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Yolène Dilas-Rocherieux

Communisme, révolution,
islamisme
Le credo d’Ilich Ramirez Sanchez

D’aucuns se sont offusqués de la parution du cien), une conjoncture politico-historique et des


livre d’Ilich Ramirez Sanchez 1, alias Carlos, ter- masses souffrantes en quête d’identité. Par expé-
roriste international arrêté en 1994, aujourd’hui rience, Carlos sait que les politiques d’ingérence
détenu à la centrale de haute sécurité de Saint- en Afghanistan et en Irak, la guerre israléo-
Maur-Bel Air. Si cette indignation est toute légi- palestinienne, les résistances de certains peuples
time de la part des victimes d’un meurtrier sans d’Orient, d’Asie et d’Afrique à la culture occi-
état d’âme, elle ne doit pourtant pas masquer dentale, favorisent ce rapprochement. Car si ce
l’intérêt de cet essai-témoignage, deux cent cin- dernier, marxiste-léniniste, décèle dans les contra-
quante pages révélatrices de l’état d’esprit d’une dictions du système capitaliste occidental les
nouvelle catégorie de révolutionnaires et de la germes de son agonie et l’annonce d’une mort
montée d’un mouvement totalitaire propre au prochaine, c’est bien dans la désolation des
XXIe siècle, articulé entre idéologie marxiste-léni- masses et dans leur capacité à croire et à se
niste et principes de l’islam radical: «L’islam et sacrifier qu’il voit la possibilité de rapprocher
le marxisme-léninisme sont les deux écoles dans l’échéance. Ses espérances communistes ayant
lesquelles j’ai puisé le meilleur de mes analyses.» été trahies, Carlos mise sur un nouvel ordre
S’il est possible aujourd’hui de faire l’hypo- mondial porté par des populations et des groupes
thèse qu’une structure totalitaire est en train de qui seraient, selon lui, de plus en plus réceptifs
naître dans la mouvance islamiste, on a là un au dogme islamique et à la terreur comme expli-
document de premier ordre pour comprendre la cation et solution universelles aux désordres de
façon dont cette structure fonctionne. Le phé- la planète.
nomène n’est pas propre à l’islam en tant que Baigné depuis l’enfance dans une mystique
religion. Il ne concerne pas tel ou tel peuple en
1. Ilich Ramirez Sanchez, Carlos, L’Islam révolutionnaire
particulier. Il procède de la fusion entre une élite (texte et propos recueillis, rassemblés et présentés par Jean-
révolutionnaire (mélange de nouveau et d’an- Michel Vernochet), Paris, Éd. du Rocher, 2003.

Yolène Dilas-Rocherieux est notamment l’auteur de


L’Utopie ou la mémoire du futur. De Thomas Marx à Lénine
(Paris, Robert Laffont, 2000). Elle a publié: «Le néocom-
munisme de Toni Negri», Communisme, n° 72-73, 4e tri-
mestre 2002 et 1er trimestre 2002, pp. 173-182.
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révolutionnaire, formé au cœur de l’action mili- révolte des masses: «Seuls des hommes et des
tante à Cuba, en Algérie ou en Colombie, édu- femmes armés d’une foi totale dans les valeurs
qué aux sources théoriques du bolchevisme à fondatrices de Vérité, de Justice et de Fraternité,
l’université Lumumba à Moscou, d’où il fut seront aptes à conduire le combat et à délivrer
expulsé en 1970, Carlos affirme avoir radicalisé l’humanité de l’empire du mensonge.» Cette
sa foi révolutionnaire après avoir pris conscience alliance entre le politique et le sacré aurait l’avan-
de la réalité du système soviétique et côtoyé les tage de donner sens à une vision binaire du
combattants de la cause palestinienne et du tiers monde, deux blocs opposés: l’Occident dégénéré
monde. Sa conversion à l’islam en 1975, à vingt- et son envers positif, une contre-société isla-
six ans, est décrite comme un acte de simple mique, dont les règles de vie seraient compatibles
camaraderie, d’identification à ses compagnons avec l’esprit communiste d’un Lénine ou d’un
de combat, avant sa maturation spirituelle sous Mao: «[…] en mettant des freins au libre exer-
l’autorité du mollah iranien, Abou Akram, proche cice du marché. La charia interdit le prêt à inté-
des moudjahidin du peuple. Ce passage serait rêt, les pratiques et les règles financières
l’équivalent d’une révélation, puisqu’il affirme islamiques sont solidaristes, contraires au travail
avoir trouvé en la religion islamique la solution de l’argent, immoral et créateur d’injustice.»
