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Village, en kabyle.
Ma grand-mère n’a que moi pour reconduire les miracles, réels ou supposés,
de mon lointain aïeul, Sidi Bahloul, de son nom complet Ahmed El Ghobrini
Sidi Bahloul Ben Assem.
Mais, loin de tirer un quelconque parti de cet héritage, voilà à quoi je suis
réduit : flâner de maison en maison, de fenêtre en fenêtre, et de tharichth2 en
daïnine3, répandre le souffle flamboyant de la flamme roucoulante, et les
ahanements tous frais des puceaux et des jouvencelles encore aux premiers
frétillements de leurs cœurs. Des cœurs tout chauds sortis tout droit de l’usine de
la Passion.
Oui. Je suis Lounès Passe-Partout. Le seul à pouvoir accéder aux filles de mon
village dans leurs appartements. Elles étaient persuadées que je ne soupçonnais
pas leurs glapissements d’ingénues quand elles s’adonnaient à leurs jeux
taquins, dans l’intimité de leurs loges ; quand elles prenaient leurs bains ou
s’épuisaient en d’infinis essayages pour se parer à une fête, en échangeant avec
force ricanements, leurs petits susurrements licencieux. L’air qui est mon
comparse et mon complice me colporte jusqu’aux vibrations de leurs seins qui
flottent au vent sous leurs larges robes légères, bariolées de zigzags.
Il est donc établi que c’est à mon triste record de tares cumulées que je dois
cette confiance aveugle (qui n’est point faite pour flatter mon orgueil). C’est une
charge qui requiert, convenez-en, la plus haute discrétion. Imaginez si un seul de
ces secrets d’alcôves venait à échouer sur la place publique, dans thajemaïth4 par
exemple ? Le malheureux ou la malheureuse seraient aussitôt la risée de tout le
ârch5. Sans parler de l’opprobre qui s’abattrait sur lui ; à fortiori, elle. Et je n’ai
jamais trahi la confiance d’une courtisane, divulgué le secret d’un soupirant, ou
répandu le moindre cancan sur ces amants de l’ombre. Curieusement, loin
d’éprouver le moindre dépit d’être écarté sans rémission de ces grâces et d’être
interdit à tout batifolage, je tire, au contraire, de mon « métier », une sensation
amusante de servir ainsi de passerelle entre tous ces continents enflammés.
Mes infirmités m’ont valu un dicton : « Lounès yetchen ilssis yerna thitis »,
« Lounès, le garçon qui a mangé sa langue et ses yeux ». Moi, j’ai une autre
légende. Ce n’est pas moi qui ai mangé ma langue, mes oreilles et mes yeux. Ma
grand-mère m’appelle «Dhaoussou Lajdhoudh », « La Malédiction des
Ancêtres ». En réalité, c’est à sa fille – ma mère biologique que, soit-dit en
passant, je n’ai jamais vue - qu’elle pense en disant cela. Yaya - grand-mère en
berbère - raconte que lorsqu’elle m’avait repêché, j’étais à un poil de retourner
dans le néant d’où je venais d’éclore à l’état de larve, de têtard ou de chrysalide,
je vous laisse le soin de choisir le sac. « Tu n’es pas venu au monde, c’est le
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Grenier.
3
Enclos à bestiaux.
4
Lieu de rassemblement où les gens viennent deviser ou se consulter dans les villages kabyles.
5
Grande famille qui se répand sur plusieurs villages et, parfois, sous des noms différents.
monde qui est venu te chercher » aimait-elle à dire quand elle se plaisait à me
chambrer. Un jour qu’elle était malade et qu’elle se croyait à l’article de la mort,
elle se résolut à me révéler enfin le secret de ma condition. Pourquoi, en sus
d’être né diminué de trois organes essentiels pour la perception de la vie dans
toute sa beauté et sa laideur, je n’ai ni mère, ni père, ni sœur, ni frère.
