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La révolution
néolithique
dans le monde
Sous la direction de Jean-Paul Demoule
La révolution néolithique
dans le monde
Sous la direction de
Jean-Paul Demoule
La révolution
néolithique
dans le monde
CNRS ÉDITIONS
15, rue Malebranche - 75005 Paris
Les textes rassemblés dans cet ouvrage sont issus du colloque « La révolution
néolithique dans le monde. Aux origines de l’emprise humaine sur le vivant »
organisé par l’Institut national de recherches archéologiques préventives et la Cité
des sciences et de l’industrie, du 2 au 4 octobre 2008.
Que soient ici remerciés, pour la Cité des sciences et de l’industrie, François
d’Aubert, alors président, et Guillaume Boudy, alors directeur général, Rolland
Schaer, Bénédicte de Baritault et Chantal Hatchiguian ; pour l’Inrap, Nicole Pot,
directrice générale de 2004 à 2009, Paul Salmona, Sylvie Nesta et toute l’équipe
de la direction du développement culturel et de la communication ; Armelle
Clorennec pour la coordination éditoriale, Anna Tadini, Anne Chapoutot, Sandra
Lumbroso pour leur travail éditorial, Patrice Ghirardi pour la traduction et Simon
Robert, de CNRS Editions, pour le suivi éditorial.
1. Voir la récente Histoire de France – Un regard neuf sur le passé, en treize tomes, publiée
par les éditions Belin, sous la direction de Joël Cornette, qui débute encore avec le baptême
de Clovis !
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L’étude de ce vaste phénomène résonne aussi avec les questions les plus
actuelles. La néolithisation est la première étape de l’anthropisation systéma-
tique de nos écosystèmes : à ce titre, la réflexion actuelle sur le devenir de
l’Homme dans la nature, et sur les ressources qu’elle peut – ou ne peut pas –
lui apporter, devrait aussi trouver son fondement dans son étude. C’est un
mouvement de migrations planétaires qui peut apparaître comme la « répéti-
tion » des mouvements démographiques que connaîtra notre planète si le climat
change radicalement dans les décennies à venir.
C’est, enfin, un moment déterminant dans l’histoire du vivant : les hommes
du Néolithique, volontairement ou involontairement, en ont été les premiers
manipulateurs, transformant le redoutable aurochs en généreuse vache laitière
et le frêle théosinte en vigoureux maïs. C’est dans la profondeur de leurs expé-
riences, débutant près de 10 000 ans avant notre ère, que l’on doit inscrire la
recherche sur les organismes génétiquement modifiés et que l’on peut éclai-
rer la décision politique sur leur usage, pour ne prendre que cet exemple brûlant.
Jean-Paul Jacob
Président de l’Inrap
Introduction
Jean-Paul Demoule*
La révolution néolithique
dans le monde
nous trouvons en France, nous présentons aussi, pour chacune des grandes
thématiques retenues, avec les contributions de Françoise Bostyn, Lamys
Hachem, Anne Augereau, Stéphane Hinguant et Christine Boujot, l’état le
plus actuel des connaissances archéologiques dans notre pays – connais-
sances issues désormais pour l’essentiel de l’archéologie préventive, préa-
lable aux grands travaux d’aménagement. Car, si l’humanité érode forte-
ment son environnement naturel, elle détruit dans le même temps, de manière
liée et irrémédiable, son patrimoine archéologique. L’agriculture mécani-
sée est d’ailleurs l’une des causes majeures, même si elle est moins visible,
de la lente et continuelle érosion des sites archéologiques.
Tous les continents n’ont pas eu la même histoire. Mais il est au moins
une coïncidence troublante, l’apparition presque simultanée, en plusieurs
points du monde et sans lien les uns avec les autres, de l’agriculture et de
l’élevage, entre 10 000 et 5 000 ans avant notre ère – alors même que
l’homme anatomiquement moderne existait sans doute depuis au moins
100 000 ans. Mais c’était aussi la première fois, depuis son émergence,
qu’il bénéficiait des conditions climatiques favorables de l’actuelle période
interglaciaire, commencée il y a environ 12 000 ans. En parcourant les
différentes régions du monde, du Proche-Orient à l’Amérique, de la Chine
à l’Afrique, de l’Europe au Japon et, en Europe, de la Grèce à la France,
nous verrons à la fois les ressemblances et les différences dans les
contributions de Augustin Holl, Laurent Nespoulous, Olivier Aurenche,
Li Liu et Karen Stothert.
Ressemblances, car là où une plante aux propriétés alimentaires impor-
tantes s’est imposée, telle que le riz, le blé, le millet, le maïs ou le sorgho,
sa domestication s’est rapidement traduite par un boom démographique
remarquable et par la colonisation ou l’absorption, de proche en proche, de
tous les groupes de chasseurs-cueilleurs environnants. Différences, car toutes
ces plantes ne se traitent pas de la même manière, et André-Georges
Haudricourt avait comparé en son temps [1962] le traitement brutal et direct
du blé ou du mouton en Occident au traitement plus souple et indirect des
tubercules et du buffle en Asie – avec les deux visions du monde opposées
des uns et des autres, le dualisme occidental d’une part et les conceptions
asiatiques plus monistes, où l’homme est davantage immergé dans le cosmos.
Différences aussi, car les animaux domestiques ont joué un rôle majeur
en Occident, mineur dans les Amériques. Et toutes les domestications, nous
le verrons, ne se ressemblent pas. Entre la vache normande d’un côté et le
12 Introduction
POURQUOI ?
DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE
Cette question des interactions entre société et idéologie est abordée ici
notamment par Anick Coudart, Maurice Godelier et moi-même. L’émergence
du Néolithique s’est en effet accompagnée d’une intense activité de produc-
tions représentatives, dont l’archéologie retrouve le foisonnement d’images
nouvelles. Si Çatal Höyük et ses fresques sont connus depuis les années
1960, Harald Hauptmann nous présente ici les célèbres sanctuaires turcs de
Göbekli, Nevali Çorı et Urfa, avec leurs stèles en pierre et leurs statues
monumentales, qui appartiennent aux découvertes les plus spectaculaires,
et les plus inattendues, de l’archéologie de ces dernières décennies.
Dans la sphère de l’idéologie, le Néolithique pose une autre question
fondamentale, avec l’apparition des premières inégalités sociales, parfaitement
datables par l’archéologie. L’émergence de ces inégalités, qui n’ont fait que
s’accroître depuis lors, constitue une seconde révolution à l’intérieur du
Néolithique. S’agit-il d’une fatalité liée au système économique, ou bien à
la nature humaine elle-même par une sorte de « loi naturelle », et quel est
précisément le rôle des manipulations idéologiques dans cette apparition ?
Les modèles classiques de la surproduction s’accompagnent désormais
d’un regard plus attentif aux nouveaux systèmes de représentation liés à ces
inégalités croissantes. Le mégalithisme en est par exemple, en Europe mais
aussi ailleurs, l’une des manifestations les plus spectaculaires. Il a fallu, de
la part des dominants, des capacités de persuasion afin de faire élever ces
monuments gigantesques (sans parler, plus tard, des pyramides d’Égypte
ou des Mayas, ou encore de nos cathédrales), pour lesquelles la force
brute n’aurait pas été durablement efficace. C’est leur aptitude à manipuler
l’imaginaire des dominés, certainement avec une entière bonne foi, qui a
sans doute permis d’asseoir le pouvoir émergent des dominants.
Mais la mise en place de ces conditions d’apparition n’épuise pas toute
la question de l’inégalité. La « servitude volontaire » des dominés face aux
dominants, mise en exergue dès le XVIe siècle par Étienne de La Boétie,
en reste l’une des énigmes. De fait, de manière plus ou moins rapide, tous
les foyers de néolithisation ont débouché sur des systèmes inégalitaires, et
finalement des sociétés urbaines et étatisées.
Dix millénaires après les premières sociétés néolithiques avérées,
qu’en est-il aujourd’hui ? Nous proposons, pour finir, quelques pistes. Roland
La révolution néolithique dans le monde 15
Références bibliographiques
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PREMIÈRE PARTIE
Émergence du Néolithique
Le contre-exemple Jômon
au Japon
Laurent Nespoulous*
JÔMON
pointes arc
Figure 3 : Type de bâtiment le plus imposant de San.nai Maruyama : cette « long house » présente les
traces d’une activité domestique faite en commun ainsi que d’un plancher surélevé sur lequel étaient
stocké des vivres tirés de la collecte (glands, châtaignes, etc.).
à l’échelle de l’archipel, ces résultats n’en demeurent pas moins encore très
discrets en comparaison du nombre de sites connus – plusieurs milliers –
pour les seules phases du Jômon ancien, moyen et récent. Ces plantes sont
indiscutablement domestiquées, mais elles ne représentent qu’une très faible
part de ce que livrent les analyses paléobotaniques. Comparativement, la
présence massive des noix, châtaignes, marrons et glands occupe une place
bien plus centrale dans le cadre de l’économie alimentaire jômon.
En réalité, seule la répartition des espèces cultivées et le « comportement »
discernable dans cette dernière, phase après phase, permettent de proposer
une lecture [Nespoulous 2007].
Si nous essayons de dégager des tendances dans l’évolution de la
répartition de ces espèces, il s’avère que des céréales comme les différentes
variétés de millet apparaissent surtout dans le Nord, peut-être du fait de
l’existence d’une route, encore mal connue, de diffusion par le nord depuis
le continent. Le riz s’observe avant tout dans l’Ouest, et les plantes les plus
retrouvées sont, de loin, les Fabacées et la Perilla. Toutes ces données, prises
ensemble, auraient largement de quoi laisser entendre qu’à partir du Jômon
ancien au moins, les groupes de l’archipel, chacun avec ses spécificités, ont
obéi à un processus de néolithisation, de transition progressive, vers un
mode d’économie de production. Toutefois, une analyse plus approfondie
prenant en compte les modifications de leur répartition d’une phase à
l’autre du Jômon permet d’entrevoir une réalité bien plus nuancée que celle
que laisserait supposer une vision d’ensemble.
Tout d’abord, il convient d’indiquer que la grande majorité des sites qui
présentent ce genre de données étaient en activité durant les phases ancienne,
moyenne ainsi que récente du Jômon. Par conséquent, l’apparition d’espèces
cultivées durant une phase donnée (présence qui n’est d’ailleurs pas
documentée en continu durant toute une phase), puis leur disparition à la
phase suivante, souvent sans qu’elles soient remplacées, montrent sans équi-
voque qu’elles n’étaient pas indispensables à l’économie de subsistance du
Jômon. Il y a comme une instabilité dans la « production » qui entoure ces
espèces. Par ailleurs, les espèces qui auraient certainement pu le mieux
contribuer à la subsistance des groupes du Jômon, comme l’orge, le sarra-
sin, le millet et le riz, si elles sont attestées, demeurent dans des proportions
bien moins significatives que celles des Fabacées et de la Perilla, présentes
dans le centre du Japon, lesquelles devaient pourtant connaître un net retrait
à la fin du Jômon moyen.
30 Émergence du Néolithique
D’une part, il y a l’« économie forestière » très organisée dont font preuve
certains groupes de l’est de l’archipel lorsqu’ils parviennent à favoriser,
par leur intervention sur le milieu, les espèces qui les intéressent. C’est
le cas de la formation de la forêt de châtaigniers, ou de l’organisation
qu’implique le traitement (trempage, etc.) en masse des marrons.
D’autre part, en plus d’avoir la technologie suffisante, ainsi que la
« discipline sociale » qui aurait rendu possible le passage à une agriculture
relativement classique, les raisons de changer d’économie n’ont vraiment
pas manqué non plus. Il y eut en effet la régression de la mer aux IVe et IIIe
millénaires, puis la lente dégradation climatique du IIe millénaire, dont on
sait qu’elles eurent l’une comme l’autre des effets sur les sociétés. Les
analyses effectuées depuis les années 1990 montrent également que les
groupes du Jômon, à la suite du pic de l’Holocène, ont pu exploiter leurs
niches écologiques au-delà de leur capacité de régénération. Dans la baie
de Tôkyô, par exemple, la nature des mollusques consommés retrouvés
dans les amas coquilliers montre que ce sont des individus de plus en plus
petits, donc de plus en plus jeunes, qui ont été ramassés. Il y a également
le cas, sur la mer du Japon cette fois (site de Mawaki), de cette anse de la
péninsule de Noto qui servait à piéger les dauphins. Après avoir concerné
des centaines de cétacés à la fin du Jômon ancien, les prises se sont
brutalement interrompues au Jômon moyen, alors que l’activité humaine
demeurait présente…
On a donc l’impression qu’il y a eu une très forte poussée démographique
tant que le climat s’est montré favorable, mais que cette poussée s’est muée
en pression démographique sur le milieu dès lors que les conditions naturelles
ont commencé à se dégrader. Le passage à une économie de production
aurait pu remédier à ces difficultés. Si remède il y a eu, de la part des sociétés
de l’archipel, il est notamment à rechercher dans la dispersion qui semble
avoir frappé le Jômon dans son dernier millier d’années.
S’il fallait donc résumer à grands traits l’économie du Jômon, on pourrait
dire qu’elle reposait sur le milieu donné, alors qu’une économie de production
plus « néolithique » aurait sans doute impliqué une anthropisation beaucoup
plus poussée, consistant en de grands abattages. Choix sans doute difficile
à faire lorsque, durant des millénaires, une identité s’est construite autour
d’un mode de vie en coévolution avec le milieu.
En un sens, les humains qui constituent ce vaste ensemble qu’est le
Jômon sont passés par une phase de « réinitialisation », avant que de
32 Émergence du Néolithique
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La néolithisation
du Proche-Orient
Olivier Aurenche*
UN POINT DE TERMINOLOGIE
Tableau 1. La succession des cultures et leurs principales inventions dans le Proche-Orient néolitique.
La néolithisation du Proche-Orient 37
UN POINT DE CHRONOLOGIE…
ET DE CLIMATOLOGIE
PROTO-NÉOLITHIQUE 1
(12500-10200 AVANT NOTRE ÈRE)
PROTO-NÉOLITHIQUE 2
(10200-8300 AVANT NOTRE ÈRE)
NÉOLITHIQUE 1
(8300-6900 AVANT NOTRE ÈRE)
Ce n’est donc pas avant la seconde moitié du IXe millénaire (soit le PPNB
moyen) qu’apparaissent les premières traces de céréales morphologique-
ment domestiques. Elles sont attestées, pour le blé en grain, sur des sites
comme Çayönü, Çafer, Nevali Çorı, dans les hautes vallées du Tigre et
de l’Euphrate, c’est-à-dire à proximité de la zone (le Karaca dag) où les
botanistes situent l’habitat naturel de la variété sauvage d’où cette première
céréale domestique est génétiquement issue. La variété domestique aurait
ensuite gagné le Moyen Euphrate (Halula), puis le reste du Proche-Orient.
L’histoire est moins claire pour le blé amidonnier ou l’orge, pour lesquels
plusieurs foyers de domestication (indépendants ?) sont possibles. Il en
va de même, semble-t-il, pour les légumineuses. L’association céréales/
légumineuses dès le Néolithique est intéressante car ces deux familles consti-
tuent encore, dans l’agriculture traditionnelle, la base de l’assolement, c’est-
La néolithisation du Proche-Orient 43
Sans entrer dans le débat, qui dépasserait le cadre de cet article, sur la
signification symbolique, religieuse ou sociale de ces phénomènes, il
convient de noter la correspondance entre la volonté de l’homme de se repré-
senter tel qu’en lui-même et sa capacité à domestiquer, au terme d’un long
processus, plantes et animaux. C’est de cette nouvelle « coïncidence », non
fortuite, entre les aspects symboliques de la néolithisation et ses aspects
économiques et matériels qu’est née la théorie de J. Cauvin [Cauvin 1997]
selon laquelle les seconds n’étaient que la conséquence des premiers. Il
s’opposait ainsi aux tenants de l’hypothèse déterministe, encore majori-
taires, pour qui la naissance de l’agriculture et de l’élevage se présentait
comme une réponse à des changements « extérieurs » dus à des causes essen-
tiellement climatiques ou à une pression démographique accrue.
L’agriculture et l’élevage auraient été inventés sous l’empire de la néces-
sité parce qu’il y avait plus de bouches à nourrir. Pour ces derniers, la néo-
lithisation serait un phénomène d’abord subi (sinon subit !), puis finalement
surmonté, alors que, pour J. Cauvin, elle serait au contraire provoquée par
une prise de conscience nouvelle, mentale et psychique, de l’homme et de
son rôle dans la nature. Sans vouloir trancher absolument entre les deux
hypothèses, force est de constater que, comme on l’a vu supra, le début de
l’Holocène et son amélioration climatique constituent sinon une condition
suffisante, du moins une condition nécessaire à l’apparition de l’agriculture
et de l’élevage, car aucun signe de néolithisation n’est apparu dans le monde
avant cette date. Si l’homme est parvenu à « domestiquer » la nature, c’est
bien évidemment parce qu’il en a eu la capacité sinon la volonté, mais aussi
parce que les conditions extérieures ont rendu, à un moment donné, cette
domestication possible. Il s’agit donc moins, comme on l’a dit parfois, d’une
réponse à une contrainte extérieure, que d’une multiplication de tentatives
réussies, après plusieurs échecs probables, grâce à des circonstances deve-
nues favorables.
46 Émergence du Néolithique
CONCLUSION
dans les sites les plus éloignés. Plusieurs circuits ont été mis en évidence,
selon la localisation géographique de chaque gîte que les analyses physico-
chimiques permettent de déterminer avec précision [Châtaigner 1998]. Il
n’est pas impensable d’imaginer le long de ces circuits, non seulement des
échanges de blocs d’obsidienne, de sacs de blé ou de troupeaux de moutons,
mais aussi, et surtout, des échanges d’idées ou d’expériences. On peut donc
considérer la naissance du Néolithique comme issue d’un grand brassage
de cultures qui a duré au moins quatre millénaires avant de gagner le conti-
nent voisin le plus proche, l’Europe.
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L’apparition de l’agriculture
en Afrique
Augustin F. C. Holl*
L’utilisation de la poterie
Les mils sauvages et autres panicoïdes sont prédominants dans les sites du
Sahara central, à Ti-n-Torha, Uan Tabu et Uan Afuda dans le Tadrart Acacus,
Sud-Est libyen.
Figure 1 : Schéma de l’évolution du sorgho : l’aire de domestication initiale est indiquée par la
mention « Early bicolor ». La variété Guinea est ouest-africaine, la variété Kafir sud-africaine. Races
de sorgho sauvage en Afrique : cercle ouvert : Sorghum arundinaceum ; cercle plein : S. verticiloflorum ;
hémisphère nord ouvert : S. aethiopicum ; hémisphère sud ouvert : S. virgatum. Les tirets indiquent les
limites approximatives de la forêt équatoriale humide [d’après Harlan 1976].
58 Émergence du Néolithique
Figure 2 : Distribution des mils ouest-africains et aire de répartition du mil chandelle sauvage
[d’après Harlan 1976].
Figure 3 : Distribution générale du riz sauvage (Oriza barthii) et aires de domestication du riz
africain (O. glaberrima) et des ignames (Dioscorea cayenensis, D. rotundata) [d’après Harlan 1976].
Le haricot à œil noir se retrouve dans une vaste zone allant du Sénégal
au Cameroun [D’Andrea et al. 2007]. Cette légumineuse apparaît
aujourd’hui comme un élément essentiel du complexe alimentaire, comme
c’est le cas pour le couple maïs-haricot en Méso-Amérique, et le trio
blé-orge-lentille au Proche-Orient. Les restes de haricot les plus anciens
proviennent du Ghana central (site B6B, Horizon 4), datés de 1830-1595
cal BC [ibid., p. 686]. Il y en a d’autres dans la zone d’Oujoungou au Mali,
dans la boucle du Mouhoun au Burkina Faso, et dans l’aire de la culture
de Nok au Nigeria [Breunig 2007 ; Huysecom 2007]. La zonede domestication
du haricot à œil noir – Niebe au Sénégal – est très probablement ouest-
africaine.
Dans l’ensemble, les systèmes céréalicoles subsahariens se sont répandus
vers les zones humides équatoriales, se combinant ou se superposant aux
formes horticulturales équatoriales.
L’HORTICULTURE ÉQUATORIALE
LE COMPLEXE MALAYO-POLYNÉSIEN
Figure 4 : Ancien schéma de la diffusion des bananes (Musa sp.) et du manioc (Manihot esculenta)
[d’après Barrau 1976 ; Hermandiquer et al. 1975 ; Lombard 1976].
62 Émergence du Néolithique
CONCLUSION
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64 Émergence du Néolithique
Figure 1 : Carte des sites du Pléistocène final en Chine : 1. Hutouliang ; 2. Xiachuan ; 3. Shizitan ;
4. Longwangchan ; 5. Yuchanyan ; 6. Zengpiyan et Miaoyan ; 7. Xianrendong. Matériel : A. poterie,
Yuchanyan [Yuan 2002] ; B. poterie, Zengpiyan [Institute of Archaeology 2003] ; C. outil en pierre
polie, Longwangchan [Institute of Archaeology and Shaanxi Institute of Archaeology 2007] ; D. petite
meule, Shizitan [National Bureau of Cultural Relics 2004].
70 Émergence du Néolithique
broyer des herbes [Lu 1993, p. 31], mais on n’a procédé à aucune analyse
des résidus sur ces outils.
Pour résumer, l’apparition de poteries au sein de communautés de
chasseurs-cueilleurs, l’apparition d’outils de pierre polie et celle de meules
se sont effectuées de façon quasi indépendante, comme autant d’innova-
tions dans les assemblages de la fin du Paléolithique. Les groupes itinérants
de chasseurs-cueilleurs du Pléistocène exploitaient une gamme étendue de
ressources animales et végétales. Ces populations ont peut-être occupé les
sites qui leur servaient de camps de base, y compris les grottes, sur de
longues durées, en tout cas assez longtemps pour pouvoir produire de la
poterie. L’apparition de ces nouvelles techniques ne semble pas avoir eu
d’impact significatif sur le mode de subsistance et d’habitat de la culture
paléolithique. Cependant, ces innovations suggèrent une tendance à privi-
légier une alimentation centrée sur la consommation de plantes et de coquil-
lages, une stratégie de subsistance devenue dominante au début de
l’Holocène.
Figure 3 : Artefacts découverts à Shangshan : A. meule ; B. jatte en céramique [Jiang and Liu, 2006] ;
C. fragments de poterie calcinée avec des restes de riz [L.Liu et al. 2007] ; 1-2 rachis sauvages,
3-4 rachis cultivés.
rivière qui devait fournir du poisson et des crustacés. Les zones humides
devaient être l’habitat idéal du riz sauvage et d’autres plantes aquatiques,
tandis que les zones sèches et les collines avoisinantes devaient fournir des
tubéreuses, toutes sortes de graminées et des plantes nucifères. Si le riz
faisait sans doute partie du régime des occupants, sa faible productivité ne
L’émergence de l’agriculture et de la domestication en Chine 75
lui permettait pas d’occuper une place prépondérante par rapport à d’autres
plantes comestibles, comme l’a laissé entendre l’étude expérimentale de Lu
[2006]. La présence d’un nombre important de meules et de récipients céra-
miques est sans doute liée à la préparation, à la cuisson et au stockage de
diverses plantes comestibles (dont le riz et les glands) d’une longue durée
de conservation. Ces plantes devaient fournir, entre autres, une abondance
de féculents, encourageant un mode de vie sédentaire.
Pour résumer, les chasseurs-cueilleurs du début de la période holocène
s’étaient lancés dans l’exploration intensive de plantes comestibles, comprenant
surtout des noix et des céréales (riz sauvage et millet). Leurs sites servaient
apparemment d’habitats saisonniers, mais leur degré de sédentarité a
augmenté avec le temps. Ce processus est particulièrement évident sur le
site de Shangshan. Les habitants devaient recourir à des stratégies de
collecte afin d’optimiser leurs capacités d’approvisionnement. Cependant,
en raison de l’absence d’étude sur les schémas régionaux de « peuplement-
subsistance », nous ne savons que peu de chose sur la manière dont ils
organisaient leur mobilité logistique.
Figure 5 : Habitat, tombes et matériel du Néolithique ancien : A. site d’habitat, Xinglongwa [Institute
of Archaeology 1997] ; B. tombes, Jiahu ; C. poterie tripode, Jiahu [Henan Institute of Cultural Relics
1999] ; D. marmite avec support, Beifudi [Duan 2007] ; E-G. figurine féminine et masques (pierre et
crâne humain), Xinglonggou [Liu 2007] ; H. masque, Beifudi [Duan 2007] ; I. carapace de tortue
contenant des galets, Jiahu [Henan Institute of Cultural Relics 1999] ; J. meule, Teishenggou, Peiligang
culture [L. Liu].
