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Vendredi 27 février 2009

Littératures : Keith Gessen, Philippe Vasset, Benjamin Percy... p. 3, 4 et 5


Essais : l’ivresse au volant selon Joseph Gusfield p. 6
Rencontre : l’univers désespéré et tendre de Pascal Garnier p. 8

Simone
Weil
philosophe
avant tout
O
n l’aura voulue ment, rédigé peu de temps avant 1943 dans un hôpital londonien
mystique, sainte sa mort). sous le coup des privations qu’el-
laïque ou sainte D’elle on ne retient souvent le s’était imposées par esprit de
tout court, toquée, que le séjour de la normalienne solidarité avec les restrictions
anorexique… On agrégée d’origine bourgeoise à dont la population française était
aura brocardé, de l’usine, l’engagement aux côtés victime.
son vivant même, sa mise déjan- des républicains espagnols, la La publication, à l’été 2008, du
tée, son éternelle pèlerine, ses conversion inachevée au catholi- quatrième tome de ses œuvres
énormes lunettes, sa laideur étu- cisme, parallèle au rejet opiniâtre complètes sous le titre d’Ecrits de
diée, ses cheveux de cocker, sa du judaïsme. Mais les exercices Marseille est l’occasion de
maladresse proverbiale ou son d’admiration ou de détestation découvrir le penseur qu’elle a
ton péremptoire. qu’elle suscite manquent sou- été d’abord. Ces textes concer-
Aucun des stigmates habituels vent l’essentiel : le fait que Simo- nent la période au cours de
par lesquels on cherche à ridiculi- ne Weil, qui aurait eu 100 ans le laquelle, de 1940 à l’exil à
ser une femme qui pense n’aura 3 février, a été d’abord une philo- New York puis en Angleter-
été épargné à Simone Weil, elle sophe avide de cohérence, dans re en 1942, elle réside avec
qui pourtant ne se voulait pas sa vie comme dans ses écrits. ses parents dans le sud
« féministe » ; elle dont l’œuvre L’un des plus importants philoso- de la France, dans l’at-
restera pour l’essentiel pos- phes français du XXe siècle sans tente d’un départ dont
thume, recomposée en aphoris- doute, si son existence n’avait pas elle espère qu’il lui per-
mes par ses amis catholiques, été fauchée à 34 ans, au sein de la mettra de rejoindre
comme Gustave Thibon (La France libre qu’elle avait ralliée, enfin le combat
Pesanteur et la Grâce) ou restituée comme son ami l’épistémologue contre l’Axe.
par l’intérêt que lui vouera Albert et résistant Jean Cavaillès. Tuber- Nicolas Weill
Camus (qui publie L’Enracine- culeuse, elle s’éteint le 24 août Lire la suite page 2

Rue des Archives/Tal

Dans les pas de Babur, au pays des talibans


oël 2001. Rory Stewart Traversant des zones meurtries technologieétrangère était la kalach- Nombre de ses hôtes sont d’an- téger contre les loups ou les mau- L’Occident, constate-t-il, ne

N vient de traverser à pied


l’Iran, le Pakistan, l’Inde et
leNépal. Ilapprendlachutedurégi-
par vingt-quatre années de
guerre, le voyageur note scrupu-
leusement ses observations, qu’il
nikov, et la seule marque mondiale,
l’islam », raconte le voyageur. Cet-
tesociétéest« unimprévisibleamal-
ciens chefs de guerre, comme
Seyyed Umar, à qui il demande :
« Pourquoi étiez-vous devenu
vaises rencontres, Babur attire les
jets de pierre et complique la vie
de son maître, qui doit souvent le
s’était guère préoccupé du massa-
cre des Hazaras par les talibans :
« Ce qui l’émouvait, c’était la des-
me des talibans et décide alors de confronte à celles de Babur. Son game d’étiquette, d’humour et d’ex- moudjahid ? traîner dans la neige ou sur des truction des Bouddhas de Bamiyan
poursuivresonpéripleenAfghanis- récit de voyage avance pas à pas, à trême brutalité ». La manière dont – Parce que le gouvernement rus- ou le sort du lion du zoo de
tan. Ce diplomate britannique de la cadence d’un marcheur. Mille unhommeentredansunepiècesuf- se a empêché mes femmes de porter le En Afghanistan Kaboul. » D’une manière généra-
28 ans, qui s’est mis en congé, va détails en font un témoignage fit à définir son statut. Le moindre voile et a confisqué mes ânes. (The Places in Between) le, « les administrations coloniales
parcourir le pays d’ouest en est, de exceptionnel. Un soir, ses intes- objet compte. « Abdul Haq laissa – Et pourquoi vous êtes-vous bat- de Rory Stewart étaient peut-être racistes et profiteu-
HératàKaboul,àtravers lesmonta- tins le trahissent : « Après le repas, son transistor allumé toute la nuit. tu contre les talibans ? ses, mais au moins elles tra-
gnes : l’itinéraire suivi, au cours de je suis allé jusqu’à une rigole pour Comme il n’y avait pas de réception, – Parce qu’ils ont forcé mes fem- Traduit de l’anglais par Esther Ménévis vaillaient sérieusement à compren-
l’hiver 1506, par Babur, le premier satisfaire un besoin pressant, et la tout ce qu’il obtenait, c’était un fort mes à porter la burqa à la place du Albin Michel, 328 p., 22 ¤. dre les peuples qu’elles gouver-
empereur moghol de l’Inde. Lui moitié du village m’a suivi pour me sifflement de parasites, mais cela voile et qu’ils m’ont volé mes ânes. » naient ». Rien de tel aujourd’hui :
aussitenaitun journal,maisilvoya- regarder déféquer. » montrait à tout le monde qu’il était En vérité, Seyyed Umar n’avait ruisseaux gelés. L’animal, épuisé, « La négation implicite des différen-
geait avec une escorte, et à cheval. RoryStewart n’a pasd’idées pré- propriétaire d’une radio. » pas combattu les talibans, il était finira par déclarer forfait. ces culturelles est la nouvelle mar-
Né à Hongkong, ayant grandi conçues. Il regarde, simplement, l’un de leurs représentants. Ce pays Pourquoi prendre tant de ris- que de fabrique de l’intervention
en Malaisie, Rory Stewart a étudié tend l’oreille, essaie de compren- Plus vagabond que mystique accumuleles mensonges,mais c’est ques et s’obstiner à faire à internationale. »
l’histoire de la région, l’islam, l’ara- dre ce pays complexe, à travers ses Qu’en est-il de l’hospitalité et de peut-être son seul moyen d’échap- pied chaque mètre de ce parcours En 2003, Rory Stewart a repris
be et le persan. Muni d’un sac à peuples multiples et ses paysages. la générosité, recommandées par per aux fantômes du passé… qui se terminera à Kaboul… dans du service, devenant gouverneur
dos, vêtu comme un Afghan, avec Il va rencontrer successivement le Coran ? Parfois, le mosafer Un jour, Rory Stewart tombe la maison qu’occupait Oussama adjoint de Maysan et de Dhi Qar,
une longue tunique et un pantalon des Tadjiks, des Aïmâqs, des Haza- (« voyageur ») doitvraiment insis- sur un chien aux oreilles coupées, Ben Laden ? Rory Stewart ne le deux provinces du sud de l’Irak.
flottant, il n’a pas de téléphone. ras, des Wardaks… en usant d’un ter, supplier, pour qu’une porte haut comme un petit poney, dont sait pas lui-même. Il devait mar- Mais l’Afghanistan l’attirait irré-
Pas de carte détaillée non plus, qui dialecte local issu du persan. Ses s’ouvre dans la nuit glacée. Mais, personne ne veut, et décide de cher et écrire. « J’étais plus un sistiblement. Il s’est installé à
pourrait le faire prendre pour un interlocuteurs sont pour la plupart après coup,il comprend lesréticen- l’adopter. Il lui donne le nom de vagabond qu’un mystique, mais Kaboul, où la Fondation Turquoi-
espion. Sa seule arme est un bâton. analphabètes. Ils vivent sans élec- ces de ces gens démunis, qui ont l’empereur moghol puisqu’il a le pendant que j’écrivais, je me sentais se Mountain qu’il dirige cherche à
On lui impose au départ deux tricité et ne savent à peu près rien des raisons de craindre l’étranger dos rayé et que babur signifie en paix. » Il dessinait aussi, et faire revivre le centre historique.
accompagnateurs, mais il réussira du monde extérieur. « Dans beau- et lui ont finalement toujours four- « tigre ». Ils vont marcher cinq c’était une autre manière d’entrer Le voyage continue… a
assez vite à s’en débarrasser. coup de maisons, le seul exemple de ni un refuge et du pain. semaines ensemble. Loin de le pro- en contact avec les Afghans. Robert Solé

CAHIER DU « MONDE » DATÉ VENDREDI 27 FÉVRIER 2009, NO 19935. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT
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Vendredi 27 février 2009

La cohérence radicale de Simone Weil


Même à l’état d’ébauche, son œuvre articule brillamment foi et savoir
Suite de la première page cienne mais aussi orientale, du trice Sylvie Courtine-Denamy, à té et de la continuité dans l’univers. privilégié de notre relation à Dieu,
christianisme(letaoïsme,laBhaga- Robert Chenavier, qui dirige les Or l’une et l’autre sont menacées Œuvres complètes, tome IV l’expression adaptée de notre vie
A première vue, rien de moins vad-Gîtâ et les Upanishad). Dans le Cahiers Simone-Weil, et aux par l’évolution scientifique ainsi Ecrits de Marseille (1940-1942) religieuse.Lasaintetépourunchré-
philosophique que cette séquence même temps, elle s’intéresse de auteurs rassemblés dans le très que par le machinisme et la techni- de Simone Weil tien est le minimum qu’on puisse
marquée avant tout par une aspira- près à l’histoire des sciences qui lui éclairantcollectifdirigé par Floren- que, dont Simone Weil a, très attendre, ira-t-elle jusqu’à affir-
tiondéçueà l’actionetparl’élabora- sontimmédiatementcontemporai- ce de Lussy, de reconstituer – pour- concrètement, bien avant les prê- Edition publiée sous la direction de mer. Nul masochisme donc, mais
tiond’unsuicidaire projet d’« infir- nes (la physique de Max Planck). quoi pas ? – en système. tres-ouvriers ou les maoïstes « éta- Florence de Lussy, Gallimard, 608 p., 35 ¤. unedémarchedontlalogique trans-
mière de première ligne », qu’elle Textes originaux et littérature blis », éprouvé dans sa chair la vio- paraît dans ses écrits ; l’édification
s’obstinera en vain à faire adopter Le travail, référence ultime secondaire aboutissent en effet à lence, à l’usine en 1934 et 1935. Simone Weil d’une constellation dont les élé-
parLondres etquipréfigure l’enga- De cette exceptionnelle florai- mettre au centre de cette pensée la Pourtant, paradoxalement, le La quête de racines célestes ments se répondent, puisant
gement humanitaire. L’heure sem- son entre fuite et émigration, trois notion de travail. Celle-ci joue le travail – celui du manœuvre préci- de Sylvie Courtine-Denamy autant à la mystique rhénane d’un
ble vouée à l’approfondissement des ouvrages suscités par la pers- rôle de référence ultime que rem- se-t-elle – incarne également Cerf, « La nuit surveillée », 154 p., 18 ¤.
Maître Eckhart qu’à Homère. Dans
d’une quête religieuse commencée pective du centenaire se font l’écho plit par exemple « le monde de la l’obéissance consentie à la nécessi- son Iliade ou le poème de la force
depuis les années 1930, qui la ou le commentaire. Chacun a le vie » dans la philosophie tardive té et la douleur. Il est donc l’indice Simone Weil. L’attention au réel (1940-1941),Simone Weillouel’aè-
conduit « au seuil de l’Eglise » – un mérite de scruter ce qui pourrait d’Husserl. Elle comme lui s’inquiè- le plus certain de notre participa- de Robert Chenavier de qui chante la guerre sans pren-
seuil qu’elle ne franchira pas, de constituer l’unité d’une production tent du cours des sciences moder- tion à la création. Non que cette dre parti. La beauté de l’horreur
son fait et à cause de la réticence de intellectuelle si disparate à premiè- nes, qui s’affranchissent de plus incessante révoltée ait prêché la Michalon, « Le bien commun », 126 p. , 10 ¤. devient objet d’amour dans le poè-
sesinterlocuteurschrétiens,décon- re vue. Une production que les des limites de la perception. moindre résignation à une condi- me en laissant entrevoir, derrière la
certés par cette catéchumène hors nécessités de l’heure et la reléga- Le travail représente pour Simo- tionvouéeau malheurquitransfor- Simone Weil nécessité brutale, l’idée d’un ordre.
normes. C’est à ce moment qu’elle tion imposée par les lois raciales à ne Weil l’expérience humaine for- me, selon elle, la personnalité en Sagesse et grâce violente La marche asymptotique de
fait également la rude expérience celle qui rejette, jusqu’à la fin et de matrice de notre rapport au réel. chose. Mais parce que le malheur, sous la direction de Florence de Lussy
Simone Weil vers le catholicisme
de la ferme et des vendanges à toutes ses forces, un judaïsme dont C’est en ce sens, et en ce sens seule- qui cloue l’être comme le papillon Bayard, 318 p., 25,50 ¤.
nes’accompagne d’aucun renonce-
Saint-Julien-de-Peyrolas (elle se elle est familialement issue, laisse- ment, que l’on peut la considérer sur la planche de l’entomologiste, ment à la raison. Dans cet agence-
récite le Notre Père en grec pour se ront irrémédiablement à l’état comme une « matérialiste ». Chez constitue la modalité de la rencon- france et l’esclavage. Il doit se sou- ment de la foi et du savoir à l’ère
donner du courage). En outre, d’ébauches. On n’en sent pas elle comme chez Marx, qu’elle a lu tre avec un ici-bas dont elle pense mettreàla« décréation »ets’absen- moderne – question à laquelle elle
encouragée par sa fréquentation moins apparaître un fil conducteur très tôt, la matière ne renvoie pas à que Dieu s’est retiré pour le créer. ter le plus possible du monde. Ce aura tenté de répondre –, réside
du poète René Daumal, elle se pas- de plus en plus insistant dans cette undonné inerte,mais estd’abord le Pourêtreàlamesuredecetteabsen- que les mystiques désignent com- l’un desintérêts principaux decette
sionne pour ce qu’elle juge être les pensée qu’il devient presque possi- résultat de l’élaboration humaine. ce que la Croix symbolise, l’homme me la kénosis (« vide » en grec), œuvre. Ce qui ne meurt. a
sources non chrétiennes, platoni- ble, grâce à la philosophe et traduc- C’estletravail quiintroduitdel’uni- doit en passer, lui aussi, par la souf- devient chez Simone Weil le mode Nicolas Weill