Yaya affirme que j’ai été ramassé dans une poubelle où je fus jeté comme un
vulgaire chat de gouttière. Pourtant, ma mère n’avait rien fait. Elle était même
l’icône du village. Pas seulement parce qu’elle était belle, sans doute la plus
belle, mais aussi, parce qu’elle était fougueuse, hargneuse, et d’une capacité de
nuisance inouïe contre les soldats tricolores. Car c’était une Fellaga, ma mère.
Une femme du jebel. Même qu’il y a des chansons qui lui furent consacrées
dans le répertoire martyrologique local.
Bref, d’après ma grand-mère donc, je serais le fruit d’une couche illicite entre
un viol collectif et cette femme d’honneur. Ma mère avait voulu se donner la
mort après ce viol. Mais la France l’avait mise dans un cachot, attachée à un
sommier métallique, un bâillon dans la bouche, un autre dans le bas-ventre, des
fils électriques partout, une lumière polarisée braquée sur ses beaux yeux nuit et
jour, et une horloge incrustée à l’intérieur de sa mémoire pour compter les
minutes qui lui restaient à vivre. Elle resta ainsi sept mois durant. Un jour, elle
finit par me chier dans les toilettes en faisant ses grands besoins, tant elle ne
supportait pas de porter dans ses entrailles une telle souillure. Je suis donc né
avec son ultime cri. On me croyait mort-né, et je fus jeté dans une décharge
sauvage. Le médecin militaire avait ordonné qu’on me brûle pour éviter que les
chiens qui me mangeraient ne colportassent la maladie de la Révolution, dit
encore Yaya.
Ma grand-mère ce jour-là était partie au M’qam6 prier en catimini sur la
dépouille de ma mère en formulant un vœu. Le Ouali7 et les Saddats8 refusèrent
ses prières. Elle avait fait le vœu que l’avorton sorti des entrailles de sa fille fût
déchiqueté par les chiens du village. Elle n’avait pas fini sa prière qu’un chien
au regard hypnotisé se dressa au seuil du Mausolée, et moi pendant à ses crocs
du bout de mon placenta. Ma grand-mère manqua de se signer, avant de
grommeler des prières en espéranto, elle qui ne connaissait pas un mot de Coran,
récitant des versets entiers du Livre Saint en Kabyle. Depuis, elle jura de se
dévouer à moi, voyant dans ce miracle le signe patent et épatant que j’étais
protégé par Sidi Bahloul en personne.
Ma pauvre grand-mère venait de perdre le dernier maillon de sa nombreuse
progéniture. Ma mère était sa fille unique. Yaya avait eu, en revanche, sept fils.
Tous morts. Emportés par le match sanglant France-FLN. Quand le septième de
ses fils avait été tué, sa fille résolut de venger tous ses frères. Elle avait monté
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Mausolée où se trouve le tombeau du marabout, le saint-patron du village.
7
Le saint.
8
Les esprits des saints qui veillent sur le mausolée.
toute la zaouïa9 contre les paras, si bien qu’un jour, un énorme obus tomba sur la
mosquée du village et la réduisit en poussière.
Yaya avait sept petits-fils, à part moi. Un garçon de chaque mâle. Tous seront
tués par le gouvernement dans le maquis de 1963, dit le maquis Kabyle, quand
les femmes chantaient « Sabâa s’nine barakat ! », « Sept ans, ça suffit ! ».
Depuis, elle n’a pratiquement personne.
« Pratiquement », c’est moi.
Ma grand-mère fait du métier à tisser. Elle est « tisseuse » de bonnes
aventures. Je suis son porte-voix, moi, Lounès le sourd-muet.
Risible destin !
Je ne sais pas si le Saint-Patron du village, ma grand-mère et les chiens errants
avaient bien fait de me maintenir en vie d’un point de vue médico-légal, mais le
fait est là : j’ai …ans et je respire encore, même sans les paroles et la musique.
Mais, ça ne fait rien. Les berceuses de ma mère résonnent encore dans mon
oreille interne chaque fois que je ferme mon esprit pour dormir.
Ma mère.
Si brave.
Si brève…
3
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Confrérie religieuse édifiée autour du marabout-fondateur.
10
Les esprits des saints dans la tradition maraboutique kabyle.
