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Combattre

Du même auteur

1914-1918. Les combattants des tranchées


Armand Colin, 1986

1870. La France dans la guerre


Armand Colin, 1989

La Guerre des enfants, 1914-1918


Armand Colin, 1993

L’Enfant de l’ennemi
Aubier, 1995

14-18. Retrouver la guerre


avec Annette Becker
Gallimard, 2000

Cinq Deuils de guerre, 1914-1918


Noésis, 2001

France and the Great War, 1914-1918


avec Annette Becker et Leonard Smith
Cambridge University Press, 2003

La Guerre au xxe siècle. L’expérience combattante


La Documentation photographique, 2004
Stéphane AUDOIN-ROUZEAU

Combattre
Une anthropologie historique
de la guerre moderne
(xixe-xxie siècle)

Éditions du Seuil
27, rue Jacob, Paris VI e
Ce livre est publié dans la collection
« Les livres du nouveau monde »
dirigée par Pierre Rosanvallon

isbn 978-2-02-097508-7

© Éditions du Seuil, mars 2008

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Remerciements

Au cours de l’élaboration de cet ouvrage, j’ai bénéficié, et


amplement, de la lecture généreuse, des encouragements, des
suggestions, corrections et compléments d’un grand nombre
de collègues et d’amis. Que soient ainsi très chaleureusement
remerciés Christophe Prochasson, Henry Rousso, Christian
Ingrao, Élizabeth Claverie, Jean-Marie Poursin, Jean-Pierre
Dozon, Géraud de La Pradelle, Sophie Delaporte, Galit Haddad,
Gilles Bataillon, Tiphaine Barthélémy, Véronique Nahoum-
Grappe, Maurice Meuleau, Rafaëlle Maison : sans leur concours,
ce livre n’aurait jamais vu le jour sous la forme qui est la sienne.
De même, merci à Michelle Audoin pour son aide dans la mise
au point de l’annotation et l’élaboration de l’index. Je me sens
très redevable également à l’égard de Pierre Rosanvallon, qui
a souhaité m’accueillir dans sa collection et m’a accordé, dès
l’origine, son entière confiance ; à l’égard aussi de Thierry Pech
pour son travail de mise au point du manuscrit. Ma gratitude,
très profonde, va enfin à ceux qui, trop nombreux pour être cités
tous, m’ont accompagné depuis tant d’années dans les divers
séminaires que j’ai dirigés à l’École des hautes études : sans doute
ne savent-ils pas à quel point ils m’ont aidé à élaborer pas à pas,
devant eux, avec eux, le contenu des pages qui suivent.



Introduction

La guerre, certes, demeure présente à la conscience de nos


contemporains. Mais de quelle présence s’agit-il ? La dispari-
tion progressive des témoins des conflits guerriers du xxe siècle
contribue à raréfier toute relation directe avec ce que fut la vio-
lence de tels épisodes. Quant au métier des armes, il est désor-
mais enclavé, au prix d’une démilitarisation profonde de notre
société. Si présence de la guerre il y a, elle est donc ­d’ordre indi-
rect désormais. Présence télévisuelle. Présence filmique, surtout :
partant de l’expérience américaine du Vietnam et de ses trau-
matismes, le cinéma de guerre, à travers une mutation amorcée
dès la fin des années 1970 et poursuivie lors de la décennie sui-
vante, a revisité de fond en comble l’ensemble de l’expérience
de guerre du xxe siècle et en a transformé nos perceptions.

. On songe en particulier au tournant qu’a sans doute constitué en 1979


Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola, Platoon, d’Oliver Stone, en 1986, et
Full Metal Jacket, de Stanley Kubrick, l’année suivante.
. En amont de cette césure chronologique et filmographique de la guerre
du Vietnam, citons : Saving Private Ryan [Il faut sauver le soldat Ryan], de Steven
Spielberg, en 1998. Ou même, pour citer un réalisateur français, Capitaine
Conan, de Bertrand Tavernier, en 1996. En aval, pour ne prendre que deux


combattre

Très récemment, certains récits de fiction, ou même certaines


grandes enquêtes journalistiques, ont joué sans doute un rôle
comparable dans un processus d’immersion de plus en plus pro-
fonde, de plus en plus radicale aussi, dans les formes extrêmes de
la conflictualité. Mais tout en nous laissant désemparés, d’autant
plus désemparés que l’immersion est plus complète, la radicalité
des pratiques plus marquée. Une impression demeure : l’étran-
geté très grande de l’objet guerrier, et l’absence d’outils pour
le penser.
C’est ici que devraient entrer en jeu les sciences sociales.
La guerre et, dans la guerre, le combat constituent des sujets
nécessaires, des sujets parmi les plus importants auxquels elles
puissent se confronter, et c’est l’un des objectifs de ce livre que
de tenter de le montrer. Cette importance capitale saute aux
yeux dès lors que l’on veut bien considérer le rôle clé que joue
le phénomène guerrier dans ce que l’on appelle parfois « l’ère
du témoin ». Si nous souscrivons pleinement à la vision du
xxe siècle que sous-tend une expression aussi heureuse, il nous
paraît en revanche plus difficile de soutenir que le phénomène
trouve sa source dans l’expérience de l’extermination des juifs
d’Europe lors du Second Conflit mondial. L’ère du témoin,
en tant que modalité spécifique de l’historicité du xxe siècle,
est d’abord issue du phénomène guerrier et, à ce titre, de la
rupture représentée par le Premier Conflit mondial. Elle est
consubstantielle à la guerre de masse, ainsi qu’aux modalités
exemples parmi les plus récents concernant respectivement la première, puis
la seconde guerre d’Irak : Jarhead [Jarhead, la fin de l’innocence], de Sam Mendes
(2005), et In the Valley of Elah [Dans la vallée d’Elah], de Paul Haggis (2007).
. On ne peut s’empêcher de songer évidemment ici au choc qu’a constitué
l’ouvrage de Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006.
. Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Paris, Seuil,
2001. Une saison de machettes, Paris, Seuil, 2003. Dans le cas de cet auteur, on
notera que la même question mériterait d’être posée à propos de son témoi-
gnage sur la guerre en Yougoslavie, où il fut grièvement blessé : L’Ère de la guerre,
Paris, l’Olivier, 1994.
. Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Plon, 1998.

10
introduction

spécifiques du déploiement de l’activité guerrière occidentale


au xxe siècle.
Car l’expérience de guerre – vécue comme témoin, préci-
sément, mais plus encore comme acteur et, au premier chef,
comme acteur dans l’activité de combat – constitue une expé-
rience centrale dans le cours d’une vie humaine. Plus exac­
tement, disons qu’elle a constitué une expérience centrale dans
la vie de dizaines de millions d’Occidentaux tout au long du
« premier xxe siècle ». Alors que l’on affirme souvent que celle-
ci s’est traduite ensuite par une « pulsion de silence », il nous
semble au contraire que pour exprimer cet « événement de vie »
d’une importance centrale, des dizaines de milliers d’entre eux
ont pris la plume afin de dire ou de tenter de dire l’expérience en
question, ne serait-ce que pour la replacer sous la dépendance
du ­langage, au prix de processus de construction/reconstruc-
tion du souvenir qui font du témoignage de guerre un des
sujets les plus complexes et les plus controversés de l’historio-
graphie actuelle du phénomène guerrier. Mais peu importe ici :
l’essentiel est de constater que c’est pour dire la guerre, pour dire
plus particulièrement le combat, que des milliers de « témoins »
ont pris la plume, au xxe siècle, souvent pour la première et

. Pour une réflexion de fond et un approfondissement sur ces questions,


nous renvoyons à Henry Rousso, «  Vers une mondialisation de la mémoire »,
Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 94, avril-juin 2007, p. 3-10. Ce dernier sou-
ligne l’intérêt du concept de « témoin moral » proposé par Avishai Margalit, qui
donne un sens plus universel à la question du témoin et évite de la cantonner
à la seule mémoire de la Shoah (Avishai Margalit, L’Éthique du souvenir, Paris,
Flammarion, 2006 [2002]).
. J’emprunte cette expression à Paul Fussell, À la guerre. Psychologie et com-
portements pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Seuil, 1992. (Titre original :
Wartime. Understanding and Behaviour in the Second World War, 1989.)
. Nous reprenons ici la terminologie de Carine Trevisan dans : « Se rendre
témoignage à soi-même », in Jean-François Chiantaretto (dir.), Témoignage et
trauma, implications psychanalytiques, Paris, Dunod, 2004, chapitre 1, p. 1-25.

11
combattre

dernière fois de leur vie. Aucun autre événement collectif n’aura


suscité un besoin de témoigner d’une ampleur comparable.
Tout se passe donc comme si la guerre et le combat avaient
engendré au cours du xxe siècle10 une forme d’hypermnésie
particulière chez ceux qui en ont traversé les épreuves et y
ont survécu. Une telle prise de parole ne peut s’expliquer que
par l’aspect bouleversant de l’expérience de guerre elle-même ;
son intensité sans équivalent a fait qu’aucun autre événement
­collectif n’a pu s’inscrire au cœur d’un si grand nombre de
­destins ­individuels. Un bref détour par la psychiatrie de guerre
confirme d’ailleurs la profondeur de tout ce qui se joue dans
cette expérience : l’effraction traumatique est d’abord phéno-
mène de guerre, et elle est d’ailleurs mise au jour pendant la
guerre de 1914-1918. Que la guerre puisse ainsi inscrire tant
d’effets destructeurs dans l’appareil psychique de ceux qui en
ont été les témoins et/ou les acteurs constitue un indice supplé-
mentaire de la haute importance de ses enjeux pour ceux qui
y ont été confrontés à un moment ou à un autre de leur exis-
tence. À moins de prétendre bâtir une historiographie entière-
ment affranchie du destin des êtres humains, à moins de vouloir
instituer une histoire du xxe siècle absolument désincarnée,
mieux vaut reconnaître cette centralité du fait guerrier comme
préalable à tout effort historique centré sur le contemporain.
En ce sens, l’historien britannique Eric Hobsbawm n’a-t-il pas
raison d’ouvrir son Âge des extrêmes par un premier chapitre sur
« l’âge de la guerre totale11 » ?
. Cf. la mise au point la plus récente sur le sujet, et d’ailleurs remarquable :
Leonard V. Smith, The Embattled Self. French Soldiers’ Testimony of the Great War,
Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2007.
10. On pourrait sur ce point contester notre chronologie, et faire remonter
au xixe siècle, voire aux guerres de la Révolution, cette poussée du témoignage
de guerre. Mais, outre que le phénomène quantitatif n’est pas du même ordre,
il nous semble que le « statut » du témoignage – celui qui institue précisément
« l’ère du témoin » – ne se fixe vraiment qu’avec le Premier Conflit mondial.
11. Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du court xxe siècle, Bruxelles,
Complexe, 1999 [1994]. Inversement, on est surpris que Mark Mazower,

12
introduction

D’autant que tout se passe comme si la guerre, depuis le


début des années 1990, était revenue s’inscrire en bonne place
à l’horizon d’attente de nos sociétés. Rien de plus frappant
à cet égard que cette déclaration liminaire des préhistoriens
Jean Guilaine et Jean Zammit, redécouvrant en 2001, grâce aux
­sollicitations d’un nouveau « présent » guerrier, l’importance de
la conflictualité dans les sociétés préhistoriques :
Serait-ce le corollaire de notre époque ? Après une lon-
gue période de paix, l’Europe renoue avec la guerre : Serbie,
Tchétchénie, Kosovo. Dans le même temps, la violence, fruit de
disparités économiques et de marginalisations sociales, gagne nos
cités et, parfois aussi, nos campagnes. Est-ce pour ces raisons que,
parallèlement, les préhistoriens découvrent, ou redécouvrent,
les ­tensions et la guerre ? L’histoire de l’archéologie n’est jamais
totalement étrangère au contexte politique et économique dans
lequel elle a pris et prend corps. Pendant quelque trois quarts de
siècle (1870-1945), l’Europe a vécu dans la guerre ou la menace,
les mouvements de troupes, les déplacements, les déportations de
populations. L’histoire privilégiait alors l’événement et les per-
sonnages qui les illustraient, les conflits, les partages de territoires,
les ruptures imposées par les ingérences externes. En temps de
paix, l’histoire mais aussi l’archéologie se sont voulues plus paci-
fiques, insistant sur le travail en profondeur des masses anonymes,
sur les avancées techniques, les mutations culturelles autochtones,
la conquête progressive de la nature et, aujourd’hui, la réflexion
sur le genre.

Pourtant, depuis quelques années, le thème de la violence chez


les populations préhistoriques s’affirme12.

dans Le Continent des ténèbres. Une histoire de l’Europe au xxe siècle, Bruxelles,


Complexe, 2004 [1998], oublie largement la Première Guerre mondiale et
« éparpille » le Second Conflit mondial à plusieurs emplacements de son livre,
au risque d’en indiquer insuffisamment l’impact.
12. Jean Guilaine et Jean Zammit, Le Sentier de la guerre.Visages de la violence
préhistorique, Paris, Seuil, 2001, p. 7. Cette citation est d’autant plus frappante

13
combattre

C’est à ce titre aussi que la question du fait guerrier consti-


tue un choc et un défi pour l’ensemble des sciences ­sociales13.
En fait, on pourrait être tenté d’élargir à toute société ce
­double avertissement que Pierre Clastres réservait initiale-
ment à l’anthro­pologie des sociétés primitives : « Se trom-
per sur la guerre, c’est se tromper sur la société14. » Ainsi, ce
n’est pas seulement l’objet guerrier qu’il s’agirait de tenter
de mieux saisir, mais bien la paix, nos sociétés de temps de
paix. Comme l’a fort bien exprimé Michael Pollak, « toute
expérience extrême est révélatrice des constituants de l’expé-
rience “normale”, dont le caractère familier fait souvent écran
à l’analyse15 » : à ce titre, il est indiscutable que la guerre mérite
évidemment de figurer parmi les « laboratoires privilégiés des
règles non écrites du jeu social16. »

Sans doute préférons-nous imaginer une barrière étanche


entre l’activité guerrière et les activités de temps de paix, étan-
chéité que souligne la haute ritualisation des entrées et des
sorties de guerre dans le cadre des conflits interétatiques occi-
dentaux, tout au moins jusqu’en 1945. Cette même étanchéité
supposée fait dire à Jacques Sémelin qu’« entrer en guerre,
c’est en réalité pénétrer dans un autre univers où les conduites

que, située en avant-propos de l’ouvrage, elle ouvre l’ensemble de la réflexion


des deux auteurs.
13. Et aussi, cela va de soi, pour les décideurs aussi bien que pour les simples
citoyens. La prospective ne fait pas partie de notre projet, mais pour ne citer
qu’un seul livre, parmi les plus inquiétants et les meilleurs, sur cette question
du futur guerrier : Thérèse Delpech, L’Ensauvagement. Essai sur la barbarie au
xxie siècle, Paris, Grasset, 2005.
14. Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primi-
tives, Paris, Éd. de l’Aube, 2005 [1re édition : 1977], p. 45.
15. Michael Pollak, Une identité blessée. Études de sociologie et d’histoire, Paris,
Métailié, 1993, p. 21.
16. Jean-Pierre Azéma, « La guerre », in René Rémond (dir.), Pour une histoire
politique, Paris, Seuil, 1988, p. 372.

14
introduction

humaines se métamorphosent17. » D’où la question du « passage


à l’acte » comme instant de « l’engouffrement dans l’horreur »,
moment hautement énigmatique dont toute l’analyse du socio-
logue cherche à mettre au jour les linéaments.
Si ce questionnement paraît parfaitement légitime, il n’en reste
pas moins que l’étude des déploiements de violence extrême
dont la guerre constitue le théâtre pourrait bénéficier d’une
sensibilité accrue à toutes les porosités entre guerre et paix dans
le cadre des sociétés à « haut niveau de pacification18 » évoquées
par Norbert Elias. La question mérite ainsi d’être davantage
posée de la présence de la guerre dans l’espace social, sous la
forme de ces continuités minimales que trahit d’ailleurs à tout
instant, dans la langue française, l’usage d’un vocabulaire non
seulement militaire (« changer son fusil d’épaule »), mais plus
spécifiquement guerrier, et portant la marque ­ d’expériences
combattantes successives. De cette sorte de stratigraphie séman-
tique, nous n’avons même pas conscience : « Sentir le vent du
boulet » ramène à l’époque de la poudre noire, « tomber comme
à Gravelotte » évoque la puissance nouvelle de l’artillerie révélée
par les batailles de la guerre de 1870 autour de Metz, « monter
en ligne » ou « mener une guerre de tranchées » renvoient à l’ex-
périence combattante de la Grande Guerre19. La porosité s’or-
ganise le plus souvent à notre insu, dans les plus simples, les plus
banales des activités sociales, alors que d’autres groupes humains
perçoivent peut-être mieux que nous-mêmes ces représenta-
tions de guerre qui ne cessent d’irriguer, en temps de paix,
l’imaginaire de nos propres sociétés. Alban Bensa note ainsi que
les Papous des hautes terres ornent leurs ­boucliers de combat
de figures agressives, de publicités, de slogans ­martiaux tirés de
l’affiche et de la presse illustrée occidentales : « Ces pièces d’un
17. Jacques Sémelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et ­génocides,
Paris, Seuil, 2005, p. 178.
18. Norbert Elias, in Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation. La
violence maîtrisée, Fayard, 1994 [éd. originale : 1986], p. 77.
19. Odile Roynette, Les Mots des soldats, Paris, Belin, 2004.

15
combattre

attirail guerrier toujours en service, note-t-il, rendent explici-


tement opératoire l’agressivité des images et autres ­graphismes
dont l’Occident se sert pour idéaliser l’esprit ­d’entreprise ou
mener ses campagnes commerciales20. »
Juste avant les grands basculements géopolitiques de la fin
du xxe siècle, un des meilleurs connaisseurs britanniques du
fait guerrier prétendait ainsi qu’« à un premier niveau, nous
­sommes les habitants du monde des années 1980 tel qu’il nous
est appris, de plus en plus capables de contrôler notre environ-
nement, ­harnachant une technologie galopante, et menant l’ex-
ploration très au-delà des confins de notre planète. À un autre,
nous ­restons prisonniers de notre développement et de notre
culture et, avec les mêmes sentiments mitigés que nos pères et
nos grands-pères, nous nous tenons sur la ligne de départ, atten-
dant seulement le coup de sifflet21. » L’avertissement pourra
­surprendre par son pessimisme. Il n’empêche que ne pas poser
la question de notre relation profonde à la violence de guerre
nous paraît relever d’une forme de myopie suspecte.

Dans ce livre, nous voudrions tenter de mieux penser un tel


objet. Partant d’un travail historique initialement centré sur la
Grande Guerre, nous avons cherché tout d’abord à nous affran-
chir des années 1914-1918 afin de tenter d’englober, en amont
et en aval de cette césure qui reste malgré tout capitale, l’ensem-
ble du phénomène guerrier occidental contemporain. Cette
notion de « phénomène guerrier », comme celles ­ d’« activité
guerrière » ou de « fait guerrier » que nous emploierons égale-
ment, nous la mettons d’emblée en exergue : les mots que l’on
pose sur les choses modifiant les choses elles-mêmes, il s’agit
par là d’atténuer les affects puissants qui s’attachent à la guerre.
En la dés-affectant de notre mieux, on voudrait tenter d’en faire
20. Alban Bensa, La Fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Toulouse,
Anacharsis, 2006, p. 156.
21. Richard Holmes, Acts of War.The Behaviour of Men in Battle, Cassell, 2004
[1re édition sous le titre : Firing Lines, 1985], p. 405.

16
introduction

sinon un objet froid, du moins un sujet moins brûlant dont il


serait permis de se saisir au même titre qu’une activité sociale
comme une autre.
Tâche pourtant impossible, nous le savons bien. La violence
de guerre et ses massacres sont constitutifs de ce « piège que
tend la guerre à ceux qui la conduisent comme à ceux qui
­l’observent22 ». En cet endroit précis, la « suspension de juge-
ment23 » propre aux sciences sociales ne peut constituer qu’un
objectif destiné à n’être jamais atteint. Elle n’en est donc que
plus nécessaire. « Ne porter aucun jugement moral. Ne pas
s’étonner. Ne pas s’emporter » : cette injonction splendide de
Marcel Mauss24, nous avons essayé de la faire nôtre dans les
pages qui suivent.
La tâche est d’autant plus ardue qu’un aspect bien précis de
l’activité guerrière y sera privilégié : celui du combat, dans un
cadre essentiellement occidental. Pourquoi, se demandera-t-on
peut-être, un tel intérêt pour les hommes en armes plutôt que
pour les populations désarmées ? Pourquoi les soldats et non
ces civils que la pointe de la violence de guerre occidentale a
pris de plus en plus pour cibles, et avec une radicalité croissante
elle aussi, depuis la seconde moitié du xixe siècle ? Pourquoi les
combattants de préférence à leurs victimes désarmées, exposées
aux violences extrêmes que l’on sait ? Parce qu’il nous semble
que le combat constitue la zone la plus opaque de l’activité
guerrière, et que son opacité même justifie un effort d’investi-
gation spécifique. En outre, on ne peut selon nous espérer une
compréhension un peu approfondie du phénomène guerrier
sans l’analyse préalable de tout ce qui se déploie dans le combat.
La prise en compte des atteintes aux populations désarmées

22. Jean Bazin et Emmanuel Terray, « Avant-propos », in Guerres de lignages


et guerres d’États en Afrique, Paris, Éditions des archives contemporaines, 1982,
p. 11.
23. Philippe Descola, Leçon inaugurale faite le jeudi 29 mars 2001, Paris,
Collège de France, 2001, p. 20.
24. Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1947, p. 6.

17
combattre

en dépend d’ailleurs largement : pour une part au moins, ces


atteintes ne sont-elles pas déversement d’une violence exercée
au préalable – ou en parallèle – entre les combattants ?

Face au défi constitué par le combat moderne occidental,


nous avons voulu expérimenter – forcer serait peut-être plus
exact – l’interlocution de deux disciplines habituées à un
côtoiement de longue date, souvent fécond, parfois tendu :
l’anthropologie et l’histoire. C’est donc d’anthropologie his-
torique qu’il s’agira. Un tel choix pourrait être en lui-même
discuté, sans doute. La guerre n’est-elle pas justiciable d’une
interlocution de toutes les disciplines des sciences sociales plu-
tôt que de deux d’entre elles seulement ? D’ailleurs, peut-être
faudrait-il aller au-delà du champ qu’elles délimitent, et que
déborde de toutes parts – du fait de son immensité même – le
fait guerrier.
Il nous a semblé pourtant que dans le cadre de cet ouvrage,
il fallait nous résoudre à ne pas vouloir tout embrasser. Et nous
avions la conviction, anciennement ancrée, que l’importation
d’une perspective anthropologique était la plus susceptible de
susciter des gains d’intelligibilité importants, immédiats. Au
­lecteur de juger si ce parti pris initial était justifié.
Ne dissimulons pas la gageure que constitue cette interlo­cution
appliquée à l’objet qui nous retient. Interlocution d’ailleurs
­partielle : en dépit du fait qu’en la discipline ­historique nous
avons moins confiance qu’autrefois pour éclairer en profondeur
ce qui se joue d’essentiel dans le fait guerrier, ce livre reste ancré
du côté de l’histoire. Plutôt que descriptive, sa perspective est
d’ordre épistémologique, méthodologique et réflexif. Il cherche
à frayer un chemin qui, partant d’une réflexion sur la manière
de regarder (c’est l’objet des trois premiers chapitres), abou-
tira à des propositions plus personnelles (chapitre iv), au prix
d’une dissonance dont le lecteur se plaindra peut-être. Dans
cette optique, nous nous sommes souvent borné à une ­lecture
historienne de l’anthropologie de la guerre, en espérant que ses

18
introduction

effets seraient susceptibles de subvertir un peu la ­discipline d’où


nous venons, et qui depuis si longtemps – depuis ses origines
en fait – a partie liée avec la mort au combat. Mais nous avons
aussi l’espoir que les anthropologues ne se désintéresseront pas
complètement de ce travail.
On connaît la célèbre formule de Marcel Mauss, dont la
haute figure hantera souvent les pages qui vont suivre : « Quand
une science fait des progrès, elle ne les fait jamais que dans
le sens du concret, et toujours dans le sens de l’inconnu.
Or l’inconnu se trouve aux frontières des sciences, là où les
­professeurs se ­mangent entre eux25. » Assez loin de nous l’idée
que cet ouvrage puisse participer d’une « science » ou d’un
« progrès » ­quelconque. Pour autant, nous espérons échapper à
cette manducation académique évoquée par Mauss, à laquelle
expose tout cheminement un peu risqué. Un risque ici accru,
car consubstantiel à toute tentative d’objectiver le fait guerrier :
c’est d’ailleurs par cette difficulté spécifique que ce livre entend
commencer.

25. M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 365.

19
20
Chapitre premier

Le combat comme objet

« Il est, pour l’ensemble des hommes, un désastre


plus irrémédiable que les supplices et la mort. C’est
de n’avoir ni le courage ni la force de les conter. »
Élie Faure

« Expliquer le mal, c’est effacer le scandale ; c’est


d’une certaine façon l’accepter comme naturel, comme
inévitable ; expliquer le mal, c’est au fond le nier. »
Karl Barth

« Sans nul doute, certains auteurs qui mettent l’accent


sur les problèmes de conflit cherchent par là à encoura-
ger le conflit – pour des raisons étrangères à leur étude
­sociologique26. » Cette remarque de Norbert Elias dans l’un

26. N. Elias et E. Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, op. cit.,


p. 267. Il faut noter toutefois qu’Elias ne va pas jusqu’à approuver ce jugement,
portant sans doute surtout sur la lutte des classes, qu’a formulé George K.
Homans (dont il désapprouve « l’allergie émotionnelle » aux conflits) dans Social
Behaviour : its Elementary Forms (1961) : « L’incitation aux conflits est la seule rai-
son pour laquelle les sociologues tentent d’élucider la nature des ­tensions et des
conflits dans la vie sociale » (in N. Elias et E. Dunning, ibid., p. 267).

21
combattre

de ses derniers écrits ne concerne pas la guerre en tant que


telle, mais elle renvoie à un type d’accusation susceptible de
s’abattre un jour ou l’autre sur tout chercheur ayant constitué
le fait guerrier en objet d’étude. Plus souvent toutefois, c’est
d’hostilité sourde qu’il s’agit : un silence glacé s’installe dès
lors que l’on prétend dévoiler les gestuelles de la violence de
guerre et les représentations qui lui sont liées, ce dévoilement
pouvant exiger que, renonçant à la suspension de jugement
propre aux sciences sociales, on doive affirmer au préalable sa
répugnance pour les actes décrits ainsi que pour ceux qui les
ont commis. Comme l’écrit très justement l’historien Franco
Cardini, « la guerre est un de ces sujets embarrassants qu’il sem-
ble ­impossible d’aborder sans avoir pris auparavant la précau-
tion de tracer autour d’eux le cercle ­magique rituel. De celui
qui se risque à en parler, fût-ce en historien, on attend qu’il
commence par la condamner 27 ».
En outre, la situation d’énonciation est d’autant plus délicate
que la réticence face à l’objectivation de cette violence se dit
rarement de manière tout à fait explicite : c’est parfois la seule
intuition, issue d’une longue pratique, qui permet d’en repérer
l’existence. Raison de plus pour tenter de lui donner d’emblée
un peu plus d’intelligibilité, en précisant que l’objectif d’un
effort d’attention sur ce point précis n’est pas d’ordre tactique.
Il ne vise pas le désarmement des préventions s’attachant à une
expertise du fait guerrier qui choisit la violence comme lieu
d’investigation : c’est pour ce qu’elles nous disent en négatif de
l’objet lui-même que son analyse est nécessaire.

« Êtes-vous seulement un chercheur ? »

Première certitude : nombreux sont les spécialistes de la vio-


lence et, plus particulièrement, de la violence de guerre, issus

27. Franco Cardini, La Culture de la guerre, xe-xviiie siècle, Paris, Gallimard,


1992 [1982], p. 9.

22
le combat comme objet

de champs disciplinaires différents, qui estiment nécessaire de


se défendre, « en creux » en quelque sorte, face au reproche qui
peut leur être fait du choix de leur objet d’étude. Parmi les
historiens, Christopher Browning s’y est heurté de manière
frontale dès sa préface aux Hommes ordinaires, ces policiers du
101e bataillon de réserve de la police allemande responsables de
l’assassinat de 40 000 juifs polonais dans la région de Lvov en
1942-1943 : « Autre objection possible : l’inévitable “empathie”
avec les tueurs, inhérente à la tentative de les comprendre. Et il
est vrai que la mise en chantier d’une telle histoire passe par le
rejet préalable de toute diabolisation. Les policiers du bataillon
qui ont massacré et déporté étaient des êtres humains, tout
comme ceux, infiniment moins nombreux, qui s’y sont refusés
ou se sont esquivés. Si je veux comprendre et expliquer ces
deux attitudes – également humaines – du mieux que je peux,
il me faut reconnaître que, placé dans la même situation, j’aurais
pu être soit un tueur, soit un planqué. Cette reconnaissance
implique, en effet, une tentative d’“empathie”28. »
En se refusant à toute posture de surplomb moral (au point
d’intégrer l’hypothèse d’une appartenance éventuelle au groupe
des tueurs en fonction d’une configuration qui l’eût permise)29,

28. Christopher Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve


de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Paris, Les Belles Lettres, 2002,
p. 9. Cette question de l’empathie avait été l’un des éléments de la « guerre
des historiens » allemands (Historikerstreit) de la fin des années 1980, à la suite
notamment des positions prises par Andreas Hillgruber sur le sacrifice ­héroïque
des soldats de la Wehrmacht sur le front de l’Est en 1944-1945 (Andreas
Hillgruber, Zweierlei Untergang : Die Zerschlagung des Deutschen Reiches und das
Ende des europäischen Judentums, Berlin, Siedler, 1986).
29. On retrouve, dans les dernières lignes de l’ouvrage, cette forme de bana-
lisation des tueurs incluant la perspective du basculement de la tuerie dans le
champ des possibles pour n’importe quel groupe d’hommes (« Alors, si les hom-
mes du 101e bataillon de réserve de la police ont pu devenir des tueurs, quel
groupe humain ne le pourrait pas ? ») (Ch. Browning, Des hommes ordinaires.
Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne,
op. cit., p. 248).

23
combattre

Christopher Browning développe ensuite une stratégie de


­disculpation historiographique somme toute fort classique, et
ce jusque dans son appel un peu insistant à la figure tutélaire de
Marc Bloch : « Mais ce que je n’accepte pas, ce sont les vieux
clichés selon lesquels l’explication vaut excuse, la compréhen-
sion vaut pardon. Non, expliquer n’est pas excuser, ­comprendre
n’est pas pardonner. Renoncer à comprendre les tueurs en ter-
mes humains rendrait impossible non seulement cette étude,
mais toute histoire de la Shoah qui soit autre chose qu’une
caricature. Peu avant sa mise à mort par les nazis, l’historien
Marc Bloch, français et juif, écrivait : “Un mot, pour tout dire,
domine et illumine nos études : “comprendre”. C’est dans cet
esprit que j’ai essayé d’écrire ce livre30. »
Avec cette page de Christopher Browning, le sociologue
Jacques Sémelin s’est confronté à son tour. Puis, cherchant à
éclairer les processus ouvrant la voie au « passage à l’acte » dans
les massacres de masse du xxe siècle, il ne peut éviter d’en venir,
lui aussi, à cette question des soupçons qui pèsent sur le cher-
cheur attaché à un tel objet : « […] la démarche de compré-
hension du passage à l’acte ne pourrait être considérée comme
complète si elle se refusait à “saisir” ces phénomènes de cruauté.
Ce serait ne pas vouloir aller au bout du chemin, alors que
les effets traumatiques de telles pratiques sont considérables.
Il n’y a là ni masochisme ni voyeurisme de la part du chercheur, mais
seulement l’intuition que dans l’acte atroce réside très certai-
nement l’une des clés, sinon la clé de la puissance explosive du
massacre31. »
On pourrait ainsi multiplier les exemples de dénégation chez
les spécialistes des différentes formes de violence, toujours sou-
cieux de n’être pas accusés de complaisance pour leur objet
d’étude. Dans un volume consacré au « travail de terrain sous

30. Ibid., p. 9.
31. J. Sémelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides,
op. cit., p. 343. C’est nous qui soulignons le premier passage en italiques.

24
le combat comme objet

le feu », l’anthropologue Allan Feldman, résumant assez bien


la situation particulière de ceux qui travaillent sur des « objets
détestables32 », éclaire un peu mieux sans doute ce qui se joue
dans un tel silence : « […] la terreur et la violence étendent la
définition de l’anthropologique en engageant l’in-humain, qui
se situe plus loin encore [que l’histoire] de ce qui lui est intrin-
sèque. Voilà pourquoi les ethnographes et les autres qui écri-
vent sur la violence de l’intérieur en ce qu’elle a de particulier,
qui explorent la cohérence de son non-sens sont fréquemment
accusés de déshumaniser leur sujet. Il est alors suggéré que nous
générons une forme de pornographie, […] que nous pratiquons
le sensationnalisme, à moins que nous soyons tout simplement
amoraux et peut-être morbides33[…]. »
Il est vrai pourtant que certains chercheurs semblent courir
volontairement au-devant des accusations évoquées ici. C’est
le cas du sociologue allemand Wolfgang Sofsky, qui n’hésite pas
devant une véritable mise en scène discursive de l’action vio-
lente dans ce qu’elle peut avoir de plus atroce, tout en théorisant
sa méthode d’écriture et en s’indignant ensuite de se voir accusé
de fascination pour la violence qu’il décrit34. Pour autant, ses
ouvrages35, adossés à une base bibliographique et documentaire

32.  Je reprends cette heureuse expression à Paul Zawadzki, « Travailler sur des
objets détestables : quelques enjeux épistémologiques et moraux », in J. Sémelin
(dir.), « Violences extrêmes », numéro spécial, Revue internationale des sciences socia-
les, n° 174, décembre 2002, p. 571-580.
33.  Allan Feldman, « Ethnographic States of Emergency », in Carolyn
Nordstrom et Antonius C. G. Robben, Fieldwork under Fire. Contemporary
Studies of Violence and Survival, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of
California Press, 1995, p. 224-225.
34. Ainsi, dans une longue interview récente : Wolfgang Sofsky, Fritz
Kramer,  Alf  Lüdtke, « Gewaltformen – Taten, Bilder », Historische Anthropologie
– Kultur, Gesellschaft, Alltag, 12e année, cahier 2, 2004, p. 157-158. Je remercie
Franziska Heimburger de m’avoir fait connaître ce texte.
35. W. Sofsky, L’Organisation de la terreur : les camps de concentration, Paris,
Calmann-Lévy, 1995 [1993]. Traité de la violence, Paris, Gallimard, 1998 [1996].
L’Ère de l’épouvante. Folie meurtrière, terreur, guerre, Paris, Gallimard, 2002.

25
combattre

très étroite, frappent par le primat qu’ils accordent à la descrip-


tion sur l’analyse, ainsi que par une dimension anhistorique et
même intemporelle qui tend à essentialiser l’être humain. Une
posture qui résume tout ce qu’il ne faut pas faire, selon nous, en
termes d’objectivation de la violence de guerre.

Le processus par lequel un chercheur se voit rabattu sur son


objet, assimilé malgré lui à ce dernier, n’est pas inhabituel en
sciences sociales. L’empathie nécessaire à toute compréhen-
sion profonde d’un sujet donne aisément l’impression d’une
proximité personnelle avec ce dernier : c’est elle qui se trouve à
l’origine du malentendu. On conviendra pourtant que dès lors
qu’il s’agit de la guerre, et plus particulièrement de ses violences
extrêmes, l’impératif de « suspension de jugement » propre aux
sciences humaines devient particulièrement malaisé. La diffi-
culté est d’ailleurs accrue dès lors qu’il s’agit de nos sociétés,
comme l’expliquait admirablement Claude Lévi-Strauss dans
un entretien de 1959 : « Quand j’essaie d’appliquer à l’analyse
de ma propre société ce que je sais d’autres sociétés, que j’étu-
die avec infiniment de sympathie, et presque de tendresse, je
suis frappé par certaines contradictions ; certaines décisions ou
­certains modes d’action, quand j’en suis le témoin dans ma
propre société, m’indignent et me révoltent, alors que, si j’en
observe d’analogues, ou de relativement proches, dans les socié-
tés dites “primitives”, il n’y a de ma part aucune ébauche de
jugement de valeur. J’essaie de comprendre pourquoi les choses
sont ainsi, et je pars même du postulat que, du moment que
ces modes d’action, ces attitudes existent, il doit y avoir une
raison qui les explique36. » Plus récemment, Didier Fassin nous
paraît avoir prolongé cette réflexion capitale sur les « construc-
tions de l’intolérable » en remarquant que « plus les thèmes sont
­sensibles dans la société de l’anthropologue, et plus la tension est

36. Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Julliard,


1996 [1re édition 1961], p. 13-14.

26
le combat comme objet

forte entre le souci d’objectivation et l’implication subjective.


Il est remarquable – et aisément compréhensible – que ce soit
­précisément là où l’intolérable de sa propre société s’est consti-
tué que l’anthropologue manifeste la plus faible tolérance aux
différences de valeurs et de sensibilités37. »
Ces constats sont aisément transposables à ce « mode ­d’action »
particulier que constitue l’activité guerrière, si longtemps
­parfaitement légitime en Europe avant d’être frappé, depuis
les grandes ruptures des deux conflits mondiaux, d’une sorte
­d’interdit moral renforcé par les guerres de décolonisation, pour
la France, par le conflit vietnamien, pour les États-Unis. En
effet, la question posée implicitement à celui qui parle du fait
guerrier n’a-t-elle pas trait au goût de la guerre dont on le soup-
çonne d’être animé ? Celui qui nous dit la brutalité de celle-ci
n’est-il pas lui-même à la recherche de cette même brutalité ?
N’est-il pas lui-même un violent, un cruel ? Sans doute ces
interrogations ne peuvent-elles être énoncées de la sorte : sous
une forme aussi accusatrice, elles ne peuvent pas se dire. Mais
ce sont elles qui affleurent sous le soupçon d’ambiguïté – entre
complaisance, fascination ou voyeurisme – qui s’attache au
choix du fait guerrier comme champ d’investigation.

Ouvrons une parenthèse en soulignant que parmi les nom-


breux acteurs sociaux occupés de violence de guerre, les spécia-
listes des sciences sociales ne sont pas les seuls à être confrontés
à la difficulté que nous évoquons. À cet égard, il nous semble
que ce que ressentent certains reporters de guerre n’est pas d’un
ordre fondamentalement différent. Rien de plus trompeur ici
que l’injonction du très grand photographe James Natchwey :
« Il faut regarder la réalité en face38. » En fait, « regarder la réalité
37. Didier Fassin, « L’ordre moral du monde. Essai d’anthropologie de l’in-
tolérable », in Didier Fassin et Patrice Bourdelais, Les Constructions de l’into-
lérable. Études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, La
Découverte, 2005, p. 30.
38. Citation extraite du film de Christian Frei, War Photographer, 2001.

27
combattre

en face », l’auteur de cette phrase s’en est bien gardé, et l’on


sait la grande gêne de Natchwey pour tout dévoilement trop
cru de la violence de guerre. Il en est d’ailleurs de même chez
tant d’autres parmi les plus grands photographes de guerre du
second xxe siècle : « Oui, j’ai fait la guerre, j’ai vu et photogra-
phié la guerre, mais souvent devant la violence, le sang et la
mort, j’ai fermé les yeux et baissé mon appareil », avoue Marc
Ribout, qui « couvrit » le Vietnam entre 1965 et le milieu des
années 197039. Christine Spengler, qui photographia l’Asie du
Sud-Est en feu à partir de 1973, puis le Salvador, le Liban, l’Iran,
confesse une réticence comparable : « Je rejette le sensationna-
lisme, ne photographie jamais de cadavres ni de chairs mutilées,
une femme ne le fait pas40. » Quant au photographe chilien
Alfredo Jaar, qui photographia le génocide rwandais en 1994, il
fit un choix plus radical encore en rendant littéralement invi-
sibles les photos qu’il exposa à New York en 1995, ne laissant
accessibles au visiteur que les légendes censées accompagner ses
clichés, enfermés dans des boîtes parfaitement opaques41.
Une des clés du problème nous est sans doute livrée par
la photographe Marie-Laure de Decker, qui couvrit le Tchad,
le Vietnam des années 1970, puis la Bosnie des années 1990 :
« Il y a des choses que je ne peux photographier : les gens morts
ou en lambeaux, le sang et les gens nus. Pas envie de le faire.
Non plus de se souvenir de choses horribles […]. Je ne veux
pas non plus gagner de l’argent avec de l’abject […]. Tous les
­meurtres sont égaux, donc je ne les photographie pas. Je ne peux
pas participer à ce commerce42. » À cette évocation des « gens
morts ou en lambeaux, [du] sang et [des] gens nus », il convient
sans doute de s’arrêter un instant, pour observer qu’au même
titre que celui du photographe, un cheminement en sciences
humaines centré sur le fait guerrier ne peut se ­dispenser d’un
39. Voir/ Ne pas voir la guerre, Paris, Somogy, BDIC, 2001, p. 155.
40. Ibid., p. 167.
41. Ibid.,p. 351.
42. Ibid., p. 152.

28
le combat comme objet

travail au moins préalable de dévoilement, lui-même haute-


ment transgressif. D’un travail de dévoilement de la corpo-
réité de la violence de guerre en particulier, de son effet sur
les corps plus exactement, et ce sans être en mesure d’éviter
l’effroi qu’il suscite. Car c’est bien l’obscénité de ce dévoilement
qui est en question ici : ­obscénité de l’ouverture de la barrière
anatomique, obscénité des postures des cadavres, obscénité de
leur nudité enfin, que celle-ci soit accidentelle, du fait du souf-
fle des explosifs modernes, ou bien intentionnelle, issue d’un
geste ultime de déshumanisation de la part de l’ennemi, de la
part des bourreaux.
Obscenus : « de mauvais présage ». On conviendra que l’éty-
mologie est ici assez éclairante pour notre sujet. En effet, celui
qui dévoile la violence de guerre, ne serait-ce pas dès lors celui-
là même qui l’annonce ? En outre, annonçant la catastrophe à
venir, n’en serait-il pas l’artisan ? On peut ainsi appliquer à la
violence de guerre cette remarque profonde de Noélie Vialles
sur la présence du sang animal dans les abattoirs : « Tout sang
visible est une image de vie répandue et un signe de mort possi-
ble43. » C’est en ce sens que tout dévoilement de la violence de
guerre pourrait être, au sens propre du terme, apocalypse, c’est-
à-dire révélation. Révélation d’un futur, certes, mais révélation
aussi de notre propre humanité, dès lors mise en question de
la manière la plus radicale. Sans doute se trouve-t-on ici aux
sources de cette forme si particulière de silence qui touche la
violence de guerre en général, et la violence de combat plus
particulièrement. Un silence dont il serait dès lors assez aisé de
souligner les inconséquences, avant de passer outre. Pour autant,
mieux vaut avoir conscience que pourrait subsister un noyau
de vérité dans le reproche de complaisance, plus ou moins arti-
culé, qui se trouve formulé à l’encontre des spécialistes de ces
questions. Mais on ne peut espérer l’apercevoir vraiment qu’en

43. Noélie Vialles, Le Sang et la Chair. Les abattoirs du pays de l’Adour, Paris,
Éd. MSH, 1987, p. 82.

29
combattre

s’éloignant un instant du système de représentations de socié-


tés qui ont partie liée avec la guerre – ces sociétés warlike des
­anthropologues. Les nôtres, finalement.

Pour comprendre la guerre, il faut aussi en sortir. Passons


donc du côté de ces sociétés « sans guerre » (warfree) qui consti-
tuent pour l’historien du phénomène guerrier un déplacement
de perspective radical, suffisamment radical en tout cas pour
le forcer à questionner à nouveaux frais son propre objet44.
Notons tout d’abord le choc cognitif profond que suscite la
découverte – le mot n’est pas trop fort – de sociétés « où un
­comportement agressif ou violent frappe par son absence45 »,
une absence qui s’étend, on l’aura compris, à cette dimension
de la violence à la fois collective, létale, et socialement admise
que constitue la guerre46.
44. Nous nous référerons principalement ici à l’ouvrage de Signe Howell
et Roy Willis (dir.), Societies at Peace. Anthropological perspectives, Routledge,
1989.Voir aussi S. Howell, Society and Cosmos. Chewong of Peninsular Malaysia,
University of Chicago Press, 1984. Et pour une perspective comparative,
Jonatan Haas, The Anthropology of War, Cambridge University Press, 1990. La
plupart des études effectuées sur ces « sociétés at peace » ont été réalisées entre
les années 1950 et la fin des années 1970. Elles portent donc surtout sur la
question de la violence interne, la question de la guerre n’étant abordée qu’à
travers l’outillage sémantique et le souvenir historique de conflits avec des
communautés voisines.
45. Préface, S. Howell et R. Willis, Societies at Peace, op. cit, p. vii. L’ouvrage
propose en particulier plusieurs études de cas : les Chewong et les Semai de
Malaisie, les Buid des hautes terres des Philippines, les Piaroa du Venezuela, les
Zapotec de la vallée de l’Oaxaca au Mexique, les Fipa de Tanzanie. Il va de soi
qu’il est permis de contester la validité d’une telle liste, mais c’est là un chemin
sur lequel nous n’avons nullement les moyens de nous engager.
46. Nous nous inspirons ici de deux définitions de la guerre proposées par
Margaret Mead. La première en 1940 : « […] warfare, by which I mean organized
conflict between two groups puts an army (even if the army is only fifteen Pygmies) into the
field to fight and kill, if possible, some of the members of the army of the other group[…] »
(Margaret Mead, « Warfare : An Invention – Not a Biological Necessity », Asia,
1940, vol. 40, n° 8, p. 402-405. Repris dans M. Mead, Anthropology : A Human
Science, Selected Papers, Princeton,Toronto, New York, D. V   an Nostrand Co, 1964,

30
le combat comme objet

Arrêtons-nous ainsi quelques instants sur certaines sociétés


des hautes terres de Malaisie comme les Chewong, ­aborigènes
appartenant à la mosaïque complexe du groupe Orang Asli
parmi lesquels l’anthropologue Signe Howell a effectué son
terrain de recherche à la fin des années 1970 et au début des
années 198047. Les Chewong se répartissaient alors en deux
groupes d’un peu plus d’une centaine d’individus, sans liens
entre eux. Cette société à la cosmologie très riche lui est appa-
rue comme dépourvue de lignages, d’alliances, de hiérarchie
sociale ou politique organisée. L’entraide au travail était absente,
comme l’était toute interférence et même toute expression
des affects (y compris dans le cadre familial). Les rôles sexuels
apparaissaient comme très peu marqués, et les différentes tâches
(chasse notamment) n’étaient investies d’aucun prestige parti-
culier ; la valorisation de la force physique semblait inexistante ;
les supériorités des uns ou des autres dans tel ou tel domaine,
jamais valorisées, ne donnaient droit à aucun statut spécial ; toute
compétition entre adultes comme entre enfants était bannie
(d’où l’absence de la course, ou du jeu de la toupie par exemple,
intensément pratiqué par les jeunes Malais de la côte). Comme
dans ­ l’ensemble des populations Orang Asli48 (auxquelles se
rattachent également les Semai qui partagent plusieurs traits

p. 127.) La seconde a été émise à la fin des années 1960 : « La guerre existe si
le conflit est organisé, socialement admis, et si le fait de tuer n’est pas consi-
déré comme un meurtre » (M. Mead, « Alternatives to War », in Morton Fried,
Marvin Harris, Robert Murphy (éd.), War :The Anthropology of Armed Conflict
and Aggression, New York, The Natural History Press, 1968, p. 215).
47. L’anthropologue effectue sur place un terrain de dix-sept mois entre
­septembre 1977 et juin 1979, avant d’y retourner pendant trois mois à l’automne
1981.Avant lui, trois articles seulement avaient été écrits sur les Chewong, par un
ethnologue britannique, en 1938. Au moment où Signe Howell se trouvait au
milieu d’eux, ces derniers avaient commencé à se sédentariser en abandonnant
le mode de vie traditionnel associant chasse, cueillette et culture itinérante.
48. 53 000 personnes en 1969.

31
combattre

communs avec les Chewong49), l’absence d’agression constituait


une dimension essentielle de l’existence sociale, ainsi que l’ont
noté de manière convergente plusieurs ethnologues. Même sous
forme de mythe, aucune histoire de guerre parmi eux. Le mot
même peut manquer : chez les Chewong, les mots pour désigner
la guerre, la bagarre, la querelle, l’agression, ­l’attaque, le crime
ou encore la punition, n’existent pas. Dès lors, des circonvolu-
tions compliquées sont nécessaires pour désigner par exemple
les maraudeurs malais du xixe et du xxe siècle : ils sont ceux qui
ont « tiré », qui ont « coupé avec des couteaux », qui ont « pris
les femmes et les enfants » (de même, les Semai, faute d’un mot
comme « ennemi », parlent des « étrangers coupeurs de tête », de
« ceux qui nous tuent50 »). La coupure eux/nous est très mar-
quée, et la peur de l’attaque venant du monde extérieur extrê-
mement présente – elle est d’ailleurs enseignée comme telle
aux enfants – mais aucune préparation n’est envisagée pour s’en
défendre. Alors que pour la chasse, les Chewong utilisent pièges
et flé­chettes empoisonnées, ils ne peuvent envisager d’employer
de tels moyens contre des êtres humains. Face à la réminiscence
d’un danger passé, leur propos le plus fréquent est le suivant :
« Nous étions effrayés et nous nous sommes enfuis et cachés. »
Éloge de la fuite, par conséquent, que celle-ci soit collective
(comme lors des bombardements de la Seconde Guerre mon-
diale), ou bien individuelle, selon des modalités dont l’anthropo-
logue n’a cessé de noter l’automaticité et la récurrence dès lors
que se fait jour le simple sentiment d’une menace possible.
Au-delà de l’ethnologie de ce type de sociétés ayant comme
point commun de tenir la violence individuelle ou ­collective

49.  Avec toutefois des différences significatives : les Chewong ne s’autori-


sent aucune explosion de colère – celle-ci signifierait la mort sociale de son
auteur –, contrairement aux Semai qui manient la colère verbale, en y incluant
même les menaces physiques.
50.Voir l’étude de Clayton Robarchek, « Hobbesian and Rousseauan Images
of Man : Autonomy and Individualism in a Peaceful Society », in S. Howell et
R. Willis, Societies at Peace, op. cit., p. 31-44.

32
le combat comme objet

pour inacceptable dans les relations interhumaines, et qui


­n’accordent aucune valence positive aux actes de « bravoure »,
de « courage », mais bien plutôt aux conduites de retrait, de fuite,
de peur, on ne peut manquer d’être frappé par la conscience
qu’ont leurs spécialistes du trouble que leurs observations
­peuvent occasionner chez le lecteur occidental : ainsi cette
information selon laquelle les mères Chewong cherchent à
accroître la peur de leurs propres enfants et se félicitent qu’ils
puissent être plus peureux que les autres51… Cette conscience
peut se manifester sous la forme d’une sorte d’angoisse profes-
sionnelle explicite : elle est nourrie par la crainte du ­ridicule
qui ­ s’attacherait à ­ l’ethnographie des sociétés warfree, et qui
pourrait jeter le doute sur la validité même de l’enquête de
­terrain52. À ce titre, le fait qu’à la rareté des sociétés « pacifi-
ques » elle-même soit venue s’ajouter la rareté de leurs descrip-
tions ­ethnographiques fait ­partie intégrante du sujet : comme
le dit une spécialiste des Piaroa d’Amazonie, si les descriptions
des sociétés « at peace » sont si minces, c’est parce que leurs
­institutions ne sont pas en conformité avec les représentations
du « social » des Occidentaux et avec leurs conceptions anthro-
pologiques53. Autant les valeurs, la rhétorique, les rituels des
sociétés warlike nous seraient familiers, autant les ressorts des
sociétés warfree nous resteraient ­profondément étrangers.
La remarque paraît d’autant plus justifiée qu’un simple ­lecteur
en anthropologie de la guerre ne peut manquer d’observer
à quel point celle-ci écarte généralement de son champ de
réflexion la question pourtant cruciale de l’existence même
de sociétés « at peace », comme si leur présence « en négatif » en
quelque sorte n’était pas susceptible d’éclairer la compréhension

51. S. Howell, « “To be Angry is not to be Human, but to be Fearful Is”.


Chewong Concepts of Human Nature », in S. Howell et R. Willis, op. cit.,
p. 49.
52. Ibid., p. 3.
53. Joanna Overing, « Styles of Manhood : an Amazonian Contrast in
Tranquillity and Violence », in S. Howell et R. Willis, ibid., p. 75-99.

33
c o m b at t r e

du phénomène guerrier dans sa totalité54. Le long inventaire


que consacre Maurice Davie à la guerre des sociétés primiti-
ves au début des années 193055 sert ainsi d’argument à Pierre
Clastres, dans un texte célèbre, pour affirmer l’universalité du
fait guerrier dans les sociétés en question : « De l’énorme accu-
mulation documentaire rassemblée dans les chroniques, récits
de voyage, rapports de ­prêtres et pasteurs, de militaires ou de
trafiquants, surgit, incontestée, première, l’image la plus évidente
qu’offre ­d’emblée l’infinie diversité des cultures décrites : celle
du guerrier. Image assez dominatrice pour induire un constat
sociologique : les sociétés primitives sont des sociétés violentes,
leur être social est un être-pour-la-guerre56. » Un peu plus loin,
l’auteur y insiste avec plus de force encore : « Il semble donc
bien acquis qu’on ne peut penser la société primitive sans penser
aussi la guerre qui, comme donnée immédiate de la sociologie
primitive, prend une dimension d’universalité57. » Le problème
ne réside pas ici dans l’inexactitude d’une telle assertion (tout au
moins dans le détail, mais c’est précisément ce détail des socié-
tés warfree qui importe ici) : il réside davantage dans le déficit
­d’interprétation que suscite l’absence de toute prise en compte
de sociétés « dont la construction idéologique de la nature et du
comportement humain est faite de telle sorte qu’elle favorise
la coexistence pacifique58. » La grande étude de Turney-High,
Primitive War 59, commencée avant le Second Conflit mondial et
54. Il est vrai que ce n’est pas du tout le cas d’une des synthèses récen-
tes en anthropologie de la guerre primitive, dont un tiers des contributions
concerne « l’anthropologie de la paix » : Jonathan Haas, The Anthropology of War,
Cambridge University Press, 1990.
55. Maurice R. Davie, La Guerre dans les sociétés primitives. Son rôle et son évo-
lution, Paris, Payot, 1931 [édition originale américaine en 1929].
56. P. Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives,
op. cit., p. 9.
57. Ibid., p. 14.
58. S. Howell et R. Willis, « Introduction », in S. Howell et R. Willis,
op. cit., p. 2.
59. Harry H.Turney-High, Primitive War. Its Practice and Concepts, University
of South Carolina Press, 1971 [1re édition 1949].

34
le combat comme objet

achevée après celui-ci, ne consacre pas un mot aux sociétés « sans


guerre ». Pas plus que la récente étude cross-cultural de Lawrence
Keelay, qui prend l’exact contre-pied de la précédente en affir-
mant la haute létalité de la guerre primitive. De même, dans
ses aperçus sur la violence, Françoise Héritier met opportuné-
ment l’accent sur l’importance capitale du clivage « nous/eux »,
ainsi que sur son rôle dans les processus de déshumanisation de
ceux qui n’appartiennent pas à son propre groupe, puis dans
la violence qui dès lors peut se déployer à leur encontre : mais
les exemples ethnologiques qu’elle met en avant n’intègrent
pas ces sociétés « at peace » qui, tout en connaissant elles aussi
une séparation « eux/nous » très marquée, n’en tirent aucune
conclusion performative du côté de l’agressivité physique ou
même d’une simple obligation de défense en cas d’agression60.
Cette lacune se prolonge jusqu’aux « peace studies » américaines
actuelles : un auteur a ainsi pu faire remarquer qu’entre 1964
et 1980, le Journal of Peace Research n’a publié, sur un total de
400 articles, qu’une seule contribution empirique consacrée aux
sociétés « pacifiques » et à la recherche de ce qui pouvait être à
l’origine de leur spécificité61.

Dans le même ordre d’idées, sans doute est-il plus surpre-


nant encore que les anthropologues américains réunis à la fin
des années 1960 autour de la question du fait guerrier, dans
un contexte académique pacifiste qu’explique l’opposition
croissante à la guerre du Vietnam, ne tirent pas argument de
l’existence attestée de sociétés warfree. En 1940, dans un arti-
cle affirmant le caractère d’« invention sociale » de l’activité

60. Françoise Héritier, Les Matrices de l’intolérance et de la violence, in De la


violence II, Paris, Odile Jacob, 1999.
61. Leslie E. Sponsel, « The Mutual Relevance of Anthropology and Peace
Studies », in Leslie Sponsel et Thomas Gregor (dir.), The Anthropology of Peace
and Nonviolence, Boulder, Lynne Rienner, 1994, p. 1-36, cité par Raymond C.
Kelly, Warless Societies and the Origin of War, The University of Michigan Press,
2000, p. 11.

35
combattre

g­ uerrière62, Margaret Mead, alors à la veille de son engagement


personnel comme « intellectuelle mobilisée » au service de la
cause alliée63, avait su évoquer le cas des sociétés ­humaines où
« l’invention » en question n’avait pas eu lieu : mais très curieu-
sement, au moment où il lui revient de conclure en 1967 le
colloque de l’American Anthropological Association, la présentation
de ses « Alternatives to War » laisse entièrement de côté le cas des
sociétés « at peace »64. Étrange lacune, à rapprocher sans doute
du discours pacifiste occidental dans son ­ensemble dont, à notre
connaissance, aucune des composantes n’a jamais réellement
tenté d’utiliser l’« information anthropo-logique65 » constituée
par la simple existence de sociétés warfree à l’appui d’une argu-
mentation qui, sous des formes diverses, ne cesse pourtant d’af-
firmer la possibilité d’une élimination de la guerre au titre des
modes de relation entre les États. Depuis le xixe siècle, l’argu-
mentaire pacifiste – les argumentaires des pacifismes, devrions-
nous dire, compte tenu de leur grande diversité – aura évité
toute référence aux sociétés qui ­ignorent le phénomène guer-
rier, se privant ainsi d’une modalité argumentative capitale à
l’encontre, en particulier, de toutes les théories sociales, elles-
mêmes très diverses mais largement banalisées, qui préten-
dent faire de l’agression une dimension constitutive de notre

62. M. Mead, « Warfare : An Invention – Not a Biological Necessity », Asia,


op. cit. Repris dans M. Mead, Anthropology : A Human Science, Selected Papers,
op. cit., p. 126-133.
63. Engagement d’où est directement issu le retournement des protoco-
les anthropologiques sur la société américaine elle-même, dans une perspec-
tive d’investigation de ses forces et de ses faiblesses pour que celle-ci gagne la
guerre, puis initie la construction d’une culture mondiale. Voir à ce sujet cet
étonnant ouvrage écrit lors de l’été 1942 : M. Mead, And Keep your Powder Dry,
New York, W. Morrow, 1975 [1942], 340 p.
64. M. Mead, « Alternatives to War » et « Epilogue », in M. Fried, M. Harris,
R. Murphy (dir.), War :The Anthropology of Armed Conflict and Aggression, op. cit.,
p. 215-228 et 235-237.
65. Nous empruntons cette notion à Georges Balandier, Le Pouvoir sur
scènes, Paris, Balland, 1992.

36
le combat comme objet

humanité. À commencer par Freud lui-même : « Nous descen-


dons d’une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient
dans le sang le désir de tuer, comme peut-être nous-mêmes
encore », écrit-il en 191566, bien avant que les théories sociales
issues de la sociobiologie et de l’éthologie humaine viennent
nous informer moins sans doute sur les ressorts profonds des
acteurs sociaux que sur les systèmes de représentations de nos
propres sociétés.
En ce qui concerne l’ethnographie des sociétés warfree, il n’est
pas impossible que soit resté largement ignoré du pacifisme
occidental ce que l’on ne voulait pas réellement savoir. Et c’est
en ce sens que ce dernier, partie prenante de sociétés ­guerrières
tout en s’opposant à la mise en œuvre de la guerre, pourrait
être considéré, au moins pour une part, comme solidaire de
leur bellicosité. Dans quelle mesure en effet ce pacifisme serait-
il une ritualisation des vastes déploiements de leur violence
guerrière ? Et dès lors, dans quelle mesure les sociétés occiden-
tales sont-elles, depuis le « second xxe siècle », réellement paci-
fistes ? À cette question plutôt douloureuse, l’écrivain Olivier
Rollin, dont le père est mort au combat sur le Mékong pendant
la guerre d’Indochine, répond de manière plus douloureuse
encore, mais avec une intuition particulièrement vive : « Je sais
que vous êtes tous pacifistes, à présent. Et moi aussi, si tu veux
que je te dise que c’est plus agréable de vivre en paix. Et eux
aussi, ceux qui ont connu la guerre et qui y ont survécu, ils le
disent. Mais voilà, on n’écrit pas avec ce qui est agréable, on ne
pense pas avec ça. On écrit, on pense avec ce qui blesse, ce qui
tue. Et même c’est avec ça qu’on vit vraiment67. »
Bref détour littéraire pour suggérer qu’aux questions posées
plus haut, nous n’avons pas la prétention de répondre68 ; il s’agit
66. Sigmund Freud, Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, Paris,
Payot, 1981 [1915], p. 35.
67. Olivier Rollin, Tigre de papier, Paris, Seuil, 2002, p. 171-172.
68. Il va de soi qu’un livre entier n’y suffirait pas, et qu’en outre son thème
outrepasserait très largement notre compétence. À titre de suggestion, je signale

37
combattre

seulement de souligner un tropisme d’une importance capitale


pour le sujet qui nous occupe : notre manière d’appréhender
le fait guerrier n’emprunte jamais, ou presque, ce chemin de
­traverse que constitue l’étude de sociétés dont la définition de
soi exclut la guerre des pratiques sociales. Or, est-il raisonnable
de penser que la connaissance de sociétés – très peu ­nombreuses,
très peu connues, on en conviendra – qui ne faisaient pas la
guerre parce qu’elles ne pouvaient pas la faire faute de parvenir
à la concevoir, n’apporte rien à la connaissance de celles, bien
plus nombreuses, qui s’y sont adonnées, s’y adonnent, s’y adon-
neront sans doute encore dans le futur ?
Il faut donc suggérer l’hypothèse que nous nous situons, avec
ces sociétés warfree, dans le domaine de l’inconcevable, tant à
travers elles se trouve subverti notre propre système de repré-
sentations. La meilleure preuve en est le sourire, voire le rire,
qui peut accueillir par exemple l’information que les Chewong
de Malaisie valorisent hautement la peur et la fuite, les mères
allant jusqu’à se féliciter que leur enfant se montre plus peu-
reux que celui d’une autre69. Ce sourire, ce rire – que l’on
nous pardonne d’évoquer ici notre expérience personnelle de
la parole publique sur ces questions – suggèrent que notre ques-
tionnement sur le phénomène guerrier – ce questionnement
que nous tentons de faire nôtre ici – est lui-même partie pre-
nante de sociétés warlike et de leur système de valeurs. L’objet
­guerrier, en ce sens, ne peut être extérieur à nous-mêmes. Il
est, en nous, un produit de l’activité guerrière, et c’est bien en
simplement cette remarque profonde de George Mosse, devenu jeune militant
pro-républicain lors de la guerre d’Espagne pendant son exil en Angleterre,
après sa fuite de l’Allemagne nazie en 1935 : ce dernier note que la dénonciation
des horreurs du conflit en Espagne parmi les jeunes gens de sa génération dissi-
mulait mal une fascination profonde pour la guerre elle-même (George Mosse,
De la Grande Guerre aux totalitarismes. La brutalisation des sociétés européennes, Paris,
Hachette, 1999 [1990]).
69. S. Howell, « “To be Angry is not to be Human, but to be Fearful is”.
Chewong Concepts of Human Nature », in S. Howell et R. Willis, Societies at
Peace. Anthropological perspectives, op. cit., p. 45-59.

38
le combat comme objet

cela que le détour par les sociétés « sans guerre » constitue un


exercice intéressant de réflexivité : il nous jette au visage que
l’objectivation de la violence de guerre par les sciences socia-
les n’est pas séparable de notre appartenance personnelle à des
sociétés marquées par un passé guerrier intense, l’activité guer-
rière restant de surcroît une possibilité ouverte de notre présent.
Et c’est ici que l’on rejoint l’obscenus, ce « mauvais ­présage » qui
pourrait s’attacher au choix de la guerre comme objet d’étude :
son analyse ne devient légitime qu’au prix de l’exclusion de
ce qui s’y passe vraiment, de sa violence envisagée de très près,
en quelque sorte au ras du sol. Dès lors, la question qui nous
est posée lorsque nous parlons de la guerre, quand nous disons
vouloir la décrire pour mieux l’étudier, paraît bien être la sui-
vante : « Êtes-vous seulement un chercheur ? » En cherchant sur
la violence de guerre, n’est-ce pas cette violence elle-même
que vous cherchez ? Pareille question, qui interroge nos propres
tropismes dès lors que l’on aborde le phénomène guerrier, on
se doute bien qu’il est impossible d’y répondre, d’autant que
le contraste paraît immense entre la présence à nos sociétés
d’une brutalité de guerre – d’ordre visuel70 surtout – en voie de
radicalisation, et son absence – dès lors d’autant plus criante –
au sein des sciences sociales qu’elles mobilisent71. Mais cette

70. Véronique Nahoum-Grappe, « Guerre totale et technosciences, l’ima-


ginaire de la violence de guerre dans les mangas », Inflexions. Civils et militaires :
pouvoir dire, n° 4, octobre-décembre 2006, Mutations et Invariants, Partie II,
p. 153-164.
71. Le phénomène, s’il ne touche pas directement notre sujet, ne peut toute-
fois être totalement exclu de notre réflexion, ne serait-ce que parce que le trop-
plein de violence d’un côté pourrait être l’un des éléments qui nous empêchent
de penser le vide de l’autre. En outre, ce trop-plein d’ordre essentiellement
visuel, à quoi le relier ? À une forme de perversion, de perversité ? À une décli-
naison, parmi d’autres, de la pornographie caractéristique de nos sociétés ? À
un réflexe sotériologique consistant à montrer l’extrême pour mieux l’écarter ?
Ou bien au contraire à un désir de guerre qui ne peut pas se dire ? Je remercie
Henry Rousso et Véronique Nahoum-Grappe pour leurs riches suggestions
sur ce point.

39
combattre

q­ uestion, il est utile de se souvenir qu’elle nous reste posée, et


que la réponse à son tour restera en suspens.

Élision, refoulement, ou déni ? Le cas Norbert Elias

Il n’est donc guère surprenant que l’élision soit partie


­prenante de l’étude de ce qui se joue dans la guerre et, plus
largement, de la question de la violence en général. C’est là
une forme de déni qui suscite l’exaspération de René Girard
au moment où celui-ci revient, plus de trente années plus tard,
sur la réception de son fameux livre au sein de l’Université
française : « Je me souviens encore du type d’indignation qui
accueillit La Violence et le Sacré dans le milieu universitaire. Les
moins hostiles me laissaient savoir à voix basse que j’avais com-
mis une incongruité. Les autres s’indignaient bruyamment de
mon “sensationnalisme”. L’essentiel, face à la violence, la seule
conduite vraiment recommandable, c’est de faire semblant de
ne rien voir72. »
Il faut reconnaître qu’un historien français de la violence
de guerre contemporaine ne peut que souscrire à ce propos,
qui ne saurait toutefois concerner exclusivement les sciences
­sociales françaises. On n’en finirait pas de pister traces et moda-
lités d’un refoulement multiforme – c’est le terme qui nous
paraît le moins inexact – dans l’historiographie de la guerre.
Très ­caractéristique, par exemple, est cette déclaration liminaire
d’un ouvrage américain consacré au front de l’Est entre 1941
et 1945 : « Cette animosité mutuelle [entre Soviétiques et
Allemands] a produit des deux côtés des actes d’une nature si
atroce que je les ai délibérément exclus73. » Parlant du même
front, l’historien Christian Gerlach, plus récemment, adopte
une posture tout à fait comparable : « Nous nous sommes
72. René Girard, Les Origines de la culture, Paris, Desclée de Brouwer, 2004,
p. 257.
73. James Lucas, War on the Eastern Front, 1941-1945.The German Soldier in
Russia, Londres, Sydney, Jane’s Publishing Co, 1979, p. ix.

40
le combat comme objet

jusqu’ici refusés à décrire dans le détail les massacres et leur


cruauté. Les déroulements en sont toujours identiques et les
répéter n’amène que peu de nouvelles connaissances74. »
On aura compris que, pour notre part, nous pensons exac-
tement l’inverse. Ce type d’oblitération provoque d’ailleurs la
sourde colère d’un Paul Fussell, engagé volontaire dans ­l’armée
américaine lors de la Seconde Guerre mondiale, lieutenant dans
la 103e division d’infanterie en France, grièvement blessé en
1945 et qui, devenu après la guerre professeur de littérature
à l’université de Pennsylvanie, écrivit à ce titre l’une des plus
grandes études consacrées à la mutation du langage induite par
l’expérience de guerre de 1914-191875. Dans l’ultime chapitre
d’un autre de ses maîtres livres – Wartime – tout à la fois témoi-
gnage personnel (dont le « je » reste curieusement absent), étude
de la vie quotidienne des soldats lors de la Seconde Guerre
mondiale et tentative d’investigation de la « langue fraîche »
combattante, l’auteur stigmatise en ces termes l’inconscience
persistante du public occidental à l’endroit des effets de la
guerre moderne sur le corps humain :
Dans tous ces livres, on ne voit jamais les soldats alliés, quelle que
puisse être la gravité de leurs blessures, subir ce qu’on appelle-
rait pendant la guerre du Vietnam une « amputation traumati-
sante ». Tout le monde a tous ses membres, ses mains, ses pieds et
ses doigts, et bien sûr une expression courageuse et enjouée. Si
l’on repense à Shakespeare et à Goya, on aurait tort de déduire
que le démembrement était plus courant lorsque les guerres se
livraient essentiellement à l’arme blanche – au sabre et à l’épée.

74. Christian Gerlach, Kulturierte Morde. Die deutsche Wirtschafts- und


Vernichtungs- Politik in Weissrussland, Hambourg, Hamburger Edition, 1999,
p. 588. Cité par Christian Ingrao, Les Chasseurs noirs. La brigade Dirlewanger,
Paris, Perrin, 2006, p. 239.
75. Paul Fussell, The Great War and Modern Memory, Londres, Oxford
University Press, 1975. Pour une contribution récente à cette question de la
relation du langage à la guerre moderne : Philippe Roussin, Misère de la littéra-
ture, terreur de l’histoire. Céline et la littérature contemporaine, Paris, Gallimard, 2005,
notamment le chapitre vii (p. 371 sq.).

41
combattre

Leurs effets ne sont rien comparés au travail des bombes, des


mitrailleuses, des éclats d’obus et des explosifs puissants en géné-
ral. Ce qui sépare les deux traditions de représentation n’est pas
une différence de technique militaire, mais de sensibilité – en
particulier l’incapacité d’un public nourri de bouillie à regarder
en face des faits désagréables. À la date où j’écris, pratiquement
personne ne sait à quoi ressemble le site d’un grave accident
d’avion. Nous entendons peut-être parler de fragments, mais on
ne nous les montre pas dans les images que l’on juge adaptées à
une diffusion publique76.

Quelques lignes plus haut, l’auteur avait donné son interpré-


tation du prix acquitté pour tant d’inconscience par la société
américaine : « Les États-Unis n’ont toujours pas compris ce qu’a
été la Seconde Guerre mondiale : ils ont donc été incapables
d’user de ce savoir pour réinterpréter et redéfinir leur réa-
lité nationale, et parvenir à quelque chose comme la maturité
­publique77. » Pour autant, au plan strictement ­historiographique,
c’est très particulièrement en France que le silence apparaît
comme le plus marqué. Le champ académique y est resté
longtemps vide d’auteurs susceptibles de mettre la violence de
combat au centre de leur effort historique, et disposant de la
légitimité institutionnelle pour le tenter.
C’est ainsi que l’anthropologie historique mise en œuvre par
John Keegan en 1976 dans The Face of Battle reste, aujourd’hui
encore, assez loin des préoccupations historiographiques
­françaises, à quelques notables exceptions près78. Plus de trente

76. P.  Fussell, À la guerre. Psychologie et comportements pendant la Seconde Guerre


mondiale, op. cit., p. 378.
77. Ibid., p. 376.
78. John Keegan, Anatomie de la bataille. Azincourt 1415. Waterloo 1815. La
Somme 1916, Paris, Laffont, 1993 [1re édition 1976]. Le livre de Keegan n’a été
traduit qu’en 1993 pour la première fois en France, sous une forme d’ailleurs
abrégée. Elle a beaucoup inspiré l’auteur de ces lignes, en créant un effet de
légitimation de la violence de guerre comme objet d’étude. Parmi les rares tra-
vaux inspirés par l’œuvre de Keegan, on lira une tentative récente et magistrale :

42
le combat comme objet

ans plus tard, sa déconstruction et son analyse au ras du sol du


déploiement de la violence de bataille lors de trois affronte-
ments étudiés de manière séparée (Azincourt en 1415,Waterloo
en 1815 et la Somme en 1916) continuent d’exercer une puis-
sante fascination sur le lecteur, tant elles créent des effets de
connaissance dépassant de très loin le sort de chaque bataille
étudiée pour elle-même. Et la constatation de cette dimen-
sion pionnière de l’analyse est d’autant plus ironique qu’il n’est
pas difficile de constater tout ce que Keegan doit au regard
d’un auteur militaire français, le colonel Ardant du Picq, et à
ses Études sur le combat, publiées après la mort de leur auteur
sur les champs de bataille de la guerre de 1870. Mais la lecture
d’Ardant du Picq est restée confinée aux milieux militaires, là
où les travaux de John Keegan, un siècle plus tard il est vrai,
ont pu tirer parti de l’accueil offert par les écoles d’officiers
britanniques (Sandhurst en l’occurrence) à un enseignement
universitaire de haut niveau sur le phénomène guerrier – un
enseignement dépouillé de toute inhibition intellectuelle et
assumé non par un militaire professionnel mais par un civil. Un
civil issu, il est vrai, d’une société où la relation au fait militaire
est différente de ce qu’elle est devenue en France et qui, en rai-
son d’une infirmité contractée dès l’enfance, n’aurait jamais pu
être soldat79 : illustration de la distance au sujet comme moyen
de l’appréhender plus aisément…
John Keegan a fait école dans le monde anglo-saxon, en
donnant naissance à d’autres travaux d’anthropologie histo-
rique de la violence de guerre et du combat, travaux qui ne
sont pas sans défaut, sans doute, mais qui ont l’immense mérite
de poser ces questions en objets d’investigation légitimes80.

Olivier Chaline, 8 novembre 1620. La bataille de la Montagne blanche. Un mystique


chez les guerriers, Paris, Noesis, 2000.
79. J. Keegan insiste lui-même sur ce point au début de son ouvrage : Histoire
de la guerre. Du néolithique à la guerre du Golfe, Paris, Dagorno, 1996.
80. On se bornera ici à quelques exemples marquants : R. Holmes, Acts of
War. The Behaviour of Men in Battle, op. cit. Victor Davis Hanson, Le Modèle

43
combattre

L’historiographie française de la guerre est encore fort distan-


cée sur ce chemin ; l’un des objets de ce livre est de poser un
jalon destiné à réduire un tel retard.

Pour tenter de mieux comprendre les mécanismes


d­ ’évitement qui s’attachent à la violence de guerre, arrêtons-
nous un instant sur l’un des plus grands noms des sciences
­sociales du xxe siècle : Norbert Elias, dont on sait qu’il tient
une place particulière en France81, chez les ­historiens français
surtout, depuis leur « découverte » du sociologue allemand
au cours des années 1970. Il se trouve en effet qu’aucune
œuvre plus que celle de Norbert Elias n’a fait autant pour
exclure le phénomène guerrier du champ d’investigation
des sciences sociales, malgré ses tentatives tardives pour
prendre en compte ­l’immense objection que constituent les
deux guerres mondiales à sa théorie du « procès de civilisa-
tion ». Nul n’aura autant œuvré pour l’élision de la violence
de guerre, au profit d’une vision du xxe siècle « occidental »
qui repousse aux marges sa dimension meurtrière. Le para-
doxe est d’autant plus frappant que cette violence de guerre
et de combat, Norbert Elias en avait acquis, dès 1915-1916,
une connaissance intime. Or, du silence à son endroit, son
œuvre immense demeure, à bien des égards, assez largement
issue.

occidental de la guerre. La bataille d’infanterie dans la Grèce classique, Paris, Les Belles
Lettres, 1990.  Joanna Bourke, An Intimate History of Killing : Face-to-Face Killing
in Twentieth Century Warfare, Londres, Granta Publications. John Lynn, De la
guerre. Une histoire du combat, des origines à nos jours, Paris, Tallandier, 2007.
81. Mais au-delà de ce milieu restreint, l’œuvre d’Elias a suscité, et continue
de susciter, une abondante littérature mondiale, issue de toutes les sciences
humaines et sociales, entre défense, prolongement et critique de sa pensée. V   oir
en particulier Alain Garrigou et Bernard Lacroix (éd.), Norbert Elias. La poli-
tique et l’histoire, Paris, La Découverte, 1997. Et, dans une perspective plus socio-
logique,Yves Bonny, Erik Neveu, Jean-Manuel de Queiroz, Norbert Elias et
la théorie de la civilisation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003.

44
le combat comme objet

Le combat moderne et ses déploiements de violence inouïs,


Norbert Elias les avait en effet connus de très près. Issu d’une
famille de la bourgeoisie juive de basse Silésie, il avait achevé en
juin 1915 ses études secondaires au lycée de Breslau [aujourd’hui
Wroclaw]. Alors âgé de 18 ans seulement, et comme tant d’autres
Allemands, le jeune homme semble avoir vivement ressenti
l’existence d’une menace « slave » lors de l’été 1914. Il s’engage le
1er juillet 1915 comme volontaire, se rattachant ainsi à ce monde
des Kriegsfreiwilliger dont George Mosse a souligné l’importance
centrale en Allemagne entre le début du ­xixe siècle et le Premier
Conflit mondial82. D’un Lebenslauf rédigé en février 1933 pour
l’université de Francfort, et d’une interview publiée six ans avant
sa mort, en 198483, alors qu’Elias était âgé de 87 ans (vingt-

82. En particulier dans la transmission du « mythe de la guerre ». G. Mosse, De


la Grande Guerre aux totalitarismes, op. cit. Dans une interview autobiographique
d’une importance capitale pour le sujet qui nous occupe, Norbert Elias affirme
s’être porté volontaire pour pouvoir choisir une unité « moins dangereuse », en
l’occurrence une unité de transmission, tout en donnant l’image d’un départ en
guerre subi et d’une guerre imposée. Cette notation disculpatrice sonne étran-
gement si l’on garde à l’esprit que les soldats des transmissions pouvaient être
en charge de tâches extrêmement risquées en période d’offensive (la réparation
des fils de téléphone sous le bombardement en particulier), et qu’en outre, à
l’été 1915, un jeune Allemand de 18 ans n’était pas sous la menace d’être appelé
immédiatement au service actif : c’est à la fin de la guerre seulement que la crise
des effectifs a obligé l’Allemagne à enrégimenter des hommes aussi jeunes.
Pour cet aspect de sa biographie de guerre, nous utilisons Hermann Korte,
Über Norbert Elias. Das Werden eines Menschenwissenschaftlers, Leske et Budrich,
Opladen, 1997, qui fait référence notamment au Lebenslauf rédigé par Elias en
février 1933 pour l’université de Francfort.
83. L’interview que nous évoquons est constituée en fait de sept entretiens
réalisés (en anglais) en 1984 par Arend-Jan Heerma Van Voss et A. [Bram, en
fait] Van Stolk, et publiés aux Pays-Bas en 1984 (il n’est pas tout à fait sans
intérêt de noter que le contexte, qui transparaît dans le propos d’Elias, est celui
d’une forte tension américano-soviétique, liée en particulier à l’installation de
fusées Pershing sur le territoire de la RFA, en réponse aux SS20 soviétiques,
crise dont la résonance en Allemagne de l’Ouest a été particulièrement vive).
Une édition allemande du texte, complété par une série de textes recueillis

45
combattre

trois questions, souvent très directes et intrusives, lui sont posées


sur son expérience de la Première Guerre mondiale), on peut
extraire les éléments de biographie militaire suivants : intégré
dans les transmissions, le très jeune homme subit une période
d’instruction très dure après laquelle il passe six mois sur le front
oriental, dans la partie polonaise de l’Empire russe alors occupée
par les Allemands. Ce séjour à l’Est s’étant probablement achevé
vers la mi-1916, il est envoyé ensuite sur le front ouest, qu’il
découvre en montant en ligne dans la Somme, à Péronne plus
exactement, probablement en septembre 1916 lors de ce que
l’on a appelé la « seconde bataille de la Somme84. » Une montée
au front qui s’est effectuée au milieu des cadavres d’hommes
et de chevaux, dans un paysage d’habitations détruites par une
artillerie alliée qui avait alors atteint son apogée au titre d’arme
de domination du champ de bataille.
Cette découverte du front occidental, où l’intensité de la
violence de guerre était bien plus marquée que sur le front
oriental – d’autant que s’y déroulait une des plus grandes
« batailles de matériel » de toute l’histoire du conflit au moment
où Elias y prit ses positions de combat –, semble avoir été à
l’origine d’un traumatisme profond, sans doute lié à la mort

dans les années 1980, a été publiée en Allemagne en 1990.  Suivent une édition
française en 1991 (Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991) et une édi-
tion anglaise en 1994 (N. Elias, Reflections on a Life, Polity Press, 1984). Cette
interview est le seul document important dont on dispose sur l’expérience de
guerre de Norbert Elias, dont on soulignera que la lucidité intellectuelle et la
discipline de travail se sont maintenues jusqu’à ses derniers jours.
84. C’est de la critique interne du texte et de la confrontation de celui-ci
avec la chronologie et la topographie de la bataille de la Somme en 1916 que
l’on peut inférer les éléments que nous indiquons. Faute de sources précises,
on gardera en tête qu’il ne peut s’agir ici que d’une forme de reconstitution
de la biographie militaire de Norbert Elias. À la date présumée de l’entrée de
Norbert Elias dans la bataille, Péronne (écrit Peron dans le texte), ville prin-
cipale de l’arrière-front allemand dans cette zone, n’était plus qu’à 2 000 ou
2 500 mètres du front en raison de l’avance alliée : ce qui permet de mieux
­comprendre l’impression traumatisante de la traversée de la ville.

46
le combat comme objet

ou à la blessure de camarades. Le travail dans les transmissions


étant à cet égard l’un des pires qui soit, car s’il permet d’éviter
­l’assaut des tranchées adverses, il exige en revanche de sortir
sous les ­bombardements pour réparer les fils coupés par l’effet
des impacts. C’est d’ailleurs en faisant référence à l’une de ces
­sorties de réparation que, pour la première fois dans le cours de
l’interview, Elias dit avoir « vécu là-bas une sorte de choc. »85
Sur ce choc intervenu soixante-dix ans plus tôt, il se tait (« Oui,
au cours de l’une de ces sorties de réparation [long silence]. Je ne
m’en souviens plus, j’ai vraiment oublié tout cela86 »), avant de
sembler le décrire indirectement en évoquant le mutisme d’un
de ses amis de lycée, parti plus tôt que lui à la guerre, et revenu
chez ses parents « complètement muet », incapable de répondre
à la moindre question. Après quoi il tente de revenir à son cas
personnel : « Les choses n’ont jamais été aussi terribles pour moi.
J’ai probablement eu un choc mais… je suis incapable de vous
dire autre chose à ce sujet pour le moment. Je garde un souve-
nir très précis du trajet vers le front – les carcasses de ­chevaux,
quelques cadavres de soldats et l’abri de la tranchée… Et j’ai
l’impression d’avoir subi une sorte de choc important, mais là,
ma mémoire me fait défaut. Je ne sais même plus ­comment je
suis revenu87. » Plus loin, il tente d’y insister encore, sans plus de
succès : « […] le peu de choses que je viens de vous dire, j’ai dû
les déterrer très lentement. J’avais oublié jusqu’à mon inscrip-
tion à la faculté, en 1918. La guerre a donc peut-être été un
choc beaucoup plus fort que je ne88[…]. »
Après toute une série de « trous » venus émailler les réponses,
le témoignage reste ainsi comme suspendu, et il est étrange
que tant de commentateurs et de biographes de Norbert Elias

85. Ce sont en fait les termes de son interlocuteur. Norbert Elias par lui-même,
op. cit., p. 37.
86. Il faut comprendre : sortie des tranchées pour réparation des fils de télé-
phone en zone exposée au feu.
87. Ibid., p. 37-38.
88. Ibid., p. 38-39.

47
combattre

aient si souvent méconnu l’importance capitale d’un tel passage,


hésitant entre oubli et incapacité à placer l’expérience sous le
contrôle du langage89. En fait, tout semble indiquer – et ce jus-
qu’au « trou de mémoire » évoqué par Norbert Elias lui-même
– que celui-ci aurait subi sur le front ouest un choc traumatique
d’une grande force, et c’est au titre de « récit de trauma » – récit
manqué, évidemment – qu’un tel texte doit être abordé90.

En tout état de cause, la durée du séjour au front de


Norbert Elias resta selon lui inférieure à un an, après quoi il
« se retrouve » à Breslau « à la fin de la guerre » (plus proba-
blement dès la fin 1917 ?) au titre d’aide-infirmier dans une
batterie de convalescents d’un bataillon-Ersatz du 6e régiment
­d’artillerie de place. Il assiste alors à des amputations de ­soldats
blessés, dont on sait l’aspect hautement traumatisant pour
tout spectateur. Il ­commence également des études médicales
qui, bien que jamais achevées, joueront un grand rôle dans
sa ­pensée sociologique ultérieure. Une chose en tout cas est
sûre : Norbert Elias ne reverra jamais le front.  Après une brève
­participation à un conseil de soldats en 191891, il est démobilisé
le 4 février 1919.
Pour autant, ce dernier en avait-il fini avec la guerre ? Après
l’armistice, la ville de Breslau se trouve au cœur du ­processus
de « brutalisation » de la société allemande induit par les consé­

89. C.Trevisan,  « Se rendre témoignage à soi-même », in J.-F. Chiantaretto


(dir.), Témoignage et trauma, implications psychanalytiques, op. cit. On relèvera toute-
fois des interprétations de la carrière militaire de Norbert Elias diamétralement
opposées à ce que le sociologue allemand a lui-même laissé entendre, comme
celle de Hermann Korte, absurdement convaincu que Norbert Elias était
revenu en quelque sorte « renforcé » de son expérience du front. (Über Norbert
Elias. Das Werden eines Menschenwissenschaftlers, op. cit., p. 74-75).
90. Il est d’ailleurs à noter que ce dernier, en employant le mot de « choc »,
met en œuvre l’expression britannique de l’époque (shellshock), qui tendait
à attribuer à la violence des explosions des obus des conséquences de type
­neurologique plutôt que d’ordre psychique.
91. Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 113.