à la décadence des démocraties occidentales, Cette identification du communisme à l’islam
perverties par la surabondance des biens et la peut surprendre, si l’on s’en tient au seul réfé-
surenchère des plaisirs. En fait, l’islam, «la révo- rent marxiste-léniniste. Or l’idéologie commu-
lution des révolutions», lui aurait permis de niste ne dépend pas d’un dogme unique. Selon
fusionner l’hier et l’aujourd’hui, le rationalisme les époques et les acteurs, celle-ci s’est réclamée
des théories et pratiques marxistes-léninistes de doctrines philosophiques nées dans la Grèce
avec la foi religieuse, dans laquelle il désigne la antique ou le siècle des Lumières, de certains
nouvelle dynamique d’une révolution de masse textes sacrés tirés du corpus judaïque ou chrétien,
et le fondement d’un monde nouveau. avant de s’identifier au marxisme-léninisme.
Nul transfert de foi dans cette mutation Mais toujours, l’enrichissement individuel est
assure Carlos, mais le terme d’une expérience pointé comme le mal à éradiquer, la cause de la
avec le constat d’une résurgence de la passion corruption politique, de l’éclatement des struc-
révolutionnaire en Islam, après l’échec de l’ex- tures communautaires et du développement des
périmentation communiste: «J’accuse l’Occi- injustices sociales. Il faut ici rappeler que dans
dent d’avoir failli à sa mission révolutionnaire.» sa diversité doctrinale, le communisme, contrai-
S’il rejette le déterminisme de Marx, l’une des rement au socialisme, donne priorité à la répar-
raisons, selon lui, de l’embourgeoisement de la tition égalitaire des richesses produites par
gauche occidentale, Carlos en retient le matéria- une collectivité donnée, et non à la réorganisa-
lisme dialectique – le capitalisme sera victime de tion des moyens de production. En brouillant
ses propres contradictions – qu’il propose de les cartes entre socialisme et communisme,
réinterpréter à la lumière de la loi islamique afin Marx a masqué le caractère fondamentalement
de renouer avec les grandes luttes du passé. L’is- archaïque de l’idéologie communiste, ce qui
lam spirituel et doctrinal, porteur d’un dessein explique son possible rattachement au dogme
divin, serait ainsi devenu l’unique tremplin de la islamique.
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Dans cet essai à la fois théorique, idéolo- lancer la Révolution». Seul le mouvement isla-
gique et activiste, on peut retrouver l’esprit des miste posséderait des cadres ainsi éduqués,
révolutionnaires russes de la fin du XIXe siècle capables de discipliner les masses en révolte:
comme Netchaïev, adorateur d’une seule «Aujourd’hui, l’exemple des moudjahidin est
science, celle «de la destruction 2», ou Nicolaï lumineux.» Cette armée islamiste se verrait
Tchernychevski, dont les écrits visaient à susci- encore renforcée par l’action remarquable de
ter la vocation de professionnels de la révolu- chefs charismatiques, dont les capacités de
tion, prêts au sacrifice, à la fois rationnels en renoncement et de lutte vont dans le sens du
pensée et action, mais irrationnels quant à leurs rassemblement: «Cheikh Oussama, en raison de
passions et croyances en la légitimité de leur son immense charisme, est certainement un cas
engagement. Un type de militant, «épris du unique dans l’histoire récente […] c’est un dji-
bien», qui n’aurait d’autre choix, pour le maté- hadiste, un combattant oummamiste, c’est donc
rialiste russe, que de se comporter en «monstre un rassembleur, il œuvre à faire se joindre les
lugubre» 3. La visée étant première – destruction énergies des membres et des groupes épars, dis-
d’une entité historique pour créer un monde persés et désunis de l’Oumma. Autrement dit,
et un homme nouveaux – la priorité était donnée c’est un internationaliste panislamiste.»
