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EN BELGIQUE ET AU LUXEMBOURG
WEEK•END
SAMEDI 7 MAI 2016
72E ANNÉE - NO 22180
4,20 € - FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR ―
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
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SpKéristceinaSltewCartafanit conup double
jurés social

LA LAÏCITÉ,
+ Secret de burlesque
+ Bruno D
umont ou le

▶ La gauche se déchire
sur la religion et la
laïcité, avec la montée
de l’islam radical
en toile de fond

FRACTURE
▶ D’un côté, les « ultra-
laïques », « républicains
identitaires », autour
de Manuel Valls, Alain LE MAGAZINE
Finkielkraut, Elisabeth KRISTEN STEWART sera l’une

DE LA
Badinter des actrices les plus remarquées
▶ De l’autre, les « multi- du Festival de Cannes
culturalistes démocra-
tes », partisans d’une
« laïcité ouverte »,
autour d’Edwy Plenel, g SAMEDI 7 MAI 2016 f

GAUCHE
3 6 7
E U RO P E P H I LO S O P H I E A RT S

France, Allemagne : Régis Debray, portrait d’un Faut-il moderniser

Christiane Taubira stratégies d’accueil intellectuel turbulent les musées privés ?

ou Eric Fassin
SUPPLÉMENT SCHISME
LEICESTER
NE L’APPELEZ PLUS
À GAUCHE
LIGUE 1
LE GRAND TOURBILLON
ON A RETROUVÉ…
JEAN-CLAUDE
L AÏC ITÉ DARMON,
v Quelle attitude
« CLOWNIO » RANIERI DES ENTRAÎNEURS L’EX-ARGENTIER
adopter DU FOOT
face à l’islam ?
→ PAGE 3 → PAGE 6 → PAGE 7
Intellectuels et dirigeants
se déchirent autour de cette
question. Leurs positions,
irréconciliables, mettent
à mal la cohésion de
leur famille politique

OTAN : « La menace à l’est est la plus importante » GÉNÉRATION 98

Lors de la saison 2011-2012, « Le Monde » avait suivi
les apprentis footballeurs de la promo 1998
de l’INF Clairefontaine. Depuis, certains ont renoncé

Le commandant militaire de l’Alliance atlantique, le général tchèque Petr Pavel, s’inquiète de la à une carrière professionnelle, tandis
que Kylian Mbappé brille en Ligue 1 avec Monaco,
qui affronte Lyon le 7 mai.

multiplication des provocations russes et prépare un plan de défense pour l’est de l’Europe PAGES 4-5

Le général Petr Pavel, président
du comité militaire de l’Alliance
atlantique, engage les Euro-
péens à investir 2 % de leur PIB
dans la défense, pour se dégager
du poids des Etats-Unis, qui as-
UN CONGRÈS
sument à eux seuls 75 % des
coûts de l’OTAN.
Le général identifie deux me-
naces : l’une, au sud, venue d’ac-
teurs non étatiques et du terro-
risme. L’autre, à l’est, est plus in-
quiétante d’un point de vue voyer des bombardiers stratégi-
militaire. Pour la doctrine russe, ques au-dessus de la Manche.
« nous sommes en guerre cons- « Nous devons nous tenir prêts à
tante », estime le général, toute éventualité », estime le pa-
d’autant que Moscou multiplie tron militaire de l’OTAN.
les provocations, jusqu’à en- LIR E PAGE 2
SPORTS – Ce que sont devenus
les gamins de la promo 98,
trois ans après Clairefontaine

POUR ADOUBER IDÉES – 50 nuances Debray,

KIM JONG-UN portrait inattendu
d’un intellectuel turbulent
CORÉE DU NORD
Le 7e congrès du Parti
du travail s’est ouvert,
le 6 mai, à Pyongyang.
Une consécration
pour le jeune dictateur
nord-coréen, après
quatre ans de purges
et d’exécutions
INTERNATIONAL – LIRE PAGE 4
A Pyongyang,
lors d’un spectacle,
le 5 mai, à la veille
du congrès.
REUTERS/DAMIR SAGOLJ

Disparition Brésil L’ennemi de Dilma Rousseff La folie des paris

Siné : « La chienlit, suspendu pour corruption sportifs en ligne
c’est moi » Au premier trimestre, les
sao paulo - correspondante
mises ont bondi de 47 %, lementaire et de président de la
Chambre basse de M. Cunha, ac-

Q
Le dessinateur est décédé le uelques heures avant de cusé de corruption et de blanchi- une croissance inédite
5 mai, à 87 ans. De « France perdre son mandat de ment d’argent, détenteur d’un LIR E LE C A HIE R É CO PAGE 3
Soir » à « Siné Mensuel », président de la Cham- compte en Suisse où seraient lo-
il aura publié dans bre des députés, gés au moins 5 millions de dol-
quasiment toute la presse
LIR E PAGE 1 0
Eduardo Cunha a, comme à son
habitude, publié un de ses tweets
tirés des Evangiles : « Que le Dieu
lars (4,38 millions d’euros) aux
origines douteuses, et cité dans
le scandale Petrobras et dans les ÉD ITO R IAL
1
de paix soit toujours avec vous. « Panama papers ». Remplacé
Amen. Epître aux Romains 15:33. »
Mais, cette fois-ci, point de misé-
par son allié le député Waldir
Maranhao, du Parti progressiste
ERDOGAN, « Renaud Girard s’attache à expliquer le chaos de l’époque. »
ricorde pour le député évangéli-
que ultraconservateur membre
(PP, droite), Eduardo Cunha, chef
d’orchestre de la procédure de
SEUL MAÎTRE Alain Frachon, Le Monde
du Parti du mouvement démo-
cratique brésilien (PMDB, cen-
destitution lancée contre la pré-
sidente Dilma Rousseff, a décidé
EN TURQUIE « Le réalisme à l’épreuve des faits. »
François d’Orcival, Le Figaro Magazine
tre). Jeudi 5 mai, la Cour suprême de faire appel. LI R E P A G E 16 ET N OS
du Brésil a décidé à l’unanimité claire gatinois I N F OR M A T I ON S P A G E 3
de suspendre le mandat de par- → LIR E L A S U IT E PAGE 6
Algérie 200 DA, Allemagne 2,80 €, Andorre 2,60 €, Autriche 3,00 €, Belgique 4,20 €, Cameroun 2 000 F CFA, Canada 4,75 $, Chypre 2,70 €, Côte d'Ivoire 2 000 F CFA, Danemark 32 KRD, Espagne 2,70 €, Espagne Canaries 2,90 €, Finlande 4,00 €, Gabon 2 000 F CFA, Grande-Bretagne 2,00 £, Grèce 2,80 €, Guadeloupe-Martinique 2,60 €, Guyane 3,00 €,
Hongrie 990 HUF, Irlande 2,70 €, Italie 2,70 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 4,20 €, Malte 2,70 €, Maroc 15 DH, Pays-Bas 2,80 €, Portugal cont. 2,70 €, La Réunion 2,60 €, Sénégal 2 000 F CFA, Slovénie 2,70 €, Saint-Martin 3,00 €, Suisse 3,60 CHF, TOM Avion 480 XPF, Tunisie 2,80 DT, Turquie 11,50 TL, Afrique CFA autres 2 000 F CFA
2|
INTERNATIONAL
OTAN : « A l’est, la menace la plus importante »
Pour Petr Pavel, président du comité militaire, l’Alliance doit se tenir prête à « toutes les éventualités »
ENTRETIEN
E
lu par ses pairs, les chefs
d’état-major des 28 Etats
de l’Alliance atlantique, le
président du comité mi-
litaire, le général tchèque Petr
Pavel, 54 ans, a pris son poste en
juin 2015. Le Monde l’a rencontré à
Paris mercredi 4 mai.
L’OTAN prépare un sommet dif-
ficile à Varsovie en juillet, cer-
tains alliés voulant insister sur
la menace posée sur la Russie,
d’autres sur celle du terrorisme
au sud. Laquelle est prioritaire ?
Des deux menaces principales
pour l’Alliance, la première relève
d’une compétition d’Etat à Etat
avec la Russie, de son attitude par-
fois agressive. Nous devons
d’abord formuler, au plus haut ni-
veau politique, une stratégie vis-à-
vis de la Russie. Cette approche
sera déclinée en effets militaires
selon nos lignes d’action :
d’abord dissuader, et si la dissua-
sion ne marche pas, défendre. La
deuxième menace, au sud, vient
d’acteurs non étatiques, du terro-
risme, des migrations, et requiert
une approche complètement dif-
férente. Nous avons dessiné un ca-
dre, mais pas encore en détail la fa-
çon d’y répondre.
Du point de vue militaire, la me-
nace à l’est est bien plus impor-
tante, car les capacités russes, in-
cluant un vaste arsenal nucléaire,
posent potentiellement un pro-
blème existentiel. Mais l’intention
n’est pas claire. Je ne crois pas que la
Russie veuille entrer dans une con-
frontation conventionnelle et nu-
cléaire avec l’OTAN. La menace au
sud n’est pas aussi vitale, mais elle
est imminente, elle est là. Nous ne
pouvons pas la contenir unique-
ment avec des moyens militaires,
ni bâtir un mur en pensant ainsi vi-
vre tranquilles en Europe. Nous de-
vons stabiliser les régions en crise,
et cela sera un long processus.
Quel bilan tirer de l’activité
militaire russe aux frontières
de l’OTAN ?
Il n’y a pas d’incursion sur le ter-
ritoire de l’OTAN, mais l’activité
russe se développe dans les espa-
ces internationaux aériens et ma-
ritimes proches. Ces incursions
sont nombreuses, leur nombre
est en augmentation constante.
Cela correspond à l’activité mili-
taire russe en général, et concerne
notamment l’aviation à long
rayon d’action – nous avons vu
des bombardiers stratégiques
russes jusqu’en Manche. Ces actes
servent à démontrer la puissance
de la Russie. Pour elle, il s’agit de
dire : « Nous pouvons, donc nous
faisons. »
Les provocations ne sont-elles
pas à mettre sur le même plan ?
Certaines des violations aérien-
nes sont mineures et ne mena-
cent personne. Le plus grave est
que les avions russes volent sou-
vent sans transpondeur, c’est un
danger pour le trafic civil. Mais il y
a aussi des provocations délibé-
rées, comme nous l’avons vu en
Baltique et en mer Noire, où des
chasseurs russes ont survolé à
très basse altitude des bateaux, si-
mulant des manœuvres d’atta-
que. Elles sont potentiellement
très dangereuses, car le comman-
dant d’un de ces navires pourrait
mettre en œuvre ses munitions
d’autodéfense, et les effets do-
mino de l’incident pourraient
être très difficiles à arrêter.
Avez-vous le contact
avec votre homologue russe ?
Le langage diplomatique vous
dira que les canaux de communi-
cation sont ouverts, même si la
coopération a été suspendue de-
puis l’annexion de la Crimée. En
pratique, je n’ai pas eu une seule
conversation avec le général
Valéri Guerassimov, bien que j’aie
essayé au moins quatre fois. La
Russie préfère les contacts à un ni-
veau bilatéral, elle parle avec les
Américains, les Britanniques, les
Français, les Allemands. Le face-à-
face lui permet de traiter à posi-
tion égale. Il n’est pas dans son in-
térêt stratégique de dialoguer
avec l’OTAN. Son objectif étant de
discréditer l’OTAN, pourquoi pro-
mouvoir une discussion avec elle
en tant qu’institution ?
0123
SAMEDI 7 MAI 2016
Le général
Petr Pavel,
sur la base
aérienne de
l’OTAN, à Trapani
(Italie), en
octobre 2015.
TONY GENTILE/REUTERS
L’OTAN prépare-t-elle doit faire plus. Ces alliés sont Elle n’est qu’un des outils de notre
des scénarios d’escalade ?
« Les capacités aussi très préoccupés par les capa- boîte. La dissuasion repose sur les
En 2014, la Russie a utilisé en russes, incluant cités russes antiaériennes. Ces forces militaires principales des
Ukraine ce qu’elle appelle le équipements fournissent un pa- Alliés, un bon entraînement, un
« continuum » militaire, que nous
un vaste arsenal rapluie aux forces russes, mais bon processus de décision, des
nommons « guerre hybride ». Se- nucléaire, posent pourraient entraver notre liberté stocks d’équipements et des
lon la doctrine russe, nous som- de mouvement car ils couvrent moyens de transporter les trou-
mes en guerre constante, avec des
potentiellement notre territoire. Ce fait ne signifie pes. Elle repose aussi sur l’écono-
moyens qui vont de la propa- un problème pas nécessairement que ces mie, la politique.
gande à l’emploi de soldats non moyens sont offensifs.
identifiés, du cyber aux armes
existentiel » Nous affrontons une guerre L’OTAN a-t-elle les moyens
nucléaires. Nous pouvons nous flexible, nous ne sommes plus de ses ambitions ?
attendre à ce que les Russes utili- dans une guerre de position sur Les alliés se sont engagés à dé-
sent des scénarios semblables clenchement de l’article 5 [une un front linéaire. Nous devons penser 2 % de leur PIB pour leur
dans des pays où ils possèdent de attaque contre un membre de équilibrer notre présence à l’est défense. Les Etats-Unis assument
fortes minorités. Si cela sert des l’OTAN déclenche la solidarité de avec nos autres moyens de dé- près de 75 % des coûts de
objectifs politiques, ils n’hésite- tous]. La Russie sait que ces ac- fense, notre réponse doit être pro- l’Alliance, ce n’est plus soutenable.
ront pas à utiliser des moyens tions créent de la confusion et de portionnée. Masser nos forces Il faut tendre vers un équilibre à
militaires. Nous devons donc l’incertitude dans nos discussions aux frontières ne servira pas nos 50-50 avec les Européens.
nous tenir prêts à toutes les éven- à Bruxelles. Nous sommes cons- objectifs. Il ne faut pas entrer dans Aujourd’hui, tous les moyens
tualités. Nous préparons nos cients de ce danger. Voilà pour- une course aux armements avec stratégiques sont américains :
troupes à des scénarios comme quoi nous montrons clairement la Russie. Elle doit être consciente transport, renseignement, com-
celui de l’est de l’Ukraine, et les notre détermination à défendre que l’OTAN ne permettra aucune munications, logistique. Nous
Etats baltes sont en première li- ces alliés, même dans les cas d’in- action agressive contre cette par- sommes tellement dépendants
gne. Nous finalisons un plan de cursion les moins importants. tie de l’Alliance, mais dans le des Américains que, s’ils décident
défense de cette région, qui sera même temps, nous gardons le de retirer leurs équipements, cela
adopté à Varsovie. D’autres plans Faut-il satisfaire les Polonais dialogue ouvert. signifie, de fait, la fin de la mis-
suivront, pour d’autres régions et des Baltes qui veulent sion. En Europe, nous ne prenons
bordant la Russie. des forces permanentes à l’est ? La nouvelle force de réaction pas encore la nouvelle situation
Le danger vient du fait que la C’est un des sujets sensibles. La très rapide est-elle crédible ? sécuritaire assez au sérieux. p
Russie maintient délibérément menace augmente pour ces pays, Cette force n’a pas été conçue propos recueillis par
ses activités sous le seuil de dé- et à travers eux pour l’OTAN, qui pour être un outil dissuasif en soi. nathalie guibert
En Libye, les leçons des ratés de l’intervention de 2011
contre la menace djihadiste qui sévit et de développement. Si, en Libye, « nous verons peut-être dans la situation d’interve-
sur son flanc sud, l’OTAN doit s’insérer dans n’avons que le plan militaire, il serait mieux nir en Libye seulement, mais nous devons
un « plan de campagne global » sous peine de renoncer », va-t-il jusqu’à dire. garder à l’esprit que toute action affectera
d’échec, assure le président du comité mili- immanquablement l’Egypte et la Tunisie ».
taire de l’OTAN, le général Petr Pavel. Pour « Il faut une perspective régionale » A Bruxelles, les réflexions tournent
lui, « nous ne pourrons résoudre les problè- Dans ce cadre, « l’OTAN pourra apporter ce autour d’un « paquet individuel » d’assis-
mes du Sud avec la force militaire ». qu’elle sait faire : la sécurité des frontières tance pour chaque pays de la région.
Quand l’OTAN est intervenue en Libye maritimes et terrestres, l’assistance à la sé- « Moyens militaires ici, outils de sécurité in-
en 2011, rappelle-t-il, « le plan militaire était curité et la stabilité ». Deux options sont térieure là, développement économique
intelligent, il a atteint ses objectifs en un possibles : « Si l’environnement le permet, la ailleurs. Selon les pays, nous mettrons en
temps très court ». « Mais il n’a pas été suivi mission sera concentrée sur l’entraînement avant l’OTAN, l’UE, ou même un seul pays,
d’un plan politique. Il n’y avait pas d’alter- et la reconstruction des forces militaires allié ou partenaire. » Par exemple, « si le
native à Kadhafi, personne pour prendre le libyennes ; sinon, elle visera la protection Royaume-Uni prend la responsabilité d’être
pays en main, et le résultat fut le chaos poli- d’autres forces, celles de l’UE notamment. » “nation cadre” d’une mission d’assistance
tique. » Pour cet officiel, l’OTAN a une res- Le général insiste sur un autre point : en Jordanie, plusieurs alliés rejoindront la
ponsabilité, mais « si nous décidons d’inter- « Même si nous parlons principalement de mission ». En Libye, « l’Italie et la France
venir avec une grande force otanienne, nous l’Irak, de la Syrie et de la Libye, il faut une peuvent se coordonner, l’une avec l’UE,
ferons plus de mal que de bien ». perspective régionale. » L’OTAN, précise-t-il, l’autre avec l’OTAN ». En Tunisie, il faut
Selon le général Pavel, outre qu’une éven- ne limite pas la menace djihadiste à un seul trouver une coordination : « Quatre pays
tuelle intervention devra « d’abord faire pays. De fait, « plus nous mettons la pression fournissent de l’assistance dans les mêmes
l’objet d’un mandat clair », elle ne pourra en Syrie, plus les gens que nous combattons domaines, l’OTAN et l’UE sont présentes, ce
pas se conduire sans l’Union européenne, étendent leur action en Libye, au travers de n’est pas assez efficace. » p
à même de fournir les missions de sécurité la Tunisie, ailleurs ». Ainsi, « nous nous trou- n. g.
0123
SAMEDI 7 MAI 2016
En Turquie,
la disgrâce du
premier ministre
Recep Tayyip Erdogan tisse la toile
de son « hyperprésidence »
istanbul - correspondante
L
e premier ministre turc,
Ahmet Davutoglu, a an-
noncé sa démission, jeudi
5 mai, précisant qu’il ne
briguerait pas un nouveau man-
dat à la tête du Parti de la justice et
du développement (AKP, islamo-
conservateur, au pouvoir depuis
2002) dont le congrès extraordi-
naire se tiendra le 22 mai.
Traditionnellement en Turquie,
le premier ministre est issu du
parti majoritaire au Parlement. Le
succès de l’AKP aux élections légis-
latives du 1er novembre 2015 devait
assurer à M. Davutoglu, 57 ans, an-
cien professeur d’université poly-
glotte, un mandat de quatre ans à
la tête du gouvernement, mais le
président Recep Tayyip Erdogan
en a décidé autrement.
« Cette décision de réduire mon
mandat n’est pas le fruit d’un choix
mais d’une nécessité », a rappelé
M. Davutoglu devant les cadres de
l’AKP réunis jeudi au siège du
parti, à Ankara. Evoquant une
« absence de consensus », il a indi-
qué « ne pas pouvoir être candidat
Raid aérien contre un camp de déplacés
Au moins vingt-huit civils ont péri, selon l’Observatoire syrien des
droits de l’homme (OSDH), lors de frappes aériennes contre un
camp de déplacés en Syrie. Le camp d’Al-Kammouna, situé dans
la province d’Idlib, près de la Turquie, où avaient trouvé refuge
des familles ayant fui les combats dans la région voisine d’Alep, a
été frappé, jeudi 5 mai, par des raids aériens, ont annoncé l’OSDH
et des militants. Mamoun Al-Khatib, le directeur de l’agence de
presse Shahba, basée à Alep et favorable aux rebelles, a accusé le
régime d’être responsable de ces frappes. Le chef des opérations
humanitaires de l’ONU, Stephen O’Brien, s’est dit « horrifié et
écœuré » et a réclamé une enquête.
Le Parti travailliste subit
une défaite historique en Ecosse
Les indépendantistes du SNP ont supplanté la formation de Jeremy
Corbyn comme première force d’opposition au Parlement régional
londres - correspondant
M ême s’il ne semble pas
avoir l’ampleur que
certains sondages an-
nonçaient, le revers subi par le
Parti travailliste, jeudi 5 mai, au
Royaume-Uni lors des élections
locales et régionales, devrait
conduire le parti d’opposition di-
rigé par le très à gauche Jeremy
Corbyn à un sérieux travail
d’introspection. S’il paraît avoir li-
mité les dégâts en Angleterre selon
les résultats partiels connus ven-
dredi 6 mai au matin, le Labour en-
registre en Ecosse une nouvelle dé-
faite qui confirme que le Parti na-
tional écossais (SNP, indépendan-
tiste) l’a supplanté en tant
qu’opposant dominant à la politi-
que conservatrice de Westminster.
« Le tableau est certainement mi-
tigé », a admis Tom Watson, le nu-
méro deux du parti à la BBC. Le
parti « aurait dû progresser bien
davantage. Ce n’est pas ainsi qu’il
va regagner le pouvoir en 2020
[date des prochaines législati-
ves] », a raillé la députée tra-
vailliste Jo Cox, pourtant favorable
à M. Corbyn. Habituellement, le
parti d’opposition réalise un très
bon score aux élections locales,
comme cela avait été le cas en 2012
sous la direction d’Ed Miliband.
Cette année, les multiples revers
subis par le gouvernement de Da-
dans les circonstances actuelles »,
une allusion à la suppression ré-
cente de ses prérogatives, quand,
le 29 avril, le comité exécutif de
l’AKP, dominé par les fidèles de
M. Erdogan, a retiré à M. Davuto-
glu, alors en visite au Qatar, le
pouvoir de nommer les cadres
régionaux du parti.
Divergences persistantes
« Je n’ai pas de reproches à faire, je
n’éprouve ni colère ni rancœur », a
insisté le premier ministre, préci-
sant qu’il ne dirait jamais rien
contre le président, son « frère ».
Ce remaniement est pourtant le
résultat de divergences persistan-
tes au sein du tandem. Tout s’est
joué, mercredi, lors de l’entretien
hebdomadaire entre le président
et son premier ministre. Arrivé au
palais présidentiel en soirée,
M. Davutoglu a tenté, pendant
une heure et quarante minutes,
d’arrondir les angles avec son
mentor. Au sortir de leur réunion,
les deux hommes, visages crispés,
n’ont fait aucune déclaration.
M. Davutoglu n’aura guère eu le
temps de jouir des fruits de son
vid Cameron – division des tories
sur l’Europe, budget d’austérité
contesté, grève des médecins, dé-
mission du ministre des affaires
sociales – auraient dû lui assurer
un tel succès. Or le Labour, loin de
triompher, se contente défendre
ses acquis en Angleterre. « Je pense
que Jeremy [Corbyn] et sa direction
doivent endosser la responsabilité
de cette mauvaise nuit [électorale]
pour nous » et « rechercher la ma-
nière d’amener les électeurs à écou-
ter de nouveau ce que dit le La-
bour », a ajouté Mme Cox.
Le Labour en troisième place
Les Britanniques étaient appelés
jeudi à renouveler 2 743 sièges de
conseillers municipaux dans
124 assemblées locales, les dépu-
tés des assemblées d’Ecosse, du
Pays de Galles et d’Irlande du
Nord, ainsi que les maires de Lon-
dres, Bristol, Liverpool et Salford.
Extrêmement symbolique, la
probable relégation du Labour à la
troisième place en Ecosse, derrière
le SNP mais aussi, pour la pre-
mière fois, les conservateurs, est
un coup dur pour la gauche dans
ce bastion de toujours. Les tories
devraient ainsi remplacer désor-
mais le Labour comme première
force d’opposition en Ecosse.
Le triomphalisme domine en re-
vanche au SNP dont la dirigeante,
Nicola Sturgeon, premier minis-
international | 3
Le premier
ministre turc,
Ahmet
Davutoglu,
lors d’une
conférence
de presse,
jeudi 5 mai,
à Ankara.
UMIT
BEKTAS/REUTERS
succès. Sa disgrâce est intervenue Réputé docile, dépourvu d’une renverser le pouvoir en place à sans, brûle de passer à la vitesse
quelques heures après le feu vert base solide au sein de l’AKP, M. Da- travers leurs écrits. supérieure. Il ne veut plus être un
de la Commission européenne en vutoglu a vu d’emblée ses initiati- Il s’érigea également contre les président « protocolaire » tel que
faveur d’une exemption de visa ves écartées. Ce fut notamment le arrestations et le harcèlement ad- le suppose l’actuelle Constitution,
pour les ressortissants turcs dési- cas du paquet de lois anticorrup- ministratif de plus d’une centaine mais un chef de l’Etat doté de
reux de voyager à travers l’espace tion qu’il proposa à l’automne d’universitaires signataires d’une larges pouvoirs.
Schengen. En réalité, l’accord sur 2014, et que le chef de l’Etat re- pétition pour la fin des hostilités Et qu’importe si l’AKP n’a pas le
les migrants signé à Bruxelles, le poussa d’un revers de main au dé- contre les rebelles du Parti des nombre de sièges suffisants au
18 mars, avec l’UE a été la goutte de but de 2015, décrivant l’initiative travailleurs du Kurdistan (PKK, Parlement (367 sur 550 sont né-
trop pour le président Erdogan, comme « prématurée ». interdit en Turquie). cessaires) pour mener à bien la ré-
mécontent que son premier mi- Bien que d’une loyauté sans Mais la vraie raison de l’éviction forme constitutionnelle, de facto,
nistre prenne des initiatives sans faille envers M. Erdogan, Ahmet de M. Davutoglu est ailleurs. Elle M. Erdogan a déjà imposé son
le consulter. Selon la presse, la pro- Davutoglu se permettait parfois vient de son manque de zèle à ap- projet. Fort de l’influence énorme
position faite à Bruxelles par de le contredire, comme le jour où prouver le projet d’hyperprési- qu’il conserve sur l’AKP, c’est lui
M. Davutoglu – le renvoi en Tur- il affirma qu’il n’était pas néces- dence caressé par Recep Tayyip qui choisira le nouveau chef du
quie des migrants arrivés en Grèce saire de mettre sous les verrous Erdogan. Devenu le premier pré- parti, voué à devenir premier mi-
après le 20 mars – a été mise sur la les journalistes Can Dündar et sident turc élu au suffrage univer- nistre. L’Etat c’est lui, le parti et le
table sans discussion préalable Erdem Gül, du quotidien Cumhu- sel en août 2014, « Tayyip bey », gouvernement aussi. p
avec le « grand homme », comme riyet, accusés d’avoir cherché à comme le surnomment ses parti- marie jégo
on dit désormais à Ankara.
Vieux compagnon de route de
M. Erdogan, dont il fut longtemps
le conseiller, puis le ministre des
affaires étrangères, « le profes-
seur » Davutoglu a été nommé à la
tête du gouvernement et du parti “UN REPORTER SUR LE FRONT DE LA GUERRE DES SEXES”
en août 2014, au moment où
l’homme fort de la Turquie a été ★★★ LE MONDE
élu président, après trois man-
dats successifs au poste de pre-
mier ministre.
“UN FILM RÉJOUISSANT” LIBÉRATION
“UN PORTRAIT MALICIEUX
-
DE LA FRANCE” OUEST FRANCE
“AUSSI RARE QUE PRÉCIEUX”
★★★★ STUDIO CINÉ LIVE
TÉLÉRAMA
★★★ L’OBS
Claudine Nougaret présente
tre du Parlement d’Edimbourg, a
revendiqué une « victoire histori- Les Habitants
que ». Pour la troisième fois, les
indépendantistes remportent les
élections dans cette assemblée
créée en 1998. Leur victoire pour-
rait les placer en position de force
un film de
Raymond Depardon
pour réclamer un nouveau réfé-
rendum sur l’indépendance, sur-
tout si le Royaume-Uni vote pour
quitter l’Union européenne le
23 juin en contradiction avec le
vote des Ecossais. Mais il ne s’agit
pas d’un triomphe pour le SNP
puisqu’il ne devrait pas être en
mesure, contrairement à la situa-
tion qui prévaut depuis 2011, de
contrôler seul la majorité.
Au Pays de Galles, le Labour con-
tinuera de diriger le gouverne-
ment local mais dans ce bastion
historique de la gauche, le Parti
pour l’indépendance du Royau-
me-Uni (UKIP, antieuropéen et xé-
nophobe) se hisse à la troisième
place, avec près de 13 % des voix. Le
parti de Nigel Farage fait son en-
trée au Parlement gallois avec au
moins quatre sièges.
Pourtant, le 5 mai ne restera pas
nécessairement dans les mémoi-
res comme la date d’une défaite Musique originale Alexandre Desplat
travailliste. Le dépouillement du RÉALISATION ET IMAGE : RAYMOND DEPARDON, PRODUCTION ET SON : CLAUDINE NOUGARET, MONTAGE : PAULINE GAILLARD, MIXAGE : EMMANUEL CROSET
UNE COPRODUCTION : PALMERAIE ET DÉSERT – FRANCE 2 CINÉMA AVEC LA PARTICIPATION DE FRANCE TÉLÉVISIONS, DE CINÉ+ ET AVEC LE SOUTIEN DE LA RÉGION ILE-DE-FRANCE. ©PALMERAIE ET DÉSERT ET FRANCE 2 CINÉMA VISA N° 141760
vote pour la mairie de Londres
pourrait contrebalancer l’impres-
sion d’échec si le candidat du La- ACTUELLEMENT AU CINÉMA
bour, Sadiq Khan, l’emporte. p
philippe bernard
4 | international 0123
SAMEDI 7 MAI 2016

Un congrès à Pyongyang pour adouber Kim Jong-un

Après quatre ans de purges et d’exécutions, le dictateur nord-coréen apparaît comme l’héritier incontesté

pyongyang - envoyé spécial du Parti du travail, Liu Yunshan,

membre du comité permanent du

L
a République populaire
démocratique de Corée
(RPDC) a fait du 7e congrès
du Parti du travail, qui
s’est ouvert, vendredi 6 mai à
Pyongyang, pavoisé de rouge
mais battu par la pluie, un grand
spectacle de ferveur patriotique et
de dévotion au régime. Ce con-
grès, le premier en trente-six ans,
devrait être aussi une tribune in-
ternationale pour le jeune diri-
geant Kim Jong-un, qui n’a jamais
rencontré de chefs d’Etat étran-
gers : la plupart des grands mé-
dias internationaux ont été invi-
tés afin de donner un écho mon-
dial à l’événement.
Mais les hauts dignitaires étran-
gers, eux, sont absents. Au précé-
dent, le 6e congrès en octo-
bre 1980, 118 pays étaient repré-
sentés. La Chine avait envoyé une
délégation importante dirigée par
Li Xiannan, vice-président du bu-
reau politique du Parti commu-
niste chinois (PCC). En 2015, pour le
70e anniversaire de la fondation
LE CONTEXTE
bureau politique du PCC, siégeait à
la tribune et salua la foule en te-
nant par la main le jeune dirigeant.
Ce n’est pas le cas cette fois-ci. La
Chine, irritée par l’aventurisme de
Pyongyang, a adopté un profil bas.
La Russie également. Laconique
explication officielle de cette dis-
crétion de Pékin et de Moscou : le
congrès traite surtout de ques-
tions internes… Les représentants
à Pyongyang de l’Allemagne, de la
Grande-Bretagne et de la France ne
participent pas aux cérémonies
organisées à l’occasion du congrès.
Une portée historique
Après quatre ans de limogeages, de
purges et d’exécutions dans les
hautes sphères civiles et militaires,
Kim Jong-un (33 ans), investi de
tous les pouvoirs à la suite du décès
de son père Kim Jong-il en 2011, ap-
paraît comme l’héritier incontesté
de la dynastie. Porté au pouvoir à
moins de trente ans dans un pays
qui respecte l’âge et l’expérience
conformément à la tradition
confucéenne, il a dû s’imposer.
Ce qu’il a fait non sans brutalité.
Autoproclamée puissance nu-
cléaire, sanctionnée par le Conseil
de sécurité des Nations unies et
condamnée dans un rapport acca-

INÉDIT DEPUIS 1980

Le congrès du Parti du travail
doit normalement se tenir tous
les cinq ans. Mais, depuis 1980,
la situation – à la fois intérieure
(famine ayant causé près d’un
million de morts dans les années
1990), mais aussi à l’étranger
(bouleversements du monde
communiste, puis crise nucléaire
à partir de 2002) – ne se prêtait
pas à son organisation. L’armée
primait. En 2008, l’accident vas-
culaire de Kim Jong-il met à l’or-
dre du jour la question de la suc-
cession. En 2010 a lieu une
assemblée des délégués du parti
(comparable à un congrès, mais
sans délégation étrangère) qui
officialise Kim Jong-un comme
successeur. Puis, en 2012, une
seconde assemblée adoube ce-
lui-ci comme dirigeant suprême.
blant de la commission onusienne
des droits de l’Homme, la RPDC,
qui glorifie le jeune Kim, est isolée
et critiquée, même par ses alliés
chinois et russe, pour ses ambi-
tions atomiques et balistiques.
Mais elle entend montrer que les
pressions ne la feront pas fléchir.
« La force de notre pays ne tient pas
à la bombe nucléaire, mais à
l’union du peuple et de son diri-
geant », a déclaré le ministre des
affaires étrangères nord-coréen
Ri Su-yong au cours d’une récente
interview à l’agence Associated
Press. Pour l’instant, l’impact des
sanctions internationales est peu
perceptible à Pyongyang, en dépit
d’un ralentissement des échanges
à la frontière chinoise.
Fort d’avoir parachevé la tâche
que s’étaient assignée ses aïeux
(« faire figurer la RPDC parmi les
puissances nucléaires et spatia-
L’emblème du Parti du travail orne l’entrée du Palais de la culture du 25-Avril, le lieu du congrès, à Pyongyang, le 6 mai. FDAMIR SAGOLK/REUTERS
les », selon Rodong Sinmun, l’or-
gane du parti), Kim Jong-un de-
vrait annoncer une accélération
des mesures de réformes écono-
miques, mettant davantage la
RPDC dans les pas de la Chine et
du Vietnam, mais suivant une
« voie coréenne vers le socia-
lisme ». Il s’agit pour le régime de
mettre en œuvre « les moyens les
plus efficaces pour accélérer l’amé-
lioration des conditions de vie »,
explique-t-on de source officielle.
En d’autres termes, faire preuve
de pragmatisme.
L’absence de congrès, depuis le
6e en octobre 1980, confère une
portée historique à celui qui
s’ouvre : à l’époque, Kim Jong-un
n’était pas né et la plupart des
membres du cénacle dirigeant
Les hauts
dignitaires
étrangers sont
absents, la Chine
et la Russie ont
fait profil bas
actuel étaient encore très jeunes.
Il consacrera l’arrivée au pouvoir
d’une nouvelle génération, plus
au fait de la réalité du pays.
L’insistance sur la réorientation
de la politique économique afin
d’améliorer les conditions de vie –
promesse faite par Kim Jong-un
dès son premier discours à la na-
tion en avril 2012 – témoigne
d’une volonté du régime d’appa-
raître attentif aux préoccupations
du peuple et de donner des raisons
d’espérer à une jeune génération
née au cours de la famine de la se-
conde moitié des années 1990.
Si la pompe et l’emphase révolu-
tionnaires sont de mise comme
en 1980 dans la salle de 6 000 pla-
ces du Palais de la culture du 25-
Avril (à l’époque Palais de la cul-
ture du 8-Février), à l’extérieur,
Pyongyang n’est plus la même
ville. La capitale construite à la
gloire de la révolution, tirée au
cordeau avec ses larges avenues
désertes le long desquelles fon-
çaient les limousines des apparat-
chiks, a fait place à une ville plus
animée, en construction perma-
nente, hérissée de gratte-ciel, à la
circulation automobile nourrie,
aux magasins et aux marchés
fournis et dotée de parcs d’attrac-
tions pour ceux qui en ont les
moyens.
Ces changements, peu percepti-
bles en province, sont le résultat
de l’économie de marché qui s’est
mise en place de facto au fil des ré-
formes (plus grande autonomie
de gestion des unités de produc-
tion) et d’une poussée de la base
au cours des dix dernières an-
nées. Conjuguées à une moins
grande ignorance du reste du
monde par une population entre-
tenue dans une mentalité d’assié-
gés permanents, ces mutations
ont entraîné une évolution sou-
terraine des comportements. p
philippe pons

Au Liban, un souffle nouveau en politique Un général israélien perturbe la

Pour la première fois, des candidats issus de la société civile se présentent aux municipales
Journée du souvenir de la Shoah
jérusalem - correspondant

C’
beyrouth - correspondance

est une bouffée d’air

frais dans un jeu politi-
que sclérosé, et une pe-
tite secousse pour l’establishment
libanais, celui des chefs au pou-
voir héréditaire et des leaders ina-
movibles. Pour la première fois au
Liban, des candidats issus de la
société civile rassemblés sur une
liste indépendante se présentent
à des élections municipales à
Beyrouth, prévues dimanche
8 mai.
Cette plate-forme, Beirut Madi-
nati (« Beyrouth est ma ville »), se
veut une « opportunité de change-
ment ». « Ces candidats sont des
outsiders dans leur message politi-
que et leur choix de se présenter.
C’est une liste non partisane, dont
le discours sort de la spirale des
ONG [dont certains candidats
sont issus] », souligne Ali Mourad,
maître de conférences en droit
public à la Beirut Arab University.
Doux rêveurs ?
Rassemblant des profils variés –
des médecins comme des artistes
–, Beirut Madinati s’est fixé une
priorité : rendre plus vivable et
plus égalitaire la capitale libanaise,
rongée par la pollution, la spécula-
tion immobilière et l’argent. De
doux rêveurs ? Ses candidats
répondent qu’ils sont épaulés par
une vaste équipe, dont des experts
en développement public.
« Depuis la reconstruction [au
début des années 1990, au sortir
d’une guerre de quinze ans], la
ville est aux mains des magnats
de l’immobilier. On veut apporter
du sang neuf, une impulsion nou-
velle à la capitale, explique l’ar-
chitecte Mona El-Hallak, qui se
bat pour préserver le patrimoine
beyrouthin. En outre, la munici-
palité dispose d’un budget de
1 milliard de dollars par an. Com-
ment expliquer que la ville soit
dans ce piteux état ? »
Pour cette femme engagée, fran-
chir le pas vers la représentation
institutionnelle, « c’est prendre les
rênes du changement, cesser d’user
son énergie comme militant pour
tenter de se faire entendre par les
autorités locales ».
Au-delà des objectifs concrets –
rendre le logement plus abordable
ou instaurer le recyclage des dé-
chets – cités par Beirut Madinati, il
s’agit de dénoncer la corruption et
l’incurie de la classe politique.
Peu après le début de la crise du
ramassage des ordures qui allait
durer huit mois, les manifestants
descendus au cœur de Beyrouth
avaient exprimé leur ras-le-bol, à la
fin de l’été 2015, face aux dysfonc-
tionnements au quotidien, au ver-
rouillage du pays par l’élite et aux
tensions communautaires exacer-
bées par les leaders politiques.
C’est dans la continuité de ce
mouvement que s’inscrit Beirut
Madinati. Tout comme une se-
conde liste qui sort, elle aussi, des
sentiers battus, Citoyens et ci-
toyennes dans un Etat, qui se pré-
sente dans plusieurs villes. Son pi-
lier, Charbel Nahas, brillant éco-
nomiste connu pour son esprit
frondeur et ancien ministre, mi-
lite pour une réforme radicale du
système libanais. Son équipe veut
combattre le « pouvoir corrompu
qui paralyse l’Etat, explique Mah-
moud Haïdar, l’un des coordina-
teurs. Nous voulons réinstaurer un
Etat qui fonctionne, rendre aux ins-
titutions leur légitimité ».
Débats dans les quartiers
Le Liban n’a plus de président –
élu par les députés – depuis
deux ans, le Parlement a autopro-
rogé son mandat à deux reprises.
Les élections municipales, étalées
sur plusieurs semaines et basées
sur un scrutin majoritaire à listes
ouvertes, sont la première
occasion de voter au Liban depuis
six ans.
La plate-forme Beirut Madinati
a fait parler d’elle en faisant le
choix de la parité (dans un pays où
seulement quatre des 128 députés
sont des femmes) et en
organisant des débats publics
dans les quartiers.
De quoi donner des idées. La liste
de l’establishment, parrainée par
l’ancien premier ministre Saad
Hariri, qui n’a pas lésiné sur les
bains de foule pour soutenir ses
candidats pendant la campagne, a
ainsi annoncé un programme qui
ressemblait à s’y méprendre à ce-
lui de ses jeunes concurrents.
Aussi étrange que cela puisse
paraître au profane, cette liste
d’union rassemble les candidats
de la plupart des principaux par-
tis – une pratique courante pour
les élections municipales à Bey-
routh –, alliés ou hostiles à
M. Hariri : les mêmes qui s’invec-
tivent dans le débat politique
national.
Il ne sera pas facile pour les
deux listes contestataires de faire
face à ce mastodonte. « Si elles ob-
tiennent de bons résultats, cela
pourrait déclencher un mouve-
ment populaire. Mais même si
leur score était décevant, une dy-
namique s’est créée », juge
M. Mourad, qui suivra dimanche
comme observateur les élections.
L’une des clefs sera le taux de
participation : à Beyrouth, l’abs-
tention a frôlé les 80 % lors des
dernières municipales. p
laure stephan
L a Journée du souvenir de la Shoah, en Israël, est un
moment de recueillement et de consensus. Les propos du
général Yaïr Golan ont eu d’autant plus de résonance qu’ils
ont brisé cette convention. Le chef d’état-major adjoint, soit le
numéro deux de l’armée israélienne, s’exprimait, mercredi
4 mai, lors d’une cérémonie dans un kibboutz. Il a invité l’assis-
tance à réfléchir à la nature humaine, en semblant édifier un
pont osé entre passé et présent.
« Une chose m’effraie dans les commémorations de la Shoah,
c’est de relever les processus nauséabonds qui se sont déroulés en
Europe en général, et plus particulière-
ment en Allemagne, il y a soixante-dix,
« IL N’Y A RIEN DE quatre-vingts et quatre-vingt-dix ans et
de voir des signes de cela parmi nous en
PLUS SIMPLE QUE DE cette année 2016 », a-t-il déclaré. Selon le
SUSCITER LES PEURS àhaut gradé, l’Holocauste « doit (…) inciter
une réflexion fondamentale sur la fa-
ET D’INTIMIDER » çon dont [sont] trait[és], ici et mainte-
nant, l’étranger, l’orphelin et la veuve, et
YAÏR GOLAN tous ceux qui sont comme eux ».
chef d’état-major adjoint Pour Yaïr Golan, « il n’y a rien de plus
simple que de haïr l’étranger, rien de plus
simple que de susciter les peurs et d’intimider. Il n’y a rien de plus
simple que se conduire comme un animal, d’oublier les principes et
d’agir avec suffisance ». Sans surprise, la droite nationaliste a
exigé des explications. Le ministre de l’éducation, Naftali Ben-
nett, a demandé que le général se rétracte « avant que les néga-
tionnistes ne transforment ces paroles erronées en étendard et que
[les] soldats ne soient comparés à des nazis avec un sceau d’appro-
bation venu d’en haut ». Le premier ministre, Benyamin Nétanya-
hou, a demandé une clarification. Elle est tombée par communi-
qué. Yaïr Golan a précisé qu’il n’avait « aucune intention de com-
parer l’armée et l’Etat d’Israël aux horreurs qui s’étaient déroulées
en Allemagne il y a soixante-dix ans ». Son ministre de tutelle,
Moshé Yaalon, lui a apporté son soutien, dénonçant une nou-
velle étape dans « une campagne inquiétante » contre l’armée. p
piotr smolar
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6 | international
Au Brésil, l’ennemi de Rousseff touché
Eduardo Cunha, président de la Chambre des députés à l’origine de la procédure
de destitution de la présidente, a été suspendu pour corruption
suite de la première page
Teori Zavascki, le juge de la Cour
suprême chargé de l’enquête
« Lava Jato » (« lavage express »)
sur le réseau de pots-de-vin liés à
l’octroi frauduleux de marchés
publics lancés par le groupe pu-
blic Petrobras, a répondu à une de-
mande transmise en décem-
bre 2015 par le procureur de la Ré-
publique, Rodrigo Janot. Dans son
rapport, celui-ci qualifie M. Cunha
de « délinquant », jugeant qu’il a
« dépassé toutes les limites accep-
tables » de l’Etat de droit. Le main-
LES DATES
2015
Février. Election d’Eduardo
Cunha, du Parti du mouvement
démocratique brésilien (centre),
à la présidence de la Chambre
des députés.
Décembre. Accusé de corrup-
tion, M. Cunha lance la procédure
d’impeachment contre
la présidente Dilma Rousseff.
2016
Avril. Les députés votent à
une large majorité la recevabilité
de la procédure de destitution.
Mai. M. Cunha est démis
de son mandat de président
de la Chambre et de député.
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Les Docks, Cité de la mode et du design, 34 quai d’Austerlitz Paris 13e
tien du président de la Chambre
basse à ses fonctions, écrit-il, « est
une atteinte à l’honneur de l’insti-
tution qu’il dirige. Rien, absolu-
ment rien dans la Constitution ne
peut justifier son maintien ».
Il aura donc fallu plus de cinq
mois pour que la Cour suprême
agisse contre un homme que le
magazine Veja, dans son édition
du 27 avril, qualifiait de « mal » ab-
solu. Les critiques rappellent
qu’Eduardo Cunha a lancé la pro-
cédure d’impeachment (destitu-
tion) contre Dilma Rousseff… en
décembre. « Cunha n’était sans
doute pas la priorité à l’époque »,
souffle le politologue Marco
Antonio Carvalho Teixeira.
Une demande déposée mardi
par le parti écologiste Rede a sans
doute poussé la justice à agir. Ven-
dredi, la commission du Sénat
doit se prononcer sur la recevabi-
lité de la demande de destitution
de la présidente, membre du Parti
des travailleurs (PT, gauche),
avant un vote en plénière, le
11 mai. En cas de vote favorable
d’une majorité des sénateurs
mercredi, Dilma Rousseff sera
éloignée du pouvoir pendant cent
quatre-vingts jours, remplacée
par son vice-président, Michel
Temer (PMDB). Le suivant dans la
ligne de succession étant Eduardo
Cunha. Inadmissible, selon le
parti de l’écologiste Marina Silva.
La Cour suprême soigne aussi
son image. Elle doit examiner les
cas de l’ancien président Luiz
Inacio Lula da Silva (2003-2010) et
s
enté
prés
TRAVAILLER,
our v
oir ENTREPRENDRE,
sàp
VIVRE À L’ÉTRANGER
31 MAI & 1er JUIN 2016
« Une bonne
nouvelle. La loi
vaut pour tout
le monde »
DUARTE NOGUEIRA
député de l’opposition
de Dilma Rousseff, suspectés
d’avoir fait obstruction à la justice
dans l’affaire « Lava Jato ». Les juges
pouvaient difficilement s’attaquer
à l’un des mythes du PT en laissant
de côté un homme indéfendable
aux yeux de l’opinion publique.
Selon un sondage Datafolha, 77 %
des Brésiliens sont en faveur de la
fin du mandat d’Eduardo Cunha.
« Cleptomane pathologique »
Sur tout l’échiquier politique, du
côté des pro comme des anti-im-
peachment, la décision de la Cour
suprême a été applaudie. « Une
bonne nouvelle pour le Brésil. La loi
vaut pour tout le monde », s’est ré-
joui Duarte Nogueira, député du
Parti social-démocrate brésilien
(PSDB, opposition). « Brasilia,
5 mai 2016. Une chaise vide, la pos-
sibilité pour le Parlement de re-
trouver son honneur », a tweeté
Luiza Erundina, députée du Parti
socialisme et liberté (PSOL, gau-
che). Membre du PT, Givaldo
Vieira regrettait toutefois ces cinq
mois d’attente : « Une humiliation
pour les Brésiliens et les députés »,
a-t-il dit, tandis que la blogos-
phère se déchaînait autour du
mot-clé « Tchau querido » (« ciao,
chéri »), détournant le slogan
« Tchau querida ! » (« ciao, chérie »)
que les manifestants en faveur de
l’impeachment avaient brandi à
l’adresse de Dilma Rousseff.
Economiste entré en politique
en 1989 travaillant pour le tréso-
rier de la campagne du futur pré-
sident Fernando Collor (poussé à
la démission après un processus
d’impeachment en 1992 pour cor-
ruption), Eduardo Cunha, 57 ans, a
laissé derrière chacune de ses
fonctions des soupçons de mal-
versations, à commencer par une
affaire de surfacturations lors de
sa présidence de la société de télé-
communication de Rio de Janeiro
Telerj (1991-1993). C’est dans cette
société qu’il croisera sa seconde
épouse, la journaliste Claudia
Cruz, soupçonnée d’avoir utilisé
les sommes détournées par son
mari pour s’offrir des cours de ten-
nis à 59 700 dollars en Floride avec
Nick Bollettieri, l’ex-entraîneur
d’Andre Agassi. Joueur de batterie,
fan de rock, Eduardo Cunha se dé-
couvre tardivement une foi évan-
gélique « sur les conseils d’un allié
politique », raconte le magazine
Veja, se mettant à prier contre
l’avortement et l’homosexualité.
Décrit comme un « cleptomane
pathologique », Eduardo Cunha a,
selon les analystes, le profil d’une
crapule ordinaire de la politique
brésilienne destinée à grenouiller
dans le « bas clergé ». L’arrivée au
pouvoir de Dilma Rousseff,
L’étau se resserre autour de l’ancienne
présidente argentine Cristina Kirchner
La justice multiplie les enquêtes contre l’ancienne chef de l’Etat,
ainsi que contre son successeur, Mauricio Macri
buenos aires - correspondante
L a justice a éclipsé la poli-
tique à Buenos Aires. Juges
et procureurs sont les nou-
velles stars des médias, révélant,
quotidiennement, des affaires de
détournement de fonds publics,
de blanchiment d’argent et de so-
ciétés offshore qui impliquent des
responsables politiques, alors que
les citoyens pâtissent d’une infla-
tion galopante, de hausses miro-
bolantes – jusqu’à 700 % – des ta-
rifs des services publics et d’une
vague sans précédent de licencie-
ments. « Avec tout cet argent qu’on
nous a volé, on aurait pu cons-
truire des écoles, des hôpitaux, des
logements et des routes », s’indi-
gne une ancienne institutrice, qui
fait la queue pour toucher sa mai-
gre retraite. Elle exprime une co-
lère et un désabusement générali-
sés vis-à-vis des politiciens.
L’ancienne présidente péro-
niste Cristina Fernandez de Kirch-
ner (2007-2015), mise en cause
dans plusieurs affaires de corrup-
tion, se dit victime « d’une persé-
cution juridico-politique » et ac-
cuse un groupe de magistrats
d’avoir formé « un parti judi-
ciaire » pour l’attaquer, elle et son
entourage. Elle est visée person-
nellement avec son fils, Maximo
Kirchner, par une enquête
ouverte, mardi 3 mai, à la de-
mande de la députée de centre
gauche Margarita Stolbizer, qui
les accuse d’enrichissement illi-
cite et de falsification de docu-
ments publics.
Elle soupçonne des irrégularités
dans la comptabilité d’une agence
immobilière familiale, Los Sau-
ces, dans la province de Santa
Cruz, fief de la famille Kirchner en
Patagonie. Le procureur Carlos
en 2010, aurait paradoxalement
permis son ascension. La prési-
dente, qui a toujours répugné à
parlementer et marchander avec
les députés, a contribué à faire naî-
tre un groupe de frondeurs dont
Eduardo Cunha aurait pris la tête.
Sa ruse et sa connaissance parfaite
des règlements de la Chambre
basse lui permettront d’en pren-
dre la présidence le 1er février 2015.
Sa disgrâce pourrait être une
aubaine pour le clan de Dilma
Rousseff. Le PT estime possible de
contester la légitimité des déci-
sions prises par un homme
aujourd’hui unanimement quali-
fié de bandit. Y compris le lance-
ment de l’impeachment. « Au re-
gard de la Constitution, c’est peu
probable », admet toutefois une
source à Brasilia.
Aux portes du pouvoir, Michel
Temer peut, lui, être soulagé d’être
débarrassé d’un allié gênant. Mais
Eduardo Cunha pourrait décider
de ne pas tomber seul. Avec vingt
ans d’expérience en manigances
parlementaires et de financement
de diverses campagnes, il aurait,
dit-on, accumulé des dossiers sur
une centaine de députés. « Il a une
grande partie du PMDB entre ses
mains », s’inquiète aussi une
source proche du vice-président. A
la manœuvre pour former son
équipe gouvernementale qui
pourrait prendre ses fonctions dès
le 12 mai, Michel Temer peut se
méfier du pouvoir de nuisance de
M. Cunha. p
claire gatinois
Cristina Kirchner
accuse un groupe
de magistrats
d’avoir formé
« un parti
judiciaire »
pour l’attaquer
Rivolo a confié l’enquête au juge
Claudio Bonadio, qui enquête
déjà sur un blanchiment d’argent
présumé à travers des hôtels de
luxe en Patagonie. Lazaro Baez,
un homme d’affaires million-
naire de la construction, intime-
ment lié au clan Kirchner, a été
emprisonné le 5 avril, dans le ca-
dre de ce volumineux dossier re-
baptisé « la route de l’argent K »
(pour Kirchner). Une partie du bu-
tin aurait été caché dans la loin-
taine Patagonie, où la justice a or-
donné des fouilles et des perquisi-
tions, mais également à l’étran-
ger, en Uruguay et dans des
paradis fiscaux.
Retour fracassant
Dans le scandale des « Panama
papers » sont d’ailleurs apparus
les noms de proches de Cristina
Kirchner et de son époux et pré-
décesseur, Nestor Kirchner (2003-
2007), décédé en octobre 2010,
mais également celui, directe-
ment cité, de l’actuel président de
centre droit Mauricio Macri. Il fi-
gure dans le directoire de plu-
sieurs sociétés offshore apparte-
nant à son père, Franco Macri, l’un
des plus riches capitaines d’in-
dustrie du pays. Le juge Sebastian
Casanello, en charge du dossier,
a envoyé une commission roga-
0123
SAMEDI 7 MAI 2016
ÉTATS - U N I S
Président de la Chambre,
Paul Ryan n’est « pas
prêt » à soutenir Trump
Le dirigeant républicain
Paul Ryan, président de la
Chambre des représentants,
a déclaré, jeudi 5 mai, ne pas
être encore prêt à soutenir
Donald Trump comme candi-
dat du Parti républicain à
l’élection présidentielle. « J’es-
père soutenir notre candidat,
a dit M. Ryan sur CNN. Pour le
moment, je n’en suis pas là. »
« Si nous n’unifions pas la
totalité des courants du parti,
nous ne remporterons pas
l’élection », a averti M. Ryan, à
propos de la présidentielle du
8 novembre. Le Comité natio-
nal républicain a indiqué que
Paul Ryan et Donald Trump
devraient se rencontrer rapi-
dement. « Seul un Parti répu-
blicain unifié sera en mesure
de battre Hillary Clinton »,
a déclaré une porte-parole
de la direction du Grand Old
Party. – (Reuters.)
C AN ADA
Un pont aérien pour fuir
les incendies
Un pont aérien de grande
ampleur, concernant
25 000 personnes, se mettait
en place, jeudi 5 mai, à Fort
McMurray, pour évacuer des
populations coincées par des
feux de forêt progressant
dans leur direction. Les in-
cendies ont encore ravagé,
jeudi, des secteurs entiers de
la ville canadienne, évacuée
par ses 100 000 habitants.
Certains quartiers ne sont
plus que cendres et carcasses
calcinées. Quelque 49 foyers
sont actifs dans la province
de l’Alberta (ouest), dont sept
sont actuellement hors de
tout contrôle. – (AFP.)
toire au Panama afin de détermi-
ner si, effectivement, le chef de
l’Etat a des parts dans ces sociétés.
S’il était reconnu coupable
d’omission illicite, il pourrait être
passible de plusieurs années
d’emprisonnement. Au pouvoir
depuis le 10 décembre 2015,
M. Macri s’est déclaré « tran-
quilo », assurant n’avoir aucune
participation financière dans ces
sociétés familiales.
Rien d’étonnant à ce que ce soit
aux portes du tribunal fédéral de
Comodoro Py, dans le centre de
Buenos Aires, que Cristina Kirch-
ner ait fait son retour fracassant
sur la scène politique le 13 avril,
après quatre mois d’absence. Ce
jour-là, elle a transformé sa pre-
mière convocation devant la jus-
tice, pour une malversation pré-
sumée de la banque centrale, en
un meeting réunissant des mil-
liers de partisans. Mme Kirchner,
qui n’occupe plus aucune charge
publique depuis son départ de la
Casa Rosada, le palais présiden-
tiel, ne bénéficie pas de l’immu-
nité parlementaire, contraire-
ment à son fils, député du Front
pour la victoire, pro-kirchnériste.
L’avenir de l’ancienne prési-
dente est incertain. Les quelques
fidèles qui lui restent ont été
écartés de la nouvelle direction
du Parti justicialiste (péroniste),
qui a été confiée, le 27 avril, à José
Luis Gioja, ancien gouverneur de
la province de San Juan, et à
Daniel Scioli, le grand perdant de
la présidentielle face à M. Macri
en novembre 2015. Présenté à
l’époque comme le poulain de
Mme Kirchner, il a pris ses distan-
ces avec les kirchnéristes.
M. Scioli a annoncé « une nouvelle
étape du péronisme ». p
christine legrand
 FRANCE |7
0123
SAMEDI 7 MAI 2016

L’inquiétant turnover des magistrats

En 2015, 31 % d’entre eux ont été nommés à un nouveau poste. Un phénomène qui nuit au travail des juridictions