48
le combat comme objet

quences du conflit, la défaite, et l’humiliation du traité de


Versailles. La cité natale de Norbert Elias est une ville de ces
confins germano-polonais où la tension est extrême (la Pologne
revendique la haute Silésie), et où règnent en ­maîtres les corps
francs à partir de 191992. C’est d’ailleurs dans ce contexte de
défaite refusée, de cristallisation de la légende du « coup de
­poignard dans le dos » et d’imaginaire de fin de l­’Allemagne
qu’un ancien camarade de lycée de Norbert Elias, devenu
­communiste, est assassiné à Breslau par les Freikorps en 1919
ou 1920 ; son corps, ligoté dans du fil de fer barbelé, est ensuite
jeté dans les fossés de la ville93. Guerre civile, donc, menée
par ­ d’anciens soldats devenus des guerriers idéologiques
poursuivant contre l’adversaire intérieur la lutte entamée en
1914 contre tous les ennemis de l’Allemagne. Pourtant, dans
son interview de 1984, cette sortie de guerre paraît à la fois
oubliée et déréalisée : « La difficulté, dit-il, c’est que je n’arrive
pas à me souvenir par exemple de ma réaction face à l’assas-
sinat de Rathenau [assassiné par l’extrême droite en 1922] ou
­d’Erzberger [assassiné en 1921], ou à toute l’agitation politique
autour de moi. On dirait vraiment qu’un rideau est tombé sur
toutes ces ­choses. J’ai oublié ce que je ressentais à cette époque.
Oui, c’est étrange… Mes sentiments et mes pensées d’alors se
sont transformés en tache blanche. »
Un peu plus tard, à Heidelberg cette fois, où il se trouve à
­partir de 1925-1926 et où l’extrême droite domine le monde
étudiant (avec ce que cela signifie en termes de lecture ­spécifique
de la Grande Guerre…), au cours d’une conférence donnée

92.  Je remercie Christian Ingrao d’avoir attiré mon attention sur cette spé-
cificité importante pour le sujet.
93. Cette précision biographique se trouve dans The Germans. Power Struggle
and the Development of Habitus in the Nineteenth andTwentieth Centuries, Cambridge,
Polity Press, 1996, p. 186. Ce militant se nommait Bernhard Schottländer. On
notera la signification possible de l’emploi du barbelé – objet de guerre carac-
téristique du no man’s land en 1914-1918 – par ces continuateurs (vrais ou
supposés) des soldats du front qu’étaient les membres des corps francs.

49
combattre

dans un local syndical94, Norbert Elias plaidera pour l’adoption


de mesures physiques de défense contre les attaques éventuelles
de l’ennemi politique, rencontrant d’après ses propres dires une
incompréhension générale dans l’auditoire95. Un peu plus loin,
dans une remarque qui, rétrospectivement, sonne étrangement
sous sa plume, il note qu’« à cette époque, il était tout à fait réa-
liste d’attirer l’attention sur l’importance de la réflexion sur les
stratégies de violence96. »
Ayant ensuite abandonné ses études de médecine pour la
philosophie (discipline dans laquelle il est reçu docteur en
janvier 1924), Norbert Elias devient en 1930 assistant de Karl
Mannheim, alors professeur de sociologie à Francfort. Mais juste
après avoir soutenu son habilitation, il se voit, en tant que juif,
expulsé de l’université en 1933. Il s’exile tout d’abord à Paris,
où il exerce pour vivre différents métiers, puis à Londres à partir
d’octobre 1935, où une petite bourse accordée au titre de réfu-
gié juif lui est accordée. Cela lui permet de travailler au Prozess
der Zivilisation, dont le premier tome est publié en Allemagne,
puis le second à Bâle, en 193997. Est-il utile d’insister sur le
contexte – tellement marqué par la dimension guerrière de la
période, là encore – de ce séjour anglais, contexte dont le socio-
logue allemand ne pouvait évidemment tout à fait s’affranchir ?
La guerre d’Éthiopie, la guerre civile espagnole, la guerre sino-
japonaise et la « montée des périls » en Europe constituent le
cadre d’élaboration du « procès de civilisation. »98
94. La date n’est pas précisée par Elias.
95. Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 59.
96. Ibid., p. 62.
97. Dans la même interview, Elias s’étend assez longuement sur l’aspect très
étonnant de cette publication par un auteur juif dans l’Allemagne nazie. Ces
deux tomes, republiés en allemand en 1969, ont été traduits en français sous
les titres suivants : La Civilisation des mœurs et La Dynamique de l’Occident, Paris,
Calmann-Lévy, 1973 et 1976.
98. Dans un autre ordre d’idée, on pourrait rapprocher ce destin intellectuel
de celui de Fernand Braudel tournant le dos à l’événement dans le Stalag où il
se trouve prisonnier entre 1940 et 1945.

50
le combat comme objet

La guerre et sa violence se laissent moins oublier encore après


la parution de l’ouvrage. En septembre 1939, l’Angleterre étant
entrée en guerre, Norbert Elias est évacué à Cambridge, avant de
se voir interné dans un camp à Liverpool, puis l’année suivante à
l’île de Man, où il passe huit mois en compagnie d’autres ressor-
tissants allemands99. Libéré, il reste en Angleterre. Une Angleterre,
faut-il le rappeler, soumise à des bombardements aériens intenses
de 1940 à 1945 et qui entraînèrent la mort de près de 100 000
personnes, dont la moitié environ à Londres (Londres où il ren-
tre en 1945, et dont on voit mal comment le sociologue aurait
pu échapper au spectacle de ses ruines). Dans le même temps,
en Allemagne, sa mère avait été déportée, avant d’être assassinée
à Auschwitz. Dans l’interview qu’il donne en 1984, il évoque
en ces termes cette mort intervenue quarante ans plus tôt : « Je
­n’arrive pas à me libérer de cette image de ma mère dans une
chambre à gaz. Je n’arrive pas à surmonter cela100. »
Au sortir du conflit, Norbert Elias est âgé de 45 ans101 :
­comment nier que depuis l’âge de 18 ans, sa vie n’ait été tra-
versée, « moulée » en quelque sorte, directement ou indirec-
tement, par la guerre et sa violence ? À ce titre, son œuvre,
dont le socle est posé à l’avant-veille de la Seconde Guerre
mondiale, mérite d’être lue aussi comme une des tentatives les

99.Voir à ce sujet David Rotman, « Trajectoire intellectuelle et expérience


du camp : Norbert Elias à l’île de Man », Revue d’histoire moderne et contemporaine,
n° 2, avril-juin 2005, p. 148-167. Nous partageons entièrement le point de vue
de l’auteur sur l’utilité d’un « travail socio-biographique sur le sociologue » (p.
167) et sur « l’importance fondamentale pour Elias de la distanciation et de
l’autocontrôle » comme unique moyen de surmonter les tourments de l’expé-
rience répétée de la marginalisation (p. 166).
100. Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 99.
101. Les années d’après-guerre, au cours desquelles le sociologue entame une
psychanalyse, ont été très difficiles. Celui-ci ne renoue avec la carrière acadé-
mique qu’en 1954, à l’université de Leicester. Il part au Ghana en 1962 (où il
assiste volontairement à des sacrifices d’animaux – ibid., p. 87), avant de revenir
en Grande-Bretagne où il séjourne jusqu’en 1975. Il termine sa vie de travail
en Allemagne, à Bielefeld, où il meurt en 1990.

51
combattre

plus abouties – et les plus séduisantes, sans aucun doute – de


refouler la prégnance de l’activité guerrière occidentale du
premier xxe siècle. À bien des égards, elle nous paraît adossée
au refoulement du ­présent guerrier de son auteur. Auquel cas,
pourquoi ne pas parler d’une œuvre à visée sotériologique, à
la fois conjuratoire de ce ­présent mais aussi propitiatoire face
à un avenir si évidemment menaçant ? Compte tenu du poids
de celle-ci dans les ­sciences ­sociales du second xxe siècle, on ne
saurait sous-estimer son impact dans leur insuffisante prise en
compte de l’activité guerrière et de son importance pour toute
compréhension profonde de nos propres sociétés.
La déréalisation de la guerre est en effet une évidence dans
le “ procès de civilisation ” tel que décrit et théorisé en 1939.
L’ouvrage ne prend que très marginalement en compte le
­phénomène guerrier en général, et il l’élude même ­ presque
complètement pour le xxe siècle, sans voir évidemment que sa
présence constitue une objection de taille à la théorie dévelop-
pée par son auteur. On sait que celui-ci, après l’étude termino-
logique centrée sur le couple culture/civilisation, y développe
ensuite une démonstration empirique sur la ­ transformation
des mœurs et sur l’évolution de la relation à la corporéité
(« Comment se tenir à table », « De quelques ­fonctions naturelles »,
« Les relations sexuelles », « Les modifications de l’agressivité »,
etc.), avant d’en venir à la sociogenèse de l’État moderne, qui
capte le monopole de la violence et « curialise » les guerriers.
En ce qui concerne les mœurs, la pudeur, l’expression de
l’agressivité enfin, qui intéressent si directement notre sujet, on
sait que le point focal de la pensée de Norbert Elias tourne
autour de la notion de progression de l’autocontrôle, « les hom-
mes [s’appliquant], pendant le “ processus de civilisation ”, à
refouler tout ce qu’ils ressentent en eux-mêmes comme rele-
vant de leur “nature animale”102. » Cette « psychogenèse » est

102. N. Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1991, p. 172. On


notera que sur ce point, nous partageons pleinement l’opinion des ­défenseurs

52
le combat comme objet

elle-même perçue comme inséparable d’une « sociogenèse » liée


au rôle joué par l’État occidental, la relation complexe entre
l’un et l’autre phénomène se trouvant résumée en ces termes
dans la partie finale du second tome :
Nous avons vu que les schémas de comportement que notre
société inculque à ses membres depuis leur plus tendre enfance,
pour en faire une sorte de « seconde nature », et que l’organisation
de plus en plus stricte du contrôle social maintient en place, ne
sauraient être expliqués par une finalité humaine universelle, sans
référence à l’histoire, mais qu’ils ont leur racine dans l’histoire. Ils
ont émergé du contexte général de l’histoire de l’Occident, des
modes de relations spécifiques qu’elle a produits, des ­contraintes
d’interdépendance qui les prolongent et les développent. Ces
schémas sont composés, au même titre que le mécanisme de
contrôle de notre conduite ou la structure de nos fonctions psy-
chiques, de nombreuses strates […]. Nous avons en effet constaté
que la rationalisation – à laquelle se rattachent aussi la motivation
et la structuration plus rationnelles des tabous sociaux – n’est
qu’un des aspects d’une transformation englobant toute l’économie
psychique de l’homme, le contrôle des pulsions non moins que le
contrôle du Moi et du Surmoi. Nous avons vu que le moteur
de cette transformation de l’autocontrôle psychique n’est autre
que l’ensemble des contraintes d’interdépendance, des regrou-
pements des interrelations humaines, du tissu social, les change-
ments s’opérant toujours dans un sens déterminé103.

de la pensée de Norbert Elias, en particulier celle de Stephen Mennell, qui


souligne que le sociologue allemand n’a jamais développé une théorie du « pro-
grès continu » de la civilisation et que toute lecture de ce type ne peut être
considérée que comme un contresens. (Voir Stephen Mennell, « L’envers de la
médaille : les processus de décivilisation », in A. Garrigou et B. Lacroix (éd.),
Norbert Elias. La politique et l’histoire, op. cit., p. 216.)
103. N. Elias, La Dynamique de l’Occident, op. cit., p. 315-316. On retiendra
également la synthèse générale de la pensée de Norbert Elias telle que proposée
par Roger Chartier, très caractéristique de la lecture du premier par le milieu
des historiens modernistes français : « En fin de compte, ce qui apparaît c’est
l’homme civilisé, caractérisé par une économie psychique particulière (dite auto-
contrôle psychique) qui se construit dès l’enfance […]. Cette nouvelle structure
mentale est marquée par l’“intériorisation individuelle des prohibitions qui

53
combattre

Pour un historien du phénomène guerrier au xxe siècle, la


conclusion de l’ensemble de l’ouvrage sonne étrangement,
dès lors que l’on veut bien se souvenir qu’elle est rédigée à
la veille de l’éclatement du Second Conflit mondial, dans un
contexte de crise internationale grave depuis 1935, aiguë à
partir de 1938 (la possibilité même d’échapper à la guerre
générale apparaissant comme hors d’atteinte une fois éva-
nouis les espoirs soulevés par la conférence de Munich réunie
fin septembre). Cette conclusion, qui fait directement réfé-
rence au présent et à l’avenir au moment où elle fut écrite
par Norbert Elias, et qui reste généralement inaperçue, mérite
d’être citée longuement :
Il y a d’abord le danger de guerre. Or la guerre n’est pas, pour le
dire encore une fois avec d’autres mots, le contraire de la paix.
Nous avons montré que les entreprises guerrières d’unités ­sociales
peu importantes ont constitué, au fil de l’histoire, des phases iné-
vitables de la pacification d’unités plus étendues. Il est certain
que la fragilité des structures sociales et avec elle le danger et les
bouleversements qu’entraîne pour les personnes touchées toute
conflagration guerrière, s’accroissent à mesure que s’amplifie la
division des fonctions, que se précise la dépendance réciproque
des rivaux. C’est pourquoi on penche de nos jours de plus en
plus à régler les rivalités entre États par des moyens de force
moins aléatoires et moins dangereux104.

Après ce début déjà étonnant une fois celui-ci replacé dans


son contexte, le sociologue développe, si on le comprend
bien tant sa pensée sur ce point paraît confuse, une théorie

auparavant étaient imposées de l’extérieur” » (Préface à N. Elias, La Société de


cour, Paris, Calmann-Lévy, 1974, p. xix). Signalons pour mémoire que le sport a
constitué un des points d’application tardifs de la théorie éliasienne de la civi-
lisation, à travers l’ouvrage rédigé en collaboration avec Eric Dunning, Sport
et civilisation. La violence maîtrisée, op. cit., p. 78 (l’édition originale étant Quest for
Excitement, 1986). Dans l’introduction de l’édition française, Roger Chartier
évoque ainsi un « procès de sportisation » (p. 22).
104. N. Elias, La Dynamique de l’Occident, op. cit., p. 322.

54
le combat comme objet

d­ ialectique de la lutte entre principe d’affrontement et prin-


cipe de pacification dans les relations internationales :
Mais le fait même que de nos jours comme naguère les contrain-
tes d’interdépendance suivent une pente au bout de laquelle
apparaissent de nouveau des conflits, des monopoles militaires
s’étendant sur de vastes régions, et – après les horreurs d’autres
conflits armés – leur pacification, ne saurait être mis en doute.
Et derrière les tensions au niveau continental se dessinent, en
partie déjà engagées, les tensions du niveau suivant. On aperçoit
les premiers contours d’un système de tensions aux dimensions
du globe, comprenant des fédérations d’États, des unités supra-
nationales de tous genres, on aperçoit les préliminaires de ­luttes
d’élimination et d’hégémonie, sans lesquels la mise en place d’un
monopole mondial de la force publique, d’un organe politique
central, et la pacification de la terre tout entière ne sont pas
concevables105.

Les obscurités de ce passage ne s’éclairent en fait que ­quelques


lignes plus loin, à travers la stupéfiante anticipation d’un âge
d’or imaginé et imaginaire. Celle-ci apportant le point final à
l’ensemble de l’œuvre, elle mérite qu’on lui accorde une atten-
tion d’autant plus marquée qu’elle n’est jamais com­mentée
comme telle :
Lorsque les tensions entre États et à l’intérieur même des États
auront été désamorcées et surmontées, nous pourrons dire avec
quelque droit que nous sommes « civilisés ». Car c’est alors seu-
lement que pourra disparaître du code de comportement qu’on
inculque à chaque individu sous forme de Surmoi tout ce qui a
pour fonction de marquer non pas sa supériorité personnelle, mais
une supériorité reçue de ses pères sans aucun mérite. L’individu
pourra se défaire des contraintes sous la pression desquelles il veut
se distinguer des groupes inférieurs par des valeurs de richesse et
de prestige, au lieu de briller par des accomplissements person-
nels. C’est alors seulement que la régulation des relations humai-
nes pourra s’attacher de préférence aux préceptes et interdictions

105. Ibid., p. 322-323.

55
combattre

nécessaires au maintien d’un haut niveau de différenciation des


fonctions sociales, ce qui présuppose un niveau de vie élevé, un
bon rendement du travail, une division différenciée et progres-
sive des fonctions. Les autocontraintes se réduiront à celles dont
les hommes auront besoin pour pouvoir vivre, travailler, jouir
ensemble, sans trouble et sans peur. Les tensions et contradic-
tions de l’âme humaine ne s’effaceront que lorsque s’effaceront
les tensions entre les hommes, les contradictions structurelles du
réseau humain. Ce ne sera plus alors l’exception mais la règle
que l’individu trouve cet équilibre psychique optimal qu’enten-
dent désigner les mots sublimes de « bonheur » et de « liberté » :
à savoir l’équilibre durable ou même l’accord parfait entre ses tâches
sociales, l’ensemble des exigences de son existence sociale d’une part et ses
penchants et besoins personnels de l’autre. C’est seulement lorsque la
structure des interrelations humaines s’inspirera de ce principe,
que la coopération entre les hommes, base de l’existence même
de tout individu, se fera de telle manière que tous ceux qui, la
main dans la main, s’attelleront à la chaîne complexe des tâches
communes, aient au moins la possibilité de trouver cet équilibre,
c’est alors seulement que les hommes pourront affirmer avec un
peu plus de raison qu’ils sont « civilisés ». Jusque-là, ils sont dans la
meilleure des hypothèses engagés dans le processus de la civilisa-
tion. Jusque-là, force sera de répéter encore souvent : « La civilisa-
tion n’est pas encore achevée. Elle est en train de se faire106 ! »

Rétrospectivement, on conviendra que la dimension eschato­


logique de cette parousie d’un attrait discutable, telle qu’entre-
vue ou espérée par le sociologue, ne laisse pas de surprendre.
Surprend plus encore le silence des commentateurs et des exé-
gètes à son endroit. En fait, loin d’être « une démarche implicite
pour comprendre la situation présente du monde dans lequel il
vivait107 », le procès de civilisation apparaît bien davantage comme
un moyen de ne pas la comprendre, de tenter même d’y échapper

106. Ibid., p. 323-324.


107. D. Rotman, « Trajectoire intellectuelle et expérience du camp : Norbert
Elias à l’île de Man », Revue d’histoire moderne et contemporaine, op. cit., p. 149.

56
le combat comme objet

au prix d’une « autodistanciation108 » radicale. Comme le relève


avec justesse André Burguière, Norbert Elias « semble avoir tra-
versé sans voix les grands phénomènes de son époque alors
qu’il en a vécu les drames109 ».

Raison de plus pour reposer la question de la guerre dans


l’œuvre d’Elias. On sent bien, en effet, tout ce qu’un historien
du phénomène guerrier au xxe siècle peut objecter à la théorie
du « procès de civilisation ». Comment intégrer en effet à celle-
ci l’activité guerrière inter- et intra-étatique qui a tant marqué
la période contemporaine ? Comment faire sa place à la totali-
sation du phénomène guerrier, acquise dès le Premier Conflit
mondial ? Ce véritable impensé que la conflictualité constitue
dans son œuvre mérite de retenir notre attention110.
Les deux tomes de Über den Prozess der Zivilisation ­permettent
en effet de constater la surprenante absence de ce que nous
appellerons « l’objection guerrière » à la théorie du procès
de civilisation, à commencer par celle qu’eût pu constituer

108. Ibid. On notera qu’au Ghana, où il part enseigner en 1962, il appliqua de


nouveau au milieu local, qu’il ne connaissait que très superficiellement, sa théo-
rie du procès de civilisation, au lieu de songer à l’infléchir grâce à cette expé-
rience nouvelle (Jack Goody, « The “Civilizing Process” in Ghana », Archives
européennes de sociologie, vol. 44, n° 1, 2003, p. 61-73). Je remercie Tiphaine
Barthélémy de m’avoir signalé cette référence.
109. André Burguière, in « Table ronde avec André Burguière, Roger
Chartier, Arlette Farge, Georges Vigarello : L’œuvre de Norbert Elias, son
contenu, sa réception », Cahiers internationaux de sociologie, n° 99, 1995, p. 233.
110. Il y en a d’autres, sur lesquels nous ne nous attarderons pas : ainsi la
question du totalitarisme et aussi celle de l’Holocauste, qui constituent une
objection majeure à laquelle, il est vrai, Norbert Elias a tenté de se confron-
ter – encore que très imparfaitement – dans ses derniers écrits. On notera
aussi les objections formulées par un certain nombre d’anthropologues qui ont
souligné la force des procédures d’autocontrôle dans les sociétés pré-étatiques,
et celles de sociologues sur la remontée et l’installation de la violence sociale
au cœur de nos sociétés, la montée de l’incivilité, le recul de la pudeur, etc.,
objections face auxquelles les défenseurs de Norbert Elias ne sont toutefois pas
restés sans réponse.

57
combattre

la Première Guerre mondiale, achevée vingt ans plus tôt, et


que Norbert Elias avait connue de si près. Absence qui n’est
pas totale cependant : outre la présence de deux passages de
l’ouvrage concernant l’évolution des mœurs depuis la Grande
Guerre, un troisième, enclavé à titre d’exemple dans un déve-
loppement sur l’évolution de la « tenue à table », est très direc-
tement centré sur le récent conflit, et plus précisément sur les
pratiques alimentaires des combattants pendant la guerre de
positions : « Des mouvements nettement rétrogrades sont éga-
lement possibles, explique ainsi Elias. On sait par exemple que
le mode de vie de la dernière guerre a entraîné la transgression
inévitable de plusieurs tabous plus ou moins impératifs datant
de la civilisation de paix. Dans les abris, officiers et soldats se
sont souvent vus obligés de manger avec le couteau et même
avec les mains. Le seuil de sensibilité s’est rapidement déplacé
sous la pression de circonstances inéluctables. Mais abstraction
faite de tels incidents qui pourraient, le cas échéant, aboutir à
des normes nouvelles, la ligne générale de l’évolution de l’usage
du couteau apparaît avec une grande netteté111. »
On trouve là une de ces nuances du texte d’Elias qui ­poussent
à se prémunir contre toute lecture « évolutionniste » du socio-
logue. Lui-même a mis en garde contre une interprétation
du procès de civilisation au titre d’« un simple renforcement,
­toujours plus sévère, de l’autocontrôle112 » et a tenu à souligner

111. N. Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 178.


112. Cité par R. Chartier, La Société de cour, op. cit., p. 19. Le politologue
Jean Defrasne souligne lui aussi à juste titre le caractère « réversible » du pro-
cessus de civilisation aux yeux de son promoteur (Jean Defrasne, « Le goût de
la violence », in A. Garrigou et B. Lacroix (éd.), Norbert Elias. La politique et
l’histoire, op. cit., p. 296). S. Mennell a également souligné que Norbert Elias
n’avait jamais défendu une théorie du « progrès » et que les « conduites civi-
lisées » « [pouvaient] être détruites rapidement » (S. Mennell, « L’envers de la
médaille : les processus de décivilisation », ibid., p. 216-217). Le même a égale-
ment noté que cette question de la maîtrise des affects devait s’entendre à l’in-
térieur des sociétés, sans nécessaire rapport avec les affrontements entre États, ce
qui est réducteur de la pensée d’Elias qui a aussi cherché à aborder, comme on

58
le combat comme objet

la fragilité de la « cuirasse du comportement civilisé”113. » C’est


d’ailleurs une dimension qu’il développera dans ses écrits ­tardifs
autour des notions de « breakdown » de la civilisation et de « déci-
vilisation » : nous allons y venir.
Mais pour nous en tenir pour l’instant au livre de 1939, outre
le fait que l’expérience de guerre ne se trouve intégrée qu’à
une seule reprise par le sociologue, il demeure frappant que le
passage que nous avons cité ait trait aux seules pratiques alimen-
taires en usage sur le front. Reste ainsi absolument hors champ
toute allusion à la question du combat et de son extrême vio-
lence entre 1914 et 1918114, dont on ne peut nier pourtant
qu’elle ait constitué une rupture spectaculaire du « procès de
civilisation ». Mais cette rupture vécue par Norbert Elias lui-
même, le vétéran de la Grande Guerre ne la voit pas vingt ans
plus tard, il se refuse à la voir. Or, la clé de cette cécité ne se
trouverait-elle pas dans cet extraordinaire et tardif aveu – trop
rarement relevé selon moi – qui figure au détour d’un passage
de Sport et civilisation : « Eussé-je été libre de choisir mon monde,
je n’aurais probablement pas choisi un monde où l’on juge les
conflits entre les humains excitants et agréables […]. Éviter tout
conflit, tel aurait été mon choix. Vivons tous en paix les uns
l’a vu, la question des comportements guerriers : « Elias souligna constamment
combien la maîtrise des affects, y compris des pulsions à utiliser la violence,
dépendait du degré d’autocontrôle à l’intérieur du territoire des sociétés étati-
ques en voie d’émergence. L’usage de la violence entre les États (autrement dit,
la guerre) ne tendit pas à diminuer sensiblement. La libération des affects dans la
bataille […] devint peut-être un peu plus maîtrisée [qu’au Moyen Âge] ; mais
cette tendance fut contrebalancée, au fil des siècles, par l’ampleur croissante
prise par la guerre, les batailles entre des États territorialement plus étendus
ayant amené de plus en plus d’individus à se combattre mutuellement sur des
étendues géographiques de plus en plus vastes. » (Ibid., p. 217-218). Mais de
toute façon, ce type de distinction, qui vise à combler la brèche qui s’ouvre
ici dans la pensée d’Elias, ne résout pas la question capitale de l’adaptation à la
guerre extérieure des membres des sociétés-États.
113. N. Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 245.
114. On rappellera que l’Allemagne a perdu 1 300 hommes par jour, en
moyenne, pendant les quatre années de guerre.

59
combattre

avec les autres115? »  Aveu bouleversant lorsque l’on sait quelle


fut la vie de Norbert Elias et de quelle manière celle-ci fut
marquée par la dimension tragique du premier xxe siècle. Mais
phrase étrange pour un sociologue : car ce choix du cœur pour
une société humaine débarrassée de tout conflit ne conduit-t-il
pas, en dernière instance, à l’expression d’une préférence pour
une société sans existence vraisemblable ?

En fait, il faut attendre les écrits tardifs de Norbert Elias pour


que celui-ci se fasse en quelque sorte à lui-même cette objec-
tion que constitue la conflictualité occidentale de la période
1914-1945. Un passage décisif à cet égard figure dans un texte
de 1982, La Solitude des mourants : « Parmi les problèmes actuels
qui méritent peut-être plus de considération, il y a par consé-
quent celui de la transformation psychologique que subissent
les êtres humains qui passent d’une situation où il est interdit
de tuer d’autres hommes et où cela est très rigoureusement
puni, à une autre situation où il est non seulement socialement
permis de le faire – à l’État, à un parti ou à un groupe –, mais
où cela est formellement exigé116. » Après quoi le sociologue
précise sa pensée, et l’on se rend compte alors que ce n’est pas
au phénomène guerrier en général qu’il fait allusion, mais bien
à l’expérience de violence des deux conflits mondiaux :
Quand on parle du processus de civilisation au cours duquel
l’agonie et la mort ont été reléguées de façon plus décisive
­derrière les coulisses de la vie sociale et entourées de sentiments
de gêne relativement forts, de tabous verbaux relativement rigou-
reux, il faut néanmoins faire une réserve : les expériences des
deux grandes guerres en Europe, et peut-être plus encore celle
des camps de concentration, montrent la fragilité de la conscience
qui interdit de tuer, et pousse ensuite à écarter autant que possible

115. N. Elias et E. Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, op. cit.,


p. 78.
116. N. Elias, La Solitude des mourants, Christian Bourgois, 1998 [1982],
p. 69.

60
le combat comme objet

les mourants et les morts de la vie sociale normale. Il apparaît que


les mécanismes d’autocontrainte qui, dans nos sociétés, sont en
jeu dans le refoulement de la mort se défont relativement vite
quand le mécanisme de contrainte imposé par l’État – ou, le cas
échéant, par des sectes ou des groupes militants –, appuyé sur
des doctrines et des croyances collectives convaincantes, change
­brutalement de cap et commande de tuer des hommes. Pendant
les deux guerres mondiales on a vu que chez la plupart des hom-
mes, la sensibilité à l’égard des meurtres, des mourants et des
morts a disparu relativement vite117.

En fait, dans plusieurs écrits antérieurs à celui-ci, mais ­souvent


non publiés, Norbert Elias avait abordé déjà la question des
guerres mondiales, et plus particulièrement celle du nazisme
et de la destruction des juifs d’Europe. C’est ainsi que dans un
texte rédigé au début des années 1960, il avait évoqué le procès
Eichmann et les deux guerres mondiales comme « une masse
croissante d’expériences qui met en question [challenge] l’image
que nous avons de nos sociétés civilisées118. » Et plus loin, il
ajoutait : « Chacune des deux guerres fut clairement une régres-
sion dans la barbarie », là où, selon lui, les conflits précédents
n’avaient représenté que des « régressions limitées119 ». Quant au
Génocide, il était lu comme « la plus profonde régression dans
la barbarie du xxe siècle européen120 ».
On voit que l’idée de « décivilisation » proposée par Norbert
Elias dans ses derniers écrits121, elle-même adossée à ­l’expérience
117. Ibid., p. 69-70.
118. Il s’agit d’un texte titré « The Breakdown of Civilization », rédigé en
1961-1962, mais non publié à cette date, et réuni dans l’ouvrage posthume
The Germans. Power Struggle and the Development of Habitus in the Nineteenth and
Twentieth Centuries, Cambridge, Polity Press, 1996, p. 301.
119. Ibid., p. 309.
120. Ibid.
121. Ibid. En particulier dans les chapitre iii (« Civilization and Violence ») et
iv (« The Breakdown of Civilization »). Sur cette notion de « décivilisation » et
aussi d’ « enclaves », plusieurs spécialistes des sciences sociales ont proposé des
prolongements et des raffinements particulièrement intéressants des théories

61
combattre

de violence extrême du « premier xxe siècle », venait de fort loin :


on a noté d’ailleurs qu’elle était en germe, déjà, dans Über den
Prozess der Zivilisation. Pour autant, il faut observer que c’est le
nazisme et l’Holocauste qui retiennent véritablement son atten-
tion : l’expérience de violence des champs de bataille, traversée
par plusieurs dizaines de millions d’Occidentaux entre 1914
et 1918, puis entre 1939 et 1945, n’attire qu’exceptionnelle-
ment son regard. En outre, là où Norbert Elias affirmait dans
ses travaux initiaux que le « procès de civilisation » était aisé-
ment et rapidement réversible, il affirme plutôt l’inverse dans
ses développements plus tardifs sur le processus de « décivilisa-
tion ». C’est ainsi qu’au sujet du phénomène des corps francs
dans l’Allemagne de l’après-1918, du terrorisme politique des
années 1920 et du cas d’Ernst von Salomon – ces phénomènes
étroitement liés auxquels il avait été confronté de près dans sa
jeunesse –, il a cette phrase caractéristique sur les conditions
dans lesquelles les formes civilisées de comportement et de
conscience se ­dissolvent au sein d’une société donnée : « Il s’agit

éliasiennes (voir en particulier, sous la direction de deux politistes, A. Garrigou


et B. Lacroix (dir.), Norbert Elias. La politique et l’histoire, op. cit.). Et, dans une
perspective plus sociologique,Y. Bonny, E. Neveu, J.-M. de Queiroz, Norbert
Elias et la théorie de la civilisation, op. cit. On signalera en particulier dans ce der-
nier volume l’apport d’Abram de Swaan autour de la notion clé de « dyscivili-
sation », qui s’applique tout particulièrement au cas du nazisme et du génocide.
L’auteur part de l’idée que le « procès de civilisation » peut être miné ou infléchi
par l’État qui « désidentifie » une certaine catégorie de citoyens, conduisant à
un processus de « compartimentation » à leur égard, prélude à une extermi-
nation qui laisse intactes les règles du fonctionnement social, « le reste de la
société [conservant] ses modes de vie pacifiés, et la vaste majorité des citoyens
[continuant] à être protégés par la loi, la coutume et l’étiquette » (p. 67). « Dans
ces conditions de monopolisation étatique de la violence, ajoute-t-il, un degré
élevé de civilisation est conservé à tous les égards et pour la vaste majorité
de la population ; cependant, le régime crée et entretient des compartiments
d’extermination et de barbarie, méticuleusement isolés et presque indicibles.
C’est comme si le procès de civilisation continuait avec les mêmes moyens,
mais avec une orientation différente : en un mot, c’est devenu un procès de
dyscivilisation » (p. 68-69).

62
le combat comme objet

là d’un processus de brutalisation et de déshumanisation qui,


dans les sociétés relativement civilisées, requiert toujours un
délai considérable122. » Cela, ajoute-t-il, demande un « processus
social assez long dans lequel la conscience se décompose123 ». De
même, traitant un peu plus loin du terrorisme mis en œuvre par
les Brigades rouges allemandes au cours des années 1970-1980,
il souligne le « chemin relativement long par lequel des actions
initialement pacifiques sont devenues graduellement plus vio-
lentes124. » Cette vision euphémisée du basculement dans la
violence – violence politique ici, et non violence de guerre
proprement dite (mais celle-là liée à celle-ci) –, qui ­permet de
protéger le cœur de la théorie du procès de civilisation, conduit
ainsi Norbert Elias à commettre une complète erreur de lec-
ture d’un passage d’Orages d’acier consacré à la grande offensive
allemande de mars 1918 : partant du principe que « pour les
membres des puissantes sociétés-États industrielles imprégnées
d’un haut degré d’autocontention civilisatrice face à toutes les
inclinations personnelles d’utilisation de la violence physique »,
il est plus difficile d’entrer dans la bataille que pour des guerriers
des sociétés pré-industrielles, Norbert Elias croit ­discerner dans
l’attente des soldats allemands évoqués par Jünger « le ­ travail
des hommes pour déborder les barrières intérieures125 ». Un

122. La phrase originale est la suivante : « It is a process of brutalization and


deshumanization which in relatively civilized societies always requires considerable time »
(N. Elias, The Germans. Power Struggle and the Development of Habitus in the
Nineteenth and Twentieth Centuries, op. cit., p. 196).
123. L’expression originale étant : « a fairly long social process » (ibid., p. 196).
124. La phrase originale étant : « the relatively long path along which the initially
peaceful actions graduallly became more violent » (ibid., p. 199).
125. Ibid., p. 210. Il s’agit en fait d’un appendice consacré à Jünger. La phrase
originale est la suivante : « From groups of people among whom violent clashes with
other creatures are everyday events of life – for the warlike Indians of earlier stages, or
for the mounted and armoured warriors of the Middle Ages – this switch into battle was
perhaps not so difficult. For members of powerful industrial state-societies who are imbued
with a high degree of civilizing restraint in respect of all personal inclinations towards
using physical violence, it is rather more difficult. »

63
combattre

travail sur eux-mêmes, pense-t-il, alors qu’il s’agit évidemment


de tout autre chose : de la transe – le mot n’est pas trop fort – qui
saisit les soldats des troupes d’assaut avant le déclenchement du
choc, et de leur impossibilité de résister à ce qui, en ce moment
précis, et à leur insu, les possède littéralement : « Fantassins et
artilleurs, sapeurs et téléphonistes, Prussiens et Bavarois, officiers
et ­hommes de troupe, tous étaient subjugués par la violence élé-
mentaire de cet ouragan igné et brûlaient de monter à ­l’assaut, à
neuf heures quarante126 », écrit on ne peut plus clairement Jünger,
avant de poursuivre : « Chacun sentit à ce moment-là fondre tout
ce qui en lui était personnel, et que la crainte ­ sortait de lui.
L’atmosphère était étrange, ­brûlante d’une extrême ­tension […].
Le tonnerre du combat était devenu si terrible que personne
n’avait plus ­l’esprit clair. Il avait une puissance étouffante, qui ne
laissait plus de place dans le cœur pour l’angoisse. La mort avait
perdu ses épouvantes, la volonté de vivre s’était reportée sur un
être plus grand que nous, et cela nous rendait tous aveugles et
indifférents à notre sort personnel127. »
Cette erreur d’interprétation sur les modalités de la confron-
tation à la violence de guerre de la part des soldats issus de
« sociétés civilisées » – les soldats décrits par Jünger ne font nul
effort sur eux-mêmes pour pouvoir basculer dans le combat,
bien au contraire, ils tentent difficilement de se retenir pour
ne pas y plonger tête baissée et inconsidérément – était en
fait déjà présente dans plusieurs passages comparatifs de Über
den Prozess der Zivilisation : « Mesurée à la fureur du combat-
tant abyssinien – fureur impuissante devant l’appareil ­technique
d’une armée civilisée – ou à celle des tribus de l’époque des
grandes migrations, l’agressivité des nations les plus ­belliqueuses
du monde civilisé semble modérée », soutient contre toute
­évidence Norbert Elias. « Elle a été conditionnée comme toutes

126. Ernst Jünger, Orages d’acier. Journal de guerrre, Paris, Gallimard, «Folio»
1974 [1920], p. 347.
127. Ibid, p. 351.

64
le combat comme objet

les autres manifestations pulsionnelles par l’état avancé du par-


tage des fonctions, par la dépendance plus marquée de ­l’individu
[ à l’égard ]de ses semblables et de l’appareil ­technique ; elle a été
émoussée et limitée par une infinité de règles et ­d’interdictions
qui se sont transformées en autant d’autocontraintes. Ainsi, elle
a été “affinée” et “civilisée” comme toutes les autres ­pulsions
sources de plaisir : elle ne se manifeste plus dans sa force ­brutale
et déchaînée qu’en rêve et dans quelques éclats que nous
­qualifions de “pathologiques”128. »
Après cette appréciation simpliste sur la guerre ancienne
ou primitive, symétrique d’une déréalisation des capacités des
­soldats « civilisés » à la violence extrême, Norbert Elias commet
une autre erreur dans la comparaison avec la guerre médiévale,
ainsi que sur la nature même de cette dernière :
Il se peut que la décharge émotionnelle des combats ne fût plus,
au Moyen Âge, aussi brutale qu’à l’époque des grandes migra-
tions. Mais vue à la lumière de l’ère moderne, elle apparaît directe
et peu réglementée. De nos jours, la cruauté, le plaisir que pro-
curent l’anéantissement et la souffrance d’autrui, le sentiment de
satisfaction que nous procure notre supériorité physique, sont
soumis à un contrôle social sévère et ancré dans l’organisation
étatique.Toutes ces formes de plaisir que viennent contrebalancer
à notre époque des menaces de déplaisir, ne s’extériorisent plus
que d’une manière détournée ou – ce qui à l’origine revient au
même – « affinée »129.

Quelques pages encore, et le sociologue livre enfin sa vision


aseptisée et rassurante de la « guerre civilisée » :
Mais même les enclaves temporelles ou spatiales de la société
civilisée dans lesquelles on concède une plus grande liberté à
l’agressivité, et plus spécialement les guerres entre nations, se
128. N. Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 280.
129. Ibid., p. 281. La fin de la phrase apporte toutefois une nuance : « Ce n’est
qu’aux époques de bouleversements sociaux ou dans les territoires coloniaux
que le contrôle social se relâche et qu’elles éclatent brutalement, en faisant
litière des sentiments de honte et de malaise » (p. 281).

65
combattre

sont « dépersonnalisées » et conduisent de moins en moins à des


« décharges affectives » aussi immédiates et puissantes que celles
qu’on nous rapporte du Moyen Âge. La modération nécessaire
que la société civilisée impose à ses membres et la transforma-
tion de leur agressivité ne sauraient, du jour au lendemain, être
« annulées » dans les enclaves. Mais cette « annulation » pourrait
sans doute être obtenue beaucoup plus rapidement que nous ne
le pensons si le corps à corps avec l’adversaire exécré n’avait pas
fait place à une mécanisation très poussée du combat, mécani-
sation qui exige une maîtrise rigoureuse de l’affectivité. Même
pendant la guerre, le combattant excité par la vue de l’ennemi
ne peut, dans notre monde civilisé, laisser libre cours à son agres-
sivité, mais il doit, indépendamment de son état d’âme, obéir
aux ordres d’un chef invisible ou seulement visible par ses effets,
pour combattre un ennemi invisible ou visible seulement par ses
effets. Il faut des troubles sociaux et une grande misère, il faut
surtout une propagande puissamment orchestrée pour éveiller
dans l’individu et légitimer en quelque sorte les instincts refoulés,
les manifestations pulsionnelles proscrites dans la société civilisée,
telles que le plaisir de tuer et de détruire130.

On soulignera en outre que Norbert Elias se trompe sur un


point important : la leçon de l’invasion 1914, et en particulier
celle des atrocités qui ont accompagné la poussée en Belgique et
en France du corps de bataille allemand131, montrent avec quelle
vitesse pouvait avoir lieu le passage à la violence extrême de la
part de ces « membres des puissantes sociétés-États ­industrielles
imprégnées d’un haut degré d’autocontention civilisatrice »,
avec quelle facilité apparente s’est produit le passage à l’acte qui
conduisit au meurtre de civils par milliers (femmes et enfants
compris dans certains cas), au viol de masse des femmes, à
­l’incendie des villages et des villes, au pillage généralisé. Dans ce
passage, on reconnaît en outre aisément les traces d’une vulgate
130. Ibid, p. 293-294.
131. John Horne et Alan Kramer, German Atrocities, 1914. A History of
Denial, Yale University Press, 2002. En traduction française : 1914. Atrocités
­allemandes, Paris, Tallandier, 2005.

66
le combat comme objet

trop fréquemment mise en œuvre par les vétérans de la Grande


Guerre : celle d’un combat moderne anonyme et dépersonna-
lisé, permettant d’exonérer les soldats d’une violence déployée
en tant qu’acteurs, à commencer par cette violence directe, per-
sonnalisée, infligée de près, voire de très près, et qui a existé elle
aussi, en parallèle avec la mort industrielle132.

L’immense et si tardif succès de l’œuvre de Norbert Elias,


en France tout particulièrement, coïncide avec le blocage de
la réception, presque au même moment, d’une œuvre capitale
pour tenter de penser le xxe siècle européen dans sa dimen-
sion la plus tragique : celle de George Mosse, dont le destin
n’est pas sans parenté avec celui du théoricien du « procès de
civilisation133 ». Juif allemand comme lui, mais né plus tard et
mort plus tard également (en 1999), Mosse avait comme lui
quitté l’Allemagne en 1933 avant de gagner l’Angleterre, d’y
faire ses études, de militer en faveur des républicains pendant
la guerre d’Espagne, puis de devenir ensuite, aux États-Unis,
un des maîtres de l’étude des nationalismes, des fascismes et

132. Il se pourrait fort bien d’ailleurs qu’une entrée en guerre intervenue en


1915 seulement et sur les arrières du front oriental, couplée avec des fonctions
de soldat des transmissions – fonctions qui supposaient d’être exposé au danger
extrême en période d’offensive mais au titre de pure victime du feu adverse
et non comme combattant investi de la fonction de tuer l’adversaire en toute
légitimité –, ait facilité chez Norbert Elias la construction d’une vision aussi
partielle de la guerre moderne.
133. Cette idée de la concurrence des deux réceptions dans le champ des
sciences humaines et sociales m’a été suggérée par Christophe Prochasson,
que je remercie à cette occasion. En effet, au moment où l’œuvre de Mosse
aurait pu faire l’objet d’une « découverte » en France, c’est-à-dire au cours des
années 1980-1990, le terrain historiographique (mais aussi anthropologique,
sociologique et politologique) était trop occupé par la grande figure du socio-
logue allemand pour qu’une vision comme celle de George Mosse puisse être
aisément accueillie. Il faudrait bien entendu étudier de beaucoup plus près les
configurations très différentes qui ont présidé à la réception de chacune de ces
deux œuvres : ce n’est pas ici notre propos.

67
combattre

de l’antisémitisme134. Une des notions clés de son œuvre, celle


de « brutalisation » – au sens anglo-saxon de sociétés rendues
brutales par l’expérience de guerre (et l’on comprend ici qu’il
s’agit au premier chef de la société allemande de l’après-1918, à
commencer par les combattants revenus du front) –, prend dans
une certaine mesure le contre-pied du procès de civilisation et
de la vision qui en découle en termes de dynamique sociale.
Mais c’est cette dernière qui, infiniment rassurante puisqu’elle
refoule la guerre grâce à un système de pensée qui aboutit, sinon
à nier son existence, du moins à la marginaliser, s’est imposée le
plus largement. En France tout particulièrement, où pourtant
le fait guerrier rappelle sa présence jusqu’au début des années
1960 à travers les conflits indochinois et algérien, cela n’a pas
aidé à préparer les sciences humaines et sociales à une prise
en compte des violences de guerre pour elles-mêmes, au titre
d’une réflexion sur leur rôle fondamental pour toute compré-
hension des sociétés occidentales contemporaines.

134. Nous renvoyons ici à notre préface pour la traduction française d’un de
ses plus grands livres, Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the World Wars, paru
aux Oxford University Press en 1990 : De la Grande Guerre aux totalitarismes. La
brutalisation des sociétés européennes, op. cit.

68
CHAPITRE II

Expériences de combat et
sciences sociales au xxe siècle

« C’est une chose, après tout, que d’avoir été partie


prenante d’une guerre, et une autre que de recueillir
les récits des guerriers.  »
Robert H.  Lowie

À la recherche d’une anthropologie historique du combat, le


xxe siècle offre pourtant une étonnante opportunité analytique
qui, comme telle, ne paraît pas avoir été souvent soulignée. La
période fait en effet coïncider deux phénomènes, sans rapport
entre eux à l’origine : d’un côté, on le sait, elle voit l’affirmation
et l’épanouissement des différentes sciences sociales ; de l’autre,
elle marque la totalisation de l’activité guerrière occidentale.
La mobilisation en profondeur des sociétés belligérantes
se traduit en particulier par la militarisation massive de leur
population masculine en vue du combat : dans l’aire occiden-
tale, 70 millions d’hommes ont été ainsi mis sous les armes en
1914-1918, et 87 millions entre 1939-1945135. Le « premier
135. Le renversement est spectaculaire après cette date, la guerre d’Algérie
pouvant figurer comme l’ultime conflit ayant provoqué la militarisation d’une

69
combattre

­ xe siècle » a donc transformé le combat en obligation sociolo-


x
gique de masse, non seulement pour les jeunes, mais aussi pour
beaucoup d’hommes d’âge mûr. D’où cette question : de quelle
manière les spécialistes des sciences humaines et sociales ont-ils
traversé l’expérience de combat ? Quelle représentation s’en
sont-ils forgée à travers les tropismes de leur propre discipline ?
Deux interrogations qui en entraînent une troisième : quel fut
­l’impact d’une telle ordalie sur les travaux de recherche ulté-
rieurs, voire sur des champs disciplinaires entiers ? Autour de
la place et du statut de l’intensité dans le choix des objets de
recherche en sciences humaines, c’est bien une question de
réflexivité que nous aimerions poser, au moins à titre expéri-
mental : la réflexivité mise en œuvre par ceux qui ont connu
directement le combat avant de retrouver, tout au moins pour
ceux qui avaient survécu, leurs cheminements disciplinaires
d’origine.
Rappelons ici que nous entendons bien nous en tenir à la
sphère de la violence de bataille : se trouve donc exclu du domaine
de l’analyse le cas des nombreux spécialistes de ­sciences sociales
restés simples « témoins » du temps de guerre, voire témoins
« auto-mobilisés » à l’arrière au service d’un ­travail d’argumen-
tation pour le camp dont ils défendaient la cause : Durkheim ou
Lavisse en 1914-1918, Malinowski, Margaret Mead ou Geoffrey
Gorer en 1939-1945, pour ne prendre que ces exemples, ne
nous intéressent donc pas à ce titre136. Les noms sur lesquels
génération entière : les 1 200 000 jeunes Français envoyés combattre en Algérie
entre 1954 et 1962 ont constitué la dernière véritable « génération de guerre »
du monde occidental. Une situation que ne reproduisit ni le conflit vietnamien
aux États-Unis, ni le conflit afghan en Union soviétique, sans même parler des
deux récentes guerres d’Irak de 1991 et 2003. Sur cette question génération-
nelle : Ludivine Bantigny, Le Plus Bel âge ? Jeunes et jeunesse en France à l’aube
des Trente Glorieuses, Paris, Fayard, 2007.
136. De même pour les historiens « mobilisés » sur le front intérieur. Nous
renvoyons ici à : Keith M.Wilson (éd.), Forging the Collective Memory : Government
and International Historians Through the Two World Wars, Oxford, Berghahn Books,
1996. George T. Blakey, Historians on the Homefront : American Propagandists for

70
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

nous souhaiterions nous concentrer pour l’instant sont ceux


de quelques spécialistes qui, jeunes encore mais formés déjà à
la discipline dans laquelle ils avaient engagé leurs recherches,
leur carrière, leur vie, ont dû se convertir en acteurs de la vio-
lence de guerre137. Du déploiement de cette violence vécue
à la première personne, qu’ont-ils vu, et à travers quels yeux, s’il
est ­ permis de s’exprimer ainsi ? Qu’ont-ils appris, qu’ont-ils
rétrocédé, et avec quels outils, au champ d’investigations qui
était le leur ? La question posée est bien celle de la trace disci-
plinaire, celle de la perlaboration, dans leur œuvre ultérieure, de
la terrible initiation subie lors des années de ­combat. Voilà qui
implique en tout cas de désenclaver les années de guerre d’un
certain nombre de parcours biographiques et intellectuels par
ailleurs bien connus. Un peu trop bien, sans doute.
Pour autant, il serait assez vain de créer ici une attente arti-
ficielle : la question que nous posons conduit en fait assez
vite à s’interroger sur un « manque », tant il est vrai que c’est
l’abolition de l’expérience qui paraît dominer chez ceux dont
nous voudrions rapprocher les parcours à la fois guerriers et
scientifiques. Mais ce « manque », formulons l’hypothèse qu’il
peut nous en apprendre beaucoup sur la nature même de
cet objet – le combat – que nous nous efforçons de saisir
à notre tour à l’aide des outils des sciences sociales, et plus
particulièrement dans l’interlocution de l’anthropologie et

the Great War, Lexington, University Press of Kentucky, 1970. Jonathan M.


Nielson, American Historians in War and Peace : Patriotism, Diplomacy and the Paris
Peace Conference 1919, Dubuque, Iowa, Kendall/Hunt Pub. Co, 1994.
137. Ces limitations excluent non seulement des témoins de la guerre restés
non combattants (par exemple Henri Pirenne, grand témoin de l’occupation de
la Belgique en 1914-1918), mais aussi des hommes trop jeunes pour avoir été
intellectuellement formés dans leur discipline avant la guerre, discipline dont
ils ne deviendront des spécialistes qu’ultérieurement : on pense en particulier
à Ernst Kantorowicz et à Norbert Elias – abordé sous un autre angle dans le
chapitre précédent – pour la Première Guerre mondiale, à Jack Goody pour la
Seconde). Le cas de l’historien allemand Gerhard Ritter, né en 1888, est un peu
différent (voir infra, note 186).

71
combattre

de ­l’histoire. Et puis le terme de « manque » n’est guère satis-


faisant. D’abord parce qu’il est des manques assez « bavards »,
nous le verrons, et aussi parce que ses modalités sont infini-
ment diverses. Les interstices se déplacent, d’où s’échappe
une parole sur le combat : c’est à ces déplacements que nous
voudrions nous attacher. Et qu’il soit convenu d’emblée
qu’il ne s’agit nullement d’émettre un quelconque reproche
à l’encontre de ces quelques très grands noms qui, devenus
combattants lors d’une des deux guerres mondiales (et parfois
dans les deux successivement, c’est le cas de Marc Bloch…),
n’ont rien dit ensuite, ou si peu, sur leur propre rencontre
avec la violence du combat moderne.
Car il convient au contraire de tenter de tirer parti du peu qu’ils
ont pu dire. Voire de leurs non-dits : eux aussi nous intéressent.

Robert Hertz, Marcel Mauss

Sans doute est-ce une gageure que de commencer ce cha-


pitre avec le cas de Robert Hertz. Tué à l’ennemi dès 1915, le
jeune anthropologue laissa en effet inachevée la grande œuvre
qu’il avait entamée. Alors qu’il était à l’abri du danger, une
tension sacrificielle qui stupéfia après coup Émile Durkheim,
dont il était l’élève, l’avait poussé à rechercher un poste plus
exposé : il y laisse la vie dès avril 1915. Pour autant sa corres-
pondance avec sa femme Alice pendant la guerre, ainsi que les
quelques travaux qu’il parvint à mener à bien alors qu’il était
sous l’uniforme ne sont pas dénués d’intérêt pour le sujet qui
nous occupe138.
Né en 1881, Robert Hertz avait été admis à l’École normale
supérieure en 1900 et reçu premier à l’agrégation de philo-
sophie en 1904. Très vite, il avait rejoint L’Année sociologique
138. Nous renvoyons ici au volume Un ethnologue dans les tranchées, août 1914-
avril 1915. Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice, Paris, CNRS Éditions, 2002,
265 p., et en particulier à la présentation par Alexander Riley et Philippe Besnard,
ainsi qu’aux préfaces de Jean-Jacques Becker et Christophe Prochasson.

72
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

fondée par Durkheim et, à ce titre, participé au volume de


l’année 1905. Sa thèse sur le péché et l’expiation resta inache-
vée du fait de sa mort au combat, mais ses premiers travaux
sur la « représentation collective de la mort139 », sur la « préé-
minence de la main droite140 », ainsi que sa monographie du
culte de saint Besse, dans les Alpes italiennes141, annonçaient
une œuvre considérable. Cela explique en partie l’immense
travail fourni ensuite par Marcel Mauss pour publier les inédits
d’Hertz et pour prolonger cette œuvre dans le cadre de son
cours au Collège de France à partir de 1932. Ce dernier, on le
sait, privilégie « les moments et les lieux où se révèle la précarité
de l’intégration sociale142 », et pour cette raison mit en ­exergue
la mort comme « événement » face auquel « la communauté
mesure sa vulnérabilité, et […] la refuse143 ». Dès lors, qu’a-t-il
regardé, qu’a-t-il observé, qu’a-t-il vu lors de son expérience
139. Robert Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collec-
tive de la mort », Année sociologique, 1re série, t. X, 1907.
140. Robert Hertz, « La prééminence de la main droite. Étude sur la polarité
religieuse », Revue philosophique, XXXIV, 1909.
141. R. Hertz, « Saint Besse. Étude d’un culte alpestre », Revue d’histoire
des religions, LXVII, 1913. Le sociologue Nicolas Mariot a vu tout l’intérêt de
ce texte, présenté comme un « plaidoyer, resté longtemps sans suite, pour le
détour monographique intensif » (Nicolas Mariot, « Les archives de saint Besse.
Conditions et réception de l’enquête directe dans le milieu durkheimien »,
Genèses. Sciences sociales et histoire, n° 63, juin 2006, p. 66). Marcel Mauss a réuni
après la guerre « l’œuvre dogmatique » d’Hertz  (avant-propos, in Mélanges de
sociologie religieuse et folklore, Paris, Alcan, 1928, réédité en 1970 sous le titre
Sociologie religieuse et folklore, Paris, PUF, 1970, p. xi) : dès 1922 est ainsi publiée
l’introduction de la thèse inachevée (« Le péché et l’expiation dans les sociétés
primitives », Revue de l’histoire des religions, 86, p. 5-54, puis en 1928 les autres
textes dans Mélanges de sociologie religieuse et folklore, Paris, Alcan, 1928). Ces
derniers ont été réédités en 1970 sous le titre Sociologie religieuse et folklore, Paris,
PUF, 1970.
142. Alexander Riley et Philippe Besnard, présentation de Un ethnologue
dans les tranchées, août 1914-avril 1915. Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice,
op. cit., p. 6.
143. G. Balandier, Préface à R. Hertz, Sociologie religieuse et folklore, op. cit.,
p. viii.

73
combattre

de guerre de près de neuf mois, lui qui savait si bien s’affranchir


du travail livresque de bibliothèque en s’immergeant profondé-
ment dans ses différents terrains d’enquête144 ?
Âgé de 33 ans au début du conflit, Robert Hertz aurait dû
appartenir à la réserve de l’armée d’active, mais en raison du
­statut spécial des élèves de l’École normale supérieure obligeant
ces ­derniers à faire leur service avant leur scolarité, Hertz s’était
acquitté de ses obligations militaires avec la classe 1899 et non
avec la classe 1901 à laquelle il appartenait. Dès lors, à l’ouverture
du conflit, il est versé dans l’armée territoriale (avec les soldats de
plus de 34 ans), ce qui le mettait relativement à l’abri : avec le grade
de sergent, il commence donc la guerre sans voir le feu, dans la
région deVerdun. Mais, fin octobre, lorsque l’occasion se présente,
il se porte volontaire pour la réserve de l’active, faisant ainsi le
choix de se rapprocher du danger. Dans cette même région de
Verdun, il rejoint alors le 330e régiment d’infanterie, une unité très
affectée par les combats de Lorraine des mois d’août, septembre
et ­octobre 1914. Du 25 octobre au 5 avril, Hertz demeure dans
ce secteur situé en bordure de la plaine de Woëvre. Sans doute
le front reste-t-il calme tout d’abord. Mais en ce début d’année
1915, la crête des Éparges toute proche constituait un objectif
capital pour les Français. L’infanterie l’attaque ainsi en février, en
mars, et de nouveau en avril : c’est lors de la cinquième ­tentative,
celle des 12 et 13 avril contre la cote 233, que le régiment d’Hertz
est engagé massivement : au second jour de l’assaut, les cinq offi-
ciers de sa compagnie sont tués. L’ethnologue lui-même, récem-
ment nommé sous-lieutenant, figure parmi les morts.

144. On lira à cet égard la préface que son épouse, Alice, lui consacre dans la
réédition de 1928 de ses œuvres, préparée par Marcel Mauss, Sociologie religieuse
et folklore, op. cit., p. xiii-xvii. On y voit un Robert Hertz ayant vécu pendant
des mois avec les Dayak de Bornéo et ayant appris leur langue. On y voit aussi
un grand marcheur, profitant de ses vacances dans les Alpes italiennes en 1912
pour mener son étude ethnographique de saint Besse, capable d’un « pouvoir
de sympathie » susceptible de désarmer les méfiances des interlocuteurs les plus
difficiles.

74
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

Robert Hertz a donc succombé à la première rencontre avec


le combat. Mais de fin octobre à avril, il avait vécu dans un sec-
teur du front où, même en période calme, les risques n’étaient
jamais négligeables, du fait de l’activité de l’artillerie notam-
ment. En outre, à partir de la mi-février, comment aurait-il pu
rester dans l’ignorance des cinq tentatives des unités voisines
pour s’emparer de la crête des Éparges, d’autant que certaines
compagnies de son propre régiment avaient participé à l’atta-
que des 5-9 avril ?
Dans son secteur, Hertz avait poursuivi un travail d’ethnolo-
gue sur les soldats qui l’entouraient, majoritairement issus de la
Mayenne : « Figure-toi que je recueille du folklore mayennais ;
je t’enverrai mon joli butin dès que je le pourrai », écrit-il ainsi
à sa femme le 1er février 1915145. Mais il ne s’agit nullement
d’une observation des Mayennais comme soldats, mais bien en
tant qu’informateurs sur le folklore mayennais, « transplanté »
en quelque sorte au front : c’est donc comme folkloriste
qu’Hertz observe ses camarades, ainsi que le montre claire-
ment le titre de l’étude qui procéda de son travail : « Contes et
dictons recueillis sur le front, parmi les poilus de la Mayenne et
d’ailleurs146. » En d’autres termes, intellectuellement parlant, la
présence au front, la présence du front n’existent pas réellement
pour lui : au contraire, il s’en abstrait par son travail ethnogra-
phique. En dehors de la mention des lieux où Hertz a recueilli
l’information (l’Argonne et en particulier Les Islettes revien-
nent souvent), en dehors aussi de la mention du moment de
l’enquête (l’article porte en sous-titre « Campagne de 1915 »),
et nonobstant le fait qu’un jeune soldat parmi ses ­informateurs

145. Lettre du 1er février 1915, in Un ethnologue dans les tranchées, août 1914-
avril 1915. Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice, op. cit., p. 200.
146. Cet article a été publié à titre posthume dans la Revue des traditions popu-
laires en 1917, nos 1-2 et 3-4, p. 32-45 et 74-91.Voir sa réédition dans Sociologie
religieuse et folklore, op. cit., p. 161-188. On notera que parallèlement, Hertz
« recueille des bribes de folklore argonnais ou lorrain » (lettre du ­ 6 octobre
1914, p. 71).

75
combattre

(« le petit Gaudin ») soit désigné comme un « bleu de la


Bretagne147 », l’étude de l’ethnologue s’affranchit totalement
du cadre ­ guerrier. Pas un mot, d’ailleurs, sur les conditions
si particulières de l’enquête ethnographique, contrairement à
ce qu’avait fait Hertz dans le cas de son étude sur saint Besse :
tout se passe comme si l’information avait été recueillie lors
d’un séjour en Mayenne. Ainsi qu’il le dit lui-même dans une
lettre à sa femme, « j’espère compléter mon petit recueil ; il m’a
fait passer plus d’un moment agréable au cours de ces longues
heures de “travail de nuit” ou bien nous a distraits du bruit des
obus dans nos petites huttes à la lisière des bois : c’est peut-être
tout leur intérêt148 ».
La correspondance avec Alice souligne d’ailleurs cette volonté
d’évitement. Avec elle, on sait qu’Hertz entretint pendant la
guerre une conversation non seulement affective et familiale,
mais aussi intellectuelle. Or, la lecture de ses lettres souligne
à quel point le regard ethnographique de leur auteur paraît
étrangement décalé par rapport aux réalités centrales du conflit.
Pourtant, ethnographe, Robert Hertz sait l’être dans sa corres-
pondance. Ainsi est-il frappant que ce soit avec une des popula-
tions « primitives » à laquelle il s’intéresse particulièrement qu’il
choisisse de comparer le comportement allemand depuis l’en-
trée en guerre : « J’ai déjà vu cela chez les Maoris, écrit-il à Alice
le 14 mars 1915, qui s’y connaissaient à exterminer leur ennemi,
et surtout, ce qui est le propre de la conquête, à le dépouiller
de son mana. Mais eux, les Maoris, vont jusqu’au bout de cette
théorie de la guerre : jusqu’au cannibalisme, qui sert la même
fin. L’état-major allemand n’a tout de même pas encore osé ( ?)
prescrire cette pratique : lacune149. » D’autre part, en spécialiste

147. R. Hertz, « Contes et dictons recueillis sur le front parmi les poilus de
la Mayenne et d’ailleurs », ibid., p. 161.
148. Alice Robert Hertz, Introduction, ibid., p. xvii.
149. Lettre du 14 mars 1915, in Un ethnologue dans les tranchées, août 1914-avril
1915. Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice, op. cit., p. 230.

76
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

du fait religieux, Hertz ne manque pas de relever les manifes-


tations d’une « religion de la frousse » parmi ses camarades150. Il
sait noter aussi le retour à la « coutume du feu perpétuel », faute
d’allumettes dans les tranchées151. Devançant à certains égards
certaines notations faites par Marcel Mauss après la guerre152,
il observe les « techniques du corps » des _paysans qui l’accom-
pagnent (« Je ne m’ennuie pas à les voir presque journellement
piocher ou pelleter – j’admire leur geste court, ramassé, par
quoi la pioche fouille le sol, trouve le joint, débite le terreau
– ou bien dégage les racines d’une grosse souche et les coupe
là où il faut153. » Il est frappant d’observer également que la
nature – la faune plus exactement – retient son attention, et
avec elle les connaissances cynégétiques de ses camarades. Leurs
savoir-faire de chasseurs le fascinent (« ils connaissent tout des
bois », s’émerveille-t-il le 6 octobre 1914154), et ­l’ethnologue
n’hésite jamais à faire longuement leur éloge dans sa correspon-
dance, jusqu’à recommander la chasse comme école du corps
et de l’esprit. Pour autant, jamais il ne semble s’intéresser à la
contiguïté entre chasse et guerre155 qu’un de ses camarades, le
sergent Chiffert, directeur d’une mine de fer, perçoit à la limite
bien mieux que l’ethnologue professionnel, lui qui tente de
calmer les ardeurs guerrières de ce dernier en tirant précisé-
ment argument de son insuffisante culture cynégétique : « Pas
de zèle, mon vieux, sais-tu ce que tu vaux comme guerrier ? Tu
n’y vois pas trop clair avec tes binocles, tu n’es pas chasseur, pas

150. Lettre du 25 novembre 1914, ibid., p. 122.


151. Lettre du 13 octobre 1914, ibid., p.76.
152.Voir infra.
153. Souligné par l’auteur. Lettre du 15 janvier 1915, ibid., p. 192.
154. Lettre du 6 octobre 1914, ibid., p. 71.
155. Il en connaît pourtant l’existence, de même que son importance pour
les sociétés primitives, comme l’indique cette phrase dans « La prééminence de
la main droite » : « Quelle œuvre plus sacrée par exemple, pour le primitif, que
la guerre ou la chasse ! » (R. Hertz, « La prééminence de la main droite. Étude
sur la polarité religieuse », in Sociologie religieuse et folklore, op. cit., p. 103).

77
combattre

très bon tireur, tu crois que tu saurais bien tenir sous la mitraille
et affronter la mort sans broncher, mais ça ne suffit pas. Il faut
avoir le sens de la guerre156 […]. »
Résumons : « ethnologue dans les tranchées », sans doute
Robert Hertz l’a-t-il été, en effet. Mais ethnologue des ­tranchées,
certainement pas. Ce qui se joue vraiment dans la guerre de
position, et qui est de l’ordre du combat et de la mort, même
dans un secteur longtemps abrité comme le sien, ne retient pas
son attention d’ethnologue. Son regard s’arrête là où se déploie
la violence, il ne porte pas au-delà.

Marcel Mauss survécut à l’expérience de guerre. Son destin


personnel et intellectuel resta pourtant lié à celui de son ami
Robert Hertz. La mort de ce dernier, la mort des autres colla-
borateurs de L’Année sociologique, la mort d’André Durkheim157,
enfin, ont constitué pour lui un tel choc qu’une fois revenu de
la guerre, le temps resta à jamais scindé entre un « avant » et un
« après ».
La profondeur de la césure n’est sans doute nulle part plus
visible que dans le numéro de L’Année sociologique que Marcel
Mauss fit reparaître en 1925, et qui s’ouvre par un « In memoriam »
consacré à « l’œuvre inédite de Durkheim et de ses collabora-
teurs » : «  L’Année, écrit Mauss, n’était pas qu’une publication et
un ouvrage d’une équipe. Autour d’elle nous formions…, elle
était… un “groupe” dans toute la force du terme […]. Et décri-
vant cette activité intime du groupe, en donnant un tableau de
ce qu’eût été sa production si les événements les plus tragiques
n’étaient venus le décimer, le terrasser presque ; en analysant ce
qu’eût été chacune de ses œuvres, nous ferons donc un travail
dogmatique. Et ce sera le véritable hommage que nous devons
156. Lettre du 25 septembre 1914, Un ethnologue dans les tranchées, août 1914‑avril
1915. Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice, op. cit., p. 64.
157. Il s’agit du fils d’Émile. Mauss était persuadé que la nouvelle du décès
d’André, parvenue en février 1916 à Émile Durkheim, avait conduit ce dernier
dans la tombe.

78
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

à nos morts158. » Très logiquement, le monument aux morts


de papier qu’érige Mauss commence par Émile Durkheim,
son oncle, mort le 15 novembre 1917 après avoir été, au cours
de la guerre, l’une des plus grandes figures parmi les intellec-
tuels mobilisés au service de la cause française. Il se poursuit
par l’évocation des « disciples plus jeunes » (souvent issus des
­promotions de l’École normale entre 1902 et 1910), introduits
par Mauss en ces termes : « De cette génération de collabora-
teurs, la plupart sont morts, presque tous tués au ­ service de
leur patrie. Nous allons faire sentir l’étendue de cette perte
que la guerre et la vie nous ont infligée, à notre science et à
nous159. » Le cycle de cet appel des morts se clôt par l’évoca-
tion de la mort d’André Durkheim, tué le 18 décembre 1915.
L’hécatombe reste d’ailleurs toujours présentée sous un jour
héroïque : ceux qui sont tombés au combat sont dits avoir été
tués à la tête de leur section, et Mauss ne variera jamais dans
le rappel de la dimension exemplaire de leur mort. Vient enfin
la conclusion du texte, à la fois banale au sortir de la guerre, et
pourtant bouleversante :
En fait, nous ne restons plus qu’une poignée. Réchappés du front
ou usés de l’arrière, nous n’avons plus avec nous que quelques
jeunes gens heureux d’être jeunes. Notre groupe ressemble à ces
petits bois de la région dévastée où, pendant quelques années,
quelques vieux arbres, criblés d’éclats, tentent encore de reverdir.
Mais si seulement le taillis peut pousser à leur ombre, le bois
se reconstitue. Prenons courage et ne mesurons pas trop notre
­faiblesse. Ne pensons pas trop au triste présent. Ne le comparons
pas à ces forces évanouies et à ces gloires perdues. Il ne faut ­pleurer
qu’en secret ces amitiés et ces impulsions qui nous manquent.
Nous allons tâcher de nous passer d’eux, de celui qui nous diri-
geait, de ceux qui nous soutenaient et même de ceux qui allaient
nous relayer et nous remplacer. Travaillons encore quelques
années.Tâchons de faire quelque chose qui honore leur mémoire
158. L’Année sociologique, nouvelle série, 1925, 1. Reproduit dans M. Mauss,
Œuvres, t. 3, Éditions de Minuit, 1969, p. 473.
159. Ibid., p. 488.

79
combattre

à tous, qui ne soit pas trop indigne de ce qu’avait inauguré notre


maître. Peut-être la sève reviendra. Une autre graine tombera et
germera. C’est dans cet esprit de fidèle mémoire à Durkheim et
à tous nos morts ; c’est en communion encore avec eux ; c’est en
partageant leur conviction de l’utilité de notre science ; c’est en
étant nourris comme eux de l’espoir que l’homme est perfectible
par elle ; c’est dans ces sentiments qui nous sont communs par-
delà la mort, que nous reprenons tous fortement, avec cœur, la
tâche que nous n’avons jamais abandonnée160.

Cet « In memoriam » n’était pas seulement de circonstance : en


1927, et de nouveau en 1933, dans son « tableau de la sociolo-
gie en France depuis 1914 », Mauss reviendra sur cette béance
de la perte. Il n’est donc pas exagéré de dire que le neveu
de Durkheim a endossé le « programme » exposé par Lucien
Febvre lors de sa leçon inaugurale prononcée à Strasbourg en
1919 : ce qui incombait aux survivants n’était pas seulement de
­reprendre leur propre travail, mais bien de faire à leur place le
travail qu’eussent accompli ceux qui avaient disparu. C’est ce
que fit Mauss en publiant, dans L’Année sociologique, les inédits
de tous les membres disparus qui avaient appartenu au groupe
initial. Avec Robert Hertz, il alla pourtant plus loin, endossant,
prenant littéralement à son compte l’œuvre que préparait ce
dernier : Le Péché et l’Expiation dans les sociétés primitives. Dès
1922, il en publiait l’introduction, elle-même inachevée. Puis,
de 1932 à 1937, dans son cours au Collège de France, il se coula
littéralement dans chacun des livres que devait écrire Hertz, uti-
lisant les fichiers laissés par ce dernier, puis complétant et réé-
crivant lui-même. Il procéda ainsi pas à pas. Et à titre personnel,
il ne signa finalement, comme on le sait, aucun ouvrage.
Au total, une immense part du travail de Marcel Mauss
après 1918 et dans l’entre-deux-guerres fut surdéterminée par
­l’expérience de la perte, surplombée par un deuil constamment
rappelé. Aucun oubli, aucun silence sur ce point. On ne peut

160. Ibid., p. 499.

80
e x pé r i e n c e s d e c o m b at e t s c i e n c e s s o c i a l e s au x x e si è c l e

dire que le neveu de Durkheim ait voulu, sitôt les combats ter-
minés, tourner le dos à la grande rupture de la guerre. Chez lui,
c’est au contraire d’hypermnésie qu’il semble s’agir, à travers un
deuil apparemment inachevé.
Mais de sa propre guerre, de sa guerre personnelle en quel-
que sorte, qu’a-t-il su exprimer ? À l’entrée en guerre, Marcel
Mauss est un homme de 42 ans. Né à Épinal dans une famille
de rabbins, il avait fait ses études à l’université de Bordeaux sous
l’autorité morale et intellectuelle de son oncle qui, depuis 1887,
y occupait une chaire de pédagogie et de sciences ­ sociales.
Agrégé de philosophie en 1893, sa curiosité insatiable l’avait
alors poussé à s’initier à l’anthropologie, à commencer parallè-
lement l’étude du sanscrit, à se lancer dans la linguistique indo-
européenne comparée, à entamer enfin une thèse sur la prière
qui ne fut jamais achevée. Il entre en 1901 à la cinquième
section de l’École pratique des hautes études, sur une chaire
d’« histoire des religions des peuples non civilisés ».
Engagé dans le combat dreyfusard, il devint militant socia-
liste et compta parmi les fondateurs de L’Humanité en 1904.
Et en dépit de son âge, comme tant de socialistes en 1914, il
s’engage volontairement dès le 3 septembre. Il est alors incor-
poré au 144e régiment d’infanterie et cantonné à Orléans. Fin
1914, il est attaché comme interprète à la 27e division bri-
tannique, qu’il suit à Ypres. Le 18 juin 1916, il quitte l’armée
anglaise pour l’armée australienne (5e division), où il reste jus-
qu’au 20 novembre 1918, avant de rejoindre en décembre la
Commission de navigation du Rhin, affectation qui précède
sa démobilisation, intervenue le 20 janvier 1919. En ligne du
6 août 1915 au 10 juillet 1916, Marcel Mauss comptabilise
ainsi un an moins neuf jours au sein d’une unité combattante :
Ypres, en particulier, fut le champ de bataille où il a séjourné
le plus longtemps, au cours de l’année 1915. Mais Mauss a
participé à d’autres événements, même si ce ne fut pas en
première ligne : la Somme en 1916, l’avance sur Bapaume du
printemps 1917, la troisième bataille d’Ypres fin 1917, puis les

81
c o m b at t r e

deux batailles de Picardie du printemps et d’août 1918. Il est


d’ailleurs cité le 28 juillet 1917, et de nouveau le ­26 novembre
1918, pour des faits de guerre intervenus entre avril et sep-
tembre de la même année.
Ayant commencé la guerre avec le grade de caporal inter-
prète (2 mars 1915), devenu officier interprète en 1916, il ter-
mine le conflit sans blessure, mais après avoir été plusieurs fois
malade, avec la croix de guerre à deux étoiles de bronze obte-
nue en juillet 1917 (correspondant à deux citations à ­l’ordre
de la brigade pour reconnaissances effectuées sous de vio-
lents ­bombardements), la médaille de Distinguished Conduct in
the Field (octobre 1916) et la Military Cross. Ces détails plutôt
­laissés de côté dans les biographies intellectuelles consacrées au
neveu de Durkheim sont évidemment de grande importance.
Ils signalent la « belle campagne » – comme on disait alors – d’un
volontaire de guerre de la première heure, même s’il ne s’agit
pas, compte tenu de l’âge et des fonctions occupées par Mauss
entre 1914 et 1918, d’une expérience prolongée des premières
lignes au sein d’unités combattantes. Voilà qui importe et pour
comprendre Mauss lui-même et pour comprendre ce qui nous
intéresse plus particulièrement chez lui : l’objectivation de son
expérience de guerre personnelle161.
Malheureusement, ses lettres de guerre sont presque ­toutes
perdues, en particulier celles adressées à son oncle Émile

161. Ces renseignements parviennent de deux sources : le dossier militaire de


Marcel Mauss au SHAT (« Dossier militaire de Mauss Marcel, Officier inter-
prète de 2e classe, Corps des interprètes militaires de complément », que je
remercie Damien Baldin de m’avoir extrait des archives), et d’un curriculum
vitae de Marcel Mauss établi par lui-même, cohérent dans l’ensemble avec le
document précédent, conservé à l’IMEC (cote MAS 38.10). Nous suivons
également la biographie de Marcel Fournier, Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1994
(en particulier le chapitre vii). Sur cette question des interprètes : Franziska
Heimburger, « Un trait d’union est nécessaire […]. » Les interprètes militaires français
attachés aux troupes britanniques pendant la Première Guerre mondiale, Mémoire de
Master 2, EHESS, 2006-2007.

82
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

Durkheim162. On conserve en revanche plus d’une centaine


de lettres de Mauss à son « jumeau de travail163 » Henri Hubert,
entre 1914 et 1918, alors que ce dernier se trouvait à la direc-
tion de l’Automobile auprès du sous-secrétariat d’État aux
Munitions164. Beaucoup sont des billets très courts, à vocation
purement utilitaire. Quant aux lettres proprement dites, elles
sont banales, centrées sur le quotidien, sur les nouvelles de la
guerre (commentées d’ailleurs sans originalité), ainsi que sur
l’attente d’informations et de journaux. Leur auteur se montre
aussi très préoccupé par ses problèmes de grade et de citation.
Elles sont marquées en tout cas par un très solide optimisme
d’un bout à l’autre du conflit, et aussi par un patriotisme vigou-
reux, frappé au coin d’une forte hostilité aux Allemands. Le
29 décembre 1914, Mauss exprime même sa détestation de la
guerre de position et son regret de n’avoir « guère de chance
d’un corps à corps ».
En tout cas, on ne trouvera aucune notation de type sociolo-
gique ou anthropologique dans cette correspondance adressée
à un homme pourtant susceptible d’en apprécier l’intérêt. Face
à cet événement guerrier dont il est un acteur, l’ambition de
Mauss semblerait se situer plutôt du côté d’une sorte d’histoire
immédiate qu’il semble appeler de ses vœux tout en se décla-
rant incapable d’en suggérer la moindre esquisse, comme il en
exprime le regret, non sans désespoir, le 18 mars 1915 : « Et aussi
si je n’étais pas un bon historien, soucieux de n’enregistrer que
ce qu’il a vu ; et comme je ne vois rien, et comme il n’y a rien de
plus menteur qui……… c’est très difficile d’écrire l’histoire. »
Au-delà de l’étroitesse de l’information dont il dispose, c’est,
en situation de guerre, la paralysie de sa réflexion personnelle
que Marcel Mauss incrimine. Il le fait en ces termes le 13 avril
162. Les lettres de celui-ci, en revanche, ont été conservées, mais ne permet-
tent évidemment que d’accéder à la réverbération des lettres de Mauss dans
celles de son oncle.
163. M. Fournier, Marcel Mauss, op. cit., p. 104.
164. Lettres de Marcel Mauss à Henri Hubert, IMEC, MAS 18-20.

83
combattre

1918 : « Je pense peu. Quand je pense, je pense mal, ne sachant


rien que ce que je vois. Mais j’ai toujours confiance165. »

En fait, même après 1918, on ne peut espérer saisir que fort


peu de chose de sa représentation de la guerre, et il faut dès
lors se contenter de bribes, de quelques traces, parfois infimes.
Tentons tout de même l’inventaire.
La guerre de Marcel Mauss apparaît quelquefois sous une
forme presque « furtive », au détour d’un raisonnement, à titre
d’exemple parfois un peu incongru, sans pour autant que
l’auteur dise explicitement qu’il fait alors allusion à sa propre
expérience de combattant de 1914-1918 : un lecteur inattentif
pourrait trouver de telles allusions assez abstraites, alors ­qu’elles
sont au contraire fort concrètes et d’ordre très personnel.
C’est ainsi que dans une conférence donnée en janvier 1924
à la Société de psychologie et portant sur « l’attente », Mauss
­évoque étrangement « le “garde-à-vous” du soldat dans les rangs
ou au créneau.166 » Deux ans plus tard, dans un texte présenté
à l’Institut français d’anthropologie et portant sur « les parentés
à plaisanterie », il fait cette remarque en préalable à l’analyse
des différents degrés de respect et d’irrespect dans les groupes
familiaux : « Il ne suffit pas de dire qu’il est naturel, par exemple,
que le soldat se venge sur la recrue des brimades du caporal ; il
faut qu’il y ait une armée et une hiérarchie militaire pour que
cela soit possible167. » Dans un texte de 1927 portant sur les
« Divisions et proportions des divisions de la sociologie », inséré
dans un paragraphe consacré aux « faits sociaux », l’allusion au
combat se fait plus directe : « Un acte social est toujours inspiré,
écrit Mauss. Les idées peuvent y dominer au point de nier la vie

165. Ibid.
166. « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie », Journal
de psychologie normale et pathologique, 1924. Repris dans M. Mauss, Sociologie et
anthropologie, Paris, PUF, 1989 [1re édition 1950], p. 308.
167. « Parentés à plaisanteries », 1926. Reproduit dans M. Mauss, Œuvres, t. 3,
op. cit., p. 118.

84
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

des individus, aboutir même à des destructions de peuples ou à


la destruction du groupe : ainsi un siège désespéré, la résistance
d’un groupe de mitrailleurs168. » Plus loin, dans le même texte,
on trouve cette allusion à ­l’expérience du commandement : « Il
suffit d’avoir administré ou commandé pour savoir qu’il y faut
une tradition pratique et qu’il y faut aussi une chose qu’un psy-
chologue mystique traduirait en termes d’ineffable : un don169. »
Enfin, dans son Manuel d’ethnographie – un cours restitué par une
de ses élèves, qui n’est pas écrit de la main même de Mauss –,
on trouvera cette allusion dans les remarques préliminaires : « Les
faits sociaux sont d’abord historiques, donc irréversibles et irre-
jetables – exemple : la fuite d’une armée (combien de soldats,
qu’ont-ils fait, rôle des chefs, des hommes, etc.)170. »
Mais ces allusions très cursives à des situations de guerre,
ou inspirées par elles, et dont le choix surprend quelque peu
à l’emplacement de leur énonciation, doivent être mises en
regard d’étonnantes absences, là où une référence à 1914-1918
paraîtrait s’imposer. Dans un débat avec François Simiand por-
tant sur les « fonctions sociales de la monnaie », organisé en
1934, Mauss développe ainsi « l’importance de la notion d’at-
tente, d’escompte de l’avenir, qui est précisément l’une des for-
mes de la pensée collective ». Puis il en vient aux « infractions
à ces attentes collectives », dont il donne quelques ­ exemples
(krachs économiques, paniques, sursauts sociaux), sans que
l’exemple de la dernière guerre vienne alors sous sa plume171.
Il en est de même dans le Manuel d’ethnographie, dont l’une des
neuf sections, consacrée à la technologie, contient un passage

168. « Divisions et proportions des divisions de la sociologie », 1927.


Introduction, L’Année sociologique, nouvelle série, 2. Reproduit dans M. Mauss,
ibid., p. 210.
169. Ibid., p. 235.
170. M. Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1947, p. 6.
171. « Débat sur les fonctions sociales de la monnaie », 1934. « La monnaie,
réalité sociale », Annales sociologiques, série D, fasc.1, reproduit dans M. Mauss,
Œuvres, t. 2, op. cit., p. 117).

85
combattre

sur les armes qui mérite d’être cité : « Quelle que soit l’arme
étudiée, l’enquête portera successivement sur son nom ; sur
sa matière première et les différents moments de sa fabrica-
tion ; sur son emploi, la façon dont elle est maniée, son mode
­d’action, sa portée, son efficacité ; qui a droit de s’en servir
(homme ou femme, ou les deux ; est-ce une arme strictement
individuelle ou peut-elle être prêtée, et à qui, etc.) ; enfin son
idéologie, ses rapports avec la religion et la magie172. » Marcel
Mauss, qui recommande une grande attention aux objets, qui
suggère de les photographier, voire de les filmer, ne dit pas un
mot de l’expérience tactile de ces derniers. Lui qui avait côtoyé
les armes pendant quatre années, qui conserva son revolver
d’officier et prétendit s’en servir de nouveau en 1942 en cas
d’arrestation par les Allemands173, lui si personnellement atten-
tif aux ­ « techniques du corps », ne suggère à aucun moment
le maniement de l’arme au titre d’expérience indispensable
à l’enquête ethnologique. Dans le même ouvrage, d’ailleurs,
alors que Mauss consacre plusieurs sections aux phénomènes
économiques, juridiques, moraux, religieux, il se tait sur le
phénomène guerrier, alors que son immense culture ethno-
logique ne pouvait lui laisser ignorer son importance dans les
sociétés primitives. Cette extraordinaire lacune sur la question
de la guerre – sur la question du combat, plus exactement –,
on la retrouvera, plus criante encore, dans « Les techniques du
corps », en 1936. Nous y reviendrons174.

Dans l’œuvre de Mauss, surplombée en quelque sorte par


le deuil de guerre mais si marquée par d’étonnantes absences
dès qu’il s’agit de la guerre véritable, on peut recueillir toute-
fois quelques brefs éclairs sur la manière dont fut traversée la
172. M. Mauss, Manuel d’ethnographie, op. cit., p. 38.
173. Germaine Tillion, Ravensbrück, Paris, Seuil, 1988, p. 43-44.
174. M. Mauss, « Les techniques du corps », Journal de psychologie, XXXII,
n° 3-4, 15 mars-15 avril 1936. Reproduit dans M. Mauss, Sociologie et
anthropologie, op. cit., p. 363- 386. Sur ce texte, voir infra, chapitre iv.

86
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

violence des champs de bataille. Ces passages où le neveu de


Durkheim consent à parler de la guerre à la première personne,
que nous disent-ils en termes d’objectivation de l’expérience ?
L’inventaire, hélas, est assez vite fait. En 1927, dans son texte
sur « Divisions et proportions des divisions de la sociologie »,
Mauss avait consacré un passage à la différence entre les outils et
les arts de deux sociétés, en prenant l’exemple des pelles et des
bêches de forme différente chez les Anglais et les Français175. Il
y revient en 1934 – plus de quinze ans après la fin du conflit –
en puisant directement dans son expérience de guerre, dont il
témoigne cette fois à la première personne : « Cette spécificité
est le caractère de toutes les techniques. Un exemple : pendant
la guerre j’ai pu faire des observations nombreuses sur cette
spécificité des techniques. Ainsi celle de bêcher. Les troupes
anglaises avec lesquelles j’étais ne savaient pas se servir de bêches
françaises, ce qui obligeait à changer 8 000 bêches par division
quand nous relevions une division française, et inversement.
Voilà à l’évidence comment un tour de main ne s’apprend que
lentement. Toute technique proprement dite a sa forme176. »
Dans Les techniques du corps, on trouve trois autres passages
réflexifs qui prennent explicitement appui sur l’expérience
de guerre. Le premier, qui suit immédiatement l’exemple des
bêches, a trait à la marche en musique en ordre serré :
Chaque société a ses habitudes bien à elle. Dans le même temps
j’ai eu bien des occasions de m’apercevoir des différences d’une
armée à l’autre. Une anecdote à propos de la marche. Vous savez
tous que l’infanterie britannique marche à un pas différent du
nôtre : différent de fréquence, d’une autre longueur. Je ne parle
pas, pour le moment, du balancement anglais, ni de l’action du
genou, etc. Or le régiment de Worcester, ayant fait des prouesses

175. « Divisions et proportions des divisions de la sociologie », 1927.


Introduction, - L’Année sociologique, nouvelle série, 2. Reproduit dans M. Mauss,
Œuvres, t. 3, op. cit., p. 196.
176. M. Mauss, « Les techniques du corps ». Reproduit dans M. Mauss,
Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 367.

87
combattre

considérables pendant la bataille de l’Aisne, à côté de l’infanterie


française, demanda l’autorisation royale d’avoir des sonneries et
batteries françaises, une clique de clairons et de tambours fran-
çais. Le résultat fut peu encourageant. Pendant près de six mois,
dans les rues de Bailleul, longtemps après la bataille de l’Aisne,
je vis souvent le spectacle suivant : le régiment avait conservé sa
marche anglaise et il la rythmait à la française. Il avait même en
tête de sa clique un petit adjudant de chasseurs à pied français qui
savait faire tourner le clairon et qui sonnait les marches mieux
que ses hommes. Le malheureux régiment de grands Anglais ne
pouvait pas défiler. Tout était discordant de sa marche. Quand il
essayait de marcher au pas, c’était la musique qui ne marquait
pas le pas. Si bien que le régiment de Worcester fut obligé de
­supprimer ses sonneries françaises […]. Ainsi ai-je vu d’une façon
très précise et fréquente, non seulement pour ce qui était de la
marche, mais de la course et de ce qui s’ensuit, la différence des
­techniques élémentaires aussi bien que sportives entre les Anglais
et les Français177.