80 Émergence du Néolithique
CONCLUSION
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84 Émergence du Néolithique
Venus d’Asie, les immigrants qui sont devenus les Amérindiens étaient
des chasseurs-cueilleurs polyvalents qui ont soit traversé à pied le détroit
de Béring, soit franchi par voie maritime l’océan Pacifique ; dans les deux
cas, ils dépendaient de toute une panoplie de stratégies performantes pour
exploiter les ressources de la faune et de la flore terrestres, aquatiques et
maritimes. À la fin du Pléistocène, les Amérindiens pratiquaient une chasse
et une cueillette généralisées bien adaptées aux nouvelles fluctuations
environnementales de l’époque ; au début de l’Holocène (10000 BP), certains
groupes vivant en milieu tropical ont ajouté l’agriculture à leurs stratégies
de subsistance.
Figure 1 : Reconstitution de la végétation des basses terres tropicales en Amérique centrale (a) et en
Amérique du Sud (b) entre 20000 et 10500 cal BP [Piperno 2006a ; Figure : 7.4 ; Piperno et Pearsall
1998] : 1. forêt tropicale ; 2. forêt sèche ; 3. buissons épineux, savane ; 4. sec, avec peu d’arbres ;
5. forêt ouverte et persistante ; 6. désert à cactus.
Un exemple de transition vers la production agricole en Amérique 91
Figure 2 : Répartition moderne des types de végétation et sites archéologiques ayant fourni des
indices de domestication de plantes avant 5000 BP (a) au Mexique et en Amérique centrale avec des
indications d’une forêt sèche saisonnière (3) et la région de Rio Balsas. (b) Amérique du Sud où l’on
trouve une forêt plus sèche et des zones de savane (3, 4, 5). Les zones D1, D2 et D3 sont quelques unes
des zones où les plantes ont été domestiquées entre 11000 et 5000 BP [Piperno 2006a ; Figure : 7. 4].
92 Émergence du Néolithique
Les Las Vegas ont développé une panoplie complète de méthodes dura-
bles de chasse et de cueillette dans un riche écotone littoral. Leur habitat
semi-sédentaire était favorisé par la juxtaposition de ressources prévisibles,
terrestres, estuariennes ou maritimes. Nous ignorons à quel point les
ressources littorales se sont modifiées au début de l’Holocène, mais les
restes de plantes et d’animaux prélevés en zone terrestre nous indiquent que
l’environnement des anciens Las Vegas n’a que peu varié, dominé qu’il était
par la forêt tropicale sèche entrecoupée de zones de savanes et arrosée par
de petites rivières saisonnières. On trouve dans les eaux actuelles de Santa
Elena les mêmes espèces de poissons que celles que pêchaient les Vegas ;
au début de l’Holocène, la zone côtière s’est modifiée de façon épisodique
avec des zones humides, des mangroves marécageuses et des plages que les
variations de niveau de l’océan ne cessaient de grignoter.
Les sites Vegas connus incluent de petits camps installés en bordure du
littoral ou à proximité des poches alluviales, où la population cultivait des
plantes à l’aide de techniques horticoles non documentées. De profondes
fosses dépotoirs, des sépultures et les vestiges d’un seul habitat de petite
dimension ont été découverts dans deux camps de base Vegas : les sites 80
et 67.
Le site 80, qui se trouve aujourd’hui à environ 3 kilomètres de la plage,
se caractérise par un épais tas de déchets, hautement compressé, résultat de
quatre mille ans d’accumulation, dans un excellent état de conservation
chrono-stratigraphique. Les restes fauniques nous ont permis de reconsti-
tuer la phase Vegas la plus ancienne, ainsi qu’une phase plus tardive carac-
térisée par une intensification de la pêche en mer, une diminution du nombre
de proies terrestres et une transition vers la consommation de mollusques
de la mangrove.
L’étude des microfossiles du site 80 témoigne du développement progres-
sif de l’utilisation des plantes entre le début et la fin de la période Vegas
[Piperno et Pearsall 1998 ; Piperno et al. 2000 ; Stothert et al. 2003 ; Piperno
2006a]. Bien que les plantes sauvages de la forêt tropicale sèche et des
savanes de Santa Elena aient offert aux Vegas une grande variété de
ressources alimentaires, les premiers agriculteurs cultivaient aussi des
gourdes (Lagenaria siceraria), dont on retrouve les phytolithes dès 9000 BP
et sur les niveaux postérieurs. Des phytolithes de graines de Calathea allouia,
une plante appelée lerén que l’on cultive encore pour sa racine dans le nord
de l’Amérique du Sud, apparaît également dans un contexte datant de
Un exemple de transition vers la production agricole en Amérique 93
9000 BP puis, plus communément, dans les niveaux ultérieurs. Des galets
taillés et de petites meules de pierre servaient peut-être à écraser ces racines
comestibles. Alors que les sols du territoire des Vegas sont riches en
phytolithes de cellules épidermiques de l’herbe, des microfossiles du maïs
(Zea mays) n’apparaissent que dans les échantillons du Vegas tardif : des
traces d’une variété primitive de maïs figurent dans les derniers dépôts du
site 80, mais pas en tant que nourriture de base. Originaires de l’ouest du
Mexique, les semences de maïs étaient répandues il y a 7 000 ans dans les
populations précéramiques d’Amérique centrale et du nord-ouest de
l’Amérique du Sud. La culture et le stockage du maïs et d’autres céréales
devaient être privilégiés à Santa Elena en raison de la longue durée de la
saison sèche. On pense que les Vegas tardifs cultivaient aussi des haricots,
du coton, des arachides et des racines tropicales comestibles, car on les
trouve dans les contextes contemporains précéramiques des régions
voisines.
D’après la dimension des phytolithes de Cucurbita, on peut différencier
les courges sauvages des domestiques ; en outre, les microfossiles archéo-
logiques permettent de mesurer la dimension des fruits et des semences des
courges anciennes [Piperno et al. 2000 ; Piperno et Stothert 2003]. Les
phytolithes de Cucurbita, qui abondent dans le dépôt du site 80, indiquent
que, jusqu’en 10000 BP, le lieu ne contenait que des courges sauvages ; dès
9080 BP, en revanche, les graines et les fruits des courges étaient plus gros
que ceux des espèces sauvages connues ; les fruits devaient mesurer jusqu’à
12 centimètres. Ces phytolithes sont très proches de ceux, à demi sauvages,
de C. ecuadorensis et de C. moschata qui, dit-on, ont été domestiqués dans
les basses terres du nord-ouest de l’Amérique du Sud. Cela indique
l’émergence indépendante de la domestication et de la production de plantes
comestibles dans les basses terres d’Amérique du Sud en même temps,
sinon plus tôt, que partout ailleurs en Amérique. Un spécimen de micro-
fossile daté de 7170 BP contenait à la fois des phytolithes de maïs et un
assemblage de phytolithes de courge dont la dimension moyenne est
supérieure à celle de la C. moschata moderne : les fruits devaient mesurer
environ 16 centimètres. Au début de la période holocène, différentes
espèces de courges aux graines riches en huiles et en protéines ont résulté
de processus parallèles de domestication dans les basses terres d’Amérique
du Sud et du Mexique.
L’examen de traces d’amidon préservées sur d’anciens outils lithiques
94 Émergence du Néolithique
VALDIVIA ET CARAL
à une distance relative de l’autre côté d’une courte étendue désertique. Dans
la vallée du Supe, l’irrigation résolvait le problème de l’agriculture, tandis
que des stratégies sociales et politiques originales facilitaient l’exploitation
commerciale des produits de la mer, dont le transport assurait l’alimenta-
tion du plus gros de la population résidant dans la plaine agricole. Ses
dirigeants investissaient l’excédent de la production dans la construction de
vastes travaux publics, parmi lesquels des ouvrages monumentaux en pierre ;
ce faisant, ils bâtissaient une société plus hiérarchisée, dirigée par une
autorité centrale. Toute l’histoire des Andes centrales repose sur ce schéma
persistant.
CONCLUSION
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67.
Un exemple de transition vers la production agricole en Amérique 101
CARDIAL-ÉPICARDIAL
(5500-4800 AVANT NOTRE ÈRE) :
LE PLEIN DÉVELOPPEMENT
DU NÉOLITHIQUE ANCIEN MÉRIDIONAL
À partir de 5500 avant notre ère, l’Europe tempérée est colonisée depuis
une zone nucléaire située dans le nord des Balkans, par les populations
appelées « danubiennes » (en référence à la région d’origine) ou « ruba-
nées » (bandkeramik, en référence aux décors céramiques en ruban). La
progression de l’est vers l’ouest permet aux populations de franchir le Rhin
autour de 5200 avant notre ère, d’atteindre le Bassin parisien vers 5100
avant notre ère, en particulier la vallée de l’Aisne [Dubouloz 2003], mais
également très vite les côtes de la Manche. En effet, la fouille récente du
108 Émergence du Néolithique
Figure 2 : Plan du site de Colombelles, dans le Calvados. Si les plans des maisons sont mal conservés,
l’agencement des fosses en alignements nord-ouest/sud-est parallèles est caractéristique de
l’organisation des villages rubanés (C. Billard, SRA Basse-Normandie).
Quelques aspects de la néolithisation de la France 109
5100-5000 avant notre ère [Billard et al. 2004]. Même si ce site reste encore
bien isolé géographiquement par rapport aux grandes vallées alluviales du
centre du Bassin parisien que sont la Marne, la Seine amont ou l’Aisne,
il confirme l’important dynamisme de cette culture, lié à un probable
accroissement démographique, qui va en un peu plus de cinq cents ans
traverser des milliers de kilomètres. L’architecture domestique, avec ses
grandes maisons rectangulaires dont l’espace intérieur est divisé par
des rangées de trois poteaux (ou tierce) et dont les deux grands côtés
sont flanqués de fosses ayant servi de dépotoir, constitue l’un des traits
identitaires de cette culture, dont la progression peut ainsi être aisément
suivie à travers l’Europe [Coudart 1998]. La présence de grandes nécropoles
à proximité immédiate des villages est attestée en Alsace, par exemple à
Ensisheim (Haut-Rhin) ; dans le Bassin parisien, au contraire, les découvertes
de sépultures, qui à l’évidence sont loin de représenter la totalité de la popu-
lation, se font au sein de l’habitat. L’économie est largement tournée vers
l’élevage du bœuf, auquel s’adjoignent le mouton et le porc. La chasse –
sangliers et cerfs – n’est cependant pas abandonnée, ainsi que l’a montré
l’étude de la faune du site de Cuiry-lès-Chaudardes [Hachem 1997]. Élevage
et chasse semblent d’ailleurs complémentaires dans la construction identi-
taire rubanée. À ce titre, le dépôt volontaire de restes osseux d’animaux
sauvages ou chassés en contexte funéraire ou d’habitat renforce la dimen-
sion symbolique de l’animal dans la société [Bedault et Hachem 2008].
L’agriculture rubanée repose sur l’exploitation de deux céréales principales
(amidonnier et engrain), deux légumineuses (pois et lentille) et une plante
pouvant fournir fibres et graines oléagineuses, le lin. Du point de vue de
l’industrie lithique, l’herminette traditionnelle, toujours attestée en Alsace,
semble perdre de son importance dans le Bassin parisien, alors que se
mettent en place des réseaux de circulation différents, intégrant les
matières premières nouvellement rencontrées. Quelques types d’outils
comme le burin, dont les analyses fonctionnelles attestent de nouvelles
activités, font aussi leur apparition [Allard et Bostyn 2006]. Ainsi donc, si
la tradition rubanée semble encore bien ancrée dans la première phase de
néolithisation du Bassin parisien, on note déjà plusieurs caractères
différents qui vont connaître leur plein développement dans la dernière phase
d’expansion.
110 Émergence du Néolithique
Figure 3 : Vase zoomorphe d'Aubevoie (Eure) daté de 4800 av. notre ère et mesurant environ 30 cm
(cliché H. Paitier, Inrap).
sur cette vaste aire culturelle. Les seules sépultures connues sont celles
retrouvées au sein même de l’habitat, à proximité immédiate des maisons,
ce qui leur confère un statut exceptionnel et n’est en aucun cas représentatif
ni de la population ni de la norme funéraire. Ainsi, cette culture, dont
plusieurs caractères laissent transparaître l’origine danubienne, est en pleine
évolution dans certains domaines techniques et culturels, ce qui vient renfor-
cer le phénomène de régionalisation.
LA QUESTION DE LA NÉOLITHISATION
DE LA FAÇADE ATLANTIQUE
à la fois dans ses aspects palynologiques (du fait qu’il est impossible de
différencier les pollens de céréales de ceux des graminées sauvages) et en
en appelant à l’impartialité de l’information (le même type de phénomène
existant aussi plus anciennement). On pourra ajouter qu’aucun site
mésolithique n’a livré à ce jour de trace évidente d’une proto-agriculture.
Pour revenir sur les scénarios évoqués précédemment, s’ils ont l’avantage
de nuancer le propos et d’insister sur la complexité des processus de
néolithisation, il n’en reste pas moins vrai que de nombreuses zones d’ombre
subsistent. Nous n’énumérerons ici que quelques points qui pourraient selon
nous orienter les recherches futures.
1. Si l’on admet l’origine méditerranéenne de la céramique de la
Hoguette, comment expliquer l’absence de sites mésolithiques ayant livré
cette céramique dans le sud de la France, là où l’on devrait logiquement en
trouver la plus forte concentration ? Surtout, comment expliquer le manque
de jalons entre Nord et Sud bien mis en évidence sur les cartes de répartition
[Manen et Mazurié de Keroualin 2003] ?
2. Si l’on admet le scénario selon lequel des populations mésolithiques
céramisées auraient précédé l’arrivée des populations rubanées, on s’interroge
sur l’absence de sites mésolithiques fiables. En effet, on ne peut que noter
le caractère discutable des associations entre Mésolithique et Hoguette ou
Limbourg sur les sites évoqués dans les démonstrations.
3. Puisque la majeure partie des contextes de découverte de céramique
de la Hoguette et du Limbourg sont les sites d’habitat rubanés, comment
interpréter la présence de populations mésolithiques au sein des villages
rubanés ? Et quelle peut être l’articulation entre des modes de vie si
différents ?
4. Mais comment prouver qu’il s’agit bien de populations mésolithiques ?
Auraient-elles réussi à conserver leur mode de vie de chasseurs-cueilleurs
tout en étant intégrées au sein des villages néolithiques ? Et le problème se
situe bien là : une fois retirés les éléments céramiques, que reste-t-il de ces
populations mésolithiques ? Quelles sont les données économiques qui nous
permettent de parler de populations mésolithiques ?
5. Comment expliquer, enfin, la profondeur chronologique du phénomène
Hoguette/Limbourg ? Des populations mésolithiques auraient-elles réussi à
maintenir leur intégrité socio-économique au sein d’un système totalement
différent, tout en faisant évoluer le seul caractère qui ne leur soit pas propre,
la céramique ?
116 Émergence du néolithique
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DEUXIÈME PARTIE
Technique et environnement
Les changements
climato-environnementaux
de l’Holocène ancien
et la néolithisation
du bassin méditerranéen
Jean-François Berger*
INTRODUCTION
dans la seconde partie du VIe millénaire : le premier centré sur 5500 avant
notre ère, le second sur 5200 avant notre ère (fig. 2). Ils sont encadrés par
deux des principaux maxima de la courbe de paléotempératures holocènes,
vers 5700 et 4900 avant notre ère.
La circulation thermohaline atlantique est responsable du climat tempéré
de l’Europe, grâce au courant chaud nord-atlantique appelé Gulf Stream
qui transporte la chaleur de l’équateur vers le pôle Nord et à un courant
froid qui renvoie vers le sud les eaux froides et denses qui circulent en
profondeur au large de Terre-Neuve et du Groenland [Broecker 1997]. Des
changements de sa vitesse, provoqués par le détachement de grands icebergs
dans l’Atlantique nord depuis la calotte polaire, se répercutent directement
au niveau des mouvements des masses atmosphériques et du climat en
Europe. La circulation océanique et l’intensité du Gulf Stream se réduisent
selon des cycles d’environ mille cinq cents ans dans le Pléistocène (fig. 1a).
Les travaux de Bond et al. [2001] ont identifié des cycles identiques à
Les changements climato-environnementaux de l’Holocène ancien 125
l’Holocène. Autour de 6200 avant notre ère, la rupture du barrage qui main-
tenait jusqu’alors les eaux de fonte du grand glacier nord-américain dans
le plus vaste lac d’eau douce du monde (Agassiz) [Broecker 1997] a forte-
ment réduit la température de l’Atlantique et la vitesse du Gulf Stream,
durant une période estimée à deux cents ans (fig. 1b). Un second épisode
se place entre 5600 et 5300 avant notre ère (fig. 1b).
La courbe des variations du carbone 14 résiduel dans l’atmosphère
montre également des oscillations brutales et de grande amplitude au début
Les fleuves, les lacs et les marais représentent les archives sédimentaires
terrestres les plus exploitées aujourd’hui pour identifier les plus petites oscil-
lations du climat et du milieu en domaine terrestre. Les sources documen-
taires les plus précises et les plus fournies pour l’Holocène ancien (VIIe et
VIe millénaires avant notre ère) proviennent du nord-ouest du Bassin médi-
terranéen et de l’Europe centrale. Dans d’autres régions méditerranéennes,
notamment celles concernées par le début de la néolithisation, ces données
sont souvent lacunaires ou datées avec peu de précision [Berger 2005 ;
Berger et Guilaine 2009].
La reconstitution des variations du niveau des lacs constitue aujourd’hui
l’une des approches privilégiées de reconstitution du climat en Europe.
Les études sédimentologiques menées dans les lacs à partir du début des
années 1980 ont permis de travailler sur leurs bilans hydriques, dépendant
principalement de la pluviométrie et de la température, et d’établir une
courbe représentant les fluctuations du niveau des lacs du Jura et des Alpes
occidentales depuis 14 000 ans [Magny 2004]. La chronologie établie place
précisément les transgressions lacustres des VIIe et VIe millénaires corres-
pondant à des périodes plus fraîches et humides vers 6350-6100 (Le Locle)
Les changements climato-environnementaux de l’Holocène ancien 127
et 5600-5300 avant notre ère (Cerin) (fig. 2). Ces hauts niveaux lacustres
semblent identifiés dans le nord du bassin méditerranéen jusqu’en Toscane,
au lac d’Accesa (Italie) et au lac de Mezzano [Magny et al. 2006]. Aux
moyennes latitudes tempérées, la comparaison de l’histoire des fluctuations
lacustres et de celle des glaciers alpins conforte leur origine climatique à
l’Holocène [Magny 2004] (fig. 2). Beaucoup plus à l’est, l’étude des sédi-
ments du lac Van (Turquie) révèle également deux épisodes de hautes eaux,
associés à une augmentation du détritisme minéral autour de 6400-6200 et
5450-4600 avant notre ère [Lemcke et Sturm 1997].
Cependant, au sud du 40 °N, les enregistrements lacustres du Sud Levant
Figure 2 : Confrontation des données lacustres des Alpes occidentales et du Jura, des données
fluviales et paléopédologiques de la moyenne vallée du Rhône, des données glaciaires des Alpes
suisses et de la courbe du carbone 14 résiduelle dans l’atmosphère, reflétant l’activité solaire. L’origine
des deux changements climatiques abrupts discutés apparaît différente.
128 Technique et environnement
01/g9
b/a61
a9/c8
1a6
2a6
1b6
2b6
a21
a31
d31
a41
b41
a51
b51
d61
a71
b71
c41
c61
a11
b11
d5
e5
a7
b7
a8
b8
b9
d9
e9
01
c5
c7
c8
c9
f9
34
Paléosols
Cône de la Citelle (dyn. de la
(Berger et al. 2002) pédogenèse)
Figure 4 : A) Proposition de zonage climatique sur l’Eurasie et l’Afrique du Nord pour l’événement à
8200 cal BP (6250 avant notre ère). Une large tripartition du climat est identifiée, avec deux zones de
transition autour des 52 ° et 53 °N [modifié d’après Magny et al. 2003 et Berger et Guilaine 2009]. B)
Proposition de zonage climatique sur l’Eurasie et l’Afrique du Nord pour l’événement à 7300 cal BP.
La zone à climat frais et humide apparaît plus large et plus méridionale [d’après Berger 2005].
Des similarités avec des modes de fonctionnement atmosphérique actuels, comme l’oscillation
nord-atlantique (NAO) en mode positif, peuvent être notées.
Les changements climato-environnementaux de l’Holocène ancien 131
Ces deux changements climatiques sont induits par (1) le dernier stade de
la déglaciation dans l’aire nord-atlantique (« lac Agassiz ») et
(2) des variations de l’activité solaire, plus ou moins modulées par le
système océanique, qui génèrent une forte activité cyclonique consécutive
au déplacement vers le sud du jet atlantique et d’un très fort gradient
thermique entre les hautes et les basses latitudes. La succession d’épisodes
hyperarides qui caractérise alors le Proche-Orient, l’Afrique du Nord et la
péninsule Arabique est due à la diminution de la migration de la zone de
convergence intertropicale vers le nord (ITCZ) en été, comme l’ont démontré
les synthèses récentes de Rohling et Pälke [2005] et Fleitmann et al. [2003].
L’événement survenu à 8200 cal BP correspond à un refroidissement
du climat et à une influence plus forte des westerlies, bien enregistrée
dans une bande est-ouest localisée entre les 42e et 50e parallèles en Europe
occidentale et centrale, et entre les 40e et 47e parallèles en Europe de l’Est
et au nord du Levant, tandis que les zones situées au nord et au sud de cette
bande indiquent alors une phase plus sèche [Magny et al. 2003 ; Berger
et Guilaine 2009] (fig. 4a). La tripartition climatique zonale de l’Europe
observée en ces deux occasions correspond bien au fonctionnement
actuel de l’oscillation nord-atlantique (NAO) en mode négatif. Dans cette
configuration climatique, les contraintes environnementales subies
par les premiers colons néolithiques et les derniers chasseurs-cueilleurs y
apparaissent opposées de part et d’autre des limites climatiques identifiées
(aridité ou trop d’humidité). La configuration des zonations climatiques est
un peu différente lors du second épisode, survenu vers 5350 avant notre ère.
La zone sous emprise fraîche et humide nord-atlantique s’élargit alors de
5 °C vers le sud, soit jusqu’au sud de la péninsule Ibérique dans les bassins
fluviaux de l’Atlas, de l’Italie et de la Syrie (fig. 4b). La zone aride est alors
repoussée au sud du 37 °N.
avant notre ère (fig. 5). Si l’on considère, comme semblent le prouver les
données géochimiques de la carotte polaire GISP 2, qu’il y a eu un début
de crise climato-environnementale autour de 6300-6250 avant notre ère,
l’arrivée des premiers Néolithiques pourrait parfaitement la précéder (fig. 5).
Mais le début de ce changement climatique abrupt est encore en discussion,
et pourrait s’amorcer dès 6450 avant notre ère pour Rohling et Pälke [2005].
Les données chronostratigraphiques en cours d’étude sur
le site de Sidari (Corfou) témoignent d’ailleurs bien d’une implantation
néolithique à céramique monochrome antérieure aux dérèglements
Figure 5 : Les hypothèses plausibles de la relation entre événement climatique à 8200 cal BP et la
néolithisation de la péninsule Hellénique [modifié d’après Weninger et al. 2006].
134 Technique et environnement
Figure 6 : Les relations possibles entre les « crises climatiques » discutées dans cet article (8200 et
7300 events) et l’évolution chronoculturelle de l’Eurasie et du Proche-Orient [complété d’après Berger
et Guilaine 2009].
CONCLUSIONS
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Les débuts de l’élevage des
ongulés dans l’Ancien Monde :
interactions entre société
et biodiversité
Jean-Denis Vigne*
INTRODUCTION
Tableau 1. Ancêtres sauvages, dates, conditions et lieux présumés des premières domestications de quelques espèces de mammifères domestiques.
147
148 Technique et environnement
L’EXEMPLE DU PROCHE-ORIENT
plus loin, c’est à peu près à cette époque que l’élevage devient prépondérant
sur la chasse dans l’approvisionnement carné ; beaucoup de sociétés villa-
geoises méritent alors le qualificatif d’agro-pastorales ;
– colonisation des confins désertiques grâce à l’invention du nomadisme
pastoral, attestée à El Kowm au début du VIIe millénaire [Stordeur 2000].
Cette succession d’événements macro-régionaux se décline cependant
selon des rythmes et des scénarios locaux si divers qu’il convient de la consi-
dérer comme une hypothèse de travail en perpétuel remaniement plutôt que
comme une chronologie bien établie. Il est en revanche assuré que la nais-
sance de l’élevage des ongulés au Proche- et au Moyen-Orient résulte d’une
histoire très longue et complexe, dont l’issue et l’importance historiques ont
sans aucun doute échappé à la conscience individuelle de ses acteurs.
Il est trivial mais pas inutile de rappeler que seul un très petit nombre
d’espèces a été domestiqué de façon durable, à l’issue de tentatives qui se
sont soldées par un échec pour celles d’entre elles qui ne présentaient pas
de « prédisposition biologique ni d’utilité technique ou sociale suffisante »
[Clutton-Brock 1981]. En outre, il est évident que le bœuf, le mouton ou la
chèvre ne pouvaient pas être domestiqués en dehors de l’aire d’origine de
leur ancêtre sauvage, respectivement l’aurochs, le mouflon oriental ou la
chèvre aegagre. La nature de la biodiversité locale conditionne donc les
domestications initiales.