à la formation d’une élite intellectuelle et com- 2. L’esprit de sacrifice. «Militant est synonyme
bative, pour terroriser l’ennemi, déstabiliser de don de soi à une cause», mais le sacrifice
l’économie, déstructurer la société civile, afin de dépasse la simple révolte. Pour Carlos, les martyrs
retourner les masses contre le pouvoir et la classe islamistes ne sont ni des fous ni des fanatiques,
dirigeante. Toutes ces composantes de l’engage- mais des combattants ayant pris conscience de
ment pré-bolchevique se retrouvent chez Carlos, leur engagement dans une lutte sans merci entre
pour lequel l’avant-garde doit regrouper les indi- les pauvres et les riches, dans ce qu’il nomme «la
vidus possédant «une conscience aiguë des troisième guerre mondiale». Ce geste destruc-
forces en action dans le monde» et «doués d’une teur serait guidé non par la haine, mais par
morale supérieure». Arrimé à l’islam, le mouve- l’idéal le plus haut, la foi en Dieu soutenue par
ment révolutionnaire international serait ainsi en la doctrine parfaite qui commande aux croyants
situation de redéfinir les conditions de l’ultime de défendre la terre d’islam et de travailler à
victoire, à savoir des chefs infaillibles, l’unicité l’application de la charia, le droit islamique. La
idéologique et dogmatique, la légitimité d’user bombe humaine, «arme du pauvre», marquerait
de la violence rédemptrice et la mise à l’horizon la rupture entre deux mondes, celui où l’homme
d’une visée, la cité vertueuse. est nu, armé de son seul courage, et «la toute-
Ces conditions peuvent être résumées en puissance de la machine»: «Le terrorisme est
cinq points: une sorte d’hymne à l’humain parce qu’il
1. La nécessité d’une avant-garde. En replace l’homme de chair et de sang au centre de
affirmant: «Je suis et reste un révolutionnaire
professionnel, un soldat, un combattant, dans la 2. Cf. «Catéchisme révolutionnaire» (1869), in Michel
Confino, Violence dans la violence. Le débat Bakounine-Net-
plus pure tradition léniniste», Carlos réaffirme la caev, Paris, François Maspero, 1973.
nécessité de former des militants permanents, 3. Nicolaï Tchernychevski, Que faire? Les hommes nou-
veaux (1863), préface Yolène Dilas-Rocherieux, Paris, Éd.
«voués exclusivement à préparer, organiser et des Syrtes, 2000.
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la bataille.» Les attentats du 11 Septembre, ce donc le terreau d’une armée internationale,


«défi au pouvoir américain», seraient le signal capable de détruire les sociétés séniles de l’Occi-
du djihad, révolution permanente, contre ceux dent et, ceci, grâce à l’islam qui leur permet à la
qui ont oublié que les notions de dar al Islam, «la fois d’exprimer leur colère d’hommes aliénés et
terre de l’Islam», et de dar al harb, «le territoire de se régénérer sous l’autorité d’un pouvoir
de la guerre», ne font qu’un. La mort du martyr céleste tout-puissant: «L’homme moderne ne
est ici présentée comme une félicité, à la fois peut se passer de Dieu.»
promesse en l’existence de l’au-delà et recon- 4. La désignation de l’ennemi et la nécessité de
naissance éternelle sur la terre pour sa participa- sa destruction. Il importe, comme toujours dans
tion à l’apothéose finale: «Je promets un avenir ce type de combat, de poser l’ennemi en cou-
triomphal à l’islam révolutionnaire. Car il n’existe pable, responsable de sa propre destruction:
aucune force totalement invulnérable contre des «L’Amérique n’a pas fini de payer pour ses
militants organisés et déterminés, prêts à l’ul- crimes.» Assimilé au IIIe Reich, l’impérialisme
time sacrifice.» américain, ce «totalitarisme libéral», serait à l’ori-
3. L’éducation et la propagande à l’usage des gine des actes du 11 Septembre du fait de «sa
masses. Pour se préparer «à une confrontation politique de conquête et d’asservissement sous
planétaire», pour triompher des forces du mal – couvert de la religion des droits de l’homme».