Dans ce dernier texte, Marcel Mauss, simple spectateur de


la scène décrite, se place nettement en position d’extériorité.
Dans les deux autres passages, en revanche, c’est à une expé-
rience vécue qu’il fait directement allusion. Le premier, inclus
dans un paragraphe sur la « variation des techniques du corps
avec les âges », porte sur l’accroupissement : « L’enfant s’accroupit
normalement. Nous ne savons plus nous accroupir. Je consi-
dère que c’est une absurdité et une infériorité de nos races,
civilisations, sociétés. Un exemple. J’ai vécu au front avec les
Australiens (blancs). Ils avaient sur moi une supériorité consi-
dérable. Quand nous faisions halte dans les boues ou dans l’eau,
ils pouvaient s’asseoir sur leurs talons, se reposer, et la “flotte”,
comme on disait, restait au-dessous de leurs talons. J’étais obligé
de rester debout dans mes bottes, tout le pied dans l’eau. » Et
Mauss de déboucher sur cet étonnant conseil éducatif : « La
position accroupie est, à mon avis, une position intéressante

177. Ibid., p. 367-368.

88
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

que l’on peut conserver à un enfant. La plus grosse erreur est


de la lui enlever. Toute l’humanité, excepté nos sociétés, l’a
conservée178. »
On trouve un autre témoignage sur la vie du corps en temps
de guerre – sur la vie de son propre corps – dans ce passage sur
les « techniques du sommeil » : «  La notion que le coucher est
quelque chose de naturel est complètement inexacte. Je peux
vous dire que la guerre m’a appris à dormir partout, sur des tas
de cailloux par exemple, mais que je n’ai jamais pu changer de
lit sans avoir un moment d’insomnie : ce n’est qu’au deuxième
jour que je peux m’endormir vite […]. Il y a enfin le sommeil
debout. Les Massaï peuvent dormir debout. J’ai dormi debout
en montagne. J’ai dormi souvent à cheval, même en marche
quelquefois : le cheval était plus intelligent que moi179. » Cette
expérience du sommeil à cheval était directement liée à l’expé-
rience de guerre de Mauss qui, nullement cavalier avant 1914,
avait appris à monter au cours de la guerre elle-même180.
Fort suggestifs sur le plan d’une anthropologie comparée des
techniques somatiques, inscrite d’ailleurs dans une perspective
très large, ces quatre passages le sont aussi au plan d’une ethno-
graphie des pratiques de champ de bataille en 1914-1918, dont
ils constituent à notre connaissance un des très rares exem-
ples181. Mais sans doute l’aura-t-on remarqué : si Mauss livre
ici quelques observations personnelles sur la guerre vécue à la
première personne, il évite soigneusement le sujet du combat.
Sur ce dernier, on ne trouvera qu’un seul texte dans toute

178. Ibid., p. 374.


179. Ibid., p. 378-379.
180. Émile Durkheim, Lettres à Marcel Mauss, Paris, PUF, 1998.
181. On relèvera aussi le cas, assez isolé à notre connaissance, de l’anthropo-
logue américain Ralph Linton, qui avait participé à la guerre en 1917-1918
dans la 42e division, et qui publie au cours des années 1920 un article sur les
pratiques totémiques au sein du corps expéditionnaire américain (« Totemism
and the AEF », American Anthropologist, vol. 26, 1924, p. 296-300). Je remercie
Damien Baldin d’avoir attiré mon attention sur cet article.

89
combattre

l’œuvre de Mauss. Extrait de la conférence donnée le 10 jan-


vier 1924 à la Société de psychologie, on le trouve enclavé, en
quelque sorte, dans un développement consacré à la « Notion
de vigueur mentale » :
J’ai pu faire des observations sur moi-même pendant la guerre. Je
sais, par violente expérience, ce que c’est que la force physique et
mentale que vous donnent des nerfs bien placés. Mais je sais aussi
celle que vous donne la sensation physique de la force mentale
et physique de ceux qui combattent avec vous. J’ai aussi éprouvé
la peur, et comment elle est renforcée par la panique, au point
que, non seulement le groupe, mais encore la volonté individuelle
elle-même, l’instinct brut de la vie même se dissolvent en même
temps182.

Quelques lignes seulement, on le voit, mais d’une très grande


richesse sur la notion d’autocontrôle dans le danger, sur le rôle
du groupe, sur la peur (individuelle) et sur sa différence avec la
panique (collective), sur le vécu de terreur et ses conséquences
en termes d’irrationalité des comportements et des mécanismes
d’adaptation à la situation de danger. Tant d’acuité en si peu de
mots, voilà qui pourrait sans doute susciter un long commentaire
de la part de la psychiatrie de guerre contemporaine183. Mais ce
texte de 1924 où Mauss fait si directement référence à sa propre
expérience du combat en 1914-1918 était destiné à rester isolé.
Sous sa plume, on ne trouve rien d’autre après cette date.

Trois historiens : Pierre Renouvin, Richard Tawney,


Marc Bloch

Dans le numéro d’août-décembre 1921 de la Revue de ­synthèse


historique (publié en fait en mai 1922), celui-là même où Marc
182. « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie »,
Journal de psychologie normale et pathologique, 1924. Repris dans M. Mauss,
Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 293.
183. Louis Crocq, Les Traumatismes psychiques de guerre, Paris, Odile Jacob,
1999.

90
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

Bloch publia son célèbre article intitulé « Réflexions d’un histo-


rien sur les fausses nouvelles de la guerre184 », ­l’historien Pierre
Caron, achevant son introduction générale « Sur l’étude de
l’histoire de la guerre », proposait une conclusion qui ­s’inscrit
au cœur du sujet qui nous occupe :
Jusqu’ici, les historiens qui ont abandonné leur spécialité anté-
rieure pour se consacrer à l’histoire de la guerre sont très rares.
Ceux qui appartenaient à des générations déjà anciennes étaient
hors de cause : on se résout malaisément à sacrifier les résultats
d’un effort poursuivi pendant vingt ou trente ans pour acquérir
une compétence. Il en était de plus jeunes, moins engagés, qui
auraient peut-être bifurqué : ceux-là ont péri. Ce sont des ado-
lescents d’aujourd’hui, encore en formation, qui recruteront, plus
tard, les équipes nécessaires. Il ne serait d’ailleurs pas opportun
qu’elles se formassent trop vite ; car leur action serait gênée par
des conditions de travail qui, nous l’avons vu, ne sont pas parti-
culièrement favorables. Ces conditions s’amélioreront, mais len-
tement, à mesure que les suites matérielles de la guerre pèseront
moins lourdement sur nous. Le moment venu de l’emploi d’une
main-d’œuvre plus abondante, elle se trouvera : le très grand inté-
rêt du sujet suffit pour écarter toute inquiétude à cet égard185.

Texte significatif. On remarquera tout d’abord l’absence de


rejet d’une histoire immédiate de ce conflit qui s’était achevé
seulement trois ans plus tôt : dès lors qu’il serait ­matériellement
possible, l’intérêt d’un effort historique sur l’histoire la plus
récente paraît une évidence à l’auteur. Révélatrice est par
ailleurs sa lecture du champ historiographique en termes de
« générations historiennes », qu’il imagine au nombre de trois :
celle des « vieux historiens » qui ne pourront s’adapter à un
nouveau sujet ; celle des « jeunes historiens » qui sont morts.
184. Pour une édition accessible de ce texte : Marc Bloch, Écrits de guerre
(1914-1918). Textes réunis et présentés par Étienne Bloch, introduction de
Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, A. Colin, 1997, p. 169-184.
185. Pierre Caron, « Sur l’étude de l’histoire de la guerre », Revue de synthèse
historique, n° 33, août-décembre 1921 [mai 1922], p. 12.

91
combattre

Enfin celle des « futurs historiens » de 1914-1918, enfants pen-


dant la guerre, encore en cours de formation intellectuelle, et
qui certes auront connu le conflit mais non l’épreuve du feu. Si
la prévision de Pierre Caron était exacte pour la génération la
plus âgée, elle s’est révélée fausse concernant la plus jeune : née
pendant l’entre-deux-guerres, la première génération d’histo-
riens français de la Grande Guerre n’ayant pas connu le feu s’est
dressée plus tardivement que l’auteur ne le prévoyait en 1921186.
Mais l’aspect le plus intéressant a trait davantage au thème de
cette « génération perdue » de jeunes historiens déjà formés en
1914, que Pierre Caron imagine entièrement engloutie par
les combats. Sans doute son tableau est-il ­justifié concernant
­l’Allemagne, comme l’a souligné Fritz Stern dans son étude sur
le « vécu personnel » et les « écrits publics » des historiens ayant
connu l’épreuve du feu en 1914-1918187, mais partiellement
faux pour d’autres belligérants. Quelques noms d’historiens-
combattants ayant survécu au massacre, et qui traiteront de
l’événement dont ils avaient été les acteurs, émergent ainsi pour

186. On songe ici à Jean-Baptiste Duroselle, Guy Pedroncini, Jean-Jacques


Becker…
187. Fritz Stern, « Les historiens et la Grande Guerre.  Vécu personnel, écrits
publics », Cahiers Marc Bloch, 1995. Repris en chapitre dans F. Stern, Grandeurs
et défaillances de l’Allemagne au xxe siècle. Le cas exemplaire d’Albert Einstein, Paris,
Fayard, 2001, p. 203-226. Fritz Stern écrit à propos du cas allemand, qu’il
connaît le mieux : « Je n’ai pas trouvé de sources qui se rapportent à un Bloch
ou à un Tawney allemands, c’est-à-dire d’hommes connus chez les historiens
qui se seraient trouvés eux-mêmes dans les tranchées. Les géants étaient trop
âgés, et trop jeunes, en revanche, ceux qui deviendraient à leur tour des maîtres »
(p. 208). L’auteur rencontre en revanche un cas de silence historiographique
et personnel total, celui de Gerhard Ritter, né en 1888, devenu un historien
majeur en Allemagne après 1945, qui n’a signalé que par une demi-phrase le fait
d’avoir été soldat sur le front russe en 1914-1918. Il est frappant d’observer que
Fritz Stern ne s’interroge pas sur le rôle de la défaite de 1918 sur ce « silence
allemand » qu’il repère bien : il incrimine plutôt le primat du nationalisme, très
marqué chez Ritter en effet, comme facteur incapacitant du regard critique sur
l’événement 1914-1918. On notera également qu’il ne signale, du côté français,
ni le cas de Pierre Renouvin, ni celui de Jules Isaac.

92
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

l’Angleterre (Richard Tawney, Llewelleyn Woodward), pour les


États-Unis (William Langer), enfin et surtout pour la France,
avec les grandes figures de Marc Bloch, de Pierre Renouvin,
de Jules Isaac. Ce sont quelques-uns de ces noms qui vont à
présent nous retenir.

Pierre Renouvin est le seul historien ancien combattant


dont l’effort historique resta toute sa vie largement centré sur
la Première Guerre mondiale. Âgé d’un peu plus de 21 ans
seulement en août 1914, ce dernier était déjà intellectuelle-
ment formé dans sa discipline à l’éclatement de la guerre : après
de brillantes études au lycée Louis-le-Grand, il avait ensuite
­préparé une licence de droit parallèlement à une licence d’his-
toire, matière dans laquelle il avait passé l’agrégation dès 1912, à
l’âge de 19 ans. Au cours des deux années qui avaient précédé
la guerre, il avait terminé sa licence en droit, voyagé en Europe
(en Russie et en Allemagne, où il avait eu le temps de percevoir
la force du nationalisme parmi la jeunesse universitaire). La
guerre venue, Pierre Renouvin avait été mobilisé au printemps
1915 dans l’infanterie (117e RI), tout d’abord comme simple
soldat, avant d’accéder au grade de sergent fin 1915, d’aspi-
rant début 1916, enfin de sous-lieutenant en février 1917188.
Blessé une première fois en mars 1916, il dut subir l’ablation du
pouce droit, amputation après laquelle il refusa une ­proposition
d’Alphonse Aulard (son « passeur » vers l’histoire, en quelque
sorte) de lui trouver un poste à l’arrière189. Ayant au contraire

188. Ce n’est qu’à partir de janvier 1916 que celui-ci quitte le service inté-
rieur pour être versé aux armées (Dossier des états de service du sous-lieutenant
Pierre Renouvin, Service historique de l’armée de terre, cote 11Yf 1691 ; je
remercie Galit Haddad d’avoir collecté ces précieux renseignements).
189. Ses états de service précisent que Pierre Renouvin, classé « service auxi-
liaire » le 8 juillet 1916 suite à l’ablation de la première phalange du pouce droit
rendue nécessaire par une blessure sur des fils de fer barbelés intervenue le 24
mars 1916, demanda à revenir dans le service armé où il fut reversé le 17 août
1916. Il est alors muté au 46e RI.

93
combattre

demandé à être reversé dans le service armé, il participe à


­l’offensive Nivelle du 16 avril 1917, comme commandant d’une
section de mitrailleuse, au sud de Berry-au-Bac. Il est alors de
nouveau blessé, au bras gauche, par éclat d’obus cette fois, et très
grièvement. Tout en attendant les secours dans un entonnoir
d’obus, il peut voir la destruction des cinquante premiers chars
français dont les réservoirs de carburant sont alors victimes du
tir meurtrier de l’artillerie allemande. Il est ensuite amputé du
bras gauche et réformé. Il termine la guerre avec la croix de
guerre et la Légion d’honneur à titre militaire.
Après une rééducation très intense, il enseigne tout d’abord
au lycée Saint-Louis en 1918-1919, puis au lycée d’Orléans
l’année suivante. Il soutient en 1921 ses deux thèses sous la
direction d’Alphonse Aulard : Les Assemblées provinciales de
1787. Origines, développements, résultats (thèse principale) et
L’Assemblée des notables de 1787. La conférence du 2 mars (thèse
complémentaire). C’est alors que se produit l’événement
qui allait orienter son destin historiographique. À l’initiative
­d’André Honnorat, ministre de l’Instruction publique en 1920,
le Parlement avait voté une résolution en faveur de la création
d’une « Bibliothèque et Musée de la guerre » qui s’installe la
même année à Vincennes. Pour diriger le service de docu-
mentation de la Bibliothèque d’histoire de la guerre, Honnorat
cherchait un jeune agrégé d’histoire qui soit en même temps
ancien combattant : Pierre Renouvin devient ainsi le colla-
borateur privilégié de Camille Bloch, directeur de la biblio-
thèque-musée de 1918 à 1934. Un lieu destiné à devenir « le
laboratoire de l’histoire de la guerre de 1914 dans sa géné­
ralité mondiale, dans ses aspects divers, dans ses conséquences
internationales190 ».
Au titre de conservateur, Pierre Renouvin dirige donc le
service de documentation de 1920 à 1929, avant de succéder

190. Camille Bloch, « Bibliothèque et Musée français de la guerre », Revue


de synthèse historique, op. cit., p. 50.

94
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

à Camille Bloch en personne et de prendre la tête de toute


l’institution entre 1935 et 1938191. Dès 1921, le premier avait
d’ailleurs élargi son périmètre de responsabilité très au-delà de
son rôle de conservateur en devenant un prodigieux connaisseur
des sources diplomatiques sur la Première Guerre mondiale : à
cette date, dans le numéro de la Revue de synthèse historique dont
il a déjà été question, il avait fait paraître un état des sources inti-
tulé « La documentation de guerre à l’étranger »192. Il devient
ensuite secrétaire général de la Société d’histoire de la guerre
mondiale et rédacteur en chef de la Revue d’histoire de la guerre
mondiale, où il tient une chronique régulière de 1923 à 1929.
Dans la seconde moitié des années 1920, il devient également
secrétaire, puis président de la Commission de publication des
documents diplomatiques français (1871-1914), entamant ainsi
une activité poursuivie au-delà de 1945193.
Parallèlement, il enseigne, il publie, et précisément sur la
Première Guerre mondiale. Dès 1922, il était chargé d’un
cours d’histoire de la guerre mondiale à la Sorbonne (où il est
reçu comme maître de conférences en 1932, puis professeur en
1933). En 1925, il publie coup sur coup deux livres : Les Formes
du gouvernement de guerre et Les Origines immédiates de la guerre
(28 juin-4 août 1914). Un peu moins de dix ans plus tard, en
1934, paraît son principal ouvrage sur la Grande Guerre, réédité

191. La BDIC est créée en 1926 et ne fusionnera avec la Bibliothèque-


Musée qu’en 1934. Sur ces aspects biographiques, nous suivons la mise au
point de Jean-Jacques Becker et d’Annette Becker dans « Pierre Renouvin »,
in Les Historiens, Paris, A. Colin, 2003, p. 104-188. V   oir aussi Jean-Baptiste
Duroselle, « Pierre Renouvin (1893-1974) », Revue d’histoire moderne et contem-
poraine, t. XXII, octobre-décembre 1975, p. 497-507.
192. Cet article constitue en fait la seconde partie de l’article de C. Bloch,
« Bibliothèque et Musée français de la guerre », Revue de synthèse historique,
op. cit., p. 51-64.
193. Après cette date, il est conseiller historique du ministère des Affaires
étrangères d’août 1945 à janvier 1948, président de la Commission des archi-
ves diplomatiques, et dirige la publication des Documents diplomatiques français
(1932-1940).

95
combattre

en 1939 et de nouveau à plusieurs reprises après 1945 : La Crise


européenne et la Grande Guerre (1904-1918)194. L’effort histori-
que est fort important, comme on peut le constater : mais pour
quel type d’histoire des années 1914-1918 ?
Ce qui compte pour Renouvin, c’est l’analyse critique des
documents, d’un certain type de documents autour desquels
s’arrimait alors l’essentiel du travail historique. Dans sa présen-
tation de la « documentation de guerre à l’étranger » (1921), il
écrit ainsi : « Les matériaux s’amassent ; l’exploitation en est à
peine amorcée. Parfois même, à la faveur d’un programme incer-
tain, c’est le pittoresque qui l’emporte ; parfois le culte extérieur
du souvenir. Et sans doute ce ne sont pas là des ­préoccupations
secondaires ! Mais, pour l’historien, elles n’offrent qu’un inté-
rêt restreint195. » Face aux documents iconographiques, ses
­réticences sont du même ordre. Quant aux mémoires des
acteurs du conflit, Pierre Renouvin ne les considère que dans
la mesure où leurs auteurs ont su se détacher de leur propre
subjectivité pour en venir à l’analyse « impartiale »196.
Dans le même temps, ses cours étaient exempts de toute
allusion à l’expérience personnelle de la guerre. Jean-Baptiste
Duroselle décrit ainsi un « professeur admirablement impar-
tial et serein, qui cachait toujours avec soin ses émotions197 ».

194. Pierre Renouvin, La Crise européenne et la Grande Guerre (1904-1918),


Paris, Félix Alcan, 1934. Les rééditions datent de 1939, 1948 (la seule réédition
vraiment remaniée du volume original), 1962 et 1969.
195. P. Renouvin, « La documentation de guerre à l’étranger », Revue de
synthèse historique, op. cit., p. 64.
196. Pierre Renouvin persista d’ailleurs dans cette voie. Dans l’ouvrage
rédigé avec Edmond Préclin et Georges Hardy, L’Époque contemporaine. La
paix armée et la Grande Guerre (1871-1919), Paris, PUF, 1939, on trouve ce com-
mentaire bibliographique : « Les témoignages de combattants, dont la consul-
tation est très utile pour comprendre l’atmosphère de la bataille, ne peuvent
guère donner de renseignements sur la conduite des opérations, car l’horizon
des témoins était trop limité » (p. 39).
197. D’où l’aspect exceptionnel d’un cours donné après le 15 mars 1939
où Renouvin laissa « déborder [ses émotions] pendant quelques instants »

96
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

C’est par le spectacle visuel de sa double mutilation que Pierre


Renouvin imposait sa connaissance intime de la guerre et de la
violence de ses combats. En public tout au moins, aucun mot
ne venait jamais traduire cette réalité passée.
Son maître livre de 1934, La Crise européenne et la Grande
Guerre, est très caractéristique de cette distanciation historiogra-
phique face à l’expérience de violence. L’ouvrage est structuré
en trois parties : « La crise européenne (1904-1914) », « L’Europe
en guerre (août 1914-décembre 1916) », enfin « L’intervention
américaine et le dénouement ». Le primat des relations interna-
tionales est très marqué dans la plupart des chapitres198. Quant
au souci de décentrement face au simple événementiel militaire,
nettement affirmé dès l’introduction, il ne peut qu’accentuer la
mise à distance de toute expérience combattante :
Les péripéties de la lutte militaire, parce qu’elles ont été ­­dramatiques
et, en fin de compte, décisives, ont éclipsé et éclipsent encore le
plus souvent, dans l’esprit de chacun, les autres aspects du conflit.
Et pourtant, si l’on veut comprendre le sens et la portée de ces
événements militaires, il faut les replacer au milieu de tous les
autres éléments qui sont entrés en ligne de compte dans l’évolu-
tion du conflit. La diplomatie a essayé de modifier l’équilibre des
forces ; elle a réussi à entraîner dans la guerre une partie des États
neutres, elle a tâté sans cesse la volonté de l’adversaire, pour aper-
cevoir les fléchissements de l’opinion publique et pour trouver
une fissure dans la coalition ennemie. Certes le diplomate n’a été,
dans la plupart des cas, que l’auxiliaire du soldat ; il a exploité les
résultats acquis sur les champs de bataille ; mais c’est un événement
diplomatique indépendant des fluctuations du combat – l’inter-
vention des États-Unis – qui a changé le cours de la guerre199.

en évoquant « la vanité du sacrifice des combattants de la Grande Guerre ».


J.‑B. Duroselle, « Pierre Renouvin (1893-1974) », Revue d’histoire moderne et
contemporaine, op. cit., p. 499.
198. Sept des neuf chapitres du livre I leur sont consacrés, trois des dix
­chapitres du livre II, quatre des dix chapitres du livre III.
199. P. Renouvin, La Crise européenne et la Grande Guerre (1904-1918),
op. cit., p. 1.

97
combattre

Et un peu plus loin, l’auteur de poursuivre : « En face de ces


événements tragiques, il est naturel que l’esprit humain cherche
d’abord le pourquoi200? » Pour autant, dans ce livre qui se place
à si longue distance du combat, le silence de Pierre Renouvin
sur l’expérience de violence n’est pas total : le savoir de l’auteur
sur ce point capital parvient à s’infiltrer grâce à quelques minces
interstices de la narration, modestes aménagements d’un non-
dit qui domine par ailleurs sans partage. Certes, lorsque Pierre
Renouvin fait de « l’histoire militaire », il s’agit pour l’essentiel
d’une histoire militaire « d’en haut », menée à une échelle qui
bannit irrémédiablement tout récit de l’expérience combat-
tante. Mais on relève parfois quelques passages plus près du sol,
où se fait nettement sentir l’expérience de l’officier ­d’infanterie.
C’est le cas au quatrième chapitre du livre II (« Les conditions
nouvelles : la guerre longue »), dans un premier paragraphe
consacré aux « forces militaires » :
La bataille revêt, dans l’hiver de 1914-1915, une forme nouvelle,
qui déroute les prévisions des états-majors. L’expérience des der-
nières semaines a montré quelles difficultés rencontre un assaillant
lorsqu’il aborde, de front, une position défensive. De part et d’autre,
les troupes développent leurs moyens de protection contre le feu
de l’ennemi : elles creusent la terre, construisent tranchées et abris ;
devant les lignes, elles disposent un réseau de fil de fer qui brisera
l’élan de l’infanterie adverse, et qui l’obligera à piétiner sous la
mitraille ; derrière les positions d’infanterie, l’artillerie, protégée
elle aussi par des abris, a tout loisir de reconnaître ses objectifs,
de régler son tir : elle a donc une efficacité plus grande. La guerre
de positions commence. Elle donne une grande supériorité à la
défense sur l’attaque. Contre une position organisée, l’infanterie,
si ardente soit-elle, est impuissante par elle-même. Il faut qu’une
brèche soit ouverte dans les réseaux de fil de fer pour lui livrer
passage, que le feu des occupants de la tranchée ennemie soit, un
moment, neutralisé, que les réserves entassées dans les abris soient
hors d’état d’intervenir : c’est affaire à l’artillerie. Mais, pour détruire
un réseau, démolir les parapets d’une tranchée, défoncer un abri,

200. Ibid., p. 2.

98
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

l’artillerie de campagne devient vite insuffisante. Les progrès de la


fortification de campagne mettent les organisations défensives à
l’épreuve des calibres légers. Il faut développer l’artillerie lourde,
créer un matériel nouveau : engins à tir courbe, adaptés à la lutte
rapprochée. Il faut aussi une débauche de munitions. L’armement
d’infanterie lui-même n’est plus adapté aux conditions nouvelles
du combat : le rôle du fusil devient secondaire ; pour accroître la
puissance du feu, la mitrailleuse est indispensable ; pour atteindre
à courte distance l’adversaire abrité dans ses tranchées, la grenade
à main est l’arme efficace. Mais ces moyens nouveaux, il faut les
créer de toutes pièces201.

Passage intéressant et synthèse parfaite sur la nature ­spécifique


du combat de positions : mais l’historien n’y parle pas de son
expérience directe, celui-ci n’ayant pas été versé aux armées
avant le début de l’année 1916202. Et passage de toute façon très
isolé sur les modalités du déploiement de la violence de com-
bat entre 1914 et 1918, à l’exception de cet autre ­paragraphe
portant cette fois sur Verdun, en quelque sorte incrusté dans un
développement général sur « les campagnes de 1916 » :
La grande bataille s’engage. Pendant six mois, elle va tenir la
France haletante, imposer aux troupes un effort sans précédent,
exiger de leur héroïsme les plus durs sacrifices. Sur un champ de
bataille bouleversé par l’artillerie, où les positions sont écrasées
sous le feu, où le ravitaillement et les relèves, à travers une zone
battue par un bombardement implacable, sont aussi pénibles que
la défense des lignes, où les liaisons sont détruites, la lutte se
poursuit avec une âpreté et un acharnement sans égal. Les com-
battants échappent à l’action du commandement ; isolés par les
barrages d’artillerie, ils s’accrochent au sol, s’acharnent en atta-
ques et en contre-attaques, de trou d’obus en trou d’obus. C’est
une lutte menée par les chefs de bataillon, les commandants de
compagnie, parfois par des groupes isolés. Nulle part l’initiative
201. Ibid., p. 239-240.
202. Pierre Renouvin, classé « service armé » par la 3e commission de réforme
de la Seine le 31 mai 1915, est resté « à l’intérieur » jusqu’à la fin décembre
1915.

99
combattre

des cadres subalternes, leur résistance nerveuse, leur courage n’est


mis à plus rude épreuve. Nulle part le soldat ne doit faire preuve
de plus de ténacité et d’abnégation203. Et cependant, à travers la
confusion des combats, il est possible d’apercevoir clairement les
phases générales de la bataille204.

Texte très éclairant – mais de nouveau fondé sur un savoir


indirect205 – qui montre à quel point le combat sur le champ
de bataille de Verdun a reposé sur le consentement de soldats
­coupés de tout lien tactique avec les chefs, et aussi sur l’initiative
des cadres subalternes. En revanche, sa présentation de l’attaque
du 16 avril 1917 au cours de laquelle Renouvin subit la blessure
qui lui valut l’amputation du bras gauche reste parfaitement
distanciée. Alors qu’il se trouvait lui-même à Berry-au-Bac, et
qu’il a vu de près la destruction des chars lourds français par
l’artillerie adverse, Renouvin se contente d’indiquer : «  Avant
midi, l’élan de l’attaque est brisé. Sur la crête du Chemin des
Dames, au nord de l’Aisne, et sur le front du canal, entre Berry-
au-Bac et Reims, les troupes ont conquis la première position
allemande, mais sans pouvoir la dépasser. En un point seule-
ment, dans la dépression qui s’ouvre entre Craonne et Berry-
au-Bac, elles ont pris pied dans la seconde position et pénétré
de trois kilomètres dans les lignes ennemies ; mais c’est en vain
que l’action massive des chars d’assaut, au début de l’après-midi,
essaie d’agrandir la brèche206. »

203. Dans son « Que sais-je ? » rédigé en 1965, où l’auteur reprend en partie
ce texte de 1934, cette dernière phrase est transformée de façon significa-
tive : « Nulle part, le fantassin n’a connu plus de souffrances » (P. Renouvin, La
Première Guerre mondiale, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1965, p. 43).
204. P. Renouvin, La Crise européenne et la Grande Guerre (1904-1918),
op. cit., p. 329.
205. Pierre Renouvin a été versé aux armées à partir du 1er janvier 1916,
comme aspirant, au sein du 117e RI. Or, ce régiment n’a participé à la défense
de Verdun qu’en juillet-août 1916, date à laquelle Pierre Renouvin, suite à sa
première blessure et à son amputation, n’avait pas été reclassé dans le service
armé (il ne le sera que le 17 août 1916, pour être versé dans le 46e RI).
206. Ibid., p. 427.

100
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

C’est dans la conclusion du livre, qui cherche à tirer in fine un


bilan de la guerre « dans l’ordre intellectuel et moral207 », que
Renouvin choisit d’insérer un passage très engagé concernant
l’abnégation et le courage des soldats :
Mais,  à côté de ces laideurs, la guerre a donné lieu à des actes
d’héroïsme, à des dévouements admirables : le sacrifice de
l’homme qui expose délibérément sa vie pour sauver des cama-
rades ou pour porter secours à des blessés, le sens du devoir qui
anime le soldat et qui lui fait accepter le voisinage constant de la
mort, l’élan de charité qui porte les femmes vers les ambulances
et les œuvres de la Croix-Rouge, ce sont bien là des vertus qui
enrichissent le patrimoine moral de l’humanité. Et c’est parfois
le même individu qui, à quelques mois de distance, ou à quelques
heures, sera capable, après avoir connu les défaillances morales ou
commis des cruautés, de donner l’exemple du sacrifice208. »

Lignes révélatrices à plusieurs titres. Son auteur n’y idéalise


pas artificiellement les soldats, au profit d’une appréciation plus
juste, et que l’on sent puisée à bonne source, de l’ambivalence
des comportements individuels dans le contexte guerrier. Très
significative aussi, l’expression de sa reconnaissance à l’égard
des infirmières (véritable mythe du monde de l’« avant » en
1914-1918), ici enchâssée dans l’hommage aux soldats. Car
on ne peut en douter : ces lignes de 1934 sont bien celles d’un
combattant, et d’un combattant qui a su de près ce qu’une
grave blessure de guerre voulait dire.
On conviendra pourtant que tout cela reste assez mince
en matière de retour sur l’expérience personnelle. Ni dans

207. Ibid., p. 607.


208. Ibid., p. 608. Ce texte est à rapprocher de cet extrait du « Que sais-
je ? » que Pierre Renouvin publie en 1965, au titre d’un paragraphe sur les
« mentalités collectives », lui-même inséré dans une présentation de « l’Europe
belligérante en 1916 » : « La camaraderie de combat a établi, au sein des unités,
un sentiment de solidarité, un sens du devoir, parfois un amour-propre “profes-
sionnel”, qui sont des ressorts puissants de l’action individuelle » (P. Renouvin,
La Première Guerre mondiale, op. cit., p. 50).

101
combattre

l­’édition 1939 de son ouvrage, ni dans les éditions suivantes


après 1945, Pierre Renouvin n’a d’ailleurs ajouté quoi que ce
soit en ce domaine. En revanche, il en a retranché. Dans l’édi-
tion de 1948, entièrement refondue, le dernier des cinq livres,
intitulé « La guerre et l’évolution du monde », s’achève par une
conclusion écourtée : toute allusion à l’expérience combattante
en a purement et simplement disparu.
Au total, tout se passe comme si l’expérience de violence
de ce soldat des premières lignes qu’avait été Pierre Renouvin
s’était trouvée, au sein de son œuvre historique, presque com-
plètement refoulée. Mais refoulée – et c’est là le paradoxe – au
cœur même d’un travail d’un demi-siècle consacré prioritaire-
ment à la Grande Guerre209.

Fort différents sont les cas de Richard Tawney et de Marc


Bloch. L’un et l’autre font figure d’historiens engagés dans les
débats de la cité : Richard Tawney précocement, en tant qu’expert
auprès du mouvement travailliste britannique, ce qui conduira
cet opposant à l’appeasment à s’engager en 1939 dans la Home
Guard (à 59 ans…), puis à devenir, de septembre 1941 à septem-
bre 1942, conseiller de lord Halifax, ambassadeur à Washington,
pour les questions sociales et politico-économiques ; Marc Bloch
plus tardivement, à travers ses écrits postérieurs à la défaite fran-
çaise de mai-juin 1940 et son engagement dans la Résistance,
payé de sa vie en 1944. Enfin, Marc Bloch comme Richard
Tawney ont connu le combat pendant la Première Guerre
mondiale (et Marc Bloch de nouveau en mai-juin 1940, on y
reviendra), mais ils en ont témoigné et ont exercé leur réflexi-
vité sur cette expérience dans des formes et à des moments très
différents. Et c’est précisément cet écart qui mérite de retenir
l’attention.

209. Le cas n’est pas unique cependant : celui de Jules Isaac est à certains
égards comparable.Voir André Kaspi, Jules Isaac. Historien, acteur du rapprochement
judéo-chrétien, Paris, Plon, 2002.

102
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

Né en 1880 à Calcutta, Tawney avait 34 ans en 1914, soit six


ans de plus que Marc Bloch210. Issu comme ce dernier d’une
famille académique, il avait effectué ses études secondaires à
Rugby, puis ses études supérieures à Balliol College (Oxford)
en 1899 : il ne passera toutefois jamais son MA, et s’inscrira très
vite comme un critique très dur des institutions privilégiées
d’éducation comme Cambridge et Oxford (ce qui ne l’em-
pêchera pas de devenir fellow de Balliol College en 1918). Dès
1905,Tawney s’était ainsi engagé dans une institution récente à
laquelle il devait appartenir toute sa vie, et dont il devint même
l’un des piliers à partir des années 1920 : la Workers’ Educational
Association (WEA)211. Et après avoir enseigné la politique éco-
nomique à l’université de Glasgow en 1906-1908, il accepta en
1908 le poste pionnier de professeur dans le cadre des cours de
la WEA, supervisés par Oxford. Ces tutorial classes, dont Tawney
assuma la direction jusqu’en 1914, acquirent une grande répu-
tation dans la Grande-Bretagne de l’avant-guerre. Ce dernier
s’y considérait pourtant comme un étudiant parmi d’autres, et
l’expérience pédagogique des WEA classes a contribué à forger
les conceptions historiographiques de Tawney, ainsi d’ailleurs
que sa conception du socialisme, inséparable des précédentes.
Richard Tawney devint ainsi un historien du monde moderne

210. Les renseignements biographiques qui suivent sont tirés des ouvrages
suivants : Richard Tawney, The American Labour Movement & Others Essays,
New York, St Martin’s Press, 1979 (introduction de Jay Winter, p. ix‑xxiv) ;
Jay Winter et David M. Joslin (dir.), R. H. Tawney’s Commonplace Book,
Cambridge, Cambridge University Press, 1972 ; Dictionary of National Biography,
1961-1970 (excellente notice par Asa Briggs, p. 994-998) ; Jean Maitron
(éd.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international, Grande-Bretagne,
Paris, Éditions ouvrières, 1986, 2 t., tome 2, p. 240-241 ; Ross Terrill, R. H.
Tawney and His Times : Socialism as Fellowship, Harvard, Harvard University
Press, 1973.
211. La Workers’ Educational Association fut fondée en 1903 par l’éducateur et
autodidacte Albert Mansbridge afin de favoriser l’instruction des classes popu-
laires : son nom d’origine, abandonné en 1905, était An Association to Promote the
Higher Education of Working Men.

103
combattre

par la publication, dès avant la guerre, de deux ouvrages : The


Agrarian Problem in the xvith Century, paru en 1912, dans lequel
l’auteur montre ses affinités avec le monde paysan et insiste sur
les mécanismes de protection des travailleurs à l’œuvre dans
l’Angleterre préindustrielle ; et, édité avec Alfred Bland et Philip
Brown, English Economic History : Select Documents, paru en 1914.
En même temps, l’historien moderniste était déjà spécialiste des
problèmes sociaux contemporains : en tant que directeur d’une
fondation de recherche basée à la London School of Economics
(LSE), il ­donnait en 1913 une lecture inaugurale sur le thème
« Poverty as an industrial problem » où, dans un contexte de pau-
vreté chronique de la population ouvrière britannique, il attaquait
toute assimilation de la détresse matérielle à un échec indivi-
duel. Sa conviction socialiste, dont les bases ne seront pas ébran-
lées par l’expérience de guerre, s’enracinait dans un socialisme
démocratique dont le substrat était une foi anglicane profonde,
conformément à la ­tradition du socialisme chrétien britannique.
Les valeurs bibliques, essentielles à ses yeux, constituaient la base
morale du socialisme qu’il appelait de ses vœux : ami des Webb212,
membre de la Fabian Society en 1906 et de l’Independant Labour
Party (ILP) à partir de 1909, il ne montrait aucune sympathie
pour le marxisme ni pour ses épigones britanniques. Son mode
de vie était accordé à ses convictions politiques et religieuses :
un rejet complet des honneurs, un mode de vie d’une simplicité
totale, allant jusqu’à un désordre général de la tenue vestimentaire
et de la maison, au point de tendre vers une forme de clochar-
disation à la fin d’une vie qui s’acheva en 1962.

Dès 1914, Tawney était en tout cas un historien déjà mûr et


qui avait fait ses choix. Quoique de manière moins ­marquée,
212. Sidney et Beatrice Webb, nés respectivement en 1859 et 1858, furent
parmi les premiers membres de la Fabian Society, fondée à Londres en 1884.
Son socialisme non marxiste récusait toute perspective révolutionnaire et met-
tait l’accent sur le changement graduel. Elle a influencé de manière décisive le
travaillisme britannique.

104
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

il en était un peu de même pour Marc Bloch213, âgé de 28 ans


en août 1914. Normalien, agrégé d’histoire, ce fils d’un des
grands spécialistes d’histoire romaine de son époque, issu d’une
famille juive alsacienne « optante » après 1871, avait déjà entamé
sa thèse sur le servage en Île-de-France. Il avait aussi publié
quelques articles d’histoire médiévale et de nombreux comptes
rendus dans la Revue de synthèse historique. Toutefois, cet histo-
rien formé et déjà bien engagé dans la recherche était encore
professeur dans l’enseignement secondaire : c’est lui qui, au
lycée d’Amiens, prononça le discours de distribution des prix
de juillet 1914.
Le mois suivant, il était mobilisé avec le grade de sergent
dans le 272e RI, avec lequel il part pour la Meuse. Il y subit
son ­baptême du feu, avant de participer à l’épuisante retraite
­française de la fin du mois d’août et de début septembre, retraite
qui précéda la bataille de la Marne à laquelle Marc Bloch par-
ticipa tardivement, sans jamais se trouver à l’épicentre de la
contre-attaque française. C’est en Argonne – un emplacement
du front particulièrement dur – qu’il fait ensuite connaissance
avec la guerre de positions, alors encore à ses débuts, et c’est là
qu’il est promu adjudant en novembre avant de devoir quitter le
front à la suite d’une attaque de typhoïde qui faillit être ­mortelle,
le laissant à l’écart de tout service actif jusqu’en juin 1915.
Volontaire pour retourner au feu, il repart alors en Argonne,
cette fois au sein du 72e RI, où il reste jusqu’en juillet 1916.
Lieutenant en mars 1916, il entra en secteur sur la Somme en
octobre de la même année, à la fin de la bataille.  Après un

213. Pour la biographie de Marc Bloch, et plus précisément l’analyse plus


détaillée de ses écrits de guerre nous renvoyons à notre introduction dans :
M. Bloch, Écrits de guerre (1914-1918), op. cit. Voir aussi Carole Finck, Marc
Bloch, A Life in History, Cambridge, New York, Cambridge University Press,
1989 ; Olivier Dumoulin, Marc Bloch, Paris, FNSP, 2000 ; Ulrich Raulff, Ein
Historiker im 20. Jahrhundert : Marc Bloch, Francfort, S. Ficher, 1995 ; et la pré-
face d’Annette Becker à M. Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris,
Gallimard, 2006, p. vii-lx.

105
combattre

séjour en Algérie, son unité participe au printemps 1917 à l’at-


taque du Chemin des Dames, mais dès le mois d’août, Marc
Bloch occupe les fonctions d’officier de renseignements auprès
de son chef de corps : une situation qui lui offre une vue élargie
et moins risquée des événements dont il est l’un des acteurs. Il
part au début de l’année 1918 en Champagne, puis en mai dans
la région d’Amiens, enfin dans celle de Villers-Cotterêts où son
unité participe au rétablissement du front français. Promu capi-
taine en août 1918, il suit la marche en avant de l’ensemble des
armées alliées, mais sans figurer jamais aux premières loges. Sa
démobilisation intervient en mai 1919.
La guerre de Marc Bloch est une guerre banale pour un
homme de son âge, de son milieu, de son niveau d’instruction et
de responsabilité, une guerre banale d’officier d’infanterie issu
du rang. Plusieurs fois blessé, encore que légèrement, il sortit
de la guerre avec l’intime certitude de son courage personnel.
Ses quatre citations, sa croix de guerre, et la Légion d’honneur
reçue en 1920 constituèrent autant de signes de reconnaissance
investis d’une grande valeur à ses propres yeux.

Le 25 novembre 1914, alors qu’il avait 34 ans et qu’il était


marié depuis 1909, Richard Tawney s’était quant à lui engagé
comme simple soldat dans le Manchester Regiment, mêlant ainsi
son sort à celui des si nombreux engagés volontaires des Pal’s
Battalions de l’armée Kitchener. Entre les mois d’août et de
décembre 1914, 1 400 000 Britanniques firent d’ailleurs le
même choix. À ceci près que cet engagement de l’historien
n’a pas été immédiat, qu’il est le fruit d’une longue réflexion
qui souvent s’oppose à celle de ses amis du même bord, restés
hostiles à la guerre au sein d’une mouvance travailliste ani-
mée en août 1914 par un pacifisme souvent bien plus vigou-
reux que celui des socialistes du continent. Revêtir l’uniforme
était pour Tawney cohérent avec ses choix religieux et politi-
ques : la guerre était une lutte entre des idées, des principes que
­personnifiaient les nations, l’Allemagne incarnant à ce titre le

106
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

mal ­politique, et un mal politique à combattre parce que conta-


gieux. Mais la résistance armée au militarisme prussien était dès
lors vécue comme continuation de la lutte contre une exploi-
tation et une oppression également présentes dans le ­système
social ­britannique. Ce n’était d’ailleurs pas là une position ori-
ginale parmi les socialistes européens du « moment 1914 ».
Pour autant, la dernière entrée de son Recueil d’idées, datée du
28 décembre 1914, soit un mois après son engagement, révèle
la spécificité de sa réflexion en ce moment crucial : Tawney
y qualifie de « futile214 » la discussion sur les responsabilités de
la guerre – un point de vue tout de même original parmi les
intellectuels de 1914 –, le conflit procédant selon lui des idéaux
et des « standards » de la vie économique et sociale de l’ensem-
ble de l’Europe occidentale,  Allemagne et Grande-Bretagne au
premier chef. Néanmoins, l’historien des phénomènes écono-
miques et sociaux ne croit pas qu’il s’agisse d’une « guerre capi-
taliste215 » ; ce qui est en cause, ce sont les « valeurs » du ­système :
valeurs de combat, d’exaltation de la force, de conquête.
« L’échelle de valeurs qui nous horrifie lorsqu’elle apparaît dans
l’exigence prussienne d’avoir le droit de déterminer le futur des
nations plus faibles ou inférieures, explique Tawney, qui identi-
fie le droit avec la puissance, et ne reconnaît aucune obligation
qui ne puisse leur être imposée par une force supérieure, cette
conception des affaires humaines n’est que trop similaire à ce
qu’un observateur de sang-froid considérerait comme établi
dans notre système industriel216. » Plus loin, son analyse va au-
delà de cette simple transposition de la guerre extérieure sur les
systèmes sociaux des sociétés européennes, pour déboucher sur
une philosophie morale qui n’est pas sans quelque résonance

214. J. Winter et D. M. Joslin (éd.), R. H. Tawney’s Commonplace Book,


op. cit., p. 81. Ce carnet de Tawney n’est pas un journal (la décision de l’engage-
ment militaire de son auteur n’y figure pas, par exemple), mais bien un recueil
d’idées.
215. Ibid., p. 82.
216. Ibid., p. 82 [traduction de l’auteur].

107
combattre

anthropologique, à travers l’évocation de la porosité entre guerre


et paix : « La guerre n’est pas le renversement des habitudes et
des idéaux que nous cultivons en temps de paix. Elle est leur
concentration par une nation entière avec toutes les ressources
disponibles orientées vers un but auquel une nation peut adhé-
rer. Aussi longtemps que l’espèce humaine croira que l’ordre
social normal doit être celui où le fort conquiert le pouvoir au
détriment du faible, on ne trouvera rien de fondamentalement
odieux dans l’intensification de cette lutte jusqu’au point où la
“paix” cesse et où la “guerre” commence. Si nous voulons en
finir avec les horreurs de la guerre, nous devons d’abord en finir
avec l’horreur du temps de paix217. »
Engagé volontaire, Richard Tawney subit donc plusieurs
mois d’entraînement à Salisbury Plain. Il refuse d’emblée
une « commission » d’officier, estimant qu’on la lui proposait
pour de mauvaises raisons : son éducation de « gentleman ». Il
est néanmoins rapidement promu lance-corporal (soldat de 1re
classe), puis sergent à la mi-1915. Comme Marc Bloch, c’est
donc avec un grade de sous-officier qu’il fit connaissance avec
le front (la Belgique en juillet 1915, puis la Somme). La vie des
tranchées sera pour lui un triple choc : choc de la vie maté-
rielle bien sûr, mais aussi de la force des barrières de classe dans
l’armée anglaise, et choc enfin de sa propre désillusion face à
l’égoïsme des classes populaires anglaises. En revanche, Tawney
fait la découverte du paysan français et de la France en général :
une option peu fréquente dans l’armée anglaise de 1914-1918,
mais qui déterminera chez lui une francophilie durable. « Au
total, je préfère penser que je combats pour ce pays que pour
l’Angleterre218 », écrit-il le 22 décembre 1915 à Beveridge, dont
il avait épousé la sœur. Tawney parle d’ailleurs couramment le
français : il sert parfois d’interprète.

217. Ibid., p. 83 [traduction de l’auteur].


218. J. Winter, Socialism and the Challenge of W
  ar. Ideas and Politics in Britain,
1912-1918, Londres et Boston, Routledge et Kegan Paul, 1974, p. 159.

108
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

Le 1er juillet 1916 sur la Somme – au premier jour du big push,


payé par la mort de près de 20 000 hommes et la blessure de
40 000 autres en une seule journée –, Richard Tawney dirige une
section dans le saillant de Fricourt, près d’Albert, dans un secteur
du front où l’assaut britannique fut brisé net par la défense alle-
mande : sa propre compagnie comptera 55 % de ­pertes ce jour-
là. Lui-même est touché à l’abdomen – blessure gravissime au
cours de la Première Guerre mondiale – et, comme tant d’autres
blessés anglais du 1er juillet, il doit rester toute la journée sur le
no man’s land. Ne devant sa survie qu’à sa robuste constitution,
il resta dans un état critique pendant deux semaines avant d’être
ramené, hors de danger, en Angleterre.
Il écrit alors presque immédiatement un extraordinaire récit
du combat auquel il vient de participer : «  The Attack », publié
dès août 1916 dans la Westminster Gazette (un journal libéral bon
marché créé à Londres en 1892), alors que son auteur était à
peine remis de sa blessure. Parmi tous ceux dont nous ­analysons
ici les parcours, ce texte constitue, à notre connaissance, un cas
unique d’écriture immédiate de l’expérience de violence, alors
même – il convient de le rappeler – que la bataille se poursuivait
sur la Somme et que les listes des pertes continuaient de s’allon-
ger dans les pages du Times. Un cas d’autant plus exceptionnel
que le texte ne constitue pas (ou pas seulement) un témoignage
pour soi, mais qu’il prétend s’adresser à un large public219.
L’historien Jay Winter a proposé une lecture remarquable
de ce texte220, à la recherche de ce que la guerre avait « fait »,
en quelque sorte, au socialisme de Richard Tawney. Sa lecture
de «  The Attack » insiste sur la dimension religieuse du récit
et dresse « le portrait remarquable d’un chrétien au supplice » :
il souligne le rôle de la prière et de la communion qui ouvre
219. R. Tawney, The Attack and Other Papers, New York, Harcourt Brace,
1953,193 p., p. 11-20.
220. J. Winter, Socialism and the Challenge of W
  ar. Ideas and Politics in Britain,
1912-1918, op. cit., chap. 6 : « Richard Tawney and the First World War »,
p. 150-183.

109
combattre

le récit, et voit dans la description de la nuit qui précède la


bataille le décalque du Pilgrim’s Progress de John Bunyan221. La
blessure du narrateur est interprétée comme un grave moment
d’isolement spirituel et de déréliction, comme le stade ultime,
et le plus difficile, d’une véritable ordalie. Le soleil du champ
de bataille lui-même est référence biblique (c’est celui qui
­s’arrête sur Gabaon à la demande de Josué dans la vallée d’Aja-
lon, signe que les forces divines sont toujours à l’œuvre), et
l’expérience du scripteur se voit assimilée à celle de Jésus sur
la croix, avant une résurrection signifiée par un médecin qui
marque la fin d’un voyage spirituel explicitement vécu comme
tel. La richesse des références chrétiennes frappe en effet dans
le texte, depuis la dimension surnaturelle, apocalyptique, du
bombardement, jusqu’à l’expression de la culpabilité (abandon
des blessés, soldats tués par sa faute, mise à mort des Allemands
vécue comme un péché), en passant par l’évocation des âmes
qui ont déjà quitté des corps alors que toute vie terrestre ne les
a pas encore abandonnés.
Mais sans doute existe-t-il une autre lecture possible du
texte, une lecture en termes de dévoilement de la violence de
combat précisément. Le récit de Tawney constitue ainsi un
effort ­descriptif de l’expérience des sens induite par le combat
moderne : le son du bombardement est longuement évoqué
(« différent, non seulement en puissance, mais en qualité, de
tout ce que je connaissais222 »), comme sont évoqués le contact
tactile avec les blessés et la répulsion du scripteur pour ce même
contact. Les atteintes corporelles infligées aux hommes frappés
par le fer sont dites avec netteté (la pliure d’un corps touché
à l’estomac, la stupéfaction d’un soldat tenant sa main subite-

221.Tawney ressemble en effet au rêveur de Bunyan, dont le Pilgrim’ Progress – une


allégorie dite par un rêveur – fut publié en 1678-1684 : un homme quitte sa
maison pour échapper à la cité de la destruction. Guidé par l’Évangéliste, il
effectue un voyage à travers une série de places allégoriques, dont la vallée de
la mort.
222. R. Tawney, The Attack and Other Papers, op. cit., p. 13.

110
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

ment amputée de ses doigts…). En un effort discursif rarement


tenté par les survivants de la Grande Guerre,Tawney s’essaye en
outre à dépeindre la douleur corporelle infligée par sa ­propre
blessure au ventre : « Je ne sais pas ce que la plupart des ­hommes
­ressentent lorsqu’ils sont blessés. Ce que je ressentis pour ma
part fut d’avoir été frappé par un immense marteau de fer, giflé
par un géant d’une inconcevable puissance, et puis vrillé en une
atroce torsion de telle sorte que ma tête et mon dos frappèrent
le sol et que mes pieds s’agitèrent comme s’ils ne m’apparte-
naient plus. Pendant une seconde ou deux, ma respiration ne
vint plus223. » Après quoi l’historien évoque assez longuement
l’état ­ psychique qui succéda au choc corporel : l’incompré-
hension face à l’absence de toute aide de la part des camara-
des, l’égoïsme forcené, la perte de tout self-respect, l’envie de
­s’évanouir, enfin.
Il est également significatif que le registre de l’animalité soit
constamment présent : Tawney évoque des hommes au regard
de « veaux respirant l’odeur du sang224 », ou que la terreur rend
semblables à des moutons, ou bien abrités dans les trous d’obus
au sein desquels, « avec leurs têtes et leurs pieds tout juste
­visibles, [ils] ressemblaient à des poissons dans un panier225 ».
Avant sa mise hors de combat, c’est sur la prégnance du sau-
vage en lui qu’insiste l’historien : « À ce moment, la vue des
Allemands chassa toute autre pensée de ma tête. La plupart
des hommes, je suppose, abritent un sauvage du paléolithique
en eux, une bête qui à l’occasion exulte de se voir donner une
chance de montrer sa joie sournoise de destruction. J’ai, de
toute façon, et ce depuis l’âge des catapultes de mon enfance
jusqu’à celle des carabines, toujours apprécié de viser tout objet
mouvant, quoique depuis l’âge d’homme le plaisir se soit chargé
de culpabilité et de honte. À présent, c’était un devoir de tirer

223. Ibid., p. 17-18 [traduction de l’auteur].


224. Ibid., p. 15.
225. Ibid.

111
combattre

et la cible était facile226. » Tawney se surprend alors à s’acharner


sur un soldat ennemi, saisi par la rage de manquer plusieurs fois
son objectif : « Ce n’est pas que je voulais le toucher lui ou qui
que ce soit d’autre. C’est le fait de le manquer que je détestais.
Voilà la chose la plus bestiale de la guerre, sa frivolité digne de
la damnation. On est alors comme un singe jovial et malfaisant
déchirant l’image de Dieu. Quand à présent je lis le babillage
de journalistes sur “l’esprit sportif de nos soldats”, cela me rend
presque malade. Que Dieu nous pardonne à tous ! Mais ce fut
alors comme je le dis227. »

Bien d’autres commentaires seraient possibles sur ce récit, en


particulier sur la confusion personnelle du soldat dans la bataille,
sur sa difficulté à se représenter ce qui se passe (son incapacité à
réaliser dans l’instant la mort de masse par exemple), sur l’irra-
tionalité des comportements, à commencer par celui du narra-
teur lui-même. Il suffira de souligner que ce texte d’une grande
dureté n’est pourtant nullement pacifiste, et qu’il va très loin
dans la description du processus de « décontrôle228 » personnel
provoqué par le combat, dans l’évocation de la corporéité de
l’expérience, dans la référence à l’animalité enfin. Là où Tawney
se montre assez peu historien (en dehors d’une allusion éru-
dite à Saint-Just persuadé de son invulnérabilité au feu alors
qu’il était envoyé en mission par la Convention), la dimension
anthropologique de son récit est au contraire remarquable. La
réflexivité sur sa propre expérience, mise en œuvre si peu de
temps après l’événement, ne l’est pas moins.

En ce domaine, le chemin emprunté par Marc Bloch fut


sensiblement différent, et sans doute plus classique. Son car-
net personnel est à peu près vide, qui compte 67 entrées en

226. Ibid., p. 15-16.


227. Ibid., p. 16.
228. C’est évidemment à Norbert Elias que nous empruntons cette notion.

112
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

1914 mais se limite au cours des années 1915-1918 à une sèche


énumération des dates et des lieux, dépourvue de tout com-
mentaire229. Dans une lettre du 16 septembre 1917 adressée à
un ami sociologue, qui fait écho à ce que Marcel Mauss avait
lui aussi exprimé par lettre deux ans auparavant, Marc Bloch
avait confessé en ces termes son incapacité à mener la moin-
dre réflexion en profondeur sur l’événement guerrier : « Si je
pouvais causer avec toi, je tâcherais de te parler de ce que m’a
appris l’expérience de ces trois années, si rudes, et en même
temps pourtant si ternes, que j’ai vécues. Mais quant à for-
muler par écrit confessions et jugements, vraiment je n’en suis
guère capable. J’aurais trop de choses à dire, et trop mêlées et
quelquefois trop contradictoires ; et puis je n’ai pas le recul. »
Un peu plus loin, l’historien insistait : « J’ai encore assez de tête
pour faire convenablement mon service ; mais certainement j’ai
beaucoup perdu de ma force d’attention ; […] il est certain que
j’aurais en ce moment quelques peines à énoncer clairement un
tas de choses que je sens confusément230. »
En fait, la formulation de ce que lui avait « appris » l’expé-
rience de guerre, la formulation « par écrit » de « confessions »
et de « jugements », Marc Bloch s’y était essayé une première
fois au printemps 1915, alors qu’il était en convalescence après
son attaque de typhoïde, et une seconde fois lors de son séjour
algérien, à la charnière des années 1916-1917. Si l’on est
frappé, à la lecture de ce témoignage, par la mise à distance de
son expérience personnelle – au prix d’une honnêteté scrupu-
leuse de l’auteur avec lui-même –, son récit apparaît davantage
comme descriptif que réflexif. Il suit d’ailleurs de près le car-
net rédigé à chaud dès le début de la guerre, dans la chronolo-
gie, le style, le choix des termes. La perspective est bien celle
d’un enregistrement des faits, en un exercice de fixation de

229. Il est retranscrit dans M. Bloch, Écrits de guerre (1914-1918), op. cit., p.
41-69.
230. Lettre de Marc Bloch à Davy, 16 septembre 1917, ibid., p. 117-118.

113
combattre

« ce qui a eu lieu231 », explicitement indiqué dès l’origine : « J’ai


eu l’honneur de prendre part aux cinq premiers mois de la
campagne de 1914-1915. Je suis maintenant à Paris, en congé
de convalescence, me remettant peu à peu d’une grave fièvre
typhoïde qui, le 5 janvier dernier, me força à quitter le front.
J’ai des ­loisirs. Je les emploierai à fixer mes souvenirs avant que
le temps n’efface leurs couleurs, aujourd’hui si fraîches et si
vives. Je ne recueillerai pas tout. Il faut faire à l’oubli sa part.
Mais je ne veux pas abandonner aux caprices de ma mémoire
les cinq mois étonnants que je viens de vivre. Elle a coutume
de faire dans mon passé un triage qui me paraît souvent peu
judicieux. Elle s’encombre de détails sans intérêt et laisse s’éva-
nouir des images dont les moindres traits m’eussent été chers.
Le choix dont elle s’acquitte si mal, je veux qu’il soit cette fois
remis à ma raison232. »

Effort principalement descriptif donc, ce qui n’exclut pas une


dimension également réflexive du texte, demeurée ­ toutefois
à l’arrière-plan. Celle-ci se fait sentir lorsque Marc Bloch,
­partant d’une expérience personnelle évoquée le plus souvent
au ras du sol, cherche à tirer des leçons plus générales de ses
­propres constatations corporelles sur la faim, le froid, la fatigue,
le sommeil en plein air, la joie de vivre après le ­danger, la forme
des blessures à la tête, le poids d’un cadavre… Sa réflexivité
s’exerce aussi dès lors qu’il aborde le choc en retour de la mort
infligée233, l’exercice du commandement, les mécanismes de la
peur (paniques collectives, épreuve du guet nocturne, accou-
tumance au bombardement) et ceux de son revers, le courage :
« Le ­courage militaire est certainement très répandu », écrit ainsi
Marc Bloch dans les dernières lignes de la première partie de
231. C. Trévisan, « Se rendre témoignage à soi-même », in J.-F. Chiantaretto
(dir.), Témoignage et trauma. Implications psychanalytiques, op. cit., p. 1.
232. Souvenirs de guerre, 1914-1915, in M. Bloch, Écrits de guerre (1914-1918),
op. cit., p. 119.
233. Ibid., p. 142.

114
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

son texte. « Je ne crois pas exact de dire, comme on le fait par-
fois, qu’il est facile. Non pas toujours, à dire vrai, mais souvent
il est le fruit d’un effort. Effort qu’un homme sain obtient sans
douleur de soi-même, et qui devient rapidement une habitude.
J’ai toujours remarqué que, par un heureux réflexe, la mort
cesse de sembler très redoutable du moment qu’elle semble
proche : c’est au fond ce qui explique le courage. La plupart
des hommes craignent d’aller au feu, et surtout d’y retourner ;
une fois qu’ils y sont, ils ne tremblent plus. Je crois que peu
de soldats, sauf parmi les plus intelligents et ceux qui ont le
cœur le plus noble, lorsqu’ils se conduisent bravement pensent
à la patrie ; ils sont beaucoup plus souvent guidés par le point
d’honneur individuel, qui est très fort chez eux à condition
qu’il soit entretenu par le milieu […]234. »
Réflexivité encore lorsque Marc Bloch se lance dans l’ana-
lyse des linéaments de l’enregistrement mémoriel des évé-
nements du combat alors que le stress extrême du champ de
bataille s’est mêlé à l’expérience concrète du danger : « Il est
probable que tant que je vivrai, à moins que je ne finisse mes
jours dans l’imbécillité, je n’oublierai jamais le 10 septem-
bre 1914. Mes souvenirs de cette journée ne sont pourtant
pas extrêmement précis. Surtout ils s’enchaînent assez mal.
Ils forment une série discontinue d’images, à la vérité très
vives, mais médiocrement coordonnées, comme un rouleau
cinématographique qui présenterait par places de grandes
déchirures et dont on pourrait, sans que l’on s’en aperçût,
intervertir certains tableaux235. »
Pour intéressantes qu’elles soient, on voit qu’il ne s’agit ici,
comme on peut le constater, que d’assez brèves remarques, fort
brèves parfois. Inversement, il n’est pas interdit de relever que
Marc Bloch s’interdit tout commentaire sur certains aspects
qui eussent pu attirer sa réflexion historienne : alors qu’il fait

234. Ibid., p. 149-150.


235. Ibid., p. 123.

115
combattre

allusion aux héros de Fenimore Cooper236, le médiéviste ne


croit pas utile de développer le thème de la contiguïté entre
guerre et chasse. Confronté à la présence d’excréments déposés
délibérément dans les maisons par les troupes d’invasion, ainsi
qu’à l’atteinte délibérée au linge domestique, aucune remarque
particulière ne vient sous sa plume à propos du sens possible de
tels gestes. Sur de tels points, le texte de Marc Bloch se révèle
en fait souvent assez pauvre.
Il reste surtout un texte inachevé, inabouti : lorsque fin 1916-
début 1917, Marc Bloch reprend son travail là où il l’avait laissé,
c’est-à-dire en juin 1915 (une date qui correspond à son retour
en Argonne à l’issue de sa convalescence), il s’interrompt brutale-
ment après quelques pages, pour ne jamais reprendre le fil de son
récit. Comme «  The Attack » de Richard Tawney, les Souvenirs de
guerre de Marc Bloch constituent une écriture de l’expérience
du combat rendue possible par l’éloignement de celle-ci. Mais
la différence entre les deux textes réside en ceci que le récit de
Tawney, qui porte exclusivement sur le temps court de la ­blessure
subie le 1er juillet 1916, est un témoignage achevé, complet, et
surtout publié. Le texte de Marc Bloch, en revanche, qui veut traiter
de l’ensemble de l’expérience de guerre depuis août 1914, reste
inachevé : le récit marque de ce point de vue un échec, on l’a
dit. Il convient de souligner aussi qu’il ne fut rien d’autre qu’un
texte laissé à l’état d’esquisse manuscrite du vivant de Marc Bloch.
Celui-ci ne l’a pas terminé, et moins encore publié de son vivant.
Il ne lui a donné aucun titre, il ne l’a pas fait dactylographier, il n’a
pas évoqué son existence auprès de son fils lorsque ce ­dernier, alors
en vacances en Argonne au cours de l’année 1936, a demandé à
son père, apparemment pour la première fois, un récit détaillé de
son expérience du front237 : seule sa publication en 1969238, sous un
236. Ibid., p. 136.
237. Ce qu’il fait dans une lettre du 9 avril 1936. « Lettre de Marc Bloch à
Étienne Bloch », ibid., p. 153-154.
238. M. Bloch, Souvenirs de guerre, 1914-1915, Cahiers des Annales, Paris,
A. Colin, 1969.

116
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

titre qui n’est pas de Marc Bloch, est venue lui conférer un statut
historiographique, mais un statut entièrement différent de celui
qui était le sien à l’origine. Les souvenirs de guerre de Marc Bloch
ne s’adressaient décidément à personne d’autre qu’à l’historien
lui-même, dans une reprise de contrôle, hautement rationalisée,
de ce qui avait eu lieu. En les lisant sous une forme imprimée, nous
oublions tout simplement qu’ils ne visaient aucun public : au titre
d’historien de sa propre expérience de combat, Marc Bloch n’a
finalement rien souhaité livrer à ses contemporains lors des années
d’entre-deux-guerres.

Voilà qui permet de mieux apprécier peut-être pourquoi


«  The Attack » de Richard Tawney constitue à l’inverse une
étonnante et audacieuse réussite, non sans lien peut-être avec
les convictions socialistes et le non-conformisme de son auteur.
Pour autant, elle était destinée à rester isolée. Certes, l’historien
­britannique publia deux autres textes pendant la guerre239 : l’un
en ­octobre 1916 dans The Nation (« Some reflections of a sol-
dier240 »), où l’auteur, au nom des soldats, s’adresse au monde
de l’arrière en dénonçant la ­ coupure qui s’est établie entre
les deux univers ; l’autre dans le Times Educational Supplement
de février 1917 (« A national college of all souls »), où Tawney
propose de se saisir de ­l’opportunité de l’Union sacrée et de
la mobilisation nationale pour édifier une société plus soli-
daire, grâce à la résolution du problème éducatif notamment.
Mais ces deux textes sont sans rapport direct avec l’expérience
du champ de bataille. Membre depuis 1916 du ­ cinquième
comité de l’archevêque de Canterbury sur « Christianisme et
problèmes industriels », Richard Tawney rend en 1918 un rap-
port à ce sujet et, la même année, il devient ­lecteur à Balliol
College et entre au Labour Advisory Committee pour l’éducation
239. Parallèlement à sa convalescence, Tawney s’était vu chargé de travaux
de secrétariat avant d’être réformé en septembre 1917 sur intervention du War
Office, c’est-à-dire en fait de Beveridge, son beau-frère.
240. R. Tawney, The Attack and Other Papers, op. cit., p. 21-28.

117
combattre

et les affaires internationales. Il commence alors une carrière


­politique, manquée en tant que candidat travailliste aux élec-
tions, mais réussie en tant que conseiller du Labour Party, sur
lequel il acquiert une influence241 qui trouvera son couronne-
ment dans la construction du Welfare State en 1945. Et ce sans
abandonner son travail d’historien242.
Mais dans tous ses écrits des deux dernières années de guerre,
puis d’après guerre, on ne trouvera aucun retour sur l’expé-
rience personnelle du champ de bataille, à l’exception de deux
lignes dans la conclusion de The Acquisitive Society – une dénon-
ciation surtout morale de la « société du gain » – où ­l’historien
évoque incidemment « les milliers d’hommes qui ont enduré
pendant quatre ans la souffrance extrême pour des fins dif-
férentes de celles qui sont advenues243 ». Pendant la Seconde
Guerre mondiale, en revanche, à travers un article adressé au
public américain dans le New York Times du 21 juillet 1940 et
intitulé « Why Britain fights », Tawney rappelle que « le pays
est rempli d’hommes qui ont combattu pendant la ­ dernière
guerre ». Et à propos des atrocités nazies, il a cette phrase si
nettement irriguée par l’expérience de combat de leur auteur :
« J’ai été soldat, bien que pour une période brève, et, je le

241. Richard Tawney tissa des liens étroits avec les Trade Unions grâce à sa
participation à la Coal Industry Commission de 1919. Il rédigea largement le
programme du parti en 1928, fut à l’origine de rapports importants sur l’édu-
cation en 1922 et 1924, et participa à la rédaction du Hadow Report de 1926
qui préconisa la prolongation de la scolarité. Son influence intellectuelle sur
le Labour est passée également par la publication de The Acquisitive Society en
1921 et par Equality en 1931 (regroupant une série de conférences données en
1929, très incisives sur l’inégalité sociale et le risque qu’elle faisait courir à la
démocratie politique).
242. Il publie ainsi Tudor Economic Documents en 1924, Religion and the Rise
of Capitalism en 1926, il coédite l’Economic History Review de 1927 à 1934, et,
toujours intéressé par le problème agraire, il publie Land and Labour in China
en 1932.
243. R. Tawney, The Acquisitive Society, Londres, G. Bell & Sons, 1927 [1re
éd.1921], p. 224.

118
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

crains, un mauvais soldat. Je ne suis pas choqué outre mesure


par les brutalités commises à chaud dans le cadre de l’effrayante
contrainte qu’exerce la bataille. Les atrocités [nazies] qui nous
mettent si mal à l’aise sont d’une nature différente. Elles ne
sont pas les actes barbares mais non prémédités de jeunes gens
excitables et épuisés nerveusement, chancelant de fatigue et à
demi fous de peur. Ce sont des crimes commis sur ordre244. »
Réminiscence intéressante, à vingt-cinq ans de distance, du
récit de l’expérience de 1916. Mais réminiscence seulement.

Marc Bloch, en revanche, développa dès l’entre-deux-guerres


un authentique discours historien sur l’expérience de guerre,
et à l’usage d’autres historiens comme lui. On songe ici, bien
sûr, à son célèbre article de 1921 dans la Revue de synthèse histo-
rique : « Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la
guerre. » On n’en reprendra pas l’analyse ici, sinon pour souli-
gner avec force que si l’historiographie du conflit s’était engagée
dès l’entre-deux-guerres dans les voies qu’ouvrait Marc Bloch
dans cet article, elle eût sans doute franchi d’emblée un pas de
géant en direction d’une histoire culturelle et d’une anthropo-
logie historique de 1914-1918, un pas qui ne sera franchi que
plus d’un demi-siècle plus tard. Pour autant, il faut remarquer
que Marc Bloch ne parle pas dans cet article de ce qu’il connaît
directement – sa propre expérience de la violence de guerre –,
mais précisément de ce qu’il ne connaît pas, ou de ce qu’il ne
connaît que de manière indirecte. Car le sujet de ses Réflexions,
c’est bien le soldat allemand en situation d’invasion, dont Marc
Bloch parle admirablement, certes, mais dont il n’a eu aucune
connaissance personnelle et qu’il n’appréhende finalement que
de seconde main, à travers l’ouvrage du sociologue Fernand
Van Langenhove245, publié en 1916, et découvert d’ailleurs
244. R. Tawney, The Attack and Other Papers, op. cit., p. 75.
245. Fernand Van Langenhove, Comment naît un cycle de légendes. Francs-
tireurs et atrocités en Belgique, Paris, Payot, 1916. Ce titre est mentionné dans le
carnet de Marc Bloch au cours de l’année 1917.

119
combattre

par Marc Bloch pendant la guerre elle‑même. Est-ce à dire


que ­ l’expérience de guerre de Marc Bloch soit entièrement
absente de ce texte ? Non, sans doute. Mais en dehors d’un bref
passage sur les mécanismes de propagation des nouvelles dans
les tranchées246, il faut attendre pour l’essentiel la troisième et
dernière section de l’article pour que l’auteur consente à se
livrer à « quelques remarques rapides » tirées de son « expérience
personnelle247 ».
Personnel, le ton le devient en effet (« voici d’abord une fausse
nouvelle, dont j’ai pu observer moi-même très exactement la
genèse248 »), afin d’analyser la fameuse confusion entre Braisne et
Brême et la transformation, par les soldats du secteur de Marc
Bloch, d’un prisonnier allemand originaire de Brême en un
« espion » supposé, censé avoir vécu à Braisne avant 1914, à l’arrière
du Chemin des Dames. Il analyse ensuite le rôle « de l’émotion et
de la fatigue » dans le processus de destruction du « sens critique249 »
et donc dans la réception des fausses ­nouvelles, sans s’exclure lui-
même de l’analyse puisqu’il donne son propre cas en exemple, lui
qui dit n’avoir pas eu la force morale, à la fin de la retraite française
de l’été 1914, de repousser la fausse nouvelle des Russes en train
de bombarder Berlin. Enfin, le médiéviste en vient au processus
de régression ­chronologique et de retour à l’oralité infligé par la
vie de tranchée, dans un extraordinaire passage d’anthropologie
historique de la Grande Guerre qu’il faut citer entièrement :
L’histoire a dû connaître des sociétés ainsi dispersées, où le contact
entre les différentes cellules sociales ne se faisait que rarement et
difficilement – à époques variables par les chemineaux, les frè-
res quêteurs, les colporteurs –, plus régulièrement aux foires ou
aux fêtes religieuses. Le rôle des colporteurs ou des vagabonds
de tout ordre, voyageurs intermittents dont le passage échappait
à toute prévision, était joué au front par les agents de liaison, les

246. M. Bloch, Écrits de guerre (1914-1918), op. cit., p. 175.


247. Ibid., p. 180.
248. Ibid.
249. Ibid., p. 182.

120
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

téléphonistes réparant leurs lignes, les observateurs d’artillerie, tous


gens d’importance, que les gradés interrogeaient avidement, mais
qui frayaient peu avec les simples troupiers. Les communications
périodiques, beaucoup plus importantes, étaient rendues ­nécessaires
par le souci de la nourriture. L’« agora » de ce petit monde des
tranchées, ce furent les cuisines. Là, une ou deux fois par jour, les
ravitailleurs venus des différents points de l’avant se retrouvaient
et bavardaient entre eux, ou avec les cuisiniers ; ceux-ci savaient
d’ordinaire beaucoup, car ils avaient le rare ­privilège de pouvoir
quotidiennement échanger quelques mots avec les conducteurs
du train régimentaire, hommes heureux qui cantonnaient parfois
à proximité des civils. Ainsi, pour un ­instant autour des feux en
plein vent ou des foyers des « roulantes », se nouaient, entre des
milieux singulièrement dissemblables, des liens ­précaires. Puis les
corvées s’ébranlaient par les pistes ou les boyaux et rapportaient
vers les lignes, avec leurs marmites, les faux renseignements tout
prêts pour une nouvelle élaboration. Sur une carte du front, un
peu en arrière des traits entrelacés qui dessinent dans leurs détours
infinis les premières positions, on pourrait ombrer de hachures une
zone continue ; ce serait la zone de formation des légendes.

Et Marc Bloch de tirer cette conclusion capitale :


Somme toute une société très lâche, où les liaisons entre les divers
éléments qui la composaient ne se faisaient que rarement et impar-
faitement, non pas de façon directe, mais seulement par l’intermé-
diaire de certains individus spécialisés, telle nous apparaît ce que l’on
pourrait appeler la société des tranchées. En cela aussi, comme en ce
qui touche la prépondérance de la tradition orale, la guerre nous a
donné l’impression de nous ramener vers un passé très reculé. Or il
semble bien que cette constitution sociale ait singulièrement favo-
risé la création et l’expansion des fausses nouvelles. Des relations
fréquentes entre les hommes rendent aisée la comparaison entre les
différents récits et par là même excitent le sens critique.Au contraire,
on croit fortement le narrateur qui vient à longs intervalles de pays
lointains ou tenus pour tels, par des chemins difficiles. Il y a là des
indications dont les historiens feront bien de tenir compte250.

250. Ibid., p. 182-183.

121
combattre

Extraordinaire leçon, nous l’avons dit, mais il faut obser-


ver que la réflexivité de Marc Bloch s’exerce ici à l’endroit
du « fonctionnement » de la société combattante, et non sur
l’expérience de violence, soigneusement laissée de côté. Et
l’évitement est d’autant plus visible ici que la source de l’anec-
dote Braisne/Brême a trait aux suites d’un coup de main sur
les lignes ennemies, c’est-à-dire à un moment de déploiement
d’une très grande violence interpersonnelle ayant pour objectif
la captation de prisonniers destinés à être interrogés. Mais le
texte de Marc Bloch s’en tient à un « après le combat ».
On observe rarement que l’article de Marc Bloch en appelait
aussi à une véritable mobilisation des historiens sur le sujet 1914-
1918. Sa conclusion leur proposait de recueillir les matériaux
sur les fausses nouvelles de guerre, sur un ton d’ailleurs plutôt
péremptoire : « Quiconque a pu et su voir doit dès maintenant
rassembler ses notes ou mettre par écrit ses souvenirs », écrit
Marc Bloch251. Les historiens se voient presque sommés d’en-
treprendre sur-le-champ un effort historique : « Surtout, écrit-
il, ne laissons pas le soin de ces recherches à des hommes que
rien n’aurait préparés au travail historique. En pareille matière,
les observations vraiment précieuses sont celles qui émanent
de personnes rompues aux méthodes critiques et habituées à
étudier les problèmes sociaux. La guerre, je l’ai dit plus haut, a
été une immense expérience de psychologie sociale. Se conso-
ler de ses horreurs en se félicitant de son intérêt expérimental
serait affecter un dilettantisme de mauvais ton. Mais, puisqu’elle
a eu lieu, il convient d’employer ses enseignements, au mieux
de notre science. Hâtons-nous de mettre à profit une occasion,
qu’il faut espérer unique252. »
Mais précisément, il importe de noter que Marc Bloch lui-
même ne fera pas ce à quoi il appelle à la fin de son texte de
1921, non plus qu’aucun autre historien de son temps. Son

251. Ibid., p. 184.


252. Ibid.

122
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

expérience de guerre, on sait que Marc Bloch l’a détournée,


sans le dire explicitement, vers l’interprétation de la thauma-
turgie royale à l’époque médiévale et moderne : en 1924, cette
infusion, si l’on peut employer ce terme, était achevée avec la
parution des Rois thaumaturges253, faisant de la « foi au ­miracle
royal » le « résultat d’une erreur collective ». Un silence sur le
conflit s’instaure ensuite, tout au moins jusqu’à la seconde
­rencontre de Marc Bloch avec l’expérience de la guerre et de
sa violence. Celle de mai-juin 1940.

1939-1945 : Edward Evans-Pritchard, Edmund Leach,


et à nouveau Marc Bloch

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la rencontre d’Ed-


ward Evans-Pritchard avec la guerre n’avait été qu’indi-
recte : né dans le Sussex en 1902, ce dernier avait été élève
de Winchester College à partir de 1916, avant d’être reçu en
histoire à Exeter College (Oxford) en 1921. Le fossé était
grand avec d’autres jeunes gens du même milieu qui, un
peu plus âgés que lui, s’étaient engagés au début du conflit
et avaient connu l’expérience du feu. Le deuil de guerre
en revanche, Edward Evans-Pritchard n’avait pas pu ne pas
le rencontrer au sein de la Public School de Winchester,
puis à Oxford en ce début des années 1920 : pendant et
après la guerre, les communautés académiques britanniques
affichaient partout leur deuil. Les noms des morts étaient
­g ravés sur les murs des collèges d’Oxford et de Cambridge,
lesquels avaient perdu au combat près d’un cinquième de
leurs élèves . De grands mythes guerriers traversaient au
même moment ces communautés, à commencer par celui
de Lawrence d’Arabie, modèle du soldier scholar qui semble
avoir fasciné le jeune étudiant d’après-guerre.

253. M. Bloch, Les Rois thaumaturges, Paris, Gallimard, 1983 [1re édition
1924].

123
combattre

À Oxford, Robert R. Marett représentait une présence


anthropologique qui décida Evans-Pritchard à s’orienter
dans cette direction, mais dans le cadre de la London School
of Economics (LSE) où il devint l’élève de Charles Gabriel
Seligman, qui y enseignait depuis 1910. À l’origine médecin
et chercheur en pathologie médicale sur la Nouvelle-Guinée,
Seligman était passé ensuite à l’anthropologie. Lui non plus
n’était pas sans lien avec le conflit de 1914-1918 : amené à
soigner des ­ névroses traumatiques pendant la guerre, il avait
découvert Freud ­pendant le conflit et fut un des premiers à
songer à appliquer la psychanalyse à l’anthropologie. Depuis
1909, à la demande du gouvernement local, accompagné de sa
femme, il avait fait des populations nilotiques du Sud Soudan
anglo-égyptien son terrain de recherches, qui portait sur l’étude
ethnographique de la distribution linguistique et des formes
d’association politique des indigènes254. C’est ainsi qu’en 1926,
après avoir également suivi les enseignements de Malinowski
et de Radcliffe-Brown, Evans-Pritchard effectua à son tour ses
premières missions au Soudan : « Je voulais une vie d’aventures
aussi, expliqua-t-il beaucoup plus tard, et le travail de terrain
semblait la solution pour combiner les deux, [aventure et travail
intellectuel]255. »
En 1926, c’est plus précisément chez les Azande qu’il se rend,
et cette première étude de terrain lui permet d’obtenir en 1927
son doctorat à la LSE (sa monographie sur leurs croyances et
leurs pratiques rituelles ne sera publiée qu’en 1937). Premier
254. Un condominium anglo-égyptien avait été établi sur le Soudan en 1898,
sous le nom de « Soudan anglo-égyptien ». Ce territoire gigantesque posait un
problème d’administration considérable exigeant au préalable une connaissance
approfondie des populations à administrer. Le Nord était perçu comme une
zone dont les cadres politiques, religieux et culturels musulmans devaient être
respectés ; le Sud étant au contraire voué à la sauvagerie et au paganisme, il était
par conséquent à « civiliser ».
255. Edward Evans-Pritchard, « Genesis of a Social Anthropologist », The
New Diffusionist, 3, 1973, p. 17-23. Cité par John W. Burton, An Introduction to
Evans-Pritchard, Friburg, Univ. press Fribourg, 1992, p. 17.

124
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

séjour assez facile. Si, pour pouvoir se nourrir sur le terrain,


Evans-Pritchard avait été contraint de s’adonner à la chasse, sur
le plan politique et culturel les choses avaient été plus aisées : le
démantèlement de la royauté azande par l’administration colo-
niale avait été relativement simple, dans un contexte de soumis-
sion profonde de la population locale au colonisateur.
Les Nuer, en revanche, constituèrent un problème plus ardu :
cette population pastorale était en effet en situation de résis-
tance à l’administration britannique, et classée pour cette raison
comme « peuple hostile ». La politique de pacification des fighting
Nuers, très brutale, menée grâce à des raids punitifs effectués par
avion sur les villages et les troupeaux, n’en était pas moins à
peu près achevée en 1928. Un an plus tôt, afin d’établir la Pax
britannica et de briser définitivement les résistances, les officiels
de Khartoum avaient décidé de forcer certains groupes Nuer à
se réimplanter géographiquement tout en mettant en place un
nouveau système de chefs appointés : l’ethnologie était appelée
en renfort pour aider à sa mise en place.
Seligman ayant décliné la proposition, Evans-Pritchard fut
ainsi invité par le gouvernement anglo-égyptien à enquêter
sur les Nuer. Tout en occupant la chaire de sociologie à l’uni-
versité Fouad Ier du Caire entre 1932 et 1934, Evans-Pritchard
effectua ainsi plusieurs séjours parmi eux entre 1930 et 1936,
plus précisément à la saison sèche, entre octobre et mai, tota-
lisant finalement dix mois et demi de terrain. Ces séjours ne
furent jamais faciles, l’anthropologue étant arrivé sur place non
­seulement comme étranger, mais aussi comme un ennemi.
Plus tard, à l’en croire, il ne sera jamais considéré, au mieux,
que comme un égal. De nouveau, il dut chasser pour vivre,
et cette pratique cynégétique mérite d’être relevée car elle
n’est pas indifférente, on va le voir, au sujet qui nous occupe.
Pourtant, Evans-Pritchard dit avoir retiré de ces expériences
des enseignements fondamentaux, lui qui considérait que «  [le
terrain] lui avait appris davantage que ce que ne lui avait jamais
appris l’école, quelque chose de plus en termes de courage,

125
combattre

d­ ’endurance, de patience, de résignation et d’indulgence dont


je n’avais pas grande ­compréhension auparavant256. » Sur place,
l’anthropologue s’est senti confirmé dans son jugement très dur
sur le système colonial britannique et dans sa sympathie pour
les Nuer. En 1937-1938, dans une série de conférences, il insis-
tera sur le rôle de la force dans la domination coloniale en pays
Nuer, tout en préconisant une posture de neutralité dans le
travail anthropologique proprement dit.
Il devient ainsi un spécialiste des populations sud-soudanaises
du Nil blanc appartenant au groupe de langues shilluk, lui-même
subdivisé en plusieurs sous-ensembles linguistiques, ­ langues
qu’Evans-Pritchard apprit à maîtriser grâce à un talent excep-
tionnel en la matière. Simple lecturer à Oxford avant la guerre, et
donc sans poste définitif, il n’en publie pas moins The Nuer en
1940, une étude de l’organisation lignagère et politique centrée
sur la notion « d’anarchie ordonnée » et devenue un classique de
l’analyse d’un système segmentaire. La même année, il codirige
avec Meyer Fortes, lui-même théoricien des systèmes politiques
africains, l’ouvrage collectif African Political Systems, ainsi que The
Political System of the Anuak of the Anglo-Egyptian Sudan, fruit d’un
séjour effectué sur place cinq ans plus tôt. Mais à cette date, la
guerre avait déjà rattrapé l’anthropologue.

Plus exactement, c’est lui qui avait rattrapé la guerre. Evans-


Pritchard s’en expliqua en ces termes à l’extrême fin de sa vie :
« J’étais déterminé à prendre part [à la guerre] sur un plan opéra-
tionnel… Désespérant de jamais obtenir un poste me permettant
  ale.
de continuer à vivre en Angleterre, j’avais accepté une chaire à Y
La guerre éclata trois jours avant l’embarquement. Je démissionnai
immédiatement du poste et rejoignis les Welsh Guards257. »
À 38 ans, Evans-Pritchard compte donc parmi les volontaires
de guerre. Il subit une courte formation sur les explosifs à haute

256. Cité par J. W. Burton, ibid., p. 54.


257. Ibid., p. 20.

126
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

puissance, sans toutefois participer à un entraînement sur le terrain,


l’université le maintenant à son poste au titre de reserved occupation.
Il retourne alors au Soudan vers la fin de l’été 1940 sous le prétexte
de reprendre ses recherches ethnologiques, et là s’engage dans la
Sudan Auxiliary Force : début d’une campagne militaire entamée fin
octobre 1940 et destinée à se poursuivre jusqu’en avril 1941.
En effet, avec l’entrée de l’Italie dans le conflit en juin 1940,
l’Afrique orientale avait basculé du même coup dans la
guerre : la présence italienne faisait peser une menace dans le
dos des forces britanniques, vers la mer Rouge et l’Égypte.
L’Italie disposait à cette fin de 150 000 hommes en Érythrée,
en Éthiopie et en Somalie italienne, et d’autant en Libye,
contre une force anglaise de 55 000 hommes répartis entre
l’Égypte, le Soudan, le Kenya et la Somalie britannique. Du
côté soudano-éthiopien, les possibilités d’arrêter une offen-
sive vigoureuse étaient faibles. Compte tenu de la priorité
donnée à la défense de l’Égypte face à la Libye italienne, on
devait dans cette zone s’en tenir à une tactique de harcèle-
ment interne et externe des Italiens d’Éthiopie grâce à des
forces locales, le long d’une frontière de près de 2 000 miles
avec le Soudan et le Kenya. Evans-Pritchard se trouva ainsi
affecté à une zone particulièrement déshéritée, distante de
900 kilomètres de Khartoum, de 700 kilomètres d’Addis-
Abeba, et de 600 kilomètres de la frontière kenyane.
La campagne d’Evans-Pritchard prit donc l’allure d’une ­guérilla
menée avec une force de quinze guerriers anuak recrutés par ses
soins, portée ensuite à ving-cinq hommes en ­janvier 1941, puis à
trente-cinq et même à cinquante un peu plus tard, tous armés de
fusils du xixe siècle. Une « petite guerre », par conséquent, mais
adaptée aux savoir-faire et à la culture tactique des guerriers
locaux, et sur laquelle on ne doit pas se méprendre : il s’agissait là
d’un mode de combat infiniment dangereux, affranchi des « lois
de la guerre » alors en vigueur en Europe occidentale, sans ser-
vice de santé, sans logistique ­sophistiquée, occasionnant des fati-
gues immenses et aussi des pertes considérables en ­proportion

127
combattre

des effectifs engagés. L’expérience de combat fut, à ce titre, on


ne peut plus sérieuse.

Les Anuak représentaient alors une population nilotique


de 35 000 personnes environ, arrivée sur place à la fin du
­ ixe siècle et fixée à cheval sur la frontière soudano-­éthiopienne.
x
Contrairement aux Nuer voisins qu’Evans-Pritchard connais-
sait si bien, et quoique probablement anciens pasteurs, les
Anuak constituaient une population d’agriculteurs, différente
aussi des précédents par ­l’absence de structure segmentaire : le
village y était la plus grande unité politique, constitué sur la
base de ­lignages exogames, toute association étant rare, sauf en
cas de danger commun. Dans la partie occidentale du pays, les
chefs de village restaient non héréditaires et révocables. Dans
la partie orientale, en revanche, là où Evans-Pritchard opère et
recrute, on est en présence d’un système dynastique de type
royal. Les Anuak avaient en commun avec les Nuer d’apparte-
nir au groupe des langues shilluk ; beaucoup d’Anuak, en outre,
avaient été intégrés aux Nuer par capture au fur et à mesure que
ces derniers s’étaient déplacés vers l’est au ­ xixe siècle. Evans-
Pritchard ne se trouvait donc pas en terre inconnue en 1941,
lui qui parlait anuak avant même d’arriver sur place grâce à ses
recherches préalables sur les Nuer et à son ­passage dans le pays
en 1935 : il met pourtant à ­profit les opérations militaires pour
accroître son information ­ethnologique, compiler une gram-
maire et réaliser un dictionnaire.