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Allusion à une expression qui a fait école, que l’on doit à l’humoriste Fellag, extraite de son spectacle :
« Djudjurassik bled ».
compris par omission que mon cœur, lui, fonctionne au flux amoureux qui passe
dans mes veines, avant de rayonner sur tous les amants de ma tribu.
Depuis que Makhlouf Haut Débile a ouvert donc cette maison de vieillesse
pour jeunes, entendre, le cybercafé du village, qu’il a baptisé Le Cyberbère, ça
ne va plus, ça ne va plus, ça ne va plus ! Si au moins il servait du bon café. C’est
du jus de chaussette qu’il fait. Et son troupeau d’ordinateurs n’est pas plus futé
que la dernière illettrée de la smala.
Makhlouf a été canonisé Fils de Chahid12, lui. Mais personne n’est au fait des
faits d’armes de son défunt père. Il y a eu seulement deux témoins pour lui
accorder le bénéfice des braves. Vrais ou faux ? Rien n’est moins facile à
trancher. Ils ont juré avec le pouce que son père était mort en 1957, dans une
opération de fidayis. Sans plus. Et le résultat est là : ce trou-du-cul de Makhlouf
Cyberbère est le sujet de toutes les attentions. Comme s’il y avait pénurie de
héros au village, ou que ce foutu bled n’avait pas produit suffisamment de
kamikazes de 54 à 62, au point d’aller les chercher dans la forêt du mensonge.
Dans mon village, un Fils de Chahid a tous les droits. Il a ainsi droit à toutes
les licences possibles et imaginables : licence d’importation de véhicules,
licence de créer une association de malfaiteurs, licence d’ouverture d’un bordel,
licence d’exportation de l’huile d’olive 100% berberica…
Je laissai le courrier-rose à Makhlouf Le Pornocrate (quand il était tout petit, il
avait ouvert une petite échoppe dans leur étable où, pour 500 dourous - environs
5 centimes d’euros -, il faisait visionner des vidéo-cassettes olé olé à l’attention
d’un jeune public bandant) et je me convertis en vendeur de cacahuètes dans un
bordel, pardon, dans une auberge. Lapsus pas tout à fait gratuit puisque la nuit,
l’établissement se transformait, effectivement, en maison close, vu que tout ce
qui se faisait et se racontait entre ses murs n’était pas bon à être écouté le jour. Je
ne parle pas des mielleux miaulements des chattes. Je parle des intrigues qui se
trament entre deux accès de fièvre libidinale. Moi je suis aveugle, sourd et muet,
mais cela ne m’empêche pas de caresser les murs qui, eux, ont des oreilles, et
me rapportent fidèlement les moindres murmures de l’Interdit.
Un jour, Paris est passé tout près de moi ; une fille avec de grandes jambes,
des chevilles toutes frêles et des lèvres toutes fraîches. Je l’imaginais fluette et
élancée, maigre comme un bâton de falaqa13. Décidément, c’est la civilisation
des tailles fines, là-bas-chez-nous, à croire qu’on ne leur donne pas à manger,
les pauvres, dans ce Paris fou où le soleil oublie de se coucher, ou ne se couche
qu’avec une douzaine de somnifères, après avoir dansé la salsa avec la lune sur
les quais de la Seine. Bien évidemment, je n’ai jamais mis les pieds à Paris ( ou
12
Fils de martyr de la Guerre d’Algérie.
13
Par métonymie, la falaqa évoque un bâton fin et sec qu’utilisent les maîtres traditionnels dans les écoles
coraniques pour « corriger » leurs disciples. Ils assènent aux élèves les moins assidus des coups secs sur la plante
des pieds à l’aide de ce bâton.
« Péri » comme le prononce si joliment ma grand-mère dans une diction tout à
fait inimitable. Il faut baisser le son du « p » et l’incliner légèrement. Sans
oublier de rouler le « r », bien sûr !). C’est Sabrina qui m’a raconté cela.
Sabrina. La belle fluette qui marche en laissant tout un sillage de flanelle trempé
dans du Coco-Chanel dans ses pas.
