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CAHIERS. D’ETUDES SUR LES CORRESPONDANCES DES XIX® ET XX® SIECLES Collection dirigée par Simone BERNARD-GRIFFITHS et Christian CROISILLE Autour.de Lamartine Journal de voyage, correspondances, témoignages, iconographie Etudes réunies par Christian Croisille et Marie-Renée Morin Presses Universitaires Blaise Pascal CAHIERS D'ETUDES SUR LES CORRESPONDANCES DES XIX® ET XX® SIECLES CNRS — Centre de Recherches Révolutionnaires et Romantiques UMR 6563 de I'Université Blaise Pascal (Clermont Ill) Collection dirigée par Simone BERNARD-GRIFFITHS et Christian CROISILLE Autour de Lamartine Journal de voyage, correspondances, témoignages, iconographie Etudes réunies par Christian Croisille et Marie-Renée Morin CAHIER N° 12, CLERMONT-FERRAND, 2002 Diffusion : PRESSES UNIVERSITAIRES BLAISE PASCAL 4, rue Ledru 63057 CLeRMONT-FERRAND Cedex I is oO This One SB3! 'Y-KYUQ P-UR’ Le Voyage en Orient de Lamartine, journal de voyage et journal intime Je feuillette le camet de route jauni. Rien n'est donc mort, tout dormait en moi; et a présent, comme tout cela s’éveille et monte des pages vieillies 4 demi effacées et redevient des monastéres, des moines, des peintures, la mer! Nikos Kazantzaki, Lettre au Greco!. M. de Lamartine [...] nous a donné le commentaire d'un livre que nous n’avons pas, les pierres d'un temple qu'il n'a pas bati. Gustave Planche, Revue des Deux-Mondes?. « Fis libre, non codée, ouverte a toutes les expériences narratives »3, le récit de voyage échappe aux catégories génériques traditionnelles. La fluidité, la ductilité de son dispositif l’aménent a circuler entre des registres variés. On a souvent mis en lumiére ses rapports avec la fiction romanesque, la narration €pique ou la forme ouverte de I’es: Si le Voyage en Orient de Lamartine (1835) s’aventure, par sa richesse, vers ces différents genres, il se présente avant tout sous l’aspect d’un journal de voyage qui, en maintes occasions, confine au journal intime. Deux traits ssentiels l’attestent : la présence, dés les premiéres pages, d’une * Toutes nos références renvoient & I’édition des Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient, ou Notes d'un voyageur (1835), pul dans les Euvres complétes de Lamartine, Paris, Charles Gosselin et Furne, 1836, tomes V a VIII. Par commodité, les notes au bas des pages ne signaleront l’ouvrage que sous la mention Voyage en Orient, suivie des tomes I, 11, III ou IV, correspondant chacun aux tomes V & VIII de I'édition Gosselin. 1. Nikos Kazantzaki, Lettre au Greco, Paris, Plon, 1961, p. 234. 2. Gustave Planche, « Voyage en Orient de M. de Lamartine », Revue des Deux- Mondes, 1 mai 1835, p. 329. 3, Jean-Claude Berchet, « Un voyage vers soi », Poétique, n° 53, 1983, p. 92 4 Autour de Lamartine datation, impliquant l’assujettissement de l’ceuvre a un calendrier ; Vinsertion, au coeur du récit de voyage lui-méme, de nombreuses réflexions ou remarques d’ordre intime, personnel, consignées au fil des jours par un « écrivain-voyageur » avide, comme & son habitude, de confidences. Ce choix de la forme diariste a quelque chose d’insolite. La plupart des récits de voyage en Orient publiés au XIX¢ siécle recourent & une répartition par chapitres ou parties, qui subdivisent chronologiquement et géographiquement itinéraires. Cette superposition de deux modalités d’écriture hybrides, fugaces, proches de l'informel, également soumises au hasard du temps et de I’espace, accroit la complexité de l’ouvrage. Le Voyage en Orient requiert donc une lecture plurielle qui prenne en compte ses conditions d’élaboration, son mode d’organisation, sans oublier la place et les caractéristiques de la « sphére intime » lamartinienne proprement dite. Le choix d’une forme Premiére énigme : quelles raisons ont motivé, chez Lamartine, le choix de cette forme mixte, batarde, entre livre de bord et journal intime, mal intégrée dans le systéme des genres5, dénuée — du moins en apparence — de toute littérarité ? Il y a 1a, dirait Stendhal, comme une « faute de frangais »6, une situation infra-littéraire sur laquelle il importe de s’interroger. Or, cette question suscite déja l’inconfort et I’hésitation, tant se mélent dans l’esprit du poéte les considérations littéraires ou esthétiques et les préoccupations plus prosaiquement matérielles. Pour Lamartine, la tenue d’un journal de voyage a pour fonction premiére de garder une trace écrite de son itinéraire. Fonction banale, dira-t-on, mais derriére laquelle se révéle le désir plus profond 4, Voir sur ce point l’ouvrage commode de Jean-Claude Berchet, Le Voyage en Orient : anthologie des voyageurs francais dans le Levant au XIX¢ siecle, Paris, Robert Laffont, 1985 5, Apres avoir dressé un panorama des différents types de journaux d’écrivains, incluant le journal de voyage, Béatrice Didier constate la quasi-impossibilité d’en définir avec pertinence les lois génériques : « il suffit d’en édicter une, pour qu'immédiatement plusieurs exemples viennent & I'esprit qui prouveraient exactement le contraire » (Béatrice Didier, Le Journal intime, Paris, Presses Universitaires de France, 1976, p. 25). 6. C’est en ces termes que Stendhal évoque son journal intime (Stendhal, Journal [1801-1817], in Euvres intimes, édition établie par V. Del Litto, Paris, Gallimard, Bibliothéque de la Pléiade, 1981, p. 3) Journal de voyage et journal intime 5 d’échapper & l’emprise du temps, de lutter contre ces formes irrémédiables de précarisation et de déperdition que sont l’oubli et la mort. Si le voyageur s’est plu a « jeter » « quelques coups de crayon sans couleurs sur les pages de son journal »7, s’il a voulu « graver » ici et 14 « un mot de ses impressions lointaines », c’est, nous dit-il, [...] pour que le vent de I’Océan ou du désert n’emporte pas sa vie entidre, et qu'il lui en reste quelque trace dans un autre temps, rentré au foyer solitaire, cherchant a raviver un passé mort, a réchauffer des souvenirs froids.8 Véritable mémorial, le journal de voyage lamartinien procéde donc d’une démarche de conservation. En combattant les forces de dispersion et de dissolution, il exorcise, 4 sa maniére, l’angoisse de la mort. Il aide ainsi a rétablir le sentiment d'une présence vivante des faits et des actes, par-dela les barrigres du temps et de la géographie®. Parce qu’ils sollicitent au plus haut point le travail de mémoire, les monuments de l’histoire avivent en Lamartine cette volonté de préserver le voyage de l'oubli : « Je sentais que [le Parthénon], ce chaos de marbre si sublime, si pittoresque dans mon ceil s’évanouirait de ma mémoire », note le voyageur & Athénes, « et je voulais pouvoir le retrouver dans la vulgarité de ma vie future »!0. « Arme ébréchée »!1, pale reflet du monde sensible, incapable de rivaliser avec son prestigieux modéle, I’écriture contribue malgré tout 4 ce que le passé ne soit pas totalement oblitéré et puisse ressusciter a tout moment : Ecrivons donc : ce ne sera pas le Parthénon, mais ce sera du moins une ombre de cette grande ombre qui plane aujourd’hui sur moi.!2 Maitriser le temps, faire revivre le passé, retrouver une durée intensifiée aident aussi 4 ressaisir l’unité temporelle du moi, a redonner 4 l’existence personnelle un début de continuité et de cohérence. Ainsi le poéte attend-il de ses « notes » prises jour aprés jour qu’elles lui permettent de « renouer les chainons d’une vie que 7. Lamartine, Voyage en Orient, 1. 1, Avertissement de la premiére édition, p. 12. 8. Ibid., p. 12-13. 9. «Il me semble que je suis encore le maitre des jours que j’ai inscrits, quoiqu’ils soient passés », écrit Delacroix dans son journal : « En conservant I’histoire de ce que j'€prouve, je vis double ; le passé redeviendra & moi. L’avenir est toujours 1a» (E. Delacroix, Journal, 7 avril 1824, Paris, Pion, collection « Les Mémorables », 1980 [rééd.], p. 61-62). 10. Lamartine, Voyage en Orient, t. 1, p. 201. LL. tbid.,t. 1, p. 265. 12, Ibid... 1, Avertissement, p. 13. 6 Autour de Lamartine les événements ont brisée 4 tant de places »!3, donc de rétablir la solidarité de la vie individuelle. Or cette volonté, si romantique, de se soustraire au temps, d’en suspendre le cours!4, le journal la réalise dans sa forme méme. Le principe de périodicité sur lequel repose l’écriture diariste, le respect d’une « clause de quotidienneté »15 accentuent |’effet de cristallisation de la durée. Grice & la date, chaque événement se trouve restitué dans sa situation concréte, avec cette immédiateté, cette instantanéité qui manquent a d’autres formes d’écriture autobiographique comme les mémoires!6, Inventorié, récupéré dans une sorte de comptabilité journaliére, il acquiert une fixité, une solidité rassurantes, comme si la simple présence d’un éphéméride rendait le texte moins vulnérable aux outrages du temps et le destinait 4 une forme particuligre de pérennité. S’il aide 4 suspendre le cours du temps, le journal apparait surtout comme la forme littéraire la plus apte 4 rendre compte des pulsations de l’itinérance. La succession des dates « mime le mouvement journalier, toujours recommencé, du voyage »!7. Elle permet de serrer au plus prés le déroulement de la durée, les allées et venues d’un lieu a autre, les événements qui font la chair du périple. Elle rend compte de l’expérience du voyage dans ce qu’elle peut revétir d’accidentel et d’imprévu. Le journal apparait ainsi comme la figuration parfaite du parcours spatial du voyageur, fait de départs, de haltes, de reprises, d’a-coups successifs. A travers lui se révéle de maniére exemplaire l’affinité idéale entre un mode d’étre et une écriture, |’auteur et son journal se prétant de conserve au méme mobilisme. 13, Ibid. 14. Georges Poulet rappelle fort justement que « les romantiques sont [...] ceux qui éprouvent au plus haut degré le sentiment de la fuite du temps, [...] et qui par suite cherchent le plus continuellement & compenser cette fuite par la constance avec laquelle ils tachent d’aviver leurs souvenirs (...], d’agrandir [...] la sphére de leur existence en y introduisant la conscience du passé » (Entre moi et moi : essais critiques sur la conscience de soi, Paris, Corti, 1977, p. 33). 15. Nous empruntons cette expression & Jean Rousset (« Le journal intime, texte sans destinataire ? », Poétique, n° 50, 1983, p. 436). Cet essai a été repris, sous une forme légerement différente, dans Le Lecteur intime, Paris, Corti, 1986. 16. Les mémoires centralisent, immobilisent, mettent en perspective une fois pour toutes l'expérience humaine, fournissent une image repensée de la vie. Le journal au contraire se veut « nynégocentrique » (hier et non la veille, ici et non a tel endroit) et refuse la construction savante des grandes syntheses mémoriales (cf. article « Journal intime », in Dictionnaire historique, thématique et technique des Littératures, sous la direction de Jacques Demougin, Paris, Larousse, 1985, 2 vol.). Voir également sur ce point Béatrice Didier, Le Journal intime, op. cit., p. 14 17. Jean Rousset, Le Lecteur intime, op. cit., p. 195. Journal de voyage et journal intime 7 Mais le dispositif diariste comporte d’autres avantages. La pauvreté de ses contraintes permet en effet au poéte, pressé, avant tout, d’achever et de vendre son livre, de faire l'économie d’une structure d’ensemble stricte et réfléchie. « Anéanti au moral et au physique »!8, « frappé de mort »!9 par le décés, au cours du voyage, de son « unique enfant »20, Julia, affaibli par les séquelles d’une pleurésie qui, au fin fond de la Bulgarie, faillit lui cofiter la vie2l, sollicité de toutes parts, en tant que député fraichement élu22, par des visites 4 faire ou a recevoir, par des services A rendre, par des discours A préparer23, Lamartine ne peut consacrer beaucoup de temps a la mise en forme de son ouvrage. Préoccupé, de surcroit, par des problémes d’argent, c’est avec dépit qu’il se résout a publier ce véritable travail de librairie, purement alimentaire : « [Je n’ai point écrit de voyage. [...] Je ne comptais rien en publier », confie-t-il 4 Jean-Jacques-Frangois Poujoulat dans une lettre d’ octobre 1834, « [I]Je besoin d’argent et le prix mis par Gosselin m’ont tenté... J’en suis au désespoir. Je rachéterais bien cher le marché ! »24 Or Vintérét d’un journal est d’avoir pour seul impératif la soumission a un calendrier. L’écriture se libére ainsi de toute mise en forme rigoureuse. L’auteur peut se laisser guider par le seul besoin ou désir d’écrire, quittant et reprenant a loisir la rédaction de son voyage sans se préoccuper des transitions, des enchainements, ou d’une quelconque architecture. Le journal se préte aisément a une sorte d’abandon au fil du monde et de soi, le tout dans une écriture rapide, 18, Lettre de Lamartine & Virieu, [Monceau, 7 novembre 1833], Correspondance Lamartine ~ Virieu, textes réunis, classés et annotés par Marie-Renée Morin, Paris, Champion, 1998, t. 4, p. 95. 19, Lettre de Lamartine 4 Madame de Cessiat, 20 décembre 1832, Correspondance d'Alphonse de Lamartine (1830-1867), édition de Christian Croisille, Honoré Champion, t. I, 2000, p. 626. 20. Lamartine, Voyage en Orient, t. Il, p. 293-294 : « Note de I’éditeur », précédant directement le potme « Gethsémani, ou la mort de Julia >. 