Le récit des opérations est ici nécessaire258. Placé sous l’auto-


rité d’un capitaine du nom de Lesslie, Evans-Pritchard est
affecté à la « force Gila » (du nom d’une des rivières traversant
258. Nous nous fondons ici sur le récit d’Evans-Pritchard lui-même, en 1973,
dans un texte dont nous reparlerons : Edward Evans-Pritchard, « Operations
on the Akobo and Gila Rivers, 1940-1941 », The Army Quarterly, 103, n° 4, juin
1973, p. 470-479. Nos remerciements vont à Gilles Bataillon qui nous a mis sur
la piste de ce document, et à Robert Tombs qui nous a permis d’y avoir accès.

128
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

la région Adongo), avec pour mission de patrouiller le long


de l’Akobo, un cours d’eau marquant dans cette zone la fron-
tière avec l’Éthiopie. Ayant recruté une quinzaine d’hommes, il
commence ce travail de patrouille fin octobre. Le 12 novembre
1940, il organise une première embuscade contre une force de
combattants locaux plus de dix fois supérieure à ses propres
­forces (soldats somalis et irréguliers du pays sous commande-
ment italien), embuscade sans grandes conséquences mais qui
se prolonge en un nouvel engagement contre une trentaine
de combattants adverses cinq jours plus tard : côté italien, on
y mit en œuvre une mitrailleuse et on procéda à des lancers
de grenades avant de se retirer. L’engagement suivant a lieu
fin décembre, en territoire éthiopien cette fois, avec vingt-
cinq hommes sous les ordres d’Evans-Pritchard : la petite force
attaque un village ennemi bien défendu, enlevé pourtant sans
perte britannique et au prix de huit morts et deux blessés chez
­l’adversaire. Une nouvelle escarmouche a lieu le 28 décembre,
puis c’est vers le point d’appui italien d’Agenga que se déplace
la troupe d’Evans-Pritchard. Le 16 janvier, après le recrute-
ment de dix hommes supplémentaires, il rejoint son supérieur
pour une opération conjointe contre le village, défendu par un
­rempart de terre et par des tranchées creusées sur le pourtour.
Le 23 janvier au petit matin, l’attaque commence, et se révèle
en cours de journée un succès, avec dix-sept irréguliers enne-
mis tués, un grand nombre d’autres hors de combat, contre
deux blessés seulement dans la force attaquante.
En revanche, début février, les choses tournent mal lors de
l’attaque du poste italien de Pocala, du fait du désaccord entre
les deux officiers britanniques : les attaquants se font encer-
cler et sont soumis à un feu nourri. Evans-Pritchard parvient
à s’échapper de la nasse, mais les forces sous commandement
anglais comptent de fortes pertes, trois des Anuak recrutés
par l’anthropologue étant tués. En mars, après l’immobili­
sation des troupes par une épidémie de méningite, la guérilla
reprend, avec cette fois une attaque coordonnée nettement

129
combattre

plus au nord, sur Gambala, qu’Evans-Pritchard attaque avec


cinquante Anuak : le succès de l’opération est néanmoins payé
de la mort du capitaine Lesslie. Après quoi la campagne tou-
che à sa fin avec le recul italien dans cette région et la capi-
tulation finale du 6 avril 1941. Après une traversée du pays
anuak destinée à « montrer le drapeau » anglais aux popula-
tions locales, Evans-Pritchard quitte l’Afrique orientale. Et
on ne se laissera pas abuser par ce trait d’humour authenti-
que, lancé trente ans après les événements : « Je ne pense pas
avoir fait beaucoup pour l’effort de guerre, mais au moins
n’ai-je rien fait pour le retarder259. »
Sa guerre n’était en fait pas terminée. Après une permission
en Afrique du Sud, Evans-Pritchard est envoyé en Syrie auprès
des Bédouins Alawites (la Syrie est envahie par les Britanniques
le 8 juin 1941), avant d’être transféré, de novembre 1942 à la
fin 1944, auprès de l’administration militaire en Cyrénaïque,
au titre d’Intelligence Officer : Evans-Pritchard ne parvient sur
place qu’après la bataille d’El-Alamein, fin octobre-début
­novembre 1942, qui permet la reconquête de la Cyrénaïque,
de la Tripolitaine, puis la prise de Tripoli le 23 janvier 1943.
Il n’a donc pas connu les combats acharnés de 1940-1942
dans cette région, avec ses flux et reflux successifs qui ont
tant affecté la Cyrénaïque. Ayant rejoint le Long Range Desert
Group, il demande à agir comme officier de liaison avec les
Bédouins, et il en profite pour étudier la confrérie musulmane
des Senousis, dont la révolte avait été brisée par les Italiens au
début des années 1930, et auxquels les Britanniques ­promettent
leur ­ protection en 1942 contre tout risque de retour d’une
nouvelle tutelle italienne. Ce travail ethnographique poursuivi
parallèlement avec celui d’officier de renseignements alimen-
tera ses premières publications d’après-guerre260.

259. Cité par J. W. Burton, An Introduction to Evans-Pritchard, op. cit., p. 21.


260. E. Evans-Pritchard, « The Sanussi of Cyrenaïca », Africa, 15, 1945,
p. 61-79.

130
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

De son expérience en Cyrénaïque, Evans-Pritchard tira


en effet dès 1945 une première étude261, suivie d’une seconde
en 1949262. Dans aucun des deux textes, l’auteur ne se risque
à analyser le sens d’une enquête ethnologique menée paral-
lèlement à un travail d’officier de renseignements en temps
de guerre. Dans le texte de 1945, pourtant, il évoque assez
­nettement la manière dont les Bédouins ont combattu les Italiens
aux côtés des Britanniques pendant le Second Conflit mondial :
«  […] la population de Cyrénaïque offrit une autre aide, de
plus de valeur peut-être [que la British Arab Force]. Nos agents
­derrière les lignes ennemies en Cyrénaïque étaient connus de
­centaines de Bédouins. Durant nos retraites, des centaines de
­soldats ­britanniques, y compris des prisonniers échappés, ont
reçu nourriture, protection et guides pour s’échapper grâce aux
Bédouins. Parfois, on s’occupait d’eux pendant des semaines
avant de les reconduire en sûreté à travers les lignes ennemies.
Tout cela fut fait sans récompense ni espoir de récompense. Or,
ceux qui furent dénoncés pour avoir aidé les soldats ­britanniques
furent fusillés sur-le-champ263 […]. »
Voilà une évocation d’aspects de la guerre du désert qu’Evans-
Pritchard n’a pu connaître qu’indirectement, compte tenu de
la date tardive de son arrivée dans la région. Il n’en est pas
moins instructif de comparer ce texte avec celui de 1949, où
toute allusion au danger se trouve nettement évacuée : « Les
Bédouins de Cyrénaïque ont aussi rendu des services à l’armée
britannique comme guides et comme agents, ainsi qu’en aidant
des prisonniers de guerre évadés et des hommes coupés de
leurs unités lors de nos deux retraites vers l’Égypte264. » Certes,

261. Ibid.
262. E. Evans-Pritchard, The Sanussi of Cyrenaïca, Oxford, Clarendon
Press, 1973 [1949].
263. E. Evans-Pritchard, « The Sanussi of Cyrenaïca », Africa, op. cit.,
p. 76-77.
264. Il s’agit des retraites d’avril 1941 et du premier semestre 1942. E. Evans-
Pritchard, The Sanussi of Cyrenaïca, op. cit., p. 227.

131
combattre

dans cet ouvrage, l’anthropologue britannique mentionne son


activité d’officier de renseignements auprès des Bédouins et
­indique que son livre n’aurait pas été écrit si la guerre n’avait pas
conduit ses pas dans le désert : mais rien n’est dit des conditions
de l’enquête, si ce n’est la mention que ses « devoirs » l’avaient
empêché de mener des « enquêtes systématiques de type socio-
logique265 ». Et alors que l’auteur s’est étendu longuement sur
la guerre entre les Senousis et les Italiens entre 1923 et 1932, il
reste silencieux, en dehors de deux brèves pages finales, à pro-
pos des péripéties du Second Conflit mondial. Evans-Pritchard
les avait pourtant observées d’assez près.

Quant à sa campagne aux confins soudano-éthiopiens, il sem-


ble qu’Evans-Pritchard ne l’évoquait que « rarement et briè-
vement », « songeant même avec regret, quelquefois, au gibier
qu’il avait tué pour manger 266 », si l’on en croit du moins son
ami Godfrey Lienhardt. À notre connaissance, cette expérience
personnelle de la guerre n’a été l’objet d’un récit publié par
Evans-Pritchard que l’année même de sa mort (1973), dans une
revue militaire de grande diffusion267, certes, mais sans lien avec
les sciences humaines et sociales. Cela est loin d’être indifférent
pour notre sujet, puisque la question du statut de ce document
exceptionnel ne peut manquer de nous retenir à nouveau.
Il est indiscutable que c’est bien en ethnologue qu’Evans-
Pritchard y décrit sa propre expérience en la matière. Il s’emploie
ainsi tout d’abord à dresser une description ethnographique des
Anuak, qui s’achève par la constatation de leur bellicosité et de
leur esprit d’indépendance. L’ensemble du récit évoque ensuite
une « petite guerre », puisque sur sept engagements, les cinq pre-

265. Ibid., p. iii.


266. Godfrey Lienhardt, « E-P : A Personal view. Sir Edward Evans-
Pritchard, 1902-1973 », Man, vol. 9, n° 2, juin 1974, p. 300.
267. Il s’agit de The Army Quarterly and Defence Journal, le plus vieux et le
plus respecté des magazines militaires britanniques : il date de 1829, son titre
d’origine étant United Service Magazine.

132
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

miers se déroulent avec une force minuscule (quinze ­hommes


au début, puis vingt-cinq et enfin trente-cinq) et à la seule
initiative de son chef, sous la forme d’une guérilla (attaques de
villages, tentatives d’embuscades…) que détermine l’armement
disponible. La connaissance du terrain – hommes et géographie
– apparaît en outre comme l’élément décisif : Evans-Pritchard,
qui traverse les mêmes villages qu’en 1935, et à la même saison
(saison sèche), recrute la moitié de ses ­hommes sur les lieux
mêmes d’une zone d’affrontement dont ils ont évidemment
une connaissance parfaite. Leurs tactiques d’encerclement-
contournement de l’ennemi sont d’ailleurs mises en œuvre en
utilisant toutes les ressources offertes par cette intimité avec le
terrain, au prix parfois d’un « long détour à travers la forêt et
les hautes herbes268 ». Ce savoir précis permet aussi la fuite dans
les moments les plus difficiles, à la faveur des caractéristiques
de la végétation locale. Le rôle du renseignement, enfin, appa-
raît comme déterminant dans cette guerre ethnographique,
de même que l’utilisation des rivalités politiques antérieures à
­l’arrivée des colonisateurs.
Le commandement s’exerce selon des modalités bien
­spécifiques : l’exemple du chef est indispensable, mais aussi sa
capacité de discussion avec les guerriers. Evans-Pritchard porte
d’ailleurs un nom de guerre anuak : Odier wa Cang. Et les moda-
lités tactiques du combat sont alignées sur les pratiques locales :
les anuak, qui savent vivre sur le terrain, refusent la marche
­prolongée sans perspective claire d’affrontement (« mes Anuak
étaient prêts à la marche et au combat, mais pas à la ­marche
seule269 »), de même que les retraites. Au combat, en ­revanche,
l’audace est grande, le courage souvent insensé, la solidité de
la troupe extrême («  [Comme combattants] ils sont ­ braves,
mais deviennent très excités et s’exposent ­inutilement270 »). Les
268. E. Evans-Pritchard, « Operations on the Akobo and Gila Rivers,
1940-1941 », The Army Quarterly, op. cit., p. 476.
269. Ibid., p. 475.
270. Ibid., p. 473.

133
combattre

déplacements ont lieu de nuit (« selon la coutume de guerre


anuak271 »), les attaques à l’aube. Les modalités du tir sont peu
orthodoxes, exigeant d’en arriver presque au corps à corps : « Ils
aiment à tirer depuis la hanche et quand ils épaulent n’utilisent
pas les hausses, aussi conduire avec succès une escarmouche
rend nécessaire de les conduire directement à l’ennemi et de
les faire tirer à bout portant272. » Le sens de la guerre s’exprime
par la destruction des biens de l’adversaire, c’est-à-dire surtout
par l’incendie de ses villages : « C’était aussi un encouragement
lancé à nos supporters parmi les Anuak, notamment pour cette
raison que dans la guerre entre eux, le grand objectif est de
prendre un village à ses défenseurs et de le détruire, comme
nous l’avions fait273. »
Ce récit ethnographique d’une guerre menée par l’anthropo-
logue, et décrite en anthropologue par son auteur plus de trente
ans plus tard, constitue évidemment un document exception-
nel. Il est d’autant plus intéressant de constater que le modèle
de la guerre anuak auquel se plie Evans-Pritchard ait été évi-
demment parasité par les habitudes et les pratiques occidentales :
présence d’officiers occidentaux et d’armes « modernes », posi-
tions retranchées qu’il s’agit de prendre d’assaut, renforcement
des effectifs locaux par des forces non locales, transformation de
très minces escarmouches initiales en petites batailles localisées,
tactiques d’évitement mutuel du combat, attaques de jour avec
mises en œuvre d’échelons, de réserves, d’armement plus lourd
(mitrailleuses), comme c’est le cas lors de ­l’assaut contre Pocala
en février 1941. Ce transfert en pays anuak d’un « modèle »
occidentalisé de la guerre se traduit d’ailleurs par un fiasco mili-
taire et par la mort du supérieur d’Evans-Pritchard. Pour sa part,
l’anthropologue préférait endosser les habitudes tactiques des
hommes qu’il commandait (« les Anuak dont j’avais exprimé le

271. Ibid., p. 472.


272. Ibid., p. 473.
273. Ibid., p. 474.

134
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

point de vue274 […] », dit-il significativement). Ce sont d’ailleurs


« ses Anuak » qui le sauveront ce jour-là de l’annihilation (« sans
eux, nous aurions, je pense, été perdus275 »). Défense et illustra-
tion d’un « modèle non occidental de la guerre276 ».
Le texte est riche. Il n’en reste pas moins silencieux sur le
déploiement de la violence proprement dite. Evans-Pritchard
« désaffecte » autant qu’il le peut l’évocation des pertes subies, les
siennes comme celles de l’adversaire (« il nous fallut plus de trois
heures avant de tuer suffisamment des leurs pour ­pouvoir nous
ruer vers les tranchées à 8 h 30277 », note-t-il dans un ­passage).
Cette froideur n’est abandonnée qu’une seule fois, pour
­mentionner la mort de cinq femmes et d’un enfant dans les
­tranchées d’Agenga. Pourtant, il paraît fort clair que les combats
sont d’une réelle brutalité : en regard des effectifs engagés, les
taux de pertes paraissent très élevés (20 % de tués en cinq mois,
semble-t-il, parmi l’effectif engagé du côté britannique, ce qui
confirme le caractère meurtrier de cette « petite guerre » dès lors
qu’entrent en jeu fusils, grenades et mitrailleuses). On ne voit
intervenir nul service de santé pour les blessés ; des ­blessures,
Evans-Pritchard ne parle d’ailleurs pas, sinon pour évoquer les
coupures que lui inflige le passage dans les ­hautes herbes. Il
préfère s’étendre sur les fatigues de la guerre : les déplacements
incessants, la nourriture insuffisante, la maladie. Lui-même dit
avoir perdu « three stones278 » (18 kg !) au cours des cinq mois
en opérations. La corporéité de la guerre est donc présente,
mais seulement là où elle peut être le plus aisément énoncée.
Pour le reste, l’euphémisation de l’expérience est bien réelle,
et Clifford Geertz sur ce point n’a pas tort de parler d’« images

274. Ibid., p. 477.


275. Ibid., p. 478.
276. Je retourne ici le titre du livre de V. D. Hanson, Le Modèle occidental de
la guerre, op. cit.
277. E. Evans-Pritchard, « Operations on the Akobo and Gila Rivers,
1940-1941 », op. cit., p. 476-477.
278. Ibid., p. 479.

135
combattre

d’Afrique »279 : à ce titre, on relèvera le paternalisme de l’an-


thropologue à propos de « ses Anuak », le récit de l’épisode du
drapeau promené en tête de colonne dans tout le pays après
la défaite italienne d’avril, la description de la popularité des
Britanniques opposée à l’impopularité italienne, le ton général
de légèreté pour évoquer les choses les plus graves, et jusqu’à
cette phrase qui clôt le récit de campagne : « Revenir à ­travers les
marécages fut un boulot vraiment dur, mais au total le voyage
fut intéressant280. »
À sa manière, ce récit linéaire sait donc demeurer très discret :
l’expérience de violence est mise à distance avec une efficacité
d’autant plus grande qu’elle semble s’énoncer avec aisance. Le
contraste est dès lors d’autant plus marqué avec le témoignage
de Godfrey Lienhardt, de vingt ans son cadet, qui fit à son tour
son « terrain » au Sud-Soudan de 1947 à 1950 et y rencontra des
Anuak ayant servi sous les ordres d’Evans-Pritchard quelques
années plus tôt. Il évoque un Evans-Pritchard caché dans les
arbres et « affolant les Italiens en les abattant un par un dans leur
propre camp281 ». Le chasseur de gibier avait su se faire aussi
chasseur d’hommes.

L’expérience d’Edmund Leach en 1940-1945 a quelque


parenté avec celle qui précède. Mais celui-ci, de huit années plus
jeune qu’Evans-Pritchard, était encore un anthropologue débu-
tant lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata. Né en 1910
dans une famille du textile du Lancashire ayant ensuite investi
dans les plantations sucrières d’Argentine – une famille d’ailleurs
cultivée pour un certain nombre de ses membres –, Edmund
Leach avait connu l’éducation des public schools (à Marlborough

279. Clifford Geertz, « Diaporama. Les images africaines d’Evans-Pritchard »,


in Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Paris, Métailié, 1996, p. 61.
280. E. Evans-Pritchard, « Operations on the Akobo and Gila Rivers,
1940-1941 », op. cit., p. 479.
281. G. Lienhardt, « E-P : A Personal view. Sir Edward Evans-Pritchard,
1902-1973 », op. cit., p. 300.

136
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

plus précisément) au cours d’années qu’il considéra ultérieu-


rement comme les plus malheureuses de sa vie. Puis il s’était
dirigé vers les mathématiques à Cambridge (Clare College) à
partir de 1929, avant de se réorienter vers des études d’ingénieur
en 1932. La tradition familiale du départ au loin le poussa à se
faire embaucher par une maison de commerce travaillant avec
l’Extrême-Orient : en Chine, il voyage toutefois aussi pour son
plaisir, découvrant avec fascination la culture chinoise. Il refuse
finalement de renouveler son contrat en 1936. Resté sur place,
il se laisse entraîner par un Américain à Botel Tobago, au sud-est
de Taïwan, où vivait une population yami à peu près dépourvue
de tout contact avec les Occidentaux.
Ce voyage décide de son destin d’anthropologue : il reste
sur place huit semaines, prend des notes, dessine bateaux et
maisons. De retour en Grande-Bretagne, fort de cette expé-
rience ethnographique effectuée sur le tas, il se fait présenter
à ­l’anthropologue Raymond Firth, alors marié à l’une de ses
amies d’enfance, et devient son disciple. Ce dernier, de neuf
ans son aîné, était alors reader à la LSE grâce à son travail sur
les Maoris, puis sur les îles Salomon : début d’une œuvre qui
constitue un des monuments de l’anthropologie moderne.
Edmund Leach est présenté à Malinowski au printemps 1937 :
il assiste à ses séminaires pendant dix-huit mois dans le cadre
de la LSE, qui représentait alors à elle seule la quasi-totalité de
l’anthropologie britannique. À l’été 1938, il visite l’Irak, plani-
fie une thèse sur une communauté kurde. Mais juste après les
accords de Munich, il rentre à Londres et abandonne le projet.
La dernière année de l’avant-guerre se passe à servir d’assistant
à Raymond Firth.

À l’été 1939, il est séparé de Firth, parti en Malaisie pour


ses recherches. Lui-même s’embarque pour la Birmanie afin
d’y effectuer son field research sur les Kachin. Ce choix est lié
à la rencontre, dans le cadre du séminaire de Malinowski, avec
Stevenson, fonctionnaire colonial en poste dans les hautes terres

137
combattre

du Nord-Est du pays et alors en charge d’un projet de déve-


loppement du nom de Kachin Regeneration Scheme. Leach lui a
proposé d’en étudier les effets au niveau d’une communauté
locale, à Hpalang, non loin de Bhamo.
La Birmanie que découvre Leach en 1939 est une ­province
de l’empire des Indes, très difficilement pacifiée en dépit
d’une mainmise totale sur le royaume originel de Birmanie
depuis 1885. L’administration est complexe : les zones basses
sont sous l’autorité du gouvernement birman (l’autonomie
interne a été accordée en 1937), et l’évolution vers un statut de
dominion est envisagée : c’est là aussi la zone de recrutement
d’un ­mouvement indépendantiste qui intéressait vivement les
Japonais. Les hautes terres, pour leur part, sont sous l’autorité
du Burma Frontier Service, auquel appartenait Stevenson, respon-
sable devant le seul gouverneur des Indes. Ces espaces n’avaient
de toute façon jamais été contrôlés par le pouvoir central bir-
man : ils deviendront une zone de recrutement privilégiée pour
les Britanniques et de résistance aux Japonais dès 1942.
Précisément, lorsque Edmund Leach arrive en Birmanie, la
Seconde Guerre mondiale vient d’éclater. Il ne peut revenir en
Angleterre et demeure dans une grande solitude, son « protec-
teur » Stevenson se trouvant, pour sa part, en Grande-Bretagne.
Assez mal accueilli par des fonctionnaires britanniques qui
comprennent mal le sens de sa présence, il écrit le 8 septembre
1939, depuis Bhamo, une lettre circulaire282 à ses amis et à sa
famille dans laquelle il évoque ses interrogations à propos de ce
qu’il était possible de faire ou non dans une situation comme la
sienne : « Je sentais que je devais servir “le roi et le pays” d’une
manière ou d’une autre », écrit-il. Il poursuit en déclarant ne
pas éprouver « plus d’enthousiasme » pour la guerre qu’un
autre, et croit même deviner des « motivations ­malhonnêtes »,

282. Edmund Leach, « Letter from Bhamo (1939) », in Stephen Hugh-Jones


et James Laidlaw (éd.), The Essential Edmund Leach, vol. I : Anthropology and
Society, New Haven et Londres,Yale University Press, 2000, p. 217-219.

138
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

du côté britannique, lors de l’éclatement du conflit. Mais,


­poursuit-il, compte tenu des sentiments antihitlériens qui sont
les siens, « c’est ma bataille autant que celle d’un autre et cela
ne serait pas très vaillant de se retirer dans la jungle et de rester
confortablement en sécurité283 ». Comme Evans-Pritchard au
même moment, et quoique sans enthousiasme, Edmund Leach
­s’incarne donc en volontaire de guerre.
Venu à Bhamo pour rencontrer le District Commissioner et
prendre conseil, Leach avait constaté le calme de la commu-
nauté européenne et appris le départ de ce dernier pour Sinlum,
à quelques kilomètres de là. Il décide de s’y rendre à son tour :
« Dix miles en voiture et 16 sur une mule, et presque immé-
diatement Hitler devient un mythe284 », note-t-il. À Sinlum,
en pleine montagne, il retrouve le DC, du nom de Wilkie, et
découvre en lui un enthousiaste des populations kachin. Leach,
qui oublie alors son projet de retour en Grande-Bretagne, se
voit proposer de faire un rapport sur les premiers résultats
du Kachin Regeneration Scheme. Il se fait bâtir une ­ maison à
Hpalang : quand celle-ci sera construite, dit-il, toujours dans
la même lettre, « je dirai adieu aux radios et aux journaux et
à tout le reste. So much pour mes principes patriotiques285 ! ! ».
On le voit : le travail ­ ethnologique n’a pas mis longtemps à
prendre le pas sur les réflexes nationaux et les principes anti-
fascistes de départ. Il n’empêche qu’à une date sans doute peu
éloignée de celle où fut écrite cette lettre, Leach s’engage dans
l’armée birmane, alors formée de troupes locales encadrées
par des officiers britanniques. Son engagement reste pourtant
assez formel : même s’il subit un entraînement militaire de
­novembre 1939 à février 1940, il n’est pas appelé à un service
actif avant l’automne de cette même année. Sa formation ache-
vée, Celia Buckmaster le rejoint en février à Rangoon pour

283. Ibid., p. 217.


284. Ibid.
285. Ibid., p. 219.

139
combattre

l­’épouser. Le couple repart vers les hautes terres, à Hpalang où


Leach réside sept mois durant, au cours desquels, décidant de se
passer d’interprète, il apprend le kachin.
La vraie guerre, néanmoins, le rattrape à son tour. À l’automne
1940, il est appelé au service actif. L’armée birmane, forte de
trois bataillons seulement à l’entrée en guerre, doit être portée
à dix bataillons. Or, ces troupes sont recrutées presque exclu-
sivement parmi les tribus frontières : Karen au sud-est, Chin
à l’ouest, et Kachin au nord-est. Parlant désormais le kachin,
Leach devient alors un utile officier recruteur pendant un an :
un travail dont il dira beaucoup plus tard qu’il ne cadrait pas
avec ses « sympathies politiques286 », mais effectué selon lui
sur ordre. Contradiction ici : son biographe, Stanley Tambiah,
affirme au contraire que Leach aurait pu revenir à la vie civile
le temps que l’armée birmane soit mise sur pied, mais qu’il
s’est porté volontaire en sachant que ses connaissances linguis-
tiques pouvaient être utiles287. Nouvelle manifestation de cette
tension, déjà rencontrée, entre un volontariat de guerre et son
déni ultérieur.
L’expérience d’officier recruteur est en tout cas décisive :
elle sort Edmund Leach de son « terrain » initial à Hpalang, et
force l’ethnologue à visiter tout le pays kachin et aussi les États
shan septentrionaux : cet élargissement, directement induit par
la guerre, était destiné à produire des effets considérables sur
­l’anthropologie d’Edmund Leach.
En janvier 1942, les Japonais pénètrent en Birmanie,
appuyés par une Burma Independance Army de 10 000 hommes
­commandée par l’indépendantiste Aung San. Rangoon tombe
en février 1942, puis les forces d’invasion remontent la vallée de
l’Irrawaddy, du sud vers le nord, en direction des hautes terres
septentrionales du nord et du nord-est. Dans un premier temps,
286. « An Interview with Edmund Leach », Current Anthroplogy, vol. 27, n° 4,
août-octobre 1986, p. 377.
287. Stanley J. Tambiah, Edmund Leach. An Anthropological Life, Cambridge,
Cambridge University Press, 2002.

140
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

Leach reçoit la mission de s’ancrer autour de Hpalang avec un


assistant radio. Mais le matériel est rapidement perdu et Leach
dira lui-même qu’il dut alors « combattre » dans les États shan
du nord, avant de devoir suivre la retraite ­britannique. Celle-
ci s’effectue vers l’Inde, via l’Assam, mais Leach se dirige pour
sa part vers le Yunnan chinois, au prix d’une marche de sept
semaines. De là, il rejoint Calcutta par avion où, très affecté
par la dysenterie, il obtient une permission de convalescence.
Il cherche alors à revenir à un service régulier, mais son unité
d’appartenance s’est débandée lors de la ­catastrophe militaire
provoquée par l’invasion japonaise. Il reçoit donc l’ordre de
rejoindre Stevenson sur un petit terrain d’aviation en Assam, tout
près de la frontière birmane, avant d’être renvoyé, fin août 1942,
et toujours par avion, à la frontière nord de la Birmanie. Leach
est alors de nouveau affecté à la levée d’irréguliers kachin – les
Kachin Levies – sous la supervision d’un officier australien à la
retraite, le colonel Gamble, issu de la police militaire locale.
Leach rencontre avec ce dernier les pires difficultés, manque
de peu de passer en cour martiale, se voit rétrogradé du grade
de « major » à celui de sous-lieutenant, avant d’être finalement
transféré au Civil Affairs Service pour travailler à la mise en place
d’une administration civile en prévision du moment où ­l’armée
britannique reprendrait le contrôle du pays. C’est ainsi que
Leach finit la guerre comme adjoint au Chief Civil Affairs Officer
à l’état-major de la xive armée : un rang correspondant à peu
près à celui d’un District Commissioner.
Cette reprise de contrôle du pays ne fut réellement à ­l’ordre
du jour qu’à l’été 1944 : c’est à partir de cette date que le
commandement de l’Asie du Sud-Est (xive armée) prit une
importance stratégique accrue, recevant renforts et matériels
supplémentaires. À partir de septembre, l’action de la guérilla
se renforce sur les arrières des Japonais. En mars 1945, la Burma
National Army change de camp, favorisant ainsi l’avancée de la
xive armée britannique : Rangoon est reprise début mai 1945,
les Japonais se repliant vers l’est en août. Leach, pour sa part,

141
combattre

rentre en Grande-Bretagne à l’été 1945 pour une permission.


Le lancement des deux bombes atomiques et la capitulation du
Japon rendant inutile son retour sur place, il est démobilisé en
janvier 1946.

Quarante ans plus tard exactement, c’est en des termes


­marqués au coin d’une extraordinaire économie de mots, que
Leach tira lui-même les leçons anthropologiques de son expé-
rience birmane : « Considérées globalement, mes expériences
de guerre furent une étrange mixture d’absurde et d’horrible,
mais le point principal qui compte est que dans le cours de
cette guerre ­ personnelle très peu orthodoxe, j’ai voyagé très
­largement dans les hautes terres kachin et appris à connaître
une grande variété de Kachin. Cette diversité a alimenté de
manière capitale les bases de ma pensée anthropologique ulté-
rieure288. » Ce terme – « horrible » – constitue la seconde allu-
sion de Leach à la violence de guerre (la première se situant en
1954 lorsque ce dernier avait précisé qu’il avait eu à « combat-
tre dans les États shan septentrionaux289 ») : maigre indication,
même si elle suffit à indiquer que dans ces hautes terres où les
Japonais ­connurent d’ailleurs leurs premiers échecs militaires
locaux, Leach ne put s’en tenir à une pure activité de rensei-
gnement et de recrutement.
Leach est en revanche plus explicite sur son travail ethno-
graphique, mené parallèlement à ses tâches militaires. C’est son
savoir anthropologique, adossé à sa compétence linguistique, qui
l’a conduit à devenir officier recruteur en pays kachin. Mais quel
type d’investigations a-t-il mené au milieu des populations, tout
en assumant ses tâches militaires ? On dispose de quelques élé-
ments de réponse grâce à une annexe de son ouvrage publié en
288. « An Interview with Edmund Leach », Current Anthroplogy, op. cit.,
p. 377.
289. E. Leach, Les Systèmes politiques des hautes terres de Birmanie, Paris,
Maspero, 1972 [1954]. Ces citations sont extraites de la « note sur la qualifi­
cation de l’auteur », placée en fin de volume, p. 360.

142
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

1954. Celle-ci met en relief un intéressant processus en ­termes


de perte des observations ethnographiques : ­ l’ethnologue y
affirme avoir égaré, « du fait de l’action ennemie », ses notes de
terrain et ses photos prises à Hpalang, de même qu’un manus-
crit (une étude économique fonctionnaliste de la communauté
de Hpalang réalisée en 1941) dont la rédaction lui aurait tou-
tefois permis de « fixer dans son esprit » des détails qui, autre-
ment, eussent été oubliés290. Puis, lors de son passage en Inde
en 1942, il rédigea de nouveau ses notes sur Hpalang, en sui-
vant ses ­souvenirs : un travail assez détaillé qui fut de ­nouveau
perdu du fait des activités de guerre. Après quoi l’anthropolo-
gue-officier dit avoir pris « un maximum de notes » lors de ses
tournées militaires de 1942 et 1943 en pays kachin. En 1954, il
affirme ­qu’elles ont été « préservées291 », là où, dans son inter-
view de 1986, il dit n’avoir rapporté que très peu de données,
aucun journal personnel n’étant autorisé derrière les lignes japo-
naises où lui-même opérait292. Leach considérait en tout cas que,
globalement, il n’avait pu sauver que très peu de chose – des
« débris », disait-il293 – de son ­travail ethnologique des années de
guerre. C’est pourquoi, revenu en Grande-Bretagne à l’été 1945
et toujours inscrit en PhD sous la direction de Raymond Firth
(désormais professeur et chef du département d’anthropologie à
la LSE), il adapte son sujet de thèse à la situation documentaire :
il s’agira de relire la littérature sur les Kachin et les populations
des frontières de Birmanie dans une démarche régressive remon-
tant jusqu’au début du ­xixe siècle, et d’examiner ce matériel à la
lumière de son expérience de terrain. Ce travail, achevé en 1947,
fut transformé de fond en comble pour devenir en 1954 Political

290. Ibid.
291. Ibid.
292. « An Interview with Edmund Leach », Current Anthroplogy, op. cit.,
p. 380.
293. E . Leach, « In Formative travail with Leviathan », Anthropological Forum,
4, n° 2, 1977, p. 60.

143
combattre

Systems of Highland Burma 294, dans lequel le propos se centre sur


les Kachin et les Shan tout en se dégageant d’un travail initial
surtout consacré aux interactions socio-économiques.
Dans les prolégomènes de cet ouvrage majeur, on ne trouvera
aucune allusion à l’expérience de guerre, et donc aucune allu-
sion non plus aux conditions si particulières du field research de
l’auteur en situation de guerre. La préface de Raymond Firth
n’en dit rien non plus, et pas davantage celle de Jean Pouillon
pour l’édition française de 1972. L’introduction de Leach à la
première édition (1954) se contente d’énoncer platement : « Le
présent ouvrage traite de la population kachin et shan du nord-
est de la Birmanie295. » Son introduction à l’édition suivante
(1964) n’ajoute rien. Or, une telle absence sonne de manière
d’autant plus ironique que Leach se lance aussitôt dans des
­propos cursifs sur la bellicosité des Kachin, sur leurs vendettas
sanglantes à propos d’affaires de femmes, et sur le rôle qu’a joué
parmi eux le service armé à partir de l’année 1915. En bref, si
la guerre ethnographique est d’emblée présente sous sa plume,
de même que le processus de militarisation qui, sous autorité
britannique, fit des Kachin l’équivalent birman des Gurkha de
l’armée indienne, l’auteur évite soigneusement toute allusion
au rôle des Kachin dans la Seconde Guerre mondiale, lui qui
était si bien placé pour en rendre compte.
Non moins ironique est le fait que le butoir de 1940 ou de
1941 revienne souvent dans le texte, sans que jamais l’auteur ne
dise à quoi correspond une telle date pour son sujet. Cette borne
chronologique paraît « neutralisée » en quelque sorte, et comme
déconnectée de tout contexte guerrier. Intrigant également : le
grand nombre des « je » qui émaillent le texte, et le ton personnel
du témoignage de l’auteur (« j’ai moi-même vécu plus de quatre
mois à Hpalang296 […] », «  j’ai moi-même campé à Alang Ga en
294. Cambridge et Londres, Harvard University Press et G. Bell & Sons.
295. E. Leach, Les Systèmes politiques des hautes terres de Birmanie, op. cit.,
p. 21.
296. Ibid., p. 98.

144
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

1943297 […] »), sans que jamais pourtant la guerre ne soit évo-


quée. De même, si les pertes documentaires sont souvent signa-
lées, leurs causes ne sont pas le moins du monde explicitées : « Je
ne possède plus les données nécessaires à une analyse complète
de l’ensemble du réseau des mariages mayu-dama298 […] », «  j’ai
perdu mes documents sur la mythologie uma nat Kadaw 299 […] »,
écrit par exemple Leach. Aucune ­mention ne rend compte du
« passage » de la guerre sur la documentation réunie avant et
au cours de celle-ci. Plus étonnant encore, peut-être : dans la
troisième partie consacrée aux « variations structurales », dans
le cadre du chapitre iii centré sur « les données de l’histoire
kachin300 », Leach aborde les « forces » à ­l’œuvre qui « modifie-
ront l’organisation des communautés kachin ». Élaborant une
« théorie du changement social », il passe en revue différents
­facteurs, dont « l’environnement politique » ; il traite en particu-
lier de la colonisation britannique jusqu’en 1946, dresse le bilan
de celle-ci en 1947 (l’année de la perte du pays), pousse l’analyse
jusqu’à « aujourd’hui », c’est-à-dire 1952 : pas un mot des années
de guerre au titre de facteur de changement et de modification
des équilibres. Celles-ci sont purement et simplement éludées
dans l’analyse de l’histoire récente301.
En fait, la guerre n’est présente qu’une seule fois, au détour
d’un passage sur les « concepts d’inceste et de rapports sexuels
illicites302 », mais de manière étrangement indirecte : « Ainsi, note
Leach, on affirme que pendant la guerre des soldats japonais
auraient détruit un village et pris d’assaut les femmes. On dit

297. Ibid., p. 244.


298. Ibid., p. 106.
299. Ibid., p. 207, n. 103.
300. Ibid., p. 263 sq.
301. On notera ici la difficulté que constitue l’événement historique pour
Leach : « Nous autres, anthropologues fonctionnalistes, nous ne sommes pas
vraiment “anti-historiques”. Tout simplement, nous ne savons pas comment
intégrer les données historiques au cadre de nos concepts » (ibid., p. 323).
302. Ibid., p. 166.

145
c o m b at t r e

qu’à cette occasion les jeunes filles furent “violées” (roï) ­tandis
que les femmes mariées et les veuves étaient “outragées” (shut
hpyit)303. » La brutalité de guerre japonaise en pays kachin est
en quelque sorte détournée vers des remarques ­sémantiques
indicatrices des différents statuts féminins. Un épisode de
guerre spécifique est ainsi instrumentalisé pour les besoins de la
démonstration ethnologique, au prix de l’élision de la situation
de guerre elle-même.
Ainsi, sur le conflit et sur l’expérience qu’en acquit Edmund
Leach, on ne peut, à la lecture d’un livre qui en est directement
issu, rien deviner. Parce que trop intime sans doute, l’expé-
rience de violence est mise totalement à distance, jusqu’à une
ultime annexe, longue de deux pages, et curieusement intitulée
« Note sur la qualification de l’auteur 304 ». Elle mérite d’être
longuement citée.
« Il est normal que les expériences particulières de l’auteur
aient beaucoup influencé le sujet et la forme de ce livre. Il
n’est pas inutile de préciser ce que furent ces expériences »,
­commence-t-il. Après ce début alléchant, l’anthropologue en
vient au choix de son field research proprement dit :
En 1939, je préparais un diplôme supérieur d’anthropologie sous
la direction du regretté professeur Malinowski. Je partis pour la
Birmanie avec l’intention d’y enquêter sur le terrain pendant un
an. Je voulais consigner mes résultats dans une étude fonctionna-
liste – étude limitée à une seule communauté. J’ai choisi Hpalang
sur le conseil de M. H. N. C. Stevenson, qui, peu de temps aupa-
ravant, avait été assistant superintendant à Sinlum et qui avait
également travaillé sous la direction du professeur Malinowski.
Le moment de mon expédition était mal choisi. Quatre jours
après mon arrivée en Birmanie, la guerre éclata. Je passai sept des
douze mois suivants à Hpalang même.Très tôt je me dispensai des
­services d’un interprète, ce qui avait ses inconvénients, mais cela
signifie que j’appris très rapidement à comprendre le jinghpaw.

303. Ibid.
304. Ibid., p. 359-360.

146
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

Puis c’est la guerre, sur laquelle l’auteur se montre aussi peu


prolixe que possible. Se prolonge ainsi un pacte de lecture
caractéristique, qui permet d’esquiver le fait guerrier au profit
d’une plate réflexion sur les belles opportunités ainsi offertes à
­l’enquête ethnologique :
Entre l’automne 1940 et l’été 1945, je servis comme officier
dans l’armée birmane. Pendant une grande partie de ce temps,
je vécus en compagnie de Kachin, mais je n’eus jamais l’oc-
casion de procéder à une étude anthropologique détaillée.
Cependant, mes obligations militaires eurent l’avantage de me
permettre de voyager beaucoup dans la région des collines
kachin.

Pour recruter des hommes, je visitai les États shan septen-


trionaux, les collines de Sima et de Sadon, le territoire de
Htawgaw, Kamaing, et la région qui se trouve au nord de
Myikyina. En 1942, j’eus à combattre dans les États shan
­septentrionaux, puis je fis une retraite sans dignité, et quittai
la Birmanie sur mes deux jambes. Cela m’amena par bien
des chemins détournés de la région des collines kachin, peu
connues des Européens, et me permit également d’avoir un
aperçu des États shan chinois. Fin août 1942, je rentrai d’Assam
en Birmanie et on m’affecta à la levée d’« irréguliers » kachin.
À cette époque, j’opérai à partir de Putao, de Sumprabum,
et de la région septentrionale du Triangle. En 1943, je visi-
tai la région nung, dans le Nam Tamaï, alors que j’étais en
­mission politique. En somme, les seules parties de la région des
­collines kachin que je ne connaisse pas du tout sont la vallée
du Hukawung et la région des mines de jade. Assez rares sont
les Européens qui ont eu de semblables occasions d’étudier la
totalité de la culture kachin.

Ensuite, après avoir consacré un paragraphe très sec aux


contraintes et aux pertes documentaires induites par la guerre,
Leach achève son texte sur la genèse de l’ouvrage, issu de la
thèse entamée dès la sortie du conflit :

147
combattre

En 1946, je fus démobilisé. L’université de Londres m’autorisa


à préparer une thèse ayant pour point de départ les matériaux
­historiques existant sur la région des collines kachin. En ­préparant
cette thèse, j’étudiai très minutieusement les documents adminis-
tratifs et autres publications ayant trait à cette région ; je trouvai
la plupart de mes sources à la bibliothèque de l’India Office. Sauf
un ou deux documents dont je n’ai jamais réussi à retrouver la
trace, j’ai probablement lu presque tout ce qui a été publié sur la
région des collines kachin – que ce soit en anglais, en français ou
en allemand – au cours des cent trente dernières années.

À partir de 1947, j’enseignai à la London School of Economics ;


c’est alors que j’élaborai les idées sociologiques exposées dans le
­présent ouvrage.
Ce texte laconique, minimaliste, frappe finalement par l’absence
de toute réflexivité à l’endroit du lien entre expérience de guerre
et travail anthropologique, sinon pour préciser que la première
a fourni des possibilités de « visite » qui auraient été impossibles
autrement. À cet égard, la guerre se voit ramenée à une simple
opportunité pour le travail de l’anthropologue.
Cette mise à distance, Leach ne l’a pas davantage atténuée
en deux autres occasions, l’une qui intervint avant la parution
de l’ouvrage sur les Kachin, l’autre après. La première est une
causerie à la BBC le 18 octobre 1949, dans le cadre d’une série
intitulée « Out-of-the-Way Peoples », et consacrée aux « Kachin
de Birmanie ». Le début du propos radiophonique de Leach ne
laisse pas de retenir l’attention : « Les Kachin, explique-t-il, sont
ceux que je connais le mieux. Ils sont petits, trapus, robustes, un
peu comme les soldats gurkha qui combattirent si bien pendant
la guerre. Les Kachin, en la matière, font de très bons ­soldats
aussi. Beaucoup d’entre eux étaient dans l’armée birmane et
combattirent avec nous contre les Japonais. Certains d’entre
vous qui étiez dans la xive armée peuvent en avoir rencontré.
Si c’est le cas, je me demande ce que vous avez pensé de la jun-
gle birmane. Pas grand-chose, peut-être ? Mais vous savez, les
opérations militaires ne sont pas la bonne façon de voir un pays

148
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

nouveau ; la jungle birmane, en réalité, n’est pas ne serait-ce


que de moitié aussi hostile que ce que les journaux de guerre
ont prétendu. Pourquoi un major de l’armée qui avait écrit à
son sujet en des jours plus pacifiques aurait-il appelé son livre
« une Arcadie birmane » ? Livre sur la foi duquel ma femme et
moi passâmes notre lune de miel là-bas ; et, devrais-je ajouter,
nous sommes toujours mariés305. » Ce qui étonne ici, c’est la
complicité établie avec les vétérans de la xive armée, mais qui
n’énonce jamais explicitement le rôle joué par Leach au côté
des troupes britanniques dans la région : jamais il ne dit qu’il
était sur place pendant le conflit, allant même jusqu’à suggérer
que la guerre était un mauvais moyen de visiter le pays… lui
qui l’avait si intensément mise à profit pour le faire !
Une seconde opportunité – mais non saisie là encore – fut
une communication pacifiste donnée à Oxford en 1964 dans le
cadre d’un colloque consacré à l’étiologie de la guerre306. Son
début est net : « Nous aussi, dit-il, nous sommes des sauvages
sous notre peau de civilisés. Nous partageons nos instincts, quels
qu’ils soient, avec les cannibales et les Pygmées, les Bochimans
et les aborigènes d’Australie307. » L’anthropologue poursuit
alors sur la chasse aux têtes… en oubliant les Kachin, grands
­coupeurs de têtes avant que la colonisation ne mette un terme à
cette pratique, mais aussi les Japonais, dont on sait que les décol-
lations de prisonniers au sabre ou à la baïonnette constituèrent
un des agissements qui a le plus horrifié les Anglo-Saxons lors

305. E. Leach, « The Kachin of Burma (1949) », in Stephen Hugh-Jones


et James Laidlaw (dir.), The Essential Edmund Leach, vol. II, New Haven et
Londres,Yale University Press, 2000, p. 258.
306. E. Leach, « La nature de la guerre », in L’Unité de l’homme et autres essais,
Paris, Gallimard, 1980, p. 299-320. Cet article développe une communication
faite à la conférence Factors in the Aetiology of War, tenue à Oxford en juillet
1964. Elle a été publiée sous le titre « The Nature of War » dans Disarmement and
Arms Control, 3 (2), 1965, p. 165-183.
307. Ibid., p. 299.

149
combattre

de la guerre du Pacifique308. Et une telle absence est d’autant


plus intéressante que, dans ce même texte, Leach n’hésite pas
à évoquer une décapitation récente de deux soldats anglais en
Arabie saoudite, ainsi que les efforts réalisés par le gouverne-
ment pour « récupérer les têtes », précisément.
L’ensemble de l’article fait preuve d’un froid réalisme sur la
nature de la guerre, rabattue du côté d’une mystique du sacri-
fice établissant « un pont momentané entre ce monde et l’autre
monde ». Et l’anthropologue de poursuivre : « On aurait tout
à fait tort de supposer que, parce qu’il va de soi que la guerre
amène des désastres, il va autant de soi qu’il faut l’éviter. Les
désastres sont des manifestations de l’intervention divine, et
certaines personnes peuvent avoir l’impression que d’aller au-
devant du désastre est le moyen le plus sûr d’appeler Dieu à
son aide. De la même manière, il ne faut pas s’imaginer qu’une
disposition exagérément pacifiste est une garantie sûre contre
l’abandon à une violence guerrière309. » Dans ce texte qui dit si
bien la dimension eschatologique de la guerre et l’origine de la
fascination profonde qu’elle peut exercer sur les acteurs sociaux,
il n’est pas difficile de discerner l’intimité de Leach avec tout ce
qui se joue dans l’œil310 du fait guerrier. Mais, une fois encore,
cela ne signifie pas que l’anthropologue se soit risqué à concé-
der le moindre mot sur son expérience propre.

C’est un choix opposé que fit Marc Bloch à l’été 1940 en


commençant la rédaction de L’Étrange Défaite 311 : un texte

308. Jean-Louis Margolin, L’Armée de l’empereur : violences et crimes du Japon


en guerre. 1937-1945, Paris, Armand Colin, 2007.
309. E. Leach, « La nature de la guerre », op. cit., p. 320.
310. Nous empruntons cette expression, si parlante, à George Mosse,
convaincu qu’il fallait se placer dans « l’œil du nazisme » pour pouvoir espérer
le comprendre (G. Mosse, De la Grande Guerre aux totalitarismes, op. cit.).
311. D’après Étienne Bloch, son fils, Marc Bloch a rédigé son texte avant les
décrets d’octobre 1940 l’excluant de la fonction publique, et donc avant que
ce dernier ne soit « relevé de déchéance » pour « services scientifiques excep-

150
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

d­ estiné à la publication après la libération du territoire312 –


cette précision est pour nous d’importance –, à l’inverse des
Souvenirs de guerre 1914-1915, inachevés, et dont Marc Bloch
n’avait jamais envisagé la publication.
L’expérience de guerre dont il est question dans L’Étrange
Défaite est connue. Le 24 août 1939, Marc Bloch est mobilisé
sur sa demande comme capitaine d’état-major, à l’âge de 53 ans.
Il rejoint le 2e bureau de l’état-major d’un groupe de subdivi-
sions (services du territoire) ayant son QG à Strasbourg, puis à
Molsheim, au pied desVosges, avant que l’état-major en question
ne soit fondu avec celui du groupe de Saverne. En octobre, il
est muté à l’état-major de la 1re armée, à Bohain, en Picardie. Il
est alors officier de liaison avec les forces britanniques. Puis il est
versé au 4e bureau, chargé de la circulation, de la main-d’œuvre
et du ravitaillement, en remplacement d’un officier de ravitaille-
ment en essence : il devient alors, au prix d’ailleurs d’un bref
moment de panique, « grand maître des carburants, dans l’armée
la plus motorisée de tout le front français313 », comme il le dit lui-
même. Après le 13 mai, il se dirige vers le nord et se trouve pris
au piège dans la poche de Dunkerque, dont il s’échappe pourtant
le 31 mai pour Douvres, avant de revenir à Cherbourg : c’est donc
au cours de cette seconde moitié du mois de mai que le vétéran
de 1914-1918 fit sa deuxième rencontre avec le feu. Le 16 juin,
il est à Rennes, dans la perspective assez vague d’une mise en
défense de la Bretagne : deux jours plus tard, il se ­« démobilise »
tionnels rendus à la France », soit entre juillet et septembre 1940, à Guéret, dans
la Creuse.
312. Ce qui fut fait en 1946 par les soins du mouvement de résistance Francs-
Tireurs, auquel Marc Bloch appartint à partir de 1943. Il est important de
noter que l’édition de L’Étrange Défaite ne comporte pas l’annotation complète
du texte prévue par Marc Bloch, rédigée plus tardivement (certaines notes
sont datées du mois d’octobre 1941) : ces notes additionnelles m’ont été très
gracieusement fournies par Étienne Bloch, que je remercie très vivement ici.
Nous utilisons ici la réédition du texte de M. Bloch, L’Étrange Défaite, Paris,
Gallimard, 1990. Et nous renvoyons aussi à Écrits de guerre, op. cit.
313. M. Bloch , L’Étrange Défaite, op. cit., p. 37.

151
combattre

de lui-même pour éviter la captivité. Dès le 2 juillet, il rejoint la


maison familiale dans la Creuse, en zone libre.
Une phrase de L’Étrange Défaite nous paraît essentielle pour
comprendre le texte de Marc Bloch en tant que récit de ­combat ;
celle que lui lance, en pleine déroute française, un officier de
carrière : « Je ne m’en serais, je vous l’avoue, jamais douté avant
le 10 mai : vous, vous êtes un guerrier 314. » C’est en tout cas
rarement sous l’angle d’une confrontation personnelle à la
­violence de guerre qu’est envisagé le texte de Marc Bloch315.
Or il nous semble qu’il s’agit là d’une dimension essentielle du
récit de l’historien. L’Étrange Défaite comprend en effet un très
grand nombre de remarques sur l’expérience combattante, la
plupart assez éparpillées et parfois redondantes, comme celles
qui concernent les questions de vitesse et de lenteur, ou d’autres
ayant trait au choc entre l’« ancien » et le « nouveau » lors de la
confrontation entre les corps de bataille français et allemands.
Mais nous ne chercherons pas à être exhaustifs ici, afin de nous
concentrer plutôt sur les trois passages les plus caractéristiques
en termes de réflexivité sur le combat.
Tous appartiennent à « la déposition d’un vaincu », c’est-à-dire
au chapitre ii de L’Étrange Défaite. Le premier a trait à l’ana-
lyse de la différence fondamentale, aux yeux de Marc Bloch,
entre l’expérience du mitraillage, celle du bombardement par le
canon (dont l’historien avait eu l’expérience directe en 1914-
1918, comme tous les fantassins de la Grande Guerre), celle
enfin du bombardement aérien du printemps 1940, entière-
ment nouveau pour lui comme pour les autres combattants
français316. Ce passage d’une exceptionnelle intelligence analy-
tique nécessite une citation assez longue :

314. Ibid., p. 33.


315. Il suffit pour s’en convaincre de lire la préface de Stanley Hoffmann
pour l’édition de 1990 de L’Étrange Défaite, ibid., p. 11-26.
316. Ibid., p. 84-88. On notera qu’à la fin de la guerre de 1914-1918, l’aviation
jouait un rôle central dans l’accompagnement des troupes au sol, par mitraillage
et aussi par bombardement. Mais outre que l’un et l’autre n’avaient alors nulle-
ment la même intensité qu’en mai-juin 1940, l’épreuve de l’attaque aérienne se
trouvait alors avoir été subie par les Allemands, du fait de la supériorité aérienne

152
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

Ce jour-là [22 mai 1940], au matin, le convoi, où ma voiture


s’était insérée, fut successivement mitraillé, par avions, puis, par
d’autres, bombardé. La mitraille, qui tua un homme, non loin de
moi, ne me fit pas grande impression. Il n’est, assurément, jamais
agréable de frôler la mort et, lorsque les rafales eurent cessé, j’en
éprouvai une satisfaction bien naturelle. Mais mon inquiétude
était demeurée, d’un bout à l’autre, beaucoup plus raisonnée
qu’instinctive. C’était une crainte à froid : rien qui ­ressemblât le
moins du monde à de la vraie peur. Le bombardement aérien, à
ma connaissance, fut sans victimes, au moins dans mon voisinage.
Il ne m’en laissa pas moins tout pantois et quand je me relevai du
fossé où je m’étais accroupi durant l’orage, je dus m’avouer que
j’y avais assez vilainement frissonné. V  ers la fin de la ­campagne,
j’ai subi quelques bombardements d’artillerie, dont je serais
bien le dernier, en ayant connu jadis de tout autres, à exagérer
­l’ampleur, mais qui ne manquèrent pas cependant d’être assez
sérieux. Je les ai supportés, sans aucune peine, ni rien perdre, je
crois, de ma sérénité.  Jamais les bombes d’avions ne m’ont permis
de conserver, sinon au prix d’un rude effort, une pareille égalité
d’humeur.

Après un tel aveu, Marc bloch insiste :


Sans doute y avait-il, dans mon cas, une part de réflexe acquis.
Depuis l’Argonne de 1914, le chant d’abeille des balles s’est
­inscrit dans mes circonvolutions cérébrales comme, dans la cire
d’un disque, un refrain prêt à jouer dès le premier tour de mani-
velle, et je n’ai pas l’oreille si mal bâtie que d’avoir, en vingt et
un ans, oublié l’art d’apprécier au son la trajectoire d’un obus et
le point de chute probable. J’avais été beaucoup plus rarement
bombardé du haut des airs, et je me trouvai, devant ce danger-là,
presque aussi béjaune que mes conscrits. Pourtant, la différence
de température, entre les trois types d’émotions que je viens de
décrire, a été un trait si général que force est de lui reconnaître
des raisons moins personnelles et plus profondes317.

absolue acquise par les Alliés à la fin de la Grande Guerre. On mesure d’autant
mieux le renversement auquel fut confronté Marc Bloch en mai-juin 1940.
317. Ibid., p. 84-88.

153
combattre

Après cette description déjà étonnante des « consistances »


différentes de la peur face à trois dangers également différents,
après l’évocation de trois types d’affects non assimilables les uns
aux autres (« trois types d’émotions […] »), Marc Bloch se refuse
à s’en tenir à la seule explication par l’opposition habitude/
surprise.  Aussi en vient-il à la question de la troisième dimen-
sion et du rôle joué par la verticalité de l’agression, ou plus
exactement par l’imaginaire de cette verticalité : « Les ­projectiles
tombent de très haut et semblent, à tort, en ­tomber tout droit.
Le jeu combiné du poids et de l’altitude leur imprime un élan
visiblement formidable, auquel les ­ obstacles les plus solides
paraissent incapables de résister. Il y a, dans une pareille direction
d’attaque, doublée d’une pareille force, ­quelque chose d’inhu-
main318. » Marc Bloch se fait ensuite « historien du ­sensible » en
abordant la question du son au combat ; du son étudié pour lui-
même tout d’abord, puis pour ses effets sur les corps, enfin pour
son impact sur les schémas corporels : « Les bruits sont odieux,
sauvages, énervants à l’extrême : tant le sifflement, intentionnel-
lement accru, dont je parlais à l’instant, que la détonation par
où tout le corps est secoué dans ses ­moelles. Cette déflagration
même, brassant l’air ambiant avec une violence inouïe, impose
à l’esprit une image de déchirement que confirme trop bien le
spectacle des cadavres abominablement déchiquetés et enlaidis
jusqu’à l’horreur par les traces des gaz échappés de l’explo-
sion. Or, l’homme, qui redoute toujours de mourir, ne supporte
jamais plus mal l’idée de sa fin que s’il s’y ajoute la menace d’un
écharpement total de son être physique ; ­l’instinct de conserva-
tion n’a peut-être pas de forme plus ­illogique que celle-là ; mais
aucune, non plus, qui soit plus profondément enracinée319. » On
le voit, Marc Bloch parvient à se situer ici à la charnière d’une
forme ­d’invariance de type anthropologique (« l’homme […] »)
et d’une attention extrême à la singularité du fait guerrier au

318. Ibid.
319. Ibid.

154
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

printemps 1940. Reliant entre elles les expériences de chacun


des deux conflits mondiaux, c’est bien d’une extraordinaire
leçon d’anthropologie ­historique qu’il s’agit. Une ­anthropologie
historique de l­’expérience sensorielle et ­ psychique de l’être
humain confronté au feu du combat moderne.
La même méthode est appliquée ailleurs. Le second passage
important ici a trait au courage au combat envisagé dans sa
continuité avec le « travail bien fait » du temps de paix320. « Aussi
bien, le courage, écrit Marc Bloch, n’est-il pas affaire de carrière
ou de caste. L’expérience de deux guerres – de la première
surtout – m’incline à penser qu’il n’est guère, chez les hommes
un peu sains, de disposition de l’âme plus répandue […]. Faire
preuve de courage, c’est, pour le soldat, proprement faire son
métier. Un honnête garçon a-t-il, dans la vie courante, cou-
tume de remplir exactement sa tâche quotidienne : à l’établi,
aux champs, derrière un comptoir, et, oserais-je l’ajouter, à la
table de travail de l’intellectuel ? Il continuera, tout naturelle-
ment, sous la bombe ou la mitraille, à s’acquitter, avec la même
simplicité, du devoir du moment321. » Aussi intéressant que soit
ce passage sur la banalité du courage à la guerre (tant Marc
Bloch énonce ici un point de vue si contraire à ce que l’on
serait tenté de penser spontanément), on se gardera pourtant
d’en surestimer la valeur : lorsque Marc Bloch constate que les
soldats naturellement « brutaux » (« les violents, les aventureux
ou les apaches »), en fait, « résistent mal à tout danger un peu
soutenu » ; lorsqu’il constate, à partir d’un cas individuel, qu’un
« jaune » chez qui manquait, en temps de paix, « le sentiment de
la solidarité de classe » se trouvait être aussi un « trembleur » face
au danger, on touche alors aux limites d’une analyse frappée
au coin du profond moralisme de Marc Bloch. Et mieux vaut
ne rien dire de cette autre phrase sur le peuple français, « où la

320. Ibid., p. 135-141.


321. Ibid., p. 136.

155
combattre

plupart des cerveaux sont solides et les corps bien ­membrés322 ».


Bien plus intéressants, en revanche, sont les moments où, dans
le même passage, l’historien évoque la plasticité des réactions
individuelles au danger : « […] Il est, dans le mépris du ­danger,
bien des nuances et des degrés.[…] Quiconque a vu le feu
le sait bien : aux âmes les mieux trempées il arrive parfois de
ne dompter qu’à grand-peine la peur : tandis qu’à d’autres
moments, chez le même homme, l’indifférence semble s’établir
sans le ­moindre effort, comme un produit spontané de ­l’action
nécessaire, de l’habitude ou, simplement, du bon équilibre céré-
bral323. » Précisément, parmi les circonstances qui font passer
du courage à la peur, Marc Bloch retient tout particulière-
ment cet élément clé que constituent « les effets de la surprise »
dans ce passage où le courage au combat devient le fruit d’une
préparation psychologique : « Les pires paralysies du caractère
eurent leur origine dans l’état de stupéfaction et de scandale
où un rythme de guerre inopiné jeta des hommes préparés,
par leurs éducateurs, à une tout autre image du combat324. »
Plus loin encore, c’est l’effondrement corporel que provoque
la défaite chez les officiers qui retient le regard de l’historien :
les « yeux hagards », les « barbes mal rasées », la « nervosité », et
jusqu’à ­« certains affalements dans les fauteuils325 », attitudes qui
lui signalent à quel point la dépression psychique s’inscrit très
vite, et avec une force croissante, dans les postures corporelles
elles-mêmes.
Un peu plus loin, Marc Bloch aborde l’anticipation du ­combat
dans le milieu des anciens officiers subalternes de la Grande
Guerre, devenus les cadres de l’armée française du printemps
1940. Sa lecture du déficit d’anticipation des chefs français
s’inscrit dans une analyse centrée sur la mémoire traumatique
de l’expérience du champ de bataille de la guerre précédente.
322. Ibid.
323. Ibid., p. 135-136.
324. Ibid., p. 139-140.
325. Ibid., p. 141.

156
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

Cette fois, le texte de Marc Bloch apporte en effet la preuve


de l’attention prêtée par l’auteur aux mécanismes de la ­psyché :
« Tous, à des degrés divers, […] restaient dominés par leurs
souvenirs de la campagne de la veille […]. [Ces ­expériences]
adhéraient à leur conscience, avec toute la ténacité d’images
de jeunesse. Elles avaient l’éclat de choses vues, dont les réso-
nances vibraient au plus intime de la mémoire affective. Tel
épisode […] c’était, pour eux, comme pour nous tous, anciens
combattants, les inoubliables évocations du danger personnelle-
ment bravé, du camarade tué à côté de soi, de la rage devant un
ordre mal donné, de l’enivrement au spectacle de l’ennemi en
fuite. Beaucoup d’entre eux avaient dû, en 1915 ou 1917, ­partir,
en tête de leurs unités, à l’assaut de tranchées encore intac-
tes ; ­fermant les yeux, ils revoyaient les corps de leurs hommes,
moissonnés par les mitrailleuses, dans les barbelés326. » Fermant
les yeux ? S’appuyant sur une expérience personnelle ici rétro-
cédée de manière implicite, c’est bien une analyse en termes de
réminiscence traumatique327 que l’historien esquisse dans ces
lignes d’une force rare.

Mais autant le dire un peu brutalement : Marc Bloch constitue


sur ce point une exception.  Au terme de cette analyse, en effet,
comment ne pas voir que les spécialistes des sciences sociales du
xxe siècle ayant fait l’expérience du combat moderne n’ont pas
su l’objectiver par un jeu de retournement de leurs propres outils
disciplinaires ? Et dès lors, une autre question mérite d’être posée :
silence ou bien absence328 ? Oubli ou élision délibérée ? Sur un

326. Ibid., p. 154.


327. On notera sur ce point l’importance du témoignage d’Étienne Bloch
sur certaines réminiscences diurnes dont souffrait ponctuellement Marc Bloch.
Il signale en particulier que chez un brocanteur, confronté à la vue de man-
nequins déshabillés, son père s’était senti mal et avait dû s’éloigner. M. Bloch,
Écrits de guerre, op. cit., p. 21, n. 44.
328. Je remercie Henry Rousso d’avoir attiré mon attention sur ce point
évidemment capital.

157
combattre

terrain aussi mouvant, toute affirmation tranchée est ­évidemment


difficile. Pour autant, il nous semble que cette lacune sur le ­combat
– lacune rarement totale, lacune déclinée selon des modalités infi-
niment variables, sinon subtiles – plaide en faveur de l’hypothèse
du silence. C’est bien ce qui rend cette lacune si voyante, dès lors
que l’on veut bien lire les textes d’un peu près : entre leurs lignes,
la dissimulation de l’expérience de guerre de ceux qui en furent
les auteurs se devine un peu trop aisément.

Il est vrai qu’élèves et commentateurs ont fait beaucoup pour


épaissir un silence déjà assez pesant. Il est intéressant d’observer
en effet de quelle manière les biographies inscrivent les expé-
riences militaires des hommes dont nous avons tenté de suivre
les parcours comme autant de parenthèses sans intérêt majeur
pour l’analyse de leur œuvre, dont la continuité n’aurait ainsi
été qu’interrompue par la confrontation avec le combat 329.
Le cas de Marcel Mauss est frappant à cet égard. Pas un mot
de l’expérience de guerre de ce dernier dans l’introduction
que lui consacre en 1950 Claude Lévi-Strauss dans Sociologie
et anthropologie330. Presque rien non plus dans la grosse et belle
introduction de Victor Karady à l’édition des trois tomes de ses
œuvres, parue en 1968. Le rôle de ce dernier dans la Grande
Guerre s’y trouve évoqué en ces termes : « La guerre introduit
une césure profonde dans l’activité de Mauss et suspend pour
toute une décennie le travail collectif autour de L’Année […]. La
guerre le surprend donc, comme toute l’École ­sociologique, à un
moment de répit. Engagé volontaire, il est affecté comme inter-
prète auprès d’unités combattantes anglaises et ­australiennes.
Il se retrouve dans l’après-guerre à la tête de l’École sociolo-
gique décimée, légataire universel de ­l’héritage durkheimien
329. Il est vrai que concernant Marc Bloch, le point de vue d’Ulrich Raulff
est inverse, au point de surévaluer peut-être l’expérience de guerre de l’histo-
rien, dont il tend à faire procéder l’essentiel de l’œuvre ultérieure (U. Raulff,
op. cit.).
330. M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit.

158
e x périences de combat et sciences sociales au x x e si è cle

[…]. Il lui incombe la tâche à laquelle il se dévouera pendant


le reste de sa vie de publier les manuscrits des compagnons
disparus. Il ne peut, d’autre part, rester insensible à la tragédie
européenne qu’il vient de vivre331. » Ainsi l’auteur voit-il par-
faitement ­l’importance du deuil de guerre chez Mauss, mais
l’expérience de guerre proprement dite n’est évoquée que sur
un plan très général, celui de la « tragédie européenne ». Pour
le reste, la guerre est d’abord interruption d’un travail personnel
et collectif ; le terme ne figure même pas à l’index « matière »
de l’ouvrage. Tout se passe donc comme si les données de
­l’expérience guerrière n’avaient pas eu d’incidence possible
sur le parcours intellectuel de Mauss, sur sa pensée, sur son
regard332. La question semble ne pas se poser et cette expé-
rience de guerre abolie débouche à notre sens sur un tableau
tronqué de l’homme et de son œuvre, l’un et l’autre amputés
d’un événement de vie capital333.
On pourrait sur ce point multiplier les exemples. Un des
plus frappants sans doute est celui que constitue l’étonnante
lecture que fait Clifford Geertz du récit de guerre livré par
Evans-Pritchard à la fin de sa vie, et qui nous a tant retenu334.
331. M. Mauss, Œuvres, t. 1, Éditions de Minuit, 1968. Introduction de Victor
Karady, p. xxxvii.
332. Le silence est plus épais encore dans la notice que lui consacre Jean
Jamin dans le Dictionnaire d’ethnologie et d’anthropologie (Pierre Bonte et Michel
Izard, dir.), Paris, PUF, 2000 : « Après la mort de Durkheim, survenue en 1917,
et la fin de la Première Guerre mondiale, qui a décimé le groupe de L’Année
sociologique, Mauss […] » (p. 456).
333. Alors que, curieusement, l’auteur voit mieux ce qu’a représenté le choc
du Second Conflit mondial pour Mauss : « Mis à la retraite lors de l’occupation
de la France par les Allemands, Mauss ne renonce pas pour autant au travail
scientifique qu’il poursuit jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent, sous l’effet,
sans doute, du choc subi par la guerre. » (p. lii). Il est vrai que le choc, ici, n’a plus
rien à voir avec l’expérience du combat. Il faudrait, sur tous ces points, ques-
tionner plus longuement que nous ne pouvons le faire ici la relation entretenue
par Geertz avec le fait guerrier.
334. Voir supra. Ce commentaire de Clifford Geertz constitue un chapitre
intitulé « Diaporama. Les images africaines d’Evans-Pritchard », de son livre Ici

159
combattre

Dans ce « texte fugitif, hors catégories, peu connu335 », « qui met


en lumière toutes les caractéristiques de la façon dont Evans-
Pritchard aborde le discours dans un texte où les argumenta-
tions de l’anthropologue relatives au fond et à la méthode ne
figurent que fugacement », Geertz dit s’intéresser à « l’origina-
lité de [l’]écriture336 » d’Evans-Pritchard, non sans se moquer
­gentiment de « l’entrain qui lui est coutumier 337 » dans la nar-
ration. Après avoir retranscrit le passage relatant le second enga-
gement d’Evans-Pritchard en décembre 1940 (très meurtrier
pour les Italiens, on s’en souvient), le commentateur livre le
cœur de son interprétation : « Je ne suivrai pas plus avant le
récit des aventures d’Evans-Pritchard, bien que son charme
­pittoresque en noir et blanc lui confère une séduction irrésis-
tible. Le ton, qui seul m’intéresse vraiment, devrait être clair
maintenant […]. Car, en réalité, nous sommes effectivement
en présence d’un tableau : Images d’Afrique338. » La moquerie
se fait pourtant plus appuyée à l’endroit de la fin du témoi-
gnage d’Evans-Pritchard, où ce dernier évoque la remontée
de la Gila, Union Jack en tête : « On est, comme de coutume,
content de le voir partout où il passe […] », ironise Geertz
avant de poursuivre : “ Revenir dans les marécages ”, conclut-
il dans son meilleur style de bon gars de chez nous, “ n’a pas
été une mince affaire mais, dans l’ensemble, ce fut un voyage
intéressant” 339. » Et le commentateur de durcir insidieusement
le trait : « De toute évidence, le récit a été trop souvent relaté
dans les pubs pour être le compte rendu spontané qu’il prétend
si industrieusement être340. » Et Geertz de mettre alors en relief

et là-bas. L’anthropologue comme auteur, op. cit. p. 55-76 (titre original : Works and
Lines : the Anthropologist as Author, Stanford University Press, 1988).
335. Ibid., p. 56.
336. Ibid., p. 55.
337. Ibid., p. 57.
338. Ibid., p. 61.
339. Ibid., p. 63.
340. Ibid.

160
e x pé r i e n c e s d e c o m b at e t s c i e n c e s s o c i a l e s au x x e si è c l e

une « stratégie ­textuelle » reposant sur « un contrat narratif très


strictement défini et très soigneusement respecté entre l’auteur
et le lecteur 341 », un « théâtre de langage […] le plus puissant
jamais construit en ethnographie342 », et supposé permettre une
« subtile mise à distance personnelle au moyen du jeu continuel
d’une discrète et légère ironie343 ».
Tout cela est fort loin d’être inexact, sans doute. Mais est-
ce faire injure à Clifford Geertz que de relever à quel point
il ­ manque ici l’essentiel ? Il ne voit pas en effet qu’Evans-
Pritchard, à l’extrême fin de sa vie, avait tout simplement tenté
un récit de combat, et que la stratégie discursive utilisée visait aussi
à dissimuler les puissants affects véhiculés par une telle expé-
rience. En s’attachant au seul style de l’auteur, Geertz passe à
côté du contenu du texte lui-même, ce récit au premier degré
d’une guerre ethnographique conduite sur les marges de la
guerre moderne, et pourtant surdéterminée par elle. Face à
un tel témoignage, la paralysie du commentateur surprend et,
disons-le, déçoit. Elle déçoit d’autant plus que quelques années
plus tard, dans After the Fact, Geertz entreprendra à son tour un
assez long récit de son arrivée à Sumatra en 1958, à Padang plus
exactement, au moment même où éclatait une grave rébel-
lion régionaliste : pendant deux mois, l’anthropologue resta
pris dans les rets de cette guerre civile. Or, pour évoquer ces
semaines tendues, il retrouve spontanément le procédé discursif
tant moqué chez Evans-Pritchard : un ton d’ironie légère et
­d’humour sur soi permettant de présenter comme sans impor-
tance les choses les plus sérieuses. Mais il parvient moins bien
encore que l’anthropologue des Nuer à objectiver sa confron-
tation à une situation de danger véritable344.

341. Ibid., p. 64.


342. Ibid., p. 64-65.
343. Ibid., p. 66.
344. C. Geertz, After the Fact.Two Countries, Four Decades, One Anthropologist,
Harvard University Press, 1995, p. 70-74.

161
c o m b at t r e

En l’espèce, ce refus de comprendre ce que le témoin semble


avoir eu tant de mal à dire, et qu’il n’a dit que si tardivement dans
le cas d’Evans-Pritchard, ne constitue pas un cas isolé. Au point
que la lucidité relative du biographe d’Edmund Leach, Stanley
Tambiah, peut paraître comme quelque peu exceptionnelle345.
Alors qu’à la fin des années 1970, les anthropologues britanniques
de la fin de la période impériale avaient été mis en cause pour
leur compromission avec la domination coloniale, Leach avait
cru répondre en ces termes à propos des années de guerre en
Birmanie, mêlant dans sa défense questions militaires et problème
colonial : « Il me semble que si je m’étais engagé en anthropologue
dans une Birmanie dans laquelle ni les administrateurs coloniaux
ni les chefs militaires n’avaient joué le rôle qui était le leur, mon
évaluation anthropologique de la société kachin ne s’en serait pas
trouvée substantiellement transformée346. »
La réponse, on l’aura noté, est contradictoire avec ce que
Leach avait affirmé en 1954 sur le rôle de son activité de
guerre dans l’élargissement de sa vision anthropologique.
Stanley Tambiah ne la trouve d’ailleurs guère satisfaisante :
reliant cette réponse à la détestation que manifestait Leach
pour ses années 1939-1945, il note avec justesse qu’elle « met
entre parenthèses et bloque, avec une force surprenante, l’or-
dalie de la guerre en tant qu’expérience sans importance pour
la perception ­ anthropologique professionnelle de la société
kachin347 ». Et c’est précisément à cette question que le biogra-
phe consacre une longue section d’un de ses chapitres, sous le
345. Stanley J. Tambiah, Edmund Leach. An Anthropological Life, Cambridge,
Cambridge University Press, 2002. On comparera par ­exemple les lignes qui
vont suivre avec la platitude de ce passage de la notice consacrée à Leach dans
le Dictionnaire de l’ethnologie et de ­l’anthropologie (P. Bonte et M. Izard, dir.) :
« Il entreprend ensuite, chez les Kachin de Birmanie, une recherche de terrain
dont le déroulement sera perturbé par la Deuxième Guerre mondiale, période
au cours de laquelle il sert dans l’armée birmane » (op. cit., p. 411).
346. E. Leach, « In Formative Travail with Leviathan », Anthropological Forum,
op. cit., p. 60.
347. S. J. Tambiah, Edmund Leach. An Anthropological Life, op. cit., p. 419.

162
e x p é r i e nc e s d e combat e t s ci e nc e s s ocial e s au x x e s i è cl e

titre : « Impact de la guerre sur le travail de Leach dans les col-


lines Kachin348. » Problématique intéressante, par conséquent,
encore que noyée dans un questionnement plus général por-
tant sur « l’anthropologie britannique et la colonisation », qui
ne constitue pas tout à fait le même problème. Car à y regar-
der de près, c’est l’interaction de la situation coloniale avec le
travail de Leach, bien plus que la situation de guerre, qui inté-
resse son ­biographe, lequel commente en termes assez sévères
la longue annexe du livre de 1954 (« Note sur la qualification
de l’auteur »), où Leach livrait in extremis les quelques éléments
biographiques que l’on sait sur sa propre guerre en Birmanie :
« Il y aurait davantage à rapporter et à discuter concernant la
manière dont le contexte colonial dans lequel Leach a effec-
tué son “terrain” à Hpalang, ses déplacements et expérien-
ces de guerre qui ont suivi, et, après la guerre, sur la manière
dont son étude serrée, effectuée à Londres, des rapports, notes
et écrits des administrateurs coloniaux en haute Birmanie et
nord-est de l’Inde, ont eu un impact sur la ­ composition de
Political Systems of Highland Burma349. » On le voit : l’expé-
rience de guerre n’est pas traitée de manière spécifique, mais
en tant que simple indentation du fait colonial. Ce qu’elle
était sans doute, d’un certain point de vue. Mais à l’échelle de
l’expérience vécue par ­l’anthropologue lui-même, il s’était agi
de bien autre chose. Double silence donc, ou silence redoublé,
pour être plus exact.

Ce silence, pourquoi ? Toute réponse est ici difficile, puis-


qu’elle exige de s’attaquer aux modalités d’une non-présence.
Au titre des hypothèses, la première qui vient à l’esprit – la
plus convaincante aussi sans doute – a trait au souci de neu-
tralité, de distanciation scientifique, de séparation entre expé-

348. Il s’agit du chapitre xvi de l’ouvrage, la section en question se trouvant


p. 413 sq.
349. Ibid., p. 46.

163
combatt r e

rience propre et œuvre personnelle. À cet égard, incriminer


une construction professionnelle du silence serait commet-
tre un grave anachronisme, et Stanley Tambiah a ainsi parfai-
tement raison de souligner qu’« au milieu des années 1950,
les conventions d’écriture dans le cadre d’une monographie
ne requéraient pas comme aujourd’hui que l’auteur consa-
cre un espace substantiel à ­ discuter la manière dont l’infor-
mation avait été sélectionnée, et la nature des interactions
entre ­l’anthropologue et ses sujets d’étude350 ». Une remarque
qui, à propos d’un autre silence sur une autre expérience de
guerre (mais vécue cette fois à ­l’arrière) – celui de Maurice
Halbwachs, bien étudié par Annette Becker –, rejoint cette
réflexion de Pierre Nora sur « cet âge scientiste et pudique
d’une Université qui n’avait pas encore perdu son pucelage et
où il ne faisait pas bon faire état dans son œuvre de son expé-
rience personnelle et de ses émotions propres, ou pire encore
de s’appuyer sur elles pour construire cette œuvre351 ». Cette
configuration intellectuelle interdisant d’« être affecté352 »
a d’ailleurs sans doute continué de toucher l’ensemble des
­sciences humaines et sociales au cours d’une période allant
bien au-delà du Second Conflit ­mondial. À certains égards, elle
continue d’encadrer aujourd’hui les ­protocoles de ­recherche
et les procédures d’énonciation.
En outre, on pourrait aisément soutenir que le silence sur la
violence constitue une modalité au moins aussi attendue que
la parole à son endroit, le fait de renouer avec la vie civile impli-
quant du même coup une coupure avec l’anomie de guerre,
avec ses pratiques aussi bien qu’avec ses représentations et son
langage, au profit d’un retour aux conventions sociales, morales,

350. Ibid., p. 417.


351. Pierre Nora, préface in Annette Becker, Maurice Halbwachs. Un intellec-
tuel en guerres mondiales, 1914-1945, Agnès Viénot Éditions, 2003, p. 16.
352. Nous reprenons ici la forte expression de Jeanne Favret-Saada à pro-
pos de la mise au jour de l’engagement affectif de l’ethnographe dans sa propre
enquête (« Être affecté », Gradhiva, n° 8, 1990, p. 3-9.)

164
e x p é r i e nc e s d e combat e t s ci e nc e s s ocial e s au x x e s i è cl e

religieuses du temps de paix. Le dire constitue après tout une


­sommation très moderne qu’il serait absurde d’exiger, a poste-
riori, de ceux dont nous avons analysé les parcours guerriers :
certaines choses, après tout, n’auraient-elles pas le droit d’être
tues353 ? Insistons : en aucun cas nous n’avons voulu prétendre
qu’ils auraient dû énoncer leur expérience personnelle, qu’ils
ont eu tort de la taire là où il aurait fallu la dire. En outre,
pour aller un peu plus loin, leur silence, alors passé inaperçu, ne
questionne-t-il pas en retour notre propre posture, notre propre
exigence, notre propre ignorance aussi 354 ?
Pour autant, la question du pourquoi du silence n’est pas celle
qui nous préoccupe le plus directement. C’est le ­comment qui
retient davantage notre attention, en ceci qu’il fait apparaître
la marque en creux laissée par l’expérience de guerre sur les
sciences sociales du xxe siècle. Et sans doute n’est-il pas inter-
dit d’interroger ici les conséquences de la construction sociale
du silence sur le statut du combat et sur les modalités de son
objectivation par les disciplines en question. Dans un singu-
lier passage tiré d’un ouvrage entièrement issu de son auto-
mobilisation d’intellectuelle et ­d’anthropologue au ­service de
la cause alliée lors de la Seconde Guerre mondiale, Margaret
Mead évoque en ces termes le regard spécifique qu’elle ne
peut s’empêcher de poser sur les auditoires de ses conférences
patriotiques : « Parlant d’une estrade à un club de femmes, si
l’on est simplement un conférencier expérimenté dans les clubs
de femmes, on note si l’auditoire est habillé avec élégance, et
de quelle manière […]. Mais je ne perds jamais tout à fait un
autre point de référence – la conscience que mon auditoire
porte des vêtements, et plusieurs couches de vêtements […].

353. Ainsi peut-on relever que l’histoire orale américaine de la Seconde


Guerre mondiale a occulté très largement la violence de guerre (Studs Terkel,
The Good War : An Oral History of World War II, New York, Pantheon/Random,
1984).
354. Ce passage doit tout aux remarques, particulièrement pertinentes,
d’Henry Rousso.

165
combatt r e

Cette autre conscience : “ces gens sont complètement habillés”


reste avec moi pour élargir ma perspective355. »
À partir de cette notation de 1942, suggérons que ceux
qui pratiquent les sciences sociales ne voient pas, dans leurs
­expériences quotidiennes même les plus banales, tout à fait
les mêmes ­choses que les autres. Non que leur discernement
soit nécessairement supérieur, loin s’en faut : nous croyons
­simplement qu’ils regardent – sinon toujours – du moins
­souvent différemment. Et c’est en ce sens que le regard de ceux
­d’entre eux qui ont ­ traversé l’expérience du ­ combat nous
­manque, tout ­ simplement, pour comprendre celle-ci un peu
moins mal. Sans pousser trop loin l’analyse virtuelle, il nous ­
semble que sans le silence en question, l’approche de la violence
de guerre par les sciences sociales bénéficierait aujourd’hui
d’une place très différente de celle qui est la sienne356. Le silence
des ­historiens, anthropologues et ­sociologues du xxe siècle qui
ont combattu dans la guerre moderne, le silence de ceux qui
les ont lus, commentés, prolongés ont fait beaucoup sans doute
pour ­priver ce sujet capital de la place qui aurait dû lui revenir
depuis longtemps.
Beaucoup, presque tout parfois, reste donc à faire en
un tel domaine, et par des chercheurs appartenant à une
­génération – la première au xxe siècle – n’ayant elle-même
aucune expérience directe de la guerre, aucune expérience du

355. M. Mead, And Keep Your Powder Dry, op. cit., p. 7.


356. De ce point de vue, et tout en cherchant à élargir la perspective, nous
rejoignons ici entièrement l’anthropologue Jean-Pierre Dozon, qui note à
propos du peu d’intérêt qu’a manifesté l’anthropologie pour le Premier Conflit
mondial : « […] la discipline ne paraît pas avoir manifesté d’intérêt majeur, alors
que l’événement était contemporain de sa propre expansion, pour la guerre de
1914-1918. Gageons que si elle s’en était saisie, ses outils, ses objets, voire ses doc-
trines n’auraient sans doute pas été exactement les mêmes.  » « L’anthropologue
à l’épreuve de l’implication et de la réflexivité éthique », in Michel Agier (dir.),
Anthropologues en dangers. L’engagement sur le terrain, Paris, Éd. Jean-Michel Place,
1997, p. 119.

166
e x pé r i e n c e s d e c o m b at e t s c i e n c e s s o c i a l e s au x x e si è c l e

combat et de la mort 357. Et paradoxalement, sans doute est-ce


cette ignorance qui permet à ces chercheurs de voir un tel sujet,
de repérer son importance, de lui poser des questions neuves.

357. Ce qui ne manque pas de leur être parfois reproché, implicitement ou


non. Nous renvoyons sur ce point à Antoine Prost, « Les limites de la brutali-
sation.Tuer sur le front occidental, 1914-1918 », Vingtième siècle. Revue d’histoire,
n° 81, janvier-mars 2004, p. 5-20. On notera au passage qu’Antoine Prost, jeune
historien lors de son départ en Algérie, aurait pu figurer parmi les parcours à
la fois guerriers et réflexifs que nous avons tenté de retracer ici. Il est particu-
lièrement intéressant notamment de croiser son journal de guerre rédigé au
jour le jour en Algérie (Carnets d’Algérie, Paris,Tallandier, 2005) et les quelques
allusions rétrospectives faites ultérieurement par l’historien dans le cadre de son
œuvre.Voir en particulier l’introduction de sa thèse sur les anciens combattants
(Les Anciens Combattants et la Société française, 1914-1939, Paris, PFNSP, 1977, 3
t., 237, 261 et 268 p., et aussi l’article de Vingtième siècle déjà cité).

167
168
CHAPITRE III

La « leçon anthropologique »
est-elle possible ?
Lectures historiennes

« Parmi toutes les sciences humaines, l’anthropo-


logie est peut-être la plus vouée à se questionner
elle-même. »
Clifford Geertz

En empruntant à Georges Balandier cette expression de


« leçon anthropologique358 », nous voulons signifier que c’est en
­historien du fait guerrier – du fait guerrier occidental et contem-
porain très précisément – que nous voudrions tenter d’examiner
­l’apport de l’interlocution des deux disciplines – anthropo­logie
et histoire – à une compréhension plus profonde de ce qui se
joue, ou peut se jouer, dans la guerre, dans le combat. Nous
sommes bien conscient de ce qu’a de factice, ici, l’emploi du
singulier – qui peut croire en l’existence ­ disciplinaire d’une
­anthropologie, d’une histoire ? – et nous reviendrons plus loin

358. G. Balandier, Le Pouvoir sur scènes, op. cit., p. 83. L’auteur utilise aussi la
notion d’ « information anthropologique », à notre avis moins subtile.

169
combattre

sur les nombreuses réticences que pourrait susciter un tel projet :


celles des anthropologues sont prévisibles359. Pour des raisons
différentes, bien des réserves historiennes le sont également :
nous examinerons les unes et les autres ultérieurement.
Pour le moment, contentons-nous de signaler que tout
­historien soucieux d’importer des problématiques anthropo­
logiques dans le champ de l’étude historique du fait guerrier se
trouve à un moment ou à un autre confronté à un continent :
celui de la « guerre primitive ». Doit-il se tenir à distance ou
l’explorer ? Le peut-il ? Et pour quels gains d’intelligibilité ?

Que faire de la « guerre primitive » ?