U
ne entreprise ou une
administration pour-
rait-elle fonctionner si
près du tiers de ses ef-
fectifs changeait de poste chaque
année ? La justice le peut ! Ou du
moins le pense-t-elle. Selon les
chiffres qui devraient être officiali-
sés fin juin par le Conseil supérieur
de la magistrature (CSM), 2 251 ma-
gistrats ont été nommés à de nou-
velles fonctions ou dans une autre
juridiction en 2015. Avec les audi-
teurs de justice (les magistrats sor-
tis d’école) nommés à un premier
poste, cela représente 2 576 mou-
vements dans l’année pour un
corps qui comptait 8 215 profes-
sionnels en activité.
Ce taux de rotation de 31,4 % des
effectifs constitue un record his-
torique, mais pas un accident.
« Ces chiffres sont en augmenta-
tion constante depuis une décen-
nie », affirme Daniel Barlow, le se-
crétaire général du CSM, l’organe
constitutionnel chargé de choisir
les plus hauts magistrats du siège
(ceux qui jugent), et de donner un
avis engageant au gouvernement
sur ses propositions de nomina-
tion des autres magistrats du
siège et des hauts gradés du par-
quet (ceux qui dirigent l’enquête
et engagent les poursuites).
Le nombre de postes vacants
dans la justice n’arrange pas les
choses. « Le ministère utilise cette
mobilité pour déplacer la pénurie
d’une juridiction à l’autre », expli- ADRIA FRUITOS
que Virginie Duval, présidente de
l’Union syndicale des magistrats
(majoritaire). Alors qu’il criait fa- ter sa candidature pour un ou plu- Crise du parquet oblige, plus de gion de la mobilité serait donc à fres de la mobilité « sont impor-
mine cet hiver, le tribunal de Bo- sieurs autres postes », explique le
Les magistrats 50 % des postes offerts à la sortie géométrie variable. tants et nécessitent que des ré-
bigny, en Seine-Saint-Denis, de- professeur de droit Jean Danet, qui sortent de l’ENM cette année sont pour le Comble de la situation, ni la flexions soient menées ». « L’impor-
vrait se faire plus discret en sep- une des personnalités extérieures parquet, alors qu’il ne représente direction des services judiciaires tance donnée au critère de mobilité
tembre avec un nombre de juges membres du CSM.
de l’école sont qu’un quart du corps. Très rapide- du ministère ni le CSM n’ont dans l’évolution de la carrière » et
et de parquetiers plus conforme à Le législateur encourage la mobi- les seuls à ne pas ment, et parfois même avant les d’éléments statistiques précis sur des mesures « pour favoriser la sta-
sa taille. La rentrée sera plus diffi- lité, notamment pour éviter les ris- trois ans minimum imposés la mobilité. « Nous n’avons pas bilité » font partie de ces réflexions
cile ailleurs. ques de conflit d’intérêts avec les
choisir leur pour le premier poste, un grand d’explication au phénomène, « en lien avec le CSM ».
milieux sociaux-économiques lo- affectation nombre de jeunes juges deman- juste des hypothèses », regrette Une chose est sûre, pour freiner
Eviter les conflits d’intérêts caux. Depuis 2001, les juges spécia- deront une mutation, souvent Evelyne Serverin, directrice de re- le tourbillon, il suffirait que le
Les garanties statutaires des ma- lisés (instruction, affaires familia- pour se rapprocher de la région cherche au CNRS, membre du garde des sceaux décide de propo-
gistrats sont élémentaires pour as- les, etc.) doivent changer d’affecta- un état de fait. Ni les syndicats ni la de leur famille. A l’inverse, si un CSM qui a plaidé pour le lance- ser moins de noms sur les listes
surer l’indépendance des juges, tion au bout de dix ans et les chefs chancellerie ne s’en plaignent. magistrat choisit de rester vingt ment d’une étude. de mobilité qu’il soumet deux
mais elles compliquent la gestion de cour au bout de sept ans. C’est Pourtant, à ce rythme, le turnover ans au même poste, personne ne Au ministère de la justice, on re- fois par an au CSM. p
des ressources humaines. On ne ce qui est arrivé à Marc Trévidic, désorganise les juridictions. lui demandera de bouger. La reli- connaît aujourd’hui que les chif- jean-baptiste jacquin
peut pas déplacer un juge qui n’a qui a dû quitter l’instruction au A la cour d’appel de Besançon,
pas demandé à changer de fonc- pôle antiterroriste en août. Cette 60 % des magistrats sont en poste
tion ou de tribunal, ni le nommer
à un autre poste que celui qu’il sol-
culture de la mobilité a été promue
pendant des décennies par le mi-
depuis moins de deux ans. Diffi-
cile dans ces conditions de mettre
Vers un statut pour le juge des libertés
licite. Ainsi, certains peuvent res- nistère, l’Ecole nationale de la ma- en place des actions pluriannuel-
ter longtemps vacants tandis que gistrature (ENM) et le CSM. les. « Ce turnover pose un problème tous les magistrats sont nommés par dé- qui autorise les hospitalisations psychiatriques
de nombreux candidats se pres- La mobilité est un des facteurs de qualité », reconnaît Clarisse cret. Pour certains postes, comme les juges sans consentement de la personne.
sent à des postes qui ne le sont pas. pris en compte dans l’avancement Taron, présidente du Syndicat de d’instruction ou les juges des enfants, la fonc- Sans statut, ce magistrat désormais central
« A peine quelques mois après son et le passage aux grades supé- la magistrature. Sans compter la tion y est précisée. Tel n’est pas le cas des juges dans le dispositif judiciaire est fragilisé. A Nîmes,
arrivée dans une nouvelle fonction, rieurs : plus on bouge, plus on ga- déperdition d’informations alors des libertés et de la détention (JLD). C’est le pré- Jean-Louis Galland est ainsi déstabilisé pour
un magistrat a le droit de manifes- gne ! Un tourbillon intégré comme que le recul de la collégialité, avec sident du tribunal qui nomme ceux de sa juri- avoir pris des décisions concernant des migrants
les audiences à juge unique et les diction, dans les rangs de ses vice-présidents. en rétention qui ont déplu au parquet et au gou-
magistrats qui fonctionnent en ca- Une absence de statut spécifique qui permet à vernement (Le Monde daté du 25 avril). Accusé
Isabelle Prévost-Desprez nommée à Paris binet, complique le « tuilage » en- la hiérarchie de décharger un JLD de ses fonc- d’avoir ordonné trop de remises en liberté,
tre le sortant et son successeur. tions, même si celui-ci reste vice-président, ina- Xavier Lameyre, JLD à Créteil, avait, lui, tout bon-
Parmi les 865 propositions de nomination de magistrats du minis- movible comme tous les magistrats. nement été déchargé de ses fonctions en 2010.
tère de la justice qui devraient être confirmées avant la fin mai pour Favoriser la stabilité Créé il y a seize ans, notamment pour retirer au C’est pourquoi Jean-Jacques Urvoas, le garde
des entrées en fonction en septembre, figure la prochaine arrivée au A Saint-Etienne ou à Bourg-en- juge d’instruction le pouvoir de décider seul de des sceaux, a réintroduit la nomination par
tribunal de grande instance de Paris d’Isabelle Prévost-Desprez, au Bresse, il n’y a pas de candidats la mise en détention des personnes mises en décret des JLD par un amendement dans le pro-
rang de première vice-présidente adjointe. C’est l’épilogue de l’af- pour être substitut du procureur. examen, le JLD a vu ses prérogatives sans cesse jet de loi organique sur la justice voté mercredi
faire qui a valu à cette magistrate, actuellement vice-présidente à Les jeunes magistrats qui sortent étendues depuis. Outre les mises en détention 4 mai par la commission des lois de l’Assemblée
Nanterre, d’être poursuivie pour « violation du secret professionnel », de l’école servent de variable avant jugement ou les demandes de remise en li- nationale. Ce statut protecteur qui figurait dans
au profit d’un journaliste du Monde, durant l’enquête Bettencourt. d’ajustement. Ils sont les seuls à berté, c’est à lui qu’il revient d’autoriser les actes le projet élaboré par Christiane Taubira avait été
Elle a été relaxée en juillet 2015 par le tribunal correctionnel de ne pas pouvoir choisir librement attentatoires aux libertés au cours d’une en- supprimé en novembre 2015 par le Sénat en
Bordeaux, dans cet épisode du long conflit avec Philippe Courroye, leur affectation puisqu’elle dé- quête : mise sur écoutes, perquisition, prolonga- première lecture. p
aujourd’hui avocat général à la cour d’appel de Paris. pend du classement de sortie. tion d’une garde à vue, etc. C’est également le JLD j.-b. j.
8 | france
Sarkozy, un non-candidat déjà en campagne
Le président des Républicains et ses proches multiplient les initiatives en vue de la primaire de la droite
A
ceux qui en doutaient
encore, le doute n’est
désormais plus per-
mis : Nicolas Sarkozy
est bien candidat à la primaire à
droite pour la présidentielle de
2017. Sans avoir officiellement dé-
claré sa candidature, le président
du parti Les Républicains (LR) est
déjà en campagne.
En témoigne son coup de force
pour modifier les règles du scru-
tin des 20 et 27 novembre. Mardi
3 mai, il a fait approuver par le
bureau politique de son parti – en
l’absence de ses principaux ri-
vaux Alain Juppé, François Fillon
et Bruno Le Maire – une disposi-
tion visant à interdire aux quel-
que 1,2 million de Français établis
hors de France de voter par voie
électronique. Cette offensive sur-
prise a montré que M. Sarkozy
était déterminé à profiter de sa
position de chef de parti pour li-
miter la participation à la pri-
maire. Et ainsi pénaliser son prin-
cipal rival, Alain Juppé, qui sou-
haite un corps électoral le plus
large possible, afin de conforter
ses chances de victoire.
Vivier courtisé
Le président de LR, largement dis-
tancé dans les sondages par le
maire de Bordeaux, n’a pas intérêt
à ce qu’il y ait un maximum de vo-
tants car il mise sur le noyau dur
des militants. Lâché par plusieurs
de ses anciens fidèles, rejeté par
une majorité de Français et une
bonne part des sympathisants de
droite, l’ancien chef de l’Etat cour-
tise méthodiquement ce vivier,
qui reste son principal atout.
Sa tournée de deux jours dans le
Sud-Est (Nice, Toulon, Marseille et
Aix-en-Provence), les 26 et 27 avril,
l’a illustré. Sur ces terres où sa po-
pularité reste forte – en particulier
chez les retraités –, il a enchaîné
trois séances de dédicaces de son
livre La France pour la vie, publié
fin janvier chez Plon, pour mon-
trer que sa capacité à mobiliser les
foules restait intacte.
A un peu plus de six mois de la
primaire, M. Sarkozy s’efforce de
resserrer les liens avec sa clientèle
électorale. Ses positions anti-éco-
logistes, formulées dans Le Jour-
nal du dimanche du 1er mai, visent
à séduire les agriculteurs, ainsi
Facs de médecine: le ministère fera tout
pour éviter un tirage au sort cette année
Le dispositif, prévu en Ile-de-France pour limiter le nombre d’étudiants, ne sera pas activé
L’ incendie aura été preste-
ment circonscrit : le recto-
rat de Paris a indiqué jeudi
5 mai qu’il « n’y aura pas de tirage
au sort » pour choisir les étudiants
en médecine franciliens à la ren-
trée prochaine, en réaction à un ar-
ticle publié mercredi soir par
Lemonde.fr (Le Monde du 6 mai).
Thierry Mandon, le ministre de
l’enseignement supérieur et de la
recherche, l’a confirmé à Libéra-
tion : « Je ferai tout pour que le ti-
rage au sort pour accéder en pre-
mière année de médecine n’existe
jamais », s’est-il engagé.
La décision avait pourtant été
prise et annoncée aux principaux
intéressés. « Le rectorat nous a clai-
rement indiqué mercredi matin la
mise en place d’un tirage au sort en
Ile-de-France », rapporte Rémi Pa-
trice, vice-président de l’Associa-
tion nationale des étudiants en
médecine de France (Anemf), qui
se réjouit du démenti de Thierry
Mandon.
Jusque-là, tous les candidats
franciliens en première année
commune aux études de santé
(Paces) étaient admis. Ils furent
A un peu plus
de six mois
de l’échéance,
Nicolas Sarkozy
s’efforce de
resserrer les liens
avec sa clientèle
électorale
que les chasseurs et les pêcheurs
avec lesquels il s’est entretenu le
lendemain, lors d’un déplace-
ment dans la Somme. Mardi
3 mai, il a mené son opération sé-
duction. « Les quotas annuels » de
pêche, « ça peut plus durer ! », a-t-il
lancé. Ses récents appels à une res-
tauration de « l’autorité de l’Etat »
face aux zadistes de Notre-Dame-
des-Landes, au mouvement Nuit
debout ou aux lycéens mobilisés
contre la « loi travail », sont desti-
nés à l’électorat conservateur
dans son ensemble.
Outre ses déplacements régu-
liers, M. Sarkozy collecte déjà des
fonds pour sa future campagne.
Son microparti, l’Association de
soutien à l’action de Nicolas
Sarkozy (Asans), s’est doté fin fé-
vrier d’une association de finan-
cement pour permettre de re-
cueillir des dons par Internet. Dé-
but avril, un appel a été lancé par
courriel aux près de 4 000 dona-
teurs habituels du président de
LR. Un salarié a été recruté pour
s’occuper de la collecte d’argent à
plein temps.
Alors que beaucoup – y compris
dans son propre camp – doutent
de ses capacités à renouer avec la
victoire, l’ex-président de la Répu-
blique s’efforce de rassurer ses
troupes. Et s’investit personnel-
lement pour tenter d’élargir le
cercle de ses partisans. Le 31 mars,
il s’est invité à la quatrième réu-
nion de ses soutiens parlemen-
taires au restaurant Le Toucan, à
deux pas du siège du parti, pour
leur demander de tenir les élus
tentés de donner leur parrainage
à ses rivaux.
« Dites à vos collègues de ne pas
s’engager et d’attendre », a-t-il
lancé à la quarantaine de person-
nes présentes, alors que la chasse
ainsi 8 143 en 2015, soit près de 500
de plus qu’en 2014, et 1 100 de plus
qu’en 2010. Cette croissance met-
tait sous pression les facultés de
médecine franciliennes, notam-
ment Paris-Descartes (Paris-V),
Pierre-et-Marie-Curie (Paris-VI) et
Paris-Diderot (Paris-VII).
Une simple précaution juridique
D’où la décision d’endiguer le flux.
« La hausse continue du nombre
des admis au cours de ces dernières
années a conduit à instaurer, en ac-
cord avec le ministère, une capacité
d’accueil globale au niveau régio-
nal en Paces Ile-de-France pour la
rentrée 2016 », avait ainsi expliqué
au Monde dès mars la division des
établissements et de la vie univer-
sitaire du rectorat. Précisant que
« la capacité d’accueil 2016 [avait
été] fixée à 7 500 candidats », elle
prévenait : « Il est probable que
tous les candidats ne pourront pas
être admis. » En pareil cas, un ti-
rage au sort désigne les heureux
élus, comme prévu par la loi et
couramment pratiqué en sciences
et techniques des activités physi-
ques et sportives (Staps). C’est l’ap-
Visite de Nicolas Sarkozy à Nice, avec Christian Estrosi et Eric Ciotti, le 26 avril. LAURENT CARRE POUR « LE MONDE »
aux signatures est officiellement
ouverte depuis le 22 avril. Une fa-
çon de les rassurer sur son envie
d’y aller. Et de les motiver pour re-
cruter de nouveaux élus. Un défi
pas si aisé. « En 2007, il y avait une
évidence. Là, c’est plus difficile de
convaincre », reconnaît un lieute-
nant de l’ex-chef de l’Etat.
Mobiliser les troupes
En coulisses, ses fidèles s’activent.
Mercredi 4 mai, la quarantaine de
parlementaires sarkozystes se
sont de nouveau réunis au Toucan
pour affiner le plan de bataille. La
veille, une réunion des soutiens
parisiens a eu lieu dans un café du
17e arrondissement autour de la
maire, Brigitte Kuster. Ce « pot »,
qui a rassemblé des parlementai-
res d’Ile-de-France, des conseillers
de Paris et des conseillers régio-
La croissance
du nombre de
candidats mettait
les facultés
sous pression
plication de cette mécanique à la
Paces francilienne qui a été confir-
mée mercredi matin à l’Anemf.
Sitôt connue, son existence dé-
clenche l’ire des organisations ly-
céennes et étudiantes. L’UNEF
qualifie la décision d’« intoléra-
ble », l’UNI d’« arbitraire » et de
« profondément injuste » ; les ly-
céens de la FIDL disent leur « co-
lère ».
La réaction politique est
d’autant plus immédiate que le
ministère redoute de voir s’ouvrir
un front sur la question de la li-
berté d’accès à l’université, alors
que le conflit sur la sélection en
master n’est pas soldé et que les
organisations lycéennes et étu-
diantes sont toujours engagées
contre la « loi travail ».
naux, visait à mobiliser les trou-
pes. Avec l’objectif de rassembler le
maximum de parrainages en fa-
veur du président de LR. Le 27 mai,
Guillaume Larrivé, porte-parole
de LR, a lancé un appel en ce sens
sur les réseaux sociaux.
Autre initiative visant à faire
monter la pression autour de
M. Sarkozy, avant son entrée en
campagne officielle : des appels
d’élus locaux et des comités de
soutien à sa candidature vont se
multiplier dans les semaines à ve-
nir. Le 3 mai, un comité de soutien
a notamment vu le jour à Neuilly-
sur-Seine (Hauts-de-Seine). Le len-
demain, Valérie Debord, vice-pré-
sidente de la région Grand-Est
(Alsace-Champagne-Ardenne-Lor
raine) et porte-parole de LR, a
vanté les mérites de son champion
dans la presse locale. Le 10 mai, le
Le ministère confirme donc
qu’une capacité d’accueil limitée
à 7 500 étudiants a bien été fixée
en Ile-de-France, mais assure
qu’il s’agit d’une simple précau-
tion juridique. Confronté au pic
d’inscriptions de 2015, le rectorat
s’est doté d’un instrument légal
pour, le cas échéant, pouvoir pro-
céder à un tirage au sort. L’arme,
promet-on, n’aurait été dégainée
qu’en cas d’explosion du nombre
de candidatures, « comme elle
l’est régulièrement en Staps ou
dans d’autres filières lorsqu’elles
sont soumises à une pression ex-
cessive ».
Perspective qui semble éloignée
à ce jour : le nombre d’élèves de
terminale ayant placé médecine
en premier vœu sur Admission
post-bac serait légèrement infé-
rieur à 2015 (7 700 contre plus de
8 100). « Sur un plan théorique, un
tirage au sort aurait pu avoir lieu,
explique l’entourage de la minis-
tre de l’éducation nationale et de
l’enseignement supérieur, mais la
théorie ne se vérifiera pas sur le ter-
rain cette année. » p
emmanuel davidenkoff
maire de Châteauroux, Gil Avé-
rous, tiendra un meeting dans sa
ville pour en faire autant.
« Laisser la maison propre »
Le seul suspense réside finale-
ment dans la date de l’annonce de
candidature. Elle pourrait interve-
nir peu avant la date limite,
autour du 20 août, selon plusieurs
proches, avec l’idée de lancer
« une campagne éclair », comme
en 2012. La charte de la primaire
est formelle : s’il veut être candi-
dat à la primaire, le président du
parti doit quitter la tête de l’appa-
reil au moins quinze jours avant
la date limite de dépôt des parrai-
nages, fixée au 9 septembre.
M. Sarkozy ne compte pas se dé-
clarer avant d’avoir bouclé les
chantiers qu’il a lancés à la tête du
parti. « Il veut laisser la maison
J UST I C E
Léon Bertrand
condamné à 18 mois
de prison ferme
La cour d’appel de Cayenne a
condamné, mercredi 4 mai,
Léon Bertrand, maire de Saint-
Laurent-du-Maroni et ex-mi-
nistre délégué au tourisme
(2002-2007) de Jacques Chirac,
à 18 mois de prison ferme et à
100 000 euros d’amende, pour
« complicité d’abus de biens so-
ciaux ». Il était accusé d’avoir
encouragé, en tant que prési-
dent du conseil d’administra-
tion de la Senog, une société
d’économie mixte, l’octroi
d’indemnités de départ de
887 000 euros au directeur
général de cette société, Guy
Le Navennec. – (AFP.)
R ÉF U GI ÉS
Calais : manifestations
interdites les 7 et 8 mai
La préfecture du Pas-de-Calais
a interdit toute manifestation
« ayant trait à la situation mi-
gratoire » à Calais, Coquelles
et Fréthun, samedi 7 et
dimanche 8 mai. Cette déci-
sion fait suite à des appels
à rassemblement lancés par
des collectifs de proches de
« l’ultragauche » et de « l’ultra-
droite », a-t-il été précisé. « La
proximité de ces deux groupes
antagonistes est de nature à
entraîner des tensions, voire
des risques de troubles graves
à l’ordre public ».
0123
SAMEDI 7 MAI 2016
propre, avec des finances redres-
sées, des investitures finalisées et
doter le parti d’un projet prési-
dentiel », dixit un proche. L’attri-
bution des investitures pour les
législatives sera bouclée le
14 juillet, et le projet pour 2017
adopté lors d’un conseil national,
12 jours plus tôt.
Si beaucoup doutent de ses
chances de l’emporter, M. Sarkozy,
lui, croit toujours en sa bonne
étoile. Il espère que ses qualités de
combattant lui permettront d’être
le dernier survivant de la compéti-
tion interne de la droite. Récem-
ment, il a confié à l’un de ses pro-
ches : « Ce n’est pas le meilleur qui
gagne mais celui qui reste sur la pa-
roi à la fin, une fois que les autres
ont tous décroché… » p
matthieu goar et
alexandre lemarié
FAI T D I VERS
Course-poursuite
meurtrière sur l’A16
Une course-poursuite entre la
police belge et une voiture de
quatre passeurs présumés de
migrants a suscité, jeudi 5 mai,
le chaos sur l’A16 Paris-Os-
tende, avec trois carambola-
ges, causant un mort. Les qua-
tre fuyards ont été arrêtés,
deux ont été blessés par balles
au cours d’un échange de tirs
nourris, près de Dunkerque
(Nord), tandis que les véhicu-
les roulaient à 200 km/h. Cela
a eu pour conséquence indi-
recte le décès d’un motard
qui a percuté un camion sur
l’autoroute embouteillée, à
une dizaine de kilomètres.
MAYOT T E
Un ancien élu décède
à son domicile après
une agression
Frédéric d’Achery, 84 ans, an-
cien maire de Koungou (1983-
1995) et ancien conseiller gé-
néral, a succombé à un
malaise, mercredi 4 mai au
soir, trois jours après avoir
été agressé au marteau, lors
d’un cambriolage à son do-
micile. Ce décès, qui a soulevé
une vive émotion dans l’île
en proie à une montée de la
violence, survient deux se-
maines après le meurtre d’un
restaurateur de 38 ans, poi-
gnardé au cours d’un vol en
réunion par trois mineurs.
0123
SAMEDI 7 MAI 2016
jacques follorou
C’
était un marché de
un milliard d’euros. Le
premier grand contrat
d’armement conclu après
la ratification par la
France, fin juillet 2000,
de la convention de l’Organisation de coopé-
ration et de développement économiques
(OCDE) bannissant la corruption dans le com-
merce international. La Direction des chan-
tiers navals (DCN, devenue DCNS en 2007) et
le groupe Thomson, rebaptisé Thales en 2000,
s’étaient engagés, le 5 juin 2002, à fournir à la
Malaisie deux sous-marins Scorpène et un
submersible Agosta d’occasion, destiné à for-
mer les sous-mariniers malaisiens.
Face à une rude concurrence, la France
l’avait emporté en s’engageant, entre autres,
à acheter une quantité importante de mar-
chandises en provenance de Malaisie (un
pourcentage du contrat), comme de l’huile de
palme. Le contrat a été finalisé en 2005, et les
sous-marins ont été livrés en 2009 et 2010.
Entre-temps, 150 sous-mariniers malaisiens
ont été formés en France pendant plusieurs
années. Un beau succès, qui a sa face cachée.
Car depuis 2012, la justice française doute de
la légalité du contrat et suspecte ses signatai-
res de l’avoir obtenu grâce à la corruption.
Mi-décembre 2015 et début mars 2016, le juge
d’instruction parisien Roger Le Loire a pro-
cédé aux premières mises en examen dans ce
dossier, dont les conséquences diploma-
tiques avec la Malaisie inquiètent le Quai
d’Orsay. Il lève aussi le voile sur le rôle trouble
joué par Hongkong, en passe de devenir, sous
la houlette de la Chine, le nouveau trou noir
de la finance occulte mondiale.
Responsable de la région Asie pour Thales à
l’époque des faits, Bernard Baiocco est pour-
suivi pour « corruption active d’agents pu-
blics étrangers » – dont l’actuel premier mi-
nistre malaisien, Najib Razak – et pour « com-
plicité d’abus de biens sociaux ». Dominique
Castellan, alors président de la DCNI, filiale
internationale de la DCN, est mis en examen
pour « corruption active d’agents publics
étrangers » et « abus de biens sociaux ».
Cette longue bataille commerciale de vente
de sous-marins à la Malaisie commence
en 1995. La négociation, suspendue en 1998
en raison de la crise asiatique, reprend
en 2000, lors de la visite en France de Najib
Razak, qui est à l’époque ministre de la dé-
fense. Jacques Chirac, alors chef de l’Etat, con-
naît personnellement Mahathir Mohamad,
premier ministre malaisien de l’époque, et
Michèle Alliot-Marie, la ministre de la dé-
fense, entend faciliter les discussions en ac-
cordant la garantie de l’Etat français.
LA CORRUPTION, UN « IMPONDÉRABLE »
Selon la justice, les entreprises françaises ont
très tôt considéré qu’il faudrait en passer par
des pratiques frauduleuses. La Malaisie
n’était pas signataire de la fameuse conven-
tion de l’OCDE et, pour rester dans la course, il
fallait gérer un « impondérable » : « la corrup-
tion locale », comme l’a expliqué un cadre de
Thales au juge. Des sociétés ont été créées de
toutes pièces pour gérer sur place la question
des commissions, sous la forme d’« assis-
tance technique ». Mais, pour assurer un
lien étanche entre le constructeur (DCNI) et
l’acheteur (la Malaisie), il aurait été décidé, se-
lon les éléments de l’enquête, de faire porter
par Thales le risque juridique et de lui confier
l’ingénierie commerciale. Interrogé par
Le Monde, le conseil de l’ancien président de
la DCNI, Dominique Castellan, Me Alexis
Gublin, s’est refusé à tout commentaire.
Les sociétés françaises ont soigneusement
analysé le contexte politique local. En fé-
vrier 2001, une note de la DCNI à Kuala Lum-
pur rappelle que le parti au pouvoir depuis
l’indépendance de 1957, l’Organisation natio-
nale unifiée malaise (UMNO), a largement
remporté les dernières élections. Vice-prési-
dent du parti depuis 1993 et au gouvernement
depuis 1978, Najib Razak fait partie du « trio
décideur » malaisien dans le dossier des sous-
marins, avec le premier ministre et le ministre
des finances. Disposant d’un réseau efficace, il
s’appuie en particulier sur le Centre de recher-
che stratégique malaisien dirigé par Razak
Baginda, entièrement dévoué à ses intérêts.
La DCN et Thales ont vite perçu l’impor-
tance de cet homme pour espérer décrocher
Contrats en
eaux troubles
Deux hauts dirigeants de l’industrie
d’armement française mis en examen, l’actuel
premier ministre malaisien soupçonné de
corruption… L’affaire des sous-marins Scorpène
vendus à la Malaisie en 2002 refait surface
le contrat. Najib Razak est le fils d’Abdul Razak
Hussein, qui fut premier ministre de Malaisie
dans les années 1970. Occupant les mêmes
fonctions que son père depuis le 3 avril 2009, HONGKONG
il affiche l’un des plus brillants parcours poli-
tiques de sa génération, en dépit d’une image
S’OPPOSE POUR
et d’une politique de plus en plus autoritaires. L’INSTANT À TOUTE
Le contrat tient en cinq ou six pages,
comme c’est de coutume dans ce pays. Les COOPÉRATION,
deux sous-marins Scorpène sont construits
par la DCN pour 920 millions d’euros. Des
EMPÊCHANT DE
prestations de soutien logistique, dont la for- FRANCHIR LA
mation et le logement des sous-mariniers
malaisiens en France, sont fournies par le DERNIÈRE MARCHE
malaisien Perimekar pour 115 millions
d’euros. Et un contrat dit « C5 », d’ingénierie D’UNE ENQUÊTE
commerciale, confie les services commer- DÉJÀ LONGUE
ciaux à Thint Asia (Thales international Asie),
dirigé par Bernard Baiocco. En 2003, le con-
trat est finalement transféré à la société
Armaris, commune à DCNI et Thales.
ISABEL ESPANOL
Les desiderata de Kuala Lumpur sont immé-
diatement pris en compte par les Français. En
septembre 2000, lors de la présentation du
Scorpène au ministère de la défense en Malai-
sie, l’idée est déjà de constituer une offre avec
un partenaire industriel malaisien, Perime-
kar. La DCN devait vendre ses sous-marins à
Perimekar, qui devait les revendre au gouver-
nement malaisien avec des prestations an-
nexes. L’enquête montre que Perimekar,
créée en 1999, appartient au groupe Boustead
Holdings, détenu à 58,91 % par le gouverne-
ment malaisien. La rémunération de Perime-
kar est validée par Gérard-Philippe Menayas,
directeur financier de Thales. Devant les ju-
ges, il conviendra que les 115 millions d’euros
versés à Perimekar ont été « surévalués » par
rapport aux prestations fournies.
Baginda, l’homme de confiance de Najib
Razak, va jouer le rôle d’intermédiaire avec le
gouvernement malaisien. Comme l’explique
enquête | 9
aux enquêteurs Didier Arnaud, qui fut délé-
gué DCNI en Malaisie, « la question est alors de
savoir qui allait contracter avec Perimekar :
la DCNI ou le gouvernement malaisien ? » Il fal-
lait, ajoute-t-il, « que Perimekar soit payée, afin
de permettre une rétrocession au profit de
Najib Razak par l’intermédiaire de Baginda ».
Diplômé et respecté sur les questions interna-
tionales, admirateur de Napoléon, Baginda est
présenté comme enseignant à Oxford.
UN PREMIER MONTAGE ANNULÉ PAR BERCY
Le premier montage financier imaginé avec
Perimekar est annulé par Bercy, qui perçoit
rapidement le risque de la proximité entre
Baginda et Najib Razak au regard de la conven-
tion de l’OCDE. Une note manuscrite du cabi-
net d’avocats parisiens Gide Loyrette Nouel
retrouvée lors d’une perquisition le confirme :
« Quid de Perimekar sur le contrat Support ser-
vices, attention risque OCDE », met-elle en
garde. Se chargeant du lobbying, Thales inter-
national parvient à convaincre le gouverne-
ment français qu’elle réussira à être en phase
avec la convention OCDE. Son statut de société
privée lui permettra, dit-elle, de ne pas impli-
quer l’Etat en cas de difficultés.
La solution apparaît donc sous la forme du
contrat « C5 », qui traite des « frais commer-
ciaux à l’exportation ». Une première mou-
ture est signée avec un prix fixe de 2,25 mil-
lions d’euros dès le 1er août 2000 par Bernard
Baiocco pour Thint Asia et Dominique Castel-
lan pour la DCNI – ce qui leur vaut, en partie,
leur mise en examen. Ce contrat sera révisé à
la hausse jusqu’en 2002, pour satisfaire les de-
mandes successives de la partie malaisienne,
et atteindra finalement 30 millions d’euros,
un montant qualifié, dans une note de la
DNCI, de « raisonnable ».
Selon la justice, l’essentiel de cet argent est
destiné à la société Terasasi, contrôlée par
Baginda et créée, le 26 août 2000, sur les con-
seils de Thales. Fonctionnant par l’intermé-
diaire de coquilles vides telles que Pakar Log-
ten ou Vital Intact, Terasasi sert, d’après l’en-
quête, à rémunérer « des agents du réseau
DCNI/Thales » en Malaisie. La structure Pakar
Logten est dirigée par le commandant Ramli
Samjis, beau-frère de l’ancien chef de la ma-
rine. Des pièces trouvées dans une armoire
forte de Thales, datées du 14 février 2001, mon-
trent que Pakar Logistik est une petite société
bien introduite dans la marine et auprès du
précédent ministre de la défense. Ces docu-
ments attestent que Terasasi traite également
avec Mafira (qui deviendra Vital Intact) et Ex-
tromax, qui est, lit-on, « chaudement recom-
mandée par l’ambassade de France ». Mafira,
créée en avril 2000 à Kuala Lumpur, est déte-
nue par trois anciens chefs d’état-major, dont
Dato Jaafar Bin Mohamed pour 65 % du capi-
tal. L’un des actionnaires, Dato Mat Rabi Bin
Abu Samah (10 %), ne quittera ses fonctions
qu’en 2006, ce qui fait de lui un agent public –
qui ne peut donc pas recevoir de versements
dans le cadre d’une transaction commerciale.
Terasasi aurait ainsi servi à blanchir les com-
missions versées à des agents publics étran-
gers. Une version contestée par l’avocat de Ber-
nard Baiocco, Me Jean-Yves Le Borgne, pour qui
cette thèse relève de « la construction intellec-
tuelle, car il n’y a dans ce dossier que des agents
commerciaux et aucun agent public ». Le con-
trat C4, signé le 1er novembre 2000 par Terasasi
et Bernard Baiocco, garantissait qu’aucun des
membres de cette structure n’exerçait, directe-
ment ou indirectement, une fonction publi-
que en Malaisie et se conforme à la convention
OCDE. Or, Razak Baginda, qui détenait 90 % de
Terasasi, était conseiller du ministre de la dé-
fense, Najib Razak, et directeur de Perimekar,
contrôlée majoritairement par le gouverne-
ment malaisien. La qualité de ministre de la
défense de Najib Razak, lors de la signature des
contrats Scorpène, constitue bien, selon la jus-
tice, une entorse à la convention OCDE.
Si des soupçons existent aujourd’hui sur
l’existence de rétrocessions au profit de Najib
Razak, il reste encore à obtenir les noms des
ayants droit des comptes de Terasasi domici-
liés à Hongkong. L’ex-colonie britannique
s’oppose, pour l’instant, à toute coopération,
empêchant de franchir la dernière marche
d’une enquête déjà longue. « Pékin a mis la
main sur l’exécution des commissions rogatoi-
res internationales à Hongkong, afin de blo-
quer l’identification de ses protégés en Asie ou
ailleurs, en Afrique, touchés par la corrup-
tion », regrette Me William Bourdon, l’avocat
de la partie civile dans ce dossier. p
10 | disparitions
Siné
Dessinateur de presse
D
essins « coups de
poing », trait d’une ef-
ficacité redoutable,
anarchiste anti-flics,
anti-armée, anti-corrida, anti-cu-
rés de toutes les religions sans dis-
tinction de genre, grand ami des
chats, Maurice Albert Sinet, dit
Bob Siné, est mort le 5 mai à l’hô-
pital Bichat à Paris, des suites
d’une opération du poumon. Il
était né le 31 décembre 1928, dans
le 20e arrondissement et n’en fi-
nissait pas de ne pas mourir de-
puis au moins trois ans, d’urgen-
ces en interventions, depuis dix
ans sous oxygène, increvable.
D’une puissance d’invention et
de mise en forme sans bornes, il
aura publié – que ce soit par pas-
sion politique, pour la publicité, le
jazz ou la java – absolument par-
tout, dans toute la presse, de
France Dimanche à Rouge. Sauf
dans la presse d’extrême droite ou
quelques feuilles antisémites. Il
aimait l’amour, la bagarre, le dé-
saccord, le vin pur et le dessin.
Régulièrement, dans ses « Mini
Zones », brefs messages hilarants
ou toniques, il donnait de ses nou-
velles. Les toutes dernières n’ont
pour la première fois ni fait rire ni
étonné. Changement de ton. Sénè-
que réécrit par Céline : « Je ne pense,
depuis quelque temps, qu’à ma dis-
parition prochaine, sinon immi-
nente, et sens la mort qui rôde et
fouine sans arrêt autour de moi
comme un cochon truffier. (…) C’est
horriblement chiant de ne penser
obsessionnellement qu’à sa mort
qui approche, à ses futures obsè-
ques et au chagrin de ses proches. »
Plus que sa mort à 87 ans, ce qui
frappe, c’est son énergie intacte
jusqu’au bout, la qualité de sa rage
et celle de son invention. Depuis
une soixantaine d’années, il aura
déniaisé le dessin de presse, et sus-
cité des légions de dessinateurs.
La découverte de Saul Steinberg
Quelques heures avant de passer,
il compose la dernière couverture
du journal qu’il a fondé en 2008,
Siné Mensuel, n° 53, mai 2016. Con-
texte : depuis un mois, place de la
République à Paris, Nuit debout
rassemble toutes sortes de gens en
assemblées générales ou pour des
concerts. Avant heurts avec les for-
ces de l’ordre. Une fois de plus,
Siné s’emballe d’allégresse. Fond
rouge incendie, titraille impecca-
ble : « Plus jamais couchés ! » En
ombres chinoises, joyeux, un gar-
çon et une fille brandissent deux
panneaux au pochoir : « Grève », à
quoi répond « Générale ». Plus
loin, une petite foule accourt, pe-
tite foule joyeuse dont les pieds
détourés en vermillon sur fond
noir animent cinétiquement les
silhouettes. Tout est dit en une
image.
En bas du dessin, à droite, la si-
gnature : ce nom qu’il s’est forgé à
l’école Estienne (dessin, gra-
phisme, maquette), deux syllabes
d’une graphie dansante et stricte.
Cette graphie rieuse qu’il répand,
entre dessins, images et coupures
de presse, dans ses chroniques, ses
« zones », ses « revues de presse »,
ses « apophtegmes », ses albums
autobiographiques (Ma vie, mon
œuvre, mon cul !). La chance des
dessinateurs, c’est qu’on ne les
prenne ni pour des artistes, ni
pour des éditorialistes. Ceux qui se
prennent pour, s’y perdent. On le
sait à quoi ? A la graphie de leur si-
gnature, justement.
Siné est né un 31 décembre d’une
mère, « Fafa la Fouine », qui tient
une épicerie-buvette à Belleville, et
d’un père problématique. Le père,
enfin, le géniteur, est un des bons
clients de Fafa. L’autre, Albert Si-
net, le mari, reconnaît le lardon
pour éviter les embrouilles. Un
peu dépassée par les événements,
Fafa laisse le choix du prénom à
l’obstétricien qui, s’appelant lui-
même Maurice, l’intitule Maurice.
Elle, elle l’appellera Bobby.
Aujourd’hui, il serait bon pour
quinze ans de psychanalyse. Ce qui
simplifie et complique la chose,
avec Siné, c’est qu’il dit tout, et ce
qu’il dit, il le dessine. Le reste, on
l’apprend dans Siné, 60 ans de des-
sins (Hoëbeke, 2009). Ou par l’in-
calculable nombre de ses autopor-
traits, visage ovale, coiffé à la raie,
rire marrant ou colère sensible.
L’enfance à Belleville ? Voir les
photos de Doisneau. La guerre ?
Masque à gaz et abris anti-bombes.
La nuit, Bob organise des cours de
danse dans l’épicerie. Ce qu’on
oublie : le petit Maurice, Albert,
Bob, est toujours premier à l’école.
A 14 ans, il intègre la prestigieuse
école Estienne. Laurent Versy, son
géniteur finalement marié à Fafa,
dur à cuire (cinq ans de travaux for-
cés pour avoir tabassé son adju-
dant), est son héros.
D’un coup, il découvre l’histoire
de l’art et le dessinateur Saul Stein-
berg. Choc. Des nuits à se forger un
style tout en écoutant du jazz grâce
aux V-Discs des soldats améri-
cains. Paroles, de Jacques Prévert,
dont il deviendra l’ami, est son li-
vre de chevet. Il chante dans un
groupe, Les Garçons de la rue,
« comme un chaudron, mais je fai-
D’« Hara-Kiri » à « Charlie », une plume hors de contrôle
dans les années 1960, Siné fréquente
évidemment Cavanna et Choron, les créa-
teurs d’Hara-Kiri, qu’il ne trouve pas assez
politisé. Mai 68 fait le reste. En 1974, em-
ballé par la « révolution des œillets » au Por-
tugal, Siné regrette la mansuétude des gens
de gauche à l’égard de membres de l’ancien
pouvoir salazariste. Cavanna le prend mal :
« En effet, ils sont de gauche et c’est pour cela
que nous sommes de gauche. » Gauche dé-
mocrate et légaliste, contre gauchisme radi-
cal. Rien de nouveau sous le soleil lisboète.
En 1980, à la demande de Cabu, Siné re-
prend dans Charlie une chronique. Mais
Choron, fin 1981, doit arrêter le journal. Dix
ans plus tard, pendant plusieurs mois,
Cabu, Willem, Gébé et Siné, fabriquent
La Grosse Bertha. Avant échec et republica-
tion de Charlie Hebdo. Après la mort de
Gébé, en 2004, Philippe Val – ancien comé-
31 DÉCEMBRE 1928 Naissance
à Paris
1942 Entre à l’école Estienne
1957 Reçoit le Grand Prix
de l’humour noir pour son recueil
« Complaintes sans paroles »
1958 Dessinateur à « L’Express »
1962 Lance « Siné Massacre »,
après son départ de « L’Express »
1968 Fonde « L’Enragé »
1980 Rejoint l’équipe de « Charlie
Hebdo »
1992 Retour dans « Charlie Hebdo »
nouvelle formule
2008 Lance « Siné Hebdo » en
septembre après son licenciement
de « Charlie Hebdo » en juillet
(le journal sera condamné pour
rupture abusive de contrat en 2010)
2011 « Siné Hebdo » devient
« Siné Mensuel »
5 MAI 2016 Mort à Paris
« Une » du premier numéro
de « Siné Massacre », en décembre 1962.
EXTRAIT DE « SINÉ. 60 ANS DE DESSINS », ÉDITIONS HOËBEKE
dien chanteur – devient directeur de la pu-
blication. Pas le moindre atome crochu en-
tre Val et Siné, qui reste inflammable
autant qu’incontrôlable.
Licenciement abusif de « Charlie Hebdo »
Le 2 juillet 2008, dans sa chronique de Char-
lie, Siné commente sarcastiquement deux
faits concernant Jean Sarkozy, le fils du pré-
sident. Un délit de fuite en scooter : « Le par-
quet a même demandé sa relaxe ! Il faut dire
que le plaignant est arabe ! Ce n’est pas tout :
il vient de déclarer vouloir se convertir au ju-
daïsme avant d’épouser sa fiancée, juive, et
héritière des fondateurs de Darty. Il fera du
chemin dans la vie, ce petit ! »
Ce qui, dans un premier temps, ne suscite
aucune réaction : le fait a déjà été rapporté
par le président de la Licra. Puis, à la suite
d’une vigoureuse remarque sur RTL du
En 2008.
RICHARD DUMAS/
AGENCE VU
journaliste Claude Askolovitch, tout prend
feu : Siné est taxé d’antisémitisme, ce qui
reste pour lui l’injure majeure. Val le licen-
cie le 15 juillet. Les pétitions s’affrontent, la
blogosphère s’embrase. D’anciens propos
tenus en état d’ébriété à Carbone 14 (radio
très « libre » du début des années 1980),
pour lesquels Siné avait fait des excuses pu-
bliques, sont exhumés.
Cité à comparaître par la Licra pour « inci-
tation à la haine raciale », Siné sera relaxé
par la 6e chambre correctionnelle de Lyon
le 24 février 2009, puis en appel, le 26 no-
vembre 2009, et finalement, après cassa-
tion, acquitté sur le fonds. Pour licencie-
ment abusif, Charlie est condamné à lui
verser 90 000 euros. Siné fonde dans la
foulée Siné Hebdo, dont les débuts sont
brillants, avant de devenir Siné Mensuel. p
f. m.
0123
SAMEDI 7 MAI 2016
sais rire », pendant deux ans. Et
passe, dans la foulée, l’essentiel de
son service militaire au mitard.
Ce sont les chats qui le tirent d’af-
faire. Après en avoir adressé un à
son amie Leonor Fini, mélange de
drôlerie et de mot-valise, il en
pond à la douzaine. Tous publiés
dans France-Soir. Sa popularité est
immense, il déménage et connaît
avec sa première femme – qui
vient de disparaître, quelques heu-
res avant lui – un rien d’aisance. La
publicité lui réussit. Les gauchistes
le lui reprocheront. Il s’en fiche.
Première exposition en 1956, prix
de l’humour noir dans la foulée.
Neuf numéros, neuf procès
En 1958, il entre à L’Express pour dé-
cliner les « paras » comme il a dé-
cliné ses chats. Contre sa direction,
il prend fait et cause pour la révolu-
tion algérienne. Fabrique de faux
papiers de même qu’il avait fabri-
qué de faux tickets de rationne-
ment pendant la guerre. Trans-
forme le bloc-notes de François
Mauriac en « débloque-notes » et
quitte avec fracas le journal,
comme il quittera plus tard la re-
vue Jazz Hot, qui l’avait censuré.
Siné Massacre est créé fin 1962,
avec l’appui de l’éditeur Jean-Jac-
ques Pauvert. Son radicalisme po-
litique s’accentue. Neuf numéros,
neuf procès, une solide haine de
De Gaulle. Il multiplie les couver-
tures pour Le Livre de poche, avec
de purs chefs-d’œuvre (Zazie dans
le métro) et jamais rien de faible.
Membre du Collège de pataphysi-
que, comme Raymond Queneau
et Boris Vian, ses amis. Il n’y avait
pas de livres à l’épicerie. Il se lie
d’amitié avec Genet, a la littérature
dans la peau, tous ceux qui ne
« goncourtisent pas » – Céline, mais
cale devant ses écrits antisémites.
Deuxième engouement après la
Libération de Paris, son premier
voyage à Cuba – révolution, rhum
et salsa. Il voyage pour Lui, le très
masculin magazine de charme,
comme on dit. Malcolm X, qu’il
rencontre au passage, est parrain
de sa fille. De Cuba aussi, il finira
par se faire virer, pour avoir dé-
claré en symposium que « le rôle de
l’artiste, c’est de foutre la merde ».
Mai 68, c’est comme s’il l’atten-
dait : « Une fête aussi formidable
que brève. Comme la Libération. »
L’Enragé, lancé par Jean-Jacques
Pauvert, fait suite à Action, de Jean
Schalit, où Siné rejoint Wolinski
avant de claquer la porte pour un
dessin (contre la CGT) refusé. Il fré-
quente Choron et Cavanna, les
créateurs d’Hara-Kiri, « journal
bête et méchant », et politise leurs
troupes : Wolinski, Topor, Gébé,
Reiser, Cabu. A Catherine, qui sera
sa seconde épouse, il écrit : « La
chienlit, c’est moi ! » Formidable
époque. L’épopée avec Hara-Kiri
puis Charlie mériterait une étude.
Ses relations étroites avec la mu-
sique noire, le free, les musiciens,
les affiches de festival et les revues
spécialisées mériteraient aussi
quelque thèse ou foutaise. Outre
de superbes pochettes illustrées, il
aura réalisé pour Frémeaux & As-
sociés deux anthologies person-
nelles sur le jazz – « bordéliques à
souhait », dira-t-il.
Reposera-t-il en paix ? Siné ne
laisse pas tranquille, c’est sa force.
Il communique une allégresse
sans nom, c’est son geste. Curieu-
sement entouré d’amitié et
d’amour, lui qu’on voudrait furi-
bard. Lors d’une exposition à
l’école Estienne, en 2012, on pou-
vait lire cette carte d’identité fice-
lée par ses soins : « Bob la Gam-
berge, fils de Laurent la Bigorne et
Fafa la Fouine, nationalité dou-
teuse, dessinateur dit “humoristi-
que”, démolisseur invétéré de la
grande éloquence, des institutions
et des bons sentiments. » Au beau
milieu – unes, affiches, couvertu-
res en tout genre – d’un festival de
fesses et de convictions. p
francis marmande
 CULTURE | 11
0123
SAMEDI 7 MAI 2016

John Parish, l’ami de trente ans de PJ Harvey

Le producteur et multi-instrumentiste anglais a œuvré à la réussite du neuvième album de la chanteuse

MUSIQUE
bristol (royaume-uni) -
envoyé spécial

V
ibrant d’une gravité
magnifiée par la fer-
veur collective, le neu-
vième album de PJ
Harvey, The Hope Six Demolition
Project, témoigne, près de vingt-
cinq ans après les débuts (Dry,
en 1992) de la chanteuse et guita-
riste anglaise, d’une soif de renou-
vellement jamais assouvie autant
que d’une fidélité indéfectible à de
vieux complices. Défiant les habi-
tuelles lois de production, Polly
Jean Harvey s’est associée à
une institution londonienne, la
Somerset House, à la fois musée et
lieu aux activités multiculturelles,
pour un enregistrement aux allu-
res d’installation artistique.
Dans les sous-sols de l’immense
bâtisse XVIIIe siècle, au bord de la
Tamise, a été posé le cube blanc
d’un studio éphémère où, pen-
dant plus d’un mois, début 2015,
des groupes de visiteurs ont pu as-
sister aux sessions de ce Recording
in progress, derrière des vitres per-
mettant de regarder sans être vu.
Devant cet « aquarium », les spec-
tateurs de ce parti pris inédit dans
l’histoire du rock pouvaient re-
marquer des visages familiers
parmi les nombreux musiciens
entourant la chanteuse. Le pia-
niste australien Mick Harvey, le
batteur français Jean-Marc Butty,
par exemple, l’accompagnent de-
puis des années. Tout comme le
duo de réalisateurs artistiques
formé par Flood – alias Mark Ellis –
et John Parish.
« Polly a compris assez tôt qu’on
ne se réinventait pas en s’entourant
simplement de personnes à chaque
fois différentes, constate John
Parish, rencontré dans un café arty
de sa ville de Bristol. Nous nous fai-
sons mutuellement confiance pour
ne pas nous répéter. » Aux manet-
tes pour la quatrième fois – après
To Bring You My Love (1995), White
Chalk (2007) et le chef-d’œuvre Let
England Shake (2011) – d’une pro-
duction de celle avec qui il a aussi
signé, sous leurs deux noms, les al-
bums Dance Hall at Louse Point
(1996) et A Woman A Man Walked
by (2009), il se dit revigoré, à 57 ans,
par l’étrange expérience de la So-
merset House.
« Marching bands » et chorales
« Même si on finit par oublier que
l’on est observé, ces conditions
d’enregistrement nous ont obligés
à rester plus concentrés, remarque
le producteur et multi-instrumen-
tiste. Le fait d’être tous dans une
même pièce, sous cette lumière
crue, privés aussi de nos téléphones
et ordinateurs portables, a contri-
bué à donner à nos interprétations
une intensité qu’on trouve plus
souvent sur scène qu’en studio. »
Une vigueur qui résonne dans
toutes les chansons de The Hope
Six Demolition Project, portées par
l’énergie d’enchevêtrements folk,
le souffle des cuivres, des rythmes
entraînants de processions.
« Polly voulait intégrer cette in-
fluence des marching bands et
des chorales pour que ces chan-
sons possèdent un sens de la com-
munauté », ajoute John Parish.
Une préoccupation en phase
avec les thèmes d’un album dont
les textes ont été conçus après
une série de voyages entrepris,
pendant quatre ans, par la chan-
teuse en compagnie du photo-
graphe Seamus Murphy, réputé,
en particulier, pour son travail en
Afghanistan.
De Kaboul au Kosovo, en pas-
sant par les banlieues déshéritées
de Washington DC, ces périples
dans des zones de conflits ont
d’abord nourri des poèmes, pu-
bliés en 2015 sous la forme d’un re-
cueil, The Hollow of the Hand.
Avant de se transformer en chan-
sons évoquant inégalités sociales,
PJ Harvey
et John Parish
au London
Empire,
en avril
2009. LIVEPIX / DALLE
APRF
politiques guerrières, anxiété et Privilégiant depuis toujours les commis au nom de la grandeur
paranoïa liées au terrorisme. sons abrasifs et sensuels, John
« Dès que nationale. Une réussite à portée The Hope Six Demolition Project,
S’il reste impressionné par la Parish – également réalisateur je l’ai entendue, poétique autant que politique. de PJ Harvey,
densité de son œuvre, John Parish, d’albums pour Dionysos, Domini- « Il est important que l’art s’appro- 1 CD Island/Universal.
qui connaît la chanteuse depuis que A, 16 Horsepower, Arno ou
je l’ai voulue dans prie ces sujets, insiste Parish qui, En concert les 1er et 2 juin,
près de trente ans, n’est plus Rokia Traoré – estime que l’appro- mon groupe » avec la plupart des musiciens de au Bikini de Ramonville (Haute-
étonné par son implication artisti- che de la chanteuse est plus brute The Hope Six Demolition Project, Garonne) ; le 5 au festival We Love
JOHN PARISH Green, bois de Vincennes, Paris-
que. Le guitariste a en effet été, pour la musique que pour les accompagnera bientôt PJ Harvey
musicien 12e ; le 14, aux Nuits de Fourvière,
dans ce Bristol qu’il n’a pas quitté, mots. Surtout depuis l’ambitieux sur la route des concerts. L’exercice
le leader du groupe Automatic Dla- Let England Shake (qui lui a valu, est périlleux, mais elle prouve à Lyon 5e ; le 3 juillet, au festival
mini où PJ Harvey fit ses premiers pour la seconde fois, le Mercury nouveau qu’elle en est capable. » p Beauregard, Hérouville-Saint-Clair
pas à la fin des années 1980. « Elle Prize), imprégné des massacres stéphane davet (Calvados).
sortait à peine de l’adolescence et
avait peu d’expérience de la vie, en
dehors de son enfance campa-
gnarde dans le Dorset, se souvient
Parish, qui partageait avec elle une
passion pour Captain Beefheart,
les Pixies et le blues primitif. Mais
(+ $"+')+" ')&)!3"+ '1&2+( 01((!
elle chantait déjà magnifiquement.
Dès que je l’ai entendue, je l’ai vou- )&0)37 +-.+$3)%&&+( ,+ /)/()%3*4#2+ '7,).)! #)('+("&(&*$%!
lue dans mon groupe. »
Formation expérimentale cons-
truite autour de percussions,
Automatic Dlamini accueille la de- 0;< 9+5(;153% 3$3 (;</?(2?;<3% 3$3 95;>$23777
moiselle durant une paire d’an-
nées avant que son talent impose
d’autres horizons. « D’une certaine 0L (#+"K%G' #LS(#H (,GL' $'GJ' 'L HMH'CTCHMH' 'LHJ'
façon, j’ai provoqué la formation
du PJ Harvey Trio, en ne tenant pas
assez compte de ses chansons »,
s’amuse celui qui, avant le départ
8F60?9 /F992 ?1 ;?F6C4<?33? ?9:FDDFB=
de la jeune femme, l’aide tout de
même à finaliser les maquettes de IGJ 4G*"#) 2SL+H
ce qui deviendra Dry. Le succès de
ce coup d’essai n’empêchera pas
de préserver leur complicité.
Parish suivra toutes les étapes de
/'L(J'(# E !+# T AA$ C A 5$/;?5 I+!'(# 7 !+# T A-$ 'H (#!+L)$' A& !+# T -7$
l’évolution de la musicienne, jus-
qu’à ce que celle-ci lui demande de
réaliser son troisième album, To
Bring You My Love. La sauva-
geonne à vif se réinvente alors en
flamboyante amoureuse.
Témoin privilégié de la capacité
de renouvellement de la person-
nalité féminine la plus importante
– avec Björk – de la scène rock de
ces vingt-cinq dernières années,
Parish participera, avec Flood, à un
autre album charnière, l’ensorce-
lant White Chalk. « Comme To
Bring You My Love, ce disque fut
difficile à réaliser, se rappelle-t-il.
Polly savait plus ce qu’elle ne vou-
lait pas que ce qu’elle voulait. Il lui
fallait trouver une nouvelle voix,
plus aiguë, une nouvelle instru-
mentation, avec autoharpe et -?3 3?6@?.C/502 @,06? 2U3<? 24UB<F9? @? R>3F6@2 ?613?1<?62O
piano. Cet album peut donner l’im-
pression d’avoir été produit en deux .8. 4- ,,,791)=?(3$<+27#5 *91)=?(3$<+2 "&?)=?;2!@61$:E'?(?3
semaines. Il a fallu cinq mois. »
12 | culture
Les bacchantes,
femmes des
années 1800
Le Musée des beaux-arts
de Bordeaux montre comment
les prêtresses de Bacchus
ont inspiré le XIXe siècle
ART
bordeaux - envoyée spéciale
A
u XIXe siècle, l’univers
de Bacchus a enivré les
esprits. Une « épidémie
bachique », résume
Sandra Buratti-Hasan, commis-
saire de l’exposition « Bacchana-
les modernes ! Le nu, l’ivresse et la
danse dans l’art français du
XIXe siècle », présentée au Musée
des beaux-arts de Bordeaux, ville
bachique s’il en est.
Cet élan de l’époque imprégna
toutes les disciplines, peinture,
sculpture, dessin, danse, théâtre,
opéra, photographie, jusqu’au ci-
néma au tournant du siècle. Tan-
dis que le mythe de Bacchus-
Dionysos a inspiré les arts depuis
l’Antiquité, ce sont les personna-
ges du thiase, ce cortège extrava-
gant peuplé de bacchantes (ou
ménades) et de créatures hybri-
des (satyres, centaures ou faunes),
comme d’animaux sauvages, qui
va fasciner les artistes du XIXe siè-
cle, quitte à reléguer Bacchus au
second plan. Parmi cette joyeuse
cohue possédée par l’ivresse, la
danse et les rythmes, la figure de
la bacchante, prêtresse mythique,
va s’imposer comme la nouvelle
protagoniste et muse des temps
modernes.
Le parcours de l’exposition
s’ouvre sur l’héritage du passé. De
Géricault à Moreau, Carpeaux ou
Ports, voiliers et aquarelles : signé Signac
La Fondation de l’Hermitage, à Lausanne, expose 140 œuvres du peintre néo-impressionniste
ART
lausanne (suisse)
I l y a des collectionneurs mer-
veilleusement obsessionnels.
La maladie se transmet même
parfois sur plusieurs générations :
trois, précisément, dans le cas de
ces gentils maniaques amateurs
de Paul Signac. Ils en possèdent
environ 200, dont 140 sont expo-
sés à la Fondation de l’Hermitage,
à Lausanne (au bord du lac Lé-
man), avant d’aller, à la fin de cet
été, respirer l’air d’un autre lac, ce-
lui de Lugano, depuis les cimaises
du Museo d’arte della Svizzera ita-
liana. Des peintures, des aquarel-
les et des dessins qui couvrent
toute la carrière de l’artiste, depuis
ses premiers tableaux impres-
sionnistes et divisionnistes jus-
qu’à la marathonienne série des
« Ports de France ».
A l’Institut du monde arabe
nfnfnfnfnfnfnfnfnfnfnfnfnfnfnfnfnfnfnfnfnf
Les Rendez-vous
de l’Hitoire du monde arabe
Deuxième édition
En partenariat avec
les Rendez-vous de l’Histoire de Blois
Rodin, les peintres et sculpteurs
du XIXe siècle copiaient les images
sur les vases grecs et les bas-reliefs
antiques du Louvre, ou directe-
ment sur les fresques des maisons
de Pompéi et Herculanum, sites
redécouverts au XVIIIe siècle. Tan-
dis que les carnets de dessin circu-
laient, les traductions des sources
antiques étaient également en vo-
gue, nourrissant en retour les évo-
cations mythologiques.
Attitude d’extase
Une fois la tradition et l’iconogra-
phie maîtrisées, les artistes s’en
éloignèrent, avec l’élaboration de
créations plus libres et personnel-
les, voire fantasques. Dans un pre-
mier temps, la bacchanale appa-
raît encore avec des créatures du
cortège, en particulier dans des
étreintes. En 1834, Satyre et Bac-
chante, un spectaculaire groupe
en marbre de James Pradier, va
faire scandale au Salon en
ouvrant la voie à une vision plus
libre du potentiel érotique du
monde de Bacchus. Cette œuvre
grandeur nature (prêt du Louvre)
a choqué autant qu’elle a plu pour
son réalisme dans le traitement
sensuel de la chair comme de l’at-
titude d’extase.
La bacchante devient, au cours
du siècle, le symptôme des aspira-
tions, troubles et fantasmes des ar-
tistes et de la société, dans un con-
texte de morale puritaine. D’abord
Des aquarelles, beaucoup
d’aquarelles. Et pour cause : pas-
sionné de voile, Signac passait l’es-
sentiel de son temps sur l’eau. Il
posséda successivement une tren-
taine de bateaux, des petits et des
gros, à bord desquels il naviguait
tant sur la Seine qu’au large de
Saint-Tropez. Un lieu qu’il fut un
des premiers artistes – avec son
voisin Henri-Edmond Cross – à
découvrir, en 1892, et où furent
conviés ses amis, Camoin, Man-
guin, Marquet ou Matisse. Or, on a
beau aimer la peinture en plein air
– Claude Monet lui avait passé le
virus –, le pont d’un navire n’est
pas l’endroit le mieux indiqué
pour poser un chevalet. Le dessin,
l’aquarelle sont plus praticables
pour qui doit tirer des bords.
L’exposition de Lausanne dé-
bute avec un bel ensemble de por-
traits croisés – car on peut être
RELIGIONS
POUVOIRS
3 jours de «grande université populaire»
plus de 60 rencontres exceptionnelles
150 spécialistes du monde arabe et de son histoire
caution mythologique, le satyre
disparaîtra dans la seconde moitié
du siècle au profit du spectateur,
devenu voyeur, comme dans
l’étrange Bacchante (vers 1844) de
Félix Trutat, où le visage d’un
homme apparaît dans l’ombre, en
arrière-plan d’un portrait féminin
aguicheur qui annonce l’Olympia
de Manet. Un tableau d’Antoine
Marsal, Satyre et Bacchante (après
1880), pousse le parallèle encore
plus loin, puisque la prêtresse est
devenue une œuvre, une sculp-
ture, et le satyre un vieil amateur
d’art barbu qui l’embrasse.
maniaque et pas monomaniaque,
et la famille prêteuse possède
aussi des œuvres d’autres artis-
tes – de Signac et de ceux qui fu-
rent ses compagnons de jeunesse,
du temps du néo-impression-
nisme : Georges Seurat bien sûr,
qui eut été le patron s’il n’était
mort si prématurément (il y a là
des dessins de lui au crayon Conté
L’artiste posséda
une trentaine
de bateaux,
à bord desquels
il naviguait tant
sur la Seine
qu’au large
de Saint-Tropez
ET
Entrée libre
dans la limite des places disponibles
Programme complet sur www.imarabe.org
Parfois,
les images
se troublent,
la bacchante
se fait sorcière,
diablesse
ou animale
qui sont à se damner), Maximilien
Luce, Théo van Rysselberghe ou
Camille Pissarro, leur aîné, que sa
modestie poussa à essayer à son
tour cette technique astreignante
mais qui paraissait alors promet-
teuse, le divisionnisme.
Anarchiste et pacifiste
Une petite salle est consacrée à ce
procédé, imaginé par Seurat
en 1885, alors qu’il peint Un di-
manche après-midi à l’île de la
Grande Jatte. Chaque couleur
pure est posée à la pointe du pin-
ceau, l’œil du spectateur se char-
geant de les juxtaposer. Le prin-
cipe est notamment issu des
théories sur la loi du contraste si-
multané et la perception de la
couleur formulées par le chimiste
Michel-Eugène Chevreul (mais
aussi celles, moins connues en
France, de David Sutter ou de
du 20
au 22 mai
2016
Parfois, les images se troublent,
la bacchante se fait sorcière, dia-
blesse, ou animale. Dans le tableau
Tête de femme coiffée de cornes de
bélier (1853), par Jean-Léon Gé-
rôme, elle se fait ainsi trouble créa-
ture fantastique. Ses attributs l’ac-
compagneront à travers le siècle
(peau d’animal sauvage, coupe
pour le vin, couronne de feuilles et
thyrse – bâton surmonté d’une
pomme de pin), mais le person-
nage se désacralise, passant de
femme fatale, voire tueuse, à sim-
ple séductrice, reflétant également
les contradictions dans la cons-
l’Américain Ogden Rood) et popu-
larisées par Charles Blanc, auteur
d’une Grammaire des arts du des-
sin qui eut un succès considéra-
ble. Ambition naïve de donner à
son mouvement une base « scien-
tifique », qui culminera avec la pu-
blication, d’abord en feuilleton
dans La Revue blanche, puis sous
forme de livre en 1899, de son
texte D’Eugène Delacroix au néo-
impressionisme, un manifeste qui
devint vite un traité à l’usage des
jeunes générations.
Anarchiste – sa toile monumen-
tale Au temps d’harmonie (L’âge
d’or n’est pas dans le passé, il est
dans l’avenir), conservée à la mai-
rie de Montreuil, s’intitulait à l’ori-
gine Au temps d’anarchie – et paci-
fiste, il est désespéré par les prémi-
ces de la guerre de 1914 et se réfu-
gie à Antibes, dans l’étude de
Stendhal, comme lui grand voya-
Institut du monde arabe
1, rue des Fossés-Saint-Bernard
75005 – Paris
01 40 51 38 38
0123
SAMEDI 7 MAI 2016
« Tête de femme
coiffée de cornes
de bélier » (1853),
de Jean-Léon
Gérôme. RMN-GRAND
PALAIS/GÉRARD BLOT
truction de l’image de la femme
dans la société. Dans les dessins
érotiques de Rodin et sa sculpture
Bacchantes s’enlaçant (1896), elle
n’est plus qu’une évocation poéti-
que, une femme nue, et libre. p
emmanuelle jardonnet
Bacchanales modernes !,
jusqu’au 23 mai, au Musée
des beaux-arts de Bordeaux, ,
place du Colonel-Raynal.
www.musba-bordeaux.fr
Puis au Musée des beaux-arts
d’Ajaccio du 1er juillet au
3 octobre. www.musee-fesch.com
geur (s’il peint à la fin de sa vie les
ports de France, il aura aussi visité
auparavant toutes les grandes ra-
des d’Europe, d’Istanbul à Rotter-
dam, en passant par Venise),
comme lui en quête du bonheur.
C’est peut-être ce dernier point
qui fait faire la moue à tant d’his-
toriens d’art lorsqu’on évoque de-
vant eux le nom de Paul Signac. Le
bonheur, ce n’est pas soluble dans
l’esthétique. p
harry bellet
« Signac, une vie au fil de l’eau »,
Fondation de l’Hermitage,
Lausanne. Du mardi
au dimanche, de 10 heures
à 18 heures, jusqu’au 22 mai.
www.fondation-hermitage.ch.
Puis au Museo d’arte della
Svizzera italiana de Lugano,
du 3 septembre 2016
au 8 janvier 2017.
0123
SAMEDI 7 MAI 2016
Après guerre, l’Europe entre espoir et chaos
Le tandem Olivier Wieviorka et David Korn-Brzoza se penche sur la renaissance d’une Europe exsangue
FRANCE 2
DIMANCHE 8 – 20 H 55
DOCUMENTAIRE
R
avivé depuis quelques
années par la colorisa-
tion des archives, l’at-
trait du public pour Hit-
ler et la seconde guerre mondiale
ne se dément pas (Le Monde du
2 mai). Et les chaînes l’ont bien
compris, qui multiplient les pro-
grammations, tout comme les his-
toriens, qui dispensent volontiers
leur savoir et les acquis récents de
la recherche, en conseillant les
auteurs ou en prêtant la main à
l’écriture de documentaires. Parmi
eux, Olivier Wieviorka, professeur
à l’ENS de Cachan, à l’origine de La
Chute du Reich, brillante fresque
sur les ultimes combats – les plus
meurtriers du conflit –, composée
avec David Korn-Brzoza, auteur de
films comme Histoire des services
secrets français (2010), Dénoncer
sous l’Occupation (2011), L’Argent
de la Résistance (2012) ou Churchill,
un géant dans le siècle (2014).
Sitôt ce premier volet achevé, le
tandem s’est attelé à un second,
portant sur les années 1945-1949,
Après Hitler. Des années passable-
ment chaotiques, dans le creuset
desquelles va se dessiner un nou-
vel ordre du monde. Une poignée
d’années d’autant plus complexes
que les deux auteurs, dans la conti-
nuité de leur premier opus, ont
choisi de les traiter à travers un ré-
cit global à dimension euro-
péenne. Ce qui, entre autres, les
distingue du duo Isabelle Clarke-
Daniel Costelle, dont on les rap-
proche abusivement.
Cette ambition de contribuer à
l’élaboration d’une mémoire com-
mune européenne fait d’ailleurs le
prix de ce documentaire dont on
soulignera une nouvelle fois les
qualités d’écriture, qui dessinent,
sans excès de lyrisme, une drama-
turgie portée par la voix sobre et
grave de Vincent Lindon. Mais éga-
lement le travail de recherche d’ar-
chives sinon inédites du moins ra-
res en France – en particulier celles
provenant de Pologne, de Républi-
que tchèque, de Bulgarie, de Hon-
grie ou d’Ukraine – remastérisées
et colorisées avec soin, enrichies
qui plus est par de multiples sour-
ces écrites (lettres, articles, jour-
naux intimes, rapports…).
Trait d’union lumineux de ce
diptyque, c’est par un sourire de
GRILLE N° 16 - 109
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V sont risquées. Réfractaire au labo.
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 16 - 108
HORIZONTALEMENT I. Moyen-métrage. II. Erato. Caïman. III. Rire. Aux. Ait.
IV. Redresseur. V. On. Noisetier. VI. Utrillo. INRI. VII. Te. Tean. Lean.
VIII. Aube. Pé. SE. IX. Gré. Arum. Ame. X. Essuie-verres.
VERTICALEMENT 1. Merroutage. 2. Orienteurs. 3. Yard. Bès. 4. Eternité.
5. Nô. Eole. Aï. 6. Asilaire. 7. Ecusson. UV. 8. Taxée. PME. 9. Ri. Utile.
10. Amarine. Ar. 11. Gai. Erasme. 12. Entérinées.
En 1945, en pleine épuration, cette informatrice de la Gestapo fait face à une femme qu’elle a dénoncée. ATELIER DES ARCHIVES
joie et d’espoir que s’ouvre Après
Hitler. Dans les pays libérés, les
foules en liesse célèbrent la vic-
toire sur l’hydre nazie. Après qua-
tre ans de souffrances, de violen-
ces et de privations, on danse, on
chante, on exulte, on s’embrasse,
on défile, comme dans ce petit vil-
lage belge où l’on rejoue, sur un
mode carnavalesque, les princi-
paux épisodes de la guerre, de
l’exode à la signature de la capitu-
lation. Si le soulagement d’être en
vie domine, très vite, cependant,
les sourires s’estompent devant
l’étendue du désastre dans une Eu-
rope réduite à un champ de ruines
et à un immense cimetière.
Epuration et pogroms
En effet, sur le continent, les pertes
sont estimées à 40 millions de per-
sonnes, dont 21 millions de Sovié-
tiques, 4,5 millions de soldats alle-
mands auxquels il faut ajouter les
6 millions de juifs exterminés
dans les camps de la mort. Sur ce
7 8 9 10 11 12
point, Vassili Grossman écrit : « En
Ukraine, il n’y a plus de juifs. (…)
Nulle part vous ne verrez de fillettes
aux yeux noirs emplis de larmes. (…)
Tout est silence, tout est immobile.
Un peuple entier a été assassiné
avec la dernière brutalité. » Or, cel-
le-ci continue de s’exercer un peu
partout. Les déchaînements de
violence à travers l’épuration et les
pogroms – on pense notamment à
celui de Kielce, en Pologne, en 1946
– sont d’ailleurs ce qui saisit le plus
au début du film, où sont dépeints
les multiples défis que les vain-
queurs vont devoir relever pour
instaurer la paix.
Dans une Europe exsangue où
tout est à reconstruire, la tache des
Alliés est pour le moins gigantes-
que. Non seulement il leur faut ré-
pondre aux besoins matériels de
populations affamées et épuisées,
calmer leur soif de vengeance
(« Les peuples libérés sont le com-
bustible le plus dangereux du
monde », est-il noté dans un rap-
HORIZONTALEMENT
I. Seuls les Anglais sont capables de
les apprécier. II. Travaillas sur les
pierres. Apportera des senteurs
marines. III. Ofre au public. Passe en
toute discrétion. Ouvre les comptes.
IV. Réalisèrent. Félins de l’Himalaya.
V. Firent des longueurs. Point. VI. Ne
laissent rien dépasser. Prises de
risque. VII. De juin à septembre. Beau
mais lourd et mou. VIII. Négation.
Risque de choquer les plus délicats.
IX. A l’hôpital ou en ligne leurs prises
X. Poussent à faire plus et mieux,
mais attention aux consommations.
VERTICALEMENT
1. L’aicher peut créer des jalousies.
2. Obstacle ou garde-fou. 3. Chaufé
pour durer. Dans l’acte. 4. Prendra le
dessus. Frétille en méditerranée.
5. Ne sait plus quelle direction
prendre. Lâcha du lest. 6. Au cœur
du foyer. Turque, capitale pour les
Arméniens. 7. Echelle sensible. Ouvre
la licence. Bien familier. 8. Artiste du
Mali. Pour les échanges écossais.
9. Mise en carte pour faire preuve.
10. Négation. Déplacements dans
l’espace. 11. Trompettent sur une
patte. Un maître pour Démosthène.
12. Leurs roupies ne valent rien au
change.
télévisions | 13
VOTRE
SOIRÉE
TÉLÉ
SAM E D I 7 M AI
TF1
20.55 The Voice,
la plus belle voix
Divertissement présenté
par Nikos Aliagas.
23.30 The Voice,
la plus belle voix
Divertissement présenté
par Nikos Aliagas et Karine Ferri.
France 2
20.55 Les années bonheur
Divertissement animé
par Patrick Sébastien.
23.20 On n’est pas couché
Talk-show animé par Laurent
Ruquier. Invités : Antoine Leiris,
Muriel Robin, Michèle Laroque,
Pierre Palmade, Philippe Katerine,
Soan, Pascal Praud
France 3
20.55 Agathe Koltès
Série de téléfilms créée par Mélina
Jochum et Frédéric Videau. Avec
Philippine Leroy-Beaulieu, Hortense
Gélinet. (Fr., 2015, 105 min).
23.10 Le 5e Commandement
Série policière Avec Francis Fulton-
Smith, Christine Döring, Hans Peter
Hallwachs (All., 2008, saison 1, ép. 1
et 2/4).
Canal+
20.55 Football
37e journée de Ligue 1. Multifoot.
du STO, ainsi que de survivants de 22.55 Jour de foot
Un important la Shoah hésitant à rentrer dans le Magazine présenté
travail sur des pays où ils furent persécutés. Avec par Marie Portolano.
la création de l’Organisation inter-
archives rares nationale des réfugiés, en 1947, le France 5
en France, rapatriement s’accélère, tout 20.40 Echappées belles
comme la reconstruction, qui s’ac- La Bourgogne, affaire de goût
remastérisées, compagne de réformes, à l’Ouest Le Danube, un fleuve trait d’union
colorisées comme à l’Est, sous l’œil de Mos- Magazine présenté
cou, ce qui n’est pas sans inquiéter par Jérôme Pitorin.
et enrichies Churchill, qui instaure la formule
de « rideau de fer »… Arte
Si les années 1947-1949 mar- 20.50 Teotihuacan
port de l’administration améri- quent véritablement l’entrée dans Documentaire de Jens Afflerbach et
caine) ; mais ils doivent également la guerre froide, cristallisée par la Alexander Ziegler (All., 2015, 50 min).
gérer les 11 millions de prisonniers partition de l’Allemagne au sortir 22.35 Hawaii et sa vague pop
allemands. A l’Ouest, ceux-ci se- du blocus de Berlin (juin 1948 à Documentaire de Susanne Müller
ront affectés à la reconstruction, mai 1949), Olivier Wieviorka et Da- et Andreas Coerper
aux opérations de déminage au vid Korn-Brzoza, malgré le carac- (Fr.-All., 2015, 55 min).
cours desquelles beaucoup per- tère plus géopolitique de cette par-
dront la vie, à l’exhumation des tie, savent en conserver la dimen- M6
charniers, tandis qu’à l’Est, ils sont sion profondément humaine. p 20.55 Hawaii 5.0
envoyés au goulag. Surtout, il leur christine rousseau Série réalisée par Leonard Freeman.
faut tenter de gérer une marée hu- Avec Alex O’Loughlin, Scott Caan et
maine composée de civils dépla- Après Hitler, d’Olivier Wieviorka Daniel Dae Kim (EU, S6, ép. 16/24 ;
cés de gré ou de force, de prison- et David Korn-Brzoza (Fr., 2016, S5, ép. 4 et 5/25 ; S1, ép. 17 et
niers de guerre libérés, d’ouvriers 90 min). 18/24).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA
SUDOKU
Durée de la société : 99 ans
à compter du 15 décembre 2000.
N°16-109 Capital social : 94.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 80, boulevard Auguste-Blanqui,
3 2 6 7 5 4 9 8 1 75707 Paris Cedex 13 Tél. : 01-57-28-20-00
9 1 8 3 6 2 5 4 7 Abonnements par téléphone :
5 7 4 9 1 8 2 3 6 de France 3289 (Service 0,30 e/min + prix appel) ;
9 7 1 8 5 6 2 7 4 9 3 de l’étranger : (33) 1-76-26-32-89 ;
2 9 3 5 4 1 7 6 8 par courrier électronique :
abojournalpapier@lemonde.fr.
3 8 4 6 4 7 8 9 3 1 5 2
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
7 3 1 4 8 5 6 2 9
4 6 2 1 3 9 8 7 5 Courrier des lecteurs
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Réalisé par Yan Georget (http://yangeorget.net) La reproduction de tout article est interdite
sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0717 C 81975 ISSN 0395-2037
“Elles viennent du fond
des temps et de tous les
continents nous raconter
leur histoire.” Présidente :
Corinne Mrejen PRINTED IN FRANCE
Un hors-série 80, bd Auguste-Blanqui,
75707 PARIS CEDEX 13
Tél : 01-57-28-39-00
Fax : 01-57-28-39-26
L’Imprimerie, 79 rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Toulouse (Occitane Imprimerie)
CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
Montpellier (« Midi Libre »)
14 | disparitions & carnet 0123
SAMEDI 7 MAI 2016

Lyon 6e. Mme Françoise Job,

Jean-Baptiste Ng Ectpgv
Françoise et Dominique Briquel,
Arnaud et Pálma Chatonnet Marton,
Pascale et Pierre Favret,
son épouse,
M. et Mme Bernard Job,
Olivier, Estelle,
M. et Mme Bernard Weil,
Le président
de l’université d’Auvergne,
Hommage

Xqu itcpfu fixfipgogpvu ses enfants,

Bagaza
Martin, Arnaud, Eric,
Cyprien Briquel (†), ses enfants Le doyen de l’Ecole de droit,
Samuel Briquel et Marie Lafenêtre,
et ses petits-enfants,
Pckuucpegu. dcrv‒ogu. Irénée Briquel et Sara Gonzalez, ont appris avec tristesse le décès du
Sára Chatonnet, Les familles Dockès, Hayem, Lévy
hkcp›cknngu. octkcigu Félix, Angèle, Violette et Suzanne et Taillandier,

Ancien chef d’Etat Cxku fg ffieflu.

tgogtekgogpvu. oguugu.
du Burundi eqpfqnficpegu. jqoocigu.
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Eqnnqswgu. eqphfitgpegu.
ufiokpcktgu. vcdngu/tqpfgu.
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MOHAMED AMIN & DUNCAN WILLETTS/
AU CARNET DU «MONDE»
AFRICA TWENTY-FOUR MEDIA LTD.
Anniversaire de naissance
I love you more...
Favret,
ses petits-enfants,
Eusèbe Briquel,
ont la douleur de faire part du décès de
professeur
Jean STOUFFLET,
doyen honoraire de la Faculté de droit.
son arrière-petit-ils,
ont la tristesse de faire part du décès de
M. Sylvain JOB,
Ils tiennent à exprimer, avec l’ensemble
des personnels de l’université, leurs
M. Joseph CHATONNET, survenu le 30 avril, à Lunéville,
professeur honoraire
très sincères condoléances à son épouse,
à l’âge de quatre-vingt-onze ans. ses enfants et leurs proches, et à témoigner
à l’université Claude Bernard de Lyon,
du rôle important qu’a joué
Les obsèques ont eu lieu au cimetière le professeur Stoufflet, contribuant
survenu le mardi 3 mai 2016, israélite de Lunéville (Meurthe-et-
à son domicile, à Lyon. par ses exceptionnelles qualités
Moselle), le mardi 3 mai, à 14 h 15. d’enseignant, de chercheur et d’auteur,
La messe de funérailles a été célébrée à l’essor et au renom de l’université
ce vendredi 6 mai, à 13 h 45, en l’église 3, rue Rivolet, d’Auvergne.
du Saint-Nom-de-Jésus, 91, rue Tête d’Or, 54300 Lunéville.
à Lyon 6 e , suivie de l’inhumation fets.job@laposte.net
au cimetière de Vonnas (Ain).
Conférence
Bassens (Gironde).
Fidèle lecteur du Monde,
digne et courageux, M. Michel Lacour,
son époux,
Bruno DOREAU, Serge Lauretou,
Josiane Lauretou,
s’est éteint le 2 mai 2016, Daniel Lauretou
à l’âge de soixante-seize ans,
et son épouse,
laissant dans la peine,
Denis Lauretou,
ses enfants, Les Grandes Conférences de l’EPhEP,
Joëlle,
sa femme, Sandra Lacour avec le docteur Thierry Najman,
Marine et Yves, Benoit et Amorelle, et ses enfants, Océane, Diégo, Leïna, psychiatre, chef de pôle,
ses enfants et leurs conjoints, Julien autour de son livre,
Zoé, Félix, Basile et Florian, et son épouse, Mylène,
ses petits-enfants Florent, Kevin, Bastien, Lieu d’asile.
Et ses neuf frères et sœurs. ses petits-enfants, Manifeste pour une autre psychiatrie
Enzo, Titouan, (Odile Jacob, 2015),
Une cérémonie religieuse sera
ses arrière-petits-enfants,
célébrée en l’église Notre-Dame-de-
l’Assomption, à Meudon, le lundi 9 mai, Parents jeudi 12 mai 2016, à 21 heures,
à 15 heures. Et amis, au Centre Sèvres,
35 bis, rue de Sèvres, Paris 6e.
ont la douleur de faire part du décès de
Catherine Razavet Pomagalski, Discutant : Nicolas Dissez,
sa compagne, psychiatre, psychanalyste.
Isabelle Dorny Gottlieb,
Jérôme (†) et Nadia Dorny, Mme Jeanine LACOUR,
Entrée 12 €.
ses enfants,
Juliette Gottlieb et Tim Willis,

I
l revient à certains dicta-
teurs, autocrates, chefs à poi-
gne, l’étrange privilège de fi-
nir par être regrettés, long-
temps après qu’ils ont quitté le
pouvoir. Cela intervient au mo-
ment où la vie les quitte à son
tour, pour peu qu’ils aient, de leur
vivant, contribué à quelque chose
de tangible – à défaut de liberté –,
pour le bien de leur pays. Le lieute-
nant-colonel Bagaza bénéficie de
ce paradoxal embellissement.
Les souvenirs de ses années à la
tête du Burundi (1976-1987) se
sont pastélisés. La dérive poli-
cière, la paranoïa du régime, les
services secrets et leur violence, le
favoritisme régional et ethnique,
tout cela semble avoir perdu de sa
netteté dans les contours, comme
atténué par la dureté du présent
burundais.
Jean-Baptiste Bagaza est mort le
4 mai dans un hôpital de Bruxel-
les, où il avait été transféré en ur-
gence. Il avait dirigé le pays pen-
dant onze années, puis vécu en
exil, notamment en Ouganda,
avant de rentrer pour prendre
part, en temps qu’ex-président, à
plusieurs processus de paix suc-
cessifs au Burundi. Il avait 69 ans.
Des années Bagaza émergent le
souvenir d’une idée d’unité na-
tionale, de discipline assez raide,
de développement des infras-
tructures et de la culture du café
(dont les cours étaient hauts).
Mais la contradiction n’est jamais
loin. Le lieutenant-colonel Ba-
gaza a d’abord mis fin à deux pra-
tiques anciennes, celle des tra-
vaux agricoles obligatoires, l’ubu-
gererwa, et celle de la taxe sur les
habitations, l’ikori, fardeaux haïs
par les paysans. Il exaspérera en-
suite par la politique forcée de
« villagisation » et d’obligation de
planter du café.
Il renverse son cousin
Au-delà, le Burundi se souvient
que sous Bagaza ne furent déclen-
chés aucun des grands massacres
26 AOÛT 1946 Naissance
1976 Chef d’état-major,
il arrive au pouvoir après
un coup d’Etat
1987 Quitte le pouvoir, ren-
versé par un autre officier
4 MAI 2016 Mort à Bruxelles
Pendant les massacres de 1972,
Jean-Baptiste Bagaza n’a que
25 ans. Il ne fait pas partie des
« bouchers » identifiés. Quatre ans
plus tard, après de brillantes étu-
des, il est chef d’état-major ad-
joint. Il bénéficie, pour sa promo-
tion, du fait qu’il est non seule-
ment tutsi, mais aussi, originaire
de la région de Bururi, et plus par-
ticulièrement de la commune,
Rutovu, d’où seront issus trois of-
ficiers putschistes ayant dirigé le
Burundi des années 1960 jusqu’au
début du troisième millénaire.
En 1976, le lieutenant-colonel Ba-
gaza a 30 ans. Bel homme, femme
splendide, origine bururi certifiée
conforme, il renverse le capitaine
Michel Micombero, son cousin,
qui a eu le tort de partir assister à
un sommet de la francophonie au
Canada, alors que le pays est à la
dérive. Micombero était lui-même
arrivé au pouvoir par un coup
d’Etat. Il était certes le premier res-
ponsable des massacres de 1972,
mais pas le seul impliqué dans la
mort de plusieurs centaines de
milliers de personnes. On n’en
saura pas plus alors : le règne de
Jean-Baptiste Bagaza commence
par un grand silence à cet égard.
Un Conseil suprême révolution-
naire est d’abord aux commandes
du pays : il est composé de trente
officiers, tous tutsi. Puis le colonel
Bagaza va pousser les réformes. Le
régime sort du dialogue exclusif
avec l’Occident, et tisse des liens
avec la Chine populaire – le ping-
pong est subitement élevé au
rang de sport national –, la Libye
de Kadhafi ou le bloc soviétique.
Les relations avec la toute-puis-
sante Eglise catholique se dégra-
Stephen Gottlieb, survenu à l’âge de soixante-dix-neuf ans. Communications diverses
ses petits-enfants,
Happy birthday ! Moz, Ses obsèques religieuses ont été
son arrière-petit-ils, célébrées ce vendredi 6 mai 2016,
Bertrand (†) et Anne Dorny, à 10 h 30, en l’église Saint-Pierre
M. son frère et sa belle-sœur, de Bassens, suivies de l’inhumation,
Anne Domenech,
sa belle-ille, au cimetière de cette même commune.
Décès Flora Moir,
Carolyne Moir, L’AREPS (Association de relaxation
Yann Königsberg, Laure-Manuèle Etancelin, psychanalytique Sapir) Rencontre de la société des lecteurs
son ils, ses belles-petites-illes, Et les Journées Balint d’Annecy,
Pascale, Isabelle, Ariane Razavet, « 1936, que reste-t-il
Son frère, ses sœurs, ses illes de cœur, ont la tristesse de faire part du décès de du Front Populaire ? »
Ses cousines Victor, Raphaëlle, Elie, Marinelle,
Loma, Cinello, Yaël,
Ainsi que toute sa famille, ses petits-enfants de cœur,
Monique MEYER, A l’occasion de la publication
du Hors-Série intitulé « 1936 »,
ont la tristesse de faire part de la disparition survenu le 29 avril 2016. Le Monde s’interroge,
ont la tristesse de faire part du décès de que reste-t-il du Front Populaire ?
de
Nous rendons hommage à cette femme
M. Jean-Philippe DORNY, lumineuse, présente et vivante dans son L’union de la gauche,
Agnès BERTOMEU, l’espace d’un instant, va renaître
écoute ainsi que dans la transmission.
survenue à son domicile, le 2 mai 2016. dans ce beau mois de mai 2016,
survenu le 2 mai 2016, à Paris. Autant qu’une collègue estimée, comme par enchantement.
La cérémonie religieuse a été célébrée c’est une amie précieuse que nous perdons. François Hollande de sa plus belle
ce vendredi 6 mai, à 10 h 30, en l’église éloquence salue Léon Blum,
Un moment de recueillement réunira Saint-Séverin, Paris 5e. en cet anniversaire de la victoire
Danièle Raisonnier, du Front populaire aux élections
autour d’elle ses amis et ses proches Benjamin,
L’inhumation aura lieu le samedi 7 mai, législatives de mai 1936.
le mardi 10 mai, à 14 h 30, au crématorium à 11 heures, au cimetière familial leur ils, Mais les années 1930, c’est aussi la crise
du cimetière du Père-Lachaise, 71, rue de Verrines-sous-Celles (Deux-Sèvres). Charles, Marc, Emilie, Louis-David, économique, les guerres, le populisme,
ses enfants et leurs conjoints, la xénophobie et l’antisémitisme,
des Rondeaux, Paris 20e. 40, rue Notre-Dame-de-Lorette, Octave, Constantin, Constance, Lila, les réfugiés et la montée du nazisme.
75009 Paris. ses petits-enfants, Et la question revient souvent,
10, rue de l’Eperon,
27, rue Alexandre-Dumas, y a-t-il des similitudes entre 1936
75006 Paris. ont la douleur de faire part du décès de
75011 Paris. et aujourd’hui.
dorny.razavet@gmail.com Les comparaisons sont troublantes
Alain R. SCHLUMBERGER, entre les deux périodes.
Michèle, X 48, Alain Bergougnioux, historien,
Nicole et Gilles,
son épouse, Jean Vigreux, historien,
ses enfants, survenu le 3 mai 2016, à Paris. participeront au débat animé
Olivier et Randie, et leurs conjoints, Jean-Claude et Juliette, Michel Noblecourt,
Alexis et Amy, Margaux, Boris et Lucas, Nous nous retrouverons lundi 9 mai, éditorialiste au Monde
Nicolas et Aurore, ses petits-enfants, à 15 h 30, en la salle de la Coupole, et Michel Lefebvre,
Michèle et Serge, Catherine, au cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e. responsable des hors-séries du Monde,
ses ils et belles-illes, ses sœurs et beau-frère
Anabelle, Gabriel, Natalie, Adrien, Un culte d’action de grâces aura lieu in le jeudi 12 mai 2016, à 18 h 30,
Et toute la famille, mai.
Allena et Rosalie, Auditorium du journal Le Monde,
ses petits-enfants, 80, boulevard Auguste-Blanqui,
ont la tristesse de faire part du décès de Ni leurs ni couronnes.
Paris 13e.
Elisabeth Sadoulet et Alain de Janvry,
Janine FINCHELSTEIN, Cet avis tient lieu de faire-part.
Sophie et Bernard Charvet, Réservation obligatoire par mail
née MENDELOVICI,
Rémi et Bénédicte Chaine, uniquement
ARS.Sabatier@hotmail.com et dans la limite des places disponibles à
Monique et Bertrand Lepercq, survenu le 2 mai 2016,
à l’âge de quatre-vingt-deux ans. sdl@lemonde.fr
Jacqueline et Bernard Sanchez, Souvenir
ses frères et sœurs, ses beaux-frères Un hommage lui sera rendu Institut universitaire Elie Wiesel -
et belles-sœurs, au crématorium du cimetière du Père- In memoriam. Séminaire 3 séances : « Du terrorisme aux
Lachaise, Paris 20 e, le mardi 10 mai, terrorismes ? », 10, 17, 24 mai 2016,
Mathilde Rat-Janet, à 11 h 15. M. Jean-Paul PASSELAIGUE. à 18 h 30, avec Alain Bauer, professeur
sa belle-mère, de criminologie - 119, rue La Fayette,
Les familles Chaine, Longin Gilles Finchelstein Toujours bien là parmi nous, 75010 Paris. Tél. : 01 53 20 52 61.
22, rue du docteur Léonce Basset, ton esprit et ta bienveillance. www.weezevent.com/cours-alain-bauer
et Rat-Janet, 93400 Saint-Ouen.
qui ont marqué les habitants du dent à vue d’œil. Expulsion de mis- ont la tristesse de faire part du décès, Brigitte Fleurot, # #  $    

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 #$   $ # &. + *2.+
pays au plus profond, et dont le sionnaires, fermetures d’écoles re- son épouse,
le 2 mai 2016, de  #$ $   
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  $  #  *'$ %&# &
plus sanglant fut celui de 1972. ligieuses, interdiction de certaines Gaëlle et David Abeille,  #$    # . *&%%*
sa ille et son gendre,  #  $
  ! # !  #! *%& + &/&
Pendant deux mois, à partir messes. En bon officier adepte de Cyril Fleurot et Bénédicte Dubois,
M. Hervé CHAINE,  #$  % # #  
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d’avril, militaires et jeunes mili- la manière forte, le président n’a son ils et sa belle-ille,  #$ ! #!    # %&!- &(). % *  ** %%#&%.
ciens du parti alors au pouvoir, à pas compris qu’il n’y a que les per- chevalier de la Légion d’honneur. Morgane et Valentine Abeille,
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*%. (*$%- *
dominante tutsi, répondirent à sécutions pour renforcer à coup ses petites-illes,  #   $ $  %%- &-  # (( &.*  # 3"&0+"
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une rébellion et à des tueries loca- sûr vos ennemis surtout lorsque Une célébration a eu lieu ce vendredi
ont la tristesse de faire part du décès de  #$ $ $ %# $  $  ##+ /%
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 #$ $ %# $ $ .# % *& &.*-
lisées de Tutsi par une campagne c’est leur foi, et le pouvoir politi- 6 mai, à 14 heures, en l’église Saint-Pothin,
de tueries à l’échelle nationale, vi- que de leurs responsables reli- Lyon 6e. Bernard FLEUROT,  #$   % ! #
 #  #!  %%-  *-
 #  % &.1
sant à l’éradication systématique gieux, qui sont menacés. En 1987,  #$ #!#$
* + (-&&*&.
survenu le 1er mai 2016. # 
&#+ $%3
de l’élite hutu. Les survivants de Jean-Baptiste Bagaza est renversé   *  3 -
Des dons seront récoltés au profit  #$ *%"
&.
cette période souhaitent à son tour par un autre officier de La cérémonie religieuse sera célébrée
aujourd’hui voir qualifiés ces ac- Bururi, Pierre Buyoya. p de l’association Habitat et Humanisme, en l’église Saint-Médard, Paris 5 e ,
 #     $  $ -* % &#2
 #        # * +- % -
tes de génocide. jean-philippe rémy à l’occasion de la cérémonie. le mardi 10 mai, à 14 h 30. !  !$ %   ** * (*+ %- +- % *% & / (*+ %-
0123
SAMEDI 7 MAI 2016
styles | 15
ménage de
printemps à la
tour d’argent
Le célèbre restaurant des quais de
Seine, à Paris, vide caves et placards,
dans une vente aux enchères
qui raconte quatre siècles d’histoire

sal, et « il fallait une force hercu-

GASTRONOMIE
G
rand remaniement,
quai de la Tournelle
(Paris 5e). L’élégante au-
berge en bord de Seine,
qui, depuis 1582, contemple l’ar-
rière de Notre-Dame, change de
vaisselle, de chef et de carte, après
avoir fermé ses portes du 18 avril
au 3 mai. « Il n’y a pas eu de révolu-
tion mais une évolution », explique
André Terrail, qui a succédé à son
père, Claude, décédé en 2006.
On comprend que le mot « révolu-
tion » ne soit pas bien en cour dans
une maison où Henri IV a décou-
vert l’usage de la fourchette à deux
dents, et où la noblesse de nom et
de renom s’affiche aux meilleures
tables depuis des siècles.
Mais à la Tour, au fil des ans,
s’accumulent objets et babioles
qui « n’ont plus forcément leur
place dans l’avenir du restaurant ».
André Terrail en a tiré les consé-
quences et met aux enchères
3 000 pièces des collections fami-
liales siglées Tour d’argent : nap-
pes, couverts, assiettes, verreries,
cuivres, spiritueux et quelques
objets emblématiques du décor,
dont les deux lanternes extérieu-
res de l’entrée au rez-de-chaussée
(600 euros à 800 euros chacune).
Une brocante de luxe (estimation
globale entre 400 000 euros et
500 000 euros) qui se déroulera
les 9 et 10 mai chez Artcurial, au
rond-point des Champs-Elysées,
et dont la lecture du catalogue
s’apparente à une leçon d’histoire.
Les marmites d’Hercule
Ainsi, les lots 478 à 485, rassem-
blant chacun cinq ou six pièces de
cuisine en cuivre martelé (estima-
tion 400 euros à 500 euros), rap-
pellent une des raisons de l’ab-
sence de femmes en brigade :
ces marmites, casseroles, sauteu-
ses, poêles, rondeaux et autres
daubières pèsent un poids colos-
léenne pour les manier », souligne
Stéphane Aubert, commissaire-
priseur, qui sera au marteau, en al-
ternance avec François Tajan, un
familier de la Tour. Les lots 641,
642, 643, représentant chacun
une bouteille de cognac Clos de
Griffier 1788 (20 000 euros à
25 000 euros), ont une valeur ines-
timable : « Ils ont été mis en bou-
teille un an avant la révolution de
1789 », précise Stéphane Aubert.
Révolution encore, à laquelle ces
flacons ont survécu, comme ils
ont échappé à l’occupant alle-
mand durant la guerre de 1939-
1945, cachés derrière un mur rapi-
dement édifié dans la nuit du
14 juin 1940 pour interdire l’accès
au cellier, où reposent aujourd’hui
350 000 bouteilles.
« David Ridgway, notre chef som-
melier, me dit toujours qu’on a des
collections de spiritueux beaucoup
trop importantes. Avec le temps,
elles s’évaporent. Pourquoi les
conserver ad vitam aeternam ? Je
lui ai donné carte blanche et il en a
dressé la liste (une soixantaine). Ce
sont des bouteilles rares, des millé-
simes très anciens, avec une his-
toire, mais leur vente n’a pas d’im-
pact sur le prestige de la cave »,
BOUTEILLES RARES,
nous rassure André Terrail.
Quelque 2 400 verres sont aussi
mis aux enchères, ce qui permet-
tra d’en racheter 1 500 avec le nou-
veau logo de la Tour, fidèle à Rie-
AVEC UNE HISTOIRE,
del, le célèbre verrier autrichien.
Ce sont les meilleurs pour David
Ridgway, qui a élaboré avec le fa-
bricant des verres spéciaux, per-
mettant la meilleure expression
de chaque cépage (riesling, char-
donnay, viognier, syrah, pinot
noir) et estimés à 200 euros-
300 euros le lot de douze. Sym-
bole du plat emblématique de la
maison – le canard au sang –, une
presse à canard en métal argenté
de Christofle est également pro-
posée à 4 000 euros-6 000 euros.
Il en reste encore quatre à disposi-
« CE SONT DES tion, mais elles devraient être
moins sollicitées à l’avenir.
DES MILLÉSIMES Le canard dans tous ses états
Le nouveau chef, Philippe Labbé,
TRÈS ANCIENS, a en effet décidé de servir le ca-
nard au sang en « plat saison-
nier », uniquement proposé en
MAIS LEUR VENTE période de chasse. Une véritable
révolution pour le coup ! A la carte
N’A PAS D’IMPACT de « cette cuisine de la Tour réin-
ventée », selon le vœu d’André
SUR LE PRESTIGE Terrail, le caneton de Challans de
DE LA CAVE » chez Liliane Burgaud est désor-
mais proposé en cinq services
ANDRÉ TERRAIL (195 euros) : œuf de cane, rillettes
propriétaire de cuisses confites, coffre rôti au
de la Tour d’argent miel de notre toit, foie blond de
canard, jus de la presse et langues
de canard tiède fumées. Le palmi-
pède dans tous ses états, qui doit
maintenant convaincre le public
QUENTIN BERTOUX POUR « LE MONDE »
et le Michelin. Depuis la
deuxième étoile perdue en 2006,
la Tour d’argent court en vain
après sa gloire passée, le temps où
elle brillait parmi les trois maca-
rons de la capitale. Deux chefs
– Stéphane Haissant puis Laurent
Delarbre – s’y sont déjà cassé les
dents. A Philippe Labbé, passé
chez les meilleurs (Barrier, Loi-
seau, Lorain, Boyer, Verger, Willer,
Ducasse, etc.), de relever le défi.
Son impressionnant CV y suffira-
t-il ? Les canards ne manqueront
pas de le faire savoir. p
jp géné
Restaurant La Tour d’argent,
15, quai de la Tournelle,
75005 Paris. Menu déjeuner
à 105 €. Tél. : 01-43-54-23-31.
ww.tourdargent.com.
Fermé dimanche et lundi.
LE LIVRE
L’Esprit de l’art culinaire
Carl Friedrich von Rumohr
Editions Klincksieck,
288 pages, 26,90 €
On aime faire le beau en
France avec la Physiologie du
goût de Brillat-Savarin (1826)
qui passe pour le premier
traité de gastronomie. C’est
ignorer que quatre ans aupa-
ravant, Carl Friedrich von
Rumohr (1785-1843), figure
fondatrice de l’histoire de
l’art allemande, avait publié
L’Esprit de l’art culinaire,
ouvrage de gastrosophie qui
ne visait rien de moins qu’à
élever au rang d’art une acti-
vité artisanale communé-
ment destinée à satisfaire les
besoins quotidiens et à ano-
blir cette dernière par l’esprit.
L’ouvrage a été publié dans
une première édition en 1822
sous le nom de son cuisinier
Joseph König. Il ne revendi-
qua que deux ans plus tard
la paternité de l’ouvrage, jus-
qu’ici jamais traduit en fran-
çais à notre connaissance.
Divisé en trois livres consa-
crés aux substances alimen-
taires animales, aux substan-
ces alimentaires et aromates
issus du monde végétal, et à
la table, il passe en revue les
produits, les modes de pré-
paration, l’économie domes-
tique, les savoir-faire et les
manières de bouche. Ce n’est
pas un livre de recettes mais
un discours érudit sur les fa-
çons de se nourrir, enrichi de
considérations artistiques,
philosophiques ou histori-
ques. Une pièce inconnue de
l’histoire de la gastronomie.