21. En novembre 1833, Lamartine avouera encore a sa soeur Eugénie de Coppens que les suites de cette maladie «se font vivement sentir encore au moindre mouvement physique » (Lettre de Lamartine 4 Madame de Coppens, Monceau, 5 novembre 1833, Correspondance d’Alphonse de Lamartine (1830-1867), op. cit. t. IT, 2000, p. 62). 22, Lamartine a été élu député de Bergues au début de l'année 1833. 23. Comme député, le podte prononcera en 1834 douze discours importants en moins de cing mois. 24. Lettre de Lamartine & Jean-Jacques-Frangois Poujoulat, Saint-Point, 29 octobre 1834, Correspondance d'Alphonse de Lamartine (1830-1867), op. cit.. tH, p. 228, 8 Autour de Lamartine . vite achevée, idéale, en somme, pour augmenter 4 bon compte le volume de l’ouvrage et satisfaire les exigences pressantes d’un éditeur. Lamartine a conscience du caractére composite du journal de voyage qu’il « livre A regret »25, selon ses propres termes, a ses lecteurs. Le titre complet de l’ceuvre, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient, ou Notes d'un voyageur, implique, outre une démarche éminemment subjective, une écriture impressionniste, en forme de libre conversation. II est significatif que le poéte, dés |’Avertissement de l’ouvrage, se place délibérément en marge de toute activité littéraire : « Ceci n'est ni un livre, ni un voyage : je n’ai jamais pensé écrire l’un ou l'autre »26, « [ces notes] ne sont bonnes a rien qu’a mes souvenirs »27, « I n’y a 1a», écrit-il encore, « ni science, ni histoire, ni géographie, ni meeurs »28, mais une suite disloquée de notes publiées en |’état, n’ayant d’autre plan que celui du hasard, et d’autre obligation que d’en traduire la nécessité : Rentré en Europe, j’aurais pu sans doute revoir ces fragments d’impressions, les réunir, les proportionner, les composer et faire un voyage comme un autre. Mais, je I’ai déja dit, un voyage & écrire n’était pas dans ma pensée. Il fallait du temps, de la liberté d’esprit, de I’attention, du travail ; je n’avais rien de tout cela a donner. Mon ceeur était brisé, mon esprit était ailleurs, mon attention distraite, mon loisir perdu ; il fallait ou brdler ou laisser aller ces notes telles quelles. Des circonstances inutiles 4 expliquer m’ont déterminé & ce dernier parti ; je m’en repens, mais il est trop tard.29 A cette absence — relative ~ de contraintes s’ajoutent, de maniére logique, les grandes capacités d’absorption et d’ ouverture de la forme diariste. L’un des principaux intéréts du journal, genre-Protée par excellence, est en effet, comme l’écrit Jean Rousset, « d’admettre n’importe quel contenu »30, Au récit de ses actions et projets journaliers — ou de leur absence, parfois —, le diariste méle, au gré de son humeur, de sa fantaisie, de son inspiration, des réflexions ou considérations de tous ordres, la liberté formelle du journal autorisant le libre vagabondage du désir3!, Plus encore que pour un récit de 25. Lamartine, Voyage en Orient, t. 1, Avertissement, p. 9. 26. Ibid., p. 3. 21. Ibid., p. 9-10. 28. Ibid. 29. Ibid., p. 1. 30, Jean Rousset, Le Lecteur intime, op. cit., p. 217. 31. Dans le journal d’ Amiel par exemple — pour s’en tenir au seul XIXE sitcle — Journal de voyage et journal intime 9 voyage traditionnel, les digressions peuvent se multiplier sans menacer la cohérence de l'ensemble — tel fragment traitera un sujet et le suivant un autre -, et méme rompre avec la trame narrative du voyage, le diariste étant 4 chaque instant le seul maitre de son propos. Or cette faculté d’ouverture est propre & séduire Lamartine. Les années 1832-1835 forment en effet un point nodal dans la vie du poéte. Elles correspondent au moment oi I’écrivain, soucieux d’élargir ses vues, cherche 4 étendre son champ d’investigation d’autres domaines que la poésie. Sans doute se montre-t-il désireux d’achever ses fameuses Visions, vaste fresque épique qu’il médite depuis plus de dix ans, et de ramener d’Orient des « couleurs » pour meubler « l’avenir littéraire qui pourrait [lui] rester »32. Mais il brale aussi de ranimer sa foi, depuis longtemps vacillante, sur les terres du Christ. S’étant investi, dans le méme temps, d’une mission sacrée de guide des peuples, de « Mage romantique »33, i] se montre déterminé a conduire son pays sur le chemin de la régénération politique et sociale. Nourri et enrichi d’une multitude d’observations, d’impressions et de pensées recueillies au gré d’un voyage long de plusieurs mois, Lamartine trouve dans la forme du journal, par essence souple et malléable, le réceptacle idéal de son ame effervescente, portée 4 la méditation comme 4 la réverie, ouverte & une grande divers de préoccupations et de sujets. Fragments poétiques, analyses historiques et politiques, réflexions philosophiques et religieuses, « souvenirs » et « impressions » pourront s’y cétoyer sans dommage, dans une libre improvisation, soumise au seul respect d’un éphéméride. Les difficultés resurgissent pourtant dés que |’on s’avise d’étudier de prés la maniére toute particuliére dont Lamartine fait usage de cette forme diariste. cohabitent des développements philosophiques ct religieux, des portraits littéraires, des commentaires d'euvres, des réflexions politiques ou anthropologiques, des descriptions de paysages (H.-F. Amiel, Journal intime, édition intégrale publiée sous la direction de B. Gagnebin et P. M. Monnier, Lausanne, L'Age d’Homme, 12 vol., 1976-1993). 32. Lettre de Lamartine & L.-M.-H. Ronot, Marseille, 20 juin 1832, Correspondance d’Alphonse de Lamartine (1830-1867), op. cit. t. 1, p. 576. 33. Voir dans Paul Bénichou, Les Mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, le chapitre consacré & Lamartine. 10 Autour de Lamartine Entre restitution et reconstruction Aucun journal d’écrivain, qu’il soit produit par un scripteur « sédentaire » ou un « voyageur » rendant compte jour aprés jour de son périple n’est totalement innocent, et l’idée selon laquelle le journal serait la forme d’écriture la plus directe et la plus spontanée, la seule capable d’exprimer, comme en un jaillissement premier, l’authenticité fonciére de l’étre, a été depuis longtemps mise en doute. Le journal serait méme, pour certains, le lieu de toutes les feintes, de tous les dédoublements34, Ce postulat se vérifie de maniére flagrante dans le journal de voyage lamartinien. Tendu entre vérité et mensonge, réalité et fiction, restitution et reconstruction, le Voyage apparait davantage comme une recréation, une réinvention, un montage effectué aprés coup par son auteur que comme un journal de voyage destiné a rendre compte d’une série d’événements avec le plus de fidélité possible. Un simple regard sur les dates suffit 4 nous en convaincre. Tout diariste, a fortiori lorsqu’il rend compte d’un voyage, se doit normalement de les mentionner avec exactitude. Or, ce principe élémentaire, sans lequel la véracité du récit ne peut étre que relative, est appliqué de maniére fort lointaine par Lamartine, qui ne cesse de multiplier les entorses a la chronologie. Que le poéte, visiblement oublieux ou distrait, confonde ainsi certaines dates35, ne porte guére 4 conséquence. Qu’il prétende, dans une page datée du 25 mai 1833, « [jouir] depuis un mois »36 des beautés de Constantinople, alors qu’il a débarqué dans la capitale ottomane quatre jours plus t637, suscite davantage la perplexité. Plus condamnables sans doute sont les ajouts de pages nanties de dates fictives, dont le seul but est de gonfler 4 peu de frais le volume de louvrage : ainsi en est-il des pages, absentes de la rédaction primitive, et datées du mois de mai 1832, dans lesquelles le poate 34. Voir par exemple Roland Barthes, « Délibération », Tel Quel, 1979, n° 82. Cet article a été repris dans Le Bruissement de la langue. Cf. Euvres completes, édition Gtablie et présentée par Eric Marty, Paris, Seuil, 1995, t. 3, p. 1013. 35. La page 69 du tome I est datée du 16 juillet 1832, la page 76 du 15. Autre incohérence : la page 73 du tome III s'ouvre sur le lef avril 1833, « a six heures du matin ». A la page 80, nous sommes au 2 avril, puisque Lamartine parle du «lendemain ». La formule « & cheval a six heures », p. 81, renvoie done au matin du 3 avril. Lamartine ne peut donc avoir, quatorze pages plus loin, « parcouru les principaux quartiers de Damas » au matin du 2 avril (p. 95). 36. Lamartine, Voyage en Orient, t. III, p. 308. 37. Le débarquement est bien daté dans le Voyage des « 21, 22 et 23 mai 1833 » (ibid., p. 268). Journal de voyage et journal intime ul prétend se trouver & Marseille, sur le point d’embarquer38, alors que sa correspondance nous donne la preuve irréfutable qu’il se trouve encore, 4 ce moment-la, en Bourgogne39. Le récit de la visite des célébres ruines de Baalbek est encore plus probant, Lamartine n’hésitant point, pour remplir son quota de pages, 4 reprendre @ son point de départ un récit déja commencé trente pages plus tét en l’affublant sans le moindre scrupule d’une nouvelle date40, Plus curieux encore, les dates de |’édition imprimée ne correspondent pas toujours a celles que Lamartine avait d’abord consignées sur ses albums manuscrits. Ainsi, pour la seule année 1832, le « 22 juillet» se transforme-t-il en « 24 juillet »4!, le « le octobre » en «8 octobre »42, le «18 octobre» en « 28 octobre »43. Il arrive méme au poéte, décidément fort désinvolte d@s qu’il s’agit de chronologie, de changer encore les dates d’une édition 4 l’autre : telle page de l’édition de 1835, datée du 14 juillet 1832, porte en en-téte l’expression « méme jour » dans |’édition de 1855-1856. Le méme événement n’est donc plus daté du 14, mais du 12 juillet#4, sans que I’on connaisse les raisons de ce changement. D’autres phénoménes de brouillage introduisent un climat d’hésitation et de flottement pour le moins déconcertant. L’écriture diariste repose pour une grande part sur la proximité entre le temps de la narration et celui du voyage vécu. Or, Lamartine rompt 4 maintes reprises cette relation de quasi-contemporanéité entre la date et les événements racontés, ceux-ci étant souvent antérieurs ou 38, Ibid... 1, p. 17. La premitre page du Voyage est datée de « Marseille, 20 mai 1832 ». 39. Voir par exemple les lettres 650 4 652 de la Correspondance Lamartine — Virieu, op. cit., t. 4. Lamartine ne se trouvera en fait 4 Marseille que le 20 juin. Les pages du Voyage datées du 20 mai au 17 juin 1832 sont donc des additions postérieures, le manuscrit ne commengant qu’au 10 juillet, ce qui correspond & la page 37 du premier tome de notre édition. 40. Lamartine, Voyage en Orient, t, Ill, p. 52 et suiv. Autre bizarrerie : Lamartine décrit 3 la page 59 les derniers rayons du soleil et la nuit « tombfant] des hauteurs > Or, a la page 62, il écrit « méme date », et déclare « avoir passé la matinée tout entire » a parcourir les ruines. On passe done brutalement du soir au matin du méme jour... Les pages 49 4 62 du tome III nous renseignent d’ ailleurs assez bien sur la désinvolture avec laquelle Lamartine traite la chronologie de son voyage. 41. Voir Lotfy Fam, Lamartine : Voyage en Orient, édition critique avec documents inédits, Paris, Nizet, s.d., p. 233. 42. Ibid., p. 321 43. Ibid., p. 361. Voir aussi p. 380 (le 18 mars devient le 28 mars). 44, Ibid., p. 210, n. 6. On pourrait comparer ce phénoméne A Jocelyn, dans lequel Lamartine dédaigne ouvertement 1a chronologie (voir Henri Guillemin, Le Jocelyn de Lamartine : étude historique et critique avec des documents inédits, (1936), Geneve, Slatkine Reprints, II€ édition, 1967, p. 624-625). 12 Autour de Lamartine postérieurs de plusieurs jours a la date indiquée4. Le lecteur peine alors 4 reconstituer les faits dans leur succession précise. La difficulté s’accroit lorsque ces dates s’estompent ou s’amalgament en repéres neutres — « méme jour », « méme date » -, obligeant le lecteur rechercher dans les pages qui précédent un indice temporel explicite46. Principe organisateur de tout journal, la datation choisie par Lamartine apparait 4 d’autres moments comme un artifice difficilement justifiable. Dans certains cas, l’auteur semble y avoir recours pour conserver aprés coup un équilibre relatif entre les différents moments d’un récit ou d'une description4”. La spontanéité d'une écriture au jour le jour disparait donc au profit d’une volonté de composition. Dans d’autres cas, un texte extérieur au Voyage, publié antérieurement par le poéte, est postdaté pour mieux s’intégrer a la chronologie, déja fictive, des événements‘8, D’autres pages encore se voient abusivement attribuer une datation par Lamartine alors que celle-ci ne correspond qu’indirectement & des événements vécus par le voyageur : on est surpris, par exemple, que les Notes sur la Servie4?, et, plus encore, les développements consacrés aux différentes 45. Voir, entre autres exemples, Voyage en Orient, t. Il, p. 5 et suiv. (les pages datées du 8 octobre couvrent en fait plusieurs jours), p. 103-159 (la date du 23 octobre regroupe cing jours), t. III, p. 184 (les pages datées du 31 avril 1833 relatent des événements qui se sont déroulés depuis le 15 avril) 46. L’expression « méme date » est d’ailleurs souvent utilisée pour séparer non des moments successifs, mais des licux différents. Ainsi, en Terre Sainte ; grotte de Gethsémani (1. Il, p. 256), oliviers sacrés (t. I, p. 262), fontaine de Siloé (t. II, p. 265), sépulcre d’Absalon (t. I, p. 266)... Parallélement, Lamartine refuse de fragmenter de longs passages, qui auraient mérité de I’étre pour permettre au lecteur de mieux saisir la chronologie des faits (cf. t. III, p. 149 et suiv., et p. 162-166, ot Paction se déroule sur plusieurs jours). On assiste également dans le Voyage & un curieux mélange de rigueur et d’imprécision dans l’inscription des dates. Parfois, Lamartine ne donne que le mois (« juillet », par exemple), Dans d’autres cas, il donne Vheure exacte d'un événement (cf. t. IIL, p. 69-72, entre autres). 