Un défi pour ses biographes L’encombrant statut


C
omment parler de Simone
Weil ?, s’est demandé un
jour Emmanuel Levinas, lui
Le ton parfois hagiographique
adopté aussi bien par Christiane
Rancé que Laure Adler ou les poè-
de « nièce de »
reprochant, dans Difficile liberté, tes Christine Rabedon et Jean-Luc
l’extrême dureté avec laquelle elle Sigaux laisse pourtant une impres- ylvie Weil est avant tout une de son père –, est devenue profes-
s’était attaquée au judaïsme. Dans
l’attente d’une nouvelle « vie » de
SimoneWeilquis’ajouteraàlacélè-
sion d’insatisfaction, même si tous
ces ouvrages apportent des préci-
sions intéressantes sur tel ou tel
S nouvelliste (1), et son livre de
souvenirs familiaux, Chez les
Weil, est, en 38 brefs chapitres, une
seur de littérature, vit à New York
depuis de nombreuses années, et
écrit, non seulement des nouvelles,
bre biographie de son amie Simone point. En effet, ils donnent tous succession de nouvelles, où l’on mais des romans et des livres pour
Pétrement (La Vie de Simone Weil, l’impression que Simone Weil et retrouvesonregardaigusurlaréali- enfants.
Fayard, 1997), on se contentera des son œuvre ont encore besoin té, son sens du détail, son humour, « Il y a longtemps que j’avais
livraisons,fragmentairesousubjec- d’être défendus. sa férocité, qui ne conduit jamais l’idée d’écrire ce texte, explique-
tives, occasionnées par le centenai- Contre quoi ? Elle-même a su de au règlement de comptes, et sa ten- t-elle.Pas du tout pourm’attrister ou
re. L’existence de la philosophe son vivantrectifier ou regretter cer- dresse, qui ne s’abîme jamais en me plaindre. J’avais ouvert un dos-
pose, il est vrai, un redoutable défi à taines erreurs de jugement (son dévotion. sier “nièce de”. J’y prenais des notes,
ses biographes tant sa brièveté est pacifisme obstiné d’avant-guerre, Cen’estpasunebiographiefami- plutôt sur un mode comique, sur cer-
proportionnellement inverse aux par exemple). En revanche, son liale au sens où on l’entend généra- tains propos, certaines rencontres. Je
événements dont elle a été remplie. anticolonialisme farouche reste a lement.SylvieWeilne retracepas la ne suis pas philosophe, je ne suis pas
Fille de médecin, née à Paris en posteriori lucide. Sans doute l’as- courte existence de sa tante, la phi- mystique, et quand on me dit au sujet
1909 dans une famille juive et pect fragmentaire de son œuvre a losophe Simone Weil, morte l’an- de ma tante “Elle m’a sauvé du suici-
agnostique, SimoneWeil suit à pre- facilité toutes les réappropria- née de sa naissance. Pas plus qu’el- de quand j’avais 16 ans”, j’ai du mal
mière vue le cursus honorum classi- tions, dévotes, politiques et autres. le ne revient avec précision sur la à comprendre. En revanche, je com-
que de la bourgeoisie éclairée de Mais plus qu’en « sainte », c’est carrière de son père, le grand prendstrès bienqu’on soit fasciné par
son temps – normalienne, agrégée sans doute en intellectuelle enga- mathématicien André Weil (1906- son refus absolu du compromis. Moi
dephilosophie –, n’eût étéson mili- gée de son temps qu’ellenous 1998), cofondateur du fameux aussi je l’admire pour cela. Je n’ai pas
tantisme d’extrême gauche achar- parle encore le mieux. a groupe baptisé du nom d’un savant à me venger, je n’ai pas été une victi-
né et un souci exacerbé de la misè- N. W. imaginaire, Bourbaki. André Weil me, mais Simone m’a encombrée. Il
re du monde qui laissera pantoise L’Insoumise. Simone Weil, de Laure Adler alui-mêmeracontésavieavecbeau- mefallaitreconnaîtrequijesuis,com-
sa condisciple Simone de Beau- (Actes Sud, 278 p., 20 ¤) ; Simone Weil, de coup d’ironie dans Souvenirs d’ap-
voir. Elle s’expose volontairement Christiane Rancé (Seuil, 256 p., 18 ¤) ; Simo- prentissage (éd. Birkhauser, 1991). Chez les Weil
à la violence de son temps, en usine ne Weil. Mystique et rebelle, de Christine Ce récit, qui fait magnifique- André et Simone
d’abord, puis en Espagne, où elle Rabedon et Jean-Luc Sigaux (L’Entrelacs, ment revivre ce frère et cette sœur de Sylvie Weil
s’engage dans le camp républi- 256 p., 16 ¤) ; Simone Weil. Le ravissement se sentant presque jumeaux, tous
cain, avant d’entrer en résistance de la raison, textes choisis et présentés par Sté- En 1936, avec la Colonne Durruti pendant la guerre d’Espagne. deux surdoués – André Weil a eu Buchet-Chastel, 272 p., 18 ¤.
contre l’occupant allemand. phane Barsacq (Points, 94 p., 5 ¤). Rue des Archives/PVDE dès l’âge de 7 ans la passion des
mathématiques –, est aussi pour ment j’ai été définie par cela, faire
Sylvie Weil une manière de se libé- renaître ce “lieu Weil”, l’apparte-

« Une philosophie de la nécessité » rer d’un lourd héritage. Dès son


plus jeune âge, elle a ressemblé à sa
tante, physiquement, de manière
ment de la rue Auguste-Comte, dont
je possède toujours les meubles, venus
d’autres pays, au fil des exils de mes
frappante. Et quand on sait quels grands-parents et arrière-grands-
rédéric Worms est profes- Peut-on comparer son itinéraire Elle retient ce qui nous met en On ne mesure pas le degré de son enthousiasmes suscite la figure de parents.Et puisj’étaisfollementatta-

F seur à l’université Lille-III et


directeur du Centre interna-
tional d’étude de la philosophie
à celui d’Henri Bergson ?
S’il s’agit de leur commun passa-
ge, qui ne fut pas une conversion,
contact direct avec la nécessité, et
critique ce qui s’intercale entre
nous et ces expériences pures. Ain-
influence après la guerre. Il y eut
des fascinations – hagiographi-
ques ou hypercritiques ; mais elle
Simone Weil, on imagine ce qu’elle
a dû subir. « Si vous n’avez choisi ni
l’incognito dans un monde qui vous
chée à mon père. Le monde sans lui
est différent. Et son immense culture
me manque. »
française. Entretien. du judaïsme au christianisme, si, Alain l’a introduite à la nécessité permit un double maintien de est étranger et vous déplaît – en l’oc- Ce père insupportable et mer-
tout, ici aussi, les oppose et les chez Spinoza ou Platon, ou encore l’Absolu dans l’existence même, currence celui de la mode –, écrit- veilleux, qui parle de nombreuses
Pourquoi peine-t-on à prendre relie : du côté de Bergson, les paro- dans l’action etl’art, mais il reste un sous une forme critique d’abord elle, ni l’exil en Patagonie, il reste le langues, a lu toute une bibliothè-
Simone Weil pour une philoso- les de l’Evangile dépassent infini- penseur du « jugement » qu’il faut (des mythes, des propagandes), rôleintéressant, maisambigu,dereli- que, est l’un des plus beaux person-
phe ? ment les appels des prophètes à la dépasser ; de même le « personna- pensée et vécue ensuite. Dans que : le tibia de la sainte. Des gens que nages du livre. Il refuse d’encom-
Pour comprendre les idées, les pra- justice, mais elles les prolongent lisme » ou les « droits de l’hom- Europe 51, de Roberto Rossellini, vous n’avez jamais vus de votre vie se brer sa mémoire de mots inutiles,
tiques et même la vie qui ont donné aussi, dans le sens de la morale me » intercalent selon elle des enti- explicitement inspiré par Simone précipitent vers vous, rouges de plai- donc, à table, si manque le sucre,
lieu à tant de ces jugements fasci- « ouverte » ; du côté de Simone tés fictives entre l’homme et le Weil, Ingrid Bergman est condui- sir, “Mon Dieu, quelle ressemblance, par exemple, il fait « un grand geste
nésouironiques,ilfaut allerdirecte- Weil, l’amour mais aussi la Croix « sacré » ou entre l’homme et les te par le malheur à dépasser les je vous ai reconnue tout de suite !” » de la main, une sortede moulinet », à
ment à la philosophie de Simone du Christ la conduisent à un refus « obligations »,qui,selonL’Enraci- illusions d’un monde qui veut l’en- charge pour sa femme ou ses filles
Weil, et même directement en son lui-même violent d’un Ancien Tes- nement, nous sont immédiatement fermer comme folle, alors même « Le tibia de la sainte » de comprendre ce qu’il veut. Il
centre, qui est une philosophie de tament réduit au Dieu violent et éternellement imposées. que l’action qui en découle pour Le jour de son premier succès, réprouve les conversations anodi-
l’expérience de la nécessité. La phi- « des armées ». Mais on com- La science – y compris les elle lui révèle le croisement « sur- en1959,lorsque le général de Gaul- nes, « oiseuses », mais il est si fasci-
losophie a aussi pour rôle d’expri- prend aussi que, sur ce point com- mathématiques – n’est jamais seu- naturel » du malheur et de la joie. le lui remet son prix au concours nant qu’on ne peut lui en vouloir.
mer par les mots les plus « purs » me sur d’autres, ces relations et ces lement théorique, elle nous met en Car telle est la leçon paradoxale de général, il ne lui dit qu’un mot, Quant aux grands-parents, Ber-
cette expérience que font tous les ruptures sont plus subtiles et contact avec une nécessité égale Simone Weil, que les cris les plus « J’ai beaucoup aimé votre tante ». nard et Selma, Sylvie Weil les a tou-
hommes sous des formes extrêmes importantes qu’on ne croit. De pour tous, et la beauté de l’univers. secrets qui nous sont arrachés « Etce n’étaitmême pas vrai, remar- jours vus recopier ligne à ligne les
etopposéesentreelles :véritéetjus- fait, l’un et l’autre opposent finale- A fortiori la connaissance du social communiquent tous en un point. que aujourd’hui Sylvie Weil. A Lon- cahiers noirs de leur fille Simone,
tice, mais aussi force et malheur. ment deux attitudes religieuses, et doit en découvrir les mécanismes – Ilne s’agit des’en faire ni ledisci- dres,il avaitdit qu’elleétaitcomplète- « comme deux bons élèves », comme
Ainsi, la philosophie a ce rôle cen- dans chaque religion, avec comme et notamment celui de « l’oppres- ple ni le juge, mais de la compren- ment folle. » pour ne jamais la quitter. a
tral : reconnaître ces expériences et critère l’orientation vers la justice sion »,cequ’afaitMarxselonSimo- dre pour accéder à ce qui, pour cha- Bien sûr, Sylvie Weil ne s’est Josyane Savigneau
ces expressions, critiquer ce qui contre toute fermeture sur soi. ne Weil. Bien sûr pour le transfor- cun de nous, en accord ou en écart jamais contentée d’être « le tibia de (1) Son premier recueil, A New York
nousensépareetnous mutile. C’est mer, même si sa conception de la avec une telle philosophie, est un la sainte ». Elle a quitté l’apparte- il n’y a pas de tremblements de terre,
donc là une grande philosophie, à Qu’est-ce qui relève chez elle des nécessité rend cela difficile. tel point, qui est le point même en ment familial de la rue Auguste- un petit bijou d’humour juif new-yorkais,
la fois en elle-même et en ce qu’elle courants philosophiques fran- chacun de la philosophie. a Comte – cela a toutefois été un crè- paru chez Flammarion en 1984, a été réédité
conduit au-delà de la philosophie. çais de son temps ? Quel est le legs de cette pensée ? Propos recueillis par N. W. ve-cœur de le vendre après la mort chez HB éditions en 2002.
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Vendredi 27 février 2009

littératures
Portrait d’une
jeunesse perdue
Sous le regard ironique et désespéré de Keith Gessen,
les errements de trois brillants jeunes gens
tétanisés par le sentiment de l’inutilité
our reprendre une formule viks, le premier accumule les deGessen:Allthe SadYoungLitera-