BOUCHE-À-OREILLE | CHRONIQUE PAR JP GÉNÉ

Du Japon à la France, éloge du fade

D éjeuner à Paris avec une auteure

japonaise qui écrit en français
dans un restaurant italien
(L’Inconnu) tenu par un chef nippon n’est
pas si fréquent pour bouder son plaisir.
D’autant que Ryoko Sekiguchi traite dans
son dernier ouvrage d’un sujet aussi mys-
térieux que le « fade » – le titre du livre
(éditions Argol, 96 pages, 15 euros).
A déguster le menu de Koji Higaki (un
pur régal, à 38 euros, carottes en écume et
en coulis, œufs de caille déguisés en pom-
mes de terre, asperges blanches confites,
cabillaud poêlé, petit pois, pois gour-
mands, navets, spaghettini bolognese,
brocolis et pavlova agrume), on se de-
mande comment un cuisinier, auteur de
plats aussi justes en goût qu’en cuisson,
présentés avec cette grâce particulière
venue du Japon, pourrait tomber dans la
fadeur. Il y travaille pourtant, préparant
un menu fade qui sera servi en juin,
pour la sortie officielle du livre de Ryoko.
Qu’est-ce que le fade ? « Lorsqu’on inter-
roge les gens sur le sens de fade, ils répon-
dent d’abord par l’absence de goût ; mais
dès qu’on entre dans les détails, les repères
se brouillent », constate Ryoko Sekiguchi.
Comment définir un goût qui, précisé-
ment, n’en a pas et qui est toujours consi-
déré péjorativement dans la culture fran-
çaise ? La fréquence de son usage, le
caractère définitif de l’expression « ça, c’est
fade », l’association à des périodes ou des
lieux de fâcheuse mémoire – cantine sco-
laire, service militaire, hôpital – ont con-
duit l’auteur à soupçonner qu’il s’agissait
de bien autre chose que l’absence de goût.
« Fade désigne plutôt le centre creux de
toute saveur définissable. Une boîte vide
où l’on jetterait en vrac toutes sortes de
sensations différentes, des non-sensations
et sa propre incapacité à sentir. »
Synonyme d’ennui, de non-vie, cette no-
tion de fade a, selon Ryoko, conduit la gas-
tronomie française « à habiter un univers
somptueux, splendide, polyphonique, toni-
que même quand il est minimaliste.
« FADE DÉSIGNE
UNE BOÎTE VIDE
Un univers de richesse et de densité ». A la
différence de la cuisine japonaise qui,
« au lieu de s’installer pour un spectacle de
goûts, se veut plutôt sensible aux goûts
OÙ L’ON JETTERAIT cachés de chaque ingrédient ». Chez nous,
le fade est synonyme de rejet, alors que,
TOUTES SORTES dans la culture asiatique – François Jullien
DE SENSATIONS a écrit un Eloge de la fadeur à propos de la
Chine (Editions Philippe Picquier, 1991) –,
DIFFÉRENTES, DES il conduit à la recherche et à la découverte
de goûts nouveaux.
NON-SENSATIONS
ET SA PROPRE UNE CUISINE QUI MURMURE
Pour Ryoko, fadeur rime aussi avec dou-
INCAPACITÉ ceur. « Notre vie est assez longue. Parfois
on est malade, parfois on a un chagrin
À SENTIR » d’amour ou parfois on a trop bu pour pou-
voir apprécier pleinement cette gastrono-
RYOKO SEKIGUCHI
mie française pour laquelle il faut vrai-
auteure de « Fade »
ment être en forme. Est-ce qu’il n’y a pas
quelque chose qui peut nous accompagner
même quand on est malade, même quand
on n’a pas de force ? Une cuisine qui
murmure pour vous ramener dans la vraie
vie… » Cette cuisine, elle l’a découverte
chez Koji Higaki, au sortir de l’hôpital,
en dégustant un cabillaud pané de risotto
à l’encre de seiche et navets. L’ami qui
l’accompagnait ayant trouvé ce plat fade,
elle a eu l’idée d’écrire ce livre qui,
sous le prétexte de la fadeur, examine
avec finesse et sensibilité quelques parti-
cularités des cultures gastronomiques
française et japonaise. Il se termine sur
trois conclusions : prononcer le mot fade,
c’est affirmer son désir de vie.
Réfléchir sur ce qu’est le fade, c’est songer
à sa propre vie. Et hésiter quelques ins-
tants avant de qualifier un plat de fade,
c’est songer à la vie des autres. Bonne
réflexion. p
jpgene.cook@gmail.com
Restaurant L’Inconnu,
4, rue Pierre-Leroux, 75007 Paris.
Tél. : 01-53-69-06-03.
Fermé dimanche soir et lundi.
16 | 0123
CULTURE | CHRONIQUE
par m iche l gue r r in
L’imbroglio
Ravel
M « “BOLÉRO” EST
aurice Ravel est au
cœur d’une histoire
extravagante. Ou
plutôt son Boléro.
Pour l’évoquer, nous avons appelé
Laurent Petitgirard, compositeur,
chef d’orchestre et amoureux de
Ravel. Il est aussi président de la
Société des auteurs, compositeurs
et éditeurs de musique, la fameuse
Sacem, organisme chargé de ponc-
tionner de l’argent à ceux qui dif-
fusent des musiques, puis de le re-
verser aux auteurs. Ou à leurs héri-
tiers. « Attention, prévient M. Peti-
tgirard, Boléro est un tube absolu,
composé par un génie, et sa succes-
sion est rocambolesque. C’est un
cas unique. »
Le 1er mai, le Boléro (1928) est
tombé dans le domaine public.
Bref, tout le monde peut s’en em-
parer sans payer de droits. Ce n’est
pas rien, car il s’agit de la musique
savante la plus jouée, adaptée, et
même fredonnée. Le rockeur gé-
nial Frank Zappa l’a arrangée,
Maurice Béjart en a fait une choré-
graphie culte, que l’on retrouve
dans le film de Claude Lelouch
Les Uns et les Autres (1981). Bref, on
peut désormais s’attendre à voir
débouler le Boléro dans les bars,
les publicités, les aéroports, les
meetings politiques…
Le triomphe repose sur une mé-
lodie simple, répétitive et obsé-
dante, et une orchestration vir-
tuose qui part d’un léger batte-
ment de tambour et finit dans un
fracas orchestral. Ravel, petit par la
taille (moins de 1 m 55) et im-
mense par le talent, en avait par-
dessus la tête de son tube de dix-
sept minutes, qu’il qualifiait de
« vide de musique ». Ce vide a rem-
pli les poches de pas mal de
monde. Ravel arrive en tête des
gains versés par la Sacem jus-
qu’en 1994 : de 10 à 15 millions de
francs par an. Le pactole fond
depuis que son Boléro n’est plus
protégé dans nombre de pays,
mais il représente encore des cen-
taines de milliers d’euros.
Procès entre héritiers
Cet argent a fait tourner les têtes.
L’héritage du musicien est une
saga aussi croustillante que na-
vrante, racontée la première fois
par Irène Inchauspé, sous le titre
« A qui profite le Boléro de Ra-
vel ? », dans Le Point en 2000. Ra-
vel meurt en 1937, célibataire et
sans enfants. Son frère Edouard,
un industriel, est seul héritier. Il
souhaite céder 80 % des droits
d’auteur à la Ville de Paris afin de
créer un prix Nobel de musique.
Tout dérape en 1954, quand
Edouard, diminué par un accident
de voiture, abandonne son héri-
tage à sa masseuse et à son mari.
Suit un imbroglio monstre avec
procès entre héritiers, un ex-cadre
de la Sacem qui récupère une par-
tie du gâteau, l’argent qui transite
par des sociétés logées à Gibraltar,
Monaco, aux îles Vierges ou à Va-
nuatu. Bref, ça sent le fisc spolié.
Et voilà que, le 7 avril, soit quel-
ques jours avant que le Boléro ne
tombe dans le domaine public, la
Sacem reçoit un pli recommandé
lui demandant de désigner le dé-
corateur et peintre Alexandre
Benois (1870-1960) comme coau-
teur du Boléro. Les héritiers Benois
LA CÉLÈBRE ŒUVRE
DU COMPOSITEUR,
EN TÊTE DES GAINS
VERSÉS PAR LA
SACEM JUSQU’EN
1994, EST TOMBÉE
DANS LE DOMAINE
PUBLIC LE 1ER MAI
Tirage du Monde daté vendredi 6 mai : 250 548 exemplaires
0123
SAMEDI 7 MAI 2016
ERDOGAN,
SEUL MAÎTRE
EN TURQUIE qui fut son conseiller pour les affaires in- torze ans de pouvoir Erdogan, le revenu par
ternationales puis son ministre des affaires
étrangères. C’était le pari de la docilité.
tête a presque triplé et l’AKP a remporté
toutes les élections, municipales, législati-
Mais M. Erdogan, que ses adversaires sur-
nomment « le nouveau sultan », veut un
pouvoir toujours plus absolu, convaincu
ves et présidentielle, améliorant à chaque
fois son score. Le seul demi-échec fut celui
du scrutin de juin 2015, où, bien qu’arrivé
d’être investi par Dieu pour rendre à l’islam en tête, l’AKP n’avait pas de majorité. Les af-
toute sa place dans la République laïque frontements avec la rébellion kurde et les
fondée par Mustapha Kemal et redonner à attentats des djihadistes de l’organisation
la Turquie héritière de l’Empire ottoman Etat islamique ont permis à Erdogan de se
UN TUBE ABSOLU, son rang dans le monde. Ahmet Davutoglu poser en garant face au risque de chaos : il a
fut un premier ministre maladroit et dé- réussi à renverser la donne et à obtenir une
COMPOSÉ PAR UN nué de charisme, réduit au rôle de faire-va- confortable majorité pour son parti lors
GÉNIE, ET SA loir d’un président tribun à la rhétorique
agressive.
des élections anticipées de novembre 2015.
Aujourd’hui, rien ne menace son pouvoir,
SUCCESSION EST Mais, ce qu’il paie, ce sont ses succès. Il a sinon sa propre hubris. L’opposition laïque
ROCAMBOLESQUE »
LAURENT PETITGIRARD
président de la Sacem
J usqu’au bout, Ahmet Davutoglu a affi-
ché une fidélité sans faille. « Jamais une
seule parole négative à l’égard de notre
président n’est sortie de ma bouche et ja-
mais il n’en sortira », a déclaré le premier
joué un rôle-clé dans l’accord migratoire
avec l’Union européenne qui prévoit, no-
tamment, la levée des visas, première con-
crétisation pour les citoyens turcs d’un rêve
européen toujours lointain onze ans après
n’arrive pas à incarner une véritable alter-
native. L’implacable répression contre la
presse, les ONG et les mouvements de la so-
ciété civile tétanise une bonne partie de
l’opinion. M. Erdogan cristallise toujours
ministre turc en annonçant, jeudi 5 mai, l’ouverture des négociations d’adhésion. les espoirs d’une Turquie conservatrice et
ont signé cette lettre. Ceux de Ra- qu’il renonçait à la direction du Parti de la M. Erdogan clame haut et fort sa volonté de nationaliste, majoritaire dans les urnes.
vel aussi, qui y voient leur intérêt : justice et du développement (AKP), le mou- transformer la Turquie en une République Mais, loin de jouer les rassembleurs, il at-
une rallonge de vingt ans de droits vement islamo-conservateur au pouvoir présidentielle inspirée du modèle français, tise toutes les fractures du pays : celle entre
d’auteur. depuis 2002 – et, par là même, à son poste alors que ses prérogatives, selon la Consti- sunnites et alévis, secte moderniste issue
L’idée à faire passer, rapporte Le de chef du gouvernement. tution en vigueur, restent limitées. Sans s’y du chiisme ; celle entre religieux et laïques ;
Figaro (3 mai), est qu’il s’agit d’une Le conflit entre les deux hommes a com- opposer, Ahmet Davutoglu préférait atten- celle entre Turcs et Kurdes ; tout cela, alors
œuvre de « collaboration ». Mais mencé en août 2014, au moment où Recep dre, conscient des réticences de l’opinion – que les métastases du conflit syrien désta-
quelle collaboration ? Alexandre Tayyip Erdogan fut élu triomphalement à y compris au sein de l’AKP. bilisent le pays. Les Européens, dont la sé-
Benois n’est pas musicien. La con- la présidence de la République. Il laissait De fait, la République présidentielle est curité et la stabilité dépendent de l’avenir
viction de ses descendants est alors, après trois mandats, son poste à la déjà une réalité. L’homme fort d’Ankara de la Turquie, doivent ramener M. Erdogan
qu’il a soumis à Ravel une histoire, tête du gouvernement à cet universitaire peut, certes, arguer de son bilan. En qua- à la raison. p
un « argument », qui a inspiré au
compositeur son Boléro. C’est pos-
sible, il y a des précédents, comme
le célèbre Nuages de Django Rein-
hardt, confie M. Petitgirard. Les hé-
ritiers rappellent que lors de sa
création, en 1928, à l’Opéra Gar-
nier, le Boléro est un ballet, avec
une scénographie (décors) de
Benois. Ce dernier était-il plus que
scénographe, et donc à l’origine de
l’œuvre ? Les héritiers s’appuient
sur une citation de Louis Laloy, se-
crétaire général de l’Opéra de Paris,
qui écrit dans Le Figaro du 21 no-
vembre 1928 qu’Alexandre Benois
DÈS VENDREDI EN KIOSQUE
est « l’auteur » du Boléro.
La Sacem a examiné les pièces
fournies par les héritiers Benois, a
reçu ces derniers, a fait appel à un
expert, et en a conclu, le 29 avril,
que la demande ne tenait pas la
route. « Il n’y a aucune preuve de
leur collaboration, explique Lau-
rent Petitgirard. Elle ne figure pas
sur la partition de Ravel, pas sur
l’affiche de la création, pas dans le
programme, pas dans le dépôt de
l’œuvre. Il n’y a aucun échange de
lettres entre eux, Ravel n’en parle ja-
mais. Et puis Ravel était d’une
grande honnêteté. S’il s’était inspiré
d’un argument de Benois, il l’aurait
dit. » Et de conclure : « Ces héritiers
sont sincères, ils veulent glorifier le
nom de leurs aïeuls, mais ils se
trompent. » Et puis le Boléro est
une pièce d’orchestre autonome et
sans narration, « une œuvre abs-
traite », disait Béjart.
Les héritiers de la famille
d’Alexandre Benois vont-ils aller
en justice pour obtenir ce que la
Sacem leur refuse ? « Pour le mo-
ment, la décision n’est pas prise »,
vient de faire savoir à l’AFP Fran-
çois Tcherkessoff, arrière-petit-fils
d’Alexandre Benois.
Cette histoire peu reluisante
d’héritage ne cadre pas avec le pro-
fil désintéressé de Ravel, et elle ne
va pas faire avancer la cause du
droit d’auteur. Certes il n’y a ja-
mais de morale dans les héritages,
dont le moteur est souvent plus fi-
nancier qu’esthétique. Laurent Pe-
titgirard nuance : « 94 % des droits
versés par la Sacem vont à des
auteurs vivants. Il faut relativiser la
part des héritiers ! » Il dit tout de
même : « L’abus de droit d’auteur
peut tuer le droit d’auteur. » Pour
lui, il faut rester dans l’esprit qui a
guidé la création de la Sacem :
quand le parolier Ernest Bourget
entend une de ses chansons au
café-concert Les Ambassadeurs, à
Paris, en 1847, et refuse de payer
son verre tant qu’on ne lui versera
pas des droits. Avec Ravel, on en
est loin. Car qui est son héritier
« direct » aujourd’hui ? Une
femme installée en Suisse, rap-
porte Le Figaro du 30 avril, qui est
« la fille unique de la seconde
épouse du mari de la masseuse de
l’épouse du frère de Ravel ». p
guerrin@lemonde.fr
LEMONDE.FR/M-LE-MAG
 o

M Le magazine du Monde no 242. Supplément au Monde no 22180 — SaMedi 7 Mai 2016.

Ne peut être vendu séparément. disponible en France métropolitaine, Belgique et Luxembourg.

+ Secret de jurés
+ Bruno Dumont ou le burlesque social
Spécial Cannes
Kristen Stewart fait coup double
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carte blanche à

Torbjørn Rødland.
InvIté de “m” jusqu’au 9 juIllet, l’artIste norvégIen
présente une sélectIon d’Images où, par un détaIl,
l’ImagInaIre prend le dessus sur la réalIté.

Summer Scene, 2014

courtesy of Algus Greenspon and Standard (Oslo)

7 mai 2016 — M Le magazine du Monde

 9

C’est la deuxième fois que Kristen stewart est en couverture d’un spécial Festival de
Cannes de M Le magazine du Monde. La première fois, en 2012, elle partageait l’affiche avec
les deux acteurs de Sur la route, de Walter Salles. Aujourd’hui, elle y est seule. En majesté.
Naturelle. Intense. Entre-temps, c’est peu dire qu’elle a grandi. Elle s’est imposée. Ce mouve-
ment vers les sommets, cette éclosion est toujours émouvante à observer. Nous avons voulu la
raconter. Kristen Stewar t sera à coup sûr l’une des actrices les plus remarquées de cette quin-
zaine cannoise qui n’en manquera pas, puisque devraient se presser sur les marches Marion
Cotillard, Léa Seydoux, Juliette Binoche, Adèle Haenel et Charlize Theron pour ne citer que
quelques-unes des plus brillantes… Mlle Stewart ouvrira le bal avec Café Society, de Woody
Allen, puis portera la plupart des plans de Personal Shopper, le film d’Olivier Assayas, en com-
pétition. Deux performances aux antipodes l’une de l’autre qui disent la puissance et l’intelli-
gence de cette jeune femme de 26 ans. Dans le portrait qu’il lui consacre, le journaliste Thomas
Sotinel raconte le va-et-vient de la comédienne entre films d’auteur et blockbusters hollywoo-
diens, sa lucidité, sa distance quant aux aspects les plus grotesques de la célébrité au temps des
réseaux sociaux. Il y a assurément de la liberté – un mot pourtant galvaudé – chez Kristen
Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde

Stewart. L’un de ses talents est de savoir prendre des risques. « Risqué », c’est un mot qui
convient à un autre film français de la Sélection officielle, Ma Loute, de Bruno Dumont,
dont le journaliste Jacques Mandelbaum a suivi tout le tournage*. A vrai dire, il parle plutôt
de film-monstre pour ce mélange de superstars (Juliette Binoche, Fabrice Luchini) et d’ac-
teurs non professionnels « castés » dans le Nord. Et Dumont, réalisateur intransigeant et
singulier, poursuit son œuvre dans un registre de farce sociale où il est question de bourgeois,
de prolétaires et d’anthropophagie. Le tout devrait secouer les distingués jurés, dont Vanessa
Schneider raconte aussi dans ce numéro la vie quotidienne par temps de Festival. On ne sait
pas de quoi sera fait Cannes 2016, mais ce numéro est en tout cas brut et sans chichis. A coup
sûr, les ingrédients du bon cinéma. Marie-Pierre LanneLongue
* A retrouver sur Lemonde.fr à partir du 9 mai.

7 mai 2016 — M Le magazine du Monde

- AR 2497 - AR 2489 - EGS 2147 - EGS 2149
 11

7 mai 2016

La semaine Les chroniques Le magazine Le portfolio

21 44 51 84
L’esprit Canal Le grand défilé Kristen Stewart, l’affranchie. Ça tourne au Bangladesh.
déserte la Croisette. Pedro Almodovar. Révélée dans “Twilight”, Dhallywood est au
24 46 l’actrice de 26 ans mène Bangladesh ce que
Après le séisme, des drones Revu et… corrigé une carrière réfléchie. Bollywood est à l’Inde,
au secours de l’Equateur. Hé oh y’a quelqu’un? A Cannes, elle est à une usine à rêves,
26 Il fallait oser l’affiche de “Café Society”, les moyens en moins.
L’histoire se répète Blonds à réaction. de Woody Allen, et Le photographe Sarker
Macron le mal-aimé. 48 “Personal Shopper”, Protick revisite avec
28 J’y étais d’Olivier Assayas. humour les films qui
En Arménie, une Palme Cocktail de navets. 58 ont bercé son enfance.
pour les braves. Les affinités électives
30 d’Olivier Assayas.
L’instant data. En compétition pour
Après les lauriers. “Personal Shopper”,
32 le cinéaste évoque
Kristen Stewart : Robe en coton et polyamide, Chanel. Collier en or en forme de poire et bracelet en or, Ippolita. Collier en or minibar,
Anne Sisteron. Collier demi-lune, Adornmonde. Montre Première en or jaune, bracelet chaîne, mouvement quartz. Chanel Horlogerie.

Netflix infiltré à Marseille. sa famille de cinéma.

34 66
Les Pinault, Confidences de jurés.
une famille en art. Pendant quinze jours,
35 les membres du jury
Qui est vraiment ? de Cannes vivent une
Olivier Fric. parenthèse enchantée,
36 dont ils gardent
Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Dorian Roque/A.D.A.P. Sarker Protick

Le héros déchu un souvenir ému.

de “L’Esquive”. 72
38 Bruno Dumont,
Face-à-face. l’alliance des contraires. 84
La guerre des super-héros. Récompensé à Cannes pour
40 “L’Humanité” en 1999,
Les amis de la plage le cinéaste revient sur
de Piémanson campent la Croisette et change de
sur leurs positions. registre avec “Ma Loute”,
42 24 une comédie burlesque.
Tirage à part. 80
La chute sans fin. Scénaristes
de cérémonies.
Sans leur talent, Cannes,
les Molières ou les Césars
seraient terriblement
ennuyeux. Un exercice
de style plus difficile
qu’il n’y paraît.

La photographie de
couverture a été réalisée
par Brianna Capozzi.

7 mai 2016 — M Le magazine du Monde

 12

80, bd Auguste-Blanqui, 75707 Paris Cedex 13 —Tél. : 01-57-28-20-00/25-61

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Le style La culture
93 116
Les cinéastes Cinéma rédactrice en chef directeur de la diffusion
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95 Et aussi : musique, Eric Pillault fabrication
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Fétiche 128
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Place de l’étoile. La bague de directrice de la mode — diffusion et promotion —
99 Sandrine Kiberlain. Aleksandra Woroniecka, responsable des ventes france
assistée d’Aline de Beauclaire Christophe Chantrel
A quoi ça sert ? chroniqueurs directrice des abonnements
Les accélérateurs Marc Beaugé, Guillemette Faure, Pascale Latour
de bronzage. 123
Lucien Jedwab, Jean-Michel Normand, directrice des ventes à l’international
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114 American apparel: www.americanapparel.net — Marie-France Willaume à parution. ISSN 0395-2037 Commission paritaire
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routage. Dans ce numéro, un encart « Relance
Fadi Fayed, Philippe Laure
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com — Golden Goose Deluxe Brand : www. et Estelle Guerouard abonnement » destiné à la vente au numéro France
métropolitaine ; un encart « Hermès Mr Li » broché
chez Oliviera. goldengoosedeluxebrand.com — Hackett : 01-40-20- documentation entre les pp. 34 et 35 destiné à la vente
03-75 —Hermès : www.hermes.com —Hugo : 01-44- Sébastien Carganico (chef de service), au numéro France métropolitaine
1 7 - 1 6 - 8 1 — L a c o s t e : w w w. l a c o s t e . c o m selon sélection et aux abonnés France
— Pomandère : www.pomandere.com — Maison
Muriel Godeau et Vincent Nouvet métropolitaine ; un encart « Coffret Jazz »
Kitsuné: www.shop.kitsune.fr — Persol : www. infographie destiné aux abonnés postés France
persol.com —Timberland : www.timberland.fr Le Monde métropolitaine.

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

www.repetto.com
 14

Ils ont participé

à ce numéro.
Journaliste — Photographe — Illustrateur
Styliste — Chroniqueur — Grand reporter

Thomas soTinel, jour-
naliste cinéma au Monde
depuis 2000, s’apprête à
couvrir le 69e Festival de
Cannes pour la dix-sep-
tième année consécutive.
A Paris et Los Angeles, il a
rencontré Olivier Assayas
et Kristen Stewart. Le pre-
mier présentera Personal
Shopper, dans lequel joue
la seconde qui revient à
Cannes après y avoir
défendu Sils Maria, du
même cinéaste. La jeune
actrice et le réalisateur
d’expérience n’ont rien
perdu l’une de son enthou-
siasme, l’autre de son
inquiétude. (p. 51)
Brianna capozzi, pho-
tographe américaine, a
shooté Kristen Stewart,
qui montera les marches
pour Café Society, de
Woody Allen, et Personal
Shopper, d’Olivier Assayas.
C o m p o s i t i o n s d y n a-
miques autant qu’études
intimistes de personnages,
ses images interrogent
des thèmes féministes à
l’aune de la pop-culture.
Son travail a été publié
dans des revues comme
Pop Magazine, Dazed &
Confused, Purple
Fashion Magazine ou
i-D. (p. 51)
laura Villa Baron-
celli et manuele Geromini,
photographes, ont placé
les fidèles d’Olivier
Assayas devant leur objec-
tif. Leur travail est notam-
ment publié dans des
magazines comme Vogue,
Interview, Il Sole 24 Ore,
D della Repubblica, GQ
Style, Elle, L’Optimum
Style, Glamour ou Marie
Claire. (p. 58)
Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Le Monde. Talia Chetrit. Manuele Geromini et Laura Villa Baroncelli. Le Monde
Vanessa schneider est
grand reporter à M Le
magazine du Monde et
auteure d’essais et de
romans. Pour ce Spécial
Cannes, elle s’est intéres-
sée aux jurys qui, chaque
année, décernent les prix.
« Etre juré au Festival de
Cannes est vécu par tous
comme un privilège
immense, raconte-t-elle.
J’ai voulu rendre compte
de l’ambiance de colonie
de vacances qui y règne,
avec ses personnalités, ses
petites habitudes et ses
guerres d’influence. »
(p. 66)

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

53 AVENUE MONTAIGNE PARIS

JacqueS mandeLbaum
est critique de cinéma au
Monde depuis 1995. Pen-
dant deux ans, il a suivi la
réalisation de Ma Loute,
le huitième long-métrage
de Bruno Dumont Un
cinéaste qu’il découvre en
1997 à l’occasion de son
premier film, La Vie de
Jésus. « Immense choc
esthétique, renouvelé
depuis lors sur chacun de
ses films. Ma Loute, sa
première comédie,
confronte stars françaises
et petit peuple du Nord. »
La chronique de son
reportage au long cours
sera à retrouver sur
Lemonde.fr à compter du
9 mai. (P. 72)
M Le magazine du Monde — 7 mai 2016
Ils ont participé
à ce numéro.
Journaliste — Photographe — Illustrateur
Styliste — Chroniqueur — Grand reporter
romain courtemanche,
photographe, a rassemblé
les collaborateurs du réali-
sateur Bruno Dumont, qui
passe à la comédie avec
Ma Loute. Le photo-
graphe, aux frontières du
documentaire et du travail
d’auteur, termine, avec
une équipe de chercheurs,
le projet d’un catalogue
sur des photos d’architec-
ture de la ville de Yaoundé,
au Cameroun. (P. 72)
LiSa VignoLi est jour-
naliste. Cette « cérémoni-
phile» s’est intéressée aux
soirées des Césars et du
Festival de Cannes à la
télévision. « Deux réu-
nions où la “grande
famille du cinéma” se
retrouve chaque année.
Des émissions de télé minu-
tieusement orchestrées.
Parmi ceux qui tirent les
fils, il y a les auteurs, qui
écrivent avec les maîtres de
cérémonie et les interve-
nants. Leur rôle serait un
peu comme celui du bon
copain qui, au cours d’un
mariage, tâche de faire un
discours aussi enjoué
qu’agréable pour chasser
l’ennui éventuel. »(P. 80)
Simon rouSSin, auteur-
illustrateur, a dessiné pour
l’article sur les plumes du
Festival. Diplômé des Arts
décoratifs de Strasbourg, il
travaille régulièrement
pour la presse (XXI, The
N e w Yo r k T i m e s ) .
Cofondateur de la revue
de dessin et de BD Nycta-
lope, il est l’auteur de
Robin Hood (Ed. L’em-
ployé du moi) et Heart-
break Valley (Ed. 2024),
des Aventuriers, du Ban-
dit au colt d’or et de Ciné-
club (Magnani), ainsi que
de Barthélemy l’enfant
sans âge (Cornélius). (P. 80)
16
Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Le Monde. Inès Berthelot. Bastien Lattanzio. Simon Roussin. Jasper Bastian
Sarker Protick, photo-
graphe, a visité le plus
grand studio de cinéma du
Bangladesh, à Dacca. Pour
son portflio, M a sélec-
tionné des images évo-
quant cet univers où sont
produits des films aussi
kitsch qu’à Bollywood. En
2014, le photographe ban-
gladais a été sélectionné
par le British Journal of
Photography comme l’un
des « Ones to Watch » de
l’année. En 2015, sa série
« What Remains » est
récompensée au World
Press Photo. Ses travaux
ont été publiés notam-
ment par The New York
Times, Geo, Libération ou
Wired. (P. 84)
 20

Le M
de la semaine.
«Un jean “fashion” devant l’emblème
du Festival, à Cannes, en mai 2015.»
m’baye ababacar

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. M’BayeAbabacar

Pour nous écrire ou envoyer vos photographies de M (sans oublier

de télécharger l’autorisation de publication sur www.lemonde.fr/m-le-mag) :
M Le magazine du Monde, courrier des lecteurs, 80, bd Auguste-Blanqui,
75707 Paris Cedex 13, ou par mail : courrier-mlemagazine@lemonde.fr

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

 1 — L’esprit Canal
déserte la Croisette.
Catherine et LiLiane ont un gros avantage
sur leurs collègues. Les deux standar-
distes, commères en chef du « Petit
Journal », peuvent (encore) dire à peu
près ce qu’elles veulent. Fin mars, elles
grinçaient jusqu’à l’absurde sur l’absence
de Canal+ à Cannes, arguant que même
les détenteurs de décodeurs cannois
Eric Gaillard/Reuters
devaient quitter la ville pour Nice s’ils
voulaient avoir accès à la chaîne cryptée.
Le sketch rebondissait sur le désengage-
ment de leur employeur de la Croisette.
« Le Grand Journal », jusqu’ici délocalisé
face au Martinez pendant les festivités,
restera cette année à Paris. Et avec lui,
90 % des effectifs habituellement envoyés
sur place. Mais une autre nouvelle, ô com-
bien capitale, est tombée: il n’y aura cette
année ni de « fête Canal » ni de patio. Dans
ce lieu cher aux relations publiques du
groupe se croisaient pour déjeuner, à ses
frais, tous les professionnels du cinéma.
Les acteurs venaient s’y faire interviewer,
les producteurs négocier. C’est au Martinez
aussi que, chaque année, la veille de l’ou-
verture, le maître de cérémonie déjeune
avec son équipe. Là enfin qu’un journaliste
attendant derrière la porte des toilettes
pouvait en voir sortir Sharon Stone
qui le saluait comme un bon copain. •••
En plus de l’absence
du « Grand Journal »
à Cannes, Canal+ renonce
à sa célèbre fête et à
son emblématique patio.
 22

••• « Cette année, c’est simple, on n’a rien »,
avoue l’air dépité un collaborateur à la
parole un peu moins libre que les caricatures
d’Alex Lutz et de Bruno Sanches. L’an
dernier, exactement à la même époque,
les invitations étaient déjà lancées depuis
longtemps et le patio n’attendait plus que
les fleurs blanches pour remplir les vases.
Ce 21 avril, en assemblée générale, Vincent
Bolloré expliquait aux actionnaires de
Vivendi qu’« évidemment, aller à Cannes
au mois de mai, c’est agréable. Il y a la mer,
le ciel bleu, le patio et les olives. Alors, quand
vous dites “vous n’irez plus à 469, vous irez
à 50”, vous n’êtes pas populaire ». « Je ne
crois pas qu’il aime vraiment la fête. Alors
il a décidé que les autres non plus », sourit
un salarié. Jusqu’ici, le nouveau patron du
groupe n’a jamais assisté à ces célèbres
sauteries, dit-on en interne. C’est dommage,
lui qui aurait été sûr de rentrer ne sait pas
combien le carton nominatif « pour une
seule personne » a créé de conflits dans
les couples, bandes et autres compagnons
éphémères de Festival.
Qu’aurait-il vu s’il était venu ? L’épouse de
son prédécesseur Bertrand Meheut en train
de danser, de jeunes actrices espérer être
repérées et la plupart des visages de la
Antoine de
nana » pouvait bien avoir à lui dire. Michael
Madsen, lui, se moquait bien qu’on le recon-
naisse ou non le soir où, très, très éméché,
ce comédien prisé de Tarantino (Reservoir
Dogs, Kill Bill, Les Huit Salopards) qui avait
joué également dans Thelma et Louise, s’est
mis en quête d’embrasser toute l’assemblée.
Aux fêtes de CAnAl, il y AvAit du ChAmpAgne
certes, mais pas la débauche de moyens
qu’on imagine souvent. Au patio comme
aux soirées, des partenariats avec des
marques permettaient depuis quelque lA première fois que
temps déjà de resserrer les budgets. Et “le monde” A éCrit…
avec ses 1 500 invités, la fête du premier
financeur privé du cinéma français, donnée pAlme d’or. Ce n’était pas
ces dernières années à Mougins, à côté de en septembre 1946, lors
Cannes, restait prestigieuse. « C’était un pur de la première édition du
signe extérieur de richesse ou de puissance. festival de Cannes. et pour
Tout ce que Bolloré déteste. Avec le patio et cause: nulle palme alors,
la fête, tu ne gagnes pas un abonné. Ça ne mais un grand prix «destiné
l’intéresse pas », poursuit un responsable. à récompenser le meilleur
Rien à voir avec l’époque bénie de ceux film présenté pour chaque
qui ont connu les années Alain De Greef. pays», comme l’explique
« Les vraies meilleures fêtes, c’était à ce le journal le 19 septembre
moment-là. Dans la boîte du Gray d’Albion 1946. la palme n’est
– un des nombreux hôtels de la Croisette – introduite qu’en 1955.
qui s’appelait le Jane’s. C’était 100 % Canal «Après-demain, […] les
et même les stars avaient du mal à entrer récompenses du 8e Festival
à plusieurs », raconte un fidèle. La légende de Cannes (une Palme d’or
veut en effet que Johnny Depp, et cinq palmes d’argent)
venu avec une bande très seront solennellement distri-
nombreuse, ait été refoulé. buées», annonce le quoti-
Pour le reste, il n’y avait aucune dien le 10 mai 1955. mais
caméra, de l’alcool à volonté, on n’en finit pas si vite avec
un Photomaton à l’entrée et les habitudes. «Quel film
une fête tous les soirs. « Quand obtiendra le Grand Prix? Y
Canal était Canal », commente aura-t-il seulement un Grand
ce nostalgique. Prix?», s’interroge Jean de
Mais au-delà de l’aspect futile, Baroncelli. «Non seulement
le désengagement de Canal+ aucune œuvre n’a recueilli
de la Croisette est pour certains l’unanimité des suffrages,
un message inquiétant passé mais on n’en discerne guère
aux professionnels du cinéma. qui soit vraiment digne de la
« On ne pouvait pas leur dire récompense suprême. Pour

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Abd Rabbo Ammar/Abaca

Caunes (au “Youpi ! on fait la fête, on élire coûte que coûte des
premier plan)
entouré des têtes accueille tout le monde” et, gagnants, les jurés devront
d’affiche de la quelques jours ou semaines plus joindre la lucidité à l’intelli-
chaîne cryptée,
le 21 mai 2014 tard, convoquer ces mêmes per- gence.» C’est pourtant à
à Cannes.
sonnes pour leur expliquer qu’il l’unanimité qu’ils décernent
faudra moins compter sur la palme à Marty de delbert
Canal+. C’est violent mais cohé- mann. A l’Est d’Eden, qui
chaîne s’y presser pour refaire l’année et rent », explique l’habitué. Chaque année, le se contente du prix du film
préparer la suivante avant de poser pour groupe investit à hauteur de 12,5 % de son dramatique, avait été éreinté
le photocall. Pas grand-chose en somme. chiffre d’affaires dans l’achat de films, une par Le Monde. «Malgré
Et pourtant, toute la « grande famille » obligation préexistante à la création de la la beauté et la vigueur de
du cinéma et de la télévision s’y croisait, chaîne que Vincent Bolloré se verrait bien certains passages, A l’est
forçant l’accolade ou feignant l’ignorance. renégocier. Dans ce contexte peu festif, d’eden est une œuvre à
Quelques mois avant la diffusion de la certains s’amusent à faire circuler un « fallait l’égard de laquelle j’éprouve
première saison de la série « Desperate pas l’inviter », rappelant un gimmick porté un sentiment d’hostilité
Housewives » sur Canal+, la déjà célèbre Eva par l’humoriste Michel Muller sur le plateau confuse qui ressemble
Longoria était venue saluer le président du de l’émission « Nulle part ailleurs ». Mais à de l’antipathie.» dur
diffuseur. Les présentations avaient été de c’était une autre époque. Lisa Vignoli métier que celui de critique.
courte durée. Bertrand Meheut avait snobé
l’actrice américano-mexicaine se deman-
dant avec étonnement ce que cette « petite

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

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 24
Benoît Duverneuil
(ci-contre), fondateur
d’un groupe de
recherche en archéo-
logie franco-équato-
rien, envoie des
drones pour évaluer
les dégâts dans
les zones touchées
(à gauche, Portoviejo
trois jours après
la catastrophe).

2 — Après le séisme, dans l’exploration et la technologie: l’Aerial

des drones au secours
de l’Equateur.
Vue du ciel, la côte équatorienne offre un
spectacle apocalyptique. Ses villages pitto-
resques ont cédé la place à des monceaux
de gravats, sur lesquels quelques rares
poteaux électriques dispersent leurs fils
aux quatre vents. Au milieu des ruines, les
secours s’organisent. Trois semaines après
le séisme qui a ravagé le nord-ouest de
l’Equateur, l’heure n’est plus à la recherche
des survivants. Elle est à l’évaluation
des dégâts… considérables. Entre les
routes à déblayer, les convois à protéger
et les populations à déplacer, l’armée ne
sait plus où donner de la tête. Alors elle a
décidé de la lever en direction de drôles
de véhicules volants : des drones. Pilotés à
distance par des bénévoles, ces petits
aéronefs accompagnent les militaires
Digital Archaeology & Preservation
(ADAP). «Au moment où le tremblement
de terre s’est déclenché, l’un de nos forma­
teurs, Dorian Roque, s’apprêtait à sensibi­
liser les archéologues de Quito à l’utilisation
des drones pour recenser et protéger
le patrimoine local, se souvient Benoît
Duverneuil, fondateur du groupe de
recherche. La catastrophe a changé sa mis­
sion!» Et cet analyste du big data de racon-
ter que, sitôt les secousses terminées,
l’ADAP a rassemblé une équipe de pilotes
professionnels et mobilisé ses réseaux :
«Nous avons très vite obtenu l’aide maté­
rielle de fabricants de drones aériens et
aquatiques (DJI et OpenROV) ainsi que celle
de sociétés de logiciels de mapping (Dro­
neDeploy). Le réseau international UAViators
nous a, de son côté, permis d’obtenir de
l’imagerie satellitaire de haute précision.»
depuis, une douzaine d’engins munis de caméras
et de capteurs thermiques survolent les
groupe de bénévoles consacre donc une
partie de son énergie à transmettre ses
compétences afin que les unités locales
soient en mesure de poursuivre la mission
après leur départ. Du matin au soir, les
pilotes se relaient pour envoyer des drones
sur les bâtiments identifiés à partir des
plans fournis par l’Institut géographique
militaire. « Notre intervention vise à dresser
un état des lieux rapide, sécurisé et à
moindre coût, explique-t-il, pour aider les
équipes à se déployer à partir de photos
transmises en temps réel. » Intégrés à des
logiciels ultraperformants, les clichés
aériens permettent en effet de recréer les
positions géographiques et les volumes
exacts de chaque élément ciblé. Le rendu
est manipulable à merci par les autorités,
qui peuvent ensuite zoomer. « La définition
des images est si élevée qu’il est possible
de mesurer une fissure dans la structure
d’un château d’eau ou sous un pont »,
affirme Benoît Duverneuil. Inestimable,

depuis une quinzaine de jours dans les
zones les plus inaccessibles du pays.
A l’origine de cette alliance atypique, une
initiative d’un groupe de recherche en
archéologie franco-équatorien, spécialisé
lieux les plus sinistrés. « L’ampleur de la
tâche est à l’image des dégâts, immense,
surtout si l’on considère les risques de
répliques, voire de l’éruption du volcan
Cotopaxi », estime Benoît Duverneuil. Son
Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Juan Cevallos/AFP. Dorian Roque-ADAP x2
cette technologie permet aux architectes
d’évaluer précisément les risques… sans
en prendre. Une aide précieuse pour
l’Equateur qui déplore déjà beaucoup
trop de morts. Sandra Franrenet

qui a dit ?

“Quand elle s’adresse aux jeunes,

on dirait un petit peu, vous savez, une vieille tante qui vient
s’inscrire sur Facebook et ne sait pas comment ça marche.”
1 — Barack Obama, à propos d’Hillary Clinton, par ailleurs qualifiée de « formidable », lors du dîner
annuel de l’Association des correspondants de la Maison Blanche.
2 — Emmanuel Macron, à propos de Martine Aubry, par ailleurs qualifiée de « femme d’expérience »,
lors d’un déplacement à Lille.
3 — Jean-Marie Le Pen, à propos de sa fille Marine, par ailleurs qualifiée d’« usurpatrice », lors de son
hommage à Jeanne d’Arc, le 1er-Mai.
Réponse 1, le samedi 30 avril.

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

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 26

l’histoire se répète

3— Macron le mal-aimé.
accusé par Les uns de tirer La couVerture à Lui, par Les autres
de marcHer sur Les pLates-bandes de ses camarades, Le ministre
de L’économie ne cesse d’essuyer Les tirs de ses coLLègues.
par Pierre Jaxel-Truer

i iii iV

ii

RGA/REA. Farouk Batiche/AFP. Stéphane de Sakutin/AFP. Capture d’écran sur Twitter. Stéphane Lemouton/Reservoir Photo
V

i ii
Le 1er mai.
HidaLgo tacLe
Anne Hidalgo ne va pas
jusqu’à proposer au
ministre de l’économie
un stage à la Mairie de
Paris, mais elle ne prend
pas de gants pour le rap-
peler à son sens de l’in-
térêt collectif. « Quand
on est maire […], on est
ramené à un monde réel
qui vous éloigne du nar-
cissisme de ceux qui ne
se positionnent que dans
des itinéraires personnels
[…], parce que, tout petits,
on leur aurait dit qu’ils
le valaient bien », a-t-elle
déclaré sur Europe 1.
iii iV V
20 aVriL. 14 aVriL. 6 aVriL. 4 mars.
VaLLs cHarge HoLLande se rebiffe boistard ironise cazeneuVe Lance une pique
En évoquant la piste François Hollande a-t-il En lançant son propre Au Financial Times,
d’une suppression été dépassé par l’objet mouvement politique, Emmanuel Macron
de l’impôt sur la fortune politique non identifié En marche !, à Amiens, laisse entendre
en échange d’une qu’il a lui-même créé, «ni à droite ni à gauche», que la France, en cas
hausse des droits de en le prenant d’abord Emmanuel Macron de « Brexit » des
succession, Emmanuel sous son aile à l’Elysée a ouvert en grand les Anglais, laisserait filer
Macron s’attire les puis en le plaçant à vannes des critiques. ses migrants vers la
foudres de Manuel Valls, Bercy ? « Il est sous mon Mention spéciale Perfide Albion. Bernard
son plus grand rival autorité » et « il sait ce à sa collègue Pascale Cazeneuve s’étrangle
sur le créneau social- qu’il me doit », riposte Boistard, secrétaire en découvrant que son
libéral, qui voulait sèchement le président d’Etat chargée des per- collègue marche sur
pourtant naguère, lui de la République, inter- sonnes âgées et de l’au- ses plates-bandes de
aussi, réformer cet rogé sur les ambitions tonomie, dont l’ironique ministre de l’intérieur.
impôt. « Supprimer l’ISF de son ministre, sur conseil sur Twitter a été Sur ces sujets, « il faut
[…] serait une faute », France 2. fort remarqué : « Ecoutez travailler beaucoup et
a grogné le premier “Je marche seul” de parler peu », a-t-il
ministre sur France Info. Jean-Jacques Goldman conseillé sur BFM TV
[…] #Amiens ». à son jeune collègue.

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

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 28

4 — En Arménie,
une Palme pour les braves.
à quelques jours de sa venue à cannes Pour « money monster », le film
de jodie foster, George Clooney foulait, le 24 avril dernier, un autre
tapis rouge, celui déroulé par l’Etat arménien pour la commémo-
ration des 101 ans du génocide arménien. Il y a été accueilli comme
un chef d’Etat et s’est livré de bonne grâce à tous les exercices
afférents : dépôt de gerbe à la mémoire des victimes, rencontres
avec des officiels et visite des caves du fameux brandy arménien,
l’Ararat, que les locaux s’obstinent à appeler « cognac » malgré
les récriminations françaises. Le soir, devant un impressionnant
parterre de personnalités internationales et locales, c’est aussi lui
qui a remis le prix Aurora. Cette distinction, dont c’était la pre-
mière édition, a été créée par des descendants des rescapés du
génocide pour récompenser les « héros ordinaires » d’aujourd’hui.
« Si nous sommes là, c’est parce que quelqu’un a risqué sa vie pour
sauver celle de nos grands-parents », martèlent en cœur les trois
fondateurs du prix, Vartan Gregorian, président de la Carnegie
Foundation de New York, l’ex-banquier d’affaires Ruben Varda-
nyan de Moscou et le spécialiste de capital-risque Noubar Afeyan.
La philosophie que partagent ces trois philanthropes tranche
quelque peu avec le discours dominant en Arménie, et dans
la diaspora, sur la mémoire du génocide. Tous les ans, les
commémorations se déroulent sous le signe du slogan « Je
me souviens et je réclame » : cette phrase, écrite dans plusieurs
langues, accompagne les pèlerins dans leur marche vers le
mémorial aux victimes, édifié sur les hauteurs d’Erevan. « Nous
sommes bien évidemment attachés à la mémoire, nous sommes
aussi pour la reconnaissance pleine et entière du génocide,
notamment par les Etats-Unis, où deux d’entre nous résident.
Mais nous voulons regarder vers l’avenir, passer à quelque chose
de plus positif et constructif », poursuit Noubar Afeyan. Ainsi leur
est venue l’idée, il y a un an, peu avant la commémoration du
centenaire du génocide, de créer un prix récompensant ceux qui
« sauvent des vies en mettant en péril la leur ». Le prix vise aussi à
rendre hommage à ceux qui, toujours au péril de leur vie, contri-
buent à alerter l’opinion publique sur les atrocités commises lors
Invité à la commémoration du génocide arménien à Erevan,
George Clooney a remis le prix Aurora, qui distingue ceux qui « sauvent
des vies au péril de la leur », à la Burundaise Marguerite Barankitse.
des conflits modernes. A l’image d’Aurora Mardiganian
(1901-1994). Seule survivante d’une famille arménienne décimée,
cette jeune femme, émigrée aux Etats-Unis au début du siècle
dernier, a grandement contribué à la prise de conscience
internationale de l’ampleur des massacres commis contre les
Arméniens sous l’Empire ottoman.
Plutôt que PerPétuer l’image d’une arménie « qui Pleure ses victimes »,
Vartan Gregorian, Ruben Vardanyan et Noubar Afeyan
ne cachent pas leur ambition de promouvoir un pays jeune
qui veut – et peut – à son tour « faire le bien ». Comme pour
s’acquitter d’une dette historique mais aussi pour tourner
la page de la victimisation. « Notre message au monde est que
nous sommes toujours là, debout et forts », renchérit Ruben
Vardanyan. Pour sa première édition, le prix Aurora a été décerné
à la Burundaise Marguerite Barankitse, fondatrice de la Maison
Shalom, une association accueillant les orphelins des massacres
ethniques qui ont ravagé son pays. Menacée de mort, elle vit
aujourd’hui en exil. « Maggy » a reçu, très émue, un chèque de
100 000 dollars (87 000 euros) et dispose d’un million supplé-
mentaire destiné à aider des organisations ayant inspiré son
action. C’était son premier voyage en Arménie, dont elle ignorait
à ce jour presque tout de l’histoire dramatique. Alexandre Lévy

aux mots Près. Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Davit Hakobyan/AP/Sipa

le terme Peut Paraître désuet, mais il revient chaque année dans l’actualité au moment
du festival de cannes. quels sont donc les voisins de P(l)age de « starlette » dans le dictionnaire ?

starking (ou starking delicious) : variété de pomme rouge bien joufflue, la favorite des Américains.
Elle peut se conserver trois mois au réfrigérateur.
starlette : jeune actrice de cinéma qui rêve d’une carrière de star. La première starlette répertoriée
de la Croisette fut Louise Carletti, en 1947.
starting-block : dispositif formé de deux cales réglables sur lesquelles le sprinteur place ses pieds
au départ. « Etre dans les starting-blocks » : se tenir prêt à se lancer dans une compétition.

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

CHÂTEAU D’YQUEM CLOS DES LAMBRAYS DOM PÉRIGNON RUINART MOËT & CHANDON HENNESSY VEUVE CLICQUOT PONSARDIN GUERLAIN

CHÂTEAU CHEVAL BLANC GLENMORANGIE KRUG LOEWE MOYNAT LE BON MARCHÉ RIVE GAUCHE LOUIS VUITTON LE JARDIN D’ACCLIMATATION

BERLUTI BVLGARI TAG HEUER ACQUA DI PARMA NOWNESS LA GRANDE ÉPICERIE DE PARIS LORO PIANA FENDI FRED CHRISTIAN DIOR EMILIO PUCCI HUBLOT

THOMAS PINK BELVEDERE BODEGA NUMANTHIA DE BEERS DIAMOND JEWELLERS LVMH HOUSE NICHOLAS KIRKWOOD GIVENCHY CHAUMET FONDATION LOUIS VUITTON
 30

l’instant data

5— Après les lauriers.

La paLme d’or garantit-eLLe Le triomphe en saLLes et un budget rentabiLisé ? pas évident.
même Les 2,8 miLLions d’entrées de “puLp Fiction” (1994), record de ces trente dernières
années, ne Font pas Le poids Face aux 10,5 miLLions d’un bLockbuster comme
“star Wars 7 : Le réveiL de La Force”, absent de La croisette.

Source : economie.gouv.fr/agence-participations-etat

Illustration Datagif pour M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

172 W 4TH ST, NEW YORK 66 RUE DES SAINTS-PÈRES, PARIS

La série s’appuie
sur un casting
prestigieux.
Netflix
C’est Gérard
6—
Depardieu qui
incarne le maire,
personnage plus
infiltré à Marseille.
ou moins inspiré
de Jean-Claude
Gaudin (ci-
dessus les deux
hommes en 2015).
bien Sûr, il y a Gérard depardieu, débordant SouS Son
bandeau de maire. et benoît maGimel, trèS méché de blond.
Mais, dans la série-événement de Netflix, « le person-
nage principal, c’est Marseille », insiste le producteur
français de la série, Pascal Breton. Pour ce drame
psychologique créé par l’écrivain Dan Franck,
qui mêle bataille personnelle et politique, Breton
voulait avant tout « l’arène antique ». A la naissance
du projet, il a dû expliquer au géant américain que
le « House of Cards » à la française se déroulerait
autour du Vieux-Port. Par chance, le vice-président
des séries originales internationales de Netflix,
Erik Barmack, y avait des souvenirs de jeunesse.
Peut-être même celui d’un match de foot au Stade-
Vélodrome. « Alors quand je lui ai parlé de cette idée,
il a tout de suite été séduit », confie Pascal Breton.
A partir de là, il a fallu amadouer la ville. En faire le
terrain de jeux idéal pour la série. « La première fois
que j’ai rencontré le producteur et le scénariste, se
souvient Sabrina Roubache, ils m’ont dit : “On va faire
une série à Marseille pour Netflix, et les Américains
n’ont pas l’habitude qu’on leur montre du carton-pâte.
Ce qu’on veut, c’est tourner partout.” » La productrice
locale a beaucoup œuvré pour leur ouvrir les portes
de la ville. « A Marseille, il y a une chose très simple,
explique-t-elle. Quels que soient ses moyens ou son
nom, il faut intégrer les gens à l’aventure lorsqu’on
arrive, sinon ça ne prend pas. » « Ici, mieux vaut
être un poisson dans l’eau qu’un étranger », ironise
M Le magazine du Monde — 7 mai 2016
32
Pascal Breton. Pendant toute l’écriture du scénario,
Dan Franck a défriché le terrain. « J’ai rencontré des
Marseillais de tous les milieux : des voyous, des repen-
tis, des avocats hâbleurs, des caïds, des syndicalistes
et, bien sûr, des politiques. » Ces derniers n’ont pas été
les plus difficiles à convaincre.
Si, avant le tournage, le maire Jean-Claude Gaudin
faisait part de son inquiétude sur les clichés qui
seraient « encooooore » véhiculés sur Marseille, une
visite de Depardieu à l’hôtel de ville a suffi à balayer
ses inquiétudes. Sous les boiseries, les deux monstres
médiatiques se sont donné l’accolade avant de
poser sur le balcon municipal pour la photo qui
servirait, le moment venu, à l’un comme à l’autre.
Un jour, sur le tournage au Stade-Vélodrome, c’est la
sénatrice et conseillère régionale Samia Ghali qui est
venue saluer les vedettes
jusque dans le parking du
stade où l’équipe prenait une
pause. Elle n’a pas croisé celle
qui pourrait ressembler
à « son » personnage dans la
série, en version plus BCBG.
« Les politiques avaient tous
envie de se montrer avec
Depardieu », se souvient un
témoin. « De manière générale,
ils ont tous coopéré, ajoute
Sabrina Roubache. Certains parce qu’ils ne voulaient
pas qu’on donne une fausse image de la ville ; d’autres,
par amour du cinéma, en autorisant les tournages un
peu partout », du bureau du maire à la chambre de
commerce en passant par les esplanades bondées.
« La politique, c’est toujours une scène dramatique
formidable, mais si on se contente de ça, on meurt »,
jure Dan Franck. Pour lui, « Marseille » devait traiter des
différentes strates sociales de la ville. Et notamment
la vie des cités. En repérage, il est tombé sous le choc
Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Marco Grob. Robert Poulain/Visual Press Agency
à Félix-Pyat. L’une des cités les plus pauvres d’Europe,
intégrée à la ville, et dont l’architecture années 1950
surprend toujours. « Or, vous n’entrez pas dans cet
endroit comme ça », ajoute l’auteur de la série.
Sabrina roubache en a été la clé. La cité Félix-Pyat, elle
y est née. Etudiante, elle y faisait du soutien scolaire et
a, depuis, conservé le lien avec son ancien quartier.
Pendant le tournage sur place, elle a imposé que la
plupart des petites mains, de la sécurité aux figurants,
viennent d’ici. A l’arrivée, le titre d’un des musiciens
du quartier a même été choisi dans la série. Comme si
le tournage s’était déroulé dans un pays pratiquant
le « tax shelter » (l’embauche de locaux en échange de
subventions). Sauf qu’à Marseille le système s’est mis
en place « sans obligation légale, sans un euro public
et dans la sympathie », affirme la productrice.
Pour la Ville, « Marseille » n’aurait donc que des béné-
fices. Diffusée dès le 5 mai sur Netflix (et sur TF1, le
12 mai pour les deux premiers épisodes), la série offrira
une visibilité à la ville dans le monde entier, alors que
les retombées économiques se sont déjà fait sentir sur
le commerce, l’emploi et l’hôtellerie. « Netflix a ouvert
à Marseille des horizons qu’on n’osait pas imaginer »,
reconnaît Sabrina Roubache. Pas sûr que « Marseille »,
écornée par la critique avant même sa diffusion, fasse
une aussi jolie pub à Netflix. Lisa Vignoli
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*
7— Les Pinault,
une famille
en art.
« On m’a Prévenu il y a quelques jOurs. j’étais
en vacances, j’ai Pu venir. » François Pinault
junior, petit-fils de l’homme d’affaires et
collectionneur, ne s’attendait pas à son
quart d’heure médiatique. Couvé par
l’état-major du milliardaire breton, ce jeune
homme de 18 ans, qui doit passer son bac
cette année, était aux premières loges lors
de l’annonce, le 27 avril, de l’ouverture
d’une antenne de la collection Pinault à la
Bourse de commerce à Paris en 2018.
C’est entouré de tous ses proches, en
particulier donc de son petit-fils et surtout
de son fils François-Henri, que François
Pinault a voulu marquer son ancrage à
Paris, dix ans après avoir renoncé au projet
sur l’île Seguin, à Boulogne-Billancourt.
Le bail de la concession signée avec la
Ville, d’une durée de cinquante ans, couvre
deux générations. Celui établi en 2006
avec la municipalité de Venise pour le
Palazzo Grassi s’étire sur 99 ans. « Avec
mes frère et sœur, on a assisté pendant
quinze ans à la passion dévorante de notre
père. L’histoire personnelle est devenue
une aventure familiale. On ne fait pas ça
pour cinq ou dix ans. J’ai pris l’engagement
vis-à-vis de lui pour que ça aille au-delà
d’une génération », a martelé François-
Henri Pinault. Et d’ajouter : « Mon père ne
voulait pas prendre cette décision seul.
De façon naturelle, il m’a dit : “C’est à toi
de le faire”. Et j’ai mon fils, François, qui
poursuivra l’aventure. » Une aventure pari-
sienne qui promet d’être coûteuse – on
parle de 15 millions d’euros pour les deux
premiers exercices.
La dépense n’a pas l’air d’émouvoir le PDG
de Kering qu’on a rarement vu aussi
rayonnant et disert que sous les lambris
de l’Hôtel de Ville à Paris ce jour-là.
Bien qu’il déclare être « né dans l’art »,
François-Henri Pinault admet ne pas avoir
la « passion dévorante » de son aîné. Les
œuvres qu’il achète restent dans « la
sphère familiale » : elles ont seulement
vocation à orner ses murs. L’homme
d’affaires reconnaît une proximité avec
des artistes tels que Damien Hirst et
Youssef Nabil – tous deux proches de
son épouse, l’actrice Salma Hayek –,
Adel Abdessemed, Thomas Houseago
ou Martial Raysse. Récemment, il acheté
une toile de Paul Rebeyrolle. Il en rit
presque : tous ces créateurs figurent le POdium.
déjà dans la collection paternelle qui a
clairement modelé son goût. 1 — twO sigma
Officialisé à l’hôtel de ville de Paris, 2 — snaPchat
le passage de témoin par anticipation 3 — Pinterest
n’est pas sans rappeler celui opéré voilà
treize ans dans le champ des affaires. C’est le classement établi
Lorsqu’en 2003, François Pinault décide par Rodney Folz, étudiant
de transmettre son fauteuil de président de l’université Berkeley
de PPR (rebaptisé Kering) à son fils, il lui en Californie, des
offre un porte-clefs avec trois cercles en entreprises de la Silicon
or entrelacés. Sur l’un était gravé son Valley en fonction de la
nom, sur le deuxième celui du fils. Le troi- rémunération de leurs
sième ne comportait aucune inscription. stagiaires pour l’été 2016.
Comme s’il incombait désormais à l’héri- Le hedge fund Two Sigma
tier d’écrire un nouveau chapitre. Gageons propose ainsi 10 400 dollars
qu’il en sera de même dans quelques par mois, au coude-à-coude
décennies sur le terrain de l’art. « A l’ave- avec Snapchat (10 000).
nir, je m’impliquerai, affirme François- Viennent ensuite Pinterest
Henri Pinault. Je n’ai pas son expertise (9 000), Twitter (8 400) et
pour détecter, décider d’acheter ou pas. Facebook (8 000). A côté,
Mais je m’organiserai, m’entourerai, pour le taux horaire minimal
que ça continue. » Roxana Azimi français – 3,60 euros si le
stage dure plus de deux
mois – est presque risible.
Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Apaydin Alain/Abaca
Le milliardaire
François Pinault
entouré de
son fils et de
son petit-fils, le
27 avril à l’Hôtel
de Ville de Paris.
L’homme
d’affaires était
venu annoncer
l’installation
en 2018 d’une
partie de sa
collection d’art
à la Bourse
de commerce.
 35
amoureux de jeunesse
L’idylle entre Anne
Lauvergeon et Olivier
Fric, fils d’une mère au
foyer et d’un professeur
d’université, débute dans
les années 1970 au
lycée Voltaire, à Orléans.
Le jeune couple prépare à
Paris les concours des
grandes écoles. Lui est
admis à l’Essec; elle à
l’Ecole normale supé-
rieure. Elle le quitte
quelques années plus
tard. Lui part en Indoné-
sie, où il se marie et
a une fille. Le couple
se reforme dans les
années 1990 et se marie
en 2004 après avoir
eu deux enfants.
prince consort
Surnommée « Atomic
Anne », la présidente
d’Areva (de 2001 à 2011)
est alors l’une des plus
puissantes personnalités
de l’industrie française.
Olivier Fric, qui l’appelle
en public Mme Lauver-
geon, l’accompagne aux
réceptions, s’occupe
des enfants et intègre
la chorale Les Compères,
qui réunit des conjoints
et parents de figures
de la politique et de
l’économie pour des
concerts très sélects.
conjoint envahissant
Négociant, consultant
et intermédiaire, Olivier
Fric travaille dans le
domaine bancaire puis
pétrolier, puis s’engage
dans l’ingénierie pour les
secteurs de l’énergie et
des matières premières.
Longtemps discret, il
multiplie les apparitions
au siège d’Areva, quitte
à déranger les équipes
dirigeantes du groupe.
Au point qu’en 2011,
un proche d’Anne
Lauvergeon commande
à un détective privé
Maigneux/Witt/Sipa
suisse une enquête sur
ce mari de plus en plus
envahissant.
mari gênant
Mis le 23 mars en
examen pour délit d’ini-
tié et blanchiment dans
l’affaire de la vente de
la petite société minière
UraMin, acquise en
juin 2007 par Areva
pour 1,8 milliard d’euros,
Olivier Fric aurait, avec
son associé (mis en
examen peu après),
réalisé une plus-value de
300 000 euros environ
en achetant des milliers
d’actions de la start-up
quelques jours avant
l’annonce de l’offre
publique d’achat
d’Areva, et en les reven-
dant un mois plus tard.
époux encombrant
Le 27 avril, L’Obs révèle
qu’Olivier Fric aurait fait
une autre plus-value
suspecte, susceptible
d’intéresser la justice.
En janvier 2007, il aurait
acheté, avec son associé,
pour 765000 euros
d’actions de la société
Repower, fabricant alle-
mand d’éoliennes dans
lequel Areva est action-
naire majoritaire. Quatre
jours après, le groupe
annonce vouloir augmen-
ter sa participation et
acquérir 70 % du capital,
ce qui fait grimper le
cours de l’action. Deux
semaines plus tard,
Olivier Fric et son associé
auraient revendu leurs
parts et réalisé une plus-
value de 370000 euros.
qui est vraiment ?
Olivier Fric.
8—
mis en examen en mars pour délit d’initié, le mari
d’anne lauvergeon, ex-patronne d’areva, apparaît dans
une autre opération suspecte. une affaire liée à une
société dont le groupe nucléaire était actionnaire.
par Louise CouveLaire
7 mai 2016 — M Le magazine du Monde

Révélé en 2004
dans L’Esquive,
d’Abdellatif
Kechiche, Osman
Elkharraz raconte
sa vie d’infortune
dans un livre à
charge contre le
milieu du cinéma.
9 — Le héros déchu
de “L’Esquive”.
la Dernière fois que vous avez vu osman
elkharraz, c’était en 2004, il avait 13 ans.
L’Esquive, le deuxième film d’Abdellatif
Kechiche (La Graine et le Mulet, La Vénus
noire, La Vie d’Adèle), venait de sortir, sa
bouille était collée sur les flancs de bus.
Osman, alias Krimo, tenait le premier rôle
masculin au côté de Sara Forestier. Tous
deux récitaient du Marivaux. Elle a poursuivi
sa carrière, comme Sabrina Ouazani, une
autre actrice du film. Pas lui. Malgré le sacre
de L’Esquive aux Césars (quatre statuettes
remportées) en 2005, Osman est retourné
à la galère d’où Kechiche l’avait – un peu –
sorti. Ces dernières années, alors que les
autres enchaînaient les rôles, lui a « dormi
dehors, dormi dans des caves, dormi dans
des Lavomatique, pas dormi de la nuit ».
A 26 ans, il publie Confessions d’un acteur
déchu. De L’Esquive à la rue, coécrit par
Raymond Dikoumé (éditions Stock, sortie
le 11 mai). Et avoue avoir « la rage » contre
le milieu du cinéma, qui ne laisse aucune
chance aux types comme lui. Contactés
à l’occasion de la publication de son livre,
ses anciens « collègues » de tournage sont
tous aux abonnés absents.
Osman Elkharraz a grandi à Colombes (92).
Livré à lui-même depuis la mort de sa mère,
quand il a 9 ans, il est orphelin à 12, lorsque
son père, incarcéré au Maroc, meurt d’un
cancer. Son grand frère a beau trimer chez
Attac et garder des bécanes volées dans le
garage du pavillon familial, la fratrie apprend
vite à se passer d’eau et d’électricité. Pas
de chauffage l’hiver, pas de télé le soir, pas
de lumière, pas de linge propre et beaucoup
d’absences à l’école. « A l’époque, j’y allais
quand il pleuvait », lâche-t-il aujourd’hui,
entre deux bâillements, laconique et jet-lagué
par une vie sans répit. Il fait ses premiers cam-
briolages à 11 ans. Des barbecues dans la cour
de la maison à 3 heures du matin. En 2002, il
est remarqué par des responsables de casting
alors qu’il traîne à La Défense, chez Auchan.
La production cherche une équipe de jeunes
acteurs non professionnels. Osman s’impose,
comme une évidence. S’ensuit un tournage
M Le magazine du Monde — 7 mai 2016
36
sous extrême tension, comme souvent,
semble-t-il, avec Kechiche. Léa Seydoux et
Adèle Exarchopoulos, vedettes de La Vie
d’Adèle couronné à Cannes en 2013, avaient
d’ailleurs créé la polémique en évoquant ses
méthodes tyranniques. Sauf qu’à la différence
des deux actrices le gosse n’était pas habitué
à obéir, ni à s’écraser. Osman a 13 ans, « pas
de limites », pas de manières, pas de plan de
carrière, et il incendie Kechiche devant toute
l’équipe. Le réalisateur le calme, histoire
de sauver son premier long-métrage. Mais
1 chiffre
le gamin sera largement évincé de la promo
3 possibilités.
et, lors de la soirée des Césars en 2005, il sera
33
le seul à ne pas toucher la statuette du meilleur
film qui passe de main en main…
De toute façon, entre-temps, la vie a repris son
cours, et Osman Elkharraz, 14 ans, passe
le plus clair de son temps au sommet d’une
tour de La Défense à vendre du shit. Il faut bien
vivre, la maison est vendue, et son cachet 1 — c’est le nombre De lions
bloqué jusqu’à ses 18 ans (il ne percevra alors sauvés des maltraitances de
que 2800 euros sur les 8000 qu’il attendait, cirques sud-américains par
faute d’être allé les réclamer en justice comme l’ONG Animal Defenders
les autres). Mais il ne lâche pas, tente le International. Les fauves ont
cours Florent, joue le jeu des castings, un peu été envoyés par avion vers
Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Christophe Lartige/CL2P
dégoûté. Officiellement, il attend toujours l’Afrique du Sud le 2 mai
que Jamel Debbouze, rencontré un jour Porte pour être relâchés dans une
de Clignancourt, le reçoive comme promis. réserve.
En vrai, il s’est fait une raison: « Si tu veux
tourner, faut savoir te vendre. (…) J’ai vu des 2 — c’est le nombre De
gens se dandiner, ça allait trop loin. C’était personnes mortes empoisonnées
plus de la lèche, c’était de la pornographie », au Pakistan après avoir
écrit-il aujourd’hui. Il a proposé à Kechiche, mangé des bonbons aux
qu’il a recroisé un jour qu’il faisait le coursier, pesticides, a annoncé la
de tourner un film sur sa vie: « Il me regardait police du Pendjab, le 1er mai.
même pas, il s’éloignait en me parlant, en me
disant que je pouvais revenir prendre un 3 — c’est le pourcentage De
café… », lâche Elkharraz, qui espère que son français se disant « souvent
livre intéressera un autre scénariste. Installé d’accord » avec les idées
dans le 20e arrondissement de Paris, il a repris du Front national, selon un
le deal – des livraisons Colombes-Pont sondage Odoxa publié le
de Neuilly (« que du stress ») –, fait ses cinq 29 avril.
prières par jour, et claque son cash dans
des séjours au Maroc, le pays de son père.
Stéphanie Marteau
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 38

face-à-face

10 — La guerre des super-héros.

SortiS à quelqueS SemaineS d’intervalle, “Batman v Superman : l’auBe de la juStice”
et “captain america : civil War” illuStrent la lutte que Se livrent dc comicS,
du groupe time Warner, et marvel StudioS, propriété de diSney.
par Louise CouveLaire

jeune champion. Incarnation du patriotisme américain,
Captain America, supersoldat né en 1940, a eu du mal à franchir
les frontières américaines. Longtemps inconnu en Europe, son
nom et son costume aux couleurs de l’Oncle Sam l’ont rendu
plus difficilement exportable jusqu’à ce qu’il soit porté à l’écran
avec sa clique des Avengers en 2012.
vieilleS connaiSSanceS. Superman et Batman sont les deux super-
héros les plus populaires dans le monde. Batman a connu au
cinéma de multiples résurrections (plus ou moins réussies). Quant
à Superman, et même si Superman Returns avait déçu en 2006, il
reste le plus emblématique de tous les super-héros depuis le
succès planétaire remporté par l’adaptation cinématographique

Film Frame. Marvel 2016. Warner Bros/DC Comics/DC/Collection Christophel Entertainment x2

encenSé par la preSSe. Sorti depuis le 27 avril, ce volet fait la
quasi-unanimité. Au point que la presse anglo-saxonne
a enjoint les spectateurs d’ « oublier Batman ! ». Mieux construit,
« plus habile », le film réalisé par les frères Russo, doté d’un
budget de 175 millions de dollars, a déjà récolté 200 millions
de dollars de recettes dans les 37 pays où il est à l’affiche.
Les Etats-Unis et la Chine, entre autres, le découvriront en
salles à partir du 6 mai.
compliceS connuS. Civil War est un crossover (il rassemble des
personnages de différentes histoires indépendantes), porté à
l’écran après une longue série de films qui ont permis de familia-
riser le public avec la plupart des personnages, notamment avec
les Avengers. Ainsi Iron Man (Robert Downey Jr), Ant-Man,
Spiderman, Black Widow (Scarlett Johansson)… Un seul nou-
veau venu : Black Panther, le premier super-héros noir de Marvel.
planning au cordeau. Dopé par le succès de Civil War, Marvel
décale la production des Inhumains pour mettre le paquet
sur Spider-Man : Homecoming (sortie prévue en juillet 2017).
Le reste du programme inclut Les Gardiens de la galaxie 2 en
avril 2017, Ant-Man 2 et aussi Black Panther, Thor 3, Avengers
Infinity War 1 et 2 et Captain Marvel dont les sorties sont
annoncées entre 2017 et 2019.
de 1978, avec Christopher Reeve.
Flingué par la critique. « Structure narrative aberrante », « bourrin »,
« bancal », « un gloubi boulga prêchi-prêcha sur les hommes et les
dieux qui s’étire de scène en scène », « une autre orgie d’effets
spéciaux en pagaille, débile »… En salles depuis le 23 mars, le film
du réalisateur Zack Snyder a été mis KO par la critique, en France
comme chez les Anglo-Saxons. Ce qui n’empêche pas le film, dont
le budget aurait dépassé les 300 millions de dollars, de faire des
scores corrects au box-office.
nouveaux venuS. Batman v Superman ne se résume pas à l’affronte-
ment entre les deux champions de la maison DC Comics. Le film
introduit une armée de personnages, moins connus du grand
public européen. Ainsi pour Aquaman, Flash et Cyborg qui font
une brève apparition et annoncent la prochaine production « Jus-
tice League », destinée à concurrencer les « Avengers » de Marvel.
déSiStementS impromptuS. Malgré le succès mitigé de sa dernière
production, DC Comics a près d’une dizaine de films prévus.
Le tournage de la Justice League Partie 1 (sortie fin 2017) a
commencé. Quant à Ben Affleck, il va réenfiler son costume de
Batman pour une prochaine aventure en solo. En revanche,
quelques jours après le départ du réalisateur de The Flash, ce
serait au tour de celui d’Aquaman de jeter l’éponge.

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

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11 — Les amis de la plage de
Piémanson campent sur leurs positions.
C’est une Lutte du bout du monde. Une Nuit debout dans le sable,
le nez au vent iodé de Camargue. Depuis quelques semaines,
les habitués de la plage de Piémanson, à l’extrême sud de
l’immense commune d’Arles (Bouches-du-Rhône), près
du village de Salin-de-Giraud, se révoltent. Unis pour sauver
l’esprit de liberté soufflant sur le dernier tronçon du littoral
français où le camping sauvage était encore toléré.
En 2016, le préfet de région a mis fin à cette exception. « Ce qui
a pu être toléré […] ne peut plus l’être, justifie Stéphane Bouillon,
car cette situation entraînait de nombreux problèmes en matière
de sécurité des personnes et des biens, et de protection de la
nature. » La signature du plan de prévention des risques d’inonda-
tion (PPRI), conséquence de la catastrophe de La Faute-sur-Mer,
lors du passage de la tempête Xynthia, a mis fin à l’indifférence
de l’Etat pour cette langue de sable longue de 4,5 kilomètres, à
l’embouchure du Rhône, qui connaît des pointes de fréquentation
à 10 000 vacanciers et 800 caravanes autour du 15 août.
Toute présence humaine la nuit à Piémanson est désormais inter-
dite. La plage est fermée aux véhicules. Interdits également
les chiens en liberté, les feux de bois et surtout les soirées entre
amis, dans des campements plus ou moins improvisés. Piémanson
sera ouverte de 6 heures à 22 heures. Et seulement aux piétons.
« C’est la fin de notre paradis, quoi… », résume, dépitée, Nathalie
Vin, originaire de Fos-sur-Mer, vingt ans d’étés les pieds dans le
sable, qui anime la page Facebook Les amoureux de Piémanson.
Pour ces habitués, l’enfer a pris corps dimanche 1er mai. Sous
un ciel d’apocalypse, nuages noirs et pointes de mistral à
110 km/heure, les gendarmes de la brigade d’Arles les atten-
daient au bout de la départementale 36D, toujours avec la
même question polie : « Connaissez-vous la nouvelle réglementa-
tion de la plage ? » Pendant l’hiver, un parking pour 2 000 véhi-
cules a été aménagé et une porte symbolique plantée au milieu
de nulle part. « D’habitude, le 1er mai, c’est l’ouverture. On se
retrouve entre amis, chacun cale sa caravane pour l’été, c’est la
fête, rage Léo Chardonnens, quarante ans sur place. Aujourd’hui,
c’est bouclé, on repart. Je pense à tous ceux qui n’ont pas les
moyens de se payer des vacances ailleurs. Cela me rend malade.
Qui on gênait ? » Son épouse, Marie-Claude, qui préside l’Asso-
ciation des plaisanciers de Piémanson, bouillonne : « On nous
parle de problèmes d’hygiène, mais nous nettoyons à notre arri-
vée et à notre départ. Qui va enlever les ordures des personnes
à la journée ? La mairie, peut-être ? » « Malgré l’austérité des lieux,
on a appris à vivre sans eau, sans électricité, avec nos toilettes
sèches, souligne Armelle Sourribes, membre du collectif des
usagers de la plage de Piémanson. Venir en journée ne nous
intéresse pas. Camper, vivre en autarcie et ne faire chier per-
sonne : c’est un concept de vie. »
M Le magazine du Monde — 7 mai 2016
40
En mettant fin au
camping sauvage à
Piémanson, le préfet
des Bouches-du-
Rhône a attisé la
colère des habitués
de cette langue de
sable camarguaise.
A l’entrée de la plage bouclée, une centaine d’habitués piétinent,
frigorifiés. La sono diffuse une version du Color Gitano de Kendji
Girac, où le refrain est remplacé par « Pié-man-son ». La décision
de l’Etat a rapproché des associations d’usagers qui, jusqu’alors,
se boudaient. Des lettres ont été adressées au président de la
République, au premier ministre, à la ministre de l’environnement…
« Tous nous renvoient vers le préfet, note Didier Bel, chargé
de la communication du collectif. Et le préfet a la main ferme. »
Les révoLtés de La pLage se sont repLiés dans l’église catholique de
Salin-de-Giraud, que le curé a accepté d’ouvrir. « Il faut mobiliser
avant l’été », s’inquiète Armelle Sourribes. Blocage routier, mani-
festation devant la sous-préfecture, « descente » à Marseille, occu-
pation pacifique… Les perspectives d’actions sont étudiées une à
une. Une demande de recours gracieux va être envoyée au préfet.
Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Vasantha Yogananthan
Accompagnée d’une « convention de retour », sorte de code de
bonne conduite et de défense de la plage, élaborée par le collectif
et les associations, prêtes à payer une – petite – taxe d’occupation.
« Nous aurions préféré que l’Etat attende 2017 pour réglementer,
note Nicolas Juan, adjoint spécial de Salin-de-Giraud auprès du
maire d’Arles, Hervé Schiavetti (PCF). Mais maintenant c’est fait.
Et la question est : comment aborde-t-on cette petite révolution ?
Comment attirer la clientèle journalière au Salin ? » Derrière le
comptoir de son Bar des Sports, cheveux courts et Doc Martens
vertes aux pieds, Clémence Malpart, 39 ans, doute d’une issue
heureuse : « Les campeurs, c’est 60 % de mon chiffre d’affaires
annuel, assure-t-elle. Les habitants de Salin ne s’en sont pas
encore rendu compte, mais cela va tuer les commerces. »
Yeux vifs, cheveux noirs s’échappant de son bonnet, Tova
Darling – un pseudonyme – ne décolère pas : « Ce qui gêne
à Piémanson, c’est qu’il n’y a jamais eu de fric. Aujourd’hui, notre
société considère la gratuité comme une faiblesse. » Le 1er juillet,
lui plantera sa tente à Piémanson. « Quand la loi est injuste,
explique-t-il, il faut franchir le cap de la désobéissance civile. »
Son slogan est déjà prêt : « Sous la plage, les pavés. » Gilles Rof
 42

tirage à part

12 — La chute sans fin.

par Moises saMan avec les archives de MagnuM photos

Quelle sentence attend cette fois MohaMed Morsi ? L’ancien président égyptien a déjà
été condamné dans trois procès distincts : à mort, à la prison à vie et à vingt ans
d’incarcération. Il doit comparaître dans un quatrième à partir de ce samedi 7 mai
pour avoir transmis des documents relevant de la sécurité nationale au Qatar.
Premier président égyptien démocratiquement élu, Mohamed Morsi avait été destitué
le 3 juillet 2013 par l’armée. Ses partisans avaient manifesté en nombre dans les rues
du Caire, dénonçant ce qu’ils considéraient comme un coup d’Etat. Le photographe
Moises Saman les avait suivis le 9 juillet 2013 dans Nasr City, un faubourg du
Caire. Un mouvement qui avait duré plusieurs semaines et fut réprimé dans le sang.
Après la reprise en main du pouvoir par l’armée, 1 400 manifestants pro-Morsi,
souvent issus comme lui des Frères musulmans, ont été tués, et 15 000 emprisonnés.

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

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 44

I
EN 1985, BIG BAZAR.
a 36 ans, il a déjà réalisé
six longs-métrages et douze
courts. il a aussi écrit des
nouvelles, publié des romans-
photos, joué dans une troupe
de théâtre et chanté dans un
le grand défilé

Pedro
groupe punk. a lui seul, pedro
almodovar est la movida, cette
nouvelle vague espagnole qui

13 — n’en finit pas de célébrer la mort

du franquisme dans l’humour,

Almodovar.
la provoc gaie et le kitsch
vestimentaire. Buck shoes de
Wasp, revers de biker, chemise
post-hawaïenne, tocante de
pacotille: dans le mauvais goût,
impossible de faire mieux.
le dernier film du réalisateur
espagnol, “Julieta”, sera présenté en
compétition à cannes. chef-d’œuvre
ou navet ? tout dépendra de la tenue.
par marc beaugé

III
EN 2009, à L’AVEUGLETTE.
onze ans après, la confirmation tombe : le cinéma
de pedro influe largement sur sa dégaine. cette
II
année-là, l’espagnol présente Etreintes brisées,

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. 2011 Nancy R. Schiff/Getty Images. Hulton Archive/Getty Images.
EN 1998, NOIR C’EST NOIR. un quasi-thriller racontant la vie d’un scénariste
changement d’ambiance treize victime d’un accident de la route. et devenu,
ans plus tard. a new York pour vous l’aurez deviné, aveugle.
assister à la première du
mélodrame En chair et en os, le

Jim Spellman/WireImage/Getty Images. Barry King/FilmMagic/Getty Images. 2016 Europa Press/Getty Images
cinéaste est en pleine période
dark et il le porte sur lui. sur
une silhouette entièrement
noire, il a enfilé un manteau
à carreaux, et pas n’importe
lesquels : les carreaux iconiques
de la marque californienne
caltop que s’arrachent alors
tous les gangs du pays.
Thug life pour pedro.

V
EN 2016, PIQUANT.
atterrissage en douceur ?
pas vraiment. cité dans les
« panama papers », l’espagnol
a annulé une bonne partie de la
promo de Julieta. mais il sera
bien à cannes pour présenter
cette histoire d’une mère qui
cherche à se rapprocher de sa
IV
fille. le réalisateur renoue avec
EN 2013, COLONEL MOUTARDE. les films de femmes et, encore
toujours des problèmes de vue ? au regard de une fois, cela se voit sur lui.
ce costume moutarde, l’hypothèse d’un dalto- la guêpe ? dans le dictionnaire
nisme sévère tient la route. ce jour-là, le maître psychanalytique des images
dévoile Les Amants passagers, comédie dans et symboles de rêves, elle
laquelle des stewards ivres et drogués décident symbolise la femme fatale,
de jouir du peu de temps qu’il leur reste avant belle, agressive, dangereuse.
le crash de leur avion. moralité? en fait si, décidément, pedro aime
on pouvait faire mieux dans le mauvais goût. quand ça pique.