47. Entre le manuscrit et le texte imprimé, Lamartine ajoute « méme jour », et «15 juillet » en téte de deux fragments de longueur équivalente, sans doute pour micux séparer la description de la nuit (fragment 1) de la visite de 1a maison du capitaine et de !"évocation des matelots (fragment 2) ; voir Lotfy Fam, Lamartine : Voyage en Orient, édition critique avec documents inédits, op. cit., p. 203-204. 48. C'est le cas du poéme « Adieu », daté, aux archives de Saint-Point, du 23 juin 1832, lu a I’ Académie de Marseille le 26 juin, publié dans La Quotidienne du 7 juillet 1832, dans le tome IV des Guvres completes du podte (1834) et reproduit dans le Voyage sous la date fantaisiste du 28 mai 1832. 49. Elles sont datées du « 12 septembre [1833] » (Voyage en Orient, t. IV, p. 3 et suiv,). Journal de voyage et journal intime 18 Peuplades du Liban soient affectés d’une date en en-téte alors qu’ils présentent au lecteur des informations d’ordre historique, ethnographique et statistique qui n’ont qu'un rapport lointain avec un récit de voyage au jour le jour. La présence incidente de prolepses5! achéve d’ailleurs de discréditer l’idée, pourtant défendue par son auteur das I’ Avertissement, d’un « journal de voyage » authentique. Il semble donc, a bien lire le Voyage en Orient, que Lamartine ait entretenu un rapport ambigu avec la forme du journal, comme si celle- ci s’était en fin de compte révélée aussi stimulante que contraignante. Le journal en effet, « si dégagé des formes », n’en est pas moins soumis, comme I’écrit Maurice Blanchot, 4 une « clause d’apparence légére, mais redoutable : il doit respecter le calendrier », Ce dernier sert sans doute d’« inspirateur » et de « provocateur » a |’écrivain. Mais il est aussi son « gardien » et son « démon »S2, impulsant et entravant dans le méme temps le travail d’écriture. Porté par la forme diariste, il est probable que le poéte ait également ressenti les limites d'une datation systématique, qui, telle une cadence arithmétique artificiellement appliquée a l’existence, serait devenue dans certains cas mal adaptée a un texte qui entend dépasser le statut limitatif d’une relation de voyage au jour le jour. Aussi Lamartine se montre-t-il tenté d’abandonner dans certains cas la forme du journal. Ainsi, les premiéres pages du tome III de notre édition de référence s’ouvrent-elles non plus sur un journal daté, mais sur un véritable chapitre avec titre en en-téte — « Paysages et pensées en Syrie »53, Le récit suit alors une trame chronologique classique, sans calendrier. Les pages consacrées 4 Athénes traduisent davantage encore I’hésitation du poéte. Sans doute s’ouvrent-elles sur une date et un lieu — « 18 aofit 1832, en mer »54, Or, Lamartine ne s’en tient pas dans les pages qui suivent 4 la seule description de la capitale 4 partir du navire, comme le suggérent ses indications. Il y évoque au contraire, et assez longuement, la ite de la ville et de quelques-uns de ses monuments. La encore, point de journal au sens strict, mais une narration qui épouse |’ordre chronologique des événements, comme si le poéte avait voulu manifester sa souveraineté 50. Lamartine, Voyage en Orient, t. I, p. 385 et suiv. 51. « Nous arrivames enfin, par le seul hasard de nos pas, au plus complet et au plus enchanté de ces paysages. J’y reviendrai souvent », note-t-il par exemple en date du 10 novembre 1832 (ibid., t. I, p. 343), 52. Maurice Blanchot, « Le journal intime et le récit », in Le Livre a venir, Paris, Gallimard, coll, Folio-Essais, 1986, p. 252. 53, Lamartine, Voyage en Orient, t. Ill, p. 3 et suiv. 54, Ibid.,t.1, p. 179. 14 Autour de Lamartine face au découpage méticuleux de la durée, étre le seul maitre des heures’. D’autres épisodes du voyage se voient regroupés en chapitres & part d’inégale longueur — « Visite au pacha »56, « Visite @ Lady Esther Stanhope »57, « Notes sur I’émir Beschir »58 -, formant autant d’ilots autonomes qui rompent ouvertement avec la forme diariste. La présence de textes extérieurs, véritables massifs implantés au coeur de l’ceuvre, Fragments du Poéme d’Antars? et Récit de Fatalla Sayeghir® notamment, qui n’ont plus rien a voir avec un journal de voyage, ajoutent a l’ambiguité formelle d'un ouvrage que son auteur, au final, modéle a sa fantaisie. Réorganisé dans sa structure, le Voyage subit aussi maintes transformations au niveau du contenu et du style. C’est la une nouvelle source d’ interrogations. Sans doute existe-t-il des journaux trés travaillés6!, et certains critiques ont montré combien il était difficile de « délimiter un point minimum au-dessous duquel on ne condescendrait pas 4 parler de texte ni de journal »62. Or, ce dernier revendique dans la majorité des cas un style lache, délié, proche de l’improvisation. Lamartine lui-méme considére bel et bien son texte comme un ensemble de « notes » jetées a la diable, 4 peine relues et corrigées®, L’examen attentif des manuscrits du Voyage montre au contraire que le poéte a fait subir 4 son texte d’importants remaniements. On doit 4 Christian Maréchal, puis 4 Lotfy Fam, de les avoir répertoriés avec autant de patience que de minutie. Des albums 55. Ibid., p. 179 et sui 56. Ibid., p. 209 et suiv. 57. Ibid., p. 301 et suiv. 58. Ibid. p. 355 et suiv. 59. Ibid.,t. Il, p. 411 et suiv 60. Ibid... 1V, p. 61 et suiv. 61. Daniel Madelénat rappelle qu'il est rare de trouver « des journaux intimes & l'état pur, sans historiettes, portraits, transcriptions de dialogues, esquisses de descriptions » (article « Journal intime », in Dictionnaire des Littératures de langue francaise, sous la direction de Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty et Alain Rey, Paris, Bordas, 1984, t. II, p. 1132). 62. Béatrice Didier, Le Journal intime, op. cit., p. 10 63. Lamartine, Voyage en Orient, t. 1, Avertissement, p. 11 64. Christian Maréchal, Le Véritable Voyage en Orient de Lamartine d'aprés les manuscrits originaux de la Bibliotheque Nationale, Paris, Bloud et C'€, 1908, 65. Lotfy Fam, Lamartine : Voyage en Orient, édition critique avec documents inédits, op. cit. Henri Guillemin avait déja utilisé a plusieurs reprises les legons du manuscrit du Voyage dans sa thése, Le Jocelyn de Lamartine : étude historique et critique avec des documents inédits, op. cit. Journal de voyage et journal intime 15 manuscrits a I’édition définitive, on voit Lamartine substituer tel vocable a tel autre, supprimer les épithétes banales ou lourdes, créer des effets de rythmes, soigner les clausules, développer les images®. De maniére significative, le poéte laisse des blancs sur son texte manuscrit, s’autorisant a les combler @ posteriori, dans des moments de plus grande inspiration®’. A ce polissage de la forme s’ajoutent des remaniements de fond : travaillé par le désir de fiction, le voyageur ne craint point de festonner son récit d’anecdotes piquantes ou d’épisodes romanesques sortis tout droit de son imagination® ; il accentue, entre la rédaction de 1832 et celle de 1834, ses attaques contre Je régime de Juillet ; il modifie surtout en profondeur son credo religieux, « I’humble christianisme » professé devant Lady Stanhope en 1832 se métamorphosant, dans le texte édité, en un « rationalisme chrétien » peu conforme au discours de l’orthodoxie catholique70. Sans doute Lamartine tient-il 4 ce que son « journal » conserve, ici et 1a, les allures laches d’un simple carnet de route. C’est ainsi que, dans les premiéres pages du tome II de notre édition, consacrées au voyage de Beyrouth a Jérusalem, les mots semblent livrés tels quels, sous la forme de notes télégraphiques : Monté A cheval avec dix-huit chevaux de suite [...]. Couché au kan, & trois heures de Beyrouth [...]. Le lendemain parti a trois heures du matin ; traversé @ cing le fleuve Tamour [...] ; lauriers roses en fleurs sur les routes. [...] A quatre heures, monté a cheval, escorté des fils et des amis de la famille Giraudin. Courses de dgérid, exécutées par l'un d’eux. [...] Marché deux heures encore et couché sous nos tentes [...]. Arbre gigantesque ombrageant toute la caravane. Lamartine se refuse ici a utiliser un style élégant, orné, rythmé par de longues périodes. Ces notations elliptiques, consignées dans un style énumératif, parataxique, 4 la maniére de quelque procés-verbal, donnent une impression d’immédiateté, de jaillissement, comme si les 66. On se reportera ici a l’introduction de l'ouvrage de Lotfy Fam, Lamartine : Voyage en Orient, édititon critique avec documents inédits, op. cit., p. 89 et suiv. 67. Ibid., p. 228, note 2. 68. Voir sur ce point Henri Guillemin, « Un témoin du voyage de Lamartine en Orient », Revue des Deux-Mondes, 1937, ainsi que Christian Maréchal, Le Véritable Voyage en Orient de Lamartine d'aprés les manuscrits originaux de la Bibliotheque Nationale, op. cit, p. 37 69. Christian Maréchal, , Le Véritable Voyage en Orient de Lamartine d'apres les manuscrits originaux de la Bibliotheque Nationale, op. cit, p. 62. 70. Ibid., p. 74. 71. Lamartine, Voyage en Orient, t. Il, p. 3-5. 16 Autour de Lamartine données fournies par le réel avaient été enregistrées spontanément par la conscience, sans visée organisatrice. Ce type de notules, qui correspond assez bien 4 ce que |’on attendrait d’un journal consigné a la va-vite, donc économe de mots, est pourtant peu représenté dans notre texte. Le plus souvent, elles se mélent a l’intérieur d’une méme page des développements stylistiquement élaborés?2. Par ailleurs, plus on progresse dans la lecture de l’ouvrage, plus la fluidité semble, au niveau de I’écriture, I"emporter sur le heurt73, Aussi est-on tenté de voir dans l’emploi de ce style ouvertement négligé un artifice supplémentaire, destiné 4 imiter le décousu syntaxique d’un livre de bord écrit au fil de la plume74. Le meilleur indice sans doute de cette volonté lamartinienne de faire ceuvre d’art, et non de livrer au public des notes brutes et négligées, est le soin apporté par I’écrivain, et ce dés la premiére ébauche, 4 la description des paysages. C’est 14 un point important, qui mériterait & lui seul une étude. Tantét Lamartine privilégie les symétries, comme dans la description de Marseille vue de Ia mer, ot le chateau d’If d’un cété, la « céte blanchatre » couronnée de maisons et de jardins de |’autre, et, au loin, « le fort et la chapelle de Notre- Dame-de-la-Garde » forment un triangle harmonieux, auquel répond comme en écho la cadence ternaire des phrases, délicatement proportionnées75, Tantét le poéte distingue des plans successifs, tout en ménageant une progression. Ainsi de cet autre tableau maritime dans lequel les segments déictiques — « 4 notre gauche », « a droite », « derriére », « plus loin » — orientent progressivement le paysage vers le registre épique, une « vallée étroite » agrémentée d'une « belle fontaine » et de « quelques arbres », une « colline » parsemée de « maisonnettes blanches » et d’« oliviers » faisant peu a peu place & d’« énormes rochers », véritables « montagnes » dans lesquelles Lamartine se plait A voir les reliques « d’un océan primitif dont nos mers ne sont sans doute qu’une faible image »76. Dans d’autres cas encore, le voyageur dote le paysage d’un dynamisme interne, comme dans ces montagnes grecques parcourues d’une méme ligne de feu : 72. Ibid., t. I, p. 8 et suiv., & comparer avec les premidres pages. Autre exemple dans le tome II, p. 60 et p. 61 et suiv. 73. Le tome I apparait comme beaucoup plus fragmenté que les tomes suivants. 74. On se reportera par exemple aux pages consacrées A Argos, écrites sous la forme de notes succinctes dans l'album manuscrit, et retravaillées pour I’édition imprimée (voir Lotfy Fam, Lamartine : Voyage en Orient, édition critique avec documents inédits, op. cit., p. 264 et suiv.) 75. Lamartine, Voyage en Orient, . I, p. 51. 