P célèbre de Scott Fitzgerald


dans La Lie du bonheur
(1922), « ils [sont] jeunes et
gravement passionnés ». Et, visible-
ment, Keith Gessen n’a aucune
déconvenues sentimentales et les
fuites. Quant au deuxième, qui
avait reçu une avance pour écrire
une « grande épopée sioniste », il ne
finira jamais son livre et ne trouve-
ry Men. Cette ambitieuse référence
ouvre de fait sur une poétique com-
mune à Fitzgerald et à Gessen, né
en 1975 à Moscou, mais se referme
sur une impasse. En effet, La Fabri- Sarah Ritter (extrait de la série « quelque chose »)
pitié pour eux : il s’en moque et les ra qu’à aller à Jénine pour tenter de que des jeunes gens tristes n’est pas à
humilie dans son premier roman, sauver son âme – ou autre chose. une réécriture fitzgéraldienne des 11 septembre 2001 se situait quel- au portrait désabusé d’une généra- le narrateur de penser avec lui :
La Fabrique des jeunes gens tristes. Probablement le passage le plus années 1990 et 2000. Les procédés que part entre 1998 et 2008. Mais tion, ce qu’il n’est pas complète- « Ce n’était pas tout à fait vrai, il
Nous sommes au tournant du romanesques sont différents, tout le 11-Septembre est justement le ment. A moins de confondre la fic- avait passé la majeure partie de sa vie
XXIe siècle,et ilfait nuitsur l’Améri- La Fabrique des jeunes gens comme la densité de leurs person- chaînonmanquant decettechrono- tion et son contexte. Ou de prendre sur des patinoires de hockey et dans
que. Trois personnages regardent tristes nages ou leur environnement. La logie – en fait le point de fuite d’un Sex and the City ou Seinfeld pour dessallesdegym.Etletempsqu’ilpas-
leur nombril comme un miroir : en (All the Sad Young Literary Men) comparaison des deux auteurs ne récit qui fait comme si de rien des séries documentaires. saitdans les bibliothèquesces jours-ci
luidemandantqui estleplus intelli- de Keith Gessen mène à rien, d’autant qu’à l’époque n’était. Le roman n’est pas hanté consistait surtout à regarder des gens
gent, le plus irrésistible, le plus sou- de All the Sad Young Men, en 1926, par le 11-Septembre comme celui Au fond, ce n’est pas si drôle à poil sur Internet. »
vent cité sur Internet. Jusque-là, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) Fitzgerald venait de publier Gatsby de Claire Messud (Les Enfants de A tout prendre, le roman de Ges- En tant que groupe comme en
tout va bien, si l’on peut dire. par Stéphane Roques, le Magnifique. Il était déjà un l’empereur, Gallimard, 2008), par sen est d’ailleurs plus proche de tant qu’individu, la grande inquié-
Mais à regarder de plus près les L’Olivier, 302 p., 22 ¤. auteur en pleine possession de son exemple, avec qui il partage pour- Seinfeld que de Sex and the City, tude deces « jeunes gens tristes » est
trois personnages qui se partagent art quand Gessen n’est (encore !) tantbeaucoupdechoses.Acettedif- même s’il y a de cela, aussi. Son en fait très existentielle. C’est d’être
l’affiche de La Fabrique des jeunes poignant du livre, le voyage de Sam qu’un jeune auteur très promet- férence près, capitale, que l’élite humour est un humour patient. libres, en bonne santé, cultivés, et
gens tristes, on peut légitimement est le seul moment où l’un des per- teur. Ce qu’ils partagent, en revan- culturelle américaine de Gessen est Petità petit,sans les excès de la sati- deneservir à rien. De nepas exister,
se demander s’ils ne sont pas le sonnagesaffrontevraimentlemon- che, c’est une poétique, une même dévaluée(comme« le rouble », pré- re, les mises en scène de la comédie donc. De ne pas être hors de ce
même. Tous trois constatent d’une de tel qu’il est. distance ironique, et un même sens cise Mark) et qu’elle habite en ban- oulesacrobatiesdela parodie,l’iro- qu’ils sont. De n’avoir aucun
(presque) même voix leur échec : Car, premier roman choral et du désastre bien élevé – ou bien lieue plutôt qu’en centre-ville. En nie et l’absurde dégradent la trame impact sur le monde, de ne pas ou
la prison dorée de leur jeunesse subtil, La Fabrique des jeunes gens habillé, c’est selon. écho du 11-Septembre, il n’y a que réaliste. En ce sens, Keith Gessen plusapparaîtredans Google–com-
s’est refermée sur eux. Seul Keith, tristes apparaît comme celui d’une En ce qui concerne Keith Ges- le silence, l’absence – et, plus terri- est de son temps et il a retenu les meSamquitéléphonepourseplain-
le narrateur, semble garder espoir génération perdue, proche en cela sen, cependant, le désastre n’est ble sans doute, la continuité d’un leçons d’un Jerry Seinfeld. L’ironie dre:« Mon Google.Je tapemon nom
jusqu’aux dernières pages : d’un Scott Fitzgeralddont l’une des pas celui qu’on croit. Dans le mon- échec individuel et collectif. Pour n’est pas dans le commentaire sur Google et à chaque fois, cela dimi-
« C’était trop tard, comme je l’ai dit nouvelles (All the Sad Young Men) de très politisé de Sam, Mark et cette raison, il est facile de réduire mais dans le récit. Car, au fond, ce nue. (…) Vous ne pourriez pas un peu
–mais en mêmetemps, pas complète- donne son titre original au recueil Keith, tout portait à croire que le La Fabrique des jeunes gens tristes n’est pas si drôle même si on rit gonfler mon chiffre le temps que je
ment trop tard, si vous voyez ce que je beaucoup. On ne se moque pas tant retombe sur mes pieds ? » L’ironie
veux dire », lâche-t-il finalement. d’une certaine élite américaine que est bel et bien une nausée et Gessen
Biographiquement proche de l’on dit son impuissance spirituel- n’est plus du tout Fitzgerald. A cha-
l’auteur dont il partage le prénom,
Keith est le fils d’émigrants juifs
russes et il a fait Harvard. Amou-
Extrait Mais Arielle était son ex. Elle lui
inspirait des émotions compli-
quées que sa petite amie actuelle
étaient les liquidités de Talia, et
avait-elle besoin de retirer des
espèces ; où était sa pince à che-
le. Sa non-existence plutôt que sa
seule dévaluation. On rit comme à
un enterrement. « J’ai passé la
que génération, finalement, les jeu-
nesgensbrillants quiluicorrespon-
dent – et le soin de se perdre chacu-
reux de la fille d’Al Gore, il voit (ou n’inspirait pas. Talia était un tra- veux en argent ? Talia avait des fai- majeure partie de ma vie dans les ne à sa façon. a
plutôt il entend) son colocataire la « La Fabrique des jeunes vail de longue haleine. Ils habi- blesses, des aspirations, des idio- bibliothèques », explique Mark. Et Nils C. Ahl
mettre dans son lit. Pas dégoûté, il gens tristes », pages 56-57 taient pratiquement ensemble, syncrasies clairement établies. Il
écrira quand même dans des jour- tout en gardant chacun leur appar- passerait, peut-être, le reste de sa
naux de gauche. tement, et ils avaient fusionné vie avec elle – c’est-à-dire, s’il
Mise à part une tendance à la « Son ex-petite amie Arielle leurs garde-robes, à défaut de leurs jouait les bonnes cartes, et si elle
ratiocination et à la tempête de crâ- était plus magnanime. bibliothèques. Ils n’échangeaient aussi jouait les bonnes cartes ; il y
ne, Keith est moins à plaindre que “Vraiment ? dit-elle quand il lui pas, au cours de la journée, plus de avait des complications, des correc-
Mark et Sam, figures presque cari- fit part de son projet. Ça, c’est cinquante mots. Talia représentait tions, des concessions.
caturales de l’impuissance. Coincé ambitieux.” un enjeu stratégique, territorial : Mais Arielle était son ex, était
dans la petite ville de Syracuse à ne Toutes les femmes de sa vie où Sam se trouverait-il quand elle une question existentielle, une
pas finir une thèse sur les menche- mettaient les choses en italique. se trouverait au point A ; quelles manifestation du cœur. »

Antoine Bello, ou l’art du ton juste


© Arnaud Février

composition du CFR et sur les évident qu’un organisme comme le


objectifs poursuivis). CFR ne peut pas être étranger à un
Ce personnage, agent des événement de cette ampleur »,
« opérations spéciales » pour le confirme l’auteur, qui vit lui-
compte du CFR, Antoine Bello a même aux Etats-Unis depuis

l’atelier d’écriture choisi de le faire Islandais,


c’est-à-dire citoyen de l’un des
plus petits pays du monde. « Je ne
2002. Impossible, donc, de passer
la chose sous silence. Oui, mais
comment en parler d’une manière
e livre, comme l’écrivain, tribu bochiman par une multina- voulais pas qu’il soit porteur d’une qui ne soit pas convenue ?

L sont assez surprenants : Les


Eclaireurs, d’Antoine Bello,
tranchent sur le paysage de la fic-
tionale, etc.) ou pour monter des
organisations de toutes pièces (le
réseau Al-Qaida), dans le but d’in-
identité nationale forte, explique
l’auteur. S’il avait été français ou
américain, on l’aurait tout de suite
« J’aurais pu mettre Sliv dans une
chambre d’hôtel, analyse Bello, ou
le faire passer par Manhattan à ce
20 € - 360 pages

tion française, où le romanesque fléchir telle ou telle orientation géo- interprété en fonction de sa natio- moment-là, mais c’était facile. J’ai
n’est pas si souvent à l’honneur. Et politique. Le tout à des fins ultimes nalité. » A partir de cette figure donc décidé de l’emmener chez l’enne- recommandé par
son auteur, qui est aussi diplômé qu’il convient évidemment de remodelée, la narration se met en mi, derrière la ligne de front. »
d’HEC, fondateur d’une entreprise tenir secrètes, pour ne pas éventer place sans difficulté. « Il faut C’est donc au Soudan, où il est
prospère et admirateur de Nicolas le roman. absolument trouver le regard qui allé assister au mariage de deux de
Sarkozy, n’a pas le profil de l’artis- L’idée générale est née en convient sur ses personnages, obser-
te maudit, va-nu-pieds magnifi- 2000. Au départ, Antoine Bello ve Antoine Bello. John Le Carré Les Eclaireurs
que ou looser patenté. Deuxième avait écrit 150 à 200 pages, avant dit qu’il passe la moitié de son d’Antoine Bello
partie d’une histoire commencée de stopper les machines. Fausse temps à écrire le premier chapitre
avec Les Falsificateurs (Gallimard, route : « Je n’avais pas le bon ton, de ses livres. » Gallimard, 480 p., 21 ¤.
2007), le texte est donc une sorte se souvient-il. J’hésitais entre les Mais le ton n’est pas tout. Les
de curiosité littéraire, qui mélange codes du roman d’espionnage et romanciers qui entendent s’extrai- ses amis, que Sliv apprend la nou-
qualités et défauts : quelques lour- une connotation parodique, un peu re de l’intime et faire parler le mon- velle. Le Soudan, terre inconnue
deurs et une propension mal répri- potache, qui fait partie de mes ten- de extérieur sont obligés de collec- d’Antoine Bello, comme l’Islande
mée aux bons sentiments, alliées à tations. Du coup, j’ai abandonné ter des faits, puis de les cheviller d’ailleurs et la plupart des pays
beaucoup de vitalité narrative, pendant cinq ans. » ensemble, pour que l’édifice tienne dont il parle dans ses livres. Le prin-
d’imagination, de fraîcheur. Une debout. Et même ceux qui, comme cipe est assumé : « Je ne parle que
assez jolie mécanique en somme et « Le regard qui convient » Bello, bâtissent sur l’idée que le de choses que je ne connais pas »,
non dénuée de panache. Quand il retrouve le chemin de réel est susceptible d’être en partie soutient-il. Comment fait-il, alors ?
Il faut dire que le projet ne man- son projet, c’est entre autres grâ- faussé n’échappent pas à la règle. Eh bien c’est simple : Wikipedia,
quait pas d’ambition. A mi-che- ce au personnage de Sliv, son Pour être sûr que le navire puisse YouTube ou les blogs, sans parler
min entre le roman d’aventures et « double », qui est le héros des flotter, il met d’ailleurs au point ses des livres et des journaux – le tout
la science-fiction, Antoine Bello a deux tomes. « Il me trottait dans synopsis pendant des mois. « Cela en faisant attention de ne pas trop
imaginé un comité mystérieux, le la tête », dit Bello. Sliv est un donne un texte qui représente 15 % s’imprégner, pour ne pas tomber
CFR, dont la mission consiste à fal- jeune homme idéaliste, intelli- du tout et où rien ne manque. » dans « le documentaire ». Car la fic-
sifier l’histoire : trafiquer le réel, gent, rationnel, qui n’hésite pas Ayant arrêté son premier tome tion demande un effort, quand on
pour faire croire que des événe- – aussi paradoxal que cela puisse à l’année 1999, l’écrivain devait a la tête façonnée pour le sérieux.
ments auraient eu lieu (l’envoi paraître – à se remettre en cause donc faire face au 11 septembre Antoine Bello s’y tient avec brio –
dans l’espace de la chienne Laïka, et même à jouer sa vie pour cher- 2001. Une déchirure spectaculaire et avec un certain sérieux. a
la menace d’expropriation d’une cher la vérité (entre autres sur la dans le tissu de l’histoire : « Il est Raphaëlle Rérolle
4 /l it t é ra t ures 0 123
Vendredi 27 février 2009