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

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 46

il fallait oser

Blonds à réaction.
par jean-micheL normand

longteMps, on ne s’est pas Méfié des grands blonds, forts en gueule, coif-
fés bizarrement. On les prenait pour des personnages folkloriques; ils
nous faisaient souvent rire. Donald Trump n’était qu’un milliardaire
extravagant avant de faire irruption sur la scène de la primaire républi-
caine aux Etats-Unis, avec un discours ultraconservateur qui est en
passe de l’emporter dans son camp. Idem pour Boris Johnson, qui
surjouait l’excentricité british avec ses vannes antiparisiennes et qui,
chose assez effarante pour un maire de Londres, se pose désormais en
bras armé du «Brexit». Mèche jaune paille en bataille, il s’excite beau-
coup en ce moment pour souffler sur les braises d’un débat politique
devenu nauséabond à l’approche du référendum. S’insurgeant contre
Barack Obama, qui selon ses détracteurs aurait remplacé le buste de
revu et… corrigé
Churchill du bureau Ovale par celui de Martin Luther King, il a
Hé oh y’a quelqu’un ? récemment mis cette prétendue décision sur le compte des origines
kenyanes du président. C’est-à-dire de son « aversion ancestrale à
p a r Lucien jedwab l’égard de l’Empire britannique dont Churchill fut un fervent défen-
seur ». La blondeur ébouriffée portée comme un étendard serait donc
Ministre de l’agriculture et porte-parole du gouverneMent, Stéphane le point de ralliement d’un discours archiréactionnaire sur la préserva-
Le Foll a lancé un mouvement au nom surprenant : « Hé oh la tion d’une race blanche menacée par les hordes d’immigrés au poil
gauche ! » Avec ses deux interjections, son groupe nominal et son forcément brun, voire très brun. En France, cette problématique ne
point d’exclamation, il évoque plus les nains de Blanche-Neige que nous est pas tout à fait inconnue. Imagine-t-on Marine Le Pen teinte
les mineurs de Carmaux. Je laisserai aux exégètes le soin de « décryp- en rousse ou en noir de jais, tendance Nuit d’Iran ? Il est donc temps
ter » cette initiative, qui pourrait être la première étape d’une mise sur que d’autres blonds à grande gueule, coiffés ou non n’importe
orbite électorale de l’actuel président. Mais je procéderai volontiers à comment, actifs ou retraités, fassent entendre leur voix si l’on veut
une analyse sémantique. La première interjection, « hé », sert à appe- éviter l’amalgame grand blond = gros réac. Gérard Depardieu ne sera
ler, à attirer l’attention (« Hé, vous, là-bas ! »). La seconde, « oh », d’aucun secours. Heureusement, il nous reste Pierre Richard. L’enjeu
semble exprimer une forme de supplication (« Oh, s’il vous plaît !). est de taille. Si jamais Donald devient président des Etats-Unis et
Mon tout, lui, ressemble à une erreur de communicants, du genre : Boris premier ministre britannique, on ne vous dit pas ce que l’on
« Au secours! la droite revient. » En matière de slogans, les socialistes risque d’entendre comme mauvaises blagues sur les blonds.
ont été plus ou moins inspirés. De l’historique « La force tranquille »
de 1981 au calamiteux (pour la syntaxe) « Ségolène Royal pour que ça
change fort! », en passant par l’obscur « Avec Lionel Jospin c’est clair »,
les mots ont pu ou n’ont pas su convaincre. L’Histoire l’a prouvé : s’il
arrive que les mots puissent beaucoup (le « Yes, we can » de Barack
Obama), ils ne peuvent pas tout, par exemple face aux bombes (le « No

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde

pasarán ! » des républicains espagnols). En France, les propositions
simples comme des évidences n’ont pas toujours conduit au succès :
« Un président pour tous les Français » (Alain Poher, 1969), « Un pré-
sident pour tous les Français » (François Mitterrand, 1974). Les affir-
mations qui n’engagent que ceux qui les écoutent (« Ensemble, tout
devient possible », « Le changement, c’est maintenant ») peuvent
accompagner une victoire (Nicolas Sarkozy, en 2007, François Hollande,
en 2012). Ne tirons aucune conclusion. Rappelons seulement que
Stéphane Le Foll a assorti verbalement le baptême de son mouvement
d’un « Ne te trompe pas, la droite prépare l’alternative ». L’« alternative »?
La langue du ministre n’aurait-elle pas fourché, afin de ne pas pronon-
cer le mot « alternance », qui évoque trop la défaite?

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

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par Guillemette Faure
Le 28 avriL, au Bad FiLm Fest, à New York.
« Mauvais scénario, mauvais acteurs, mauvais matériel… Il y a
quand même plus de raisons pour un film d’être raté que réussi. »
Comment ne pas être d’accord avec Starr Kendall ? Comment ne pas
comprendre qu’il se soit senti obligé de monter un festival du mau-
vais film ? Son copain et associé Shawn Wickens a trouvé le titre. Bad
Film Fest. « On ne pouvait pas imaginer de meilleur nom, qui pro-
mette d’inclure tout le monde. »
Pas de marches à monter pour la séance d’ouverture, mais de vieilles
baignoires, à l’extérieur du théâtre, dans lesquelles poussent de la
sauge et du basilic. A Cloud City, à Brooklyn, où 140 films doivent
être projetés en trois jours, on entre par la cuisine. Un rouleau de
papier tue-mouches tombe en spirale d’un lustre en faux cristal. La
salle est derrière, une soixantaine de chaises marron et un drap. Le
bar sert des sodas, du whisky et de la bière de Brooklyn. Shawn a
préparé du pop-corn, Starr sort une brosse et recoiffe ses cheveux
façon Pierre Richard des années 1970. Les premiers invités arrivent.
« On leur dit que ce n’est pas pour se moquer. » C’est vrai, ils parlent
des films avec tendresse, les applaudissent tous.
Dans la salle, Jason Petrovitch, le réalisateur d’un des courts-métrages
projetés lors de la première séance. Qu’est-ce qui l’a poussé à croire que
son film pourrait être retenu pour un événement consacré aux mauvais
films? « La deadline, j’ai vu que la date n’était pas passée… » Il a une
stratégie: « Saturer le marché. » Il a envoyé son dessin animé à Unres-
tricted View, un festival du nord de Londres qui l’a projeté la veille.
« Une première mondiale, en quelque sorte… » Assise à côté de lui, une
femme sort un œuf dur. A chaque festival ses codes du glamour.
M Le magazine du Monde — 7 mai 2016
48
La première séance s’ouvre avec un journal intime tourné par une
mère lors du mariage de son fils, sur l’île aux Moules. Dans une
autre œuvre, un homme boit du vermouth et bavarde avec une
marionnette rat. « Je me demande toujours ce qui a pu déclencher
ces films », lance Shawn au public. Nous aussi. Un court-métrage
d’animation minimaliste dans lequel le réalisateur interroge ses
parents sur leur rencontre est assez réussi. C’est le risque quand on
organise un festival du film raté pour la quatrième année consécu-
tive : avec l’augmentation du nombre de candidatures, de bons
films ont tôt fait de s’y glisser.
Le court-métrage de Jason Petrovitch est précédé d’un avertissement.
« Ce film contient un pénis animé. » C’est même le personnage prin-
cipal de ce court qui dénonce les effets de la gentrification sur les prix
de l’immobilier dans certains centres-villes.Autre joyau du festival: un
plan fixe d’une femme, filmée des cuisses au ventre, face à la caméra.
Immobile, elle porte une culotte remplie d’œufs de poule qu’elle
écrase un à un, à coups de poing, tandis que sa culotte se gonfle de
Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde
blancs et de jaunes. Spoiler alert : la culotte se vide à la fin. « Celui-là,
on a failli ne pas le prendre », dit Shawn. « C’est peut-être une histoire
d’horloge biologique », risque Starr. Le dernier film, dans lequel un
homme déguisé en hot-dog se jette du toit d’un immeuble, se déroule
en Russie, mais Shawn a, par mégarde, lu la fiche signalétique d’un
autre court-métrage russe en introduction. Il s’en excuse en invitant
chacun à prendre un verre à la fin des projections.
Starr s’approche d’un couple. « J’ai vu que vous étiez arrivés alors que
la séance avait déjà commencé. Si vous voulez, vous pouvez rester pour
la suivante. » Ils remercient. C’est gentil, mais ils doivent y aller.
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 51

Kristen Stewart, fin

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Kristen Stewart, l’affranchie. Devenue reine du box-office

à l’adolescence, elle aurait pu se brûler les ailes avec les films de la série “Twilight”. Mais la
comédienne de 26 ans a la tête bien faite : elle alterne films d’auteur et grosses productions,
faisant progresser sa carrière pas à pas. A Cannes, Kristen Stewart est à la fois présente dans
“Café Society”, de Woody Allen, et dans “Personal Shopper”, écrit pour elle par Olivier Assayas.
Deux rôles aux extrêmes, l’un léger, l’autre torturé, où elle développe toute la palette de son
jeu. En attendant de passer à la réalisation ?
par Thomas soTinel — photos Brianna Capozzi

7 mai 2016 — M Le magazine du Monde

 ant qu’à choisir un adjectif
pour parler de Kristen
stewart, ce sera celui-ci :
éloquente. Parmi les
acteurs, une nette majorité
préfère se replier derrière
des formules toutes faites
(« c’était une belle ren-
contre », « un vrai défi »)
plutôt que s’aventurer
dans une analyse ou une
description exacte de
leur gagne-pain. Voilà
dix-sept ans que Kristen
Stewart joue la comédie
(elle en a 26), on compte
40 longs-métrages dans
sa filmographie et elle
parle encore de son tra-
vail avec l’émerveillement – parfois la terreur – d’une
exploratrice de retour d’un pays inconnu. Woody
Allen, par exemple. La plupart des comédiens qui ont
travaillé avec le New-Yorkais octogénaire l’évoquent
avec la plus extrême révérence. Pas Kristen Stewart,
premier rôle féminin de Café Society, qui sera projeté
en ouverture du 69e Festival de Cannes. Elle se sou-
vient avoir demandé à lire le scénario à l’avance, « ce
qui a été toute une affaire », avant d’accepter de jouer
Vonnie, une fille qui fait tourner la tête à Steve Carell
et à Jesse Eisenberg. Avant le tournage, elle s’est
demandé si elle pourrait interpréter un personnage
qu’elle jugeait un peu désuet. Elle s’est résolue à jouer
cette légèreté « alors que [s]on énergie naturelle est
plus pesante », et a décidé de faire confiance au réali-
sateur, envers et contre tout. « C’est une valeur sûre,
assure-t-elle, même s’il est d’une franchise mortelle. »
Kristen Stewart réussit une jolie imitation de Woody
assénant à la fin d’une prise: « On va la refaire. Est-ce
que la prochaine fois, il te semble possible de ne pas
entrer dans la pièce comme dans un saloon ? » Ou
bien : « C’était pas mal, je me suis endormi au bout
d’un moment, mais c’était pas mal. » Elle conclut en
riant: « Dans ce dernier cas, on s’est décidés à accélé-
rer. » A propos du réalisateur de Manhattan, elle
observe : « Par moments, il laisse transparaître une
émotion d’autant plus frappante qu’il est habituelle-
ment sardonique et pas toujours très délicat. Quand
on regarde ses films, on croit voir un simple divertis-
sement, puis tout ralentit et on est profondément tou-
ché. Woody est comme ses œuvres : un plaisantin, qui
est très drôle sur le plateau, qui ne donne pas beaucoup
d’indications, et soudain, quelque chose en lui emporte
tout. On se regarde en se disant qu’on a partagé un
moment fort avec lui. C’était très joli, très important
et ça suffit largement. » Le pronom indéfini « on »
englobe en l’occurrence un vieux complice de Kristen
Photos Brianna Capozzi pour M Le magazine du Monde — 7 mai 2016
Stewart, Jesse Eisenberg, avec lequel elle a déjà tra-
vaillé à trois reprises, dans Adventureland (2009),
American Ultra (2015) et Café Society. Avec le jeune
acteur new-yorkais, qu’elle décrit comme « follement
intelligent », elle passe ses journées sur le plateau en
conversations « oiseuses et hilarantes, à analyser le
moindre détail du comportement des gens autour de
nous ». Ce qui n’est peut-être pas le meilleur moyen
de se rendre populaire auprès d’une équipe, mais
tient à distance l’ennui et la solitude. Une solitude
que Kristen Stewart a durement éprouvée quand elle
est passée de Café Society à Personal Shopper. Pour
le film d’Olivier Assayas, présenté en compétition,
elle reviendra à Cannes, quelques jours après l’ouver-
ture. Elle montera les marches pour célébrer un film
dont le tournage fut une épreuve – non seulement
consentie mais conçue en concertation avec le met-
teur en scène. Elle y joue Maureen, une jeune
Américaine exilée à Paris, où son frère jumeau est
mort. Pour subsister, elle est devenue l’acheteuse de
mode d’une célébrité, tout en essayant désespéré-
ment d’entrer en contact avec le spectre du disparu.
tourné en france ainsi que dans des studios et
décors pragois, Personal Shopper est un film hivernal
qui offre à son interprète une opportunité rarissime
au cinéma : jouer en solo dans presque toutes les
séquences. L’actrice l’a immédiatement saisie, après
avoir lu le scénario une seule fois. Mais elle a
demandé à Olivier Assayas de retarder le tournage
afin de pouvoir tenir le rôle de Vonnie dans Café
Society : « Pour le film de Woody, il fallait que je sois
pétillante et jolie, que j’aie l’air en pleine santé, et je
savais que si je tournais Personal Shopper d’abord,
je finirais vidée. » Pour le réalisateur, qui a écrit le
film en pensant à elle, Kristen Stewart a mis en
pratique les leçons apprises lors de leur précédente
collaboration, Sils Maria, qui faisait de la jeune Amé-
ricaine l’assistante d’une star jouée par Juliette
Binoche. Cinéaste et interprète s’étaient rencontrés
par l’intermédiaire de Charles Gillibert, qui avait pro-
duit pour MK2 Sur la route, l’adaptation du texte de
Jack Kerouac par Walter Salles. Kristen Stewart y
était Marylou, affirmant une joie de vivre, une simpli-
cité sensuelle que les films de la série Twilight, alors
au sommet de leur succès, ne laissaient pas deviner.
A la suite d’une série de contretemps, elle a failli voir
le rôle de Val, l’intellectuelle qui tente de maintenir
le lien entre la star que joue Juliette Binoche et la
réalité, lui échapper. Mais quand Olivier Assayas lui
a proposé de jouer Jo-Ann, la starlette qui vit autant
des scandales que de son travail, Kristen Stewart a
préféré être Val. « Elle m’a répondu que le rôle de
l’actrice était trop évident, que le personnage de Val,
avec sa distance, son scepticisme, lui convenait
mieux », se souvient le réalisateur. (Suite page 56) •••
53

00 mois 2016 — M Le magazine du Monde

 54

“Dans ‘Personal
Shopper’, elle a pu
mettre en pratique
une forme
d’improvisation.”
Olivier Assayas, réalisateur

« J’ai connu Kristen grâce

à mon ami [le produc-
teur] Charles Gillibert :
elle avait joué dans Sur
la route, de Walter Salles,
qu’il a produit. Je l’ai
croisée en rencontrant
Robert Pattinson pour
un projet américain qui
n’a pas vu le jour. En
la découvrant à l’état
naturel… Les acteurs
m’inspirent quand je vois
en eux quelque chose
que le cinéma n’a pas
encore saisi. J’avais le
sentiment qu’elle avait
quelque chose de plus
libre et plus profond que
ce que le cinéma améri-
cain avait montré d’elle.
Quand j’ai écrit Personal
Shopper, d’une manière
ou d’une autre, c’était
inspiré par elle. Kristen a
été très stimulée par la
liberté qu’elle a eue sur
le tournage de Sils Maria.
Elle a très vite compris,
quand on a commencé
à tourner Personal
Shopper, qu’elle pouvait
en obtenir plus encore,
parce qu’elle avait
beaucoup de scènes où
elle était seule – ce qui lui
laissait un véritable
espace pour l’invention,
l’imagination – et où elle
pouvait mettre en
pratique une forme
d’improvisation acquise
au contact de Juliette
Binoche. Elle a beaucoup
appris de Juliette. »

Photos Brianna Capozzi pour M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

Robe en coton et polyamide, Chanel. Collier en or en forme de poire et bracelet en or, Ippolita. Collier en or minibar, Anne Sisteron.
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Merci aux Milk Studios à Los Angeles

“Je participe à
des produc-
tions à succès
pour faciliter
l’existence de
films comme
ceux que j’ai
tournés cette
année, plus
modestes. Si je
n’avais pas une
telle cote, nous
n’aurions pas
eu l’argent.”
••• (Suite de la page 52) La justesse de l’ana-
lyse a été confirmée par un César, trophée
dont les membres de l’académie sont d’habi-
tude avares à l’égard des non-francophones.
Cette expérience heureuse ne préparait pas
le cinéaste ni l’interprète à ce qui les atten-
dait : « Olivier et moi avions grossièrement
sous-estimé la difficulté du film. Ce putain de
Personal Shopper [c’est la seule fois que l’on
s’autorisera à traduire l’un des jurons qui
émaillent le discours de Kristen Stewart,
NDLR]… Je ne suis jamais sortie si affai-
blie d’un tournage. On faisait des semaines
de six jours, des journées de seize heures.
C’était un bon cadre de travail, je n’ai
jamais eu à faire semblant d’avoir froid,
d’être seule, épuisée. Il n’y avait pas de trêve
et je commençais à tomber dans des crevasses
cérébrales, dans des pensées qu’on n’est pas
censé avoir pendant les heures de veille, qui
empêchent de vivre une vie sociale, produc-
tive. Quand j’ai vu le film, je me suis trouvée
très maigre, je me suis dit : “Dude, tu as
besoin d’un cheeseburger”. »
Il faudrait pouvoir retranscrire ce que Kristen
Stewart dit du personnage de Maureen, de
son angoisse, de sa souffrance, mais ce serait
déflorer le film. Elle parle avec autant de
lucidité, mais moins de passion, de son rôle
M Le magazine du Monde — 7 mai 2016
dans American Ultra, où elle joue Phoebe,
une hippie provinciale qui dissimule un
sombre secret, ou de l’expérience Twilight.
Le rôle de Bella Swan, qu’elle a tenu à cinq
reprises entre 2008 et 2012, a fait d’elle l’une
des actrices les mieux payées d’Hollywood,
mais aussi l’un des sujets favoris des tabloïds
et des pages Web comme celles inscrites au
bas de la version numérique de cet article,
sous la bannière « Ailleurs sur le Net ».
« J’ai aimé faire ces films, se souvient-elle
au sujet de Twilight. On a commencé très
fort. Si seulement nous avions réussi à pré-
server l’énergie, l’enthousiasme [du premier
film]… Mais tout le monde redoutait de déce-
voir les attentes du public et les volets sui-
vants ont été de pures productions de stu-
dio. » Or Kristen Stewart entretient une
relation très particulière avec cette industrie.
Plutôt que d’être cliente d’une des grandes
agences artistiques d’Hollywood, elle tra-
vaille avec le même agent depuis l’âge de
12 ans. Comme l’observe Charles Gillibert,
« c’est peut-être la seule de son rang dans ce
milieu dont l’entourage travaille pour elle, et
pas l’inverse ». Elle analyse le mécanisme
économique de la célébrité avec acuité : « Il
faut maintenir sa cote si l’on veut pouvoir
financer des films. Pour cela, il faut tourner
dans des productions à gros budget, qui sont
rentables. On m’encourage à participer à des
productions à succès [Blanche-Neige et le
Chasseur, sorti en 2012, ou American Ultra,
NDLR] pour faciliter l’existence de films
comme ceux que j’ai tournés cette année, plus
modestes. Si je n’avais pas une telle cote,
nous n’aurions pas eu l’argent. »
Même froideur analytique quand il s’agit de
médias à scandale: « On a créé un personnage
pour une industrie qui fabrique des histoires au
sujet de gens célèbres. C’est une autre forme
d’entertainment. Au moins, quand nous écri-
vons des histoires, dans mon industrie, on
reconnaît que ce sont des inventions. Ces gens-
là volent des images pour construire les leurs et
essaient de faire croire qu’elles sont vraies. Le
public sait que c’est une arnaque. C’est comme
le catch, tout le monde sait que ce n’est pas un
vrai combat, que c’est un jeu, mais les gens font
comme si on n’avait pas décidé à l’avance qui
allait gagner et qui allait perdre. »
La pression des paparazzis et des sites de
potins reste constante, mais Kristen Stewart
est arrivée seule au rendez-vous, à l’heure,
dans un restaurant de Los Feliz, quartier
naguère paisible de Los Angeles, où les stars
qui ont fui Beverly Hills remplacent peu à
peu les habitants historiques. Elle se sou-
vient que sur le plateau de Panic Room, de
David Fincher, Jodie Foster avait dit à la
gamine de 11 ans qu’elle était alors : « Tu es
trop futée pour rester longtemps actrice. Tu ne
supporteras pas tout ce qui va avec. Je te vois
plutôt réalisatrice. » Des années plus tard, les
deux femmes se sont revues à une cérémonie
56
de remise de prix. L’aînée s’est étonnée de
voir que la cadette avait persévéré. « Jodie
Foster aime être actrice mais elle déteste aussi
ça, observe Kristen Stewart. Moi, j’aime ça et
je ne veux pas arrêter. Je suis passée par le
pire, le plus spectaculaire en matière d’effets
secondaires négatifs de ce métier. Et je me sens
toujours incroyablement chanceuse de l’exer-
cer. Je n’ai aucun doute sur le fait de vouloir
continuer. » On la verra encore cette année,
peut-être à Venise ou à Toronto, dans Billy
Lynn’s Long Halftime Walk, d’Ang Lee.
Cette adaptation d’un roman à succès, qui suit
la tournée aux Etats-Unis d’un GI décoré à la
suite d’un fait d’armes en Irak (Kristen
Stewart y joue sa sœur), est déjà présentée
comme un candidat aux Oscars. La suite de la
C
filmographie de l’actrice reste à écrire.
ontrairement à ses confrè­
res qui montent leur
structure de production
pour susciter des rôles
susceptibles de les mener
jusqu’aux Oscars, Kristen
Stewart laisse les films venir à elle : « Certains
projets avaient l’air très bien pour moi sur le
papier, de bons rôles, avec de bons réalisa-
teurs, mais je ne trouvais pas en moi l’envie
de les faire. Mon équipe ne partageait pas
mon point de vue. Et ce sont devenus de
grands rôles que d’autres ont joués. C’est très
bien comme ça. Au bout du compte, la seule
personne qui décide, c’est moi. Je n’ai pas de
liste de projets, il faut simplement que je sente
la nécessité de faire certains de ceux qu’on me
présente et tant que je ne la ressens pas, je n’ai
même pas l’impression d’être actrice. »
Ces jours-ci, très détendue, elle traverse une
de ces périodes de jachère, sans un seul rôle à
l’horizon, qu’elle a toujours ménagées dans
son parcours. « Je ne peux pas me sentir libre
si je sais que je dois jouer un personnage »,
explique-t-elle. Entre la fin du tournage de
Blanche-Neige, en 2012, et le début de celui
de The Guard, petit film indépendant dans
lequel elle jouait une GI affectée au camp de
Guantanamo, elle est restée dix-huit mois
sans tourner. Cette fois, elle promet que l’in-
terruption sera plus courte. Elle a décidé d’en
profiter pour tourner ce court-métrage à l’écri-
ture duquel elle travaille depuis des années.
« Je ne désire rien tant que tourner mes propres
histoires », reconnaît-elle. Kristen Stewart a
terminé ses études secondaires sur les pla-
teaux, à distance, et regrette parfois de n’être
pas allée à l’université, dans une école de
cinéma. Elle a l’âge de sortir de l’une d’elles
et considère le court-métrage à venir plus
comme « un film d’école » qu’une carte de
visite à présenter aux producteurs. Un film
qu’elle réalisera sans se soucier de l’attention
dont il fera forcément l’objet. La prophétie de
Jodie Foster finira peut-être par se réaliser.
 Olivier Assayas, le 24 avril,
dans la maison familiale
de Saint-Rémy-lès-Chevreuse,
près de Paris.
59
n mois avant l’ouverture du Festival de Cannes, Olivier
Assayas était poursuivi par des fantômes. Ceux qui
peuplent Personal Shopper, présenté en compétition. Le
réalisateur doit travailler encore sur l’apparence de ces
spectres. Elle ne le satisfait pas tout à fait. Pour surmonter
l’obstacle, il peut compter sur l’une de ses nombreuses
familles, celle agrégée autour de lui depuis son premier
long-métrage,Désordre, sorti il y a trente ans. « Au cinéma,
comme au théâtre, il y a l’effet de troupe, explique-t-il.
Simplement au théâtre, la troupe, ce sont les acteurs. Au
cinéma, ma famille, ce sont les collaborateurs artistiques
avec qui je fais des films, que j’ai reconduits d’un film à
l’autre pendant très longtemps, à tel point que François
Labarthe, le décorateur de Personal Shopper était déjà
celui de Désordre. » Dans ces rangs soudés, on compte
aussi la directrice de production Sylvie Barthet ou la direc-
trice de casting Antoinette Boulat. Kristen Stewart, qui
porte le film sur ses épaules, son deuxième avec le réalisa-
teur, a été frappée de la cohésion de ce groupe
« qu’Olivier a choisi et qui a choisi Olivier ». Reste à
savoir quelle place il y occupe.
Il suffit d’avoir passé un peu temps sur le plateau d’un film
d’Olivier Assayas pour constater que sa vocation patriar-
cale est – au mieux – embryonnaire. L’enfant de Mai-68
ne conçoit de famille qu’« horizontale ». Plutôt qu’un clan
soumis à l’autorité d’un chef, il voit son équipe « comme
un groupe de rock. Quand je fais appel à un collaborateur
pour la énième fois, c’est comme si le groupe se reformait,
dans un nouvel avatar. Je ne suis pas à l’aise avec l’auto-
rité, je ne m’y identifie pas ». En voyant Après mai, son film
largement autobiographique, sorti en 2012, on comprend
la genèse de cette méfiance persistante face à l’autorité.
Gilles, l’alter ego du cinéaste, grandit dans une banlieue
aisée, tente d’importer la révolution dans l’enceinte de son
lycée, découvre en même temps l’art, le rock, le militan-
tisme, l’amour et enfin le cinéma.
De ses origines, il a choisi, dans les pages qui suivent, de
partager une trace, le portrait de sa mère peint par son
grand-père en Hongrie – le pays qu’elle a fui en 1947. La
peinture est aussi présente à travers un autre tableau,
numérique cette fois : un bouquet sur iPad, simple et
moderne, réalisé par David Hockney. L’art n’est ainsi
jamais loin d’Olivier Assayas. Comme il n’était jamais loin
de son père, connu sous le pseudonyme de Jacques Rémy,
scénariste de cinéma et de télévision pour des productions
aujourd’hui oubliées. « Il s’intéressait beaucoup à l’art,
à ceci près qu’il ne considérait pas que le cinéma en était
un, se souvient le cinéaste. Dans mon désir d’aller vers
le cinéma, j’ai eu besoin de le considérer et de le pratiquer
comme un art. » Cette distance entre Raymond et Olivier
Assayas n’a pas été synonyme de conflit. Comme beau-
coup de ses contemporains, arrivés à l’adolescence dans
les années qui ont suivi 1968, le réalisateur de L’Heure
d’été (2008) n’a pas eu besoin de tuer le père, d’autres s’en
étaient chargés à sa place. En matière de cinéma en tout
cas : la Nouvelle Vague avait fait place nette.
Olivier Assayas s’est retrouvé bien seul lorsqu’il a
commencé à faire des films (après une longue étape au
sein de la rédaction des Cahiers du cinéma au temps de
Serge Daney, « famille dysfonctionnelle » celle-là, dont
avaient surgi, trente ans plus tôt, Godard,Truffaut, Chabrol
et Rivette). « Je n’ai bénéficié d’aucun effet de génération »,
se souvient-il avec une pointe de regret. Cette solitude a
été tempérée par le commerce de son aîné,AndréTéchiné,
aux scénarios duquel il a collaboré, puis par la rencontre
avec Claire Denis, sa « sœur de cinéma ». Elle aussi a
trouvé une échappatoire dans l’amitié avec des artistes qui
n’étaient pas cinéastes.
Dans l’« album de famille » qui suit, on retrouve la roman-
cière Emmanuèle Bernheim, la musicienne Marie
Modiano. Il faut aussi ajouter Kim Gordon, la bassiste du
groupe Sonic Youth, dont la musique traverse plusieurs
films d’Olivier Assayas; et le metteur en scène et choré-
graphe Pascal Rambert, avec qui le « dialogue n’a pas
cessé » depuis leurs débuts respectifs.
On y entend aussi une musique plus immatérielle, celle
née de sa rencontre et de sa vie commune avec Mia
Hansen-Love. Tous deux partagent la même fascination
pour la fuite du temps, l’adolescence et le passage à l’âge
adulte. Ses films en sont subtilement changés, jusqu’à ce
Personal Shopper, certes réalisé avec sa famille de cinéma
et une jeune actrice lui vouant une admiration incondi-
tionnelle, Kristen Stewart [lire son portrait p. 51], mais
qui parle avant tout de solitude.
Les affinités électives
d’Olivier Assayas.
De “Désordre” à “Personal Shopper”, en compétition
officielle à Cannes, le réalisateur s’est construit une
famille de cinéma. Producteur, réalisatrice, romancière,
musiciens, scénariste… Des artistes essentiellement,
qui nourrissent, chacun à leur façon, son œuvre.
par Thomas soTinel — photos manuele Geromini et laura villa baroncelli
7 mai 2016 — M Le magazine du Monde
 Charles Gillibert, producteur
Le confident.
« C’est une vraie rencontre. Elle date d’avant
Boarding Gate [film présenté hors compéti-
tion à Cannes en 2007, NDLR], autour de
2005. Il s’occupait de musique chez MK2, il
voulait faire des films ayant trait à la musique.
Par la suite, il a réactivé la production avec
Nathanaël Karmitz. C’est dans ce cadre
que j’ai réalisé L’Heure d’été et Après mai.
Plus tard, MK2 a pris du recul quant à cette
activité. Alors, Charles a décidé de se jeter
à l’eau et de produire de façon autonome.
Il a créé CG Cinéma dans la dynamique de
Sils Maria. Il est mon producteur, mais aussi
un de mes amis les plus proches. Avec lui, je
peux parler de tout, aussi bien du cinéma que
de la vie et du monde. J’ai souvent travaillé
avec des producteurs qui débutaient, des
jeunes producteurs, comme Charles, Bruno
Pésery, puis Edouard Weil et Xavier Giannoli.
Quand on commence dans la production,
on a envie de déplacer des montagnes.
L’énergie de mes films a souvent bénéficié
de la jeunesse de leurs producteurs.
Mais il y a une amitié durable et profonde
avec Charles qui est d’une autre nature. »
Manuele Geromini et Laura Villa Baroncelli pour M Le magazine du Monde — 7 mai 2016
Claire Denis, réalisatrice
L’alter ego.
« Ma rencontre avec Claire remonte
au Festival de Berlin, en 1989. Elle venait
de faire un documentaire, Man No Run
et moi je présentais mon deuxième film,
L’Enfant de l’hiver. Elle avait plus
d’expérience car elle avait été l’assistante
de Dušan Makavejev, de Jim Jarmusch,
de Wim Wenders. Mais nous étions l’un
et l’autre des réalisateurs débutants.
Pour la première fois, je rencontrais
une cinéaste sur la même longueur d’ondes
que moi, traversée par les mêmes
problématiques. Nous étions stimulés
par l’idée d’une modernité transnationale,
ce n’était pas si courant dans le cinéma
français. J’ai l’impression que mes films
ont toujours dialogué avec ceux de Claire,
interlocutrice précieuse pour interroger
le cinéma comme pour partager des
réflexions pratiques (comment on fait,
comment on évite les pièges du finance-
ment, de la production…) Nous faisons
des films prototypes, des bizarreries.
On est obligés de partager nos méthodes
et nos solutions aléatoires et hasardeuses. »
61

Emmanuèle Bernheim,
romancière, scénariste
L’amie de toujours
« Elle est comme une sœur pour moi.
On devait avoir 20 ans quand on s’est
connus. Je n’avais pas encore réalisé
un court-métrage, elle n’avait pas com-
mencé à écrire. Elle répondait au télé-
phone chez MK2, ensuite elle a repris la
photothèque des Cahiers du cinéma pen-
dant la période où j’y écrivais. On a cha-
cun fait notre chemin mais notre amitié
n’a jamais varié. Emmanuèle a toujours
été la première lectrice de mes scénarios,
la première spectatrice des montages
de mes films, d’ailleurs, je l’en remercie
chaque fois au générique. On a toujours
besoin d’un regard extérieur, et il vaut
mieux qu’il soit bienveillant. Ce sont
des moments où tout est très fragile.
Si une amie qui connaît aussi bien
mes défauts que mes qualités me dit
que ceci ou cela ne passe pas, je n’ai
pas le choix, je suis obligé d’en tenir
compte. Mais l’essentiel, c’est que, avec
Emmanuèle, on parle la même langue. »
 Le portrait de ma mère
Les racines.
« Ma mère [Catherine de Károlyi, décédée en
2006, NDLR] était hongroise, elle est venue
en France en 1946 où elle a refait sa vie.
Fille unique, elle était très marquée par sa
relation avec son père, un peintre post-
impressionniste que je n’ai pas connu.
Cette histoire s’incarnait dans le très beau
portrait qu’il avait fait d’elle enfant, et qui
était chez nous à la campagne, là où j’ai
grandi. Plus qu’un tableau, c’était la trace
de sentiments humains profonds
dépassant la question de l’art. Dans
ma chambre, il y avait des tableaux
de mon grand-père, il peignait la nature,
les paysans, la Hongrie rurale. Encore
une fois, je ne les percevais pas seulement
comme des tableaux, mais comme des
choses vraies, saisies autrefois et trans-
mises. Elles étaient le fil qui me reliait à
une histoire que je n’avais pas connue.
Cette peinture très lumineuse sur laquelle
le temps ne semble pas avoir prise deve-
nait un substitut aux racines que je n’avais
pas en France, qui me rattachait à une
Hongrie perdue, mythifiée et en même
temps universelle. »
Manuele Geromini et Laura Villa Baroncelli pour M Le magazine du Monde — 7 mai 2016
Mia Hansen-Love, réalisatrice
L’âme sœur.
« J’ai connu Mia adolescente.
Je l’ai vue devenir cinéaste – elle l’était
déjà d’emblée –, avancer, progresser,
déployer son talent. Pour moi,
c’est passionnant et stimulant.
Le dialogue constant avec elle, autour
de ses films comme des miens,
du cinéma en général, a été au centre
de ma pratique depuis notre rencontre.
Ainsi j’ai écrit Après mai parce que
Mia m’avait fait remarquer que mon
inspiration se détachait de la jeunesse.
Personne ne me l’avait dit, et je ne voyais
pas du tout les choses comme ça.
Mais ça m’a rappelé à quel point il est
important de ne pas perdre le fil qui nous
lie aux origines de notre pratique de l’art.
Que le temps peut nous amener dans
de nouveaux espaces à condition
de ne pas rompre le fil. Ce n’est
qu’un exemple parmi tant d’autres
d’une question profonde à laquelle
Mia m’a confronté, de façon très légère. »
63
 64

Marie Modiano et Peter von Poehl,

chanteuse, écrivaine
et auteur-compositeur-interprète
Les complices.
« Je connais Marie depuis qu’elle a
18 ans, comme Mia. Encore une fois,
c’est une histoire d’amitié, comme si
on s’était choisis ou élus mutuelle-
ment. On n’a jamais varié dans cette
amitié et dans l’importance que nous
lui donnons. Je veux dire à quel point
le parcours artistique de gens que
j’aime peut me toucher, en particulier
quand il a à voir avec une forme de
légèreté, de grâce, de liberté de mou-
vement. Pour moi, ça a été passion-
nant de voir Marie devenir musi-
cienne, chanteuse, de la voir réussir.
J’adore ses albums, et puis je trouve
très belle la façon dont elle s’est
approprié l’écriture, d’abord par la
poésie, puis par le romanesque. Je
suis également très attaché à Peter
von Poehl, qui est aussi lumineux que
Marie et grâce à qui elle s’est épa-
nouie dans la musique. Ils sont un
peu pour moi famille d’adoption. »
Les bouquets sur iPad
de David Hockney
L’inspiration.
« Hockney est sans doute l’artiste
contemporain que j’admire le plus. J’ai
été marqué autant par sa peinture que
par ses écrits théoriques, en particulier
sa réflexion autour de la perspective
monoculaire et l’usage de la camera
obscura [chambre noire] par les peintres
classiques. [Hockney a défendu avec
le physicien Charles Falco la thèse selon
laquelle la révolution picturale entamée
au xve siècle devait beaucoup à l’usage
de l’ancêtre de l’appareil photogra-
phique, NDLR.] Selon lui, il peut y avoir
une figuration moderne dès lors qu’on
remet en question la perspective et
qu’on multiplie les points de vue.
Cela a une résonance en termes de
cinéma, dans la mesure où le mouve-
ment (de la caméra), spécifique à cet
art, déplace constamment la ligne de
fuite. Ses œuvres mettent cette réflexion
en pratique, Hockney peint le monde
de façon frontale, immédiate, mais
se sert d’outils modernes – fax, iPhone,
tablettes. Sa série sur iPad “Fleurs
fraîches” [ci-dessus, Untitled,
29 juin 2009, NDLR] m’a impressionné.
On voit les dessins se constituer trait
par trait, de la page blanche à l’œuvre
achevée. C’est comme les encres dans
Le Mystère Picasso de Clouzot, il obtient
ce que nul artiste n’avait pu faire aupara-
vant, restituer son processus et sa durée
à l’œuvre d’art. »
 Confidences
de jurés.
Quinze jours durant,
ils vivent en vase clos.
Enchaînant les films,
les dîners et les montées
des marches. Une bulle
cinéphile – version luxe –
dont les anciens membres
du jury de Cannes
gardent un souvenir
émerveillé. Souvent
des alliances se nouent,
parfois des tensions
jaillissent… Jusqu’à la
(dé)libération finale.
par Vanessa schneider
 67
Bestimage

En haut, de gauche à droite, Martina Gusman, Robert De Niro (président), Uma Thurman, Olivier Assayas, Nansun Shi,
Linn Ullmann, Mahamat Saleh Haroun, Jude Law et Johnny To lors de la montée des marches, en 2011.
En bas, le jury de l’édition 2006, composé, de gauche à droite, de Zhang Ziyi, Elia Suleiman, Samuel L. Jackson,
Lucrecia Martel, Wong Kar-Wai (président), Tim Roth, Monica Bellucci, Patrice Leconte et Helena Bonham Carter.

7 mai 2016 — M Le magazine du Monde

“On a l’impression d’être des chefs
d’Etat et les gens vous regardent
comme si c’était le cas. Je n’ai
jamais reçu autant de sourires.”
Marjane Satrapi
hilippe labro n’a pas oublié son
dernier jour en tant que membre
du jury au Festival de Cannes.
C’était en 2001, et le journaliste
sortait de la longue dépression
qui l’avait terrassé pendant un an
De gauche à droite, le réalisateur et producteur Raoul Peck, la comédienne et demi. En quittant le Palais des
Emmanuelle Devos et le réalisateur Alexander Payne,
lors de la cérémonie d’ouverture du 65 e Festival de Cannes, le 16 mai 2012. festivals, vêtu du smoking de
rigueur, il a jeté sa dernière pla-
quette d’antidépresseurs à la
poubelle. Un geste symbolique,
la marque d’un avant et d’un
après dans sa vie : « Cette paren-
thèse enchantée m’a permis de me
laver de la maladie psychique »,
explique-t-il aujourd’hui.
Si Cannes n’a pas pour tous les
jurés cette vertu curative, l’ex-
périence laisse à l’immense
majorité d’entre eux un souvenir
puissant. La première fois que
Gilles Jacob a appelé Patrice
Leconte pour lui proposer d’être
membre du jury, celui-ci a pour-
tant préféré décliner : « Je sortais
d’un gros bide, je n’avais pas le
moral et je ne me sentais pas légi-
time. » Lorsque le grand manitou
du Festival réitère sa demande,
en 2006, le metteur en scène
vient de faire un carton popu-
laire avec Les Bronzés 3, mais il a
un moment d’hésitation : « Avec
Wong Kar-Wai comme président du
jury, j’étais un peu gêné d’arriver en
tant que réalisateur des Bronzés. »
Il accepte néanmoins avec joie.
Quand la nouvelle se répand,
son vieux complice Jean Roche-
fort lui passe un coup de fil en
forme de douche glacée :
« Ecoute ton copain, refuse ! » L’ac-
teur a fait partie du jury trois ans
auparavant, sous l’égide de
Patrice Chéreau, et c’est peu
dire qu’il en a gardé un souvenir
exécrable : l’ambiance, les clans,
les sous-clans, tout lui a déplu.
Patrice Leconte prend tout de
même son ticket pour la Croi-
sette et appelle son ami dès son
retour : « J’ai passé quinze jours
merveilleux ! »
Il est rare que l’on dise « non » à
une telle expérience. « Lorsque
certains le font, c’est pour des ques-
tions d’agenda, souligne Thierry
Frémaux, délégué général du
Festival. Je n’ai essuyé que deux
refus de principe : Denys Arcand et
Barbet Schroeder, que l’exercice ne
tente pas. » Pour l’actrice Emma-
nuelle Devos, membre du jury en
2012, « être juré à Cannes, c’est le
saint des saints. Je voudrais faire ça
tous les ans. C’est une expérience aussi
forte qu’un tournage qui se passe bien.
On est là uniquement pour voir des
films, on est chouchouté et on nous fout
une paix royale! » « C’est une joie que
je ne connaîtrai plus jamais, suren-
chérit l’auteure et réalisatrice
Marjane Satrapi, jurée en 2008. On
a l’impression d’être des chefs d’Etat
et les gens vous regardent comme si
c’était le cas. Je n’ai jamais reçu
autant de sourires. » Pour la comé-
dienne Maria de Medeiros, jurée
en 2007, « c’est la façon la plus extra-
ordinaire de voir des films. La Sélec-
tion est si variée que l’on a sous les
yeux un portrait puissant de l’état du
monde ». « C’est fantastique : on
découvre des films qui viennent de
pays improbables ou de réalisateurs
inconnus et qu’on ne verrait jamais
Alberto Pizzoli/AFP
autrement! », souligne le composi-
teur oscarisé Alexandre Desplat.
Dans son livre Le Royaume, l’écri-
vain Emmanuel Carrère (cru
69
2010, comme Desplat) résume le
sentiment général de tous ceux
que nous avons rencontrés:« Fran-
chement, à part président du jury, il
existe peu de situations aussi grati-
fiantes socialement qu’être juré à
Cannes. Dans ce théâtre de perpétuelle
humiliation, où tout est fait pour rap-
peler à chacun qu’il y a plus important
que lui, on est hors d’atteinte, hors
concours, hors-sol, placé dans un
empyrée de demi-dieux où, comme en
plus on n’a le droit de rien dire sur les
films en compétition, chacune de vos
paroles évasives et même de vos expres-
sions est recueillie comme un oracle. »
La composition d’un jury est un
véritable casse-tête qui prend
plusieurs mois. Il doit être pari-
taire (quatre femmes, quatre
hommes, en plus du président ou
de la présidente) et équilibré sur
le plan artistique : des metteurs
en scène, des acteurs, parfois
d’autres professionnels du
cinéma (producteurs, critiques),
des écrivains ou des musiciens.
Le jury doit également représen-
ter des générations et des ori-
gines géographiques différentes
afin de garantir une variété de
regards. Certains assemblages
peuvent sembler étranges, à la
manière d’un couple mal assorti.
En 2000, les observateurs se
demandent, un brin moqueurs, ce
que peuvent avoir à se dire le pré-
sident du jury, Luc Besson, l’ac-
trice et réalisatrice Nicole Garcia
et l’écrivain Patrick Modiano. La
grande majorité des jurés garde
pourtant le souvenir d’une véri-
table alchimie, même lorsque le
casting semble baroque. « Ils
savent y faire », note Patrice
Leconte. Le choix des jurés
découle bien souvent d’une intui-
tion : « Il nous faut un bon groupe.
En général, nous connaissons per-
sonnellement ceux que nous choisis-
sons et nous le faisons à dessein, car
nous savons qu’ils assumeront la
mission avec enthousiasme »,
explique Thierry Frémaux.
Le jury est réuni la veille du
début du Festival pour un dîner
dans l’une des meilleures tables
cannoises afin de faire connais-
sance et de se voir délivrer les
règles du jeu, concernant notam-
ment la distribution des prix. On
leur rappelle également leurs
obligations : voir tous les films
– la feuille de présence fait foi –
et rendre un palmarès complet.
Ils ne signent pas de clause de
confidentialité, mais il va de soi
qu’ils ne doivent exprimer aucune
opinion en dehors du cercle du
jury sur les films qu’ils ont vus.
Ce dîner de présentation leur
donne un avant-goût de ce qui va
suivre : quinze jours dans une
bulle de cinéma et de luxe.
Aucun festival au monde n’offre
de telles conditions aux jurés :
voiture avec chauffeur, coiffeur,
maquilleur, tenues et bijoux de
prix prêtés par les marques les
plus prestigieuses, nounou indi-
viduelle qui veille aux besoins
de chacun, garde du corps. Si
certains viennent seuls, la plu-
part sont accompagnés, et leurs
conjoints font l’objet des mêmes
égards. « C’est une position géniale
d’être juré, souligne l’écrivaine
Yasmina Reza. On ne voit pas le
côté bling-bling, people, la vulgarité
du Festival. On profite du glamour,
mais on ne profite que du meilleur.
On est débarrassé de toute contin-
gence. Quand on rentre chez soi, on
se demande : “Qu’est-ce qui se
passe ?” » «Directrice de colo-
nie », Laure Cazeneuve, s’occupe
de la vie quotidienne des jurés
avec un tel professionnalisme
que Steven Spielberg, président
du jury en 2013, a voulu l’embau-
cher pour la ramener avec lui à
Los Angeles. C’est elle qui règle
les déplacements, les agendas et
tente de répondre aux exigences
des uns et des autres. Les jurés
sont répartis dans les hôtels les
plus luxueux afin de ne snober
aucun des palaces de la Croisette,
sont nourris par les meilleurs res-
taurateurs et arrosés de cham-
pagne.Alors qu’à Cannes tout est
codé, hiérarchisé, les membres
du jury sont tous traités de la
même façon, stars mondiales ou
personnalités moins connues. Et
chacun joue le jeu. Ou presque.
En 2011, Uma Thurman a ainsi
refusé de loger à l’hôtel, préfé-
rant habiter sur le yacht du mil-
liardaire Paul Allen, le cofonda-
teur de Microsoft.
Malgré ces conditions de rêve,
les jurés ne sont pas en vacances.
Philippe Labro évoque même
« une prison dorée ». Ils passent
leurs journées ensemble, enfer-
més dans le carré qui leur est
alloué dans la salle de projection,
à visionner deux à trois films par
jour. Sans compter les incon-
tournables, trois montées des
marches en groupe et en tenue
de soirée, un dîner avec le maire Bruno Dumont, il faisait du
de la ville, la traditionnelle partie lobbying et avait des gens acquis à
de pétanque avec l’équipe can- sa cause, comme les acteurs Holly
noise. Et, surtout, des séances de Hunter et Jeff Goldblum. »
discussion quotidiennes pour Dans le jury présidé par Nanni
débattre des films, avec les tra- Moretti, deux clans se sont oppo-
ducteurs à proximité. « Comme sés, l’un mené par l’Italien, qui
nous n’avons pas le droit de nous défendait le cinéma européen,
exprimer à l’extérieur, nous échan- l’autre conduit par Raoul Peck,
geons beaucoup entre nous », se sou- plus sensible aux films américains,
vient Olivier Assayas, qui a adoré africains et tiers-mondistes. Fina-
« cette confrontation entre des gens lement, tout le monde y a trouvé
immergés dans le cinéma avec diffé- son compte : les coups de cœur
rents angles, cultures et habitudes ». des deux tendances ont tous été
Philippe Labro n’a pas un souve- primés. « Le fantasme du coup
nir aussi euphorisant de ces « par- d’Etat est un mythe, car un consensus
lottes interminables »: « Notre prési- doit être trouvé et le vote a lieu à la
dente, la comédienne Liv Ullmann, majorité et à bulletin secret », com-
avec sa rigueur nordique, voulait se mente Raoul Peck. « Evidemment,
montrer totalement égalitaire et don- chacun essaie d’influencer les autres,
ner sa chance à chacun. Même le film reconnaît Marjane Satrapi. J’ai
le plus nul, le plus ringard, le navet moi-même tenté de corrompre certains
que tout le monde avait détesté devait jurés en leur disant : “Si tu votes pour
être disséqué à l’infini. » « On est lesça, je vote pour ça”, mais ça ne marche
uns sur les autres, parfois à écou- jamais! Pour l’un des prix, on s’était
ter des conneries. Certains jours, mis d’accord à six pour voter la même
j’avais envie de les étrangler! » rigolechose. A l’arrivée, on n’était plus que
la pétillante Marjane Satrapi. trois et on a perdu! »
Comme dans tout groupe, il y a
Lors de ces discussions quoti- des personnalités influentes et
diennes, on décortique Les fiLms, d’autres plus effacées, voire des
mais l’on parle aussi beaucoup de « suiveurs ». Chacun a ses « angles
soi. « Nous ne sommes pas des cri- morts » : les Américains et les
tiques de cinéma, nous exprimons des Asiatiques ne connaissent géné-
choses très intimes, raconte le réali- ralement pas bien le cinéma afri-
sateur Raoul Peck. On parle de la cain ou scandinave. Certains jurés
vie, de son vécu, parfois de drames ont des compétences très poin-
très profonds. On ne peut pas tricher tues, d’autres réagissent davan-
très longtemps sur ce que l’on est. » tage de façon épidermique ou
Tous l’assurent : la personnalité sentimentale.C’est de ce mélange
du président ou de la présidente que naît la richesse des débats.
est décisive pour que le collectif Ceux qui sont dotés d’une solide
fonctionne bien. « Il faut une pré- culture cinématographique jouent
sidence très assumée qui fasse autorité souvent le rôle d’exégètes. « Avec
et qui soit en même temps démocra- Jude Law, on était les pédagos de
tique », insiste Thierry Frémaux. l’équipe », se souvient Assayas. Le
« De Niro ne connaît pas du tout le réalisateur et président de la
cinéma indépendant européen, mais Fémis (Ecole nationale supé-
tout a été fluide avec lui, explique rieure des métiers de l’image et
Olivier Assayas. Il était très atten- du son) Raoul Peck était sur-
tif, modeste, veillait à ce que tout le nommé « le professeur » par les
monde s’exprime, il n’essayait pas autres jurés. « Les cinéastes prennent
d’influencer les jurés et jouait son souvent le pas sur les acteurs,
rôle d’arbitre. » Même sentiment constate le journaliste Philippe
de Marjane Satrapi au sujet de Labro. Charlotte Gainsbourg et San-
Sean Penn, « très cool, très démo- drine Kiberlain étaient plus timides et
crate et qui n’essayait pas de faire le s’exprimaient moins que d’autres. »
chef ». Ce n’est pas toujours le « Il y a aussi des éléments explosifs,
cas. « David Cronenberg est une ajoute-t-il, comme Mathieu Kasso-
personnalité dominante, on était vitz, qui était fou de rage que Le
tous fascinés par lui, raconte la Fabuleux Destin d’Amélie
dramaturge Yasmina Reza. Je l’ai Poulain, dans lequel il jouait, n’ait
adoré, mais il ne voulait rien pas été sélectionné. Il était sans cesse
lâcher, il travaillait au corps les en train de nous dire qu’on essayait
autres jurés pour pousser les films de nous manipuler et semait le
sociaux des frères Dardenne et de désordre dans le groupe. » Si •••
7 mai 2016 — M Le magazine du Monde

••• presque tous estiment que
leur collectif a bien fonctionné,
beaucoup reconnaissent des affi-
nités plus ou moins fortes entre
les différents membres du jury.
Les Anglo-Saxons ont tendance à
se rapprocher, comme Tim Roth
et Samuel L. Jackson en 2006.
Emmanuelle Devos passait plus
de temps avec Alexander Payne
ou Jean Paul Gaultier qu’avec les
autres, en 2012. Emmanuel
Carrère, avec le compositeur
Alexandre Desplat et l’acteur
Benicio Del Toro, en 2010. « Très
vite, un fractionnement du jury
s’opère entre ceux qui ont des avis très
tranchés et ceux qui sont plus souples,
plus ouverts », explique Desplat.
Chaque juré a ses petites
manies. Dans le carré spécial
réservé à l’équipe dans la salle
de projection, il est de coutume
que chacun s’assoie toujours à la
même place. Le réalisateur
hongkongais Wong Kar-Wai ne
quittait jamais ses lunettes
I
noires. Stephen Frears, prési-
dent en 2007, enlevait ses chaus-
sures pour regarder les films.
l y a ceux du matin,
qui optent pour les
projections de 8h30,
comme les réalisa-
teurs Olivier Assayas
et Alexander Payne,
et ceux qui préfè-
rent paresser un
peu. Holly Hunter
choisissait toujours
les séances du soir pour arpenter
le tapis rouge en robe de prin-
cesse devant les objectifs des
photographes. Mais, globale-
ment, la discipline règne et cha-
cun considère son rôle comme un
vrai travail. Si, à l’entrée de la
pièce qui leur est attribuée dans
le Palais des festivals, un tableau
d’affichage indique les soirées
auxquelles les jurés sont conviés,
il ne faut pas imaginer une fiesta
permanente. « On n’a pas intérêt à
trop boire le soir si on veut être récep-
tif à ce que l’on voit le lendemain »,
sourit Emmanuelle Devos.
Il y a bien sûr des exceptions.
Philippe Labro, qui dînait tous
les soirs avec son épouse dans sa
chambre d’hôtel, se souvient de
Terry Gilliam comme d’un « per-
sonnage fascinant et très vivant, qui
M Le magazine du Monde — 7 mai 2016
était visiblement là surtout pour en
profiter et picoler dans les soirées ».
« La réalisatrice Andrea Arnold
était imbattable, raconte Raoul
Peck. Elle nous couchait tous, elle
aime rire, boire, s’amuser. »
Après plusieurs jours de projec-
tions intensives, la fatigue s’ins-
talle inévitablement : « A la fin,
on en a marre, avoue Philippe
Après plusieurs jours de
projections intensives, la fatigue
s’installe. Pendant certains
films trop longs, les jurés
s’entendent pour s’endormir
tour à tour et raconter ensuite
aux autres ce qu’ils ont loupé.
Labro. On est gavé de films et, du
coup, on rate sûrement des choses.
Après Cannes, je ne suis pas allé au
cinéma pendant trois mois. » Mar-
jane Satrapi se souvient que,
pendant certains films trop long,
les jurés s’entendaient pour s’en-
dormir tour à tour et raconter
ensuite aux autres ce qu’ils
avaient loupé.
Le moment le plus marquant
reste évidemment le jour de la
délibération. Le matin, les jurés
sont conduits en limousine,
accompagnés par des motards
– « Une escorte présidentielle ! »
s’amuse Marjane Satrapi –, dans
une villa somptueuse située sur
les hauteurs de Cannes. Ils sont
priés d’apporter avec eux un
nécessaire de toilette et leur
tenue de gala. Ils ne sortiront pas
de la villa avant le soir et sont obli-
gés d’abandonner leurs télé-
phones portables à l’entrée. Ainsi
tenus au secret, ils établissent le
palmarès. Parfois, les batailles
sont âpres et durent des heures.
En 2001, « un clan conduit par
Terry Gilliam et Mathieu Kassovitz
poussait à fond pour que plusieurs
prix reviennent à La Pianiste de
Michael Haneke, se souvient
Philippe Labro. Ils l’ont emporté,
mais Liv était froissée. »
Très souvent, le consensus
règne. « On était tous d’accord pour
donner la Palme d’or à Ken Loach
pour Le vent se lève. Pour nous,
ça a duré deux minutes trente, se
souvient Patrice Leconte. On a
donc passé un après-midi de far-
niente au soleil. » « Pour nous aussi,
cela s’est passé de façon assez fluide,
raconte Maria de Medeiros. On a
regardé du sport à la télé. C’était
assez comique après avoir passé dix
jours à visionner les films les plus
pointus. » Durant les délibéra-
tions, le président et le délégué
général du Festival de Cannes
sont présents. Ils n’interviennent
pas dans les débats, mais peu-
vent être interrogés sur des
points de règlement. Une fois le
palmarès établi, ce sont eux qui
appellent les récipiendaires pour
leur demander de rejoindre la
cérémonie le soir, sans leur révé-
ler le prix qu’ils vont recevoir.
70
Si peu de jurés se connaissent
avant l’aventure,des liens durables
se nouent parfois après deux
semaines non-stop passées
ensemble. Yasmina Reza a ren-
contré à Cannes un véritable ami,
le réalisateur André Téchiné.
Emmanuelle Devos est restée en
contact avec Nanni Moretti,
Philippe Labro avait « lié une
amitié élective » avec le cinéaste
taïwanais Edward Yang, décédé
en juin 2007, Alexandre Desplat
continue de voir régulièrement le
critique italien Alberto Barbera, à
Paris ou à Rome. Des projets
communs émergent du bouillon-
nement des discussions. Patrice
Leconte a revu l’actrice Helena
Bonham Carter pour un projet de
film qui ne s’est jamais fait.
Même destin pour cette envie
mutuelle de travailler ensemble
née entre Olivier Assayas et
Robert De Niro. Mais pour la
plupart des jurés, il n’y a guère de
suite, comme l’a constaté Philippe
Labro : « On s’échange les adresses
électroniques et les numéros de
téléphone, on s’embrasse, on se dit
qu’on est tristes de se quitter, on se pro-
met de se revoir vite… Et puis on n’en
fait rien. Chacun reprend sa vie. »
Comme à la fin d’un été joyeux
passé en colonie de vacances.
Emanuele Scorcelletti/Photo12. Bestimage. Vittorio Zunino Celotto/Getty Images/AFP. Bestimage x2. Emanuele Scorcelletti/Photo12. Fred Dufour/AFP

De haut en bas et de gauche à droite, Philippe Labro et Isabelle Huppert, en 2001 ; Monica Bellucci entre Tim Roth
et Patrice Leconte en 2006 ; Linn Ullmann, Jude Law, Nansun Shi et Olivier Assayas en 2011 ; Raoul Peck, Diane Kruger et
Nanni Moretti (président) en 2012 ; les jurés Charlotte Rampling, Francis Ford Coppola, Nicole Kidman,
Ewan McGregor et Liv Ullmann (présidente), avec Charlotte Gainsbourg, Julia Ormond et Terry Gillian en 2001 ; Philippe
Labro et Sandrine Kimberlain, en 2001 ; Natalie Portman et Marjane Satrapi en 2008.
 72
Bruno Dumont (assis au centre) le 20 avril,
à Paris, avec les producteurs Jean Bréhat
et Muriel Merlin (ci-dessous), la directrice
de casting Catherine de Guillebon
et le distributeur Alexandre Mallet-Guy
(à droite), et le comédien Fabrice Luchini
(à gauche), à l’affiche de Ma Loute.
Bruno Dumont,
l’alliance
des contraires.
Après la série télé
“P’tit Quinquin”,
ce réalisateur,
exigeant et parfois
difficile, poursuit
son virage burlesque.
Récompensé en 1999
pour “L’Humanité”,
il revient à Cannes
avec “Ma Loute”.
Une comédie
grinçante où des stars
– Luchini, Binoche –
côtoient des
non-professionnels.
Le cinéaste laisse
libre cours à son goût
du contraste. Un art
de la confrontation
que l’on retrouve
aussi dans l’équipe
qui l’entoure.
par Jacques MandelbauM — photos roMain courteManche

7 mai 2016 — M Le magazine du Monde

I
74

goûtent fort les capitalistes, tandis que les aînés que c’est pérenne pour lui. Sinon, c’est comme
des rejetons de chaque famille, Ma Loute le mariage : il ne faut pas se mettre des chaînes
Brufort et Billie Van Peteghem, tombent éper- si on veut que ça dure. »
dument amoureux l’un de l’autre sous les aus- En vérité, 3B Productions, créée en 1988, est
l vient de dreyer et de Bresson, pices d’une troublante ambiguïté sexuelle. une boîte demeurée artisanale, constituée de
des mystiques chrétiens, de Imaginez, si vous le pouvez, la rencontre de trois énormes bosseurs qui délèguent peu et
la peinture flamande. Il William Shakespeare, Karl Marx et Roscoe serrent les vis. La manœuvre politique va à
cultive sans effort la simpli- Arbuckle, la star du cinéma muet des Rachid Bouchareb. La relation publique et
cité, la rudesse tranquille, la années 1910-1920 aujourd’hui tombée dans commerciale, à Jean Bréhat. La cheville
mise à distance raisonnable l’oubli. Cette folle expérience relève d’une ouvrière, à Muriel Merlin. Ajoutez une pincée
d’autrui. Toutes choses qui philosophie qui est à l’œuvre dans la fabrica- d’anarchisme, un sens atrophié des politesses
le font paradoxalement pas- tion même du film, dans sa passion du décloi- mondaines, une mentalité de fer dans le
ser pour un précieux dans le sonnement entre les genres (fiction/documen- rapport de force – qu’il s’agisse des négocia-
milieu légèrement histrio- taire), les registres (comédie/tragédie), les tions avec les partenaires financiers ou des
niesque du cinéma. Mais acteurs (professionnels/amateurs), les strates salaires versés aux techniciens – et vous obte-
Bruno Dumont n’est pas sociales (chômeurs/stars). II y a beaucoup à nez une certaine singularité dans la phénomé-
vraiment du milieu. « Tu as apprendre, dans Ma Loute, de l’origine et du nologie du milieu. On constate sans surprise
remarqué comme ces gens n’arrêtent pas de parcours hétérogènes des talents qui le font que les deux producteurs de Ma Loute vien-
s’embrasser ? », s’étonne-t-il tout à trac, avec vivre. Une autre histoire se raconte donc ici, nent de loin: de l’enseignement des mathéma-
cette fausse candeur qu’il affectionne. Il a consubstantielle à la fable du film, qui est aussi tiques pour Jean Bréhat, du monde de l’édition
donc raté l’Idhec (devenue la Fémis), ensei- celle de la grande famille dissonante du (L’Echo des savanes, Albin Michel) pour
gné la philosophie, puis inventé un cinéma à cinéma, telle que Dumont la convoque, la Muriel Merlin.Voire de plus loin encore, si l’on
nul autre pareil, d’une noirceur solaire, d’une malaxe, la transfigure: «Les acteurs non profes- en croit Jean Bréhat: « Nous ne venons pas de
monstrueuse beauté. Son œuvre, tellurique sionnels viennent tout d’un bloc, ils ne représen- chez les riches. » Ils ont en tout cas peu à voir
mais jamais déconnectée d’une trame sociale, tent qu’eux-mêmes, c’est donc ça ou rien avec entre eux – il faudrait un roman pour détailler
arrache la tête, soulève l’âme. Inaugurée avec eux. Quant aux acteurs de renom, dont le le fonctionnement du tandem qui met un
La Vie de Jésus en 1997, emportée par le vent registre et la souplesse sont infinis, ce sont des point d’honneur à n’être d’accord sur rien en se
du Nord, magnifiée par son horizon, tournée aristocrates naturels. La famille Van Peteghem, retrouvant sur tout. Et les deux réunis ont
avec l’innocence et la foi de gars et de filles du c’est une représentation de la famille du cinéma encore moins à voir avec le distributeur de Ma
cru, elle est une des plus puissantes du cinéma français. Et, oui, je les veux caricaturaux, Loute, Alexandre Mallet-Guy, avec qui ils
français. Quelques titres, pour la route : même s’ils doivent rester touchants, porteurs n’avaient jamais travaillé.
L’Humanité (1999), Flandres (2006), Hors d’une humanité. Mais Luchini, dans son Cofondateur, en 2003, de la société Memento
Satan (2011). Cette méthode comme son suc- maniérisme, c’est déjà 70 % du personnage (qui cumule la production, la distribution et la
cès ont suscité des détracteurs. On a pu parler, d’André Van Peteghem. » vente internationale), ce quadragénaire sem-
ajoutant l’infamie à la rumeur, de manipula- ble à des années-lumière de ses partenaires.
tion, de froideur, de misanthropie. QuelQues figures essentielles de “Ma loute”, En lui s’incarne la nouvelle génération des
Or voici qu’en deux coups de cuillère à pot, devant et derrière l’écran, permettent d’illus- figures du métier, une carrière au succès fou-
sans rien lâcher, Bruno Dumont déboulonne sa trer ce goût de l’entrechoc. Jean Bréhat droyant, la «hype» de la distribution indépen-
propre statue, se lance dans la comédie, tâte de d’abord, le producteur historique, le fidèle dante. Entre son flair et sa capacité de travail,
l’acteur professionnel. A 58 ans, avec une d’entre les fidèles, le premier à avoir cru en lui, les films qu’il soutient touchent, assez fré-
œuvre sanctifiée dans les cénacles internatio- le seul à avoir répondu à l’envoi (postal !) du quemment pour lui avoir forgé une réputation
naux et un piédestal pour la postérité, le mou- scénario de La Vie de Jésus, pièce littéraire de thaumaturge du cinéma d’auteur, entre
vement est osé. Il est même frappé d’une cer- symboliste qui avait effrayé toute la profes- 500 000 et 1 million de spectateurs. Après le
taine dinguerie. Le premier coup est d’un sion. Vingt ans que ça dure, vingt ans que ça succès colossal d’un Iranien anonyme (Une
génie. Il se nomme «P’tit Quinquin», série télé tient, contre vents et marées, avec Muriel séparation, d’Asghar Farhadi, 2012), Mallet-
policière dadaïste et désopilante en quatre épi- Merlin qui, depuis quelques années, est venue Guy se paie la martingale en 2014: Ours d’or
sodes qui triomphe en 2014 sur Arte (1,5 mil- épauler les fondateurs de 3B Productions, Jean à Berlin (Black Coal), Palme d’or à Cannes
lion de spectateurs). Le second aura lieu le Bréhat, Rachid Bouchareb, et Jean Bigot, parti (Winter Sleep), Oscar du meilleur film étran-
vendredi 13 mai, au Festival de Cannes, où le depuis vers d’autres horizons. La raison de ger à Hollywood (Ida). On voit par où passe le
film est présenté en avant-première mondiale, cette fidélité, exceptionnelle dans le sérail ? courant entre les « prolos » de chez 3B et le
et simultanément dans quelque 300 salles en « Ils ne m’emmerdent pas », tranche Dumont. «nouveau riche» Memento: le goût du travail
France. Ma Loute, raconte une histoire Réponse recevable, mais qui demande à être bien fait et de la performance. Pour rafler l’af-
fumante, burlesque, édifiante. La rencontre, complétée: « Jean me renvoie un point de vue faire au nez et à la barbe d’une nuée de collè-
dans une baie du nord de la France au début plus grand public que j’apprécie. Après, je gues séduits par un Dumont devenu sexy,
du xxe siècle, d’une famille de grands bour- filtre, mais je préfère. Je ne tiens pas à tra- Alexandre Mallet-Guy a eu le culot, et les
geois tourquennois en villégiature (Fabrice vailler avec des gens qui pensent comme moi. reins, de mettre 1,4 million d’euros d’à-valoir
Luchini, Juliette Binoche, Valeria Bruni La divergence d’opinion et de goût est saine. sur la table. C’est son « plus gros risque à ce
Tedeschi, Jean-Luc Vincent), les Van Je me suis brouillé avec mon premier chef jour». Il table sur «500 000 entrées» et vend
Peteghem, et d’une tribu de prolétaires tai- opérateur parce qu’il était tout le temps dans ce «projet dément» en le tirant délibérément
seux, les Brufort (précaires et chômeurs du l’extase. » Confirmation de Jean Bréhat: « Ce «vers la comédie et le casting quatre étoiles».
Pas-de-Calais), qui font franchir un gué aux n’est évidemment pas Bruno Dumont qui fait Les collaborateurs directs du cinéaste, réunis
huiles en les transportant sur leur dos. Deux marcher la boîte. Mais il a carte blanche chez par le respect qu’il leur inspire et l’abnégation
complications surviennent néanmoins: les pro- nous, on a adopté une méthode de rémunéra- qu’ils lui prodiguent, peuplent, eux aussi, une
los se trouvent être des anthropophages qui tion mensuelle comme dans l’édition, de sorte terre de contraste. Deux (Suite page 79) •••

Photos Romain Courtemanche pour M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

 Les acteurs non professionnels
de Ma Loute (de gauche à droite,
Thierry et Brandon Lavieville, Didier
Despres et Cyril Rigaux) ont été « castés »
par Clément Morelle (assis au centre).
C’est dans le Pas-de-Calais, sur la
plage du Cran d’Escalles (ci-contre)
et dans les salons du château d’Hardelot
(en haut à droite), qu’ont été tournées
certaines scènes du film.
76
 « Les acteurs de renom ont
une aristocratie naturelle »,
affirme Bruno Dumont (à gauche),
qui a choisi des stars (Valeria Bruni
Tedeschi, page de gauche, en bas ;
Juliette Binoche, ci-contre) pour
incarner les membres de la famille
de grands bourgeois de Ma Loute.
Ces derniers prennent leurs
quartiers d’été au Typhonium
(page de gauche), une demeure
à l’égyptienne, située à Wissant,
édifiée en 1891 et agrandie
en 1911 par un couple de peintres,
Adrien Demont et Virginie
Demont-Breton, avec l’aide
de l’architecte Edmont de Vigne.

7 mai 2016 — Photos Romain Courtemanche pour M Le magazine du Monde

 « Moi, je resterai toujours dans
mon quartier, même si on me donne
un million. Moi, acteur, ça me fait
pas rêver », explique le Calaisien
Brandon Lavieville, 17 ans,
qui incarne Ma Loute Brufort
dans le film.
79
••• (Suite de la page 74) exemples: Guillaume
Deffontaines, le chef opérateur, et Clément
Morelle, l’assistant du réalisateur. Le premier
est un Parisien prolixe et rêveur de 48 ans qui
réalise des films depuis l’âge de 13 ans, sort
diplômé de l’ENS Louis-Lumière (dite école
Vaugirard), travaille pour les frères Larrieu,
participe au renouvellement esthétique de
Bruno Dumont depuis Camille Claudel
1915, entretient un jardin secret consacré à
Jonas Mekas et au cinéma expérimental. Le
second est un Lillois bourru qui assure un
maximum : il s’occupe depuis trois ans du
«casting » de tous les acteurs non profession-
nels du Nord, étant entendu qu’il faut prendre
ici le mot « casting » à l’envers, à savoir que
c’est lui qui se déplace et démarche inlassable-
ment les institutions sociales à la recherche de
perles rares. Détourné de ses études de filmo-
logie par cette tâche délicate qui l’occupe qua-
siment à plein temps, Clément Morelle a pour
charge de veiller sur ses protégés – parfois dif-
ficiles à contrôler, parfois victimes d’une curio-
sité malsaine – du début à la fin du tournage.
Pour faire image, disons que sur Ma Loute, le
premier a fourni au réalisateur la mise au point
d’une caméra numérique et d’une image
extrêmement sophistiquées, tandis que le
second a puisé dans cette source vive qu’est le
peuple du Nord les figures primitives et
ogresques qui nourrissent la fable du film.
Et c’est naturellement dans la mise en pré-
sence des acteurs que s’éprouve le mieux la
fraîche passion de Bruno Dumont pour la
joyeuse et féroce confrontation des êtres et
des classes, pour le brouillage subversif et
général des pistes. Prélevons deux tandems au
casting du film. D’un côté,Thierry et Brandon
Lavieville, père et fils à la ville comme à la
scène, campant ces deux fieffés taiseux de
cannibales (mais ils n’en pensent pas moins)
que sont L’Eternel et Ma Loute Brufort. De
l’autre, Fabrice Luchini et Juliette Binoche,
incarnant André et Aude Van Peteghem, grand
bourgeois décadents, frère et sœur possible-
ment incestueux. Soit, ici, deux acteurs fran-
çais parmi les plus reconnus, la première tant
en France que sur le plan international, le
second jouissant quant à lui d’une très forte
popularité dans l’Hexagone. En termes com-
merciaux, cela signifie deux choses: une plus
grande visibilité sur le plan de la reconnais-
sance, et donc des ventes internationales, avec
Juliette ; l’assurance de belles entrées sur le
territoire national avec Fabrice, qui fait souvent
toucher le pactole aux films qu’il soutient.
Avantage essentiel, pour le producteur et le
distributeur, de la nouvelle passion de Bruno
Dumont pour les vedettes de cinéma, mais
phénomène contingent pour ce dernier, pour
lequel compte plus essentiellement l’enjeu
artistique et symbolique de leur présence
dans son film. Chaque acteur est à ce titre le
condensé d’une histoire qui s’écrit avec sa
carrière. Le rêve de l’artiste totale s’incarne
ainsi en Juliette Binoche. Française (Les
Amant du pont Neuf) et hollywoodienne (Le
Patient anglais). Elitaire (Godard, Carax,
Dumont) et populaire (Kurys, Leconte,
Thompson). Egérie de l’art et essai interna-
tional (Kieslowski, Kiarostami, Haneke, Gitaï,
Hou Hsiao-hsien, Cronenberg…), par ailleurs
danseuse, polyglotte, on en passe. Plus recen-
tré sur une histoire franco-française, Fabrice
Luchini, 64 ans, joue à la fois le dandy magni-
fique, le fin lettré, la bête de scène. Démar-
rage pointu (Rohmer, Zucca, Chabrol) puis
métamorphose par la comédie et le « film du
milieu», où il remet sur le métier son person-
nage d’esprit incisif et d’ironiste fantasque,
prolongé, sur scène, par l’immense succès de
ses lectures des grands génies de la littérature
française. En un mot, Luchini est un ludion
virevoltant et baroque dont le masque finit
par tenir lieu de visage.
Ce sont ces profils (comme ceux d’ailleurs des
acteurs qui les entourent, à commencer par
celui de Valeria Bruni Tedeschi) qui ont inté-
ressé Bruno Dumont, lequel réunit à travers
eux deux figures complémentaires de la
réussite bourgeoise: la fille d’artistes au destin
manifeste et le fils d’immigrés italiens, ex-ven-
deur de fruits et légumes dans le quartier de la
Goutte-d’Or, qui s’est fait à la force du poignet.
“J’ai horreur
de composer.
Qui plus est
un crétin. J’ai
voulu refuser.
Et puis, après
trois semaines
d’échange
autour de
la connerie,
Bruno a su me
convaincre.”
Fabrice Luchini
7 mai 2016 — Photos Romain Courtemanche pour M Le magazine du Monde
Il a donc fallu un certain courage aux deux
acteurs, et un vrai goût du risque, pour se livrer
à l’expérience des limites de Bruno Dumont,
à son désir de torsion grotesque. Juliette
Binoche, à laquelle le réalisateur avait
demandé d’étudier la grandiloquente et
mondaine actrice Belle Epoque Cécile Sorel,
dit avoir accepté «pour [se] faire peur». Quant
à Fabrice Luchini, il lui aura fallu vaincre son
scepticisme et son anxiété pour se lancer :
«J’ai horreur de composer. Qui plus est un cré-
tin. Le projet m’a angoissé, j’ai voulu refuser.
Et puis, après trois semaines d’échange autour
C
de la connerie, il a su me convaincre.»
es deux farouches
volontés se confron-
tent ensemble, dans
le film, au saisissant
tandem, ordinaire-
ment invisible, du
déclassement con-
temporain que forment le père et le fils Lavie-
ville. Passeurs et mangeurs de bourgeois à la
scène, ils sont à la ville les victimes d’un ordre
social qui les laisse exsangues.Thierry, le père,
48 ans, manœuvre, est au chômage depuis
quatre ans. Brandon, le fils, 17 ans, a quitté
l’école deux ans plus tôt, et ne se reconnaît
qu’une passion : le « street workout », disci-
pline de rue qui a le vent en poupe, mélange
de musculation et de gymnastique. Le fond
sur lequel ils évoluent est tout sauf anodin,
puisque la famille Lavieville habite Calais,
ville désormais plus connue pour les réfugiés
qui y échouent que pour les précaires qui la
peuplent. Thierry et Brandon sont de Beau-
Marais, quartier réputé le plus pauvre du
département. Pour Brandon, « un quartier
ambiancé », pour Thierry « un ghetto, quoi ! ».
Et qu’ils aiment néanmoins, si l’on en croit
Brandon : « Moi, je resterai toujours dans
mon quartier même si on me donne un mil-
lion. Moi, acteur, ça me fait pas rêver, même
si je le ferais de bon cœur. Mais, en fait, je suis
plutôt la personne qui se cache. »
Ce qu’ils retirent de l’expérience du tournage
est très concret. « Super-impeccable » pour
Thierry, qui pense avoir été pris « pour sa
voix», une basse caverneuse à faire se dresser
les cheveux sur la tête. Brandon, lui, qui n’a
jamais eu autant d’argent en poche, s’est payé
un scooter, des vêtements et a refait à neuf l’ap-
partement familial. Il estime aussi avoir
« grandi dans [sa] tête », s’être ouvert aux
autres. Il conserve du tournage de bons souve-
nirs, notamment «Fabrice Luchini qui faisait
des grimaces pendant les prises, mort de rire!».
Ce rire commun, cette inespérée complicité le
temps d’un tournage, n’est-ce pas déjà, par les
temps qui courent, une manière de miracle
artistique et social, une leçon démocratique en
acte? Pour le moins une belle idée, dont pour-
raient tenter de s’inspirer nos représentants.
 80

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

L
aurent Lafitte a bien tenté de nous raconter une
vanne dans laquelle il convoquait Liza Minnelli et
son prochain époux sur fond de mariage pour tous
en France. Mais on n’a pas tout compris. De toute
façon, il l’avait déjà sucrée de son texte. A trois
semaines de l’ouverture du Festival de Cannes, le
futur maître de cérémonie noircit d’idées l’outil
notes de son smartphone.Efface.Réécrit.Teste l’effet
produit. Pour l’heure, Vincent Dedienne est son seul public. Pour
l’accompagner dans l’écriture de ce discours qui marquera le début
du marathon cannois, l’acteur au sourire plus grand que la moyenne
a choisi le comédien et humoriste qui officie chaque semaine sur
France Inter et Canal+. « Il me fallait un camarade de jeu », explique
Lafitte. Quelqu’un avec qui s’essayer au ping-pong des mots, en pré-
paration de ce jour J où, en direct à la télévision et dans plus de
cinquante pays, il n’y aura pas de deuxième essai. Avec son côté
« impertinent mais poli », Dedienne incarnait le partenaire idéal.
Il faut dire que, parmi les cérémonies du monde du cinéma, Cannes
est un exercice des plus périlleux pour un acteur. Un funambule lâché
devant un parterre de pairs les plus prestigieux du monde. Un public
international qui, la plupart du temps, ne saisit pas la subtilité de la
blague in french. Même si, cette année, la parole de Laurent Lafitte
(de la Comédie-Française) sera sous-titrée en anglais dans le Palais
des festivals. Une nouveauté. Le comédien n’est pas le premier à avoir
eu recours à une plume. Loin de là. En 2012, la maîtresse de céré-
monie Bérénice Bejo avait préparé son laïus d’entrée en scène avec
Kyan Khojandi et Bruno Muschio, à l’époque coauteurs de « Bref »,
programme court à succès diffusé cette année-là sur Canal+. Pour la
cuvée précédente, Mélanie Laurent avait, elle, travaillé avec son ami
le chroniqueur et écrivain Nicolas Bedos. Ces deux dernières années,
c’est aux côtés d’un attelage hétéroclite que Lambert Wilson avait
peaufiné sa partition : le scénariste chouchou de Jacques Audiard,
Thomas Bidegain, et le comédien, humoriste et chroniqueur d’Eu-
rope 1 Jérôme Commandeur. Dans cet exercice, où chaque mot est
pesé, millimétré, répété pendant deux jours entiers et inscrit au
prompteur, les auteurs ont depuis longtemps un rôle-clé.
La scénariste Frédérique Moreau a écrit pour le Festival de Cannes
et pour les Césars pendant près de vingt ans. « J’ai connu les grandes
années cannoises où Daniel Toscan du Plantier et Alain de Greef
s’occupaient de la cérémonie. » De Jeanne Moreau à Kristin Scott
Thomas en passant par Isabelle Huppert, elle s’est plongée dans
l’univers de chacune d’elles pour être au plus près de leur envie de
discours. « C’est un exercice d’écriture codifié, il ne faut heurter per-
sonne, dire que Cannes est une bulle fantastique et que le cinéma est
exceptionnel. Ici, on parle de cinéma pour de vrai. »
Bien sûr, cérémonial oblige, il faut évoquer les plus grands réalisa-
teurs, les plus belles Palmes et les moments les plus inoubliables.
L’enjeu, pour les auteurs, est alors d’éviter le type de répliques qu’ils
appellent entre eux «le cinéma, c’est la vie». Ces poncifs, maintes fois
répétés et moqués justement pour leur présence quasiment chaque
année dans la bouche des uns ou des autres. « Le chef d’orchestre de
la cérémonie, c’est le producteur de l’émission ; mais, en tant qu’au-
teur, on a une grande responsabilité en matière d’ambiance »,
explique Thomas Bidegain, qui assume dans un sourire avoir •••

Scénaristes
de cérémonies.
Sans leurs bons mots, les grands-messes de Cannes,
des Césars ou des Molières seraient encore plus assommantes.
Qu’ils aident les maîtres de cérémonie à écrire leur discours
ou soufflent leurs meilleures blagues aux célébrités venues
remettre un prix, ces auteurs jouent une partition délicate.
Qui consiste à être drôle, voire provocateur, mais jamais vulgaire.
par lisa vignoli — illustration simon roussin

“Il y a des
••• « intrigué » pour faire partie de ce petit
cercle qui gravite entre les Césars et le Festival
de Cannes. « J’adore les blagues sur le cinéma.
On fait travailler un autre muscle. Toute
l’année, on est sérieux, on fait des films sérieux blagues que
vous pouvez
et il y a ces deux jours où l’on peut essayer de
faire rire Michael Haneke et dire que le
cinéma, ce n’est que du cinéma. » Lui aussi a
écrit pour les Césars avec Antoine de Caunes,
Gad Elmaleh, Valérie Lemercier et Edouard faire à François
Hollande et
Baer. Il sait que les cérémonies peuvent être
longues mais que les moments de grâce se pro-
duisent quand on s’autorise à sortir des clous.
« Si on ne faisait pas un peu rire les gens, ce
serait épouvantable d’ennui », reconnaît-il. pas à la reine
Elizabeth.
Cannes a, sur ce point, un avantage de taille :
les cérémonies d’ouverture et de clôture n’ex-
cèdent jamais l’heure quand les Césars ont,
cette année, miraculeusement tenu la règle
Cannes,
L
des trois (trois heures, trois blagues par minute,
c’est plutôt
trois sourires au parterre).
’ennui, cette hantise du Buckingham
Palace.”
maître de cérémonie. En
pleine répétition pour
Cannes, dans son salon,
Lambert Wilson inter- Laurent Lafitte, maître de cérémonie
rompait de temps en de Cannes 2016
temps son discours
pour demander : « Je
suis chiant ? » « Nous, on était là pour appor-
ter un petit souffle de rugosité, d’aspérité dans
quelque chose qui peut vite être conventionnel
et compassé », précise son coauteur Jérôme
Commandeur.A les écouter tous, on comprend
que, pour vraiment détendre l’atmosphère, ce
sont leurs séances de travail qu’il faudrait
diffuser. Celles où, assis autour d’une table ou
vautrés dans un canapé, auteurs et comédiens rient de leurs trou-
vailles les plus osées en se demandant: est-ce qu’on peut vraiment
dire ça devant le monde entier? Dans les rencontres hebdomadaires
du duo Lafitte-Dedienne ces derniers jours, « le plus souvent on dit
des conneries pendant un moment et on finit par taper une phrase
sur Word. Mais on se surveille mutuellement pour ne pas être dis-
gracieux », insiste Dedienne.
La censure est parfois heureuse. En 2015, le cinéma fêtait ses 120 ans. comme moi, discuter à bâtons rompus avec lui, cela aurait été un truc
L’idée d’une boutade était née chez l’un des auteurs du Festival. Elle
ressemblait à ça: « Le cinéma a 120 ans. Joyeux anniversaire, Gilles
Jacob ! » La proposition n’est jamais arrivée jusqu’aux oreilles de l’ex-
président du Festival de Cannes. Elle était drôle, pourtant. « Il y a
des blagues que vous pouvez faire à François Hollande et pas à la
reine Elizabeth. Cannes, c’est plutôt Buckingham Palace, commente
Laurent Lafitte. Il y a des choses que je pouvais dire aux Césars ou
aux Molières, mais que je ne peux pas dire ici. »
A moins que la production et l’actuel président du Festival Pierre
Lescure – à l’origine du choix de Lafitte – aient voulu donner une
tournure moins figée à la cérémonie cannoise. Le comédien est connu
pour son humour acide. Son fait d’armes? Aux Césars de 2012, sur la
scène du Châtelet, au lieu d’annoncer les nommés dans la catégorie
du meilleur film étranger, Laurent Lafitte égrène les «meilleurs Fran-
çais dans une actrice américaine»: Benjamin Millepied dans Natalie
Portman, Olivier Martinez dans Halle Berry, François-Henri Pinault
dans Salma Hayek… L’idée est signée Franck Annese, patron de
M Le magazine du Monde — 7 mai 2016
82
So Press (So Foot, So Film, Society), coauteur
d’Antoine de Caunes lorsque ce dernier offi-
ciait comme maître de cérémonie des Césars.
Laurent Lafitte l’a mise à sa sauce et adoptée.
« Ce texte ne marche pas avec quelqu’un
d’autre. Lui peut dire beaucoup de choses sans
être vulgaire, juge le scénariste et réalisateur
Benjamin Guedj, fidèle plume des Césars. A
ce moment-là, il est devenu notre meilleur élé-
ment parmi les acteurs remettant des prix. On
pouvait lui faire dire des choses “sur le fil”.»
Si leur passage est court, ceux qu’on appelle
les « remettants » ont eux aussi droit à leurs
auteurs. « On croit souvent que ce sont des
super-héros, parce qu’ils sont mieux
maquillés, mieux éclairés, parce qu’ils sau-
tent d’un pont. Mais, de temps en temps, ils
ont juste besoin qu’on les aide à mettre en
forme une idée ou qu’on leur en donne une.
S’ils veulent jouer à ce jeu-là, je suis un cer-
veau disponible, un outil à leur disposition »,
explique le journaliste et spécialiste de
cinéma Frédéric Bénudis, qui pratique l’exer-
cice avec les «remettants» depuis dix ans. En
une même soirée, il peut écrire pour la jeune
Louane comme pour Steven Spielberg.
« C’est une forme d’écriture courte au service
de l’acteur. Mon but, c’est qu’on ne me voie
pas. Je dois pouvoir être un peu Emmanuelle
Béart, un peu De Niro aussi. » C’est ainsi
que ce discret garçon grand et mince se mue
en comédienne espagnole plantureuse pour
écrire à la comédienne Rossy de Palma une
petite tirade sur le fait que « dans la vie on est
toujours jugé » qui lui donnera les larmes aux
yeux. « C’est la partie de mon travail que je
préfère. Tel un acteur qui interprète des rôles
de composition, il faut s’adapter à des gens
très différents », confirme Benjamin Guedj.
Parfois, c’est le «remettant» qui s’adapte. Il a
ainsi réussi à convaincre Carole Bouquet de venir remettre un César
avec des pâtes de fruits dans les cheveux.
Il arrive que les auteurs visent juste du premier coup. Mais, le plus
souvent, des allers-retours sont nécessaires. Cela fait partir du job, et
parfois ces cinéphiles regrettent même que les acteurs n’aient rien à
redire à leurs quelques lignes. Bénudis se souvient de cette cérémonie
cannoise où De Niro n’est pas venu répéter. «Pour un quadragénaire
énorme. » Le soir venu, son idole n’avait pas bougé une virgule de son
texte. « Les Américains ont l’habitude, avec les Oscars, qu’on
produise leur texte à leur place, note Frédérique Moreau. Ils
l’apprennent par cœur, ne le contestent jamais. Comme les étrangers
de manière générale. »
Les Français, eux, auraient un peu plus de mal. «Aux Césars, souvent,
les acteurs veulent faire une blague, on leur en propose une et ça finit par
une citation de Truffaut», ironise Bidegain. De toute façon, le soir dit,
les auteurs sont ailleurs. Soit en descente, soit en tension. Là, sur le bord
de la scène, le nez rivé sur un écran de contrôle. « Quand il y a une
interruption, on va parler au maître de cérémonie comme à un boxeur.
On entend les rires ou pas. On sait que s’il n’y en a pas eu la prochaine
fenêtre est dans trois minutes ! », raconte l’un d’eux. Trois minutes
durant lesquelles ils regardent avancer seuls ces très gros navires dont
ils n’ont pu bouger la trajectoire que de manière infime. Parce que,
après tout, les vraies stars sont celles qui viennent chercher leurs prix.
Et celles-là n’ont souvent rien préparé. C’est bien leur drame.
85

ça tourne au
Bangladesh.
Des amours contrariées, d’affreux méchants,
des meurtres, du sang… avant le happy end. Dhallywood
est l’usine à rêves du Bangladesh. Un univers kitsch
qui n’est pas sans rappeler Bollywood, les moyens en moins.
Le photographe Sarker Protick s’est immergé dans les studios
de Dacca. Parmi les accessoires et les décors en carton-pâte,
il a trouvé un écho inattendu aux rêves de son enfance.
photos Sarker Protick — texte Julien BouiSSou

A Dacca, capitale du Bangladesh, l’industrie du cinéma, surnommée « Dhallywood »,

produit quelque 100 films par an. La série présentée ici a été réalisée au BFDC
(Bangladesh Film Development Corporation). Ici, répétition d’une scène de combat.