Sabrina, Sabrina/ Je t’aime, je t’aiiiiiiime, Sabrina,…chante Amazigh. Kateb
de son état…
Depuis que Sabrina a débarqué dans notre village, les jeunes ne parlent que
d’elle, ne jurent que par ses jambes. Elle est ici, semble-t-il, depuis plusieurs
jours déjà, et à en croire des chuchotements que les murs qui ont des oreilles
m’ont rapportés, il semblerait que Sabrina ne soit pas venue pour passer des
vacances au bled comme toutes les «zémigrettes » qui infestent nos rêves
érotiques en été, mais pour une affaire très très sérieuse.
Une affaire qui m’a tourné la tête.
J’étais adossé au mur de Sabrina, assis sous sa fenêtre qui donne sur l’avenir,
quand le mur m’a répercuté ces mots tourmentés et, à première vue, sortis d’un
journal intime : « Ah si j’étais enterré là-bas, à…, parmi les miens ! Quelle sale
mort que celle de l’exil ! Aucun cimetière n’apportera la paix à mon âme comme
celui de mes ancêtres ! Désormais, c’est en enfer que je vais dormir quand mon
âme sera rappelée à Dieu. Pauvre de toi, M’hand Le Harki ! »
Oui. C’était une feuille errante tombée de l’Arbre des Secrets de Famille.
Un soir, la Tour-Montparnasse se dressa devant moi en personne. Je balayais
l’air avec ma main, et ma main frôla les plus belles jambes qui fussent données à
aveugle de caresser. C’est simple : en caressant ces doux mollets, ces frêles
mollets, j’arrivai en Inde, je me baignai dans le Gange, et je revins par le même
mouvement. Sabrina me laissa faire quelques secondes – le temps que dura le
voyage - puis me rappela à l’ordre en me lançant d’une voix dont mon cœur ne
capta que les vibrations félines : « Si vous vous accordez ces libertés avec toutes
vos clientes, vos mangerez seul vos cacahuètes ! »
Les cacahuètes. Caca de ma passion muette. Les buveurs qui beuglent dans
leurs beuveries bovines me prennent tous les jours des chargements entiers de
ses amuses-queues, de quoi devenir millionnaire. Leurs largesses n’égalent pas
le plus sévère des grondements de Sabrina.
Depuis ce jour-là, chaque soir, avant de regagner sa chambre, Sabrina revenait
me prendre un paquet de cacahuètes.
Une fois, j’ai osé. Je n’ai pas porté ma main à ses jambes, loin de là. J’osai
simplement lui lancer ce point d’interrogation qui la laissa bête comme ça : « De
quoi est mort votre père ? » avais-je risqué à la cantonade. Je l’ai prononcé bien
sûr en Braille, un langage qu’elle baragouine des fois où elle ne voit que du noir.
Comme ce jour-là…
Sourd. Muet. Aveugle. Et je venais de poser la bonne question. La question à
dix mille poings.
Sabrina était bouche-bée. Elle m’acheta dix sachets de cacahuètes, d’une
traite, et les offrit à gauche et à droite.
Je ne lui avouai jamais comment j’avais su pour la dernière volonté de son
père. Je lui révélai seulement qu’il était mort de chagrin.
Depuis, Sabrina venait régulièrement m’informer de l’évolution des
« négociations » avec les notables du village.
Sabrina était tombée incidemment, en accusant réception d’un paquet
anonyme, sur le journal intime de son père. Et c’est en le dévorant qu’elle tomba
sur ces tristes lignes par lesquelles le défunt M’hand Le Harki mettait un point
final à ses confidences chagrines.
Tous les vieux du village connaissaient M’Hand Le Harki. Chacun d’eux avait
une histoire personnelle avec lui. Et ma grand-mère aussi. Il avait pavoisé à la
mort de chacun de ses sept fils et ma mère avec eux…
Je pris la résolution d’aider Sabrina à enterrer son père parmi les siens. Mon
père à moi est un viol collectif. C’est tout à fait normal que je ne sache pas ce
que cela fait, un paternel. Mais elle, elle en faisait une maladie. La dernière fois
où je lui touchai ses mollets, ils étaient enflés comme ceux de la grosse
Ferroudja. A Paris, c’est le signe que ça va très mal, des mollets moelleux.