76. Ibid., p. 66. Journal de voyage et journal intime 17 Les monts Chromius [...] lancent dans les airs leurs sommets arrondis, le globe du soleil y descend et les frappe, comme des démes de cuivre doré ; il enflamme autour de lui sa couche de nuages ; ces sommets deviennent transparents comme I’air méme qui les enveloppe et dont on peut A peine les distinguer [...].77 Refusant toute fixité, source inévitable de banalité et de monotonie, le regard du poéte se préte 4 son tour a toutes les métamorphoses et s’efforce de varier a I’infini les jeux d’ optique. Parfois, on voit Lamartine privilégier les vues surplombantes, comme a Malte78 ou a Jérusalem, « embrassée d’un seul regard avec ses vallées et ses collines »79. Dans d’autres cas, le regard ne vient plus d’en haut, mais agit latéralement dans l’espace terrestre, comme a ras de terre, explorant les mille et un recoins d’une vallée, d’un cap ou d'une rive’. Ailleurs, l’impatience du poéte a détailler les splendeurs exotiques de I’ Orient l’incite a l’exhaustivité, @ « écrire », comme il le dit Iui-méme, « vue par vue, cap par cap, anse par anse, coup de rame par coup de rame »8!. Les premiéres impressions de Constantinople donnent alors naissance 4 un immense tableau dont Lamartine cherche 4 dénombrer tous les éléments constitutifs, des eaux dormantes du Bosphore aux horizons colorés, en passant par les « voiles frissonnantes des vaisseaux », les « murs rouges » de Scutari, les mosquées, les palais, les foréts, les collines et les montagnes environnantes82, Ces traits stylistiques témoignent, 1a encore, d'un véritable travail de réécriture, 4 travers lequel Lamartine se montre plus soucieux qu’il n’y parait de la facture d’ensemble de son texte. Au demeurant, le journal de voyage ne pouvait, par essence, que conduire le poéte 4 une forme d’écriture littéraire. Le journal intime se présente souvent comme une simple juxtaposition de faits et de commentaires sans rapport les uns avec les autres. I] commence et s’interrompt sans réelle nécessité, au gré de Vennui, du caprice ou de la mort de son auteur. II ne comporte pas véritablement de diégése. Le lecteur, contraint de s’accommoder sans relache 4 ce qui suit, échoue a percevoir une réelle continuité. Sur ce point, le journal intime se différencie du journal de voyage, dont l’unité se constitue non seulement a partir d’un éphéméride et d’une instance narrative, mais aussi autour d’une expédition, avec 77. Ibid., p. 150-151 78. Ibid., p. 116. 79. Ibid., t. 11, p. 170. 80. Ibid., t. IIL, p. 315 et suiv. 81. Ibid. 82. Ibid., t. IIL, p. 300 et suiv. 18 Autour de Lamartine cheminement d’un point 4 un autre83, La conséquence est que le journal de voyage se trouve d’emblée soumis aux régles de la narration, dont il emprunte les artifices et la rhétorique. Dans son Voyage, Lamartine se plait ainsi A amplifier certains moments-clés, préparatifs, départs, et, plus encore, premiers contacts, impressions d’arrivéeS4. II soigne particuligrement les péripéties majeures, créant loceasion des effets d’attente ou de suspense®5. I] s’aventure dans certaines scénes du cété de l’esthétique romanesque®®. Parall@lement, il élimine ce qui ne porte guére a conséquences et ne conserve que ce qui mérite véritablement d’étre fixé. Le contingent, le frivole, le terre 4 terre ne l’intéressent guére. Il cherche a placer son récit sur un plan élevé, ce qui le conduit souvent & déformer, a poétiser la réalité87. Le journal de voyage lamartinien se trouve donc, paradoxalement, ouvert aux formes les plus élaborées de littérarisation. Aux ambiguités de forme et de contenu répondent celles qui touchent, plus généralement, aux destinataires de ces Notes d’un voyageur. A lire l’Avertissement du Voyage en Orient, ce dernier prendrait aisément place, la encore, dans la catégorie des journaux intimes. Non seulement Lamartine emploie le mot « journal » pour parler de son texte88, mais il insiste également sur la vocation introspective de son ceuvre, a la fois récit de voyage et miroir d’une Ame : Quelquefois, le voyageur, oubliant la scéne qui l’environne, se replie sur lui-méme, se parle a lui-méme, s’écoute lui-méme penser, jouir ou souffrir.89 83. On pourrait aussi opposer le sentiment d’enfermement que provoque Ja lecture du journal intime (d@ notamment & l’incapacité du diariste a sortir de Iui-méme) & ouverture propre au journal de voyage. 84, Lamartine, Voyage en Orient, t. autres. 85. Ihid.,t. I, p. 170. 86. Ibid. 87. C’est ce qui distingue A plusieurs égards le Voyage en Orient des lettres envoyées par Lamartine & ses correspondants pendant son périple, davantage centrées sur la réalité du voyage vécu, Sur ce point, voir Nicolas Courtinat, « De la correspondance & I’euvre littéraire : regards croisés sur le premier voyage de Lamartine en Orient (1832-1833) », L'UIl Critic, n° 6 : Literatura epistolar. Correspondéncies (s. XIX-XX), Lleida (Espagne), Faculté des Lettres, 2002. 88. Lamartine, Voyage en Orient, t. I, Avertissement, p. 12. 89. Ibid., p. 12-13. Lamartine parlera également de son Voyage comme un ensemble de «notes moitié personnelles, moitié poétiques » (Lettre a J.-J.-F. Poujoulat, Saint-Point, 29 octobre 1834, Correspondance d’Alphonse de Lamartine (1830-1867), op. cit., t. Il, p. 228). I, p. 84, p. 104, p. 141, p. 233-234, entre Journal de voyage et journal intime 19 Lamartine entendait en méme temps se faire l’unique lecteur de sa propre écriture, respectant ainsi cette « clause du secret » que postule habituellement le journal intime : « [ces] notes », écrit-il, « n’ étaient destinées qu’a moi seul »9. Le Voyage devait donc, a I’ origine, échapper au regard d’autrui, obéissant ainsi au principe d’« auto- destination » revendiqué par la plupart des « diaristes ». Or, aucun texte « intimiste » ne semble a ce point multiplier les destinataires potentiels. La genése de I’ceuvre nous en fournit une premigre preuve. A Vorée de son voyage, Lamartine déclare faire voile vers I’Orient pour chercher des « images » destinées a nourrir I’épopée sur laquelle il médite®!. Dés le mois de juillet 1832, donc quelques jours seulement aprés son départ de Marseille, alors qu’il se trouve en escale a Malte, il annonce & Virieu qu’il « griffonne beaucoup de notes telles quelles au crayon, sous la forme de pensées et d’impressions plus que de voyage », avant d’ajouter : Je te dirai tout cela, et cela vaudra plus que des lettres décousues. Je ten adresserai, pour me les garder, un immense paquet au printemps par Constantinople.92 Or Aymon de Viriew n’est pas seulement l’ami sir et fiddle de Lamartine. C’est aussi son premier lecteur et censeur. I] n’hésite point 4 juger sévérement les textes que le poéte lui fait réguligrement parvenir, et ce jusqu’a I’époque des Recueillements?3. En souhaitant, dés les premiéres semaines du voyage, soumettre ses esquisses descriptives a la clairvoyance critique de son ami, Lamartine songe déja a une publication future. L’éventualité d’une diffusion semble donc avoir été envisagée dés l’origine. Nul doute que le poéte souhaitait d’autant plus recucillir l’avis de Virieu qu’il s’exergait 1a a une forme d’écriture nouvelle, sur laquelle I’ami d’enfance n’aurait point manqué de jeter un regard aussi attentif que lucide. 90, Lamartine, Voyage en Orient, t. 1, Avertissement, p. 10. Le potte souhaitait « recueillir » ces impressions personnelles « dans le silence de [sa] pensée » (Lettre a L.-M.-H. Ronot, Marseille, 20 juin 1832, Correspondance d'Alphonse de Lamartine (1830-1867), op. 1, p. 576). 91. Ibid. Voir également Voyage en Orient, t. 1, p. 19. 92. Lettre de Lamartine & Virieu, Malte, 24 juillet 1832, Correspondance Lamartine — Virieu, op. cit.,t. 4, p. 73. 93. Cf. Marie-Renée Morin, « Difficulté d’étre dans 1a correspondance Lamartine-Virieu. Flux et reflux de I’Ame », in Difficulté d’étre et mal du siécle dans les correspondances et journaux intimes de la premiére moitié du XIXe siecle, textes réunis et présentés par Simone Bernard-Griffiths, Cahiers d’études sur les correspondances du XIX¢ siecle, n° 8, Clermont-Ferrand, diffusion Nizet, 1998, p. 86. 20 Autour de Lamartine A l'autre bout de la chaine éditoriale, on remarque a quel point Lamartine, en bon publiciste, cherche 4 tirer le meilleur profit commercial de ses notes de voyage. I nourrit trés tét l'idée d’une édition illustrée%. En 1836 parait chez Gosselin une édition du Voyage en quatre volumes, ornée de figures, d’illustrations et de paysages®. Les éditions illustrées se succéderont d’ailleurs jusqu’en 1855-18569. Le poéte multiplie également les extraits dans la presse. Le Journal de Saéne-et-Loire des mois de juin et juillet 1835 recueille trois extraits de l’important Résumé politique. Deux épisodes se voient nettement privilégiés : celui de la visite 4 Lady Stanhope, publié en partie dans le Journal des Débats, la Gazette de France et The American Quaterly Review, et celui de la mort de Julia, le poéme « Gethsémani » prenant place a la fois dans Le Voleur et le Journal de Saéne-et-Loire, toujours en 1835. Parallélement, ce sont les Notes d’un voyageur elles-mémes qui ne cessent de s’adresser 4 des lecteurs autres que le poéte, échappant ainsi & cet espace clos de l’auto-destination dans lequel Lamartine prétend les cantonner. On est frappé, notamment, par l’introduction, 4 cété du pronom «je», d'un «vous » impliquant la présence ostensible d'un allocutaire. La deuxiéme personne intervient souvent dans la description des paysages, comme dans cette page, datée du 8 octobre 1832, consacrée aux abords de la Terre Sainte : Ajoutez & ce spectacle Ia voate sereine et chaude du firmament, et la couleur limpide de la lumiére [...] ; semez dans la plaine un kan en ruines, ou d’immenses files [...] de chameaux blancs, de chavres noires [...] ; représentez-vous quelques cavaliers arabes montés sur leurs Iégers coursiers [...] ; ajoutez ¢& et Ia quelques hameaux tures et arabes [...] et vous aurez la peinture la plus exacte et la plus fidéle de la délicieuse plaine de Zabulon, de celle de Nazareth {...] et du Thabor.97 94. Lotfy Fam, Lamartine, Voyage en Orient, édition critique avec documents inédits, op. cit., p. 83. 95. Ibid., p. 83. La relation entre texte et image dans le Voyage en Orient donnerait sans doute lieu des analyses passionnantes. On pourrait montrer, par exemple, comment T'illustration contribue & I’esthétisation et A la poétisation du voyage, accroit le plaisir du texte, véhicule un certain type de savoir sur I’Orient, et sert dans le méme temps la propagande personnelle du podte. 96. Ibid. 97. Lamartine, Voyage en Orient, t. Il, p. 23-24. On trouvera d'autres exemples dans le tome Il (p. 18, 23-24, 129). Le procédé était déja utilisé par Chateaubriand. Journal de voyage et journal intime 21 Surprenant passage que celui-ci, dans lequel le diariste ménage une place A un partenaire et le sollicite dans une relation de type dialogique. Le journal semble ainsi récupérer une forme de communication habituellement réservée 4 la lettre, forme trés largement utilisée par les auteurs de récits de voyage. Proche de la correspondance, il institue donc un mode particulier de conversation qui dépasse ouvertement le « champ clos de lintériorité »98. Ce procédé s’accentue dans les passages qui, par leur caractére démonstratif, voire didactique, impliquent la présence d’un lecteur autre que le poéte. Le « vous » semble alors renvoyer & un interlocuteur fictif que le diariste prend a parti. Au début du voyage, alors que le brick du poéte se trouve en Méditerranée, le bruit délicat des vagues, semblable au « gazouillement des hirondelles sur une montagne, quand le soleil se léve au-dessus d’un champ de blé »99 inspire 4 Lamartine une longue méditation sur les « lois saintes et miystérieuses »100 de |"harmonie universelle. II s’en prend alors, sous la forme d’une apostrophe virulente, 4 ceux qui, parmi ses lecteurs, négligent l’importance du langage poétique, seul capable 4 ses yeux de révéler l’essence secréte des choses, et lui préférent, par excés de matérialisme, la langue sans Ame des sciences positives : Si vous comptez pour tout, le monde matériel et palpable, cette partie de la nature qui se résout en chiffres, en étendue, en argent ou en voluptés physiques, vous faites bien de mépriser ces hommes qui ne conservent que le culte du beau moral, l’idée de Dieu et cette langue des images, des rapports mystérieux entre Vinvisible et le visible ! Qu’est-ce qu'elle prouve cette langue ? Dieu et l’immortalité ! Ce n’est rien pour vous !101 Par l'utilisation du « vous », mais aussi par sa forte charge polémique, ce passage s’inscrit manifestement dans une stratégie oratoire qui interdit de limiter I’ceuvre 4 un usage exclusivement personnel. De fait, ce « journal » qui ne devait étre destiné qu’au potte s’adresse, si l'on y regarde bien, 4 une multiplicité de lecteurs aisément identifiables, méme s’ils ne font pas I’objet d’une désignation précise. 98, Béatrice Didier, Le Journal intime, op. cit., p. 89. 99, Lamartine, Voyage en Orient, t. 1, p. 58. 100. Lamartine, « Désir », Harmonies poétiques et religieuses, in Guvres poétiques completes, texte établi, annoté et présenté par Marius-Frangois Guyard, Paris, Gallimard, Bibliotheque de la Pléiade, 1963, p. 386. 101. Lamartine, Voyage en Orient, t. 1, p. 59. 22 Autour de Lamartine On attendrait ainsi d’un journal « autodestiné » que l’auteur y parlat sans équivoque de ses incertitudes en matiére religieuse. Or la maniére, finement mise au jour par Henri Guillemin!02, avec laquelle Lamartine, dans ce domaine, affirme sans rien renier, balance sans cesse entre des positions religieuses contradictoires, distille le doute par petits séismes progressifs témoigne A coup stir d’une volonté de ne point trop heurter un public catholique déja troublé par 'ambiguité de certaines Harmonies poétiques et religieuses et impatient de voir le poste reprendre le chemin de l’orthodoxie. Le journal personnel fait ainsi |’objet d’un savant travail de dosage A travers lequel on devine la présence de destinataires clairement ciblés. On a moins insisté sur la vocation politique que Lamartine assigne a son Voyage et encore moins sur la maniére dont il use de son « journal » comme d’un instrument de propagande personnelle a destination de ses collégues parlementaires. Le nouveau député de Bergues fait tout en effet dans son ouvrage pour donner de lui-méme l'image d’un homme politique accompli. Ainsi nous montre-t-il quelques-uns des dirigeants politiques de l’Orient, I’émir Beschir!