Depuis les années 1960, de nombreux modèles ont attribué une place
importante aux modifications climatiques dans l’émergence de la domesti-
cation néolithique des plantes et des animaux, notamment le dernier refroi-
dissement tardiglaciaire (Dryas récent). Il aurait contraint les groupes
humains à trouver de nouveaux modes d’approvisionnement, à inventer
l’économie de production [Braidwood 1960 ; Childe 1963 ; Binford 1968 ;
Flannery 1969]. Aujourd’hui, les données issues de l’analyse des fluctuations
fines de l’isotope 18 de l’oxygène emprisonné dans les calottes polaires
offrent une idée beaucoup plus précise de ces variations climatiques et de
152 Technique et environnement
Figure 2 : Représentation schématique des effets de l’anthropisation des écosystèmes sur les
communautés animales (exemple des grands mammifères d’Europe occidentale) : A, apparition de
nouveaux écosystèmes anthropisés et anthropiques ; B, redistribution des taxons dans l’espace écologique
ainsi remodelé, en fonction de leurs capacités écologiques (niches) respectives, et apparition d’une
nouvelle structuration écologique des peuplements en cortèges anthropophobes, anthropophiles
ou commensaux ; C, proposition d’interprétation de la domestication comme une composante de
l’anthropisation des écosystèmes.
Les débuts de l’élevage des ongulés dans l’Ancien Monde 157
relève une forte dominance des femelles parmi les bêtes tuées à l’âge adulte.
Cet indice de domestication est confirmé par l’apparition, quelques siècles
plus tard, d’une décroissance de taille et d’une réduction du dimorphisme
sexuel. Il apparaît donc qu’après avoir été exploitées par la chasse, les
chèvres marronnes ont fait l’objet d’une domestication sur place, qui a
débouché sur l’élevage [Vigne, sous presse].
Ce scénario confirme le caractère changeant de la relation domestica-
toire durant ces phases initiales. Il laisse à penser que, dans l’esprit des
premiers Néolithiques comme dans celui de nombreuses cultures [Descola
2005], l’opposition que notre esprit moderne occidental tient pour fonda-
mentale entre domestication et chasse n’existait pas, et que cette absence
conceptuelle s’est prolongée durant plusieurs millénaires. Ce scénario montre
aussi à quel point la domestication néolithique résulte d’un choix de société
plus que de contraintes naturelles.
La même conclusion s’impose lorsqu’on examine comment le « package »
néolithique a été réinterprété par les premières sociétés européennes néoli-
thisées. En effet, la régionalisation des systèmes techniques d’exploitation
des ressources animales au Néolithique initial de Méditerranée nord-
occidentale fait apparaître des compartiments dont les limites coïncident
mieux avec celles définies par la culture matérielle qu’avec les frontières
naturelles [Vigne 2007]. Les récentes données paléogénétiques réunies pour
l’Europe montrent par ailleurs que, si les premiers porcs domestiques étaient
bien issus de souches proche-orientales, les sociétés villageoises européennes
les ont rapidement remplacés par des lignées issues de la domestication locale
du sanglier européen [Larson et al. 2007 b]. D’autres données paléogéné-
tiques ont montré qu’au contraire les Néolithiques européens n’ont pas ou
très peu domestiqué les aurochs locaux, les lignées de bovins domestiques
ayant été introduites à partir du Proche-Orient [Edwards et al. 2007]. Le
contraste entre les scénarios observés pour le porc et le bœuf invite à cher-
cher une explication anthropologique plutôt que naturaliste. L’image de
l’aurochs dans les mentalités mésolithiques et néolithiques européennes,
fortement liée aux valeurs masculines et cynégétiques, a-t-elle interdit la
pénétration de cette espèce dans l’univers domestique, alors que les bovins
importés, déjà transformés de longue date par la domestication, y trouvaient
une place naturelle [Vigne et Helmer 1999] ?
158 Technique et environnement
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164 Technique et environnement
contraire prendre les acquis de ces deux disciplines pour point de départ
d’une réflexion ethnologique sur un sujet qui implique l’homme au moins
autant que les animaux.
L’archéologie
La zoologie
LES INTERROGATIONS
ET LES APPORTS DE L’ETHNOLOGIE
Les réserves qui viennent d’être exprimées ne signifient pas que les
apports de l’archéologie et de la zoologie doivent être tenus pour négligeables
ou erronés, mais simplement qu’ils ne répondent pas entièrement aux inter-
rogations de l’ethnologie.
faire, moins à ce que les hommes sont parvenus à réaliser qu’à ce qu’ils ont
investi – en action et en pensée, individuelles et collectives, en organisation
sociale et en culture, et éventuellement en affects – dans la domestication.
C’est pourquoi je propose d’entendre, par domestication, l’action que les
hommes exercent sur les animaux qu’ils détiennent, ne serait-ce qu’en les
élevant [Digard 1990].
La frontière sauvage/domestique
L’homme n’a pas d’abord domestiqué des animaux pour en tirer des
services ou des produits matériels, pour la simple raison que ceux-ci, à
l’exception de la viande et des autres produits tirés de l’animal mort, ne
préexistent pas à la domestication, mais résultent de ses effets à long
terme ; les hommes du Néolithique ne pouvaient pas prévoir que le mouflon
deviendrait un mouton fournisseur de laine, ni l’aurochs femelle une vache
capable de donner plus de lait que n’en réclame son veau, ni, a fortiori, que
le cheval serait appelé à jouer le rôle militaire et économique qu’on lui
connaît. Les toutes premières domestications ont donc probablement été
guidées par deux tendances liées à l’hominisation [Changeux 2008, p.169-
170] : a) la curiosité intellectuelle gratuite, le besoin de relever des défis,
de venir à bout de ce qui échappe, indépendamment de toute nécessité au sens
strict ; b) la compulsion quasi mégalomaniaque à dominer la nature et les
êtres, à se les approprier, à agir sur eux, à les transformer.
Certaines utilisations d’animaux domestiques posent des problèmes
particuliers d’un grand intérêt heuristique. Ce sont celles dont la logique
n’est pas d’abord économique : utilisations symboliques ou religieuses (en
vue de sacrifices), ludiques ou sportives (spectacles d’animaux, courses),
pour l’ornement ou la compagnie (oiseaux de cage ou de volière, animaux
« familiers » ou « de compagnie »). On trouve donc, de part et d’autre de
la grande masse des animaux domestiques dont l’homme tire des services
ou des produits (« animaux de rente »), des animaux qu’il joue à domestiquer,
les uns sur un mode dramatique (tauromachie), les autres sur le mode de la
comédie sentimentale, en les surdomestiquant (animaux de compagnie).
Que l’homme consomme des animaux domestiques, c’est indéniable ;
qu’il consomme aussi et surtout de la domestication, c’est-à-dire du pouvoir
de l’homme sur l’animal, voilà qui est tout aussi certain. Le décalage entre
le stupéfiant zèle domesticateur de l’homme et les bénéfices souvent déri-
soires qu’il en tire ne s’explique pas autrement que par la recherche de la
domestication pour elle-même et pour l’image qu’elle renvoie d’un pouvoir
sur la vie et les êtres. Même quand elle sert aussi à autre chose, l’action
domesticatoire contient sa propre fin.
Les voies de la domestication animale 173
Domestication et société
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Propos contre-révolutionnaires
sur le Néolithique,
l’agriculture, etc.
François Sigaut*
1. Hahn a publié de nombreux ouvrages, dont deux au moins traitent de l’origine de l’agri-
culture : Demeter und Baubo, Versuch einer Theorie der Entstehung unseres Ackerbaues,
Lübeck, 1896, et Die Entstehung der Pflugkultur, Heidelberg, 1909. Je n’ai pas retrouvé les
notes que j’ai prises autrefois sur ces ouvrages.
184 Technique et environnement
accru depuis 1961. De plus, il s’agit d’un modèle abstrait, qui vise surtout
à aider la réflexion : dans la réalité, les espaces habités ne sont pas homogènes,
les innovations n’y circulent pas de façon uniforme, etc. Mais justement, le
fait d’avoir explicité ces divers facteurs est important, parce qu’il oblige à
en tenir compte. Le modèle d’Edmonson est une sorte d’hypothèse nulle,
un outil d’analyse permettant de mieux mesurer les situations réelles.
Enfin, et peut-être surtout, Edmonson nous montre combien il est indis-
pensable d’examiner les innovations une par une, chacune pour ce qu’elle
est, de tenter d’en comprendre les circonstances, les causes, etc., avant
de les intégrer dans des constructions théoriques d’autant plus fragiles
qu’elles sont plus ambitieuses (c’est le b-a ba de l’histoire des techniques !).
Il est vrai que cela implique des détours nombreux et fastidieux. Mais c’est
à ce prix qu’on arrivera à réduire la part d’imaginaire dans les théories en
cours.
et il semble d’ailleurs qu’on soit en train d’y revenir. D’autre part et surtout,
l’essentiel n’est pas là. À mon sens, l’essentiel est dans la façon qu’a Sauer
de mobiliser ses expériences de terrain (il était géographe) pour comprendre
comment les choses ont pu (ou pas) se passer.
Par exemple, Childe avait supposé que l’agriculture et l’élevage étaient
le résultat d’un vaste épisode de dessèchement climatique. Les plantes, les
animaux et les hommes auraient été contraints par la sécheresse à se
rassembler autour d’oasis de plus en plus rares, ce qui aurait fourni aux uns
l’occasion de « domestiquer » les autres, en même temps que de se séden-
tariser. À cette hypothèse, Sauer objecte que la misère et la disette ne sont
pas une incitation à inventer. L’agriculture, c’est compliqué, et tant qu’on
n’a pas appris tout ce qu’il faut faire dans un environnement déterminé pour
obtenir des résultats réguliers, ce n’est pas un recours possible en cas
de pénurie. D’autant moins qu’il existe toujours d’autres ressources plus
accessibles, comme par exemple les plantes dites de famine, dont la liste
est partout fort longue.
Pour Sauer, au contraire, c’est l’existence de sites où les ressources sont
relativement abondantes et régulières qui a permis à certaines populations
de se sédentariser et de se mettre à cultiver certaines plantes ; cela pour
subvenir non à des besoins alimentaires (trop risqué), mais à des besoins
« industriels ». Les sites en question sont à rechercher en certains points au
bord des fleuves, des lacs ou de la mer, là où poissons, gibiers d’eau, etc.,
se trouvent en abondance une grande partie de l’année et peuvent être stockés
pour le restant. Les premières plantes cultivées l’auraient alors été pour
produire, par exemple, des poisons de pêche (plantes toxiques), des lignes
puis des filets (plantes à fibres), etc. Sauer donne même une importance
un peu surprenante (pour nous) aux plantes tinctoriales utilisées pour les
peintures corporelles, qui selon lui ont précédé le vêtement dans les régions
tropicales. Ce qui le conduit en outre à postuler que les premières espèces
à être domestiquées auraient été des plantes à tubercules (taros, ignames,
manioc…), et non des plantes à graines. Le manioc et plusieurs espèces
d’ignames sont toxiques à l’état sauvage.
Ici encore, il ne s’agit pas de reprendre telles quelles des idées qui n’ont
pas toutes la même valeur. Il s’agit seulement de s’en servir pour critiquer
des schémas trop convenus. L’agriculture a-t-elle été la condition de la
sédentarité ? Peut-être, mais il y a d’aussi bonnes raisons de faire l’hypothèse
inverse. L’agriculture a-t-elle commencé pour répondre à des besoins d’ordre
Propos contre-révolutionnaires sur le Néolithique, l’agriculture, etc. 187
UN EXEMPLE AMÉRICAIN
Figure 1 : Carte montrant la part respective des femmes et des hommes dans les tâches de l’agricul-
ture sur le continent américain [d’après Driver et Massey 1957, XLVII, p. 165-456].
Propos contre-révolutionnaires sur le Néolithique, l’agriculture, etc. 189
Figure 2 : Carte de la répartition de l’utilisation des peaux et fourrures (d’animaux chassés) et celle
des textiles (dont le coton cultivé) dans la confection des vêtements, couvertures, etc. [d’après Driver
et Massey 1957, XLVII, p. 165-456].
190 Technique et environnement
Je n’ai parlé jusqu’ici que d’un chapitre de la controverse qui oppose les
préhistoriens américanistes. Il y en a un autre qui concerne l’émergence des
premières « civilisations », identifiables par les constructions monumen-
tales qu’elles ont laissées. Les dates en jeu sont évidemment beaucoup plus
récentes. Elles sont cependant du même ordre que celles qu’on observe dans
l’Ancien Monde, puisque les premiers ensembles monumentaux du littoral
péruvien sont maintenant datés de près de 3000 avant J.-C. Et l’enjeu est
semblable : il s’agit de savoir si ces premières civilisations étaient « terres-
tres », c’est-à-dire si elles sont apparues à l’intérieur des terres sur la base
d’économies agricoles, ou si elles étaient « maritimes », c’est-à-dire fondées
sur des ressources tirées principalement de la pêche. Cette seconde théorie
est désignée par le sigle MFAC (Maritime Foundation of Andean
Civilization). Proposée dès les années 1960, la MFAC a longtemps mené
une vie semi-clandestine. Depuis une dizaine d’années, elle a pris un poids
incontestable. Elle est aujourd’hui en passe de l’emporter, si ce n’est déjà
fait.
avoir eu dans certaines situations (au Japon, mais aussi en Europe) une
importance tout à fait comparable à celle des céréales. Peut-on imaginer que
les sociétés qui étaient dans ces situations n’aient pas protégé, n’aient pas
aménagé d’une façon ou d’une autre les espaces boisés d’où elles tiraient
l’essentiel de leur subsistance ? Ce serait bien peu vraisemblable. Mais, alors,
pourquoi ne pas parler d’agriculture à leur propos ? Parce que ce n’est pas
l’usage ? L’usage de qui ? Et est-ce une raison suffisante pour considérer
que, puisqu’il ne s’agissait pas d’agriculture, ce ne pouvait être que de la
cueillette ?
Il faut sortir de toutes ces apories, dont beaucoup tiennent seulement à
des conventions fallacieuses sur l’emploi des mots. Mais entre aussi en jeu,
me semble-t-il, un usage insuffisamment contrôlé de l’analogie. L’analogie
est un procédé universel, et il est peu de raisonnements qui n’en fassent
usage. Mais, en archéologie, l’analogie est particulièrement indispensable, et
donc particulièrement dangereuse. C’est par analogie, pour citer cet exemple,
qu’on désigne comme « faucilles » des outils (ou des fragments d’outils)
dont on ne connaît pas vraiment l’usage, mais qui se trouvent ressembler
aux faucilles des paysans de naguère. Peut-on en déduire que les « faucilles »
préhistoriques ont nécessairement servi à récolter des céréales ? Même
lorsque l’observation au microscope des traces d’usure montre que l’outil
a servi à couper des tiges de graminées, l’analogie peut n’être pas valide.
Il y a des cas où la seule fonction des « faucilles » est de couper en masse
les tiges de certaines graminées pour récolter, non les grains mais la paille,
destinée à la couverture des toits ou à la fabrication d’objets mobiliers (nattes,
etc.).
La solution n’est certainement pas de renoncer à l’analogie, ce serait
complètement irréaliste. La seule solution raisonnable, me semble-t-il, c’est
d’enrichir au maximum le corpus d’analogies dont nous pouvons disposer,
de façon à nous libérer des analogies qui nous contraignent parce que nous
n’en connaissons pas d’autres. Il y a plusieurs voies qui vont dans cette
direction. Deux d’entre elles, l’expérimentation et l’ethnographie, sont
pratiquées depuis longtemps par les archéologues et je n’aurai pas l’outre-
cuidance d’y ajouter ici un commentaire. La voie que j’ai essayé de suivre
est celle de l’histoire. L’archéologie, comme les autres sciences humaines,
s’est dotée d’une histoire institutionnelle, pour ne pas dire officielle, qui
reprend les grands moments et les auteurs classiques de la discipline. Or, à
côté de cette histoire-là, il y en a une autre qui est, pour le dire vite, celle
Propos contre-révolutionnaires sur le Néolithique, l’agriculture, etc. 195
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humaine.]
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Élevage, chasse et société
au Néolithique français : exemples
dans le Danubien
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Lamys Hachem*
Figure 1 : Élevage : évolution des tendances alimentaires par étape chronologique au Néolithique
ancien dans le Bassin parisien [Bedault et Hachem 2008, fig. 8, p. 231] (RRBP = Rubané récent du
Bassin parisien ; VSG = Villeneuve-Saint-Germain). On note une augmentation des caprinés à la fin
du Rubané et du porc à l’étape moyenne du VSG. Nombre de restes : RMC 1 348 ; RRBP anc./moy.
18 376 ; RRBP réc./final 8 594 ; VSG ancien 3 878 ; VSG moyen 5 594 ; VSG récent 1 153.
Élevage, chasse et société au Néolithique français 203
Figure 2 : Chasse : évolution des tendances alimentaires par étape chronologique au Néolithique ancien
dans le Bassin parisien [Bedault et Hachem 2008, fig. 9, p. 232] (RRBP = Rubané récent du Bassin
parisien ; VSG = Villeneuve-Saint-Germain). Le cerf devient le gibier prédominant à l’étape finale du
Rubané récent. Nombre de restes : RMC 65 ; RRBP anc./moy. 3 707 ; RRBP réc./final 716 ; VSG ancien
290 ; VSG moyen 496 ; VSG récent 133.
204 Technique et environnement
fait pour les animaux domestiques, lesquels sont abattus jeunes. Cette confi-
guration perdure tout au long de la séquence chronologique.
Prenons maintenant le deuxième facteur influençant les proportions
d’espèces consommées dans une maison : la taille de l’habitation. Cette
variation est nettement perceptible si l’on examine un hameau en début ou
en milieu de séquence chronologique (fig. 3). Dans un hameau de cinq
maisons datant de la même époque, la maison la plus grande, comportant
au minimum trois pièces à l’arrière, sera orientée de manière très prononcée
vers la consommation soit du bœuf, soit du mouton. Les animaux sauvages
retrouvés dans les rejets seront plus volontiers l’aurochs, le cerf et le chevreuil.
À l’opposé, la maison ne comportant qu’une seule pièce à l’arrière sera plus
que les autres orientée vers la chasse, du grand et du petit gibier, en priorité
du sanglier, cependant que l’animal domestique privilégié dans la consom-
mation sera le porc. Quant aux autres maisons, pour la plupart de petite taille,
elles présentent un profil moyen, avec une consommation tournée principa-
lement vers l’élevage, mais sans excès, et avec les espèces sauvages habituelles.
À l’étape finale du Rubané récent, on observe plusieurs changements :
les maisons s’allongent (pour accueillir une population en expansion démo-
graphique) et l’élevage prend de l’importance, en particulier celui des caprinés.
Les maisons de petite taille se font rares, mais certaines d’entre elles se
distinguent encore des grandes par la présence soutenue d’animaux sauvages,
cerf et chevreuil en priorité ; le sanglier devient rare.
La configuration des hameaux VSG est à ce jour difficile à caractériser,
car aucun site n’a été fouillé sur la totalité d’une emprise et l’étude des
faunes des habitations n’est pas terminée. Cependant, des éléments
préliminaires peuvent être fournis, comme le fait que certaines maisons se
distinguent des autres par une proportion plus importante de caprinés,
d’autres de porcs, et que par ailleurs les petites maisons disparaissent, ce
qui reflète très probablement un changement de structuration de la société.
Enfin, le troisième facteur qui influence les proportions respectives
des espèces est l’emplacement de la maison dans le village. Cuiry-lès-
Chaudardes, en Picardie, offre une bonne base à la réflexion, car c’est un site
qui a été intégralement fouillé et qui présente la séquence d’occupation la
plus complète, avec trente-deux maisons et cinq phases d’habitat [Ilett et
Hachem 2001]. Le phasage chronologique effectué par Michaël Ilett d’après
le décor céramique a permis de répartir les maisons sur l’échelle du temps.
Le schéma de développement du village est le suivant : le hameau fondateur
Élevage, chasse et société au Néolithique français 205
Figure 3 : Composition d’un hameau type de cinq maisons du Rubané récent du Bassin
parisien, étapes ancienne et moyenne : une grande maison avec un surplus de consommation de bovins
ou de caprinés, une petite maison avec un surplus de chasse au grand et petit gibier, en particulier du
sanglier, plusieurs maisons petites et moyennes sans surplus particulier.
206 Technique et environnement
site de longue durée n’a pu être entièrement fouillé, et les données sont
toujours partielles. Cependant, en analysant les plans d’une dizaine d’habitats
et en les projetant à la même échelle et selon la même orientation qu’à
Cuiry-lès-Chaudardes, des similitudes apparaissent dans la conception des
villages. L’examen de deux sites vient en appui de cette hypothèse. Le
premier, Menneville, dans l’Aisne, est un site de longue durée ceint par une
enceinte [Farrugia et al. 1996 ; Hachem et al. 1998]. La projection du plan
de l’enceinte et de la surface fouillée, couplée à la datation fine des maisons,
donne lieu à plusieurs constatations (fig. 5) : la surface d’occupation d’un
village est relativement bien cadrée spatialement ; l’extension du village se
fait vers l’ouest de l’emprise ; enfin, il semble exister dans le village deux
pôles d’occupation simultanés.
Un autre site qui présente une grande surface d’extension, Bucy-le-Long
« La Fosse Tounise, La Héronière » [Constantin et al. 1995], montre une
concentration de maisons de petite taille au même endroit qu’à Cuiry-lès-
Chaudardes (fig. 6). La faune de ces trois maisons doit être étudiée, mais il
y a fort à parier que leurs rejets sont constitués en grande partie de produits
Figure 5 : Superposition des plans schématiques de Cuiry-lès-Chaudardes (en gris clair) et de Menneville
« La Bourguignotte » (en gris foncé). Le tracé de l’enceinte dans la zone non fouillée a été repéré par
prospection géophysique. Le modèle de développement des villages de longue durée paraît se faire d’est
en ouest en maintenant deux pôles d’occupation.
208 Technique et environnement
Figure 6 : Superposition des plans schématiques de Cuiry-lès-Chaudardes (en gris clair) et de Bucy-
le-Long « La Fosse Tounise, La Héronière » (en gris foncé). Le schéma d’implantation des
habitations de Bucy-le-Long paraît similaire à celui de Cuiry-lès-Chaudardes et les maisons au nord-
ouest de l’emprise sont également de petite taille.
Élevage, chasse et société au Néolithique français 209
Figure 7 : Bucy-le-Long « La Fosselle », tombe no 70, femme avec parure de craches de cerf. Une étude
de S. Bonnardin a démontré que les craches étaient brodées sur un capuchon (dessin S. Bonnardin,
clichés Y. Guichard, CNRS, Protohistoire européenne).
Élevage, chasse et société au Néolithique français 211
d’un lien entre certains animaux et le sexe des individus. De nouvelles fouilles
sur le site de Menneville, dont la partie occidentale est encore intacte – mais
menacée à terme de destruction –, permettraient de confronter cette impression
à la réalité des faits, en mettant au jour à la fois des maisons, des sépultures
et la faune qui leur est associée. Mais, en attendant cette opportunité, sur la
base des données présentées ici et de celles fournies par la nécropole de
Trébur, en Allemagne, où des quartiers de viande ont été déposés dans les
tombes [Spatz et Driesch 2001], il me semble percevoir que les moutons et
les cervidés ont un lien avec les femmes, alors que les porcs et les sangliers
(significatifs d’une chasse intensive) sont liés aux hommes. Je lance donc
un appel aux ethnologues, pour qu’ils éclairent ce type de données sous le
jour de l’anthropologie sociale.
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La maison néolithique :
métaphore matérielle,
sociale et mentale
des petites sociétés sédentaires
Anick Coudart*
des contraintes temporelles qui leur donnent un sens ou qui prévalent dans
l’action sur la matière. Cette spatialisation est l’un des fondements de la dura-
bilité des « cultures » humaines.
Ainsi, et pour faire bref, on admettra qu’une société peut difficilement
changer sa manière d’habiter sans remettre en cause les fondements de son
identité et de son existence. En effet, et à l’inverse de ce qui peut se passer
pour les objets mobiliers, les techniques architecturales et la chaîne opéra-
toire de la maison ne sont normalement ni copiées ni échangées entre socié-
tés différentes.
Mais, parce que la maison est à la fois un tout (une entité sociale et
culturelle) et une unité distincte (celle des individus et de la maisonnée qui
l’habitent), elle porte et produit également du sens « individuel ». L’architecture
domestique peut donc se prêter à de multiples variations alors même que la
partition conceptuelle de l’espace – tel qu’il se vit – n’en est pas pour autant
modifiable. Reste aussi que la maison, objet composite par excellence, est
fabriquée à partir d’une multitude de cartographies techniques. Il y a donc là
une hétérogénéité qui rend la maison potentiellement réceptive aux autres
cultures et aux contingences de l’histoire. Mais, là encore… sans en bouscu-
ler les « structurations » spatiales.