ici les démocraties occidentales et plus parti- L’acte terroriste représente donc pour Carlos le
culièrement les États-Unis –, il s’agit de gagner «marqueur idéologique» d’une lutte sans merci
à la cause islamique l’ensemble des populations au cœur de sociétés politiquement et morale-
des pays musulmans (plus d’un milliard ment affaiblies. L’impact de la bombe humaine
d’hommes) et de leur diaspora dispersée dans serait énorme, car elle «horrifie les uns et sti-
tout l’Occident: «La France, du fait même des mule l’esprit de vengeance des autres». D’un
flux migratoires nés de la colonisation et de la côté, elle provoque le désarroi de populations
néocolonisation, est déjà et depuis des décen- «qui ont perdu l’habitude de souffrir», en les
nies dar al-islam.» Mais Carlos mise aussi sur les plaçant dans un contexte de guerre mondiale;
déçus du capitalisme, avec les convertis à l’islam de l’autre, elle porte un «message d’espoir pour
des banlieues françaises ou des ghettos noirs tous les oubliés des ghettos du capitalisme et des
américains, mais aussi avec les exclus, le lumpen camps de réfugiés». Plus efficace qu’un tract,
prolétariat, et plus particulièrement les groupes qu’une manifestation ou qu’une «bibliothèque
hostiles au libéralisme et aux États-Unis, enga- d’analyses savantes», elle résonne comme un
gés dans le mouvement altermondialiste, «même «coup de tonnerre dans le sommeil épais des
si certains sont manipulés». Face à la montée de consciences obèses, avachies dans le confort de
l’opposition au modèle libéral occidental, Carlos l’égoïsme le plus stupide». Il ne s’agit pas de tuer
reste persuadé que la radicalisation en cours du pour tuer, affirme cet habitué du coup de force,
monde musulman n’est qu’une «des manifesta- mais de déstabiliser le pouvoir, de ruiner les
tions d’une révolte globale et transcivilisation- puissants en dissuadant les investisseurs et les
nelle, autrement dit internationale, sans frontière touristes, d’atteindre psychologiquement la
de classes, de cultures ni de confessions». Les société civile, en bref d’«estoquer l’imagination
masses souffrantes de la planète formeraient collective par la peur». La menace est ici
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directe, annonciatrice: «Désormais, il va faire caux: «Encore que des techniques modernes,
partie du paysage de vos démocraties pourris- comme la télévision interactive, permettraient
santes». Au sein du «nouvel ordre mondial», peut-être, si l’on savait en faire un meilleur usage,
décrit comme un chaos où les hommes sont de créer sous certaines conditions une sorte
«jetés les uns contre les autres dans les brasiers de village planétaire où la choura, la consulta-
de la haine, la pauvreté et le désespoir», les tion, redeviendrait possible à main levée.
Européens auront à payer leur faiblesse, inca- Après tout, le Web et les courriers électroniques
pables de résister à l’Empire américain, contrai- instantanés d’un bout à l’autre du globe en
rement à la Corée du Nord, «la seule entité sont peut-être une préfiguration.» Il y aurait en
étatique aujourd’hui à tenir ouvertement tête à l’islam révolutionnaire plus qu’une religion, un
l’impérialisme». «contrepoison contre la sénilité morbide qui
5. Le soutien d’une orthodoxie. Il ne faut pas se touche l’Occident», car elle opère la synthèse
leurrer sur la religiosité de Carlos. Ce dernier des combats contre le colonialisme, l’impéria-
est d’abord un politique, un aventurier et un lisme et le sionisme, et fusionne, d’un point de
croyant en la révolution. Mais il est conscient vue doctrinal, les principes sacrés de l’islam avec
qu’une telle mission ne peut être remplie sans le des modèles d’analyse et d’action socialistes,
support d’une orthodoxie, sans une vérité inscrite marxistes et nationalistes. Instruit de la psycho-
de manière indélébile dans un corpus de textes logie des foules, Carlos est persuadé que l’islam
sacrés. Pour Carlos, la doctrine islamique est à deviendra le refuge de tous les souffrants de la
cet égard parfaite, «une et indivisible», car elle planète, car au moment où «la ville brûle», où
ordonne l’histoire des sociétés en les replaçant «les murailles sont prises», les populations savent
dans la relation ami/ennemi, légitimant ainsi la qu’il leur faut gagner le donjon: «L’islam est
destruction de «l’autre», sur fond de promesse aujourd’hui le donjon de l’Occident.»