®3, le pacha Youssouf, bey de Négrepont et d’Athénes!04, le prince royal de Baviére, frére d’Othon Ier, roi de Grécel05, Boutenieff, ambassadeur de Russie 4 Constantinople!06, le comte Orloff!07, ainsi que certains dignitaires du régime ottoman!08 recueillir son avis sur les problémes de I’heure. On voit Lamartine évaluer les positions des uns et des autres, prodiguer des conseils, s’essayer 4 des pronostics. II lui arrive méme de recueillir des confidences politiques, comme celles de cet influent — et redoutable — chef de tribu palestinien qu’est Abu-Gosh : Abu-Gosh me pria d’éloigner ma suite et éloigna lui-méme la sienne, pour me communiquer quelques renseignements secrets que je ne puis consigner ici, 109 A Vévidence ces propos ne peuvent, 14 non plus, avoir un but strictement privé. Il s’agit bien pour Lamartine de se camper dans des attitudes avantageuses et de s’assurer un surcroit d’estime politique: auprés de ses contemporains. Le souci d’édification et de mise en 102. Henri Guillemin, Le Jocelyn de Lamartine, op. cit. p. 246. 103. Lamartine, Voyage en Orient, t. 1, p. 346, 104. fhid., p. 210. 105. bid., t. I, p. 392 106. fbid., p. 349. 107. Ibid., p. 350. 108. Ibid., t. Il, p. 317 109. ibid., p. 146, Journal de voyage et journal intime 23 scéne occupe donc largement l’esprit d’un « diariste » qui entend rester maitre de l'image qu’il renvoie 4 ses contemporains. Si le Voyage a pu étre congu, a l’origine, comme un ensemble de notes personnelles, nul doute qu’il fut progressivement détaché de ses implications intimes pour s’inscrire dans une dimension plus largement historique et politique. L’adjonction au récit de ’expédition dun Résumé politique dans lequel le voyageur expose ses vues sur V’avenir de la France et de |’Empire ottoman en fournit, sur ce point, une preuve éclatante!10, Le journal de voyage lamartinien se place donc pour une large part sous le signe du leurre. Ecartelé entre la revendication d’un style simple, garant de la sincérité, de l’authenticité de l’entreprise, et le respect d’une esthétique classique, qui pense |’ceuvre en termes de totalité achevée et travaillée, il s’élabore, en définitive, dans la distance, rompt avec le vécu primaire de la subjectivité, multiplic écrans et médiations. En est-on vraiment surpris ? Le genre n’est-il pas, en soi, propice a tous les artifices ? Imaginait-on d’ailleurs qu’un écrivain comme Lamartine, poéte célébre, académicien, député, jouissant encore en ces années 1830 d’un prestige littéraire rarement égalé, pit laisser imprimer de simples « notes » journaligres sans consistance ? Précisément, c’est sur ce degré d’élaboration du Voyage que nous souhaiterions 4 présent nous attarder, en montrant comment la forme du journal a pu étre utilisée par I’écrivain-voyageur & des fins de stylisation et de poétisation. Pour une poétique du « journal » lamartinien Au premier chef, le voyage, ainsi que le « journal » qui en rend compte, apparaissent comme deux formes privilégiées de confrontation avec le temps. Tout voyageur éprouve profondément le sentiment de la durée. Parallélement, la temporalité s’inscrit au coeur méme de I’écriture diariste, cette dernigie étant a la fois mono-graphe —centrée sur le moi — et chrono-graphe — ancrée dans le temps!!!. 110, Sur le probléme plus général du destinataire du journal intime, voir Mireille Calle-Gruber, «Journal intime et destinataire textucl », Poétique, n° 59, septembre 1984, p. 389-391. 111. Caractéristiques définies par Valérie Raoul, in Le Journal fictif dans le roman frangais, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Ecritures », 1999, p. 99. 24 Autour de Lamartine L’écoulement temporel y est marqué par des références chronologiques explicites. Le voyageur-diariste se trouve donc, en quelque sorte, doublement sensible & la présence du temps, ce qui autorise des effets littéraires spécifiques. Ainsi Lamartine s’efforce-t-il de retranscrire par l’écriture les modulations rythmiques du voyage en donnant a son journal un tempo particulier. Le poate prend soin notamment de faire alterner les phases de quiétude ou de repos et les accélérations soudaines. Le voyage en Méditerranée lui en fournit maintes occasions. A l’approche d’Athénes, la nuit « calme » et « délicieuse »!12 du 18 aoat 1832 fait brutalement place, « a trois heures du matin », 4 un furieux maélstrom qui menace d’engloutir le navire dans un « abime »!!3 terrifiant. Les notations sereines, consignées sur plusieurs pages, disparaissent soudain au profit d’une prose inquiéte, concentrée, haletante!!4, Parallélement, le po&te-voyageur sait ménager, entre deux passages narratifs, des moments de halte. Ainsi des pages datées des 4 et 5 septembre 1832, dans lesquelles l’inertie pesante de la navigation, due a l’absence de vent, introduit une pause entre deux moments pleins et actifs, le départ de Chypre (3 septembre) et l’approche des cétes libanaises (6 septembre)! !5, Lamartine tire également parti de l’effet de simultanéité, typique de l’écriture diariste!!6, entre l’événement et le récit qui en rend compte. « Tiroir verbal » privilégié en la matiére, choisi de préférence aux temps du passé!!7, le présent de l'indicatif offre de multiples 112. Lamartine, Voyage en Orient, t.1, p. 177. 113. Ibid. t. 1, p. 179. 114, Ibid. 115. Ibid., p. 228 A 232. 116. «La forme du journal, en diminuant considérablement le décalage entre écrit et le vécu », est le reflet d’une conscience « immergée dans le quotidien » (R. Bourneuf et R. Ouellet, L’Univers du roman, Paris, Presses Universitaires de France, 1972, p. 174-175). Evidemment, I’idée d'une autobiographie parfaitement simultanée est impossible, tout écrit impliquant sélection, agencement, combinaison, donc décalage temporel. On dira donc que le journal offre simplement un « gain dimmédiateté » (Valérie Raoul, Le Journal fictif dans le roman francais, op. cit. p. 107). 117. Entre le manuscrit et I’édition imprimée, Lamartine remplace souvent des passés simples ou des imparfaits par des présents, pour rendre plus sensible le caractére immédiat et spontané de I’écriture. Voir par exemple, dans Lotfy Fam (Lamartine : Voyage en Orient, édition critique avec documents inédits, op. cit.), p. 195 : «Une lune splendide s'élevait hier soir », « chaque cordage se dessinait », «ces squelettes devaient reprendre vie », « nous entendions le coup de sifflet », etc., Journal de voyage et journal intime 25 ressources littéraires, I] permet par exemple d’accroitre la tension dramatique en suscitant l’attente inquiéte du lecteur. Lamartine Putilise souvent pour donner plus d’impact aux moments de péril, tombée soudaine de la nuit en mer!l8, tempéte violente!!9 ou affrontements humains, comme cette attaque de pirates évitée de peu : Nous nous préparons au combat ; nos canons sont chargés ; le pont est jonché de fusils et de pistolets [...]. Nous allons faire feu [...]. observe son équipage. Jamais je n’ai vu de figures oi le crime, le meurtre et le pillage fussent écrits en plus hideux caractéres. On apercoit quinze ou vingt bandits. [...] Tous sont armés de pistolets et de poignards dont les manches étincellent de ciselures d'argent. 120 Ce petit drame gagne sans nul doute en puissance grfice A un présent qui fige, paralyse brutalement les événements, les suspend entre la vie et la mort, comme si le « je » narrateur les avait retranscrits dans le feu de l’action. Le présent aide aussi 4 conserver intacte et vivante l’intensité des premiers contacts. Ce phénoméne est particuligrement visible dans les pays ou les contrées marqués d’une sorte d’onction historique ou religieuse, comme la Gréce, par exemple - « [...] cette terre d’oi la philosophie et Ia poésie ont pris leur vol vers le reste du globe, [...] la voila. Chaque flot me porte vers elle ; j'y touche »!21 — ou la Palestine —«[...] je touche [...] 4 un des termes les plus désirés de mon long voyage »122, L’émotion, l’exaltation se trouvent alors sai: dans leur vibration originelle. Ce principe d’isochronie, 4 travers lequel l’énoncé tend a s’absorber dans I’acte d’énonciation!23, posséde aussi des vertus poétiques. L’utilisation du présent donne en effet du poéte l'image d’un voyageur qui se laisse librement porter par l’univers sensible, cédant de son plein gré, ici 4 l’emprise d’un mirage, 1a, a la bizarrerie d’une deviennent : « une lune semble se balancer ». « chaque cordage se dessine >, « ces squelettes doivent reprendre vie », « nous entendons [...] le sifflet aigu », Les changements de temps se succédent jusqu’a la fin du paragraphe. 118. Lamartine, Voyage en Orient, t. 1, p. 79. 119. Ibid., p. 85. 120. Ibid., p. 144-145. Le présent renforce évidemment I'effet de surprise : voir les épisodes de I’ arrivée au Liban (p. 232) ou de I'apparition des « aigles » d’Ezéchiel (début du tome I). 121. Ibid., p. 142. 122. fbid., t. , p. 118. 123. Voir Jean Rousset, Le Lecteur intime, op. cit., p. 165. 26 Autour de Lamartine illusion d’ optique, ailleurs, 4 la beauté insolite d’une vallée ou d’une montagne qui s’offrent soudain a son regard. Ainsi les graces lumineuses et colorées de la nuit orientale sont- elles pergues par une conscience qui semble réver au présent, sans recul, heureuse de s’ouvrir spontanément au tout-venant féerique du cosmos : La lune en avangant a laissé derriére elle comme une trainée de sable rouge dont elle semble avoir semé la moitié du ciel ; le reste est bleu et blanchit 4 mesure qu’elle approche. A un horizon de deux milles & peu pres, [...] on voit sur la mer le mirage d’une grande ville ; [...] on voit étinceler des démes, des palais aux fagades éblouissantes [...] ; on dirait Venise ou Malte dormant au milieu des flots.!24 Partout dans le Voyage, Lamartine se décrit lui-méme dans la situation d’un voyageur qui réve immédiatement les choses, les posséde dans leur jeunesse, leur frémissement originel, dans ]’instant fulgurant od elles se présentent 4 son esprit. II se plait ainsi a retranscrire l’instant ol, sur le navire, le « chant du coq » et le « bélement de la chévre et [des] moutons », accompagnés de « voix de femmes et d’enfants » lui donnent I’illusion délicieuse d’étre « couché dans la chambre de bois d’une cabane de paysans, sur les bords du lac de Zurich ou de Lucerne »!25. L'image, dés lors, s’élabore directement sous nos yeux : les vagues « résonne[nt] comme des chants d’oiseaux »126; le ciel de Jérusalem, d’emblée, fait figure d’« océan imaginaire »127 ; ce n’est plus le navire qui se meut mais les cétes, au loin, qui s’articulent, en méme temps que les caps s’avancent, que les collines s’élévent, que tous les paysages vus de mer s’animent d’un bondissement joyeux!28, Preuve tangible de l'importance, dans le journal, de la temporalité, la date n’a pas seulement pour fonction d’accentuer la dimension référentielle du voyage. Elle nous semble également, dans certains cas, concourir a la poétisation du texte lamartinien. Ainsi en est-il de cette bréve page datée du 14 juillet 1832, dans laquelle Lamartine cherche a décrire un moment privilégié de plénitude harmonique. Sur une mer « étincelante », le « mouvement doux et cadencé du brick » bercé par les flots apparait au poéte 124. Lamartine, Voyage en Orient, t. 1, p. 65-66. 125. Ibid., p. 69. 126. Ibid., t. I, p. 251. 127. Ibid., t. Il, p. 164. 128. Ibid., t. 1, p. 104, p. 234, entre autres. Journal de voyage et journal intime 27 comme I’écho d’une respiration plus profonde, plus mystérieuse, celle d’une nature qui vit 4 l’unisson de son Créateur : = 14 juillet. — [...] Cette alternation réguliére du flot, du vent dans la voile, se retrouve dans tous les mouvements, dans tous les bruits de la nature ; est-ce qu’elle ne respirerait pas aussi ? Oui, sans aucun doute, elle respire, elle vit, elle pense, elle souffre et jouit, elle sent, elle adore son divin auteur. 129 Le texte est court — pas plus d’une douzaine de lignes dans notre édition de référence. Or, la date placée en en-téte accentue Vimpression d’accord miraculeux entre les diverses composantes de T'univers, déja suggérée par le texte lui-méme. Temps et espace se rejoignent ainsi miraculeusement dans une sorte de moment définitif, un nunc stans unitaire, épiphanique, porteur d’une réverie d’ ordre mystique. En dehors de cet aspect ponctuel du temps, le journal comme le voyage imposent au lecteur un rythme particulier qui est celui de la répétition, rendu sensible dans 1’écriture diariste elle-méme, a travers la succession redondante de dates. Or cette dimension itérative du journal contribue 4 la poétisation du réel. La forme diariste rapproche en effet le Voyage d’une longue psalmodie. La maniére dont le poéte découvre et détaille jour aprés jour de nouvelles merveilles donne l’'impression d’un bercement qui, au fil des semaines et des mois, se fait de plus en plus enveloppant. Cette redondance, quasi hypnotique, témoigne d’une volonté de sonder le réel de maniére continue, de se réapproprier sans cesse le monde pour en répertorier les beautés Outre cette omniprésence de la dimension temporelle, le journal se caractérise par sa fragmentation. Sa particularité est en effet de fonctionner par bribes, de tendre vers |’émiettement et la dispersion, loin du chant lié et travaillé propre, dans le registre autobiographique, au genre des mémoires!30, Expérience fondamentale vécue par le voyageur, au méme titre que la perception du temps, cette fragmentation revét bien des aspects. On remarque, ce qui n’est guére surprenant dans ce type d’ouvrage, une trés grande inégalité dans la distribution quantitative des textes, les 129. Ibid., p.75. 