Les affinités
en
En quête de réel clandestines
marge APhilippe
partir d’une observation du milieu des marchand d’armes,
Vasset entreprend de libérer le roman de sa part romanesque
de Linda Lê
ans bruit, les livres de Linda
Mon coach es lecteurs d’Un livre blanc mière phrase du livre – « Je me suis à s’ennuyer en réunion, et un per- de papier, tout sauf la figure de S Lê s’imposent. De 1992 à
2007, des Evangiles du crime
s’appelle Balzac L (Fayard, 2007) connaissent
la méfiance de Philippe Vas-
set à l’égard du roman : une forme
toujours beaucoup préoccupé du
degré de romanesque de ma vie » –
fonctionne comme un leurre.
sonnage nommé « X » qui, lui, fera
carrière de héros flamboyant et
assumeraunrôleactifdansl’Histoi-
l’auteur tout-puissant, bien à l’abri
derrière son écran, une tasse de thé
brûlant à la main, tout sauf des per-
à In memoriam, en passant par une
évocation de Marina Tsvétaïeva,
ce sont toujours des textes brefs et
VOUS RÊVEZ d’une augmenta- molle comme la guimauve des sit- « C’est un roman portes ouvertes, re de l’armement mondial. sonnages légendaires. cristallins, issusd’un entretien infi-
tion mais ne savez comment la coms, une musique d’ascenseur précise Philippe Vasset. J’ai voulu Si Vasset persiste à écrire des Le narrateur, ex-marchand de ni avec la bibliothèque, comme le
demander ? Vous aspirez à une qui suscite un désir réflexe « sem- faire l’inverse d’un roman à clés. » romans, c’est précisément pour canons revenu de tout, ne dit pas faisait Maurice Blanchot. Au fond
promotion mais paniquez à l’idée blable à celui de la salivation activée Entendez : il n’y a aucun scoop, on ça : « Ecrire des romans qui n’en autre chose : « Pour me vider l’es- de l’inconnu pour trouver du nou-
d’en parler à votre chef ? Bref, l’am- par l’odeur des frites et du hambur- se coltine humblement le réel (les sont pas, rendre compte sans afféterie prit, j’entreprends des tâches physi- veau se présente comme une suite
bition vous dévore, mais vous vou- ger encore chaud ». En doutant des faits, les situations). On articule des bouleversements du monde ques épuisantes, j’abats des arbres, d’hommages discrets aux écri-
lez éviter de passer pour un arrivis- pouvoirs de résistance du roman dans la fiction le mythe du cow-boy je fauche l’herbe, je draine les vains aimés. Mais c’est aussi une
te ? Un conseil : lisez Balzac ! face au monde tel qu’il est, Vasset – qui colle malgré tout au mar- Journal intime étangs… Mon jardinier me regarde traversée du XXe siècle dans ce
Plus question de l’ignorer : La rejoue le procédé de l’œil neuf cher chand de canons – avec l’extrême d’un marchand de canons faire, mi-amusé, mi-inquiet. Au qu’il a de plus juste, de plus inatten-
Comédie humaine n’est pas seule- aux Lumières : déplacer les habitu- banalité de son quotidien : les de Philippe Vasset bout d’une semaine, sans doute lassé du, de plus détaché face au désir de
ment l’un des joyaux de la littératu- des de lecture et d’écriture. mêmesintriguesprosaïques(àBag- de me voir endommager les allées et grandeur.
re mondiale. C’est aussi, comme « Tous mes livres sont à la lettre dad, Delhi, Caracas, Riyad, Preto- Fayard, 180 p., 15,90 ¤. défigurer la forêt, il m’invite à chas- Les figures de Linda Lê sont
l’explique très doctement Brigitte écrits avec les pieds », disait récem- ria, Tbilissi ou Alger) renvoient aux ser. Après toute une vie passée à ven- réfractaires. On voit passer des
Méra, un véritable « manuel de ment Vasset sur France Culture. mêmes enjeux politiques et écono- réel. » C’est là peut-être le territoire dre des systèmes d’armes sophisti- contrebandiers, des marginaux,
développement personnel ». Auteur Autrement dit, écrire en marchant, miques majeurs. Le basculement sensible du roman contemporain : qués, j’erre parmi les fougères avec, des écorchés. Ils s’appellent notam-
d’une thèse sur les Etudes philoso- lier les phrases au paysage, en lieu de perspective s’incarne par un jeu être attentif à ce qui n’a pas tou- sous le bras, une pétoire vieille de ment Osamu Dazai, Sandor Maraï,
phiques de Balzac et… enseignante et place de la fiction ex nihilo. Se de contraste entre le narrateur, jours la belle figure qu’on voudrait, vingt ans. Nous marchons toute la Ladislav Klima, Stig Dagerman,
en management, cette universitai- mettre en mouvement, aller voir VRP figurant de l’armement qui aller à la découverte de ce qu’on ne journée : je manque presque tout ce Ghérasim Luca ; sont respective-
re en est convaincue : il n’y a pas sur place l’envers du décor, les passe l’essentiel de son temps à connaît pas. Tout sauf l’imagina- que je tire. » a ment japonais, hongrois, tchèque,
meilleur « coach » que l’auteur du zones blanches dans la ville, les attendre dans des halls d’hôtels ou tion minutieuse d’une cathédrale Aurélie Djian suédois, roumain ; n’ont pas été
Père Goriot. Et pas plus beau errants qui y circulent, noter préci- consacrés sans cesse par les dic-
modèle que Rastignac. sément les petits détails saillants tionnaires et les académies ; for-
Comment un provincial désar- du réel. ment à eux seuls des terræ incogni-
genté devient-il en quelques Au commencement de Journal tæ des lettres mondiales. On men-
années l’un des hommes les plus intime d’un marchand de canons, tionne leurs noms d’une voix hési-
influents de la capitale ? Com- écrit Vasset, il y a « l’écart sans ces- tante, de peur qu’un incendie se
ment passe-t-on de la sordide pen- se grandissant entre les fictions dont propage. Leur réputation est
sion Vauquer au luxueux salon du on nous abreuve ad nauseam et un impossible, leur absence totale de
baron de Nucingen puis aux ors réel presque invisible, comme relé- bons sentiments difficile à accep-
du ministère de la justice ? Brigit- gué à la périphérie du champ de
te Méra a suivi pas à pas l’irrésisti- vision ». On consomme de la fic- Au fond de l’inconnu
ble ascension de Rastignac. Et en a tion comme des corn-flakes, dit-il, pour trouver du nouveau
tiré quelques enseignements – dia- il est temps de réveiller le récit avec de Linda Lê
grammes et équations à l’appui. des histoires bien réelles, celles
Leçon no 1 : le savoir ne sert à par exemple des flux mondiaux, Christian Bourgois, 140 p., 17 ¤.
rien s’il ne s’accompagne pas de tels qu’ils s’éprouvent à hauteur
savoir-faire. Le jeune Eugène en d’homme. D’où un projet de série ter. Ajoutez à cela une écriture radi-
prend vite conscience. Venu à qui se poursuivra avec Journal inti- cale et ils prennent directement le
Paris pour apprendre le droit, il ne me d’un affameur, Journal intime chemin du purgatoire.
tarde pas à abandonner ses livres d’un manipulateur, etc. Histoire de naviguer dans une
pour se lancer dans un projet beau- eau moins trouble, Linda Lê s’atta-
coup plus intéressant : séduire Del- « Un roman portes ouvertes » che aussi dans ce volume à quel-
phine de Nucingen et, partant, s’in- Au seuil du premier volume, ques personnages excentriques,
troduire dans l’une des familles les l’auteur expose sa méthode et malgré le désespoir. Bien que pou-
plus riches de Paris. Traduction : notammentsonpartiprisdevéraci- vant allégrement figurer dans une
faites de belles études mais ne té : « Chaque épisode se propose de « anthologie de la déglingue », on
négligez pas l’essentiel, constituez- décrire le fonctionnement d’un pan se passionne pour un Uruguayen à
vous un « réseau ». del’économiemondialiséehabituelle- l’humour vif, personnage loufo-
Leçon no 2 : savoir s’adapter. ment soustrait aux regards. Rien n’y que qui semble ne rien craindre.
Rastignac est aussi à l’aise avec sera inventé : les événements relatés Son nom : Felisberto Hernandez.
Vautrin, l’ancien forçat, qu’avec (…) auront effectivement eu lieu, les Né à Montevideo en 1902, mort au
l’élégante Mme de Bauséant. « Il est noms seront les vrais, tout comme les mêmeendroit en1964, il estpianis-
souple comme une anguille », dit de dates. » Pour autant, et c’est là que te, autodidacte, auteur de récits et
lui le marquis d’Ajuda-Pinto. Autre- ça se complique, il y a marqué de nouvelles rassemblés dans Les
ment dit : ne perdez pas de vue ce « roman » sur la couverture : ceci Hortenses, Le Cheval perdu et Du
que vous voulez obtenir, mais n’est pas une enquête journalisti- tempsde Clemente Colling. En avan-
n’oubliez pas d’être flexible et prag- que,nulsouci d’exhaustivité,lenar- çant dans ces morceaux de prose
matique pour parvenir à vos fins. rateur n’existe pas, il a été inventé subtils, on remarque la place
Leçon no 3 : ne pas mettre tous « pourménagerunpointdevueinter- majeure des notations sur le corps,
ses œufs dans le même panier. nedansunsystème mondialhabituel- les sensations qui forment l’éven-
Cela, Rastignac l’apprendra à ses lement appréhendé de l’extérieur ». tail de la vie d’un écrivain. Le
dépens. La mort de son protecteur, C’est donc l’histoire vraisembla- même Felisberto Hernandez affir-
le puissant de Marsay, suffit en ble, fabuleuse vue de loin, d’un me : « Au début, j’allais avec mon
effet à fragiliser sa carrière. Brigitte agent de l’armement mondial, corps comme avec un innocent et
Méra en tire la conclusion suivan- mais racontée, pour ainsi dire, au j’étais contrarié de devoir m’occuper
te : « Gare au choix de l’allégeance à ras des pâquerettes. Aussi la pre- Alan Eglinton pour « Le Monde » de lui ; mais plus tard, je n’y ai plus
un seul dirigeant comme moteur pensé et j’étais heureux. »
d’évolution ! (…) Si le mentor perd de A son tour, l’essayiste passe
son influence, tout s’écroule. » d’un état à un autre, aussi attenti-
Fort de ces préceptes et de dizai-
nes d’autres, résumés dans des
fiches synthétiques à la fin de cha-
Waldberg, droit à l’essentiel ve aux soubresauts intérieurs
qu’au monde extérieur. Errance
dans les rues de Zurich, immobili-
que chapitre, vous voilà prêt, com- té dans un train qui va de Lausan-
me le héros balzacien, à prendre Insolite et ludique, une poésie tournée vers l’inconnu ne à Milan. La silhouette joue un
d’assaut « le champ de bataille de la rôle primordial.
civilisation parisienne ». Ne perdez n demi-siècle de poésie est ges Bataille. C’est une formule qui qu’il cherche et ce qu’il est : « Une (1983) : « Le je qui conjugue le verbe Robert Walser, le premier
plus une minute : tel Rastignac
face à Paris depuis le Père-Lachai-
se, embrassez du regard votre open
U rassemblé dans le volume
que publie Michel Wald-
berg,enmême temps qu’est réédité
le définit lui-même autant que son
père. Rêver, certes, il le veut, il l’ac-
cepte,mais nonpour s’abandonner
nature exilée dans l’imparfait. »
Parfois, et même d’emblée, chez
Michel Waldberg, le sourire l’em-
n’est pas moins spécieux que le pré-
sent où il se manifeste. Et, pas plus
qu’il n’y a de substance aux représen-
funambule que l’on croise dans le
livre de Linda Lê, est l’incarnation
parfaite d’une simple silhouette.
space et n’ayez plus peur de le dire : son bel hommage à ses parents, le à une passive contemplation. Pour porte. Son premier recueil, du res- tations du réel, il n’y a de substance à Cet écrivain suisse de langue alle-
« A nous deux, maintenant ! » a critique d’art américain Patrick chercher plutôt ce qui va l’arracher te, s’intitule hardiment : Riens. Il cequi ne se reconnaît ultimement que mande, auteur magnifique du Bri-
Thomas Wieder Waldberg et Isabelle, sa femme, aux évidences et lui permettre de par le non-être du style. » gand et des Enfants Tanner, cet
La Méthode Rastignac, de Brigitte Méra. sculpteur suisse : La Boîte verte (La construire discrètement son Poésie, de 1950 à 2008 La musique (le jazz), l’écriture homme qui souhaitait être invisi-
Tallandier, 304 p., 21 ¤. Différence, « Minos », 186 p., 7 ¤). œuvre. « Aux carrefours, il faudrait de Michel Waldberg automatique, la peinture soutien- ble et qui aura vécu interné pen-
« Un amour acéphale », disait- à chaque fois choisir, non d’aller au nent parfois les autres recueils (de dant les vingt-sept dernières
il pour définir la relation de ces connu, mais là où tourne le paysage, La Différence, 384 p., 35 ¤. 1985 à 2008) où calembours, calli- années desa vie, cetaristocrate pin-
deux personnalités peu commu- où tourne et pivote, se régénère le pay- grammes, anagrammes, cadavres ce-sans-rire, longiligne et coiffé
ÉCRIVAINS nes. « Le peu de réalité » : ainsi sage – nonobstant le risque des ren- avait entre 10et 20 ans ety décrivait exquis construisent un ensemble d’un chapeau, tombe dans la neige
sous-titrait-il sa propre autobio- contres, bonnes ou mauvaises. » ses rêves. « Je n’existe pas moi/ On insolite et ludique auquel s’ajou- au cours d’une millième promena-
graphie. Et pourtant, si loin qu’il me rêve. » Ce lecteur des maîtres de tent même des mots volés à diffé- de et meurt, le jour de Noël 1956.
se soit tenu d’un monde littéraire Le sourire l’emporte la spiritualité bouddhiste écrit ses rents auteurs et réorganisés dans Ultimestraces d’un « flâneur impé-
dont il vénère les maîtres, mais Mais ces carrefours (dans les « plumules » en hommage appuyé des poèmes nouveaux à la syntaxe nitent », rassuré de n’avoir jamais
publient de dont il apprécie peu les histrions, rues et dans les bois) sont surtout aux kôan zen, petites histoires sym- désordonnée, mais cohérente. Les rien possédé. Lui qui disait que ses
nouveaux auteurs Michel Waldberg n’en a jamais été des entrecroisements de livres et de boliques, paraboles édifiantes ou œuvres complètes de Barthes sont tentatives poétiques sont comme
longtemps absent. lectures. Dans son « exorde », déconcertantes, apologues sans ainsi, par ces rapts, résumées à des femmes qui dansent jusqu’à ce
Pour vos envois de manuscrits : « Droit à l’essentiel, en somme, en Michel Waldberg dit qu’il cher- morale, auxquelles il reviendra onze vers. Et, en guise de congé, qu’elles s’écroulent de fatigue.
Service ML - 11 cours Vitton rêve et en songe », écrivait-il en chait, dans son enfance, des « tex- dans Vivant ou mort (1979) et, de un dernier clin d’œil à Guillaume Dans le sillage de Walser, Linda
69452 Lyon Cedex 06 retrouvant les cahiers de son père… tes frères » en bibliothèque. Sous le manière détournée, dans les jeux Apollinaire. a Lê poursuit la leçon de danse. a
Tél: 04 37 43 61 75 qui lui-même citait son ami Geor- signede Baudelaire, il comprendce de mots de ses Toccatas tortes René de Ceccatty Jean-Philippe Rossignol
http://www.editions-baudelaire.com
0 123>
Vendredi 27 février 2009 l ittératures/ 5