d’un futur radieux. Aussi serait-elle l’unique Cet essai serait sans intérêt s’il n’était que
moyen de canaliser non seulement les révoltes l’expression isolée d’un terroriste frustré par
des masses musulmanes, mais aussi celles des l’inaction. Mais la parole de Carlos n’est pas un
populations restées sans support idéologique, cri dans le vide, elle résonne à l’unisson de mou-
sans croyance, après l’échec du socialisme, en vements actifs, certes divers, voire opposés, mais
conférant «à la voie révolutionnaire une dimen- unis dans la volonté de détruire le modèle occi-
sion spirituelle et morale, absente de la doctrine dental de démocratie. Cette conjonction semble
marxiste-léniniste bureaucratisée». Par sa capa- renvoyer aux années totalitaires sur lesquelles
cité originelle à juxtaposer l’immanent, le poli- s’est penchée Hannah Arendt 4 après la chute du
tique, et le transcendant, le religieux, l’islam nazisme. En cherchant à cerner les éléments qui
révolutionnaire serait parvenu à hauteur d’une ont cristallisé le totalitarisme, la philosophe et
idéologie nouvelle, dynamique d’une «révolu- historienne a montré la radicale nouveauté de ce
tion permanente», le djihad, destinée à détruire système, car inséré dans le cadre individualiste
le système occidental. Cette double identité lui de la modernité, à distinguer des dictatures et
permettrait d’intégrer à la charia quelques prin-
cipes de la modernité comme la démocratie 4. Voir Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme,
directe, rejoignant ici certains mouvements radi- Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, coll. «Quarto», 2002.
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des tyrannies auxquelles l’histoire nous a habi- nés, et qui semblent ne plus avoir de place dans la
tués. Si l’idéologie unique et la terreur sont société et dans le monde. Pour Arendt, le totali-
pointées comme les deux piliers du schéma tota- tarisme est le produit «d’une foule» qui n’est
litaire, l’ensemble n’aurait pu s’accorder sans la plus le peuple encadré par l’État-nation ou porté
mutation d’une idéologie – tous les «ismes» par une référence de classe, mais une masse
pouvant faire l’affaire – en une vision vraie du informe d’hommes pris dans un processus de
monde avec ses explications et ses solutions aux désintégration et d’atomisation: «Le sujet idéal
problèmes d’une époque. Si l’on retient les ensei- de la domination totalitaire n’est ni le nazi
gnements de Hannah Arendt, l’islam ne serait convaincu ni le communiste convaincu, mais les
donc pas plus totalitaire que le christianisme, le gens pour qui la distinction entre fait et fiction
socialisme ou le libéralisme, mais pourrait deve- (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la dis-
nir le support d’un mouvement totalitaire – pré- tinction entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes
misse d’un État totalitaire – une fois transformé de la pensée) n’existent plus.»
en doctrine à caractère sacré, capable d’instru- Ce début de troisième millénaire semble cor-
mentaliser une visée libératrice et de diaboliser respondre, par certains aspects, à ce type de
tout élément considéré comme un obstacle au situation avec la crise de la démocratie représen-
mouvement vers l’avant. La construction de la tative, la délégitimation des politiques, la mon-
figure d’un ennemi objectif est donc une tâche tée des extrémismes et le rejet d’une histoire
centrale, car elle induit la nécessité d’une des- commune particulière qui va, chez certains, jus-
truction de populations subjectives, l’usage qu’à la culpabilité de leurs origines, la haine de
d’une violence rédemptrice dont dépend la sur- soi et la tentation de l’engagement radical. Dans
vie d’un «système où les hommes sont superflus». un tel contexte de désorientation, cette multitude
La spécificité du totalitarisme se situerait donc – qui est l’envers du peuple ou d’une classe – est
dans sa dimension révolutionnaire extrémiste, devenue l’objet de toutes les convoitises des
dans son incapacité à se fixer des bornes, la visée révolutionnaires de tout poil. C’est le cas d’Anto-
étant toujours trop ambitieuse, inhumaine car nio Negri pour qui la multitude s’appréhende
surhumaine. comme dynamique de destruction, «barbarie
Toujours, ces mouvements trouvent racines positive», à laquelle les systèmes occidentaux
et serviteurs dans des périodes de crise de tran- capitalistes ne pourront survivre. La passerelle
sition; ces moments où les populations voient entre les deux pôles révolutionnaires, commu-
leur situation se détériorer et où les instances niste et islamiste, serait en voie d’achèvement
politiques se montrent incapables de répondre pour Carlos, l’organisation et les troupes exis-
aux préoccupations du quotidien. Le totalita- tent, reste à y engager tous les hommes perdus.
risme n’est rien sans les masses, sans l’appui total Pour Carlos, le 11 Septembre a sonné le
et / ou le désintérêt absolu d’individus détachés début de la fin de «ce rêve d’ivrogne».
de leur groupe de référence, en recherche de
repères collectifs, déconnectés du passé, déraci- Yolène Dilas-Rocherieux.

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