130. A ce propos, Daniel Madelénat parle du journal comme d’une «autobiographie au jour le jour », une « fragmentation de I’énoncé par journée » (article « Journal intime », loc. cit., p. 1132). 28 Autour de Lamartine longs développements voisinant avec des passages trés courts, n’excédant pas, pour certains, trois lignes. Comme tout diariste, Lamartine écrit donc peu ou beaucoup, suivant les circonstances ou V'inspiration!31, Mais l’essentiel est ailleurs. La narration par fragments successifs constitue véritablement, pour Lamartine, un exercice nouveau, au méme titre que la prose, le Voyage en Orient étant la premiére oeuvre de réelle envergure publiée par le poéte qui ne soit pas, pour une fois, écrite en vers!32, C’est dire s’il est légitime de s’interroger sur l'utilisation et le réle que le poate assigne a |’ écriture fragmentaire. Le fragment parait d’abord s’adapter a la volonté lamartinienne de faire, a travers son Voyage, eeuvre d’anthologie. Toute écriture fragmentaire traduit en effet chez celui qui la pratique un godt de la collection, une volonté de recenser, d’énumérer les choses avec cet « art studieux » dont parle Claudel!33, Le voyageur déclare d’ ailleurs, dés le début de son livre, vouloir contempler « l’ceuvre » de Dieu « sous toutes ses faces, admirer [sa] magnificence sur les montagnes ou sur les mers », et supplie le Créateur de « tourn[er] » devant lui les pages du monde pour lui faire [...] lire dans un autre monde les merveilles sans fin du livre de [s]a grandeur et de [s]a bonté 1134 Le journal se fait alors inventaire, compendium au jour le jour des merveilles de I’ Univers. Il se donne pour fonction de collectionner & l'infini des fragments de beauté divine. I] nous renvoie, sous une forme diffractée, rédupliquée, comme les scintillements d’une parole en archipel, l'image du monde créé par Dieu, chaque fragment brillant d’un éclat particulier et reflétant 4 sa maniére une parcelle de la totalité divine. Le fragment aide aussi le poéte a se décharger 4 tout moment de son trop-plein de sensations. Significatives sur ce point sont les pages écrites dans la nuit du 31 juillet au 1¢T aofit 1832. « Allons dormir », se dit Lamartine a minuit, aprés avoir longuement médité sur I’urgente nécessité de retrouver une «langue » capable d’exprimer les plus hautes 131. Les passages trés courts (3 lignes :t. I, p. 155, 5 lignes :t. I, p. 154, 4 lignes : tI, p. 177) alternent avec des passages beaucoup plus longs : ainsi le 23 octobre 1832 ne couvre-t-il pas moins de 58 pages (t. II, p. 103 et suiv.). 132. Sur la Politique rationnelle notamment, publié en octobre 1831, n'est qu’un copuscule, en dépit de son importance dans Pitinéraire politique de Lamartine. 133. Paul Claudel, « La muse qui est la grace », in @uvre poétique, édition établie par Jacques Petit, Paris, Gallimard, Bibliotheque de la Pléiade, 1967, p. 266. 134, Lamartine, Voyage en Orient, t. I, p. 81-82. Journal de voyage et journal intime 29 aspirations poétiques et religieuses de son siécle!35, Or, le fragment suivant, rédigé 4 « deux heures du matin », s’ouvre sur ces mots : Je ne puis dormir ; j'ai trop senti ; je remonte sur le pont ; peignons ; la lune a disparu sous la brume orangée qui voile Vhorizon sans autres limites. [etc.]!36 Le fragment fonctionne donc comme rétention, fixation immédiate de l’extase. Par sa forme ouverte, sa briéveté, il permet au poéte de consigner aussitét, de maniére pulsionnelle, ses ivresses, ses ravissements, Il répond bien A cette urgence de I’écriture propre au récit de voyage. Grace au fragment, forme immédiatement disponible, utilisable, le poéte peut écrire 4 la moindre solicitation de ses sens en éveil. Qui dit fragmentation, éclatement, dit aussi variété, l’écriture diariste se présentant d’emblée comme une succession d’énoncés déliés et indépendants, dans lesquels le scripteur passe sans encombre d’un sujet 4 l'autre. De fait, le Voyage est marqué par une grande hétérogénéité de tons, de sujets et de textes, ce qui lui donne une dimension polyphonique. Pour s’en rendre compte, il suffit de considérer la petite dizaine de pages qui, dans le premier volume de notre édition de référence, regroupe plusieurs fragments rédigés entre le soir du 10 juillet 1832 et le matin du 11 juillet. Durant ces quelques heures, Lamartine a énoncé les buts de son voyage, évoqué le souvenir de sa mére, manifesté son désir ardent de voir sur place le « théatre »137 de l’Evangile, réfléchi sur les problémes politiques de Vheure en appelant de ses vocux la fin des querelles idéologiques, repris le fil de son récit avant de méditer sur sa destinée d’écrivain et de poéte!38. Cet éclectisme thématique, qui confine parfois a Vincongru, au fourre-tout, s’accompagne d’une grande variété formelle : le journal couvre une large gamme de variations expressives, allant des notes laconiques aux méditations vastes et amples, juxtaposant descriptions, narrations, extases, anecdotes, développements philosophiques, vastes tableaux et petits épisodes piquants. Or la fragmentation, liée a la variété, se met également, dans le Voyage, au service du lyrisme poétique. Elle permet tout particuligrement 4 Lamartine de scander de maniére naturelle le mouvement alternatif de l’univers, mettant ainsi en valeur les beautés 135. Ibid., p. 127-128. 136. Ibid., p. 129. 137. Ibid., p. 41 138. /bid., p. 41-48. 30 Autour de Lamartine contrastées d’un monde pergu dans son éblouissante diversité. D’une date a I’autre, on découvre alors une réverie qui fonctionne par pdles antithétiques, tant elle parait avide de rendre compte des aspects les plus dissemblables de I’Univers. Le poéte aime ainsi jouer sur lopposition entre espace tellurique et espace maritime!39, paysage diurne et paysage nocturne!0, relief désertique et haute montagne!41, lorsqu’il ne choisit pas un seul élément pour en décrire les capacités infinies de métamorphose!42, Dans cette réverie duelle, chacun des poles antithétiques gagne alors en efficience par rapport 4 l'autre, du fait de son appartenance a un fragment autarcique. Le fragment invite également le voyageur, par moments, a cultiver le minimalisme. Ce fait est d’autant plus remarquable que Lamartine demeure lié, dans notre mémoire collective, au flux verbal, aux longues et amples odes lyriques, aux grandes épopées, dont Les Visions, dans leur gigantisme tronqué, constituent I’exemple-type. Ainsi de ce fragment, daté du 18 juillet 1832, dont nous reproduisons les derniers mots : [...] en pleine mer, journée silencieuse, douce brise qui nous fait filer six A sept noeuds par heure ; belle soirée ; nuit étincelante ; la mer dort aussi.!43 Point de périphrases romantiques, dans cette page, pour évoquer une nuit lumineuse en mer, mais le goat de la phrase simple, lacunaire, réduite & quelques segments descriptifs sans apprét. De maniére tout a fait nouvelle chez Lamartine, |’écriture se congoit ici davantage comme une approche du silence, comme la recherche d’une plénitude condensée plutét que comme réserve de mots. Par sa concision et sa densité, ce petit énoncé devient méme porteur d’une acuité particuliére. En dépit de sa relative banalité, il dépasse son exiguité et accéde a une forme de totalité, en-dehors de toute pléthore verbale. Cette tendance au resserrement de la voix se fait plus visible encore dans une écriture volontiers aphoristique : 139, Voir le début du tome I, od le départ scelle une opposition tres nette entre terre et mer, laquelle implique d'autres types de ruptures : vie et mort, multitude et solitude, stabilité et mouvement... 140. Comparer, dans le tome I, les pages 51 («a trois heures en mer») et 53 («11 heures du soir»). 141. Les paysages palestiniens s’opposent nettement aux paysages libanais, faits de montagnes, de vallées et de cours d’eaux. 142. C'est le cas de la mer, par exemple, tant6t calme, tant6t impétueuse, toujours différente d'un jour & l'autre (t. I, p. 126-127). 143. Ibid., p. 91. Journal de voyage et journal intime 31 Rien n'est si doux que ce qui est fort.!44 Tout sigcle est plagiaire d’un autre sidcle.145 Les habitudes [...] sont des moules qui rapetissent tout.146 Les ceuvres de I'homme durent plus que sa pensée ; le mouvement est la loi de l’esprit humain ; le définitif est le réve de son orgueil ou de son ignorance. 147 Jointes aux aphorismes du Poéme d’Antar, dans lesquels Lamartine se plait A voir des fragments philosophiques de premier ordre, dignes de Job ou de Salomon!48, ces maximes donnent au journal de voyage lamartinien un caractére gnomique, annoncé d’ailleurs par le titre complet de l’ouvrage qui, rappelons-le, contient le mot Pensées. Elles font du Voyage une sorte de « bréviaire philosophique »!49, de manuel de sagesse journaliére dans lequel le compte rendu quotidien des événements fait place 4 une suite de pensées, d’axiomes et de réflexions morales que le diariste recueille pour son propre compte!50, La discontinuité, la fragmentation du journal impliquent également la redondance de blancs typographiques, moments de vide scripturaire qui rompent les mailles du texte mais qui, en s’imposant constamment 4 l’attention de l’écrivain comme du lecteur, acquiérent dans le méme temps un véritable statut herméneutique et esthétique!5!. Les blancs traduisent tout particuligrement ces moments d’ivresse ov les beautés de I’Orient laissent le poéte sans voix, comme interdit de parole, transporté par une sorte d’extase muette qui coupe le souffle. L’exemple le plus probant se trouve sans doute dans ce fragment, rédigé le 2 novembre 1832 « sous les murs de Jérusalem »152, tout prés de la fameuse fontaine de Siloé, rendue célébre par 1’épisode 144. Ibid., p. 63. 145. Ibid., t. . p. 88 146, Ibid., t. I, p. 92. 147, Ibid., . MI, p. 47. 148. /bid., t. Il, p. 281. 149. Lamartine utilise cette formule dans la préface des Recueillements pour parler de L'Imitation de Jésus-Christ, qu’il lisait réguligrement. Voir Lamartine, le podte et l'homme ’Etat, catalogue d’ exposition, Paris, Bibliotheque Nationale, 1969, pel. 150. Béatrice Didier, Le Journal intime, op. cit., p. 15. 151. « Le journal est composé de lacunes autant que d’entrées, et les lacunes sont aussi significatives [...] que les redondances apparentes » (Valérie Raoul, Le Journal fictif dans le roman francais, op. cit., p. 72-73). 152. Lamartine, Voyage en Orient, t. Il, p. 256. 82 Autour de Lamartine biblique de l’aveugle-né guéri par Jésus!53, On y voit le poéte s’essayer, en vain, 4 quelques vers, et conclure & l’incomplétude du langage, incapable finalement « d’exprimer, faute de mots », « les nuances [des] sentiments » et « les impressions de la nature vi: Tl ajoute : Tl vaut mieux se taire. Le silence est une belle poésie dans certains moments. L’esprit l’entend et Dieu la comprend : c’est assez.!54 Significativement, le fragment s’achéve sur cette phrase en forme d’abandon. Un vide scripturaire le sépare de la page suivante, Les mots qui disent les choses, les enveloppent et en disposent, deviennent alors trop pauvres et insuffisants pour traduire l’exaltation. Derriére T’écriture lamartinienne se décéle donc, comme dans toute écriture fragmentaire, le réve d’une réduction textuelle progressive, d’une compression ultime de l’énoncé, de la page 4 la ligne, de la ligne au mot, et du mot a sa pure absence. Le blanc typographique le plus spectaculaire, si l’on peut dire, du journal lamartinien, se situe évidemment entre le 18 novembre 1832, date a laquelle s’achéve le deuxiéme volume de notre édition, et le 28 mars 1833, qui marque le début du tome troisitme. Une « Note de l’éditeur » précise que cette longue interruption de plus de quatre mois est due, évidemment, a la mort de Julia, survenue en décembre 1832. Cette béance souligne 1a encore le caractére indicible de ce qui est intense. Elle renforce dans le méme temps l’effet de dramatisation, ce long silence rendant plus poignante encore la situation de détresse profonde dans laquelle le poéte se trouve plongé, et qui l’oblige 4 abandonner toute parole. Mais ces blancs typographiques ont d'autres valeurs expressives. I] est significatif, par exemple, que Lamartine les place 4 la suite d’énoncés non conclusifs — réflexions philosophiques, appels, priéres... A ce titre, il s’attache 4 ce que ses commentaires historiques ou politiques, souvent trés oratoires, comme proférés d’une chaire ou d’une tribune, soient suivis d’un blanc. En date du 20 juillet 1832, a quelques encablures de I’ile de Pantelleria, le poate se livre ain l'un de ses premiers longs plaidoyers en faveur d’une politique qu’il qualifie de « rationnelle », et dont il rappellera les principes tout au long de son Voyage : La France est encore un siécle et demi de nos idées. [...] [C’Jest de la haine, de la rancune [...] qu’il faut a son ignorance ! Elle en 153. Evangile de Jean, 9, 7, 11. 