7 mai 2016 — M Le magazine du Monde

 86

S arker Protick cherchait des morts à photo-

graphier. Cela ne manque pas au Bangla-
desh : il y a les morts sur la route, les morts
dans des émeutes, les morts victimes du
fanatisme religieux. Mais il n’est finalement
pas si simple de les trouver. Le jeune pho-
tographe bangladais s’est donc rendu dans
un studio de cinéma, au BFDC (Bangla-
desh Film Development Corporation),
juste à côté de chez lui, à Dacca, la capitale. Après tout, là-bas aussi il y a des morts, du sang
et même des coups de feu… Mais c’est tout autre chose qu’il y a découvert. En arpentant
les plateaux de tournage, le photographe a retrouvé la magie de son enfance, une époque
où la quasi-totalité des films diffusés sur l’unique chaîne de télévision du pays étaient tour-
nés dans ces studios. Ce ne sont pas tant les coulisses ou les salles de maquillage qui l’inté-
ressaient, mais les rêves projetés par ces films. Il a tenté de les capturer. En s’attachant à des
détails, Sarker Protick a fait du cinéma avec son appareil photo.
Dans ses images, les murs du studio dépassent légèrement au-dessus d’une bâche où sont impri-
més des nuages, les couleurs sont trop criardes et les décors, trop kitsch pour ressembler à la vraie
vie. L’esthétique, proche de celle du cinéma indien de Bollywood, est si singulière qu’en voyant
ses photos, on pourrait presque entendre une mélodie de film s’en échapper. Et on se prend à
imaginer la scène suivante. Sa série photographique s’intitule « Love Me or Kill Me », du nom
d’un film tourné dans les studios de Dacca, qui résume bien l’excès des sentiments, les émotions
parfois surjouées, des œuvres de « Dhallywood ». Un titre empreint d’humour aussi, à l’image
du regard que porte Sarker Protick sur ce cinéma qui produit une centaine de films par an.

en travaillant sur cette série, le jeune photographe a découvert d’étonnantes similitudes entre
ces films et sa manière de pratiquer la photographie. « Au cinéma, on tourne les scènes dans le
désordre avant de les ordonner et de créer un récit au montage. C’est pareil pour la photographie
documentaire », explique-t-il. Et sur les plateaux de tournage de Dacca, rien n’est programmé,
tout est improvisé, voire chaotique. Comme dans la vie hors des studios. Les effets spéciaux sont
bricolés avec plus ou moins de réussite. Les techniciens jouent parfois les figurants, voire les
seconds rôles, par souci d’économie. Les productions peuvent être interrompues de longs mois,
le temps de trouver l’argent pour terminer le film.
Cette aventure a aussi conduit Sarker Protick à découvrir l’intérêt de la couleur dans la photo-
graphie documentaire. « Elle renseigne sur l’origine sociale, explique-t-il. Vous verrez que chez
les plus pauvres, les couleurs sont toujours plus criardes et vives que chez les riches, qui pré-
fèrent vivre entourés de tons pastel. » Une petite révolution dans l’histoire de la photographie
bangladaise où longtemps, notamment à la prestigieuse école de Pathshala où Sarker Protick
enseigne, les photojournalistes n’ont juré que par le noir et blanc pour montrer la misère du
pays et dénoncer les conditions de vie de la population.
Sarker Protick/VII Photos

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

« L’amour et la vengeance sont les ingrédients-clés
des films de Dhallywood », explique Sarker Protick.
Scène d’amour chantée et scène avec cadavres.
 « Costumes, effets spéciaux, couleurs… Tout semble déconnecté de la vie réelle, mais en même temps
tellement vivant ! », s’amuse Sarker Protick. Scène chantée sous une fausse pluie et scène avec coup de feu.
 89

Scène de combat final avec la chute du méchant.

Une religieuse entre sur le plateau de tournage.
Sarker Protick/VII Photos

7 mai 2016 — M Le magazine du Monde

 « Ces films ont longtemps représenté le summum du divertissement pour ceux qui, comme moi,
ont grandi avec une seule chaîne de télévision, se souvient Sarker Protick. Aujourd’hui, les classes aisées
leur préfèrent les films étrangers. L’influence croissante de Bollywood leur fait aussi de l’ombre. »
 91
Sarker Protick/VII Photos

Armes, effets spéciaux et accessoires (page de gauche et en haut à droite).

Scène chantée et dansée (ci-dessus).

7 mai 2016 — M Le magazine du Monde

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde
 93

Baz Luhrmann et
son épouse ont créé
l’ambiance fantaisiste
du Faena Hotel
à Miami Beach.

Les cinéastes soignent le cadre.

de david Lynch à francis ford coppoLa en passant par wes anderson…
des réaLisateurs jouent Les décorateurs pour des hôteLs, des bars ou des boîtes de nuit.
Faena Hotel

des étabLissements qui pLongent Leurs cLients dans un univers cinématographique.

par Marie Godfrain

7 mai — M Le magazine du Monde

 94

Le bar Luce de la
Fondation Prada,
à Milan, a été imaginé
par Wes Anderson
(à gauche). L’architec-
ture et la décoration
de la Casa Bahia
(ci-dessus), en
Floride, sont l’œuvre
d’Alejandro Landes,
tandis que David
Lynch a entièrement
pensé le club Silencio
(ci-contre), à Paris.

P oufs recouverts
d’un imprimé tigre,
cascades de
rideaux en velours cramoisi,
lavabos en marbre et laiton…,
le nouvel Hôtel Faena de Miami
Beach semble sorti d’un studio
de cinéma. Et pour cause. Il
porte la marque du réalisateur
Baz Luhrmann, qui s’est mué
en décorateur pour injecter
dans cet établissement la
flamboyance de ses longs-
métrages (Moulin Rouge !,
Gatsby le Magnifique…). C’est
d’ailleurs après avoir assisté
à la projection de Gatsby
qu’Alan Faena a eu l’idée
de faire appel à lui et à son
mier réalisateur à s’être lancé
dans ce type de projet. Avant
lui, David Lynch avait imaginé
le club parisien Silencio et
l’année dernière, Wes Ander-
son avait insufflé un peu de
son univers à la fois vintage et
hors du temps dans le bar de
la Fondation Prada, à Milan.
Egalement très attaché aux
décors, Francis Ford Coppola
cherchait à retrouver l’am-
biance de jungle luxuriante
d’Apocalypse Now quand il a
déniché le Blancaneaux Lodge
au Belize, dans la forêt amazo-
nienne. « Avec son épouse
Eleanor, il a entièrement décoré
ce lieu, d’abord conçu pour
lits, sans oublier les verres à
dents, le réalisateur de Porfirio
a tout dessiné. « Je me suis
impliqué dans ce projet comme
un cinéaste dans un film, du
scénario jusqu’à la coupe de
cheveux des acteurs ! »,
s’amuse-t-il. Ce qui frappe
dans cette vaste demeure, ce
sont les ouvertures rectangu-
laires de tailles variées mises
au service de la vue specta-
culaire sur l’Océan. « Dans mes
films comme en architecture,
c’est le monde autour qui
m’inspire. En fonction des
contraintes du support, je
décide ce que je veux montrer
ou cacher, comment je joue
cinéastes ne vont pas s’atta-
quer à des gares, par exemple,
car leur conception prend
une dimension hautement
fonctionnelle et qui nécessitent
plus de métier. »
les réalisateurs privilégient
des domaines plus intimistes. Le
fabricant limougeaud de por-
celaine Bernardaud ne s’y
est pas trompé : en 2013, il a
laissé carte blanche à David
Lynch, Julian Schnabel (Le
Scaphandre et le Papillon) ou
Marco Brambilla (Demolition
Man) pour une série d’assiettes
sur lesquelles chacun a couché
des histoires : Brambilla a
dessiné la Cène, Schnabel un

Attilio Maranzano/Fondazione Prada. Joe Fletcher. Alexandre Guirkinger

épouse, Catherine Martin,
costumière et chef décoratrice
oscarisée : « Ils ont contribué
à la construction de cette
fantaisie et à l’élaboration
de la narration qui constitue
la ligne directrice de l’hôtel. »
Baz Luhrmann n’est pas le pre-
ses vacances entre amis puis
transformé en véritable hôtel
en 1993 », raconte Myriam
Kournaf, directrice de The
Family Coppola Resorts.
Le réalisateur a ensuite inau-
guré Turtle Inn, toujours au
Belize, et plus récemment La
Lancha, au Guatemala, entière-
ment meublé par ses soins
avec des tissus et du mobilier
chinés sur les marchés locaux.
Alejandro Landes a eu le
même sens du détail à la Casa
Bahia, en Floride, dont il vient
de signer l’architecture et la
décoration. Des bâtiments aux
avec la lumière, explique-t-il.
Un film et une maison sont
construits de la même façon, le
processus créatif est similaire. »
Matthieu Delaporte, réalisateur
et observateur attentif des
liens entre design et cinéma,
confirme : « Ce n’est pas un
hasard si ces réalisateurs se
lancent dans l’aventure de la
décoration avec des hôtels,
bars et autres lieux de la nuit.
Ils constituent des parenthèses,
des bulles hors de la vie réelle. »
Mais selon lui, le phénomène
ne risque pas de s’étendre à
des projets d’envergure : « Ces
monument indien et Lynch, sa
vision de l’homme. « Pour
les cinéastes, l’atmosphère est
essentielle, car elle induit la
façon dont le spectateur va
aborder leur œuvre, rappelle
Matthieu Delaporte. Ce
cheminement vers la décoration
n’est pas absurde, dans la
mesure où la notion de cadre
et la construction sont égale-
ment primordiales… Etre réali-
sateur, c’est penser l’espace. »

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

 le goût des autres

Vide poche.
par Carine Bizet — illustration Kristian hammerstad

Dans la moDe, ce ne sont tout objet d’une taille supérieure

pas les murs qui ont Des oreilles,
mais les shorts. Ce constat surréa­
liste est motivé par l’apparition
chronique – et printanière – de
shorts en jean patiemment usés
et rognés jusqu’à ce que les
poches dépassent de l’ourlet, tels
d’étranges appendices. Cette
drôle de greffe urbaine est un
emprunt à la culture dite « mode
de festivals ». Les « fashiono­
philes » des villes rêvent d’inves­
tir un quelconque festival de
musique branché (comme
Coachella, en Californie) où défi­
lent les demi­mondaines Insta­
gram et leur panoplie de hippies
pur luxe, à laquelle ce short
appartient. Car, grâce à un des
paradoxes de la mode les moins
flatteurs pour l’intellect de sa
clientèle, plus ce type d’objet
semble proche de la décomposi­
tion, et donc du détritus, plus il
est cher. Sourdes à toute logique,
certaines tentent tout de même
d’imposer ce short à oreilles – de
cuisses donc – en ville. Il faut tout
d’abord souligner que la visibilité
de ces poches les rend stricte­
ment inutilisables. Y introduire
à une pièce de 50 centimes
donne à ces oreilles l’aspect d’ex­
croissances anatomiques, que
l’on retrouve le plus souvent
entre les pattes postérieures d’un
basset artésien de concours. Au­
delà de ces associations, ce short
à poches est un leurre qu’aucune
vraie « hippie » (pour peu que
cette espèce existe encore) ne
porterait en public et encore
moins dans un quartier branché
où l’on a toutes les chances d’en
croiser dès le retour du soleil.
Celle qui le porte est d’un genre
beaucoup plus huppé, trahie par
le reste de sa panoplie. Le tee­
shirt à la gloire de David Bowie ?
Il se trouvait sur le cintre voisin
du short à oreilles et sa proprié­
taire ne possède aucun album du
Thin White Duke. Le sac griffé ?
Emprunté à maman qui l’a dans
trois couleurs. Les souliers de selfies réalisés avec tous les filtres soit parce qu’il l’a inscrite de
fausse Californienne ? Des Vans Snapchat sur lesquels elle a pu force en classe préparatoire à
revus par une marque cool et mettre la main (un vrai zoo grima­ HEC, soit parce qu’il lui a acheté
chère, des claquettes de piscine à çant avec bouche en séant de une Mini décapotable gris métal­
logo ou des nu­pieds sport en édi­ poule obligatoire). Le port du lisé alors qu’elle la voulait en
tion limitée au prix d’une planche short à oreilles est pour cette rouge… C’est fâcheux, mais
de surf. Le téléphone dernier cri créature pomponnée le meilleur mieux vaut voir cela que d’être
ne contient quasiment que des moyen d’ennuyer son cher papa, – vraiment – sourd.

tête chercheuse

Pierre Marie, le goût et les couleurs.

lui qui n’aime rien tant que l’exploration de nouveaux territoires, déplore le conser-
vatisme auquel il est souvent confronté : « Peu de gens vous imaginent ailleurs que là
où vous êtes… ». réputé pour son univers baroque, l’illustrateur pierre marie aime
essaimer ses créations sur différents supports. en 2002, alors qu’il est encore étu-
diant en art, il séduit agnès b. qui prend ses dessins pour sa collection de tee-shirts
d’artistes. il développe ensuite des carrés de soie pour hermès puis des imprimés
pour a.p.c., inspirés par la nature et les arts folkloriques. et, après avoir créé un tapis
pour la galerie milanaise nilufar, le trentenaire français a réalisé l’affiche du film de
luca Guadagnino, A Bigger Splash (photo), sorti en salles en 2016. un premier pas
Cécile Bortoletti. Pierre Marie

dans l’univers du cinéma qui a suscité une nouvelle vocation : « Même si je regrette la
frilosité des producteurs, j’adorerais devenir directeur artistique pour pouvoir compo-
ser décors et costumes. » avec toujours la même ambition : lutter contre la « peur de
la couleur ». « Jusqu’aux années 1960, on n’avait pas peur de la narration, des motifs.
Je veux nous réconcilier avec notre histoire chromatique », conclut-il. M. Go.
 l’invité mystère

Esprit new-yorkais.
acteur, chanteuse, romancier, héroïne de fiction…
qui se cache derrière ces quatre indices ?
par Fiona KhaliFa

librement inspiré

Impressions
de la jungle.
à l’occasion de la sortie du film
“le livre de la jungle”, disney a
demandé aux directeurs artistiques
de Kenzo, d’imaginer une ligne
de vêtements luxuriants.

Sortie le 13 avril dernier et réalisée

par Jon Favreau, la version 2016 du
Livre de la jungle mêle prises réelles
et images de synthèse, mais puise
la Chemise. la Clarinette. toujours son inspiration dans le
En coton à carreaux, Yamaha YCL 255N, Paul
H & M, 12,99 €. Beuscher, 593 €. www. roman de Rudyard Kipling paru
www2.hm.com paul-beuscher.com en 1894. A l’occasion de son
le Clap. les lunettes. lancement, Disney a donné carte
En ardoise, 6,78 €. Lemtosh, Moscot, 259 €.
www.fnac.com www.moscot.com blanche aux directeurs artistiques
de Kenzo, Carol Lim et Humberto
Réponse : Woody Allen
Leon. « C’est une œuvre iconique,
estime le duo. Nous aimons le
message d’ouverture d’esprit qu’elle
véhicule. » Et de rappeler que
la première boutique parisienne
de Kenzo Takada, dans les
années 1970, s’appellait Jungle Jap
photo
et que Jungle a été le nom de sa

Sur un plateau.
ligne de jeans, mais aussi de l’un de
ses parfums. « Nous avons eu accès
aux archives colossales de Disney
d’où nous avons puisé des images

M Le magazine du Monde. Kenzo. Rue des Archives. 2016 Eames Office, LLC.
couple mythique qui a inscrit la californie sur la carte du dessin animé d’origine, retra-
du design, ray et charles eames ont notamment construit vaillées ensuite sur certaines pièces
une relation très forte avec hollywood pour laquelle issues des dernières saisons. » Une
charles réalise des décors de films dès 1941. son amitié collection mixte en série limitée
avec Billy Wilder lui assurera le libre accès à ses tournages dont une jupe courte (photo) qui
(photo). ainsi charles, passionné de photo, capturera-t-il met en scène un croquis original de
pendant vingt ans avec ray, son épouse et associée, King Louie l’orang-outan dans une
figurants, échafaudages, stars, coulisses… une iconographie végétation foisonnante. « Les codes
exhumée par la théoricienne du design alexandra midal qui la présente dans la de Kenzo et de ce film d’animation
pénombre cinégénique de l’adam, le nouveau musée d’art et du design de l’atomium, sont complémentaires : coloré, franc
à Bruxelles. elle a choisi 60 diapositives tirées en grand format sur des feuilles de et amusant. » V. Ch.
Plexiglas translucides et éclairées par des spots. Pour le final, un diaporama Minijupe, imprimé « Jungle »,
de 240 photos monté par charles eames en 1971 avec une bande originale composée 290 €. www.kenzo.com
de sons enregistrés à l’époque sur les plateaux. M. Go.
Eames & Hollywood, ADAM, 1, place de Belgique, Bruxelles. Jusqu’au 4 septembre. www.adamuseum.com
97

fétiche

Toile
de maître.
Depuis 1994, agnès b. offre, avec
sa collection de tee-shirts d’artistes,
une carte blanche à des créateurs.
Après le plasticien Claude Lévêque,
les réalisateurs Harmony Korine
et Jonas Mekas, c’est au tour
du cinéaste américain Gus Van Sant
de se prêter au jeu avec l’une de
ses œuvres datant de 2010.
Une aquarelle qui illustre l’intérêt
pour l’adolescence du réalisateur,
à l’honneur jusqu’au 31 juillet
à la Cinémathèque de Paris. V. Ch.
Tee-shirT en coTon, agnès b, 70 €.
www.agnesb.com

7 mai 2016 — Photo Florent Tanet pour M Le magazine du Monde. Stylisme Fiona Khalifa
 98

variations

Place de
l’étoile.
Avec le clap, le mégaphone et la
caméra, le fauteuil pliant est l’un
des accessoires emblématiques
des plateaux de cinéma. Dès les
premiers tournages, les réalisa-
teurs adoptent cette assise pra-
tique et confortable, développée
à l’origine pour les chasseurs et les
explorateurs. Bien que la composi-
tion − en tissu ou cuir souple,
et piétement pliant − soit très codi-
fiée, plusieurs designers se sont
emparés de cet archétype en
jouant sur les détails et les fini-
tions. Certains l’installent au jardin,
l’habillant d’aluminium et de tissu
résistant (Ciak et Studios) ou
gainent de cuir ses accoudoirs
(Seax), tandis que d’autres
conservent ses codes, en bois et
tissu blanc (Placido). M. Go.
de haut en bas et de gauche à droite :
fauteuil Placido d’emmanuel gallina,
la redoute, 119 €. www.laredoute.fr
fauteuil ciak, de stefan diez,
emu, 295 €. www.emu.it
fauteuil studios, ethimo, 320 €.
www.ethimo.fr
fauteuil seax, de Jean-marie massaud,
dedon, 1 500 €. www.dedon.de

Photo Florent Tanet pour M Le magazine du Monde. Stylisme Fiona Khalifa — 7 mai 2016
 à quoi ça sert ?

Les accélérateurs
de bronzage.
Une nouvelle vague de soins
conçus pour optimiser le
bronzage en un temps record
fait son apparition au rayon
crème solaire : les boosters
de hâle. Alternatives topiques
aux cures de gélules, ces pro-
duits stimulent la synthèse de
mélanine, le pigment naturel
qui colore la peau. « Le bron-
zage est un processus naturel
qui permet à la peau de se
protéger du soleil, explique
Aurélie Guyoux, directrice
scientifique de la marque
Etat Pur. Les produits à appli-
quer sur la peau vont l’accélé-
rer. » L’intérêt par rapport à
une cure par voie orale ? « Les
gélules sont très utiles pour
réduire les allergies car elles
visent le système immunitaire,
répond Aurélie Guyoux.
Mais si on veut avoir une
action rapide et ciblée sur la
mélanine, appliquer un
produit topique se révèle plus
efficace car la peau est le
dernier organe à bénéficier
des nutriments que nous
ingérons. » Déclinés sous
forme de lait hydratant apai-
sant ou de brume à vaporiser
avant l’exposition, intégrés
dans des crèmes solaires et
même dans des huiles, ces
actifs garantissent un hâle
plus uniforme, mais ne sont
évidemment pas re-comman-
dés aux personnes qui s
ouhaitent lutter contre les
taches… L. B.-C.
M Le magazine du Monde

De haut en bas : Bronz Impulse,

spray visage et corps, Institut Esthederm,
50 € les 150 ml. www.esthederm.com
Actif pur Peptide-6 pro-mélanine, Etat
Pur, 34,80 € les 100 ml. www.etatpur.com
Sun Beauty, huile sèche accélérateur
de bronzage SPF50, Lancaster, 33,50 €
les 150 ml. www.lancaster-beauty.com
 Ci-dessous, l’ancienne
usine de Cedar Lake,
à New York, où aura
lieu l’événement.
A droite, une loupe
en laiton et cuir
de taurillon de la
collection Equilibre
d’Hermès. En bas,
une représentation
du Regard du sourd,
en 1972.

la rencontre

“J’ai pris cette proposition

comme un défi.” Hermès avait déjà fait appel à des
artistes pour réaliser des objets des-
tinés à la maison. Jamais encore
l’homme de théâtre BoB Wilson a collaBoré avec hermès pour
pour les mettre en scène. Pour pré-
mettre en scène des oBjets de la marque dans le cadre d’une
senter sa prochaine collection, la
performance à neW York. l’occasion de revenir avec lui sur le
marque a fait appel à Bob Wilson.
processus créatif et sur les relations entre le luxe et les artistes.
Le metteur en scène américain,
p r o p o s r e c u e i l l i s p a r Marion Vignal architecte de formation, a imaginé
Here Elsewhere qui se jouera plu-
sieurs fois dans la journée, les 10, 11
et 12 mai prochains à New York. Réservée aux proches de l’artiste
et du maroquinier et à la presse, cette performance d’une heure
offrira à ses visiteurs une déambulation où les objets se mêleront

Matthew Carasella. François Lacour. Philippe Gras/Fastimage

aux sons (Lou Reed), aux jeux d’éclairage et même aux odeurs.
Mais interviewer Bob Wilson, c’est déjà assister à une perfor-
mance. Pour parler de son travail, il a besoin de dessiner, de créer
du silence, de déclamer son texte avec facétie mais aussi de
faire retentir (très fort) les sons envoûtants de Philip Glass, son
complice musical depuis Einstein on the beach, sa création phare
de la fin des années 1970.

pourquoi avoir accepté la proposition d’hermès ?

J’ai pris cette proposition comme un défi, car je connais bien
mieux le théâtre que la scénographie d’objets. J’aime le travail
d’Hermès, la qualité de ses produits et l’esprit qui s’en dégage. La
marque voulait que j’intervienne dans un endroit non convention-
nel, une ancienne usine en l’occurrence. J’avoue qu’au départ, je
 101
n’étais pas convaincu par cette idée. Mon goût va d’abord au
dispositif scène-salle. Mais je considère qu’il est important de
tenter de nouvelles expériences. J’ai démarré ma carrière à
New York dans les années 1960, au moment où l’art se déplaçait
dans des lieux atypiques : sur les toits, dans les églises, les
musées. C’était l’idée d’un art à 360 degrés, qui ne cachait rien.
A cette époque, j’ai commencé à m’intéresser de très près au
travail de George Balanchine et de Lincoln Kirstein au New York
City Ballet. J’étais fasciné par le formalisme avec lequel leurs
danseurs évoluaient. C’est la direction que j’ai finalement prise.
Quelle différence faites-vous entre ce type de commandes spéciales
et vos propres spectacles ?
Il n’y a pas vraiment de différence pour moi. C’est la même
Matthew Carasella. Hermès by Nature 2016/Bob Wilson
chose qu’écrire une pièce. Collaborer avec une maison
comme Hermès, c’est apprendre à établir un dialogue,
et ça, c’est primordial. Au Watermill Center, mon centre d’art
à Long Island, j’essaie de mélanger les gens et les disciplines.
Un poète peut échanger avec un scientifique ou un mathéma-
ticien. Je regrette que les études de théâtre soient si exclu-
sives. Quand j’ai écrit ma première pièce, Le Regard du sourd,
en 1970, j’ai travaillé avec un jeune garçon sourd qui n’était
jamais allé à l’école. Il s’exprimait en utilisant des signes,
des mouvements des yeux. Nous avons pourtant réussi à
communiquer, grâce notamment à Daniel Stern, psychiatre à
l’université de Columbia. Je suis devenu plus proche de ce
médecin que de n’importe qui d’autre dans le milieu théâtral.
Au sein du bâtiment
industriel qui
accueillera la perfor-
mance, Bob Wilson
(ci-contre) s’imprègne
des tissus et des cuirs
utilisés par Hermès.
Ci-dessus, une image
extraite d’une vidéo
qui sera diffusée
pendant « Here
Elsewhere ».
pourQuoi, selon vous, le luxe a-t-il tant besoin des artistes aujourd’hui ?
Je ne sais pas quelles en sont les raisons profondes, mais je
pense qu’il est important de connaître d’autres secteurs que le
sien. Le monde est une bibliothèque. Plus vous savez de choses
dans différents domaines, plus vous vous enrichissez. Prenez un
architecte comme Gio Ponti. Il a fondé la revue Domus dans les
années 1930. Il s’est aussi intéressé à la photographie, au design
industriel, au théâtre, à la danse, au textile, à la céramique.
Je me sens très proche de ce type de créateur, curieux de tout.
Quelle histoire allez-vous raconter avec ces objets ?
Je travaille de manière abstraite, à partir de structures. Je
construis les choses dans un rapport temps-espace qui n’a rien à
voir avec la narration. Beaucoup de metteurs en scène lisent
un texte, puis décident de la façon dont ils vont agencer l’espace.
A l’inverse, je décide du lieu, puis de ce qui va aller dedans, à la
manière d’un architecte. Sans structure, je ne sais pas quoi faire.
Pour Hermès, j’ai imaginé deux grandes pièces en contrepoint.
L’une noire, l’autre claire. L’une calme et méditative, l’autre
bruyante et dramatique. Dans l’une des pièces, il y aura aussi une
présence animale, avec la vidéo d’une panthère courant au
ralenti. Je suis fasciné par les animaux, la façon dont ils écoutent
avec tout leur corps. Le Regard du sourd durait sept heures
dans le silence et, pourtant, il se passait des choses. La choré-
graphe américaine Martha Graham affirmait qu’il n’y avait jamais
de calme, qu’il y avait toujours du mouvement. La seule chose
constante dans la vie, c’est le changement.
7 mai 2016 — M Le magazine du Monde
 102

ligne de mire

Hors d’haleine.
par jean-michel tixier

Illustration Jean-Michel Tixier/Talkie Walkie pour M Le magazine du Monde

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

 1

carnet
pratique
restaurant La PaLme d’or
Grand Hyatt Cannes
Hôtel Martinez
73, bd de la Croisette.
tél. : 04-92-98-74-14.

marChé ForviLLe
5-11, rue du MarCHé Forville.
du Mardi au vendredi
de 7 H à 13 H 30. saMedi et
diManCHe de 7 H à 14 H 30
2 (du 15 septeMbre au 14 juin).
du Mardi au diManCHe
de 7 H à 14 H 30
(du 15 juin au 14 septeMbre).

3 4

d’où ça sort ?

Le terroir cannois.
Derrière la mairie, le marché For-
terres fertiles mais rares et hors ville (3) réunit les têtes d’affiche
de prix font de la production locale du petit terroir cannois : l’huile
d’olive des moines de l’abbaye
une alchimie complexe mais de qualité. de Lérins (1), les asperges vio-
lettes, ici travaillées par le chef
Christian Sinicropi du restaurant
par Boris Coridian La Palme d’or (2) ou les prises
de la prud’homie des pêcheurs
de Cannes (4).

U ne palme (en or)

et quelques
fruits et
légumes
poussent
chaque printemps sur
la Croisette et ses alentours.
A l’ombre des palaces, sur des
terres fertiles et hors de prix,
une poignée de producteurs
font mûrir fèves et févettes,
fraises, pêches, salades
croquantes et herbes fraîches.
Pour exister, ce petit terroir
cannois doit miser – comme
le Festival et ses films – sur
une sélection resserrée et
une production de qualité, car,
ici, les champs manquent.
j. Kelagopian x2. eric dervaux. ville de Cannes
trouver des terres. Depuis la
fin des années 1970, les sur-
faces exploitées ont diminué
de deux tiers dans l’arrière-
pays, dévorées par l’urbanisa-
tion et la flambée des prix.
« Le plus difficile est d’acquérir
du foncier abordable, confirme
Julien Rostan, dernier maraî-
cher installé, qui cultive olives,
blettes et artichauts violets
bio. J’ai pu obtenir trois hec-
tares grâce à la mairie de
Cannes. La terre est très
bonne car c’est l’ancien lit
d’un fleuve. »
« Durant la quinzaine, la
demande explose mais, avec
les chefs, on anticipe. D’autant
nit les grandes tables du coin
et les banquets des festivaliers.
« La cuisine locale est inspirée
par la richesse des variétés
et la fraîcheur de ses légumes »,
savoure l’ancien seconde-ligne.
la région compte bien des aoc,
mais ce vin et ces olives sont
produits plus à l’est, vers la pré-
fecture des Alpes-Maritimes.
Le terroir cannois, lui, est
incarné par le vin et l’huile
d’olive des moines de l’abbaye
de Lérins sur l’île Saint-Honorat,
à quelques encablures du
cap de la Croisette. « Parmi les
produits-phares il y a aussi les
asperges violettes qui arrivent
en même temps que le Festival,
de la cuisine locale, il faut aussi
regarder vers la Grande Bleue.
Les pêcheurs du quai Saint-
Antoine sont les figures
emblématiques de la ville. De
la Mer de Lérins une trentaine
de professionnels, rassemblés
au sein de la prud’homie des
pêcheurs de Cannes, rappor-
tent chaque jour leur pêche
artisanale. L’appellation
« Qualité-Garantie - Mer de
Lérins », lancée en avril 2015,
distingue ce patrimoine et
permet de le faire connaître.
« Si les conditions sont bonnes,
nous rapportons de jolies
prises : saint-pierre, langouste,
“palamide”, sarde, daurade…,

« Nous n’avons pas la même
capacité de production que les
professionnels de la vallée du
Rhône. Nous sommes obligés
de nous concentrer sur le
haut de gamme », résume
Emmanuel Orso, arboriculteur
à Mandelieu, dont les produits
s’exportent jusque dans
les épiceries chics de Paris.
Le défi pour ces agriculteurs :
que le Festival tombe mi-mai,
une saison qui offre de beaux
produits et de belles saveurs »,
explique Jean-Charles Orso,
ancien rugbyman de
l’équipe de France dans les
années 1980, qui a repris
l’exploitation familiale aux
portes de sa ville natale. Avec
sa dizaine d’hectares de maraî-
chage et de vergers bio, il four-
précise Christian Sinicropi, le
chef deux étoiles du restaurant
La Palme d’or de l’Hôtel Marti-
nez, où se tient le traditionnel
dîner du jury, la veille de l’ouver-
ture du Festival. Je les sers
avec une meringue fumée, une
sauce blanche à base de soja et
d’herbes aromatiques et une
réduction de vinaigre blanc. »
Pour plonger dans les richesses
raconte Marius Sturlese, l’un
des marins. Tout est vendu
aux restaurateurs de la région
et au marché. » Et plus
précisément au marché
Forville, à 500 mètres de la
montée des marches.
105

un peu de tenues

La maille.
pull en cachemire et foulard de soie, cardigan
en laine et collier de perles, le vestiaire
masculin se plaît à mélanger les genres.
par Marine ChauMien — photos édouard Plongeon

page de gauche, pull en coton sportif à côtes ottoman, herMès.

ci-dessus, veste à capuche en cachemire, ériC BoMPard. tee-shirt en coton nid-d’abeilles,

aMeriCan aPParel. Jean en coton et tennis en cuir, golden goose deluxe Brand.

7 mai 2016 — M Le magazine du Monde

106
Ci-Contre, Cardigan en soie
et détails en CroChet, pantalon
en laine mohair, éCharpe en
soie Bottega Veneta. Collier
de perles, Pomandère. lunettes
de soleil en aCétate, Persol.

page de droite, Cardigan en laine,

golden goose deluxe Brand.
Chino en Coton, dockers. Baskets
en Cuir lisse et Cuir velours,
golden goose deluxe Brand/
off-White.

7 mai 2016 — M Le magazine du Monde

 Ci-ConTre, veSTe en Laine vierge,
Hugo. PuLL en Laine bouTonné,
Maison Kitsuné.

PuLL en CoTon, HacKett. ChemiSe

en CoTon, De Fursac. PanTaLon
en viSCoSe, Lacoste. CoLLier
De PerLeS, PoManDère. fouLarD
en Soie, HerMès. booTS en Cuir eT
SemeLLe CaouTChouC, tiMberLanD.

mannequin : Léon Dame @TiaD

Coiffure : SébaSTien baSCLe
@arTLiST
maquiLLage : grégoriS @CaLLiSTe
aSSiSTanTe STyLiSme :
maeva Danezan
ProDuCTion : WhiTe DoT

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

109
 110

une ville, deux possibilités

Riga.
sur les rives de la daugava, à l’embouchure de la mer baltique,
la capitale de la lettonie est classée au patrimoine mondial
de l’unesco. de son cœur médiéval aux quartiers art nouveau,
elle offre des promenades tantôt historiques, tantôt bucoliques.
par Pascale Desclos

Roger-Viollet

Le port de Riga
vers 1938.

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

 i — autou r de s b e lle s pie r r e s

Garage. Musée d’Art nouveau.

SuiteS panoramiqueS
au neiburgS
Derrière sa façade Art nouveau,
ce 4-étoiles abrite un restaurant
gastronomique, un spa avec sauna
et hammam, et 55 suites avec vue
sur les toits de la ville et le fleuve
Daugava. Parquets, moulures, esca-
liers en fer forgé, mobilier épuré :
l’esprit fin de siècle est intact.
A partir de 167 € la chambre double/
petits déjeuners.
Jauniela 25/27. neiburgs.com
au goût du jour
au garage
Entre les arcades du Berga Bazars,
bâti à la mode orientale au
xixe siècle, ce chaleureux bistrot
propose des spécialités lettones
revisitées, comme l’auksta, une
soupe glacée de betteraves et de
concombre, des salades inventives,
des crêpes aux œufs de saumon
et des vins servis au verre.
A partir de 5 €/plat. Elizabetes Street
83/85. vinabars.lv
retour aux annéeS 1900
au muSée d’art nouveau
Symbole du quartier Art nouveau
de Riga, classé au Patrimoine
mondial de l’Unesco, l’apparte-
ment-musée du maître du genre
Konstantins Peksens a gardé son
authentique intérieur de 1903 :
superbe escalier en colimaçon,
miroirs sculptés, vitraux, frises
et stucs à motifs floraux.
6 €. Alberta Street 12.
www.jugendstils.riga.lv
mitaineS et chauSSetteS
multicoloreS chez Sena kletS
Au cœur de la Riga médiévale,
cette boutique décline une
collection de mitaines en laine,
dans une multitude de motifs
géométriques colorés. La tradition
lettonne voulait autrefois que les
jeunes filles à marier les tricotent
par dizaines, pour les offrir à leurs
invités le jour de leurs noces.
A partir de 50 € la paire. Place
Ratslaukums 1. www.senaklets.lv

i i — au ve rt

Canal Pilsetas. Musée ethnographique.

écrinS de verdure au fil de l’eau Sur le fleuve en mode vegan uS et coutumeS

illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Arsène Cromer

au two wheelS b&b
Nichée dans la verdure, à 20minutes
à pied ou à vélo du centre-ville, cette
maison en bois du xixe siècle semble
tout droit sortie d’un conte. Coffres
peints, oreillers brodés, baignoires à
l’ancienne et tapis persans donnent
à ses dix chambres un charme cosy.
Aux beaux jours, on profite du jardin
et de la terrasse.
A partir de 59 € la chambre double/petits
déjeuners. Balozu Iela 12.
www.twowheels.lv/hotel
daugava et le canal
Embarquement à Kronvalda Park
pour une balade bucolique au fil
du fleuve Daugava et du canal
Pilsetas qui traverse Riga. A bord
d’un joli éco-bateau en bois verni,
on passe de gracieux ponts,
on découvre le monument
de la Liberté, l’Opéra,
la Bibliothèque nationale…
18 €/pers. Bastejkalns Pier.
www.rigabycanal.lv
au miit coffee & bikeS
Dans un écrin de bois blond
et de murs peints en gris,
ce petit café cultive l’esprit
écolo et cyclo cher à Riga : cafés
fraîchement torréfiés, buffet
de plats végétariens, pâtisseries
et crêpes maison… On peut louer
ou faire réparer son vélo sur place.
Env. 6 € le repas. Lacplesa Iela 10.
www.miit.lv
au muSée ethnographique
Au bord du lac Jugla, au milieu
d’une forêt de pins, cet éco-musée
abrite une centaine de bâtisses
traditionnelles en bois, venues de
toute la Lettonie : églises, moulins,
maisons de pêcheurs, fermettes
aux toits de chaume… Le week-end,
des figurants en costumes
y rejouent la vie d’autrefois.
2 € / adulte. Brivibas Street 1 (8 km/
centre, busNo1). brivdabasmuzejs.lv

y aller
Office du tOurisme de riga — www.LivERiGA.COM
air Baltic PROPOSE DES vOLS DiRECtS POUR RiGA (à PARtiR DE 206 € A/R) AU DéPARt DE PARiS CDG, NANtES, LyON, MARSEiLLE Et NiCE vERS RiGA. www.AiRBALtiC.COM
 une affaire de goût
Pêche miraculeuse.
Petit-fils de l’auteur de “la gloire de
mon Père”, nicolas Pagnol restaure les
films et diffuse les œuvres méconnues
de son grand-Père. amoureux du sud et
de la méditerranée, c’est avec un PoulPe
à la niçoise qu’il rePlonge en enfance.
par
Bien que né à neuilly,
je suis profondément
méditerranéen. J’ai
passé mon enfance sur les
hauteurs de Nice, à La Gaude,
dans la maison que mon
grand-père Marcel a achetée
dans les années 1940. Ma mère
est décédée quand j’étais
bébé, et mon père a vite choisi
le Sud pour notre nouvelle vie…
Il y habite toujours, d’ailleurs.
Je suis quant à moi installé
avec mes enfants à Paris,
auprès de ma grand-mère et
veuve de Marcel, mais je me
languis vite de la Côte d’Azur.
J’ai grandi dans ces collines
de Provence et, même si je n’ai
pas connu mon célèbre aïeul
(il est mort quand j’avais
1 an), j’ai eu la vie qu’il décrit
dans ses livres – une enfance
entre ciel et terre, entre mon-
tagne et mer. Parfois, après
l’école, mon père m’emmenait
chasser dans la campagne
environnante, nous attrapions
un lapin, qui finissait sur le
barbecue. Je me souviens
aussi d’un vieux Piémontais qui
cultivait notre potager, des
fèves, des tomates, des arti-
Photos Chiara Santarelli pour M Le magazine du Monde
Camille labro
chauts ; il nous apprenait à faire
des raviolis, nous préparait des
pans-bagnats, et allait vendre
le surplus de légumes sur le
marché du cours Saleya à Nice.
Quant à la mer, j’ai toujours eu
avec elle un rapport fluide,
lumineux. Si je suis près de
l’eau, je ne peux plus m’en-
nuyer. Rien que l’horizon, c’est
un ailleurs, une promesse, ça
apaise tout. J’ai pratiqué la
plongée avec bouteilles très
tôt, avant mes 10 ans, quand
mon père travaillait avec le
commandant Cousteau au
Cap d’Antibes. Et puis, tous les
étés, j’allais passer deux mois
en Bretagne, chez mes
grands-parents maternels. Là,
je faisais du bateau avec mon
grand-père. C’était un bon
cuisinier et un vrai marin, et
c’est avec lui que j’ai appris à
pêcher. Adolescent, je me suis
aussi mis à la chasse sous-
marine avec les copains niçois,
et c’est vite devenu une pas-
sion. J’aime toutes les mers,
leurs différences, les eaux
froides et mouvantes de
l’Atlantique, sur lesquelles on
navigue, les eaux tièdes et
calmes de la Méditerranée,
dans lesquelles on plonge.
Je ne chasse Pas Pour le Plaisir,
Plutôt Par gourmandise. Car
tout ce que j’attrape, au
harpon ou à la ligne, je le pré-
pare et le mange. C’est très
important pour moi, cela me
reconnecte à la nature et à
mes racines. J’adore tous les
poissons, les oursins, les
huîtres, et le poulpe en parti-
culier. Pour moi, cette drôle de
bestiole symbolise le bonheur
– une journée en bateau, le rire
des gosses, le soleil, les
copains, la nuit qui tombe…
Pour ma recette de daube,
je me suis inspiré du livre de
cuisine de Jacques Médecin
[l’ancien maire de Nice, NDLR].
C’est un plat très convivial,
qui prend du temps à préparer,
et c’est exactement ce que
l’on cherche quand on aime
prendre longuement l’apéro !
D’habitude, la daube niçoise
se fait plutôt avec du gibier…
Mais avec du poulpe, elle
devient une synthèse de
toute ma Provence,
entre arrière-pays et
mer Méditerranée.
la recette
l a dau b e
de poulpe
IngrédIents
(pour 4 à 6 personnes)
1 gros poulpe ou 2 petits
(environ 1,5 kg au total), 1 oignon
pelé et émincé, ½ carotte pelée
et taillée en petits dés, 1 bouquet
garni (laurier, thym, persil…),
3 gousses d’ail pelées et tapées,
1 tomate fraîche coupée en dés,
500 g de purée de tomates bio,
10 cl de cognac, sel marin, piment
d’espelette, huile d’olive.
i
La veille, bien nettoyer le poulpe :
vider les entrailles, retirer le bec,
et le mettre au congélateur une
nuit pour l’attendrir. Le sortir
ensuite plusieurs heures avant
la cuisson pour qu’il ait le temps
de décongeler. Le placer entier
dans une cocotte, sans eau ni gras,
sur feu doux, et le cuire à couvert
pendant environ 1 h 30. Il va
rendre de l’eau, puis la réabsorber.
Le poulpe est cuit lorsqu’il
n’y a plus d’eau au fond de la
cocotte. Le sortir et laisser tiédir.
Lorsqu’il est maniable, séparer
la calotte et les tentacules,
et retirer la peau et les ventouses
(qui se détacheront très
facilement). découper la chair
en gros dés, en laissant de la
longueur sur les tentacules.
ii
dans la cocotte, faire suer l’oignon
et la carotte dans un filet d’huile
d’olive sur feu moyen. Quand
les oignons sont translucides,
ajouter l’ail, le bouquet garni et
la tomate fraîche. Faire revenir
quelques minutes, puis incorporer
la purée de tomates et le poulpe
en morceaux. Ajouter quelques
pincées de piment d’espelette
et saler à discrétion. Laisser
mijoter environ 45 min.
Cinq minutes avant la fin, ajouter
le cognac chauffé et flamber.
servir avec du riz blanc.
 113

dessous de table

Clap de faim.

O
par françois simon

n oublie bien souvent que le restaurant est un lieu
cinématographique. L’entrée des artistes, le « jeté »
des manteaux, les apparitions dans le cadre de la
porte, la scénographie des serveurs, les rôles
surjoués (le client/le serveur), le générique (le
menu)… A la limite, dans un mouvement brusque de matador, on
pourrait vivement saisir la nappe, envoyer balader tous les acces-
soires (salières, verres, assiettes, couverts…) et la placer à la verti-
cale. Un film y serait projeté. Ici, à l’Auberge Pyrénées Cévennes,
à deux pas de la République à Paris, s’y jouerait OSS 117. Le Caire,
Nid d’espions (2007, Michel Hazanavicius). « Une longue séquence
du film y fut tournée, raconte Eric Altmayer, l’un des deux produc-
teurs, mais elle a été réduite au montage. Il y était beaucoup
question de blanquette. » Françoise Constantin, la patronne,
confirme : « Le tournage a duré une semaine, c’était en
pleine canicule, la séquence n’a duré que trois minutes.
Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. L’Auberge Pyrénées Cévennes x2.
Il y avait un tel bazar ici qu’à la fin je n’osais plus venir. » Du reste,
branchez-la sur la réplique culte de Jean Dujardin – « Comment est
votre blanquette? — La blanquette est bonne... » –, et cette femme
gouailleuse, drôle et pleine de repartie vous servira du rab’ de ce
film. Ses clients, du même métal, la complimentent sur sa nouvelle
coupe, sa couleur. On s’embrasse même. C’est épatant. Les bla-
gues arrivent aussi vite que la vaste casserole de cassoulet.
« Attention, queue chaude! » A quoi bon résister? Sauçons plutôt à
tout-va dans de vraies belles sauces, glacées au cognac, structu-
rées à la crème. Ce samedi soir, il y a là comme une France insou-
ciante, datée, à bons mots et saucissonneries lyonnaises. Le
vacherin maison est un monument qui s’écroule sans vergogne
dans la crème fouettée, la
meringue apeurée et les fruits
rouges déglacés. Carte
calorique dans tous les recoins,
pichet de brouilly, et bonne
humeur garantie. Et ça, ce
n’est pas du cinéma.

Une scène d’OSS 117.

Le Caire, Nid d’espions,
a été tournée à l’Auberge
Pyrénées Cévennes.
Françoise Constantin
(à gauche) y sert une cui-
sine généreuse (ci-contre,
le cassoulet ; ci-dessus,
le vacherin maison).
François Simon x3. Prod DB/Mandarin Films. Getty Images x2

place de choix dommage à emporter p a s s a g e à l’a c t e

L’idéal est de décrocher la
table 10, où déjeunaient
Claude Brosset et Jean
Dujardin, alias Hubert
Bonisseur de la Bath.
J’aime bien aussi celle du
passage entre la cuisine
et le bar. La première salle
n’est pas mal non plus.
Les défauts de l’Auberge
constituent toutes
ses qualités : abondance,
entrain sonore…
La carte de cette adresse, L’Auberge Pyrénées Cévennes,
histoire de revenir 106, rue de la Folie-Méricourt,
avec des gens déprimés. Paris 11e. Fermé samedi midi
et dimanche.
Décibels
89 dB, ambiance enjouée.
Mercure
21 °C pour la chaleur communicative.
Addition
Logiquement, on s’embarque
dans les 40-50 € par personne.
Minimum syndical
Le menu à 31,50 € ne reste pas
les deux mains dans les poches.
Verdict
Allez zou, on y va !

7 mai 2016 — M Le magazine du Monde

 114

deuxième rideau

Mer d’huile
chez
Oliviera.
il y a bien un moment où le soleil devient
impérieux, réclame son dû. en clair, votre
présence. il s’agit alors de descendre vers le
sud et de trouver des tables qui répercutent
cette bonne humeur. Ce restaurant se situe
au milieu du vieux nice, et l’on pourrait passer
devant en plissant du nez, flairant un piège
à touristes. erreur fatale. ici, on célèbre l’huile
d’olive à travers la passion d’un patron
agréablement envahissant. elle est inscrite
à tous les plats, même au dessert. elle ondoie
entre les aubergines à l’ail, les tagliatelles
verde au pesto, les raviolis niçois sauce daube,
les lasagnes au potimarron. Bien entendu, il
existe un coin boutique dans cette salle prévi-
sible dans son décor local et là, logiquement,
vous devriez repartir avec un plein de soleil,
et des huiles maison à tomber. Fr. S.
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Pascale Desclos, Laure Gasparotto, Marie Godfrain, Camille Labro, François Simon, Jean-Michel Tixier et Marion Vignal.

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 116

La jeune actrice Jodie Foster

en 1976, sa première fois
Thévenin/Sipa

à Cannes pour le film Taxi Driver,

de Martin Scorsese. A droite,
la réalisatrice lors de la montée
des marches à Cannes, en 2011,
pour Le Complexe du castor.

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

 cinéma

La rançon de la gloire.
Patrice Terraz/Signatures

en 1976, Jodie Foster avait 13 ans et découvrait cannes pour “taxi driver”.
quarante ans plus tard, elle présente “Money Monster”, son quatrièMe
FilM en tant que réalisatrice. ce thriller, tiré d’un Fait divers,
Met en question la culture de la célébrité, un thèMe qui lui est cher.
par Samuel Blumenfeld

E lle ne peut s’empê-
cher de regarder
Cannes 2016
dans le miroir
de Cannes 1976.
Il y a exactement quarante ans,
Jodie Foster montait les
marches pour Taxi Driver,
de Martin Scorsese. Elle avait
13 ans, l’âge de son person-
nage, une prostituée corna-
quée par Harvey Keitel et
sortie de l’abîme par Robert
De Niro. A 53 ans, c’est cette
fois en tant que réalisatrice
qu’elle participe au Festival.
Elle y présente Money Monster
(sortie le 12 mai), son qua-
trième film après Le Petit
Homme (1991), Week-end en
famille (1995) et Le Complexe
du castor (2011).
Pour Jodie Foster, l’enjeu
n’est pas seulement le temps
qui passe, mais l’utilisation
intelligente de ce temps.
« Qu’ai-je fait de tout ce temps ?
Etait-ce pour produire quelque
chose de valable ? » C’est la
question posée au personnage
principal de Money Monster,
incarné par George Clooney.
Un animateur de télévision,
gourou de la finance, que les
conseils, rarement judicieux, le
goût pour la caricature, la vul-
garité affichée à l’écran vont
conduire à se retrouver pris en
otage en direct par un specta-
teur ruiné après avoir suivi ses
M Le magazine du Monde — 7 mai 2016
“Cette carrière que j’ai eue,
je n’en voudrais pas désormais.
Je n’aurais même pas envie de devenir
actrice. Je ne pourrais pas supporter
l’absence de vie privée.”
recommandations. « Le centre
du film, estime la réalisatrice,
n’est pas tant la crise financière
de 2008 que le drame d’un
individu pris en otage, en pleine
crise spirituelle, quelqu’un qui
ne sait plus qui il est, ce qu’il
vaut. Et cette interrogation vaut
autant pour lui que pour moi. »
Il y a quarante ans, à Cannes,
Jodie Foster n’était presque
rien. Elle était déjà apparue
dans un autre film de Scorsese,
Alice n’est plus ici (1974), mais
le nouveau long-métrage du
réalisateur américain allait
donner à la très jeune
comédienne une tout autre
visibilité. Du tournage, elle se
souvient surtout de la
séquence de carnage finale :
un bain de sang, réalisé en fait
avec une eau rouge sucrée.
Cela donnait à la scène une
allure de Disneyland étrange,
un aspect infantile très éloigné
du vécu du spectateur pour
lequel il s’agit au contraire de
l’acmé d’un cauchemar perçu
dès la première scène du film.
Scorsese et De Niro avaient
fait beaucoup d’efforts pour
expliquer à la jeune fille ce qui
se passait à l’écran, lui donner
des indications avec pédago-
gie, ce qui n’avait rien d’évi-
dent : pas facile, en effet, de
détailler ce que fait une prosti-
tuée, dont le quotidien diffère
sensiblement de celui d’une
gamine de 13 ans.
A Cannes, c’était différent.
Taxi Driver était arrivé sur la
Croisette précédé d’une répu-
tation sulfureuse en raison de
sa violence. On était très loin,
en début de Festival, de la
Palme d’or octroyée au
moment de la distribution des
prix. Scorsese, Harvey Keitel
et De Niro, terrifiés, restaient à
l’écart, à l’Hôtel du Cap-Eden-
Roc, à une demi-heure en
voiture de la Croisette, pour
n’apparaître qu’à l’occasion de
la conférence de presse du film
et de sa présentation.
Jodie Foster, elle, ne devait pas
être présente sur la Côte d’Azur.
La Columbia, qui produisait le
film, ne voyait pas l’intérêt de
lui faire effectuer le voyage.
C’est la mère de l’actrice qui
avait insisté, prenant en charge
le billet d’avion de sa fille, et
obtenant du studio qu’il paie
sa chambre d’hôtel, au Majes-
tic, à deux pas du Palais des
festivals. « Les autres étaient
planqués, tandis que j’étais en
plein centre-ville : j’étais donc
la seule personne du film qui
se montrait. C’était fantastique.
Ma mère me voyait déjà
comme une fille plus âgée que
mes 13 ans et ma carrière était
assez singulière, mais là, je me
suis vraiment sentie une actrice
comme les autres. Après Taxi
Driver, je suis retournée à des
productions Disney, comme
La Course au trésor ou Un ven-
dredi dingue, dingue, dingue,
je pouvais me le permettre. »
La culture de la célébrité
se trouve au cœur de trois des
quatre films qu’elle a réalisés.
Mais Money Monster apparaît
comme celui qui pose le plus
clairement la question de la
médiatisation des individus,
à l’heure d’Internet et des
118
réseaux sociaux, avec le
principe d’un fait divers vécu
en direct par la terre entière.
Dans les années 1970, Jodie
Foster avait pu mener sa
carrière et sa vie, enchaîner
les films tout en vivant
discrètement sa scolarité
à l’université. Une scolarité
si heureuse qu’à la fin des
années 1980 elle avait sérieu-
sement hésité entre un avenir
sur grand écran et une activité
universitaire. Elle n’était pas
satisfaite de son travail dans
Les Accusés (1988), pour
lequel elle héritera d’un Oscar,
guère plus de sa performance
dans Le Silence des agneaux
(1991), qui lui permettra
pourtant d’en décrocher un
second. Puis les choses ont
repris leur cours. « Ce serait
aujourd’hui impossible. Cette
carrière que j’ai eue, je n’en
voudrais pas désormais. Je
n’aurais même pas envie de
devenir actrice. Je ne pourrais
pas supporter l’absence de vie
privée. Dans les années 1970,
je pouvais tranquillement
compartimenter les choses
dans ma vie, c’est impossible
aujourd’hui. Je suis frappée
de voir que les gamins ne
comprennent pas qu’on ne soit
pas sur Facebook. Ou que l’on
ne veuille pas prendre un selfie
toutes les cinq minutes. Si
j’allais à l’université aujourd’hui,
on ne me laisserait pas tran-
quille, je serais scrutée par la
terre entière. Money Monster
parle de ça, c’est un film sur
la technologie, pour le meilleur
et pour le pire. »
 Jodie Foster dans
Taxi Driver, où elle incarnait
une prostituée de 13 ans
(ci-dessus). Ci-contre, avec
George Clooney dans Money
Monster. L’acteur y campe
un animateur de télévision,
gourou de la finance, pris en
otage par un spectateur.
Gamma Rapho/Keystone France. Atsushi Nishijima. 2015 CTMG, Inc. All rights reserved/photo : Atsushi Nishijima
 120

La chanteuse et pianiste
franco-britannique.
Emily Loizeau plonge
en eaux sombres avec
son nouvel opus Mona

musique sur des chemins de traverse à

la rencontre d’autres réseaux

“Mes chansons parlent artistiques. C’était très excitant

de bousculer la forme clas-

de maternité, d’hérédité,
sique du concert en créant ce
collectif constitué d’une met-
teuse en scène, de comédiens,

d’anormalité.” de musiciens, de vidéastes…

C’était aussi un défi de jouer
ce monologue, alors que j’ai
EntrEmêlant lE dEstin d’unE Enfant néE avEc lE “masquE dE une peur panique du trou de
la viEillEssE” Et lE naufragE d’un navirE pEndant la sEcondE mémoire depuis un concours
guErrE mondialE, la chantEusE Emily loizEau avait créé En janviEr de piano qui m’avait traumati-
au cEntquatrE, à paris, lE spEctaclE “mona”. unE piècE musicalE sée, quand j’avais 13 ans.
nourriE dE dramEs, à l’originE du disquE qui paraît lE 27 mai.
lE disquE dE “mona” Est-il
propos recueillis par Stéphane Davet
très prochE du spEctaclE ?
L’album existe sans la pièce.
quEllE fut la gEnèsE dE “mona” ? rique, lié à une histoire person- pour un monologue aux allures On peut l’écouter sans se dire
J’avais envie d’écrire des chan- nelle, celle de ma maman, de journal de bord, dans lequel qu’il y a une histoire derrière.
sons autrement, de les mettre basculant dans la folie. surgissent des personnages Les chansons n’apparaissent
au service d’une histoire Je l’avais fait lire à Philippe liés à l’univers de la psychiatrie, pas dans le même ordre,
pouvant aussi me permettre Jaenada, romancier que dont je voulais évoquer la à l’exemple d’Eaux sombres,
d’explorer différemment la j’admire, qui m’a encouragée violence, la déshumanisation. qui concluait le spectacle,
notion de concert et la géomé- à approfondir ce projet. En parallèle, l’expérience de alors qu’elle ouvre le disque.
trie d’une scène. Je viens du ce marin est racontée par ses La logique musicale n’est pas
théâtre, mon parcours dans la pourquoi avoir grEffé à l’histoirE lettres et la voix de sa femme, similaire à la logique narrative,
chanson et le schéma obligé dE mona cEllE du naufragE venue du passé. Au milieu de même si l’ensemble prend
de la sortie de disque, de sa d’un batEau bombardé lors ces scènes existent des chan- une autre dimension.
promotion et de la tournée qui la sEcondE guErrE mondialE ? sons. Il est question de mater-
va avec avaient fini par nourrir Cette histoire est celle du père nité, d’hérédité, d’anormalité, construirE un spEctaclE
quelques frustrations. Une pre- de ma mère, engagé dans la dans des ambiances fantasma- autour d’unE histoirE aussi
mière expérience de résidence Royal Navy à 25 ans. Son goriques qui peuvent rappeler pErsonnEllE a-t-il aussi Eu
dans les espaces créatifs du bateau, le Kelly, avait été une traversée de miroir à la unE fonction libératricE ?
Centquatre, à Paris, pour Run, bombardé et coulé par les Lewis Carroll. Oui, il s’agit d’une catharsis.
Run, Run (un spectacle Allemands. Des décennies plus Maman est d’ailleurs décédée
construit autour de lectures tard, il avait raconté devant un qu’avEz-vous tiré dE cEttE Expé- en janvier, le lendemain de
et d’interprétations de textes Dictaphone ce naufrage et ce riEncE EntrE théâtrE Et concErt ? la dernière de Mona au
et morceaux de Lou Reed) qu’il croyait être sa noyade. Le monde de la musique Centquatre. La vie est ainsi
avait déclenché d’autres J’ai voulu mettre en parallèle traverse une période morose faite, avec ses cadeaux
désirs. J’ai fini par développer le naufrage intérieur de Mona depuis plusieurs années. C’est et ses fardeaux.
une pièce musicale à partir et celui de ce bateau, som- compliqué de continuer de Mona, d’Emily loizEau,
d’une nouvelle que j’avais brant d’ailleurs au moment de vivre de ce métier, mais cette 1 cd, Fiction/Polydor/univErsal
micky clement

concErts : thionvillE (20 mai).

écrite à propos d’une femme la naissance de ma mère. crise a le mérite de provoquer la PhilharmoniE dE Paris (22 mai
accouchant d’une petite fille Dans la pièce, j’incarne le per- des décharges électriques, des Et du 15 au 17 juin, comPlEt),
moissac (24 juin). la cigalE, Paris
de 73 ans. Un texte métapho- sonnage de la mère de Mona, prises de risque qui conduisent (10 novEmbrE).

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

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photo
Tirages
uniques.
par Claire Guillot
Dans les années 1950,
à Bamako, toute la bonne
société venait se faire photo-
graphier chez Seydou Keïta
M Le magazine du Monde — 7 mai 2016
(1921-2001). Posant avec des
objets symboles de la réussite
sociale – moto, poste de radio,
voiture –, souvent prêtés par le
photographe, jeunes et vieux
voulaient donner la meilleure
image d’eux-mêmes. Et le
photographe, en un seul cliché,
savait résumer la profondeur
des regards, capturer l’éclat
et la dignité des modèles.
Certaines de ses images ne
sont pas sans rappeler les por-
traits d’August Sander, l’Alle-
mand qui avait tenté, dans les
années 1930, de mettre en boîte
toute la société allemande.
En 300 images, le Grand Palais
122
rend aujourd’hui hommage au
plus célèbre des portraitistes
maliens : femme en costume
traditionnel, jeune branché aux
fausses lunettes, enfant en
béret et culottes courtes sont
là dans d’immenses photos de
près de deux mètres de haut.
Des tirages modernes, specta-
culaires certes, mais moins
émouvants que les petits
portraits d’époque présentés
en fin de parcours.
« Seydou Keïta », Grand PalaiS,
3, av. du Général-eiSenhower, PariS 8e.
lundi, jeudi, vendredi, Samedi,
dimanche : 10 h à 20 h. nocturne mer-
credi : 10 h à 22 h. de 10 € à 7 €. juSqu’au
11 juillet. cataloGue, Seydou Keïta,
éd. rmn, 224 P. 250 ill. 35 €.
Seydou Keïta/SKPeac/photo courtesy caac – the Pigozzi collection, Genève
Portraits réalisés
dans les années 1950
par Seydou Keïta
auquel le Grand Palais,
consacre un hommage.
 Imaginée par Marcel
Schmitz, artiste
trisomique, la ville
de FranDisco fait
désormais l’objet
d’un album cosigné
avec le dessinateur
Thierry van Hasselt.
bd
Ville ouverte.
par Frédéric potet
FranDisco, comme San
Francisco et disco à la fois. Ce
nom improbable est celui
d’une ville qui l’est tout autant
avec ses maisons en carton
et ses façades chargées de
broderies et de ruban adhésif.
Sortie de l’imagination de
Marcel Schmitz, un artiste
trisomique de 49 ans, cette
cité mythique a été conçue
à La « S » Grand Atelier, un
centre pour artistes mentale-
ment déficients situé dans la
commune belge de Vielsalm.
FranDisco a d’abord été une
construction en 3D avant
de devenir le sujet, et le décor,
d’un récit en images, fruit
de la rencontre entre Marcel
Schmitz et le dessinateur
Thierry van Hasselt. Déambu-
lation muette au cœur de cette
Babel céleste et tentaculaire,
l’ouvrage a été conçu au cours
de plusieurs résidences
artistiques, à Genève (Théâtre
Forum Meyrin), Paris (galerie
du Jour agnès b.), Charleville-
Mézières (médiathèque
amandine nandrin. FRmk. Jean-louis Fernandez
Voyelles) et Aix-en-Provence
(Fondation Vasarely). « Par sa
création, Marcel Schmitz a
trouvé des solutions pour
échapper au déterminisme
social, à la vie institutionnalisée,
à la vacuité d’une vie ritualisée »,
écrit Anne-Françoise
Rouche, directrice artistique et
fondatrice de La « S » dans
la postface de l’album ayant
été tiré du projet. Exécuté
en partie à quatre mains,
peuplé de baignoires motori-
sées, d’enfants de chœur en
caleçon et de cornets de frites
sur pattes, Vivre à FranDisco
se lira comme une œuvre d’art
brut traversée du désir d’utopie
d’un artiste qu’on aurait bien
tort de croire « différent ».
ViVre à Frandisco, de maRcel schmitz
et thieRRy van hasselt. éd. FRemok,
176 P. 24 €.
Judith Henry, avec
Stanislas Nordey à l’affiche de
Je suis Fassbinder. Une pièce
en réaction aux récents attentats.
théâtre
Judith Henry
ou l’aventure
collective.
par patrick sourd
Inoubliable Discrète du film de
Christian Vincent, Judith Henry
aime aborder le théâtre sous
l’angle des créations collectives.
De Strip et Boniments à
La Grande Charge hystérique,
elle est de tous les spectacles
du collectif Sentimental
Bourreau. Savoir travailler en
groupe vaut à Judith Henry
cette invitation à participer
à Je suis Fassbinder. Un
spectacle créé par l’acteur
Stanislas Nordey et l’auteur
allemand Falk Richter qui
cosignent cette mise en scène
conçue comme un impromptu
en réaction aux attentats qui
ont récemment frappé
l’Europe. « La proposition de
s’inspirer d’une œuvre de
Rainer Werner Fassbinder, m’a
immédiatement enthousias-
mée, se souvient Judith Henry.
Dans L’Allemagne en automne,
le réalisateur exprime son
désarroi face aux actions
de la bande à Baader dans
l’Allemagne de 1977. Il le fait
à travers un portrait intime.
A l’image de cette scène, le but
était d’inventer un théâtre au
plus près de notre ressenti. »
A l’écoute des réactions de
ses comédiens, Falk Richter
retravaille ses textes sans
cesse. L’aventure s’improvise
au fur et à mesure qu’elle se
construit. « Vu le peu de jours
que nous avions pour tout
mettre en place, le réglage des
lumières, le choix des musiques
et le travail sur la vidéo se
déroulaient en même temps
que les répétitions. Je n’aurais
jamais soupçonné l’énergie
incroyable qu’apporte un tel
mélange des genres »,
témoigne la comédienne.
Dans la pièce, les acteurs ont
conservé leur prénom, chacun
peut se positionner par rap-
port à ce qu’il dit et les textes
sont répartis au gré des affini-
tés des uns et des autres.
« Le monologue sur l’état actuel
de l’Europe m’avait été attribué
au départ. C’est finalement
devenu un texte choral. » En
érigeant cette liberté de choix
en principe de travail, la
méthode a garanti l’engage-
ment de chacun. « Ce spec-
tacle fonctionne sur l’honnêteté
et l’effet libérateur de dire à
voix haute ce que nous avons
pu penser en secret, relève
Judith Henry. C’est un théâtre
réactif qui ne prétend pas
donner de leçons. Il témoigne
simplement d’une forme de
vérité sur la manière dont nous
avons vécu ces événements. »
La grande question de cette
pièce Je suis Fassbinder est de
savoir comment continuer à
vivre et à agir dans l’épreuve.
Je suis Fassbinder, de Falk RichteR,
mise en scène Falk RichteR et
stanislas noRdey. avec thomas
Gonzalez, Judith henRy, éloïse miGnon,
stanislas noRdey et lauRent sauvaGe.
la colline-théâtRe national,
15, Rue malte-BRun PaRis 20e.
tél. : 01-44-62-52-52. du 10 mai au 4 Juin.
 124

Nacera Belaza (de dos) Une falaise de conteneurs

et sa sœur Dalila interprètent surmontée du squelette d’un
le spectacle Les Oiseaux. serpent métallique accueille
les visiteurs de l’exposition de
l’artiste sino-français Huang Yong
Ping sous la nef du Grand Palais.

danse art et pétrie de French Theory, gagné la Chine, les violences

Vol de nuit.
par Rosita Boisseau
Elle a la parole sobre et
précise. Elle pose sur scène
un geste dense, ajusté, qui sait
aussi lentement déborder
de son cadre. La danseuse et
chorégraphe Nacera Belaza
possède cet équilibre délicat
entre pudeur et lyrisme.
Celle qui a créé sa compagnie
en 1989 creuse depuis vingt ans
le sillon d’une œuvre singulière.
D’origine algérienne, passée
par la danse jazz, professeure
de français dans les
années 1990, Nacera Belaza
Le dernier
empereur.
par Roxana azimi
La silhouette frêle de Huang
Yong Ping ne trahit guère son
penchant pour le monumental.
L’artiste sino-français, qui
orchestre à partir du 8 mai sa
Monumenta au Grand Palais, à
Paris, n’aime pas les petits
objets et autres colifichets.
Son échelle est celle du réel.
Démesurée, forcément. Spec-
taculaire, fatalement. Mais pas
boursouflée pour autant. Ses
installations ne sont pas de
son œuvre jette un pont entre
Orient et Occident, joue de
nos fascinations et de nos
peurs.
Qu’il imagine une arche de
Noé, la fin du monde ou une
réplique d’un avion espion
américain, Huang Yong Ping
travaille grandeur nature.
« Il ne représente pas, il pré-
sente », résume Jean de Loisy,
commissaire de Monumenta et
président du Palais de Tokyo.
Les proportions du Grand
Palais ne l’intimident guère.
Avec un brin d’irrévérence,
il a transformé le fleuron de la
révolution industrielle en
paysage post-industriel. Le
de la mondialisation, Huang
Yong Ping les observe en
maître Yoda, avec juste ce qu’il
faut de lucidité et de hauteur.
« Je ne porte pas de jugement
critique ou moral. Rien n’est
mauvais ni bon. C’est une réa-
lité, il faut faire avec, déclare-
t-il, placide. Une mutation,
c’est toujours passionnant. »
Lui-même a l’âme d’un mutant.
Quand on lui demande s’il
se voit vivre à nouveau en
Chine, il sourit : « Je n’ai ni
projet ni idée pour l’avenir, je
suis le mouvement, je m’adapte.
Je suis comme le serpent,
dont on ne sait jamais
quel chemin il va prendre. »

tisse d’abord sa langue
gestuelle en solo dans La Nuit
(2012). Mais c’est avec la
complicité de sa sœur Dalila
qu’elle affirme son identité
artistique. Côte à côte, en
miroir, elles font une fois de
plus cause commune dans le
duo Les Oiseaux (2014). Entre
ascèse et transe, la danse de
Nacera Belaza possède le
charme d’une aventure spiri-
tuelle. « Un vide inattendu qui
comble nos attentes, voilà ce
qui pourrait être finalement
mon propos », résume-t-elle.
La Nuit et Les Oiseaux, de Nacera
Belaza. ceNtre NatioNal de la daNse,
PaNtiN (93). tél. : 01-41-83-98-98.
20 h 30. de 10 à 15 €. du 11 au 13 mai.
vaniteuses démonstrations de
force, elles se veulent des
fables philosophiques,
matières à réflexion sur l’état
du monde.
Arrivé à Paris pour participer à
l’exposition « Magiciens de la
terre » au Centre Pompidou
en 1989, Huang Yong Ping s’est
vu contraint d’y rester après
les événements de la place
Tiananmen. « J’avais en tout et
pour tout deux valises, raconte-
t-il. Je pensais rester un mois. »
Au bout d’un an, il fera venir
son épouse, l’artiste Shen
Yuan. Le couple vit depuis à
Ivry-sur-Seine, où les a
rejoints une petite commu-
nauté d’exilés chinois.
L’univers de Huang Yong Ping
emprunte aussi bien à la Chine,
où il avait fondé le mouvement
Xiamen Dada, qu’à la France,
où il a posé ses bagages.
Inspirée de récits mythiques
cie Nacera Belaza. courtesy the artist and Kamel mennour, Paris. huang Yong Ping adagP, 2016. fabrice seixas
visiteur est, d’entrée de jeu, « emPires »,
confronté à une falaise de huaNg YoNg PiNg, graNd Palais,
3, av. du géNéral-eiseNhower, Paris 8e.
conteneurs colorés surmontée du 8 mai au 18 juiN.
www.graNdPalais.fr
du squelette d’un serpent
métallique de 250 mètres de
longueur. Plus loin, un bicorne
se réfère à l’Empire napoléo-
nien et, par extension, à
d’autres impérialismes, poli-
tique ou économique.
Chez Huang Yong Ping, tout
est ambivalent. Le serpent est
à la fois menaçant et résilient.
La figure napoléonienne est à
double tranchant. « J’aime
quand il y a de la complexité,
insiste l’artiste. Staline ou Hitler,
on sait quoi en penser.
Napoléon est plus controversé.
Il a fait la guerre, mais a aussi
changé le monde. » Avant de
passer son tour. Le couvre-
chef sans tête vient rappeler
que la chefferie n’a qu’un
temps. La noria des leaders,
le capitalisme effréné qui a

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016


polar
Les dessous
de Vrainville.
Yann Plougastel
par
Qui sait comment les choses
arrivent ? Comment les destins
se croisent sans jamais se ras-
sembler ? Après quoi courons-
nous ? De ces interrogations
qui ressemblent parfois à un
sujet de dissertation les
romans noirs ont toujours su
se jouer pour mettre le doigt
sur ces failles qui amènent les
femmes ou les hommes les
plus dignes de foi à commettre
l’irréparable. La nuit du
12 juillet 1998, la France est
championne du monde de
football. Mais, alors que les
Champs-Elysées s’embrasent,
plusieurs vies se brisent, soit à
cause d’un viol, soit en raison
d’un accident de voiture.
Vingt ans plus tard, tous les
personnages concernés se
retrouvent à Vrainville, une
petite ville de Normandie, à
flanc de falaise. Les Ateliers
Cybelle qui y fabriquent
depuis cent ans des sous-vête-
ments féminins légendaires et
emploient la majeure partie
des femmes du coin sont en
crise. A partir de ce conflit
social, Hervé Commère a
construit une intrigue exem-
plaire, éloge de l’amour, de la
fuite, de la liberté et de la
nécessité de la lutte. Que peut-
il y avoir de commun entre un
Fleuve noir
syndicaliste qui voulait devenir
peintre, un patron qui rêvait
Licence 2-1066882 / 3-1066883 / RCS 400 188 983 00078 / Crédit photo : Eric Garault / Graphisme : Philippe Lebruman
À Paris au
d’être comédien, un maire
obsédé par les seins de son
11/12 /17/18 mai
24/25/26 mai
épouse, un flic qui ne croyait
plus trop en son métier, un
barman qui cherchait un sens
à sa vie, une femme qui n’arri-
ET EN TOURNÉE DANS TOUTE LA FRANCE
vait pas à aimer ? Peut-être
la quête d’un paradis perdu
Nouvel album
enfoui dans les souvenirs d’en- “Le Film”
fance : une maison, une plage, disponible
une fête de village… Plus sûre-
ment, le sentiment que la vie
est toujours devant et que rien
n’est immuable. Formidable
roman autour de la liberté, du
hasard, des coïncidences, du
courage (ou non) de prendre
son destin en main, Ce qu’il
nous faut, c’est un mort est
pétri d’une émotion discrète,
où des personnages
attachants se confessent, par
petites touches, accumulant
des sous-entendus qui
permettent au lecteur de les
ressentir de l’intérieur. Il s’agit
du cinquième polar d’Hervé
Commère, grand admirateur
de l’écrivain Boileau-Narcejac,
et ce n’est pas son plus
mauvais.
Ce qu’il nous faut, C’est un mort,
d’Hervé Commère, Fleuve Noir.
400 p. 19,90 €.
7 mai 2016 — M Le magazine du Monde
potemkine.fr

La vie rangée de Julianne Moore,
l’héroïne de Loin du paradis,
se fissure comme les certitudes
d’une société américaine bousculée
par les prémices du mouvement
des droits civiques.
le dvd de samuel blumenfeld
L’enfer du décor.
à la faveur d’un heureux timing ressortent
simultanément Tout ce que le ciel permet (1955),
Mirage de la vie (1959), de Douglas Sirk, et
Loin du paradis (2002), son pastiche signé Todd
Haynes, avec Julianne Moore. Au même moment
paraît également en DVD Carol, le dernier opus
du réalisateur, avec Cate Blanchett et Rooney
Mara. Un film qui décline de
manière idéale l’univers de Dou-
glas Sirk. Par son sujet d’abord :
une histoire d’amour entre une
femme mûre et une jeune pho-
tographe. Mais aussi par l’es-
pace-temps dans lequel il
Dans “Loin du s’inscrit : le New York des
années 1950, avec, en arrière-
paradis”, le monde plan, les banlieues cossues de la
idéal de Julianne Côte est. Todd Haynes rend
ainsi hommage à l’un des réali-
Moore perd de sateurs les plus populaires de
son lustre quand son époque, qui avait quitté
l’Allemagne nazie pour s’établir
elle réalise que
à Hollywood. Un talent pour-
son mari fréquente tant longtemps ignoré par la
critique. L’un de ceux aussi dont
l’unique bar gay le style, pas seulement à cause
de sa ville, et qu’elle du genre dans lequel il œuvrait,
le mélodrame, est le plus daté.
est attirée pour Ce vieillissement est d’autant
son jardinier noir plus fascinant qu’il faisait partie
intégrante du projet du
brave. Un tabou. cinéaste : présenter un univers
sous cloche, chloroformé, figé.
Loin du paradis de Todd Haynes se déroule en
1957, dans une délicieuse banlieue de Hartford, la
capitale du Connecticut. Julianne Moore semble
mener une vie parfaite avec son époux, homme
d’affaires, ses deux enfants, son employée de
maison noire, et son jardinier, noir également,
dont la stature imposante crée chez elle un
M Le magazine du Monde — 7 mai 2016
126
trouble évident. Tout ce que le ciel permet met-
tait en scène, dans ces mêmes années, un récit
comparable : une veuve fortunée tombe amou-
reuse de son jardinier, incarné par Rock Hudson,
acteur fétiche de Sirk. Un amour impossible, car
contraire aux canons de la bienséance, ceux en
vigueur dans le film, et surtout ceux de la société
américaine de l’époque. Todd Haynes pousse les
figures mélodramatiques du cinéma de Sirk un
peu plus loin. II les complexifie et, paradoxale-
ment, les éclaircit plus qu’il ne les met au goût du
jour. Le monde idéal de Julianne Moore perd
ainsi de son lustre quand elle réalise que son mari
fréquente ce qui doit être l’unique bar gay de sa
ville, tandis que son attirance pour son jardinier
noir brave un tabou.
Ce qui frappe dans “loin du paradis”, comme plus
tard dans Carol, n’est pas tant la modernisation
des thèmes de Douglas Sirk que la réappropria-
tion d’une esthétique que l’on croyait impos-
sible à dupliquer. Tout le sens vient ici de la
mise en scène, avec la confection d’un univers
illustration satoshi Hashimoto pour m le magazine du monde. aRp selection
artificiel, comme sorti d’une carte postale :
les chambres semblent avoir été dessinées par
un décorateur, les arbres ressemblent à un
motif de papier peint, les accessoires sautent
à ce point aux yeux qu’on a l’impression qu’ils
vont être retirés dès le clap de fin. Mais, à la
plastique créée par Douglas Sirk, Todd Haynes
ajoute une tonalité politique qui ne pouvait
exister dans le cinéma des années 1950. Ce qui
effleure dans l’Amérique passéiste de cette
époque est l’émergence des premiers mouve-
ments d’émancipation noirs. L’idée d’une révolte
proche donne soudain tout son sens à cet uni-
vers de cristal, construit minutieusement pour
mieux être détruit. Pages
coordonnées
Loin du paradis (Blu-Ray éd. aRp) et CaroL
(Blu-Ray éd. tF1 Vidéo) de todd Haynes. TouT Ce que Le CieL
par Emilie
permeT (Blu-Ray éd. elepHant Films) de douglas siRk. Grangeray
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Collection Lafayette Anticipation – Fonds de dotation Famille Moulin, Paris.
 128

Mots croisés g r i l l e n o 242 Sudoku n o 242 - très difficile

PhiliPPe duPuis yan georget

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15
Compléter toute
1 la grille avec des
chiffres allant de 1
à 9. Chacun ne doit
2 être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
3 par colonne et par
carré de neuf cases.

solution de la grille
7 précédente

10
Bridge n o 242
Fédération Française de bridge

11

12

13

14

15

Horizontalement 1 A manipuler avec précautions. A manipuler avec encore plus de protec-

tions. 2 Perdu sans son portable. Bien sec et sans attraits. 3 Source d’information. Clairsemés.
Quand le bis est insuffisant. 4 Prit en considération. Décidées. Garde le silence. 5 Drame nip-
pon. Journal sur la Toile. Se transforma. 6 Prépare la couverture. Gentilhommière. 7 Conflue
avec la Vilaine. Entourer pour fermer. Démonstratif. 8 Donné avant exécution. Règles à suivre.
Dans la fosse et dans les flots. 9 Prêtent à sourire, dès qu’elles sont reçues. Comme une glande
prête à nous faire fondre. 10 Traînent dans les fonds. Un dieu du Tonnerre. Règle. 11 Dispo-
sitions dans le bâtiment. Beau coup de ballon à la main. 12 Ouvre la terminale. Supports de
vieilles. Bien couvert. 13 Pénétration en force. Laisse de glace à Londres. Fermeture du fer-
moir. 14 Supprimer. Auxiliaire. Pénétrai en force. 15 Empoisonne tout le monde.
Verticalement 1 Refus de vieillir ou preuve d’un grand vieillissement. 2 Bruyante manifes-
tation amoureuse. Travailla sur le sauvageon. 3 Laissa de côté. Personnel. Faire monter la
pression. 4 Tout à fait remarquable. Brisé pour soutenir. 5 Bois de charpente. Article. Te per-
mettras. 6 Interjection. Préparer la pilule. Mît de l’ordre dans le classement. 7 Servira de mo-
dèle. Convenir mais peu utilisable. 8 S’amuse et batifole. Son coup en met plein la vue. Enca-
drent le témoin. 9 Grand d’Espagne. Terminée en beauté. Droit à l’entrée du cimetière.
10 Introduit la licence. Assure la réunion. Son Barbier l’entraîne à Séville. 11 Très bas. Préfè-
rent mourir que se renier. Dans les petits poids. 12 Livré en barres. Rend les sciences naturelles
accessibles à tout le monde. Sert négativement quand c’est nul. 13 Mît en bonne place. Montée
à grands points. Renfort d’accord. 14 A creuser, si elle est bonne. Protège noix et noisettes. Plat
de Provence. 15 Donne des forces à la terre. Fait avancer le projet.