Sabrina croquait beaucoup de chocolat, et dans la foulée, elle faillit me faire
augmenter de 200 grammes. Un jour, elle était venue se mettre contre moi. Je
sentais son parfum qui se rapprochait, se rapprochait, et mon cœur faisait boum-
boum, boum-boum, et je vous dis pas c’était comment sous le slip. Pourtant,
Wallah, elle n’est pas vraiment terrible. Chez nous, ayavava, aqarqour
n’Ferroudja !14 Dhakhassar !15 Tu gicles rien qu’à y penser. Des seins gros
comme ça. Le bras comme ça. Les lèvres, edmouj (les joues) rouges comme des
pastèques. Et elle, rien. Je bandais juste par politesse. Mais de la savoir
Française, c’est pas donné, vous savez ? Moi, avoir l’insigne honneur ?!..
Je m’endormis en rêvant qu’elle me violait avec mon consentement et les
préservatifs et tout. Lorsque je me réveillai, l’âne de mon ancêtre braillait devant
le Mausolée. Lui aussi braillait en Braille. Ma grand-mère prit un coq et partit
l’égorger à la gloire de Sidi Bahloul. Cela n’était pas sans me rappeler l’Achoura
et par extension l’Aïd El-Kébir.
Je déteste l’Aïd El-Kébir. Pas parce que je suis végétarien.
Parce que c’est sale.
Parce que c’est sang.
14
« Oh mon Dieu, le popotin de Ferroudja ! »
15
« C’est terrible ! »
Ça sent toute la journée la merde de la bête terrorisée qui chie dans son froc ;
ou plutôt…dans sa toison.
Ainsi donc, pour la première fois dans les annales de la Passion, la chance,
habillée en simple tee-shirt et en pantacourt, me sourit. Un bon petit sourire à la
française, sans fard ni mayonnaise.
Maintenant, il faut passer à la caisse. Sabrina veut que je sois son avocat
auprès du village tout entier, moi Lounès l’Aveugle, Le Sourd et le Muet.
Athakhna !16
Silence.
- Comment on appelle cette teinture bizarre qu’on met sur les cheveux, qui est
d’une couleur rouge et qui a une odeur entêtante ?
- Tu veux dire le henné. Quoi, tu veux devenir rouquine ? Je te croyais une
fille kaki.
- Tu penses que ça va aboutir ?
- Je ne pense rien du tout.
- Je connais le règlement : pas de pardon pour les harkis. Mais il est mort,
bordel ! Il est mort et enterré depuis dix ans. Moi, je veux juste rapatrier ses
os.
- Merci pour le « juste ».
- Tu veux m’aider ou pas ?
- Pas.
- D’accord.
- (Merde ! Elle commence à me les casser)
16
Juron obscène.
- A quoi tu penses ?
- A Kateb Yacine.
- Encore ! T’as pas quelque chose de plus pratique ?
- J’y réfléchis.
- Je préfère ! Je t’écoute.
- Je dois aller voir Da Mokrane. Peut-être pourra-t-il t’aider ?...
- Qui est ce Da Machin ?
- C’est l’ivrogne du village. Le seul poivrot autorisé à mettre les pieds dans la
mosquée, et même à faire la prière. Une fois, l’imam lui a cédé le minbar
pour prononcer le prêche du vendredi. Il n’hésitait pas à entrecouper son
speech décousu de quelques rasades.
- Et il n’a toujours pas été lynché ?
- Toujours pas.
- Il doit en avoir fait des choses, ce pépé, ma parole.
- Je ne sais pas. On raconte un tas de choses sur lui.
- Tu penses qu’il peut quelque chose pour moi ?
- Je ne pense pas. Mais lui, il pense.
- Ce n’est pas pour cette ordure que je le fais, c’est pour Lounès. Sa mère m’a
sauvé la vie. Elle a sauvé la face à tout le village. Je ne peux rien lui refuser,
pas même de m’acoquiner avec un harki fils de pute !