154. Lamartine, Voyage en Orient, t. Il, p. 265. Journal de voyage et journal intime 33 aura jusqu’d ce que, blessée avec les armes mortelles dont elle veut absolument se servir, elle tombe ou les rejette loin d’elle pour se tourner vers le seul espoir de toute amélioration politique, Dieu, sa loi ; et la raison, sa loi innée.!55 Lamartine se livre ici 4 un véritable réquisitoire contre un systeme « de secte et de parti »!56 qui, en dressant les hommes les uns contre les autres, les détourne dangereusement des principes divins et leur interdit de se réconcilier autour des lois évangéliques, seuls garantes de Vérité et d’Eternité. Or, nul doute que la suppression de la continuité textuelle donne a ces phrases une résonance toute particuligre en les installant sur un vide. Les derniéres formules, qui frappent le lecteur comme un slogan, gagnent en éclat et en fulgurance du fait méme qu’ils s’ouvrent sur un blanc typographique, sur le silence méme de la page. En somme, qu’il traduise l’extase, la détresse ou qu’il prolonge a sa maniére |’éclair d’une parole, le blanc invite, chez Lamartine, a une communion au-dela des mots. Blancs typographiques et fragments invitent enfin a lire le Voyage comme une succession de petites unités formelles, de morceaux indépendants, isolés de la trame narrative. Ce phénoméne, joint a la poétisation du réel, rapproche le journal lamartinien d’une succession de petits po’mes en prose. L’un des exemples les plus significatifs se trouve peut-étre dans cette page, datée par Lamartine du 21 juillet 1832 : La mer, 4 mon réveil, aprés une nuit orageuse, semble jouer avec le reste du vent d'hier ; l’écume la couvre encore comme les flocons & demi essuyés qui tachent les flancs du cheval fatigué dune longue course, ou comme ceux que son mors secoue quand il abaisse et reléve la t&te, impatient d'une nouvelle carriére. Les vagues courent vite, irrégulitrement, mais légéres, peu profondes, transparentes ; cette mer resemble un champ de belle avoine ondoyant aux prises d’une matinée de printemps, aprés une nuit d’averse ; nous voyons les iles de Gozzo et de Malte surgir au- dessous de la brume a cing ou six lieues 4 horizon. 157 Nous avons ici un fragment relativement bref. I] décrit un temps d’arrét, une pause entre deux étapes du voyage ~ le passage du navire a la hauteur des cétes tunisiennes!58, et l’escale maltaise!5%, I] développe un théme lyrique, celui de la mer au lever du jour. 185. Ibid., t. 1, p. 102. 156. Ibid. 157. Ibid., p. 103. 158. Ibid., p. 101-102. 159, Ibid., p. 104. 34 Autour de Lamartine Parallélement se manifeste la présence d’un « je » poétique qui, dans le cadre restreint d’un petit tableau indépendant, tisse dans sa perception du monde un réseau de correspondances et de coincidences : la mer « semble jouer » avec le vent ; elle prend la forme, tantét d’un « cheval fatigué », tantét d’un « champ d’avoine » trempé par une pluie de printemps. On remarque en outre un certain travail, de la part de Lamartine, sur les divers plans de signifiants : recherches lexicales et sonores ; goit des effets rythmiques, avec cadences majeures, groupes binaires ou ternaires. Le fragment se caractérise donc par cette concentration exceptionnelle de moyens stylistiques et prosodiques propre au poéme en prose. II nous invite rechercher également I’unité du Voyage au niveau des fragments qui le composent, étant entendu que ces derniers bénéficient souvent d'une autonomie poétique propre. On ne peut que conclure au réle propédeutique du journal de voyage lamartinien. Il s’agit bien d’un exercice formateur sur le plan littéraire, qui entretient le métier d’écrivain. Le poéte se voit en effet confronté dans la rédaction de son texte 4 toute une série de défis, nouveaux pour certains : capter des nuances fugitives d’impressions ; fixer au mieux |’instantané ; s’essayer aux effets de rythme, d’intensification, de concentration ; tirer parti d’un fragment, d’une rupture discursive, d’un blanc textuel ; explorer les pouvoirs d’une « prose » que I’on peut qualifier sans risque de « poétique »... L’écriture du journal constitue donc, pour le poéte, une expérience importante de renouvellement de la pratique scripturale, en méme temps qu’elle sert d’atelier textuel vers |’ceuvre future!60. I] est significatif, sur ce point, qu’en bon « journalier », Lamartine réfléchisse & plusieurs reprises sur sa pratique diariste, multipliant ce que Jean Rousset appelle les « énoncés réflexifs »!61 dans lesquels il s’interroge, dans le cadre méme de son journal, sur les pouvoirs et les insuffisances de la parole écrite!62. On peut y voir la preuve que Lamartine a eu pleinement conscience d’accomplir un acte d’écriture 160, « L’ceuvre est toujours plus ou moins a I"qeuvre dans le journal », rappelle D. Oster, avec des « Gbauches de récits, des morceaux d’cuvres » (article « Journal intime », in Dictionnaire universel des Littératures, publié sous la direction de Béatrice Didier, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, t. 2, p. 1789-1790). Le Voyage ouvre évidemment la voie & Jocelyn et 4 La Chute d'un ange, mais il sert aussi de laboratoire d’essai & la partie politique de I'euvre lamartinienne, 161. Jean Rousset, Le Lecteur intime, op. cit., p. 156. 162. Devant la vallée de Josaphat par exemple : « Je voudrais me graver 4 moi- méme dans la mémoire la vallée de Josaphat. Mais je n’ai ni pinceau ni couleur » (t. IL, p. 186). Journal de voyage et journal intime 35 original, dans ce moment particulier, exceptionnel, que fut son voyage en Orient. Le retour sur soi S’il raconte d’abord un voyage, Lamartine ne peut malgré tout réfréner en lui les impulsions du moi intime. Ce dernier s’exprime partout dans le Voyage, donnant a l’ouvrage une fonction spéculaire évidente. L’écrivain pourrait, 4 ce propos, faire sienne la Préface de V'Itinéraire de Paris a Jérusalem, dans laquelle Chateaubriand avouait la place centrale donnée dans son récit 4 l’expression de la subjectivité : Je parle éternellement de moi, c’est l'homme beaucoup plus que Vauteur que I’on verra partout [...}. [J]e n’ai rien dans le coeur que je craigne de montrer au-dehors. 163 Or, comment expliquer que le voyage, par essence ouvert au monde, congu comme I’expérience vive de l'autre et de la différence, et le journal qui en cristallise la trame événementielle favorisent ce retour du scripteur sur lui-méme ? Premiére évidence : a partir du moment oi le « je » se propose de rendre compte au jour le jour de ce qui lui arrive, il est logique que l’écriture, méme lorsqu’elle a vocation de fixer les événements d’un voyage, s’achemine en pente douce vers le « journal intime ». S’appuyant sur l’exemple de Stendhal, Béatrice Didier souligne cette connivence en constatant que le récit de voyage a largement contribué au XIX siécle A l’apparition des premiéres autobiographies et des premiers journaux intimes!®, Tout concourt donc 4 ce que le récit de voyage devienne « une grande licence pour |’expression du moi en prose »165, Les apports de l’histoire littéraire ne sauraient, évidemment, étre négligés. Osera-t-on rappeler ici que I’age romantique se préte A la revalorisation du moi, a l’exaltation de l’unicité individuelle ? La période comprise entre 1831 et 1836, c’est-a-dire entre la publication des Feuilles d’automne et de Jocelyn, constituerait méme, au dire de 163. Chateaubriand, Itinéraire de Paris a Jérusalem [...], (1811), in Guvres romanesques et voyages, t. Il, texte établi, présenté et annoté par Maurice Regard, Paris, Gallimard, Bibliotheque de la Pléiade, 1969, Préface, p. 702. 164. Béatrice Didier, Stendhal autobiographe, Paris, Presses Universitaires de France, 1983, p. 143-144. 165. Ibid., p. 143. 36 Autour de Lamartine Daniel Madelénat, le point culminant d’un « intimisme » littéraire proprement envahissant!65, C'est dire si le Voyage, publié pour la premiére fois en 1835, s’inscrit parfaitement dans la « mode intimiste »167 de son temps, marqué par le désir de déchiffrement du moi, la pratique de l’introspection, un « psychisme involutif »168 modulé sur tous les tons. Considéré, depuis les Méditations poétiques, comme l'un des principaux chantres du Romantisme, Lamartine n’a cessé de placer le moi au centre de son propos. Le poéte ouvre a I’envi son « cceur » et son «ame», pratique abondamment la «Confidence» et l’épanchement. Un méme flux autobiographique parcourt et alimente son ceuvre, trouvant un support dans I’écriture poétique, romanesque, épistolaire, ou dans le genre des mémoires. Par sa liberté formelle, par son absence de véritable intermédiaire ~ il s’« auto-destine », en principe -, le journal de voyage favorise l’expression directe du moi. Il permet au lecteur, initialement exclu du processus diariste, « passager clandestin » du journal, d’entrer en relation de complicité avec la personne de I’auteur, comme en un téte-a-téte. Cette propension a la confidence se fait d’autant plus vive dans le Voyage que Lamartine ressent plus que jamais, en cette année 1832, date de son départ, la nécessité de faire le point. Nous l’avons présenté plus haut en état d’effervescence et d’ouverture. Mais c’est aussi un homme qui s’interroge profondément sur sa carriére d’écrivain et de poéte, sur son destin politique, sur la solidité de sa foi teligieuse, sans se posséder véritablement lui-méme. Renouer avec le moi profond, se reconstruire une identité singuliére, par le voyage et par l’écriture, tels sont les buts plus ou moins avoués du départ du poéte pour 1’Orient. A ces premiéres considérations s’ajoute le réle du voyage proprement dit qui, en tant que « mobilité expansive »!69, n’implique pas seulement le déplacement physique d’un étre dans un espace déterminé, mais la mise en branle de toutes les strates, méme les plus enfouies, de la personnalité. Si le voyage devient voyage vers soi, c’est d’abord parce qu’il scelle une rupture forte avec le quotidien des jours. La vie ordinaire 166. Daniel Madelénat, L'Intimisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1989, p. 172 et suiv. 167. Ibid. 168. Gaston Bachelard, La Terre et les réveries du repos, Pais, Corti, 1948, p. 5. 169. Daniel Madelénat, article « Voyage », in Dictionnaire des Littératures de langue francaise, op. cit. Ill, p. 2503. Journal de voyage et journal intime 37 en effet n’est guére propice aux trajets introspectifs : pour étre efficace et compléte, nous rappelle Georges Gusdorf, la «connaissance de soi » doit abandonner I’existence habituelle!70. Rompant avec les routines collectives, le voyage donne I’occasion dune affirmation imprévue de soi-méme. II transfigure les moments ordinaires de |’existence et réinvente le moi sous de nouvelles formes. Grace lui, une nouvelle conscience s’éveille, oblitérée jusqu’ alors par la pate épaisse des habitudes, de I’existence coutumiére. Le voyage est aussi un moment de solitude et de loisir, durant lequel le moi, retrouvant avec bonheur cette disponibilité qui lui manque dans le grain quotidien des jours, se fait plus réceptif et actif. Lamartine évoque A plusieurs reprises dans son journal cette jouissance de la retraite que procure le voyage, tant il est vrai que tout acte, toute revendication de solitude ouvre les portes du moi profond. Installé sur son brick, et prét 4 quitter l’écouméne, il regrette que la politique vienne encore « I’assaillir »!7! & quelques heures du départ ce qui ne l’empéche pas d’esquisser dans les pages qui suivent un programme politique pour son pays!72, Il se plait a réver son navire sous la forme d’une nouvelle « maison », distribuée en « petites cabines », nantie d’une « bibliothéque de cing cents volumes »!73 od Vesprit, rendu & lui-méme dans un. espace miniaturisé, pourra s’abandonner librement 4 la quiétude intime. II se félicite, en plein Orient, d’avoir enfin quitté « la stérile et bruyante monotonie de la vie de nos capitales »!74, La lenteur rythmique de la marche aide a la remontée en surface des injonctions provenant de l’intériorité. A l’approche des « cimes inégales des montagnes de la Gréce »175, le poste déclare éprouv[er] un plaisir calme et contemplatif qui se replie sur lui- méme ; un repos de l’esprit et de I’ame qui s’arrétent un moment, qui se disent : faisons halte ici et jouissons.!76 Le voyage est bien synonyme de repli et de repos. Le moi est désormais invité 4 jouir de sa propre présence, au rythme d’une horloge intérieure qui n’est plus vraiment celle du temps collectif. 170. Georges Gusdorf, La Découverte de soi, Paris, Presses Universitaires de France, 1948, p. 452-453. 171. Lamartine, Voyage en Orient, t. 1, p. 43. 172. Ibid. 173. Ibid., p. 32. 174, Ibid., t. IV, p. 47-48. 175. Ibid., tI, p. 140. 176. Ibid., p. 142-143. 