En dépit des variations régionales que l’on peut observer sur les objets mobi-
liers du Néolithique danubien rubané, l’homogénéité des vestiges
architecturaux révèle, dans les aires centrale et occidentale du continent
européen, une étonnante et exceptionnelle unité culturelle.
Cette exceptionnalité rubanée est autant due à son homogénéité architectu-
rale qu’à l’amplitude de son territoire (plus de 1 500 kilomètres d’est en ouest,
entre la Vistule et le Bassin parisien) et qu’à sa durée (de la seconde moitié du
VIe à la première moitié du Ve millénaire avant notre ère). Éleveurs de bovidés,
de caprinés et de porcs, cultivateurs de céréales pratiquant
également la chasse et la collecte, les Rubanés furent les premières
populations sédentaires à avoir occupé l’Europe tempérée… Une grande et une
longue civilisation : la première et, peut-être, la dernière « identité » pleinement
européenne.
218 Technique et environnement
LA MAISON RUBANÉE
Plus de deux mille plans d’habitations néolithiques rubanées ont été mis
au jour sur le territoire européen. Les caractéristiques en sont donc bien
connues, d’autant qu’elles se conforment à un « modèle1 » universellement
partagé par ses constructeurs et utilisateurs.
Il s’agit d’une maison longue et quadrangulaire (fig. 1 et 2) : son plan
au sol (fig. 3.4) est rectangulaire ou forme un trapèze isocèle dont le plus
grand des petits côtés correspond à la façade de l’habitation (un troisième
type combine les deux premiers : rectangulaire à l’avant et trapéziforme2 à
l’arrière) ; la façade est dirigée vers la zone d’émergence de la culture ruba-
née : les régions du moyen Danube [Mattheusser 1991] ; de petites maquettes
de terre cuite, plus tardives, donnent une idée de la superstructure, avec un
toit à double pente.
La longueur, extrêmement variable, se situe entre 10 et 45 mètres ;
comparativement, les écarts de largeur sont plus limités : entre 5 et 7 mètres
pour la grande majorité (avec quelques extrêmes allant jusqu’à 3,60 m et
8 mètres) ; une limitation interprétée comme une absence de liaison trans-
versale, du type « ferme ».
Les trous de poteaux de l’ossature sont alignés trois par trois en rangs
(ou tierces) successifs, transversalement à l’axe longitudinal de la maison ;
ils forment, conjointement, trois rangées longitudinales parallèles (fig. 2),
dont tout nous porte à croire qu’elles furent le support de liaisons architec-
toniques longitudinales, telles qu’on peut encore les observer dans les
maisons longues d’Indonésie ou les maisons rectangulaires des Hautes-
Terres de Nouvelle-Guinée.
Les travées (espacement entre deux tierces de poteaux) rythment
généralement l’espace intérieur selon un mode particulier, typique de
l’architecture rubanée (que je résumerai ici par la séquence « 1x – 2x – 3x » ;
voir fig. 2.1.e) ; cette configuration n’a rien à voir avec une contrainte
1. La notion de « modèle » est ici entendue comme une représentation mentale d’un
ensemble de traits et de composants qui forment un « système » architectural cohérent ; il
ne s’agit donc pas du « modèle » au sens où l’entendent habituellement les architectes.
2. Le terme « trapéziforme » me semble ici plus approprié, pour désigner cette forme de
plan, que celui de « trapézoïdal » (terme géologique qui désigne un volume dont tous les
côtés forment un trapèze), généralement utilisé par les archéologues.
La maison néolithique : métaphore matérielle, sociale et mentale 219
Figure 2 : 1) La tripartition de la maison rubanée (96 % des cas) ; a) maison 32 à Miskovice, Bohême,
République tchèque ; b) maison 245 à Cuiry-lès-Chaudardes, Bassin parisien, France ; c) maison 57
à Elsloo, Limbourg, Pays-Bas ; d) schématisation de la tripartition ; e) organisation spatiale la plus
fréquente (81 % des cas observés) de la partie centrale de la maison. 2) maison bipartite (4,5 % des
observations) ; a) maison 425 à Cuiry-lès-Chaudardes, Bassin parisien, France ; b) schématisation de
la bipartition.
La maison néolithique : métaphore matérielle, sociale et mentale 221
3. Le terme de « village » est ici utilisé indépendamment du sens qu’ont pu lui attribuer
les historiens médiévistes et encore moins dans le sens des urbanistes actuels ; il désigne
simplement un regroupement d’habitations (contemporaines ou non les unes des autres)
dans un même lieu.
222 Technique et environnement
4. L’indice de variation V d’une composante architecturale est ici calculé pour chaque
phase chronologique du « village ». Trois éléments sont pris en compte : a (le nombre de
types présents dans le site pour la composante concernée), b (le pourcentage de maisons
avec le type le plus utilisé dans le site) et c (le pourcentage de maisons avec les autres types).
Le calcul consiste à additionner a et c, sachant que c est égal à 100 – b. Le calcul est donc
effectué en suivant la procédure suivante : a + (100 – b) ; afin de ne pas minimiser le petit
nombre de types compris entre trois (pour la forme du plan, par exemple) et neuf (pour la
partie arrière, par exemple) au regard d’un pourcentage, il convient de réduire le chiffre de
(100 – b) à son dixième. Pour chaque composante architecturale de la maison, l’indice de
variation V est donc calculé comme suit : V = a + [(100 – b) / 10].
La maison néolithique : métaphore matérielle, sociale et mentale 223
LA PARTIE ARRIÈRE :
LE LIEU DE LA PLUS GRANDE INTIMITÉ
Quant à leur structure sociale, force est de constater que les populations
rubanées évoluaient dans une « situation à risques » ; non que les menaces
auraient été permanentes, mais l’addition de plusieurs déséquilibres risquait
d’entraîner un basculement vis-à-vis duquel les solutions de routine auraient
été inopérantes et les pratiques traditionnelles inadaptées. En quoi pouvaient
consister ces risques ?
En premier lieu, les Rubanés furent les premiers agriculteurs à avoir
colonisé cette partie de l’Europe : celle-ci était alors recouverte d’une forêt
primaire dont la productivité alimentaire était saisonnière ; la canopée y
était dense et contribuait ainsi à restreindre le couvert végétal des étages
inférieurs, alimentairement productifs et accessibles aux humains ; la concur-
rence des insectes et des autres mammifères y était également importante.
Le territoire était, par ailleurs, peu exploité, voire mal exploré – sinon
par de petits groupes de chasseurs-collecteurs mésolithiques, installés dans
226 Technique et environnement
des niches écologiques très différentes. Cette limitation du potentiel des alliances
sociales (qui ont cependant existé, comme le montrent certains outils de pierre)
n’a pas dû contribuer à résoudre les difficultés que les colons rubanés n’ont
pas manqué de rencontrer.
Ensuite, les moyens de production étaient restreints et le sol s’épuisait très
rapidement, du moins dans les régions à forte pluviosité et sans socle calcaire
[Langhor 1990] ; l’absence d’araire favorisait le développement des adven-
tices au détriment des plantes cultivées ; l’absence d’amendement (à l’excep-
tion du brûlis) accentuait l’irrégularité des rendements, de toute façon impré-
visibles et pouvant fréquemment tomber en dessous du minimum nécessaire5.
Ajoutons que le faible pourcentage de porcs domestiques est révélateur
d’une productivité alimentaire limitée, puisque les deux alimentations
– celle des porcs et celle des êtres humains – sont concurrentes.
Enfin, les unités résidentielles étaient réduites, composées en moyenne de
cinq à huit maisonnées contemporaines les unes des autres, ce qui limitait dras-
tiquement le potentiel de vitalité.
Il semble que chacune des unités domestiques d’un village rubané ait
détenu peu ou prou l’ensemble des connaissances techniques dont celui-ci
disposait.
L’uniformité – certes relative, mais extraordinaire – de l’architecture,
l’homogénéité – tout aussi relative – des rejets et l’équilibre de la consom-
mation carnée [Hachem 1995 ; id. 2000 ; Bedault et Hachem 2008] soulignent
la rareté des biens de prestige et surtout l’absence de production de richesse :
quelques éléments de parure, quelques fragments d’herminette [Bakels 1987,
p. 80 ; Bonnardin 2004 ; Allard 2005]. Tout semble aller dans le sens d’un
équilibre et d’une équivalence « structurale » des unités socioéconomiques
élémentaires6 ; en d’autres termes, une égalité d’expression… Une égalité
pour ce qui est de la prise de décision et de la production ; une structuration
où aucune règle sociale n’est – a priori – incompatible avec l’accès de ces
unités à l’ensemble des ressources et des sources d’information.
Mais attention, il ne s’agit pas ici d’une égalité au sens étroit du terme,
comme si tous les individus avaient accompli les mêmes tâches, bénéficié
du même statut et assumé les mêmes responsabilités (impliquant une iden-
tité de rôle et de traitement que l’on n’observe archéologiquement pas).
J. Dubouloz [communication personnelle] a pu évaluer – pour le site
le mieux préservé et l’un des plus étudiés, Cuiry-lès-Chaudardes – la popu-
lation d’un village en se fondant sur la longueur des maisons et le nombre
d’unités de la partie arrière. Ce qui permet d’avancer un chiffre – lequel a
certes varié dans le temps – de quatre-vingts à deux cent cinquante personnes
par ensemble de maisonnées contemporaines les unes des autres ; un chif-
fre bien suffisant pour l’exécution des tâches agricoles, mais qui aurait
constitué un véritable handicap s’il s’était agi d’une égalité au sens étroit
évoqué ci-dessus.
En effet, pour tout événement nécessitant une décision consensuelle,
l’augmentation du nombre des sources d’information multiplie de façon
exponentielle le nombre des communications nécessaires à la prise de
décision. S’il ne faut, par exemple, qu’une quinzaine d’échanges pour que
six « émetteurs » partagent leurs informations, il en faut soixante-six lorsque
6. Il s’agit ici de mettre en jeu des segments de la société, et non pas des individus.
228 Technique et environnement
le nombre des émetteurs monte à douze (en d’autres termes, s’il est multiplié
par deux). Cette exponentiation augmente donc le potentiel des désaccords
et le temps nécessaire à toute prise de décision collective. L’égalité serait
alors une source de blocage, et pourrait même avoir des conséquences
catastrophiques en période de crise.
En revanche, si l’on admet que le principe d’équivalence fonctionne à
un niveau plus englobant (celui des maisonnées, des lignages ou des clans,
par exemple), alors le nombre de leurs regroupements (de cinq à huit par
unité résidentielle) offrait aux Rubanés une limite convenable aux commu-
nications décisives et aux conflits. Une structure égalitaire donc, qui conciliait
le nombre d’acteurs nécessaires aux activités agricoles, tout en limitant le
nombre de conflits potentiels.
Pour être opérant, le principe égalitaire a donc besoin d’être horizonta-
lement « hiérarchisé » (si j’ose dire et pour reprendre l’expression de Johnson
[1982]) : chaque unité (composée de plusieurs individus, voire de plusieurs
familles nucléaires ou de plusieurs lignages) participe de manière égalitaire
au maintien et à la reproduction de la société, tout en respectant l’entité que
celle-ci constitue.
Les activités des sociétés égalitaires sont donc diversifiées. Chez les
Rubanés, certains géraient le stockage des céréales et la fabrication des
meules semble avoir été l’œuvre de spécialistes sans que leur utilisation fût
réservée [Hamon 2006]. Les rôles, le statut, les droits et les obligations
n’étaient pas forcément les mêmes pour chaque individu ou chaque maisonnée
(certaines consommaient plus de gibier ou d’animaux domestiqués que
d’autres, sans s’opposer à leur consommation par tous)… De véritables
distinctions donc, selon le sexe, la classe d’âge, etc., et surtout, durant l’exer-
cice de certaines spécialités ou responsabilités (décision du début des
semences ou des moissons, par exemple, comme dans les sociétés égalitaires
des Hopi du « Southwest » des États-Unis). On pourrait voir, derrière ces acti-
vités temporaires et séquentielles, les « grands hommes » chers à M. Godelier
[1982 ; id. 1991] ou les « leaders » chers à P. Lemonnier [1991].
Quoi qu’il en soit, le pouvoir politique de l’individu est, dans ce cadre,
exercé pour le bien de tous et sous le contrôle de tous. Un pouvoir délégué,
en quelque sorte, car c’est la collectivité qui utilise le spécialiste, le « grand
homme » ou le leader ; c’est elle qui bénéficie de ses talents, et non le grand
homme ou le spécialiste qui exploite la collectivité pour son propre intérêt.
La reconnaissance du rôle de celui-ci peut conduire le groupe à le traiter
différemment, pour un temps, du reste de la communauté. Une attitude qui
La maison néolithique : métaphore matérielle, sociale et mentale 229
Figure 4 : La relation arithmétique entre les différentes catégories de variation des composants
traditionnels, les éléments contingents et les différences idiosyncrasiques de la maison néolithique rubanée
est ici traduite par une courbe : on obtient ainsi une représentation « structurale » de la maison ; cette
abstraction permet de comparer conceptuellement plusieurs traditions architecturales entre elles (ici,
l’habitation baruya de Papouasie-Nouvelle-Guinée et celle des Indiens hopi du Southwest des États-
Unis d’Amérique) ; plus la gauche de la courbe est élevée au regard de ses parties centrale et droite,
plus les formes architecturales et les traditions culturelles des habitants sont potentiellement durables.
234 Technique et environnement
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La maison néolithique : métaphore matérielle, sociale et mentale 235
Figure 1 : Foyers supposés des principales familles linguistiques de l’Ancien monde, à partir de
l’interprétation des sources littéraires. Le Levant, avec l’Anatolie, l’Afrique de l’Ouest, l’Asie du
Centre-Est (« Chine ») et les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée sont tous des foyers d’origine de
production alimentaire [voir Bellwood 2005 pour plus de détails].
Tableau 1. Probables régions d’origine et corrélations avec les données archéologiques pour les principales familles linguistiques associées à la diffusion de la
production alimentaire (modifié d’après les données présentées dans Bellwood 2005).
Démographie, migrations, langues
La diffusion des populations d’agriculteurs dans le monde 245
Figure 2 : Distribution de la famille linguistique austronésienne, appuyée sur les données archéologiques et les flux de colonisation néolithique. Les populations
pré-austronésiennes existaient jusqu’aux îles Salomon.
247
248 Démographie, migrations, langues
Figure 3 : Les liens entre les assemblages néolithiques à Taïwan et au nord des Philippines
(dessin Hsiao-chun Hung).
La diffusion des populations d’agriculteurs dans le monde 249
Figure 4 : Répartition des langues indo-européennes et dravidiennes avant la colonisation (sauf pour
l’anatolien et le tocharien éteints). Limites des sous-groupes d’après Ruhlen 1987. Les hypothèses
A et B de Colin Renfrew concernant les mouvements des populations de langue indo-iranienne y sont
figurées. L’hypothèse A (la route du sud) ayant la préférence de l’auteur.
252 Démographie, migrations, langues
comme un récit des conquêtes menées par des groupes de pasteurs nomades,
des envahisseurs indo-européens, contre une civilisation harappéenne (vallée
de l’Indus) parlant des langues dravidiennes et déjà en déclin. La décou-
verte d’apparentes traces de massacres à Mohenjo-Daro semblait en confor-
ter l’idée ; mais les datations récentes au carbone 14 indiquent que la phase
de maturité de la civilisation de l’Indus s’est éteinte vers 1900 avant notre
ère, bien avant les événements décrits dans le Rigveda. En fait, la plupart
des savants modernes considèrent le Rigveda comme un compte rendu d’évé-
nements survenus dans un Pendjab où l’on parlait déjà une langue indo-
aryenne.
Malgré cela, un grand nombre de linguistes et d’archéologues, attachés
à une datation plus tardive de la dispersion linguistique indo-iranienne à
partir d’une terre d’origine située à l’est de l’Europe et dans les steppes
asiatiques, persistent à affirmer que les langues indo-aryennes ne peuvent
pas avoir fait leur incursion dans le sous-continent longtemps avant la période
du Rigveda. Cette opinion a été exprimée récemment par Witzel [2003],
qui plaide en faveur du Kazakhstan comme terre d’origine, et par Anthony
[2007] et Parpola [2008], qui sont favorables à une origine plus occidentale,
en Ukraine. Cependant, personne à ce jour n’a été capable de prouver une
intrusion significative dans l’archéologie du Pendjab ou des plaines du
Gange entre 1500 et 1000 avant notre ère, alors que le Rigveda lui-même
démontre de façon indiscutable la présence de locuteurs indo-aryens en
Haryana (bassin supérieur du Gange/Yamuna) à cette même époque. Frustrés,
certains chercheurs affirment que la totalité des langues indo-européennes
sont originaires d’Asie du Sud [voir Witzel 2001 pour une destruction
dévastatrice de cette thèse], ou que les langues indo-européennes se sont
introduites toutes seules, sans locuteurs, en cheminant, pour des raisons non
spécifiées, le long de failles linguistiques.
En guise de réponse à toutes ces hypothèses, j’ai proposé en 2005
d’antidater ces événements de deux millénaires, suivant en cela un certain
nombre de propositions en faveur d’une origine beaucoup plus ancienne
des langues indo-européennes en Anatolie aux environs de 7000 avant notre
ère [Renfrew 1987 ; id. 1999 ; Gray et Atkinson 2003] ; cette datation
s’accorde également avec la continuité de plus en plus évidente de l’archéo-
logie de l’Inde septentrionale depuis l’aube des cultures harappéennes (vers
3500-3000 avant notre ère pour le Nord-Ouest) jusqu’au début de la période
historique représentée par la poterie grise peinte et la poterie à engobe noire,
La diffusion des populations d’agriculteurs dans le monde 253
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Grèce et Balkans :
deux voies de pénétration
distinctes du Néolithique en
Europe ?
Catherine Perlès*
cuillers en os, les manches de faucille rainurés, les gaines en bois de cervidé,
les « herminettes frustes », les vases anthropomorphes, les perles tubulaires
en os d’oiseau, les vases polypodes, etc., sont tous représentés dans le
Néolithique ancien de Bulgarie2 [Demoule 1993 ; Thissen 2000 ; Lichardus-
Itten et al. 2002 ; Chapman 2003 ; Boyadzhiev 2006]. Dans l’industrie
lithique, deux types présents en Anatolie occidentale peuvent être mention-
nés : les grattoirs circulaires et les éléments de faucille à retouche bilaté-
rale semi-abrupte à abrupte [Gatsov 2001].
Inversement, ces éléments sont absents ou très rares dans le Sud Levant
et absents de Grèce, de la Thessalie au Péloponnèse. La Macédoine doit en
effet être considérée indépendamment car son Néolithique ancien, légèrement
plus tardif que celui du reste de la Grèce, me paraît relever très nettement
d’une sphère culturelle proche de celle du sud-est de la Bulgarie et de la
République de Macédoine [Lichardus-Itten et al. 2006].
Or, si la diffusion du Néolithique en Europe avait suivi la voie générale-
ment admise, d’Anatolie du Nord-Ouest en Grèce puis de Grèce en Bulgarie,
pourquoi ces éléments, par ailleurs fort disparates3, disparaîtraient-ils
2. La publication récente du site de Yabalkovo en donne un très bon exemple, même s’il
est vrai que Yabalkovo, localisé sur la Maritsa en Thrace bulgare, est relativement proche
de l’Anatolie [Leshtakov et al. 2007].
3. Cela étant, plusieurs éléments absents du Néolithique ancien vont se retrouver en
Macédoine et en Thessalie à la fin du Néolithique ancien et surtout au Néolithique moyen,
.
Grèce et Balkans : deux voies de pénétration distinctes du Néolitique en Europe ? 269
quand les contacts avec la Bulgarie auront été établis à travers la Macédoine. C’est le cas,
notamment, des vases polypodes et des vases anthropomorphes.
4. A. Reingruber [2005] parvient à la même conclusion, mais en déduit qu’il s’agit d’une
néolithisation autochtone.
5. Encore une fois, en faisant exception de la Macédoine occidentale.
6. Ce qui est corroboré par l’absence de sites du Néolithique ancien en Macédoine
orientale et centrale, même en tenant compte des effets possibles de l’alluvionnement.
270 Démographie, migrations, langues
tuées sur quarante assemblages, les auteurs ont pu distinguer des « signatures
végétales » distinctes qui opposaient le Levant sud, Chypre, la Crète et la
Grèce d’une part, le Levant nord et l’Anatolie d’autre part. Ils concluent à
une diffusion directe du Néolithique depuis le Levant sud vers la Grèce et
depuis l’Anatolie vers les Balkans. À une échelle plus large, Cymbron et
ses collègues concluent également, à la suite d’analyses
génétiques effectuées sur les bovins européens, que les formes domestiques
se seraient répandues en Europe par deux voies, l’une le long des côtes
méditerranéennes, l’autre par les Balkans et l’Europe centrale [Cymbron et
al. 2004]. En théorie, les nombreuses données récemment publiées sur la
génétique des populations devraient également pouvoir être sollicitées.
Elles sont toutefois, dans le cas qui nous occupe, plus délicates à utiliser en
raison des mouvements de population très importants qui se sont produits
à l’époque historique entre la Grèce, l’Albanie, l’Italie et la Turquie. Aussi,
même si des résultats récents tendent à conforter notre hypothèse, une
certaine réserve me paraît nécessaire [Semino et al. 2004 ; King et al. 2008].
Si la Grèce fut initialement colonisée par voie maritime, quelle fut l’ori-
gine de cette expansion ? C’est là que le problème se complique. La rigueur
de l’analyse veut que, pour rechercher l’origine culturelle du Néolithique
ancien de la Grèce, nous puissions y identifier des « traits dérivés » qui, à
l’instar de ceux que nous avons repérés en Bulgarie, renverraient à une région
d’origine précise. Or, ceux-ci sont finalement rares en Grèce. Ce qui frappe,
à la réflexion, c’est l’importance de ce que j’ai qualifié de « traits ancestraux »
et la rareté, à l’inverse, de « caractères dérivés ». Certains, typiquement euro-
péens, comme les armatures tranchantes et les incinérations, relèvent mani-
festement de l’interaction avec des communautés locales. Les autres sont peu
nombreux. On peut citer l’usage de la pression dans le débitage de l’obsi-
dienne, le débitage par pression au levier sur lames de silex [Perlès 2004], la
production quasi exclusive de céramiques fines, surtout monochromes, et le
style de certaines figurines, bien caractéristique.
Bien qu’aucun site du Néolithique ancien n’y ait été connu jusqu’à il y a
peu, l’une des régions d’origine le plus fréquemment invoquées pour une
Grèce et Balkans : deux voies de pénétration distinctes du Néolitique en Europe ? 271
Figure 6 : Têtes de figurines de Sha’ar Hagolan (Israël), à gauche, et de Thessalie (Grèce), au centre
et à droite [d’après Garfinkel 2004 et Gallis et Orphanidis 1996].
d’origine. Ces dernières ne pourront au mieux être repérées que par quelques
traits particuliers… précisément ceux dont nous avons appris à nous méfier
parce qu’ils sont isolés et présentent des risques de convergence ! Mais c’est
là que peut entrer en jeu, de façon déterminante, la différence entre les
homologies techniques, notamment celles qui portent sur des techniques
complexes8 ou difficilement repérables par simple observation de l’objet
fini9, et les homologies formelles, facilement imitables. C’est sur cette base,
me semble-t-il, qu’il nous faut continuer à rechercher l’origine du
Néolithique en Europe, phénomène aussi complexe que l’a été sa diffusion
ultérieure, et qui ne saurait être réduit à un – ou même deux – chemine-
ments uniques et linéaires.
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282 La Révolution néolithique dans le monde
Chasseurs-cueilleurs et agriculteurs
en Europe occidentale :
les échanges comme condition
de la néolithisation ?
Grégor Marchand*
de ce vaste mouvement (fig. 1). On aurait là, selon certains chercheurs, l’in-
clusion de populations mésolithiques porteuses de leurs propres récipients
de terre et de leur propre style, au sein même des villages d’agriculteurs.
Ces styles seraient issus de la sphère néolithique méditerranéenne, par le
couloir rhodanien [Manen et Mazurié de Keroualin 2003]. Le principal
obstacle à cette hypothèse reste l’absence de ces céramiques en contexte
proprement mésolithique avec des contextes stratigraphiques fiables. N’est-
ce pas en partie dû aux très faibles surfaces fouillées pour le Mésolithique ?
Il reste en effet difficile de comprendre la diffusion de ces styles originaux
sans un recours aux peuples mésolithiques [Jeunesse 2000], mais la nature
réelle de leur implication est absolument inconnue. La péninsule Ibérique
offre d’autres exemples de ralentissement du front de néolithisation et de
longues cohabitations entre peuples. Alors que l’est et le sud de l’Espagne
sont néolithisés dans la première moitié du VIe millénaire, le Nord-Ouest
semble attendre le début du millénaire suivant. Dans une autre dynamique
perceptible un peu en retrait du littoral oriental de l’Espagne (pays valen-
cien), la coexistence des populations mésolithiques et néolithiques a donné
naissance à une culture originale, fusionnant les apports.