On a souligné, déjà, le rôle joué par les sollicitations du


« présent » guerrier de la fin des années 1990 (éclatement de
l’ex-Yougoslavie, Rwanda…) dans la redécouverte récente
de l’importance de la conflictualité dans les sociétés préhis-
toriques360. Inversement, pour un historien du fait guerrier
contemporain occidental, la question de la « guerre primitive »
n’est étrangère à son objet qu’en apparence. Ne serait-ce que
pour une seule raison : le rôle qui joue le « présent » guerrier
occidental sur le regard et les questionnements à l’endroit des
sociétés « autres ».
Ce phénomène de « retour » de notre contemporain guerrier
vers l’anthropologie moderne de la guerre primitive est parti-
culièrement visible dans cette grande tentative de synthèse qui
fut celle de Maurice Davie, publiée aux États-Unis en 1929
et en France deux ans plus tard. Ce dernier était professeur
­associé en sciences de la société à l’université de Yale lorsqu’il
fit ­paraître, en 1929, The Evolution of War : A Study of Its Role

359. « Histoire et anthropologie, nouvelles convergences ? », Revue d’histoire


moderne et contemporaine, 49-4bis, supplément 2002, p. 81-121.
360.Voir introduction, p. 13. J. Guilaine et J. Zammit, Le Sentier de la guerre.
Visages de la violence préhistorique, op. cit.

170
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

in Early Societies 361. Tiré du PhD de l’auteur, soutenu quel-


ques années auparavant, l’ouvrage était le fruit d’une recherche
effectuée au cours des années 1920. Celle-ci n’était pas issue
d’une enquête de terrain (évidemment hors d’atteinte sur un
sujet aussi vaste), mais d’une compilation d’observations ethno-
graphiques tirées surtout de la bibliographie disponible en lan-
gue anglaise et allemande362. Prenant la préhistoire pour point
de départ, dans une perspective « développementaliste » qui le
poussait à remonter vers les premières manifestations connues
de la guerre, l’auteur concluait d’emblée à la dimension uni-
verselle de la conflictualité dès le paléolithique : une profession
de foi dont on retrouve d’ailleurs la trace bien plus tard dans
l’ouvrage de Pierre Clastres déjà mentionné, qui s’appuie sur
l’inventaire établi par Maurice Davie pour définir la guerre
comme une « structure de la société primitive363 » prenant « une
dimension d’universalité 364 ».
Une perspective clairement néodarwinienne surdéterminait
la vision d’ensemble de l’ouvrage de Davie : la guerre était liée à
la « concurrence vitale365 », à la lutte des groupes entre eux pour
l’existence et, à ce titre, l’auteur croyait pouvoir mettre en relief
toute une série d’effets positifs de la conflictualité. Celle-ci était
intégratrice et poussait au développement d’une ­hiérarchie et

361. Cet ouvrage a été réédité en 1968 à Port Washington et New York,
Kennikat Press. M. R. Davie, La Guerre dans les sociétés primitives. Son rôle et son
évolution, op. cit. C’est à cette version française de l’ouvrage que se référeront les
citations qui suivent.
362. Un très grand nombre de références sont tirées du Journal of Anthropological
Institute of Great Britain and Ireland. Malheureusement, les références sont
­données sans dates de publication, ce qui rend ­difficile toute datation précise
du socle documentaire qui sert de base à l’auteur.
363. P. Clastres, Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives,
op. cit., p. 62.
364. Ibid., p. 14. Souligné par l’auteur.
365. C’est d’ailleurs le titre du chapitre ii : « La guerre et la concurrence
vitale ». M. R. Davie, La Guerre dans les sociétés primitives. Son rôle et son évolution,
op. cit., p. 24 sq.

171
combattre

d’une discipline sociales, ainsi qu’au développement de l’État,


ce pendant de la guerre devenu en retour un agent de pacifi-
cation. Elle aurait aussi permis l’institution de l’esclavage, ce
« grand progrès humanitaire366 » et civilisateur qui, en conférant
une valeur économique à la vie humaine, aurait du même coup
« stimulé l’adoucissement des cruautés de la guerre367 ».  Au total,
« facteur de l’évolution sociétaire368 », la guerre aurait contribué
à l’échange des cultures, évité la « dégénérescence humaine369 »,
enseigné la discipline (« qualité présentant ­d’énormes ­avantages
sociaux 370 »), favorisé l’inventivité (notamment médicale et
­technologique), « l’aptitude sociale à vivre et agir en ­commun371 »,
et produit finalement une « sélection sociétaire » envisagée par
l’auteur dans les termes d’un darwinisme social des plus radi-
caux 372. À ses yeux, la guerre était adaptative.
L’aspect pénible de tels développements ne doit pas conduire
à négliger certaines qualités du livre, expliquant sans doute sa
réédition à la fin des années 1960 et sa trace dans des travaux
ultérieurs. L’auteur discerne bien, par exemple, que l’étude de la
guerre nécessite de pratiquer « une coupe transversale de la vie
sociale dans son ensemble373 » et, prenant le phénomène de la
guerre primitive très au sérieux, notant sa haute létalité, il rejoint
l’anthropologie la plus récente en soulignant « la gravité générale
[et le] caractère destructif  374 » de celle-ci. Il examine aussi, non
sans justesse, plusieurs aspects de l’« être en guerre » des sociétés
étudiées : l’exclusion des femmes de l’activité guerrière et cyné-
gétique par exemple, dont il comprend que les racines ne sont pas

366. Ibid., p. 297.


367. Ibid., p. 295.
368. C’est le titre du chapitre xvi, le dernier de l’ouvrage (ibid.).
369. Ibid., p. 339.
370. Ibid., p. 340.
371. Ibid., p. 345.
372. Ibid., p. 346-347.
373. Ibid., p. 77.
374. Ibid., p. 103. Sur ce point, voir infra.

172
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

biologiques mais culturelles, grâce à sa prescience que la question


centrale est ici celle des armes et de l’ouverture de la barrière
anatomique375. Maurice Davie parvient aussi à évoquer plusieurs
écueils en récusant toute « férocité inhérente à l’humanité376 » et
en distinguant avec lucidité que le déploiement de la violence de
guerre, fruit d’un apprentissage, trouve sa source dans ce que nous
nommerions aujourd’hui les représentations : « Aussi longtemps que
l’ethnocentrisme aura le dessus, écrit-il, la paix sera l’exception et
la guerre sera la règle377. » Au total, sous sa plume, la guerre n’est
nullement essentialisée : il perçoit et sa flexibilité, et sa dimension
prioritairement culturelle.
Car malgré les prémisses conservatrices de sa lecture du fait
guerrier dans les sociétés primitives, l’auteur ne plaide pas en
faveur de la guerre, « ce procédé d’adaptation moins appro-
prié que d’autres moyens qui l’ont en partie remplacé378 ».
L’ombre portée du traumatisme de la guerre mondiale est
ainsi non seulement parfaitement perceptible d’un bout à
l’autre de l’ouvrage, mais à l’origine même de l’invention de
son sujet par l’anthropologue : « La présente génération, écrit-
il au début du chapitre ii, vient d’être témoin de la mêlée
la plus colossale et de la plus imposante destruction de vies
humaines que le monde ait jamais connues. Il est tout à fait
pertinent de se demander : quelle est la raison de cet état de
choses ? Pourquoi l’histoire de l’humanité a-t-elle été aussi
sanglante ? Que peut-on espérer de l’avenir ? Il est possible,
croit-on, de trouver réponse à ces ­questions. » Et l’auteur de
proposer, comme « premier pas à faire », l’étude de la guerre
« à ses plus bas degrés379 ».

375. Alain Testart, Essai sur les fondements de la division sexuelle du travail chez
les chasseurs-cueilleurs, Cahiers de l’homme, nouvelle série XXV, EHESS, 1986.
376. M. R. Davie, La Guerre dans les sociétés primitives. Son rôle et son évolution,
op. cit., p. 66.
377. Ibid., p. 43.
378. Ibid., p. 350.
379. Ibid., p. 24.

173
combattre

À ce titre, l’ouvrage s’inscrit parfaitement dans le grand


­questionnement occidental qui a succédé au déploiement
de violence guerrière des années 1914-1918, plus exacte-
ment sans doute dans ce bref moment de la fin des années
1920 où paraît en passe de se réaliser l’attente eschatolo-
gique de la « der des der » : on est donc peu surpris de lire
un avant-dernier ­ chapitre consacré à « la poussée vers la
paix380 », et de constater que l’ouvrage se termine sur l’es-
poir que la guerre se ­dissolve dans une société des nations
entièrement pacifiée. Une société des nations qu’il faut
entendre ici au sens ­ propre du terme : « Ainsi, plaide-t-il,
au fur et à mesure que le groupe du dedans s’agrandit, le
champ de la guerre se rétrécit. La même fin est réalisée par
l’établissement de fédérations de paix entre des nations ou
groupements plus étendus. La conclusion à tirer de là, c’est
que la guerre diminuera au fur et à mesure que des grou-
pements de paix de plus en plus vastes seront forgés par les
nations du monde381. » On comprend ainsi que l’étude de
la guerre primitive s’inscrivait pour son auteur comme un
outil de réflexion sur les moyens d’éviter un nouveau car-
nage ­mettant aux prises les sociétés « civilisées ». L’ouvrage
s’achève ainsi sur l’espoir que la « paix triomphe et que la
guerre devienne un anachronisme382 ».

Harry Turney-High ne semblait pas avoir tenu compte


du ­ travail de Maurice Davie383 lorsqu’il publia en 1949 un

380. Ibid., p. 299 sq.


381. Ibid., p. 330. Il est aisé de constater ici la proximité de cette thématique
avec celle développée par Norbert Elias en conclusion de son ouvrage paru
juste avant la Seconde Guerre mondiale (voir supra, chapitre i).
382. Ibid., p. 351.
383. Ni, curieusement, de l’ouvrage d’un professeur de droit internatio-
nal de l’université de Chicago, Quincy Wright, qui chercha à intégrer une
perspective anthropologique à son ouvrage A Study of War, paru en 1942. La
perspective était pourtant la même que celle de Turney-High.

174
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

ouvrage ­ considéré longtemps comme la première et uni-


que grande synthèse anthropologique portant sur la guerre
primitive384 : Primitive War. Its Practice and Concepts. Grande
synthèse à dire vrai ­ fraîchement accueillie à sa sortie, voire
franchement ignorée, et qui n’est devenue un « classique » que
plus tardivement. Le désintérêt académique anglo-saxon pour
les questions militaires au sortir du Second Conflit mondial,
le militarisme sous-jacent de l’auteur (ou ce qui fut jugé tel à
travers son dédain pour les valeurs civiles, son culte de la dis-
cipline et du commandement, tous deux attribués à ses états
de service en Europe), son iconoclasme qui le conduisit à
ignorer les études ethnologiques et anthropologiques existan-
tes au profit de simples récits ethnographiques du xviiie, du
xixe ou du début du xxe siècle : autant d’éléments qui n’ont
pas favorisé une bonne réception de Primitive War.
Comme pour Maurice Davie, la marque de la guerre sur
l’auteur était nette. Pourtant, l’anthropologue de l’univer-
sité du Montana, spécialiste des Indiens des grandes plaines
­d’Amérique du Nord depuis les années 1930, avait entrepris
son grand ouvrage sur la guerre primitive avant l’éclatement du
Second Conflit mondial et l’entrée en guerre des États-Unis.
C’est ­précisément celle-ci, associée à la crainte des effets de la
mobilisation des hommes et des incertitudes de la guerre, qui
poussa Turney-High, alors âgé de 43 ans, à convaincre son uni-
versité de passer au stencil la partie déjà achevée de l’ouvrage
et de la distribuer au sein du milieu académique : le retour
­favorable suscité par cet envoi aurait alors convaincu l’auteur
d’envisager l’édition de son texte. Celle-ci n’intervint pour-
tant qu’en 1949 :Turney-High dit en avoir repoussé la publica-
tion jusqu’à cette date, conscient que sa position « théorique »
­pourrait être affectée par une field experience. L’expression doit
être entendue au sens non anthropologique du terme : il s’agit ici
d’une expérience du champ de bataille.

384. H. H. Turney-High, Primitive War. Its Practice and Concepts, op. cit.

175
combattre

En fait, celle-ci resta assez distanciée385 : trop âgé sans doute


pour pouvoir être mobilisé dans les divisions combattantes,
Turney-High fut incorporé dans les chars avant de servir en
Europe dans la police militaire américaine, sans avoir jamais
connu de vrai combat, semble-t-il. En revanche, il semble
bien qu’il en ait vu les conséquences lors de la libération de la
Belgique et tout indique chez lui une connaissance au moins
indirecte de ce qui se passait vraiment sur les champs de bataille
européens de 1944-1945386. L’avant-propos ajouté au livre
pour la réédition de 1971 mentionne d’ailleurs l’obtention du
Distinguished Military Record, et il n’est pas indifférent que son
auteur, qui dédicaça son ouvrage à deux officiers supérieurs, ait
trouvé utile de remercier « les officiers, sous-officiers et soldats
des armées américaines, anglaises et françaises qui ont pour-
suivi son instruction dans l’art de la guerre387 ».
Primitive War comporte deux parties : la première (« La
­pratique de la guerre primitive »), après une étude de la
­question des armes, se prolonge par la théorie de la guerre et
celle de l’horizon militaire, puis par l’analyse des formations,
de la ­ discipline, du commandement, des besoins fonction-
nels, du renseignement, de la surprise et de la contre-sur-
prise, des plans de bataille enfin. On le note d’emblée : le
champ sémantique de l’anthropologie est absent des titres

385. On notera que la biographie de l’auteur reste mal connue.


L’anthropologue Lawrence Keelay avoue lui-même le peu de précision
des données ­ biographiques que l’on peut réunir sur Turney-High, mais
les avant-propos et postface de son ouvrage offrent néanmoins quelques
éléments.
386. En témoigne un étrange passage (p. 12) sur la réalité de la violence
au corps à corps dans la guerre moderne, à propos de la supériorité du choc
à l’arme blanche sur le feu telle que constatée dans l’expérience récente du
Second Conflit mondial. Non sans justesse, à notre avis, l’auteur ajoute que si
peu de blessures par baïonnette ont été enregistrées dans la chaîne de soins en
1914-1918, c’est en raison de la mort des blessés en question avant toute possi-
bilité de prise en charge (p. 14).
387. H. H. Turney-High, Primitive War. Its Practice and Concepts, op. cit., sp.

176
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

des chapitres, au point que si l’on ne savait pas qu’il s’agit


de la guerre primitive, on pourrait croire que l’on se situe
dans le cadre du modèle militaire occidental. Et ce n’est
pas un hasard si les mots de l’immense conflit qui venait
de s’achever sont ainsi posés sur les « réalités » de la guerre
­primitive : il s’agit bien en effet d’une comparaison, plus ou
moins explicite, entre deux types de conflictualité, entre
deux modèles guerriers.
Et ce dans une perspective rigoureusement inverse de celle
de Maurice Davie vingt ans plus tôt, comme on le découvre
dans la seconde partie (« Les concepts de la guerre primitive »),
consacrée aux causes de l’activité guerrière et aux représen-
tations qui l’accompagnent : Turney-High se révèle en effet
un adepte de l’« infériorité » du modèle guerrier des sociétés
qu’il étudie, infériorité dont les points clés sont à ses yeux les
­suivants : faiblesse de la mobilisation en hommes, fondée sur
la seule participation volontaire à la guerre ; approvisionne-
ments et logistiques déficients, et du même coup incapacité à
mener des campagnes prolongées ; absence d’unités de combat
organisées, et donc indiscipline forte et moral volatil ; faible
­spécialisation des armes et absence de spécialisation militaire
en fonction du type d’armes ; négligence pour les fortifications ;
tactiques inefficaces; enfin, absence de planification du combat
et négligence pour les principes de la guerre : c’est tout juste,
relève Turney-High, si les primitifs sont capables de former une
ligne de bataille…
Ainsi la guerre primitive ne peut-elle être que décousue, inef-
ficace, non sérieuse et, conséquence de ce qui précède, fort
peu létale pour ceux qui y participent. Une guerre relative-
ment bénigne donc, aux objectifs largement irrationnels, inca-
pable d’affecter les aspects essentiels de l’existence sociale. Le
tableau ne peut que frapper le lecteur d’aujourd’hui au titre de
son ethnocentrisme extrême, qu’explique sans doute la fasci-
nation rétrospective exercée sur l’auteur par le « modèle » de
guerre totale à laquelle il avait participé, au sein d’une armée

177
combattre

a­ méricaine victorieuse : « Le combattant non civilisé, explique-


t-il, n’est pas un soldat, sa guerre n’est pas la guerre, et sa tuerie
est futile et primitive car ses opérations manquent d’organisa-
tion et parce qu’il a très pauvrement développé les fonctions de
­leadership et de commandement 388. »
Sur le fond, nous reviendrons ultérieurement sur cette
vision de la guerre primitive aujourd’hui contredite en tous
points. Contentons-nous pour l’instant de relever qu’au plan
méthodologique – et la remarque vaut aussi pour l’ouvrage
de Maurice Davie – l’angle de vue qu’adopte ce type ­d’études
explique qu’elles ne peuvent rien apporter à ­l’historien. C’est
ici le protocole d’administration de la preuve qui est en cause :
l’auteur procède par accumulation de cas puisés tous azimuts
dans toutes les aires culturelles et dans les travaux les plus
divers, sans hiérarchisation ni attention aux processus d’élabo-
ration du savoir ­ethnologique ainsi mis en œuvre. On passe
de cette manière d’un ­exemple à un autre, d’un continent à
un autre, dans un tourbillon de situations ethnographiques
juxtaposées, mises en ­quelque sorte bout à bout. L’impression

388. Ibid., p. 227. Il convient de relever que Turney-High, disparu en 1982,


semble n’avoir jamais été capable de s’affranchir ultérieurement de cette vision
des choses. Lors de la reparution de son livre en 1971, l’auteur ajouta en effet
une longue postface qui s’inscrivait dans un contexte fort différent de celui de
1949, la Corée et le Vietnam étant venus s’interposer entre la date de publica-
tion d’origine et celle de réédition. Dans ces lignes, il ne renonça ni à l’idée de
dévalorisation de la guerre primitive, ni à la supériorité sur la guérilla ­d’armées
régulières au service d’un État, ni à son admiration implicite pour la conduite
de la Seconde Guerre mondiale : l’atteinte aux populations civiles, présen-
tée comme une transgression volontaire dans une logique de guerre totale, y
est ­perçue comme une « décision délibérée » (p. 264) inaccessible au guerrier
­primitif dont les motivations seraient de type cathartique, destinées à alléger une
tension induite par une vie trop difficile et par la volonté de mise en ­exergue
de sa valeur personnelle. Il est en tout cas frappant d’observer que son savoir
anthropologique ne lui est d’aucun secours pour tenter de ­comprendre un peu
mieux les évolutions guerrières de l’après-1945, en ­particulier la confrontation
des armées occidentales aux phénomènes de guérilla et de terrorisme.

178
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

s’installe alors que ­l’immense ­« expérience ethnologique389 »


fournira toujours autant d’exemples que nécessaire pour venir
à l’appui de n’importe quelle thèse, les conclusions diamétra-
lement opposées des deux ouvrages sur la nature même de
la guerre primitive venant d’ailleurs en apporter la preuve.
Le sentiment d’éparpillement des connaissances est tel que
plus rien ne finit par faire sens. Pour l’historien du phéno-
mène guerrier contemporain, ces études ne retrouvent un
intérêt que de manière très indirecte, et en quelque sorte à
rebours et au second degré : à travers l’ombre portée par l’une
ou l’autre des deux guerres mondiales sur un type de regard
anthropologique.
Dans les perspectives plus récentes sur la guerre primitive,
et plus particulièrement celles que développe l’anthropologie
amazoniste américaine, le point focal s’est nettement déplacé
vers l’étiologie du phénomène guerrier. Pour autant, les affron-
tements entre tenants des théories « sociobiologiques » « maté-
rialistes-écologiques », « bioculturelles » ou « historiques »390,
maintiennent tout historien de la conflictualité à une distance
respectable. En effet, comment ne se sentirait-il pas en accord
avec cette remarque d’une spécialiste des Yanomami, lorsqu’elle
fait observer que ces différents modèles « font généralement
­abstraction des aspects symboliques et culturels, sous-estimant
en particulier les types de causalité liés aux représentations
relatives à l’agression, à la vie et à la mort ainsi que les ­formes
389. J’emprunte cette formule à P. Clastres, Recherches d’anthropologie poli-
tique, Paris, Seuil, 1980, p. 51.
390. On consultera sur ce point l’important volume de J. Haas, The
Anthropology of War, op. cit., et en particulier la longue mise au point de Clark
McCauley, « Conference Overview », p. 1-25. Encore plus éloignés de nos
préoccupations, les travaux qui interrogent la violence en mêlant la guerre à
d’autres formes de violence, et introduisant une confusion qui obscurcit, selon
nous, l’objet étudié. À titre d’exemple de cette tendance : David Riches (dir.),
The Anthropology of V   iolence, Oxford, Basil Blackwell, 1986, et Göran Aijimer
et Jon Abbink (dir.), Meanings of V   iolence.  A Cross Cultural Perspective, Oxford,
New York, Berg, 2000.

179
combattre

de ­ réponses institutionnelles se rapportant à l’intégrité des


personnes et des droits391 » ? Plus loin, l’auteur montre toute
l’importance du « système vindicatoire » dans la perpétuation
des pratiques guerrières au sein de la société qu’elle étudie –,
pratiques de guerres caractérisées en outre par une gradation
d’une subtilité extrême – avant de livrer en ces termes ce qui
constitue à ses yeux leur sens profond : « La guerre apparaît
alors comme un rite essentiel à la production des êtres vivants.
Les ennemis sont nécessaires dans la mesure où ils sont des par-
tenaires de l’échange de substance vitale, le sang de la fécon-
dité, afin d’assurer une reproduction générale de la vie. Et cette
structure symbolique unit tous les groupes yanomami entre
eux 392. »
À cette lecture en termes culturels d’une conflictualité
bien spécifique, un historien du fait guerrier contemporain
­souscrira aisément. Pour autant, la dimension même de l’étude
maintient ce dernier en situation d’extériorité. En revanche,
lorsqu’en changeant d’échelle l’anthropologie de la guerre
­primitive assume clairement une perspective comparative avec
la conflictualité occidentale, elle offre à l’historien de la guerre
moderne une passerelle plus aisément praticable, tout au moins
en apparence. Qu’on en juge à travers le cheminement suggéré
par Lawrence Keelay393 : partant d’une formation en archéo­
logie « préhistorique » amérindienne – formation qui conduit
l’auteur à mettre souvent l’accent sur l’ethnographie des tribus
391. Catherine Alès, Yanomami, l’ire et le désir, Paris, Éditions Karthala, 2006,
p. 17. Je remercie Catherine Alès du temps qu’elle m’a consacré, et Élizabeth
Claverie pour m’avoir introduit dans ce domaine difficile de l’anthropologie
amazoniste.
392. Ibid., p. 290.
393. Lawrence H. Keelay, War Before Civilization. The Myth of the Peaceful
Savage, Oxford University Press, 1996. On notera que l’ouvrage de Keelay n’est
pas le seul de cette inspiration, mais que ce dernier tranche sur d’autres travaux
comparables par leur problématique, comme celui de Steven A. LeBlanc et
Katherine E. Register, Constant Battles : the Myth of the Peaceful, Noble Savage,
St. Martin’s Press, 2003.

180
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

d­ ’Amérique du Nord, sur leur activité guerrière intense dans


le passé et sur leur contact tout aussi conflictuel avec les Blancs
dans le cadre des guerres indiennes –, Keelay propose à son tour
une large synthèse des travaux archéologiques et anthropolo-
giques sur le fait guerrier, mais à partir d’échantillons raisonnés
de sociétés primitives connues, et sans jamais perdre de vue ni
l’horizon historique, ni les conflits contemporains occidentaux,
à commencer par les deux conflits mondiaux.
Cette étude crosscultural, tout en consacrant quelques pages aux
sociétés warfree en tant que telles, prend pour cible « le mythe du
sauvage pacifique », ou plus exactement la déréalisation de la guerre
chez les ethnologues et les préhistoriens au sein des sociétés étu-
diées par eux depuis 1945 : une perspective d’ailleurs également
adoptée par Jean Guilaine et Jean Zammit 394 dans le cas spécifique
de la préhistoire. Les trois auteurs partagent en effet une même
conviction, qui, indirectement au moins, ne peut qu’intéresser le
spécialiste de la conflictualité occidentale au xxe siècle : c’est un
rejet profond de la guerre au sein de nos sociétés depuis la fin du
Second Conflit mondial qui aurait conduit à refuser de recon-
naître la présence du fait guerrier aussi bien dans les sociétés dites
« primitives » que dans les sociétés préhistoriques. Et ce au profit
du tropisme des ­échanges, d’une idéalisation des sociétés « ethno-
graphiques » et préhistoriques symétrique d’un regard empreint
de culpabilité sur nos propres sociétés, toujours taraudées par la
mémoire d’un demi-siècle de guerre totale. Avec justesse, Keelay
fait d’ailleurs remarquer que la discipline ­historique a été affec-
tée d’un mouvement comparable : l’histoire militaire fut laissée
à l’abandon, devenant le champ clos des amateurs, des militaires
eux-mêmes, ou ­d’historiens souvent dépourvus de toute légiti-
mité académique.
Selon Keelay, deux voies principales ont été suivies pour
déréaliser aussi efficacement le fait guerrier dans les sociétés

394. J. Guilaine et J. Zammit, Le Sentier de la guerre. Visages de la violence


préhistorique, op. cit.

181
combattre

primitives. La plus simple a consisté à refuser de prendre en


compte ses traces les plus évidentes, en particulier archéologi-
ques, comme le soulignent à leur tour les auteurs du Sentier de
la guerre. La seconde fut de nier la gravité de la guerre dans les
sociétés préhistoriques et primitives, de lui refuser en ­particulier
la moindre efficacité létale, de la présenter finalement comme
une « fausse guerre », trop ritualisée pour être ­réellement meur-
trière, et en tout cas d’une nature profondément autre que
celle des sociétés-États contemporaines. En ce sens, on voit à
quel point l’étude de la guerre primitive nous informe, indi-
rectement, sur l’héritage guerrier de nos propres sociétés, en
­particulier sur l’effet de fascination/répulsion exercé par les
deux conflits mondiaux sur la manière si ethnocentrique dont
les sciences sociales ont envisagé la guerre après 1945.
À la stupéfaction du lecteur, Keelay martèle au contraire la
supériorité meurtrière de l’activité guerrière dans un grand
nombre de sociétés « primitives », ici mises en parallèle avec les
sociétés « développées ». Tableaux comparatifs à l’appui, lesquels
synthétisent les données recueillies surtout au xixe siècle et lors
de la première moitié du xxe siècle (soit avant que ne s’impose
largement une pacification imposée par les États395), l’auteur
souligne tout d’abord que même dans les conflits « totaux » du
xxe siècle, les puissantes sociétés-États occidentales n’ont pas
toujours mobilisé une part de leur population masculine plus
importante que certaines sociétés primitives ne l’avaient fait
dans le passé. Le trouble s’accroît encore avec la mise en regard
des pertes infligées en temps de guerre, qu’il s’agisse de la popu-
lation envisagée globalement ou des seuls combattants : Keelay
compte ainsi vingt et une sociétés ethnographiques dont les
taux de pertes, en période de guerre, devancent ceux de sociétés
aussi éprouvées que l’Allemagne et la Russie au xxe siècle (une

395. D’après Keelay, les dernières guerres observées et photographiées sont


en particulier celles des Dani de Nouvelle-Guinée au début des années 1960,
ce qui constitue une affirmation plutôt aventurée.

182
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

supériorité meurtrière qui en outre se maintient en resserrant


la comparaison sur la seule partie masculine de la population).
C’est au total l’aspect hautement meurtrier de la guerre dans
les sociétés non étatiques qui ressort de l’étude, plus meurtrier
dans bien des cas que dans les sociétés-États occidentales, même
les plus touchées par les deux conflits mondiaux.
Comment préhistoriens et ethnologues ont-ils pu passer à
côté d’un phénomène aussi visible ? se demande Keelay. Les
observateurs occidentaux des sociétés non étatiques, pense-t-il,
ont raisonné à partir de leurs propres critères de la conflictua-
lité : présence de la bataille, présence du siège. Or ce dernier
n’existe pratiquement pas dans les sociétés primitives. Quant
à la bataille, lorsqu’elle a lieu, elle est en effet peu meurtrière,
même en chiffres relatifs, en raison de la mise en œuvre de
procédures d’interruption du combat sitôt les premières ­pertes
occasionnées. Mais outre le fait que cette lecture oublie la
dimension récurrente de la bataille dans les sociétés en ques-
tion (et donc la récurrence des pertes qu’elle provoque), elle
passe à côté de l’essentiel : la guerre s’y traduit bien davantage
par le raid sans cesse recommencé en territoire adverse, par le
­massacre (populations désarmées incluses), par l’embuscade, le
tout à travers une pratique de l’affrontement qui ignore généra-
lement la reddition et suppose donc la mise à mort des captifs,
des blessés, parfois des femmes et des enfants. Keelay donne
ainsi de nombreux exemples d’extermination totale de groupes
adverses, aussi bien en Nouvelle-Guinée que dans les grandes
plaines d’Amérique du Nord. Et calculant que les pertes occa-
sionnées par la guerre dans les sociétés non étatiques pouvaient
s’élever en moyenne à 5% par an, l’auteur assène alors qu’un
tel taux rapporté aux sociétés occidentales se serait traduit, au
xxe siècle, par la mort de deux milliards d’êtres humains…
Ce qui est en cause ici, on le voit, c’est bien l’ethnocen-
trisme de notre propre vision de la guerre, et notamment du
tropisme qu’exercent les deux conflits mondiaux au détriment
d’une prise en compte de la violence guerrière des autres, dont

183
combattre

nous ne pouvons concevoir qu’elle se soit inscrite, histori-


quement, à des niveaux proportionnellement plus élevés que
ceux jamais atteints par les sociétés occidentales à l’époque
contemporaine.
Là n’est pas le seul intérêt de l’ouvrage. Au prix d’un
­changement d’échelle, celui-ci offre en effet de stimu-
lants aperçus sur les modalités du combat dans les sociétés
­« périphériques », de même que sur le contact guerrier entre
celles-ci et les sociétés occidentales. C’est ainsi que l’auteur
insiste sur l’efficacité meurtrière de l’armement « traditionnel »,
un armement d’après lui bien plus efficace que le fusil à poudre
européen du xviiie siècle, ou même que le canon (ce dernier,
par exemple, ne put jamais être mis utilement en œuvre lors
des guerres ­indiennes). Fusils et canons occidentaux ne procu-
raient un avantage ­marqué à leurs utilisateurs que dans un seul
mode de combat : la bataille précisément, ou bien la défense
de positions fortifiées. Il faut attendre les nouveaux fusils et
les nouvelles munitions de la seconde moitié du xixe siècle396
pour que la situation bascule nettement à l’avantage de leurs
­possesseurs. Et l’auteur de dresser une liste assez convaincante
de défaites occidentales face à des adversaires en apparence
« sous-armés », tactiquement « inférieurs » et disposant d’une
« discipline inexistante ».
En fait, à en croire Keelay, les forces armées occidentales
n’ont remporté leurs guerres contre les sociétés primitives, en
Amérique du Nord comme en Afrique, que grâce à deux élé-
ments qui auraient combiné leurs effets. En premier lieu, la dégra-

396. L’auteur prétend même qu’il faut attendre les armes de la fin du
­ ixe siècle, en adoptant selon nous une chronologie trop haute. Il nous ­semble
x
que dès les années 1840-1860, l’armement occidental avait fait assez de ­progrès
pour obtenir une supériorité significative sur l’armement traditionnel des socié-
tés primitives. En outre, on pourrait faire observer que dans certaines configu-
rations dessinées par des modèles guerriers spécifiques, l’armement occidental
offrit précocement un avantage tactique décisif : dès le xvie siècle, par exemple,
lors de la conquête espagnole de l’Empire aztèque.

184
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

dation, voire l’abandon de leur propre modèle de combat par les


Occidentaux : ces derniers auraient ainsi compris qu’il leur fallait
mettre sur pied des unités de combat plus ­mobiles, laisser de côté
leur artillerie pour des armes plus légères, adopter des ­tactiques
de formations dispersées et de francs-tireurs, ­ systématiser les
embuscades, les raids, les attaques surprises, ­mettre l’accent sur
la destruction des infrastructures adverses, utiliser systématique-
ment les auxiliaires locaux. Tout cela exigeait parallèlement de
renoncer aux formations lourdes, aux équipements encombrants,
aux manœuvres savantes, à une chaîne de commandement rigide,
enfin aux stratégies élaborées longtemps à l’avance : autant de
procédés cruciaux dans un modèle guerrier centré sur le siège
et sur la bataille (celle-ci exigeant toutefois, rappelle l’auteur, une
« coopération » mutuelle entre adversaires pour advenir et avoir
quelque chance d’être décisive). D’autre part, c’est en liant ce
décalque partiel des pratiques de combat des sociétés primitives
à leur supériorité logistique ­intrinsèque que les Occidentaux
auraient eu finalement raison de leurs opposants : supériorité
en termes de fortifications, d’organisation de surplus alimen-
taires, et de technologie des transports. C’est d’ailleurs ce que
tend à montrer l’achèvement des guerres indiennes au cours des
années 1870 et du début de la décennie suivante. À ce titre, ce ne
seraient pas des techniques et des ­tactiques proprement militaires
qui auraient donné la victoire aux Occidentaux, mais d’autres
types d’avantages, d’ordre ­économique et ­logistique principa-
lement. Des savoir-faire de type non militaire, mais ­placés au
service de l’activité guerrière.
Aussi stimulante que puisse paraître une telle vision, qui
­renverse absolument toute notre manière de percevoir la vio-
lence de guerre du xxe siècle occidental ; aussi intéressante que
soit cette mise en regard de sociétés absolument différentes dans
une perspective croisée, on discerne pourtant ce que peut avoir
de sommaire ce parallèle entre des sociétés préhistoriques et
« primitives » d’un côté, et « développées » de l’autre, au prix
d’un redoutable affranchissement de tous les cadres spatiaux et

185
combattre

temporels. Outre les doutes que l’on peut nourrir sur les moda-
lités de calcul des chiffres présentés, outre l’hétérogénéité des
segments chronologiques servant de bases aux comparaisons, se
pose de toute manière un grave problème de proportionnalité :
établir un parallèle rigoureux entre le fait guerrier de socié-
tés comportant un très petit nombre d’individus, et celui de
sociétés complexes qui en comptent des dizaines de millions,
c’est brutaliser sans mesure l’échelle des phénomènes sociaux.
Le « micro » et le « macro » se voient constamment confondus,
créant l’illusion d’une comparaison possible, menée en quelque
sorte terme à terme parce que adossée à l’apparente scientificité
des données chiffrées. Il nous semble au contraire que ce type
de comparaison n’a guère de sens, conduite de cette manière
tout au moins. Le fait guerrier ne peut être à ce point déraciné
des sociétés dont il est issu, des différences de perception qui
s’attachent à lui, des variations de sens qui lui sont attribuées.
Pour ne prendre qu’un exemple issu de l’immense littérature
ethnographique, on ne peut rabattre le modèle guerrier des
Indiens Crow décrit en son temps par Robert Lowie397, et le
rôle capital qu’y jouait la subtile gradation des « coups » réali-
sés par les guerriers, vers des estimations de taux de pertes ou
de seuils de mobilisation masculine – deux critères tellement
caractéristiques de la guerre occidentale moderne. Ignorer à
ce point les spécificités qui s’attachent à chaque configuration
guerrière revient à tourner le dos à toute perspective anthropo-
logique véritable, au profit d’une fade polémologie.

Mais formuler cette objection ne revient-il pas à condam-


ner la légitimité même d’un effort comparatif, et faut-il dès
lors, dans notre perspective propre, nier toute valeur heuris-
tique à l’information anthropologique portant sur la guerre
« primitive » ? Il est en tout cas frappant que, sur la question

397. Robert H. Lowie, The Crow Indians, New York, Holt, Rinehart et
Winston, 1956 [1935].

186
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

de la conflictualité contemporaine, sa prise en compte semble


susciter moins d’effets d’intelligibilité que le contact avec les
travaux portant sur les sociétés « sans guerre », la simple mention
de leur existence venant saper un cadre cognitif et interprétatif
reposant dès l’origine sur la fausse évidence d’une activité guer-
rière universelle. Et pourtant, il se peut que le long détour par
la guerre de sociétés « autres » ne soit pas sans bénéfice pour un
projet d’anthropologie historique comme le nôtre, en termes
d’élargissement du champ de vision, de prise de distance avec
les objets habituels, et de sensibilité accrue à tout ce qui peut se
jouer dans l’activité guerrière. Pour notre part, on l’aura deviné,
nous restons convaincu de l’utilité de telles pertes de temps.

Retour aux historiens ?

Ce détour, d’autres que nous l’ont tenté pour leur propre


historiographie du phénomène guerrier. On songe ici à un
très grand pionnier : l’historien britannique John Keegan, et
plus précisément à son Histoire de la guerre 398, commencée en
1989 et publiée en 1993. Après l’analyse de différents modèles
guerriers, poursuivie par une présentation conduite « du néo-
lithique jusqu’à nos jours » de quatre thèmes transversaux dont
l’originalité ne peut manquer de sauter aux yeux (« la pierre »,
« la chair », « le fer », « le feu »), l’historien de Sandhurst cherche
à enchâsser son travail dans une perspective d’ordre anthro-
pologique à travers une réflexion d’ensemble consacrée aux
travaux sur la guerre primitive, elle-même adossée à la présen-
tation de très nombreuses études de cas ethnographiques. Son
adversaire principal n’est autre que Clausewitz en personne,
dont il récuse brutalement la si célèbre formule sur « la guerre
comme continuation de la politique par d’autres moyens399. »
398. J. Keegan, Histoire de la guerre. Du néolithique à la guerre du Golfe, op. cit.
399. Nous préférons pour notre part une formulation plus proche du texte
allemand, et aussi beaucoup plus subtile, à celle généralement reproduite : « la
guerre comme continuation de la politique mélangée à d’autres moyens. »

187
combattre

Car à ses yeux, « la guerre englobe bien plus que le politi-
que, […] elle représente toujours l’expression d’une culture,
étant ­souvent génératrice de nouvelles formes culturelles, jus-
qu’à même devenir, dans certaines sociétés, l’incarnation de
la culture elle-même400 ». Au fond, pour Keegan, la guerre est
d’abord un acte culturel, et pour notre part, nous souscrivons très
largement à une telle vision du phénomène guerrier. On serait
tenté de rappeler ici l’efficace formule de Margaret Mead dans
un ­article qui précéda de peu l’entrée en guerre des États-Unis
et son automobilisation, au titre d’anthropologue, pour la cause
de son pays en guerre : la guerre est « une invention401 », écrit-
elle ainsi dès 1940. Près de trente ans plus tard, elle précisera :
une « invention culturelle402 ».
La formule avait le mérite de souligner, au moins négati-
vement, que cette invention pouvait n’être pas automatique,
comme dans ces sociétés warfree déjà évoquées : perspec-
tive d’une importance capitale pour enrichir notre vision
de toutes les autres, tellement plus nombreuses, où l’inven-
tion s’est effectivement produite. Pour autant, on ­soulignera

400. Ibid., p. 32. Plus loin, Keegan soutient même, à propos du refoulement
des armes à feu au Japon sous les Tokugawa, au xviie siècle : « La guerre peut
être, parmi bien d’autres choses, la perpétuation d’une culture par ses propres
moyens » (p. 73).
401. M. Mead, « Warfare :  An Invention – Not a Biological Necessity »,
Anthropology : A Human Science, Selected Papers, op. cit., p. 127. Dans cet article,
Margaret Mead donne en outre cette définition à notre sens pertinente de la
guerre : « […] warfare, by which I mean organized conflict between two groups puts an
army (even if the army is only fifteen Pygmies) into the field to fight and kill, if possible,
some of the members of the army of the other group […] » (ibid.)
402. Sa formule, qui offre une définition de la guerre à notre sens par-
ticulièrement pertinente, est la suivante : « Warfare will be regarded as a cultural
invention consequent upon group identification, the existence of shared taboos against
intra-group killing […] and the equally culturally defined social sanctioning of killing
members of the opposing group. » Ou encore : « La guerre existe si le conflit est
organisé, socialement autorisé, et si le fait de tuer n’est pas considéré comme un
meurtre » (« Alternatives to War », in M. Fried, M. Harris, R. Murphy (dir.),
War :The Anthropology of Armed Conflict and Aggression, op. cit., p. 215).

188
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

ce qu’a ­ d’incomplet cette vision de la guerre comme acte


culturel : si la formule a en effet l’avantage de briser le moule
tellement étroit que continue d’imprimer Clausewitz dès
lors qu’est évoqué le phénomène guerrier, elle laisse de côté
les formes si différentes sous lesquelles peut se présenter
l’« invention » en question, et davantage encore les institu-
tions chargées de réguler, de légitimer ou sanctionner les
comportements, et donc d’imposer des normes en termes
d’exercice de la violence guerrière. Que dire en particulier
du port des armes et de ceux qui sont institutionnellement
chargés de leur usage403 ?
Peut-être est-ce pour cette raison que l’anthropologie
­historique à laquelle se livre John Keegan dans son Histoire de
la guerre n’aboutit pas à un ouvrage réellement réussi, tout se
passant comme si l’intégration d’une perspective d’anthropo-
logie culturelle très affirmée avait fini par rendre insaisissable
l’objet guerrier lui-même. En fait, le maître livre de l’auteur
n’est pas celui-ci, mais un autre, paru vingt ans plus tôt, et que
nous avons déjà évoqué : The Face of Battle, cet ouvrage pion-
nier qui demeure aujourd’hui un point de repère capital pour
toute historiographie du combat. L’auteur osait ne s’y intéres-
ser qu’au déploiement de la violence à travers sa comparaison
entre Azincourt (1415), Waterloo (1815) et la Somme (1916),
à la recherche des gestuelles de violence et des représentations
­combattantes qui les ont sous-tendues. En outre, jamais Keegan
ne se donna la facilité de « raconter » les trois batailles qui consti-
tuent le sujet du livre : c’est ce qui se passe exactement sur le
champ de bataille qui l’intéresse, et ce même intérêt l’obligea
à faire éclater l’événement en une série de coupes portant sur
les différentes formes d’affrontement, elles-mêmes surdétermi-
nées par les types d’armement maniés par les ­combattants. Il
ne s’agissait donc nullement d’une histoire de la bataille telle

403. Je remercie Tiphaine Barthélémy de ses objections si pertinentes sur


ce point.

189
combattre

qu’on l’entend d’habitude (et telle qu’on la pratique si souvent


encore…), mais bien d’une authentique anthropologie histori-
que du combat.

C’est à Ardant du Picq404 – un auteur militaire sans


culture anthropologique particulière, mais non sans culture
­historique – que Keegan doit sans doute l’idée de ces coupes
­entomologiques pratiquées de manière systématique à travers
le déploiement de violence sur les champs de bataille, coupes
qui ne prétendent ­ nullement déboucher sur un « récit » en
continu, on l’a dit, mais qui déconstruisent au contraire l’évé-
nement grâce à la mise en vis-à-vis des armes employées405.
Cette méthode d’analyse en miroir, systématisée et poussée à
un haut degré de raffinement par l’historien britannique, est
à l’origine d’un effet de connaissance impressionnant : elle
permet de surplomber aisément ce que l’on entend géné-
ralement par le terme « histoire militaire ». Mais il ne nous
semble pas que Keegan en ait été le ­ véritable inventeur, et
c’est bien pourquoi il convient de s’arrêter un ­instant sur son
prédécesseur. Par les questions posées à ses contemporains, par
l’effort descriptif et analytique poursuivi à travers les différents
écrits qui composent son œuvre posthume, Ardant du Picq
constitue un des tout premiers jalons en vue d’une relecture
de l’activité guerrière contemporaine.
Dans ce livre (Études sur le combat 406), non seulement inachevé
404. Ce passage reprend largement les termes d’un article paru dans la Revue
d’histoire du xixe siècle : «  Vers une anthropologie de la violence de combat au
xixe siècle : relire Ardant du Picq ? », n° 30, 20005/1, p. 85-97.
405. Dans le chapitre III de la troisième partie d’Études sur le combat, l’auteur
analyse ainsi toute une série de binômes placés en opposition comme « cavale-
rie et engins modernes », « cavalerie contre cavalerie », « cavalerie contre infan-
terie », « cuirasses et armement », etc.
406. Nous utiliserons ici la dernière édition parue en France : Charles
Ardant du Picq, Études sur le combat. Combat antique et combat moderne, Paris,
Économica, 2004. Pour une analyse des éditions successives, on se référera à
l’utile préface de Jacques Frémeaux, p. IX-XXVI.

190
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

mais composé en outre de bric et de broc à partir de textes très


divers – sinon disparates – réunis après la mort au combat de
leur auteur en 1870,  Ardant du Picq parvient à observer, à dire,
à analyser des aspects de la violence de bataille que nul autre
que lui n’est parvenu à isoler avec une réflexivité aussi aiguë
au xixe siècle. Dans ses pages, le combat et tout ce qui s’y joue
d’essentiel ne sont jamais traités sous la forme habituelle du récit
de guerre ou de bataille, en fonction de ces conventions discur-
sives qui continuent d’imprégner profondément ­l’histoire de la
conflictualité au point de décourager souvent toute recherche
neuve à son endroit. Ardant du Picq s’est offert un changement
de focale ; il ose un type de regard qui fait de son ouvrage
un guide précieux pour l’exploration de la dimension la plus
­opaque de l’activité guerrière, tout en constituant pourtant son
point nodal : le combat407.
Rappelons qu’Ardant du Picq était avant tout un officier
de troupe disposant d’une solide expérience de la guerre
­lorsqu’il rédigea la plupart de ses écrits, entre 1865 et 1869408.
Expérience double : sa connaissance de la « vraie guerre » est de
première main. Elle vient de Crimée, où il participa à ­l’assaut
du bastion central de Sébastopol en septembre 1855, ce qui

407. C’est bien pourquoi il intéressa tant Jean-Norton Cru dans son grand
ouvrage sur le témoignage combattant de la Grande Guerre, paru en 1929, en
particulier son traitement de la peur des combattants (Témoins, Nancy, Presses
universitaires de Nancy, 1993 [1929]).
408. Né en 1821, entré à Saint-Cyr en 1842, dont il sort avec un rang
médiocre, Charles Ardant du Picq est sous-lieutenant au 67e RI en octobre
1844, lieutenant en 1848, capitaine en 1852. Les années suivantes le conduisent
à alterner commandements dans des unités de chasseurs et dans des régiments
d’infanterie. En 1853, il passe au 9e BCP, devient en 1856 chef de bataillon
au 100e RI avant de repasser la même année au 16e BCP, puis au 37e RI en
1863. En 1864, il est lieutenant-colonel, d’abord au 55e RI, puis au 10e RI
cinq ans plus tard. Charles Ardant du Picq est d’abord un fantassin, mais qui
dispose de l’expérience des chasseurs à pied (on compte sous le second Empire
21 bataillons de ces soldats d’élite destinés à agir rapidement en avant des lignes
et à harceler l’ennemi de leur feu).

191
combattre

lui valut d’être fait prisonnier. Ardant du Picq connut aussi


la « petite guerre », en Algérie surtout, lors de la répression de
l’insurrection de 1864.
À cette expérience directe du combat, il ajouta une documen-
tation historique classique, mais aussi un corpus plus original,
grâce aux résultats d’une enquête entamée par une lettre écrite
en 1868 à des officiers ayant commandé sous le feu lors de
­différents conflits précédant la guerre franco-prussienne, celle-
là même qui vit la mort du colonel devant Metz. Les ­questions
posées dans ce long texte sont évidemment informées en
­profondeur par l’expérience de son auteur. Qu’on en juge par
ce passage concernant un moment capital, celui de l’assaut :
Comment s’est fait la charge, – à quelle distance l’ennemi a fui
devant elle, – à quelle distance elle s’est repliée devant le feu
ou devant la contenance, ou devant tel ou tel mouvement de
­l’ennemi.– Ce qu’elle a coûté. – Ce qui a pu être remarqué de
toutes ces mêmes choses chez l’ennemi.
La contenance, c’est-à-dire l’ordre, le désordre, les cris, le silence,
le trouble, le sang-froid, chez les chefs, chez les soldats, soit chez
nous, soit chez l’ennemi, avant, pendant, après.
Comment le soldat a été tout le temps de l’action dirigeable et
dirigé, ou bien à tel instant a eu tendance à quitter le rang pour
rester en arrière, ou pour se jeter en avant.
À quel instant, si la direction échappant aux chefs, n’a plus été
possible, à quel instant cette direction a échappé au chef de
bataillon, – à quel instant au capitaine, au chef de section, au chef
d’escouade ; à quel instant, en somme (si chose semblable a eu
lieu), n’y a-t-il plus eu qu’une impulsion désordonnée, soit en
avant, soit en arrière, emportant chefs et soldats pêle-mêle.
Où, quand, a eu lieu le temps d’arrêt.
Où, quand, la reprise en main des soldats par les chefs.
À quels instants, avant, pendant, après la journée a été fait l’appel
du bataillon, de la compagnie. Résultats de ces appels.

192
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

Combien de morts, combien de blessés, de part et d’autre ; – le


genre des blessures : – chez les officiers, – les sous-officiers, – les
caporaux, – les soldats, – etc.409

Comment ne pas relever qu’aujourd’hui encore un tel ques-


tionnement mérite de rester nôtre, dans la perspective d’une
anthropologie historique de la violence de combat ? Par le
type d’entrées qu’il suggère, le questionnaire d’Ardant du Picq
propose en effet une « histoire au ras du sol410 » en rupture avec
un descriptif de la violence entrepris le plus souvent à une
échelle si déréalisante qu’aucune analyse ne peut utilement s’y
attacher. Il entrevoit également une histoire corporelle (celle
des blessures, de leurs emplacements sur les corps…) qui, en
outre, sait faire appel à la sphère sensible du soldat (l’attention
aux sons qui accompagnent la lutte…). Il souligne enfin le lien
entre soma et psyché, à travers l’attention très grande portée à

409. Ch. Ardant du Picq, Études sur le combat. Combat antique et combat
moderne, op. cit., p. 13. On imagine la difficulté que les destinataires de cette lettre
ont probablement ressentie au moment d’y répondre. Tout indique d’ailleurs
que les réponses ont été peu nombreuses. Pour autant, celles dont nous dis-
posons sont du plus grand intérêt historique elles aussi. Elles concernent les
batailles de l’Alma et d’Inkerman (1854), de Magenta et de Solferino (1859), de
Mentana enfin (1867) : toutes s’insèrent par conséquent dans la séquence chro-
nologique 1850-1870. Ces récits, qui figurent en annexe d’Études sur le combat,
constituent évidemment des approches très partielles, voire parcellaires, mais
pour cette raison même l’information transmise est de premier ordre. L’échelle
choisie est en effet la bonne, et tout indique que les correspondants d’Ardant
du Picq ont su comprendre que ses questions étaient bien celles qu’il convenait
de poser aux données de l’expérience. Cette série – malheureusement trop
brève, il est vrai – est constituée de récits micro-historiques du déploiement
de la violence de combat, qui prennent tous pour objet central, sinon unique,
le combattant.
410. Je reprends cette expression à Jacques Revel, employée il est vrai par lui
dans un tout autre contexte, comme titre de sa préface à l’ouvrage de Giovanni
Levi, Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du xviie siècle,
Paris, Gallimard, 1989.

193
combattre

toutes les réactions psychologiques des hommes placés dans la


situation d’agression créée par la bataille. Le but de l’ouvrage
d’Ardant du Picq était d’abord utilitaire. Son questionnaire
n’en est pas moins une leçon d’intelligence historiographique
dont la pertinence reste aujourd’hui intacte.
Cette intéressante attention aux capacités psychiques se
­double, d’un point de vue plus réflexif, d’une méthodologie
historique très centrée sur la corporéité. Dépassant les analyses
issues des rapports de pertes entre vainqueurs et vaincus, et
mettant l’accent sur les lieux des blessures sur les corps, il prête
en particulier la plus grande attention à la question de la mort
reçue de dos : « Le nombre des tués, explique-t-il, le lieu des
blessures, en disent davantage, bien souvent, que les plus longs
récits, quand parfois ils ne les démentent pas411. » On entre
ici dans le champ d’une expertise médicale des procédures de
mise à mort.
Et puis, au centre du propos d’Ardant du Picq, constituant
l’axe même de son livre : la peur ; ce que la peur ­ permet, ce
qu’elle ne permet pas ; et sa dimension irrépressible au ­combat.
La réflexivité de l’auteur se voit par conséquent appliquée
une fois encore à la psyché combattante. C’est sans doute
sur ce point que l’auteur met le mieux en valeur son capital
­d’expériences personnelles, n’hésitant pas à parler à la ­première
­personne, comme dans ce passage où l’officier s’adresse au
­soldat – de manière fictive et cependant si directe – dans
­l’instant censé ­ précéder sa fuite : « Mais toujours il arrive un
instant où ­l’horreur naturelle prend le dessus sur la discipline,
et le ­ combattant ­ s’enfuit. – “Arrête, arrête ; tiens quelques
minutes, un instant de plus, et tu es vainqueur ; – tu n’es pas
même encore blessé, – si tu tournes le dos tu es mort.” – Il
n’entend pas, il ne peut plus entendre. – Il regorge de peur412. »

411. Ch. Ardant du Picq, Études sur le combat. Combat antique et combat
moderne, op. cit., p. 87.
412. Ibid., p. 79.

194
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

Ardant du Picq ne s’en tient pas là. Partant de son observation


des hommes, il sait établir une savante gradation entre l’émo-
tion, la peur, la terreur, tout en notant la fragilité extrême des
équilibres susceptibles de faire passer les combattants d’un état
à un autre : « Les soldats ont émotion, peur même. Le senti-
ment du devoir, la discipline, l’amour-propre, l’exemple des
chefs, leur sang-froid surtout, les maintiennent et empêchent la
peur de devenir terreur. Leur émotion ne leur permet jamais
de viser, d’ajuster autrement que par à-peu-près, quand elle
ne les fait pas tirer en l’air […]. En guerre, lorsque la terreur
vous a pris, et l’expérience montre qu’elle vous prend souvent,
vous êtes comme devant le lion, vous fuyez en tremblant et
vous laissez égorger413. » Point culminant de cette gradation :
le phénomène de panique, qui suscite la fuite irrépressible du
groupe combattant tout entier : « L’espace les a tentés. Ils ne se
retourneront plus414. »
Une lecture attentive d’Ardant du Picq et, parfois, de certaines
des réponses – si riches, on l’a dit – suscitées par son enquête
permettent d’entrer dans une description très fine des ­symptômes
de cette peur au combat. Ainsi ceux qui ont trait à l’usage des
armes : ici elles « tombent des mains » des soldats ; ailleurs, il faut
les arracher à des hommes frappés de stupeur, comme ce fut
le cas à Magenta si l’on en croit une lettre adressée à Ardant
du Picq le 23 août 1868 (« les Autrichiens […] que nous avons
pris tenaient leurs armes dans leurs mains et ne voulaient ni
les lâcher, ni s’en servir415 »). Un peu du même ordre sont les
réflexes de regroupement en grands troupeaux d’hommes para-
lysés, dont Ardant du Picq souligne aussi l’existence.
On doit également relever avec quelle force d’évocation
il analyse les processus d’évaporation massive des combat-
tants sur le champ de bataille lors du moment paroxystique

413. Ibid., p. 100.


414. Ibid., p. 74.
415. Ibid., p. 247.

195
combattre

que constitue l’avance vers l’ennemi. Le jeu des données de


l’expérience est palpable dans ces lignes extraordinaires : « La
chose arrive chez toute troupe marchant en avant, sous le feu,
dans ­ quelque ordre qu’elle soit et le nombre des ­ hommes
tombant ainsi volontairement, se laissant aller au moindre
bronchement, est d’autant plus grand que la distance est moins
ferme et que la surveillance des chefs et des ­ camarades est
plus difficile. Dans un bataillon en colonne serrée en masse,
cette sorte de désertion du moment est énorme ; la moitié
du monde tombe en route. Le premier peloton est mêlé au
quatrième, on est vrai troupeau de moutons, ­ personne n’a
plus aucune action, tout le monde étant mêlé. Si l’on arrive,
néanmoins, en vertu de l’impulsion première, le désordre
est si grand que la position enlevée, réattaquée par quatre
­hommes, est perdue416. »
D’où ces non moins extraordinaires conseils pour diriger
la charge, toujours sous forme de notes ou presque, nourries
­toujours par une pratique qui se lit en filigrane sans prendre
jamais la forme d’un récit à la première personne : « Jusque-là,
on a pu, à peu près, marcher en rang, c’est-à-dire avec ses chefs
(le rang n’étant pas la ligne mathématique, mais le groupement
dans la main du chef, sous son regard). Mais avec la course
arrive la débandade ; beaucoup s’arrêtent (d’autant moins qu’on
court moins longtemps), se couchent en route et ne rejoin-
dront que si l’attaque réussit (s’ils rejoignent même). Mais si,
devant courir trop longtemps, on est obligé de s’arrêter pour
souffler, s’attendre, l’élan est rompu, brisé ; au mouvement de
“En avant”, très peu partiront ; on a dix chances contre une de
voir l’attaque manquer, tourner à la plaisanterie, en cris de : “en
avant à la baïonnette”, sans que personne ne s’avance, sauf peut-
être quelques braves qui se font tuer inutilement, et finalement
s’évanouir devant la moindre démonstration de l’ennemi ; un

416. Ibid., p. 123. L’auteur prend ici Wagram (1809) comme point de départ
et non d’autres combats directement vécus par lui-même.

196
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

mot malheureux, un rien suffisent417[…] » La liberté de ton est


totale. Et l’effet de connaissance impressionnant sur ce qui se
passait alors réellement au moment clé du contact entre deux
troupes ennemies418.
Le moment du choc fait d’ailleurs l’objet sous sa plume d’un
effort descriptif et réflexif particulier. Rien de plus éclairant sur
ce point que tant de ses analyses qui permettent d’approcher
ce qui se jouait vraiment dans cet instant capital. Infiniment
convaincant lorsqu’il aborde ce qu’il connaît – la guerre de son
temps –, il tente d’entrouvrir une fenêtre sur un des aspects de
la violence de bataille parmi les plus difficiles à démêler. Et une
fois de plus, même s’il raccroche sa description à un combat
auquel il n’a pas participé419, les modalités discursives indiquent
que c’est bien sa propre expérience de la charge dont il livre
indirectement témoignage, sur un rythme d’ailleurs étrange-
ment précipité par l’emploi d’une syntaxe aussi savante que peu
orthodoxe :
Notre bataillon est à 100 pas de l’ennemi, que va-t-il se passer ?
Ceci, et l’on n’a jamais vu, on ne verra jamais autre chose :

Si le 1er bataillon a résolument marché, s’il est en ordre, il y a dix


à parier contre un que l’ennemi s’est retiré déjà sans attendre
davantage ; mais l’ennemi ne bronche pas. Alors l’homme nu de
nos jours contre le fer ou le plomb ne se possède plus ; ­l’instinct de
la conservation le commande absolument. Deux moyens d’évi-
ter ou d’amoindrir le danger et pas de milieu : fuir ou se ruer.
Ruons-nous ! Eh bien ! Si petit soit l’espace, si court soit l’instant
qui nous sépare de l’ennemi, encore l’instinct se ­montre. Nous
nous ruons, mais… la plupart, nous nous ruons avec ­prudence,

417. Ibid., p. 134-135.


418. On ne manquera pas de relever, en outre, que bien des observations
empiriques faites par Ardant du Picq au cours des années 1860 restent cohé-
rentes avec les acquis les plus récents de la psychiatrie militaire contemporaine.
On renverra ici au travail de synthèse de L. Crocq, Les Traumatismes psychiques
de guerre, op. cit.
419. Le combat de Diernstein, en novembre 1805.

197
combattre

avec arrière-pensée plutôt, laisser passer les plus ­pressés, les plus
intrépides, et ceci est singulier, mais absolument vrai, nous som-
mes d’autant moins serrés que nous approchons davantage, et adieu
la théorie de la poussée, et si la tête est arrêtée, ceux qui sont
­derrière se laissent choir plutôt que de la pousser, et si cependant
cette arrêtée est poussée, elle se laisse choir plutôt que d’avancer.
Il n’y a pas à se récrier, c’est ainsi. La poussée a lieu, mais pour
le fuyard420.

Car Ardant du Picq ne cesse décidément de le marteler :


« Le choc est un mot421 », le choc est un mythe, et dans la
bataille rien d’autre n’existe qu’une mêlée confuse. Son juge-
ment péremptoire aide en tout cas à réexaminer de fond en
­comble un immense corpus documentaire – corpus ­d’images,
de ­textes – qui, largement à notre insu sans doute, surdéter-
mine nos représentations du combat en les orientant vers le
topos du choc frontal. Les corps, nous dit au contraire Ardant
du Picq, ne se heurtent pas. Notre représentation de la bataille
au xixe siècle et, dans une certaine mesure, de la guerre
dans son ensemble, ne s’en trouve-t-elle pas profondément
bouleversée ?
De tout ce qui précède, on ne doit pas inférer que l’auteur
ne sache pas prendre en compte les mutations techniques qui,
lors de la décennie 1860 au cours de laquelle Ardant du Picq
écrit l’essentiel de son œuvre, ont commencé de transformer
de fond en comble les conditions mêmes du combat au sein du
monde occidental422. Le « moment Ardant du Picq » pourrait
420. Ch. Ardant du Picq, Études sur le combat. Combat antique et combat
moderne, op. cit., p. 118.
421. Ibid., p. 119.
422. Ces transformations, on le sait, ont trait à l’utilisation du train ­(première
mise en œuvre à grande échelle en 1859 lors de la campagne d’Italie), au
développement des communications (télégraphe électrique), à l’affirmation
du modèle des armées de masse issues de la généralisation de la conscription
dont la réforme Roon-Bismarck de 1862 offre le premier modèle moderne
à ­l’ensemble de l’Europe. Elles ont trait surtout, au niveau tactique qui nous
intéresse davantage ici, à l’introduction d’une artillerie nouvelle, bien plus

198
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

ainsi correspondre à la transition entre le modèle du soldat au


« corps redressé423 », combattant debout et en ordre serré, vers
celui du soldat accroupi, voire couché, de plus en plus séparé
des autres et tenu d’affronter l’épreuve du combat dans une
solitude croissante. Au cours des années 1860, la consistance
même du danger et de sa perception par les combattants a en
effet connu une mutation décisive dont Ardant du Picq fut le
témoin.
À cette transformation du feu, l’auteur consacre de longs
développements pour souligner qu’elle rend déjà et ­ rendra
à l’avenir le combat plus difficile que jamais, la peur plus
­marquée, le désordre plus grand, le contrôle des combat-
tants plus aléatoire. Sa démonstration d’ensemble, pense-t-il,
n’en est donc que plus probante. Ce profond changement est
admirablement décrit dans un passage de nouveau rédigé à la
première personne, très caractéristique de son goût pour le
­comparatif – cette fois entre les conditions du combat antique
et celles du combat moderne :

puissante que lors de la première moitié du siècle, et dont les canons Krupp
prussiens constituent, lors des années 1860 là encore, la meilleure illustration.
Notons surtout l’apparition des fusils modernes : carabines américaines Sharp
et Spencer de la guerre de Sécession, fusil Dreyse prussien (dont on sait le rôle
dans la victoire contre l’Autriche en 1866), chassepot français, entré en service
au même moment. Nouvelles armes qui accroissent la densité du mur de ­balles
que les troupes peuvent dresser devant elles grâce à l’intensité nouvelle de
leur tir (jusqu’à une dizaine de coups par minute pour le chassepot), mais qui
élargissent aussi la zone de mort du fait de leur portée (le tir d’un chassepot est
efficace à plus de 400 mètres et reste dangereux bien au-delà), tout en aggra-
vant les blessures du fait du pouvoir de pénétration accru de leurs projectiles.
Enfin, en raison des possibilités offertes par le chargement par la culasse et par
l’intensité inusitée du feu, les hommes sont conduits à se disperser, mais il leur
est désormais permis de tirer en restant couchés.
423. L’expression est de Georges Vigarello dans Le Corps redressé. Histoire
d’un pouvoir pédagogique, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1978. Pour plus de détails,
nous renvoyons ici à Stéphane Audoin-Rouzeau, « Massacres. Le corps et la
guerre », in Histoire du corps (Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges
Vigarello, dir.), t. 3, Paris, Seuil, 2006, p. 281-320.Voir aussi infra, chapitre iv.

199
combattre

Aujourd’hui, si fort, ferme, exercé, courageux que je sois, je ne


puis jamais dire : j’en reviendrai. Je n’ai plus affaire aux hommes, je
ne les crains pas, mais à la fatalité de la fonte et du plomb. La mort
est dans l’air, invisible et aveugle, avec des souffles effrayants qui
font courber la tête […], Nous en finissons ! Mais pour en finir il
faut se porter en avant, il faut aller chercher ­l’ennemi, et fantas-
sin, cavalier, nous sommes nus contre le fer, nus contre le plomb,
infaillibles à deux pas. Marchons quand même, ­ franchement,
résolument ; notre adversaire ne tiendra pas devant la perspec-
tive du bout portant de notre fusil, car l’abordement n’est jamais
mutuel, nous en sommes sûrs, – on nous l’a dit mille fois –, nous
l’avons vu.
Si, cependant, les choses allaient changer aujourd’hui ! Si lui aussi
nous offrait le bout portant !424

Corrélat de cette omniprésence de la peur et de l’absence de


choc organisé : le complet désordre de l’assaut, et l’impossibilité
totale pour les officiers d’en contrôler le déroulement. À partir
d’un point donné, souligne Ardant du Picq, le combat bascule
dans un hasard total, dans un monde d’aléas au sein duquel les
hommes font rigoureusement ce qu’ils veulent425. Ainsi cite‑t‑il
en annexe le texte d’un officier prussien ayant pris part aux
combats de 1866 et qui, à sa grande surprise, fut le témoin d’une
gigantesque dilatation latérale des lignes, parfaitement impré-
vue, ainsi qu’à une pression collective vers l’avant sans qu’aucun
contrôle ne fût possible de la part du commandement426.
424. Ch. Ardant du Picq, Études sur le combat. Combat antique et combat
moderne, op. cit., p. 83-84.
425. Il est frappant d’observer que cette idée de chaos comme caractéristique
essentielle du combat domine aujourd’hui dans la quasi-totalité des représen-
tations cinématographiques de la bataille moderne.
426. Ibid., p. 195-196. Les conclusions de la lettre d’un capitaine présent
à la bataille de l’Alma, datée de 1869, sont exactement du même ordre : c’est
un simple chasseur d’Afrique qui a donné le signal de l’assaut, dit le témoin ;
les corps sont montés à l’assaut mêlés les uns aux autres dans une confusion
totale ; tout le monde criait et commandait, du haut en bas de la hiérarchie ;
aucune manœuvre dès le premier coup de fusil tiré, mais un mélange total des

200
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

La réflexivité d’Ardant du Picq sur le désordre inhérent au


combat est d’autant plus impressionnante qu’elle ne paraît pas
avoir pour but de rechercher les moyens d’y mettre un terme,
mais bien au contraire de faire admettre, par ses pairs, le désor-
dre comme une donnée inévitable avec laquelle il faut appren-
dre à composer. Sa confiance dans la discipline est en effet
très limitée, puisqu’il faudrait à ses yeux une véritable terreur
disciplinaire pour espérer contrebattre celle qu’inspire l’ennemi
lui-même, une contrainte extrême qu’il est impossible, précisé-
ment, de mettre en œuvre, et qui de toute façon resterait insuf-
fisante au moment décisif. Il s’agit donc de prendre son parti
du réel, toute tentative d’agir abstraitement sur lui ne pouvant
­qu’accroître encore le désarroi et ses effets dissolvants sur le
groupe combattant. Ardant du Picq croit davantage à l’effet du
regard des autres, intimement lié à l’amour-propre personnel.
Voilà qui nous conduit à cette notion presque ­indéfinissable,
en tout cas complexe sous sa plume parce que sans doute
­complexe également à discerner sur le champ de bataille : celle
de « rang ».
La notion occupe une place capitale dans la pensée ­d’Ardant
du Picq, d’autant plus importante que la masse des aléas
­augmente avec la modernisation des armes et la complexité
­tactique, et qu’il est en outre impossible à ses yeux d’espérer la
réduire par des règlements et des entraînements de champs de
manœuvre. Toutefois ce n’est pas en tant que solution tactique
que la notion de « rang » nous intéresse chez lui, mais comme
outil descriptif de mécanismes ­ psychologiques à l’œuvre au
sein d’une troupe au combat. Chez Ardant du Picq, le « rang »
n’est nullement un alignement formel de ­soldats, et à ce titre
on peut d’ailleurs ­ s’interroger sur le choix d’un terme aussi
­susceptible ­ d’induire son lecteur en erreur. De nouveau, en
hommes et des officiers et une évaporation considérable des effectifs… (p. 244).
Soulignons de nouveau ici à quel point le questionnaire d’Ardant du Picq a
décidément suscité des témoignages saisissants parmi les officiers auxquels il
avait entrepris de s’adresser.

201
combattre

effet, Ardant du Picq aborde ­ l’impalpable : car si on le com-


prend bien, le rang est avant tout une disposition psychologi-
que qui lie les soldats entre eux, et ces derniers avec les chefs,
en leur permettant ­d’endurer ensemble la peur du combat et
d’infliger à l’adversaire une peur supérieure à celle qu’eux-
mêmes ­ éprouvent. Ce ­ phénomène presque indicible, Ardant
du Picq tente pourtant de le ­rendre concret dans un extraordi-
naire passage, une fois de plus rédigé dans une grande tension
d’écriture, comme ­chaque fois que son expérience personnelle
transparaît sans que l’auteur consente jamais à dire précisément
ce que lui-même avait vécu :
Le rang, c’est la menace, c’est plus que la menace ; la troupe enga-
gée qui fait feu n’appartient plus à son chef, et je sais, je vois ce
qu’elle fait, je sais ce dont elle est capable ; elle fait son action, je
la puis mesurer, etc. ; mais la troupe en rang est en main, je le sais,
je le vois, je le sens ; elle peut être menée en toute direction ; je
sens d’instinct qu’elle seule est capable de me venir sus, de me
prendre de droite, de gauche, de se jeter dans un intervalle, de
me tourner. Elle m’inquiète, elle me menace ; où va tomber cette
menace  ?[…]

Le rang (qui est la menace, la menace sérieuse, que l’effet peut


suivre à chaque instant) impose d’une terrible façon. Quand le
combat est bien engagé, il fait plus pour la victoire que ne le font
les combattants, qu’il existe réellement ou soit supposé exister
par l’ennemi427.

À bien des égards – le lecteur s’en sera rendu compte – Ardant


du Picq proposa dès les années 1860 une méthodologie qui
tournait le dos à l’histoire militaire de son temps. Et, dans une
certaine mesure, à celle du nôtre. C’est en ce sens que son texte,
écrit dans un objectif professionnel et non pas historiographi-

427. Ibid., p. 107. On songe au mystère des « hommes cousus ensemble »,


pour reprendre ici la forte expression du général Macdonald après Wagram,
en 1809.

202
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

que, répétons-le, conserve aujourd’hui encore une bonne part


de son pouvoir d’impulsion d’un effort historique centré sur le
combat. Mais sans doute est-il permis de convertir cette remar-
que en une version plus pessimiste. Ne se pourrait-il pas en
effet que la fraîcheur du texte d’Ardant du Picq ne nous frappe
aujourd’hui encore qu’en proportion d’un déficit évident en
termes d’étude de la violence de guerre ? Un déficit qui, à notre
sens, touche l’histoire contemporaine dans sa totalité, mais sans
doute le xixe siècle plus encore que le suivant ; on songe ici
à une historiographie française qui n’a que rarement perçu
­l’intérêt de l’étude du phénomène guerrier. On songe égale-
ment à ce jugement qu’Alain Corbin réservait à d’autres objets
que le nôtre, mais que nous transposons ici : « Le ­ chercheur,
du fait de cette cécité imposée par le sentiment d’horreur, se
prive de l’analyse de ce qui se dit dans le paroxysme et qui
ne se dit pas, ou ne peut pas se dire, à un autre moment […].
Ce refus de la confrontation à l’indicible, ce haut-le-cœur ont
induit […] une histoire universitaire édulcorée, prompte à se
réfugier dans l’héroïsation ou à s’en tenir à quelques épisodes
symboliques428. »

« Étudions donc l’homme dans le combat, écrit Ardant du


Picq, car c’est lui qui fait le réel429. » Si Études sur le combat
­suggère si nettement une lecture de type anthropologique de la
violence de bataille, sans doute est-ce parce que l’auteur confère
une forme d’invariabilité aux réactions de l’homme confronté à
l’acte de combattre. Au-delà d’un certain nombre de concessions
très datées à la théorie des « tempéraments nationaux », celui-ci
développe sa conviction d’une unicité profonde de la psyché
humaine face au combat, unicité susceptible de ­ transcender
les époques, les contextes et surtout la variation des modali-
428. A. Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarello (dir.), Histoire du corps. T. 2,
De la révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, 2005, p. 226.
429. Ch. Ardant du Picq, Études sur le combat. Combat antique et combat
moderne, op. cit., p. 37.

203
combattre

tés techniques des affrontements : « Si nous avons surtout parlé


du combat d’infanterie, note-t-il ainsi dans sa conclusion de la
première partie consacrée au combat antique, c’est que celui-
ci était le plus sérieux et que, à pied, à cheval, sur le pont d’un
navire, au moment du danger, on retrouve toujours le même
homme, et, qui le connaît bien, de son action ici conclut à son
action partout430. » Ailleurs, il y insiste à nouveau : « L’étude du
passé seule peut nous donner le sentiment du praticable, et nous
faire voir comment demain, forcément, inévitablement, combattra
le soldat431. »
Le lecteur d’aujourd’hui sent bien, évidemment, qu’Ardant
du Picq a tort, tant il est vrai que les affects qui s’attachent
à l’activité guerrière ne peuvent être séparés des contextes
­historiques auxquels ils sont liés432. Pourtant, paradoxale-
ment, sa conception de cette sorte d’invariabilité humaine
au ­combat garde une intrigante pertinence méthodologique :
sans doute parce ­que Ardant du Picq se refuse à instituer la
dimension technologique d’un affrontement comme point
de départ de ses réflexions, et moins encore les concep-
tions tactiques et stratégiques qui surdéterminent la mise
en œuvre de la violence, cette mise en exergue de l’inva-
riabilité du combattant constitue une des grandes forces de
son texte. Son anthropologie du combat est ancrée avant
tout dans une intuition des possibilités psychiques de l’être
humain : « Avec le perfectionnement des armes, des engins
de jet, la puissance de destruction croît, le courage d’affron-
ter devient plus difficile et l’homme ne change pas, ne peut
pas changer », écrit‑il. Et s’il ne peut changer, c’est parce

430. Ibid., p. 78.


431. Ibid., p. 88.
432. Pour autant, la conception d’Ardant du Picq n’est aucunement fondée
sur une conception rigide. Car cette invariance postulée en termes de réactions
humaines au combat est elle-même finement croisée avec la variance ­historique,
qui suppose en retour une extrême attention au détail, à la ­complexité des
situations réelles.

204
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

que ce dernier n’est ­capable « que d’une quantité donnée de


terreur. »433
Sur ce point, John Keegan s’est montré bien plus prudent
en rétablissant très finement la variance historienne, expliquant
par exemple que la peur aussi était objet culturel et que l’on
ne pouvait décontextualiser ni les déploiements de violence au
combat, ni la peur des soldats. On pourrait en dire autant de la
douleur corporelle ou psychique, tout aussi contingente.

C’est ce que nous semblent avoir largement oublié ­certains


travaux récents qui, pour intéressants qu’ils soient, nous
­paraissent susceptibles de conduire l’anthropologie historique
de la guerre dans une impasse. Avec Victor Davis Hanson, que
préface John Keegan, l’analyse de la bataille envisagée au ras
du sol (bataille hoplitique, ici) – pour fascinante qu’elle soit
en elle-même – se met au service d’un autre dessein : la thèse
d’un « modèle occidental de la guerre », centré précisément
sur la bataille, et à ­travers elle sur un ethos de combat dont les
Occidentaux seraient toujours, et malgré eux en quelque sorte,
les héritiers : « Ma conviction, écrit-il, est que la forme pure de
la bataille chez les Grecs nous a laissés, en Occident, possesseurs
d’un héritage embarrassant : nous sommes devenus persuadés
qu’une bataille autre qu’une confrontation face à face entre des
ennemis calmes et déterminés est contraire à nos valeurs et à
notre style434. » Dans des lignes écrites avant le basculement du
11 septembre 2001, et qui donc résonnent d’autant plus étran-
gement, l’auteur poursuit :
Le modèle grec de la guerre a développé en nous une aversion
pour ce que nous appelons le terroriste, le guérillero ou le franc-
tireur qui choisit de faire la guerre d’une autre façon et n’est pas
disposé à mourir sur le champ de bataille pour tuer son ennemi.

433. Ibid.
434.V. D. Hanson, Le Modèle occidental de la guerre. La bataille d’infanterie dans
la Grèce classique, op. cit., p. 13.

205
combattre

Nous n’éprouvons non plus aucun penchant pour l’extrémiste


religieux ou politique, le fanatique au comportement suicidaire
qui veut périr plutôt que de continuer à vivre en traversant
l’épreuve d’une bataille. Nous avons tellement admis pendant les
2 500 dernières années le modèle grec de la bataille rangée que
nous avons à peine remarqué qu’en fait la guerre en Occident ne
lui ressemble plus depuis longtemps, pas plus que nous n’avons
remarqué sa disparition dans les guerres de la fin du xxe siècle435.

Tout est loin d’être faux, sans doute, dans une telle ana-
lyse, en particulier sur le tropisme qu’exerce effectivement
la bataille dans l’activité guerrière contemporaine de l’Occi-
dent… ainsi que dans son historiographie. Le mot ­désigne à
l’origine un affrontement sanglant mais bref à l’échelle de la
journée436 : en ce sens, la « bataille » meurt en quelque sorte
de sa ­ propre ­ violence lors de la Première Guerre ­ mondiale
ou, peu de temps auparavant, dès la guerre russo-japonaise.
Pourtant, ne persistons-nous pas à appeler « batailles » ces
longs sièges en rase campagne, étalés sur des semaines et
plus souvent ­d’interminables mois, que furent Moukden en
1905, Verdun ou la Somme en 1916 ? Et n’avons-nous pas
ensuite persisté pour désigner Stalingrad en 1942-1943, la
Normandie en 1944 ou Okinawa en 1945, voire Diên Biên
Phu dix ans plus tard ? Il est en tout cas significatif qu’aucun
terme nouveau n’ait réussi à se poser sur une réalité guerrière
tellement différente que ce que le terme de « bataille » était
censé désigner à l’origine437 : d’autant que ce n’est pas une
différence de degré, mais bien de nature, qui sépare les der-

435. Ibid.
436. Le Grand Dictionnaire encyclopédique du xixe siècle en propose cette défini-
tion très caractéristique : « Une bataille est une grande action de guerre. C’est un
combat d’armée conduit, en tout ou en partie, par son général en chef, toutes
ou presque toutes les armes ayant agi, tous ou la plupart des corps ayant donné
ou reçu le choc, et l’un des deux ayant eu un avantage sur l’autre. »
437. Le terme de Materialschlacht, « inventé » par Ludendorff au moment où il
visita les champs de bataille de la Somme fin 1916, ne s’est finalement pas imposé.

206
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

nières batailles du xixe siècle des immenses affrontements du


siècle suivant.
Pour autant, n’est-ce pas commettre un abus de ­ langage
que d’évoquer un modèle occidental de la guerre ? Ne s’agit‑il
pas plutôt d’un modèle étatique, tout simplement ? Et ­surtout,
peut-on défendre sérieusement l’immanence d’un tel modèle,
pratiquement sans solution de continuité depuis la Grèce
ancienne jusqu’à nos jours ? D’autant que ce ­ postulat tel-
lement anhistorique se retrouve étonnamment durci dans
un ouvrage ultérieur de Hanson, dont le titre constitue
un programme en lui-même : Carnage et culture. Les gran-
des batailles qui ont fait ­ l’Occident438. À travers neuf batailles
analysées successivement, depuis Salamine jusqu’au Têt en
1968, et dont Hanson entend dévoiler la violence extrême,
ce ­dernier affirme non seulement, sur tous les autres, la supé-
riorité du « modèle occidental » de la guerre (défini comme
une « idéologie de l’assaut brutal et frontal contre tout ce qui
[est] en travers de son chemin439 »), mais aussi la nécessité
pour ­ l’Occident de continuer à appliquer ce même modèle
sans jamais courir le risque de s’en affranchir. L’ouvrage se
termine d’ailleurs par cette phrase menaçante, pourtant écrite
elle aussi avant le 11 septembre et ses suites militaires, essen-
tiellement américaines : « La civilisation occidentale a donné
à l’humanité […] la pratique militaire la plus létale qui se
puisse imaginer. Espérons que nous finirons par ­comprendre
cet héritage : un patrimoine pesant, parfois menaçant.
Gardons‑nous de le renier ou d’en avoir honte, mais veillons

438.V. D. Hanson, Carnage et culture. Les grandes batailles qui ont fait l’Occident,
Paris, Flammarion, 2002 [Carnage and Culture : Landmark Battles in the Rise of
Western Power, Doubleday, 2001].
439. Ibid., p. 112. On notera en outre que la dimension « démocratique » de ce
modèle aux yeux de l’auteur, permettant débat et contre-expertise à ­l’endroit
des choix stratégiques et tactiques, constitue un élément supplémentaire de
cette supériorité occidentale : c’est dans cette lecture que Hanson se montre
sans doute le plus proche des convictions néoconservatrices américaines.

207
combattre

plutôt à ce que notre manière redoutable de faire la guerre


serve notre civilisation au lieu de l’enterrer440. »
Il n’est pas dans notre propos de mettre ici en discussion
une position idéologique qui instrumentalise les ­ sciences
sociales, mais plutôt de souligner ce défaut propre à ­beaucoup
de travaux anglo-saxons sur l’activité guerrière qui, au-delà
d’un pragmatisme de bon aloi leur permettant de regarder
la violence de guerre sans inhibition, oublient la nécessaire
­historicisation de leur sujet. Un grand ­nombre de ces ­travaux,
à force d’enclavement institutionnel ou intellectuel peut-être,
finissent par essentialiser le combat, sa ­violence, les ­hommes
qui s’y affrontent, au prix d’une forme ­ d’intemporalité qui
pousse combat et combattants hors de l’histoire441. Au com-
bat, « l’homme ne change pas, il ne peut pas ­changer », sem-
ble-t-on nous dire, sur le modèle d’Ardant du Picq. Or il
change, précisément, et là réside la difficulté.

Guerre et anthropologie du contemporain

En avril 1993, à propos de la guerre qui ensanglantait


l’ex‑Yougoslavie depuis deux ans déjà, John Keegan – encore
lui – déclara dans le Daily Telegraph qu’il s’agissait là « d’un
conflit primitif tribal que seuls des anthropologues [pouvaient]
comprendre442 ». On peut juger le propos assez méprisant à
la fois pour les différents protagonistes qui s’affrontaient alors,
et peut-être aussi – à l’insu de l’auteur sans doute – pour les

440. Ibid., p. 545.


441. À titre d’exemple, on pourra lire : R. Holmes, Acts of War.The Behaviour
of Men in Battle, op. cit. Il n’est peut-être pas indifférent de noter que l’auteur,
proche de John Keegan avec lequel il a écrit un autre ouvrage [Soldiers :A History
of Men in Battle, New York, Koneck & Konecky, 1985], a rang de brigadier dans
l’armée territoriale, et qu’il est professeur d’histoire militaire à Cranfield et à la
Defence Academy de Grande-Bretagne.
442. Daily Telegraph, 15 avril 1993. Cité par M. Mazower, Le Continent des
ténèbres. Une histoire de l’Europe au xxe siècle, op. cit., p. 11.

208
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

anthropologues eux-mêmes, lesquels d’ailleurs se pressèrent


nombreux dans cette région lors des années 1990. Pour autant,
et à supposer qu’aient buté devant l’obstacle les autres sciences
sociales (ce qui reste à démontrer), pourquoi ne pas prendre
l’historien britannique au mot lorsqu’il suggère de privilégier
le recours à une anthropologie du contemporain443 pour tenter
de donner une intelligibilité plus grande aux formes récentes
de la conflictualité occidentale ?
Pour autant, la quête d’une anthropologie ayant retourné
ses protocoles de recherche sur l’activité guerrière des sociétés
occidentales (mais aussi non occidentales) reste assez décevante.
Songeant au nettoyage ethnique alors en cours dans les Balkans,
et à son entrée en résonance avec d’autres conflits du passé, les
deux auteurs d’une des rares tentatives ­collectives d’anthropo-
logie de la violence de guerre contemporaine se posent ainsi la
question suivante : « Pourquoi ce perpétuel chaos de la guerre et
le caractère incompréhensible de la violence pour ses victimes
sont-ils si rarement abordés dans les publications savantes444 ? »
Une interrogation à rapprocher sans doute de ce propos désa-
busé d’un des spécialistes de l’anthropologie des génocides
modernes : « La contribution de l’anthropologie à la compré-
hension de tous les niveaux de violence – depuis l’abus sexuel
et l’homicide jusqu’au terrorisme politique soutenu par un
État, depuis les “ sales guerres ” jusqu’au génocide – est extrê-
mement modeste445. » Et l’auteur de prendre en exemple – en
443. Nous reprenons bien sûr ici à notre compte la célèbre expression de
Marc Augé (Le Sens des autres. Actualité de l’anthropologie, Paris, Fayard, 1994).
444. C. Nordstrom et A. C. G. M. Robben, « The Anthropology and
Ethnography of V   iolence and Sociopolitical Conflict », in Fieldwork under Fire.
Contemporary Studies of V   iolence and Survival, op. cit., p. 1 [« Why is this perennial
chaos of warfare and the incomprehensibiliy of violence for its victims so seldom adressed
in scholarly writings ? »].
445.Alexander L. Hinton, Annihilating Difference.The Anthropology of Genocide,
California University Press, 2002, p. 349 [« The contribution of anthropology to
understand all levels of violence – from sexual abuse and homicide to state-sponsored
political terrorism and “dirty wars” to genocide – is extremely mode »]. L’ouvrage a trait

209
combattre

contre‑exemple, plutôt – Clifford Geertz lui-même, et son évi-


tement volontaire du conflit lors de ses études de ­terrain au
Maroc et à Java446. Dans After the Fact, on l’a vu, celui-ci raconte
par exemple assez ­longuement son arrivée et celle de sa femme à
Sumatra en 1958, dans un contexte de guerre civile : le jour qui
suit leur arrivée, une rébellion régionaliste éclate, dont les chefs
sont installés dans leur hôtel. Des navires de guerre ­croisent
au large, on se ­prépare au ­combat, l’anthropologue ­restant pris
dans la nasse lors des deux mois qui suivent, jusqu’à la défaite
de la rébellion. Geertz produit ainsi un assez long récit de la
situation de danger et de son inconfort, mais c’est peu dire qu’il
ne songe nullement à la ­questionner, à titre rétrospectif, sous
l’angle d’une ­problématique anthropologique447.
Pour autant, sur ces sujets, le silence de l’anthropologie n’est
certes pas total. Évoquons d’un mot son versant militant, à tra-
vers des travaux généralement médiocres qui songeaient d’abord
à répondre, directement ou non, aux ­sollicitations du présent
guerrier. Cette perspective pacifiste, explicite ou plus discrète,
irrigue ainsi les actes du congrès de l’American Anthropological
Association448, tenu à Washington en 1967 (en pleine guerre du
Vietnam et dans un contexte de menace nucléaire). Margaret
Mead, alors âgée de 66 ans, en conclut les travaux et, pas plus
que beaucoup d’autres intervenants, elle n’échappe à la tentation
d’énoncer un laborieux programme pacifiste de « mise hors la
loi de la guerre449 » susceptible de déboucher sur de ­« nouveaux

au génocide cambodgien. Dirigé par le même auteur, on mentionnera l’ouvrage


collectif : Genocide.  An Anthropological Reader, Malde-Oxford, Blackwell, 2002.
446. Ibid., p. 350.
447. C. Geertz, After the Fact.Two Countries, Four Decades, One Anthropologist,
Harvard University Press, 1995, p. 70-74.
448. M. Fried, M. Harris, R. Murphy (éd.), War :The Anthropology of Armed
Conflict and Aggression, op. cit. L’ensemble des actes de ce colloque, ainsi que sa
genèse, pourraient faire l’objet d’une étude en soi sur le pacifisme académique
américain des années 1960.
449. M. Mead, « Alternatives to War », ibid., p. 222.