Solution de la grille no 241

Horizontalement 1 Journaliste. Eau. 2 Urbaine. Picotin. 3 Seulette. Chou. 4 QI. Ere. Vase. Dol. 5 Ultra. Eau.
Veina.6Altaïens.Direct.7 Ue.Isolement.Ee. 8 Bras.Liras.Et.9 Osé.Aisance.Eta. 10 Ramée.Gent.Il.11Trame.
Etançonne. 12. Iota. Asa. Dago. 13 Sherry. Charente. 14 Taure. Plant. Non. 15 Enrégimentaient.
Verticalement 1 Jusqu’au-boutisme. 2 Oreillers.Rohan. 3 Ubu.Tt.Aérateur. 4 Râlerais.Amarre. 5 Nierais.Ame.
Reg. 6 Ante. Eolie. Ay. 7 Let. Enlisées. PM. 8 Evasera. Tacle. 9 Sp. Au. Manga. Han. 10 Tics. Descendant.
11 Echevin. Encarta. 12 Oô. Erté. Toge. 13 Etudie. Té. Nonne. 14 Aï. Once. Tin. Ton. 15 Unilatéralement.

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

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rayures fines et des tops côtelés à manches longues. A
porter avec un beau pantalon cropped blanc, que
l’on peut également assortir, par exemple à des jupes
rayées en coton sergé à maxi pinces. Les rayures version
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couleur en lin, arborant de lumineux intarsias.
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 130

La bague
de Sandrine Kiberlain.
La comédienne aux deux césars présentera à cannes
“Bonne figure”, son premier court-métrage, qui cLôturera
La semaine de La critique. toujours à son doigt,
cette Bague camée, où iL est aussi question de figure.
par Jérôme Badie

J’ai une passion pour les bagues,
j’ignore d’où cela me vient, mais j’ai
toujours aimé m’en offrir. Sans juger sur
l’apparence, j’ai le sentiment qu’une bague
détermine celle qui la porte. C’est le cas
pour moi, avec celle-ci particulièrement.
Elle m’aide à me définir, aux yeux des autres
et des miens. J’ai l’impression de ne pas
être finie lorsque je ne la porte pas. Elle fait
partie de ma personnalité. Le fait qu’elle
soit ronde, transparente et opaque à la fois
me ressemble. Je ne sais pas qui est repré-
sentée sur cette pierre, mais cette figure
m’évoque une histoire mystérieuse. Je l’ai
achetée, il y a une quinzaine d’années, chez
un antiquaire. La monture est en or, le profil
taillé dans une agate. J’aime les nuances
nées de la taille, qui est le propre des
camées. La couleur, pâle, entre beige et
taupe, change selon la lumière et l’endroit
les pierres dont la couleur est marquée par à voir
le temps. On devine que cette bague est Bonne figure
ancienne, elle date, je crois, du xixe siècle. (13 min.),
de sandrine
Lorsque je la retire pour tourner et interpré- KiBerlain.
avec chiara
ter quelqu’un d’autre, j’ai hâte de la glisser à mastroianni.
nouveau à mon doigt pour redevenir qui je
suis. La netteté du profil m’évoque les pre-
miers spectacles de marionnettes, ces por-
traits accrochés sur un bout de bois que l’on
faisait parler. Il est pur, immuable comme un
croquis rapide et précis. Je suis obsédée
par les visages, les profils. C’est pourquoi
j’aime la façon dont les gens sont éclairés
dans les films, particulièrement dans ceux
de Truffaut ou d’Hitchcock. Dans ces gros
plans qui montrent les expressions du
visage, chaque trait raconte quelque chose.
Adolescente, je ne m’occupais que de
mon visage, le corps est venu plus tard. Et
je tiens beaucoup à mon profil que l’on dit
Sandrine Kiberlain

où je me trouve. Elle n’est jamais la même. original. L’originalité, c’est la liberté

Comme moi. Comme tout le monde. J’aime et il faut essayer de la conserver.

M Le magazine du Monde — 7 mai 2016

La vie est un sport magnifique
Boutique en ligne Graphic
Villa Noailles, Hyères
Les jeunes se ruent
sur les paris sportifs en ligne
▶ Le marché français
des paris sportifs en ligne
explose. Au premier
trimestre, les mises ont
bondi de 47 %, atteignant
516 millions d’euros.
Un record
Comment le Mozambique a trompé le FMI
▶ Le pays, parmi les plus
pauvres d’Afrique, a emprunté
1,9 milliard d’euros pour
acheter du matériel militaire
▶ Cette dette, supérieure à 10 %
du PIB, a été dissimulée aux
créanciers internationaux, qui
viennent de suspendre leur aide
→ LIR E PAGE 5
PHILANTHROPIE
DIS-MOI OÙ TU VIS,
JE TE DIRAI COMBIEN
TU DONNES
→ LIR E PAGE 5
ESPACE
LE MARCHÉ DES FUSÉES
RÉUTILISABLES ÉMERGE
→ LIR E PAGE 3
J CAC 40 | 4 276 PTS – 0,99 %
j DOW JONES | 17 660 PTS + 0,05 %
J EURO-DOLLAR | 1,1415
J PÉTROLE | 44,52 $ LE BARIL
J TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,53 %
VALEURS AU 6 MAI À 9 H 30
Cahier du « Monde » No 22180 daté Samedi 7 mai 2016 - Ne peut être vendu séparément
▶ La croissance du secteur
est alimentée par l’arrivée
de nouveaux joueurs,
▶ La montée en puissance
du PSG a clairement
contribué à l’essor des
dont deux tiers ont moins paris en ligne. Le football
de 35 ans. Le nombre est, de loin, le sport
de comptes ouverts a qui attire le plus grand
progressé de 27 % en un an nombre de parieurs
PERTES & PROFITS | TESLA
Dépasser Steve Jobs, le rêve d’Elon Musk
O
n s’étonne régulièrement des foules
d’aficionados qui dorment devant
les magasins Apple pour figurer
parmi les premiers clients d’iPhone
à 1 000 dollars pièce. Folie ? Oubliez. Voici que
des fans font la queue pour acheter une voiture
électrique à 35 000 dollars (30 000 euros). Qui
ne sera livrée que dans deux ans. Ils ont été
325 000 à le faire à la fin du mois de mars dans
les concessions Tesla. Une première à cette
échelle. Si tous ces futurs clients, qui ont déposé
chacun 1 000 dollars d’avance, concrétisent leur
achat, cela garantira à l’entreprise un chiffre
d’affaires de plus de 11 milliards de dollars.
Devant cette perspective stupéfiante, Elon
Musk a lancé, mercredi 4 mai, le pari industriel le
plus fou de ce début de siècle : multiplier la pro-
duction de ses voitures par dix en trois ans, et
par vingt en cinq ans. Passer de 50 000 véhicules
produits en 2015 à près de 1 million, en 2020.
Autrement dit, transformer en une demi-décen-
nie un constructeur confidentiel à l’échelle
mondiale en un rival de BMW qui a produit,
en 2015, 1 million de voitures en Allemagne.
Un équivalent de la révolution iPhone, mais à
une échelle inédite. Il ne s’agit plus de renouve-
ler un secteur de la haute technologie habitué à
changer de visage tous les dix ans, mais de révo-
lutionner une industrie vieille de plus d’un siè-
cle et pilier de la société de consommation,
l’automobile. De quoi faire sourire les vieux
briscards du secteur qui savent si difficiles les
montées en cadence dans les usines.
Pour M. Musk, le pari est technologique, ma-
▶ Les perspectives du
marché suscitent une vive
concurrence. Elle devrait
s’exacerber avec l’arrivée
prochaine en France
de PokerStars
→LIR E PAGE 3
nagérial et financier. Pour rassurer les investis-
seurs, le PDG a indiqué qu’il avait installé son
sac de couchage dans la salle de réunion de
l’usine californienne de Tesla. Cela ne suffira
pas à convaincre, alors que la société a produit
moins de 15 000 voitures au premier trimestre,
un chiffre inférieur à ce qui était prévu, et que
les analystes doutent qu’elle atteigne les
80 000 ventes cette année.
Nouveau paradigme
La difficulté, ici, est que l’entreprise ne peut pas
compter, comme Apple avec ses iPhone, sur des
sous-traitants capables de fabriquer son pro-
duit de A à Z. Tout est internalisé, y compris la
production de son composant-clé, les batteries,
qui seront fabriquées dans l’usine géante du
Nevada, en cours de construction.
Sur le plan managérial, tout est à rebâtir après
le départ de deux vice-présidents chargés de la
production. Enfin, l’hypothèque financière est
totale. L’entreprise creuse ses pertes, 282 mil-
lions de dollars depuis janvier. Pour investir des
milliards de dollars en recherche et en produc-
tion, il faudra lever des capitaux en masse. C’est
sûrement la raison de la sortie spectaculaire
d’Elon Musk. Il est aujourd’hui le seul construc-
teur automobile à pouvoir vendre du rêve aux
investisseurs, celui d’un nouveau paradigme
d’une industrie qui se réinvente dans un coin
de Californie. S’il y parvient, contre l’avis des
spécialistes, alors Steve Jobs aura trouvé un suc-
cesseur à sa (dé)mesure. p
philippe escande
Le succès
de l’industrie
du jeu vidéo
en Pologne
J e pense que, en termes de qua-
lité, on est désormais sur le po-
dium, derrière les Etats-Unis et
le Canada », se félicite Tadeusz
Zielinski. La Pologne, troisième
meilleur producteur de jeux vi-
déo ? Il y a encore quelques an-
nées, l’affirmation du responsa-
ble marketing du studio varso-
vien Flying Wild Hog aurait fait
sourire. Mais, depuis 2015 et le cru
exceptionnel de son industrie, le
doute est désormais permis.
Lancé en mai 2015, The Wit-
cher 3, un jeu de rôle qui se dé-
roule dans un monde médiéval
pétri de culture slave, cumule déjà
plus de 10 millions d’exemplaires
distribués dans le monde et plus
de 200 récompenses. Dont 35 prix
du meilleur jeu de l’année 2015, at-
tribués entre autres par le quoti-
dien britannique The Guardian, le
festival South by Southwest ou en-
core la cérémonie américaine des
Game Awards. Derrière lui, Dying
Light, une autre production locale,
compte une cinquantaine de prix.
Il s’est écoulé à plus de 5 millions
d’exemplaires en dix mois,
en 2015, soit le meilleur lance-
ment commercial pour une nou-
velle franchise.
« On assiste en ce moment à un
vrai boom », se félicite Patryk Gr-
zeszczuk, responsable marketing
chez 11 bit studios, qui est à l’ori-
gine de This War of Mine.
william audureau
Dans la baie de → LIR E L A S U IT E PAGE 8
Maputo, capitale
93%
du Mozambique.
GRANT LEE NEUENBURG/
REUTERS
C’EST LA PART DES STUDIOS
POLONAIS, PARMI LES 150 QUE COMPTE
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N
e le cherchez plus chez Ré-
gine, au Milliardaire, à La
Villa, au Mercato ni au
Schmuck, ce club au décor
hollywoodien de Saint-Ger-
main-des-Prés. Romain Dian
a bien été propriétaire de tous ces lieux bran-
chés, et de quelques autres. Mais il est mainte-
nant… en Amazonie. A 32 ans, l’ex-roi des nuits
parisiennes vient de dissoudre son groupe et
d’entamer une nouvelle vie. Au programme :
yoga, méditation, nutrition bio. A terme, il en-
visage d’ouvrir un lieu à vocation thérapeuti-
que. Peut-être près de Lisbonne. En tout cas
loin de la tour Eiffel et des DJ.
Pendant un siècle, la famille de Romain
Dian a été propriétaire de Docks de France,
des supermarchés repris, depuis, par Au-
chan. « Alors, dans ma tête, j’ai eu envie de bâ-
tir… », expliquait-il en 2012. Dix ans durant, il
a construit un petit groupe de boîtes de nuit
et de restaurants. Jusqu’à se hisser parmi les
quatre ou cinq entrepreneurs de poids dans
ce métier. « Une expérience géniale, pleine
d’adrénaline, très intense, trop intense », dit-il
aujourd’hui. Le marché a eu raison de ses
ambitions. La baisse des recettes a été trop
violente. Plutôt que de déposer le bilan, il a
vendu tous ses établissements, les uns après
les autres : « Cela devenait trop dur. » Le der-
nier, Chez Régine, une boîte créée par la
chanteuse près des Champs-Elysées au début
des années 1970, a été cédé fin décem-
bre 2015. Acquéreur : Moussa Niang, ancien
candidat de « Koh-Lanta ». Ce champion du
monde de sanda, un art martial chinois,
commence à accumuler les endroits chics
dans Paris.
« UN GRAND NETTOYAGE, PLUTÔT SAIN »
Addy Bakhtiar, un autre cador de la nuit, ren-
contre aussi des difficultés. La société de con-
trôle de son groupe, Spell, a été placée en re-
dressement judiciaire par le tribunal de com-
merce de Paris, le 12 janvier. Un simple « acte
de gestion » destiné à « donner un second
souffle » au groupe, tempère ce natif de Téhé-
ran. Il assure conserver « une quarantaine »
d’établissements, dont certains tournent
très bien, à l’image du Showcase, sous le pont
Alexandre-III. Il entend d’ailleurs bien pré-
senter un plan de redressement pour garder
le contrôle de son petit empire, comme il l’a
fait pour le premier de ses établissements à
avoir plongé, le Faust. Ses concurrents et ses
anciens associés ont la dent plus dure. « Addy
est dans le déni, son groupe va vraiment
En France, 600 clubs ont fermé en 2015. Les attentats
ont aggravé la situation d’établissements déjà fragilisés
par la crise et les mesures antitabac. Seuls les concepts
à l’ambiance très étudiée tirent leur épingle du jeu
mal », commente l’un d’eux, en litige avec lui.
« C’est un château de cartes qui s’est écroulé,
juge un autre. A force de ne pas payer les gens
ni l’Urssaf… »
D’autres encore se sont retrouvés au tribu-
nal de commerce, comme Stanislas Dewyn-
ter, le propriétaire des bistrots Chez Clément
et d’une série de lieux festifs à Paris. Le Blue
Night, à Plouguerneau (Finistère). Le Dia-
mant, à Hauteluce (Savoie). Plusieurs clubs
désormais fermés sont même à vendre sur
Leboncoin, notamment à Argentan (Orne) et
à Guéret.
Profits en berne, faillites en hausse : les en-
trepreneurs de la nuit n’ont guère le cœur à
la fête. En particulier dans la capitale. Depuis « LES GENS ONT PEUR
trois ans, le marché s’est considérablement
durci. De combien a-t-il baissé : 20 %, 30 % ?
DE SE POSTER
Nul ne le sait avec précision. Mais, avec les at- À UNE TERRASSE OU
tentats, « la tendance s’est accentuée en 2015,
c’est sûr », souligne Rémi Calmon, le direc- DE S’ENFERMER DANS
teur exécutif du Syndicat national des entre-
prises gay (SNEG), qui compte une majorité
UN LIEU CLOS. EN
d’établissements de nuit parmi ses adhé- ENTRANT, CERTAINS
rents. « Le contexte est hyperanxiogène, les
gens ont peur de se poster à une terrasse ou de DEMANDENT OÙ
s’enfermer dans un lieu clos comme Le Bata-
clan. En entrant, certains demandent où sont SONT LES ISSUES
les issues de secours… » DE SECOURS… »
Dans une période de crise aussi marquée,
l’amateurisme se paye cash. Ceux qui vi- RÉMI CALMON
vaient sur le fil du rasoir et faisaient de la ca- directeur exécutif
valerie sont étranglés. Les autres tentent de du Syndicat national
tenir le choc. Pour garder du chiffre d’affai- des entreprises gay
res, « bien des clubs des Champs-Elysées sont
devenus moins regardants sur les critères
d’entrée », constate le directeur de l’un d’en-
tre eux. « Même pour nous, c’est difficile », re-
connaît-on chez Noctis, le groupe de Laurent
de Gourcuff, qui compte 28 adresses à Paris,
dont Castel, Raspoutine ou encore Monsieur
Bleu, face à la tour Eiffel.
« Une sélection naturelle est en train de
s’opérer », constate Romain Dian, l’une des
victimes de ce mouvement. « Un grand net-
toyage, plutôt sain », confirme Benjamin Pa-
tou, sans doute celui qui s’en sort le mieux.
Malgré les attentats, son groupe, Moma, a dé-
gagé une marge d’exploitation d’environ
10 % du chiffre d’affaires en 2015. « Nos éta-
blissements, comme L’Arc ou Le Bus Palla-
dium, ont un positionnement très travaillé, un
ADN précis, si bien qu’ils sont plus solides »,
explique M. Patou. Autre atout, Moma réalise
70 % de son activité auprès d’entreprises qui
louent son cinéma, l’Elysées Biarritz, pour
des projections, achètent les petits fours de
son traiteur Kaspia, etc. Cela permet d’amor-
tir les hauts et les bas des boîtes de nuit.
« UNE UBÉRISATION DE LA NUIT »
Le Groupe Barrière ne s’y est pas trompé. Le
5 février, le leader français des casinos a pris
49 % du capital de Moma, se substituant
aux actionnaires minoritaires précédents,
qui souhaitaient se désengager. « L’arrivée
de Barrière va me permettre d’entamer la se-
conde phase d’expansion du groupe, en im-
plantant nos grandes marques Victoria 1836
et Manko dans des villes comme Dubaï, New
York, Miami ou Shanghaï », prévoit déjà
M. Patou. Le financier Marc Ladreit de La-
charrière, actionnaire à 40 % de Barrière, a
béni la transaction.
Les attentats n’ont fait qu’aggraver une si-
tuation déjà périlleuse. Prenez une crise
économique qui incite les jeunes à dépenser
moins. Ajoutez les mesures antitabac, qui
fragilisent les établissements situés en
sous-sol, sans aucune possibilité de fumer,
sinon dans la rue. Intégrez l’essor des ré-
seaux sociaux et leurs rendez-vous fixés en
quelques minutes. Versez une larme sur le
départ de certains ultrariches. Le résultat ?
Un cocktail parfaitement toxique pour les
discothèques traditionnelles. Environ 600
d’entre elles ont disparu en 2015, selon Lau-
rent Lutse, de l’Union des métiers et des in-
dustries de l’hôtellerie.
« Pour les boîtes lambda, c’est mort, tranche
une professionnelle. Aujourd’hui, les gens
sortent au maximum deux soirs par semaine,
0123
SAMEDI 7 MAI 2016
Au Raspoutine,
propriété du
groupe de Laurent
de Gourcuff,
Noctis, à Paris,
en avril 2014.
SÉBASTIEN LEBAN/
DIVERGENCE
le vendredi et le samedi. On est en train de per-
dre le jeudi. Et, dès qu’il fait beau, il n’y a plus
personne en sous-sol. »
Les habitudes festives ont changé. Plutôt
que de payer cher pour s’enfermer dans un
lieu où l’accueil n’est parfois pas à la hau-
teur, bien des jeunes préfèrent acheter de la
bière ou de la vodka au supermarché et se
retrouver chez eux, dans la rue, sur les quais
de Seine, ou encore à l’entrée d’un bar. Il suf-
fit d’un mot sur Facebook. « C’est un peu une
ubérisation de la nuit », commente Rémi
Calmon.
D’autres clients optent pour les bars à am-
biance musicale, qui ouvrent plus tôt et fer-
ment parfois au petit matin. A Paris, ils bé-
néficient d’une vogue très nette. Une ten-
dance qui fait la fortune de Romée de Go-
riainoff, Olivier Bon et Pierre-Charles Cros.
Ces trois amis d’enfance ont ouvert un pre-
mier bar il y a neuf ans, l’Expérimental, puis
un deuxième, un troisième… Ils en sont
aujourd’hui à 16 établissements de nuit. Des
bars à cocktails et à vin, mais aussi des res-
taurants et même un hôtel. Après Paris, ils
ont investi à New York, à Ibiza, à Londres, et
préparent l’ouverture d’un club tout ce qu’il
y a de plus anglais dans un immeuble de
Mayfair. L’ensemble devrait représenter
20 millions d’euros de chiffre d’affaires
en 2016 et 30 millions, une fois que les pro-
jets en cours auront abouti. M. Bon donne la
recette : « On vend une alchimie, la conjonc-
tion de lieux design avec de très bons cock-
tails, de la musique sympa et des animations
au goût du jour. »
Pour dépenser davantage, il faut que cela
en vaille vraiment la peine, jugent de nom-
breux noctambules. Qu’il y ait un DJ star, un
lieu hors normes. Quand tel est le cas, les
amateurs qui en ont les moyens n’hésitent
pas à prendre un billet d’avion pour un ras-
semblement électro ou une fête exception-
nelle à Londres, à Berlin, à Barcelone ou à
Ibiza, dans des endroits où l’on peut monter
le son sans gêner les riverains. Une nouvelle
géographie dont Paris se retrouve un peu
écarté.
Avant de quitter le Quai d’Orsay, Laurent Fa-
bius avait publié, en octobre 2015, un rapport
qui proposait 22 mesures pour faire de la vie
nocturne « un facteur d’attractivité touristi-
que ». Comment inciter les jeunes Européens
à venir s’amuser à Paris ? Le ministre des af-
faires étrangères voulait notamment encou-
rager la création de « croisières électro » sur
la Seine et la mise en place d’une zone en-
tière consacrée à la nuit entre le Petit et le
Grand Palais, près des Champs-Elysées et
loin des habitations. Il suggérait aussi de li-
miter les fermetures administratives de boî-
tes « pour rétablir la confiance des investis-
seurs ». Depuis le départ de M. Fabius au Con-
seil constitutionnel, le projet semble à l’arrêt.
« Tant de lieux ont fermé que, à force, l’hémor-
ragie va s’arrêter, veut néanmoins croire
M. Lutse. Si elle se réinvente, la nuit a encore
de beaux jours devant elle. » p
denis cosnard et juliette garnier
0123
SAMEDI 7 MAI 2016 économie & entreprise | 3

Paris sportifs
en ligne : la folie
gagne du terrain
Au premier trimestre 2016,
les mises ont bondi de 47 %

P
romis, il arrête. Depuis historique, selon les données que
trois mois, d’ailleurs, Va- s’apprête à publier l’Arjel, l’auto-
lentin parie beaucoup rité de régulation du secteur.
moins souvent sur les Le chiffre d’affaires du secteur,
matchs du PSG ou les tournois de c’est-à-dire ce que les joueurs per-
basket. « Avant, je jouais une fois dent au bout du compte, a grimpé
par jour, raconte ce Parisien de dans le même temps de 30 %, à
19 ans. Parfois, je mettais mon ré- 82 millions d’euros.
veil à sonner au milieu de la nuit « Cette envolée est avant tout liée
pour suivre les compétitions amé- à l’arrivée de nouveaux parieurs,
ricaines de hockey sur glace sur les- donc on n’est pas dans l’addiction,
quelles je misais avec un pote. C’est se réjouit Charles Coppolani, le
très addictif. Mais au bout du président de l’Arjel. Ce n’est pas
compte, on s’aperçoit qu’on perd comme si les joueurs perdaient de
plus d’argent que l’on en gagne… » plus en plus. Et on reste loin de ce
Valentin fait partie des nou- que dépensent les Anglais ou les
veaux convertis aux paris sportifs Italiens. »
en ligne. Souvent les plus accros.
A 16 ans, il possédait déjà Merci Zlatan !
trois comptes au nom de ses pa- De fait, en France, plus de
rents. A 18, il en a ouvert sur tou- 740 000 comptes ont été utilisés
tes les plates-formes pour bénéfi- au moins une fois au cours du tri-
cier des 100 euros offerts pour mestre. C’est 27 % de plus en
100 euros misés. Depuis, cet étu- un an, et une progression de 60 %
diant annonce régulièrement en deux ans. Nouveaux ou plus d’ailleurs clairement contribué à En 2013 et 2014, le spécialiste du les opérateurs ont, en moyenne,
qu’il va arrêter. anciens, les parieurs sportifs ont l’essor des paris en ligne. Merci poker Winamax, Unibet et Zeturf rendu aux parieurs près de 87 % de
« Cette envolée
Il n’est pas seul en son genre. un profil très spécifique : comme Zlatan ! Mais le tennis, le basket se sont lancés coup sur coup dans leurs mises, contre 82 % en 2014. est liée à l’arrivée
Après des débuts laborieux Valentin, ce sont des jeunes (les américain, le rugby ont aussi ce métier, troublant l’ordre à Sur les deux matchs récents entre
en 2010-2011, lors de la légalisa- deux tiers ont moins de 35 ans), et leurs adeptes. Et même le hockey peine établi entre Betclic, Bwin et le PSG et Chelsea, les entreprises y
de nouveaux
tion des jeux d’argent sur Inter- surtout des hommes, à 92 %. « Le sur glace : les mises ont doublé en le PMU. « Nous nous sommes dit : ont même été de leur poche, rever- parieurs, donc
net, le marché des paris sportifs jeu, c’est de l’adrénaline de syn- un an. « Ce n’est pas très compli- le marché est porteur, il y a un sant ensemble aux joueurs 1 mil-
en ligne est reparti à la hausse. thèse… et beaucoup de testosté- qué, et les cotes sont plus intéres- moyen de se frayer un chemin, ra- lion d’euros de plus que ce qu’ils
on n’est pas
D’abord doucement. Aujourd’hui, rone », résume un professionnel. santes que dans le foot », confie conte Emmanuel de Rohan-Cha- avaient misé. Résultat : « Dans les dans l’addiction »
il explose. Au premier trimestre Six fois sur dix, ils misent sur le Valentin. bot, le fondateur de Zeturf. Et tous, paris sportifs, aucun opérateur ne
CHARLES COPPOLANI
2016, les mises ont bondi de 47 % football, le sport le plus populaire Si cette nouvelle folie fait la joie nous avons engagé une compéti- gagne d’argent », assure M. de Ro-
président de l’Arjel
par rapport à la même période de et le plus médiatisé dans l’Hexa- des parieurs, elle cause paradoxa- tion assez violente en proposant han-Chabot. « Tout le monde a dû
l’année 2015 ! Une croissance en- gone. Ces dernières années, la lement du souci aux entreprises des cotes attractives. » serrer ses marges, d’autant qu’avec
core jamais vue. Elles ont atteint montée en puissance du PSG concernées. C’est que l’envol de ce Une guerre des prix de plus en les comparateurs de cotes, les pa-
516 millions d’euros, un record grâce à l’argent du Qatar a marché a attisé la concurrence. plus vive. Au premier trimestre, rieurs se montrent de plus en plus Pour les spécialistes du poker et
sensibles aux prix », acquiesce un des paris hippiques en ligne, cette
autre dirigeant. ruée vers le sport est logique.
Partouche mise sur la réalité virtuelle La bataille paraît loin de se cal-
mer. Après avoir vu sa part de
Autant le marché sportif s’em-
balle, autant les autres sont en
marché passer de plus de 40 % à berne. Au premier trimestre, le
placez un masque électronique sur les « Il ne s’agit pas seulement d’être dans l’air Après une hausse de 4 % à périmètre moins de 25 % en quelques an- chiffre d’affaires du turf en ligne a
yeux. Mettez un casque sur les oreilles. At- du temps, mais d’amener les clients à entrer comparable au premier trimestre, l’entre- nées, le leader historique Betclic a encore fléchi de 5 %, et celui du po-
trapez les deux manettes. Vous voici sou- dans le casino, à jouer à nos machines à prise a gardé, depuis, une croissance simi- tout récemment sorti lui aussi ses ker a stagné, après des années de
dain à jouer au chamboule-tout dans un ca- sous, etc., explique Fabrice Paire, le patron laire. « Et le mouvement est confirmé dans griffes pour ne pas se faire dépas- chute. Plusieurs sites ont
sino imaginaire. Bienvenue dans la réalité du groupe. Plus vous dégommez de cibles l’ensemble du secteur, qui connaît son qua- ser par Winamax. Et tous les opé- d’ailleurs préféré abandonner la
virtuelle… virtuelles, plus vous gagnez de jetons réels à trième semestre consécutif de progression », rateurs se préparent avec crainte partie, à l’image d’Everest Poker,
Partouche, le numéro deux français des utiliser ensuite dans nos jeux. » se réjouit le président du directoire. Pa- au débarquement imminent d’un un des précurseurs, qui cessera
casinos, tente une incursion dans ce nou- Au-delà du Bingo désormais proposé reille remontée n’a pas échappé aux inves- nouvel acteur de poids, PokerS- son activité le 31 mai. Son proprié-
veau monde. Profitant de l’arrivée sur le dans certains de ses casinos, la direction de tisseurs : en Bourse, l’action Partouche a tars, le leader mondial du poker. taire a préféré concentrer ses for-
marché de nouveaux équipements comme Partouche veut ainsi attirer de nouveaux flambé de 117 % en un an. La meilleure per- Peut-être avant même l’Euro 2016 ces sur son autre marque, Betclic.
les masques Vive, il s’apprête à installer à clients et prolonger l’embellie dont bénéfi- formance des 300 principales valeurs co- de football, qui débutera en juin et Mais M. de Rohan-Chabot en est
l’entrée de ses 40 établissements des espa- cie le groupe familial. L’activité, enfin re- tées à Paris ! suscite les convoitises. « Nous persuadé : cette compétition fa-
ces de jeu virtuel, proposant ces chambou- partie en 2015 après sept années de baisse, Les recettes des casinos constituent-elles avons prévu d’entrer cette année rouche ne pourra pas durer éter-
le-tout et, dans certains, un voyage en mon- reste résolument orientée à la hausse. un indicateur avancé de l’économie d’un sur le marché français des paris nellement. « Il y aura des morts »,
tagnes russes à travers ses casinos. Les « Oui, cela va mieux, confirme M. Paire. Les pays ? Si tel est le cas, François Hollande sportifs, confirme le groupe. La prédit-il. En espérant bien ne pas
deux jeux ont été développés par les équi- clients sont plus nombreux, moins réticents, peut avoir le sourire… p date exacte devrait être connue en faire partie. p
pes de la maison pour un coût minime. ils se lâchent enfin. » de. c. sous peu. » denis cosnard

Un pas de plus vers la réutilisation des lanceurs

Mission remplie pour Space X, qui a récupéré en douceur, vendredi 6 mai, le premier étage de sa fusée Falcon 9

H ergé l’avait imaginé,

Elon Musk l’a fait.
Soixante-trois ans après
le retour sur terre de la fusée à da-
mier rouge et blanc de Tintin,
Space X est parvenu, vendredi
6 mai, à ramener en douceur le
premier étage de sa fusée Fal-
con 9. Ce troisième exploit depuis
2015 efface quatre tentatives in-
fructueuses et permet d’envisager
dans le futur une réutilisation des
lanceurs.
Après quelques minutes d’as-
cension et alors que le deuxième
étage de la fusée continuait sa tra-
jectoire pour placer en orbite un
satellite japonais de télécommu-
nications, l’imposant premier
étage de 70 mètres de haut chargé
de la propulsion se détachait. Il
amorçait sa descente dans la nuit,
freiné par des moteurs, lui per-
mettant de se poser à la verticale
sur une barge flottant dans l’At-
lantique, au large de la Floride.
Le succès serait complet pour
Elon Musk s’il n’était pas devancé
par un autre milliardaire de l’éco-
nomie numérique, Jeff Bezos, le
patron d’Amazon, fondateur de la
société spatiale Blue Origin. Sa fu-
sée, New Shepard, s’est posée sans
encombre pour la première fois en
novembre 2015, un mois avant le
premier succès de Falcon 9. Elle a
depuis connu deux autres réussi-
tes. Les deux concurrents font jeu
égal, léger avantage à Blue Origin.
Réduire les coûts
Depuis le début des années 2000,
ces deux entrepreneurs améri-
cains se font concurrence pour dé-
velopper le tourisme spatial. Jeff
Bezos veut proposer, dès 2018, des
vols à la frontière de l’espace ; les
passagers pourront, durant quel-
ques minutes, connaître l’état
d’apesanteur, flottant dans la ca-
bine avant de redescendre sur
terre. Elon Musk est plus ambi-
tieux, étudiant des voyages vers
Mars. Il envisage déjà d’envoyer
dans deux ans une capsule non ha-
bitée vers la Planète rouge.
Cependant, les véhicules ne sont
pas les mêmes. La différence entre
New Shepard et Falcon 9 est du
même ordre que celle entre un voi-
lier et un paquebot. Pour son vol
suborbital, la fusée de Blue Origin
monte en une dizaine de minutes,
à 100 kilomètres d’altitude. Après
la séparation de la capsule, le lan-
ceur amorce sa descente sous le
seul effet de la gravité. A environ
un kilomètre et demi du sol, le mo-
teur se rallume pendant une di-
zaine de secondes pour ramener la
vitesse à 5 km/h et se poser en dou-
ceur.
En revanche, conçu pour en-
voyer des satellites sur des orbites
lointaines, la fusée de Space X est
plus puissante. Le premier étage
du lanceur monte jusqu’à près de
200 kilomètres avant de se déta-
Reste à savoir
si le coût de la
remise en état
du premier étage
ne sera pas
supérieur à celui
d’un élément neuf
cher et de revenir sur terre. Le re-
tour est donc plus délicat.
Si les projets sont différents, les
intentions sont identiques : récu-
pérer les lanceurs pour les réutili-
ser et réduire les coûts. Un change-
ment de conception comme le
soulignait Jeff Bezos. « Imaginez
qu’un Boeing 747 vole jusqu’en Asie
et soit détruit ensuite. C’est le mo-
dèle des fusées actuelles. »
Les Européens sont plus réser-
vés. Au-delà de l’exploit technique
unanimement salué reste à savoir
si le coût de remise en état du pre-
mier étage ne sera pas supérieur à
celui d’un élément neuf. La renta-
bilité est aussi liée à la taille du
marché. Le seuil est aujourd’hui
estimé à trente tirs par an. C’est
loin d’être le cas sur le seul marché
commercial, où les tirs d’Ariane,
tout comme ceux de Falcon, se
comptent à peine sur les doigts des
deux mains. Pour y parvenir, Elon
Musk devra compter sur les mis-
sions de la NASA et du gouverne-
ment américain. C’est pourquoi il
vient d’entrer sur le marché mili-
taire en décrochant son premier
contrat. En Europe, le nombre de
vols institutionnels est limité, ne
permettant pas, en s’ajoutant aux
vols commerciaux, d’atteindre le
niveau voulu.
Cela n’empêche pas de réfléchir à
la réutilisation des modules, avec
une approche différente de celle de
Space X. Plutôt que de récupérer
tout le premier étage, Airbus envi-
sage de faire revenir sur terre uni-
quement le moteur servant à pro-
pulser le lanceur. Celui-ci est pro-
tégé par une coque ronde dotée
d’ailes, qui, une fois l’étage supé-
rieur séparé à 180 kilomètres d’al-
titude, se désolidarise du réservoir
et se transforme en drone en sor-
tant des hélices. Le petit avion re-
vient alors se poser sur la base spa-
tiale. Ces travaux se concrétiseront
au mieux en 2025, la priorité étant
de lancer Ariane 6.
Et c’est finalement en Inde qu’il
faut retrouver un projet de fusée
réutilisable. En juin, New Delhi tes-
tera un prototype pouvant faire
des allers-retours entre la Terre et
l’espace. Le Reusable Launch Vehi-
cle Technology Demonstrator
(RLV-TD) servira à définir des tech-
nologies pour les deux étages pour
un futur lanceur, dans plusieurs
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0123
SAMEDI 7 MAI 2016
Le tour
de France
de la générosité
L’Alsace est en pointe pour les
dons, selon la Fondation de France
A
nnonces à la radio,
pages de publicité dans
les journaux… à quel-
ques jours de la date bu-
toir pour déclarer l’impôt de solida-
rité sur la fortune (ISF), les fonda-
tions et autres organismes d’inté-
rêt général sont à la manœuvre
pour inciter les particuliers aisés à
leur faire un don. Avec un argu-
ment imparable : les contribuables
peuvent déduire de leur ISF 75 % de
la somme donnée. Et cela fonc-
tionne : 200 millions d’euros de
« dons ISF » devraient être réali-
sés en 2016, si l’on se fonde sur le
coût attendu pour l’Etat de cette
dépense fiscale. Cette somme
s’ajoute aux dons aux associations,
qui permettent d’obtenir une ré-
duction d’impôt sur le revenu.
En 2014, 2,3 milliards d’euros
de dons ont ainsi été déclarés au
fisc par 5,7 millions de foyers, se-
lon une étude intitulée « La phi-
lanthropie dans les territoires » et
mise en ligne le 28 avril par la
Fondation de France. Soit 15,7 %
des foyers fiscaux. « Ce chiffre est a
minima, beaucoup de personnes
donnant sans pour autant en in-
former l’administration fiscale,
mais c’est le plus fiable », explique
Laurence de Nervaux, responsa-
ble de l’Observatoire de la Fonda-
tion de France.
Cette générosité se traduit aussi
par un nombre croissant de fon-
dations : 2 213 étaient actives fin
2014, fortes de 22 milliards
d’euros d’actifs financiers. « Leur
nombre a doublé depuis 2001, et il
s’en crée aujourd’hui deux par se-
maine. L’Etat a joué un rôle majeur
dans cet essor en dotant la France
Le Mozambique se voit privé d’aide
internationale pour avoir caché des dettes
1,9 milliard d’euros ont été empruntés, en toute opacité, pour acheter du matériel militaire
maputo - correspondance
D epuis son bureau de Ma-
puto, dont la baie vitrée
donne sur les nouvelles
constructions du bord de mer, ce
diplomate fulmine : « C’est une
grande déception. On se sentirait
presque trahi. »
Mercredi 4 mai, l’ensemble des
bailleurs de fonds qui contri-
buent au budget du Mozambique
ont annoncé la suspension de
leurs aides. Ils emboîtent le pas au
Fonds monétaire international
(FMI), à la Banque mondiale et au
Royaume-Uni, stupéfaits de dé-
couvrir, à la mi-avril, une dette de
1,4 milliard de dollars dissimulée
par les autorités mozambicaines
(1,2 milliard d’euros). En toute
opacité, des entreprises publiques
ont contracté au moins trois em-
prunts en 2013 et 2014 pour finan-
cer l’achat d’embarcations mili-
taires et de matériel de protection
maritime – en partie à la France.
Désormais, le pays est plongé
dans sa plus grave crise depuis la
fin de la guerre civile, en 1992.
Retour en 2013 et à une success
story : celle de la reconstruction
du pays après quinze années de
conflit. Le Mozambique vient de
connaître deux décennies de
paix. Devenu le chouchou des
pays donateurs, il jouit d’une
croissance annuelle qui caracole
en moyenne à 7 %. En 2010, les
de dispositifs fiscaux incitatifs et
d’une palette de solutions permet-
tant aux particuliers de mener leur
projet philanthropique », rappelle
Francis Charhon, directeur géné-
ral de la Fondation de France.
Evidemment, cette carte de la
générosité n’est pas uniforme.
Trois régions se distinguent lors-
qu’on regarde la proportion de
foyers réalisant des dons : l’Alsace
(23,3 %), la Franche-Comté (18,9 %)
et Rhône-Alpes (17,5 %). La Picar-
die (12 %) et la Corse (10,2 %) sont
en queue de peloton.
« Concurrence philanthropique »
Le niveau de revenus des Français
est essentiel pour expliquer
ces divergences territoriales. Mais
comparer la carte de France du
revenu fiscal médian à celles des
foyers donateurs réserve des sur-
prises. « Des zones entières où le
niveau de vie est élevé ne sont pas
pour autant performantes en ma-
tière de don », relève l’étude en ci-
tant le bassin parisien (sauf Paris
et les Hauts-de-Seine), la Gironde,
le Var et les Bouches-du-Rhône.
Les auteurs ont également jux-
taposé la carte de la pratique reli-
gieuse dans les années 1960 à
celle des ménages qui donnent.
« Certes, la religion a, depuis, forte-
ment reculé en France, mais il
existe une concordance entre les
régions où cette pratique a persisté
plus tardivement et celles qui
comptent aujourd’hui les plus
forts taux de donateurs », souligne
Mme de Nervaux.
« D’une manière générale, les ter-
ritoires où il existe un engagement
fort pour la cité, visible notam-
plus grandes réserves de gaz
d’Afrique subsaharienne sont dé-
couvertes au large de ses côtes.
C’est l’euphorie : les investisseurs
affluent et réveillent Maputo, une
belle cité édifiée par les Portugais,
mais délabrée depuis l’indépen-
dance en 1975. Les chiffres don-
nent le tournis : le FMI prévoit une
croissance de 24 % lorsque l’ex-
portation du gaz battra son plein,
à l’horizon 2021. Sur le continent,
alors que le mythe de « l’essor afri-
cain » gagne du terrain, la capitale
mozambicaine accueille une con-
férence du FMI sur le sujet, Africa
Rising, en mai 2014. La directrice
générale, Christine Lagarde, s’y
affiche aux côtés de l’ancien pré-
sident, Armando Guebuza,
aujourd’hui au cœur du scandale.
L’élite du Frelimo, le parti an-
ciennement marxiste au pouvoir
depuis quarante ans, s’est-il enivré
des futures recettes du gaz pour
conclure des affaires douteuses
sans se soucier des conséquences ?
Dès septembre 2013 éclate le scan-
dale Ematum, du nom de la Com-
pagnie mozambicaine de thon,
qui commande trente bateaux
aux Constructions mécaniques de
Normandie (CMN). A Cherbourg
(Manche), le gouvernement fran-
çais célèbre le « contrat du siècle »,
en pleine vague du redressement
productif. Mais au même mo-
ment, au Mozambique, l’annonce
créée la surprise. Inconnue au ba-
PROPORTION DE FOYERS DONATEURS*,
EN %
De 20 à 23,3
De 17,5 à 20
De 15 à 17,5
De 12,5 à 15
De 10,2 à 12,5
Bretagne
297
24
NOMBRE
DE FONDATIONS
EN 2014
XXX
*DÉCLARÉS EN 2014
ment à travers la densité du tissu
associatif, sont ceux où la part de
donateurs est la plus élevée. C’est
pourquoi la Franche-Comté, terre
de coopératives ouvrières, se dis-
tingue », ajoute Antoine Vaccaro,
président du Centre d’étude et de
recherche sur la philanthropie.
Les différences entre les régions
sont encore plus importantes
lorsqu’on s’intéresse au montant
moyen du don. Il s’élève à
411 euros, mais s’échelonne de
292 euros en Basse-Normandie à
653 euros à Paris. Le partage Nord-
Sud est assez net, les régions sep-
tentrionales affichant des dons
taillon, l’entreprise a levé, en cati-
mini, 850 millions de dollars sur le
marché des euro-obligations, avec
la garantie de l’Etat.
« Il n’y a eu aucun appel d’offres, le
Parlement a été contourné, la
Constitution violée », fustige la dé-
putée d’opposition Ivone Soares.
Elle attribue une part de responsa-
bilité aux banques internationa-
les qui « prêtent, sans regarder, à
des régimes kleptocrates ». Chez les
investisseurs, la mode est alors à la
dette des pays émergents, et les
banques chargées de l’emprunt,
Credit Suisse et VTB, trouvent faci-
lement preneurs. Lorsqu’il s’avère
que la majorité de la dette a servi à
acquérir des embarcations et du
matériel de défense, le FMI et les
bailleurs voient rouge.
« Rupture de confiance »
En réalité, Ematum n’était que la
partie immergée d’un iceberg de
dettes. A la suite de révélations
dans la presse internationale, le
gouvernement admet, le 15 avril
devant le FMI, que deux autres en-
treprises publiques ont contracté
des prêts, de 622 millions et
535 millions de dollars, pour finan-
cer toujours plus d’embarcations
militaires. Au total, 2,2 milliards de
dollars (1,9 milliards d’euros) – soit
plus de 10 % du PIB – ont été consa-
crés à la défense, sans apparaître
dans les comptes publics. Alors
que le Mozambique figure parmi
Et vous, vous donnez combien ?
Nord-Pas-de-Calais
Haute-
Normandie
Basse-Normandie 12
313 Ile-de-France Champagne- 332
292
18
653
Centre
Pays de la Loire
335
335
36
Poitou-
Charentes
Limousin
319
22
6 23
Aquitaine
362 Midi-Pyrénées
360
46
45
égaux ou supérieurs à la
moyenne nationale hors Ile-de-
France (348 euros), même si l’Al-
sace se distingue encore avec un
montant particulièrement élevé.
Par ailleurs, certaines régions
ayant une faible proportion de
donateurs se « rattrapent » par
des dons élevés. « Dans les territoi-
res où les inégalités sociales sont
criantes, les donateurs sont moins
nombreux mais plus généreux.
C’est particulièrement visible en
Languedoc-Roussillon », précise
M. Charhon.
Mais c’est au niveau de l’implan-
tation des fondations que l’inéga-
les dix pays les plus pauvres au
monde, les soupçons de détourne-
ment se font insistants.
Pour les bailleurs de fonds, il y a
« rupture de confiance ». D’après le
ministère de l’économie, l’aide
budgétaire représente un engage-
ment de 467 millions de dollars
pour 2016, soit 12 % du budget na-
tional. Ce manque à gagner ne
pouvait plus mal tomber. Le pays
subit de plein fouet la chute du
cours des matières premières et sa
monnaie a perdu presque la moi-
tié de sa valeur par rapport au dol-
lar en 2015. Les projets gaziers, re-
poussés, apporteront beaucoup
moins de recettes qu’espéré. Alors
que les échéances de rembourse-
ment se rapprochent, la question
du défaut de paiement se pose.
« Au prix d’une complète transpa-
rence, il faudra de longs mois pour
que le gouvernement fasse amende
honorable auprès de ses partenai-
res internationaux », avertit Fer-
nando Lima, le directeur de l’heb-
domadaire indépendant Savana.
La dégradation du climat politique
est une source d’inquiétude géné-
rale. La rébellion de la guerre ci-
vile, la Renamo, a repris les armes
en 2013 pour contester la main-
mise du Frelimo sur l’appareil
d’Etat. Les affrontements se sont
intensifiés ces derniers mois et le
pays court le risque de voir son im-
mense potentiel lui échapper. p
adrien barbier
économie & entreprise | 5
MONTANT MOYEN DES DONS,
XX
EN EUROS
328
62
Picardie
324
Lorraine
19
Alsace
Ardenne 391
21
1 468 327
13 45
Franche-
Bourgogne
Comté
22 303
336 13 9
327
Rhône-Alpes
314
386
Auvergne
394
149
110
38
Provence-Alpes- Corse
366 Côte-d’Azur
313
Languedoc-
Roussillon 2
SOURCES : OBSERVATOIRE DE LA FONDATION DE FRANCE, ADMINISTRATION FISCALE
lité territoriale est la plus marquée. de-Calais ou les Pays de la Loire et
Plus de la moitié des fondations se s’explique par un engagement fort
situent à Paris. Et, hors d’Ile-de- des entreprises locales.
France, un tiers sont regroupées Au fil du temps, la polarisation
en Rhône-Alpes et en PACA. « Dans autour des grandes métropoles,
ces régions, ainsi qu’en Alsace zones de richesses, s’est renfor-
d’ailleurs, il existe une longue tradi- cée. Cette concentration géogra-
tion philanthropique, qui remonte phique se double d’une concen-
au XIXe siècle et qui est très souvent tration économique, avec, d’un
liée à des questions religieuses. Avec côté, une cinquantaine de fonda-
parfois même une forme de concur- tions détenant plus de 100 mil-
rence philanthropique entre protes- lions d’euros d’actifs chacune et,
tantisme et catholicisme qui a favo- de l’autre, une myriade de petits
risé ce secteur », explique Mme de acteurs : 20 % des fondations
Nervaux. Le développement des sont dotées de moins de
fondations est, en revanche, beau- 100 000 euros. p
coup plus récent dans le Nord-Pas- frédéric cazenave
E- COMMER C E
Alibaba termine l’année
sur les chapeaux de roue
J EUX VI D ÉO
Activision Blizzard
plus optimiste
Le numéro un chinois de la L’éditeur américain de jeux
vente sur Internet, Alibaba, a
publié, jeudi 5 mai, un chiffre
d’affaires de 3,75 milliards de
vidéo Activision Blizzard a re-
levé ses prévisions financiè-
res, jeudi 5 mai, après avoir
dollars (3,28 milliards vu son bénéfice par action
d’euros), en hausse de 39 %, doubler au premier trimestre,
au quatrième trimestre de hors frais liés au rachat de
son exercice 2015-2016. King Digital Entertainment
Entre janvier et mars, son (Candy Crush). Le proprié-
bénéfice net a augmenté de taire de Call of Duty estime
85 %, à 824 millions de dol-
lars. Il a quasi triplé
sur l’ensemble de l’exercice,
à 11,05 milliards
de dollars. – (AFP.)
que son public « a passé
42 milliards d’heures à jouer
avec, ou à regarder,
nos jeux sur les douze derniers
mois ». – (AFP.)
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6 | idées 0123
SAMEDI 7 MAI 2016

MA VIE EN BOÎTE | CHRONIQUE

par annie kahn

Inquiet en amour, audacieux au boulot

I l est des études qui ressemblent à

des poissons d’avril mais qui n’en
sont pas. Ainsi du très sérieux
travail de recherche publié le 7 avril,
dans Psychological Science, par trois
chercheurs en psychologie, Joshua Ac-
kerman, de l’université du Michigan,
Jon Maner, de l’université Northwes-
tern, et Stephanie Carpenter, de l’uni-
versité du Wisconsin à Madison.
Il y apparaît que la proportion
d’hommes et de femmes dans une so-
ciété influence grandement nos déci-
sions, et en particulier dans l’univers
professionnel. Plus les hommes
sexuellement actifs sont nombreux
relativement aux femmes fécondables,
dans notre environnement immédiat
– soit, en termes plus scientifiques,
plus le sex-ratio opérationnel (SRO) est
élevé –, plus les hommes sont prêts à
prendre des risques dans quelque
domaine que ce soit. En matière d’in-
vestissement financier, de projets de
recherche, entre autres. Plus le SRO est
faible, plus les femmes sont nombreu-
ses relativement aux hommes et plus
elles seraient des risque-tout.
Toutes les belles théories enseignées
dans les meilleures universités pour
mesurer les taux de retour sur inves-
tissement, calculer et comparer les
flux de trésorerie actualisés, décider
des choix d’allocation d’actifs, seraient
bel et bien bonnes, et rationnellement
efficaces. Mais, comme beaucoup ont
pu le constater, leurs conclusions sont
parfois ignorées au profit de choix
tout à fait irrationnels. Pour des mo-
tifs parfois conscients, comme l’envie
de se faire plaisir, mais parfois pas.
POUSSE-AU-CRIME
Le sex-ratio opérationnel serait ainsi,
pour les êtres de sexe masculin, un
pousse-au-crime ou au contraire un
étouffoir à projets selon qu’il est élevé
ou pas. Inversement pour les femmes.
Explication des chercheurs : quand
les hommes sont plus nombreux,
ils doivent se battre pour attirer la
femme de leur choix et donc prendre
des risques pour arriver à leurs fins.
Ce comportement ne se limiterait pas
à cette seule activité de chasse ou de
drague, mais influerait également sur
leurs autres faits et gestes, personnels,
mais aussi professionnels. Outre cette
raison primaire, « il se pourrait aussi
que ce choix de concentrer ses investis-
sements sur un nombre limité de pro-
jets plutôt que de les diversifier servi-
rait à attirer des partenaires potentiels.
Parce qu’en cas de succès, l’investisseur
améliore sa réputation, devient plus
fortuné ou simplement montre à quel
point il est motivé pour arriver à ses
fins… amoureuses ». Explication certes
beaucoup plus sophistiquée !
D’autres chercheurs avaient déjà
démontré l’influence du sex-ratio
dans les décisions économiques en
étudiant sa corrélation avec le taux
d’épargne. Il apparaissait que les hom-
mes épargnaient moins et dépen-
saient davantage quand le sex-ratio
leur paraissait plus élevé.
Joshua Ackerman et ses collègues
ont élargi le champ de l’étude. Ils ont
mené plusieurs expériences durant
lesquelles des cohortes de plus d’une
centaine de personnes – hommes et
femmes – à chaque fois devaient choi-
sir entre plusieurs stratégies d’inves-
tissement ou de choix de projets. Ils
pouvaient soit décider de minimiser
les risques, en diversifiant des inves-
tissements (ou en menant plusieurs
projets en parallèle), en accord avec
le bon principe qui veut que l’on ne
mette pas tous ses œufs dans le même
panier. Soit, au contraire, miser plus
gros sur un nombre de projets limités,
avec l’espoir de gagner plus en cas de
succès, mais aussi le risque de perdre
davantage, comme le prévoit la théo-
rie du rapport risque-rendement bien
connu des financiers. Leurs diverses
expériences ont confirmé leur thèse.
FONCTIONNAIRES
Qu’en conclure pour notre beau pays ?
En France, selon l’Insee, les hommes
sont plus nombreux à la naissance et
le restent jusqu’à 23 ans. Mais ensuite,
c’est-à-dire durant l’essentiel de la pé-
riode active sexuellement, le taux
s’inverse. Ce qui voudrait dire que
globalement, la démographie n’incite-
rait pas les hommes français à
prendre des risques, à oser profession-
nellement. L’appétence pour les mé-
tiers de fonctionnaire trouverait là
une explication inédite.
A moins que la notion d’« environ-
nement immédiat » ne s’applique
pas au pays dans son ensemble mais
à sa collectivité de travail. Ce qui ne
serait pas absurde dans la mesure où
l’on sait que près d’une personne sur
PLUS LE SEX-RATIO
OPÉRATIONNEL EST ÉLEVÉ,
PLUS LES HOMMES
SONT PRÊTS À PRENDRE
DES RISQUES
quatre – 24,2 % exactement – avoue
avoir eu des relations amoureuses
au travail, selon une enquête réalisée
par Radio France en 2012. L’univers
professionnel est donc bien un ter-
rain de chasse sur lequel la théorie
de M. Ackerman doit pouvoir se
trouver validée. Ce qui signifierait
que plus l’on monte dans la hiérar-
chie, plus les hommes doivent être
audacieux tant la surpopulation
masculine est intense au faîte du
pouvoir. Quitte à prendre des ris-
ques inconsidérés. Un argument
supplémentaire à mettre au compte
de la parité. Pour raison garder ! p
kahn@lemonde.fr
Twitter : @anniekahn2

Le mécénat s’ancre dans Fnac : la culture est-elle soluble

les entreprises françaises
Pour la première fois
depuis dix ans, la somme
consacrée par les
entreprises à des
initiatives de solidarité
a bondi de 25 % en 2015
tention de stabiliser ou d’augmenter
leur budget mécénat l’an prochain.
Les entreprises commencent à com-
prendre massivement que leur avenir
se joue là. Que le mécénat est une op-
portunité stratégique à saisir de toute
urgence. En effet, il prépare l’entre-
prise à tous les défis qu’elle va bientôt
devoir relever.
dans l’électroménager ?
Après le rachat de Darty, le premier réseau mais aussi de l’avenir des librairies.
français de vente de livres risque de perdre Le réseau est aujourd’hui le premier li-
braire de France, détenant plus de 15 %
son rôle, déjà déclinant, de prescripteur du marché du livre. S’il semble inima-
en matière de consommation culturelle ginable de concevoir ce marché sans la
Fnac, des éditeurs et diffuseurs ont ré-
gulièrement dénoncé les remises im-
par vincent chabault
d’Etat. L’« agitateur culturel » a incon- posées par le distributeur et le peu de
testablement diffusé un goût culturel visibilité de leur catalogue au sein des
« moyen » depuis les années 1950 et, si magasins. La diminution du nombre

T
rès peu de consommateurs
par charlotte dekoker
ATTIRER LES TALENTS s’en souviennent, mais la
Comment attirer les talents des géné- Fnac, la Fédération nationale
l’on prend l’exemple de ses librairies de références présentes sur les espaces
ouvertes dès 1974 sur de larges sur- d’exposition a également été assumée
faces et intégrant le principe du libre- par la direction « livre » de l’enseigne,

P
our la première fois depuis
dix ans, le baromètre du
mécénat d’entreprise réalisé
par CSA pour le compte
d’Admical (Le Mécénat d’entreprise en
France, mai 2016) montre que l’acti-
vité de mécénat d’entreprise connaît
une forte hausse en France. La moitié
des entreprises de plus de 250 salariés
et un quart des PME sont désormais
mécènes. Elles ont donné 3,5 mil-
liards d’euros en 2015, soit un bond
de 25 %. Une « révolution solidaire »
qui concerne tous les types d’en-
treprises : parmi les mécènes, on
compte 72 % de TPE.
Pourquoi diable les entreprises in-
vestissent-elles dans l’intérêt général
en cette période où la crise continue
à se faire durement sentir ? La ré-
ponse se trouve dans la façon dont est
pratiqué le mécénat aujourd’hui. Il ne
s’agit pas simplement d’un don finan-
cier, mais d’une mise à disposition
des différentes ressources de l’entre-
prise : produits, compétences, capa-
cité d’innovation, outils d’évaluation,
pour construire avec les associations
des solutions à des problèmes d’édu-
cation, de santé, d’exclusion, de
culture, d’environnement…
Ces initiatives s’exercent prioritaire-
ment de manière locale (81 %), là où
l’entreprise connaît le mieux le ter-
rain et peut faire la différence en im-
pliquant ses collaborateurs dans ces
actions. Ici, une PME va travailler sur
la campagne de communication d’un
théâtre régional, là, une entreprise de
conseil va plancher sur le modèle éco-
nomique d’une association d’inser-
tion… Le mouvement semble s’ancrer
dans la durée, puisque 79 % des entre-
prises mécènes déclarent avoir l’in-
¶ in Numbers, CECP, 2015).
Charlotte Dekoker est
déléguée générale adjointe
d’Admical, association
fondée en 1979 pour encou-
rager les initiatives de
mécénat des entreprises
rations « y » et « z », qui n’hésitent plus
à déserter les rangs de l’entreprise tra-
ditionnelle pour cause d’incompati-
bilité de valeurs ? En leur proposant
l’engagement qu’ils recherchent au
sein même de l’entreprise. Il n’est plus
rare désormais de voir des salariés
incités par leur entreprise à s’impli-
quer auprès d’associations, parfois sur
leur temps de travail.
Comment améliorer son impact sur
l’environnement ? La réponse vient
souvent en travaillant avec des ONG
qui vont questionner les entreprises
sur le terrain du développement
durable, de l’insertion, de la santé ou
de l’éducation, et leur permettre de
rebâtir leur modèle sur de nouvelles
bases, plus respectueuses de leur
écosystème.
Comment aborder de nouveaux
marchés, développer de nouvelles
compétences ? En sortant de sa zone
de confort, en se frottant aux publics
non traditionnels de l’entreprise : les
artistes, les travailleurs sociaux, les
exclus, les universitaires, les sportifs…
En se confrontant aux problémati-
ques de la société de demain, tout
simplement.
Le soutien des mécènes est souvent
utilisé pour expérimenter des inno-
vations sociales qui seront ensuite du-
pliquées à plus grande échelle pour ve-
nir en aide au plus grand nombre. Ce
rôle prospectif du mécénat crée de la
valeur pour la société et pour l’entre-
prise. Ce n’est pas un hasard si aux
Etats-Unis, une étude du Committee
Encouraging Corporate Philanthropy
(CECP) a démontré l’an dernier une
corrélation entre la performance fi-
nancière et les engagements socié-
taux : les entreprises mécènes sont
aussi celles qui se développent le plus
(« Purpose and Performance », in Giving
Les Français attendent plus d’enga-
gements de la part des entreprises : le
mécénat est un bon moyen de fran-
chir ce pas… A condition qu’il aide l’en-
treprise à se transformer durablement
de l’intérieur. p
d’achat des cadres, fondée
en 1954 par André Essel et Max Théret,
avait inauguré « Fnac Service ména-
ger » au début des années 1960. Après
les appareils photo mais avant les
livres, des gazinières, des aspirateurs,
des réfrigérateurs sont vendus avec
des remises de 12 à 25 % et font l’objet
de démonstrations de la part des tech-
niciens du magasin du boulevard de
Sébastopol, au centre de Paris. Plus de
cinquante ans plus tard, la bataille
boursière homérique menée contre
le groupe Steinhoff, propriétaire de
l’enseigne d’ameublement et d’élec-
troménager Conforama, se solde, pour
la Fnac, par l’obtention du soutien de
la majorité des actionnaires de Darty.
Entre ces deux périodes, la Fnac a
construit et développé un modèle de
distribution innovant, qui a fortement
marqué la société de consommation
de la seconde partie du XXe siècle.
D’une part, la mise en place d’un ser-
vice de jugement de l’offre, incarné par
les tests comparatifs de son labora-
toire d’essais, dont les résultats sont
diffusés aux adhérents dans le journal
Contact, a contribué à rationaliser le
choix du consommateur et à amélio-
rer la qualité des produits technologi-
ques. D’autre part, les remises sur les
articles comme sur la billetterie des
spectacles, ainsi que la promotion de
certains événements, ont favorisé l’ac-
cès à la culture parallèlement à l’ac-
croissement du niveau d’instruction
de la population et à l’institution-
nalisation d’une politique culturelle
DES ÉDITEURS ONT
RÉGULIÈREMENT
DÉNONCÉ LES REMISES
IMPOSÉES PAR LA FNAC
ET LE PEU DE VISIBILITÉ
DE LEUR CATALOGUE
AU SEIN DES MAGASINS
service, la Fnac a contribué à la démo-
cratisation de l’accès au livre, même si
sa politique en matière de prix s’est
heurtée à l’action des éditeurs et de
certains libraires, aboutissant au vote
de la loi Lang en 1981.
Le départ des fondateurs, la politique
d’ouverture de magasins engagée
sous la présidence de Michel Baroin
puis de Jean-Louis Pétriat, la centrali-
sation progressive des achats – dépos-
sédant les vendeurs d’une tâche cen-
trale de leur activité – mais aussi la ra-
tionalisation managériale et le rachat
de l’entreprise par François Pinault au
cours des années 1990, avant son in-
troduction en Bourse, faute de repre-
neurs, sont plusieurs temps forts de
l’histoire de l’entreprise.
LE CHOIX DU E-COMMERCE
Une autre étape est franchie au cours
des années 2000 : l’essor des ventes
réalisées par son site marchand. Son
statut de « premier magasin » révèle
la véritable mutation d’un modèle axé
au départ sur le conseil et l’orienta-
tion vers la qualité. La forte concur-
rence exercée par Amazon, dont le site
français est inauguré en 2000, et la
croissance des contenus prescripteurs
disponibles sur le Web rendent priori-
taires les investissements de l’entre-
prise en faveur de ses entrepôts logis-
tiques et de son site Internet, aux
dépens des magasins. Le témoignage
teinté d’amertume de Victor Jachi-
movicz, ancien vendeur et directeur
du laboratoire d’essais techniques, est
de ce point de vue fort instructif : « Ve-
nir chez nous ne signifie plus rien de
particulier », affirme-t-il en 2012, lors-
qu’il quitte l’entreprise après qua-
rante-six ans de service.
Si le rachat de Darty alimente inévita-
blement le sentiment de nostalgie des
employés et des consommateurs qui
ont connu les premières décennies de
l’enseigne fondée par deux militants
trotskistes reconvertis, il pose un cer-
tain nombre de questions, parmi les-
quelles figurent celles de l’emploi, du
nombre et du contenu des magasins,
lors des auditions menées dans le
cadre du rapport Gaymard de 2009.
À LA CROISÉE DES CHEMINS
Dans une nouvelle configuration qui
va définitivement placer la Fnac sur
le marché de l’électroménager et des
produits technologiques – et non plus
sur celui de la culture et des biens
éditoriaux –, il est légitime de réfléchir
au nouveau positionnement des
librairies de la Fnac et aux normes
professionnelles, typiques du marché
de l’électroménager, qui pourraient
leur être appliquées dans les achats et
la gestion.
La Fnac demeurera-t-elle le premier
libraire de France, ou délaissera-t-elle
peu à peu cette activité au profit des
détaillants indépendants mais aussi
d’Amazon, comme ce fut le cas après la
liquidation de la chaîne Borders, aux
Etats-Unis ? Mettra-t-elle toujours en
avant les titres d’éditeurs commer-
ciaux – comme c’est le cas depuis la
disparition des Fnac Eveil & Jeux –
dans ses espaces consacrés à la littéra-
ture de jeunesse, ou favorisera-t-elle
de nouveau l’édition de création afin
de remplir la mission qu’elle s’était
fixée de « découvreur de talents » ? Pro-
voquera-t-elle toujours la confusion et
le désarroi de ses habitués en mélan-
geant le fonds de sciences humaines à
ceux des essais d’experts médiatiques
ou des biographies de people ? Plus lar-
gement, jouera-t-elle toujours un rôle
dans la définition des consommations
culturelles des Français ? Telles sont
en tout cas les questions qui se posent
de nouveau après le rachat du groupe
d’électroménager Darty, fondé trois
ans après la Fnac, en 1957. p
¶
Vincent Chabault est
sociologue, maître de
conférences à l’université
Paris-Descartes et auteur
de « La Fnac, entre
commerce et culture »
(PUF, 2010)
0123
SAMEDI 7 MAI 2016 idées | 7

EDF doit s’engager dans un nouveau projet industriel

Au-delà de ses déboires financiers, 30 % des clients professionnels, difficultés de
recrutement de collaborateurs, défiance des
l’entreprise est plongée dans syndicats… Au-delà des mauvais résultats fi-
une crise structurelle et identitaire. nanciers, l’entreprise EDF est en réalité plongée
dans une crise structurelle et identitaire. Et ce
En cause : une stratégie fondée ne sont pas des ajustements à la marge ou des
sur l’exportation de réacteurs incantations qui lui redonneront son assise fi-
nancière, mais une profonde refonte de son
nucléaires projet industriel. Il faudra en effet que le
groupe et l’Etat actionnaire convainquent les
investisseurs et les observateurs financiers – et,
plus largement, la majorité des Français – que
par jean-françois julliard le cap fixé sera le bon.
Les chiffres sont sans appel : selon la dernière
édition du « World Nuclear Industry Status Re-
port », le rythme moyen de mise en chantier de
réacteurs nucléaires était de 32 chaque année
dans le monde entre 1965 et 1985. De 1995 à
2015, ce rythme est tombé à six mises en chan-
tier par an, pour un chiffre d’affaires moyen
autour de 20 milliards de dollars. En Chine,
pays considéré comme le nouvel eldorado par
les entreprises du nucléaire, l’objectif à 2020
fixé par les plans stratégiques successifs a été
revu à la baisse : établi à 130 GW de nucléaire
dans le plan 2010, il est passé à 70 GW dans ce-
lui de 2011, et à 58 GW dans celui de 2014.
n’offre quant à lui aucune réelle perspective de
débouchés. Et les énormes subventions accor-
dées aux projets de réacteurs, comme celui de
Hinkley Point C au Royaume-Uni, ne suffisent
pas à rendre le risque supportable pour des in-
vestisseurs privés. Loin de sauver l’entreprise,
un projet industriel qui reposerait sur l’export
de réacteurs nucléaires serait mortifère pour
EDF, et dangereux pour l’environnement et les
populations.
La voie d’avenir des énergies renouvelables
Libérée du projet d’export de réacteurs et de
l’obligation de faire de son parc français une vi-

C’ est dans une atmosphère plombée

par la perte de confiance des investis-
seurs qu’EDF a publié ses comptes
2015, révélant des perspectives financières in-
quiétantes. Au menu : un accroissement de la
dette de presque 10 % pour un ebitda [équiva-
lent du résultat brut d’exploitation] stable et une
baisse de 68 % du résultat net par rapport à
2014. Pour ne pas fragiliser davantage l’entre-
prise, l’Etat a récupéré 1,8 milliard d’euros de di-
videndes sous forme d’actions plutôt qu’en
cash, comme il le faisait jusqu’à présent. Face à
la baisse de rentabilité du parc nucléaire fran-
çais, le patron d’EDF, Jean-Bernard Lévy, n’en-
trevoit comme seule solution qu’une forte
hausse des tarifs réglementés, qui pénaliserait
entreprises et ménages.
Déboires des projets d’EPR, perte de rentabi-
lité des réacteurs nucléaires anciens, fuite de
Le mythe d’une « renaissance » du nucléaire
Ce nouveau projet industriel d’EDF doit être en
phase avec les évolutions lourdes que constitue
la libéralisation progressive des marchés euro-
péens de l’énergie depuis le début des années
2000, et avec l’essor massif des énergies renou-
velables en Europe et dans le monde. A l’inverse,
la stratégie portée par Jean-Bernard Lévy et Em-
manuel Macron, fondée sur l’exportation de
réacteurs nucléaires, s’enfonce dans le déni de
cette réalité. Leur vision remonte au début des
années 2000 et au mythe d’une « renaissance »
du nucléaire et d’une vague d’investissements
comparable à celle des années 1970 et 1980. Un
mirage qui a conduit l’ancien président d’Areva,
Luc Oursel, à prédire la vente de dix réacteurs
entre 2011 et 2016. Au final, aucun réacteur n’a
été vendu, et Areva n’existe plus, car le marché
du nucléaire se rétrécit d’année en année.
La dynamique sur le terrain est également
éclairante : un seul des dix chantiers qui devai-
ent être achevés en 2015 l’a été, et seulement
deux des neuf réacteurs qui devaient être con-
nectés entre 2017 et 2021 sont mis en construc-
tion. Le marché nucléaire chinois fond comme
neige au soleil, au profit des énergies renouve-
lables, dont la Chine est devenue le premier ac-
teur mondial. Fin 2015, la Chine comptait en ef-
fet huit fois plus de capacités renouvelables
que de capacités nucléaires, avec 145 GW d’éo-
lien, dont 31,5 installés en 2015, et 45 GW de so-
laire, dont 15 installés en 2015.
A l’image de la Chine, les renouvelables re-
présentent aujourd’hui plus de la moitié des
nouvelles capacités installées dans le monde.
Le marché mondial des réacteurs nucléaires,
sur lequel la France n’a historiquement fourni
que 2 % des réacteurs hors de son territoire,
trine, EDF pourrait envisager plus sereinement
la fermeture de ses réacteurs et se détourner du
projet risqué et coûteux de prolongation de
son parc nucléaire au-delà de quarante ans. Ré-
duisant ainsi sa surcapacité en France, l’entre-
prise retrouverait de nouvelles marges finan-
cières, qu’elle pourrait investir massivement
dans les énergies renouvelables en France et
dans le monde – un marché en pleine crois-
sance, dont le chiffre d’affaires atteignait
300 milliards d’euros en 2015, dix fois plus que
celui des réacteurs nucléaires. C’est là qu’est
toute la différence entre une voie d’avenir et
une voie sans issue. p
¶
Jean-François Julliard est directeur général
de Greenpeace France

Comment Google a changé Ne mélangeons pas protection

l’Internet sans vous le dire du climat et transition énergétique
Le navigateur Chrome marginal. Bien au contraire, le naviga-
de la firme américaine teur Chrome a pris en avril la première
place mondiale, dépassant Internet Ex-
remplace l’annuaire plorer. C’est d’autant plus inquiétant
des noms de domaines que le navigateur et le moteur de re-
cherche ont les mêmes intérêts.
par une copie… contrôlée La visibilité sur le moteur de recher-
par Google che Google est un droit de vie ou de
mort. Google a d’ailleurs annoncé le
lancement de sa propre racine «.goo-
On n’insistera pas sur deux autres in-
Les tarifs d’achat garantis à l’éolien et au solaire convénients majeurs du système : tout
ne permettent pas de lutter efficacement contre d’abord, l’existence de cette rente prête
aux abus (prévarication, prise illégale
le réchauffement climatique. Pire, ils empêchent d’intérêts), dénoncés par la Cour des
les technologies de demain d’émerger comptes ; ensuite, l’afflux de quantités
d’électricité soustraites aux lois du
marché (puisque rémunérées à prix
par claude mandil
l’outil imaginé était le système de per- garanti, quel que soit l’équilibre de l’of-
mis d’émissions négociables ; excellent fre et de la demande) a tout simple-
outil dans son principe, à condition ment mis le marché de l’électricité en

I
gle », comme il existe un «.com » ou un l existe deux bonnes raisons de qu’il soit géré par une autorité compé- lambeaux, lui interdisant de fournir les
par pierre bellanger, chantal
«.fr ». Peut-être les sites qui feront le soutenir le développement de la tente et indépendante. Cela n’a pas été signaux nécessaires aux investisse-
lebrument et louis pouzin
choix exclusif de la racine Google se- production d’électricité renouve- fait, et le permis, qu’on espérait voir at- ments de long terme en énergie non
ront-ils mieux classés ? Les sites récalci- lable : une, le monde doit très for- teindre les 50 euros par tonne, se traîne fluctuante. Les ruptures d’approvision-