Quel que soit le mode de progression de cette économie agro-pastorale,
un groupe d’agriculteurs qui investit un nouveau terroir n’arrive pas dans
un espace vide mais dans une zone occupée, pensée par d’autres hommes,
polarisée par les habitats et zébrée de voies de communication. Comment
ces structures économiques, sociales et culturelles des chasseurs-cueilleurs
ont-elles influé sur celles du Néolithique ? Avant d’évoquer la manière dont
ces interactions trouvent une expression dans le domaine archéologique,
peut-être est-il souhaitable de s’attarder sur la nature des économies méso-
lithiques et sur les structures des sociétés, pour déterminer les conditions
de ces stabilisations.
Chasseurs-cueilleurs et agriculteurs en Europe occidentale 289
Figure 1 : Carte de l’Europe occidentale avec les principales enclaves mésolithiques et les zones de
blocage de la néolithisation, dont la « Grande Barrière » [Rasse 2008] et la Manche. Les aires de
diffusion des styles céramiques de La Hoguette et du Limbourg sont également mentionnées, avec les
zones de concentration principales (DAO G. Marchand, CNRS).
290 Démographie, migrations, langues
Figure 2 : Principales aires de répartition des armatures de la fin du Mésolithique dans l’ouest de la
France. 1 : triangles scalènes ; 2 : trapèzes de Téviec ; 3 : trapèzes symétriques ; 4 : trapèzes du Payré
et triangles scalènes à retouches inverses rasantes ; 5 : pointes de Sonchamp ; 6 : trapèzes rectangles ;
7 : trapèzes du Martinet ; 8 : flèches de Montclus ; 9 : armatures du Châtelet ; 10 : armatures à éperon.
(DAO G. Marchand, CNRS).
292 Démographie, migrations, langues
Figure 3 : Sur l’île de Hoëdic (Morbihan), les fouilles effectuées de 1931 à 1934 par M. et S.-J. Péquart
ont permis de mettre au jour une nécropole de la fin du Mésolithique, incorporée à un vaste habitat.
Des datations par le radiocarbone montrent un étagement des inhumations de 6100 à 4300 avant
notre ère, ce qui ouvre l’hypothèse d’un réduit insulaire occupé par les ultimes chasseurs-pêcheurs-
collecteurs. Sur ces sites de Bretagne, les périodes de capture des animaux terrestres et marins permet-
tent de poser l’hypothèse d’une occupation permanente ou semi-permanente (cliché Muséum
d’histoire naturelle / Association Melvan).
294 Démographie, migrations, langues
Figure 4 : L’Essart à Poitiers (Vienne) est un de ces nombreux habitats de bord de rivière connus à la
fin du Mésolithique. Il est notamment marqué par sa grande surface, les milliers d’outils de silex qui y
furent abandonnés et le grand nombre de foyers empierrés. L’interprétation de tels sites est hélas soumise
aux multiples causes d’érosion qui empêchent de bien distinguer leur fonctionnement. S’agit-il de camps
de base, de camps d’agrégation périodiques pour les communautés mésolithiques ou bien d’une
succession de petites stations de pêche ? (cliché G. Marchand, CNRS).
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La transition démographique
agricole au Néolithique
Jean-Pierre Bocquet-Appel*
43,5 ± (3) pour mille. Sur la figure 1, on voit que 15p5 atteint un plateau
vers dt = 1 000 ans, durée qui représente son tempo. Ce changement
exprime une ouverture progressive de la pyramide des âges de la popula-
tion vivante et l’augmentation correspondante des valeurs des paramètres
d’entrée (taux de natalité, d’accroissement, de fécondité). L’aspect trou-
blant dans le signal de la TDA est l’impact invisible de la mortalité. Cet
impact est masqué pour la surdétermination, bien connue, de l’effet du taux
de natalité sur la mortalité dans la forme des distributions de décédés
[Sattenspiel et Harpending 1983 ; Johansson et Horowitz 1986 ; McCaa
2001], qu’enregistre aussi l’indicateur 15p5. Pour réintégrer la mortalité,
on doit faire appel à des données indirectes et aux théories. À moins d’as-
sumer un accroissement démographique exponentiel sur une durée relati-
vement longue de quelques centaines d’années, produisant éventuellement
un nombre cosmique d’individus, il faut faire l’hypothèse que l’augmenta-
tion du taux de natalité a rapidement suivi l’augmentation du taux de morta-
lité – deux ou trois générations ? –, produisant le taux d’accroissement histo-
rique typique des populations agricoles (un à deux pour mille l’an). Avec ce
taux d’accroissement, la population double en trois cent cinquante ans. Le
déclin de la santé durant la transition à l’agriculture, détecté en Amérique
du Nord [Cohen et Armelagos 1984 ; Bocquet-Appel et al. 2008, fig. 4], est
une indication en faveur de cette hypothèse d’augmentation concomitante
des deux taux. Un retour rapide de la mortalité trouve aussi un support dans
le modèle démographique malthusien [pour des références, voir Bocquet-
Appel 2008] dont la signature, comme indiqué précédemment, est détecta-
ble dans les sites archéologiques [Bandy 2005 ; id. 2008]. Il faut enfin indi-
quer que, comparativement au scénario de la transition démographique
contemporaine, qui s’est traduite en premier lieu par une chute de la morta-
lité, suivie d’une chute de la fécondité, le scénario de la TDA est une image
en miroir de la précédente, avec tout d’abord une augmentation de la nata-
lité, suivie d’une augmentation de la mortalité. Ce patron global de la TDA
est représenté en figure 2.
En fait, ce qui est dénommé ici la TDA est l’impact sur la fécondité
naturelle d’un changement relativement abrupt de la balance énergétique
maternelle, effet qui se manifeste principalement durant les passages
d’une économie de collecteurs nomades à une économie d’agriculteurs,
quelle que soit la période, préhistorique ou historique. Il faut rappeler
que, pour une durée fixe de la reproduction maternelle d’environ trente-
cinq ans, le niveau de la fécondité d’une population peut être exprimé
par la durée de l’intervalle entre les naissances. Durant la vie féconde
d’une mère, quand la durée de l’intervalle entre les naissances s’élève,
le nombre de naissances diminue. La durée de l’intervalle entre les nais-
sances est inversement proportionnelle à la fécondité. La durée de l’in-
tervalle entre les naissances est fonction de la balance énergétique. Durant
l’aménorrhée post-partum, la balance énergétique est déterminée par la
dépense (la production de lait maternel et l’activité physique) et le gain
énergétique (l’alimentation de la mère). Un gain continu durant quelques
semaines de la balance énergétique est le signal qui détermine le retour
du cycle reproductif, et donc le niveau de la fécondité [Valeggia et Ellison
2004]. Dans le contexte du passage d’une économie de collecteurs
nomades à une économie d’agriculteurs, on voit :
La transition démographique agricole au Néolithique 311
Figure 5 : Modèle de fécondité énergétique, exprimé par le nombre moyen d’enfants nés d’une femme
au cours de sa vie féconde (aussi appelé « descendance finale » en démographie). Sur une durée féconde
de trente-cinq ans, le nombre moyen d’enfants est inversement proportionnel à la durée de l’intervalle
entre les naissances. La diagonale représente le nombre moyen d’enfants déterminé par : i) la durée
nécessaire à un retour positif du bilan énergétique après l’accouchement (axe horizontal), produite par
la consommation d’aliments allant de caloriquement pauvres (à gauche) à riches (à droite) ; ii) la
dépense énergétique (axe vertical) représentée par l’effort physique, impliquant principalement la mobi-
lité, allant de nomade à sédentaire.
312 Démographie, migrations, langues
CONCLUSION
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Les relations entre génétique,
linguistique et archéologie :
héritages du Néolithique ?
Alicia Sanchez-Mazas*
L’EUROPE
L’AFRIQUE SUB-SAHARIENNE
l’Europe, des études phylogénétiques ont établi des âges pour les princi-
paux embranchements des molécules d’ADN mitochondrial et du chromo-
some Y observés en Afrique. Or, certains lignages, observés essentielle-
ment chez des Pygmées ou des Khoisans, se sont révélés très anciens du
fait de leur grande divergence moléculaire [Ingman et al. 2000 ; Underhill
et al. 2000].
Mais cela ne veut pas dire que l’espèce humaine descende directement
des Pygmées ou des Khoisans d’Afrique méridionale ! En réalité, ces popu-
lations ont la particularité de ne pas avoir connu d’expansion démogra-
phique par le passé, ce qui a conduit à réduire leur diversité et à particula-
riser leurs profils génétiques [Excoffier et Schneider 1999] ; au contraire,
la plupart des autres populations auraient subi des événements de croissance
démographique conduisant à une multiplication de leurs variants génétiques
à diverses périodes de la préhistoire, au détriment de gènes hérités directe-
ment du Paléolithique. Ainsi, la variabilité génétique remarquable que l’on
observe dans certaines populations africaines peut être le résultat non seule-
ment d’une histoire ancienne (car la diversité génétique peut s’accumuler
avec le temps), mais aussi d’une ou de plusieurs expansions démographiques
significatives, plus ou moins récentes. Un cas extrême, bien sûr, est celui
des populations d’Afrique de l’Est (notamment d’Éthiopie), dans lesquelles
la diversité génétique est supérieure à n’importe quelle population de la
planète ; cela suppose au moins un boom démographique vieux de plus de
cent mille ans [Excoffier et Schneider 1999], en rapport peut-être avec
l’émergence de notre espèce. Mais, pour d’autres populations, comme les
ancêtres des Bantous, l’événement le plus important du point de vue démo-
graphique aurait été le passage à une nouvelle économie de production
accompagnant la conquête de nouveaux territoires et la diffusion des langues,
en accord avec les scénarios proposés par la linguistique et l’archéologie.
L’ASIE ORIENTALE
Notre troisième exemple est celui de l’Asie orientale. Les résultats géné-
tiques relatifs à ce continent sont en réalité difficiles à interpréter en relation
avec un héritage néolithique ou paléolithique, car l’analyse de corrélations
Les relations entre génétique, linguistique et archéologie 325
dans le cas de Taïwan. Cette île, située au large de la côte chinoise, est
principalement peuplée de Chinois (98 % de la population), mais aussi
d’une douzaine de populations « aborigènes » parlant des langues appartenant
au phylum austronésien, qui occupe une très vaste région géographique
englobant, outre Taïwan, les Philippines, l’Indonésie, la Malaisie, la
Mélanésie insulaire, l’ensemble des îles du Pacifique et, vers l’ouest,
Madagascar. Des arguments linguistiques, mais aussi archéologiques,
soutiennent l’hypothèse selon laquelle Taïwan est le foyer de l’expansion
austronésienne qui aurait diffusé, en même temps que les langues de cet
important phylum, l’agriculture du riz et du millet, dont des grains domes-
tiques fossilisés se retrouvent à l’état de traces sur cette île [Tsang 2005].
L’hypothèse « out-of-Taiwan » est aussi défendue par la génétique [Trejaut
et al. 2005], même si ce débat suscite encore des polémiques quant à la part
éventuelle de contribution mélanésienne (et pas seulement austronésienne)
au pool génétique polynésien [Kayser et al. 2006]. Mais l’histoire du peuple-
ment de Taïwan même est aussi discutée avec beaucoup d’intérêt, car elle
soulève la question des relations phylogénétiques de l’austronésien avec les
autres familles de langues asiatiques. Selon L. Sagart, l’austronésien serait
apparenté aux langues sino-tibétaines, incluant le chinois, dans un macro-
phylum STAN (sino-tibétain-austronésien) auquel le linguiste a également
rattaché le tai-kadai [Sagart 2005a ; id. 2005b]. Sagart suppose ainsi que
l’île a été atteinte par une population proto-austronésienne sur sa côte nord-
ouest depuis la Chine, puis que les populations auraient migré vers le sud
le long de la côte ouest et auraient ensuite continué leur progression, cette
fois en direction du nord, le long de la côte est. Depuis la côte est, un groupe
– ancestral aux populations austronésiennes malayo-polynésiennes – aurait
quitté Taïwan pour migrer vers les Philippines, première étape du long
parcours des Austronésiens vers le Pacifique. Un autre groupe issu de Taïwan
(toujours de la côte est) aurait rejoint le continent et aurait été à l’origine
des premières populations parlant des langues tai-kadai.
L’étude génétique des aborigènes de Taïwan révèle une diversité consi-
dérable entre ces populations, plus élevée que pour l’Asie orientale dans
son ensemble. Pour le système GM des immunoglobulines, nous avons en
fait pu mettre en évidence une perte de diversité génétique depuis la région
ouest / nord-ouest vers la région sud / sud-est, ce que nous avons attribué à
une différenciation des populations par dérive génétique selon cet axe
[Sanchez-Mazas et al. 2008]. Ce résultat s’accorde donc relativement bien
Les relations entre génétique, linguistique et archéologie 327
au scénario proposé par Sagart [Sagart 2008]. Le système HLA, quant à lui,
montre que les populations de la côte ouest sont les plus proches, généti-
quement, des populations chinoises du continent, alors que les populations
du Sud (Paiwan) et de la côte est (Amis) en sont très éloignées [Sanchez-
Mazas et al. 2005]. Encore une fois, un peuplement depuis la Chine et une
différenciation des Taïwanais vers le sud / sud-est sont tout à fait compati-
bles avec les résultats génétiques. Même si la dérive génétique semble avoir
joué un grand rôle dans l’évolution génétique des populations aborigènes de
Taïwan, du fait qu’elles présentent des profils génétiques internes très peu
diversifiés (ce qui se justifie si elles sont restées longtemps isolées et avec
des effectifs réduits), leur structure génétique actuelle peut très bien s’ex-
pliquer par un scénario de peuplement néolithique diffusant les langues
austronésiennes. Si l’on considère les données de l’archéologie, ce peuple-
ment aurait débuté il y a 5500 ans environ (d’après les datations des céréales
domestiques sur cette île). Par ailleurs, les ancêtres des Malayo-Polynésiens
et des Tai-Kadai n’auraient pas quitté l’île avant 4000 à 4500 ans avant le
présent, premières dates auxquelles on retrouve hors de Taïwan des traces
culturelles rattachées à leurs migrations [Bellwood et Dizon 2008].
CONCLUSION
Remerciements
Nous remercions le Fonds national suisse de la recherche scientifique pour le
soutien qu’il a apporté à nos travaux (FNS # 3100A0-112651 et 31003A-127465).
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Les relations entre génétique, linguistique et archéologie 329
* CNRS, UMR 7597, Laboratoire d’histoire des théories linguistiques, Université Paris VII
1. Les dix volumes du Monde primitif ont paru, « chez l’auteur », à partir de 1772.
2. La traduction française intervient l’année même de la fondation de la Société de
linguistique et elle est le fait de son premier secrétaire général.
332 Démographie, migrations, langues
7. Ce vocabulaire est conçu comme l’équivalent du carbone 14 pour la datation des objets
matériels.
8. Voir les textes repris dans Hymes [1964], notamment Gudschinsky [1956].
9. On pourrait admettre que, sous une formulation aussi générale que celle que l’on vient
de donner, il s’agisse du principe de base de la grammaire comparée : « C’est la persistance
de formes anciennes à l’intérieur du système nouveau qui a rendu possible la grammaire
comparée » [Meillet 1937, p. 450]. Toutefois, l’application en est inversée : la grammaire
comparée constate les apparentements et s’efforce de les expliquer (changements
phonétiques), la glottochronologie, à l’inverse, s’intéresse à l’érosion et doit ajouter quantité
d’hypothèses auxiliaires (ce sont elles qui sont indésirables) pour en tirer des conclusions.
334 Démographie, migrations, langues
proposé une variante significative, qui admet dès le départ que la vitesse
du taux de remplacement et de ses variations n’est pas une question linguis-
tique, mais dépend de « facteurs géographiques et économiques » [Nichols
1998, p. 136]. Elle admet également que la piste du vocabulaire ne permet
guère d’aller au-delà de la période historique10. C’est pourquoi elle propose
une méthode de calcul fondée sur le nombre de langues que l’on reconnaît
descendre d’un ancêtre commun11. On parvient ainsi à 132 000 ans pour
« l’âge linguistique du monde » dans l’hypothèse monogénétique [ibid.,
p. 139] et à 100 000 dans une hypothèse polygénétique comportant dix
familles primitives [ibid., p. 165]. En admettant que la méthode puisse
donner des ordres de grandeur, elle est largement arbitraire. Si une migration
que nous ne connaissons pas a rajouté des langues apparentées, cela rallonge
la période ; dans le cas contraire de la disparition de langues inconnues, elle
s’en trouve raccourcie. Ces deux facteurs permettent d’expliquer les
nombreux cas où les données archéologiques ne concordent pas avec le
calcul qui, dès lors, devient d’autant plus infalsifiable (on ne peut lui trouver
de contre-exemple) que l’on a retiré de son domaine le cas bien documenté
des langues indo-européennes.
Greenberg n’a jamais proposé une méthode de datation ; il s’est concentré
sur l’utilisation des vocabulaires pour améliorer les classifications linguis-
tiques (méthode dite « multilatérale »). En 1987, il propose de réduire les
langues amérindiennes à trois familles : eskimo-aléoute, na-dene, amerind.
Les critiques [Campbell 1988] ont été largement les mêmes que pour la
glottochronologie12 [Métoz 2005, p. 245-381] ; elles portent d’autant plus
qu’il n’a pas donné le matériel qui a servi de base aux regroupements et que
10. La perte de 20 % du vocabulaire par millénaire implique que l’on ne puisse remonter
à plus de 6 000 ans [Nichols 1998, p. 128].
11. On prend les grandes familles connues et on compte le nombre de branchements initiaux,
en excluant l’indo-européen, qui est trop « particulier » par rapport à ce qui se passe ailleurs
(sic !) ; on évalue le nombre moyen de branchements sur un ensemble de familles (Nichols a
pris celles de l’hémisphère nord, mieux documenté), ce qui donne un taux moyen de
dispersion (en l’occurrence 1,5) sur la période historique de 6 000 ans. Dès lors, lorsqu’on se
trouve en présence d’un nombre n de branchements, il suffit de diviser n par 1,5, et ainsi de
suite sur chacun des résultats jusqu’à ce que l’on trouve un nombre inférieur à 2, puis demul-
tiplier le nombre d’étapes par 6 000 pour avoir la datation de l’ancêtre commun [ibid., p. 136].
12. Greenberg s’est également attaqué aux langues africaines et indo-pacifiques. Dans ce dernier
cas, les résultats sont aussi controversés que pour le domaine amérindien. On a justement noté que,
dans le cas des langues africaines, sa classification est admise et concorde avec celle des autres
chercheurs. On ne peut pourtant en faire un argument pour la validité universelle de la méthode : ce
qu’il faut, c’est comprendre pourquoi celle-ci « marcherait » dans le cas des langues africaines.
Les limites des reconstructions linguistiques 335
13. « […] sound laws are discovered once one has identified a language family by means
of the method of comparison of basic vocabulary. »
14. Il s’agit de ce que l’on nomme la « loi de Meillet » pour l’arménien (par exemple, *dwoo
en proto-indo-européen donne erko, « deux », en arménien). Voir Lamberterie 1988, qui retrace
l’histoire de cette loi et de sa réception, tout en donnant une argumentation solide en sa faveur.
15. Ruhlen [2007, p. 379 sq.] donne des éclaircissements sur la façon dont il a procédé. Il a
d’abord choisi trente-six « sens fondamentaux, connus pour être très stables à travers les âges » ;
ensuite, pour chaque aire géographique, il a choisi douze langues qu’il ne connaissait pas ; il est
ensuite allé à la bibliothèque de Stanford et a cherché dans les dictionnaires de ces langues ; il a
regroupé tout cela dans une matrice de douze langues et trente-six sens, pour ne retenir en fin de
compte que « les douze mots donnant le témoignage le plus clair de la classification correcte ».
336 Démographie, migrations, langues
19. Dans les années 1990, les linguistes se livrent via Internet et un forum de discussion
(« Linguist List ») à une critique des méthodes utilisées par les protagonistes du retour à
l’origine des langues.
20. Le mythe d’un Jones découvreur du sanskrit et fondateur de la linguistique indo-euro-
péenne est largement refusé par les historiens des sciences du langage : le contact avec le
sanskrit (et son rapprochement intuitif avec le grec) remonte au XVIe siècle, et l’on a fait
remarquer que les méthodes de Jones s’apparentaient à celles de Court en comparant tout
et n’importe quoi [Metcalf 1984].
338 Démographie, migrations, langues
21. La révolution copernicienne a consisté à faire tourner la Terre autour du Soleil. Kant
a utilisé la métaphore pour désigner le renversement théorique provoqué par sa conception
de l’origine de la connaissance. Depuis, les épistémologues utilisent volontiers l’expression
« pré-copernicien » pour désigner un système scientifique obsolète. .
22. Ses démêlés avec les indo-européanistes sont rapportés comme « histoire d’une hysté-
rie » [Ruhlen 1994a, p. 76 sq.]. Il prend volontiers Meillet comme tête de turc [ibid., p. 78-
79] et se réfère à des sottises éculées sur le rôle de Jones comme « découvreur » du sans-
krit et de la linguistique comparée. Le seul argument intéressant est utilisé de façon purement
rhétorique, sans véritable argumentation ni évaluation de l’effet potentiel sur l’argumenta-
tion scientifique : le refus d’aller au-delà de l’indo-européen tient à l’européano-centrisme
et à la crainte de voir d’autres populations jouer un rôle prépondérant dans l’histoire de l’hu-
manité (Ruhlen s’appuie sur une citation de Sweet 1900).
Les limites des reconstructions linguistiques 339
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Les limites des reconstructions linguistiques 341
Idéologies et pouvoir
Diversité, différenciation
et diversification des agricultures
néolithiques
Marcel Mazoyer*
D’après les travaux des spécialistes, les plus anciennes formes de culture
et d’élevage ayant laissé assez de traces connues pour que nous puissions
nous en faire quelque idée aujourd’hui apparaissent comme concentrées
dans des aires peu nombreuses, peu étendues et très éloignées les unes des
autres. Distinctes, donc, ces formes diffèrent tant par les conditions écolo-
giques et les contextes techniques et culturels évolutifs existant dans ces
premières aires de néolithisation (que nous appellerons « foyers d’origine »
de l’agriculture néolithique) que par la gamme assez restreinte de plantes
cultivées et d’animaux élevés ou domestiqués à cette occasion. Dans ces
foyers d’origine, les acteurs de la néolithisation auraient été de petites socié-
tés de chasseurs-cueilleurs, exploitant la fertilité utile d’écosystèmes
sauvages peu ou pas modifiés et qui, en quelques générations, se seraient
transformées d’elles-mêmes en sociétés de cultivateurs-éleveurs exploitant
la fertilité utile d’écosystèmes cultivés, dérivés des précédents, modifiés et
entretenus par leurs soins.
En dehors de ces foyers, les formes d’agriculture répandues dans les
aires secondaires de néolithisation beaucoup plus vastes, que nous appel-
lerons « aires d’extension » de l’agriculture néolithique, sont généralement
plus récentes, et ce d’autant plus que l’on s’éloigne de ces foyers : les formes
développées dans un rayon de quelques centaines de kilomètres autour d’un
foyer présentent tant de traits communs avec les formes développées quelques
siècles auparavant dans ce même foyer que l’on s’accorde à les considérer
comme dérivées des premières. En revanche, les formes développées quelques
milliers d’années plus tard, à 1 000, 2 000, 3 000 kilomètres de là, dans des
conditions écologiques très différentes et dans des contextes techniques et
culturels beaucoup plus récents, sont de plus en plus nombreuses et dissem-
blables. Dans ces aires d’extension, les acteurs de la néolithisation auraient
été des segments de population agricole détachés des populations agricoles
préexistantes dans leurs régions d’origine et apportant leurs matériels,
espèces domestiques, savoirs et savoir-faire, qu’ils auraient sans cesse
adaptés et enrichis pour coloniser de nouveaux territoires : sans les partager
avec quiconque dans les territoires vides ou vidés de leurs populations ; en
les partageant parfois avec les populations de chasseurs-cueilleurs autoch-
tones préexistantes, progressivement acculturées ; ou en les combinant, le
cas échéant, avec les apports des populations autochtones en voie de néoli-
thisation.
Certes, les traces connues des premières formes d’agriculture néolithique
sont généralement trop discontinues pour que l’on puisse les décrire en
détail, mais elles sont néanmoins suffisantes pour que l’on puisse relever et
illustrer à grands traits leurs principales différences. C’est ce que nous essaie-
rons de faire ici dans un premier temps.
Sans doute les traces connues des formes d’agriculture néolithique
développées dans les aires d’extension sont-elles aussi trop discrètes pour
que l’on puisse retracer pas à pas leur long et large processus d’extension,
de différenciation et de diversification ; mais elles paraissent cependant
suffisantes pour permettre de caractériser à grands traits les principaux types
d’agriculture auxquels elles appartiennent. C’est ce que nous essaierons de
faire dans un deuxième temps.