Albert Angelo
de B. S. Johnson
Albert Angelo est probablement
l’un des romans les plus lisibles et
Paumés entre Irak
et Oregon
les plus classiques de Bryan Stan-
ley Johnson, écrivain expérimental
anglais devenu culte longtemps
après son suicide en 1973, à l’âge
de 40 ans, et auquel Jonathan Coe
a consacré une biographie saluée
par la critique (Like a Fiery Ele-
phant : The Story of B. S. Johnson, Le remarquable recueil de nouvelles d’un jeune
Picador, 2004). Portrait d’un archi-
tecte raté, professeur vacataire par
auteur à la plume acérée, Benjamin Percy
nécessité, en butte aux vexations, à
la dépression et à la mélancolie près Sherman Alexie, Dan une rue bondée. On s’inspirait d’Hol- Dans « Une pièce sans fenê-
amoureuses, le roman participe
d’un certain réalisme en même
temps que d’une improvisation lit-
A Chaon ou encore Craig
Davidson, voici que l’éditeur
Francis Geffard publie, dans sa col-
lywoodet deCNNpourbroder desscé-
narios complexes. » Espérant rece-
voir un mot rassurant, ils consul-
tre », John et sa femme cherchent
eux aussi, alors qu’une tempête
meurtrière s’abat sur eux, à com-
téraire proche du jazz. Et donne à lection « Terres d’Amérique », un tent frénétiquement leurs mails, prendre ce qu’ils ont fait de leur vie.
voir un éventail assez complet des magistral recueil de nouvelles par mais n’y trouvent que des promes- A force d’avaler moult cachets pour
talents de l’auteur. L’ironie du ton, un auteur de 28 ans. ses de performances érectiles supporter toute la journée deparler
l’aigreur du personnage, le ren- Benjamin Percy a grandi sur le accrues ou – car c’était avant la cri- de tendances haussières et baissiè-
dent particulièrement explosif et haut plateau désertique du centre se – de prêts hypothécaires défiant res, de retombées fiscales, d’opéra-
vivant. Publié en 1964, Albert Ange- de l’Oregon, qui sert de décor à ses toute concurrence. En attendant le tions à la clôture, et de rythme du
lo est l’une des meilleures introduc- nouvelles. Ici, les hommes fument jour où, à leur tour, ils répondront à marché, John souffre d’hyperten-
tions à l’œuvre de B. S. Johnson et boivent beaucoup, et il n’est pas l’appel de la guerre et coucheront sion. Sa femme lui reproche de ne
pour des lecteurs français qui le rare de voir accroché dans leur leur nom sur le papier pour faire la pasavoir d’enfant.Lacinquantaine
connaissent mal. a bureau un calendrier de « filles à fierté de leurs pères, ils se perdent venue, ils se rendent compte, un
Nils C. Ahl poil ». Ici, les personnages ont des dans les vapeurs de l’alcool. peu tard, que leur mariage ressem-
Traduit de l’anglais par Françoise Marel, boulots qui cassent le dos et gom- bleà« unepiècesansfenêtreoù,inva-
Quidam, « Made in Europe », 187 p., 20 ¤. ment les sentiments. Ce sont, com- « Instant d’apesanteur » riablement, ils se faisaient des pla-
me les héros des livres d’Annie C’est aussi une bouteille à la teaux télé en regardant
Royaumes juifs Proulx, des individus incapables de main et un fusil dans l’autre que le “Entertainment Tonight”, buvaient
Trésors de la littérature yiddish communiquer, si ce n’est par la vio- petitami de la fille de Jim la menace des gin tonic le vendredi et faisaient
Edition établie par Rachel Ertel lence. – une fois de plus – dans « Les la vidange de leur voiture tous les
En attendant la parution au prin- Ainsi,dans « Les Bois », unpère Liens du sang ». Jim écoute, cinq mille kilomètres ».
temps d’une anthologie de nouvel- emmène son fils à la chasse. Et lui impuissant, les cris, le bruit des Paumés,voilàce quesontlesper-
les d’Isaac Bashevis Singer explique qu’il n’y a guère de diffé- meubles renversés, le verre qui vole sonnages des nouvelles de Benja-
(Stock), les amateurs de littérature rence entre éduquer un chien ou un en éclats – jusqu’à ce que sa fille min Percy. A essayer de compren-
yiddish se régaleront de ces Royau- enfant : « Un homme qui ne réussit repose brutalement le téléphone. dre comment ils en sont arrivés là.
mes juifs. Deuxième tome d’une pas à dresser son chien avec suffisam- Et, comme cette dernière est Mais si l’auteur n’a pas la main ten-
vaste entreprise éditoriale rassem- pareille à tant de femmes qui, para- dre pour cette « White Trash Ame-
blant des œuvres souvent épuisées Sous la bannière étoilée lysées par la peur, ne peuvent quit- rica » qui vit dans des caravanes,
ou inédites, ce volume présente (Refresh Refresh) ter ceux qui les agressent, il décide boit de la bière et remplit ses Cad-
sept auteurs du XXe siècle venus de Benjamin Percy d’aller lui-même régler son compte die avec des cookies premier prix
de Pologne, Russie, Etats-Unis, à ce sale type. Pendant ces longues parceque, dans ce genre de coin, on
Israël, France... Parmi eux, I. J. Sin- Traduit de l’anglais (Etats-Unis) secondes, entre le moment où la ne trouve rien d’autre qu’une sta-
ger, le frère aîné de Bashevis, sou- par Renaud Morin, Albin Michel, détente cède, le percuteur tombe et tion-essence, un Food-4-Less, un
vent considéré comme aussi talen- « Terres d’Amérique », 264 p., 20 ¤. lerevolver tressautesous laforce de terraindefootetl’assortimentstan-
tueux que lui, Joseph Opatoshu, la balle déchargée, il y a comme un dard de tavernes et d’églises, il n’a
Moïshe Kulbak ou Mendel Mann.
Des écrivains qui témoignent de la
ment d’application et de constance, à
letesteretàlediscipliner(…)peuts’at-
suspens, « ce qu’éprouvent ces per-
sonnages de dessin animé quand ils
pas la plume plus légère quand il
s’agit de dépeindre ces Califor-

richesse de l’imaginaire du yiddish- tendre à de sérieuses déconvenues. » s’aperçoivent qu’ils ont sauté d’une niensvenus passer leurs vacances à


land au moment où, à la veille de la Il est également question de rela- falaise, cet instant d’apesanteur, de joueraux cow-boys, rasés de près et Junot Díaz met le feu à la langue.
deuxième guerre mondiale, les
locuteurs de cette langue étaient
tions père-fils dans la nouvelle
« Sous la bannière étoilée ». Deux
temps suspendu, avant que le monde
ne s’effondre ».
cocottant l’after-shave : « En théo-
rie, il(s) adore(nt) les lassos, les épe-
” Florence Noiville, Le Monde des Livres


plus de 10 millions. a gaminssebattentàpoingsnus. Est- Et c’est bien de cela dont il est rons, les bandanas et l’idée de galoper Un cocktail explosif.
Florence Noiville
Robert Laffont, « Bouquins », 1 088 p., 29 ¤.
ce pour passer le temps ? Ou pour
faire plaisir à leurs pères, des réser-
question dans toutes ces nouvelles,
decetteAmériquedel’après-11-Sep-
vers un coucher de soleil orange fluo,
et toutes les conneries associées à un
” André Clavel, L’Express
vistes payés quelques dollars de tembreenmal derepères,eten quê- Far West de pacotille, mais à part
Résistance plus – « l’argent de la bière ils appe- te d’un sens – si ténu soit-il. Com- quelques randonnées guidées à che- Il y a dans ce roman, une exubérance
d’Owen Sheers laient ça » –, soudainement appe- me l’explique Stephen, tout juste val, ces types ne sauraient pas recon- et une jubilation qui restent même quand


Nous sommes en 1944, les Alle- lés pour aller combattre en Irak ? revenud’Irak,dans « Quelqu’unva naître leur cul d’une bride. » Yunior raconte les pires horreurs.
mands ont envahi l’Angleterre.
Dans une vallée isolée du Pays de
« On ne savait pas, pas exactement,
ce que nos pères faisaient là-bas. On
devoir payer pour ça », « se retrou-
ver là-bas, c’est (…) essayer de com-
Avecce portraitatrocement luci-
de des Etats-Unis d’aujourd’hui, la
” Nathalie Levisalles, Libération


Galles, les hommes ont rejoint la les imaginait en train de faire des prendre (…) ce qu’on fout là ». Et France découvre l’un des meilleurs
On n’a jamais lu et on n’a jamais vu.
résistance, tandis qu’un officier
allemand reçoit l’ordre de consti-
trucs héroïques. Arrachant des bébés
irakiens à des huttes en flammes.
attendre. Attendre que quelqu’un
vous tire dessus, attendre qu’une
jeunes écrivains à être apparus sur
la scène littéraire américaine ces
” Marie-Laure Delorme, Le journal du dimanche
tuer une patrouille en vue d’une Dézinguant des kamikazes avant bombe explose, ou que son supé- dernières années. a
mission secrète : voilà ce qu’a ima- qu’ils puissent se faire exploser dans rieur vous « sorte une connerie ». Emilie Grangeray Un roman qui se lit les cheveux dressés sur
giné le poète et dramaturge gallois la tête, les yeux hallucinés par un style qui vous


Owen Sheers pour son premier saute à la figure comme un faisceau de pétards.
roman. Dans cet endroit si reculé ” Astrid Eliard, Le Figaro Littéraire
que la guerre ne semblait pouvoir
les atteindre, les femmes vont
devoir assumer seules les travaux
Le mensonge en héritage Une langue aussi cinglée que cinglante, drôle


des champs. Et comprendre, seu- et déchirante, qu’on n’est pas près d’oublier.
les aussi, que leurs hommes ne Une émouvante enquête sur un père affabulateur ” Augustin Trapenard, Elle
reviendront probablement jamais.


Mais que faire quand l’ennemi est l n’y a là que du vrai, des souve- John grandit donc au sein de la traliser, la ligoter, avec une ferveur

I
Un joyau de pop culture.
là ? Et quand, contre toute attente,
la méfiance devient bientôt compli-
nirs, un récit autobiographi-
que, et pourtant l’auteur l’ap-
classe ouvrière, chez un mystifica-
teur versatile, et l’évocation de son
érotique tacite. Cet attrait pour le
sadomasochisme se ravive plus
” Emilie Colombani, Technikart
cité ? Une question qui en appelle préhende comme une fiction. De séjour à l’asile n’est pas la moindre tard avec Caroline, grande brune
Une langue inouïe, urbaine et truculente.
une autre : peut-on sortir victo-
rieux de la guerre ? Contre ses
cette enquête sur son père, un type
alcoolique, violent, affabulateur,
de ses confessions. Il devint un
temps psychotique, fou, pour, dit-
avec laquelle il recrée des atmos-
phères de films noirs autour de
” Karine Papillaud, 20 Minutes
ennemis peut-être, mais contre soi- John Burnside a fait un livre sur la il, vivre des moments extraordinai- leurs passages à l’acte.
même ? a honte et le mensonge. A l’heure res, de « véritables illuminations ». Poursuivipar le mensonge, John Le roman vaudou et hip-hop de Junot Díaz


E. G. d’être père à son tour, l’écrivain a Maissaind’esprit, ilse forgeaitdéjà est confronté un jour à cette fille est un prix Pulitzer renversant.
Traduit de l’anglais (Pays de Galles) par
Bernard Hoepffner, Rivages, 416 p., 23 ¤.
voulu savoir la vérité sur son pro-
pre géniteur, raconter tout ce qu’il
tout jeune un univers romanesque.
LesapprentissagesdeJohn Burnsi-
fatale qui tente de lui faire croire
qu’elle est atteinte d’une maladie
” Philippe Chevilley, Les Échos

avait semé (fables et désolation), de sont ceux d’un type qui s’est fait mortelle, puis il se réveille en pleine Chapeau la traductrice.
25, rue Chazière
69004 Lyon
04 78 27 02 48
exhumer les souffrances qu’il lui
infligea, pour, au bout du compte,
du cinéma.
Son père s’obstina à prétendre
nuit pour la découvrir à califour-
chon sur lui, les mains serrées
” Sean James Rose, Livres Hebdo
www.villagillet.net lui pardonner. Et, tout compte fait, autourde sa gorge. Lorsqu’elle veut
resa@villagillet.net le meilleur hommage qu’il pouvait lui planter un couteau dans le dos, Díaz est l’un des jeunes écrivains américains
Un mensonge sur mon père


(réservations
obligatoires) lui rendre était de répéter ses (A Lie About My Father) on est tenté de conseiller à l’auteur les plus prometteurs de son époque.
Mardi 3 mars
bobards, de les perpétuer.
Comment devient-on roman-
de John Burnside d’arrêter ses boniments. Cette brè-
ve pulsion de doute évaporée, on le
” Raphaëlle Leyris, Les Inrockuptibles
Élisabeth Roudinesco

cier ? Pour John Burnside, c’est Traduit de l’anglais (Ecosse) par Catherine retrouve à genoux devant Hitch-
Eli Zaretsky (USA) Tornade littéraire.
peut-être en apprenant à mentir à
son père, avant de mentir sur lui.
Richard, Métailié, 310 p., 20 ¤. cock et Jacques Tourneur, frisson-
nant de sa propre perversité, de son
” Direct Soir
© Lili Oei

Lundi 9 mars
Leur histoire est celle d’une rela- qu’il ressemblait à Robert Mit- désir de peur et de sa peur du désir.


AutouR DE RolAND BARthEs Oscar Wao est bien le grand livre attendu.
thomas Clerc, Bernard tion manquée, d’une transmission chum. Il s’identifiait aussi à Nor- Après viendra le démon, « le
de la haine de soi. Un bébé trouvé manWisdom, un comédien burles- “je” de mon autre », la paranoïa Olivier Mony, Sud-Ouest
Comment, Marielle Macé sur le pas d’une porte et transbahu- que malheureux, sorte de loser d’être agressé par un fantôme de
www.plon.fr
Mercredi 25 Mars téd’une famille à l’autres’est trans- maladroit. John, lui, sera obsédé son jumeau, la ronde des chauves-
Randall Kennedy (USA/Harvard) formé en homme perdu, qui a par les personnages incarnés par souris, des rêves, les apparitions de
Pap NDiaye (France / EHESS) engendré un fils dont l’enfance fut Walter Pidgeon, « un de ces vrais son père d’outre-tombe. Elucubra-
saccagée. Le refus de l’illégitimité, pères capables de faire l’impossi- tions ? Allez savoir, chez un écri-
Lundi 30 Mars la hantise de ne pas avoir étédésiré, ble ». Avec sa petite voisine Sandra, vain qui finit par avouer qu’il n’a feux
Daniel Arsand, Arlette
Farge, Frédéric Ferney
peuvent attiser en ricochets la
culpabilité, la cruauté, la fureur.
il improvise des cambriolages
exquis au fil desquels il doit la neu-
jamais eu de père ! a
Jean-Luc Douin
croisés
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essais Vendredi 27 février 2009

Diabolisation
de l’ivresse
au volant
Le livre magistral du sociologue
Joseph Gusfield sur la métamorphose
du conducteur buveur en
ivrogne tueur et sur la construction
des « problèmes publics » SÉVERIN MILLET

a conduite automobile et XXe siècle et, dans nombre de l’époque, l’autorité de tels argu- au Conseil de sécurité nationale, 1960. De fait, toutes les données pauvreté, la sexualité et bien