210
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

modèles pour l’organisation du monde450 ». Cette même AAA


récidiva en partie en 1983, dans un contexte de regain de la
guerre froide et de menace nucléaire renaissante (on songe à la
guerre en Afghanistan depuis l’invasion de ­décembre 1979 par
les Soviétiques, ainsi qu’à la « crise des SS 20 » en Europe)451.
La conclusion, militante, en quelque sorte symétrique de
­l’instrumentalisation des sciences ­sociales par les ­universitaires
américains lorsqu’il s’agissait d’aider leur pays à gagner la guerre
après ­décembre 1941, constitue un bel ­exemple de naïveté et
­d’arrogance professionnelle tout à la fois :
Ce livre est la première tentative pour tester la valeur d’un point
de vue anthropologique dans un contexte d’amélioration de la
sécurité internationale et des décisions en termes de politique de
paix. Les auteurs de ces contributions cherchent à découvrir s’ils
peuvent, guidés par leur formation et leur expérience anthropolo-
giques, poser les bonnes questions sur le comportement humain,
en relation avec les problèmes de reformulation de la politique
nationale et internationale […]. Les auteurs pensent que les ques-
tions qu’ils ont soulevées se rapportent à la découverte de stratégies
fructueuses pour la réduction des tensions internationales et que
les réponses qu’ils commencent à découvrir en posant simplement
la question peuvent être utiles aux décideurs politiques452.

La perspective est tout autre dans des travaux plus récents


et moins détachés des exigences de l’enquête de terrain. Mais
l’on sent aussi à quel point certains objets d’étude ­ placent
leurs auteurs, d’ailleurs peu nombreux, en situation diffi-
cile. Dans ces « terrain sous le feu453 », les chercheurs sont

450. Ibid., p. 226.


451. Mary LeCron et Robert A. Rubinstein, Peace and War. Cross-Cultural
Perspectives, New Brunswick, Transaction Books, 1986.
452. Ibid., p. 354-355.
453. Nous traduisons ici le titre de l’ouvrage de C. Nordstrom et
A. C. G. M. Robben, Fieldwork under Fire. Contemporary Studies of V   iolence and
Survival, op. cit. Au titre de « terrains sous le feu » d’un genre particulier, mention-
nons la mobilisation récente d’anthropologues (avec d’autres social scientists) au

211
combattre

« en ­ danger454 », ou se perçoivent comme tels. Pour autant,


dans ces travaux « exposés », on remarquera que les situations
de guerre véritables sont finalement peu représentées : des
formes très ­différentes de violence s’y mêlent, au risque de
diluer tout ce qui se joue de spécifique dans les déploie-
ments de violence de guerre455 ­ proprement dits. Et quand
celle-ci constitue effectivement ­l’objet d’étude, il est ­frappant
d’observer à quel point elle reste abordée généralement de
biais, sans prise en compte ­véritable des différents registres,
configurations, répertoires de sa violence456. Un point limite
est atteint ­ lorsque, de lui‑même, l’anthropologue renonce
sein des forces armées américaines en Afghanistan et en Irak. Cette instrumen-
talisation des sciences sociales s’est attiré de nombreuses critiques académiques
incriminant une « anthropologie mercenaire » (David Rohde, « Army Enlists
Anthropology in War Zones », New York Times, 5 octobre 2007).
454. J’utilise ici le titre de Michel Agier, Anthropologues en dangers. L’engagement
sur le terrain, Paris, Éd. Jean-Michel Place, 1997. Dans sa conclusion du volume,
J.-P. Dozon parle d’« inconfort ethnographique » (p. 118) à propos de la situa-
tion de « l’anthropologue à l’épreuve de l’implication et de la réflexion éthique »
(titre de la conclusion, p. 109-121). 
455. C’est ainsi que deux contributions seulement de l’ouvrage de Michel
Agier traitent de situations de conflit armé (Charles-Édouard de Suremain,
« Les visiteurs verts. La guérilla dans les plantations guatémaltèques », p. 39-50)
ou tout au moins de leurs traces (Yves Goudineau, « Des survivances aux
­survivants : quelle ethnographie en zone démilitarisée ? », p. 51-62, qui porte
sur les Ta Oï et Katu du Laos, à la frontière avec le Vietnam, à la ­recherche
de la combinaison entre la trace laissée par trente années de guerre et les
­« survivances » culturelles très apparentes). Voir aussi Paul Richards (dir.),
No Peace, No War.  An Anthropology of Contemporary Armed Conflicts, Athens et
Oxford, Ohio University Press et James Currey, 2005.
456. C’est me semble-t-il le cas de l’important ouvrage d’Allan Feldman,
très souvent cité dans les bibliographies portant sur l’anthropologie de la
­violence, intitulé : Formations of Violence. The Narrative of the Body and Political
Terror in Northern Ireland, University of Chicago Press, 1991. C’est la corporéité
de la violence de la guerre civile, entre 1969 et le début des années 1980, qui
est au centre du travail de l’auteur, avec des aperçus capitaux sur l’interroga-
toire, la prison et la Dirty Protest de 1976 à 1981 (où les prisonniers de l’IRA
se servent de leurs excréments comme d’une arme en les répandant partout,
sur eux comme sur les murs de leurs cellules), sur la grève de la faim de 1981.

212
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

purement et simplement à tout questionnement de type


anthropologique457.
C’est en ce sens qu’un travail comme celui de María Victoria
Uribe sur la Colombie tranche radicalement avec la plus
grande partie de la production anthropologique ­portant sur les
configurations de violence extrême, et en ­ particulier lorsque
sont visées des populations désarmées. Peut-être parce qu’elle
associe une formation d’historienne à sa ­perspective anthropo-
logique, l’auteur sait donner une grande profondeur de champ
à son sujet, traquant les origines de « l’assassinat ­ collectif de
personnes sans armes et sans défense par des ­groupes armés458 »
jusqu’aux premières années de la République, au début du
xixe siècle. Elle ­centre ensuite son propos sur l’épisode de la
Violencia, qui causa la mort de 200 000 personnes entre 1946
et 1964, puis sur une période plus récente s’étendant du milieu
des années 1970 aux années 1990, au cours de laquelle on
enregistre l’assassinat de près de 23 000 personnes en vingt
ans. « En tant que fille de cette violence, explique-t-elle, j’ai
toujours vécu obsédée par l’irrationalité et l’immanence de
sa présence459. » L’auteur, en lutte contre un silence aussi bien
national qu’international, relève d’une période à l’autre, et alors

Mais c’est un peu le reflet de la guerre civile plus que la guerre elle-même qui
est dévoilé, au risque d’une constante surinterprétation.
457. Pour ne prendre qu’un seul exemple : l’article d’A. C. G. M. Robben, pro-
fesseur d’anthropologie à l’université d’Utrecht, intitulé « Combat Motivation,
Fear and Terror in Twentieth-Century Argentinian Warfare », dépourvu de toute
mise en œuvre d’une problématique, et même de toute sensibilité anthropolo-
gique (Journal of Contemporary History, vol. 41 [2], 2006, p. 357-377).
458. María Victoria Uribe, Anthropologie de l’inhumanité. Essai sur la terreur en
Colombie, Paris, Calmann-Lévy, 2004, p. 19.
459. Ibid., p. 13. Seule la méthodologie de l’auteur nous préoccupe ici, et
nous ne prétendons nullement entrer dans une quelconque analyse de la vio-
lence en Colombie, en quelque sorte pour elle-même, sur laquelle nous ne dis-
posons d’aucune compétence. Nous renvoyons ici à l’œuvre de Daniel Pécaut,
et en particulier à L’Ordre et la Violence. Évolution sociopolitique de la Colombie entre
1930 et 1953, Paris, Éd. EHESS, 1987.

213
combattre

que les acteurs sociaux et les enjeux ont changé, la ­présence


de « structures mimétiques » des comportements, la « réitéra-
tion d’opérations sémantiques » et de gestuelles de violence
visant à convertir l’Autre en sous-homme, voire en animal :
c’est bien d’une « phénoménologie de la terreur » qu’il s’agit.
Les ­sources à l’appui du travail ne peuvent d’ailleurs manquer
d’attirer l’attention de l’historien : témoignages de survivants,
certes ; mais aussi archives judiciaires et photographiques des
cadavres, ­permettant d’approcher au plus près un point essen-
tiel : le ­traitement des corps.
Car ces derniers ont été découpés, et l’analyse de cette vivi-
section et de son sens, dont la dimension ­ pornographique
et obscène n’échappe nullement à l’auteur, constitue
­précisément le cœur de son travail. María Victoria Uribe,
on doit le remarquer, ne recule pas devant le dévoilement
précis des pratiques de « manipulation des corps » – le terme
nous paraît bien choisi –, allant jusqu’à proposer une taxi-
nomie des types de découpe dont on comprend qu’elles ne
sont nullement effectuées au hasard. Elle repère les lieux
du corps spécifiquement visés (visage, tête, parties génitales,
ventre, membres), et elle observe que la découpe se dou-
ble d’une réorganisation ­ corporelle par inversion du haut
et du bas (tête sur les jambes, tête sur le pubis), ou bien
du dehors et du dedans (testicules ou seins dans la ­bouche,
membres séparés du tronc et insérés dans l’abdomen). Un
répertoire cohérent, dont l’auteur souligne la contiguïté (à
la fois ­sémantique et gestuelle) avec la boucherie pratiquée
sur les animaux ­sauvages ou domestiques, et dont elle note
la dimension sacrale à ­ travers la ritualisation marquée des
­pratiques et des gestuelles du massacre460. Cette animalisation
de l’autre (dont l’auteur ne résout pas la question de savoir

460. Pour une tentative magistrale de décryptage des gestuelles de vivisection


comme langage : Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des
guerres de Religion, Paris, Champ Vallon, 1990, 2 t.

214
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

si elle est préalable à la « manipulation » de son corps ou si


elle permet de prouver au bourreau cette même animalité)
ne peut manquer ­ d’entrer en résonance avec ce que nous
savons des gestuelles et des pratiques mises en œuvre par les
combattants occidentaux lors des conflits du ­xxe siècle : pour
ne prendre que l’exemple de la Seconde Guerre mondiale,
sur le front de l’Est entre soldats allemands et soviétiques,
ou sur le théâtre Pacifique entre Américains et Japonais.
L’anthropologue colombienne indique ici un chemin : en
surmontant les inhibitions généralement en vigueur sur ce
type de sujet, elle place les « atrocités » non pas à la périphé-
rie de l’analyse, mais en son centre. Faute d’une parole des
bourreaux, elle fait de leurs pratiques un langage, selon une
symptomatologie de la terreur qu’elle inscrit en outre dans
la longue durée. C’est une démarche que, pour notre part,
nous approuvons pleinement : comme le souligne en effet
Michel Wieviorka, il se pourrait que ce soient « les formes
les plus extrêmes de la violence qui constituent le cœur du
phénomène, et […] c’est en allant dans ses modalités les plus
étonnantes, les moins compréhensibles, qu’on en aborde en
réalité l’essentiel, sinon l’essence461 ».

Pour autant, il nous semble qu’une telle objectivation des


« atrocités de guerre » reste fort rare. Plus souvent, devant la
conflictualité contemporaine prévaut une sorte de désarroi
disciplinaire qui ne peut manquer de frapper l’historien du
phénomène guerrier. On songe par exemple aux questions
que se pose l’anthropologue Mariella Pandolfi462 à propos
de son terrain des Balkans, et plus particulièrement sur son
expérience albanaise de l’afflux des réfugiés du Kosovo lors
du conflit de 1999. Témoin aussi bien du flot des Kosovars

461. Michel Wieviorka, La Violence, Paris, Balland, 2004, p. 214.


462. Ce passage doit tout à une conférence donnée à l’EHESS le 3 mai 2006,
et intitulée : « La guerre et la désorientation de l’ethnographe ».

215
combattre

placés dans les camps d’hébergement que de l’intrusion de


la « communauté internationale », à travers cette forme de
militarisation du territoire que représente la mise en place
de l’aide humanitaire, l’anthropologue se demande de quelle
manière il est possible de construire une ethnologie de ces
espaces en conflit, alors qu’elle est elle-même immergée dans
l’atmosphère particulière de la guerre, confrontée au spectacle
des souffrances qu’elle occasionne (sans cacher ni la tentation
voyeuriste à leur endroit, ni l’excitation particulière qu’elle
produit). Et celle-ci de conseiller de renoncer à la « technica-
lité » de la discipline anthropologique face à ce « trop-plein »
induit par ces « scénarios de l’extrême », d’abandonner les
modalités interprétatives habituelles au ­profit d’une « anthro-
pologie de la désorientation », voire d’une « anthropologie
désorientée » susceptible de créer un espace de la disso-
nance affranchi de la logique et de la rationalité disciplinaire
habituelles.

Aussi impressionnant que puisse être, par son honnêteté même,


un tel aveu de désinvestissement à l’endroit des outils d’une
­discipline, on peut après tout n’en pas partager le pessimisme.
Directement confronté aux premiers jours du génocide
rwandais, au cours desquels lui-même et plus encore sa compa-
gne, d’origine tutsie, ont couru un risque de mort, l’Américain
Christopher Taylor a tenté pour sa part une anthropologie d’un
des plus grands génocides du xxe siècle dans un ouvrage cathar-
tique463 publié six ans après les faits et dont l’auteur ne cache
pas qu’il fut écrit dans une souffrance psychique très grande.
Pour autant, il est vrai qu’au-delà de la rationalisation induite
par l’analyse anthropologique rétrospective s’y lit ­ clairement
une désorientation persistante de l’anthropologue lui-même.

463. Christopher Taylor, Terreur et sacrifice. Une approche anthropologique du


génocide rwandais, Toulouse, Octarès, 2000 [1999]. Il suffit pour s’en convaincre
de lire les remerciements.

216
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

Elle transparaît d’ailleurs dans la série de questions qui ouvre


le premier chapitre, dont celle-ci : « Comment parler sans pas-
sion de ce qui dépasse la parole, de l’horreur du génocide, d’un
génocide où des amis et de proches collaborateurs disparurent
à jamais464 ? »
Christopher Taylor avait effectué plusieurs « terrains » au
Rwanda sur le sujet de la médecine populaire (ses séjours ini-
tiaux dataient de 1985 et 1987465), et il se trouva pris dans le
­tourbillon des premiers jours du génocide (l’avion d’Habya-
rimana avait été abattu le 6 avril au soir, déclenchant immé-
diatement le massacre), avant d’être évacué le 9 avril 1994.
Après un rappel historique de la situation rwandaise lors des
années antérieures, le chapitre premier du livre – intitulé
« Comprendre » – se veut un récit à la première personne
de ces quelques jours, marqués par une terreur intense pour
lui‑même et sa compagne qui, du fait de son origine, perdit
la totalité de ses proches dans le massacre. Le récit de cette
situation exceptionnelle, où l’anthropologue est lui-même pris
au piège sur son propre terrain de recherche et brutalement
confronté en personne à la violence extrême, reste purement
factuel. Sa ­narration déroule presque heure par heure la chro-
nologie des événements vécus à Kigali : les 7 et 8 avril, il reste
enfermé dans sa maison alors que les combats font rage tout
autour entre le FPR et les FAR ; puis, le 9 dans l’après-midi,
les Américains du quartier sont enfin évacués – mais dans des
conditions de grande précarité – en direction du Sud, vers
Butare, et de là vers la frontière burundaise, avant d’être dirigés
par avion vers Nairobi. Ce récit de ces longues heures passées
au milieu des explosions, des tirs, du massacre des voisins et
connaissances, puis de la traversée à haut risque des barrages
tenus par les ­soldats des forces gouvernementales, frappe en ceci
464. Ibid., p. 7.
465. L’auteur, revenu au Rwanda en 1993, devait collaborer à un projet
de l’USAID (United States Agency for International Development) de lutte
contre le sida.

217
combattre

qu’il est aussi peu anthropologique que possible : on se dit qu’il


eût pu être écrit par n’importe quel témoin des événements.
Tout se passe comme si l’immersion de l’anthropologue dans
le ­ tourbillon de ces journées dramatiques avait fait ­ obstacle,
précisément, à toute mise en œuvre d’un regard réflexif sur
sa propre expérience. Une seule remarque fait exception.
Approchant d’un barrage au sud de Kigali, l’auteur se souvient
d’avoir lancé à ses compagnons de voyage ce ­ commentaire
érudit, puisé dans ses études précédentes du système symbo-
lique de la royauté sacrée de l’ancien Rwanda : « Cet endroit
est la frontière du royaume sacré du Rwanda […]. Si nous
traversons la rivière, nous ­sommes sauvés. Nous serons dans le
sud du Rwanda, en dehors du territoire que chaque régime
rwandais considère comme son sanctuaire466. » Mais en dehors
de la retranscription de cette notation émise dans l’instant (et
que l’auteur considère rétrospectivement comme absurde), il
est frappant d’observer que ce dernier n’applique aucun proto-
cole anthropologique à cette violence personnellement vécue qui
menaça si directement sa propre vie, et celle de sa compagne
plus encore.
La suite de l’ouvrage, en revanche, développe une interpré-
tation générale du génocide surdéterminée par la connaissance
dont dispose le chercheur sur le système de représentations
­somatiques rwandais467, mais effectuée en quelque sorte à
­distance (d’autant plus à distance que l’auteur n’a pas assisté
à la suite des événements), et comme coupée de l’expérience

466. Ibid., p. 35.


467. Mettant l’accent sur les actes d’empalement et la multiplication des
barrages dans le pays lors du génocide, l’auteur pense atteindre la logique des
pratiques et gestuelles du massacre de masse dans la mise au jour d’une tentative
de rétablissement de « flux » auxquels les Tutsis étaient censés faire obstruction,
sur le modèle des flux vitaux qu’il convient également de rétablir en cas de
maladie. Sur ce sujet, lire aussi son article : « The Cultural Face of Terror in
the Rwandan Genocide of 1994 », in A. L. Hinton, Annihilating Difference.The
Anthropology of Genocide, op. cit., p. 137-178.

218
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

de violence approchée directement. L’auteur s’en explique


d’ailleurs en ces termes : « Trop souvent des ethnographies
­hautement personnalisées tournent à la complaisance, nous en
disant plus sur l’auteur que sur les gens qu’il est censé décrire.
J’ai essayé d’éviter cet écueil […]. J’ai porté sur ces événements
un regard d’anthropologue […]. J’ai choisi d’employer les outils
analytiques de l’anthropologie classique. Je reste convaincu en
effet qu’elle est toujours pertinente pour traiter ce genre d’évé-
nements468. » Une autre manière de dire que l’expérience de
violence éprouvée à la première personne, l’anthropologue n’a
pas été en mesure de l’objectiver. À cette remarque, on pourrait
en ajouter une autre, infiniment gênante pour les spécialistes des
sciences sociales : est-il absolument certain que, face à des évé-
nements limites comme ceux du Rwanda, ces derniers fassent
toujours beaucoup mieux que de bons journalistes ­disposant
de temps et d’une bonne connaissance préalable de leur terrain
d’enquête ? En termes d’effets de connaissance et d’intelligi-
bilité, est-il absolument certain que les deux ouvrages de Jean
Hatzfeld469, par exemple, le cèdent aisément à tant de travaux
« savants » ? Au-delà des réserves que l’on peut nourrir sur sa
méthode d’enquête et sur la mise en récit de ses résultats470,
ce dernier n’a-t-il pas posé les bonnes questions, aux victimes
d’abord, puis, ce qui était infiniment plus audacieux, à leurs
bourreaux ?

468. Ch. Taylor, Terreur et sacrifice. Une approche anthropologique du génocide


rwandais, op. cit., p. 223-224. 
469. J. Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Paris, Seuil,
2001. Une saison de machettes, Paris, Seuil, 2003. Dans le cas de cet auteur, on
notera que la même question mériterait d’être posée à propos de son témoi-
gnage sur la guerre en Yougoslavie, où il fut grièvement blessé : L’Ère de la guerre,
Paris, L’Olivier, 1994.
470.Voir à ce sujet Claudine Vidal, « Un “génocide à la machette” », in Marc
Le Pape, Johanna Siméant, Claudine Vidal, Crises extrêmes. Face aux massacres,
aux guerres civiles et aux génocides, Paris, La Découverte, 2006, p. 21-35, et plus
particulièrement la critique d’Hatzfeld, p. 27-31.

219
combattre

Il existe également une riche anthropologie de la guerre qui


déchira l’ex-Yougoslavie au cours des années 1990. C’est à
cet égard le seul conflit de l’aire occidentale au xxe siècle à
avoir fait l’objet d’un effort anthropologique aussi intense et
aussi « immédiat », un effort anthropologique nullement mar-
qué par la « désorientation », bien au contraire471. C’est ainsi
que les travaux de Véronique Nahoum-Grappe472, qui a connu
Sarajevo assiégée et qui dès les débuts du conflit a su à la fois
dénoncer les atrocités en cours et en donner une meilleure
intelligibilité, nous paraissent particulièrement éclairants sur ce
qui s’est joué vraiment au cours de ce conflit. Signalant l’im-
pensé qui caractérise la notion trop commode d’« atrocités »,
et la « naturalisation » de celles-ci comme allant en quelque

471. Parmi les contributions qu’il nous paraît nécessaire de citer, parce que
particulièrement significatives : Joel M. Halpern et David A. Kideckel (éd.),
Neighbors at War. Anthropological Perspectives on Yugoslav Ethnicity, Culture, and
History, The Pennsylvania State University Press, 2000 ; Ivan Colovic, The
Politics of Symbol in Serbia. Essays in Political Anthropology, Londres, Hurst and
Company, 2002 [1997] ; Cornélia Sorabji, « Une guerre très moderne. Mémoire
et identités en Bosnie-Herzégovine », Terrain, n° 23, octobre 1994, p. 137-150 ;
Maria B. Olujic, « The Croatian War Experience », in C. Nordstrom et A. C.
G. M. Robben (éd.), Fieldwork under Fire. Contemporary Studies of Violence and
Survival, op. cit., p. 186-204 ; Nebojsa Popov (éd.), Radiographie d’un nationalisme.
Les racines serbes du conflit yougoslave,  Atelier/Éditions ouvrières, 1998. Sur le cas
de Medjugorge, et des apparitions de la Vierge dans ses liens avec la guerre :
Mart Bax, « Warlords, Priests and the Politics of Ethnic-Cleansing : a Case-
Study from Rural Bosnia Hercegovina », Ethnic and Racial Studies, vol. 23, n°
1, janvier 2000, p. 16-36. Et, bien sûr, le grand livre d’Élizabeth Claverie, Les
Guerres de la Vierge. Anthropologie des apparitions, Paris, Gallimard, 2000, ainsi que
son article « Techniques de la menace », Terrain, septembre 2004, p. 15-30.
472. Parmi ses articles les plus significatifs de notre point de vue :Véronique
Nahoum-Grappe, « La cruauté extrême en ex-Yougoslavie », Esprit, n° 190,
mars-avril 1993, p. 64-75 ; « L’usage politique de la cruauté : l’épuration ­ethnique
(ex-Yougoslavie, 1991-1995) », in Séminaire de F. Héritier, De la violence, op.
cit., p. 273-323 ; « Alcool et guerre. Une enquête d’ethnosociologie effectuée
sur le terrain de la guerre en ex-Yougoslavie, 1991-1993 », Les cahiers de l’IREB,
12, 1995, p. 117-146 ; « Poétique et politique : le nationalisme extrême comme
système d’images », Tumultes, 4, 1994, p. 149-177.

220
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

sorte « de soi » en temps de guerre (une représentation qui offre


en outre l’avantage d’être parfaitement disculpatrice pour les
spectateurs à peu près passifs que nous avons été, que nous
sommes généralement), elle signale avec justesse la perspective
anhistorique qui préside au regard que l’on porte générale-
ment sur elles. Aussi est-ce à la distinction entre violence et
cruauté qu’elle s’attache en priorité, en relevant que l’écart
entre les deux concepts « n’a pas été pensé dans la tradition
épistémologique des sciences sociales », tout en faisant cette
remarque qui concerne plus spécifiquement l’historiographie
du fait guerrier : « La discipline historique est celle qui laisse le
plus de place au fait social de cruauté, mais sans le différencier
théoriquement de la violence473. »
L’anthropologue voit la cruauté comme une violence deve-
nue son propre objet, destinée à faire souffrir la victime tout
en provoquant le plaisir du bourreau, et elle souligne que c’est
bien un « programme de cruauté474 » qui fut à l’œuvre dans
­l’ex‑Yougoslavie des années 1990 (un programme de « cruauté
de proximité475 » avec inscription de ses pratiques « dans la
­logique d’un système de croyances partagé par le bourreau
et la victime476 »). Il s’agissait en fait de créer de la haine par
­l’implantation de pratiques extrêmes, toujours ­ présentées
comme autant de réponses à vocation défensive, dans un
contexte d’impunité. L’instrumentalisation politique de cette
cruauté est ainsi ­passée par le viol de femmes bosniaques, par
l’égorgement des ­ hommes aussi bien que par le saccage des
tombes et des monuments ­historiques : c’est la rupture du lien

473. V. Nahoum-Grappe, « L’usage politique de la cruauté : l’épuration


e­ thnique (ex-Yougoslavie, 1991-1995) », in Séminaire de F. Héritier, De la
violence, op. cit., p. 293. Nous nous appuyons surtout sur cette contribution, qui
nous paraît la plus achevée parmi les travaux de l’auteur portant sur la guerre
dans l’ex-Yougoslavie.
474. Ibid., p. 281.
475. Ibid., p. 305.
476. Ibid., p. 287.

221
combattre

de filiation, et le souci ­d’éradication de l’Autre ethnique défini


par son sang qui relie ces actes distincts en apparence. En ce
sens, là où « le geste violent […] casse et détruit la chose ou
l’être ennemi en tant qu’obstacle », « la surenchère cruelle veut
plus que la défaite de l’autre : la cruauté veut abîmer sa victime
à ses propres yeux, lui faire regretter d’être née, la déconstruire
­jusque dans le ventre maternel […]. Le but de la cruauté, ce n’est
pas la mort de la victime, mais sa naissance qu’il faut défaire477 ».
Un peu plus loin, l’auteur y insiste : « La violence choisit son
objet en fonction d’une rationalité minimale […]. Mais le geste
cruel en rajoute, et choisit non seulement l’ennemi adulte mais
toute sa famille, les animaux de sa maison ; sa défaite ne lui
suffit pas, il veut sa mort, et sa mort reste trop douce, il veut
son avilissement, sa douleur, son anéantissement à ses propres
yeux478. » C’est en ce sens que le « programme de cruauté »,
qui entend saccager ce qu’il y a de plus sacré aux yeux de la
­victime elle‑même, « conduit à la profanation479 ».
Comment ne pas souligner avec force l’apport d’une telle
lecture anthropologique pour toute analyse de ce point aveu-
gle de la violence de guerre que constituent les « atrocités »,
aussi bien d’ailleurs à l’égard des populations désarmées
qu’entre combattants eux-mêmes ? Nous y reviendrons dans
le ­chapitre suivant480.

Quoi qu’il en soit, c’est sur l’atteinte aux populations désarmées,


aux populations civiles, que porte massivement ­l’anthropologie
de la violence de guerre contemporaine. Dès que l’on tente de

477. Ibid., p. 288. Souligné par l’auteur.


478. Ibid., p. 294.
479. Ibid., p. 306.
480. Au passage, soulignons pourtant que l’auteur ouvre d’autres aperçus
sur bien des points aveugles de l’analyse habituelle du fait guerrier : ainsi le
lien entre l’alcool et le fait guerrier lors du conflit ; ou celui du vol en temps
de guerre, qui accompagne souvent les atrocités, et qui ne retient que fort peu
l’attention.

222
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

pénétrer dans le combat, le silence s’installe presque complète-


ment. On a dit, déjà, dans le premier ­chapitre de ce livre, celui
des anthropologues ayant ­combattu lors des conflits du premier
xxe siècle. Ceux qui, trop ­jeunes pour avoir été déjà formés à
leur discipline avant leur départ pour la guerre, se sont dirigés
vers l’anthropologie après leur retour ne se sont pas montrés
plus loquaces. Que l’on songe ainsi au silence de Jack Goody,
lorsqu’il acheva, près de soixante ans après la Seconde Guerre
mondiale, un récit de captivité dont les trois premiers chapitres
avaient été ­commencés en Allemagne dès 1944 : l’Italie, où il
s’était ­longuement caché après son évasion, puis le séjour en
oflag, sont l’objet d’une étonnante anthropologie rétrospective.
Mais on ne trouve rien sur ce qui constituait le point de départ
de tout cela : son expérience initiale de la guerre du désert
en Afrique du Nord, l’assaut des chars de Rommel à Tobrouk
en juin 1942, l’encerclement et le moment de la reddition du
jeune officier britannique481…
Sans doute est-il inutile de souligner l’impossibilité de toute
observation participante dès lors que se déploie la violence du
combat. Clifford Geertz s’en explique très honnêtement à pro-
pos de sa réticence à revenir en Indonésie au cours des années
1960, alors que le pays était en proie à une guerre civile ram-
pante : « Il y avait toutefois, dit-il, quelques problèmes un peu
plus immédiats. Les années soixante en Indonésie furent encore
plus explosives qu’en Amérique ou en Europe, et en leur milieu
les massacres firent éruption. Avec deux enfants, tous deux âgés
de moins de cinq ans, retourner là-bas semblait une proposition
discutable482. » On comprend en effet que la guerre, et plus
encore le champ de bataille, ne puisse constituer un « terrain »

481. Jack Goody, Au-delà des murs, Marseille, Éd. Parenthèses, 2004.
482. C. Geertz, After the Fact.Two Countries, Four Decades, One Anthropologist,
op. cit., p. 115 [« There were, however, some problems rather more immediate.The sixties
in Indonesia were even more explosive than in America or Europe, and in the middle of
them the massacres erupted. With two children, both under five, returning there seemed
a dubious proposition. »].

223
combattre

praticable : c’est donc toujours un après la violence qui s’offre à


l’analyse. Mais cela signifie-t-il que l’univers du combat et le
monde des combattants lui-même ne puissent être approchés
de manière plus indirecte ?
C’est tout le mérite de Christian Geffray de l’avoir tenté pour
la guerre du Mozambique lors des années 1980483, plus exacte-
ment lors de l’extension de la guerre dans le nord-est du pays
à partir de 1984, lorsque la RENAMO484 y étendit son rayon
d’action grâce à la sédition collective de communautés entières
qui, derrière leurs chefs locaux, se mirent hors de ­portée de
l’Etat marxiste du FRELIMO dans des espaces dégagés mili-
tairement par la rébellion. L’auteur montre très bien que la
guerre est ensuite devenue la condition de la reproduction de la
dissidence comme institution armée ; devenue en quelque sorte
son unique projet, la guerre s’est muée en une fin en soi, en
un véritable mode de vie pour ceux qui s’y adonnent, au prix
d’une prise en otage prolongée de la population civile placée
en situation de dépendance.
On doit observer toutefois que l’enquête sur les combattants
de l’insurrection reste indirecte : c’est grâce à des fugitifs enle-
vés de force par la rébellion, à d’anciens soldats et d’anciens
auxiliaires (m’jiba) recrutés localement que l’anthropologue
approche, si l’on peut dire, le monde de « la base ». Celle-ci
reste physiquement inaccessible, comme le sont également
les actions de guerre menées par les hommes qui l’habitent.
L’amour de la « vie en guerre » parmi ces 200 à 300 soldats
et leurs 250 jeunes recrues485 vivant sur un espace de deux à

483. Christian Geffray, La Cause des armes au Mozambique. Anthropologie


d’une guerre civile, Paris, Karthala, 1990.
484. Le terme signifie Resistència Nacional Moçambicana. Elle est issue de la
Mozambican National Resistance, qui trouva refuge en Rhodésie, puis en Afrique
du Sud après la prise du pouvoir par le FRELIMO (Frente de Libertaçaõ do
Moçambique) en 1975. Elle commença à mener des opérations au Mozambique
dès 1977.
485. Chiffres de fin 1988.

224
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

trois ­kilomètres protégé par des tranchées, des caches et tout


un réseau de guetteurs, la topographie des lieux, le mode de
vie militaire sur place, la gestion des captifs, l’exercice de la
­discipline (impitoyable), l’économie complexe de la contrainte
et du consentement, le jeu des valeurs guerrières hautement
valorisantes et devenues le seul étalon de la reconnaissance
mutuelle au sein de l’institution militaire, enfin l’accès aux
femmes (enjeu capital), tout cela n’est abordé que par le biais
de ceux qui, par leur fuite, ont voulu échapper, au risque de
leur vie, au mécanisme de ce « projet social guerrier ». Or,
cette limite intrinsèque à l’enquête n’est pas analysée comme
telle par l’auteur486, au risque de la rendre d’autant plus ­visible
pour le lecteur. En outre, son propre antimilitarisme, fort
­perceptible, le conduit à passer à côté de ce qui peut se jouer
dans la vie militaire487. De même se montre-t-il assez démuni
devant cet aspect essentiel de toute activité guerrière que sont
les instruments du combat. Face aux armes artisanales fabri-
quées par les combattants auxiliaires à la « créativité meurtrière
troublante488 » – comme cette imitation en bois de l’AK47
nommée pataka, sur laquelle sont montés un tube de fer et
une tige métallique dotée d’un percuteur, le tout permettant
avec un élastique de déclencher l’amorce d’une cartouche et
de projeter une balle à faible distance –, l’anthropologue limite
son commentaire au minimum en rejetant celui-ci en annexe :
rien sur la fascination qu’exerce le fusil d’assaut soviétique,
486. Elle est d’autant plus nette que l’on peut déceler le rôle privilégié joué
ici par un unique informateur, enlevé en janvier 1988 avec sa famille, et qui
après avoir été responsable de 250 recrues est parvenu à s’enfuir avec un groupe
dont une partie seulement a survécu. De longs extraits de ses entretiens sont
publiés par l’anthropologue.
487. On ne peut se satisfaire, par exemple, de ce jugement lapidaire et d’autant
plus simpliste qu’il s’énonce sur le mode d’une évidence de portée universelle :
« Les recrues lient leur destin à celui de leurs chefs, et leur salut au respect de
leur autorité – elles jouissent en retour de l’infantile irresponsabilité de tous les
soldats du monde » (ibid., p. 111).
488. Ibid., p. 157.

225
combattre

rien sur l’étonnant processus de « démodernisation » techno-


logique dont témoigne la fabrication d’une telle arme, rien
sur ses modalités concrètes d’utilisation, rien sur la porosité
entre l’arme et le jouet de guerre, et donc sur la dimension
ludique, ici, du fait guerrier. Ce n’est pas ôter ses mérites à
un livre par ailleurs fascinant que de relever ce surprenant
défaut ­d’attention porté aux outils de la mise en œuvre de la
violence combattante.

Quoi qu’il en soit, et quelle que puisse être la valeur de


ces travaux menés en « terrains extrêmes489 », souvent « à haut
risque » pour ceux qui y conduisent leur enquête, sans doute
perçoit-on nettement quelle difficulté spécifique leur « usage »
représente pour toute anthropologie ­ historique de l’acti-
vité de combat occidentale contemporaine. Les ­ tropismes de
­l’anthropologie de la conflictualité récente et de ses ­violences
conduisent ses chercheurs vers les terrains ­ principalement
non occidentaux plutôt qu’occidentaux, vers la violence
contre les populations désarmées plutôt que vers les univers
combattants. Ainsi se trouve-t-on conduit à un jeu perma-
nent de transposition du « périphérique » vers l’Occident,
et de la violence contre les populations civiles vers la vio-
lence de combat. Un jeu de transposition sans doute assez
­suggestif, risqué néanmoins tant la tentation est grande alors
de privilégier la ressemblance sur la différence en sacrifiant la
spécificité irréductible des configurations historiques : diffi-
culté supplémentaire qui s’ajoute aux obstacles multiples qui
entravent le transfert des protocoles et des savoirs anthropo-
logiques vers une historiographie partie à la recherche d’une
meilleure intelligibilité du combat.
489. L’expression est de Jean Copans et J.-P. Dozon, « Christian Geffray
(1954-2001) », Cahiers d’études africaines, 2001, n° 162, p. 239-242, p. 239. Les
notices nécrologiques sur Christian Geffray, mort en 2001, signalent sa ­capacité
à courir des dangers physiques réels, ce dont son enquête au nord-est du
Mozambique en septembre-octobre 1988 témoigne en effet.

226
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

Difficultés d’une interlocution

Un programme d’anthropologie historique du phénomène


guerrier, nous ne l’ignorons pas, est susceptible de susciter bien
des réticences. Celles des anthropologues peuvent trouver leur
source dans un agacement de longue date face aux emprunts
« sauvages » pratiqués par les historiens, au prix d’une « involu-
tion490 » de leur propre discipline491. L’idéologie disciplinaire
de ces derniers suscite parfois des réticences symétriques, et
non moins vives. Ainsi celles de l’historien de la Révolution
Jean-Clément Martin, à l’endroit de la notion de « violence »
précisément : « L’usage de notions et de références venues de
l’anthropologie pose un problème, à partir du moment où
elles sont entrées dans la doxa : il devient ainsi naturel ­d’utiliser
des notions comme la violence, qui est proprement indéfi-
nissable en histoire492 […] » Et l’auteur de réaffirmer fina-
lement la nécessité de prêter la plus grande attention aux
configurations historiques chaque fois différentes, chaque fois
spécifiques : « Sans mettre aucunement en doute l’existence
d’universaux de violence, il me semble qu’il importe, quand
on écrit l’histoire, de voir comment, à quelles occasions, ces
violences s’exercent, sont comprises, sont acceptées, refusées,
intégrées dans le jeu social493. » On ne saurait mieux dire.

490. L’expression, particulièrement heureuse, est due à Lucette Valensi et


Nathan Wachtel pour désigner la modification des pratiques de la recherche
à l’intérieur d’une discipline, par opposition toute « transaction paritaire » véri-
table (« L’anthropologie historique », in A. Burguière (dir.), Dictionnaire des
sciences historiques, Paris, PUF, 1986, p. 270).
491. « Histoire et anthropologie, nouvelles convergences ? », Revue d’histoire
moderne et contemporaine, op. cit., p. 81-121. Voir en particulier un bon résumé
du problème dans l’intervention de Jocelyne Dakhlia, « Pour l’anthropologie
historique », p. 85-89.
492. Jean-Clément Martin, « De la place des acteurs dans l’histoire », ibid.,
p. 93.
493. Ibid., p. 94.

227
combattre

De cette notion d’« universaux » ou d’« invariants », je ne


connais pas de définition plus profonde que celle proposée par
Françoise Héritier dans les lignes qui suivent :
[…] ce que j’appelle des invariants de la pensée humaine. Des
modules, des matrices en quelque sorte, formant des cadres
conceptuels, constitués par des associations obligées de concepts,
qui ne peuvent pas ne pas être faites, mais qui sont meublées de
façon différente par les diverses cultures et se situent dans des
champs dont les limites peuvent être tracées grâce à l’expérience
ethnologique qui décrit et rassemble ce qui existe, ou grâce au
raisonnement logique qui envisage tous les possibles même si
certains n’ont jamais vu le jour. Le propre de l’anthropologie est
de découvrir des invariants, ou même de simples lois d’agence-
ment, qui articuleraient des propriétés de la nature biologique
de l’homme et de la nature cosmologique avec les outils réflexifs
et les affects humains, et permettraient de comprendre non
­seulement des comportements mais aussi et plus profondément
les systèmes de représentation ou les systèmes sociaux494.

Un peu plus loin, l’auteur affine sa définition en l’enrichissant


d’un sens supplémentaire : « Ce sont ces ensembles de signifi-
cation les plus voilés, les plus enfouis, qu’il nous faut saisir : ces
­choses cachées fondamentales, qui sont ­derrière les ­apparences
des comportements et des mots […] de ce ­quelque chose qui
fonctionne tout seul, par prétérition, dans le ­moindre de nos actes
et engagements. Ce substrat, que l’humanité tout entière par-
tage, tient à la nature biologique de l’homme et aux ­contraintes
qui s’exercent sur elle. C’est un butoir, indépassable, un socle
inamovible certes, mais sur lequel la raison, le libre ­arbitre, la
conscience et l’amour ­ peuvent construire indéfiniment des
modèles cohérents de vie495. » Si nous n’avons ­ nullement à

494. Séminaire de F. Héritier, Les Matrices de l’intolérance et de la violence, in


De la violence II, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 321-322.
495. Ibid., p. 322.

228
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

cacher l’attirance qu’ont exercée – qu’exercent toujours – sur


notre propre approche ces lignes si rayonnantes d’intelligence,
on sent bien pourtant quel type de contrainte – le mot n’est sans
doute pas trop fort – elles font peser sur un ­historien soucieux
d’importer des concepts anthropologiques dans sa discipline.
Contrainte peut-être elle-même fondée sur un malentendu,
comme l’a très bien suggéré l’anthropologue dans un entre-
tien récent : « Cette notion [d’invariance] me paraît très utile et
je l’utilise volontiers. Mais beaucoup de critiques, notamment
dans les sciences voisines comme l’histoire, pensent que l’inva-
riance implique l’invariabilité tant historique (pour une popu-
lation donnée) qu’entre les diverses occurrences rencontrées
dans des populations différentes. Or ce n’est pas du tout cela.
L’invariance ne signifie pas une formule constante mais qu’on
isole un trait qui subsume différentes formules496. »
Doit-on néanmoins adopter une conception moins radi-
cale encore du « socle dur que partage toute l’humanité497 » ?
Celui-ci pourrait-il devenir simple hypothèse, sorte d’hori-
zon ­d’attente disciplinaire dont les contours pourraient n’être
jamais nettement dessinés ? Peut-être est-ce là le sens de cette
suggestion infiniment prudente de Philippe Descola : « Si
les phénomènes sociaux et culturels paraissent dotés d’une
­singularité têtue qui les rend à première vue ­incommensurables
entre eux, les ­ logiques qui organisent leur diversité ­ relèvent
peut‑être d’un ordre moins chaotique, car elles ont des
­propriétés ­ comparables dont on peut espérer formuler un
jour les principes de combinaison. C’est du moins là l’utopie
­fondatrice de notre vocation498. » À moins qu’il ne faille aller
plus loin encore en considérant la notion même ­ d’invariant

496. « Un parcours ethnologique. Entretien avec Françoise Héritier »,


Ethnologies comparées, n° 8, printemps 2005, p. 11.
497. F. Héritier, « Christian Geffray (1995-2001) », L’Homme, n° 160, 2001,
p. 8.
498. Philippe Descola, Les Lances du crépuscule. Relations jivaros. Haute
Amazonie, Paris, Plon, Terre humaine, 1993, p. 166.

229
combattre

comme une ­ construction ­ idéologique qui en dirait plus sur


nos propres sociétés et leurs représentations sociales que sur
« l’homme générique » en général ? Et dès lors, faut-il aller
­jusqu’à prétendre que les invariants varient, si tant est que l’on
puisse énoncer une telle contradiction entre les termes499 ? À
tout le moins serait-on tenté de transposer à leur endroit la
métaphore que Carlo Ginzburg réserva autrefois à la notion
de « culture » : une « cage flexible et invisible », dit-il (infini-
ment flexible peut‑être ?), « offrant à l’individu un horizon de
possibilités latentes […] dans laquelle exercer sa propre liberté
conditionnelle500 ».

En tout état de cause, venons-en au fait que toute tenta-


tive de briser la gangue disciplinaire historienne au profit de
l’ouverture à une problématique anthropologique – si tant
est qu’une formulation aussi vague ait quelque sens, car un
pluriel devrait ici s’imposer – se révèle particulièrement dif-
ficile à l’endroit même du phénomène guerrier contemporain.
Celui-ci constitue en effet un champ de recherche où le
croisement de la « variance » historienne et de l’ « invariance »
anthropologique, au-delà même des définitions que l’on
peut donner de ces termes, ne peut de toute façon s’articu-
ler qu’au prix de difficultés extrêmes. D’un côté, en effet, la
variance ne paraît jamais aussi marquée que dans l’activité
guerrière. On nous pardonnera d’évoquer une fois encore
499. Il nous semble que c’est là, au moins en filigrane, la proposition d’A.
Bensa dans La Fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, op. cit. Celui-ci
y écrit notamment : « Si l’anthropologie est bien, comme les autres sciences
sociales, une science historique, elle ne saurait être fondée à s’extraire du flux
des actions pour asseoir le sens des pratiques sur un socle supposé global ou
universel » (p. 9).
500. Carlo Ginzburg, Le Fromage et les Vers. L’univers d’un meunier du ­xvie siècle,
Paris, Aubier, 1980, p. 16. On pourrait aller d’ailleurs un peu plus loin encore en
suggérant que ce qui importe, ce sont les variations de sens qui s’attachent, aux
yeux des acteurs eux-mêmes, à des représentations ou à des pratiques qualifiées,
à tort ou à raison, d’universaux.

230
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

Marc Bloch analysant les modes de combat des armées


­française et allemande en mai-juin 1940, alors que vingt-
deux ans seulement séparaient les doctrines françaises encore
surdéterminées par les certitudes acquises en 1918 de celles
mises en œuvre par l’Allemagne deux décennies plus tard :
« Ce furent deux adversaires appartenant chacun à un âge
différent de l’humanité qui se heurtèrent sur nos champs de
bataille », écrit-il non sans d’ailleurs beaucoup d’exagération,
ajoutant : « Nous avons en somme renouvelé les ­ combats,
familiers à notre ­ histoire coloniale, de la sagaie contre le
fusil. Mais c’est nous, cette fois, qui jouions les primitifs501. »
On comprend que Marc Bloch ait décrit l’histoire comme
« par essence, science du changement 502 » : la guerre moderne,
dont la connaissance intime joua un rôle si déterminant
dans la genèse de son œuvre, constitua à cet égard un ­terrain
privilégié d’expérimentation du ­ changement en question.
D’autant qu’il ne s’agit nullement du seul changement tech-
nologique, en effet spectaculaire dans l’activité guerrière
contemporaine occidentale, mais aussi de la variance des
répertoires de ­violence503, extraordinairement plastiques d’un
conflit à l’autre (voire d’une phase d’un même conflit à une
autre, d’un front, d’un adversaire, et peut-être d’un terrain
d’affrontement à un autre).
Paradoxalement pourtant, comment nier que des universaux
puissants paraissent investir le fait guerrier de toute part ? Ainsi
la coupure « eux/nous », indispensable semble-t-il à l’activité
guerrière, et à laquelle l’anthropologie de la violence et de la
guerre se montre sensible depuis longtemps. Maurice Davie
observait déjà de quelle manière cette coupure surdétermi-
nait le sentiment d’appartenance et de non-appartenance à
501. M. Bloch, L’Étrange Défaite, op. cit., p. 67.
502. Ibid., p. 150.
503. Cette notion de « répertoire de violences » propre à chaque époque,
nécessairement restreint et changeant lentement, est empruntée à Charles Tilly,
La France conteste de 1660 à nos jours, Paris, Fayard, 1986.

231
combattre

l’humanité en distinguant « groupe du dedans » et « groupe du


dehors504. » Une problématique que l’on retrouve de manière
particulièrement nette sous la plume de Françoise Héritier
lorsqu’elle s’interroge sur « les matrices de l’intolérance et
de la violence » : «  On sait en effet que le propre de toute
société humaine quelle que soit sa taille est de réduire la défi-
nition de l’humain aux membres du groupe, les autres étant
des non-humains qu’il est possible de traiter comme tels. Le
terme utilisé par une ethnie pour se désigner signifie généra-
lement tout simplement “ les hommes ” […] Chaque groupe
humain est ainsi investi, croit-il, de l’humanité à l’exclusion
de tout autre505. » En historien, on ne peut que constater à
quel point cette « matrice » reste agissante dans le cadre de la
guerre moderne – on songe en particulier aux deux conflits
­mondiaux et aux violences extrêmes qui marquèrent cer-
tains fronts (mais pas tous : rôle des configurations spécifiques,
ici, une fois de plus…)506 – et qu’elle demeure profondé-
ment explicative des franchissements des seuils de violence
induits par cette aptitude au retranchement de l’humanité
de ceux qui ne sont pas « des hommes ». Une aptitude dont
les manifestations paroxysmiques en termes d’élimination
massive ou d’infliction des pratiques de cruauté ont trouvé
un champ d’application ­ privilégié dans l’activité guerrière
contemporaine507.

504. M. R. Davie, La Guerre dans les sociétés primitives. Son rôle et son évolution,
op. cit. Cette thématique est particulièrement développée dans une annexe de
l’ouvrage (« Appendice A », p. 353-355).
505. Séminaire de F. Héritier, De la violence II, op. cit., p. 330.
506. Françoise Héritier ne manque pas d’ailleurs de citer ici le nazisme.
507. On doit toutefois à l’anthropologue Arjun Appadurai d’avoir attiré
­l’attention sur le massacre de proximité entre voisins, dans des configurations
où l’on sait que l’Autre est constitutif de sa propre humanité, mais d’une huma-
nité légèrement différente. Ce rôle de la différence mineure, sur laquelle insistait
déjà Freud en 1917, pouvant être à la source d’une anxiété spécifique dans
un monde globalisé aux identités incertaines, et poussant dès lors non seule-
ment au massacre, mais à la vivisection du corps de l’Autre comme moyen de

232
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

De même on ne peut qu’être frappé par la prégnance de


ce « tabou sur les armes » qui refuse le plus souvent aux fem-
mes toute participation au combat, via l’interdiction du port
des instruments susceptibles d’ouvrir la barrière anatomique
et de provoquer l’écoulement du sang. On se trouve ici face à
un inévitable « impensé » historiographique, un historien ne se
posant pas la question de savoir pourquoi les femmes ne com-
battent pas – et sans doute d’ailleurs n’a-t-il pas à le faire, du
point de vue qui est le sien – là où au contraire l’anthropolo-
gue est conduit à s’interroger. Cette interdiction, qui a trait
à la chasse aussi bien qu’à la guerre, est bien mise en exergue
par Alain Testart parmi les sociétés de chasseurs-cueilleurs508,
sous le terme d’« idéologie du sang » : on ne peut manquer
­d’appliquer son analyse à la relation aux armes dans les sociétés
occidentales, tant celle-ci y reste profondément déterminée par
une barrière du genre dont bien des signes semblent indiquer
qu’elle n’est jamais aussi étanche que lorsque se trouve posée

créer, ­précisément, cette certitude qui manque sur la nature de l’Autre « eth-
nique » (Arjun Appadurai, « Dead Certainty : Ethnic Violence in the Era of
Globalization », in A. L. Hinton, Genocide : An Anthropological Reader, op. cit., p.
286-303).
508. A. Testart, Essai sur les fondements de la division sexuelle du travail chez les
chasseurs-cueilleurs, op. cit. Dans aucune société de chasseurs-cueilleurs au monde,
les femmes ne peuvent porter les armes destinées à ouvrir la barrière anatomi-
que et à provoquer par là même l’écoulement du sang. Le port des armes par
les femmes (et dans certaines ethnies la simple approche par les femmes de la
zone de prélèvement des matières premières servant leur fabrication), de même
que l’approche des guerriers et des chasseurs par les femmes à la veille de leur
départ, est censé rendre les armes inefficaces. Comme le montre Alain Testart,
ce « tabou sur les armes » en ce qui concerne les femmes n’est pas exactement
un tabou sur la guerre ou la chasse en tant que telles. Les choses sont plus
complexes, car ce ne sont pas les armes pour elles-mêmes qui sont interdites
aux femmes, mais l’écoulement du sang. Ces dernières sont donc autorisées à
manier les armes contondantes, à utiliser les pièges et les chiens qui permettent
l’activité cynégétique sans faire couler le sang. De même note-t-on une parti-
cipation féminine éventuelle à la guerre, pour seconder les guerriers. Mais sans
la mise en œuvre des armes.

233
combattre

la question de ­l’accès au combat 509. On pourra certes objecter


que sa fermeture aux femmes n’a jamais été totale510, et qu’en
outre au xxe siècle plusieurs contre-exemples mettent en relief
l’aspect de plus en plus poreux de l’interdiction : en témoi-
gnent le rôle des ­ femmes-combattantes dans l’armée Rouge
sur le front de l’Est pendant le Second Conflit ­ mondial511,
celui des unités féminines de Tsahal dès la fondation de l’État
hébreu512, la proportion croissante de femmes dans les armées
occidentales modernes, depuis les années 1990 surtout, et la
participation de celles-ci – des Américaines pour l’essentiel
– aux conflits récents (guerre du Golfe de 1991, second conflit
irakien de 2003). En réalité, un examen plus fin des pratiques
réelles ­montre que dans tous ces cas, la barrière du genre conti-
nue d’être fort étanche et que les femmes restent à l’écart des
situations de combat les plus exposées. Et souvent – une telle
remarque n’est pas neutre – avec la complicité de leurs cama-
rades masculins513. En creux, en quelque sorte, continue de se
lire l’exclusion des femmes de ce douteux privilège viril qu’est
l’accès au ­combat514. En ce sens, cette remarque de Françoise

509. Joshua S. Goldstein, War and Gender. How Gender Shapes the War System
and Vice Versa, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
510. Il faut noter ici le cas très intéressant des bataillons de femmes ­formés
en Russie après la révolution de mars 1917, en particulier celui de Maria
Botchkareva, dite Yashka, qui monta à l’assaut lors de l’ultime offensive de l’été
1917.
511. Svetlana Alexievitch, La guerre n’a pas un visage de femme, Paris, Presses
de la Renaissance, 2004.
512. Martin Van Creveld, Tsahal. Histoire critique de la force israélienne de
défense, Monaco, Éditions du Rocher, 1998.
513. Le phénomène est particulièrement frappant sur le front de l’Est, où les
femmes soviétiques furent très nombreuses à porter les armes après juin 1941
(voir sur ce point : S. Alexievitch, La guerre n’a pas un visage de femme, op. cit.,
2004).
514. À cet égard, l’aventure de la jeune marine Jessica Lynch lors du conflit
irakien de 2003 est parfaitement justiciable d’une lecture en termes anthropo-
logiques : il est clair que le fait qu’une femme-soldat ait été capturée fut perçu

234
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

Héritier sur « la valence différentielle des sexes515 » se révèle


fort suggestive – en même temps que trop séduisante pour ne
pas être hautement discutable (et d’ailleurs discutée) – dans la
perspective d’une anthropologie historique du fait guerrier le
plus contemporain : « Ce qui est valorisé par l’homme, du côté
de l’homme est sans doute qu’il peut faire couler son sang, ris-
quer sa vie, prendre celle des autres, par décision de son libre
arbitre ; la femme “voit” couler son sang hors de son corps […]
et elle donne la vie (et meurt parfois ce faisant) sans nécessai-
rement le vouloir ni pouvoir l’empêcher. Là est peut-être dans
cette différence le ressort fondamental de tout le travail sym-
bolique greffé aux origines sur le rapport des sexes516. »
On ne s’étendra pas ici sur la porosité entre chasse et guerre,
sur laquelle nous reviendrons. En revanche, au chapitre des
« universaux de violence », il paraît nécessaire de revenir un
instant sur les atteintes si généralisées à la filiation qu’entraîne
la situation de guerre, qu’il s’agisse des atteintes entre com-
battants ou à l’encontre des populations désarmées, et que
l’on regroupe généralement sous le terme générique d’« atro-
cités ». Au répertoire proposé par Véronique Nahoum-Grappe
pour le cas spécifique de l’ex-Yougoslavie des années 1990
– viol des femmes (prêtons attention ici au viol des fillettes
comme à celui des femmes âgées, surtout devant leurs pro-
ches), égorgement des hommes dont on cherche à faire couler
le sang, crimes de profanation dans les cimetières – on serait
tenté d’ajouter d’autres pratiques encore : la mise à mort des
enfants, notamment devant leurs parents ; à l’inverse, la mise à
mort de ces derniers devant leurs enfants ; et aussi ces cadavres
ennemis découpés, émasculés, au visage et au corps déshuma-
nisés avant leur recomposition en constructions corporelles
comme suffisamment intolérable pour qu’un commando masculin ait été com-
mandité afin d’organiser sa libération.
515. F. Héritier, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile
Jacob, 1996, p. 15.
516. Ibid., p. 234-235.

235
combattre

biologiquement impossibles. Autant de pratiques dont on peut


retrouver la trace, selon des modalités et des agencements
évidemment variables, dans tant de conflits absolument diffé-
rents en termes d’enjeux, d’époques, d’acteurs sociaux en pré-
sence : toutes, pourtant, ne cherchent‑elles pas, chacune à leur
manière, – et c’est précisément en cela ­qu’elles sont pratiques
de cruauté –, à atteindre cet universel que constitue la filia-
tion517, dont la coupure constitue la négation la plus complète,
la plus radicale de ­l’humanité de l’Autre ? Ainsi les « atrocités
de guerre », généralement traitées comme une sorte de « non-
sens » et suscitant du même coup une sorte de « blanc » analy-
tique, retrouvent-elles alors leur sens plein. Elles ­deviennent
un langage, comme Denis Crouzet l’a magistralement démon-
tré pour ses « guerriers de Dieu » du xvie siècle518. Au passage,
on comprend dès lors bien mieux pourquoi il est si difficile
de les éradiquer. Débarrassées de leur caractère périphérique,
voici les « atrocités » replacées en position centrale, au cœur
même de tout effort historique décidé à se saisir de l’acti-
vité ­guerrière comme objet d’étude. Est-il étonnant que des
­anthropologues – nettement mieux entraînés que les histo-
riens à discerner ­ l’importance de la parenté dans toutes les
sociétés humaines – se montrent aussi bien plus ­sensibles que
les seconds à la cohérence de pratiques distinctes seulement
en apparence ?

Pour autant, la posture de l’une et l’autre discipline face au


fait guerrier ne diffère-t-elle pas en profondeur ? Dissymétrie :
l’histoire, on le sait, a partie liée avec la guerre dès l’origine.
Sa naissance est inséparable de la guerre, inséparable de son
récit ; c’est en elle qu’elle plonge ses racines les plus profondes.
À ­l’inverse, n’est-il pas révélateur que certains anthropologues
517.V. Nahoum-Grappe, « L’usage politique de la cruauté : l’épuration eth-
nique (ex-Yougoslavie, 1991-1995) », in F. Héritier, De la violence, op. cit.
518. D. Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des guerres de
Religion, op. cit.

236
L a «  le ç on anthropologique » est- elle possible ?

croient pouvoir distinguer, au cœur de leur propre idéologie


disciplinaire, une réticence profonde face à l’inhumanité trop
apparente des différentes formes de violence ? C’est ce que note
fort bien le spécialiste des génocides Alexander Hinton : « La
violence n’est guère un sujet naturel aux anthropologues, expli-
que-t-il. Tout dans notre formation disciplinaire nous prédis-
pose à ne pas voir les formes criantes et manifestes de violence
qui si souvent ravagent la vie de ceux qui sont nos sujets519. »
Dans le champ de la préhistoire et de sa violence de guerre, la
conclusion du livre de Jean Guilaine et Jean Zammit, où les
auteurs en viennent presque à s’excuser d’avoir redécouvert la
haute intensité de l’activité guerrière humaine dès la période du
paléolithique supérieur, est également révélatrice de ce même
type de réticence :
C’est précisément parce que nous sommes – nous, auteurs –
convaincus du degré de développement culturel de ces sociétés
[préhistoriques] que nous nous devons de n’en masquer aucun
aspect. Reconnaître que la violence pouvait faire partie de la
condition de l’homme préhistorique n’entraîne aucun sentiment
de « barbarie » à son égard. C’est, au contraire, montrer que la
plupart des sociétés humaines « préhistoriques » ou « historiques »
(sans rupture entre les unes et les autres) ont toujours développé
une part de dureté, d’exploitation et, parfois, de cruauté dans
leur fonctionnement, et ce même parmi les civilisations jugées
– aujourd’hui – comme les plus nobles […]. Imaginer les acteurs
des temps lointains comme pacifiques et innocents serait sans
doute une duperie. Idéaliser l’homme préhistorique […] c’est le
déshumaniser. Faits archéologiques d’abord, données historiques
ensuite, démontrent que tout au cours de leur longue trajectoire,
les sapiens n’ont cessé de fluctuer entre le meilleur et le pire520.

519. A. L. Hinton, Annihilating Difference. The Anthropology of Genocide, op.


cit., p. 348 [« Violence is hardly a natural subject for anthropologists. Everything in our
disciplinary training predisposes us not to see the blatant and manifest forms of violence
that so often ravage the lives of our subjects. »].
520. J. Guilaine et J. Zammit, Le Sentier de la guerre. Visages de la violence
préhistorique, op. cit., p. 329.

237
combattre

On en conviendra sans doute assez aisément : aux yeux d’un


historien de la conflictualité du xxe siècle, de ses deux guerres
totales et de ses exterminations de masse, ce plaidoyer visant à
faire admettre la violence et la guerre comme parties intégran-
tes de l’humanité de l’homme dès l’origine paraîtra quelque
peu superflu…

Au terme de ce chapitre, l’impression demeure que l’examen


des différentes opportunités offertes par la « leçon anthropolo-
gique » – sous la forme de ces indentations successives que nous
avons tenté d’explorer – aboutit à des chemins si escarpés que
l’on peut douter qu’ils conduisent à de vrais effets de connais-
sance et d’intelligibilité. De quelque côté que l’on se tourne,
tout semble réuni pour faire d’une anthropologie historique
du fait guerrier contemporain un défi souvent difficile, sinon
impossible à relever. À moins de considérer le passage par la
leçon anthropologique comme un long et périlleux chemine-
ment dont le grand mérite serait de proposer peut-être – et ne
serait-ce pas déjà beaucoup ? – une leçon d’attention.

238
CHAPITRE IV

Combat et physicalité :
accéder aux corps ?

Dans ce dernier volet, au prix d’un évident hiatus avec les


chapitres qui ont précédé, tentons l’expérience d’un angle de
vue précis : la physicalité du fait guerrier. Si les corps – corps
des Occidentaux ici, appréhendés dans un cadre contempo-
rain – nous paraissent en effet devoir être pensés d’abord dans
le cadre d’un projet d’anthropologie historique du phénomène
guerrier, c’est bien évidemment parce que la violence extrême
qui accompagne l’activité combattante est d’ordre corporel avant
tout. C’est d’abord sur les corps, dans les corps, qu’elle s’inscrit.
Sur cette question de la corporéité, peut-on organiser une
rencontre entre anthropologie et histoire, mise au service d’une
recherche d’intelligibilité du combat moderne ? S’il existe une
riche historiographie et une non moins riche anthropologie du
corps521, l’une et l’autre nous paraissent ignorer le plus ­souvent
521. À titre d’exemple particulièrement stimulant, même si la guerre en
est absente : Maurice Godelier et Michel Panoff (dir.), La Production du
corps. Approches anthropologiques et historiques, Amsterdam, Éditions des archives
contemporaines, 1998 ; F. Héritier et Marguerita Xanthiakou, Corps et affects,
Paris, Odile Jacob, 2004 ; Michela Marzano (dir), Dictionnaire du corps, Paris,

239
combattre

le corps guerrier 522, tout se passant comme si s’était reproduit,


prolongé, enkysté le fameux « oubli » commis par Marcel Mauss
dans « Les techniques du corps ». Ce texte de grande impor-
tance intellectuelle donné à la Société de psychologie le 17 mai
1934523 se composait de trois parties : « Notion de technique du
corps », « Principes de classification des techniques du corps »
et « Énumération biographique des techniques du corps ». La
visée, nettement taxinomique, visait à l’exhaustivité. C’est ainsi
que dans la troisième partie, l’auteur se proposait de suivre « la
biographie normale d’un individu, pour ranger les techniques
du corps qui le concernent ou qu’on lui apprend524 ». Mauss
distinguait alors sept étapes biographiques : techniques de la
naissance et de l’obstétrique, techniques de l’enfance, techni-
ques de l’adolescence, techniques de l’âge adulte, techniques
des soins du corps, techniques de la consommation, techniques
de la reproduction, techniques des soins, de l’anormal. Dans le
quatrième paragraphe, consacré à l’âge adulte, il détaillait alors
les techniques du sommeil, celles de la veille et du repos et, plus
intéressant pour nous, les « techniques de l’activité, du mouve-
ment ». Ici il insistait, passant en revue la marche, la course, la
danse, le saut, le grimper, la descente, la nage, les mouvements de
force (« lancer, jeter en l’air, tenir »), avant de faire cette curieuse
remarque : « Toute cette étude des mouvements mécaniques est
bien entamée. C’est la formation de couples mécaniques avec
le corps […]. Dès que je me sers de mon poing, à plus forte
PUF, 2007 ; Bernard Andrieu (dir.), Dictionnaire du corps dans les sciences sociales,
Paris, L’Harmattan, 2006.
522. Nous nous y sommes essayé pour notre part, dans La Guerre au xxe siè-
cle. L’expérience combattante, Documentation photographique, 2004, et dans
« Massacres. Le corps et la guerre », in A. Corbin, J.-J. Courtine, G.Vigarello
(dir.), Histoire du corps, op. cit., p. 281-320.
523. Il fut publié dans le Journal de psychologie deux ans plus tard.
M. Mauss, « Les techniques du corps », Journal de psychologie, XXXII, n° 3-4,
15 mars‑15 avril 1936. Reproduit dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op.
cit., p. 363-386.
524. Ibid., p. 376.

240
combat et physicalité : accéder au x corps ?

raison lorsque l’homme a eu “le coup-de-poing chelléen” en


main, des “couples” sont formés525. » On s’attendrait ici à ce
que Mauss cite la guerre, le combat, la chasse, certains gestes
de violence, au titre des techniques du corps. Il n’en fait rien,
préférant enchaîner en ces termes : « Ici se placent tous les tours
de main, les passe-passe, l’athlétisme, l’acrobatie, etc. Je dois vous
dire que j’ai eu la plus grande admiration pour les prestidigita-
teurs, les gymnastes, et je ne cesse pas de l’avoir 526. »
Ainsi, dans son tableau des « techniques de l’âge adulte », puis
dans celui de ses « techniques de l’activité, du mouvement »,
Marcel Mauss a-t-il commis le double oubli de la chasse et de la
guerre, lacune à laquelle il ajoute, dans le passage sur les « mou-
vements de force », le silence sur le maniement des armes. Sans
doute fait-il allusion au « coup-de poing-chelléen », mais dans le
seul but de théoriser les « couples mécanisés » corps-objets : c’est
l’antériorité de ce couple qui l’intéresse ici, son enracinement
dans la préhistoire, non le fait qu’il s’agisse du maniement d’une
arme dont la présence induirait des phénomènes de violence
interpersonnelle ou une activité cynégétique et guerrière.
Étonnante inhibition dans un texte qui en est par ailleurs sin-
gulièrement dépourvu, à la liberté de ton frappante527. Comme
Claude Lévi-Strauss le souligne dans une introduction écrite en
1950528, pour un homme de sa génération et de sa formation
académique, la liberté de pensée et de parole de Marcel Mauss

525. Ibid., p. 382.


526. Ibid.
527. Ibid., p. 383.
528. Claude Lévi-Strauss souligne à quel point Mauss, en 1934, fait figure
de précurseur en « affirmant la valeur cruciale, pour les sciences de l’homme,
d’une étude de la façon dont chaque société impose à l’individu un usage
rigoureusement déterminé de son corps » et en indiquant la prescience qu’eut
Mauss d’un rapprochement possible entre ethnologie et psychanalyse : « Il fallait
beaucoup de courage et de clairvoyance à un homme, issu d’une formation
intellectuelle et morale aussi pudique que celle du néo-kantisme qui régnait
dans nos universités à la fin du siècle dernier, pour partir, comme il le fait ici, à la
découverte “d’états psychiques disparus de nos enfances”, produits “de contacts

241
combattre

était stupéfiante. On notera en outre sa capacité à parler à la


première personne, et en particulier à faire état de ses propres
expériences corporelles529. Mais la corporéité de la guerre et
du combat, dont on a vu qu’elle lui avait été familière, restait
hors champ.
Elle le reste assez largement aujourd’hui encore. Or, en
un tel domaine, les sources font bien moins obstacle qu’on
ne ­ pourrait l’imaginer. Au fur et à mesure que s’est élargi
le ­ spectre de ce qui pouvait se dire en un tel domaine, les
combattants du xxe siècle ont évoqué de plus en plus expli-
citement la ­ physicalité de leur expérience du combat. Paul
Fussell, vétéran de la Seconde Guerre mondiale grièvement
blessé en 1945, devenu par la suite professeur de littérature
anglaise à l’université de Pennsylvanie, a dit dans un livre
admirable parce que étonnamment affranchi de toute pudeur
académique, tout ce que la « langue fraîche » des combattants
avait su placer sous le contrôle de la parole en termes d’ex-
périence de la peur, de la perte de contrôle des fonctions
physiologiques les plus élémentaires, d’atteintes au corps de
l’ennemi ; ainsi qu’en termes de dépréciation de soi-même
et des autres, via la contamination de l’ensemble du langage
combattant par l’obscène et le scatologique530. Les sources
médicales, quant à elles, constituent un autre mode d’accès
privilégié à la physicalité du phénomène guerrier. Celles-ci
n’ont été exploitées pour l’instant qu’à la marge531 : même
si c’est plus souvent le discours médical sur le corps que
de sexes et de peaux”, et pour se rendre compte qu’il allait se trouver “en pleine
psychanalyse, probablement assez fondée ici” » (ibid., p. xi).
529. Ibid., p. 366-368. Parlant un jour en public des caractères distinctifs des
races humaines, Mauss n’hésita pas à exhiber son mollet avec ses mots : « Ainsi,
voyez-vous, je suis l’un des hommes les plus velus du monde » (cité par M.
Fournier, Marcel Mauss, op. cit., p. 605).
530. P. Fussell, À la guerre. Psychologie et comportements pendant la Seconde
Guerre mondiale, op. cit., p. 378.
531. On signalera ici l’étude pionnière de Sophie Delaporte, Gueules cassées.
Les blessés de la face de la Grande Guerre, Paris, Éditions Noesis, 1996.

242
combat et physicalité : accéder au x corps ?

l­’expérience corporelle elle-même, que les archives des ser-


vices de santé des armées permettent d’atteindre, leurs effets
de connaissance sur les atteintes physiques provoquées par
l’armement moderne n’en sont pas moins spectaculaires.
Dans le cadre de ce chapitre toutefois, c’est sur d’autres accès
possibles à la physicalité combattante que nous voudrions
mettre l’accent. Quitte à courir des risques trop évidents532
en envisageant quelques « énoncés qui n’ont pas recours au
langage533 ».

L’entour des corps : les champs de bataille

Pour mieux atteindre la corporéité du combat contempo-


rain, examinons-la « en creux » en quelque sorte, quitte à nous
éloigner d’elle un instant. Et commençons par cet « entour »
des corps combattants que constituent les lieux mêmes où ces
derniers s’affrontent.
En avril 1904, au titre de reporter de guerre, l’Américain Jack
London, dont la belle carrière d’aventurier puis de romancier
à succès n’avait encore jamais été traversée par une expérience
de guerre, se trouve en observateur sur le fleuve Yalou, près
d’Antung, à la frontière de la Corée et de la Mandchourie : c’est
là que le 26 avril, se produit le premier affrontement ­terrestre

532. « Quand, au lieu d’être un discours sur d’autres discours qui l’ont
p­ récédé, la théorie se risque dans les domaines non verbaux ou préverbaux où
ne se rencontrent que des pratiques sans discours d’accompagnement, certains
problèmes surgissent. Il y a un brusque changement et la fondation, d’ordinaire
si sûre, qu’offre le langage fait alors défaut. L’opération théorique se retrouve
soudain à l’extrémité de son terrain normal, telle une voiture parvenue au bord
d’une falaise. » Michel de Certeau, cité par R. Chartier, « L’histoire cultu-
relle », in Jacques Revel et Nathan Wachtel, Une école pour les sciences sociales.
De la VIe section à l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, Cerf-Éditions
de l’EHESS, 1996, p. 83.
533. Bruno d’Agostino,Alain Schnapp, « Les morts entre l’objet et l’image »,
in Gherardo Gnoli et Jean-Pierre Vernant (dir.), La Mort, les Morts dans les
sociétés anciennes, CUP et MSH, 1982, p. 17.

243
combattre

d’importance entre l’armée russe et les troupes japonaises


­débarquées sur la côte coréenne peu de temps auparavant. Voici
ce qu’il observe, ou croit observer, du combat qui se déroule
sous ses yeux :
C’était la bataille – le lit d’un fleuve, le bruit continuel mais
irrégulier des coups de feu tirés sur un front de plusieurs kilo-
mètres, quelques ombres furtives, c’était tout. On ne voyait pas
de Russes. Pas de fumée, malgré tout ce vacarme. On ne voyait
pas d’où l’on tirait. Les ombres noires [les Japonais] disparais-
saient dans les saules. La fusillade continua. De la fumée s’éleva
enfin dans l’air mais on n’apercevait aucun des antagonistes qui
­s’envoyaient à la mort.

Cela semblait être, autant que l’on pouvait en voir à l’œil nu


ou aux jumelles, une bataille de fantômes […]. Pas de drapeau
au vent, pas de fumée aux cheminées, pas une créature vivante
ne bougeait ni ne se montrait dans les espaces verts entre les
maisons. Seuls, le soleil qui inondait le tout, le vent de l’ouest
qui soufflait de la mer, et les fusils qui crachaient de l’île vide et
du village désert534.

De ce type de rencontre, si frustrant, entre un imaginaire de


bataille de type « napoléonien » et la réalité du ­premier combat
« moderne », l’observateur tirait d’étonnantes conclusions :
Les armes de jadis accomplissaient plus simplement et rapi-
dement leur mission que ne le font les armes contemporai-
nes. Tout d’abord, ces armes tuaient plus de monde, et ensuite,
elles tuaient plus de monde tout en dépensant beaucoup moins
d’énergie, de temps et de réflexion. Tuer des gens aujourd’hui
demande beaucoup de travail, de calculs, d’invention et de temps
[…]. Les seuls hommes tués dans une guerre du ­ xxe siècle, si
l’on suppose que le général n’est ni un idiot ni un boucher,
le sont tous par accident […]. En bref, les merveilleuses et

534. Jack London, « La guerre invisible des Japonais », 30 avril 1904, in
La Corée en feu, Paris, 10/18, 1982, p. 158 (le texte est daté « Antung, 2 mai
1904 »).

244
combat et physicalité : accéder au x corps ?

­ orribles machines de guerre actuelles ratent leur but. Faites


h
pour tuer, leur principal résultat est de rendre le massacre tout
à fait inhabituel.

Quand les machines de guerre deviendront pratiquement par-


faites, il n’y aura plus du tout de massacres. Quand une armée
arrive à dominer complètement, l’autre armée se rend et cède
ce dont elle est gardienne. Et alors, l’adieu d’un soldat à sa mère
sera le même que celui qu’il lui fait aujourd’hui pour partir en
vacances535.

Grave erreur de jugement. Avec l’entrée en action des


mitrailleuses, des canons à tir accéléré et indirect à grande
­distance, des fusils modernes, le champ de bataille se révèle
dès cette date un lieu de terreur plus inhospitalier qu’il ne
l’avait jamais été auparavant, forçant précisément les soldats
­cherchant à survivre à s’y dissimuler du mieux possible. Mais
dans le domaine de l’observation de la guerre et du combat,
rien ne peut compenser une erreur de distance ou d’échelle :
Jack London observe tout simplement de trop loin, ou de trop
haut. En ce sens, sa faute d’appréciation n’est pas d’une nature
fondamentalement différente de celle que commettent tant
d’historiens du fait guerrier : eux non plus, généralement, ne
regardent pas d’assez près.
Sur ces mêmes lieux de la guerre russo-japonaise, les obser-
vateurs militaires, eux, virent beaucoup mieux que le reporter
ce qui était en train de se jouer en termes de violence nou-
velle. Sans doute s’y connaissaient-ils davantage, d’autant que
leur expertise de la chose militaire se trouvait renforcée par
leur accès à des informations de première main récoltées au
sein des états-majors auxquels ils étaient rattachés. Pour autant,
eux non plus n’ont pas participé aux combats, ni même vu
ceux-ci de près, et ils ne disposaient donc d’aucune expérience

535. J. London, « Des combats à grande distance », Wiju, le 30 avril 1904,


ibid., p. 137-142 (article paru dans le San Francisco Examiner du 5 juin 1904).

245
combattre

concrète de ce que représentait l’intensité nouvelle du feu ; mais


la ­qualité de leur regard procéda du fait qu’aussitôt les combats
terminés, ils arpentèrent longuement les lieux d’affrontement ;
et ils surent les regarder.
Après ces combats qui pour les plus courts ont duré une
semaine, et quinze jours pour les plus longs, ils constatent le
stupéfiant ravage du terrain par l’armement moderne. C’est
d’abord cela, en effet, qu’ils peuvent voir : un sol labouré, coupé
par des tranchées parallèles dotées d’abris profonds, un sol
­ponctué de trous individuels de profondeur variable, creusés
par les combattants pour se protéger des effets du feu, un sol
modelé aussi par de fragiles talus de terre, ultime et dérisoire
protection construite par les soldats pris sous le feu ; parfois sont
restées sur place les pelles individuelles que les soldats japonais
plantaient devant leur visage, lorsqu’ils se trouvaient à proximité
des positions russes : « En Mandchourie, le sol [était] véritable-
ment entré dans le combat536. »

Et puisque la terre remuée sous le feu constitue désormais un


moyen central de la survie au combat, elle devient du même coup
une précieuse empreinte de sa physicalité. Certes, même pour
des historiens du fait guerrier travaillant sur des périodes plus
reculées que la nôtre, l’effet de réel de la visite des lieux d’affron-
tement peut constituer une expérience capitale. Olivier Chaline
s’en explique parfaitement à ­propos du champ de bataille de la
Montagne blanche (8 novembre 1620), aux portes de Prague :
« Une véritable histoire du combat ne peut s’en tenir aux textes,
aux divers documents d’archives, si riches soient-ils. La topo-
graphie du champ de bataille est aussi une source, d’autant plus
utilisable que l’urbanisation a largement respecté la Montagne
blanche […]. C’est à pied qu’il est possible d’apprécier les vues
536. Olivier Cosson, Horizons d’attente et expérience d’observation au début
du xxe siècle. Les militaires français face aux conflits périphériques (Afrique du Sud,
Mandchourie, Balkans), thèse EHESS, 2006, p. 321. Ce développement sur les
champs de bataille de la guerre russo-japonaise doit tout à ce travail très neuf.

246
combat et physicalité : accéder au x corps ?

partielles, la plus ou moins grande raideur d’un versant, la dis-


tance à parcourir. La proximité de l’aéroport de Ruzynĕ nous
a permis également à plusieurs reprises d’envisager le champ de
bataille depuis le ciel537. » Mais à partir du xxe siècle, c’est bien
autre chose que révèle le survol des lieux de combat à moyenne
altitude, en avion ou, mieux, en hélicoptère. Car, comme le notè-
rent très bien les observateurs militaires en Mandchourie, c’est
une trace d’une nature différente qu’impriment dans le sol la
guerre moderne et les hommes qui subissent ses épreuves. Sur les
kilomètres de front de la Première comme de la Seconde Guerre
mondiale, là où tout au moins les traces du combat de positions
restent encore ­visibles, ou bien à Diên Biên Phu, ou encore sur
les immenses lieux ­d’affrontement du conflit irano-irakien des
années 1980, on peut voir avec netteté ce que l’épreuve corpo-
relle du feu moderne a imposé d’efforts aux fantassins tenus de
l’endurer : leurs plus humbles trous, leurs plus simples abris, leurs
tranchées les plus sommaires disent la somme de travail physique
consentie pour protéger les corps ; ils disent ce passage capital du
corps redressé, visible – et même aussi visible que possible – du
soldat du début du xixe siècle, au corps couché, recroquevillé,
­invisible, humilié du combattant du siècle suivant. Même sans
outil, même réduits parfois à leurs ongles quelquefois et à leurs
dents, les ­soldats du xxe siècle n’ont cessé d’inscrire sur le sol des
champs de bataille la trace de leur volonté d’y enfoncer leur corps
et de l’y protéger. Gabriel Chevallier, en 1930, se souvenait ainsi
du spectacle offert par ses camarades surpris par un bombarde-
ment inattendu : tel un « gibier traqué », note-t-il, les hommes
étaient « secoués comme des pantins par les sursauts de la peur,
étreignant le sol et s’y enfouissant le visage538 ».
L’anthropologue britannique Nicholas Saunders a raison de
le souligner avec force : le champ de bataille moderne est un

537. O. Chaline, La Bataille de la Montagne blanche (8 novembre 1620). Un


mystique chez les guerriers, op. cit., p. 26.
538. Gabriel Chevallier, La Peur, Paris, Stock, 1930, p. 54.

247
combattre

a­ rtefact, et donc un objet à prendre en compte et à analyser


au même titre que d’autres productions humaines du temps
de guerre539. À titre personnel, je n’en ai jamais si bien pris
conscience qu’en arpentant celui de Khorramshar, lorsque fin
1999 la possibilité m’a été offerte de visiter ce haut lieu des
grandes offensives iraniennes – dites « offensives de Kerbala »
– lancées contre les lignes irakiennes lors des années 1980. La
vue du champ de bataille révélait l’installation des combat-
tants dans une guerre de positions – la dernière du xxe siècle
– mais dépourvue de ces tranchées qui avaient caractérisé les
« batailles de matériel » de l’espace occidental, dès lors rempla-
cées par d’immenses remblais de terre grise réalisés au bulldo-
zer, et au pied desquels des sapes en demi-lune avaient abrité
les ­soldats. Peu de barbelé également, rendu moins nécessaire
par les immenses champs de mines s’étendant à perte de vue.
De loin en loin, l’œil distinguait des troncs de palmiers tranchés
par le souffle des explosions, ainsi que des bombes d’avion non
explosées, plantées dans le sable, et dont seules dépassaient les
ailettes. C’est dans ce paysage de terreur silencieuse, comme
il ne m’en avait jamais été donné de voir auparavant, que les
anciens volontaires de guerre iraniens qui nous accompagnaient
– ex-bassidjis des années 1980, partis très jeunes, volontairement,
au front – tentaient de dire quelque chose de leur expérience
corporelle du combat 540.

Regarder un peu attentivement les champs de bataille de


la guerre moderne conduit en outre à s’interroger sur le rôle

539. Nicholas J. Saunders, « Objets de guerre », in S. Audoin-Rouzeau et


Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre, 1914-1918, Paris,
Bayard, 2004, p. 743-750.
540. Guerre et mémoire.Table ronde sur la littérature de guerre (6-7 décembre 1999).
Mémoires de guerre. Combattants iraniens (conflit Iran-Irak) - Combattants français
(Première Guerre mondiale), IFRI, Téhéran, 2002. Je remercie Éric Butel pour
l’initiation à la guerre irano-irakienne que, sur place, il m’a si généreusement
prodiguée.

248
combat et physicalité : accéder au x corps ?

que jouent leurs traits spécifiques en termes d’expériences


­physiques comme en termes de représentations construites,
par les ­ combattants eux-mêmes, de leur propre violence et
de celle de leurs adversaires. Quelques pôles antinomiques se
dégagent ainsi nettement : l’opposition entre terrain dégagé
et zones de forêt ou de jungle, par exemple. Ces dernières,
tout en « démodernisant » l’activité guerrière (aviation aveu-
glée – d’où la tentation de la déforestation au Vietnam –,
impossibilité de déployer blindés et véhicules…), favorisent
le rapprochement entre le combat et l’activité cynégétique,
entre chasse aux animaux et chasse au gibier humain, ce der-
nier, aisément ­invisible, se laissant difficilement approcher et
constituant un danger permanent. Les forêts de Biélorussie
ont sans doute joué ainsi un rôle non négligeable dans l’exa-
cerbation de l’imaginaire cynégétique des « chasseurs noirs » si
bien étudiés par Christian Ingrao541, ces braconniers détenus
dans les prisons du Reich et lancés en 1942 par Himmler, lui-
même grand chasseur, à la poursuite des partisans soviétiques,
au prix de longs affûts et de battues hautement meurtrières.
La dimension forestière, et donc sauvage, de ces « marges limi-
nales […] et disputées de l’empire millénaire en construc-
tion542 » ne favorisa-t-elle pas les déploiements d’une violence
extrême et de pratiques de cruauté autorisées explicitement
comme telles543 ? Sans la forêt, qui permettait les longs affûts
aussi bien que les grandes opérations de battue visant le
gibier humain, et sans le danger attribué à celui-ci, on n’ima-
gine pas que ces combattants de la Sonderheinheit Dirlewanger
eussent « entériné le discours qui leur assignait – en tant que
“sauvages” – une place spécifique dans le monde des hom-

541. Ch. Ingrao, Les Chasseurs noirs. La brigade Dirlewanger, op. cit.
542. Ibid., p. 124.
543. L’auteur souligne en particulier que le conseiller ministériel Joel auto-
risait l’unité concernée à « tuer, brûler, mutiler/violer/profaner » dans les terri-
toires à elle confiés, mais que revenue de ces derniers, elle resterait « sous haute
surveillance » (ibid.).

249
combattre

mes en guerre et accepté par avance que leur sauvagerie fût


­mobilisée contre des adversaires ­d’emblée animalisés544. »
On opposera aussi volontiers les lieux d’affrontement
­densément peuplés (la ville, par exemple545, où le combat, là
encore très démodernisé faute de pouvoir déployer en milieu
urbain la totalité des ressources technologiques d’une armée
moderne, se charge d’affects d’une rare puissance en fonction
de la charge symbolique de la cité elle-même, de celle de ses
différents ­ quartiers, bâtiments, monuments, en fonction aussi
de la présence sur place de ses habitants), à des emplacements
dépourvus de toute population civile, où le terrain n’a pas de
valeur intrinsèque ni de charge symbolique mobilisatrice : le
désert (tout comme les airs et la mer) appartient à cette caté-
gorie de lieux de combat où la lutte se réduit en quelque sorte
à elle-même, sans débordement aucun hors de la sphère dévo-
lue à la violence. Dans le désert de Libye, Pierre Messmer,
officier de première ligne à Bir Hakeim, puis à El-Alamein,
affirme ainsi n’avoir pas vu « un seul habitant, un seul chameau,
un seul arbre, une seule maison546 » de toute l’année 1942. Et il
a su dire le rôle de cette forme de « vide » dans le tour particu-
lier qu’adopte alors le combat :
Dans le désert, avancer ou reculer ne signifie rien, puisque le
­terrain n’a aucune valeur 547 […]. Pour les armées, le désert
­ressemble à la mer pour les escadres. On s’y déplace pour
­chercher l’ennemi ou pour le fuir […]. L’absence des popu-
lations civiles, l’inexistence de biens matériels à protéger ou à
détruire donnent à la présence militaire, hors des combats, un
caractère un peu surréaliste. Ici, la guerre est sans bavures : pas
544. Ibid., p. 142. On pourrait également se poser la question du rôle que joue
la présence de la forêt, autour de Lublin, dans les pratiques de Judenjagd mises
en œuvre par les hommes du 101e bataillon de police étudiés par Christopher
Browning.
545. Jean-Louis Dufour, La guerre, la ville, le soldat, Paris, Odile Jacob, 2002.
546. Pierre Messmer, Après tant de batailles. Mémoires, Paris, Albin Michel,
1992, p. 90.
547. Ibid., p. 83.

250
combat et physicalité : accéder au x corps ?

de réfugiés sur les routes, de villages détruits, de récoltes qui


brûlent. Les malheurs de la guerre ne frappent que les guerriers.
C’est pourquoi la guerre du désert, si dure aux corps, ne salit
pas les âmes548.