Enfin, j’essaierai d’indiquer pourquoi le spécialiste d’agriculture comparée
et de développement agricole que je suis, qui ne saurait rien du Néolithique
sans les travaux des spécialistes, peut néanmoins avoir quelque chose à dire
sur ce sujet.
Diversité, différenciation et diversification des agricultures néolithiques 347
Figure 1 : « Foyers d’origine» et « aires d’extension » des agricultures néolithiques [source : Mazoyer, Roudart 2002].
Idéologies et pouvoir
Diversité, différenciation et diversification des agricultures néolithiques
349
Figure 2 : Carte schématique des formations végétales existantes, 10000 ans avant notre ère [source : Mazoyer, Roudart 2002].
350 Idéologies et pouvoir
Figure 3 : « Foyers d’origine » et « aires secondaires de domestication » [source : Mazoyer, Roudart 2002].
Idéologies et pouvoir
Diversité, différenciation et diversification des agricultures néolithiques 353
C’est ainsi que, il y a environ 7 000 ans, les régions sahariennes et arabo-
persiques, déjà déboisées, étaient en voie d’aridification. Dans quelques
zones privilégiées cependant, approvisionnées en eau par des nappes
souterraines ou des fleuves d’origine lointaine, les cultivateurs néolithiques
commencèrent de pratiquer des cultures irriguées en utilisant l’eau puisée
dans les nappes ou dérivées des eaux courantes, ainsi que des cultures de
décrue en utilisant l’eau accumulée dans le sol lors de la crue du fleuve.
De là sont nés les premiers systèmes d’agriculture hydraulique des vallées
inondables des régions arides, qui sont à l’origine des grandes civilisations
hydro-agricoles développées plusieurs siècles plus tard dans la vallée de
l’Indus, en Mésopotamie et dans la vallée du Nil [Mazoyer et Roudart 2002,
p. 191-198].
C’est ainsi encore que, mille ou deux mille ans plus tard, vers 5000 ans
avant le présent, les agriculteurs néolithiques des régions de mousson chaude
d’Asie initiaient de leur côté les premiers systèmes hydrorizicoles, qui furent
à l’origine des grandes civilisations hydrauliques d’Asie de l’Est, du Sud
et du Sud-Est. Cultivant depuis longtemps le riz pluvial sur abattis-brûlis
en terrain boisé, et le riz flottant (dont la tige spiralée se plie et se déplie
selon le niveau de l’eau) dans des zones marécageuses submergées plusieurs
mois par an, ces agriculteurs commencèrent à cultiver, les pieds dans l’eau,
des riz non flottants, peu tolérants aux variations du niveau de l’eau, en
aménageant de petites cuvettes (ou casiers) rizicoles, à fond aplani, entou-
rées de diguettes : les eaux de la saison des pluies remplissant à suffisance
ces casiers, et leur excès éventuel étant évacué en ouvrant vers l’aval des
brèches dans les diguettes. Capables de produire 200 à 300 tonnes de riz
paddy et de subvenir aux besoins d’une centaine de personnes par kilomètre
carré de casiers aménagés, soit trois ou quatre fois plus que les systèmes
de culture sur abattis-brûlis, ces premiers systèmes d’hydroriziculture ont
certainement contribué à l’importante augmentation de population qui eut
lieu dans plusieurs régions d’Asie à la fin du Néolithique [ibid., p. 179-183].
356 Idéologies et pouvoir
CONCLUSION
Trop discrètes, trop lacunaires, les traces connues des très diverses formes
d’agriculture néolithiques ne permettent ni de caractériser précisément
chacune d’elles en termes de système agraire ni d’en retracer la généalogie.
Pourtant, ces traces nous paraissent suffisantes pour que nous puissions les
Diversité, différenciation et diversification des agricultures néolithiques 357
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Les sanctuaires mégalithiques
de Haute-Mésopotamie
Harald Hauptmann*
Figure 2 : Göbekli Tepe (état de la recherche en 2007). Vue schématique des phases de construction
du Néolithique ancien (phase ancienne III, phase récente II) (d’après K. Schmidt).
Figure 3 : Göbekli Tepe. Vue de l’enclos circulaire B daté de la phase III. On distingue les piliers en
forme de T inclus dans le mur et les deux piliers centraux (cliché Euphrates archive, Berlin-Heidelberg).
Figure 4 : Göbekli Tepe. Enclos D, détail du pilier 43. Bas-relief représentant un vautour, d’autres
oiseaux, un scorpion et, en bas à droite, une figure humaine ithyphallique, sans tête.
Les sanctuaires mégalithiques de Haute-Mésopotamie 367
d’un être humain ithyphallique sans tête [Schmidt 2007, p. 93]. Cette sinistre
représentation d’un rapace en train d’attaquer un cadavre sans tête rappelle
la célèbre peinture murale du sanctuaire aux vautours de Çatal Höyük VII
[Mellaart 1967, p. 166-167]. On a interprété ces scènes comme une indication
que les populations du Néolithique tardif de Cappadoce exposaient leurs
morts aux vautours pour les décharner. Mais les représentations et les coutumes
de sépultures secondaires de squelettes sur d’autres sites témoignent plutôt de
rituels funéraires dans lesquels le vautour devait jouer le rôle de médiateur
entre le monde des vivants et le royaume de l’au-delà [Lichter 2007, p. 256-257].
Les pictogrammes sont une caractéristique singulière de cette imagerie
en relief. Outre des symboles que l’on retrouve à Tell ‘Abr, Jerf el-Ahmar,
et dans des périodes plus tardives d’Anatolie, comme la tête de taureau
(bucrane) isolée, des signes fréquemment rajoutés à la décoration des mono-
lithes représentent un H combiné avec un cercle et un croissant [Schmidt
2006, p. 226, ill. 80-81]. Ces symboles présumés astronomiques peuvent
aussi correspondre non pas à des hiéroglyphes mais à des emblèmes héral-
diques ; cependant, leur interprétation finale fait encore l’objet de débats.
Les piliers centraux de l’enclos D sont des monolithes sculptés de motifs
clairement anthropomorphes, comme on en trouve dans l’enclos F, peut-
être plus tardif, typique également des édifices cultuels de Nevali Çorı qui
datent du PPNB [Hauptmann 1993, ill. 16 ; id. 1999, p. 74-75 ; Schmidt
2006, p. 165]. Pour reproduire la silhouette d’une figure anthropomorphe,
le chapiteau du pilier fait office de tête, et le reste, de bras et de mains. Leur
importance considérable comme élément caractéristique d’une architecture
rituelle vient en support de l’idée que les « êtres-piliers » peuvent être inter-
prétés comme des totems de sociétés chamaniques, mais aussi comme des
ancêtres, des démons, des esprits surnaturels ou des gardiens. La pratique
consistant à encastrer des stèles ornées d’un vautour stylisé est attestée dans
le bâtiment communautaire EA100 de Jerf el-Ahmar, dans lequel on peut
voir comme une sorte de prototype datant du PPNA ancien des « êtres-
piliers » plus tardifs [Stordeur 2003, p. 28].
On trouve une série de sculptures assez grossières représentant des
bêtes de proie dans une attitude agressive, comme un lion, un léopard ou
un sanglier la gueule ouverte, qui rappellent leur équivalent en relief
[Hauptmann 1999 ; Schmidt 2006, p. 158 ; Hauptmann et Schmidt 2007].
Des prédateurs menaçants ornent également le haut des piliers ou les extré-
mités du seuil en forme de U. Les têtes humaines ou les masques sculptés
368 Idéologies et pouvoir
de taille variée rappellent les masques PPNB qui servaient peut-être à des
pratiques funéraires [Cauvin 1997, p. 158-159 ; Bar-Yosef 2003].
Les chasseurs-cueilleurs de la communauté de Göbekli Tepe fondaient
leur subsistance sur la collecte de céréales, de fruits et de légumes sauvages,
et sur la chasse à la gazelle (43 %), au bétail sauvage (20 %), à l’onagre
(10 %) et au sanglier (8 %). À ce stade des recherches, on n’a relevé aucun
indice d’activité agricole [Peters et Schmidt 2004 ; Peters et al. 2005].
Cependant, parmi les restes botaniques, des graines de céréales sauvages
natives du Karacadağ voisin ont été identifiées. Cette chaîne de montagnes
formée d’anciens volcans, culminant à une hauteur de 1 919 mètres, située
dans le piémont des Taurus, sépare les plaines d’Urfa et de Diyarbakır. Ce
n’est certainement pas l’effet d’une simple coïncidence si tous les importants
sites néolithiques acéramiques, comme Çayönü et Körtik Tepe [Özkaya et
Coşkun 2008], à l’est, et Göbekli Tepe, Karahan, Nevali Çorı et Sefer Tepe,
à l’ouest, sont regroupés autour de cette crête. Cette relation apparente entre
ces sites unis par un fondement économique identique va de pair avec des
pratiques rituelles uniformes, comme l’atteste l’érection de bâtiments
semblables dotés de piliers mégalithiques [Hauptmann 2007, p. 149-150].
Göbekli Tepe, avec son vaste complexe architectural sans le moindre
bâtiment résidentiel, représente un type encore inconnu de grand site datant
de la phase tardive du PPNA. Les affleurements de silex y étaient exploités
pour fabriquer des outils qui étaient distribués à travers les territoires voisins.
Le site servait à l’évidence de point de ralliement à une importante commu-
nauté de chasseurs-cueilleurs qui devaient contrôler le gibier de la région.
On y produisait des objets destinés au culte et on y entreposait les vivres
d’une société soudée par une organisation élargie. Ce genre de centre servait
de lieu d’échanges non seulement de produits, mais aussi d’idées. Des
groupes venus de sites voisins s’y retrouvaient à des dates précises pour y
accomplir des rites collectifs. L’établissement d’un centre de culte de cette
importance exigeait de la part de cette communauté, qui avait cessé d’être
égalitaire, non seulement une impressionnante efficacité, mais aussi une
organisation centralisée. Un statut social privilégié y était accordé au système
religieux et à une caste d’individus particuliers, capables d’accomplir les
rituels associés aux naissances, aux diverses initiations et aux décès. Ces
derniers jouissaient d’un pouvoir de contrôle sur la vie quotidienne et sur
l’économie, dominant ainsi la communauté. Ces lieux qui faisaient office
de centres de culte pour une communauté plus large, comme à Göbekli
Les sanctuaires mégalithiques de Haute-Mésopotamie 369
Tepe, devaient être un phénomène courant à cette époque ; ils devaient jouer
un rôle identique à celui des grottes franco-cantabriques du Paléolithique
supérieur.
L’émergence d’un nouveau mode de vie néolithique, fondé sur l’agri-
culture et l’élevage au cours du PPNB, au IXe millénaire avant notre ère,
est également associée au développement d’un nouveau type de maison.
Les communautés de plus en plus nombreuses nécessitaient une organisation
plus développée, que reflétait la construction de solides bâtiments rectan-
gulaires destinés à un usage permanent, abritant des enclos, divisés selon
leurs fonctions : espace de vie, préparation de la nourriture, stockage des
vivres. La notion de foyer, ou domus, est représentée par ce type de maison
répondant à un schéma tripartite qui semble avoir servi de prototype aux
impressionnantes « maisons longues » de la culture de la Céramique linéaire
d’Europe centrale.
Çayönü Tepesi, dans la province de Diyarbakır, est situé au bord d’un
affluent du Tigre supérieur qui arrose la plaine fertile d’Ergani, au sud du
piémont oriental des Taurus. Le tell couvre une surface de 30 000 m2
(350 mètres par 150) ; il représente un site clé de cette partie du Proche-
Orient au Néolithique ancien [Özdoğan1999]. Il n’existe nulle part ailleurs
en Haute-Mésopotamie de site comparable, où le développement du
Néolithique ancien, dans toute sa complexité, peut être observé sans inter-
ruption depuis 10300 à 7000 avant notre ère. D’une épaisseur de 6 mètres,
la stratigraphie comprend sept étapes évolutives du Néolithique primitif, la
sous-phase la plus ancienne étant représentée par des huttes rondes en
clayonnage enduit de torchis datant du PPNA. La période la plus remar-
quable de ces populations qui vivaient encore de la cueillette et de la chasse
(PPNB ancien) se distingue par l’apparition, dans la sous-phase 2, de
bâtiments rectangulaires en « grill plan » (« plan en grille »). La sous-phase 3
avec ses « basal pits » (« fosses basales ») est suivie de la sous-phase 4 avec
ses « channelled buildings » (« bâtiments à canaux ») montés en dur. Cette
étape se caractérise également par un schéma de peuplement radicalement
nouveau. La sous-phase 5 reflète une évolution vers les « cobbled paved
buildings » (« bâtiments pavés ») ; elle est suivie de la sous-phase 6 avec
ses « cell plan buildings » (« bâtiments à plan cellulaire ») du PPNB moyen
et tardif. La sous-phase 7, qualifiée de période de déclin du « mode de vie
PPN », est celle des « large rooms » (« grandes salles ») du PPNC. L’étape
suivante, du Néolithique tardif, voit l’apparition de la poterie.
370 Idéologies et pouvoir
piles de crânes et d’os longs. Les cryptes furent aussi utilisés comme sépultures
primaires, le bâtiment aux crânes faisant ainsi office de « maison des morts ».
À la suite de son incendie intentionnel et de son enfouissement sous un
amas de galets, un nouvel édifice cultuel, le « terrazzo building » (fig.5, 3),
fut érigé au début de la phase « cell plan » (sp. 6). Son plan rectangulaire
rappelle celui du « flagstone building » (« bâtiment dallé ») antérieur
[Schirmer 1983, p. 464-469 ; Bıçakcı 1998, p. 143]. La superstructure
consiste en un mur de pierre sur lequel fut monté un mur de brique crue,
une technique caractéristique de la phase « cell plan ». Le sol consiste en
deux couches de terrazzo posées par-dessus une couche de pierres bien
tassées. La couche supérieure du terrazzo est composée de petits morceaux
de pierre calcaire rosâtre mêlés à un mortier fait d’un mélange de chaux
vive et de chaux éteinte. L’utilisation de cette « haute technologie » est
caractéristique des édifices de culte identiques de Nevali Çorı ou de Yeni
Mahalle, à Urfa, mais l’insertion à Çayönü de deux lignes blanches paral-
lèles formées de petits bouts de pierre à chaux est insolite. Dans le coin
nord-ouest, une cuvette de forme arrondie fut insérée ; un fragment de
bassine avec un visage humain en relief est le seul objet sculpté de ces trois
bâtiments, ce qui étaye l’idée consistant à attribuer à ces structures une
dimension sacrée [Özdoğan 1999, ill. 43]. Le « terrazzo building » commu-
nique clairement avec la cour intérieure (plaza), qui est un espace ouvert
contenant dix monolithes dressés, alignés sur deux rangs, formant ainsi une
aire sacrée.
Situé dans la vallée voisine du Moyen Euphrate dans la province d’Urfa,
le site de Nevali Çorı est un bon exemple de communauté agro-pastorale
totalement développée au cours de la phase moyenne du PPNB [Hauptmann
1999]. Quatre phases de « channelled buildings » et une dernière phase avec
une maison en « cell plan » couvrent une période de temps comprise entre
8600 et 8000 ans avant notre ère. Cette période correspond aux sous-phases
des derniers édifices en « grill plan » et des premiers en « cell plan » de
Çayönü et Göbekli Tepe II.
À l’ouest de l’esplanade, on a dégagé une structure qui, en raison de sa
technique élaborée de construction et de son plan en carré aux angles
arrondis – qui rappellent les bâtiments communautaires ronds du PPNA –,
diffère clairement des maisons domestiques [Hauptmann 1993 ; id. 1999b ;
Hauptmann et Schmidt 1999]. Le successeur du premier « cult building »
(« bâtiment cultuel ») (II) était bien préservé. Son plan rectangulaire présente
Les sanctuaires mégalithiques de Haute-Mésopotamie 373
de Γ fut dressé dans le coin nord-est de l’édifice. Sous le podium avait été
Lors d’une phase ultérieure, un podium en pierre avec des stèles en forme
présentées de face, les bras levés, exécutent ce qui ressemble à une danse
rituelle. Au contraire, une gravure dynamique montrant des personnages
humains stylisés en train de courir en bondissant reflète sans doute une acti-
vité humaine plus essentielle : la chasse [Hauptmann 1999, ill. 17].
Les grandes figures de sexe masculin devaient à l’origine avoir été
prévues pour être installées dans les niches des « cult buildings ». Derrière
la nuque d’une tête plus large que nature, aux oreilles protubérantes et au
visage endommagé, on voit comme un serpent qui remonte – formant
comme une sorte de touffe de cheveux [ibid., ill. 19]. Cette partie d’une
sculpture était encastrée dans le mur derrière la niche du dernier bâtiment
de culte ; cette sorte de sépulture secondaire témoigne de son importance
ancienne et sacrée. Cette tête au crâne rasé avec un serpent ondulant comme
une natte de cheveux devait faire partie d’une statue d’homme qui devait
Figure 7 : Göbekli Tepe, phase II (PPNB moyen). Bâtiment rituel aux piliers aux lions et léopards
(cliché Euphrates archive, Berlin-Heidelberg).
Les sanctuaires mégalithiques de Haute-Mésopotamie 377
Figure 8 : Çatal Höyük (7400-6000 av. notre ère). Le “sanctuaire” VI.A.10 qui est plus vraisembla-
blement une maison particulière (d’après J. Mellaart 1967).
378 Idéologies et pouvoir
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Les pierres couchées de Belz
ou la découverte
d’un ensemble mégalithique
Stéphan Hinguant* et Christine Boujot**
sur les alignements de Carnac [Boujot et Mens 2000 ; Boujot et Lorho 2005].
Les résultats de ces travaux jettent les bases de nouvelles approches
fondées sur des analyses spatiales. Tous tendent à découvrir des systèmes
de relations géographiques et temporelles complexes entre les différentes
formes d’aménagements mégalithiques :
– entre alignements et tombes mégalithiques (alignement du Grand-
Menhir à Locmariaquer) [Cassen, à paraître] ;
– entre tertres funéraires, alignements et stèles gravées [Cassen et al.
2001] ;
– entre pierres dressées et environnement naturel [Sellier 1991 ; id. 1995].
De plus, les acquis obtenus par les recherches menées aussi bien
en Bretagne qu’en Corse, au Portugal et ailleurs, permettent également de
dégager quelques informations nouvelles concernant les liens entre la position
d’un site et les caractéristiques du paysage qui l’entoure [Le Roux 1999 ;
Defaix 2006 ; Bradley 2007 ; Calado 2007 ; D’Anna et Pinet 2007 ; Boujot
et al. 2009].
Les mégalithes
À ce jour, ce sont soixante blocs de pierre qui ont été dégagés, éparpillés
dans le plus grand désordre. Si l’on y ajoute les seize éléments qui composaient
la file détruite après l’incendie de 2003, le gisement porte un minimum de
soixante-seize monolithes qui, pour autant, ne correspondent pas tous obli-
gatoirement à des éléments ou des fragments de pierres dressées. Au début
de l’enquête, seules les seize pierres qui composaient le dispositif mégalithique
détruit ont pu être réellement reconnues comme vestiges d’un monument.
Aussi une attention particulière a-t-elle été portée au pourtour de chacun
des blocs, lequel a fait l’objet d’un décapage manuel approfondi, afin de
permettre les observations nécessaires à l’identification de fosses de calage
ayant maintenu les pierres en position dressée. De fait, le dégagement de
plusieurs structures de ce type, disposées à l’extrémité de certains des blocs,
a confirmé qu’ils avaient été érigés en station debout. À ces premiers éléments
s’ajoute la présence de pièces brisées, mais conservées en connexion avec
leur base encore fichée en terre, ce qui porte à vingt-cinq le nombre de pierres
correspondant aux restes d’un ouvrage de pierres dressées, peut-être abattues.
Pour aborder cette question de la chute des monolithes, une requête
spatiale concernant la face sur laquelle gisent les blocs a été effectuée. Elle
amène à constater que la majorité des blocs gisaient face d’arrachement
contre terre, ce qui rejoint un constat similaire effectué autrefois par J. Miln,
lequel observe que tous les menhirs tombés dans les alignements de
Kermario et du Ménec à Carnac le sont au nord ou au sud, chutés naturel-
lement suivant leur forme aplatie, tandis que ceux de même forme mais
couchés dans un autre sens ont été renversés et déplacés par les agriculteurs
et les carriers modernes [Miln 1881]. À Kerdruellan cependant, cet argu-
ment est nuancé par le fait que seule la moitié des blocs reposant sur la face
d’arrachement peut être considérée comme exempte de toute manipulation
ultérieure. L’orientation de la chute de la majorité des blocs complets dans
le sens de la pente, selon un axe nord-est/sud-ouest, pourrait corroborer
cette idée d’une chute naturelle, si cette hypothèse n’était contredite par
390 Idéologies et pouvoir
Au premier coup d’œil jeté sur ces blocs, nous avons enregistré une
grande variété de formes, des formes que nous avons pu organiser en
quelques grandes catégories morphologiques. Celles-ci se réfèrent à des
approches descriptives récentes établies à partir des observations menées
sur des ouvrages de pierres dressées comme ceux de Carnac, Erdeven
[Boujot et Mens 2000 ; Boujot et Lorho 2005] ou encore Renaghju et
I Stantari, sur le plateau de Cauria (Corse-du-Sud) [D’Anna et al. 2004,
p. 40-43], le principe et la terminologie étant ici toutefois réajustés en fonc-
tion des caractéristiques des pierres de Belz (dalle, écaille, bloc trapu…).
Une fois le bloc identifié par sa localisation, sa position et un certain
nombre de caractéristiques morphologiques générales, nous avons procédé
à un examen descriptif détaillé de chacune de ses parties (base, sommet,
fût, faces) : toutes les traces y ont été localisées, qu’elles soient naturelles,
accidentelles ou dues au travail de mise en forme. Mais, étant donné la
grande disparité des états de conservation, l’exercice s’en est parfois trouvé
singulièrement limité. En effet, de nombreux phénomènes d’altération ont
endommagé les états de surface (déchaussement de cristaux, détachement
d’écailles, usures allant jusqu’au polissage, surfaces lacérées de traces de
labours, surfaces « voilées »), sans qu’il soit toujours possible de distinguer
une surface originale travaillée ou brute d’une surface altérée. Cependant,
les effets de plusieurs processus d’altération ont pu être observés et reconnus :
écailles de desquamation, pierres arénisées, traces d’enlèvement intentionnel
ou de débitage, traces de météorisation post-mégalithique, traces de labours
ou encore traces de mise en forme (épannelage, martelage, plages polies).
Les pierres couchées de Belz 391
CONCLUSIONS
Références bibliographiques
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Grandes enceintes et rites
funéraires au Néolithique moyen
Anne Augereau*
Figure 1 : L’enceinte de Grisy-sur-Seine, en Seine-et-Marne. Elle est constituée d’un fossé continu (au
premier plan) et d’une palissade interne, ici implantée dans des trous de poteaux successifs
(traces circulaires). Dans les coupes du fossé, on discerne une partie plus claire vers l’intérieur, qui
correspond à l’effondrement dans la structure du talus érigé entre la palissade et le fossé (cliché
Daniel Mordant / CG 77, d’après Mordant 1988).
402 Idéologies et pouvoir
sur place, des quartiers de viande (dont il ne reste évidemment que les os),
des bucranes de bœuf, voire des animaux complets. Ces éléments se distin-
guent clairement de simples détritus et certains chercheurs les ont interprétés
comme des dépôts de fondation.
À partir de ce modèle fossé/palissade, on enregistre un certain nombre
de variations. Tout d’abord, le plan de la structure peut être circulaire (le
camp de l’Étoile, dans l’Oise, par exemple, fig. 2). Il peut aussi être arciforme,
s’appuyant sur un bras de rivière, ou encore trapézoïdal, accoté sur le rebord
d’une terrasse. On trouve des systèmes de fossés implantés sur un éperon
rocheux qu’ils barrent. Le fossé peut être double, triple, voire quadruple.
Parfois, la structure se limite à la simple palissade, sans fossé. Au Néolithique
moyen, les systèmes d’entrée sont généralement simples : ils se réduisent
bien souvent à une simple interruption du fossé et de la palissade, aux extré-
mités de laquelle sont implantés des poteaux plus forts recevant peut-être
un portique. On connaît aussi des couloirs, des chicanes formées par des
poteaux disposés en triangles.
Le statut et la fonction de ces sites restent encore en discussion. Diverses
hypothèses ont été émises : enclos à bestiaux, structures défensives, lieux
de rencontres ou d’échanges, centres cultuels, etc. Le fait est qu’il ne s’agit
Grandes enceintes et rites funéraires au Néolithique moyen 403
pas d’habitats ordinaires. Dans certaines vallées, l’Aisne par exemple, les
enceintes s’inscrivent dans un tissu d’occupations variées [Dubouloz 1989]
(fig. 3). De petits hameaux ouverts, répartis sur l’ensemble de la vallée,
constitueraient la trame de l’habitat. De petites enceintes, régulièrement
réparties sur le territoire, pourraient jouer le rôle de marqueur territorial et
la pauvreté des vestiges généralement rencontrés dans ces structures attes-
terait un habitat non permanent à vocation fédératrice pour un groupe humain
alentour. Enfin, de grandes enceintes, peu nombreuses, sont interprétées
comme des lieux de rassemblements périodiques où s’exprimerait réguliè-
rement, à l’occasion de cérémonies collectives, l’appartenance des individus
à un groupe social déterminé.