L la consommation d’alcool
font partie des expérien-
ces les plus banales de
l’existence moderne. Deux expé-
riences qui relèvent largement de
situations délictuelles, considérée
comme une circonstance atté-
nuante ? C’est que les « faits de
l’alcool », selon la belle expression
de Gusfield, n’avaient pas encore
ments ne pouvait déjà plus rivali-
ser avec celle du « mythe » que
construisaient au même moment
la science et le droit : celui du
« conducteur incompétent ». Le
une organisation privée qui collec-
tait les informations sur les acci-
dents de toutes sortes aux Etats-
Unis, de s’emparer du « problè-
me » de l’alcool au volant. Ce
publiées sur les accidents de la rou-
te mentionnèrent rapidement le
sexe du conducteur, son âge, son
taux d’alcoolémie, mais pas l’âge
de son véhicule ou son état d’entre-
d’autres « problèmes sociaux » ont
connu des définitions variables
dans le temps. Pourquoi n’en irait-
il pas de même de l’ivresse au
volant ? Ce « drame » social est
la vie privée mais dont tout indivi- été « arrachés à une masse de don- juge ne s’en laissa d’ailleurs pas conseil concentra son attention tien, la proximité d’un poste de aussi un problème dont s’empa-
du sait aussi le tabou qui pèse sur nées, nettoyés, polis, vernis, retou- conter : il fit condamner Town- sur les performances individuel- secours, etc. rent des groupes concurrents, qui
leur réunion. « Boire ou conduire, chés ici et là, et offerts comme des send après l’avoir mis au ban de les des automobilistes plus que ont tous l’ambition d’en devenir
il faut choisir » dit, en France, le découvertes dans le contexte des pré- l’humanité ordinaire, le dési- sur celles des automobiles ou sur Charge rhétorique « propriétaires » afin d’orienter
slogan publicitaire qui capture occupations pratiques et concrètes gnant même comme le symbole l’état du réseau routier et des servi- Gusfield soumet à la même jusqu’à sa définition, et ainsi de
avec le plus d’autorité « l’ordre de leurs découvreurs ». de l’ivrogne-tueur. ces de secours. Une façon de res- grille d’analyse le code de la route, transformer un ensemble de posi-
symbolique » que Joseph Gusfield En témoigne l’état de confu- Dans son étude, Joseph Gus- ponsabiliser le conducteur qui ainsi que tout l’appareil du droit tions morales en faits indiscuta-
s’attachait déjà à analyser dans un sion qui pouvait encore régner field déconstruit magistralement confortait évidemment aussi les en action : le processus d’arresta- bles, produisant « l’illusion (...) de
livre classique publié pour la pre- dans la tête de Glenn Townsend, les arguments « scientifiques » intérêts des constructeurs auto- tion envisagé comme un rite la clarté, de la certitude et de l’auto-
mière fois aux Etats-Unis en 1981. ce jeune conducteur qui, le (c’est-à-dire pour lui rhétoriques) mobiles, comme devait le montrer dégradant pour le conducteur rité ».
8 novembre 1919, percuta un qui permirent dès les années 1920 Ralph Nader dans les années buveur, la dramaturgie du procès, Notre existence, dit la seconde
La Culture des problèmes arbre sur Lovers’ Lane à Kalama- le jeu des métaphores dans la pro- leçon, possède une dimension
publics. L’alcool au volant : zoo, dans le Michigan. Alors que cédure, etc. sont finement dissé- symbolique qui autorise à en
la production d’un ordre sa passagère, blessée par une aile qués. Il montre ainsi comment la appréhender les problèmes com-
symbolique
de Joseph Gusfield
de la voiture emboutie, devait
décéder à l’hôpital, Townsend
s’en sortit indemne. « Après l’acci-
Extrait plie. Le code de la route est trans-
gressé chaque minute, quelques
fois volontairement, d’autres fois
conduite en état d’ivresse, sous
l’effet de cette charge rhétorique,
devint petit à petit impensable
me des textes. Joseph Gusfield –
c’est la grande richesse de ce livre
et peut-être aussi sa limite – s’atta-
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) dent, il rampa hors de la voiture, sor- non. Ni les juges, ni les policiers, ni autant que condamnable, et le che plus aux discours traitant de
par Daniel Cefaï, Economica, tit une bouteille dont il but quelques « La Culture des problèmes les conducteurs ne voient dans la conducteur buveur un bouc émis- l’alcool au volant qu’aux acteurs
« Etudes sociologiques », 354 p., 29 ¤. gorgées et en proposa aux specta- publics », pages 147-149 vitesse quelque chose d’anormal. saire d’un ordre social à la fois qui les portent. « Décrire la structu-
teurs. Il était tellement saoul qu’il Le changement de voie n’est pas sobre et vertueux : « La structure re des problèmes publics, c’est décri-
Le sociologue manie à mer- ne se rendait même pas compte de ce un acte odieux, pas plus que le métaphorique du raisonnement re la manière ordonnée dans laquel-
veille l’ironie, cet art de poser les qui était arrivé à son véhicule et à sa « L’automobile est en tant que demi-tour interdit un crime. Ces juridique se charge en effet d’impli- le des activités, des catégories et des
questions à l’envers, de voir compagne. » Plus étonnant enco- telle une machine à prendre des ris- infractions n’ont pas pour résultat cations sociales et politiques à tra- arguments émergent dans l’arène
l’étrange dans le plus trivial, com- re, l’avocat du jeune homme ne ques, étant donné les conditions l’arrestation et la garde à vue. Quoi- vers la manière dont la responsabili- publique », note-t-il dans une
me si le monde tel que nous le nia pas le délit de conduite en état actuelles de sa fabrication et l’état que leur relation aux risques de col- té est imputée. (…) Le code de la rou- conclusion qui pourrait sans mal
connaissons n’était qu’une hypo- d’ivresse, mais il plaida que rien des routes publiques (…). La lision soit bien connue, ces infrac- te n’est rien d’autre que l’incarna- s’appliquer, aujourd’hui comme
thèse parmi d’autres. « Pourquoi, ne permettait d’établir un lien conduite parfaite est un standard tions ne se voient pourtant accor- tion de telles métaphores », écrit le hier, à d’autres sujets d’inquiétu-
se demande-t-il dans les premiè- entre cet état et le décès de la jeune valable pour les anges, sur quelque der qu’un statut mineur. Ceux qui sociologue. de sociale. a
res pages du livre, la conduite femme. autoroute du paradis. Le “citoyen les perpètrent n’encourent aucune Joseph Gusfield, qui fut formé Gilles Bastin
d’une automobile sous l’influence L’état de la route, celui de la glis- normal”, le “conducteur moyen”, des condamnations morales que dans les années 1950 à l’université Signalons pour le cas français, avec une pers-
de l’alcool est-elle après tout un pro- sière de sécurité ou un défaut de “l’homme prudent et raisonnable” s’attire la conduite sous l’influence de Chicago, a retenu de cet hérita- pective historique plus large mettant en évi-
blème public ? » Longtemps, en conception de la voiture elle- s’expose chaque jour à des risques, de l’alcool (…). La position légale ge deux leçons magistralement dence le poids du corps médical dans la ges-
effet, la consommation d’alcool même ne pouvaient-ils pas aussi dès qu’il s’assied à son volant et de la conduite sous l’influence de exposées dans ce livre. Il n’y a pas, tion de l’alcoolisme comme déviance indivi-
fut tolérée dans les lieux publics avoir eu leur part dans ce décès ? prend des décisions rapides face à l’alcool se situe quelque part dans dit la première, d’objets moins duelle, la thèse récente de Bertrand Dargelos
ou au travail. Bien plus, ne fut-elle Sans doute, suggère à son tour le la circulation en sens inverse. Le la zone ambiguë entre l’offense dignes d’attention que d’autres (La Lutte antialcoolique en France depuis
pas encouragée jusqu’au début du sociologue constructiviste, mais à risque est mesuré et l’action accom- morale et le délit pénal. » dans le monde social. La folie, la le XIXe siècle, Dalloz, 2008, 390 p., 45 ¤).

Conseils à un jeune artiste sur « l’art noble et libre » de la peinture


Le traité composé en 1604 par un peintre flamand sous la forme d’un long poème
arel Van Mander (1548- facilité d’exécution auraient- italien Giorgio Vasari. Celui-ci a aux questions de savoir-faire : le « petite, maigre et sèche ». L’anima- qu’ils soient sobres. « Voyez la cer-

K 1606), qui fit l’essentiel de


sa carrière à Haarlem, a
beaucoup peint, des histoires
elles suffi à le préserver d’un pro-
gressif oubli s’il n’avait pris soin
de défendre son nom en écri-
laissé ses Vies de peintres et Van
Mander son Livre des peintres. En
guise de mode d’emploi, il compo-
savoir-vivre y est en cause.
De l’écriture poétique, il aurait
été délicat à l’éditeur et traducteur,
lier doit aussi célébrer la grâce des
génisses, « qui ont des muscles si
fins, des flancs si pleins ».
voise et ce qu’elle provoque et com-
bien d’hommes en porcs elle trans-
forme. »
sacrées et mythologiques de pré- vant ? La question se pose à son sa en 1604 le Principe et fonde- Jan Willem Noldus, de tenter de On regrette que, si bien parti, Il y va de l’œuvre de l’artiste.
férence. Cette abondance et sa propos comme pour son alter ego ment de l’art noble et libre de la restituer rythme et rimes de l’an- Van Mander ne passe pas plus Mais il y va surtout de la réputation
peinture. Il n’avait pas été traduit cien flamand au français. Il a eu la de tous les peintres, que leurs
en français. C’est un ouvrage sagesse de ne pas s’y risquer, se Principe et fondement de l’art confrères ivrognes compromet-
déconcertant par sa diversité et bornant à conserver la découpe noble et libre de la peinture tent : qu’ils cessent de boire « pour
un document de premier ordre des strophes. La lecture s’en trou- de Karel Van Mander que puissent enfin se perdre dans
pour les historiens – et pas seule- ve facilitée, mais elle n’est pas sim- l’abîme du Styx toutes ces fausses
ment les historiens d’art. ple pour autant, car Van Mander Traduction, préface et notes de Jan Willem rumeurs sur les Artistes comme “un
Le titre donne à attendre un trai- se sert de tout ce qu’il a lu et enten- Noldus, Les Belles Lettres, 282 p., 23 ¤. peintre est fou” et que puisse s’effacer
Des té théorique. La table des matières du. Or ses connaissances sont aus- le proverbe populaire : “Plus on est
rebondissements, semble le confirmer. Elle annonce
des chapitres intitulés « Analo-
si considérables qu’hétéroclites. Il
puise dans une histoire de la pein-
longtemps en revue bêtes exoti-
ques, poissons et oiseaux. Il s’en
peintre, plus on est sauvage” pour se
transformer en “Plus on est peintre,
des quiproquos, gie, proportion ou dimension des
parties d’une figure humaine » ou
ture dont, après les Grecs et les
Romains, les Italiens sont les
tient à un conseil : « Il n’y a rien de
mieux pour vous éviter les erreurs
plus on est serein” ». Cinq siècles
plus tard, les vœux de Van Mander
des coups fourrés « De l’ordonnance et de l’inven-
tion des histoires », des considéra-
héros, Raphaël et « l’immense
Titien ». Mais Breughel et d’autres
que de vous renvoyer à la Nature. »
C’est l’une de ses habitudes :
ne sont pas encore exaucés. a
Philippe Dagen
dignes d’un polar. tions sur la manière de suggérer
émotions et passions par la physio-
Flamands sont cités et Van Man-
der se dit « fier de [les] vanter ». Il
quand il a, sur toute question,
accumulé références, allusions lit-
nomie et l’attitude des personna- puise surtout dans des recettes téraires et avis techniques, il ren-
ges et des propos sur l’imitation techniques de toutes sortes. voie à l’observation empirique du
des pelages des animaux et des monde. A chacun de résoudre les
Jean-Maurice de Montremy, étoffes. Politesse et sobriété contradictions qui peuvent appa-
Livres Hebdo Ce dernier point indique déjà Pour faire un cheval, il est ainsi raître : Van Mander compile plus
que Van Mander, loin de s’en tenir bon de commencer par trois cer- qu’il ne raisonne.
aux principes, donne des conseils cles, « dont l’un est la croupe, l’autre Mais le plus singulier est dans
pratiques. Son ton est celui de l’en- la poitrine, le troisième va servir pour l’« exhortation aux jeunes peintres
seignement d’un maître à son élè- le corps », mais meilleur de ne pas en herbe ». Il faut qu’ils soient tra-
ve dans l’atelier. Mais avec deux appliquer cette méthode trop lour- vailleurs et réguliers, d’abord.
particularités singulières : ce trai- dement et de se souvenir que « les Lettrés et subtils, bien sûr. Polis
té est écrit sous la forme d’un très fesses rondes doivent trembler de et courtois, comme, paraît-il,
long poème et ne s’en tient pas graisse » alors que la tête sera Apelle et Raphaël. Et surtout
0 123>
Vendredi 27 février 2009 essais/ 7

Fête de la poésie

Histoire des amours La 11e édition du « Printemps des


poètes », dont le parrain est cette
année le comédien Denis Podaly-
dès, se tiendra du 2 au 15 mars,
avec des centaines de manifesta-

a p a rt é Anne-Claire Rebreyend explore la lente érotisation


du couple conjugal au cours du XXe siècle
tions partout en France. Pour la
saison 2009, le poète Jean Tar-
dieu (1903-1995) sera mis à l’hon-
neur ainsi que la poésie étrangè-
Le sans-culotte n1934,LucienneBoyerrou- passion réciproque à celui de leur
re, avec la tournée en France de