De même les champs de bataille faits d’espaces plans et déga-


gés s’opposent-ils en tous points aux souffrances spécifiques
qu’inflige la montagne : celle-ci réduit à l’impuissance une
bonne partie de l’armement moderne : la marche, le creusement
des abris dans la roche, le froid y épuisent les corps, ­tandis que
l’éclatement des obus sur la pierre et le ricochet des ­balles confè-
rent aux bombardements et aux tirs une dangerosité accrue.
C’est au total à une géographie, à une topographie, voire à
une climatologie des lieux d’affrontement que conduit un peu
­d’attention à tout ce qui se joue du côté de la physicalité.
Le sous-sol comporte d’autres enseignements peu à peu mis
au jour par l’archéologie, plus particulièrement par l’archéo-
logie du front ouest lors de la Première Guerre mondiale : la
connaissance des objets utilisés par les soldats, de leur artisanat
de tranchée, de leur alimentation, de tout ce qui a accompa-
gné la vie des corps pendant la guerre, de ce qui les a ­nourris,
­protégés parfois, effectivement ou symboliquement, est à pré-
sent à portée d’un travail archéologique bien conduit549. Mais
c’est d’abord aux corps encore enfouis dans le sol des champs
de bataille modernes que l’on devrait demander de livrer leurs
secrets. Ils ont d’ailleurs commencé de le faire. Et ils nous
disent beaucoup, déjà, ne serait-ce qu’en répondant à cette

548. Ibid., p. 90-91. On notera qu’il s’agit ici d’un point de vue français, dont
on se demandera s’il n’est pas influencé par la lecture de Lawrence d’Arabie :
Allemands et Britanniques, pour leur part, étaient parfaitement conscients des
enjeux pétroliers de la lutte.
549. Nicholas Saunders, «  Vers une archéologie anthropologique de la
Première Guerre mondiale », in J.-J. Becker (dir.), Histoire culturelle de la Grande
Guerre, Paris,  A. Colin, 2005, p. 159-170. On trouvera en complément de cette
communication une bibliographie détaillée sur le sujet.

251
combattre

question infiniment simple en apparence, et pourtant capitale :


de quoi les soldats sont-ils morts ? Jusqu’à quel point les inté-
grités ­corporelles ont-elles été disloquées par les effets du feu
moderne ? Le plus souvent, nous ne le savons pas, ou nous ne
le savons qu’indirectement et imparfaitement. Comment ont-
ils ensuite été enterrés par leurs camarades, par leurs alliés, par
leurs ennemis ? La question peut être posée aussi bien pour
les soldats de la Grande Armée récemment découverts près
de Vilnius, que pour ceux de la Première Guerre mondiale550,
très nombreux encore à se trouver enfouis dans le sol après
que toute trace des corps eut été perdue ; en aval, elle se pose
aussi, bien qu’avec des finalités différentes – celles de la méde-
cine légale –, pour les corps des combattants bosniaques exhu-
més des fosses proches de Srebrenica ou d’ailleurs. Au total,
­comment les corps ont-ils été traités – maltraités serait plus
juste – sur les champs de bataille modernes ? Disons-le autre-
ment : quelle fut « l’idéologie funéraire » des sociétés en guerre,
à commencer par celle de leurs propres soldats ? Pour une part
au moins, la réponse se trouve dans l’exploration du sol des
lieux de combat. Car sur ce point, il est peu discutable que
« les ­données de l’archéologie se différencient en qualité ou en
quantité des sources écrites551 ».

Prolongement des corps : les objets

On le sait : les objets qui nous entourent prolongent notre


corps. Au combat, c’est du côté de l’accentuation des possibili-
tés corporelles qu’ils s’inscrivent : leur importance est d’autant

550. La première tentative marquante à cet égard a été la fouille de la tombe


d’Alain-Fournier et de ses camarades, dans la Meuse, en 1991.Voir Frédéric
Adam, Alain-Fournier et ses compagnons d’arme. Une archéologie de la Grande Guerre,
Metz, Éditions Serpenoise, 2006.
551. B. d’Agostino, A. Schnapp, « Les morts entre l’objet et l’image », in
G. Gnoli et J.-P.Vernant (dir.), La Mort, les Morts dans les sociétés anciennes, op.
cit., p. 18.

252
combat et physicalité : accéder au x corps ?

plus grande que, très peu nombreux en comparaison de ceux


qui peuplent la vie quotidienne, ils touchent au corps combattant
tout en permettant sa survie. À son tour, notre contact physique
avec eux – l’objet tenu à la main, porté sur le corps – produit
un effet de réel dont un effort d’anthropologie historique peut
difficilement s’affranchir tout à fait.
Au tout premier rang, et par ordre d’importance : les armes,
qui font le combattant. Avec l’arme individuelle en particulier
– portée, tenue à la main par le soldat pendant des semaines, des
mois, voire des années – pouvait se nouer, au temps du fusil à
poudre de maniement délicat et dangereux, un rapport d’inti-
mité d’une grande force. Le sergent Bourgogne l’atteste dans
un passage de ses Mémoires où, en pleine retraite de Russie, il
retrouve un camarade qui lui propose de mettre les armes en
état, alors même que le narrateur vient d’égarer la sienne : « Il
faut d’abord que je retrouve mon fusil, dis-je à Picart, car c’est
la première fois que nous nous quittons. Il y a six ans que je
le porte, et je le connais si bien, qu’à toute heure de la nuit, au
milieu des faisceaux d’armes, en le touchant, ou au bruit qu’il
fait en tombant, je le reconnais552. »
L’arme, on le voit, est ici investie d’affects puissants. Mieux :
elle vit, littéralement, puisque par le contact tactile, le bruit
de sa chute surtout, elle appelle en quelque sorte son proprié-
taire, qui ne peut envisager de l’abandonner sans la trahir. Sa
perte, son oubli même momentané, était et reste d’ailleurs une
faute ­gravissime, et nettement perçue comme telle par tout un
­chacun. En ce sens, l’ordre de destruction des armes individuel-
les ­transmis aux combattants de Diên Biên Phu lorsque toute
résistance cessa dans la cuvette, le 7 mai 1954, signifie infiniment
plus de choses, du point de vue des combattants eux-mêmes,
que la simple volonté de ne laisser aucun moyen supplémentaire
de combat à l’ennemi. Car prendre ses armes, c’est se saisir de
lui, c’est s’emparer, par métonymie, de son corps lui-même.

552. Mémoires du sergent Bourgogne, Paris, Arléa, 1992, p. 154.

253
combattre

D’où l’importance persistante des trophées d’armes lors des


conflits contemporains, alors même que la guerre industrielle, qui
permet la production en masse de l’armement et le remplacement
facile des matériels, ôte toute rationalité apparente à la captation
des instruments de combat de l’ennemi. En 1914-1918, les com-
battants ont consenti souvent d’énormes efforts, voire couru de
grands risques, afin de ramener dans leurs lignes les mitrailleuses
arrachées à l’adversaire ; et lors des années de guerre, de grandes
quantités d’armes prises à l’ennemi ont été exposées sous forme
de trophées, en Allemagne553 comme en France. D’autres furent
de nouveau disposées à divers endroits de la capitale française
lors de ce moment clé de ritualisation de la victoire que fut le
14 juillet 1919. Aux municipalités qui en font la demande, on
envoie d’ailleurs dès cette date des obus et des armes allemandes
pour encadrer les monuments aux morts : détail d’une importance
capitale, car ces armes prises à l’ennemi disent la victoire, autour
du monument chargé de dire le deuil554. Autre conflit, mêmes
pratiques : les armes ennemies sont restées des trophées recherchés
lors du Second Conflit mondial, au niveau individuel comme au
plan collectif : l’auteur de ces lignes se souvient parfaitement que
lors des années 1960, deux chars allemands encadraient l’espla-
nade des Invalides, à Paris, dans une transparente monstration de la
­victoire finale sur l’Allemagne. Le musée national de l’Infanterie
aux États-Unis exposait en 2004 des trophées de la guerre du
Golfe, après que les visiteurs avaient été invités à marcher sur un
portrait de Saddam Hussein placé à l’entrée555. Une pratique qui
n’est pas seulement occidentale : à Diên Biên Phu, on continue
d’exhiber les véhicules militaires abandonnés par les Français ;
en d’autres endroits sont entassés d’immenses amas de ferrailles
­tordues en tous sens : les carcasses des avions américains abattus.
553. Susanne Brandt, Vom Kriegsschauplatz zum Gedächtnisraum : Die
Westfront 1914-1940, Baden-Baden, Nomos, 2000.
554. Victor Demiaux, Le Phénomène des trophées pendant la Grande Guerre
(1914-années 1920), mémoire de master 2, EHESS, 2006.
555. Ibid.

254
combat et physicalité : accéder au x corps ?

Pour autant, au xxe siècle, l’attachement à ses propres armes a


sans doute beaucoup reculé, comparé à ce qu’il paraît avoir été
cent ans plus tôt. Tout semble indiquer en effet que l’arme indi-
viduelle, en particulier, a subi un processus de désaffection. Sans
doute n’est-ce pas sa standardisation qui est ici en cause. Le fusil
du sergent Bourgogne était déjà une arme standardisée : pour
autant, ses différents modèles n’étaient identiques qu’aux yeux
d’un observateur extérieur ; pour leurs ­propriétaires, de minus-
cules détails, fruit d’une longue intimité, faisaient de ­chaque
fusil un objet différent des autres, et cette capacité de discri-
mination semble être restée opérante chez les combattants du
xxe siècle. Ce sont en fait les conditions nouvelles du combat
moderne qui sont ici davantage en cause dans la rupture des
liens personnels entre les armes et ceux qui les portent. À partir
de la guerre des Boers précisément – ce conflit qui, au tournant
du xixe et du xxe siècle, a permis une véritable mise en service
de l’armement moderne –, les premières constatations furent
faites selon lesquelles les combattants ne se servaient pas de
leurs armes, ce que vinrent ensuite confirmer les expériences
de la Première, puis de la Seconde Guerre mondiale, systé-
matisées en 1947 par l’étude contestée du colonel Marshall556
ainsi que par d’autres travaux du même type. Les effets du tir
à longue distance, l’absence de tout ennemi visible, l’affirma-
tion du rôle de l’artillerie (responsable de la grande majorité
des blessures dès 1914-1918), le sentiment de ne compter pour
rien sur le champ de bataille, celui de s’y trouver isolé face à
un ennemi quasi absent, d’y être immergé dans la plus grande
confusion ont fait beaucoup sans doute pour démonétiser une
arme individuelle dont le rôle protecteur devint ainsi de moins
en moins perceptible. L’écrasement de l’ego combattant, à
­travers le ­traitement infligé à son corps sur le champ de bataille

556. Colonel Samuel L. A. Marshall, Men against Fire :The Problem of Battle


Command in Future War, 1947. Voir J. Bourke, An Intimate History of Killing.
Face-to-Face Killing in Twentieth-Century Warfare, op. cit.

255
combattre

moderne, a ­contribué à désaffecter ce prolongement capital de


la physicalité que constituent les armes.
Il faudrait donc y regarder de plus près, de très près sans doute,
pour mesurer ce qui a pu subsister du statut ancien de l’arme
dans l’expérience du combat moderne. Les soldats soviétiques
de la Grande Guerre patriotique ne prêtent-ils pas encore
­serment en embrassant leur arme, devant leurs camarades ? Il
se pourrait aussi que les affects liés aux armes aient pu se réfu-
gier dans d’autres instruments de combat, ceux que les soldats
du xxe siècle se sont créés pour eux-mêmes, en les modelant
à leur main : on pense à ces dagues qu’ont fabriquées certains
soldats de la Grande Guerre pour effectuer leurs patrouilles
de nuit sur le no man’s land ou pour le « nettoyage » consécu-
tif à l’assaut d’une tranchée : l’une d’elles, de fabrication arti-
sanale, actuellement conservée dans les réserves de l’Historial
de Péronne, modèle de légèreté et d’équilibre dans la main,
dont le fourreau, afin de rester silencieux, est recouvert de drap
bleu-horizon – le même que celui dont était fait le vêtement
des soldats, et cela n’est peut-être pas un détail –, cet outil de
tueur, donc, en dit beaucoup sur ce qu’a pu représenter une
arme sûre, personnalisée, portée très près du corps, et destinée à
constituer son ultime sauvegarde lors du contact avec l’ennemi.
Bien des affects, et bien des éléments de corporéité, semblent
également s’attacher aux armes qui équipent par exemple les
tireurs d’élite, dont toute la relation au combat passe nécessai-
rement par l’instrument qu’ils ont appris à servir : il n’est ainsi
pas étonnant que les tireurs d’élite dont fait partie Anthony
Swofford557 lors de la guerre du Golfe de 1991, qui ont dû
vivre l’expérience frustrante de ne jamais se retrouver en pré-
sence de l’ennemi, se précipitent un jour sur des armes laissées
par les Irakiens dans un bunker abandonné. En professionnels,
ils ouvrent les ­culasses, constatent que les armes ne sont pas

557. Anthony Swofford, Jarhead. A Marine’s Chronicle of the Gulf W


  ar and
Other Battles, New York, Scribner, 2003.

256
combat et physicalité : accéder au x corps ?

nettoyées. Ils ­ pensent alors tenir enfin l’explication de cette


stupéfiante absence de résistance à leur avancée : les Irakiens ne
voulaient pas les ­combattre. Car à leurs yeux de spécialistes, il
va de soi que l’arme de ­l’ennemi est l’ennemi lui-même.
En outre, au xxe siècle, les armes n’ont sans doute rien cédé
de leur caractère phallique originel558. Comme le rappelle Jean
Guilaine559 à propos de la fascination persistante qu’exerce
l’arc – ce premier instrument mécanique de ­l’humanité – au
sein de nos sociétés qui n’en font pourtant plus aucun usage
autre que « sportif », « bander », en langue française, signi-
fie pour un homme prendre la position d’un arc que l’on
tend : un exemple parmi tant d’autres sur la manière dont la
­« langue ­fraîche560 » se voit parasitée par le langage des armes
dès lors qu’il s’agit d’évoquer le sexe masculin. Or, l’armement
moderne n’est nullement désinvesti de ce type d’imaginaire.
La presse de tranchée française de la Grande Guerre, dans des
textes souvent obscènes561, n’a pas manqué d’assimiler canons
en activité et pénis en érection. Le canon reste d’ailleurs accoté
à l’idée d’énergie sexuelle, comme la langue verte l’atteste en
désignant du terme d’« artilleur » un homme particulièrement
actif au plan sexuel. L’arme la plus populaire aujourd’hui dans
le monde – l’AK-47 créée après la Seconde Guerre mondiale
par l’ingénieur soviétique Mikhaïl Kalachnikov –, dotée de son
chargeur recourbé si caractéristique, cette arme avec laquelle
les combattants des conflits de « basse intensité » aiment tant
s’exhiber devant les photographes, constitue sur ce point un

558. Encore que l’arme puisse être aussi femme, ainsi qu’on l’apprenait
encore aux recrues des casernes françaises jusqu’à la fin de la conscription. Sur
les champs de bataille, au bivouac, en manœuvre, ne dormait-on pas avec elle ?
559. J. Guilaine et J. Zammit, Le Sentier de la guerre. Visages de la violence
préhistorique, op. cit.
560. Je reprends cette expression à P. Fussell, À la guerre. Psychologie et
­comportements pendant la Seconde Guerre mondiale, op. cit., p. 378.
561. Ainsi le poème anonyme « Le 75 au front », Le Troglodyte, n° 37,
­10 septembre 1916, p. 1-2.

257
combattre

symbole transparent. Les inscriptions « Soddom Hussein » qui


parfois furent ­peintes sur les bombes de l’aviation américaine
en 1991, jouant de manière transparente également sur le nom
du président irakien, disaient elles aussi clairement cette dimen-
sion phallique du projectile, a priori pourtant moins chargé de
­corporéité que les armes individuelles. Le rôle performatif de
ce type de représentation mériterait d’ailleurs d’être questionné
de plus près encore : en 1944, lors de la réduction de l’insurrec-
tion de Varsovie, des Polonaises furent violées par intromission
de grenades à manche avant que leurs bourreaux ne déclen-
chent l’explosion562 ; à My Laï, lors du massacre du 16 mars
1968, on sait que des combattants de la compagnie Charlie ont
violé certaines femmes avec le canon de leur arme, puis mis à
mort leurs victimes en appuyant sur la détente563.
Ce qui paraît en jeu avec les armes a trait finalement à cette
« expansion », à cette « dilatation » du moi qu’évoque Wolfgang
Sofsky dans son approche de la violence extrême564, expansion
ou dilatation dont elles constituent évidemment une compo-
sante déterminante. On ne peut rendre compte de la corpo-
réité combattante sans elles. Or, la difficulté réside dans leur
méconnaissance profonde de la part des spécialistes de ­sciences
humaines et sociales. Les armes de guerre sont laissées aux
­collectionneurs, éventuellement aux pratiquants du tir ­sportif
(ce sont parfois les mêmes), le goût de ce type d’objets ne
­pouvant manquer de passer pour assez suspect pour tout ce qu’il
dit, dans l’espace civil pacifié, de fascination éventuelle pour la
violence. Mais dès lors, tout un savoir véritable, et nullement

562. Ch. Ingrao, Les Chasseurs noirs. La brigade Dirlewanger, op. cit., p. 182.
563. Michael Bilton, Kevin Sim, Four Hours in My Laï, New York, Penguin
Books, 1992.
564. En fait, Sofsky discerne cette « expansion du moi » dans l’activité de
meute, c’est-à-dire de poursuite et de massacre. Il n’attribue pas de rôle par-
ticulier aux armes, alors que ce dernier nous paraît au contraire central (W.
Sofsky, F. Kramer, A. Lüdtke, « Gewaltformen – Taten, Bilder », Historische
Anthropologie – Kultur, Gesellschaft, Alltag, op. cit.

258
combat et physicalité : accéder au x corps ?

indifférent à la compréhension des pratiques et des gestuelles


des champs de bataille, se trouve ici perdu pour les sciences
sociales. Les musées militaires, à leur tour, non seulement ne
comblent pas cette lacune, mais l’aggravent : les armes y sont
présentées sous un jour désincarné, au risque de les transformer
parfois en gros jouets inoffensifs565 ; les techniques du corps
qui s’attachent à leur maniement, les effets de leurs projectiles
sur les corps eux-mêmes restent absolument hors champ. Leur
corporéité, si prégnante dès lors que l’on réfléchit un instant à
leur usage, a été retirée d’elles par la magie de la muséographie.
Esthétisées dans leurs vitrines, dévitalisées, les armes des musées
militaires sont à ce titre efficacement vidées de leur sens.

L’uniforme, cette enveloppe militaire du corps, constitue un


autre élément capital de la physicalité combattante. Laissé lui
aussi aux collectionneurs, il est généralement considéré comme
un élément dépourvu d’intérêt par l’historiographie savante de
la guerre moderne. Comme si l’uniformologie ne touchait pas à
l’emblématique, et donc par là même à l’ethos de combat et aux
systèmes de représentation. Précisément, la charnière du xixe et
du xxe siècle constitue ici un moment capital. Avant cette date,
il s’agissait d’être parfaitement visible, et non l’inverse, devant
le mur des balles et les boulets. L’esthétique de l’uniforme liait
la mise en œuvre de la violence de bataille à la beauté d’une
tenue militaire qui atteignit, sous les guerres napoléoniennes,
son apogée. La couleur vive des étoffes n’avait pas seulement
pour fonction d’être signe de reconnaissance sur des champs de
bataille noyés par la fumée que dégageait la combustion de la

565. C’est le cas au Mémorial de Caen, où les armes de la Seconde Guerre


mondiale sont présentées (à l’origine par dérision) sous la forme de jouets pla-
cés dans des emballages plastiques. Cette présentation volontairement déréali-
satrice crée au contraire une grande intimité entre le visiteur et les instruments
de mort, et suscite une perception à la fois consommatrice et ludique des objets
ainsi exposés. (Merci à Henry Rousso pour son témoignage direct sur cet aspect
muséographique.)

259
combattre

poudre noire. Comme les parties brillantes des tenues, elle était
destinée à mettre en valeur le corps du soldat au combat. Les
coiffures accentuaient d’ailleurs les tailles, et l’on ne doit pas
sous-estimer ici la terreur qu’était censée occasionner la simple
vue des hautes silhouettes de l’ennemi.
Les armées du début du xxe siècle gardaient encore quel-
que trace de ces exigences anciennes en termes d’esthétique
combattante. Le choix de maintenir le pantalon garance dans
l’armée française avant 1914 est bien connu. Mais même dans
les armées où, à la même date, la fonctionnalité l’avait emporté
et où l’on était passé à la couleur kaki, comme en Grande-
Bretagne, ou au Feldgrau, comme en Allemagne, on était loin
d’avoir renoncé aux passements de couleur vive, aux pièces
décoratives brillantes, voire aux couvre-chefs sans grande capa-
cité protectrice, comme le casque à pointe de cuir bouilli en
usage dans l’armée allemande. Leur raison d’être s’enracinait
dans une très ancienne tradition de façonnage de la silhouette
du guerrier. C’est après 1915 seulement que le riche héritage
uniformologique qui liait la mise en œuvre de la violence de
bataille à l’esthétique de la tenue disparut de manière défini-
tive devant les exigences du combat moderne. Celui-ci imposa
désormais l’invisibilité. Il convient de prendre toute la mesure
d’une telle évolution, non seulement en termes de transforma-
tion de l’expérience corporelle du combat, mais aussi de repré-
sentation de celle-ci au sein de nos propres sociétés.
Cela signifie-t-il que l’uniforme ennemi, comme métaphore
de son corps, ait perdu toute force d’attraction aux yeux des com-
battants du xxe siècle ? Non, sans doute. Si le casque à pointe des
soldats allemands constitua un trophée personnel d’une valeur
capitale pour les soldats français et britanniques des débuts de la
Grande Guerre, la coiffe de l’ennemi ne paraît pas avoir cessé,
lors du reste du xxe siècle, de constituer un élément convoité
de la corporéité adverse, au titre d’une captation métonymique

260
combat et physicalité : accéder au x corps ?

de sa tête ou d’une partie de celle-ci566. Mais il faudrait enquê-


ter pour connaître le rôle joué ici par d’autres pièces de l’uni-
forme : insignes régimentaires, décorations, grades, ceinturons,
par exemple. À moins qu’il ne s’agisse des ­montres enlevées au
poignet de l’ennemi : les soldats soviétiques en exhibent souvent
plusieurs exemplaires, à l’un et l’autre de leurs avant-bras, dans
l’Allemagne qu’ils occupent en 1945567, et leur valeur n’est pas
seulement monétaire pour ces soldats certes peu habitués au
luxe occidental : on retrouve en effet ces mêmes ­pratiques sur le
front ouest, entre combattants bien mieux pourvus. La montre
de l’adversaire représente évidemment plus qu’elle-même. Elle
est aussi la vie de l’ennemi, celle qui s’est arrêtée, celle que l’on
a prise. Sans doute est-ce à la recherche de cette même conser-
vation propitiatoire que des aviateurs alliés se sont partagé des
morceaux de la carlingue rouge de l’avion de von Richthofen
après sa chute568, ou que, plus discrètement, tel groupe de com-
battants français, lors des combats de libération de la Bretagne,
se partagèrent la toile des ponchos portés par les combattants
allemands tués par eux à Pont-Scorff, le 10 décembre 1944569.
Sur d’autres champs de bataille, la découpe des corps ennemis,
566. La mort n’en saura rien. Reliques d’Europe et d’Océanie, Paris, musée natio-
nal des Arts d’Afrique et d’Océanie, 1999. En donnant cette référence, nous
ne cherchons nullement à rabattre de manière simpliste cette pratique des
combattants occidentaux sur la chasse aux têtes présente chez tant de sociétés
­« primitives ». Pour autant, nous ne voyons aucune raison pour écarter d’em-
blée la question de comparaisons possibles. Pourquoi ne pas renvoyer aussi
aux ­travaux de Krzysztof Pomian sur la collection, dont les trophées de guerre
pourraient constituer une version spécifique en termes de pratiques d’appro-
priation de l’Autre ? (Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs, curieux, xvie-
xviiie siècle, Paris, Gallimard, 1987.)
567. Une femme à Berlin. Anonyme. Journal, 20 avril-22 juin 1945, Paris,
Gallimard, 2006.
568. Manfred von Richthofen, Le Corsaire rouge, 1914-1918, journal de
guerre, Paris, Payot, 1932.
569. Ces microcombats ont donné lieu, localement, à une littérature de
témoignage intéressante, bien étudiée par Benoît Corvez, Retrouver l’événe-
ment guerrier : les souvenirs posthumes d’un combat (Pont-Scorff, 10-12-1944), étude

261
combattre

puis la conservation de telle ou telle partie détachée par vivisec-


tion, ne s’inscrit sans doute pas dans une logique très différente :
nous y reviendrons570.

Corps combattant, corps animal

Les corps humains ne sont pas les seuls à vivre, à souffrir et


à mourir sur les champs de bataille : c’est aussi le sort des ani-
maux qui les y accompagnent571. Qu’on en juge par cette plaque
placée en 1929 sur le fort de Vaux, dédiée « aux colombophiles
morts pour la France » ainsi qu’« au pigeon de Verdun », c’est-
à-dire au dernier pigeon (porteur du numéro 787-15, est-il
­précisé) ­qu’envoya le défenseur du fort le 4 juin 1916, peu avant
sa reddition :
De ce fort est parti pendant la bataille de Verdun, le 4 juin 1916,
le dernier pigeon voyageur du commandant Raynal (n° 787-15)
portant le message suivant :

« Nous tenons toujours, mais nous subissons une attaque, par les gaz et
les fumées, très dangereuse. Il y a urgence à nous dégager. Faites-nous
donner de suite communication optique par Souville qui ne répond pas à
nos appels. C’est mon dernier pigeon. »

Le pigeon accomplit sa mission et a obtenu la citation suivante :

« Malgré des difficultés énormes résultant d’une intense fumée et d’une


émission abondante de gaz, a accompli la mission dont l’avait chargé le
commandant Raynal. Unique moyen de communication de l’héroïque
défenseur du fort de Vaux, a transmis les derniers renseignements qui

des traces, témoignages et mises en récit d’un microévénement, mémoire de DEA,


EHESS, 2005.
570.Voir infra.
571. Il existe peu de travaux sur ce point. En attendant sa thèse : Damien
Baldin, Pour une anthropologie historique des relations hommes-animaux : le cas de
l’armée française durant la Première Guerre mondiale (1914-1918), mémoire de
DEA, EHESS, 2005.

262
combat et physicalité : accéder au x corps ?

aient été reçus de cet officier. Fortement intoxiqué, est arrivé mourant
au colombier. Diplôme de bague d’honneur. »

Ainsi le pigeon est-il censé avoir agi en quasi-connaissance


de cause : il a accompli une mission à lui confiée par l’offi-
cier français, au prix d’un sacrifice de sa propre vie. À ce titre,
comme tant de soldats après leur mort, il se voit attribuer à
titre posthume une décoration équivalente, dans le « règne »
animal, à la Légion d’honneur. Par son courage, et en sacri-
fiant son corps, l’oiseau s’est rendu sacré, ainsi que l’étymologie
du mot sacrifice l’indique. Comme celui des soldats tués, son
corps devient relique : conservé, sacralisé, il se transforme en
objet muséal. L’anthropomorphisation si évidente de ce pigeon
combattant ne doit pas nous surprendre ; la bipédie, la nidifi-
cation, le rôle du couple dans la protection et l’éducation des
jeunes, le chant assimilable à un langage : autant d’éléments qui,
de longue date, ont favorisé l’imaginaire anthropomorphe à
l’endroit des oiseaux 572. Ces derniers ne sont d’ailleurs pas les
seuls dans ce cas : en 1917, date à laquelle les chiens de l’armée
française sont dotés d’un véritable statut combattant, avec iden-
tité individuelle et décorations, ces derniers se voient qualifiés,
avec les différents équidés, de « poilus à quatre pattes […] qui
“travaillent” dur pour la victoire573 » par le Bulletin des armées
de la République. Lors de la guerre d’Algérie, les chiens furent
de nouveau intensément utilisés pour débusquer les combat-
tants du FLN dans les grottes, le processus décoratif se répétant
572. Ici toutefois, le thème d’une solidarité de combat adossée à une quasi-
conscience de son sens chez l’animal frappe d’autant plus que les oiseaux ont
été utilisés dans d’autres circonstances encore, notamment comme marqueurs
de la présence des gaz, parfois difficilement discernable. Le « sacrifice » de la vie
des oiseaux maintenus dans leurs cages aux premières lignes, fruit d’un proces-
sus de domestication mené à l’échelle des soldats, est alors censé sauver des vies
humaines placées en situation de dépendance par rapport aux animaux.
573. Bulletin des armées de la République, n° 252, 27 juin 1917, p. 12. Cité par
D. Baldin, Pour une anthropologie historique des relations hommes-animaux : le cas de
l’armée française durant la Première Guerre mondiale (1914-1918), op. cit., p. 62.

263
combattre

alors dans les mêmes termes qu’au début du xxe siècle. C’est


ainsi que Gamin, chien de la brigade de Mondovi (Bône), est
décoré devant le front des troupes en 1958, après lecture de la
citation suivante :
A été grièvement blessé le 29 mars 1958, dans la région de Barral,
au terme d’un pistage de cinq heures en terrain extrêmement
difficile, alors qu’il avait décelé et suivi les traces d’une impor-
tante bande rebelle ayant franchi le barrage électrifié. N’a cessé
de manifester au gendarme Godefroid, tombé mortellement
blessé à ses côtés, les signes d’un remarquable attachement en
s’opposant à toute évacuation sanitaire […]. A été le principal
artisan d’une opération qui a permis de mettre hors de combat
150 hors-la-loi, de saisir 9 mitrailleuses, 4 fusils-mitrailleurs, des
grenades, des munitions et de nombreuses armes automatiques
individuelles574.

Anthropomorphisation des animaux : l’expérience de vio-


lence semble avoir décidément systématisé les opportunités
de rapprochement corporel. La souffrance des chevaux blessés
se voit ainsi très souvent assimilée à celle des soldats agoni-
sant sur le no man’s land : « Nous nous asseyons et nous nous
bouchons les oreilles, mais ces plaintes, ces cris de détresse,
ces horribles gémissements y pénètrent quand même, pénè-
trent tout. On peut dire que nous sommes tous capables de
­supporter ­beaucoup ; mais en ce moment, la sueur nous inonde.
On ­ voudrait se lever et s’en aller en courant, n’importe où,
pourvu qu’on n’entende plus ces plaintes », écrit Remarque
avant d’ajouter une phrase d’évitement finale, à la signification
transparente : « Et pourtant, ce ne sont pas des êtres humains, ce
ne sont que des chevaux 575. »
Le début du xxe siècle et la Grande Guerre tout particu-
lièrement n’en constituèrent pas moins un moment ­ capital
574. Cité par Martin Monestier, Les Animaux soldats. Histoire militaire des
animaux des origines à nos jours, Paris, Le Cherche Midi, 1996, p. 68.
575. Erich Maria Remarque, À l’Ouest rien de nouveau, Paris, Le Livre de
poche, 2001 [1929], p. 51.

264
combat et physicalité : accéder au x corps ?

de ­ rupture entre le cheval et l’homme au combat : sous la


contrainte du feu moderne, le second doit accepter de cesser de
« faire corps » avec celui-là. Ce découplage, extraordinairement
douloureux pour les cavaliers, porte tout particulièrement sur
la charge et sur la poursuite, ce moment si valorisé, si valorisant
à leurs ­propres yeux. Dès 1870 à dire vrai, toutes les ­charges
de cavalerie avaient échoué devant l’intensité et la portée
­nouvelles des armes, les impossibilités en ce domaine devenant
plus ­criantes encore quarante-quatre ans plus tard576. Pourtant,
même si les cavaliers furent généralement démontés afin de tenir
les ­tranchées, ces derniers ne perdirent jamais tout à fait l’espoir,
sinon de charger, du moins de poursuivre l’ennemi en retraite :
lors de l’offensive de Champagne de ­septembre 1915, lors de
celle de la Somme en 1916, de Cambrai en novembre 1917,
des unités de cavalerie furent tenues prêtes pour exploiter les
brèches, à moins qu’elles n’aient imploré d’être autorisées à le
faire, comme en septembre 1918, lors de la contre-offensive
alliée577. En vain.
Mais pour les combattants occidentaux du début du xxe siècle,
renoncer au cheval – cette créature la plus anthropomorphisée
de leur bestiaire familier 578 – signifiait renoncer à un prodigieux
576. On notera que dès le temps du fusil à poudre, toute charge de cavalerie
était stoppée net par un carré d’infanterie non ébranlé au préalable, et suffi-
samment discipliné. Pour autant, le règlement français de la cavalerie de 1912
continuait à attribuer à celle-ci un rôle de force mobile de choc, en affirmant
notamment : « L’attaque à cheval et à l’arme blanche qui seule donne des résul-
tats rapides et décisifs est le principal mode de combat de la cavalerie. » (Francis
Latour, « La deuxième division de cavalerie pendant la Grande Guerre »,
Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 167, juillet 1992, p. 135).
577. Ibid., p. 133-147.
578. On n’insistera pas ici sur le fait qu’en Occident, tout discours sur le
cheval ramène immédiatement à l’homme : le cheval a des jambes, un pied, une
bouche qui fait figure de main du cheval, et qui est d’ailleurs le point de contact
avec la main de l’homme. Comme le dit Buffon dans son Histoire naturelle : « Le
cheval semble vouloir se mettre au-dessus de son état de quadrupède en élevant
sa tête : il regarde l’homme face à face. » Et l’auteur d’ajouter, à propos de son
rôle à la guerre : « Il partage avec nous les fatigues de la guerre et la gloire des

265
combattre

amplificateur de leurs propres possibilités corporelles, si limitées


naturellement en termes de locomotion, de vitesse, d’endurance,
de force ; une faiblesse rendue plus sensible encore par cette acti-
vité la plus épuisante de toutes pour l’être humain : le combat, et
plus particulièrement le combat moderne en « campagne conti-
nue ». Sans doute la Seconde Guerre mondiale verra-t-elle une
utilisation massive des chevaux, notamment sur le front Est 579,
mais il ne s’agira plus de chevaux de combat ; le conflit confirme
au contraire le découplage de l’homme et du cheval de guerre
intervenu vingt ans plus tôt. Le mythe des charges de la cavalerie
polonaise en 1939 n’en est d’ailleurs que plus intéressant : en
fait, la fameuse charge de Krojanty, en septembre 1939, n’a mis
aux prises qu’un petit nombre de cavaliers ayant effectivement
chargé l’infanterie d’accompagnement d’une unité de chars alle-
mands, avant que ces derniers n’entrent en jeu et ­commencent
le massacre, ne laissant aux cavaliers que le parti de tenter de

combats. » Ce passage doit tout aux travaux de François Poplin, dont l’origi-
nalité est profonde, et que je remercie vivement ici. Au sein d’une abondante
bibliographie, on citera en particulier : « Le cheval, le canard, le navire et pour-
quoi pas le lapin », Anthropozoologica, n° 12, 1990, p. 13-33, et L’Évolutionnisme,
noble conquête du cheval à travers Buffon. Actes du colloque international Buffon, Paris,
Montbard, Dijon, 14-22 juin 1988, Paris, Vrin, p. 463-474. L’auteur montre en
outre les réticences profondes qui se sont attachées à la consommation de viande
de cheval dans nos sociétés, exigeant des stratégies discursives et des pratiques
de boucherie très spécifiques pour pouvoir se faire admettre. Il est parfaitement
évident à cet égard que les cavaliers qui durent manger leurs chevaux lors du
siège de Metz en 1870 eurent l’impression de commettre une anthropophagie,
comme l’attestent les troubles gastriques dont ils ne cessent de se plaindre dans
leurs lettres et leurs carnets. Ils se plaignent en particulier de sa lourdeur (ils ne
la digèrent pas) et de son caractère énervant, au sens originel du terme, c’est-
à-dire qu’elle leur ôte toute force. Sur l’homme et le cheval, citons également :
Nicole de Blomac, La Gloire et le Jeu. Des hommes et des chevaux, 1766-1866,
Paris, Fayard, 1991.
579. L’Union soviétique a utilisé 3 500 000 chevaux, l’Allemagne 2 750 000,
dont 750 000 participèrent au plan Barbarossa en juin 1941. Ce sont d’ailleurs
les chevaux qui, en permettant un minimum de ravitaillement, ont sauvé l’ar-
mée allemande à l’automne-hiver 1941.

266
combat et physicalité : accéder au x corps ?

passer entre les blindés pour échapper au tir. Mais qu’un aussi
mince incident de champ de bataille ait occupé jusqu’à nos
jours une place si disproportionnée dans le souvenir historique
du Second Conflit mondial, et ce très au-delà des frontières de
la seule Pologne, révèle parfaitement la richesse de l’imaginaire
qui s’attachait – qui s’attache sans doute encore – au cheval de
guerre, cet élément déterminant de l’acte de combattre et de
l’ancien ethos de bataille.
C’est ce qui explique sans doute que faute de pouvoir espé-
rer continuer à « faire corps » avec les chevaux, les combattants
du xxe siècle – les cavaliers au premier chef – ont transféré
­pratiques et représentations sur d’autres « montures », investies à
leur tour de l’ancien imaginaire équestre. Transmutations, donc :
celle des chars, celle des avions.
Ce sont en effet des cavaliers qui jouèrent les premiers rôles
dans le développement de l’aviation de combat à partir de
1915, à travers un effort très consciemment poursuivi pour
retrouver en elle le rôle de la cavalerie traditionnelle, et le sta-
tut qu’elle conférait à ceux qui choisissaient d’y servir580 : «  Je
ne veux plus vivre cette vie passive, à laquelle toute l’armée
de terre, l’infanterie comme la cavalerie, est condamnée. Je
veux refaire des charges et des reconnaissances, je veux revoir
le soleil et le ciel. Aujourd’hui, pour trouver le champ libre,
il faut monter, s’élever au-dessus de cette terre qui n’est plus
habitable. Ma décision est prise, j’irai dans l’aviation, l’aviation
de chasse, la cavalerie légère de cette guerre », écrit dans ses
Mémoires un ancien cavalier 581. Une très grande proportion
des premiers aviateurs venaient ainsi de la cavalerie, affectant
de conserver leurs uniformes d’origine dans leurs appa-
reils, allant même parfois jusqu’à y embarquer leurs éperons.
Les qualités d’« assiette » du cavalier sur le dos de son cheval
580. Benoît Douay, Du cavalier à l’avion et au char : le passage, mémoire de
maîtrise, Université de Picardie, 2001.
581. Henri deVersonnex, Ceux de Chamborants “sabrez !…”, Paris,Tallandier,
1933, p. 219.

267
combattre

étaient censées se manifester à nouveau dès lors qu’il s’agissait


de « sentir l’avion », de le « monter », chaque modèle étant lui-
même comparé à des types différents de cheval : d’ailleurs, l’ap-
prentissage du vol sur des appareils alors très instables n’avait-il
pas quelque chose en commun avec le dressage d’un cheval
difficile ? Avec les avions, une éthique du combat de cavalerie
peut se déployer à nouveaux frais, tout au moins avant que ne
s’impose, en ce domaine aussi, la massification de la guerre :
ainsi retrouve-t-on le duel (les écussons sur la carlingue ren-
voient à l’héraldique des écus de chevaliers en tournoi)582, au
moins jusqu’à ce que les combats de groupe se généralisent en
1916 ; ainsi retrouve-t-on la charge (celle des appareils enne-
mis, puis des fantassins au sol), la valorisation de l’adversaire et
de soi-même. Les avions, qui se « montent », portent d’ailleurs
des noms propres – des noms de femmes, à l’image des che-
vaux583 – et les mécaniciens sont leurs palefreniers. En vol, ils
se « cabrent ». En d’autres termes, les avions vivent leur vie de
chevaux, les modalités discursives ne laissant pas la moindre
ambiguïté à cet égard : l’aviateur est le nouveau chevalier du
xxe siècle, il monte une bête aérienne, et la mitrailleuse est sa
lance, son épée, son fouet. L’arme aérienne ne s’est sans doute
jamais totalement dégagée de cet imaginaire équestre584.

582. « On pourrait comparer les combats aériens aux anciens duels de
c­ hevaliers », écrit l’aviateur allemand Manfred von Richthofen, avant de pour-
suivre : « […] je choisis mon adversaire, et alors c’est : “Ou toi, ou moi.” C’était
un combat chevaleresque à armes égales ; une mitrailleuse, un avion, un peu
d’entraînement sportif, et, en fin de compte, c’est le courage qui l’emporte. »
(Capitaine aviateur M. de Richthofen, Le Corsaire rouge, 1914-1918, journal
de guerre, op. cit., p. 129-130).
583. Les chevaux de bataille étaient généralement des juments. On retrouve
ces noms de femmes donnés aux avions lors de la Seconde Guerre mondiale,
notamment dans la Luftwaffe et dans l’US Air Force.
584. Parfois, les hélicoptères plutôt que les avions ont recueilli la plus belle
part de l’héritage équestre, comme le signale le nom de la 1re division de cavale-
rie américaine. F. F. Coppola a particulièrement mis en exergue cet imaginaire
cavalier dans tout le début d’Apocalypse Now, 1979 (nouvelle version 2001).

268
combat et physicalité : accéder au x corps ?

Les chars furent, au même moment, l’autre mode de transmu-


tation du cheval, aidé en cela par un recrutement privilégié au
sein de la cavalerie traditionnelle, pour des raisons ­présentées alors
comme physiques aussi bien que morales. Pour autant, dans le cas
des premiers chars lourds, c’est à première vue la parenté avec les
navires qui saute aux yeux. Ainsi les tanks anglais ­dessinés par les
services de l’Amirauté britannique en 1915 : ces ­derniers étaient
avant tout des cuirassés terrestres destinés, avec leur « équipage »,
leur « coque » et leurs « tourelles » (et même leur « gouvernail »
pour les premiers modèles), à escalader à l’aide de leur étrave en
forme de losange les obstacles du no man’s land, sur le mode d’un
navire franchissant les vagues. Mais rappelons qu’en filigrane
l’imaginaire équestre n’en reste pas moins ici très agissant, tout
navire restant un cheval de mer 585. En France, le rapprochement
avec le cheval est toutefois plus explicite avec le choix du terme
« chars de combat » par le général Estienne (de même, le terme
allemand Panzerwagen signifie char ou ­ charrette586). Et il s’af-
firme concrètement lors de la mise au point des chars légers fran-
çais entrés en ligne à l’été 1918 : rôle clé des cavaliers, là encore,
qui montent littéralement leur char en commandant par signes
corporels, transmis par les genoux et les mains au mécanicien
placé en dessous d’eux, et légèrement en avant ; le char est bien
une monture dont le blindage offre une enveloppe corporelle
nouvelle, grâce à laquelle on peut ­charger l’adversaire, rompre
sa cohésion au combat. Là encore, les discours sont explicites :
« Confiant, l’homme rendit la bride, et, grinçant le sol de ses rudes

585. F. Poplin, « Le cheval, le canard, le navire et pourquoi pas le lapin »,


Anthropozoologica, op. cit., p. 13-33.
586. Si le nom de whipett (lévrier) fut donné aux chars moyens britanniques,
on observera que ce terme n’éloigne du cheval qu’en apparence : car à travers
l’allusion à la vitesse et à la course (sur le même mode que pour les chevaux),
à travers l’allusion à la chasse aussi, on ne reste pas très éloigné d’un vécu de
cheval. Les unités blindées françaises, après avoir porté le nom d’ « artillerie d’as-
saut », deviendront rapidement des régiments de « cavalerie », et l’on notera que
l’équitation y figure encore aujourd’hui parmi les matières enseignées.

269
combattre

sabots, le char se hâta vers le danger qu’il ­flairait […] », écrivent


deux anciens tankistes au début des années 1930587. Car les chars
sont en eux-mêmes des corps, des corps vivants, des corps de
­femmes le plus souvent, comme l’indiquent les noms qui leur
sont ­donnés. Leur blindage est une peau de métal, à l’abri de
laquelle le corps du tankiste peut ne faire qu’un avec celui de sa
machine : « Violemment, écrit l’un d’eux, l’étroite porte d’acier,
derrière moi, claque, faisant vibrer de frissons la carapace du
char, comme en courent sur les flancs du coursier que vient de
­chevaucher son maître ; […] Plié en deux, avant de me rendre à
mon siège de pilote, je veux embrasser d’un dernier coup d’œil
notre “être”. Car, à partir de ce moment, l’équipage, le char
et moi-même n’allons plus former qu’un seul et même tout :
l’être que je vais lancer, à l’heure qui vient, dans la bataille588. »
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que le spectacle des
chars éventrés ait pu constituer un spectacle déprimant pour les
combattants de la Grande Guerre589. Et il n’est pas certain qu’ait
tout à fait disparu aujourd’hui le type d’affects que suscitait alors
la vision tragique de ces cadavres d’acier : lorsque fut exhumé,
en ­novembre 1998, près de Cambrai, un grand char Mark IV
éventré par un obus reçu de plein fouet lors de la bataille de
­novembre 1917, la vision de cette blessure béante frappa d’émo-
tion ses découvreurs d’abord, ses très nombreux visiteurs ensuite.
Et quand Yann Arthus‑Bertrand exposa à Paris, entre mai et
­octobre 2000, sur les grilles du Sénat, ses clichés de « La Terre
vue du ciel », la photo d’un immense cimetière de chars irakiens
détruits en 1991 produisit un attroupement quasi permanent de
passants fascinés par le tragique de ce charnier de métal590.

587. Corlieu-Jouve [Robert Corlieu et E. Jouve], Ceux des chars d’assaut,


Paris, Tallandier, 1932, p. 126.
588. Maurice Gagneur (capitaine) et Marcel Fournier (lieutenant), Avec
les chars d’assaut, Paris, Hachette, 1919, p. 99.
589. Les rapports militaires français le notent en 1917 (B. Douay, op. cit.)
590.Yann Arthus-Bertrand, La Terre vue du ciel, Paris, La Martinière, 1999,
p. 108-109

270
combat et physicalité : accéder au x corps ?

On comprend ainsi avec quelle subtilité s’est dénoué, dans


l’expérience de guerre du xxe siècle, ce très long compagnon-
nage entre le combattant et les chevaux, un compagnonnage
qui s’inscrivait d’abord du côté d’une intimité corporelle
­exigeant au préalable un apprentissage impitoyable 591. Le
cheval de guerre n’est mort que lentement : en Grande-
Bretagne, aux États-Unis, au début de la Seconde Guerre
mondiale, la cavalerie mécanisée continue de cohabiter avec
la cavalerie traditionnelle, parfois dans les mêmes divisions592.
Maréchaux et généraux continuèrent de ­ s’exhiber à cheval
lors des grands défilés de ritualisation de leur victoire : les
grands chefs français à Paris le 14 juillet 1919, ou encore
Joukov à Moscou le 24 juin 1945. Symboliquement, le ­cheval
de guerre a d’ailleurs refusé de mourir tout à fait, comme le
montre son rôle cérémoniel au sein des appareils militaires les
plus modernes au début du xxie siècle.
Lors des derniers combats de Tora Bora entre les combat-
tants d’al-Qaïda et les forces américaines en décembre 2001,
la rumeur se répandit qu’Oussama Ben Laden avait inspecté
une dernière fois ses troupes, de nuit, monté sur un cheval.
L’information est probablement controuvée, mais seule nous
importe ici l’image alors diffusée en Occident : n’exprime-t‑elle
pas beaucoup sur un imaginaire équestre qui se refuse à dispa-
raître ? Dix ans auparavant, les miliciens serbes devaient être fort
conscients de cette résistance lorsque, après avoir bombardé la
localité croate de Lipik en octobre 1991 et tué une partie des
591. Odile Roynette, « Bons pour le service ». L’expérience de la caserne en
France à la fin du xixe siècle, Paris, Belin, 2000, p. 273. Celle-ci concernait au
premier chef les cavaliers, certes, mais aussi bien d’autres catégories de soldats,
à commencer par les artilleurs. En outre, les fantassins au combat devaient eux
aussi compter avec les chevaux, ne serait-ce que dans l’éventualité d’une charge :
une expérience sensible intense, liée à la vue du danger, certes, lorsque les cava-
liers chargeaient « en muraille », mais aussi aux vibrations induites par les sabots
des montures, pénétrantes jusqu’au tréfonds des corps.
592. P. Fussell, À la guerre. Psychologie et comportements pendant la Seconde
Guerre mondiale, op. cit., p. 13-14.

271
combattre

précieux chevaux lipizzans qui se trouvaient dans ses haras (une


tête de cheval figure sur le blason de la ville), ils eurent l’idée de
forcer les réfugiés venant de la ville voisine de Pakrat à marcher
sur leurs cadavres593. Le corps animal se substitue ainsi aisément
au corps humain lors des grands déploiements de cruauté : c’est
ainsi qu’à My Laï, un des hommes de la compagnie Charlie, qui
ne tua aucun être humain, passa les trois heures du massacre à
abattre les animaux du village594.
Ainsi la physicalité combattante ne peut-elle se compren-
dre pleinement si on la sépare de ce référent que constitue la
­corporéité animale sur les lieux de combat, très présente encore
au début du xxe siècle. Avant que celle-ci ne se fasse plus rare
­jusqu’à devenir pratiquement absente (sinon au plan symboli-
que), l’activité de combat obligeait les soldats à penser, à amé-
nager leur propre corporéité par rapport à elle, en contiguïté
avec elle. Sans doute faudra-t-il s’en souvenir au moment de
conférer quelque intelligibilité à tous les processus d’animalisa-
tion de l’ennemi : à sa chasse lorsqu’il est gibier, à sa vivisection
lorsqu’il devient cadavre.

Dans l’œil mécanique, les techniques du corps ?

Au titre des énoncés non verbaux sur la corporéité du


c­ ombat, c’est aux apports de la photographie de guerre que
nous ­voudrions à présent nous attacher 595. Le xxe siècle consti-
tue sur ce plan un moment privilégié : une quinzaine d’années
seulement avaient été nécessaires pour que la photographie
se lie à l’activité guerrière, avec les clichés pris en Crimée en
1855-1856 ; moins de dix ans plus tard, un aspect capital de
la corporéité du combat était saisie par l’œil mécanique avec
593. Je remercie Élizabeth Claverie de m’avoir fourni cette information dans
le cadre de son travail actuel sur les pratiques de guerre dans l’ex-Yougoslavie
au cours des années 1990.
594. M. Bilton, K. Sim, Four Hours in My Laï, op. cit.
595. Voir/Ne pas voir la guerre, op. cit.

272
combat et physicalité : accéder au x corps ?

les premières photographies de cadavres prises par Alexander


Gardner après la bataille d’Antietam (septembre 1862), lors de la
guerre de Sécession596 ; moins de trente années ­supplémentaires,
et les premiers instantanés deviennent possibles au tournant
des xixe et xxe siècles. Pour autant, en termes de dévoile-
ment des techniques du corps, le bilan photographique et
plus encore ­filmique du début du xxe siècle resta décevant 597.
Les années 1930 – la guerre d’Espagne en particulier –, puis
la Seconde Guerre mondiale, à travers la transformation des
conditions techniques de prise de vues et le rapprochement
entre le ­photographe et ses sujets, apportent une documenta-
tion déjà nettement plus riche. Mais c’est la guerre du Vietnam
qui constitue le moment privilégié du dévoilement.
On connaît la célèbre injonction de Robert Capa : « Si la
photographie n’est pas bonne, c’est que vous n’êtes pas assez
près598. » Au Vietnam, grâce à leur carte de « priorité 3 » qui leur
donnait un accès quasi discrétionnaire aux lieux de combat,
les photographes ont été en effet « assez près », plus près qu’ils
ne l’avaient jamais été auparavant, plus près qu’ils ne le seront
jamais ensuite dans les conflits ultérieurs. Cette exposition au
danger fut payée d’un prix élevé : alors que la Seconde Guerre
mondiale avait occasionné la mort de trente-sept reporters de
guerre, le Vietnam provoque celle de quatre-vingts d’entre eux,
dans le cadre d’un conflit certes plus long, mais d’une intensité

596. En fait, les premières photographies de cadavres furent sans doute prises
lors de la campagne d’Italie en 1859, mais ces clichés ont été perdus. Voir/Ne
pas voir la guerre, ibid. On notera qu’un peu plus tard ont été pris des clichés des
cadavres de communards en 1871.
597. Les conditions de la prise de vue par les premières caméras rendaient
encore plus ardue la saisie du mouvement, en particulier. C’est ainsi que pour la
Grande Guerre, on ne dispose que de quelques mètres de film authentiquement
tournés en situation de combat. Sur ce point, voir Laurent Veray, Les Films
d’actualité français de la Grande Guerre, Paris, Sirpa, 1995.
598. Cité par Marianne Amar, « Les routes sensibles de Robert Capa », in
Voir/Ne pas voir la guerre, op. cit., p. 92. Laure Beaumont-Maillet (dir.), Capa
connu et inconnu, Paris, BNF, Galerie de photographie, 2004.

273
combattre

évidemment bien moindre. L’effort de publication poursuivi


par cette « communauté de deuil599 » que constituent les anciens
reporters de guerre du Vietnam permet d’accéder aisément à
une documentation très riche, en outre souvent parfaitement
contextualisée. Celle-ci se trouve parfois centrée sur le dernier
rouleau de pellicule, sur les dernières photos avant la mort600 :
qu’il s’agisse du photographe ou des combattants alors saisis par
l’objectif, l’exposition au risque vital ne fait aucun doute.
C’est ainsi que se trouvent dévoilés des éléments de
­physicalité inaccessibles autrement. Il peut s’agir parfois de la
­simple mobilisation des sens devant la prégnance d’un danger,
la ­ tension lisible sur les visages, l’attention que révèlent les
regards en particulier601 ; plus généralement, c’est de mobili-
sation de tout le corps qu’il s’agit, et de gestuelles qu’il faut
savoir regarder longuement : ici, la vitesse de déplacement
d’un soldat est telle que l’objectif n’a pu le saisir avec net-
teté ; là, un autre enjambe un obstacle pour se mettre à l’abri
du ­danger, déployant son corps dans une position parfaite602 ;
ailleurs encore, dans un groupe pris sous le feu et cherchant à
s’abriter, un homme paraît affranchi de la pesanteur et voler
littéralement au-dessus du sol603.
599. Nous reprenons ce terme de J.Winter, Sites of Memory, Sites of Mourning.
The Great War in European Cultural History, Cambridge University Press, 1995.
600. Ainsi dans le remarquable livre de Horst Faas et Tim Page (eux-mêmes
blessés comme reporters au Vietnam), Requiem, by the Photographs who died
in Vietnam and Indochina, New York, Random House, 1997. Voir aussi Larry
Burrows, Vietnam, Paris, Flammarion, 2002, et H. Faas, Hélène Gédouin,
Henri Huet. « J’étais photographe au Vietnam », Paris, Chêne, 2006.
601. Peter Arnett, « Hill 875 », novembre 1967, in H. Faas et T. Page, Requiem,
by the Photographs who died in Vietnam and Indochina, op. cit., p. 168-169.
602. Taizo Ichinose, « Mékong, Delta, 1972 », ibid., p. 242-243.
603. P. Arnett, « Hill 875 », novembre 1967, ibid., p. 170-171. On retrouve
aussi ces mobilisations corporelles spectaculaires sur des clichés centrés sur la
population civile, comme dans ces rues de Sarajevo prises sous le feu des snipers,
et où les « passants », dans leur course pour échapper aux balles, paraissent voler
au-dessus du sol (Anne Duménil, La Guerre au xxe siècle. 2 - L’expérience civile,
La Documentation photographique, 2005, p. 21).

274
combat et physicalité : accéder au x corps ?

Ce n’est pas, en tant que telle, l’expérience combattante


au Vietnam qu’il s’agit ici de comprendre, mais l’énergie des
­postures604. Examiner les clichés de ces soldats saisis en situa-
tion de danger vital permet de rendre compte – de se rendre
compte – de ce que la psychiatrie militaire veut dire lorsqu’elle
parle de stress de combat, ce terme choisi par Hans Selye au cours
des années 1930 pour désigner toutes les étapes d’une mobilisa-
tion physique, physiologique et psychique intense à laquelle le
sujet ne peut se soustraire quand elle-même a pour objet de le
soustraire à la mort605. À travers le mouvement du corps face au
danger mortel, tel que le saisit l’objectif, on approche de tout
ce qui peut se jouer du côté des mobilisations physiques aussi
bien que psychiques. C’est un premier enseignement dont on
aurait tort de négliger la valeur.
Il en est d’autres, de sens presque opposé, du moins en appa-
rence. Sur les clichés du Vietnam apparaît avec une évidence
sans pareille le tropisme du corps couché qui caractérise si bien
l’expérience combattante du xxe siècle. Rupture que l’on a
évoquée, déjà : avant la mise en œuvre de l’armement moderne,
les soldats occidentaux combattaient « corps redressé606 » sur le
champ de bataille. Ils affrontaient le danger debout ou bien, à la
rigueur, à genoux. Cette posture leur était dictée par leur arme,
le fusil à poudre, dont le rechargement ne pouvait s’effectuer
que debout. Et c’est donc également debout que le tireur faisait
feu, c’est debout qu’il chargeait à la baïonnette contre le mur de
balles qui lui était opposé. Cette position verticale était certes
imposée au soldat par les conditions technologiques du combat,

604. Une énergie qui, pour un âge de la guerre fort éloigné de celui qui
nous retient, attire aussi le regard de préhistoriens penchés sur les premières
représentations guerrières de l’humanité (J. Guilaine et J. Zammit, Le Sentier
de la guerre.Visages de la violence préhistorique, op. cit.).
605. Louis Crocq, Les Traumatismes psychiques de guerre, Paris, Odile Jacob,
1999.
606. Nous reprenons ici, bien sûr, l’expression de G. Vigarello dans Le
Corps redressé. Histoire d’un pouvoir pédagogique, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1978.

275
combattre

mais elle était aussi hautement valorisée et valorisante aux yeux


des acteurs eux-mêmes. Tout un ethos de la bataille stigmatisait
les comportements corporels consistant à rentrer la tête dans les
épaules et à l’abaisser face aux projectiles. Lors de son baptême
du feu subi au troisième rang à Montebello, le 9 juin 1800,
Jean-Roch Coignet baissa instinctivement la tête au passage de
la mitraille. Il fut immédiatement frappé d’un coup de plat de
sabre sur le sac par son sergent-major, et cinglé par ces mots :
« On ne baisse pas la tête607. » Car dans le danger extrême du
champ de bataille, on se tenait droit. Physiquement bien sûr,
mais aussi moralement.
Un siècle plus tard, pris sous le feu, les soldats se jettent au
sol et souvent meurent de ne l’avoir pas fait à temps. L’œil
méca­nique des reporters au Vietnam permet de comprendre
de quoi il s’agit exactement608 : les soldats ne sont pas seule-
ment couchés ; ils organisent leur corps pour l’exposer le moins
possible aux impacts, plus exactement pour que restent proté-
gées ses parties considérées comme les plus vulnérables. Dans
une posture plus ou moins latéralisée (selon les emplacements,
la morphologie des individus ?), le thorax et l’abdomen sont
­plaqués au sol, une jambe (parfois les deux) se trouvant repliée
pour tenter de couvrir au moins partiellement le ventre ou
le bas-ventre. Le dos – « ce dos coriace et voûté comme une
carapace […] [ce] mur dense et incurvé contre et dans lequel
se laissent aller nos faiblesses609 » (Michel Serres), demeure,
lui, exposé aux impacts. La nuque fait l’objet d’une attention
­particulière : autour d’elle, les soldats enroulent leur avant-bras,
ou bien leur main. Mais tous ne le font pas, et l’on distingue

607. Jean-Roch Coignet, Souvenirs de J.-R. Coignet, Tours, Mame, 1965 [1re
édition 1851], p. 22.
608. Dana Stone, « Con Thien, 1967 », in H. Faas et T. Page, Requiem, by the
Photographs who died in Vietnam and Indochina, op. cit., p. 239. Robert Ellison,
« Khe Sanh, 1968 », ibid., p. 211.
609. Michel Serres, Variations sur le corps, Paris, Le Pommier-Fayard, 1999,
p. 30.

276
combat et physicalité : accéder au x corps ?

ici des variantes ­individuelles : certains, dans la même tranchée


et sous le même bombardement, choisissent de protéger leur
tête : avec leurs mains, ils plaquent leur casque contre leur crâne.
Mais là encore, la technique du corps semble variable : certains
agrippent le rebord du métal ; d’autres enroulent leur bras sur
lui ; d’autres encore choisissent d’utiliser une main pour tenir le
casque, l’autre pour protéger la nuque.
Devant ces postures, comment faire le partage entre ce qui
revient à l’entraînement préalable (impitoyable dans l’acqui-
sition des positions de survie, précisément), à l’expérience
acquise sur place à travers l’exemple des camarades plus
anciens, et aux réflexes « instinctifs » d’éthologie humaine – ces
derniers _termes, qui essentialisent une « nature ­ biologique
de l’homme610 », recelant évidemment un piège dont nous
­sommes bien conscient ? Pour le dire autrement, quel rôle joue
l’apprentissage technique, dans cette technique du corps mise en
œuvre sous le bombardement ? Tout indique en tout cas qu’elle
répond à un schéma corporel assez précis, à une représentation
cohérente des parties de soi à protéger avant tout, à une hié-
rarchie d’importance entre les différents lieux du corps. Autant
dire qu’il s’agirait encore d’une pratique d’ordre culturel.
D’où l’ambiguïté des conclusions que l’on peut tirer de l’analyse
de telles images : d’un côté, on est tenté de ne voir qu’un homme
couché, recroquevillé face au danger, cherchant ­ l’invisibilité,
impuissant face à l’intensité du feu, et qui ne peut qu’endu-
rer l’humiliation suscitée par sa propre terreur. Les savoir-faire
610. Séminaire de F. Héritier, De la violence I1, op. cit., p. 321-322. D’autant
que bien des variantes sont possibles : dans un milieu amphibie comme la man-
grove, par exemple, on ne combat en général jamais couché mais à genoux, en
cherchant à se déplacer le plus possible : c’est ce que les guérilleros miskitu de
la contra antisandiniste, au Nicaragua, ont eux-mêmes enseigné au sociologue
Gilles Bataillon qui les suivait, et que je remercie ici pour son précieux témoi-
gnage (en attendant son ouvrage à paraître, issu de témoignages enregistrés, on
pourra lire : Gilles Bataillon, « Comandantes, état-major et guérilleros : jeux de
pouvoir à l’intérieur de la guérilla miskitu (Nicaragua, 1981-1984) », Cahiers
d’Amériques Latines, n° 36, 2001/1, p. 127-160).

277
combattre

issus de son entraînement et de son expérience, de son endu-


rance et de son courage physique paraissent peser de bien peu
de poids face au feu anonyme, aveugle, qui caractérise le combat
moderne : ne doit-il pas avant tout le subir ? Et l’on comprend dès
lors que les termes de « boucherie » ou d’« abattoir » soient venus
si souvent sous la plume de témoins des conflits contemporains
pour signaler cette déshumanisation du corps, ravalé au statut de
viande à l’étal. Pour autant, on s’en rend compte au deuxième
regard, ces soldats couchés que saisit la photographie ne cessent
pas tout à fait de demeurer des acteurs : recroquevillés, immobili-
sés, terrorisés, ils ­n’aménagent pas moins leur posture corporelle,
choisissant telle position ­plutôt qu’une autre, mettant en œuvre
des gestuelles qui ne sont pas toutes identiques ni équivalentes,
plaçant finalement leur corps de façon à accroître leurs chan-
ces de survie. Devant ces clichés de soldats prostrés, si aisément
assimilables à des ­victimes passives et totalement impuissantes,
un effort d’attention montre qu’ils ne sont pas tout à fait cela,
qu’ils ne sont pas que cela611. Cette complexité, seule l’image est
à même de la ­désigner avec une telle netteté.
Comme elle désigne le coût des fatigues corporelles
engendrées par le combat moderne. Les clichés se font ici
moins rares, ne serait-ce que parce que, dans ce cas, les ­soldats
sont saisis après le danger, souvent même au repos. Dès la
Première Guerre mondiale, l’objectif sait capter les grands
épuisements physiques induits par l’activité de ­ combat.
Les corps, les visages sont comme défaits612 ; les positions
611. La photographie, partielle, partiale, tend en outre à les immobiliser.
Lorsque le film parvient à les saisir sous le feu, comme dans La Section Anderson
de Pierre Schoendoerffer (1967), on note que ces soldats couchés bougent,
se déplacent, aménagent leur posture, se parlent et, quoique dans une grande
confusion apparente, paraissent sensiblement moins passifs que sur les images
fixes. Mais il est vrai que dans le cas des soldats filmés par Schoendoerffer, ces
derniers ne subissent pas un bombardement mais un tir d’armes légères.
612. H. Huet, « Near An Thi,Vietnam 1966 », in H. Faas et T. Page, Requiem,
by the Photographs who died in Vietnam and Indochina, op. cit., p. 148-149 (la
­photographie montre un soldat après 14 heures sous le feu viêt-cong). « An Thi,

278
combat et physicalité : accéder au x corps ?

de sommeil des soldats, souvent photographiées, montrent


que ces derniers parviennent à dormir dans des positions
impossibles à envisager en temps de paix ; les corps ­paraissent
écroulés sur place, jetés au hasard au milieu de ceux des
camarades, sans aménagement aucun des lieux de repos. On
comprend alors que le combat constitue la plus épuisante
des activités humaines, et pourquoi tant de combattants ont
été à même d’évoquer leur sommeil profond jusque sous le
martèlement.
En outre, il est frappant d’observer que la photographie s’est
parfois montrée capable de rendre visible ce qui d’ordinaire ne
l’est pas : le coût psychique des fatigues de la guerre. On ne peut
manquer d’évoquer ici le reportage photographique de Larry
Burrows sur une opération héliportée effectuée le 31 mars
1965613, au cours de laquelle dix-sept hélicoptères devaient
convoyer un bataillon de l’armée sud-vietnamienne jusqu’à
une zone d’atterrissage située à 30 kilomètres de Da Nang.
L’escadrille ayant été prise sous le feu viêt-cong, quatre appareils
sont abattus, au prix de pertes lourdes. Le ­photographe déclen-
che alors sans arrêt sur le chef d’équipage de l’hélicoptère où il
a embarqué, alors engagé dans une opération de sauvetage des
hommes d’un autre appareil. La confusion du combat est visible ;
le choc psychique du soldat photographié par Burrows égale-
ment : saisi alors que morts et blessés ensanglantés s’entassent à
ses pieds, le visage de James Farley n’est tout simplement plus
reconnaissable. Au retour, l’objectif de Burrows saisit l’effon-
drement final : le sujet ne tient plus son propre corps ; accroupi,
recroquevillé au pied d’une caisse de munitions, il ne songe pas
vraiment à ­dissimuler un visage que déforme la douleur.

Vietnam 1966 », ibid., p. 130-131 (la photographie montre des opérateurs radio
après une journée d’opérations).
613. Ce reportage célèbre fut publié dans Life le 16 avril 1965, sous le titre
« One Ride with Yankee Papa 13 », sous une forme partiellement censurée (visa-
ges des victimes masqués). Voir Larry Burrows, Vietnam, Paris, Flammarion,
2002, p. 100-123.

279
combattre

Dans ce cas, il est seul. Mais dans d’autres effondrements


­saisis par l’objectif, on voit au contraire le rôle des ­camarades :
la ­ corporéité des combattants peut ainsi difficilement se
­comprendre en isolant les corps les uns des autres. Bien au
contraire, ils sont proches, même si le combat moderne a ­dispersé
les combattants sur les champs de bataille, accroissant une soli-
tude du soldat face au danger qui n’était pas de mise au début
du xixe siècle, quand on combattait épaule contre épaule et
en quelque sorte « cousus ensemble614 ». Il ­n’empêche ­qu’entre
soldats, une véritable proximité charnelle reste de mise, non
dépourvue d’affects d’une force rare. En Corée, l’objectif saisit
le spectacle d’un soldat pleurant dans les bras d’un autre, tandis
qu’un troisième fait le décompte des morts615. Larry Burrows,
encore lui, capte en 1966, dans un centre de premiers secours,
l’effusion qui pousse un combattant blessé vers un autre616 ou
encore la manière dont se posent les mains des camarades sur
le corps d’un des leurs récemment touché. Ici, Henri Huet a
su capter la dépense physique d’un médecin blessé à l’égard
d’autres blessés comme lui ; là, celle d’un bouche-à-bouche
désespéré effectué sur un soldat mourant. La photographie
révèle ici parfaitement ce que tant de soldats ont tenté de dire, si
maladroitement souvent, à l’endroit de l’effusion qui lie – pour
toujours parfois – ceux qui vont au combat ensemble.

Mais il y a le corps de l’ennemi. Les photos sont nombreuses,


au Vietnam, de ces corps viêt-cong attachés, parfois les yeux
bandés, transformés en un bétail humain attendant son sort.

614. L’expression est du général MacDonald, à l’issue de la bataille de Wagram


(1809).
615. S. Audoin-Rouzeau, La Guerre au xxe siècle. 1 - L’expérience combattante,
Paris, La Documentation photographique, 2004, p. 25.
616. L. Burrows, « South of the DMZ, Vietnam, 1966 », in H. Faas et T.
Page, Requiem, by the Photographs who died in Vietnam and Indochina, op. cit., p.
176-177 (le cliché montre un centre de premiers secours, avant le regroupe-
ment des blessés vers les points d’évacuation aérienne).

280
combat et physicalité : accéder au x corps ?

Cette fois, la séparation corporelle est totale. Pas un regard n’est


jeté à ces captifs dont le spectacle attire à ce point le nôtre :
tout semble indiquer que ces corps entravés n’existent pas,
ou n’existent plus, aux yeux de ceux qui les gardent. Il en est
de même lorsqu’il s’agit non plus de blessés mais de morts :
les postures saisies par l’objectif semblent dire une indifférence
profonde devant les cadavres entassés. Les clichés de la com-
pagnie Charlie, le 16 mars 1968, pris pendant un repas inter-
venu à peu de distance du lieu même où venait de se produire,
pendant trois heures, l’atroce massacre de 343 civils, disent à
leur tour cette indifférence totale à la mort d’un ennemi qui, à
aucun moment, ne s’était défendu : les poses sont abandonnées,
­quelques sourires sont même visibles.
Et peut-être n’est-il pas si étonnant que ce soient les yeux des
combattants – les yeux des blessés, des prisonniers, des capteurs
ou des bourreaux – qu’à son tour l’œil mécanique parvienne
à restituer avec tant de netteté. Le 10 octobre 1965, le photo-
graphe Huynh Thanh My, qui opère dans une zone du delta du
Mékong dont il ne sortira pas vivant, saisit ainsi le visage d’un
capitaine sud-vietnamien qui s’est emparé d’un suspect viêt-
cong. Chez l’officier, les dents de la mâchoire inférieure – les
dents, cette unique partie de notre squelette visible de notre
vivant – se découvrent entièrement ; son regard paraît vissé sur
l’ennemi. Ce visage de tueur, la photographie l’aura rarement
saisi, pourtant : sur la plupart des clichés de guerre, ce sont plutôt
les yeux de ceux qui sont regardés de la sorte que l’on a captés.
Et l’on comprend alors ce que la psychiatrie miliaire veut dire
lorsqu’elle évoque l’échange des regards au titre de l’effraction
traumatique la plus fréquente, pour la victime comme pour son
bourreau. Dans cet instant d’effroi où l’autre devient soi, où
l’autre est soi, prend fin l’illusion d’immortalité617. Le trauma
617. Je remercie le docteur François Lebigot, psychiatre à l’hôpital militaire
de Percy, pour tout ce qu’il m’a apporté en ce domaine. Dans une œuvre consi-
dérable, et très informée historiquement, citons : François Lebigot, « La névrose
traumatique, la mort réelle et la faute originelle », Annales médico-psychologiques,

281
combattre

de guerre, cette blessure de l’âme d’autant plus difficile à guérir


que le sujet y tient comme à une initiation, cette blessure invi-
sible, la photographie ne peut nous la rendre tout à fait compré-
hensible, certes : mais elle nous rapproche de son origine.
Que l’on nous comprenne bien : nous n’avons pas la naï-
veté de prétendre que la photographie ne ment jamais, comme
le croyait un des généraux du Nord pendant la guerre de
Sécession américaine, lui qui proposa aux photographes qui
l’accompagnaient de « porter un uniforme blanc pour souli-
gner la pureté de leur rôle618 ». Les photographes de guerre, au
Vietnam, pourtant si près du danger, et qui s’en approchaient
si volontairement, étaient eux-mêmes bien conscients des limi-
tes de l’œil mécanique. Larry Burrows l’explique en revenant
sur cet extraordinaire reportage déjà évoqué, alors que lui-
même avait assumé tous les risques de l’opération de sauvetage
photographiée par ses soins : « Le bruit des tirs, commenta-t-il
après coup, et tout ce qui était en train d’arriver : essayer de le
rendre visuellement fut extrêmement difficile. Cela avait l’air
documentaire. C’était frustrant619. » La confusion du combat, la
photographie reste évidemment bien trop partielle et partiale
pour en rendre compte à elle seule620. Mais au moins a-t-elle
155, 8, 1997, p. 522-526. On se gardera d’ailleurs d’universaliser et de banaliser
le « trauma ». À ce sujet, voir Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du
traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007.
618. Il s’agissait du général Irwin McDowell. Cité par Clément Chéroux,
« Mythologie du photographe de guerre », in Voir/Ne pas voir la guerre, op. cit.,
p. 310.
619. H. Faas et T. Page, Requiem, by the Photographs who died in Vietnam and
Indochina, op. cit., p. 98.
620. On dispose de peu de films montrant le combat de très près, et c’est
pourquoi nous n’avons pas fait référence ici à la filmographie, pourtant abon-
dante lors de la Seconde Guerre mondiale. Faisons toutefois une exception
pour La Section Anderson de Pierre Schoendoerffer (1967) : les soldats améri-
cains suivis par le réalisateur sont filmés pendant quelques minutes alors que
la section se trouve prise sous le feu viêt-cong lors de l’une de ses missions.
L’impression de désordre et de confusion est alors particulièrement frappante
(voir note 611).

282
combat et physicalité : accéder au x corps ?

le mérite d’engager tout effort historique, ou anthropologique,


dans la voie d’un surcroît d’attention.

Système ?

Où et comment regarder ? À cette question centrale tentons


de continuer de répondre à présent sous un angle quelque peu
différent, en liant au sort des combattants – protagonistes pre-
miers du phénomène guerrier – ces acteurs non pas nouveaux,
mais transformés au xxe siècle en cibles privilégiées de la vio-
lence de guerre : les populations désarmées, les civils. En prêtant
attention aux interactions, aux dynamiques de violence qui se
nouent ou peuvent se nouer entre combattants d’une part, entre
combattants et non-combattants d’autre part, essayons pour un
instant de penser en système la physicalité du phénomène guer-
rier contemporain.

Il y a d’abord le corps du soldat. Et avant tout ses apprentis-


sages corporels, dont il faut tenter de saisir, une fois de plus en
termes culturels, la logique profonde. Au début du ­ xxe siècle,
on sait que les conscrits de toutes les armées occidentales
étaient soumis à un « dressage » très dur dont faisaient partie la
lente acquisition de la rectitude physique à travers les positions
réglementaires, la rigidité immobile du garde-à-vous, les gestes
de présentation des armes, l’assimilation de l’ordre serré et de
la marche au pas : héritage (non disparu aujourd’hui encore)
des exigences du combat en usage moins de cent ans plus tôt,
lorsque la faible puissance du feu exigeait une concentration
des hommes garante de l’efficacité du tir, tandis que les offi-
ciers devaient rester en mesure de diriger la manœuvre sous le
feu en gardant chacun à portée de voix. Un tel apprentissage
était également investi d’une dimension morale : le corps étant
considéré comme un miroir de l’âme de la troupe, « l’immobi-
lité et la rigidité étaient perçues comme des signes du contrôle
de soi et de l’impassibilité qui pourraient […] être demandés

283
combattre

au ­ combat621 ». Mais parallèlement, grâce à la « production


­systématique d’un corps militaire622 » en pleine affirmation
depuis le siècle précédent, les soldats n’en étaient pas moins
soigneusement préparés pour les immenses fatigues du combat.
La pratique de la gymnastique s’était partout largement impo-
sée, mais c’était surtout la marche qui restait l’aspect central de
la formation physique, non sans quelque raison compte tenu de
la rusticité de l’organisation des armées en campagne au début
du siècle.
Ces apprentissages d’une nouvelle culture somatique,
­toujours à l’origine d’une grande souffrance physique,
­constituent selon nous un objet historique mal connu pour
l’ensemble du xxe siècle. Le discours dominant sur les armées
– songeons, pour ne prendre que cet exemple, au topos de
­l’impitoyable formation des marines dans la filmographie améri-
caine contemporaine – tend aisément à considérer l’instruction
militaire moins comme une préparation corporelle et psychique
en vue du combat que comme une entreprise de contrôle social
et psychologique ­destinée à briser les individus pour d’autres
fins que leur survie sur les champs de bataille. On ne peut
évidemment exclure que le drill des combattants du xxe siècle,
d’une dureté parfois impitoyable en période de conflit, notam-
ment dans les unités d’élite, ait fait beaucoup pour « brutaliser »
les combattants avant même toute confrontation au combat ou
tout contact avec des populations désarmées : on songe ainsi à
l’entraînement, parfois mortel, des divisions allemandes desti-
nées au front de l’Est une fois entamé le grand reflux allemand
du début 1943623. Ou bien à celui des troupes destinées aux

621. O. Roynette, « Bons pour le service ». L’expérience de la caserne en France


à la fin du xixe siècle, op. cit., p. 273.
622. G.Vigarello et Richard Holt, Histoire du corps, t. 2, De la Révolution à
la Grande Guerre, Paris, Seuil, 2005, p. 363.
623. Pour ce qui était de l’entraînement lors de l’incorporation dans la divi-
sion Gross Deutschland à partir du printemps 1943, par exemple, on peut lire le
récit de Guy Sajer, Le Soldat oublié, Paris, Robert Laffont, 1967.

284
combat et physicalité : accéder au x corps ?

opérations « search and destroy » et au « body count » au Vietnam ;


voici comment ­s’exprime à son endroit un des ­soldats de la
meurtrière ­compagnie Charlie, responsable du massacre de My
Laï le 16 mars 1968, lorsqu’en 1989 il s’auto-accuse à la télévi-
sion d’avoir mis à mort personnellement vingt-cinq ­personnes,
dans des conditions particulièrement atroces. À la question
du « pourquoi » posée par le journaliste, il répond : « J’ai perdu
la tête […]. J’ai simplement perdu la tête […]. Je tuais. Une
fois commencé, le… l’entraînement, toute la programmation
de l’entraînement à tuer, c’est sorti624. » Sans doute son inter-
locuteur a-t-il beau jeu de lui objecter que les « scalps et les
mutilations, ce n’est pas l’entraînement », soulignant ainsi que
l’acteur devenu témoin se disculpait à bon compte en incri-
minant la formation reçue. Néanmoins, en termes de passage
à l’acte, faut-il totalement rejeter l’idée d’un impact spécifique
de certaines formes extrêmes de dressage corporel et psychique
induites par la préparation au combat ?
Pour autant, il nous semble que l’antimilitarisme banal dont
l’histoire savante n’est nullement exempte, bien au contraire,
empêche sans doute de comprendre ce qui se joue d’essentiel
dans les apprentissages somatiques imposés aux soldats. Dès que
l’on se penche sur les préparations corporelles subies par les
combattants en temps de guerre, avant que ces derniers ne soient
confrontés à leur mise en pratique sur les lieux de combat, on
est frappé de ce que ces derniers disent de leurs apprentissages
préalables, durcis par le puissant effet du « retour d’expérience ».
E. B. Sledge, dans un des témoignages considérés comme les
plus riches sur la guerre du Pacifique, et sans doute aussi comme
l’un des plus durs, prend ainsi le temps de décrire longuement
son impitoyable entraînement au sein des marines au début de
l’année 1944. Et c’est en ces termes qu’il en vient à reconnaître
que de tels apprentissages, contre lesquels il s’était insurgé au
même titre que les autres, lui avaient ultérieurement permis de

624. M. Bilton, K. Sim, Four Hours in My Laï, op. cit., p. 7.

285
combattre

survivre à l’expérience de combat : « Rétrospectivement […],


dit-il, j’ai de sérieux doutes sur ma capacité à affronter le choc
psychologique et physique de même que le stress éprouvé sur
Peleliu et Okinawa s’il en avait été autrement. Les Japonais
combattaient pour gagner. C’était une sale affaire, sauvage,
­brutale, inhumaine et épuisante. Nos chefs savaient que si nous
devions gagner et survivre, il nous fallait être entraînés dans
ce but de manière réaliste, que nous aimions cela ou non. » Et
en note, l’auteur y insiste : « Dans les années d’après-guerre, le
corps des Marines fut en butte à beaucoup de critiques, immé-
ritées selon moi, de la part de personnes bien intentionnées
qui ne comprenaient pas le degré de stress et d’horreur du
combat. La technologie des canons, de la mitrailleuse, et des
obus explosifs a transformé la guerre en un massacre prolongé,
inhumain. Les hommes doivent être entraînés de manière réa-
liste s’ils veulent y survivre sans s’effondrer mentalement et
physiquement625. » Pour autant, on le sait, aucun entraînement
préalable n’a pu totalement remplacer les leçons du champ de
bataille lui-même : dans tous les conflits du xxe siècle, les ­soldats
­novices, même très bien entraînés au préalable, ont subi des
­pertes ­considérables dans les tout premiers temps de leur arri-
vée sur les lieux de combat.
Ce corps du soldat, regardons-le aussi sous un autre angle,
d’une importance évidemment centrale : celui de l’atteinte à la
barrière anatomique. On ne dispose guère d’une anthropologie
historique de l’atteinte corporelle susceptible de nous dire de
manière un peu compréhensible comment les soldats du xxe siè-
cle ont été tués, comment ils ont été blessés et, éventuellement,
soignés. Quand ils avaient survécu, les soldats eux-mêmes se
sont montrés très avares de notations sur les atteintes infligées
à leur propre corps. La question est pourtant ­ d’importance,
compte tenu des immenses pertes de guerre au cours d’une

625. Eugene B. Sledge, With the Old Breed at Peleliu and Okinawa, New York
et Oxford, Oxford University Press, 1981, p. 41.

286
combat et physicalité : accéder au x corps ?

période qui connaît une mutation capitale non seulement de


l’échelle, mais aussi des modalités de l’atteinte corporelle.
Le nouveau mode de combat apparu à la charnière du xixe et
du xxe siècle, on le sait, a démultiplié les traumatismes physiques.
La balle moderne, propulsée par les nouvelles poudres apparues
à la fin du xixe siècle, infligea des blessures d’une gravité sans
précédent en raison de sa force de pénétration et de l’effet de
souffle accompagnant les impacts. Quant aux éclats d’obus pro-
jetés à haute vitesse au moment de leur explosion, leur force vive
devient telle, au même moment, qu’elle permet aux plus impor-
tants d’entre eux de dilacérer les corps en séparant, en arrachant
n’importe quelle partie de ces derniers626 : l’expérience combat-
tante du xxe siècle fut d’abord, dans sa masse, un vécu terrifiant
du bombardement d’artillerie, auquel sont venues s’ajouter les
explosions dues aux mortiers, aux lance-roquettes, aux bom-
bardements aériens, et aussi aux grenades, devenues à partir de
1918 un des instruments majeurs du combat d’infanterie. Cette
violence nouvelle infligée aux corps resta largement anonyme :
en raison de la portée croissante des armes, l’on ne sait qui l’on
blesse, qui l’on tue, ni qui vous blesse ou vous tue, même si une
part résiduelle de la violence, mal connue et quantitativement
marginale, resta de type interpersonnel. Cette dépersonnalisa-
tion des modes d’atteinte à la barrière anatomique fut encore
accrue par des armements nouveaux comme les mines – ces
grands agents vulnérants de la Seconde Guerre mondiale et
du demi-siècle qui lui succède – capables de tuer et de mutiler
désormais hors de toute présence ennemie627.
Tout indique que, dès le début du xxe siècle, le sentiment
combattant de sa propre vulnérabilité corporelle s’est ainsi

626. Dès 1914-1918, l’artillerie fut en mesure d’infliger 70 à 80 % du total


des blessures enregistrées dans les armées occidentales, dont le chiffre (très
imprécis, en fait) s’éleva sans doute à plus de 21 millions. Cette proportion ne
changea guère lors du Second Conflit mondial.
627. Les mines représentent 3 % des tués de l’armée américaine entre 1941
et 1945, et 11 % au Vietnam.

287
combattre

trouvé prodigieusement aiguisé par la diversification et l’effi-


cacité croissante des armes. Encore faudrait-il être en mesure
de mieux comprendre la gravité différentielle des blessures,
moins en fonction de pronostics médicaux « objectifs » qu’en
termes subjectifs de schéma corporel. À cet égard, il est frappant
­d’observer l’immense sentiment de transgression qui ­ semble
s’attacher à l’idée du démembrement de son propre corps,
comme le notait si bien Marc Bloch dans L’Étrange Défaite :
« L’homme, qui redoute toujours de mourir, ne supporte jamais
plus mal l’idée de sa fin que s’il s’y ajoute la menace d’un échar-
pement total de son être physique ; l’instinct de conservation
n’a peut-être pas de forme plus illogique que celle-là ; mais
aucune, non plus, qui soit plus profondément enracinée628. »
Sentiment de transgression très fort aussi que celui qui a trait à
toute inversion du « dedans » et du « dehors », en prolongement
des notations de Mary Douglas629 : «  Cela n’empêche que la
vue des muscles déchirés et des cerveaux répandus sur le sol
nous rendaient malades », écrit un lieutenant de marines, peu de
temps après la fin de la guerre du Vietnam. « Il est affreux de
constater que le corps humain, où l’on voit le siège terrestre
d’une âme immortelle, que l’on nourrit, que l’on soigne, que
l’on orne avec tant de soins, n’est pas autre chose en fait qu’une
enveloppe fragile, pleine de matières répugnantes630. » En un tel
domaine, il semble bien que ce soit l’atteinte à l’abdomen qui
concentre la charge d’obscénité la plus forte : « À la guerre […],
les entrailles sont bien plus visibles qu’il n’est normalement
décent de l’imaginer631 », note en une provocation révélatrice
Paul Fussell, puisant ici à son expérience de vétéran du Second
Conflit mondial.

628. M. Bloch, L’Étrange Défaite, op. cit., p. 88.


629. Mary Douglas, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou,
Paris, Maspero, 1981 [1967].
630. Philippe Caputo, Le Bruit de la guerre, Paris, Éd. Atla, 1979, p. 131-132.
631. P. Fussell, À la guerre. Psychologie et comportements pendant la Seconde
Guerre mondiale, op. cit., p. 379. 

288
combat et physicalité : accéder au x corps ?

Mais le combat moderne permet d’autres atteintes corporelles


sans que se trouve ouverte la barrière anatomique, sans écoule-
ment du sang. Autre transgression ici sans doute, très profonde,
la plus profonde peut-être. André Malraux le suggère, évoquant
son père confronté à un groupe de gazés pendant la Grande
Guerre : « Tous morts, plus ou moins nus, retombés sur un pillage
de vêtements lacérés, cramponnés les uns aux autres en ­g rappes
convulsives […]. Des pieds sortaient de ce grouillement pétri-
fié des morts, orteils crispés, comme des poings… Et ce qui
­bouleversait mon père plus que ces yeux couleur de plomb,
que ces mains tordues sur l’air vide, c’était qu’il n’y eût pas de
plaies. Pas de sang632. » Cette transgression de la mort infligée
sans ouverture du corps, c’est sur elle que jouait l’amiral William
Halsey, chef des opérations dans le Pacifique Sud, lorsqu’il décla-
rait à propos de ces « grands singes bestiaux » qu’étaient à ses
yeux les Japonais : « Nous sommes en train de les noyer et de
les brûler dans tout le Pacifique, et ça fait exactement le même
plaisir de les brûler que de les noyer633. » Dans les deux cas
de figure ici évoqués, l’un qui fait allusion au « nettoyage » des
bunkers ennemis au lance-flammes, l’autre aux modalités de la
guerre sur mer, le corps de l’ennemi n’est pas ouvert, il ne saigne
pas. Or, cette énonciation d’une absence d’atteinte à la barrière
anatomique permet de revendiquer, au moins dans le champ
discursif, une mort plus cruelle à l’encontre de l’ennemi, plus
gratifiante aussi peut-être du point de vue de ceux qui l’infli-
gent. On comprend mieux dès lors la force de terreur des grands
écrasements corporels sous les chenilles des chars, ou la gêne
profonde que produisit aux États-Unis, après la guerre du Golfe
de 1991, cette révélation que des combattants irakiens avaient
été enterrés vivants dans leurs positions par l’avance des bulldo-
zers américains. On comprend mieux aussi la stupeur face à une
632.André Malraux, Les Noyers de l’Altenburg, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de La Pléiade », 1996 [1948], t. 2, p. 736.
633. Cité par P. Fussell, À la guerre. Psychologie et comportements pendant la
Seconde Guerre mondiale, op. cit., p. 162.