Si ce modèle repose sur des données encore trop partielles ou non vérifiées,
l’enceinte signale néanmoins un changement dans l’organisation sociale
des Néolithiques. Ici apparaît de manière évidente la notion de collectivité.
En effet, il est douteux que de tels ouvrages aient pu être édifiés sans un
regroupement des forces vives de la société. L’ampleur de certains monu-
Figure 3 : Restitution du modèle d’implantation humaine dans une vallée au Néolithique moyen
(dessin Gilles Tosello).
404 Idéologies et pouvoir
Figure 4 : Les structures empierrées de Villeneuve-Tolosane, qui ont pu fonctionner à la manière des
fours polynésiens (cliché Jean Vaquer, CNRS).
Figure 5 : La nécropole de Caramany, dans les Pyrénées-Orientales (cliché Alain Vignaud, Inrap).
408 Idéologies et pouvoir
LE CONTEXTE :
TERROIRS ET DIVERSIFICATION ÉCONOMIQUE
ce sont des semences peu exigeantes quant à la qualité des sols : leur culture
a permis d’emblaver des terrains jusqu’alors délaissés, ce que corrobore
d’ailleurs la plus grande ouverture du paysage que l’on perçoit dans les
diagrammes polliniques.
L’exploitation des animaux subit également des évolutions notables.
Tout d’abord, dans le Midi de la France, où la chasse gardait une certaine
importance dans le Néolithique ancien, le Néolithique moyen voit s’accroître
le nombre des bœufs, des moutons et des chèvres, ainsi que celui des porcs.
La part de la chasse diminue jusqu’à totalement disparaître dans certains
secteurs, comme les plaines rhodanienne et provençale. Ensuite, les élevages
ne sont plus destinés uniquement à la production de viande : on observe
une diversification de l’exploitation des cheptels, ce que certains chercheurs
regroupent sous l’appellation de « révolution des produits secondaires ».
Dans le Bassin parisien, par exemple, un certain nombre de bovins sont
abattus tardivement, vers quatre à cinq ans, ce qui serait une preuve indi-
recte de leur exploitation sur pied, pour le lait ou la traction. Dans le Sud,
les moutons et les chèvres fournissent non seulement de la viande, mais
également de la laine et des produits laitiers. On connaît aussi des sites où
la gestion des troupeaux témoigne d’un élevage fortement spécialisé : il en
est ainsi, par exemple, de la Grotte Murée, où une forte proportion de vieilles
bêtes marque une exploitation dominante pour la laine. Au contraire, d’autres
sites sont spécialisés dans les produits laitiers, comme l’atteste l’abattage
d’un tiers des petits encore au pis. Corrélativement, il est à noter que faisselles
et fusaïoles sont particulièrement nombreuses. Ces producteurs de fromage,
de laine, spécialisés, ont dû échanger une partie des fruits de leur labeur
pour se procurer d’autres biens nécessaires à leur subsistance. Parmi ceux-
ci, on peut citer, par exemple, les belles lames régulières en silex blond du
mont Ventoux (Vaucluse), produites par des artisans spécialisés selon des
techniques très complexes. L’économie autarcique, encore attestée pour de
nombreuses communautés, décline peu à peu. Une véritable gestion des
terroirs s’instaure, qui contraste avec la simple exploitation des territoires
prévalant auparavant [Helmer 1991].
410 La Révolution néolithique dans le monde
EN GUISE DE CONCLUSION
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Naissance des inégalités
et prémisses de l’État
Jean-Paul Demoule*
DE LA PRÉHISTOIRE À L’HISTOIRE
INNOVATIONS ET IDÉOLOGIES
TERRITOIRES ET MANIPULATIONS
OSCILLATIONS ET RÉSISTANCES
conjugales font partie des grands tabous d’une société dite d’information
qui ne cesse pourtant de parler de tout.
Il n’est pas déraisonnable de penser que des enquêtes pluridisciplinaires,
à la rencontre de l’archéologie, de l’anthropologie sociale, de la sociologie
et de la psychologie, sur la domination des hommes sur les femmes, auraient
beaucoup à nous apprendre quant à la domination exercée par une petite
partie des humains sur les autres humains.
En définitive, l’histoire est-elle morale ? À condition que résistances et
révolutions ne fabriquent pas de nouveaux systèmes totalitaires, elle témoigne
du moins de phénomènes réguliers de résistance, que l’archéologie doit
chercher à détecter et à décrire. Tout comme le Néolithique lui-même, le
développement des inégalités a résulté d’une pluralité de facteurs, avec des
conditions de possibilités d’ordre matériel – économie de production, pous-
sée démographique, pièges territoriaux – et des conditions d’ordre idéel –
culturelles, idéologiques, voire psychosociales. De fait, toutes les sociétés
néolithiques ont débouché sur des sociétés inégalitaires puis, à plus ou moins
brève échéance, sur des sociétés étatiques et urbaines. Ce n’était d’ailleurs
pas inhérent aux agriculteurs, car les sociétés de chasseurs-
cueilleurs du Jômon, dans le « piège » de leur archipel, ont développé
vers le terme de leur évolution des systèmes sociaux complexes avec des
évidences d’activités cérémonielles élaborées. Mais le Néolithique a exacerbé
le phénomène, précisément dans la mesure où il a éliminé toutes les autres
formes de sociétés et provoqué une poussée démographique continue. La
violence historique lui était intrinsèque. Et il y a bien, malgré des reculs
provisoires, un mouvement global vers une complexité sociale croissante.
Au regard de l’histoire, toutefois, la seule question vraiment intéressante
est la suivante : ces inégalités sont-elles une fatalité ? Les sociétés humaines
ont-elles le choix ? Ces oscillations, ces baisses régulières que l’on peut
constater dans les données archéologiques, et que l’on prolonge par les
données historiques, semblent indiquer que, parfois, un autre monde a été
possible.
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WRIGHT R. (2008), « La fin du progrès : les leçons de l’archéologie », in DEMOULE J.-P. et
STIEGLER B. (dir.), L’Avenir du passé : modernité de l’archéologie [actes du colloque
du Centre Georges Pompidou, novembre 2006], Paris, La Découverte, p. 62-73.
Tribus et États
Quelques hypothèses
Maurice Godelier*
propres, mais celles de leur lignage). Ils faisaient l’objet de dons de biens
ou de services, mais de manière très limitée, et cela plus par respect pour
leur fonction que pour leur personne. Enfin, les maîtres des initiations n’allaient
pas à la guerre pour ne pas risquer d’être tués avant d’avoir transmis leurs
secrets, sinon la tribu tout entière n’aurait pu, aux yeux des Baruya, continuer
d’exister. Autre privilège, ils pouvaient prendre femme sans être obligés de
donner en échange l’une de leurs sœurs ou toute autre femme de leur lignage.
de sel, qu’une division sociale du travail entre les sexes. Le fait pour un
homme d’être le représentant de son clan et de jouer un rôle important dans
les initiations des guerriers ou des chamans lui conférait du prestige et une
autorité certaine, mais rien de plus. Après comme avant les cérémonies, les
maîtres des initiations faisaient comme tous les autres Baruya. Ils abattaient
des arbres pour ouvrir des jardins dans la forêt, allaient à la chasse, construi-
saient eux-mêmes leur maison, etc. La seule chose qu’ils ne faisaient pas,
dans cette société guerrière, c’était d’aller combattre sur le champ de bataille,
de peur d’être tués et d’emporter avec eux les formules secrètes qui insuf-
flaient leurs pouvoirs dans les objets sacrés, les Kwaimatnié, utilisés pendant
les initiations.
À Tikopia, ce n’était pas la même chose. Les chefs, responsables des
rituels, faisaient l’objet de grandes marques de respect. Leur personne était
entourée de tabous. Ils cultivaient leurs jardins, mais les tâches les plus péni-
bles leur étaient épargnées. Mais surtout, ils étaient titulaires des droits sur
la terre, et ce sont donc eux qui accordaient aux familles la permission de
la cultiver telle ou telle parcelle. Au moment des récoltes, on leur en offrait
les prémices. De plus, les chefs, et particulièrement le Te Ariki Kafika, exer-
çaient un contrôle sur les activités productrices de l’ensemble de la population
en ouvrant ou en fermant par la pose et la levée de tabous le cycle des travaux
agricoles et des campagnes de pêche, qui venaient de ce fait s’encastrer
dans le cycle des rituels accomplis par les chefs pour œuvrer avec les dieux
au succès de ces activités.
Par rapport aux Baruya, nous assistons ici à une transformation fonda-
mentale de la société. Celle-ci ne se divisait pas seulement en clans, mais
également en deux groupes sociaux qui recoupaient les clans : le groupe
des chefs et de leurs descendants et le reste de la population devenu des
gens du commun. Comme le note Firth, la différence entre ces deux groupes
était, sur le plan politique et religieux, irréductible parce que fondée sur
la proximité des uns et la distance des autres par rapport à des ancêtres
divinisés alors que, dans le domaine économique, des richesses matérielles
et de la subsistance, les inégalités entre ces deux groupes n’étaient que de degré.
même formé une sorte d’État du fait qu’une chefferie avait réussi à se subor-
donner toutes les autres qui traditionnellement rivalisaient entre elles pour
le contrôle de ces dizaines d’îles. Toutes ces sociétés n’étaient plus, comme
à Tikopia, divisées entre les chefs et leurs lignées d’une part et le reste de
la population, mais étaient divisées, par exemple à Tonga, entre une sorte
de noblesse, hommes et femmes, les eiki, et le reste de la population. Comme
à Tikopia, une barrière absolue séparait les hommes et les femmes nobles
de Tonga des autres membres de la société, car ils étaient les seuls à posséder
dans leur sang le mana, les pouvoirs qui témoignaient de leur proximité
d’avec les dieux, au point que le Tu’i Tonga lui-même, le chef suprême de
Tonga, et sa sœur, la Tu’i Tonga Fefine, prétendaient descendre directement
du plus grand des dieux du panthéon polynésien, Tangaloa [Marsaudon 1998].
Cependant, à la différence des chefs de Tikopia, les eiki de Tonga dispo-
saient d’un pouvoir quasi absolu sur les personnes, sur le travail et sur les
biens des gens du commun qui vivaient sur leurs terres et appartenaient à
leur Kainga. Mais ces terres, ce pouvoir de vie et de mort, leur étaient
toujours délégués par le Tu’i Tonga, le chef suprême. Celui-ci recevait chaque
année des chefs des Kainga les prémisses de leurs récoltes ou les plus beaux
produits de leur pêche. Nous ne sommes donc plus à Tikopia, où les chefs
continuaient à participer en partie aux diverses tâches productives qui leur
procuraient les conditions matérielles de leur existence sociale. À Tonga,
les eiki, les nobles, hommes et femmes, ne travaillaient pas. Ils faisaient la
guerre ou participaient aux côtés du Tu’i Tonga aux rites complexes adressés
aux dieux, et ils exerçaient sur tous les autres groupes sociaux des pouvoirs
politico-religieux qui les réunissaient en un tout qu’ils gouvernaient et repro-
duisaient sous la souveraineté du Tu’i Tonga.
Quelles sont donc les causes qui ont entraîné cette double transformation,
et avec elle l’apparition de formes nouvelles d’organisation de la société,
divisée cette fois non plus seulement en clans et en lignages, mais en groupes
sociaux aux fonctions distinctes qui leur attribuent des droits et des devoirs
distincts et une place différente au sein d’une hiérarchie au sommet de
laquelle un ou plusieurs groupes gouvernent et dominent le reste de la
société ?
Or la réponse à cette question était déjà là, sous nos yeux. Ce qui a
Tribus et États. Quelques hypothèses 435
Ici, nous nous retrouvons sur un terrain commun familier aux ethnologues,
aux historiens et aux archéologues. Faut-il évoquer l’organisation de l’Inde
védique en quatre grandes catégories d’humains, les quatre varna, au sommet
desquelles sont les brahmanes, spécialistes des sacrifices aux dieux et aux
ancêtres ? Au-dessous d’eux sont les Kshatrya, les guerriers dont la fonc-
tion est de pouvoir faire couler le sang des hommes. Et, seul parmi les guer-
riers, le Raja, le roi, pouvait à la fois participer à certains des rites célébrés
par les brahmanes et participer aux combats sur les champs de bataille. Au-
dessous encore sont les Vaishyas, les gens qui travaillent la terre et nourris-
sent toutes les castes. Au-dessous d’eux sont les Shudras, les « derniers des
hommes », qui sont à la plus grande distance pensable des brahmanes, appe-
436 Idéologies et pouvoir
lés parfois « des dieux qui vivent sur la terre », et entre ces deux extrêmes
s’accumule une multitude de castes (jati), chacune spécialisée dans une
tâche qui lui confère un degré particulier de pureté ou d’impureté qui la
sépare des autres et la hiérarchise par rapport aux autres.
Avec l’Inde des castes, nous avons affaire à une société où tous les
groupes sociaux dépendent, pour se reproduire, matériellement mais aussi
socialement, des castes engagées dans la production agricole et artisanale.
Mais, là encore, alors que les rapports économiques fournissent une base
matérielle commune à tous ces groupes sociaux, ce qui n’était pas le cas
chez les Baruya ni à Tikopia, ce ne sont évidemment pas ces rapports
économiques qui ont engendré le système des castes. Ce sont la genèse
historique et le développement social des castes, c’est-à-dire d’une organi-
sation politique et religieuse de la société, qui ont donné aux activités
économiques leur dimension et leur importance sociale et religieuse selon
la nature matérielle de ces productions de biens ou de services (par exemple
le statut des castes de forgerons ou celui des castes de fossoyeurs, selon le
degré de pureté ou d’impureté impliqué par ces activités dans une perspective
religieuse).
Faut-il accumuler d’autres exemples encore, mentionner Pharaon, dieu
vivant parmi les hommes, né de l’union de deux divinités, Isis et Osiris, un
frère et une sœur, et dont il reproduisait l’union en épousant lui-même sa
sœur ? Pharaon dont le souffle, Khâ, était censé animer tous les êtres vivants
jusqu’au plus minuscule des moucherons, et qui chaque année remontait le
Nil sur sa barque sacrée pour demander au dieu du fleuve de faire couler à
nouveau ses eaux chargées de limon pour fertiliser les champs des paysans
et leur assurer d’abondantes récoltes. Ou faut-il faire venir devant nous l’em-
pereur de Chine, le Wang, « l’Homme unique », seul habilité à accomplir
les rites et à lier la terre au ciel et qui avait reçu du ciel le mandat qui l’au-
torisait et l’obligeait à gouverner la terre et ses habitants, humains et non-
humains ? L’empereur pilier de la Chine et la Chine centre de l’univers.
Arrêtons-nous là. En fait, l’exercice de ces fonctions religieuses et
politiques est apparu au cours de l’histoire et dans de nombreuses sociétés
comme une activité bien plus importante pour les membres d’une société
que les activités plus modestes et aux résultats facilement visibles que sont
les diverses activités productrices des conditions matérielles de l’existence
sociale des humains, l’agriculture, la pêche, la chasse, etc. Le « travail avec
les dieux » des chefs et des prêtres ne devait-il pas apporter à tous prospérité
Tribus et États. Quelques hypothèses 437
Notre analyse nous amène à conclure que la naissance des classes et des
castes fut un processus sociologique et historique qui a impliqué à la fois
le consentement et la résistance de ceux auxquels la formation de ces
nouveaux groupes sociaux dominants faisait peu à peu perdre leurs anciens
statuts et repoussait vers le « bas » de la société et de l’ordre cosmique.
Consentement parce que le partage du même univers de représentations
imaginaires des forces qui dirigent l’univers pouvait faire espérer prospérité
et protection pour tous grâce aux activités rituelles et de commandement
d’une minorité désormais totalement séparée de toute activité matérielle.
Résistance parce que le prix à payer fut, pour le plus grand nombre, la perte
progressive de leur contrôle sur les conditions mêmes de leur existence et
sur leur propre personne. Et quand leur résistance empêchait tout consen-
tement, le processus de formation des classes s’arrêtait ou continuait mais,
cette fois, par le recours à la violence de la part des dominants, des gouver-
nants, pour briser cette résistance. Consentement et violence, telles sont les
deux forces qui ont joué leur rôle dans la naissance et le développement des
ordres, des castes et des classes et, dans ce couple, le consentement a dû
souvent peser plus que la violence.
Finalement, nous pensons avoir montré que, de tous les rapports sociaux
qui existent et forment le contenu historique de notre existence sociale,
seuls les rapports que nous appelons en Occident politico-religieux ont la
capacité de fabriquer des sociétés, dans la mesure où ils rassemblent et
438 Idéologies et pouvoir
les villes et les autres dans les campagnes. Tout cela est connu et fournit en
permanence les matériaux et les raisons d’un dialogue entre archéologues
et anthropologues. C’est à ce dialogue que j’ai voulu contribuer.
Références bibliographiques
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FIRTH R. (1967a), The Work of the Gods in Tikopia, Londres, The Athlone Press.
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HAYDEN B. (2008), L’Homme et l’inégalité : l’invention de la hiérarchie durant la Préhistoire,
Paris, CNRS (Le Passé recomposé).
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Polynésie occidentale (Tonga, Wallis et Futuna), Paris, CNRS et Maison des sciences
de l’homme.
CINQUIÈME PARTIE
L’héritage du Néolithique
De l’arbre du primate explorateur
au réseau génétique humain :
filiations et migrations
André Langaney*
des humains de ceux des grands singes africains ne s’est pas faite par une
suite de séparations dichotomiques, mais que des pré-espèces, constituant
des populations déjà séparées, ont continué à s’hybrider sporadiquement et
à échanger du matériel génétique pendant plusieurs millions d’années. En
particulier entre pré-humains et pré-Chimpanzés d’un côté, pré-Chimpanzés
et pré-Gorilles de l’autre. Une conséquence de ces hybridations prolongées
entre ancêtres des humains et des grands singes est que le groupe des
Homininés, censé ne comprendre que des espèces du genre Homo et de
genres fossiles proches, n’est pas monophylétique et n’est donc pas un bon
taxon. En fait, on peut noter qu’il a surtout été créé pour maintenir une
séparation théorique entre les humains et les presque humains d’un côté,
les grands singes de l’autre, bref, pour nier une fois de plus notre animalité !
L’histoire des espèces d’Hominidés, comme celles d’autres groupes de
Mammifères, est donc une divergence en réseau qui fait que les « arbres
phylogénétiques » exacts reconstitués pour divers chromosomes, caractères
ou séquences d’ADN ne sont pas les mêmes et ne décrivent pas correcte-
ment la divergence des espèces. Comme cela remet en cause le dogme fonda-
mental du « cladisme » – qui veut que les espèces ne se séparent qu’une
seule fois, par dichotomie, définitivement et vite –, les zoologistes intégristes
préfèrent ignorer ce genre de donnée [Lecointre et Le Guyader 2001].
L’apparition de langages à double articulation – au sens linguistique et
non phonologique – est totalement incomprise et non datée, faute de données
directes. La colonisation de six continents de la planète par des sapiens
sapiens cueilleurs-chasseurs paléolithiques a pris plus de cent mille ans et
est encore très mal documentée, de même que l’histoire des divergences de
ces populations anciennes, leurs structures et leurs parentés génétiques, au
sens de Gustave Malécot [Malécot 1948 ; Morton et al. 1971] (et non de
Lévi-Strauss !). Les modes de subsistance, l’épidémiologie, les économies
et les techniques du Paléolithique, malgré d’énormes efforts de recherche,
restent assez mystérieux. Alors que connaître l’histoire épidémiologique du
passé, par exemple, aurait un intérêt fondamental pour la médecine
aujourd’hui.
Les raisons de ces ignorances sont simples : en changeant tout de la
démographie, de la génétique des populations et des économies humaines,
la néolithisation a effacé, dilué ou masqué la préhistoire antérieure et les
modalités des très grands événements qui s’y sont produits.
De l’arbre du primate explorateur au réseau génétique humain 445
AVANT LE NÉOLITHIQUE
séparées par de longues durées et surtout pas la preuve d’une origine « multi-
régionale » des humains modernes.
2. L’augmentation des effectifs des agriculteurs a entraîné la destruction
massive des forêts et l’élimination rapide des chasseurs-cueilleurs partout
où l’agriculture était possible : la compétition des deux modes de vie
tournait fatalement au profit de ceux qui pouvaient être beaucoup plus
nombreux sur le même territoire.
La destruction des paysages « naturels » sur laquelle tant se lamentent
aujourd’hui n’est donc que la poursuite, accélérée sur ses marges et sur sa
fin, de la destruction des faunes et des flores paléolithiques initiée, petit à
petit au début, par la néolithisation.
On en retiendra que les accusations souvent retenues contre des pays du
Sud qui ne « protégeraient pas » leurs ressources naturelles et leur biodi-
versité sont pour le moins cyniques de la part de nos populations du Nord :
elles ont connu, depuis longtemps, les mêmes étapes de transformations
liées au passage massif à l’agriculture et à l’augmentation sans précédent
des effectifs et des densités humaines et ne se sont pas mieux comportées.
3. L’augmentation des productions, la constitution de stocks et le
commerce, joints à la constitution de grandes communautés rurales, puis
urbaines et politiques, ont conduit à la spécialisation et à la diversification
des activités professionnelles et à un développement sans précédent des
inégalités. Nous ne développerons pas ici cet aspect, traité ailleurs dans ce
volume [voir Godelier ; voir aussi Demoule].
UN BILAN SPECTACULAIRE
Références bibliographiques
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452 L’héritage du Néolithique
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replacement theory », Science, 291, p. 293-297.
La révolution néolithique et les
mythologies de la faute
Roland Schaer*
Dieu dit : « Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce :
bestiaux, bestioles, bêtes sauvages selon leur espèce », et il en fut
ainsi. Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon
leur espèce et toutes les bestioles du sol selon leur espèce, et Dieu
vit que cela était bon.
Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressem-
blance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel,
les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui
rampent sur la terre. »
Dieu créa l’homme à son image,
La révolution néolithique et les mythologies de la faute 455
Trois temps, donc : la création des animaux selon leur espèce ; celle de
l’homme – et de la femme – à la ressemblance du Créateur ; enfin la
promesse faite aux hommes de proliférer, grâce à la domination sur les
animaux et à la donation des végétaux.
Mais, vous le savez, à ce récit vient s’adjoindre un second récit de
création, qui raconte cette fois la mise à l’écart de l’homme, chassé de sa
première proximité avec le divin. Ce récit présente des analogies avec
d’autres mythes, grecs cette fois, dont on trouve les éléments dans les
poèmes d’Hésiode, nommément La Théogonie et Les Travaux et les jours.
Ce sont des récits qui racontent comment a été instaurée la condition
humaine présente, à la suite de quels événements, de quelles querelles et
de quelles tractations elle est advenue. Ces événements consistent en une
redistribution des places et des rangs (une affectation de lots, une distribution
de parts), d’une part entre le divin et l’humain, d’autre part entre les humains
et les autres vivants.
Pour dire les choses de manière extrêmement schématique : l’humain
est mis à l’écart du divin, chassé d’une proximité originaire, le jardin d’Éden
dans la Genèse, la table des Immortels chez Hésiode (car il s’agit de se
nourrir). Et l’instauration de cette mise à distance s’accompagne d’une
nouvelle contrainte, celle du travail agricole conçu comme une peine à
travers laquelle les hommes doivent souffrir pour s’approprier des bêtes et
des plantes. Cette peine est devenue la nouvelle condition de la survie, une
fois abolie l’ancienne générosité du paradis ou de l’âge d’or, où tout était
naturellement mis à portée des hommes. Les biens nourriciers ne sont plus
donnés, c’est à nous de les produire, au prix du travail. Cette peine est un
effort et un châtiment ; elle est en même temps, au sens juridique, une dette
à l’égard du divin, dont la réparation passe par le sacrifice. La nouvelle
condition humaine, telle qu’elle est désormais qualifiée dans l’échelle des
456 L’héritage du Néolithique
êtres, est donc doublement détériorée : dans son rapport au divin, qui l’écarte,
dans son rapport à la nature vivante, qui ne se donne plus. Pour ce qui est
d’Hésiode, je vous renvoie à l’admirable analyse qu’en fait Jean-Pierre
Vernant dans l’article intitulé « À la table des hommes – Mythe de fonda-
tion du sacrifice chez Hésiode » [Detienne et Vernant 1979].
C’est sur cette question du sacrifice que j’aimerais maintenant attirer
votre attention.
Que s’est-il passé quand nos ancêtres se sont mis à élever des animaux ?