E
plusieurs poètes libanais (Abbas
sans peine coule Parlez-moi d’amour.
En 1968, Juliette Gréco
désir mutuel. Ecrits timides, puis
plus dutout. En 1952, chacun ayant
Beydoun et Iskandar Habache),
catalans (Narcis Comadira et
susurre Déshabillez-moi. divorcé, ils se remarient. Alex Susanna) et chinois (Liu
LE PÈRE DUCHESNE, c’est un Mais comment s’expriment les Demêmequelesfilms del’entre- Hongbin).
type comme vous et moi. Un sans- vocalises du sentiment, les rimes deux-guerres mettaient hors Rens. : www.printempsdespoetes.com
culotte sans histoires, un citoyen du désir, l’harmonie ou la disso- champl’étreintesensuelle,lui subs-
comme tout le monde. Un quidam, nance du plaisir dans la sphère tituant l’image du feu de cheminée,
quoi. Ce personnage imaginaire domestique, les rêves des jeunes les 247 textes collectés par l’Asso-
Prix Cévennes
est né au XVIIIe siècle, au milieu gens, les chambres à coucher ? ciation pour l’autobiographie et Le 3e prix Cévennes du meilleur
des bateleurs et des poissardes, S’accordent-ils ? le patrimoine autobiographique roman européen, doté de 20 000
dans les baraques de foire des fau- Au XXe siècle, l’amour des Fran- (APA) que l’historienne a compul- euros, sera remis, avec le concours
bourgs de Paris. A la faveur des çais se conjugue d’abord au plu- sés, et les lettres conservées dans du « Monde des livres », le 13 juin
bouleversements révolutionnai- riel. Dans les genres, les pratiques, àAlès(Gard).Leslibrairesindépen-
res, ses aventures ont été reprises sinon le langage. Raison pour dants, réunis sous la houlette de la
Intimités amoureuses librairie Sauramps, ont établi une
au théâtre, puis dans des journaux. laquelle l’essai que publie l’univer- France 1920-1975
L’un d’entre eux fut porté par un sitaire Anne-Claire Rebreyend, première sélection de dix titres
d’Anne-Claire Rebreyend issusdeneuf pays européens : Alle-
plumitif de talent, Jacques-René version abrégée de sa thèse de doc-
Hébert (1757-1794), ancien torat, s’intitule Intimités amoureu- Presses universitaires du Mirail, magne, Le Soldat et le gramophone,
employé du Théâtre des Variétés ses. D’une plume alerte, l’auteur « Le temps du genre », 340 p., 31 ¤. de Sasa Stanisic (Stock) ; Dane-
devenu un des leaders de la section brosse un panorama détaillé des mark, Tête de Chien, de Morten
des Cordeliers. Son Père Duchesne variations du sentiment amou- lesfondsBeauvoiretMénieGrégoi- Ramsland (Gallimard) ; Espagne,
s’imposa comme le journal de réfé- reux et de la conjugalité, de même re témoignent des interdits pesant L’Eclat dans l’abîme, de Manuel
rence de tous les sans-culottes. qu’un demi-siècle de stéréotypes, sur la parole, y compris dans des Rivas (Gallimard) ; France, Courir,
Outrancier, violent, ordurier, il deconduites hétéroet homosexuel- écrits non destinés à la publication. de Jean Echenoz (Minuit) et Une
avait tout pour plaire. Et comme les au regard des mentalités et des Certes,dès le début du XXe siècle, le éducation libertine, de Jean-Baptis-
on dit de nos jours, l’auteur assu- normes sociopolitiques. Mais der- mariage d’amour est la norme, te Del Amo (Gallimard) ; Grande-
mait. « Si j’avais voulu trancher un rière ce pluriel se cache évidem- maisl’entréedansla sexualitédiffè- Bretagne, Quelque chose à te dire, de
bel esprit, je m’en serais aussi bien ment du singulier, dont les échos re. La majorité des femmes conser- Hanif Kureishi (Bourgois) ; Italie,
tiré qu’un autre. Moi aussi, je sais se retrouvent dans les récits per- vent leur virginité jusqu’au maria- Chaos Calme, de Sandro Veronesi
parler latin ; mais ma langue natu- sonnels ; ce qui est tu par honte, ge tandis que les hommes s’initient (Grasset) ; Portugal, Jérusalem, de
relle est celle de la sans-culotterie ; ignorance ou pudeur, ce qui est à la sexualité auprès de prostituées. Gonçalo M. Tavares (Viviane
j’aime mieux être des pauvres bou- dévoilé peu à peu. Le double standard entre filles faci- Hamy) ; Russie, Eloge des voyages
gres (…) que de prendre le ton de nos Par l’intervalle retenu, 1920- les etfilles sérieuses aurala vie dure insensés, de VassiliGolovanov (Ver-
journalistes freluquets qui, pour plai- 1975, cet ouvrage prend le relais du au XXe siècle. Dans les années 1930 dier) ; Suisse, Melnitz, de Charles
re aux petites maîtresses et aux pré- quatrième volume de L’Histoire de c’estlalaméconnaissancequidomi- Lewinsky (Grasset).
tendus honnêtes gens, n’osent nom- la vie privée. De la Révolution à la ne. « Dans Le Petit Larousse, aucun Le jury est composé des critiques,
mer les choses par leur nom. Il faut Grande Guerre, dirigée par Michel- mot ne renvoie à l’acte sexuel humain auteurs et traducteurs Margot
emmanuel pierrot / vu (extrait de la série « personnages et situations ») Dijkgraaf,RenédeCeccatty,Pierre-
jurer avec ceux qui jurent, foutre ! » le Perrot (Seuil, 1999). Période cru- avant la fin des années 1970 », rap-
Comme la Terreur a mal tourné, ciale qui voit l’émancipation de la anecdotes évocatrices de craintes consignéedans leurcorrespondan- pelle Anne-Claire Rebreyend. Yves Petillon, Takis Theodoropou-
depuis deux siècles, Le Père femme, la visibilité grandissante ou de frissons, ces extraits où le ce qui court sur cinquante ans. Avec la séparation des couples los et Alberto Manguel.
Duchesne a plutôt mauvaise pres- des minorités sexuelles et l’avène- mythedel’amour sefrotteau quoti- Leur première rencontre aux allu- liéeauxguerres, lafrustrationaffec-
se. Pourtant, Michel Biard, direc- ment d’une sexualité distincte de la dien insatisfaisant éclairent de res de coup de foudre a lieu en 1941. tive et physique pousse à dire le Récompenses
teur de la revue des Annales histori- rhétorique chrétienne, des ouvra- neuf et de nuances cette partition Leurs sentiments naissants sont manque. « La guerre donne l’occa- Prix Louis Guilloux, doté de
ques de la Révolution française, a ges d’éducation sexuelle et des connue en ses grandes lignes. Il y a entachés de culpabilité. Serge s’est sion aux époux de vérifier la profon- 20 000 euros : Bernard Chambaz,
entrepris de lui rendre honneur, romans sentimentaux qui ont dans leurs récits des constats de fiancé par dévouement avec une deur de l’amour construit et, surtout, Yankee (Panama) ; Prix SNCF du
d’une manière assez inattendue. Il conditionné les émois du cœur et détresse, des déboires cocasses, des amie tuberculeuse. Et n’entend pas d’exprimer ce sentiment. Les circons- polar français : Karine Giebel,
a exhumé, dans les quelque 400 du corps. L’interdiction des mai- observations attristées ou joyeuses rompre son serment. Denise est tances exceptionnelles les conduisent Les Morsures de l’ombre (Fleuve
numéros du journal d’Hébert, les sons de tolérance (1946), l’irrup- sur le manque de liberté, la qualité mariée à un voisin désormais captif aussi à effleurer le sujet tabou de la Noir) ; Prix SNCF du polar euro-
mots et expressions typiques du tion de la sexologie, l’influence du des baisers, le flirt, la vie de famille. des Allemands. Or Vichy durcit la sexualité conjugale. » Un rappro- péen : Nick Stone , Tonton Clari-
« parler sans-culotte », et en a retra- Deuxième Sexe (1949), les lois législation sur l’adultère des fem- chement s’opère entre amour et nette (« Série Noire » Gallimard).
cé le sens, et l’origine. Le résultat concernant l’adultère, le divorce, la L’histoire de Denise et Serge mes de prisonniers. Cependant, désir, y compris chez les hommes
est un dictionnaire inattendu, à la contraception, l’avortement, l’âge Il en va ainsi avec les historiens l’amoureuse se résout à renverser aspirantdavantageà unplaisir par-
fois hilarant et érudit. de la majorité sexuelle, tout cela du sensible dont des livres-gigo- l’ordre établi et à partir, munie de tagé. Le couple conjugal s’érotise.
En deux siècles, tout n’a pas rejaillit dans les foyers, ou du gnes enchâssent des récits de vie. mots simples ou faussement ingé- Slogan de 1968 : « Plus je fais
changé : on met toujours « des moinsdansles aspirationsdesindi- Celui,parexemple,delabellehistoi- nus, à la conquête de Serge, vierge, l’amour, plus je fais la révolution. »
bâtons dans les roues » pour entra- vidus. Le parcours libertin de Nar- re vécue par Denise, ouvrière pari- et homme de devoir. Leur relation Révolu ce corps comme objet de
ver une affaire, les « enfonceurs de cisse, celui d’Henri-Jacques, les sienne et Serge, chef de service épistolaire affermit leurs liens à honte. a
portes ouvertes » ne sont pas moins confidences de Marie et Bab, mille dans une fonderie. Tous deux l’ont petites touches, de l’aveu de leur Macha Séry
nombreux (et ne prennent pas
plus de risques), et « la cinquième
roue du carrosse » continue à être
symbole d’inutilité (« en dépit de la
disparition des carrosses, et surtout
malgré l’apparition d’une très utile
La dimension grecque du christianisme 2 mars
Paolo Giordano. A Paris, pour la
roue de secours »). On continue sortie de son roman La Solitude des
même à deviser « entre la poire et le Bruno Delorme pointe avec brio l’influence de l’hellénisme sur les évangiles nombres premiers (Seuil), Paolo
fromage », alors que le fromage, de Giordano, le plus jeune lauréat du
nos jours, se mange avant la poire. runo Delorme part d’un un substrat araméen réduit à des se trouve à l’arrière-plan de la Pas- avec le maximum de vraisemblan- prix Strega, s’entretiendra avec le
Certaines expressions, en revan-
che, ont été altérées : on se met sur
son trente-et-un, alors qu’il y a
B constat et pose une ques-
tion : le message d’un obs-
cur prédicateur juif des années 30
traditions orales, cela n’explique
pas l’élaboration d’« un ensemble
d’écrits complets parfaitement rédi-
sion). Rompus aux techniques de la
rhétorique grecque, maniant avec
bonheur le sens du tragique et du
ce. Or celle-ci « n’aurait jamais pu
seulement émerger du terreau
judéen et palestinien sans le formi-
journaliste Fabio Gambaro,
autour de sa vocation littéraire,
de son parcours et de ses projets.
deux siècles, il suffisait de se met- de notre ère constitue le fonde- gés en grec ». théâtre, brossant un portrait de dable levier de la rhétorique grecque A 19 heures. Institut culturel italien,
tre sur son « dix-huit ». D’autres ment d’une religion universelle. Il faut donc recourir à d’autres Jésus en héros mélancolique au qui, par son génie de la mise en scène 73, rue de Grenelle, 75007. Entrée libre
termes, enfin, ont changé de sens : Comment cela a-t-il été possible ? hypothèses, plus riches de sens. sens antique – ce qui ressort de son tragique et la puissance de persua- sur réservation : 01-44-39-49-39.
sous la Révolution, c’est « à coups Les croyants ou les théologiens Delorme relève que l’Antiquité n’a recours constant à la métaphore et sion qu’elle recèle, a permis à celui-
de pieds et à coups de poings » qu’on répondront simplement parce que cesséd’imitercequis’étaitfaitaupa- à la parabole –, les évangélistes ci d’accéder à l’universel qui est tou- 5 mars
« pelotait ». Depuis, les mœurs se c’était la vérité, mais la réponse ne ravant,quitte àenmodifier insensi- transforment le prédicateur gali- jours le sien ». Shoah. A Paris, à l’occasion de la
sont considérablement adoucies. satisfera évidemment pas l’histo- blement certains aspects mais sans léen en un Christ à la fois « si par- La démonstration de Bruno publication de Cartea Neagra. Le
Hébert était vu comme le chef rien, croyant ou non. Car s’il suffi- jamais s’en vanter ; car l’innova- fait et si humain » qu’il conduit à Delorme, rondement menée, dans Livre noir de la destruction des juifs
du parti des « Exagérés ». Et, de sait de dire vrai pour être entendu tion n’est jamais valorisée, et tout une sorte de « prise d’otage affective une langue d’une clarté exem- de Roumanie. 1940-1944, de Mata-
fait, il exagérait. Passe encore qu’il de la Terre entière… l’art consiste dans la mimésis, l’imi- (…)quiprendaudépourvutoutaudi- plaire, a le grand mérite de ne pas tias Carp (Denoël), un débat réuni-
moque les « blondins » et les petits tation. Daniel Marguerat a montré teur ou tout lecteur, le gagne peu à isoler les auteurs des premiers tex- ra Alexandra Laignel-Lavastine,
marquis à la « langue sucrée », vitu- Le Christ grec naguère tout ce que Luc, dans les peu à sa cause et en fait un croyant tes chrétiens du monde où ils Isac Chiva, Luba Jurgenson, Annet-
père l’« aristacrasserie » ou ranime De la tragédie aux évangiles Actes des Apôtres, devait à la tradi- presque malgré lui ». vivent, et dont ils sont nécessaire- te Wieviorka et Liliana
le souvenir du « Porte-coton » de de Bruno Delorme tion historique grecque. Il en va de ment solidaires des cadres intel- Carp-Ophir, fille de l’auteur.
Versailles, ce noble envié à qui reve- même pour les Evangiles, qui s’éla- « Accéder à l’universel » lectuels, philosophiques, artisti- A 19 h 30. Musée d’art et d’histoire
nait la lourde responsabilité des Bayard, 192 p., 20 ¤. borentsur un arrière-plan detragé- Conformément aux règles élé- ques et politiques. Comment igno- du judaïsme, 71, rue du Temple, 75003.
latrines. Mais peut-être n’aurait-il die grecque, de dialogues platoni- mentaires de la rhétorique grec- rer que le culte des souverains, qui Réservation : 01-53-01-86-48.
pas dû donner du « Charlot » à Bruno Delorme défend avec ciens, de traités aristotéliciens et de que, l’important dans les Evangi- se développe alors sous la forme
Charles-Henri Sanson, le bour-
reau. Contrairement à beaucoup
conviction et pertinence la thèse
que les textes fondateurs du chris-
romanshellénistiques.Ilsapparais-
sent alors comme des « composi-
les n’est pas la réalité historique
des faits, mais leur vraisemblance
du culte impérial, est le modèle
même de la transformation d’un 0123 des Livres
des victimes d’Hébert, l’honnête tianisme,Evangiles et Actesdes Apô- tions tragico-romanesques ou des et leur agencement de manière à mortel en être divin ? Sur LCI
homme eut l’occasion de se ven- tres, élaborés une génération après romans tragiques, mais avec cette susciter la foi. On comprend du Alors qu’il est de bon ton dans la
ger. C’est lui qui eut l’honneur de la mort de Jésus de Nazareth, n’em- caractéristique nouvelle et singulière, coup que l’historicité de Jésus – théologie contemporaine d’insister Retrouvez « Le Monde des livres »,
le mener au « Rasoir national », le pruntent à peu près rien à la tradi- comparativementauxtragédiesanti- que Delorme ne remet pas en cau- sur les origines juives et le milieu l’émission présentée chaque semaine
4 germinal an II, et de lui « couper tionjuive etaraméenne,maisbeau- ques, de comporter un dénouement se – importe peu en définitive : la araméen de Jésus – ce qui est une sur LCI par Florence Noiville. Invité
le sifflet ». a coup à l’hellénisme : sa langue heureux », la résurrection. figure du Christ domine de très évidence –, on a trop tendance à de la semaine : Alain Mabanckou
Jérôme Gautheret d’abord, ses méthodes d’expres- On a noté depuis longtemps cer- loin celle de Jésus de Nazareth ; si négliger la dimension proprement pourBlackBazar(Seuil).Diffusion :jeu-
Parlez-vous sans-culotte ? sion ensuite. Pour Bruno Delorme, tains emprunts aux grands auteurs celui-ci appartient à l’histoire, ce grecque de l’élaboration de la figu- di 26 février à 13 h 40. Rediffusions :
Dictionnaire du Père Duchesne, « aucune productionlittérairejudaï- de l’Antiquité (L’Odyssée n’est pas n’est pas cette vérité-là qui empor- re du Christ, la seule qui explique vendredi 27 à 15 heures, samedi 28 à
1790-1794, de Michel Biard. que n’a pu leur servir de source ni de étrangère aux errances de Paul en te la conviction du croyant, mais son rayonnement universel. a 16 h 30 et dimanche 1er mars à 13 h 10.
Tallandier, 578 p., 25 ¤. modèle » et, même s’il peut y avoir Méditerranée, le procès de Socrate bien la figure du Christ, construite Maurice Sartre Aussiaccessible sur Lemonde.fr et Lci.fr
8 /re nc o n t re 0 123
Vendredi 27 février 2009