289
combattre

mort du ­combattant par épuisement total, comme ce fut le cas à


Diên Biên Phu où, faute de possibilités de repos et d’évacuations
sanitaires, des soldats en pleine possession de leurs moyens phy-
siques tombèrent morts brusquement, sans blessure aucune634. À
travers cet exemple limite, on mesure à quel point la « campagne
continue », qui constitua l’expérience première de la majorité
des combattants occidentaux au xxe siècle, engendra des consé-
quences somatiques considérables en termes d’épuisement phy-
sique et de prolongation interminable de la durée des situations
de stress. Du point de vue d’une anthropologie historique du
corps, ces derniers ont bien été confrontés à des expériences
corporelles – et bien évidemment psychiques – sans précédent
aucun dans l’histoire de l’activité guerrière occidentale.

Il y a le corps des camarades. Pour tenter d’en saisir l’ex-


trême importance, lisons ce passage de Guy Sajer alors que
ce dernier, alsacien et engagé volontaire dans la division
GrossDeutschland, revient vingt ans plus tard sur la grande
retraite de 1943-1944 : « Aucun uniforme n’est aussi spéciale-
ment étudié que l’uniforme allemand pour faire de l’homme
un soldat, absolu, unifié, et pas un civil en soldat. Pour l’autre
partie du monde il y a le soldat boche, et rien ne lui permet
de distinguer un Boche de l’autre. Pour nous, le mot cama-
rade, qui désigne un soldat identique à un autre soldat est
dépassé […]. Ce dos là-bas, peint de la même couleur que
plusieurs millions d’autres, n’est pas le dos de n’importe qui.
C’est celui de Schlesser, et là, plus haut à droite, c’est celui de
Solma. Plus près il y a Lensen, et aussi son casque. C’est son
casque, il n’a rien de comparable avec les quelque cent ou
deux cent mille qui ont été emboutis dans la même série. Puis
il y a Prinz et Halls, Lindberg, Kellermann, Frösch… Frösch
reconnaissable entre un million635… ». Lignes d’une grande

634. Roger Bruge, Les Hommes de Diên Biên Phu, Paris, Perrin, 1999.
635. G. Sajer, Le Soldat oublié, op. cit., p. 448.

290
combat et physicalité : accéder au x corps ?

profondeur sur la physicalité de la présence des camarades


et sur l’importance de cet entour du corps que constituent
les pièces de l’uniforme. Un uniforme qui ne crée nullement
l’indifférenciation ­corporelle, ainsi que l’on serait tenté de le
croire en faisant trop confiance à ce que le mot désigne : il est
au contraire le lieu même du renforcement de l’identité cor-
porelle de ­chacun, unique, irréductible.
Il y a les corps des camarades une fois que la vie les a quit-
tés, et qu’ils sont devenus cadavres. Le xxe siècle s’inscrit ici
au titre d’inflexion majeure : alors que dès les semaines initia-
les du Premier Conflit mondial, les soldats sont confrontés au
­double défi de la mort de masse et de leur épuisement physique
­personnel sur le champ de bataille, ces derniers ramassent les
morts (et courent parfois de grands risques pour ce faire) ; ils
s’imposent même la terrible tâche de collecte des fragments
corporels dilacérés et dispersés par l’armement moderne, aux
fins d’inhumation ; dans la mesure du possible, ils tentent d’évi-
ter la pratique des grandes fosses communes – et donc de l’ano-
nymisation de la mort – pour les corps de leurs camarades, et
consentent une grande énergie physique pour creuser des fosses
individuelles dans les zones d’arrière-front, pour organiser des
tombes imitant les sépultures des cimetières civils, parfois pour
sculpter et dresser de véritables pierres tombales ; lorsque cela
est possible, ils organisent de brèves cérémonies, ils ritualisent la
mort au combat, puis ils multiplient les précautions pour que
les noms des morts ne soient pas perdus, allant jusqu’à dessiner
des schémas de localisation des sépultures afin de les envoyer
aux familles. En bref, les cadavres se voient sacralisés comme
jamais ils ne l’avaient été auparavant dans le cadre de l’activité
guerrière occidentale : les grandes nécropoles construites sur
les lieux de combat européens après les deux conflits mon-
diaux constituent à cet égard des constructions idéologiques
qui se sont imposées d’autant plus aisément qu’elles s’inscri-
vaient en continuité avec les pratiques combattantes des temps
de guerre. Le cadavre du soldat, qui n’avait été l’objet d’aucun

291
combattre

égard particulier en Occident jusqu’au milieu du xixe siècle


(les premiers signes probants apparaissent lors de la guerre de
Crimée), impose au début du siècle suivant un respect nouveau,
lié à l’individuation croissante au sein des sociétés occidenta-
les. Il est ainsi devenu le corps d’un camarade, tombé pour une
cause ­précise ; à ce titre, il se voit transformé en un objet sacral.
Comme le montrent depuis la guerre d’Irak de 2003 les céré-
monies de retour des corps sur les aérodromes britanniques ou
américains, il n’a jamais cessé de l’être depuis lors.

Il y a le corps de l’adversaire. À celui-ci, on a longtemps parlé


en temps de guerre, dans les minces interstices permis par le
combat. C’était encore le cas en Crimée en 1855, lors des trêves
de ramassage des blessés en particulier ; et aussi lors de la guerre
franco-prussienne de 1870-1871. Et sans doute est-ce à la Noël
1914 que prévalut, pour la dernière fois au ­xxe siècle, en tout cas
à cette échelle, un vaste moment de parole spontanée, d’échange,
de jeu parfois, entre soldats qui s’affrontaient. Précisément, ce
moment de « fraternisation » fait figure de manifestation ultime,
à cette échelle tout au moins, d’une conception du combat
selon laquelle celui que l’on blesse et que l’on tue, celui qui vous
blesse et qui vous tue, est moins un ennemi qu’un adversaire.
Après cette date, la totalisation de ­l’activité guerrière occidentale
fait son œuvre : l’adversaire devient l’ennemi.
« Ce que l’on sculpte […] dans la chair humaine, c’est une
image de la société », écrit Mary Douglas636. En l’occurrence
ici, une image de la société combattante ? Sur la question du
but réel de la torture, Raphaëlle Branche et Françoise Sironi
écrivent que, contrairement aux idées reçues, celui-ci « n’est
pas de faire parler mais de faire taire637 ». De « faire entendre »

636. M. Douglas, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou,


op. cit., p. 132.
637. Françoise Sironi, Raphaëlle Branche, « La torture aux frontières de
l’humain », Revue internationale des sciences sociales, n° 174, « Violences ­extrêmes »,

292
combat et physicalité : accéder au x corps ?

sans doute aussi, comme ce fut le cas derrière les murs d’Abou
Ghraib. C’est en ce sens que ce que l’on nomme par facilité
les « atrocités de guerre » méritent sans doute de passer de la
périphérie, des marges où elles se trouvent souvent rejetées par
l’historiographie et par la mémoire ordinaire des conflits, vers le
centre. Jacques Sémelin a raison de le souligner : « Les manières
de s’emparer des corps, de les tordre, de les découper, constituent
des actes culturels à part entière, à travers lesquels l’exécutant
exprime quelque chose de sa propre identité638. » Dit autre-
ment, plus intensément peut-être, « c’est bien dans le contenu
caché du corps que se joue l’essentiel639 ». Et à ce titre, en effet,
les « méthodes des tueries » sont à appréhender « comme une
activité humaine, certes pas vraiment comme les autres… mais
aussi comme les autres640 ».
Les lieux et les moments où des ennemis de guerre se sont
livrés à tels actes dessinent évidemment des configurations cha-
que fois spécifiques, qui mériteraient de longuement nous rete-
nir comme telles. Logiquement, les lieux privilégiés à cet égard
sont ceux où le sentiment d’altérité de celui que l’on combat-
tait fut particulièrement marqué : on songe au front de l’Est à
partir de 1941, au théâtre Pacifique à partir de 1942, à la Corée,
à l’Indochine, au Vietnam, sinon à l’Irak depuis 2003. Dans le
cas de l’ex-Yougoslavie, en revanche, il faut noter le rôle de
l’incertitude sur l’identité de l’Autre ethnique comme facteur
décembre 2002, p. 591. Sur la torture, on retiendra particulièrement : Raphaëlle
Branche, La Torture et l’Armée pendant la guerrre d’Algérie (1954-1962), Paris,
Gallimard, 2001, et Françoise Sironi, Bourreaux et victimes. Psychologie de la
­torture, Paris, Odile Jacob, 1999.
638. J. Sémelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, op.
cit., p. 356-357.
639. Maurice Godelier et Michel Panoff (dir.), Le Corps humain. Supplicié,
possédé, cannibalisé, Amsterdam, Éditions des archives contemporaines, 1998,
p. xiii.
640. J. Sémelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides,
op. cit., p. 280.

293
combattre

de déclenchement des massacres entre voisins : les ­gestuelles de


violence pourraient avoir alors pour objet de créer la différence
qui fait défaut, de la mettre au jour au sens propre du terme,
notamment par la découpe corporelle641.
Mais de toute façon, il nous semble que c’est une atten-
tion particulière aux lieux du corps les plus souvent visés, à
la manière dont ils le sont, à la théâtralisation de l’atteinte, qui
reste la plus susceptible de créer les effets d’intelligibilité qui
nous manquent en un domaine où, précisément, tout effort
d’intelligence des actes commis se voit bloqué par la révulsion
qu’ils inspirent. La question qui doit primer serait donc celle du
comment, elle seule permettant une approche du pourquoi.
Quatre emplacements corporels paraissent systématique-
ment visés par les pratiques de vivisection et de manipulation
du corps : l’abdomen, que visent les pratiques d’éventration
­doublées éventuellement de dévidement des entrailles ; l’appareil
génital, objet de gestes de castration partielle ou totale ; la main
(section des phalanges, des doigts ou du poignet lui-même) ;
le visage enfin, lieu privilégié d’une gamme de ­gestuelles très
variées : martelage complet de la face rendant celle-ci non
reconnaissable ; crevaison des yeux, énucléations ; essorillement,
attesté dans un grand nombre de conflits du xxe siècle, depuis le
­théâtre Pacifique jusqu’à l’Algérie ; scalp de la chevelure ; ­section
­complète du cou et détachement de la tête.
Il n’est pas difficile de repérer dans ces pratiques de cruauté –
et c’est bien en cela qu’elles sont pratiques de cruauté, préci-
sément – des modalités particulièrement radicales de l’atteinte
à la filiation642 : abîmer un visage, c’est porter atteinte au plus

641. A. Appadurai, « Dead Certainty : Ethnic Violence in the Era of


Globalization », in A. L. Hinton (dir.), Genocide : An Anthropological Reader, op.
cit., p. 286-303. C’est aussi dans ce type de logique de dévoilement que s’ins-
crirait le génocide rwandais de 1994.
642. Nous renvoyons ici une fois encore à V. Nahoum-Grappe, et notam-
ment : « L’usage politique de la cruauté : l’épuration ethnique (ex-Yougoslavie,
1991-1995) », in F. Héritier (séminaire de), De la violence, op. cit., p. 273-323.

294
combat et physicalité : accéder au x corps ?

humain de l’homme ; le rendre méconnaissable, c’est vouloir


empêcher ses proches de le reconnaître, c’est le « désidentifier »
au sens strict du terme ; porter atteinte aux parties génitales
(et renforcer la profanation en les plaçant dans la bouche de la
victime par une inversion hautement transgressive du dehors
vers le dedans du corps), c’est couper, au sens strict du terme,
les organes dont dépend précisément la filiation ; attenter à la
main, c’est attaquer la seule partie dénudée de notre corps que
nous pouvons apercevoir en permanence, elle aussi constitu-
tive de notre humanité. En d’autres termes, il est aisé de voir
que les « atrocités » dont nous parlons, via l’atteinte à la filiation
que toutes supposent, mettent bien en œuvre un lexique de
profanation.
Le terme de déshumanisation ne suffirait pourtant sans doute
pas ici : celui d’animalisation conviendrait mieux, comme le
montrait l’énoncé parfaitement verbalisé de l’amiral William
Halsey à l’endroit des Japonais, déjà cité. Cette vision simiesque
de l’adversaire – que traduisait alors le succès de l’oxymore Japes
formé par fusion du diminutif Japs et du mot Apes désignant les
grands singes anthropoïdes – fut un élément caractéristique des
représentations de l’Autre entre 1941 et 1945, avant de survivre
puis de renaître, sous des formes nouvelles, en Corée puis au
Vietnam, grâce à une forme de continuité raciale et raciste de
la perception de l’ennemi « asiatique ». Inversement, les ­grandes
marches de la mort infligées aux combattants occidentaux – les
prisonniers américains (mais aussi philippins) de Bataan en
1942, les prisonniers français de Diên Biên Phu en 1954, qui
franchirent plus de 600 kilomètres en une quarantaine de jours,
au prix de la mort de la moitié sans doute des 9 500 marcheurs
(à commencer par les très nombreux blessés et malades) – disent
assez bien la volonté de transformation des ennemis prisonniers
en immenses troupeaux d’hommes.
Dès lors que des pratiques scatologiques s’ajoutent à cette
animalisation, dès lors que se met en marche la « magie

295
combattre

e­ xcrémentielle643 » (la fréquence des pratiques de profanation


du corps adverse sur les différents théâtres d’opérations du
­ xe siècle ne fait ici aucun doute644), c’est bien de « chosifica-
x
tion » de l’ennemi qu’il s’agit, d’un ennemi à qui l’on signifie
qu’il n’est rien d’autre que ce que l’on dépose sur lui. La mise
en scène de toutes ces gestuelles, à travers une « manipulation
des corps645 » pratiquée à sa propre intention comme à l’inten-
tion de l’ennemi, vient à l’appui de cette logique discursive
développée en une série d’énoncés qui se passent absolument
de mots : on se le dit, on le lui dit.
Il faut pourtant aller plus loin, à travers l’attention portée aux
pratiques de prélèvement sur le corps adverse, puis de conserva-
tion des parties prélevées. Une fois encore, le ­théâtre du Pacifique
constitue un des lieux d’affrontements du xxe siècle où celles-ci
sont sans doute les mieux documentées646. Outre l’aspect très
radical des pratiques américaines en termes de massacre des pri-
sonniers – mises à mort immédiate ou bien légèrement différées
lors de l’acheminement vers les enclos de regroupement, « jeux »
de tir à la cible ou de brûlure par ­lance‑flammes –, ­l’originalité

643. M. Douglas, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou,


op. cit., p. 135.
644. Ainsi de nouveau dans le Pacifique.Voir le témoignage de E. B. Sledge,
With the Old Breed at Peleliu and Okinawa, op. cit., p. 199, qui décrit un soldat
américain urinant dans la bouche d’un cadavre japonais à Okinawa.
645. M.V. Uribe, Anthropologie de l’inhumanité. Essai sur la terreur en Colombie,
op. cit.
646. On se dispensera ici d’évoquer les pratiques japonaises, afin de rester
dans le cadre du monde occidental : pourtant, il va évidemment de soi qu’exista
une dimension de contre-violence dans les agissements des troupes américai-
nes. Nous nous contentons de renvoyer sur ce point à John Dower, War without
Mercy. Race and Power in the Pacific War, New York, Pantheon Books, 1987, qui
évoque en parallèle les atrocités commises par chacun des deux camps. Il va de
soi que nous ne cherchons nullement à criminaliser ici les pratiques de guerre
américaines : il se trouve que nous restons dans le cadre des pratiques occiden-
tales et qu’en outre, c’est sans doute du côté américain que celles-ci sont les
mieux connues. Voir aussi J.-L. Margolin, L’Armée de l’empereur : violences et
crimes du Japon en guerre, 1937-1945, op. cit.

296
combat et physicalité : accéder au x corps ?

de celles-ci tient non seulement à la fréquence des pratiques de


découpe des corps (scalps et crânes adverses peuvent être placés en
effigie sur les chars et les ­véhicules, comme l’atteste, entre autres,
une photo de Ralph Morse prise à Guadalcanal en 1943, et inno-
cemment publiée dans Life 647), mais également à la ­tentation, plus
rarement rencontrée ailleurs à une telle échelle, de conserver les
parties ­prélevées sur l’adversaire. La conservation individuelle de
crânes ennemis, débarrassés de leurs parties molles, s’est ­traduite,
malgré l’intervention du service postal, par l’envoi de tels objets
à l’arrière, comme le montre une autre photographie publiée
dans Life le 25 mai 1944 : sur un cliché pris le 1er mai précédent,
on peut voir une jeune femme écrivant à celui qui, depuis la
Nouvelle-Guinée, lui a envoyé un crâne japonais, non sans y avoir
au préalable apposé sa signature ainsi que celle de ses camarades648.
Fréquentes aussi semblent avoir été les ­pratiques de conservation
des oreilles, des phalanges, des mains.Voici ­comment E. B. Sledge
en rend compte dans son témoignage déjà cité, après la fin des
combats sur l’île de Peleliu en 1944 :
Un jour, un copain me dit qu’il avait un souvenir unique à
me montrer. Nous nous sommes assis sur un rocher et il sortit
­lentement un paquet de son sac. Il défit les couches de papier ciré
qui à l’origine avait emballé des rations alimentaires et me tendit
fièrement sa prise pour que je la voie. « Tu es devenu asiatique ?
sursautai-je. Tu sais bien que tu ne peux pas garder ça. Sûr qu’un
officier te collera un rapport », lui fis-je valoir, le regard fixé par
l’horreur sur la main humaine recroquevillée qu’il avait déballée.
«  Oh, Sledgehammer, personne ne dira rien. Je l’ai fait sécher au
soleil un peu plus pour qu’elle ne pue pas », dit-il en la posant
soigneusement sur le rocher sous le soleil brûlant. Il m’expliqua
qu’il pensait qu’une main japonaise séchée serait un souvenir plus
intéressant que des dents en or. Ainsi, il avait trouvé un cadavre
séchant au soleil, et non putréfié, il avait sorti son kabar et coupé
la main, et elle était là, qu’est-ce que j’en pensais649 ?

647. Life goes to War, Phoenix, 1977, p. 137.


648. Ibid., p. 138.
649. E. B. Sledge, With the Old Breed at Peleliu and Okinawa, op. cit., p. 152.

297
combattre

Au premier degré, l’intérêt d’un tel texte a trait évidemment


au dévoilement de pratiques généralement tues dans les récits
habituels. À un autre niveau, il est frappant d’observer ­l’absence
de toute condamnation morale de la part du scripteur, qui lui-
même, au début de la bataille, s’était laissé tenter par l’arrachage
des dents en or sans ressentir la moindre culpabilité. La répul-
sion dont il fait état ici est d’ordre purement viscéral, et c’est à
travers les mesures disciplinaires encourues qu’il tente de dissua-
der son camarade de conserver l’objet momifié. Il nous ­semble
d’ailleurs qu’il s’agit de bien davantage que de ­« souvenirs », et
que ces parties prélevées ont été investies par leurs possesseurs de
vertus sotériologiques véritables, en prévision de leurs ­combats
futurs. Rôle de la discontinuité, ici : celle de la campagne du
Pacifique, rythmée par la succession des débarquements suivis
de longs séjours dans les bateaux ; celle des opérations « search
and destroy » au Vietnam, que suivent les retours dans des bases
sûres et bien aménagées. Autant de ­pratiques qui auraient favo-
risé la recherche d’objets propitiatoires prélevés sur l’ennemi
vaincu, en vue de se garder de grands dangers encore à venir ?
Le récit du vétéran du Vietnam Tim O’Brien tend à accréditer
ce type d’interprétation :
Les choses qu’ils transportaient étaient déterminées d’une ­certaine
manière par la superstition. Le lieutenant Cross transportait son
caillou porte-bonheur. Dave Jensen transportait une patte de lapin.
Norman Bowker, une personne aimable par ailleurs, ­transportait
un pouce qui lui avait été donné en cadeau par Mitchell Sanders.
Le pouce était brun foncé, élastique au toucher, et pesait quatre
onces tout au plus. Il avait été coupé sur un cadavre viêt-cong, un
garçon de 15 ou 16 ans. Ils l’avaient trouvé au bas d’une diguette
d’irrigation, salement brûlé avec des mouches dans la bouche et
dans les yeux. Le garçon portait un pantalon noir et des sandales.
Au moment de sa mort, il était en train de porter un sac de riz, un
fusil et trois chargeurs […]. [Mitchell Sanders] avait mis sa main
sur le poignet du mort. Il resta tranquille un moment, comme s’il
lui prenait le pouls, puis il lui tapota l’estomac, presque avec affec-
tion, et il utilisa la hachette de chasse de Kiowa pour détacher le

298
combat et physicalité : accéder au x corps ?

pouce […]. Sanders enveloppa le pouce dans du papier toilette


et l’apporta à Norman Bowker650.

Lors de la guerre du Pacifique, cette dimension « supersti-


tieuse » – faut-il dire « magique » ? – de l’appropriation de ­parties
du corps de l’ennemi avait été parfois poussée jusqu’au façonnage
de ses ossements, grâce notamment à la transfor-mation de ses os
longs en coupe-papiers, dont un exemplaire, là encore photo-
graphié dans Life, fut offert à Roosevelt (qui bien évidemment
le refusa en le faisant savoir, le 9 août 1944651). Le façonnage
d’une arme blanche inoffensive à partir du corps d’un ennemi
réputé précisément pour son habileté à l’arme blanche, en par-
ticulier dans les raids de nuit, en dit assez long, sans doute, sur la
signification sotériologique de telles pratiques.
Notre ultime défense consisterait à les rejeter du côté d’une
minorité de soldats égarés, voire du côté de la pathologie
­psychique, en une tentative ultime de déréalisation et d’euphé-
misation de tout ce qui peut se jouer dans la violence de ­combat.
Les éléments dont on dispose plaident au contraire pour la bana-
lisation de telles pratiques au sein des univers combattants. Elles
furent si répandues dans la guerre américano-japonaise que dès
septembre 1942, soit moins d’un an après l’entrée en guerre
des États-Unis, le commandant en chef de la flotte du Pacifique
ordonnait : « Aucune partie du corps de l’ennemi ne doit être
utilisée comme souvenir. Les commandants d’unité prendront
des mesures disciplinaires strictes, etc.652 »
Une intelligence plus complète de ces pratiques exigerait
sans doute d’examiner d’un peu près leur dimension cynégé-
tique : on aura noté que c’est une « hachette de chasse » qu’uti-

650. Tim O’Brien, The Things they Carried, New York, Broadway Books,
1990, p. 13.
651. J. Dower, War without Mercy. Race and Power in the Pacific War, op. cit.,
p. 65. 
652. P. Fussell, À la guerre. Psychologie et comportements pendant la Seconde
Guerre mondiale, op. cit., p. 163.

299
combattre

lise, pour son geste de découpe, le soldat évoqué à l’instant. La


section de tout ou partie de la main de l’ennemi, la découpe de
ses oreilles, la séparation de la tête et du tronc, la recherche de
ses dents en or, prélevées parfois sur des corps encore vivants
par les soldats américains du Pacifique, la conservation ensuite
des parties prélevées, le façonnage de ses os (et bien sûr la
­captation de telle ou telle partie de son entour ­corporel comme
les armes, le vêtement…) : comment n’être pas tenté de rame-
ner tout cela vers la section de telle ou telle partie du gibier
abattu (patte avant, dents ou défenses, tête, précisément…) ?
L’assimilation des Japonais à des singes anthropoïdes a dû indis-
cutablement faciliter le déploiement de représentations cyné-
gétiques et la mise en œuvre d’une large gamme de pratiques
de chasse à leur encontre653.
La contiguïté anthropologique très ancienne entre activité
cynégétique et activité guerrière était soulignée à l’envi aux
époques médiévales et modernes, où la chasse était explicite-
ment présentée comme une forme de guerre contre les ani-
maux654. Elle était alors considérée comme l’école de la guerre
par excellence, à travers la maîtrise du cheval et les qualités
physiques et morales que la chasse était censée exiger, et ce trait
a continué de marquer profondément les pratiques et les repré-
sentations guerrières occidentales au xxe siècle, imprégnant

653. J. Dower, War without Mercy. Race and Power in the Pacific War, op. cit.
654. Voici par exemple ce qu’écrit Peter Beckford, dans Thoughts on Hare
and Foxhunting, paru à Londres en 1796 : « La chasse est une sorte de guerre ;
ses incertitudes, ses fatigues, ses difficultés et ses dangers la rendent plus inté-
ressante que tout autre divertissement » (cité par N. Elias, in N. Elias et E.
Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, op. cit., p. 224. Autre exemple
tiré de Charles-Jean Goury de Champgrand, Almanach du chasseur, Paris,
Pierre Pissot, 1773, p. 45 : « On appelle chasse toutes les sortes de guerre que
l’on fait aux animaux, tant dans l’air que sur la terre et dans l’eau ; mais on leur
donne ensuite différents noms suivant l’espèce que l’on attaque, ou relativement
au genre de guerre que l’on fait » (cité par Philippe Salvadori, La Chasse sous
l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1996, p. 76). On notera avec intérêt que cette
« guerre » faite aux animaux intègre par conséquent également la pêche.

300
combat et physicalité : accéder au x corps ?

d’ailleurs jusqu’à nos jours le vocabulaire militaire lui-même


(en langue française, que l’on songe aux termes de « commando
de chasse », de « tir de chasse », d’« aviation de chasse », et aussi de
« chasseurs à pied », directement issus de la formation d’unités
cynégétiques destinées à la reconnaissance en temps de guerre
à l’époque moderne).
La contiguïté devient porosité chez les chasseurs propre-
ment dits, comme ces braconniers, déjà évoqués, qu’Himmler
­destina à la course aux partisans sur le front de l’Est (une tâche
qu’ils accompliront avec une efficacité militaire et une cruauté
particulières655). De même est-ce adossé à une exceptionnelle
connaissance du vocabulaire et des pratiques de chasse que Léon
Degrelle peut décrire en des termes cynégétiques fort caracté-
ristiques la poussée exercée sur le Dniepr par ­l’armée Rouge
au détriment des troupes du Reich, fin 1943-début 1944, au
prix d’une étonnante inversion des termes chasseurs/chassés
puisqu’à cette date, les premiers sont devenus gibier, et que le
Sauvage s’est fait chasseur :
J’avais tiré les fusées d’attaque dès la minute où les fusées de la
deuxième compagnie avaient projeté dans le ciel leurs éblouis-
santes paraboles. Une partie de mes hommes s’étaient précipités à
travers Sakrewka, par le nord-est et l’est, dans le dos de l’ennemi,
à la rencontre de nos chars qui débouchaient du sud. Les autres
forlançaient et défonçaient, dans les crêtes boisées, les desservants
des pièces de Pak […].
Nous ramenâmes plus de trente prisonniers soviétiques, dépe-
naillés comme toujours, mais forts comme des bêtes, vivant
d’ailleurs comme elles, gîtant dans n’importe quel liteau, roulés
dans leurs souquenilles crasseuses.
Ces soldats informes vivaient de ce qu’ils trouvaient dans les isbas,
dans les champs d’hiver ou sur les cadavres : têtes de tournesol
moisies, gousses de maïs boueux, pain durci.
Ils avaient la résistance des brutes des cavernes : mais ils possé-

655. Ch. Ingrao, Les Chasseurs noirs. La brigade Dirlewanger, op. cit.

301
combattre

daient en plus de leur robustesse animale, des mitraillettes ultra-


modernes, dotées de chargeurs de soixante-dix ­ cartouches.
Dans le sac poisseux accroché à leur dos par une vulgaire corde,
ils tenaient de quoi combattre pendant une semaine, deux
­semaines, tapis dans des épiniers, à un détour de forêt, à une
entrée de village.
Ces géants hirsutes, ces Mongols oreillards au crâne melonné,
au poil noir et dru, aux pommettes plates comme des tranches
de couenne, ces Asiatiques félins aux petites pupilles brillantes,
jamais lavés, haillonneux, infatigables, paraissaient des monstres
préhistoriques à côté de nos jeunes soldats au corps frêle, aux
reins levrettés, à la peau fine.

Nous ramenions cette gueusaille comme si nous avions saisi des


sangliers dans leur souille. Ces grosses faces de sauvages riaient
parce que nous ne les avions pas tués et parce que nous donnions
des cigarettes.
Mais si nous avions pris trente sauvages, il en restait dix mille en
face. Il y en avait des centaines de milliers à l’est, au nord-est, au
sud-est.
Ces masses pelues avançaient.
Nous devinions, nous sentions déjà l’étreinte de la horde656.

La dimension si évidemment nazie de cette représentation


des Slaves, ainsi que le processus de brutalisation de la guerre à
l’Est initié par les violences extrêmes commises par les troupes
allemandes dès juin 1941657, ont facilité à coup sûr l’animali-
sation de l’ennemi, et par là même cette porosité, tellement
manifeste ici, entre l’activité cynégétique et le combat. Mais
cette même porosité entre chasse et guerre continue toute-
fois de rester agissante – et cela est plus étonnant – parmi des
soldats apparemment détachés de toute pratique de chasse et
656. Léon Degrelle, Front de l’Est, 1941-1945, Paris, La Table ronde, 1969
[1re édition 1947], p. 196-197.
657. Omer Bartov, L’Armée d’Hitler. Les soldats, les nazis et la guerre sous le
IIIe Reich, Paris, Hachette, 1999.

302
combat et physicalité : accéder au x corps ?

ayant été amenés à combattre dans des contextes fort différents


du front de l’Est ou du théâtre Pacifique en 1941-1945. Le
témoignage de guerre de Brigitte Friang, résistante ­ pendant
l’occupation allemande en France, arrêtée et blessée, puis
déportée à Ravensbrück, est particulièrement éclairant sur ces
mécanismes de basculement d’un registre dans un autre. Outre
le fait que l’auteur est une femme – on ne reviendra pas ici
sur la question de l’étanchéité particulière de la barrière du
genre dans le domaine guerrier et cynégétique658 –, celle-ci dit
avoir pris en horreur la chasse après qu’elle se fut elle-même
trouvée poursuivie comme un gibier par les SS, et ce à deux
reprises : une première fois lors de l’évacuation du camp, et une
seconde lors de la marche de la mort qui l’a suivie, lorsque les
gardiens s’amusèrent à réaliser un « fermé » sur un groupe de
­prisonnières cachées dans les taillis. Mais lorsque après 1945,
devenue reporter de guerre, elle suit le corps expéditionnaire
français en Indochine, elle se trouve aux prises avec une situa-
tion de combat où l’ennemi est cette fois gibier, elle-même se
trouvant du côté des chasseurs :
Un cri a jailli de quatre-vingt-dix poitrines. Ça y est […]. Côté
nord, vis-à-vis de nous, trois hommes dégringolent du sommet
en courant, entre les éclatements des obus. Ceux du commando,
les doigts crispés sur la détente des FM, trépignent d’impa-
tience. Encore quelques secondes, et la proie sera mûre […].
Les voici parvenus au bas de la colline […]. Avec horreur, avec
dégoût, je m’aperçois soudain que, moi aussi, j’ai participé quel-
ques instants à cette joie ignoble du chasseur qui sent sa proie
approcher sans méfiance de l’âme de son fusil. Je me rappelle
alors mon désarroi devant la gazelle que j’ai abattue, deux ans
plus tôt, au Tchad, par vanité stupide, parce que les gendarmes

658. Parmi les lectures anthropologiques les plus suggestives et les plus éclai-
rantes sur la question de « l’idéologie du sang » et du « tabou sur les armes »
interdisant aux femmes de participer à l’ouverture de la barrière anatomique
aussi bien dans la chasse que dans la guerre : A. Testart, Essai sur les fondements
de la division sexuelle du travail chez les chasseurs-cueilleurs, op. cit. Et aussi, bien sûr, F.
Héritier, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996.

303
combattre

qui me transportaient dans leur camion prétendaient que les


femmes ne savaient pas tirer […]. Et voilà qu’au moment où la
guerre prenait l’aspect du meurtre délibéré, facile, je venais de
vibrer, malgré moi, d’une joie sauvage, malsaine, venue du fond
des âges, ignorée659.

Un texte aussi riche mériterait sans doute d’être commenté


longuement. Il nous suffira d’observer que jusqu’au cœur de la
guerre moderne du xxe siècle, bien des indices ­semblent déci-
dément prouver que la présence de corps humains ­transformés
en cibles a souvent contribué à recréer le ­chasseur. C’est bien
pourquoi la position de Pierre Clastres, qui se refuse à considé-
rer la guerre primitive comme un « redéploiement de la chasse »,
paraît peu transposable au cas des sociétés occidentales contem-
poraines. Peu nous importe en effet que la guerre ne soit pas
effectivement ou exactement une « chasse à l’homme », si c’est en
ces termes qu’elle est représentée et vécue, au moins par ins-
tants, par les combattants eux-mêmes660.

Le corps des civils

Il y a le corps des civils. Civils « amis » ou « ennemis », civils


présents ou non sur les lieux d’affrontement, exposés au
­danger ou à l’abri : leur présence, réelle ou symbolique, com-
plique au plus haut point ce qui se joue de physicalité dans le
­combat. C’est autour de ces configurations multiples que nous
­voudrions à présent réfléchir, non pour les décrire en tant que
telles – ce n’est pas notre objet –, mais pour leur influence sur
les ­différentes significations dont le combat se trouve investi par
ses acteurs eux-mêmes.
La valence du corps des civils n’apparaît d’ailleurs pas
comme uniforme : selon que ces corps sont ceux d’hommes
659. Brigitte Friang, Regarde-toi qui meurs. Une femme dans la guerre, Paris,
Laffont, 1970, p. 311.
660. P. Clastres, Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives,
op. cit., p. 21.

304
combat et physicalité : accéder au x corps ?

ou de femmes, selon qu’ils sont jeunes ou âgés, selon qu’il


s’agit d’enfants ou d’adultes, tout change, ou tout peut chan-
ger. Rien ne montre mieux la manière dont jouent les bar-
rières du genre mais aussi de l’âge (tout aussi capitale que la
précédente en temps de guerre) que la gradation de l’atteinte
aux populations juives de l’Est par les Einsatzgruppen à partir
de l’offensive contre l’URSS de juin 1941 : tandis que sur le
champ de bataille, la tendance est à ne faire aucun prisonnier
(c’est le cas de la VIe armée lors de la première semaine de
juin661), les tueurs des arrières, lors des premiers massacres de
juifs, s’attaquent d’abord aux hommes ; à partir de juillet, ils
intègrent des femmes à leurs tueries, puis des enfants, sans
que cette double subversion de la barrière du genre et de
l’âge soit encore systématisée ; un mois plus tard, en août, ils
sont passés à la liquidation de communautés juives entières,
sans plus établir de distinction entre les hommes, les femmes
et les enfants662.
C’est ainsi que les femmes, et les enfants plus encore, appa-
raissent comme autant de marqueurs privilégiés en termes
de franchissements de seuils. En Bosnie, on le sait, les massa-
cres sont restés généralement centrés sur les hommes adultes,
comme ce fut le cas à l’issue du triage de la population de
Srebrenica en juillet 1995. À Jozefow, en Pologne, le 13 juillet
1942, plusieurs hommes du 101e bataillon s’abstinrent « taci-
tement » de tirer sur des enfants en bas âge663. Certains, qui
le firent malgré tout, diront n’avoir tiré qu’après la mise à
mort de leur mère par un autre qu’eux, en présentant alors
le ­meurtre des plus jeunes comme une « [délivrance de] ces

661. O. Bartov, L’Armée d’Hitler. Les soldats, les nazis et la guerre sous le IIIe
Reich, op. cit.
662. Ch. Ingrao, «  Violence de guerre, violence génocide : les Einsatzgruppen »,
in S. Audoin-Rouzeau, A. Becker, Ch. Ingrao, H. Rousso (dir.), La Violence
de guerre, 1914-1945, Bruxelles, Complexe, 2002, p. 219-241.
663. Ch. Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la
police allemande et la Solution finale en Pologne, op. cit., p. 84.

305
combattre

enfants incapables de vivre sans leur mère664 ». Vingt jours


avant My Laï (16 mars 1968), on a observé qu’après que
la compagnie Charlie en patrouille ait subi en passant sur
un champ de mines la perte de quinze hommes (trois tués
et douze blessés) sans que les villageois du lieu les eussent
avertis, les survivants, de retour à leur base de feu, rompirent
leurs relations avec les enfants vietnamiens avec lesquels ils
fraternisaient intensément depuis leur arrivée sur place en
décembre 1967 : signe que se mettait en place un processus
d’essentialisation de la population civile vietnamienne dans
son ensemble qui faisait entrer dans le champ des possibles le
massacre « total » perpétré trois semaines plus tard665.

Il y a les civils « amis ». Jamais avant le xxe siècle les liens


des combattants avec ces derniers n’avaient été aussi forts en
temps de guerre. Car l’innovation que constitue la ­« campagne
continue », caractéristique du combat moderne, qui coupe
si durablement les combattants de leur vie antérieure et les
en éloigne physiquement comme jamais auparavant (que l’on
songe par exemple aux soldats des dominions britanniques
venus combattre en Europe lors des deux conflits mondiaux),
n’est jamais parvenue à sectionner les liens entre popula-
tions civiles et combattantes, bien au contraire. L’institution
du courrier, qui prend son essor au début du xxe siècle au
sein d’armées totalement alphabétisées ou presque pour la
­première fois dans l’histoire, le développement des permis-
sions au même moment chez les principaux belligérants
ont transformé durablement la relation entre combattants et
civils. Le début du xxie siècle s’inscrit sur ce plan dans la
continuité : au cours du mois d’août 2006, dans le restaurant
d’une petite ville d’Arizona, j’ai pu longuement contempler
un mur entier consacré aux soldats des environs, tous en opé-

664. Ibid., p. 101.


665. M. Bilton, K. Sim, Four Hours in My Laï, op. cit.

306
combat et physicalité : accéder au x corps ?

ration en Irak. Une pratique courante aux États-Unis, en par-


ticulier dans le Sud. Sous une vaste bannière proclamant « We
believe in You. We Trust in You. We are Waiting for You – Support
Our Troops » étaient accrochés photos, colifichets familiaux,
bouquets, ­textes patriotiques, crucifix, articles de journaux ; à
cette contribution, à cet hommage, à cette forme de prière de
« l’arrière » répondait, sur une table, l’offrande de « l’avant » :
des photos envoyées d’Irak. Photos banales pour le visi-
teur, mais non pour les membres de la communauté locale
à laquelle elles s’adressaient. Bel exemple d’une économie
morale et affective de l’échange entre ceux qui combattent
et ceux pour lesquels on combat, placée au cœur même de la
signification ici ­attribuée à la guerre.
Cette économie de la reconnaissance entre « arrière » et
« avant » constitue un phénomène bien connu des conflits du
xxe siècle. Mais on ne s’est pas assez demandé comment ce
lien nouveau avait en retour transformé le combat en injonc-
tion de défendre les non-combattants, de protéger leurs biens,
leurs lieux d’habitation, de défendre surtout leur corps contre
la menace représentée par l’adversaire. On a dit souvent que la
pointe de la violence de guerre s’était déplacée vers les civils au
xxe siècle : il est exact qu’un tel processus caractérise en effet
largement le processus de totalisation du phénomène guerrier.
En sens inverse, et aussi désagréable que cela puisse paraître,
il faut se demander comment la « présence » à la guerre des
civils – présence physique effective, ou présence seulement
­symbolique – a pu contribuer à radicaliser les pratiques de
violence. À l’encontre des civils eux-mêmes, certes, mais aussi
entre des combattants.
L’atteinte aux populations civiles de la part de l’ennemi
acquiert ainsi une dimension performative en termes de
franchissements de seuils de violence et de contre-violence
réciproques. Cette atteinte n’a d’ailleurs nul besoin d’être
concrètement à l’œuvre pour être mobilisatrice. L’imaginaire
défensif y suffit, comme le montre une lettre à sa femme de

307
combattre

Walter Mattner, membre de l’Einsatzkomando 8, à l’issue de la


liquidation du ghetto de Moghilew (Biélorussie), au début du
mois d’octobre 1941 :
J’ai donc participé au grand massacre d’avant-hier. Pour les pre-
miers véhicules [qui amenaient les victimes], ma main a tremblé
au moment de tirer, mais l’on s’y habitue. Au dixième [véhi-
cule], je visais calmement, et tirais de façon sûre sur les femmes,
les enfants et les nourrissons. J’avais à l’esprit le fait d’avoir aussi
deux nourrissons à la maison, avec lesquels ces hordes auraient
agi exactement de la même manière, voire peut-être dix fois
pire. La mort que nous leur avons donnée était douce et rapide
comparée aux tortures infernales [endurées par] des milliers
et des milliers [de personnes] dans les geôles de la GPU. Les
nourrissons volaient dans le ciel en grands arcs de cercle et
nous les abattions au vol avant qu’ils ne tombent dans la fosse
et l’eau. Il faut en finir avec ces brutes qui ont jeté l’Europe
dans la guerre666.

Ainsi, le tueur, chez lequel Christian Ingrao relève avec jus-


tesse « le degré d’intériorisation de la dimension défensive de
­l’argumentaire génocide667 », s’adosse paradoxalement à son
­statut de père de famille pour justifier la mise à mort des enfants
en très bas âge, et ce jusque dans ses gestuelles de cruauté ­mettant
en œuvre des modalités « ludiques » de tir à la cible supposées
rabattre le massacre sur le jeu668.
Les grands exodes civils face à un ennemi que les com-
battants n’ont pas su ou pu arrêter constituent une autre
modalité au titre de la construction des raisons de combat-
tre : « Nous ­rencontrons le lamentable défilé des évacués de la

666. Lettre de Walter Mattner du 5 octobre 1941, citée par Ch. Ingrao,
« Violence de guerre, violence génocide : les Einsatzgruppen », in S. Audoin-
Rouzeau, A. Becker, Ch. Ingrao, H. Rousso (dir.), La Violence de guerre,
1914-1945, op. cit, p. 230-231.
667. Ibid., p. 231.
668. Christian Ingrao note d’ailleurs que le mot allemand knallen ne signifie
pas « abattre » mais « faire exploser », « éclater ».

308
combat et physicalité : accéder au x corps ?

région », écrit ainsi un journal de tranchées français après l’un


de ces grands exodes, celui du printemps 1918. « Ces gens ne
­pleurent pas mais on les sent en proie à une immense détresse
et ils s’en vont comme de pauvres bêtes dégîtées, sans savoir
où ils ­s’arrêteront […]. Ainsi, “ nous ” n’avons pas pu empê-
cher cela : il m’en vient comme une espèce de honte669. »
Lorsque Léon Degrelle évoque fin janvier 1945 l’immense
exode allemand qui sature l’autobahn Stettin-Berlin, c’est
l’anticipation de ­l’atteinte sexuelle aux femmes qui permet à
l’auteur de justifier rétroactivement la poursuite d’un combat
désormais désespéré contre l’avance soviétique : « Il y avait là,
peut-être bien, deux ou trois cent mille femmes et enfants,
aux têtes ravagées, déchevelés dans le froid cinglant […]. En
regardant leur tragique cortège épandu sans fin, nous pensions
aux ­milliers de chars soviétiques qui couraient à leurs trous-
ses ; nous savions qu’ils finiraient par tomber quand même,
un soir ou l’autre, dans les mains des ­barbares ; que ces solides
filles si nettes et si saines seraient violées, souillées, contami-
nées ; que des milliers de petiots mourraient faute de lait ;
que ces vieilles mamans qui peinaient dans la bise seraient un
jour d’humbles paquets noirs et sans vie, à bout de misère et
de privations… À quoi cela servait-il de courir ?… Il ­fallait
s’arrêter, attendre, attendre le Mongol qui vous ouvrirait
les jambes de force, attendre de voir brûler son toit… Mais
­l’instinct de vie les jetait, pleurants et acharnés, dans la cohue
des routes670… »
Viol des femmes, destruction des maisons : le rapproche-
ment mérite d’être relevé. Car le saccage des habitations par
­l’ennemi – métaphore plus ou moins explicite d’autres sac-
cages, sur les corps cette fois – s’inscrit en effet dans un uni-
vers de perception du même ordre. La coexistence entre

669. Le Crapouillot, juin 1918. Cité dans S. Audoin-Rouzeau, 14-18. Les


combattants des tranchées, Paris, A. Colin, 1986, p. 208-209.
670. L. Degrelle, Front de l’Est, 1941-1945, op. cit., p. 358-359.

309
combattre

civils et militaires sur les lieux mêmes du combat (situation


­fréquente lors ­d’affrontements dans des agglomérations où des
civils ­continuent d’habiter), ou à proximité immédiate de ces
­derniers, affecte puissamment la lutte entre soldats. Elle charge
celle-ci d’enjeux hautement mobilisateurs susceptibles, en
retour, de radicaliser sa violence.

Il y a le corps des civils ennemis. Dès la guerre de Sécession


américaine, on signifie à l’adversaire qu’il est désormais en sa
totalité l’ennemi, et c’est là une mutation capitale en ­ termes
de perception de l’Autre en temps de guerre. Comme l’écrit
le général Sherman depuis Savannah, à l’issue de la première
phase du « Big Raid » qui coupa en deux les territoires de
la Confédération, « nous ne combattons pas seulement des
armées hostiles, mais un peuple hostile et, aux vieux comme
aux jeunes, aux riches comme aux pauvres, nous devons faire
sentir la dure poigne de la guerre, autant qu’à leurs armées
organisées671 ». Une perspective qu’énonce à nouveau un
autre exécutant de cette manière nouvelle de mener la guerre,
le général Sheridan, alors qu’il se trouve auprès du comman-
dement prussien le 8 septembre 1870 : « La bonne stratégie
consiste à infliger de terribles coups à l’armée ennemie, puis à
causer tant de souffrances aux habitants qu’ils implorent la paix
et forcent les gouvernants à la demander. La population doit
être laissée sans rien d’autre que ses yeux pour pleurer 672. »
Avec les bombardements des villes adverses – bombardements
qui n’ont rien de commun avec ceux de places fortes dont
on cherchait à obtenir la capitulation –, la mutation est ache-
vée. Cette pratique est initiée avec la Grande Guerre : ne se

671. Stig Förster et Jörg Nagler, On the Road to Total War. The American
Civil War and the German Wars of Unification, 1861-1871, German Historical
Institute, Cambridge University Press, 1997.
672. Carl N. Degler, « The American Civil War and the German Wars of
Unification : The Problem of Comparison », in S. Förster et J. Nagler, ibid.,
p. 68.

310
combat et physicalité : accéder au x corps ?

déplacent ensuite que les seuils de brutalité. L’ennemi englobe


désormais, insistons-y, les femmes et les enfants : John Dower
cite ainsi ces sondages effectués dans l’armée américaine du
Pacifique indiquant que 42 % de ses GI, en 1943, pensaient
que la paix ne serait acquise qu’au prix de la mort de tous les
Japonais673.
La reporter américaine de guerre Lee Miller, qui, en empa-
thie totale avec les troupes américaines, suivit leur progression
en Europe en 1944-1945, exprima ce type de haine avec une
grande netteté au moment de son entrée en Allemagne : « Les
enfants jouent avec des échasses, des billes, des toupies, des cer-
ceaux […]. Les mères cousent, balaient, cuisinent et les paysans
labourent, hersent, tout comme des gens réels. Mais ils ne le
sont pas. Ils sont l’ennemi674. » On ne saurait mieux dire à quel
point, sous l’identité des enveloppes corporelles et des gestuelles
quotidiennes, issue d’une apparente humanité commune, une
altérité radicale peut s’attacher à ceux qu’au sens strict on ne
peut combattre – ce sont des civils sans défense –, mais qui n’en
restent pas moins un Autre avec lequel on ne peut s’imaginer
aucun lien.

C’est ainsi qu’un aspect central de l’atteinte de guerre a trait


au corps des femmes de ceux que l’on affronte. Le xxe siècle
occidental institutionnalise ici les pratiques de viol, au prix d’une
rupture assez nette, semble-t-il, avec le siècle précédent. Car le
viol n’est pas un parasite inévitable de la guerre comme on le
croit souvent : le corps des femmes paraît bien être devenu ou
redevenu un enjeu central de la relation ami/ennemi, et donc, par
ricochet, un enjeu important du face-à-face des combattants.
Quantitativement, il acquiert une dimension capitale. Le
viol de masse est une réalité prégnante de l’invasion de 1914
673. J. Dower, War without Mercy. Race and Power in the Pacific War, op. cit.,
chapitre iii.
674. M. Amar, « Quelques mois dans la vie de Lee Miller », in Voir/ Ne pas
voir la guerre, op. cit., p. 127.

311
combattre

en Belgique et en France675, et le fantasme de viol une réa-


lité non moins prégnante de l’anticipation de l’entrée en
Allemagne chez les soldats français de l’automne 1918676 ;
en mai 1944, à l’issue de l’effondrement de la ligne Gustav,
il constitue un élément déterminant du comportement du
corps expéditionnaire français en Italie677 ; de même sur le
front de l’Est, à l’initiative des Allemands. Puis, en retour, de
celui des soldats soviétiques en Autriche678, en Prusse orien-
tale, à Berlin679. On le retrouve avec une prévalence particu-
lière au Vietnam, mais aussi en Bosnie de la part des Serbes,
instrumentalisé comme arme de terreur destinée à hâter la
séparation « ethnique »680 ; et à la signifier dans le même temps,
par création d’une haine dirimante.
Le viol se mêle parfois à d’autres pratiques qui ­peuvent contri-
buer à éclairer son sens : atteintes aux biens (vols, ­destructions,
incendies…), mais aussi souillures volontaires des habitations,
des lits, des vêtements, bref de tout ce qui constitue ­l’« entour »
des corps civils ; souvent le viol se mêle à l’homicide, parfois à
la découpe corporelle, comme dans certains villages du Latium

675. John Horne, Allan Kramer, German Atrocities, 1914 : A History of a


Denial, New Haven,Yale University Press, 2001. S. Audoin-Rouzeau, L’Enfant
de l’ennemi, 1914‑1918 : viol, avortement, infanticide pendant la Grande Guerre, Paris,
Aubier, 1995. Sur le viol de manière plus générale, voir aussi G. Vigarello,
Histoire du viol, xvie-xxe siècle, Paris, Seuil, 1998.
676. Bruno Cabanes, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français
(1914-1918), Paris, Seuil, 2004.
677. Tommaso Baris, « Le corps expéditionnaire français en Italie : violence
des “libérateurs” durant l’été 1944 », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 93, jan-
vier-mars 2007, p. 47-61.
678. Paul Pasteur, «  Violences et viols des vainqueurs : les femmes à Vienne
et en basse Autriche, avril-août 1945 », Guerres mondiales et conflits contemporains,
n° 198, 2000, p. 123-136.
679. Antony Beevor, La Chute de Berlin, Paris, Éd. De Fallois, 2002.
680. V. Nahoum-Grappe, « La cruauté extrême en ex-Yougoslavie », Esprit,
n° 190, mars-avril 1993, p. 64-75, et « L’usage politique de la cruauté : l’épura-
tion ethnique (ex-Yougoslavie, 1991-1995), in F. Héritier (séminaire de), De
la violence, op. cit., p. 273-323.

312
combat et physicalité : accéder au x corps ?

méridional en mai 1944681 ou comme à My Laï en mars 1968.


C’est en ce sens que penser le viol en termes de besoins
sexuels irrépressibles des combattants mène à une impasse : le
viol de guerre – cette pratique cohésive des groupes primaires
combattants qui se soudent autour de corps féminins humi-
liés – est avant tout atteinte à la filiation ; à ce titre, il vise aussi
les hommes au-delà des corps des femmes, ainsi que l’expri-
maient si explicitement les violeurs serbes en libérant leurs
victimes bosniaques au préalable engrossées volontairement.
C’est également cette volonté d’atteinte à la filiation qui rend
compte du viol des fillettes, ou bien des femmes âgées, surtout
devant leurs familles respectives ; ou encore du viol des femmes
devant leurs ascendants, leur mari, leurs enfants. En ce sens,
la prise de force du corps des femmes de l’ennemi constitue
non un « à-côté » du combat moderne, mais une fois de plus
un ­langage à décrypter en même temps qu’un acte de guerre
à part entière. D’une violence guerrière en pleine affirmation
dans les ­ pratiques aussi bien que dans les représentations, il
exprime la radicalité.
À moins qu’il puisse s’agir d’autre chose encore ? On songe
ici au sort des femmes anglaises et françaises violées par les
soldats américains stationnés en Europe682, celui des femmes
soviétiques amenées de force en Allemagne puis violées par
leurs compatriotes lorsque ces derniers atteignirent Berlin683.
Pratiques assez marginales, sans doute, mais qui font songer à
cette ancienne affirmation de Susan Brownmiller : « La femme,

681.T. Baris, « Le corps expéditionnaire français en Italie : violence des “libé-
rateurs” durant l’été 1944 », Vingtième siècle. Revue d’histoire, op. cit., p. 50.
682. On pourra consulter sur ce sujet l’ouvrage du criminologue améri-
cain J. Robert Lilly, La Face cachée des GI. Les viols commis par les soldats améri-
cains en France, en Angleterre et en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale,
Paris, Payot, 2003. À une échelle restreinte, un ouvrage plus intéressant : Alice
Kaplan, L’Interprète. Dans les traces d’une cour martiale américaine, Bretagne, 1944,
Paris, Gallimard, 2007.
683. A. Beevor, La Chute de Berlin, op. cit.

313
combattre

victime d’un viol en temps de guerre, est choisie non parce


qu’elle est un représentant de l’ennemi, mais parce qu’elle est
femme et donc un ennemi 684. » Propos bien trop péremptoire,
certes, d’autant qu’il ne s’agit sans doute pas exactement de cela :
la guerre ne peut être ainsi rejetée à l’arrière-plan, puisque c’est
elle qui précisément transforme le corps des femmes en enjeu
du combat. Mais l’hypothèse peut-elle être totalement écartée
que, dans certaines configurations tout au moins, leur prise de
force doive se lire sous l’angle du sens attribué à ­l’expérience
de guerre tout entière ?

Ainsi est-ce en système que l’on pourrait peut-être envisager


ce qui se joue, en termes de physicalité, dans le fait combattant.
Quatre pôles se dégagent, dont les relations dessinent des situa-
tions variables, mais limitées en nombre cependant.
Il y a donc le corps du soldat, et il y a l’entour de ce corps ; il y
a le corps du soldat ennemi, et il y a l’entour de son corps, nous
l’avons dit. Le combat se limite parfois à ce ­simple face-à-face,
comme lors des opérations dans le désert, sur mer ou dans les
airs. De ce fait, celles-ci ont pu apparaître à ceux qui en furent
les acteurs comme purifiées par l’absence, remarquable, des
non-combattants. Mais souvent, par l’invasion, ­l’occupation, le
bombardement, les corps des civils sont ­présents – civils amis,
civils ennemis – avec de nouveau leurs entours (les biens, les
maisons, les vêtements) et tous les affects qui s’attachent à cette
présence selon qu’ils sont de son côté ou du côté adverse, hom-
mes, femmes ou enfants, jeunes ou vieux, selon qu’ils sont sur
les lieux mêmes des ­combats, ou à proximité, ou au contraire
éloignés, selon qu’ils sont exposés ou protégés. Présence « bru-
talisante », paradoxalement, que celle des non-combattants, car
elle suscite la violence ou la contre-violence, en affectant, au sens
propre du terme, et ­souvent au plus haut point, l’affrontement
de ceux qui portent les armes.

684. Susan Brownmiller, Le Viol, Paris, Stock, 1976, p. 81.

314
combat et physicalité : accéder au x corps ?

On sent bien qu’il conviendrait ici de rétablir, dans leur


­spécificité irréductible, dans leur variabilité très grande en
­termes de pratiques et de représentations (même à s’en tenir au
seul cadre occidental et contemporain), les différentes configura-
tions de guerre et de combat. Ainsi, lors d’une table ronde orga-
nisée en Iran en 1999, dont l’objet était la comparaison entre
1914-1918 et la guerre Iran-Irak des années 1980685, j’avais été
très frappé par la sombre intervention d’un ancien ­bassidji 686 :
devenu « chien de guerre », comptabilisant avec précision les
milliers de jours passés comme volontaire de guerre dans les
conflits du xxe siècle finissant (Afghanistan, Tchétchénie,
Bosnie…), il récusait le principe même de toute comparaison
en notant à quel point chaque théâtre guerrier disposait de sa
consistance propre, irréductible à aucun autre. Ce témoignage,
énoncé sur un ton peu amène, m’avait sur le moment beaucoup
impressionné sans toutefois me retenir suffisamment au plan
intellectuel. Aujourd’hui, il me paraît désigner une frontière
de recherche. Une frontière à atteindre, en rendant un tant soit
peu opérante cette charnière entre anthropologie et histoire qui
reste, pour l’essentiel, à forger.

685. Guerre et mémoire.Table ronde sur la littérature de guerre (6-7 décembre 1999).
Mémoires de guerre. Combattants iraniens (conflit Iran-Irak) - Combattants français
(Première Guerre mondiale), op. cit.
686. Bassidje signifie, au sens propre : Organisation de la Mobilisation des
Déshérités. Elle est créée juste après la révolution de 1979. Elle regroupa des
centaines de milliers de très jeunes gens (parfois d’enfants), issus des milieux
populaires urbains, tous volontaires, qui, avec les Pasdarans, ont tenu les ­premières
lignes lors du conflit Irak-Iran, au prix de pertes effroyables.
316
Conclusion

Ce livre ayant moins vocation à être achevé que prolongé – par


nous, par d’autres –, nous souhaiterions le conclure de manière
assez brève.
Parce que là réside à nos yeux l’essentiel,nous y avons mis ­l’accent
sur un aspect de l’activité guerrière à la préparation duquel nos
sociétés consacrent d’immenses moyens : ­l’affrontement sociale-
ment admis d’hommes en armes qui blessent et sont blessés, qui
tuent et qui sont tués. Nous y avons cherché, grâce au prisme
des sciences sociales, à ­discerner ce qui se joue vraiment dans la
guerre. Pour autant, un propos de Claude Lévi-Strauss ne nous a
jamais ­quitté lors de ce travail : « Les “sciences humaines” ne sont
des sciences que par une flatteuse imposture. Elles se ­heurtent
à une limite infranchissable, car les réalités qu’elles aspirent à
connaître sont du même ordre de complexité que les moyens
intellectuels qu’elles mettent en œuvre. De ce fait elles sont et
seront toujours incapables de maîtriser leur objet 687. » C’est dans
cette disposition d’esprit que ce livre fut ­commencé, c’est dans
cette même disposition qu’il s’achève.

687. Le Monde, 8 octobre 1991, p. 2.

317
combattre

Son paradoxe et même sa tension propre résident en ceci


que du creux, du manque, nous avons tenté de faire un plein.
Le creux, rappelons-le, c’est le manque d’intérêt des sciences
humaines pour la guerre examinée au ras du sol, à travers ses
pratiques de combat, ses gestuelles et les représentations de ses
acteurs. Le creux, c’est le silence – imparfait sans doute, très
général néanmoins – de ceux qui, déjà ­formés aux ­sciences
sociales, ont fait l’expérience du combat en laissant si peu
d’outils sûrs, de points de repère solides nous ­ permettant
d’entrer à notre tour dans un champ ­d’investigations si semé
d’embûches. Le creux, peut-être constitutif de nos ­disciplines
depuis le début du xxe siècle, c’est celui que laisse ­subsister
la mobilisation des savoirs ethnologiques au ­ profit d’une
anthropologie historique de la guerre moderne. Quant au
plein, nous avons tenté de l’esquisser dans le ­dernier chapitre
de ce livre, consacré à la corporéité du combat. Plein très
insatisfaisant, nous en sommes conscient : le caractère géné-
ralisant du propos constitue son aspect le plus critiquable,
mais nous demandons au lecteur de conserver à l’esprit que
nous n’avons visé qu’à suggérer quelques pistes susceptibles
de conduire à une meilleure intelligence du fait guerrier. Un
travail considérable, et sans doute collectif, serait à présent
nécessaire pour vérifier, exploiter, prolonger ce que nous
avons tenté d’esquisser. Il faudrait être capable de sortir du
cadre essentiellement occidental. Il conviendrait surtout de
revenir chaque fois à la variance, aux contextes, aux confi-
gurations spécifiques. Et donc à l’histoire, pour commencer.
Mais, s’il était possible, à une histoire différente.
En filigrane des pages de ce livre, nous pensons avoir ins-
truit, au moins entre les lignes, le procès de l’inconscience.
On sait la faible valeur prédictive des sciences sociales, et
nous ne pouvons donc savoir si la guerre – la vraie guerre,

318
conclusion

et non la « projection de forces » laissant nos propres vies à


bonne ­distance des grands déploiements de violence – reste
inscrite à notre horizon d’attente, ni sous quelle forme. Il
n’empêche : en historien, je reste persuadé que mieux vaut la
­regarder de fort près, et bien en face.

319
320
Index

Abbink, Jon : 179 n. Anuak : 126-136


Abou Ghraib : 293 Appaduraï, Arjun : 232 n., 233 n., 294 n.
Adam, Frédéric : 252 n. Arabie saoudite : 150
Addis-Abeba : 127 Ardant du Picq, Charles : 43, 190‑204, 208
Adongo : 129 Argonne : 75, 105, 116, 153
Afghanistan : 70 n., 211, 212 n., 315 Arizona : 306
Afrique du Sud : 130, 224 n., 246 n. Arnett, Peter : 274 n.
Agenga : 129, 135 Assam : 141, 147
Agier, Michel : 166 n., 212 n. Audoin-Rouzeau, Stéphane : 91 n., 199 n.,
Agostino, Bruno : 243 n., 252 n. 248 n., 280 n., 305 n., 309 n., 312 n.
Aijimer, Göran : 179 n. Augé, Marc : 209 n.
Aisne : 88, 100 Aulard, Alphonse : 93, 94
Akobo : 128 n., 129, 133 n., 135 n., 136 n. Aung San : 140
Alang Ga : 145 Auschwitz : 51
Albert : 109 Azande : 124, 125
Alawites : 130 Azéma, Jean-Pierre : 14 n.
Alès, Catherine : 180 n. Azincourt : 42 n., 43, 189
Alexievitch, Svletana : 234 n. Aztèque : 184
Algérie : 68, 69 n., 70 n., 106, 113 n.,
167 n., 192, 263, 293 n., 294 Bhamo : 138, 139
Alma : 193 n., 200 n. Balandier, Georges : 36 n., 73 n., 169
Al-Qaïda : 271 Baldin, Damien : 82 n., 89 n., 262 n.,
Amar, Marianne : 273 n., 311 n. 263 n.
Amazonie : 33, 230 n. Balkans : 209, 216, 246 n.
Andrieu, Bernard : 240 n. Bantigny, Ludivine : 70 n.
An Thi : 278 n. Bapaume : 81
Antietam : 273 Barbarossa : 266 n.
Antung : 244 Baris, Tommaso : 312 n., 313 n.

321
combattre

Barral : 264 Botel Tobago : 137


Barth, Karl : 21 Bourgogne (sergent) : 253, 255
Barthélémy, Tiphaine : 7, 57 n., 189 n. Bourke, Joanna : 44 n., 255 n.
Bartov, Omer : 303 n., 306 n. Braisne : 120, 122
Basse Silésie : 45 Branche, Raphaëlle : 292
Bataan : 295 Brandt, Susanne : 254 n.
Bataillon, Gilles : 7, 128 n., 277 n. Braudel, Fernand : 50 n.
Bax, Mart : 220 n. Briggs, Asa : 103 n.
Bazin, Jean : 17 n. Brown, Philip A. : 104
Beaumont-Maillet, Laure : 273 n. Browning, Christopher : 23-24, 250 n.,
Becker, Annette : 95 n., 105 n., 164, 305 n., 305 n.
308 n. Brownmiller, Susan : 314
Becker, Jean-Jacques : 72 n., 92 n., 95 n., Bruge, Roger : 290 n.
248 n., 251 n. Buckmaster, Celia : 139
Beckford, Peter : 300 n. Buffon, Georges Louis Leclerc : 266 n.
Beevor, Antony : 312 n., 313 n. Buid : 30 n.
Belgique : 66, 71 n., 108, 119 n., 176, 312 Bunyan, John : 110
Ben Laden, Oussama : 271 Burguière, André : 57, 227 n.
Bensa, Alban : 15, 16 n., 230 n. Burrows, Larry : 274 n., 279-280, 282
Berlin : 120, 309, 312, 313 Burton, John W. : 124 n., 126 n., 130 n.
Berry-au-Bac : 94, 100 Butare : 217
Besnard, Philippe : 72 n., 73 n. Butel, Éric : 249 n.
Besse (saint) : 73, 74 n., 76
Beveridge, William Henry : 108, 117 n. Cabanes, Bruno : 312 n.
Biélorussie : 249, 308 Caen : 259 n.
Bilton, Michael : 258, 272 n., 285 n., Cambodge : 210 n.
306 n. Cambrai : 265, 271
Bir Hakeim : 250 Capa, Robert : 273
Birmanie : 137-138, 140-144, 146-148, Caputo, Philippe : 288 n.
162-163 Cardini, Franco : 22
Bismarck, Otto von : 198 n. Caron, Pierre : 91-92
Blakey, George T. : 70 n. Certeau, Michel de : 243 n.
Bland, Alfred E. : 104 Chaline, Olivier : 43 n., 246, 247 n.
Bloch, Camille : 94, 95 n. Champagne : 106, 265
Bloch, Étienne : 91 n., 116 n., 150 n., Charbonnier, Georges : 26 n.
151 n., 157 n. Charlie (compagnie) : 258, 272, 281,
Bloch, Marc : 24, 72, 90-93, 102-103, 285, 306
105-106, 108, 112-117, 119-123, 150- Chartier, Roger : 57, 58, 243
158, 231, 288 Chemin des Dames : 100, 106, 120
Blomac, Nicole de : 266 n. Cherbourg : 151
Bochimans : 149 Cheroux, Clément : 282 n.
Boers : 255 Chevallier, Gabriel : 247, 248 n.
Bonny, Yves : 44 n., 62 n. Chewong : 30 n., 31-33, 38
Bonte, Pierre : 159 n., 162 n. Chiantaretto, Jean-François : 11 n., 48 n.,
Bornéo : 74 n. 114 n.
Bosnie : 28, 220 n., 305, 312, 315 Chin : 140
Botchkareva, Maria : 234 n. Clastres, Pierre : 14, 34, 171, 179 n., 304
Bourdelais, Patrice : 27 n. Clausewitz, Carl von : 187, 189

322
inde x

Claverie, Élizabeth : 7, 180 n., 220 n., Douglas, Mary : 288, 292, 296 n.
272 n. Douvres : 151
Coignet, Jean-Roch : 276 Dower, John : 296 n., 299 n., 300 n., 311
Colombie : 213-215, 296 n. Dozon, Jean-Pierre : 7, 166 n., 212 n.,
Colovic, Ivan : 220 n. 226 n.
Con Thien : 276 n. Duménil, Anne : 275 n.
Cooper, Fenimore : 116 Dumoulin, Olivier : 105 n.
Copans, Jean : 226 n. Dunkerque : 151
Coppola, Francis Ford : 9 n., 268 n. Dunning, Eric : 15 n., 21 n., 22 n., 54 n.,
Corbin, Alain : 199 n., 203, 240 n. 60 n., 300 n.
Corée : 178 n., 244, 280, 293, 295 Durkheim, André : 78-79
Corlieu-Jouve (pour Corlieu, Robert et Durkheim, Émile : 70, 72-73, 78 n., 79-
Jouve, E.) : 270 n. 82, 89 n., 158, 159 n.
Corvez, Benoît : 261 n. Duroselle, Jean-Baptiste : 92 n., 95 n.,
Cosson, Olivier : 246 n. 96-97
Courtine, Jean-Jacques : 199 n., 203 n.,
240 n. Égypte : 127, 131
Craonne : 100 Eichmann, Adolf : 61
Creveld, Martin Van : 234 n. Einstein, Albert : 92 n.
Crocq, Louis : 90 n., 197 n., 275 n. El-Alamein : 130, 250
Crimée : 191, 272, 292 Elias, Norbert : 15, 21, 22 n., 40, 44-67,
Crouzet, Denis : 215 n., 236 71 n., 112 n., 174 n., 300 n.
Crow : 186 Ellison, Robert : 276 n.
Cru, Jean-Norton : 191 n. Éparges : 74-75
Cyrénaïque : 130-131 Érythrée : 127
Erzberger, Matthias : 49
Dakhlia, Jocelyne : 227 n. Espagne : 38 n., 67, 273
Da Nang : 279 Estienne, Jean-Baptiste (général) : 269
Dani : 182 n. Éthiopie : 50, 127-129, 132
Davie, Maurice R. : 34, 170-171, 173‑175, Evans-Pritchard, Edward : 123-136, 139,
177-178, 231, 232 n. 159-162
Davy, Georges : 113 n.
Dayak : 74 n. Faas, Horst : 274 n., 276 n., 278 n., 280 n.,
Decker, Marie-Laure de : 28 282 n.
Defrasne, Jean : 58 n. Farge, Arlette : 57 n.
Degler, Carl N. : 310 n. Fassin, Didier : 26, 27 n., 282 n.
Degrelle, Léon : 301, 302 n., 309 Faure, Élie : 21
Delaporte, Sophie : 7, 243 n. Favret-Saada, Jeanne : 164 n.
Delpech, Thérèse : 14 n. Febvre, Lucien : 80
Demiaux, Victor : 254 n. Feldman, Allan : 25, 212 n.
Descola, Philippe : 17 n., 229, 230 n. Finck, Carole : 105 n.
Diên Biên Phu : 206, 247, 253, 254, 290, Fipa : 30 n.
295 Firth, Raymond : 137, 143-144
Diernstein : 197 n. Förster, Stig : 310 n.
Dirlewanger (brigade) : 41 n., 249 n., 250, Fortes, Meyer : 126
258 n., 301 Fournier, Alain- : 252 n.
Dniepr : 301 Fournier, Marcel : 82 n., 83 n., 242 n.,
Douay, Benoît : 267 n., 270 n. 270 n.

323
combattre

Frei, Christian : 27 n. Halpern, Joel M. : 220 n.


Frémeaux, Jacques : 190 n. Halsey, William (amiral) : 289, 295
Freud, Sigmund : 37, 124, 232 n. Hanson, Victor Davis : 43 n., 135 n., 205,
Friang, Brigitte : 303, 304 n. 207
Fricourt : 109 Hardy, Georges : 96 n.
Fried, Morton : 31 n., 36 n., 188 n., Harris, Marvin : 31 n., 36 n., 188 n.,
210 n. 210n.
Fussell, Paul : 11 n., 41, 42 n., 242, 257 n., Hatzfeld, Jean : 10 n., 219
271 n., 288, 289 n., 299 n. Heerma Van Voss, Arend-Jan : 45 n.
Heimburger, Franziska : 25 n., 82 n.
Gagneur, Maurice : 270 n. Héritier, Françoise : 35, 220, 221 n., 228,
Gambala : 130 229 n., 232, 234, 235 n., 236 n., 239 n.,
Gamin : 264 277 n., 294 n., 303 n., 312 n.
Garrigou, Alain : 44 n., 53 n., 58 n., Hertz, Alice : 72 n., 73 n., 74 n., 75 n., 76
62 n. Hertz, Robert : 72-78, 80
Gedouin, Hélène : 274 n. Hillgruber, Andreas : 23 n.
Geertz, Clifford : 135, 136 n., 159-161, Himmler, Heinrich : 249, 301
169, 210, 223, 224 n. Hinton, Alexander L. : 210 n., 219 n.,
Geffray, Christian : 224, 226 n., 229 n. 233 n., 237, 294 n.
Gerlach, Christian : 40, 41 n. Hitler, Adolf : 139, 302 n., 305 n.
Gila : 128, 133 n., 135 n., 136 n., 160 Hobsbawm, Eric : 12
Ginzburg, Carlo : 230 Hoffmann, Stanley : 152 n.
Girard, René : 40 Holmes, Richard : 16 n., 43 n., 208 n.
Gnoli, Gherardo : 243 n., 252 n. Holt, Richard : 284 n.
Godefroid (gendarme) : 264 Homans, George K. : 21 n.
Godelier, Maurice : 239 n., 293 n. Honnorat, André : 94
Goldstein, Joshua S. : 234 n. Horne, John : 66 n., 312 n.
Golfe (guerre du) : 43 n., 187 n., 234, Howell, Signe : 30 n., 31, 32 n., 33 n.,
254, 256, 289 34 n., 38 n.
Goody, Jack : 57 n., 71 n., 223 Hpalang : 138-141, 143-144, 146, 163
Gorer, Geoffrey : 70 Htawgaw : 147
Goudineau, Yves : 121 n. Hubert, Henri : 83
Goury de Champgrand, Charles-Jean : Huet, Henri : 274 n., 278 n., 280
300 n. Hugh-Jones, Stephen : 138 n., 149 n.
Gravelotte : 15 Hukawung : 147
Gregor, Thomas : 35 n. Huynh Thanh My  : 281
Guadalcanal : 297
Guilaine, Jean : 13, 170 n., 181, 237, Indochine : 37, 294, 304
257, 275 n. Indonésie : 223
Gurkha : 144, 148 Ingrao, Christian : 7, 41 n., 249, 258 n.,
Gustav (ligne) : 312 301 n., 305 n., 308
Inkerman : 193 n.
Haas, Jonathan : 30 n., 34 n., 179 n. Irak : 10 n., 70 n., 137, 212 n., 234, 247-
Habyarimana, Juvénal : 217 249, 256-258, 270, 289, 292-293,
Haddad, Galit : 7, 93 n. 307, 315
Haggis, Paul : 10 n. Iran : 28, 247-248, 315
Halbwachs, Maurice : 164 Irrawaddy : 140
Halifax, Edward F. L. W., lord : 102 Isaac, Jules : 92 n., 93, 102 n.,

324
inde x

Islettes (Les) : 75 Lebigot, François : 281 n.


Izard, Michel : 159 n., 162 n. Leblanc, Steven A. : 180 n.
Lecron, Mary : 211 n.
Jaar, Alfredo : 28 Le Pape, Marc : 219 n.
Jamin, Jean : 159 n. Levi, Giovanni : 193 n.
Jinghpaw : 146 Lévi-Strauss, Claude : 26, 158, 241,
Jivaros : 229 n. 317
Joslin, David M. : 103 n., 107 n. Lienhardt, Godfrey : 132, 136
Joukov, Georgi Konstantinovitch : 271 Liban : 28
Jouve, E. : 270 n. Libye : 127, 250
Jozefow : 305 Lilly, Robert J. : 313 n.
Jünger, Ernst : 63-64, Linton, Ralph : 89 n.
Lipik : 271
Kachin : 137-149, 162-163 Littell, Jonathan : 10 n.
Kalachnikov, Mikhaïl : 257 London, Jack : 243-245
Kamaing : 147 Lorraine : 74
Kaplan, Alice : 131 n. Lowie, Robert H. : 69, 186
Karady, Victor : 158, 159 n. Lublin : 250 n.
Karen : 140 Lucas, James : 40 n.
Kaspi, André : 102 n. Ludendorff, Erich : 206 n.
Katu : 212 n. Lüdtke, Alf : 25 n., 258 n.
Keegan, John : 42-43, 187-190, 205, 208 Lvov : 23
Keelay, Lawrence : 35, 176 n., 180-184 Lynch, Jessica : 234 n.
Kelly, Raymond C. : 35 n. Lynn, John : 35 n., 44 n.
Kerbala : 248
Khe Sanh : 276 n. Macdonald, Étienne (général) : 202 n.,
Khorramshar : 248 280 n.
Kigali : 217-218 McDowell, Irwin (général) : 282 n.
Kiowa : 298 Magenta : 193 n., 195
Kitchener, Horatio, H. (général) : 106 Maitron, Jean : 103 n.
Korte, Hermann : 45 n., 48 n. Malaisie : 30 n., 31, 38, 137
Kosovo : 13, 215 Malinowsli, Bronislaw K. : 70, 124, 137,
Kramer, Alan : 66 n., 312 n. 146
Kramer, Fritz : 25 n., 258 n. Malraux, André : 289
Krojanty : 266 Mandchourie : 243, 246-247
Kubrick, Stanley : 9 n. Mannheim, Karl : 50
Kurdes : 137 Mansbridge, Albert : 103 n.
Maoris : 76, 137
Laos : 212 n. Marett, Robert R. : 124
Lacroix, Bernard : 44 n., 53 n., 58 n., 62 n. Margalit, Avishai : 11 n.
Laidlaw, James : 138 n., 149 n. Margolin, Jean-Louis : 150 n., 296 n.
Langenhove, Fernand Van : 119 Mariot, Nicolas : 73 n.
Langer, William : 93 Marne : 105
Latour, Francis : 265 n. Maroc : 210
Lavisse, Ernest : 70 Marshall, Samuel L.A. (colonel) : 255
Lawrence, Thomas E. (pseudo : d’Arabie) : Martin, Jean-Clément : 227
123, 251 n. Marzano, Michela : 239 n.
Leach, Edmund : 123, 136-150, 162-163 Massaï : 89

325
combattre

Mattner, Walter : 308 Nouvelle-Guinée : 124, 182 n., 183, 297


Mauss, Marcel : 17, 19, 72-74, 77-90, Nuer : 125-126, 128, 161
113, 158-159, 240-242 Nung : 147
Mazower, Mark : 12 n., 208 n.
McCauley, Clark : 179 n. Oaxaca : 30 n.
Mead, Margaret : 30 n., 31 n., 36, 70, O’Brien, Tim : 298, 299 n.
165, 166 n., 188, 210 Odier Wa Cang (pseud. Evans-Pritchard) :
Medjugorge : 220 n. 133
Mékong : 37, 274 n., 281 Okinawa : 206, 286, 296 n., 297 n.
Mendes, Sam : 10 n. Olujic, Maria B. : 220 n.
Mennell, Stephen : 53 n., 58 n. Orang Asli : 31
Mentana : 193 n. Overing, Joanna : 33 n.
Mer Rouge : 127
Messmer, Pierre : 250 Pacifique : 150, 215, 285, 289, 293, 296,
Metz : 15, 192, 252 n., 266 n. 298-300, 303, 311
Meuse : 105, 252 n. Padang : 161
Mexique : 30 n. Page, Tim : 274 n., 276 n., 278 n., 280 n.,
Miller, Lee : 311 282 n.
Miskitu : 277 n. Pakrat : 272
Moghilew : 308 Pandolfi, Mariella : 215
Mondovi : 264 Panoff, Michel : 239 n., 293 n.
Monestier, Martin : 264 n. Papous : 15
Montagne blanche : 43 n., 246, 247 n. Pasteur, Paul : 312 n.
Montebello : 276 Pécaut, Daniel : 213 n.
Morse, Ralph : 297 Pedroncini, Guy : 92 n.
Moscou : 271 Peleliu : 286, 296 n., 297
Mosse, George : 38 n., 45, 67, 150 n. Péronne : 46, 256
Moukden : 206 Philippines : 30 n., 295
Mozambique : 224, 226 n. Piaroa : 30 n., 33
Munich : 54, 137 Picardie : 82, 151, 267 n.
Murphy, Robert : 31 n., 36 n., 188 n., Pirenne, Henri : 71 n.
210 n. Pocala : 129, 134
Myikyina : 147 Pollak, Michael : 14
My Laï : 258, 272, 285, 306, 313 Pologne : 23 n., 49, 267, 305
Pomian, Krzysztof : 261 n.
Nagler, Jörg : 310 n. Poplin, François : 266 n., 269 n.
Nahoum-Grappe, Véronique : 7, 39 n.,220, Popov, Nebojsa : 220 n.
221 n., 235, 236 n., 294 n., 312 n. Pouillon, Jean : 144
Nam Tamaï : 147 Prague : 246
Natchwey, James : 27-28 Preclin, Edmond : 96 n.
Neveu, Erik : 44 n., 62 n. Prochasson, Christophe : 7, 67 n., 72 n.
Nicaragua : 277 n. Prost, Antoine : 167 n.
Nielson, Jonathan M. : 71 n. Prusse : 64, 107, 192, 199 n., 200, 292 n.,
Nivelle, Georges Robert (général) : 94 310, 312
Nora, Pierre : 164 Putao : 147
Nordstrom, Carolyn : 25 n., 209 n., 211 n., Pygmée : 149
220 n.
Normandie : 206 Queiroz, Jean-Manuel de : 44 n., 62 n.

326
inde x

Radcliffe-Brown, Alfred R. : 124 Savannah : 310


Rangoon : 139-141 Saverne : 151
Rathenau, Walther : 49 Schnapp, Alain : 243 n., 252 n.
Raulff, Ulrich : 105 n., 158 n. Schoendoerffer, Pierre : 278 n., 282 n.
Ravensbrück : 86 n., 303 Schottländer, Bernhard : 49 n.
Raynal, Sylvain (commandant) : 262 Sébastopol : 191
Rechtman, Richard : 282 n. Seligman, Charles Gabriel : 124-125
Register, Katherine E. : 180 n. Selye, Hans : 275
Reims : 100 Semai : 30 n., 31-32
Remarque, Erich Maria : 264 Sémelin, Jacques : 14, 15 n., 24, 25 n.,
Rémond, René : 14 n. 293
Renouvin, Pierre : 90, 92 n., 93-102 Senousis : 130, 132
Revel, Jacques : 193 n., 243 n. Serbie : 13
Ribout, Marc : 28 Serres, Michel : 276
Riches, David : 179 n. Shan : 140-142, 144, 147
Richthofen, Manfred von : 261, 268 n. Sheridan, Philip H. (général) : 310
Riley, Alexander : 72 n., 73 n. Sherman, William T. (général) : 310
Ritter, Gerhard : 71 n., 92 n. Shilluk : 126, 128
Robben, Antonius C. G. M. : 25 n., Sim, Kevin : 258, 272 n., 285 n., 306 n.
209 n., 211 n., 213 n., 220 n. Sima : 147
Rohde, David : 212 n. Simeant, Johanna : 219 n.
Rollin, Olivier : 37 Simiand, François : 85
Rommel, Erwin (général) : 223 Sinlum : 139, 146
Roon, Albrecht von : 198 n. Sironi, Françoise : 292, 293 n.
Roosevelt, Franklin Delano : 299 Sledge, Eugene B. : 285, 286 n., 296 n.,
Rotman, David : 51 n., 56 n. 297
Roussin, Philippe : 41 n. Smith, Leonard V. : 12 n.
Rousso, Henry : 7, 11 n., 39 n., 157 n., Sofsky, Wolfgang : 25, 258
165 n., 259 n., 305 n., 308 n. Solferino : 193 n.
Roynette, Odile : 15 n., 271 n., 284 n. Somalie : 127
Rubinstein, Robert A. : 211 n. Somme : 42 n., 43, 46, 81, 105, 108-109,
Russie : 40 n., 41 n., 46, 92 n., 93, 120, 189, 206, 265
182, 206, 234 n., 244-246, 249, 253, Sorabji, Cornélia : 220 n.
308 Soudan : 124, 126-128, 132, 136
Ruzyne : 247 Spengler, Christine : 28
Rwanda : 10 n., 28, 170, 216-219, 294 n. Spielberg, Steven : 9 n.
Sponsel, Leslie E. : 35 n.
Sadon : 147 Srebrenica : 252, 305
Saint-Just, Louis : 112 Stalingrad : 206
Sajer, Guy : 284 n., 290 Stern, Fritz : 92
Sakrewka : 301 Stettin : 309
Salamine : 207 Stevenson, Henry N. C. : 137-138, 141,
Salomon (îles) : 137 146
Salomon, Ernst von : 62 Stolk, A. [Bram] Van : 45 n.
Salvador : 28 Stone, Dana : 9 n., 276 n.
Salvadori, Philippe : 300 n. Sumprabum : 147
Sarajevo : 220, 274 n. Suremain, Charles-Édouard de : 212 n.
Saunders, Nicholas J. : 247, 248 n., 251 n. Swaan, Abram de : 62 n.

327
combattre

Swofford, Anthony : 256 Vigarello, Georges : 57 n., 199 n., 203 n.,
Syrie : 130 240 n., 275 n., 284 n., 312 n.
Villers-Cotterêts : 106
Tambiah, Stanley J. : 140, 162, 164 Vilnius : 252
Taïwan : 137 Vosges : 151
Ta Oï : 212 n.
Tavernier, Bertrand : 9 n. Wachtel, Nathan : 227 n., 243 n.
Tawney, Richard : 90, 92 n., 93, 102-112, Wagram : 196 n., 202 n., 280 n.
116-119 Waterloo : 42 n., 43, 189
Taylor, Christophe : 216-217, 219 n. Webb, Beatrice : 212
Tchad : 28, 303 Webb, Sidney : 212
Tchétchénie : 13, 315 Wieviorka, Annette : 10 n.
Terkel, Studs : 165 n. Wieviorka, Michel : 215
Terray, Emmanuel : 17 n. Wiju : 245 n.
Terrill, Ross : 103 n. Willis, Roy : 30 n., 32 n., 33 n., 34 n.,
Testart, Alain : 173 n., 233, 303 n. 38 n.
Têt (offensive du) : 207 Wilson, Keith M. : 70 n.
Tillion, Germaine : 86 n. Winter, Jay : 103 n., 107 n., 108 n., 109,
Tilly, Charles : 231 n. 274 n.
Tobrouk : 223 Woëvre : 74
Tokugawa : 188 n. Woodward, Llewelleyn : 93
Tombs, Robert : 128 n. Wright, Quincy : 174 n.
Tora Bora : 271
Trevisan, Carine : 11 n., 48 n., 114 n. Xanthiakou, Marguerita : 239 n.
Tripoli : 130
Turney-High, Harry H. : 34, 174-178 Yalou : 243
Tutsis : 216, 218 n. Yami : 137
Yanomami : 179-180
Uribe, María Victoria : 213-214, 296 n. Yashka (pseud. Botchkareva Maria) :
234 n.
Valensi, Lucette : 227 n. Yougoslavie : 10 n., 170, 208, 219-221,
Varsovie : 258 235, 236 n., 272 n., 293, 294 n., 312 n.
Vaux : 262 Ypres : 81
Veray, Laurent : 273 n. Yunnan : 141
Verdun : 74, 99-100, 206, 262
Vernant, Jean-Pierre : 243 n., 252 n. Zammit, Jean : 13 n., 170 n., 181, 237,
Versailles : 49 257 n., 274 n.
Versonnex, Henri de : 267 n. Zapotec : 30 n.
Vialles, Noélie : 29 Zawadzki, Paul : 25 n.
Vidal, Claudine : 219 n.
Vietnam : 9, 27-28, 35, 41, 70 n., 178 n.,
210, 212 n., 249, 273-276, 278 n.,
279-282, 285, 287 n., 288, 293, 295,
298, 306, 312

328
Table

Remerciements.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Introduction.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

Chapitre Premier - Le combat comme objet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21


« Êtes-vous seulement un chercheur ? ».. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
Élision, refoulement ou déni ? Le cas Norbert Elias.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40

Chapitre II - Expériences de combat et .


sciences sociales au xxe siècle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
Robert Hertz, Marcel Mauss.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
Trois historiens : Pierre Renouvin, Richard Tawney, Marc Bloch. 90
1939-1945 : Edward Evans-Pritchard, Edmund Leach,
et à nouveau Marc Bloch. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123

Chapitre III - La « leçon anthropologique » .


est-elle possible ? Lectures historiennes.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169
Que faire de la « guerre primitive » ?.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170
Retour aux historiens ?.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187
Guerre et anthropologie du contemporain.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 208
Difficultés d’une interlocution. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227

329
combattre

Chapitre IV – Combat et physicalité : .


Accéder aux corps ?.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239
L’entour des corps : les champs de bataille.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243
Prolongement des corps : les objets. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 252
Corps combattant, corps animal.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 262
Dans l’œil mécanique, les techniques du corps ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 272
Système ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283
Le corps des civils. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 304

Conclusion.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 317

Index.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321

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R éalisation : cursives À paris
impression : normandie roto S. A . S. à Lonrai
dépô t légal : mars 2 0 0 8 ; n ° 9 7 5 0 8 ( 0 8 0 0 0 0 )
imprimé en france
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@ @ tc chapitre à changer @ @

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