Je prétends qu’ils ont étendu à des bêtes la sollicitude qu’ils accordaient
jusqu’alors principalement aux petits d’hommes. Cultiver, élever, c’est, je
crois, instaurer avec d’autres êtres vivants une relation dont le modèle se
trouve dans les soins parentaux, dans ce répertoire de gestes et d’attentions
qui font qu’un être vivant adulte peut répondre, autant qu’il est en lui, de la
génération, de la survie et du développement d’un autre être vivant. D’un
autre être vivant, d’un être naissant qui est, lui, fragile, précaire, vulnérable,
incapable d’assurer sa survie par lui-même, dépendant de la sollicitude d’un
autre. Un être dont la survie est hautement improbable.
Tenir l’œuf ou le petit à l’abri des prédateurs, monter la garde ; assurer
à l’embryon, par incubation ou gestation interne, la chaleur dont il a besoin ;
apporter à la progéniture la nourriture que les petits ne savent pas se procurer
par leurs propres moyens ; éventuellement leur transmettre, pour les rendre
plus rapidement autonomes, les savoir-faire qu’on a appris des dangers de
l’existence : telles sont les actions, repérables chez mille espèces animales
et humaines, qui constituent les soins parentaux. J’appelle « culture » ce
souci de la « nature », ce souci que les Grecs appelaient phusis : ce qui fait
que ça naît et que ça pousse. On sait que le philosophe Hans Jonas y voit
la matrice de la responsabilité, comprise comme la relation dissymétrique
à travers laquelle un vivant peut répondre d’un autre. Je voudrais d’abord
suggérer qu’en étendant notre responsabilité au-delà de la sphère de nos
petits, en devenant plus largement comptables de l’avenir de ce qui vit, nous
avons, en quelque sorte, goûté au fruit de l’arbre de la connaissance du bien
et du mal : responsabilité.
Au passage, rappelons que souvent la domestication fragilise à ce point
les espèces sélectionnées et transformées par l’élevage qu’en effet, comme
par une sorte de régression qui aurait fait d’animaux adultes des enfants
pour toujours, les bêtes d’élevage ne peuvent survivre qu’à condition d’être
protégées par leurs maîtres.
La révolution néolithique et les mythologies de la faute 457
Références bibliographiques
DETIENNE M. et VERNANT J.-P. (1979), La Cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard.
Faire société avec les animaux
Dominique Lestel*
animaux ont toujours cohabité d’une manière ou d’une autre avec Homo
sapiens. Si l’hypothèse de l’archéologue britannique S. Mithen est juste,
une différence majeure entre Homo sapiens et Homo neandertalis réside
dans l’incapacité de ces derniers à développer des projections anthropomor-
phiques sur l’animal. Bien qu’il n’aborde pas la question, Mithen met en
évidence une caractéristique qui me semble essentielle pour établir les proxi-
mités complexes avec l’animal qui conduisent à la domestication : la capa-
cité anthropomorphique est requise pour vivre avec l’animal. Si le
Néolithique est donc bien à l’origine de la domestication, d’une façon ou
d’une autre (ou plus exactement, visiblement, d’une façon et d’une autre),
une question intéressante à propos de l’héritage de ce moment si créatif de
l’histoire est de se demander ce que devient la question de la domestication
aujourd’hui.
Laisser toute initiative à l’humain est peu réaliste pour penser la domes-
tication. Pour commencer, beaucoup d’animaux sont intéressés par l’humain.
On a relevé que les rennes aimaient l’urine humaine et que les serpents
étaient attirés par les recoins sombres des habitations et les petits rongeurs
qui y pullulent. Beaucoup d’animaux vont au-devant de l’humain et les
capacités culturelles de certains animaux leur permettent par ailleurs de
s’habituer à des modes de vie très différents de ceux auxquels ils étaient
habitués. Sans aller jusqu’à parler de contrats domesticatoires entre humains
et autres animaux, on doit souligner que le phénomène domesticatoire doit
plus généralement être compris au sein d’agencements multiples entre
hommes et autres animaux, et de proximités multiples et entrecroisées. On
peut difficilement comprendre le phénomène domesticatoire sans faire
référence à un autre phénomène tout aussi problématique, qui est celui des
animaux commensaux, c’est-à-dire des animaux qui vivent avec les humains
sans être pour autant domestiqués – et qui sont souvent rarement bienvenus
chez les humains. On peut citer par exemple le travail d’I. Lackman sur les
babouins commensaux d’Arabie saoudite. En d’autres termes, plutôt que
d’opposer d’un côté des animaux domestiques et de l’autre des animaux
sauvages, je proposerai de penser la proximité plus ou moins grande des
animaux non humains avec l’humain, avec des animaux très dépendants,
comme certains chiens, d’un côté du spectre, et des animaux avec une proxi-
mité quasiment nulle de l’autre côté du spectre. On peut toujours dire qu’il
existe des formes de domestication qui ne requièrent qu’une proximité
physique très faible entre l’homme et l’animal. Mais, même très faible, ce
contact physique existe toujours et il se renouvelle régulièrement. On peut
difficilement parler de domestication autrement. Ce qui caractérise en géné-
ral l’animal sauvage est précisément l’évitement du contact physique. Quand
celui-ci commence à se produire, l’animal n’est déjà plus tout à fait sauvage.
464 L’héritage du Néolithique
a par exemple été étonné par les différences qui séparent leur notion de
cruauté vis-à-vis de l’animal de celle des Occidentaux [Flannery 1998]. Il
évoque par exemple des chasseurs portant des opossums ou des wallabys
vivants avec des membres cassés ou même des intestins et des yeux qui
pendent. Les oiseaux étaient plumés et ébouillantés vivants de façon routi-
nière. Des cochons étaient aveuglés avec des limes pour se trouver dans
l’impossibilité de s’enfuir. Pour Flannery, ces attitudes barbares devaient
être courantes au cours du Pléistocène tardif.
10
Toute domestication d’un animal s’appuie par ailleurs sur une domesti-
cation de l’humain par lui-même. C’est un lieu commun de l’anthropologie
philosophique allemande de l’entre-deux-guerres. Mais, au lieu de se
lamenter sur cette situation, Shepard adopte un angle oblique par rapport
à celui des philosophes, en s’intéressant à l’origine de cette domestication
et en estimant qu’Homo sapiens est le seul animal à être entré dans la
domestication de son plein gré ; tous les autres y ont été contraints. L’idée
est intéressante, parce qu’elle est éclairante sans être moralisatrice. L’animal
ne peut en effet être domestiqué que si l’humain fait les bons gestes et adopte
les bonnes attitudes, et cet auto-apprentissage relève d’une certaine auto-
domestication. La domestication de l’homme est double : celle de l’animal
sur l’homme, d’une part, et celle de l’homme par lui-même pour domesti-
quer l’animal, d’autre part. Dans cette perspective, les éthologues constituent
de très bons sujets d’étude pour aider à comprendre les origines de la domes-
tication, car ils sont précisément confrontés à ces problèmes d’approche,
d’habituation et de familiarisation qui auraient pu donner naissance à la
domestication. Shirley Strum avec les babouins, Joyce Poole avec les
éléphants ou Jane Goodall avec les chimpanzés sont exemplaires de ce point
de vue. Ces femmes n’ont pas domestiqué les animaux qu’elles observaient,
mais elles ont dû adopter pour les approcher des procédures voisines de
celles qui ont peut-être donné naissance à la domestication. À travers ces
exemples, on perçoit très bien que l’approche de l’animal et son habituation
constituent en particulier des procédures de maîtrise raisonnée des corps
humains.
Faire société avec les animaux 467
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sont plutôt maternantes, même si cette maternance n’est pas toujours très
douce et si elle est sans doute largement culturelle.
2. La seconde idée reçue est que le rapport domesticatoire est un rapport
purement utilitariste. Il est au contraire extrêmement symbolique, psychique,
psychologique et culturel, et il s’ancre dans un imaginaire profond, même
s’il repose sur des bases biologiques qu’il conviendrait d’ailleurs de déter-
miner plus finement. On ne domestique pas un animal parce qu’on veut telle
chose ; on établit un rapport domesticatoire avec des animaux avec lesquels
on a déjà établi une grande proximité et avec lesquels on vit déjà.
18
Références bibliographiques
ARCHER J. (1997), « Why do people love their pets », Evolution and Human Behavior, 18,
p. 237-259.
FLANNERY T. (1998), Throwing Way Leg, Melbourne, Text.
FROHOFF T. et PETERSON B. éd. (2003), Between Species: Celebrating the Dolphin-Human
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HIRATA S., YAMAKOSHI G., FUJITA S., OHASHI G. et MATSUZAWA T. (2001), « Capturing and
toying with hyraxes (Dendrohyrax dorsalis) by wild chimpanzees (Pan troglodytes) at
Bossou, Guinea », American Journal of Primatology, 53, p. 93-97.
472 L’héritage du Néolithique
sont toujours possibles, et il est des aires où les datations demeurent assez
flottantes, sinon imprécises. On l’a vu avec les dernières datations des
plantes autrefois mises au jour par MacNeish au Mexique, plus récemment
avec la révision de la chronologie de la domestication des piments en
Amérique du Sud, contestant les dates hautes de la grotte Guitarrero au
Pérou.
Si nous focalisons à présent sur chacun des foyers reconnus, des
incertitudes demeurent. Si, de façon globale, le Levant nord, en gros Turquie
du Sud-Est / Syrie de l’Euphrate, semble présenter les indices les plus
fiables en faveur des prémices de la domestication animale, la question est
moins nette pour l’agriculture. Certains botanistes défendent l’idée d’expé-
riences multipolaires. Et le rôle pionnier du Levant sud a été souligné à
plusieurs reprises par des auteurs comme S. Colledge, qui fait observer que
les premières céréales manifestement domestiques, sur la charnière
PPNA/PPNB ancien, se trouvent plutôt dans le Levant sud.
Ce débat sur le ou les épicentres existe aussi en Chine. Si les cultures
néolithiques se sont épanouies le long du fleuve Jaune – l’aire du millet –
et du Yangzi – le domaine du riz –, l’idée de deux foyers distincts de domes-
tication a alimenté des controverses et forte est la présomption en faveur
d’une unique émergence dans la zone intermédiaire (vallée Huai, dans le
Henan, autour notamment du site Peililang de Jiahu). En Amérique, si l’accord
se fait autour de la mise en culture de plantes autochtones à la fois au
Mexique et dans les Andes et leurs marges, les problèmes liés à la domes-
tication du maïs font toujours débat. Son épicentre mexicain d’abord est à
circonscrire, les dernières propositions le situant sur la côte pacifique, dans
le secteur du fleuve Balsas. D’autre part, on discute toujours autour de son
apparition en Amérique du Sud : transfert méso-américain ou domestication
autonome à partir d’espèces primitives autochtones ? Même imprécision
pour le berceau du manioc.
Dans l’Ancien Monde, on a vu aussi le cœur de la domestication du
sorgho fluctuer de l’Afrique de l’Est, où se trouve sans doute l’épicentre, à
la péninsule Arabique, au gré des découvertes archéologiques. Ne nous
voilons pas la réalité : si les cadres globaux sont à peu près correctement
fixés, il y a beaucoup d’incertitudes de détail : mécanismes biologiques de
la domestication, tempo des avancées techniques au sein des microcosmes
expérimentateurs dans leur cadre social et symbolique, précisions chrono-
logiques mieux assurées afin de parvenir à une vision comparative mondiale
476 Épilogue
TECHNIQUES ET ENVIRONNEMENT
ment pour les espèces qui ont pu avoir plusieurs centres de domestication
comme un seul foyer : c’est le cas des courges, des haricots, à la fois au
Mexique et dans les Andes. Compliquant le tout, des fusions interviennent
aussi entre tentatives locales et propagations plus ou moins rapides d’es-
pèces déjà domestiquées.
Venons-en aux tempos de la dispersion. J’ai, à propos de l’Europe,
contrairement au modèle de propagation régulière évoqué par Ammerman
et Cavalli-Sforza, mis l’accent sur certaines pauses dans la diffusion qui,
parallèlement, s’opèrent en des points qui sont des lieux de remodelage
culturel. J’ai parlé d’arythmie car il y a ainsi des secteurs où la mécanique
« coince » quelque temps avant de repartir de plus belle : sur le plateau
anatolien, sur le Danube, en Grèce de l’Ouest, dans la grande plaine du nord
de l’Europe, selon des accalmies plus ou moins longues. Mais c’est peut-
être le delta du Nil qui fournit l’exemple le plus étonnant de ces blocages,
puisque les acquis du PPNB y feront antichambre pendant près de deux
millénaires avant d’y être admis. On peut, dans ce cas précis, proposer pour
expliquer ce refus momentané une hypothèse environnementale : dans le
contexte de la vallée du Nil et de ses ressources, la production ne s’imposait
pas aux épipaléolithiques locaux.
Il en a certainement été de même au Japon tout au long du Jômon. Il est
aussi des régions où ces refus n’ont jamais été levés, comme en Californie.
À l’opposé, on ne peut qu’être surpris par la rapidité de certaines propaga-
tions : ainsi de l’expansion agricole bantou du lac Victoria jusqu’en Afrique
du Sud : 3 500 kilomètres en un millénaire (mais, il est vrai, dans un contexte
de l’âge du Fer). Une vitesse plus étonnante encore, dans le Pacifique,
concerne, dans la seconde moitié du IIe millénaire, l’expansion Lapita depuis
les îles de l’Amirauté jusqu’à Samoa : quelque 6 000 kilomètres en cinq
siècles !
Dans les régions où cette propagation s’est effectuée sur des terres
vierges ou peu peuplées, la « colonisation », si l’on peut employer ce terme,
s’en est trouvée facilitée. Ailleurs, il a bien fallu composer avec les autoch-
tones. Bien des modèles, en Europe notamment, ont été proposés quant à
ce face-à-face chasseurs-agriculteurs autour de la notion de frontière
mouvante : cohabitation pacifique, adoption graduelle de la nouvelle économie
(comme le modèle « dual » espagnol), mariages, métissages, acculturation,
conflits, élimination physique, etc. Chacun de ces scénarios pèche certai-
nement par réductionnisme. Sur toute la ceinture périphérique de l’Europe
Une révolution «humaniste» 481
nous entrons dans un champ spéculatif, c’est-à-dire dans une démarche qui
n’est pas celle de l’archéologue puisqu’il s’agit le plus souvent de recons-
tructions fondées sur une approche régressive, forcément hypothétique. Dès
lors, l’archéologue, tout au moins celui qui a pour principe de travailler
sur les données matérielles, se trouve encore une fois pris en étau entre le
plaisir de construire de grands scénarios historiques pour lesquels il est prêt
à s’engager à côté de généticiens et de linguistes et en même temps le
souci, en bon matérialiste, de ne pas trop partager avec eux des constructions
peu vérifiables. D’où son embarras. Certes, l’archéologie montre clairement
l’apparition et la dispersion de techniques, de plantes et d’animaux domes-
tiques et de nombreux traits culturels à partir des épicentres mondiaux de
la néolithisation. Il est tentant d’associer à ces diasporas des gènes, ceux
des fermiers migrants, et les langues de ces locuteurs. D’admettre ensuite
que ces dispersions néolithiques ont, par fragmentations successives, donné
naissance aux grandes lignées génétiques du peuplement contemporain et aux
principales familles de langues actuelles. Voilà qui semble une construction
par filiation inscrite dans une sorte de logique évolutive. Là résident les
fondements de la « Nouvelle Synthèse » – la dispersion du système
agricole –, à vocation planétaire, soulignant le rôle clé, bien après l’appari-
tion des Sapiens, des événements néolithiques dans les configurations géné-
tiques et linguistiques d’époque historique (tableau synthétisé récemment
par P. Bellwood). Sont donc interdisciplinairement mêlées culture maté-
rielle, biologie et langues, un peu vues comme relevant en gros de mêmes
temporalités, ce qui n’est d’ailleurs pas prouvé. Ce modèle « arborescent »,
évolutionniste, a subi un certain nombre de critiques, notamment du côté
de la linguistique. S. Auroux a exprimé ici ses doutes sur l’existence d’une
langue-mère, « concept mythique », les proto-langues, le recours aux migra-
tions comme causes de changements linguistiques, les tentatives glottochro-
nologiques et autres systèmes de datation des langues, le comparatisme
des mots au lieu des correspondances phonétiques. Le modèle arborescent
ne serait-il pas, comme il le dit, « une métaphore trompeuse » ? Associer
les diasporas néolithiques, contrôlables par l’archéologie, et les diffusions
des grandes familles de langues, plus spéculatives, peut de ce fait laisser
dubitatif.
La génétique a pour sa part, dans ses approches du Néolithique, procédé
d’abord à partir de l’interprétation cartographique des marqueurs du sang
dans les populations contemporaines. Mais la carte génique de l’Europe
Une révolution «humaniste» 483
IDÉOLOGIE ET POUVOIR
Nombreux sont les travaux qui, au cours de ces deux dernières décennies,
ont mis l’accent sur la part du symbolique dans le processus de néolithisa-
tion et, de façon plus large, dans les sociétés néolithiques. Il est vrai que la
documentation en ce domaine s’est, entre-temps, beaucoup enrichie.
Aujourd’hui où les frontières entre nature et culture sont rediscutées, la
néolithisation semble être un moment clé pour observer le « sauvage » et
le social s’imbriquer dans des combinaisons étranges qu’on ne sait trop
comment cataloguer : naturel et/ou domestique mixés, animalité dangereuse
côtoyant bêtes dociles, morts manipulés, maquillés et réintégrés à l’espace
des vivants, figurines sur lesquelles cohabitent des caractères masculins et
féminins, fertilité et violence, etc. Rites et symboles semblent omniprésents
dès l’amorce de la néolithisation (comme l’a souligné H. Hauptmann à
propos des bâtiments cérémoniels de Göbekli et de Nevali Çorı) et le resteront
484 Épilogue
d’ailleurs tout au long du Néolithique, avec des lieux spécifiques qui, mêlant
probablement rituel et social, varieront au gré du temps et des cultures, qu’il
s’agisse des grandes enceintes à fossés concentriques d’Europe, des henges
britanniques, des temples de Malte ou des monuments surélevés comme le
Monte d’Accoddi, en Sardaigne. Je pense que les plus imposants de ces
monuments (Avebury, Stonehenge, Carnac) jouissaient dès l’époque d’une
renommée qui s’étendait bien au-delà de leur propre région et étaient déjà
des lieux d’agrégation, voire de pèlerinages prisés.
Les sites anatoliens nous font signe puisqu’ils nous montrent, parmi leur
sculpture, un tassement du bestiaire face à la montée de l’anthropomor-
phisme. Faut-il voir dans cet affichage l’autoglorification d’une espèce qui
se sent désormais apte à maîtriser la matière vivante ? Mais cela pose dès
lors un autre problème : pourquoi, alors précisément que la domestication
autour de – 8000 arrive à son terme, cette statuaire anthropomorphe va-t-elle
disparaître, pour ne réapparaître que trente à quarante siècles plus tard, avec
les statues-menhirs ? Pourquoi ne se maintiendra alors qu’un anthropomor-
phisme mineur, celui des figurines, trop interprété à mon sens à travers le
prisme du religieux ? Autant d’interrogations.
Venons-en à la naissance du pouvoir. Évidemment, quand on voit
comment l’histoire s’est déroulée, des premiers hameaux néolithiques
jusqu’aux États centralisés, tout cela nous renvoie l’image d’une complexi-
fication croissante depuis des communautés égalitaires jusqu’à des modèles
pyramidaux plus ou moins rigides. Avec quelque recul, une perspective
évolutionniste globale est donc peu contestable. Cette trajectoire toutefois
fut-elle linéaire, ou jalonnée de discontinuités, comme l’a fait observer
J.-P. Demoule ? Le Néolithique proche-oriental nous offre un premier exemple
de ces élites naissantes : ainsi, dès le PPNB, des leaders ou des dirigeants
se sont probablement dégagés de la masse du commun pour gérer de très
gros villages de plus de 10 hectares, comme Abu Hureyra ou Ain Ghazal,
ou pour contrôler les flux d’échanges de pièces rares. On explique parfois
le déclin du PPNB par la chute des réseaux de circulation qui irriguaient
l’espace allant du Neguev au Zagros. Ce modèle de grosses localités ne se
retrouvera pas lors de la diffusion du Néolithique ni en Grèce ni au-delà,
un peu comme si les migrants ne souhaitaient pas, dans leur conquête de
l’Ouest, transgresser certains seuils démographiques afin de rester dans un
système « égalitaire ». Cela ne durera d’ailleurs pas longtemps puis qu’en
Europe, dès – 4500, des inégalités transparaissent autant dans les tombes
Une révolution «humaniste» 485
de Varna que dans les tumuli carnacéens, à travers les pièces de distinction
de haute valeur thésaurisées par les défunts. La fabrication sociale de domi-
nants semble dès lors devenue une constante au Néolithique. Même les
tombes collectives des IVe et IIIe millénaires, dont le recrutement semble
renvoyer une image plus « démocratique », reçoivent en fait, de mon point
de vue, les dépouilles de sujets diversement positionnés sur l’échelle sociale,
comme l’attestent les mobiliers qui accompagnent certains privilégiés. Au
fond, la tombe communautaire, bâtiment cérémoniel à sa façon, n’est là que
pour conforter l’emprise territoriale d’une communauté et pour la légitimer
dans le temps par une accumulation régulière de disparus. Elle n’est pas
forcément un espace d’expression « égalitaire ». Ainsi, à Malte, l’élite qui
maîtrise la liturgie faisant fonctionner les temples est-elle totalement invisi-
ble dans le registre sépulcral.
En Orient, par la suite, les processus conduisant à la ville et à l’État ont
pu être variés et connaître des chemins divers. Le modèle centre/périphérie
classiquement admis pour expliquer la diffusion du fait urbain par l’expan-
sion urukéenne se trouve aujourd’hui contesté sur les bordures mésopota-
miennes mêmes. Au Levant, on envisage plutôt l’apparition ou la dissolution
des villes par des phénomènes cycliques d’accrescence ou de dilution de
populations au gré des contextes sociopolitiques ou des facteurs environ-
nementaux. Et, en Turquie du Sud-Est, on voit à la fin du IVe millénaire, à
Arslantepe, s’instaurer une véritable administration locale dans un milieu
pourtant peu urbanisé. Les trajectoires vers la ville et l’État ne sont certai-
nement pas uniformes.
Dans la constitution même du pouvoir, quel rôle a pu jouer la « mani-
pulation de l’imaginaire », pour reprendre la formule de M. Godelier ? Cet
auteur a proposé l’hypothèse selon laquelle la mise en condition des esprits
aurait précédé les tentatives de contrôle de la production. Au fond, certains
auraient tôt convoqué le sacré pour en faire un tremplin politique.
On peut se demander si cette coexistence n’a pas été favorisée par la
sédentarisation. Les communautés ont besoin du ciment de l’imaginaire, du
rituel pour légitimer leur fonctionnement, leur reproduction. Ainsi, les natou-
fiens puis les PPNA, en se stabilisant, en organisant leur économie dans un
cadre spatial hors des contraintes de la mobilité, ont dû élaborer au sein de
chaque communauté une mythologie, une mémoire collective, vraie ou enjo-
livée, de référence. Il est certain que les personnes ou les groupes déten-
teurs de ce « savoir », de ces vérités, en raison même du charisme qu’ils
486 Épilogue
L’HÉRITAGE DU NÉOLITHIQUE
Première partie
Émergence du Néolithique
Deuxième partie
Technique et environnement
X. Propos contre-révolutionnaires
sur le Néolithique, l’agriculture, etc. ............................................. 181
François Sigaut
« Neolithic Diffusion Rates » .......................................................................184
« Agricultural Origins and Dispersals » ...................................................... 185
Un exemple américain ................................................................................. 187
Maritimes contre clovistes........................................................................... 191
Quelques remarques finales ......................................................................... 193
Bibliographie critique sur le peuplement des Amériques............................ 195
Références bibliographiques........................................................................ 196
Troisième partie
Démographie, migrations, langues
Quatrième partie
Idéologies et pouvoir
Cinquième partie
L’héritage du Néolithique
Épilogue
L
a révolution néolithique est sans doute l’un des événements
majeurs de l’histoire humaine. Indépendamment, dans plu-
sieurs régions du monde, des espèces animales et végétales
sont domestiquées, permettant une maîtrise des ressources alimen-
taires. Il en résulte une explosion démographique sans précédent
qui conduit en quelques millénaires à des sociétés inégalitaires et
violentes où apparaissent des villes et des États.
Cet ouvrage, associant les points de vue d’archéologues, d’anthro-
pologues, de linguistes, de généticiens, d’agronomes, s’interroge
sur les causes de cette révolution et en décrit les diverses formes
dans les principales régions du monde – Proche-Orient, Afrique,
Chine, Amériques, Océanie, Japon – grâce aux acquis les plus
récents de la recherche.
En résulte une analyse des conséquences sociales, économiques,
culturelles, mais aussi écologiques et démographiques de l’inven-
tion de l’agriculture et de l’élevage qui est, peut-être, la première
grande rupture des équilibres entre l’homme et la nature.