- Tant qu’à faire, tente ta chance avec l’ONM18. C’est infesté de harkis. 80%
de ses larbins sont des faux. Chuuut ! Je ne t’ai rien dit…
8
17
Expression qui signifie « depuis mil neuf cent autrefois ».
18
Organisation Nationale des Moudjahidine. Puissante institution qui regroupe les anciens maquisards.
Elle posait un tas de questions sur la route de la Mer. Je n’entendais rien mais
elle m’écrivait des trucs sur son ordinateur de poche, un joyau à peine de la taille
d’un porte-feuilles. On ne peut pas fumer dans ce bus ? Pourquoi ces filles sont-
elles voilées ? Pourquoi ce connard il mate mes cuisses ? Pourquoi les femmes
ne peuvent pas louer une chambre toutes seules, voyager toutes seules, niquer
toutes seules ?…
Pourquoi-ci ?
Pourquoi-ça ?
Pourquoi ?...
- « Et puis quoi encore ! C’est vrai qu’on a la peste mais c’est pas le moyen
âge quand même ! Et puis merde, alors ! » me suis-je autorisé à lui répondre
un jour qu’il ne faisait pas très beau à l’intérieur de moi.
Samir lui donna l’eau et le feu. Sabrina fit déchaîner en lui tous les éléments.
Samir est d’Ifri Ouzellaguène. Un village perché sur la vallée de la Soummam
qui avait réuni les déclencheurs du Congrès de même nom sous la férule d’un
certain Abane, chef politique étranglé dans un hangar désaffecté à Tétouan le 27
décembre 1957. Le frère de Samir avait été tué dans les « Evènements de
Kabylie », comprendre ceux du « Printemps Noir » (18 avril 2001- 12 juin
2003).
Samir connaît le mot de passe pour pirater le fichier du Ministère, celui qui,
sur une colonne, recensait les héros, et sur la colonne d’en face, consignait les
noms des traîtres et des proscrits. D’un simple coup de manette magique, il fit
19
Ghâchi : populace.
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République Algérienne Démagogique et Populiste.
basculer le nom de M’Hand Le harki de l’extrême à l’extrême. Ainsi, par le
miracle de l’informatique, un collabo est absout vite fait de ses forfaits et passe
comme une lettre à la poste dans la case des « icônes ».
Deux témoins du village partirent chez le procureur et jurèrent sur la tête de
deux bières et une enveloppe de 2 000 euros que le harki en question avait été
victime d’un complot ourdi à l’époque où le FLN n’arrivait plus à savoir qui
étaient ses amis et qui étaient ses ennemis. « Oh, c’est vrai qu’il était Messaliste,
et qu’il avait une carte du MNA21. Mais à l’époque, vous savez, c’était pas facile
de choisir son camp. Très peu de gens croyaient à l’avenir de la Révolution. »
Comme aujourd’hui, très peu croient à l’avenir de ce pays, songea Da
Mokrane.
9
« Chère Sabrina,
21
Mouvement National Algérien, fondé par Messali Hadj en 1955 pour contrer le FLN.
22
Littéralement « Pas de pardon ! ». Slogan-phare des émeutes kabyles, scandé dans la gueule du pouvoir depuis
l’assassinat par un gendarme, du jeune Guermah Massinissa le 18 avril 2001.
23
Ici, allusion aux ârchs ou « Laârouche », structure d’inspiration traditionnelle comptant des délégués de tous
les villages, et qui est à la tête du mouvement insurrectionnel kabyle.
Aujourd’hui, à thajemaïth, ils ont traité ton père de fou d’avoir fait un tel
souhait pour un dernier vœu. Et comme c’est tous des fous au village, chacun à
sa façon, ils ont dit que ton père était des leurs comme si de rien n’était. Et toi
aussi bien sûr, le jour où tu voudras mourir – non pas pour ce pays – mais dans
ce pays…
Da Mokrane te dit : « De grâce, garde-moi une place au Père-Lachaise ! »
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11
Sabrina, Sabrina…
Tu es mon butin de guerre!24
12
Fin
24
Allusion à la célèbre boutade de Kateb Yacine, « La langue française est un butin de guerre. »