L
e programme que nous utili-
sons le plus pour aller sur In-
ternet est le navigateur. Il nous
permet de rejoindre et de con-
sulter les sites de la Toile. Chaque site a
son adresse sur le Réseau. Le naviga-
teur la trouve grâce à un annuaire cen-
tral d’adresses principales appelé « ser-
veur racine de DNS » (pour domain
name system). Ce répertoire de réfé-
rence est géré par une société, l’Icann
(Internet Corporation for Assigned Na-
mes and Numbers), placée sous l’auto-
rité de l’Etat américain.
Depuis des années, votre navigateur
sur ordinateur, tablette ou mobile uti-
lise par défaut cet annuaire. Mais voilà
qu’est intervenu un subtil change-
ment : le navigateur Chrome de Google
remplace sans avertissement l’an-
nuaire de l’Icann par le sien.
Par cette substitution invisible, Goo-
gle installe un serveur racine alternatif
dont il a seul la maîtrise. Vous pensez
naviguer sur Internet… vous voilà sur
un autre Internet : un clone du premier,
géré directement par Google. Pour
l’instant, le registre propriété de Google
est une copie de celui de l’Icann : l’utili-
sateur ne s’en rend pas compte. L’accès
aux sites est d’ailleurs souvent plus ra-
pide, comme sur les autres racines hors
Icann, puisque souvent délivré d’éta-
pes de contrôle et de surveillance.
Mais le risque est majeur. Le gérant de
cet Internet privatisé peut ajouter ou
supprimer des adresses à volonté. Vous
recherchez un site, une page : disparus !
Vous n’irez pas changer de serveur ra-
cine car vous ne savez pas que vous êtes
dans un Internet parallèle. Cette
manœuvre ne vient pas d’un acteur
¶ Pour l’autorité de régulation des télé-
Pierre Bellanger est auteur
de « La Souveraineté numérique »
(Stock, 2014)
Chantal Lebrument
est directrice d’Open-Root
Louis Pouzin est l’un
des inventeurs des protocoles
d’échange par Internet
trants plus longs à charger ? Le scénario
qui dévalue l’Internet Icann pour l’In-
ternet Google n’est-il pas déjà écrit ?
Un exemple de ce scénario ? Sans ex-
plication, pendant deux semaines en
avril, aux Etats-Unis, Google a sup-
primé de ses résultats de recherche la
fonctionnalité dite « articles de fond »
qui regroupe les liens vers les pages
traitant un sujet de manière détaillée.
Puis, la rubrique est revenue. Erreur ?
Essai ? Démonstration de puissance en
tous les cas. Par cet échange d’annuai-
res, Google collecte aussi l’intégralité
de votre activité sur le réseau, sur son
réseau… Mais ça, vous êtes habitués.
VOUS AVEZ DONNÉ VOTRE ACCORD
La « bonne nouvelle », c’est que vous
avez donné votre accord à ce change-
ment. L’article 11 des « conditions d’uti-
lisation de Chrome » autorise les mises
à jour automatiques et l’article 20.2,
que vous avez bien sûr lu, établit votre
acceptation par défaut des améliora-
tions de fonctionnalités, à la seule dis-
crétion de Chrome.
L’annuaire de sites Internet est cons-
titutif de notre liberté. Il répond de no-
tre souveraineté numérique, c’est-à-
dire de l’application de la République
au Réseau. En l’espèce : garantir le
choix conscient par chacun de l’an-
nuaire de l’Icann ou d’un autre. Il existe
d’ailleurs un mouvement de racines
ouvertes créatif, collaboratif, et dont
l’esprit est celui du logiciel libre.
Selon la Banque mondiale, 4,2 mil-
liards de personnes sur la planète
n’ont pas accès à Internet, dont 1,1 mil-
liard d’Indiens. Et pourtant, l’Inde a re-
fusé l’Internet diminué, contrôlé et
ensaché par Facebook sous l’appella-
tion de « Free Basics ».
communications indienne, comme
pour une centaine d’universitaires,
restreindre le choix de l’utilisateur,
c’est attenter à sa liberté. Quant à
nous, laisserons-nous l’Internet qui a
changé le monde, bien commun mon-
dial, invention française et euro-
péenne, se réduire à une dangereuse
manipulation ? p
tement réduire ses émissions de CO2 ;
deux, nous devons nous préparer à un
monde dans lequel les énergies fossi-
les seront sinon épuisées, du moins ra-
réfiées, donc renchéries. Mais les ca-
lendriers qui gouvernent les actions
correspondantes sont très différents.
La réduction des émissions est une
urgence absolue ; il n’y a pas une mi-
nute à perdre et il faut donc mettre en
œuvre toutes les technologies disponi-
bles : énergies renouvelables, mais
aussi nucléaire, sobriété et efficacité
énergétique, capture et séquestration
du carbone (CCS). Nous pourrons aller
d’autant plus loin dans la réduction
des émissions que nous aurons privilé-
gié les solutions les moins coûteuses.
Le moyen d’y parvenir est connu : pé-
naliser les émissions par un prix du
carbone émis suffisamment élevé.
La perspective de devoir se passer de
la plus grande partie des énergies non
renouvelables est, en revanche, à
échéance plus lointaine. Il faut donc
préparer les technologies qui seront
compétitives dans dix, vingt ou trente
ans. Si bien que deux actions politi-
ques sont simultanément indispensa-
bles : un prix élevé du carbone pour
l’immédiat, un effort de recherche ac-
cru pour préparer l’avenir. A cet égard,
où en est l’Europe ? Et la France ? Di-
sons-le clairement : elles ont tout faux.
Pour atteindre le premier objectif –
donner un prix élevé au CO2 émis –,
DEUX ACTIONS
POLITIQUES
SONT SIMULTANÉMENT
INDISPENSABLES :
UN PRIX ÉLEVÉ
DU CARBONE POUR
L’IMMÉDIAT, UN EFFORT
DE RECHERCHE ACCRU
POUR PRÉPARER L’AVENIR
aux environs de 5 euros. A ce prix, im-
possible de privilégier les investisse-
ments à faible émission et à faible coût.
On en voit l’application pratique chez
nos vertueux voisins allemands, qui
accroissent la part du charbon dans
leur production d’électricité !
On s’est donc rabattu sur un autre
système, celui-là spécifique aux éner-
gies renouvelables, éolien et photovol-
taïque : le tarif d’achat garanti, payé par
le consommateur d’électricité sans
qu’il en ait réellement conscience. On a
cru par ce moyen atteindre simultané-
ment l’objectif de court terme et l’ob-
jectif de long terme, sans vouloir se
rendre compte qu’en réalité on sabo-
tait l’un et l’autre. Voici comment.
UN SURCOÛT PAYÉ PAR LE CLIENT
En choisissant de privilégier à court
terme et massivement les énergies re-
nouvelables, on s’est implicitement ré-
signé à leur faire accomplir la plus
grande partie de l’effort de réduction
des émissions, puisque ni l’efficacité et
la sobriété, ni le nucléaire, ni la CCS ne
sont rémunérés pour leur contribu-
tion à cette réduction. On a donc ac-
cepté de soutenir les énergies renouve-
lables bon marché (l’éolien à terre en
zone favorable, le photovoltaïque dans
les régions ensoleillées du sud de l’Eu-
rope), mais aussi celles qui sont très
chères, comme le photovoltaïque dans
le nord de l’Europe ou l’éolien en mer.
Et on l’a fait avec enthousiasme, puis-
que le surcoût, même s’il est très élevé,
est financé discrètement par une taxe
prélevée sur tous les kWh consommés,
sans qu’aucune assemblée élue ait eu à
en délibérer.
Pire, le tarif d’achat, identique pour
une technologie donnée, est donc cal-
culé de manière à assurer une rentabi-
lité aux installations les moins perfor-
mantes, procurant ainsi d’incroyables
rentes de situation aux installations
les mieux placées – rentes financées,
faut-il le répéter, par le consommateur
sans qu’il le sache. Coût pour l’Allema-
gne : 25 milliards d’euros par an. Coût
pour la France : 7 milliards d’euros par
an, en hausse constante.
nement de la prochaine décennie sont
inscrites dans le chaos d’aujourd’hui.
DES REVENUS ASSURÉS SANS EFFORT
A-t-on au moins permis de progresser
sur l’autre objectif, la préparation d’un
avenir alimenté par les seules énergies
renouvelables ? En réalité, on a fait le
contraire. Alors qu’il fallait intensifier
les efforts de recherche pour faire
émerger les technologies les plus per-
formantes pour demain, on a cru bon
de passer immédiatement à la produc-
tion d’électricité à grande échelle avec
les technologies d’aujourd’hui. On dé-
pense des dizaines de milliards pour
installer en mer des éoliennes de tech-
nologie classique, non susceptibles de
progrès spectaculaires, au lieu de favo-
riser la recherche sur des technologies
nouvelles, dont certaines pourraient
émerger à moyen ou long terme. Et
pourquoi les opérateurs se fatigue-
raient-ils à innover puisque la garantie
d’un tarif leur procure des revenus as-
surés à l’abri de toute concurrence ?
On nous répète à l’envi que la protec-
tion de la planète n’a pas de prix. C’est
vrai. Malheureusement, elle a un coût,
ce qui n’est pas la même chose. C’est
pour avoir oublié cette vérité que nous
investissons sans sourciller dans des
technologies qui coûtent 600 euros
par tonne de CO2 évitée, alors que des
technologies existent en abondance à
moins de 100 euros par tonne. Au
moins saurons-nous ce qu’il faut faire
pour sortir de ce terrible gâchis : remet-
tre les coûts au centre de nos politiques
énergétiques et environnementales,
grâce à un prix élevé supporté par les
émissions de CO2, tout en préparant
l’avenir par une politique ambitieuse
de recherche et développement. Les ta-
rifs d’achat garantis ne satisfont ni aux
bonnes pratiques économiques ni aux
bonnes pratiques démocratiques. Il
faut les supprimer. p
¶
Claude Mandil est ancien
directeur général de l’Agence
internationale de l’énergie
8 | MÉDIAS&PIXELS
Les jeux vidéo polonais, de l’ombre à la lumière
The Witcher 3, Dying Light, This War of Mine… Les studios enchaînent les succès au niveau international
suite de la première page
Selon un rapport de 2015, environ
150 studios seraient aujourd’hui
actifs en Pologne et 93 % d’entre
eux déclaraient vouloir embau-
cher dans les six mois. « Je pense
que l’on va continuer à grandir
dans tous les domaines, dans les su­
perproductions, dans les jeux indé­
pendants, dans le mobile, parie Ty-
mon Smektala, producteur chez
Techland, la société derrière Dying
Light. On parlera de plus en plus de
la Pologne dans le jeu vidéo. »
Comment un ancien pays com-
muniste privé de consoles pen-
dant deux décennies, où la
PlayStation1 coûtait l’équivalent
d’un mois de salaire moyen, et
dont la première production à
l’export date seulement de 2003,
a-t-il pu se muer, en une décennie
seulement, en nouvel acteur
phare du jeu vidéo ?
« Revenir sur l’Occident »
A la chute du bloc soviétique, la
jeunesse polonaise recourt au
kombinowac, le « système D » na-
tional. « C’est à la fois un mélange
de triche et de débrouillardise.
C’est l’art d’obtenir ce que l’on veut
de manière créative », dit en sou-
riant Kacper Szymczak, du studio
CreativeForge Games, qui a lui-
même obtenu sa première con-
sole après avoir échangé ses ma-
gazines contre un skateboard,
son skateboard contre un ordina-
teur, son ordinateur contre une
PlayStation.
Les premières productions du
pays sont rudimentaires : des
jeux d’aventures à énigmes, im-
provisés sans manuels de pro-
grammation. Les pères fonda-
teurs de l’industrie témoignent
tous d’un même sentiment : un
complexe d’infériorité rapide-
ment transformé en culture de
l’entrepreneuriat et en culte de la
performance. « Nous, qui avons
vécu l’arrivée du capitalisme, nous
n’avions qu’une seule obsession :
rattraper le temps perdu et revenir
sur l’Occident, montrer que nous
pouvions être la hauteur », expli-
que Marcin Iwinski, le cofonda-
teur de CD Projekt Red.
BT investit massivement
dans l’Internet très haut débit
L’opérateur britannique de télécommunication ambitionne
d’apporter la fibre et la 4G à 95 % de la population du Royaume-Uni
A u Royaume-Uni, BT a
frappé un grand coup.
L’opérateur télécoms a
annoncé qu’il allait investir 6 mil-
liards de livres sterling (7,6 mil-
liards d’euros) sur les trois prochai-
nes années dans l’accès à l’Internet
très haut débit, afin de couvrir en-
tre 10 et 12 millions de foyers.
D’ici à 2020, l’ex-monopole public
espère amener la fibre et la 4G à
« plus de 95 % de la population ».
L’annonce intervient à un mo-
ment critique pour l’opérateur,
dont l’activité est menacée par un
renforcement de la régulation.
L’Ofcom, le régulateur des télé-
communications britannique, a
failli l’obliger à rendre indépen-
dante son infrastructure de télé-
phonie fixe, aujourd’hui logée
dans Openreach, une entité à part
qui fournit des services à tout le
marché. Soucieux de conserver
son infrastructure, BT a d’ailleurs
conditionné son investissement
dans la fibre à une stabilité régle-
mentaire.
BT, dont le réseau fait déjà l’objet
de critiques émises par ses concur-
rents, n’a pas encore convaincu le
secteur, notamment sur la qualité
de ses raccordements. Dans cer-
« Je pense que
l’on va continuer à
grandir dans tous
les domaines : les
superproductions,
le mobile, les jeux
indépendants »
TYMON SMEKTALA
producteur chez Techland
Peu à peu, les productions polo-
naises se font connaître des
joueurs à l’étranger : Painkiller,
Two Worlds, Call of Juarez, Bullets-
torm ou encore Dead Island, dont
la sanglante bande-annonce, en-
tièrement en lecture arrière, est
restée dans les mémoires.
Si une série symbolise tout par-
ticulièrement l’industrie, c’est as-
surément The Witcher, de très
loin la production polonaise la
plus connue à l’international
ainsi que la plus slave dans son
ambiance et ses références. Née
en 2007 sur PC, elle est l’adapta-
tion d’une saga littéraire d’Andr-
zej Sapkowski, Wiedźmin (La Saga
du sorceleur, Milady, 2011). « Pen­
dant longtemps, les gens nous de­
mandaient qui il était, se souvient
Marcin Iwinski. C’est simple : c’est
le Tolkien polonais. »
En huit ans seulement, la série
est devenue un phénomène com-
mercial et critique dans tout l’Oc-
cident. « Notre gros avantage, c’est
que notre culture n’est pas très con­
nue. La pop culture tend à surex­
ploiter les thèmes, comme les zom­
bies ou les super­héros. Mais la cul­
ture slave, elle, paraît neuve », sug-
gère le journaliste spécialisé
Adam Zechener.
Y a-t-il, pour autant, une « tou-
che polonaise » ? La production lo-
cale, qui se concentre à 88 % sur
ordinateurs, est surtout réputée
pour ses univers souvent som-
bres, parfois mélancoliques ou
tourmentés. « Au lycée, la moitié
des cours porte sur la Shoah,
l’autre sur les guerres et les insur­
rections populaires écrasées. For­
cément, cela se ressent », soupire
tains cas, il utilisera réellement de
la fibre jusqu’au pied de l’immeu-
ble, et terminera la liaison jusqu’à
l’appartement avec du cuivre tra-
ditionnel. Cependant, l’opérateur
certifie que 2 millions de foyers –
sur 12 millions – seront raccordés à
la fibre de bout en bout.
Colère de Sky
Grand rival de BT, depuis que ce
dernier a investi dans les droits
sportifs en rachetant une partie de
la Premier League, Sky, l’opérateur
de télévision payante, qui propose
aussi des abonnements Internet,
ne s’est pas privé de fustiger l’ex-
British Telecom. « BT continue de
voir le cuivre comme la base de son
réseau au XXIe siècle », a raillé le di-
recteur financier de Sky, Andrew
Griffith, dans un communiqué.
En France, une polémique identi-
que existe entre SFR, dont l’infras-
tructure très haut débit repose es-
sentiellement sur de la fibre, du câ-
ble et du cuivre, et Orange, qui a
opté pour du 100 % fibre.
Si les concurrents critiquent BT,
c’est aussi parce que le groupe s’est
sensiblement renforcé en rache-
tant l’opérateur mobile EE à
Orange et Deutsche Telekom pour
Lancé en mai 2015, The Witcher 3 a été distribué à plus de 10 millions d’exemplaires dans le monde. CD PROJEKT
Kacper Szymczak, concepteur en
chef chez CreativeForge Games.
« En général, on dit que dans un
jeu vidéo polonais, il y a toujours
deux fins. La mauvaise et la pire »,
préfère ironiser son collègue,
Remi Nowakowski, directeur ar-
tistique sur Hard West. Hatred, un
jeu qui met en scène le massacre
gratuit de civils, a défrayé la chro-
nique en 2015 pour son ultravio-
lence et son nihilisme.
« On est moins chers »
La touche polonaise serait plutôt
la propension à jouer sur les cli-
chés pour exister à l’internatio-
nal, analyse Pawel Miechowski,
scénariste et vétéran chez 11 bit
12,5 milliards de livres (16,5 mil-
liards d’euros). De fait, les premiers
résultats sont réjouissants. Au
premier trimestre, l’Ebitda (équi-
valent du résultat brut d’exploita-
tion) de BT a fait un bond de 14 %
sur un an à 2,08 milliards de livres,
au-dessus des prévisions des ana-
lystes. De même, pour le chiffre
d’affaires qui a cru de 22 % à
5,66 milliards de livres.
BT se porte d’autant mieux que
le projet de rapprochement de ses
concurrents, O2 et Three, pro-
priété du hongkongais Hutchison
Whampoa, prend l’eau. La com-
missaire européenne à la concur-
rence, Margrethe Vestager, voit
d’un mauvais œil cette opération,
qui créerait le premier opérateur
mobile du pays mais qui ferait, de
facto, passer le marché de quatre à
trois acteurs. Telefonica, le proprié-
taire d’O2, a fait savoir il y a une se-
maine qu’il y sondait le marché
afin de trouver un autre repreneur
potentiel. Le géant espagnol, qui
espérait tirer de cette cession
14 milliards d’euros, n’exclut pas
une mise en Bourse ou une ces-
sion partielle. A moins qu’il n’opte
pour le statu quo. p
sandrine cassini
0123
SAMEDI 7 MAI 2016
studios, qui préfère souligner trie polonaise. D’abord, en termes ment de qualité. A chaque fois
l’importance de se démarquer. Et de compétitivité. « Notre distribu­ qu’un concours de programma-
de relever l’évolution de la pro- teur nous disait que nous étions tion a lieu, une équipe polonaise
duction. beaucoup moins chers qu’un stu­ se hisse parmi les meilleures.
« Nos films et nos livres ont long­ dio américain. Ce qui leur coûtait « Historiquement, la Pologne est
temps été noirs, désespérés, mais il 300 dollars [261 euros] là­bas ne très forte en sciences dures. Cela
y a un changement depuis quelque leur coûtait que 10 avec nous », se date de bien avant la seconde
temps. On essaie de se tourner vers rappelle M. Miechowski. « On est guerre mondiale », rappelle Ty-
des sujets plus lumineux, plus colo­ moins chers, donc on gagne plus mon Smektala. Pawel Mie-
rés. » A l’image de Juju, un jeu de d’argent, et on peut davantage chowski, scénariste chez 11 bit stu-
plates-formes loufoque créé réinvestir dans la production », dios, approuve. « Il y a quelque
en 2014. La jeune génération, corrobore Adam Zechener. The chose de très ancré dans la culture
tournée vers l’Occident, ne s’inter- Witcher 3 a ainsi bénéficié d’un polonaise : vous pensez que quel­
dit aucun sujet. « Ils sont décom­ budget colossal de 72 millions que chose n’est pas possible ? Vous
plexés, ils piochent à gauche, à d’euros. allez voir. “Tenez ma bière, et re­
droite », affirme M. Miechowski. L’autre atout de l’industrie, c’est gardez­moi faire.” » Et d’ajouter :
Pour autant, pas question de re- son indépendance technologi- « Nous n’aimons pas la zone de
nier l’héritage communiste. Bon que, rendue possible par un ensei- confort. Nous préférons le défi. » p
gré, mal gré, il a avantagé l’indus- gnement scientifique historique- william audureau
iPhone en Chine :
l’affaire est dans le sac
shanghaï - correspondance de plus donné lieu à des débats animés sur le
Web, en Chine et aux Etats-Unis. La marque
L a finition se veut impeccable. Mais cet
iPhone a de quoi surprendre puisqu’il
est en… cuir et fait la taille d’une
chinoise Uncle Martian a présenté un logo
quasiment identique à celui du fabriquant de
vêtements de sport américain Under Armour.
feuille A4. Xintong Tiandi, une marque chi-
noise de maroquinerie, a gagné en justice con-
tre Apple le droit de continuer à utiliser le nom
« iPhone » pour ses articles. L’entreprise améri-
caine qui fabrique les smartphones ne compte
Apple a déjà dû défendre ses marques à plu-
sieurs reprises en Chine. Le groupe avait ainsi
accepté de payer 3,65 millions de dollars
(3,20 millions d’euros) pour résoudre un litige
autour de l’utilisation de la marque iPhone.
pas en rester là : « Nous avons l’intention de de­ Puis elle avait consenti à débourser 60 mil-
mander un nouveau procès à la Cour suprême lions de dollars pour défendre « iPad » contre
du peuple, et nous continuerons à protéger vi­ une autre entreprise au nez creux, qui avait dé-
goureusement nos droits à la propriété intellec­ posé le nom avant
tuelle », a indiqué, jeudi 5 mai, Apple au quoti-
dien hongkongais South China Morning Post.
elle. En 2015, toute-
fois, le groupe améri-
UNE MARQUE
Xintong Tiandi fabrique des sacoches, des cain avait remporté CHINOISE DE MARO-
sacs à main et, bien sûr, des étuis pour le un procès en appel
smartphone du même nom. Ces produits en portant sur l’applica- QUINERIE A GAGNÉ
cuir, visant la clientèle chinoise aisée, sont tous tion de commande
frappés de l’inscription « IPHONE » en lettres vocale Siri contre une
EN JUSTICE CONTRE
majuscules. Xintong a déposé le nom en 2007, entreprise shan- APPLE LE DROIT DE
quand Apple commercialisait ses premiers ghaïenne qui l’accu-
iPhone aux Etats-Unis. Ses smartphones ne sait de ne pas respec- CONTINUER À UTILISER
sont arrivés en Chine que deux ans plus tard. ter ses brevets.
Surtout, la marque iPhone n’a été enregistrée La Chine représente LE NOM « IPHONE »
par les autorités du pays qu’en 2012, d’après le
quotidien juridique Fazhi Bao.
le deuxième marché
pour Apple, après les
POUR SES ARTICLES
Pour la Haute Cour pékinoise, « le groupe Ap­ Etats-Unis, mais le
ple (…) n’a pas pu démontrer que sa marque groupe y perd du terrain, notamment face aux
[iPhone] était déjà célèbre, largement connue constructeurs locaux, Huawei, Xiaomi ou
du public, avant que la propre marque [de Xin- Meizu, dont les modèles progressent en qua-
tong Tiandi] ne soit déposée », selon le verdict lité, pour une fraction du prix des iPhone.
cité par le Fazhi Bao. La copie ou le détourne- Autre coup dur, les services d’iTunes et iBooks
ment de griffes étrangères sont une longue tra- ont été censurés en avril, en vertu de nouvelles
dition en Chine, avec des résultats plus ou règles interdisant la publication de contenu
moins heureux, ainsi avec Adidos ou Morl- culturel à des entreprises étrangères. p
baro. Cette semaine, un nouveau cas a une fois simon leplâtre
 LEICESTER LIGUE 1 ON A RETROUVÉ…
NE L’APPELEZ PLUS LE GRAND TOURBILLON JEAN-CLAUDE DARMON,
« CLOWNIO » RANIERI DES ENTRAÎNEURS L’EX-ARGENTIER DU FOOT
→ PAGE 3 → PAGE 6 → PAGE 7

GÉNÉRATION 98
Lors de la saison 2011-2012, « Le Monde » avait suivi
les apprentis footballeurs de la promo 1998
de l’INF Clairefontaine. Depuis, certains ont renoncé
à une carrière professionnelle, tandis
que Kylian Mbappé brille en Ligue 1 avec Monaco,
qui affronte Lyon le 7 mai.
PAGES 4-5

Kylian Mbappé. OLIVIER MONGE/MYOP POUR « LE MONDE »

Le Stadium de la fratrie Zebda

Mustapha et Hakim Amokrane chantent le stade du Toulouse
Football Club, où se joueront quatre matchs de l’Euro

I
ls ont chanté le Cameroun de Roger Milla (sur l’album
Le Bruit et l’Odeur) après le Mondial 1994, ont fait
rimer « Boli » (Basile) avec « jamais rien aboli », et en-
tretiennent une profonde amitié avec des clubs de
supporteurs de l’OM – « Des sudistes, comme nous, opposés
à la centralité ». Mais, à l’unisson, ils confirment : leur
cœur est violet, comme la couleur du maillot du Toulouse
Football Club (TFC).
« Mouss » et Hakim Amokrane, de la fratrie bondissante
des Zebda, ne parlent pas du « Téfécé » mais du « Téf’». La
marque des vrais Toulousains. Ils ont vu Maradona jouer et
perdre au Stadium, il y a trente ans. « C’est la seule période où
le foot a vraiment existé à côté du rugby, assure Mouss. Je ne
dis pas faire jeu égal, car le Stade compte dix-neuf Boucliers
de Brennus et quatre titres de champion d’Europe… Mais, à
l’époque, le “Téf’” a sorti le Napoli de Maradona en Coupe de
l’UEFA ! » Aujourd’hui, le TFC est au bord de la relégation, et
le Stadium, qui accueillera quatre matchs de l’Euro, fait rare-
ment le plein. « On allait au Stadium quand un animateur
nous proposait des places ou qu’un gars de la sécurité, un
grand du quartier, nous laissait entrer, se souviennent les
frangins. Ça faisait partie des loisirs accessibles. » p PA G E 8 Hakim et « Mouss » Amokrane. WILLIAM BEAUCARDET POUR « LE MONDE »

Cahier du « Monde » No 22180 daté Samedi 7 mai 2016 - Ne peut être vendu séparément
2| 0123
Samedi 7 mai 2016 | SPORTS |
chronique
Arnaud Tsamère
Humoriste
V
oilà un certain temps que je me
questionne sur l’utilité des éternels
débats entre spécialistes du foot
à la télé ou à la radio. Et je me
questionne avec d’autant plus de liberté qu’il
fut un temps où j’intervenais dans une de
ces émissions au cours desquelles on se
chamaille, on affirme, on assène, on ergote,
on parie, on prédit et surtout on parle fort.
Pas besoin d’aller chercher très loin dans
l’actualité pour justifier mon questionne-
ment. L’affiche de la finale de la Ligue des
STEPHANE MAHE/REUTERS
Plein gaz
Le Kosovo dans la « grande famille » de l’UEFA
adrien pécout
U
n territoire jaune sur fond bleu et
six étoiles blanches, une pour chaque
groupe ethnique du pays. Peut-être
les amateurs de vexillologie, la science
des drapeaux, connaissent-ils déjà les couleurs
du Kosovo. Cette ancienne province serbe,
qui a unilatéralement proclamé son indépen-
dance en 2008, aura maintenant d’autres
occasions de pavoiser : elle est devenue,
mardi 3 mai, le 55e membre de l’Union des
associations européennes de football (UEFA).
Résultat du scrutin à bulletin secret ? Vingt-
huit pays favorables, vingt-quatre opposés,
et deux votes nuls. Score étriqué mais
« moment historique », selon Fadil Vokrri,
président de la Fédération de football
du Kosovo. A la tribune du congrès de l’UEFA,
à Budapest, le dirigeant y est ainsi allé
de son remerciement à « la grande famille
européenne du football ».
Puis il a rappelé les affres d’« une région
encore récemment ravagée par les horreurs
de l’histoire », allusion à la guerre qui a eu
lieu de 1998 à 1999. D’un côté, les avions
de l’OTAN et les indépendantistes du Kosovo,
d’origine albanaise. De l’autre, les ressortis-
À VOS MARQUES
Qu’on parle fort !
champions n’est-elle pas un immense
désaveu pour tous ces docteurs ès foot
qui avaient fait, au lendemain du tirage
des quarts de finale, de Paris, Munich et
Barcelone les trois grands favoris de
la compétition ?
Si j’avais du temps à perdre, j’irais fouiller
dans les archives pour retrouver tout ce qui
s’est dit au soir de la première journée du
championnat anglais et compter combien
de fois le mot « Leicester » a été prononcé…
Idée grotesque
Il existe tellement d’exemples. Je ne vais
pas me lancer dans une liste, même non
exhaustive, mais le plus célèbre « manquage
de la fermer » reste sans doute celui de 1998,
à mettre au crédit de tous les commentateurs
du foot qui avaient enterré avant l’heure
Aimé Jacquet et son idée absolument
grotesque de sélectionner des gamins de
20 ans comme Henry et Trezeguet pour
une compétition aussi exigeante émotion-
nellement qu’une Coupe du Monde,
à domicile qui plus est.
« D’accord, mais toi, Arnaud, tu l’avais vue
venir l’élimination du Barça en quarts ? Et
Leicester, tu savais l’écrire jusqu’à la semaine
dernière ?
– Certes non. Et je ne peux en vouloir à per-
sonne de ne pas avoir prévu l’imprévisible.
– Alors pourquoi tu te “questionnes sur
l’utilité de ces débats” ?
Le Mans, capitale française des sports méca-
niques, accueille, dimanche 8 mai, la cin-
quième étape du championnat du monde
de vitesse moto. Cent mille spectateurs sont
attendus à l’événement, qui propose aussi
des démonstrations et des concerts. Les
qualifications ont lieu vendredi et samedi, de
l ’ h i s t o i r e
sants serbes, désireux de garder ce territoire
sous leur contrôle. « A nos frontières, a déclaré
l’ancien attaquant kosovar de la sélection
yougoslave, le football va nous permettre de
solidifier, sur les terrains et autour du ballon,
la réconciliation entre nos peuples indispensa-
ble pour la paix et le développement. »
Une vision que ne partage pas Tomislav
Karadzic, président de la Fédération serbe de
football, pour qui « accepter une République
autoproclamée du Kosovo » revient surtout à
« ouvrir une boîte de Pandore dans la région ».
« Stratégie des petits pas »
La Française Odile Perrot, consule honoraire
du Kosovo, voit là plutôt un reflet des « efforts
diplomatiques » menés tous azimuts depuis
huit ans : « Dans un monde multicentré où
être admis au sein d’une organisation inter-
nationale construit la personnalité étatique,
le Kosovo, aujourd’hui reconnu par 111 Etats
[dont la France], s’est engagé dans une straté-
gie des petits pas auprès des instances régio-
nales et internationales. »
Adhésion au Fonds monétaire inter-
national en 2009, au Comité international
olympique en 2014 et donc, aujourd’hui,
à l’UEFA. Le rattachement à cette dernière
– Parce que, justement, il ne s’agit que d’un
questionnement. »
Et ma réponse est limpide : bien sûr qu’il
faut que ces débats existent ! Vive « L’Equipe
du soir » ! Vive les « Grandes Gueules » ! Vive
Pascal Praud et tous les autres ! On s’en fout
que ça se plante, on s’en fout que tout et son
contraire soit dit en l’espace de quelques se-
condes, on s’en fout de ne pas être d’accord,
d’entendre des inepties, d’être agacé par tant
de mauvaise foi au point de se jurer de ne
plus écouter, du moment que ça vit ! Parce
que le sport n’est beau que s’il est commenté,
analysé, fantasmé. Peu importe le fond
pourvu que la forme soit passionnée. Un
résultat n’est utile que pour alimenter les
débats qui suivent le match et précèdent
le suivant. Sinon à quoi bon ?
Et le plus excitant, dans tout ça, c’est que
même avec une grande expérience du terrain
ou un titre de champion du monde, le jeu et
ses surprises l’emporteront toujours sur des
analyses péremptoires.
Mais alors, puisque l’incertitude du sport
l’emportera toujours sur la logique, pourquoi
ne pas mettre à l’antenne Dédé, Simone et
Raoul du café d’en bas plutôt que Duga ou
Liza ? Après tout, eux aussi sont passionnés
et eux aussi ont vu le Barça remporter la
Ligue des champions. Mais avec Dédé,
Simone et Raoul, on est plus sur un problème
de crédibilité que de légitimité. On peut pas
non plus choisir n’importe qui… p
8 h 30 à 23 heures. Dimanche, place aux trois
courses en Moto3 (250 cc), Moto2 (600 cc) et
MotoGP (1 000 cc), de 11 heures à 14 heures.
A suivre, dans la catégorie reine, le champion
du monde et vainqueur en 2015, l’Espagnol
Jorge Lorenzo (photo), et l’unique représen-
tant français, Loris Baz. p
instance permet surtout, à court terme,
la présence des footballeurs kosovars aux
éliminatoires comptant pour l’Euro 2020.
Et elle rend possible leur admission au
sein de la Fédération internationale de
football (FIFA), qui devra se prononcer sur
ce cas lors de son prochain congrès, les 12 et
13 mai, à Mexico.
Jusqu’à présent, les Aigles devaient se
contenter de disputer des matchs amicaux,
et ce depuis 2014. En cas de nouveau vote
favorable dans une semaine, la sélection
nationale sera habilitée à participer
également aux phases qualificatives
de la Coupe du monde. Y compris celle
de l’édition 2018, qui se tiendra en Russie,
l’un des principaux obstacles à l’adhésion
du Kosovo aux Nations unies.
En attendant, se pose déjà une question
qui fait frissonner certains entraîneurs :
qu’adviendra-t-il des joueurs d’origine
kosovare qui, pour l’heure, évoluent pour
une autre sélection nationale ? Il en va ainsi
de l’ailier belge Adnan Januzaj ou du milieu
suisse Xherdan Shaqiri, qui avait disputé
la Coupe du monde 2014 avec des chaussures
ornées de trois drapeaux : celui de la Suisse,
celui de l’Albanie et celui du Kosovo. p
1 re
Florence Hardouin, la directrice générale de la Fédération
française de football, est la première femme siégeant au co-
mité exécutif de l’Union des associations européennes de
football (UEFA) à avoir été élue à ce poste. La Française, dont
le mandat court jusqu’en 2019, a battu, mardi 3 mai, lors
du congrès de Budapest, la Norvégienne Karen Espelund,
qui, elle, avait été nommée membre de l’instance en 2012.
Agenda
Samedi 7 mai
Volley Le stade Coubertin, à Paris, va vivre au rythme
des manchettes, smashs et autres contres. En début
d’après-midi, la finale du championnat de France de Pro A
sera 100 % sudiste chez les filles. Saint-Raphaël, qui se hisse
pour la deuxième fois de son histoire à ce stade de la
compétition, ne voudra pas laisser passer sa chance face
aux redoutables Cannoises, fortes de leurs dix titres
nationaux. (L’Equipe 21, 15 heures.) En début de soirée, place
aux hommes pour une finale inédite entre Sète et Paris.
Les joueurs de la capitale ont réussi l’exploit de sortir Tours,
quadruple champion de France en titre, en demi-finale.
(L’Equipe 21, 18 heures.)
Judo Pour certains judokas, c’est l’occasion de grappiller
de précieux points pour rester dans la course aux JO. Pour
d’autres, c’est un galop d’essai avant l’épreuve fatidique.
Toujours est-il que pour les uns comme pour les autres,
gagner le Grand Slam de Bakou, en Azerbaïdjan, ne sera
pas une partie de plaisir. (15 heures, BeIN Sports 4.)
Rugby Il ne reste plus que quatre journées pour faire la
différence. S’il veut se qualifier directement pour les demi-
finales du Top 14, le Racing 92 devra effectuer un bond de
la quatrième à la deuxième place et détrôner Montpellier.
Première étape de ce défi : le match contre et à Brive.
(16 h 30, Canal+.)
Karaté Cela fai-
sait vingt ans que
la France n’avait
plus accueilli de
championnat d’Eu-
rope. Voilà qui est
fait. A l’Arena de
Montpellier, les
meilleurs karatékas
du continent vont
se disputer l’un des
seize titres décer-
nés en combat (12)
et en kata (4).
Une étape cruciale
avant les cham-
pionnats du
30 octobre, à Linz,
en Autriche. Côté français, on suivra tout particulièrement
les champions du monde Kenji Grillon (photo) et Alexia
Recchia. (17 h 55, BeIN Sports 3.) (PHOTO : AFP)
Football (1) Après 132 ans d’existence, le club de Leicester
City a remporté son premier titre de champion d’Angleterre
mardi 3 mai. Un véritable exploit qui sera fêté lors du
match contre Everton. La formation de Claudio Ranieri
a bluffé tout le monde. Menacée de rétrogradation à la fin
de la saison dernière, la Blue Army s’est mise en ordre
de bataille pour devenir intouchable. Un vrai miracle !
(18 h 25, Canal+ Sport.)
Football (2) Deuxième et troisième de Ligue 1 à égalité
de points, Lyon et Monaco s’affrontent au stade Gerland.
A l’issue de la rencontre, qui sera le dauphin du PSG ?
Difficile à prédire, les deux équipes étant sur une bonne
dynamique. (20 h 50, Canal+ Sport.)
Dimanche 8
Aviron A moins de trois mois du début des Jeux olympi-
ques, les Bleus se déplacent en Allemagne, sur le plan d’eau
de Brandebourg, pour se situer face à la concurrence dans
cette première confrontation sur la route de Rio. Si les hom-
mes poids légers ne sont pas du voyage, la flotte tricolore
sera composée de deux bateaux féminins et de quatre em-
barcations hommes toutes catégories. (10 h 30, Eurosport 2.)
Rugby Dernier du Top 14, Agen ne se fait plus trop
d’illusion : sa descente, comme celle d’Oyonnax, est inéluc-
table. Face au Stade toulousain, les Agenais tenteront de
faire bonne figure en essayant de ne pas encaisser trop de
pruneaux. (16 h 15, Canal+.)
Football La fin de saison s’annonce chaude en Liga. Le
FC Barcelone, l’Atlético et le Real se tiennent dans un mou-
choir de poche. A ce stade, une défaite ou une victoire de
l’un de ces clubs peut faire tout basculer. Le Real affronte
la redoutable formation de Valence (16 h 55, BeIN Sports 7.).
Les Blaugranas, quant à eux, sont opposés dans un derby
à leur rival catalan de l’Espanyol. (16 h 55, BeIN Sports 6.)
Tennis Après avoir retrouvé le chemin de la victoire
sur terre battue en enlevant les tournois de Monte-Carlo
et Barcelone, Rafael Nadal paraît de nouveau invincible.
Le Majorquin aborde le Masters de Madrid avant de
s’envoler dans deux semaines pour Paris ; à Roland-Garros,
il pourrait encore un peu plus marquer l’histoire en
soulevant un dixième trophée. (18 h 30, BeIN Sports 3.)

l’incroyable titre de champion d’Angleterre de ses Foxes et de leur entraîneur italien
rémi dupré
C
laudio Ranieri était dans les
nuages, lundi 2 mai, au coup de
sifflet final du derby londonien
entre Chelsea et Tottenham
(2-2). Ce n’est qu’à sa descente
d’avion, de retour de sa ville
natale de Rome, où il a déjeuné avec sa mère
âgée de 96 ans, que l’entraîneur de Leicester
City a appris que son club venait de rempor-
ter son premier titre de champion d’Angle-
terre et de réaliser l’un des exploits les plus
retentissants de l’histoire du football.
« Je ne m’attendais pas à cela quand je suis
arrivé, a reconnu l’Italien de 64 ans, débar-
qué dans les Midlands à l’été 2015. Je suis un
homme pragmatique, je voulais juste ga-
gner match après match et aider mes
joueurs à progresser semaine après se-
maine. Je n’ai jamais trop pensé à jusqu’où
cela nous emmènerait. » En vertu de ce ré-
sultat de parité, les Foxes ont pu sabrer le
champagne sans jouer. Avant les deux der-
nières journées de la saison, les Renards
sont hors de portée des chasseurs de gros
calibre de la Premier League : ils possèdent
sept points d’avance sur les Spurs, leurs
dauphins essoufflés. Et samedi 7 mai, au
moment de célébrer face à Everton ce titre
historique avec les supporteurs dans leur
stade de 32 000 places, petit pour le pays
qui a inventé le football, Claudio Ranieri
sera encore sur un petit nuage.
Car le stupéfiant sacre de Leicester, club
doté de l’un des plus petits budgets du foot
anglais (environ 130 millions d’euros), est
d’abord celui de Claudio Ranieri. Avec une
cote à 5 000 contre 1 en début de saison, quel
bookmaker aurait été assez hardi ou dé-
ment pour miser un seul penny sur l’équipe
des Midlands de l’Est, propriété du milliar-
daire thaïlandais Vichai Srivaddhanaprabha
et classée quatorzième de Premier League à
l’issue de l’exercice précédent ? A l’été 2015,
l’arrivée de Claudio Ranieri aux commandes
de la « Blue Army » n’avait pas ému grand
monde. L’austère technicien italien de
64 ans avait notamment été débarqué, six
mois plus tôt, de son poste de sélectionneur
de la Grèce après un revers (1-0) face aux mo-
destes îles Féroé.
Ranieri, le sacre du « loser »
premier league | Tout Leicester s’apprête à célébrer, samedi 7 mai,
C’est nanti d’une réputation de sympathi-
que loser que Claudio Ranieri signait ainsi
son retour en Premier League. De son pas-
sage à Chelsea (2000-2004), le Romain avait
hérité des peu aimables sobriquets de « Tin-
kerman » (« bricoleur ») ou de « Clownio ». Il
faut dire que l’ancien défenseur de l’US Ca-
tanzaro et de Palerme n’avait pas laissé une
trace inoubliable avec les Blues. Vainqueur
de la Charity Shield en 2000 et finaliste mal-
heureux de la Cup deux ans plus tard, le
Transalpin avait finalement été remercié
par le milliardaire russe Roman Abramo-
vitch, l’ambitieux propriétaire de Chelsea.
Claudio Ranieri était tombé en disgrâce un
soir d’avril 2004, éliminé en demi-finale de
Ligue des champions (3-1, 2-2) par l’AS Mo-
naco, entraînée alors par un certain Didier
Deschamps. « Il a su pourtant restructurer
Chelsea, recruter les joueurs qu’il fallait et
De son passage
à Chelsea (2000-2004),
le Romain avait hérité
des sobriquets
de « Tinkerman »
(« bricoleur »)
ou de « Clownio »
effectuer le travail administratif et médical
dont a pu profiter José Mourinho à son arri-
vée », confiait au Monde, en février 2014, l’ex-
Blue Marcel Desailly.
L’ancien défenseur de l’équipe de France
(116 sélections) se souvenait alors d’un en-
traîneur qui « aime tenter des coups ». « Il sait
tenir un groupe et a deux facettes, expliquait
l’ex-capitaine des Bleus. Soit il cherche à dia-
loguer avec un joueur qui veut aller au conflit.
Soit il montre que ça sera lui le plus fort et
qu’il faut tenir bon. Son management est in-
telligent. Il est très latin. Il peut s’énerver et
parler d’autre chose une minute après. »
Limogé avant le terme de ses contrats à
Naples (1991-1993), au Valence CF (1997-
1999), à Chelsea, à la Juventus Turin (2007-
2009) et à l’Inter Milan (2011-2012), le Ro-
main affiche un palmarès en totale inadé-
quation avec la renommée de ses points de
chute successifs. Son seul fait de gloire nota-
ble à ce jour restait son passage à la Fioren-
tina (1993-1997), avec laquelle il remporta
une Coupe d’Italie en 1996, deux ans après
avoir ramené l’équipe parmi l’élite.
« Au vu de son expérience, il fait partie du
Top 10 des entraîneurs européens, assure l’ex-
défenseur tricolore Jocelyn Angloma, qui fut
coaché par Ranieri à Valence. Il n’a peut-être
pas eu les résultats qu’il méritait. Il aurait dû
remporter pas mal de titres au regard des
équipes qu’il a dirigées. »
Sobre et élégant, Ranieri avait relancé sa
carrière d’entraîneur lors de son passage à
l’AS Monaco entre 2012 et 2014. Embauché
par le Russe Dmitri Rybolovlev, richissime
propriétaire de l’ASM, il s’était d’emblée illus-
tré en décrochant le titre de champion de
France de Ligue 2. De retour parmi l’élite, l’Ita-
lien avait profité pour les recrutements de la
juteuse enveloppe (166 millions d’euros)
mise à sa disposition par l’ex-magnat de la
potasse. A la tête d’une détonante phalange
composée des stars colombiennes Falcao et
James Rodriguez, il n’avait pas hésité à lancer
dans l’arène une myriade de cracks issus du
centre de formation monégasque.
Salué sur le Rocher pour son sens de l’équi-
libre, jouant aux alchimistes, Ranieri avait
rapidement gagné le surnom de « Mister ».
Eternel bluffeur, il avait donné du fil à retor-
dre au Paris-Saint-Germain version Qatar
Sports Investments. A l’issue d’un formida-
ble mano a mano, le club de la capitale avait
finalement dompté Monaco « la Russe »,
s’octroyant le titre au printemps 2014. Avec
son sourire pincé, Ranieri, lui, s’était mis les
médias français dans la poche, permettant à
l’ASM de retrouver la Ligue des champions
après une décennie d’abstinence. Contre
toute attente, Dmitri Rybolovlev avait choisi
de ne pas prolonger le contrat de son entraî-
neur, dont le bilan sur le Rocher était pour-
tant excellent.
Marié à une antiquaire londonienne, le
sexagénaire vient de réaliser, avec Leicester,
RÉCIT | SPORTS |
L’artiste Richard Wilson réalise
de Claudio Ranieri sur un mur
de Kate Street, à Leicester, le 29 avril.
Parcours
1951 Claudio Ranieri naît
à Rome le 20 octobre.
1974 Il intègre l’US Catan-
zaro au poste d’arrière
latéral après avoir joué
six matchs à l’AS Roma.
1986 Il termine sa
carrière à l’US Palerme
et devient entraîneur.
1993-1997 Il entraîne
la Fiorentina.
1997-2000 Il est nommé
entraîneur de Valence,
puis de l’Atlético à partir
de 1999.
2000-2004 Entraîneur
de Chelsea.
2007-2012 Il encadre
successivement Parme,
la Juventus, l’AS Rome
et l’Inter Milan.
2012-2014 Il entraîne
l’AS Monaco.
2015 Il prend les rênes
de Leicester City.
2016 Il mène Leicester au
titre de champion d’Angle-
terre le 2 mai. Le club joue
contre Everton le 7 mai.
0123
Samedi 7 mai 2016 |3
une fresque en l’honneur
DARREN STAPLES/REUTERS
l’un des plus grands exploits de l’histoire du
football contemporain. A l’heure de l’explo-
sion des droits télévisés outre-Manche
(7,3 milliards d’euros sur trois ans, soit
2,4 milliards annuels sur la période 2016-
2019), Ranieri a su imprimer sa marque, gal-
vanisant un effectif dépourvu de stars. Do-
tés d’une défense de fer, les Foxes s’en sont
remis toute la saison aux fulgurances de
leur buteur Jamie Vardy (22 buts à ce jour), à
la finesse technique du milieu algérien
Riyad Mahrez et à l’endurance de la senti-
nelle française N’Golo Kanté.
Horripilant ses homologues par son goût
pour l’intox, celui que José Mourinho ju-
geait récemment « trop vieux » avait attendu
le 22 avril pour confirmer son ambition de
remporter le titre. « On est en Ligue des
champions, taratata !, s’était alors exclamé
Ranieri. Allez ! C’est une performance
énorme, fantastique, terrifiante. Bien joué à
tous. Les propriétaires, les supporteurs, les
joueurs et le staff. Et maintenant, on va im-
médiatement essayer de gagner le cham-
pionnat. » « Si je fais ce boulot, c’est parce que
je suis heureux quand les gens sont heureux »,
a-t-il lâché, le 28 avril, au bord des larmes,
sur la chaîne de télévision TRT World qui
venait de diffuser des messages des suppor-
teurs de Leicester à son intention.
Ranieri, l’un des premiers coachs italiens à
avoir tenté l’aventure loin du Calcio, a bâti
son succès en s’appuyant sur Paolo Benetti,
son fidèle adjoint et compatriote, qui était
déjà de l’aventure monégasque. « Le monde
du football ne retient que les victoires. Or, un
club victorieux passe par différentes phases
de construction avant d’atteindre les som-
mets. Et Ranieri excelle dans ce genre d’entre-
prise », confiait au Monde, lors de son pas-
sage dans la Principauté, Paolo Benetti, qui a
été le beau-frère du « Mister ».
Cette fois, Ranieri le loser s’est adapté en
un temps record, transmettant à ses proté-
gés la culture de la gagne. Longtemps mo-
qué pour ses échecs, le nouveau roi d’Angle-
terre peut savourer ses galons mérités de
winner. A Leicester, ancienne cité ouvrière
de 330 000 habitants, un artiste local a peint
son visage à côté du blason des Foxes sur un
mur de Kate Street, et le maire a promis à ses
administrés une « Ranieri Road ». p
4| 0123
Samedi 7 mai 2016 | SPORTS |
Clairefontaine mène à tout : à la Ligue 1 comme à la fac de médecine. Trois ans après avoir quitté l’Institut national du football,
les 22 gamins de la promo 98 que « Le Monde » avait suivis racontent leur nouvelle vie
rémi dupré et henri seckel
La Turbie (Alpes-Maritimes), envoyés spéciaux
D
ésormais, ils ont tous
la voix grave. Certains
ont grandi de 30 cen-
timètres, tous ont
épaissi, et il y en a
quelques-uns qu’on ne
reconnaîtrait pas si on
les croisait par hasard.
Entre 2011 et 2013, nous avions chroniqué ici
leur progression, leurs espoirs et leurs états
d’âme lors de leur passage à l’Institut natio-
nal du football (INF) de Clairefontaine, dans
un feuilleton d’une quinzaine d’articles.
Trois ans après avoir quitté ce temple de la
préformation française, les 22 gamins de la
promo 98 de l’INF entrent dans l’âge adulte.
Certains apprentis footballeurs ont déjà
commencé à vivre le rêve qu’ils nourris-
saient en entrant à « Clairf’» et entrevoient
les prémices d’une carrière dorée. D’autres
ont reçu l’impitoyable réalité du sport de
haut niveau en pleine figure. « La majorité
de nos jeunes ne seront pas footballeurs pro-
fessionnels », avait averti il y a cinq ans le
directeur de l’INF, Gérard Prêcheur, dont la
prédiction est en train de se réaliser. Voici ce
qu’est devenue la promo 98.
La fusée Mbappé
S’il y en avait bien un pour qui on ne se fai-
sait pas de souci, c’était lui. Mais Kylian
Mbappé est allé encore plus vite que prévu.
A 13 ans à peine, certains recruteurs nous
l’avaient présenté comme le crack de la gé-
nération 1998 en France, et il était déjà cour-
tisé par le PSG, le Real Madrid ou le Bayern
RÉCIT
Chacun sa route
promo 98
Munich. C’est finalement l’AS Monaco qui a
su convaincre les parents du prodige de l’en-
voyer dans son centre de formation, où le
jeune Mbappé, après une pénible période
d’adaptation, a grimpé les marches quatre à
quatre jusqu’à la signature de son premier
contrat professionnel, au mois de mars.
Systématiquement surclassé chez les jeu-
nes, il avait intégré le groupe pro dès le
mois de décembre 2015. Depuis, il s’est donc
retrouvé à l’entraînement avec des joueurs
qui auraient l’âge d’être son père (Ricardo
Carvalho a 37 ans…), sur la pelouse de Tot-
tenham en Ligue Europa, ou encore titu-
« Je suis conscient que je suis
en avance. J’essaie de travailler tous
les jours à l’entraînement pour garder
cette avance, et même l’accentuer »
kylian mbappé
ancien de la promo 98, désormais joueur à l’AS Monaco
laire en Ligue 1 au Parc des Princes, face au
PSG d’Ibrahimovic. Normal, ou presque :
« Sérieusement, j’étais dans mon match, je
n’ai pas trop eu le temps d’admirer les
joueurs en face. Bon, c’est vrai que quand je
lui ai serré la main, j’ai eu un petit sourire,
comme un enfant, et je me suis dit : “Ouais,
c’est Zlatan.” » Samedi 7 mai, il effectuera
d’ailleurs son premier match contre les
Gones au Parc olympique lyonnais.
Peut-être avez-vous déjà vu sa bobine dans
L’Equipe, parcouru sa fiche Wikipédia ou lu
des articles le présentant comme le nou-
veau Thierry Henry. C’est que, le 20 février,
Kylian Mbappé inscrivait, face à Troyes, son
premier but en championnat, devenant
ainsi le buteur le plus précoce de l’histoire
de l’ASM, à 17 ans et 62 jours, soit six mois
plus tôt que son glorieux aîné, à qui il a été
automatiquement comparé. « Thierry Henry
a marqué l’histoire de son empreinte. Moi, j’ai
mis qu’un but, je n’ai encore rien fait, tem-
père l’intéressé. Donc je ne pense pas que ce
soit le bon moment pour me comparer. De
toute façon, chacun écrit sa propre histoire.
Lui l’a bien écrite. J’espère le faire moi aussi. »
Couvé par son club, « Mbébé » – comme
il était surnommé à Clairefontaine – a
bien grandi. Il est aussi à l’aise avec ses
éléments de langage face aux journalistes
que lucide sur sa situation privilégiée :
« Je suis conscient que je suis en avance.
J’essaie de travailler tous les jours à l’en-
traînement pour garder cette avance, et
même l’accentuer. »
Alors, certes, nul n’est à l’abri du « syn-
drome de Vincent Péricard », cet ancien
grand espoir français qui s’est consumé
après avoir été exposé très tôt à la lumière
médiatique. Mais s’il ne se blesse pas, s’il
parvient à garder la tête froide, et s’il reste
entouré comme il l’est aujourd’hui par ses
parents, il semble écrit que Mbappé fera un
jour le bonheur d’un grand d’Europe et de
l’équipe de France par sa vitesse, sa techni-
que et son intelligence de jeu.
Evidemment, toute une faune de préda-
teurs – pour l’heure maintenus à distance –
rôde déjà autour de celui que ses camara-
des taquinaient en l’appelant « Chicots
d’or », et qui risque de devenir une poule
aux œufs du même métal. Pas impossible
La promo 98 au centre
de préformation
de Clairefontaine
(Yvelines),
en septembre 2011.
MAGALI DELPORTE POUR « LE MONDE »
que le prix record du transfert d’Anthony
Martial (80 millions d’euros en août 2015)
soit bientôt battu. Qu’il semble loin, le
monde enfantin de Clairefontaine où Ky-
lian et ses copains s’amusaient à viser la
barre transversale, avec comme récom-
pense, pour celui qui y arrivait le premier,
une canette d’Oasis !
Le bon wagon
Toute la promo 98 salue la réussite de
Mbappé, en qui elle voit un digne représen-
tant. « Je suis content pour lui, et ça me donne
envie d’aller le plus vite possible au haut
niveau afin de le rejoindre sur les terrains de
Ligue 1 », s’enthousiasme Alexis Claude-
Maurice, qui devrait assez rapidement obte-
nir satisfaction : l’apprenti du FC Lorient
avait été le premier de la promo, en décem-
bre 2015, à signer un contrat professionnel
avec son club formateur. Dès la saison pro-
chaine, Monaco-Lorient sera peut-être l’oc-
casion d’une confrontation entre Mbappé et
Claude-Maurice, les deux seuls « INF 98 » à
être passés pros pour l’instant.
Nul doute qu’ils seront rejoints tôt ou tard
au sein de l’élite par certains de leurs an-
ciens compagnons. Yann Kitala à Lyon,
Armand Lauriente à Rennes, Yoann Vardin à
Troyes ont signé, eux, un contrat « sta-
giaire » : deux ans supplémentaires pour
s’aguerrir avec les équipes de jeunes ou la
réserve de leur club, avant, si tout se passe
bien, d’y devenir pros. Arnaud Nordin
(Saint-Etienne) et Jason Tre (Caen), deux des
valeurs sûres de la promo 98, sont encore en
négociations avec leur club, lesquelles pour-
raient déboucher sur un troisième type d’ac-
cord, le contrat « élite », à savoir deux ans

comme stagiaire, avant la signature garantie
d’un contrat pro pour trois ans.
Cette saison, tous ceux-là ont plus ou
moins régulièrement été surclassés en CFA
ou CFA 2 (les 4e et 5e divisions du football
français) avec l’équipe B de leur club, ce qui
leur a permis de découvrir un niveau bien
supérieur à celui du championnat des moins
de 19 ans. « En CFA, les adversaires sont beau-
coup plus matures, on joue contre des pères
de famille, raconte Yoann Vardin. On sent
qu’il y a plus d’expérience, plus de vice aussi.
J’ai pris pas mal de coups, mais c’est le foot. »
Khamis Digol s’est, lui, vu proposer le der-
nier type de contrat, une « convention
amateur » (non payée) qui lui laisse un sur-
sis d’un an pour faire ses preuves à l’AJ
Auxerre, dont il pourrait partir si un autre
club lui proposait mieux. Idem, à Caen,
pour Clément May, l’ancien gardien de po-
che de l’INF, qui a changé de dimension : il
mesure désormais 1,78 m et n’a pas fini de
grandir, ce qui laisse la porte ouverte à une
issue favorable. Si tel ne devait pas être le
cas, il tenterait sans doute sa chance dans
une université aux Etats-Unis, où il pour-
rait aisément concilier football et études.
Les signataires déçus
L’autre gardien de la promo 98, Allan Mo-
mège, l’admet sans détour : « En ce moment,
je suis un peu perdu. » Lui qui était le plus
grand de tous et avait intégré le centre de
formation de Rennes ne restera pas dans ce
club à cause de sa taille : « Je fais 1,83 m, et ils
estiment que je suis trop petit pour être gar-
dien de but au haut niveau ici. » La mode des
portiers géants (l’Allemand Manuel Neuer,
champion du monde, mesure 1,93 m) est
passée par là… « C’est impitoyable. Si tu ne fais
pas 1,87 m ou 1,88 m, c’est mort. » Ainsi va le
football, désormais : avec leur 1,83 mètre,
Fabien Barthez ou Bernard Lama ne pour-
raient plus devenir gardiens.
Guillaume Péria et Loreintz Rosier, deux
garçons très prometteurs de la promo 98,
n’ont pas attendu la fin de leur séjour en cen-
tre de formation pour être confrontés à la ter-
rible froideur du système. Le premier a quitté
Auxerre au bout de la deuxième année, après
avoir subi plusieurs blessures, vu la concur-
rence prendre de l’avance, puis une réelle
tension s’installer entre lui et ses entraî-
neurs, qui ne le faisaient pas assez jouer à son
goût. La situation est devenue invivable, il a
préféré retourner chez ses parents et dans un
club voisin. Le second a vécu plus ou moins la
même chose à Caen, où son entraîneur
comptait plus sur la génération 1999 que sur
la sienne, et où l’atmosphère s’est peu à peu
dégradée. De par leur CV, leur talent et les
contacts établis avec différents clubs, ces
deux-là, tout comme Allan, restent en course
pour un avenir en pro.
Marvin Plantier n’a pas été conservé par So-
chaux ; Boubacar Fofana a vécu une expé-
rience contrastée à Bastia ; et Sacha Marti-
nez, longtemps blessé à Clairefontaine où il
était, de ce fait, resté un an de plus, est ac-
tuellement en deuxième année au centre
de formation à Tours. Pour eux, l’avenir
dans le football n’est pas bouché, mais il
reste incertain.
Samy Hammour s’est lancé dans des études de médecine. MAGALI DELPORTE POUR « LE MONDE »
RÉCIT | SPORTS | 0123
Samedi 7 mai 2016 |5
La « jurisprudence » Mahrez
Sur les 22 « INF 98 », sept n’avaient pas si-
gné dans un centre de formation de club
professionnel et sont retournés dans un
club amateur à côté de chez eux, ce qui ne
les empêche pas de continuer à rêver de
lendemains glorieux. « Je garde une sensa-
tion d’inachevé de mon passage à Claire-
fontaine. Ça a été dur à vivre, je n’ai pas pu
achever ce que j’avais commencé, explique
Jaouad Jouini, blessé pendant une bonne
partie de son séjour à l’INF, et à présent
joueur de Sannois Saint-Gratien. Mais
mon ambition de devenir professionnel est
encore plus forte qu’avant. C’est le seul truc
que je veux faire. »
Même détermination chez Yacine Tahri,
sur qui le sort s’était acharné à Clairefon-
taine − il l’a quitté un peu amer, estimant
que l’encadrement l’avait « laissé de côté ».
Ce petit joueur technique évolue désormais
à Saint-Ouen-l’Aumône, où il espère taper
dans l’œil d’un club pro : « Je fais un peu le
chemin dans l’autre sens ; peut-être que je
vais pouvoir atteindre le haut niveau sans
passer par un centre de formation. A Saint-
Ouen-l’Aumône, il y a toujours moyen de se
faire repérer, je n’ai pas du tout perdu espoir.
Surtout quand je vois des joueurs comme
Riyad Mahrez. » Celui-ci vient en effet d’être
sacré meilleur joueur (et champion) d’An-
gleterre avec Leicester sans avoir fait le
moindre séjour en centre de formation.
Kilian Bevis, qui joue aujourd’hui à Torcy,
et Fakri Amadi Ali, viré de l’INF en première
année pour raisons extrasportives mais ex-
cellent footballeur, n’ont pas abdiqué non
plus. En revanche, Sergio Gonçalves, re-
tourné à l’US Quevilly, envisage un cursus
en Sciences et techniques des activités phy-
siques et sportives (Staps), et concède que
son ambition de devenir pro est « un peu
passée ». Elle est même « complètement pas-
sée » chez Hugo Boquet, qui joue à Palai-
seau : « J’avais encore envie de signer pro un
an après être parti, mais là, ça fait trois ans,
et j’ai commencé à lâcher. »
Kylian Mbappé au centre d’entraînement de La Turbie, près de Monaco, le 3 mai. OLIVIER MONGE/MYOP POUR « LE MONDE »
La fusée Hammour
Que Samy Hammour n’ait pas intégré de
centre de formation à sa sortie de l’INF chez lui, à Ecouen (Val-d’Oise) pour ga- de Kylian Mbappé, puisqu’il envisage de
reste un mystère pour ses anciens camara- gner du temps et pouvoir continuer en devenir médecin du sport, « dans l’idéal,
des et entraîneurs, tant il semblait doué. parallèle le football à un très bon niveau, au sein d’un club pro ».
Maintenant, pour lui, l’enjeu a bien à défaut de connaître le niveau profes-
changé : alors que la promo 98 passe son sionnel. « J’étais dégoûté il y a trois ans,
bac dans un mois – essentiellement en fi- mais je me suis très vite remis en question. L’héritage de « Clairf’»
lière STMG –, il en est déjà à l’étape supé- La finalité de l’INF n’était pas de signer Que leur destin soit réjouissant ou cruel, tous
rieure, et se présentait, ces jours-ci, au très dans un club pro. C’était d’apprendre des les enfants de la promo 98 sont formels : à
sélectif concours d’entrée en deuxième an- valeurs de la vie. » Clairefontaine, ils sont devenus de meilleurs
née de médecine, à Paris-VI. « Ce qu’on souhaite, c’est que chacun ait footballeurs, de plus grands garçons, et, sur-
Il n’en a pas fini avec le football, et conti- trouvé sa voie, confirme Jean-Claude La-
nue de s’entraîner quatre fois par semaine fargue, qui fut l’entraîneur de Samy à l’INF
à Sannois Saint-Gratien. « Mais les possibili-
tés de devenir pro s’amoindrissent, dit-il,
− et qui est le directeur du centre depuis
que Gérard Prêcheur est parti, en 2014, en-
« J’étais dégoûté il y a trois ans, mais
donc je privilégie les études. Je préfère louper traîner les joueuses de l’Olympique lyon-
un entraînement pour préparer mes con- nais, qualifiées pour la prochaine finale
je me suis très vite remis en question.
cours. » Sans doute au grand soulagement de la Ligue des champions. L’expérience à
de sa mère, dont on se souvient qu’elle an- l’INF ne se résumait pas au foot ; elle devait
La finalité de l’INF n’était pas
goissait à l’idée de voir son fils devenir leur apprendre à se connaître, à se subli-
footballeur et arrêter les études. mer, à se fixer des objectifs. » Un jour, peut-
de signer dans un club pro. C’était
Elève brillant, Samy Hammour a suivi être, Samy Hammour sauvera des vies.
les cours par vidéoconférence depuis Peut-être aussi soignera-t-il les blessures
d’apprendre des valeurs de la vie »
samy hammour
ancien de la promo 98, désormais étudiant en médecine
tout, ils se sont beaucoup marrés. « On a fait
tellement de bêtises, raconte Kylian Mbappé.
Quand on trouvait que l’entraînement n’avait
pas été suffisant, on sortait le soir pour aller
jouer dans la cage à foot [un petit terrain en-
touré de parois] alors que c’était interdit. Y
avait pas d’éclairage, alors on mettait les lu-
mières des téléphones, et on faisait des “cinq
contre cinq” jusqu’à pas d’heure. Ensuite, on
rentrait dans nos chambres par les fenêtres. Le
lendemain, personne n’allait au petit déjeuner,
et les encadrants ne comprenaient pas pour-
quoi on était fatigués. »
Chez tous apparaît une nostalgie plus ou
moins vive de cette époque, y compris des
gueulantes mythiques de Jean-Claude Lafar-
gue ou de Gérard Prêcheur, et des sanctions
infligées par Aziz Mokadem, l’éducateur qui
les encadrait, parfois avec poigne, dans la vie
quotidienne. « Il m’a aidé à me construire, je
lui en suis reconnaissant, sourit Mbappé.
Quand on s’est revus, je lui ai dit que c’était
grâce à lui que j’avais un peu mûri, avec tou-
tes les fois où il m’avait puni… »
Allan Momège garde dans son portefeuille
sa carte de cantine de Clairefontaine. Yoann
Vardin chausse toujours ses claquettes de
l’INF. Loreintz expose sur un ceintre un
maillot signé par toute la promo. Chacun a
conservé un ballon ou une paire de chaussu-
res de « Clairf’». Et tous restent en contact, se
remémorant à travers les réseaux sociaux ce
bon vieux temps. « C’est monstrueux comme
c’est passé vite, soupire Allan Momège.
C’étaient vraiment nos meilleures années. » p
6| 0123
Samedi 7 mai 2016 | SPORTS | ENQUÊTE

Une valse à treize temps

ligue 1 | Cette saison, pas moins de treize changements d’entraîneur ont eu lieu dans les clubs du championnat de France

erwan le duc

E
xige beaucoup de toi-même et at-
tends peu des autres. Ainsi beau-
coup d’ennuis te seront épargnés. »
Sauf si tu es entraîneur en Ligue 1.
Sur la page d’accueil de l’Unecatef,
le syndicat des entraîneurs profes-
sionnels de football, la phrase de la semaine, si-
gnée du penseur chinois Confucius, résonne
d’un écho particulier au crépuscule d’une sai-
son marquée par un record, celui du nombre
d’entraîneurs remplacés en cours d’exercice.
Depuis l’été 2015, pas moins de treize change-
ments de chef d’orchestre ont été opérés, consé-
quences d’une procédure de licenciement,
d’une démission ou d’un départ négocié.
C’est le bilan le plus spectaculaire dans l’élite
depuis la saison 2004-2005, lorsque dix entraî-
neurs avaient été remerciés. Si on y ajoute la
Ligue 2, le cru 2015-2016 atteint même un som-
met avec 24 remplacements, l’échelon inférieur
du football professionnel ayant, lui aussi,
connu une saison mouvementée. « Les entraî-
neurs, on les loue quand on les recrute et on les
détruit quand on les fait partir. C’est assez déso-
lant », regrette François Blaquart, directeur
technique national (DTN) à la Fédération fran-
çaise de football (FFF), qui reconnaît que la sai-
son a été « violente ». Dès la première journée,
l’Olympique de Marseille donnait le ton en pre-
nant acte de la démission de Marcelo Bielsa.
« Ma position est définitive, le travail en com-
mun exige un minimum de confiance que nous
n’avons plus », martelait tranquillement l’Argen-
tin lors de la conférence de presse après la dé-
faite inaugurale contre Caen (1-0), le 8 août. « El
Loco » a, semble-t-il, trouvé plus fou que lui à
l’OM, un club qui connaîtra ensuite deux autres
coachs, l’Espagnol Michel, remplaçant rem-
placé par Franck Passi, pendant que
l’actionnaire majoritaire, Margarita Louis-
Dreyfus, était occupée à planter un panneau « A
vendre » devant la Commanderie.
Réputé pour son instabilité, le club phocéen
n’a cette fois rien d’une exception qui confirme
la règle. La lanterne rouge Troyes a également
connu deux changements de techniciens lors
de la même saison, tandis que Bastia, Bordeaux,
Lille, Lyon, Montpellier, Reims, Rennes et Tou-
louse ont tous tenté de faire peau neuve sans at-
tendre l’été. Avec des résultats mitigés, certains
ayant bénéficié du fameux choc psychologique,
d’autres ayant continué de sombrer, à l’instar
des Rémois, désormais relégables avant l’anté-
pénultième journée de championnat. « Se sépa-
rer de son entraîneur principal n’est jamais quel-
que chose d’évident, mais il nous fallait agir »,
s’était justifié le président champenois, Jean-
Pierre Caillot, au lendemain de l’annonce du li-
mogeage d’Olivier Guégan, le 23 avril.
« Le levier de l’entraîneur, je peux le compren-
dre, même si je trouve que c’est injuste pour le
technicien, note François Blaquart. Mais il faut
faire attention à ne pas déstabiliser l’ensemble
du club. Souvent, on va aller chercher le directeur De haut en bas et de gauche à droite : Hervé Renard (LOSC Lille), Willy Sagnol (Girondins de Bordeaux), Michel (Olympique de Marseille),
du centre de formation, et commence un jeu de Hubert Fournier (Olympique lyonnais) et Jean-Marc Furlan (Estac Troyes) ont tous été limogés cette saison.
chaises musicales qui touche toute la structure, PASCAL ROSSIGNOL/REUTERS. REGIS DUVIGNAU/REUTERS. PHILIPPE LAURENSON/REUTERS. FRANÇOIS NASCIMBENI/AFP. PASCAL ROSSIGNOL/REUTERS
qu’on déshabille. » Ce fut le cas à Troyes, où
Claude Robin a quitté la formation pour pren-
dre les rênes de l’équipe première après le dé- L’ancien défenseur de l’AS Saint-Etienne Bernard Caïazzo estime qu’un dirigeant ne che classique mais souvent en se basant sur ce
part de Jean-Marc Furlan en décembre 2015. Il (ASSE) fustige également le recrutement par les licencie son coach qu’en dernier recours, qu’ils ont vu à la télé, ou à la tête du client. Ils ne
sera remercié à son tour, deux mois et sept pe- dirigeants d’entraîneurs n’ayant pas la qualifi- « parce qu’il n’a plus le choix ». « Changer, pour s’interrogent que rarement sur le projet de jeu,
tits matchs plus tard. cation requise, le fameux diplôme d’entraîneur un président, ça coûte de l’argent, mais un entraî- alors que c’est fondamental, précise le Borde-
« La solution c’est peut-être de prévoir, en ayant professionnel de football, quitte à payer neur en difficulté, il s’enfonce dans le négatif, il ne lais. Les grands clubs européens, sur une décen-
des adjoints diplômés qui peuvent prendre le re- l’amende prévue dans ce cas (10 000 euros par dort plus, son discours passe moins bien. Il faut nie, sont ceux qui ont une vraie stabilité, un
lais sans casser la dynamique générale, et même match en L1, 5 000 en L2) : « Le président Caillot, parfois apporter la fraîcheur mentale nécessaire vrai projet de jeu… Bon, c’est vrai que ce sont
en l’améliorant. L’exemple de ça, cette saison, à Reims, je lui ai demandé : “Dans ton entreprise au club, aux joueurs. Et aussi au président, parce aussi les plus riches. »
c’est Lyon », remarque le DTN. Pour la FFF, cette de transport, tu prendrais un chauffeur qui n’a Car, pour tirer les bénéfices de la patience, il
actualité ne témoigne pas d’une crise de con- pas son permis ?” Evidemment, il me répond non, faut avoir les moyens de se montrer persévé-
fiance envers les compétences des entraîneurs
français. « On est le pays européen qui exporte le
mais il me dit que dans le foot, c’est différent. Ces
présidents sont des gens très compétents dans
« Le gros souci, c’est rant. Et la précarité managériale de cette saison
semble surtout révélatrice de la fragilité finan-
plus de joueurs vers les autres championnats,
c’est aussi une reconnaissance pour notre travail
leur domaine, mais le foot, c’est leur danseuse. »
Avec son exposition médiatique et son cirque
le manque de vision cière des clubs français. « Dans les villes moyen-
nes, gérer un club professionnel, de foot ou d’un
de formation. Et puis les entraîneurs étrangers
ne font pas forcément mieux en L1 », rappelle
qui se nourrit surtout des crises. « En France, ils
sont omniprésents, ils commentent tout. Et il suf-
des clubs. Le premier autre sport, c’est un vrai sacerdoce. Ceux qui se
lancent dans cette aventure sont vraiment cou-
François Blaquart.
Pour Jean-Marc Furlan, la question porte sur-
fit qu’un président dise qu’il a confiance en son
entraîneur pour que les journalistes lancent un
fusible à sauter sera rageux », reprend Jean-Marc Furlan. « Mais for-
cément, en tant qu’entraîneur, c’est compliqué de
tout sur la viabilité à moyen terme de ces revi-
rements saisonniers : « Le choc psychologique, il
faux débat sur le sujet… », se lamente Pierre Re-
pellini, qui ne voit pourtant dans cette vague de
toujours l’entraîneur, construire quand tu perds tes meilleurs joueurs
chaque année… », se désole le technicien, repre-
peut exister sur six mois. Il faut être honnête, ça
peut être bien d’avoir de la fraîcheur, un regard
licenciements qu’un « accident ».
A juste titre, puisque la Ligue 1 est, parmi les
parce que c’est le moins nant un refrain devenu une rengaine de la L1.
Les gains réalisés sur les transferts de joueurs
différent, mais la vraie question, c’est : est-ce que
c’est pérenne ? » Après trois années passées dans
cinq grands championnats européens, celui où
la durée de présence d’un entraîneur sur le
cher à virer » célèbrent ainsi le cercle vicieux dans lequel est
pris le football tricolore, sous perfusion et con-
l’Aube, Furlan met le doigt sur le principal repro- même banc est la plus longue, selon une étude pierre repellini damné à perdre sa compétitivité aussi vite que
che qui est fait aux dirigeants des clubs français, de l’Observatoire du football du Centre interna- vice-président de l’Unecatef ses meilleurs éléments. Bernard Caïazzo voit
et dont la précarité du métier d’entraîneur ne tional d’études du sport (CIES). Sur ce podium d’ailleurs dans l’augmentation des droits télé-
serait qu’un symptôme : l’absence d’un vérita- continental, derrière l’inamovible Arsène visuels alloués aux clubs de L1 dès la saison
ble projet de jeu dans les clubs. Wenger, à Arsenal depuis 1996, on trouve deux que pour lui, c’est pareil, il ne dort plus… » prochaine une explication possible à la crispa-
Ce que déplore aussi Pierre Repellini, le vice- pensionnaires de L1 : Christophe Galtier, en « Ce n’est pas l’habitude des présidents de L1 tion des dirigeants : « Je suis surpris par l’am-
président de l’Union nationale des entraîneurs poste à Saint-Etienne depuis 75 mois, et Jocelyn de licencier leurs entraîneurs », renchérit Jean- pleur des changements, mais il y a peut-être
et cadres techniques professionnels du football Gourvennec, à Guingamp depuis 70 mois. La Marc Furlan. « Le problème, dans le sport pro- plus de nervosité cette saison à cause de ça. »
(Unecatef). « Le gros souci, c’est le manque de vi- durée médiane d’exercice en France est de fessionnel en France, c’est que tu as une culture Heureusement pour eux, les entraîneurs du
sion des clubs. Le premier fusible à sauter sera 16 mois, contre 14,5 en Angleterre, 13 en Allema- entrepreneuriale mais pas de culture du jeu. La championnat de France pourront toujours se
toujours l’entraîneur, parce que c’est le moins gne, 10 en Espagne et 9 en Italie. plupart des présidents sont dans l’affectif, ils tourner vers Confucius : « Le sage évite le
cher à virer. Essayez de virer vingt joueurs de vo- Président de l’ASSE et de Première Ligue, le sont supporteurs, d’ailleurs ils ne recrutent pas monde, puis évite certaines contrées, puis certai-
tre effectif, ça vous fera bizarre… » syndicat représentant 19 des 20 clubs de L1, leurs entraîneurs après un processus d’embau- nes attitudes, enfin certaines paroles. » p

« Comme je ne
pouvais pas être
Zidane et que
je voulais être
incontournable,
j’ai fait ce que
j’ai fait. Mon
monopole
de l’époque,
vous pouviez
me le prendre.
Mais, comme
pour Cassius
Clay, fallait
monter sur
le ring »
Jean-Claude Darmon dans son hôtel particulier, rue de Liège à Paris, fin avril. VINCENT LELOUP/DIVERGENCE IMAGES POUR « LE MONDE »
Le grand argentier
Jean-Claude Darmon a transformé le monde
du football en développant le marketing
sportif en France. A 74 ans, il gère désormais
sa propre fortune
rémi dupré
B
aigné de lumière, le bureau de Jean-
Claude Darmon s’apparente à un petit
musée de l’histoire du football français.
Au rez-de-chaussée de son hôtel parti-
culier, niché rue de Liège, à Paris,
l’homme d’affaires de 74 ans aime s’en-
tourer des portraits de ses complices disparus, tels
Jean Sadoul, ancien président de l’actuelle Ligue
de football professionnel (LFP), ou Claude Bez, ex-
patron moustachu des Girondins de Bordeaux. Sous
le regard d’anges sculptés au plafond, le maître des
lieux pointe du doigt le maillot tricolore de Zinédine
Zidane, entreposé dans une vitrine. Celui-là même
que portait le sphinx aux pieds d’argent lors du sacre
des Bleus au Mondial 1998.
Dans ce décor propice à la nostalgie – « l’un des mo-
teurs de ma vie de guerrier, d’aventurier, de despe-
rado » –, Darmon, présenté depuis des décennies par
les médias comme le « grand argentier du foot fran-
çais », ricane à l’évocation du sobriquet. « J’ai été pen-
dant longtemps le centre de financement de ce sport,
l’un de ses pivots, reconnaît ce pied-noir, né à Oran le
jour du raid japonais sur la base américaine de Pearl
Harbor. On m’a même surnommé le “pape du foot-
ball”. Pour un juif, c’était malvenu. » Sourire enjôleur
et gouaille chaleureuse, le svelte septuagénaire est à
l’origine de la mutation du modèle économique du
ballon rond dans l’Hexagone. Revenus publicitaires,
merchandising, commercialisation des droits télévi-
sés et de l’image : ce « boulimique de travail » a long-
temps été à la manœuvre dans les coulisses du foot
français et mondial. Confident et éminence grise
des dirigeants de club, il négociait et décrochait les
contrats, téléguidait les rachats.
« J’ai inventé, créé et développé un métier que j’ai
quitté en 2004. Mais depuis douze ans ils n’ont rien
fait de nouveau, insiste Darmon, dont l’autobiogra-
phie (Au nom du foot, Fayard, 304 pages, 18 euros)
sort en librairie lundi 9 mai. Je suis un vendeur même
si cela ne me qualifie pas. Comme je ne pouvais pas
être Zidane et que je voulais être incontournable, j’ai
fait ce que j’ai fait. Et je l’ai bien fait. J’ai vécu dix vies. Je
suis si heureux d’être là où j’en suis ! Mon monopole de
l’époque, vous pouviez me le prendre. Mais, comme
pour Cassius Clay, fallait monter sur le ring. J’étais le
premier d’un métier que j’avais inventé. J’ai fabriqué le
puzzle tout seul comme un grand. »
La « soif de reconnaissance » de ce fils d’ouvrier
élevé dans une famille pauvre de douze enfants est le
ressort de son ascension. Jean-Claude Zahoui, ex-pe-
tit docker de Marseille qui a changé d’état civil pour
devenir Darmon à sa majorité, fait du stade Marcel-
ON A RETROUVÉ...
Saupin de Nantes son « laboratoire ». Après s’être
lancé dans la production de livres d’or pour les clubs
de foot et de rugby, le jeune homme se rapproche des
dirigeants du FC Nantes, dont le directeur sportif du
club, Robert Budzynski. Au début des années 1970, il
« vend » l’idée de développer la présence d’encarts
publicitaires autour du stade à Louis Fonteneau, pré-
sident des Canaris, et à son bras droit Claude Simo-
net, qui deviendra plus tard patron de la Fédération
française de football (1994-2005). Bientôt, les clubs de
Reims, Nîmes, Sochaux, Monaco, Bordeaux, Nice,
Montpellier et Bastia feront appel à ses services.
« J’ai alors le sentiment qu’on est dans une pension
Mimosas, s’amuse aujourd’hui Darmon. Chacun
mange ses deux œufs au plat, mais personne ne pense
à faire un vrai festin. Les dirigeants de l’époque ne sa-
vaient même pas que le merchandising existait. J’avais
tort d’avoir raison trop tôt. J’ai dû convaincre. Il y avait
une réticence culturelle et intellectuelle. J’étais plus
dans le rôle du violeur que de l’apprenti sorcier. Du
matin au soir, je les mettais devant le fait accompli. »
En 1973, sa rencontre avec Jean Sadoul – « un père,
un visionnaire, un avant-gardiste » –, patron de la Li-
gue, accélère sa carrière. Administrateur de l’instance
à partir de 1978, nommé « directeur national de la
promotion du football » au début des années 1980,
Darmon étoffe son réseau et devient incontournable.
Sauvetage de l’Olympique de Marseille, négociations
avec Canal+ pour l’achat des droits télévisés du
championnat de France en 1984, présidence du Parc
des Princes, rachat du Paris-Saint-Germain par la
chaîne cryptée en 1991 : l’homme d’affaires est omni-
potent et amasse des fortunes. « Il n’y a pas de honte
à gagner de l’argent. L’argent, c’est la récompense
d’être le premier. Ce n’est pas l’argent qui me motive,
confie-t-il. Quand j’allais faire un gros contrat, je ne
pensais pas à la commission que j’allais toucher.
J’adore la manipulation intellectuelle de la négocia-
tion, le jeu de la concurrence. Je suis attaché à la pa-
role donnée. J’étais pressé et j’allais vite. »
« J’achète des immeubles, je voyage… »
En 1990, le « faiseur d’argent » est foudroyé en plein
vol. Alors que le club de Toulon sombre dans les
affaires, Darmon est inculpé pour abus de biens so-
ciaux et faux et usage de faux en écriture privée.
Moins de deux ans plus tard, deux non-lieux sont
prononcés. « Pour un gangster, être inculpé, c’est un
accident du travail. Je savais que je n’avais rien fait. Je
ne volais et ne trichais pas », raconte-t-il, évoquant un
« traquenard », la « pire période » de sa vie.
Ami de Johnny Hallyday, connaissant « par
cœur » son carnet d’adresses de joueurs et de « dé-
cideurs », Darmon fut aussi le « grand argentier »
de l’équipe de France. Du début des années 1980 à
2010, via la société Football France Promotion, il
gère les droits commerciaux des Bleus, négocie les
contrats avec l’équipementier Adidas, s’occupe du
merchandising, des droits télévisés. Il est aux pre-
mières loges quand la bande à Deschamps s’assied
sur le toit du monde en 1998. « C’est une généra-
tion de joueurs que j’aime par-dessus tout. Ces gos-
ses-là, je les ai tous vus naître », glisse-t-il, tout en
revenant, a contrario, sur le « cauchemar » qu’a
| SPORTS | 0123
Samedi 7 mai 2016 |7
représenté pour lui la grève des Tricolores à
Knysna, lors du fiasco du Mondial 2010.
Au cours de son ascension, Darmon s’est fait quel-
ques ennemis. Il n’a ainsi jamais voulu travailler avec
Bernard Tapie, patron à succès de l’Olympique de
Marseille, fauché en 1993 par le scandale du match
truqué VA-OM. Il lui consacre d’ailleurs une « épita-
phe » dans son livre. « Il y a tellement de dirigeants qui
étaient meilleurs que lui », dit-il, vipérin. Il ne fait pas
non plus partie des aficionados de Michel Platini,
président suspendu de l’UEFA, qu’il dépeint comme
un homme d’argent. Désireux de gérer en interne les Parcours
droits commerciaux du Mondial 1998, l’ex-nu-
méro 10, alors coprésident du comité français d’orga-
nisation du tournoi, avait notamment écarté 1941 Jean-Claude
l’homme d’affaires après sa victoire lors de l’appel Darmon naît
d’offres. « Il a pris une revanche », clame-t-il. le 7 décembre
En 1996, lors de l’entrée en Bourse de son groupe, Dar- à Oran (Algérie).
mon affiche un chiffre d’affaires de 652 millions de
francs (près de 129,5 millions d’euros). En 2001, il 1978 Il devient
fusionne son entreprise avec Sport+ et UFA Sports pour membre du conseil
fonder et présider Sportfive, major du marketing euro- d’administration
péen et mondial. « Je suis alors le premier, on fait de l’actuelle Ligue
650 millions d’euros de chiffre d’affaires », explique celui de football profes-
qui ne veut pas « être le plus riche du cimetière » et qui a sionnel.
lancé l’association Plus fort la vie pour aider les enfants
défavorisés. En 2004, il revend ses parts au groupe 1982 Création de
américain Advent et se retire de la scène. « J’ai dû faire la société Football
une dépression pendant six mois. Quand on est habitué France Promotion,
à la tornade et qu’il n’y a plus de bruit… », confesse-t-il. qui gère les droits
Depuis son retrait des affaires, il « gère [sa] fortune » commerciaux des
et celle de ses enfants. « J’ai deux sociétés, l’une dans Bleus jusqu’en 2010.
l’immobilier, l’autre s’occupe d’investissements dans
de petites PME axées sur Internet », détaille Darmon, 1996 Son groupe
qui s’appuie sur une dizaine de collaborateurs. Il a est introduit en
par ailleurs conseillé bénévolement des clubs profes- Bourse.
sionnels, ainsi que Frédéric Thiriez, patron de la LFP,
démissionnaire le 15 avril. « Je vis de la vente de Sport- 2001 Il crée Sport-
five, de mes intérêts. J’achète des immeubles, des mai- five, major du
sons, je voyage, j’écris des scénarios de film. Mais je marketing sportif
reste un observateur du foot mondial », sourit le self- européen.
made-man. En sous-main, il a notamment œuvré
pour la création de Première Ligue, le nouveau syndi- 2004 Il vend
cat représentant les dirigeants de tous les clubs de ses parts et quitte
l’élite, à l’exception de Guingamp. la présidence de
L’élégant septuagénaire s’interdit de « cracher » sur Sportfive.
le modèle qu’il a contribué à ériger. S’il ne croit pas
aux vertus du fair-play financier – « une masca- 2016 Parution de
rade » – promu par l’Union des associations euro- son autobiographie
péennes de football (UEFA) pour juguler les déficits Au nom du foot
des clubs européens, Darmon estime que « les salaires (Fayard, 304 pages,
des joueurs ne veulent plus rien dire ». « Prendre 150 % 18 euros), lundi
ou 200 % des ressources d’un club, ça n’a pas de sens. 9 mai.
C’est une bulle spéculative permanente », ajoute-t-il,
pestant par ailleurs contre l’avance écrasante du
champion anglais sur son voisin français en matière
de droits télévisés (7,3 milliards d’euros sur trois ans,
de 2016 à 2019 en Premier League, contre 748,5 mil-
lions d’euros par an en Ligue 1 jusqu’en 2020). Long-
temps, l’origine de la fortune de Darmon a intrigué
« les hommes politiques et le CAC 40 ». « Mais l’homme
de la rue m’adore », s’enthousiasme l’ex-« grand argen-
tier », heureux de constater que personne ne l’a rem-
placé. Changement d’époque et de mœurs oblige. p
8| 0123
Samedi 7 mai 2016 | SPORTS | RENCONTRE