Pascal Garnier
« Je n’ai jamais supporté
ce que les gens
appellent la vraie vie »
L’auteur de romans noirs et de littérature enfantine
poursuit, avec « Lune captive dans un œil mort »,
ses narrations tendres et désespérées

I
l a l’air un rien perdu, une sœur. La blanchisserie familia- thographe. Je me battais avec les
debout, dans le salon de ce le. Des parents « plutôt gentils »… conjugaisons. » Il se marie aussi.
grand hôtel parisien. Une Tous les deux avaient le goût des Un hasard amoureux. « On y croit
large casquette de tweed voyages. « Ma mère aimait les tellement… » Sa belle-famille est
enfoncée sur la tête. Enve- livres. Au fond, c’est à cause de ça que riche. Voilà qu’il se retrouve à gérer
loppé d’un long manteau je suis parti. A cause des livres. » Il un château et des terres quelque
chiné. Ici, au milieu du brouhaha sourit. Détourne les yeux un ins- part dans l’Yonne. « Là, je n’étais
discret des conversations, dans ce tant. vraiment pas à ma place. J’ai vite été
décor de fauteuils de velours rouge Grèce, Turquie, Moyen-Orient, dévoré d’ennui. Je lisais, je lisais. » Raphaël Gaillarde/Gamma/Eyedea Presse
et de meubles Art déco, Pascal Gar- Asie... La fugue adolescente va Encore la fiction. Ce qui a changé,
nierressembleàLittleNemo,leper- durer une dizaine d’années, avec c’estqu’ilveut,lui,l’écrire.« Les his- papier… Le petit volume tombe Solution esquimau (Fleuve noir, nesse. Après Un chat comme moi
sonnage de la bande dessinée de quelques retours. Très peu. « Je fai- toires que je racontais m’ont permis sous les yeux de son voisin, l’édi- 1996 ; Zulma, 2006), Pascal Gar- (Nathan, 1986), jolie histoire de
WinsorMcCayqueses rêvesentraî- sais la route, poursuit-il. J’étais un de m’évader. » Il se sauve en effet. teur Paul Otchakovsky-Laurens, nier commence un long cycle de solitude et de métamorphose, vien-
nent toujours dans des endroits beatnik. On se défonçait. On parlait Une nouvelle fois. Divorce. Rema- qui publiera un premier recueil, narrations désespérées et tendres. dront une bonne trentaine d’autres
inconnus et qui se réveille à chaque interminablement. Je me sentais riage.Installation dansle14e arron- L’Année sabbatique (POL, 1986). Des textes à l’humour terrible- titres. « Cela a été une excellente éco-
fois en tombant de son lit. libre. Je crois que j’étais heureux. » dissement. Bricoles et combines. Voilà comment Garnier est deve- ment grinçant. Qui broient le noir le pour moi. Les enfants sont des lec-
Il cherche autour de lui. « C’est Mais, à force de fuite, les lignes se Où cela va-t-il le mener ? nu écrivain… Surclassement, un et qui serrent le cœur. C’est qu’il teurs impitoyables. La moindre lassi-
vous, n’est-ce pas ? Je n’étais pas bien brouillent. Pascal Garnier rentre, autre recueil, sort chez POL l’an- est incroyablement proche de ses tudeleur faitfermer lelivre. » Laren-
sûr du rendez-vous. » En voilà un pour de bon. Sans perdre tout à fait Humour grinçant née suivante. « Mais je voulais pas- personnages (des gens simples, contre avec Laure Leroy, son éditri-
qui n’a pas attendu aujourd’hui et sa bougeotte. « Je tournais avec des Gilles Vaugeois, le libraire de la ser au roman. J’étais impatient. » plutôt abîmés par l’existence) et de ce chez Zulma, où il a maintenant
ses bientôt 60 ans pour être dis- groupes de rock. Je faisais les paroles rue des Plantes, remarque ses nou- Du temps à rattraper… Ce sera grâ- ses lecteurs aussi. Allant sans ces- neuf titres, va aiguiser encore cette
trait. Enfin, disons plutôt qu’il s’ab- deschansons. » Quelquechose com- velles et en imprime deux (Contes ce à Vaugeois, à nouveau, qu’il se des uns aux autres, dans un sou- exigence. Le premier d’entre eux,
sente. « Tout petit à l’école, mence en effet à le démanger. « Je gouttes, L’Entreligne, 1985) dans pourra toucher à cet autre registre. ci du complément. L’A26 (Zulma, 1999), roman terri-
confie-t-il, je regardais la fenêtre, n’osais pourtant pas aller plus loin, ce qu’il appelle ses « 45-tours litté- Avec Le Pain de la veille (L’Entreli- Il a fait l’apprentissage de cet ble où un employé de la SNCF can-
puis la pendule, puis à nouveau la explique-t-il. Je maîtrisais mal l’or- raires ». Tirage restreint, beau gne, 1989), que suivra plus tard La échange en écrivant pour la jeu- céreux fait disparaître dans le
fenêtre. » Envie d’être ailleurs, tout béton d’une autoroute en construc-
simplement. « Je n’ai jamais sup- tion les jeunes filles qu’il assassine,
porté ce que les gens appellent la vraie
vie. Il fallait que j’imagine, que j’in-
vente. J’aimais les héros, je voulais
Une monstrueuse intimité marque un vrai changement d’ap-
proche.« Avant, je racontais des his-
toires, explique Garnier. Mainte-
être un héros. » ul ne sort de Suresnes, qui où ils n’avaient plus leur place ». Ils temps pour voir arriver un autre ques avec les personnes âgées. nant je les laisse raconter par ceux
Comment fait-on pour ne pas se
tromper de chemin lorsque l’on a
cetimpérieuxdésiren tête ?Ens’ef-
N souvent n’y revienne. » Tu
parles… Tout change,
même en banlieue Ouest de Paris.
ont donc fui avec auto et bagages.
Vers le sud, le ciel bleu d’azur et la
tranquillité. Mieux encore : ils ont
couple. Les Node (Maxime et Mar-
lène) ont abandonné Orléans et
leur quartier résidentiel « devenu
Chacun s’étant mis librement en
enfer se convainc d’y rester. Jus-
qu’au bout.
qui les vivent. »
Un tragique gagnant du Loto,
untueur à gages épuisé, unange du
forçant de rater la « vraie vie » des Odette et Martial Sudre ont bien succombé au charme rassurant la proie favorite des racailles (…) qui Pascal Garnier fait bouillir dans bizarre déguisé en cuisinier… La
autres. « Je n’avais pas tout à fait été forcés d’en convenir, l’optimis- d’une résidence clôturée et sécuri- encerclaient la ville ». ce vase clos une très sourde angois- prisedupouvoirdutexteparlesper-
16 ans, et un seul trimestre de 3e, lors- te devise de leur commune ne vaut sée avec gardien-régisseur. Un Le décor est planté. Ajoutez le se. C’est drôle et terrifiant tant on sonnages : quelle plus belle réussi-
que l’éducation nationale et moi désormais plus tripette. Plus rien genre de village vacances à l’année gardien, M. Flesh, un demeuré ressent la fragilité derrière les cari- te littéraire aurait pu imaginer ce
avons rompu. Je suis parti. Je n’avais ne ressemble à ce que ce couple de pour seniors angoissés avec club- taciturne, écrabouilleur de chats. catures. C’est tendre à rebrousse- petitgarçonquipensait quela réali-
qu’uneidée : franchirles frontières. » cadres retraités en a connu. house,animations etpiscinechauf- Léa, une troisième résidente, pas poil. Frissonnant. Méchant d’hu- té ne vaudrait jamais la fiction ? a
Lejeunegarçonvaabandonnerder- En moins de temps qu’il n’en fée au solaire. Seulement lorsqu’ils si vieille et jolie, mais dont l’esprit manité. a Xavier Houssin
rière lui une enfance « pas vilaine » faut pour vieillir, « leur paisible ter- emménagent c’est encore l’hiver, il s’égare. Nadine, enfin, genre d’er- X. H. Les Hauts du bas vient d’être publié au Livre
dans le 13e arrondissement, puis à ritoire s’était métamorphosé en une pleut et ils sont les premiers. Il leur gothérapeute préférant la fumette Lune captive dans un œil mort, de poche (n˚ 31 206, 190 p., 5,50 ¤),
Puteaux et à Versailles. Un frère, sorte de jardin d’enfants hystériques faudra attendre le début du prin- et le space cake aux activités ludi- de Pascal Garnier. Zulma, 158 p., 16,50 ¤. et Zulma réédite L’A26 (104 p., 15 ¤).

La crise américaine touche aussi les suppléments littéraires


nombreux critiques, écrivains et ront et s’étendront sur Internet. La sacro-sainte « New York semaine 4 200 exemplaires sont
lecteurs. « Alors que les statistiques Or, aux yeux de nombreux journa- Times Book Review » demeure le achetés en librairie dans tout le
nationales témoignent d’un léger listes, Internet modifie la nature plus grand supplément littéraire pays. Les éditeurs refusent néan-
regain d’intérêt pour la lecture, note même de la fonction critique, puis- outre-Atlantique, avec jusqu’à moins de se prononcer sur l’avenir
un blogueur de Washington, les qu’il s’agit, pour le lecteur, d’y trente pages tous les dimanches, du supplément, la crise ayant pro-

lettre de new york journaux semblent prendre le parti


scandaleux de considérer la littératu-
re comme une pratique marginale et
rechercher un article plutôt que de
glisser son regard au fil des pages,
limitant de fait la portée d’une criti-
quinze journalistes et des dizaines
de collaborateurs. En outre, la
« NYTBR » est vendue séparé-
voqué les plus grosses pertes
qu’ait accusées le New York Times
depuis la Grande Dépression. a
e 15 février est parue la der- rédacteurs en chef du Washington peu lucrative. » que sur un auteur peu connu du ment à 23 500 abonnés, et chaque

L
Lila Azam Zanganeh
nière édition du supplément Post, ajoutant aussitôt que le nom- Pour calmer l’angoisse qui a sai- grand public.
littéraire du Washington bre de critiques ne diminuera si le monde littéraire américain à Cela dit, certains lecteurs de
Post, l’un des deux plus grands quo- « presque pas » au sein du journal, l’annonce de cette clôture, le Wash- « Book World » s’accommodent
tidiens outre-Atlantique. Ce célè-
bre supplément, intitulé « Book
World » – et dont plusieurs criti-
« même s’il est vrai que nous dispose-
rons de moins de place ».
Quoique décriée dans l’ensem-
ington Post a annoncé qu’il expéri-
menterait « des formes nouvelles de
reportages littéraires » plus axés
de sa disparition. Un blogueur du
Colorado semble ainsi faire écho à
une part significative du lectorat
Les grandes soirées
ques avaient reçu le prix Pulitzer –
figurait jusqu’ici à l’intérieur du
ble des cercles littéraires du pays –
notamment par le très respecté
sur des thèmes d’actualité. « Si
trois livres paraissent sur Lincoln,
lorsqu’il écrit : « “Book World”
était si médiocre qu’il n’était franche- de La Procure
journal, mais se vendait également National Book Critics Circle, qui a explique M. Brauchli, nous les ras- ment pas digne d’un journal aussi e 20h d
comme entité séparée. Depuis le fait circuler une pétition contenant semblerons en un seul article ; ou prestigieux (…). En tant que concept, à
22 février, ses articles paraissent quelques grands noms de la littéra- bien nous ferons un papier sur l’in- donc, “Book World” me manquera ;
 Actualité de Jean Calvin, 21h30
dans deux rubriques consacrées à ture américaine –, la décision fluence de Lincoln sur la politique de en tant que réalité, bon débarras ! »
d’autres sujets : « Outlook », page paraît sans appel. Car elle n’est pas Barack Obama. » Les seuls suppléments résistant pour le 500e anniversaire de sa naissance,
de débats et commentaires, et uniquement liée à la crise économi- jusqu’ici à la crise sont ceux du San
« Style & Arts », une section com- que qui ravage l’industrie du livre Deux survivants Francisco Chronicle – qui préserve avec le journal Réforme.
prenant l’« entertainment » sous
toutes ses formes. C’est désormais
aux Etats-Unis. Depuis plusieurs
années déjà, les éditeurs dépen-
Lueur d’espoir pour les ama-
teurs de livres : créé en 1967,
une « Book Review » de huit
pages, même si le nombre total
 Jean-Luc Mouton, Calvin - Folio
sur Internet que la rubrique litté- sent une part infime de leur bud- « Book World » avait déjà été relé- d’articles a nettement diminué – et  Yves Krumenacker,
raire continuera d’être publiée get marketing pour la publicité, gué à la section « Style » en 1973, du New York Times. Le Los Angeles
séparément, à l’exception de quel- préférant les accords de coopéra- avant d’être rétabli comme entité Times a, quant à lui, éliminé son Calvin au-delà des légendes - Bayard
 Marc Vial, Jean Calvin - Labor et Fides
ques numéros spéciaux : les lectu- tion avec les chaînes de librairies séparée au début des années 1980. supplément littéraire en 2007,
res d’été et les livres pour enfants. comme Barnes & Noble, qui garan- Tout reste donc possible. Nombre bien qu’il ait augmenté le nombre
La raison de cet arrêt de mort ? tissent que certains livres seront d’éditeurs, par ailleurs, justifient d’articles publiés en ligne. « Peut- le mercredi 4 mars
Le manque de publicité. « Elle , évi- clairement mis en valeur dans les les transformations actuelles en se être est-ce simplement une nostalgie
www.benoitleduc.fr

demment. « Elle ne justifiait plus vitrines de magasins. déclarant certains que l’intégra- idiote de ma part, explique son ulti-
l’espace consacré chaque semaine L’effet sur la culture littéraire, tion des critiques de livres aux me rédacteur en chef, Steve Was- Soirée gratuite, inscription obligatoire :
dans “Book World” à la couverture déjà piétinée par les logiques de la pages générales attirera l’attention serman, mais j’aime à penser que la 01 45 48 20 25 ou rencontres@laprocure.com
des livres », a annoncé la semaine culture de masse, risque d’être d’un lectorat plus étendu. Et les République des lettres mérite une laprocure.com
dernière Marcus Brauchli, l’un des délétère, comme l’observent de recensions, assurent-ils, continue- région qui lui soit propre. »

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