« Le Stadium,
c’est le petit
Wembley »
|
suivez le guide (5/10)

Mustapha et Hakim Amokrane, les frères

du groupe Zebda, racontent leur passion pour
le Toulouse Football Club, dans cette ville
de rugby qui accueille quatre matchs de l’Euro

gilles rof

Leurs adresses
« Mouss » et Hakim aiment
les lieux qui brassent les
populations. Et à Toulouse,
ils ne manquent pas.
Le Bikini Cette salle a dû
changer d’implantation après
avoir été en partie détruite
par la catastrophe d’AZF.
Au bord du canal du Midi,
elle propose des concerts de
rock et de musiques actuelles.
Rue Théodore-Monod,
Ramonville-sur-Agne.
www.lebikini.com
La Maison blanche Dans
ce café culturel associatif, les
frères de Zebda découvrent
toute la nouvelle scène musi-
cale toulousaine. « Un petit en-
droit dans lequel on est inves-
tis, avec des gens qu’on aime et
beaucoup de scènes ouvertes »,
explique Mouss. Le lieu
propose aussi des expositions
et des ateliers.
10, rue Arnaud-Bernard,
Toulouse.
www.cafe-maison-blanche.fr
Les Tontons flingueu-
ses Pour manger, les frères
Amokrane privilégient aussi
l’ambiance dans ce restaurant
où l’on déguste de bonnes
viandes accompagnées de
frites maison. « Chez Paulo, en-
core des amis… », assure Hakim.
14, avenue des Minimes,
Toulouse.
LES TONTONS FLINGUEUSES
L
e foot, c’était entre
copains sur la place du
quartier. Le jeu à XIII,
avec le club du coin. Et
partout ailleurs, on ne
parlait que du Stade tou-
lousain et du rugby à XV. » Hakim
Amokrane, le cadet de la fratrie
bondissante des Zebda, dresse en
connaisseur la géographie spor-
tive de sa ville natale, Toulouse. De
la cité des Izards dans le quartier
des Minimes, où les deux frères
ont grandi, au Stadium, le stade
municipal, qui accueillera quatre
matchs de l’Euro 2016 en juin. « Une
ville d’Ovalie, complète “Mouss”,
Mustapha, l’aîné. Ici, le football a
une forte dimension populaire,
comme partout, mais il reste, forcé-
ment, en retrait. »
Les frères Amokrane ont toujours
aimé le sport. Les voir s’ébrouer sur
scène, en duo ou encadrant Magyd
Cherfi avec Zebda, suffit à se rendre
compte qu’ils sont, à 47 et 48 ans,
encore en bonne condition physi-
que. Ils ont chanté le Cameroun de
Roger Milla (sur l’album Le Bruit et
l’Odeur) après le Mondial de 1994, Mustapha et Hakim Amokrane, le 1er mai, à Marseille. WILLIAM BEAUCARDET POUR « LE MONDE »
ont fait rimer « Boli » (Basile) avec
« jamais rien aboli », et entretien-
nent une profonde amitié avec des
clubs de supporteurs de l’OM
– « Des sudistes, comme nous, op- la Ville rose. Pas encore quin- eu sa chance en équipe d’Argen- France de rugby à XIII, énumère
posés à la centralité », glisse Mouss.
« Marcico, c’est quas, ils n’ont pas vu évoluer le tine, rappelle Mouss. Quand tu es encore Hakim. Des grands
Mais, à l’unisson, ils confirment. TFC première version – maillot numéro 2 derrière “Dieu”, c’est matchs du Stade toulousain. Un
Leur cœur est violet, comme la
un numéro 10 rouge, chaussettes blanches –, merci au revoir… Tu ne joues pas. » France-Iran de football, aussi,
couleur du maillot du Toulouse club historique dissous en 1967. « Il marchait sur le terrain, et dès dans les années 1980. » « Moi, j’y ai
Football Club (TFC).
de la génération Mais ils en connaissent la lé- qu’il touchait le ballon c’était ma- vu Georges Marchais en meeting
Mouss et Hakim ne parlent pas gende : « Le club a gagné la Coupe gique, se rappelle encore Hakim. avec mon daron, se rappelle
du « Téfécé ». Eux disent le « Téf’».
Maradona. de France en 1957, contre Angers Son surnom, c’était le “mangeur Mouss, hilare. A l’époque, à Tou-
La marque des vrais Toulousains. [6-3]. Le seul trophée jamais rem- de pizzas”. Toute la ville savait louse, le Parti communiste faisait
« Avec la concurrence du Stade tou-
Il marchait sur porté par Toulouse. » qu’il adorait ça ! Même qu’après un peu plus que 12 %. Et Michael
lousain, le Téf’ ne peut exister que « Dans notre enfance, le football, on a donné son nom à une pizza, Jackson. Un super-concert. »
dans le collectif, analyse Mouss.
le terrain, et dès c’était l’US Toulouse, reprend la “Beto Marcico”. » Comme beaucoup de bâtiments
Aujourd’hui, l’équipe est à deux Hakim. Le club était en D2, avec La période Marcico est faste toulousains, le Stadium a subi de
doigts de descendre en Ligue 2.
qu’il touchait un buteur exceptionnel, Robert pour Toulouse. Quatrième de lourds dégâts lors de l’explosion
Mais elle se bat jusqu’au bout et les Pintenat. » « On allait au Stadium Première division en 1985-1986. de l’usine AZF, en septem-
Toulousains apprécient ce baroud.
le ballon c’était quand un animateur nous propo- Troisième en 1986-1987. Avec Jac- bre 2001. « On l’appelle le “petit
S’ils se maintiennent, ça sera sait des places ou qu’un gars de la ques Santini comme entraîneur. Wembley”, reprend Mouss. Tu es
comme s’ils avaient gagné le
magique » sécurité, un grand du quartier, « Pendant quelques années, on a proche de la pelouse, il n’y a pas de
championnat. » hakim amokrane nous laissait entrer, dédouble vu de grands joueurs : Alberto poteau… C’est très anglais. »
Quand ils plongent dans leurs membre de Zebda Mouss. Ça faisait partie des loisirs Tarantini, champion du monde « Aujourd’hui, on ne va plus au
souvenirs, Mouss, ton toujours en- accessibles. » « Sinon, à la mi- avec l’Argentine, le gardien de but stade que deux ou trois fois par an,
joué, et Hakim, grosse voix rau- temps, ça devenait gratuit », com- Philippe Bergeroo, l’avant-centre poursuit l’aîné des frères. Nous
que, brassent un lot d’anecdotes plète le frérot dans un « une- international Yannick Stopyra… » avons eu notre petit désintérêt
sur l’histoire du ballon rond dans deux » d’école… « C’est la seule période où le foot devant ce qu’on appelle la “pouli-
Mouss et Hakim se souvien- a vraiment existé à côté du nisation” du football. Cette ten-
nent de leur fascination lorsque rugby, assure Mouss. Je ne dis dance à élever des joueurs comme
Robert Rensenbrink – double fi- pas faire jeu égal car le Stade des poulains, pour les revendre, en
naliste mondial avec les Pays-Bas, compte dix-neuf Boucliers de oubliant la dimension collective…
venu jouer une dizaine de matchs Brennus et quatre titres de cham- Quand on voit l’état de certains
LA MAISON BLANCHE en préretraite à Toulouse – a tapé pion d’Europe… Mais, à l’époque, petits clubs formateurs qui ont
un corner juste sous leurs yeux. le Téf’ a sorti le Napoli de Mara- 300 gamins dans leur école de
Ou quand ils croisaient Just Fon- dona en Coupe de l’UEFA ! » foot, on constate qu’il y a un pro-

TOULOUSE taine, le meilleur buteur de la

Coupe du monde 1958 avec
l’équipe de France, toujours ins-
tallé dans la ville. « Il entraînait
l’US Toulouse et notre voisin,
FAN-ZONE Messaoud Bennani, était l’un de
ALLÉES JULES-GUESDE ses joueurs. “Justo” lui a rendu
visite au quartier, dans sa belle
LE STADIUM voiture. Nous, on était au balcon,
comme des Gremlins, à regarder
ce qui se passait en dessous. »
Garonne
Ce 1er octobre 1986, les frères
Amokrane et tous les copains des
Izards sont parmi les 34 951 spec-
tateurs d’un Stadium bondé.
« Tout le monde voulait voir le
meilleur joueur du monde. Mais
nous, nous avions Tarantini !, s’en-
flamme Mouss. Il n’a pas lâché
Maradona, qui a même raté son
tir au but à la fin du match. »
Au Stadium, les frères Amo-
blème de redistribution des res-
sources par rapport au business
énorme du monde pro. Ce sport
concentre tous les travers de notre
société ultralibérale. »
Le dernier tacle est pour Nicolas
Sarkozy, venu reprocher aux poli-
ciers toulousains en 2003, alors
qu’il était ministre de l’intérieur,
d’organiser des tournois de foot-
ball dans les cités. « On a trouvé ça

LE BIKINI L’autre star qui a marqué Mouss
et Hakim, c’est l’Argentin Alberto
Marcico. Un meneur de jeu génial
arrivé au « Téf’ » en 1985. « Mar-
2 km cico, c’est un numéro 10 de la géné-
ration Maradona qui n’a jamais
krane ont aussi vécu les débuts
de Fabien Barthez et Moussa Sis-
soko, les buts du Suédois Johan
Elmander et d’André-Pierre Gi-
gnac… « Je me souviens de toutes
les finales du championnat de
choquant, souffle Hakim. Nous,
on a joué au foot avec les îlotiers. Il
y en avait un qui était très bon et
cela crée forcément un autre rap-
port. Dans les quartiers, on aime
les talentueux. » p
 g SAMEDI 7 MAI 2016 f

3 6 7
E U RO P E P H I LO S O P H I E A RT S

France, Allemagne : Régis Debray, portrait Faut-il moderniser

stratégies d’accueil d’un intellectuel turbulent les musées privés ?

SCHISME
À GAUCHELA ÏC IT É v Quelle attitude
adopter face à l’islam ?
Intellectuels et dirigeants
se déchirent autour de cette
question. Leurs positions,
irréconciliables, mettent
à mal la cohésion de
leur famille politique

R AP H AË L L E BACQ UÉ
E T AR I ANE CH E M I N

E
lle n’a pas encore réellement
investi le champ électoral, mais
la querelle ressemble à la plus
violente que la gauche ait nourrie en son
sein depuis longtemps. Aujourd’hui, ce
n’est plus sur des programmes économi-
ques que la gauche se déchire, mais sur la
religion et la laïcité, avec, en toile de fond, le
terrorisme et la montée de l’islam radical.
Prise en étau entre un Front national qui a
capté une partie des catégories populaires
et un électorat musulman qui ne lui est
plus spontanément acquis, la gauche fran-
çaise se perd dans un grand débordement
d’invectives qui menace de la fracturer
durablement. « Jamais je n’aurais pensé que
la laïcité, fondement de la République, rede-
viendrait un enjeu politique et intellectuel »,
remarque le politiste Laurent Bouvet,
proche du Parti socialiste.
Au cœur des discussions, le voile, bien sûr
(pour ou contre, notamment, son interdic-
tion à l’université), la nationalité (le combat
sur sa déchéance pour acte de terrorisme a
échauffé les esprits), mais aussi une multi-
tude de sujets de tous les jours, des menus
« sans porc » dans les cantines au siège
qu’un machiniste de la RATP refuse d’occu-
per si une femme s’y est assise, en passant
par le foulard d’une mère accompagnatrice
des sorties scolaires. De quoi animer les
déjeuners de famille comme les colloques
– sans compter les ricochets de cette dis-
pute sur le militantisme féministe, en
pleine division lui aussi.
Comment nommer les deux camps ?
C’est la première difficulté, tant les mots
sont l’une des armes de la guerre. Y a-t-il
désormais une « gauche relativiste », qui
trouverait des excuses sociales ou post-
coloniales à l’intégrisme et au terrorisme,
contre une « gauche républicaine et laï-
que », pour laquelle « défendre les droits
des femmes et la laïcité permet de désamor-
cer à la fois la propagande raciste et djiha-
diste », comme l’affirme la journaliste
Caroline Fourest ?
L I R E L A SUI T E PAGE S 4- 5 v

Cahier du « Monde » No 22180 · Ne peut être vendu séparément

RÉCIT
A Talich, dans le nord du Haut-Karabakh, le 7 avril · Rafael Yaghobzadeh pour « Le Monde »
LA GUERRE SANS FIN
C AUC A SE v L’épineuse question de l’indépendance du Haut-Karabakh, objet d’un conflit
entre Azéris et Arméniens, pose une nouvelle fois le problème de l’autodétermination
GAÏ DZ M I NASSIAN
G
rand comme un département français,
le Haut-Karabakh, province arménienne
rattachée à l’Azerbaïdjan en 1921 par
Staline, a proclamé son indépendance lors de la
chute de l’URSS, en 1991. Depuis, ce territoire est le
théâtre d’un conflit entre Arméniens et Azerbaïd-
janais. Après trois ans de guerre (1991-1994), un ces-
sez-le-feu est signé en mai 1994 par Erevan, Bakou
et Stepanakert, capitales de l’Arménie, de l’Azer-
baïdjan et de la République du Haut-Karabakh. Le
bilan de la guerre s’élève à plus de 30 000 morts,
une déroute militaire pour Bakou et la perte de
régions au profit des Arméniens. Pour le Haut-
Karabakh, ce remodelage territorial forme une
ceinture de sécurité contre l’agression azerbaïdja-
naise. Pour Bakou, en revanche, ces espaces occu-
pés par les Arméniens doivent revenir à leur légi-
time propriétaire.
En 1992, l’Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe (OSCE) a mis en place un
groupe de contact appelé Groupe de Minsk, copré-
sidé par la Russie, la France et les Etats-Unis, en vue
de rétablir la paix dans la région. Mais vingt-deux
ans après le cessez-le-feu, aucun Etat n’a reconnu
l’indépendance du Haut-Karabakh et la paix n’a
pas avancé d’un pouce. Au contraire, ce conflit dit
« gelé » s’est dégelé au printemps lors de la « guerre
des quatre jours », du 2 au 5 avril, qui a éclaté le long
de la ligne de contact entre le Haut-Karabakh et
l’Azerbaïdjan, faisant plus de 100 morts dans les
deux camps.
Ce regain de tension, qui inquiète la communauté
internationale pour ses éventuelles incidences sur
le Caucase du Sud, coincé entre l’Iran, la Turquie et la
Russie, s’est aussi traduit en Occident par des appels
de parlementaires en faveur de la reconnaissance
du Haut-Karabakh au nom de l’autodétermination
des peuples. Qu’en est-il de cette revendication
d’indépendance sur le plan du droit ?
La question est en soi un sujet d’une rare
complexité. Mais le débat ne part pas de zéro. Car
le Groupe de Minsk est parvenu, en deux décen-
nies de négociations, à présenter aux protagonis-
tes les contours d’un compromis appelé « les prin-
cipes de Madrid ». Ils s’articulent autour de trois
principes clés – non-recours à la force, intégrité
territoriale et autodétermination – ainsi que de six
autres points, parmi lesquels l’évacuation par les
Arméniens des territoires azerbaïdjanais autour
du Haut-Karabakh et la définition d’un statut de
cette entité fixé par référendum.
Autrement dit, les conclusions des médiateurs
tournent autour du compromis « territoires contre
statut », dans lequel cohabiteraient deux principes
normatifs du droit : intégrité territoriale et auto-
détermination. Or, pour Elchin Amirbayov, ambas-
sadeur d’Azerbaïdjan en France, « l’Arménie s’étant
déjà autodéterminée, la question de l’indépendance
du Haut-Karabakh est surréaliste et incorrecte. Il
faut respecter le droit international ». Sauf que dans
la réalité, le dossier du « HK », comme on l’appelle
au Quai d’Orsay, est bien plus compliqué.
« Le processus de formation des Etats n’est pas
réglementé comme tel par le droit international,
note Pierre d’Argent, professeur de droit à l’Univer-
sité catholique de Louvain (Belgique). C’est un pro-
cessus qui relève du fait. Quand une province d’un
Etat déclare son indépendance, celle-ci peut être
contraire à la Constitution de l’Etat en question,
mais il n’y a pas de règle de droit international géné-
ral et coutumier qui, comme telle, interdirait cette
déclaration d’indépendance. »
Mais l’Azerbaïdjan insiste, dans le cas du Haut-
Karabakh, sur les quatre résolutions du Conseil de
sécurité de l’ONU votées en 1993 (nos 822, 853, 874,
884) qui réaffirment le respect de l’intégrité territo-
riale de l’Azerbaïdjan ainsi que le principe de l’in-
violabilité des frontières et celui de l’interdiction
de l’emploi de la force pour acquérir des territoires ;
« Le droit international
n’est pas un marché.
On ne peut pas prendre ce
qui nous plaît et laisser les
autres principes dehors »
Jacques Faure, ambassadeur français
b civilisationnellement distincts de l’Azerbaïdjan et
ces rappels s’adressant sans doute plus à Erevan
qu’à Stepanakert. Or, et c’est là toute la complexité
du dossier, l’Arménie n’est citée qu’une seule fois
dans les quatre résolutions. On lui demande juste
de « continuer d’exercer son rôle d’influence »
auprès des « forces arméniennes locales ».
Autre argument qui complique la médiation des
diplomates : « Le droit international n’est pas un
marché, rappelle l’ambassadeur Jacques Faure,
ancien coprésident français du Groupe de Minsk, à
l’adresse de Bakou, qui limite sa position au respect
de l’intégrité territoriale. On ne peut pas prendre ce
qui nous plaît et laisser les autres principes dehors. »
Rien n’interdit pour autant de faire du Haut-
Karabakh une exception sur la scène internatio-
nale, insiste le politologue Bruno Coppieters. Après
le Kosovo, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, le « HK »
peut aussi être l’objet d’une reconnaissance unila-
térale (par l’Arménie) ou partielle. « Cela ne change
Territoires azéris occupés
par les forces arméniennes
TURQUIE
GÉORGIE
ARMÉNIE AZERBAÏDJAN
Erevan
75 km
IRAN
AZERB.
Haut-Karabakh
revendiqué
par l'Arménie
rien au conflit, car Bakou ne reconnaîtra pas cet état
de fait, et cela risque de renforcer une partie contre
une autre, explique M. Coppieters. Il n’y a donc
aucune solution toute faite, si ce n’est le retour du
HK sous administration azerbaïdjanaise combinée
à des réformes démocratiques à Bakou. »
Or, l’Azerbaïdjan est loin de répondre aux canons de
la démocratie, le pays de la dynastie Aliev étant
considéré comme l’un des régimes les plus autoritai-
res du monde. De leur côté, « les Arméniens refusent
tout retour en arrière, au nom du droit à leur
sécurité », martèle Hovhannès Guévorkian, repré-
sentant du Haut-Karabakh en France. « Il y a une
situation de fait dans le Haut-Karabakh : la popula-
tion et les autorités sont exclusivement arméniennes
et n’ont aucune envie de repasser sous administration
de Bakou », rappelle Jacques Faure. Restent deux
questions : pourquoi l’Arménie négocie-t-elle à la
place des autorités du « HK » ? Et pourquoi ne
reconnaît-elle pas l’indépendance de sa petite sœur ?
D’une part, Bakou refuse tout dialogue avec Stepa-
nakert. D’autre part, « si Erevan reconnaît le Haut-
Karabakh, ce sera la fin des négociations du Groupe
de Minsk, précise M. Faure, et les Arméniens n’y
auraient donc pas intérêt. » La fin des négociations
entraînerait inévitablement une nouvelle guerre.
Selon Matthias Hartwig, chercheur à l’Institut
Max-Planck pour le droit public international
(Allemagne), « la seule procédure d’indépendance
possible devrait passer par le processus de Minsk ».
Car « sur le plan juridique, on ne dépèce pas un Etat
[l’Azerbaïdjan] qui tient debout », ajoute Clément
Ponczek, professeur de droit à l’université Lille-II.
D’un autre côté, et c’est là que réside la difficulté du
dossier, il ajoute qu’au nom de « l’éthique suprajuri-
dique, les Arméniens du Haut-Karabakh sont
méritent donc leur indépendance ». Sans oublier,
rappelle-t-il, que « les situations juridiques sont tou-
tes nées de l’effectivité », c’est-à-dire de l’existence
d’une réalité. Or, indique le député français Fran-
çois Rochebloine (UDI), « la République du Haut-
Karabakh est réellement effective, elle a un gouver-
nement, un Parlement et une administration depuis
vingt-quatre ans ». Pour lui, la solution passe par
l’indépendance de cette province afin de la sortir
d’un état de guerre vieux de près de trente ans.
Il n’y a donc pas d’alternative à un règlement poli-
tique, car, selon Pierre d’Argent, « vouloir exercer
son autorité effective sur une partie de sa popula-
tion qui n’en veut pas n’a pas de sens ; vouloir vivre
comme un Etat en n’étant reconnu par personne
n’en a pas plus ». « La négociation est d’éviter l’esca-
lade du conflit », conclut Bruno Coppieters. Sauf
que, rappelle Hovhannès Guévorkian, l’Azerbaïd-
jan a fait savoir, le 14 avril, que l’accord de cessez-le-
feu de 1994 est désormais caduc. h
LE MONDE g SAMEDI 7 MAI 2016
2
VU DU WEB
b
SUR FACEBOOK,
LE JEU
DES STATUTS
DAM I E N L E LO UP
M oins de photos de famille, plus
d’articles de presse ; moins de récits
de soirées arrosées, plus de vidéos rigolotes.
Sur Facebook, on ne partage plus tout à fait
les mêmes choses qu’avant : les quelque
1,6 milliard d’utilisateurs du premier réseau
social au monde publient en moyenne
moins de contenus « privés », affirment les
médias américains, citant une baisse de
21 % en un an du partage de photographies
ou de statuts « personnels ». Facebook s’est
refusé à confirmer ces chiffres, se contentant
de réaffirmer que le nombre de partages
par personne continue de croître. Les deux
tendances ne seraient pas incompatibles :
on peut partager plus, mais moins de
choses personnelles. L’ensemble reflétant
avant tout la manière dont ce réseau social,
au fil de sa croissance spectaculaire, a régu-
lièrement évolué.
Pourquoi partagerait-on moins volontiers
aujourd’hui ses photos de famille ? D’abord,
parce que la façon dont on partage les
contenus sur Facebook a beaucoup changé.
L’entre-soi des débuts a depuis longtemps
disparu, et les « amis » sont plus faciles
à trouver que jamais : famille, copains,
collègues, tout le monde y est inscrit – on
compte 30 millions d’utilisateurs en France,
soit un Français sur deux.
Choix cornélien
Tout partage s’accompagne donc d’un choix,
parfois cornélien : cette photo du petit
dernier, faut-il la rendre visible seulement
aux vrais amis ? Aux amis des amis ? Tout
compte fait, ne mériterait-elle pas d’être
publique ? Car Facebook, au fur et à mesure
de sa croissance, a mis en place toute une
batterie d’options permettant de gérer l’accès
à ses publications. On ne peut pas dire que
l’utilisateur n’ait pas le choix : il peut décider
de tout partager de manière publique, de ne
rien partager, de ne partager qu’avec les
amis, de tout partager par défaut mais de
restreindre certaines publications, accepter
ou refuser d’être identifié sur les photos…
Pourtant, cette large palette ne satisfait
visiblement pas tous les utilisateurs : alors
qu’il est très simple de supprimer un
message, ou encore de rendre son compte
privé, un récent rapport publié par Google
montre que le premier site concerné par
des demandes de déréférencement au nom
du droit à l’oubli est… Facebook.
Comment expliquer ce volume élevé de
demandes ? Tout simplement par le fait que
Facebook est actuellement le plus grand site
d’hébergement d’informations personnelles.
Cette attention au droit à l’oubli montre
aussi que, pour les utilisateurs, la manière
dont ils apparaissent sur Facebook est
importante. Faisant mentir les nombreux
commentateurs qui, il y a un an, prédisaient
son enterrement face à la progression
spectaculaire du service d’envoi d’images
éphémères Snapchat, très prisé des jeunes :
Facebook, affirmaient-ils, serait devenu
ringard, un réseau social « de vieux » sur
lequel on trouve aussi bien ses parents
que son futur employeur.
En réalité, Facebook est surtout devenu
un curriculum vitae social, un espace
soigneusement étudié, ciselé pour renvoyer
l’image de soi que l’on veut donner.
C’est sans doute pourquoi il est parfois
avantageux d’y partager des articles sérieux
(pour montrer qu’on lit des choses
intelligentes) ou des vidéos de chats (pour
amuser ses amis). Et de réserver photos et
messages très personnels aux grandes
occasions, qui font immanquablement
s’envoler le compteur des « j’aime » :
naissances, mariages, et autres moments
à la fois intimes et publics. h
ENTRETIEN
QUI IM M IGR AT ION v L’intégration se fait très différemment en Allemagne et
en France. A partir de ses études sur la communauté turque des deux côtés du Rhin,
la sociologue Maïtena Armagnague-Roucher compare les deux modèles
INTÈGRE LE MIEUX ?
P RO P OS R E CUE IL L IS PAR
F R É DÉ R I C L E M AÎT R E
S
ociologue au Groupe de recherche
sur le handicap, l’accessibilité et
les pratiques éducatives et scolai-
res (Grhapes) ainsi qu’au Centre Emile-
Durkheim, Maïtena Armagnague-Roucher
vient de publier Une jeunesse turque en
France et en Allemagne (Le Bord de l’eau,
270 p., 20 €), ouvrage dans lequel elle analyse
plusieurs dizaines d’entretiens réalisés à Bor-
deaux et à Hambourg.
Quelles sont les différences entre les
modèles d’intégration français et allemand ?
En France, l’Etat joue un rôle central dans l’in-
tégration, en particulier par le biais de l’école.
L’idéologie de l’intégration se veut universa-
liste : la rhétorique qui l’accompagne est mar-
quée par les références à la Révolution de 1789
et à la IIIe République. Il n’y a pas de mythe
fondateur comparable en Allemagne, un pays
où l’intégration repose bien davantage sur le
système économique. Autre différence essen-
tielle : l’Allemagne, contrairement à la France,
a longtemps été un pays d’émigration. Enfin,
en raison du fédéralisme, le sujet y est moins
politisé qu’en France.
Néanmoins, l’opposition entre les deux
modèles est souvent exagérée. Pendant long-
temps, ces deux pays ne se sont pas vécus
comme des pays d’immigration – ils se sont
posé la question des migrants à partir des
années 1970, au moment de l’apparition de
problèmes économiques et sociaux. Quant à
l’universalisme des valeurs républicaines, l’his-
torien Gérard Noiriel a montré que c’était une
construction assez tardive – elle date des
années 1970-1980. Elle vise à construire un
mythe fondateur au moment où apparaissent
les difficultés économiques.
Les jeunes Turcs sont bien plus nombreux
en Allemagne qu’en France. Cela a-t-il
favorisé ou nui à leur intégration ?
En Allemagne, les Turcs, qui constituent la
première minorité du pays, sont arrivés dans
les années 1950. Le maintien d’un emploi
industriel correctement payé a facilité leur
intégration : les Turcs qui ont un emploi, essen-
tiellement des hommes, sont assez peu concer-
nés par les petits boulots mal payés car ceux-ci
touchent essentiellement les femmes tra-
vaillant dans les services.
En France, les populations turques sont arri-
vées plus tard, entre la fin des années 1960 et le
début des années 1980, à un moment où le
salariat, notamment industriel, était en diffi-
culté. Elles ont dû construire elles-mêmes leur
place économique. Les Turcs constituent dans
ce pays une minorité relativement silencieuse,
moins discriminée que les populations
d’Afrique (notamment d’Afrique du Nord), mais
plus que les Polonais et les Portugais parce
qu’ils sont musulmans.
L’école française est censée être le creuset des
valeurs républicaines, même si elle ne joue
plus vraiment ce rôle. Vous dites que l’école
allemande est moins intégratrice. Pourquoi ?
L’école allemande est intégratrice, mais elle
est inégalitaire. En Allemagne, les enfants de
migrants vont souvent à la Realschule, l’école
professionnelle, qui leur permet de passer
leur baccalauréat et d’accéder à l’université.
L’école allemande, qui dévalorise beaucoup
moins les filières professionnelles, propose
donc une place à tout le monde, mais elle le
fait de façon inégalitaire : les descendants de
migrants sont très souvent ouvriers ou tech-
niciens, comme leurs aînés.
L’école française est plus égalitariste. Elle est la
même pour tous, de 6 à 16 ans, et vise à donner
le même enseignement aux élèves. Mais elle
n’intègre pas aussi efficacement les étrangers
que l’école allemande. Le Programme interna-
tional pour le suivi des acquis des élèves (PISA),
qui évalue les compétences des élèves de 15 ans
dans les pays de l’OCDE, montre d’ailleurs que,
depuis les années 2000, l’Allemagne a réduit les
inégalités entre les enfants de migrants et les
enfants allemands alors qu’en France, ces iné-
galités se sont accrues.
« L’Allemagne sépare davantage, mais elle
crée moins de tensions. La France mène des
politiques moins différentialistes, mais les
jeunes se sentent davantage discriminés »
b important qu’en France. Pourtant, c’est
Comment expliquez-vous qu’il y ait
des violences urbaines en France et
pas en Allemagne ?
En France, les migrants ont intégré le modèle
hautement égalitaire et démocratique que
revendique le pays : ils attendent donc beau-
coup de l’école. C’est avant tout par elle que
passe la réussite – et non par le travail, le syndi-
calisme ou la religion. L’échec scolaire et les dif-
ficultés économiques d’une partie des jeunes
des quartiers défavorisés provoquent donc une
grande amertume, à laquelle s’ajoutent les
diverses formes de racisme ou de discrimina-
tion. Ce ressentiment se retourne ensuite vers
l’Etat, qui joue le rôle d’organisateur de la mobi-
lité sociale, notamment à travers l’école. En
France, les villes sont en outre beaucoup plus
ghettoïsées et fragmentées qu’en Allemagne.
Si l’Allemagne a connu moins de violences
urbaines, c’est aussi parce que ce pays, qui
compte moins de jeunes que la France, mène
des politiques qui favorisent davantage la jeu-
nesse en matière de redistribution fiscale. En
France, un jeune ne peut pas percevoir le RSA.
En Allemagne, il peut percevoir des aides socia-
les dès 15 ans si les revenus de ses parents le jus-
tifient. Par ailleurs, l’Allemagne propose beau-
coup plus de modes de participation politique
alternatifs, notamment les organisations de
jeunes des partis politiques. Dans ce pays, la
présence de communautés ethniques, religieu-
ses ou syndicales permet de participer à la vie
civique, ce qui n’est pas le cas en France.
Vous êtes très critique au sujet des structures
sociales mises en place en France pour aider
les jeunes issus de l’immigration. Pourquoi ?
Dans les centres sociaux ou les missions loca-
les, il y a un écart considérable entre ce que pré-
tendent être ces institutions et ce qu’elles sont
pour les jeunes. Elles n’offrent ni emplois ni
possibilité de construire une véritable forma-
tion professionnelle. C’est pour cela qu’une
partie des jeunes créent leurs propres structu-
res ou suivent d’autres voies, comme les orga-
nisations religieuses.
Un chapitre de votre livre est consacré aux
jeunes qui s’en sortent bien. Dans quel pays
l’ascenseur social fonctionne-t-il le mieux ?
L’ascenseur social fonctionne mieux en
Allemagne qu’en France : grâce notamment à
des parcours scolaires plus diversifiés, les
mobilités sont plus nombreuses, en tout cas
pour les populations que j’ai étudiées. Surtout,
elles sont vécues plus paisiblement. En France,
les réussites scolaires que j’ai étudiées étaient
toutes vécues sur le mode de l’arrachement et
de la difficulté, sans doute parce que la réussite
scolaire implique un fort soutien des parents
qui, pour ce faire, n’hésitent pas à prendre leurs
distances par rapport à la communauté. Ces
jeunes ont donc le sentiment d’avoir placé
leurs parents dans une situation délicate.
En France, ce que vous décrivez concernant
les Turcs peut-il s’appliquer aux enfants
issus de l’immigration d’Afrique du Nord ?
En France, le sort de la jeunesse des milieux
populaires, le poids des discriminations et le
rôle de l’école dans les parcours sociaux sont
communs à l’ensemble des jeunes issus de
l’immigration. Mais les jeunes d’origine turque
peuvent souvent intégrer une entreprise
appartenant à leur communauté d’origine,
notamment dans le secteur du bâtiment et des
travaux publics, alors que cette possibilité est
beaucoup moins fréquente pour les jeunes
d’Afrique du Nord.
L’importance du chômage en France
explique-t-elle les difficultés des jeunes
issus de l’immigration ?
Le chômage joue un rôle important, mais il
faut aussi interroger la configuration des vil-
LE MONDE g SAMEDI 7 MAI 2016
3
les et des écoles, la politique d’insertion de la
jeunesse et les politiques sociales tout court.
Il faudrait construire en France un système
scolaire qui soit plus performant en matière
d’intégration, mais qui rende aussi les élèves
plus heureux : le système scolaire français ne
favorise ni une citoyenneté positive ni la foi
dans les institutions.
Le racisme est-il plus important en France
qu’en Allemagne ?
Il faudrait faire des études comparatives plus
poussées, mais les jeunes que j’ai interrogés en
France ont l’impression d’avoir affaire à une
société discriminante, tandis que les jeunes qui
vivent en Allemagne ont l’impression d’avoir
affaire à une société « racialisée ». L’Allemagne
sépare davantage, mais elle crée moins de
tensions. La France mène des politiques moins
différentialistes, mais les jeunes se sentent
davantage discriminés.
Quel rôle joue l’islam au sein de ces deux
communautés ?
L’islam joue un rôle très structurant dans les
deux pays. Il permet de construire une vie
sociale, d’offrir des loisirs et de donner une
substance supplémentaire aux solidarités qui
existent. Quand les jeunes se marginalisent, il
peut en revanche jouer un rôle politique avec
des modalités plus radicales. L’islam turc s’est
recomposé dans l’immigration. L’Etat turc, qui
a son propre ministère du culte, envoie des
imams dans toute l’Europe.
En Allemagne, le catholicisme et le
protestantisme jouent un rôle bien plus
en France, dites-vous, que l’on est le plus
méfiant à l’égard des musulmans.
Comment expliquez-vous cela ?
Dans les deux pays, l’islam, malgré des tentati-
ves d’institutionnalisation, est assez mal traité.
En Allemagne, les communautés catholique,
protestante et juive jouent un véritable rôle
d’intermédiaire entre le citoyen et l’Etat, alors
que pour les musulmans, c’est plutôt le syn-
dicat qui joue ce rôle. En France, il n’y a ni
reconnaissance des institutions religieuses ni
véritable poids des syndicats. On accorde donc
peu d’importance à l’islam, mais on justifie
cela par l’indifférence aux différences.
La place des jeunes filles au sein des deux
communautés est-elle comparable ?
En France, le contrôle social est plus fort : le rôle
des femmes est davantage prescrit par la com-
munauté d’origine. Pour l’accès à l’emploi ou
les modalités de garde des enfants, le sort des
femmes est préférable en France, mais les jeu-
nes Turques n’en profitent pas : les jeunes fem-
mes de la deuxième génération travaillent,
mais lorsqu’elles ont des enfants, elles font un
arbitrage entre emploi et maternité, et il est
rare qu’elles confient leurs enfants à la crèche.
En Allemagne, les liens communautaires sont
plus distendus : cela permet aux femmes de
s’affranchir plus facilement des règles familia-
les et sociales de leur pays d’origine. h
EN LUMIÈRE
LA ÏC IT É v Universalistes contre différentialistes,
gauche Valls contre gauche Mediapart… Depuis les
attentats de janvier et de novembre 2015, la réflexion sur
la place de l’islam en France a fait naître un violent combat
verbal entre « ultra-laïcards » et « islamo-gauchistes »
LA GAUCHE
FRACTURÉE
SUI T E DE L A P R E M IÈ R E PAGE
Le combat se mène-t-il entre « multicultu-
ralistes » démocrates et « identitaires » répu-
blicains ? Reprenant les termes utilisés par
les féministes des années 1970, les universi-
taires parlent plutôt d’un clivage entre « uni-
versalistes », tenants d’une République une
et indivisible, égal creuset de tous les
citoyens, et « différentialistes », qui revendi-
quent le droit à la différence.
En quelques mois, le débat a débordé les
milieux intellectuels et gagné les rives du
monde politique. Le premier ministre,
Manuel Valls, a investi personnellement le
rôle de chef de file des « ultra-laïques », assis-
tant au premier rang à la réception à l’Académie
française du philosophe Alain Finkielkraut, le
28 janvier, ou insistant pour remettre en
personne, le 14 avril, le Prix du journaliste de
l’année à l’écrivain Kamel Daoud, qui, en
Algérie, combat les dévots islamistes.
Manuel Valls a résumé en une phrase choc,
le 4 avril, au Théâtre Déjazet, l’essence de ce
socialisme d’un nouveau genre : « Bien sûr, il
y a l’économie et le chômage, mais l’essentiel,
c’est la bataille culturelle et identitaire. »
Chef de file du camp adverse, le cofondateur
du site Mediapart, Edwy Plenel. En désaccord
frontal avec les éditoriaux du Point, d’Elle ou
encore de France Inter, son pure player est
devenu le porte-voix de ceux qui, comme le
sociologue spécialiste des discriminations et
des études de genre Eric Fassin, la militante fé-
ministe Caroline De Haas, la sénatrice (EELV)
et chercheuse Esther Benbassa, le sociologue
des religions Raphaël Liogier, adversaire
farouche du « mythe de l’islamisation » en
France, militent pour le libre port du voile et
font de la lutte contre l’« islamophobie » le
grand combat contemporain. Lorsque Alain
Finkielkraut affirme qu’« il y a un problème de
l’islam en France », observe Edwy Plenel, il fait
preuve d’un « essentialisme qui nous entraîne
dans des conflits qui ne sont pas les nôtres ». Il
est bien plus sévère avec Manuel Valls. Sa
conviction profonde, le patron de Mediapart
l’a lâchée le 3 avril sur France Culture : le pre-
mier ministre dirigerait « un gouvernement
qui épouse au fond l’idéologie de l’extrême
droite ». Pas de doute, le combat se mène bien
entre gauche Valls et gauche Mediapart.
Les nouveaux clivages s’inscrivent dans les
traces de ceux d’hier. Premières exclusions de
lycéennes portant un foulard à Creil, en 1989 ;
intervention alliée en Irak en 1991 puis guerre
civile en Algérie ; vote, en 2004, de la loi inter-
disant les signes religieux ostentatoires à
l’école… Ces événements nationaux et inter-
nationaux avaient déjà largement déchiré la
gauche politique et les intellectuels. Mais les
attentats du 7 janvier et du 13 novembre 2015
ont durci les positions. « Soudain, la main ten-
due aux musulmans n’a plus du tout été à la
mode », résume dans un sourire Mehdi
Ouraoui, membre du conseil national du PS.
Tensions après « Charlie Hebdo »
Les premières tensions sont nées au lende-
main de l’équipée meurtrière des frères
Kouachi contre les dessinateurs de Charlie
Hebdo. Le 23 janvier 2015, moins de deux
semaines après l’attentat qui a fait douze
morts et onze blessés, décimant la rédaction
de l’hebdomadaire satirique, Edwy Plenel
esquisse la ligne du « oui mais » à la carica-
ture : « Je ne pense pas que, dans le débat public,
on puisse tout prendre à la rigolade, explique
alors le journaliste sur Canal+. Les caricaturis-
tes, je les défends, je les soutiens, mais la haine
ne peut pas avoir l’excuse de l’humour, et la
moquerie est condamnable si elle s’attaque à
des gens, à des identités. » Choc du calendrier :
une semaine plus tôt, en pleine promotion de
son livre Pour les musulmans (La Découverte,
2014), Edwy Plenel avait tenu, à Brétigny-sur-
Orge (Essonne), une conférence au côté du
prédicateur suisse Tariq Ramadan, à l’invita-
tion d’une association pour l’insertion des
jeunes de banlieue et d’un tour-opérateur spé-
cialisé dans les pèlerinages à La Mecque.
Au mois de mai, l’essayiste Emmanuel Todd
interprète, dans son essai Qui est Charlie ?
(Seuil, 2015), la grande manifestation d’union
nationale qui a suivi la tuerie comme « un
moment d’hystérie » et l’expression d’une isla-
mophobie larvée, voire le sursaut d’un
« catholicisme zombie ». C’est l’occasion que
saisit Manuel Valls pour prendre la parole, pre-
mière intervention solennelle d’une série de
mises au point qui n’a pas cessé depuis. Dans
une tribune publiée par Le Monde (8 mai 2015),
il dénonce les « impostures » de Todd. Pour le
premier ministre, ces thèses « participent d’un
cynisme ambiant, d’un renoncement en règle,
d’un abandon en rase campagne de la part
d’intellectuels qui ne croient plus en la France ».
Ce que Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’Etat
chargé des relations avec le Parlement, appelle
sans fard « la haine de soi ».
Manuel Valls n’a pas toujours pensé ainsi. En
quinze ans, il a largement évolué sur la laïcité
en général et sur l’islam en particulier. Elu
en 2001 à Evry (Essonne), une ville où cohabi-
tent de nombreuses communautés et où
se dressent cathédrale, grande mosquée et
pagode majestueuse, il s’est frotté pendant
quinze ans à toutes les nouvelles revendica-
tions religieuses. Au départ, il avait pris posi-
tion contre la loi de 2004 bannissant le voile à
l’école. « Interdire par la loi le port de signes reli-
gieux – et ne nous cachons pas derrière notre
petit doigt, il s’agit essentiellement de signes
islamiques –, c’est faire du foulard un symbole,
écrivait-il alors dans Le Monde. Cette intransi-
geance ne fait qu’accentuer la séparation entre
les musulmans de France et le reste de la popu-
lation. » Quelque temps après, il avait même
proposé de modifier la loi de 1905 relative à la
séparation des Eglises et de l’Etat, afin de
permettre d’investir de l’argent public dans la
construction de mosquées. En 2010, il a pour-
tant voté, seul avec Robert Badinter et quel-
ques parlementaires de gauche, le projet de loi
déposé par la droite interdisant la burqa dans
l’espace public. Cinq ans plus tard, avec la me-
nace terroriste, il achève sa mue.
Les premiers temps, le PS est resté indifférent
à l’échappée libre du premier ministre.
LE MONDE g SAMEDI 7 MAI 2016
4
Son aile gauche combat d’abord le courant
vallsiste sur les thèmes économiques, et les
« frondeurs » contestent surtout la ligne
« sociale-libérale » du gouvernement. C’est
encore l’époque où le premier secrétaire du
parti, Jean-Christophe Cambadélis, tente de
renouer avec ces musulmans qui ont massive-
ment voté pour François Hollande en 2012,
mais qui boudent désormais les socialistes.
L’état d’urgence décrété par le président de la
République après les attentats du 13 novembre,
puis le projet de déchéance de la nationalité
ont renforcé, en apparence, le camp des adver-
saires déclarés de Manuel Valls. Partisane
d’une « laïcité ouverte », la ministre de la justice
Christiane Taubira a quitté le gouvernement,
et son réquisitoire contre la déchéance de
nationalité, Murmures à la jeunesse (Philippe
Rey, 96 p., 7 €), est devenu un best-seller. Dans
Situation de la France (Desclée de Brouwer,
2015), Pierre Manent, philosophe libéral catho-
lique, disciple de Raymond Aron, propose de
« tendre la main aux musulmans » en acceptant
voile et nourriture hallal, si tout lien de dépen-
dance financière et intellectuelle avec les pays
étrangers est coupé. « J’estime que ce n’est pas
aux autorités de la République d’interpréter un
signe religieux quand la loi ne s’autorise pas à le
faire, s’insurge aussi l’historien de l’immigra-
tion et de la nationalité Patrick Weil. Un pre-
mier ministre peut penser que la religion prend
trop de place, pas en faire un combat politique
contre des personnes. Si vraiment nous sommes
en guerre, nous avons besoin de l’unité des
croyants et des non-croyants, comme en 1914. »
Querelles après Cologne
« Le musulman, nouveau bouc émissaire » : une
partie de la gauche se retrouve dans la formule
d’Emmanuel Todd. La querelle éclate au grand
jour au début de l’année 2016, après les agres-
sions sexuelles commises pour l’essentiel par
des Nord-Africains à Cologne (Allemagne), le
soir du 31 décembre. Ces agressions sont l’ex-
pression de « la misère sexuelle dans le monde
arabo-musulman et [de] son rapport malade à
la femme », analyse le journaliste algérien
Kamel Daoud dans Le Monde (5 février 2016).

Emoi à Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis. « Le
métier des sciences sociales est de se méfier des
explications essentialistes, s’indigne le
sociologue Eric Fassin. Ce n’est pas parce que les
gens sont musulmans qu’ils ont commis ces
actes. Il y a une finalité politique. A qui s’en sont-
ils pris ? A des femmes allemandes blanches. Ils
ne sont pas allés violer des prostituées. Cela
donne du sens à leur violence. » Quelques jours
plus tard, une vingtaine de chercheurs en
sciences sociales accusent comme lui Daoud
d’« alimenter les fantasmes islamophobes ».
Une « hargne inouïe » et un texte de trop, s’of-
fusque Manuel Valls sur son compte Facebook.
A chaque semaine ou presque sa passe d’ar-
mes, avec une violence démultipliée. Le 6 jan-
vier, sur France Inter, la philosophe Elisabeth
Badinter affirme qu’« il ne faut pas avoir peur
de se faire traiter d’islamophobe. Lorsque les
gens auront compris que ce terme, c’est une
arme contre la laïcité, peut-être qu’ils pourront
laisser leur peur de côté pour dire les choses ».
Nicolas Cadène, « second » de Jean-Louis
Bianco à l’Observatoire de la laïcité, tweete aus-
sitôt sa consternation : « Quand 1 travail de
pédagogie de 3 ans sur la laïcité est détruit par
1 interview d’1 personne. » Branle-bas de com-
bat entre partisans d’une laïcité stricte et
défenseurs d’une laïcité ouverte : l’Observa-
toire de la laïcité est au bord de la scission.
« Islamophobie », « républicain » : le ballet
des culpabilités et de la mauvaise foi danse
autour de deux mots, récupérés par chaque
camp. En principe, chacun est contre le
racisme et pour la république. La réalité est
plus complexe, qui oblige certains, comme le
politiste Laurent Bouvet, à parler d’« antimu-
sulman » plutôt que d’employer le terme
connoté d’islamophobie. « Le mot est apparu
en France dans les années 2000, dix ans après
son apparition en Grande-Bretagne, dans la
foulée de l’affaire Rushdie, raconte le cher-
cheur Gilles Kepel, spécialiste du monde
arabe. Ce n’est pas un concept, c’est une fabrica-
tion destinée à interdire le débat, une arme
dans la guerre intellectuelle. L’accusation d’isla-
mophobie sert à interdire toute critique de la
salafisation d’une partie des banlieues. »
Le patron de Mediapart maintient qu’il y a, en
France, « une obsession du foulard, une obses-
sion de la viande hallal » qui confine à « une
injonction d’effacement du musulman », « tout
comme hier les juifs furent essentialisés, carica-
turés et calomniés ». L’islamophobie serait
l’antisémitisme du XXIe siècle. Levée de bou-
cliers chez les partisans de Manuel Valls, qui
défendent « la particularité » de la haine anti-
Juifs et notent qu’elle « rassemble extrême
droite et islamistes ». Leurs adversaires, sou-
vent propalestiniens, ont évidemment noté
que c’est au dîner annuel du CRIF que le pre-
mier ministre a affirmé que « l’antisionisme est
tout simplement le synonyme de l’antisémi-
tisme et de la haine d’Israël ». Et que le colloque
organisé au Théâtre Déjazet, au cours duquel
le premier ministre a lancé, le 4 avril, sa campa-
gne « identitaire », était sponsorisé, entre
autres, par l’American Jewish Committee, une
des plus anciennes organisations de la com-
munauté juive américaine. Comme si, derrière
la bataille autour de la laïcité, se rejouait aussi
le vieux conflit entre Israéliens et Palestiniens.
D’autres mots, d’ordinaire réservés aux
disputes privées, font leur entrée dans le
débat « officiel » : plus seulement murmu-
rés, mais écrits, noir sur blanc, sans com-
plexes. L’« islamo-gauchisme », par exemple.
L’historien et ancien pilier de L’Obs Jacques
Julliard, dans Le Figaro du 2 mai 2016, la phi-
losophe Elisabeth Badinter, dans Le Monde
du 3 avril, et Jean-Marie Le Guen usent tous
désormais du terme pour désigner l’ennemi
« antirépublicain ».
En face, Edwy Plenel et ses alliés n’hésitent
pas à traiter leurs adversaires de « néo-cons »
ou de « nouveaux réacs ». Voire pire. « La haine
du multiculturalisme, c’est un point commun
qui unit [dans la même croisade] Donald
Trump, Marine Le Pen, Manuel Valls et Vladi-
mir Poutine », a déclaré le 3 mars, sur France
Culture, le patron de Mediapart. « Manuel
« Si nous sommes en guerre, nous
avons besoin de l’unité des croyants
et des non-croyants, comme en 1914 »
Patrick Weil, historien de l’immigration et de la nationalité
b
Valls a succombé à un débat identitaire imposé
par le FN, soupire également le député Pouria
Amirshahi, qui a claqué la porte du PS en
mars. Au fond, le plus inquiétant, c’est que les
tenants de cette ligne sont convaincus, y com-
pris sans se l’avouer, par la thèse du “grand
remplacement”… » Même le beau mot d’« uni-
versalisme » devient suspect. Dans le pam-
phlet Contre Valls (Les Petits Matins, 128 p.,
7,50 €), écrit avec Patrick Farbiaz, le député
écologiste Noël Mamère estime que « l’univer-
salisme des Lumières était un combat progres-
siste contre les forces obscurantistes », mais
qu’« il a été détourné de sa définition initiale
et a servi de masque au nationalisme ». Il
propose, « pour s’en libérer », de « lui substituer
le cosmopolitisme ».
Insultes et actions en justice
Tweets, insultes, appels, actions en justice (ou
simples menaces de plainte) font rage. « Pour-
quoi ne peut-on plus parler de l’islam qu’en pré-
sence de son avocat ? », provoque Jacques
Julliard dans Le Figaro. Les plateaux de télévi-
sion et les débats publics sont de plus en plus
difficiles à composer : pas question pour cer-
tains de débattre avec l’ancien journaliste
franco-algérien Mohamed Sifaoui, dont les
chaînes d’information en continu raffolent à
cause de ses propos péremptoires sur les
musulmans. En mars dernier, l’ingénieur
Mohamed Louizi, qui écrivait régulièrement
sur Mediapart, a suspendu son blog. Il ne se
retrouve plus dans « la ligne éditoriale, plus
que complaisante envers l’islamisme et parti-
culièrement envers les Frères musulmans, que
défend notamment Edwy Plenel ». Dans le
camp des « différentialistes », certains ont
même proposé des réunions dites « paroles
non blanches », organisées à Paris-VIII, et, en
août, près de Reims, un « camp d’été décolo-
nial » réservé aux personnes « subissant à titre
personnel le racisme d’Etat en contexte fran-
çais ». Le 4 mai, un appel pour le droit à la non-
mixité a été publié par Mediapart, signé entre
autres par Eric Fassin.
« Hijab Day » à Sciences Po, arrivée dans les
défilés de mode ou dans les grandes enseignes
de « burkinis » ou d’abayas, vêtements qui cou-
vrent le corps de la femme dans l’islam et que
la philosophe Elisabeth Badinter appelle à boy-
cotter, tout fait polémique. La ministre Lau-
rence Rossignol (familles et droits des fem-
mes) compare celles qui choisissent de porter
le voile « aux nègres américains qui étaient
LE MONDE g SAMEDI 7 MAI 2016
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pour l’esclavage », et voilà une nouvelle bombe
dans la dispute. Le PS reste toutefois bon
camarade avec la ministre. « Quand on se sou-
vient du barouf qu’avaient déclenché les “sauva-
geons” de Jean-Pierre Chevènement, en 1998 ! »,
commente Mehdi Ouraoui. « Nous sommes
plusieurs à constater la montée d’un mouve-
ment communautariste et racialiste, très orga-
nisé intellectuellement, face auquel nous som-
mes des enfants de chœur, dit Laurence
Rossignol. Eux, ils font de la politique ; nous, on
fait de l’humanisme à deux balles. »
Manuel Valls soutient sa garde rapprochée.
Parmi ses autres soldats, Gilles Clavreul, son
délégué interministériel à la lutte contre le
racisme et l’antisémitisme (Dilcra). Un verbe
moins policé encore que celui du premier
ministre pour critiquer « tous ces gauchistes
qui jouent, sans vergogne, le jeu du communau-
tarisme ». Le haut fonctionnaire, qui travaillait
auparavant pour l’administration sarkozyste,
a aussi pris en main l’autre fer de lance de
Manuel Valls, le Printemps républicain. Lors de
la première réunion de cette association, le
20 mars, le manifeste lancé par le politiste
Laurent Bouvet rassemblait les « laïcards » du
PS, mais aussi les souverainistes du mensuel
Causeur et de l’hebdomadaire Marianne
– comme si l’« état de guerre » annoncé par le
premier ministre justifiait cette transgression
des frontières politiques. L’ancien « rouge-
brun » Marc Cohen y côtoyait des compa-
gnons de SOS Racisme, des ex-pasquaïens l’ad-
joint socialiste au maire d’Avignon Amine El
Khatmi, l’un des fondateurs du Printemps,
victime d’une cabale sur Twitter.
« Je me suis sentie en famille », s’est amusée la
patronne de Causeur, Elisabeth Lévy. Les échos
de la réunion en ont effaré d’autres, comme
Clémentine Autain. « Je n’ai pas l’intention de
redéfinir la laïcité et la république avec Causeur
et leurs amis de la droite extrême, au sein d’un
curieux Printemps républicain », a commenté
l’élue Front de gauche. Caroline Fourest elle-
même n’a pas signé le manifeste : « Je me bats
pour un compromis laïque bien plus modéré
que le radicalisme de certains membres du
Printemps républicain », a fait savoir la jeune
femme sur Twitter. « Cette ligne qui prône la
jonction avec nos adversaires, non seulement
historiques, mais aussi les plus dangereux, m’in-
quiète », souligne le laïque Mehdi Ouraoui.
Ni tentation conservatrice ni pulsion droi-
tière dans cette transgression des frontières
politiques, assurent Manuel Valls et ses
alliés : seulement une réponse au contexte
mondial. « Le thème de l’identité nous est im-
posé par la situation géopolitique et les diffi-
cultés objectives comme le terrorisme », justi-
fie Jean-Marie Le Guen, porte-parole de cette
gauche vallsiste qui assume la contradiction
des relations complaisantes que la France
entretient avec l’Arabie saoudite.
Entre ces deux lignes bruyantes, une majorité
de militants et d’élus se débattent comme ils
peuvent, puisant des arguments ici et là, sou-
cieux de sauvegarder laïcité et paix civile.
« Cette bagarre est très mal menée politique-
ment, juge Patrick Weil. Les citoyens et les jour-
nalistes doivent faire seuls le boulot. Du coup, la
maturité se trouve dans la société civile. » Avec
les risques afférents. « Il n’y a pas tant de sujets
qui peuvent diviser des familles politiques, pro-
phétise le député socialiste de l’Essonne Malek
Boutih, l’un des tenants de la ligne la plus laï-
que. Celui-ci peut scinder le PS. » Voire, plus
largement, le camp des démocrates. h
R AP H AË L L E BACQ UÉ E T AR I ANE CH E M I N
PORTRAIT
50 NUANCES
DEBRAY
PHILOSOPHIE v Arte consacre
un long documentaire
à Régis Debray. Portrait
d’un intellectuel turbulent
NI CO L AS WE I L L
R
égis Debray en convient volontiers, il a
quelque chose du colonel Chabert. Il res-
semble à s’y méprendre à ce personnage
de Balzac, laissé pour mort sur le champ de la bataille
d’Eylau : retourné chez lui inopinément sous la Res-
tauration, il découvre que, venu d’un temps où l’hé-
roïsme était roi, il n’a plus sa place dans le prosaïsme
et l’affairisme contemporains. Le temps de la
mémoire et du retrait est-il aussi venu pour l’ancien
compagnon de Che Guevara puis conseiller de Fran-
çois Mitterrand ? Tout en déplorant, non sans
coquetterie, sa nature de « polygraphe » (il a soixante-
douze livres à son actif), le voilà qui retrace sur Arte
son Itinéraire d’un candide (la première partie sera
diffusée le 18 mai à 23 heures). Journaliste de lui-
même, le philosophe est allé à la rencontre de ceux
qui ont compté dans sa vie. Le rideau va s’entrouvrir
sur une vie personnelle qu’il avait préféré jusque-là
confiner à la sphère strictement privée. Par ailleurs,
il a rassemblé, dans la collection « Quarto » de
Gallimard, sous le titre Carnet de route (à paraître le
19 mai), « tous ses écrits littéraires à la première per-
sonne du singulier », avec les conseils de son ami de
khâgne le critique Jacques Lecarme.
On découvre un homme inattendu. Par exemple,
dans cet extrait d’un film de Jean Rouch et Edgar
Morin, Chronique d’un été (1960), où un Régis
Debray sérieux comme un pape, du haut de ses
20 ans, fustige l’opinion française pour son
manque de sensibilité à la cause algérienne, aux
côtés de la cinéaste Marceline Loridan-Ivens. On
contemple les photos de ses deux enfants,
Laurence et Antoine. On écoute ses entretiens avec
Dominique de Villepin, Jean-Pierre Chevènement,
Fidel Castro (dont il s’est éloigné), Georges Perec et
tant d’autres…
Parmi les souvenirs de famille exhumés à cette
occasion, l’autobiographe est tombé à sa propre
surprise sur un certificat d’« aryenneté » délivré à
sa mère, Janine, en 1941. Le père de celle-ci, mort
en 1934, était juif. Côté paternel, on compte un
Debray originaire du nord de la France, massacré
par les Cosaques lors de l’invasion de Paris en 1814
dans ce qui deviendra le moulin de la Galette. Né
en 1940 dans un milieu où l’on sympathise avec le
gaullisme, Régis Debray ne conserve qu’une seule
image de la seconde guerre mondiale, à Bressuire
(Deux-Sèvres), en 1944, celle « du retrait de la divi-
sion SS Das Reich [responsable du massacre d’Ora-
dour-sur-Glane] et moi, avec ma petite épée de bois
et ma grand-mère ».
« Un désespoir assez joyeux »
« Ch’ti de source, juif manqué », Régis Debray est
aussi le neveu du professeur de médecine Pierre
Debray-Ritzen (1922-1993), pourfendeur de la psy-
chanalyse et homme de droite. Régis a été petit
chanteur à la croix de bois, élève du très bourgeois
lycée Janson-de-Sailly, et la grande expérience de
son adolescence reste d’avoir vu de ses yeux vu le
pape Pie XII lors d’une visite à la basilique Saint-
Pierre de Rome. Il perd la foi aux alentours de 15 ans,
dans l’ambiance existentialiste et marxisante de la
fin des années 1950. Mais son intérêt pour la reli-
gion, fondement du politique, ne se démentira pas.
Certes, son passage de l’Ecole normale supérieure à
la guérilla cubaine puis bolivienne le range dans la
catégorie des « mauvais sujets » aux yeux de son
milieu catholique. Sa grand-mère le déshérite, mais
ses parents le soutiennent activement quand il se
retrouve prisonnier des militaires boliviens, soumis
d’abord à un simulacre d’exécution puis empri-
sonné à Camiri de 1967 à 1970.
Régis Debray habite toujours l’immeuble qui abrita
le poète Aimé Césaire, non loin de l’Odéon. Il
s’affirme éloigné du « forum » et des affaires publi-
ques. Mais cela ne l’a pas empêché de cosigner, cette
année encore, avec Didier Leschi, ancien chef du
bureau central des cultes et proche de Jean-Pierre
LE MONDE g SAMEDI 7 MAI 2016
6
RUPPERT & MULOT
Régis Debray à Paris, en 2013 · Paolo Verzone/VU
b
Chevènement, La Laïcité au quotidien. Guide prati-
que (Folio, 160 p., 7,10 €). Une laïcité dont ce républi-
cain sensible à la force du religieux possède une
conception plutôt ouverte ou « fraternelle », faisant
LE KAYAK
droit à certaines demandes, comme ne pas faire
manger du porc aux musulmans pratiquants dans
les cantines scolaires, ne pas confondre circoncision
et excision, maintenir le statu quo sur la question du
foulard à l’université, etc.
Louis Althusser (1918-1990), son « caïman » (répé-
titeur) à l’Ecole normale, considérait Régis Debray
comme le philosophe de l’avenir. De fait, le pam-
phlétaire a, on l’oublie parfois, produit des ouvra-
ges très conceptuels. La Critique de la raison politi-
que ou L’Inconscient religieux (Gallimard, 1981)
explique sa rupture partielle avec le léninisme et le
marxisme – qu’il assure garder quand même « au
fond de [sa] poche ». Cours de médiologie générale
(Gallimard, 1991) se veut le manifeste d’une nou-
« Je suis un citoyen
en souffrance et
un Français humilié »
Régis Debray, philosophe
b
velle discipline, l’« étude des matérialités du spiri-
tuel » et de la transmission des idées. Le projet
consistait, dans la foulée d’une recherche sur l’effi-
cacité des idées menée avec Le Pouvoir intellectuel
en France (Gallimard, 1989), à procéder à une étude
générale des techniques de la transmission.
Mais les résultats n’ont pas été à la hauteur des
ambitions du début qui entendaient révolutionner le
champ de la communication. « Nous étions des intel-
lectuels technophiles, ce qui gênait », reconnaît le poli-
tiste François-Bernard Huyghe, son complice en
médiologie. « La résistance du mandarinat et le nom
de Régis Debray, suscitant aussi bien empathie qu’anti-
pathie », ont fait le reste. Mais la pluridisciplinarité de
la médiologie, comme de son fondateur, heurta de
front le milieu universitaire. Pierre Bourdieu fut l’un
des premiers à prendre de haut cette incursion dans
son jardin et à contester la nature « scientifique » de
cette discipline. Il n’empêche : la revue Médium, qui a
succédé aux Cahiers de médiologie (1996-2004),
continue quand même le combat médiologique.
Pour ce qui est des exercices d’admiration littéraire
qui remplissent Carnet de route, on note que ce
républicain donne aux écrivains de droite (Céline,
Mauriac et même Morand) une place de choix dans
son panthéon. « Un grand écrivain de gauche est-il
possible ? se demande-t-il. C’est difficile, car il est vissé
par la morale, ce qui est funeste, et par la prédication,
ce qui est rédhibitoire. » « Un Malraux est impensa-
ble aujourd’hui », ajoute-t-il, parce que le sens de
l’Histoire, né avec Rousseau, aurait été perdu.
« Malraux disait : “J’appartiens à une génération dont
les tanks ont croisé le chemin.” La génération actuelle
n’en a croisé qu’un, celui de la Gay Pride. »
Cette nostalgie héroïque serait-elle en porte-à-faux
avec une époque où les valeurs viriles sont remises
en question par la montée du féminisme ? « J’admets
avoir là-dessus un handicap que j’essaie de remonter,
concède Régis Debray. Le républicain est plutôt viril,
et le démocrate féminin. C’est comme cela ; derechef,
sans jugement de valeur aucun. Je constate simple-
ment qu’il y a deux anthropologies. »
Aujourd’hui, il regrette surtout le « temps perdu
pour la politique », son ami Julien Gracq l’ayant
convaincu que celle-ci n’était plus « une activité
sérieuse pour l’esprit ». Son œuvre n’en laisse pas
moins poindre la souffrance que provoque l’incul-
ture, selon lui, des cercles du pouvoir, depuis la pré-
sidence de Jacques Chirac et l’affaissement de l’Etat
face à l’Europe. C’est la douleur d’un « patriote
classique égaré dans un siècle qui n’est pas fait pour
lui », confie son ami l’ancien ministre Hubert
Védrine, qui lui reconnaît « un désespoir assez
joyeux ». « Je suis un citoyen en souffrance et un
Français humilié, confirme Régis Debray, parce que,
quand je vois François Hollande, cela m’humilie, et
quand je voyais Nicolas Sarkozy, c’était une épreuve
quotidienne. C’est l’orgueil blessé d’une singularité
qui se délabre, celle de la France, et non la nostalgie
d’une supériorité. »
Pourtant, à la différence du démographe Emmanuel
Todd, il a aimé la manifestation massive du 11 janvier
qui a suivi les attentats contre Charlie Hebdo et
l’Hyper Cacher et dont il projette de belles images à la
fin du documentaire. Car derrière l’affirmation indi-
vidualiste et libertaire, qu’il abhorre, s’y profilait « un
courant républicain sous-jacent qu’on avait un peu
oublié ». Pour l’auteur de Contre Venise (Gallimard,
1995), l’art pour l’art n’est pas une tentation. h
C U LT U R E
A RT S v Frick Collection,
Ny Carlsberg Glyptotek,
Musée Camondo…
Faut-il moderniser à
tout prix ces institutions
au charme suranné
pour les ouvrir
au plus grand nombre ?
ROX ANA AZI M I
D
oit-on conserver en l’état les
musées de collectionneurs et
de donateurs, parfois désuets,
qui sont souvent d’anciennes demeures pri-
vées ? En mars, les défenseurs du patrimoine
aux Etats-Unis ont obtenu gain de cause : la
Frick Collection, à New York, ne perdra pas son
joli jardin au profit de salles supplémentaires.
Le projet d’agrandissement de cet hôtel parti-
culier néoclassique, légué en 1919 par le
magnat de l’acier Henry Clay Frick à l’Etat
américain, avait suscité le branle-bas de
combat des habitués. Le musée avait déjà fait
l’objet de trois campagnes de réaménage-
ment. Or, tout le charme de cette demeure
repose sur son caractère suranné. Mais qui dit
suranné dit aussi anachronique : l’institution
n’admet pas les enfants de moins de 10 ans et
interdit l’accès aux groupes de plus de dix per-
sonnes. Le testament d’Henry Clay Frick sti-
pule qu’aucun objet acquis de son vivant
– soit les deux tiers de la collection – ne peut
être prêté. Ce qui complique toute collabora-
tion avec d’autres établissements.
Le cas de la Frick Collection est symptomati-
que des tiraillements que connaissent les
musées de collectionneurs qui n’étaient pas
voués à devenir des institutions du XXIe siècle :
faut-il les garder sous cloche ou les profession-
naliser ? Peut-on faire peau neuve sans dénatu-
rer le génie du lieu ni contrevenir aux condi-
tions restrictives imposées par les donateurs ?
La plupart de ces musées d’individualités ont
vu le jour au tournant des XIXe et XXe siècles.
Bien souvent, il s’agissait de demeures habi-
tées, comme c’est le cas du magnifique hôtel
particulier du comte Moïse de Camondo,
construit en 1912 dans le 8e arrondissement
de Paris, transformé en Musée Nissim de
Camondo en souvenir de son fils mort en 1917
et offert par legs aux Arts décoratifs. Reflets de
leur temps, ces lieux sont aux antipodes du
tourisme muséal de masse en vogue depuis
une vingtaine d’années.
Prenez la Ny Carlsberg Glyptotek, à Copenha-
gue, connue pour ses Rodin, ses Carpeaux
et ses impressionnistes français. Imaginé par
Carl Jacobsen, héritier de la brasserie
Carlsberg, et donné en 1888 à l’Etat danois, ce
musée voit le jour à une époque où le Dane-
mark est isolé des circuits artistiques. « Les
gens ne voyageaient pas comme aujourd’hui »,
rappelle Flemming Friborg, directeur du
musée. Ils ne se pressaient pas non plus aux
portes des rares musées existants.
Lorsque le magnat de la pharmacie Alfred
Barnes a ouvert en 1922 les portes de sa fonda-
tion à Merion (Pennsylvanie), dans la banlieue
de Philadelphie, son public était restreint. Le
philanthrope n’avait certainement pas en tête
les 250 000 visiteurs annuels auxquels aspire
aujourd’hui le musée, transféré en 2012 dans
un bâtiment flambant neuf en plein centre-
ville de Philadelphie. Il ne l’imaginait ni, vrai-
semblablement, le souhaitait. Aussi avait-il
circonscrit initialement les visites à deux
jours par semaine et interdit dans son testa-
ment que sa collection soit déplacée.
Il ne fut pas le seul donateur à border son legs
de limites. Lady Wallace, qui donna en 1897 la
superbe collection de peintures et de mobilier
La Ny Carlsberg Glyptotek, à Copenhague (Danemark) · Ludovic Maisant/Hemis.fr
ALLÉES EN PAIX
du XVIIIe siècle de son défunt mari à la nation
britannique, avait spécifié que le musée qui
l’abritait, inauguré trois ans plus tard, ne pou-
vait ni acheter, ni vendre, ni prêter. Rédigé
en 1924, le testament de Moïse de Camondo
impose des règles encore plus prohibitives :
« L’aménagement intérieur de l’hôtel devra être
maintenu tel qu’il sera à mon décès, c’est-à-dire
qu’aucun meuble ou objet d’art ne devra être
déplacé, sauf certains sièges ou petites tables
qui pourraient gêner la circulation du public,
mais qui devront rester dans la même pièce. »
Petits arrangements avec les morts
Au XXe siècle, les conditions de donation ten-
dent à s’assouplir. Ouverte en 1976 à partir de
la collection d’art brut donnée par l’artiste
Jean Dubuffet, la Collection de l’art brut, à
Lausanne, n’est pas corsetée. Les directeurs
successifs ont continué à enrichir le fonds,
aujourd’hui riche de 60 000 œuvres. « Dubuf-
fet voulait montrer que l’art brut, expression
qu’il avait lancée en 1945, n’était pas clos dans
le temps, rattaché à un moment. Ça a existé
avant et après lui », précise Sarah Lombardi,
directrice actuelle du musée. Dubuffet avait
toutefois exclu tout prêt de la collection, a for-
tiori à un musée d’art contemporain. Pour lui,
il n’y avait rien de commun entre les êtres qui
œuvrent dans le secret de leurs murs ou de
leurs cellules et les artistes « savants », en
quête d’auditoire.
« En prêtant, on aurait donné lieu à des amal-
games, explique Michel Thévoz, premier
directeur de cette institution. Cependant, une
fois la notion d’art brut consacrée et reconnue
pour ce qu’elle était, une telle précaution deve-
nait superflue. » Un peu avant sa mort,
Dubuffet consentira à envoyer des œuvres
pour une exposition, « Jean Dubuffet & art
brut », au Guggenheim de Venise. Plus récem-
ment, en 2013, l’institution a prêté des œuvres
à la Biennale d’art contemporain de Venise.
Certains y virent une trahison de l’esprit et de
la lettre des écrits de Dubuffet. « J’avoue que
j’ai longuement hésité, je me suis demandé si
c’était pertinent », admet Sarah Lombardi.
Mais les séparations étanches ne sont plus
« L’aménagement
intérieur de l’hôtel
devra être maintenu tel
qu’il sera à mon décès,
c’est-à-dire qu’aucun
meuble ou objet d’art
ne devra être déplacé »
Moïse de Camondo, dans son testament (1924)
b récipiendaire peut aussi demander une révision
dans l’air du temps. L’heure n’est plus à la pré-
servation jalouse d’un trésor gardé secret,
mais à sa diffusion.
La fidélité n’est jamais exempte de petits
accommodements. La Ny Carlsberg Glyptotek
a pu se doter, en 1996, d’une toute nouvelle aile
pour mieux accueillir sa collection de peintu-
res françaises et les expositions temporaires.
« Peut-être le fondateur se serait-il posé des ques-
tions devant les couleurs intenses que nous
avons utilisées pour les murs, mais un bâtiment
totalement minimaliste n’aurait pas convenu à
l’esprit du lieu », estime Flemming Friborg. La
Wallace Collection en est, elle, à sa quatrième
vague de rénovations homéopathiques. Pas
question pour autant de rompre les règles édic-
tées par la donatrice. « Tous les musées connais-
sent notre règlement. Les conditions du legs ont
d’ailleurs valeur de loi, précise Christoph
Vogtherr, directeur de la Wallace Collection.
Pour les changer, il faudrait déposer une requête
au Parlement. Aucun directeur n’a voulu le faire,
et je n’en vois pas l’utilité. »
« Le droit se méfie des excentriques »
Le déménagement de la Fondation Barnes a,
lui, donné lieu à un arbitrage juridique.
Considéré comme hérétique par les amou-
reux du site de Merion, au charme désuet, le
transfert à Philadelphie dut être validé,
en 2004, par le juge Stanley R. Ott. Ce dernier
abrogea le testament d’Alfred Barnes, esti-
LE MONDE g SAMEDI 7 MAI 2016
7
mant que le musée n’avait d’autre choix que
de déménager pour accroître son audience et
éviter une débâcle financière.
Un raisonnement que comprend Arnaud
Bertinet, historien des musées. « Le visiteur
lambda avait du mal à voir cette collection. Cela
peut sembler terrible du point de vue des derniè-
res volontés de Barnes, mais c’était nécessaire »,
estime-t-il. L’avocate Agnès Tricoire rappelle
d’ailleurs que « le droit se méfie des excentri-
ques », fussent-ils grands donateurs. « Toutes
les conditions d’un legs ne sont pas valables,
précise-t-elle. Certaines règles sont annulables
quand elles sont contraires à l’ordre public. Le
des charges lorsque l’exécution est devenue dif-
ficile ou dommageable. L’article 27 de la Décla-
ration universelle des droits de l’homme prévoit
le droit de l’homme à jouir des arts. La justice
tient compte de l’intérêt du public. »
Bien souvent, pourtant, ce public trouve son
compte dans ces musées d’un autre temps. En
témoigne le succès de la Wallace Collection,
qui reçoit en moyenne plus de 400 000 visi-
teurs par an. Si les amateurs se rendaient à
Merion comme en pèlerinage, ce n’était pas
uniquement pour apprécier les 69 tableaux
de Cézanne ou les 59 Matisse du docteur
Barnes. Ils voulaient une expérience intime
de l’art, loin des grandes machineries touris-
tiques. « C’est important qu’il y ait des musées
avec du caractère, des règles différentes. Ce ne
serait pas intéressant d’être une copie en plus
petit de la National Gallery », insiste Chris-
toph Vogtherr. « L’arasement du goût est la
tare de notre monde contemporain, renchérit
Olivier Gabet, directeur des Arts décoratifs.
Evidemment, le monde change, mais le musée
peut aussi garder un certain nombre de
valeurs intangibles, comme le respect des
clauses, le devoir de mémoire. Ce respect reste
un moteur pour de nouveaux donateurs
potentiels qui aiment l’idée que quelque chose
puisse défier le temps. » Une idée qui n’est
toutefois pas partagée par tous : les institu-
tions françaises refusent désormais les
donations assorties de clauses qu’elles
devront fatalement enfreindre. h
I N V E N TA I R E LE MONDE g SAMEDI 7 MAI 2016
8

2 v Photosynthesis Towers (Vincent Callebaut), Paris 15e · DR

1 v Tours Duo (Jean Nouvel), Paris 13e · DR

VERTIGES 3 v Tour Triangle (Herzog & de Meuron), Paris 15e · DR

DE LA TOUR
A RC HIT EC T URE v Alors que les tours Duo
de Jean Nouvel font l’objet d’un nouveau recours à Paris,
retour sur les projets de gratte-ciel dans la capitale
4 v Palais de justice (Renzo Piano), Paris 17e · L’Autre Image

F R É DÉ R IC J O IGNOT

1 v Les jumelles 2 v Le jardin 3 v La pyramide 4 v Le paquebot

« A Paris, les tours sont maudites », répète
l’architecte Jean Nouvel. Il faut dire que ses
Duo, qui doivent être construites dans le
quartier Masséna (13e), au cœur de la nouvelle
zone aménagée Paris Rive Gauche,
connaissent bien des vicissitudes. Il s’agit
de deux gratte-ciel de 122 et 180 mètres, à
l’orientation asymétrique. Le premier
accueillera un restaurant panoramique, des
commerces, des terrasses végétalisées et un
auditorium, le second 96 100 m2 de bureaux.
Depuis l’obtention du permis de construire,
le chantier des tours Duo est toutefois para-
lysé par les recours qu’a déposés l’association
de sauvegarde du patrimoine Monts 14, au
motif qu’elles ne respectent pas les plafonds
de hauteur fixés dans les années 1970 pour
préserver les perspectives parisiennes. Le
dernier d’entre eux, en date du 14 avril, est
toujours en délibéré.
« La tour Montparnasse, les Parisiens ne
l’ont pas aimée bien longtemps… Seule,
rectangulaire, elle faisait porter son ombre
noire sur tout le quartier », regrette
l’architecte Vincent Callebaut. En 2014,
la mairie a confié à ce spécialiste des édifices
bioclimatiques la mission d’imaginer
la capitale en 2050. Cahier des charges :
répondre à la crise du logement par l’habitat
vertical et réduire les émissions de gaz
à effet de serre. Parmi ces projets, le plus
spectaculaire est la transformation de la
tour Montparnasse en un « Central Park
spiralé à la verticale ». Ces idées de tours
vertes se multiplient. Parmi les lauréats
retenus par la mairie, en février 2016,
pour la troisième phase de l’appel à projets
« Réinventer Paris », figure ainsi un édifice
de 50 mètres, aux balcons plantés, proposé
pour réaménager la gare Masséna.
La tour Triangle, un immeuble de 180 mètres
en forme de pyramide au cœur du Parc des
expositions (15e), a failli ne jamais se faire.
Conçue par le cabinet Herzog & de Meuron
(prix Pritzker 2001), elle a suscité une
intense bataille politique. Adopté par
le Conseil de Paris en juillet 2013, le projet
est retoqué en novembre 2014 par les
conseillers UMP et EELV, mais cette décision
est annulée pour illégalité, du fait du
non-respect du secret du vote. La maire
de Paris, Anne Hidalgo, en profite pour faire
amender le projet, qui se voit agrémenté
d’un hôtel quatre étoiles, d’espaces
de coworking, d’équipements culturels
et d’un restaurant panoramique ouvert
au public. Le 30 juin 2015, après un nouveau
scrutin, le projet de tour Triangle est adopté
par le Conseil de Paris. Les travaux
commenceront en 2017.
Le 6 mai 2015, l’architecte Renzo Piano
– à qui l’on doit le Centre Pompidou – et la
maire de Paris ont posé la première pierre
du futur palais de justice, en plein quartier
Clichy-Batignolles (17e). Haut de 160 mètres,
celui-ci aura l’allure d’un grand paquebot
de verre, avec quatre édifices superposés sur
de vastes terrasses plantées. La gestion du
projet a créé une vive polémique : le régime
de partenariat privé-public mis en place
sous Nicolas Sarkozy entre Bouygues et
l’Etat prévoyait que le constructeur soit
propriétaire de l’immeuble jusqu’en 2040,
l’Etat devant en rester locataire pendant cette
période pour la somme considérable de
2,4 milliards d’euros. Arrivé au pouvoir, le
gouvernement Hollande a gelé le projet, mais
les travaux étaient trop engagés pour rompre
le contrat. Le partenariat a été renégocié.
L‘édifice devrait être terminé en 2017. h