38 Autour de Lamartine Expérience particuligrement intense, le voyage, en sus de ces « heures de loisir et de contemplation délicieuses »!77 sans lesquelles il ne saurait y avoir de retour aux sources de l’intériorité, autorise une vibration particulitre du moi. Sorte d’événement-foudre, il saisit, bouleverse, libére l’étre. « Voyager », nous dit en effet Lamartine, c’est multiplier les impressions que les événements d’une vie sédentaire ne donnent qu’a de rares intervalles ; c’est éprouver cent fois dans I’année un peu de ce qu’on éprouve dans une vie ordinaire [...]. Voyager, c’est résumer une longue vie en peu d’années ; c'est un des plus forts exercices que I’homme puisse donner & son coeur comme a sa pensée.!78 Le voyage stimule les zones profondes de I'affectivité, de l’émotivité, au point de provoquer chez le voyageur comme une explosion d’étre. En voyage, remarque encore le poste, [les moments] contiennent en quelques minutes plus d’impressions, plus de couleurs, plus de vie que des années entigres écoulées dans les prosaiques vicissitudes de la vie commune. Le coeur est plein et voudrait déborder.179 Cette maniére dont le voyage impulse les ressorts cachés de la subjectivité se fait particuligrement visible au moment des départs. De maniére naturelle, chaque départ, dans le Voyage, est pour Lamartine synonyme d’arrachement et de mutilation. Partir équivaut toujours a laisser sur place une part de soi-méme, « quelque chose de son propre coeur »180, Epreuve symbolique, ritualisée, le départ est aussi une fagon, pour le voyageur, de prendre conscience a contrario, et dans |’éloignement, de |’importance de son espace personnel, ott le moi plonge ses racines en profondeur. II est significatif qu’au moment de quitter la terre natale, et notamment ce lieu béni entre tous qu’est Saint-Point, Lamartine songe dans son po&me « Adieu », placé au début du récit, 4 l'image de I’arbre, comparant ses « sceurs », qu’il quitte a regret, 4 des « rameaux », qu’au méme trone le vent devait bercer [...J, et que le départ, du méme coup, brise violemment!8!. Tout le poéme montre A quel point la privation, I’éloignement nés du départ font . 90. ANN P +p. 2 spl p.2: p.2 SBEs Journal de voyage et journal intime 39 ressentir 4 Lamartine le lien qui 'unit au paysage intime de sa vie : une « vallée », « des arbres chargés d’ombre », « un champ », « une maison » oi I’attendent son « vieux pére », son « chien » fidéle et quelques « serviteurs »182, autant d’éléments constitutifs d’une personnalité qui revétent d’autant plus d’importance pour le moi que celui-ci s’en trouve brutalement séparé. De maniére concomitante, on remarque a quel point le poéte, dans son journal, prend soin de se placer Iui-méme au centre de la description : « Voici la scéne devant moi »!83, note-t-il avant de dresser un tableau général de Jérusalem!84. « Je m’assieds en face de la colline des Oliviers, [...] Josaphat est 4 mes pieds ; les hautes murailles des terrasses du temple sont un peu au-dessus de moi & gauche, je vois les cimes des beaux cyprés [...] »185, écrit-il plus loin. Le procédé se fait plus net encore 4 Constantinople, ov la description des différents palais de la ville fait renaitre les grands événements de Vhistoire ottomane au gré de la fantaisie du voyageur!86, II ne suffit donc pas au poéte d’employer un « je » narratif pour parler de soi. II lui importe aussi, dans une sorte de redondance, de réduplication du moi, de s’affirmer lui-méme comme conscience dominante, foyer initial, point de départ absolu de I’évocation. Placé au centre, ce moi se caractérise tout naturellement par une capacité d’accueil, de perméabilité exceptionnelles. Lamartine ne cesse en effet de cultiver ces vertus d’attente, d’ouverture, d’accessibilité qui lui permettent de se laisser doucement pénétrer par les choses, comme si le nomadisme de son esprit lui conférait un pouvoir d’absorption et d’extension renouvelé. On est frappé A cet égard de la fagon dont Lamartine pergoit l’Orient 4 partir des racines proprement physiques de son étre. Dans I’Avertissement de son Voyage, le poéte considére qu’il ne faut voir dans ses « notes » hatives et négligées que « le regard écrit », le coup d’ceil d’un passager assis sur son chameau ou sur le pont de son navire, qui voit fuir des paysages devant lui.187 Ces propos invitent a lire le récit de voyage lamartinien comme une suite désordonnée de prises de vue, ou comme le produit exclusif 182. Ibid., p. 26-27. 183. Jbid., t. I, p. 176. 184. Ibid. 185. Ibid., p. 214. 186, « Je me suis assis seul », écrit-il avant de se laisser envotiter par les bruits de Ia ville, par la beauté des palais qui, A leur tour, font naftre la grande fresque de 1'Empire ottoman (t. Ill, p. 283 et suiv.). 187, Ibid.,t. 1, p. 12. 40 Autour de Lamartine d’une conscience imageante. En réalité, le corps se voit, dans notre texte, tout autant sollicité que le « regard ». Le poéte se montre sensible a la fraicheur d’une nuit étoilée!88, aux bruits mélés qui s’échappent d’un campement!§9 ou d’une ville!%, 4 la saveur singuliére d’une eau!%, aux fragrances épicées d’un bazarl92. Ses mains se portent sur les pierres des monuments, sur les écorces des arbres, ou trempent dans les fleuves. L’Orient améne ainsi le poéte a la sensation de soi, & la révélation de son propre corps. Les différents éléments qui peuplent l’univers sensible pénétrent dans sa chair et le transportent. Lors d’un pélerinage aux fameux « Cédres du Liban », le vent venu de Terre Sainte fait naitre en lui une vibration d’ordre physique : [Moi aussi je priai en présence de ces arbres. Le vent harmonieux qui résonnait dans leurs rameaux sonores jouait dans mes cheveux, et glagait sur ma paupiére des larmes de douleur et d’adoration.!93 Sons ou parfums envahissent parfois le corps au point de I’élever au-dessus de lui-méme, le conduisant 4 un état de lévitation : L...] le chant des psaumes [...], s’élevant de chaque monastére, de chaque €glise, [...] ressemblait 4 une seule plainte mélodieuse de la vallée tout entiére [...] ; puis un nuage parfuma cet air que les anges auraicnt pu respirer ; nous restémes muets et enchantés comme ces esprits célestes {...] planant pour la premiare fois sur le globe qu’ils croyaient désert [...].!94 Etat singulier que celui-ci, ott le moi tout entier retrouve, comme cet ange Eloim dont Lamartine révait de décrire dans Les Visions les réincarnations successives, une part de son essence divine. Si le poéte parcourt l’espace, il accomplit done un périple égal a travers son corps, participe de toute sa chair au frémissement du monde. Le voyage rétablit l’étre dans le sentiment heureux d’une pleine sensorialité. Aussi se multiplient au cours du voyage les occasions durant lesquelles le moi lamartinien « déborde » et se répand comme un fleuve. La perception lyrique de l’espace oriental suscite emphase, extase, mais aussi regret ou nostalgie. Certains événements ou 188. Ibid., tI, p. 5 189. Ibid. 190. Constantinople, par exemple : ibid,, t. III, p. 283-284, 191. Il porte a ses lévres l’eau du Jourdain (ibid. t. Il, p. 44). 192. Ibid., t. Il, p. 111-112 (Constantinople). 193. Ibid., p. 174. 194, Ibid., p. 183. Journal de voyage et journal intime 41 rencontres conduisent au déploiement d'une sentimentalité brute, ot Pamitié!95, la compassion!%, la reconnaissance!97 ou le chagrin! se donnent libre cours. Plus généralement, le voyage stimule en Lamartine le sentiment d’identité. Des correspondances s’établissent entre les différentes strates de 1’étre!9°. Le voyageur est amené a prendre des réles, 4 se métamorphoser selon les circonstances. II dévoile, au fil d’un journal qui se veut aussi une confession écrite, les différentes facettes de sa personnalité : sensibilité, délicatesse, générosité et ouverture aux autres, mais aussi, le cas échéant, mégalomanie ou vanité. Parallélement au voyage lui-méme, I’Orient est aussi pour Lamartine le lieu 4 partir duquel pourra s’ opérer le retour vers soi. Le poéme « Adieu », placé 4 l’orée du récit, en fournit une premiére preuve. Ce texte en effet ne se présente pas seulement comme un hommage adressé aux membres de I’Académie de Marseille, qui ont accueilli le poéte avec les honneurs dus a son prestige. Lamartine y parle aussi, dans des « strophes » qui, selon ses propres termes, « portent plus avant dans [son] coeur »200, donc dotées d’une forte charge personnelle, des buts de son voyage. Or, ces derniers sont congus comme autant d’actes que le moi n’a pu accomplir : Je n’ai pas entendu dans les cédres antiques Les cris des nations monter et retentir [...]. Je n'ai pas reposé ma téte sur la terre Od Palmyre n’a plus que I’écho de son nom [...].201 La figure de l’anaphore, utilisée de maniére plus systématique encore dans les strophes suivantes — « Je n’ai pas entendu », «Je », «Bt je n’ai pas n’ai pas écouté... », « Et je n’ai pas march 195, Voir le portrait des compagnons de voyage du podte, Capmas, Laroy@re et Parseval (1. I, p. 34-36). 196. C’est le sentiment qu’éprouve Lamartine par exemple pour cet habitant de Bagdad obligé de fuir la guerre, et dont la situation lui fait verser force larmes (t. II], p. 124). 197. Lamartine est sensible aux marques d’affection que lui témoignent les Orientaux aprés la mort de Julia (1. IIL, p. 160, p. 387). 198. Au moment de la mort de Julia, évidemment, dont nous reparlerons. 199. I serait intéressant de montrer comment le voyage en Orient s'inserit chez Lamartine dans une série de réminiscences personnelles, |’auteur comparant souvent certains paysages d’Orient & ceux de M'Italie, décor privilégié de ses voyages. 200. Lamartine, Voyage en Orient, . 1, p. 24. 201. Ibid. p. 28-29. 42 Autour de Lamartine cherché... », « Et je n’ai pas veillé... »202 - montre @ quel point le voyage vers I’Orient a pour fonction de combler une série de béances, de vides accumulés a l’intérieur de |’étre. Il se définit donc positivement comme une chance ouverte a des aspirations personnelles jusqu’alors inassouvies. Or, on peut affirmer sans crainte que le désir d’Orient se confond, dans I’esprit du poéte, avec la volonté de remonter aux sources mémes du moi. Trajet régressif, le voyage est en effet congu par Lamartine comme un retour vers une origine personnelle que |’imagination poétique orne a sa fantaisie, et ob prennent place, en une triade sacrée, l’enfance, la mére et la religion. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter aux toutes premieres pages du Voyage. Exposant les raisons de son départ, Lamartine y raconte comment sa mére lui apprenait dans sa petite enfance a lire @ partir d’une « belle bible de Royaumont » illustrée de « sujets sacrés »203, Or, prés de quarante ans plus tard, |’Orient se confond toujours, dans l’esprit du poéte, avec un monde d’icénes enfantines od voisinent Sarah, « Tobie et son ange », Joseph ou Samuel204, Parallélement, Lamartine fait de son voyage un rite de commémoration, la figure maternelle étant a plusieurs reprises incantée dans sa présence absente et célébrée comme une divinité tutélaire chargée de protéger |’ équipage : {Ma mére] veillera sur nous ; elle se placera comme une seconde providence entre nous et les tempétes, entre nous et le simofine, entre nous et |’Arabe du désert ! Elle protégera contre tous les périls son fils, sa fille d’adoption, et sa petite-fille, ange visible de notre destinée, que nous emmenons avec nous partout.205 Faire voile vers l’Orient signifie donc pour Lamartine revenir a la paix des origines, dans une sorte de régression heureuse vers les sources matricielles du moi. On ne s’étonnera donc guére de trouver sous la plume du pote des formules qui font du voyage en Orient un moment de plein accomplissement, durant lequel les aspirations, longtemps contenues, de la subjectivité, se trouvent miraculeusement satisfaites. « Pendant toute ma jeunesse j’ai désiré faire ce que je fais, voir ce que je vois »206, écrit Lamartine aux approches des cétes grecques. Le 202. Ibid., p. 29. 203. Ibid., p. 17. 204, Ibid., p. 18. 205. Ibid., p. 41. 206. Ibid., p. 142. Journal de voyage et journal intime 43 voyage dans son ensemble accomplit « le réve de [s]on imagination de seize ans »207, « L’Orient tout entier était 1a, tel que je l’avais révé dans mes belles années »208, note-t-il lors d'une réception chez Madame Malagamba. Le site ou, selon la tradition, David frappa Goliath de sa fronde lui rappellera d’ailleurs parfaitement « ce que [s]on imagination d’enfant s’était représenté »20°, De 1a 4 considérer le voyage comme une simple réminiscence, une maniére de revivre ce que le sujet a pu connaitre dans une existence antérieure, il n’y a qu’un pas : [JJe n’ai presque jamais rencontré un lieu et une chose dont la premigre vue ne ft pour moi comme un souvenir ! Avons-nous vécu deux fois ou mille fois 2210 Formule importante que celle-ci, qui fait du voyage le moment od le moi se trouve idéalement rendu a lui-méme, par-dela les frontiéres temporelles. Le mot Souvenirs, utilisé par Lamartine dans le titre complet de son ceuvre, acquiert, dés lors, une résonance insoupgonnée : le Voyage ne nous rapporte-t-il pas, en plus des « souvenirs » de voyage d’un pote, les réminiscences d’un étre qui, @ travers le voyage, aurait retrouvé l’unité secréte de sa vie ? A cela s’ajoute le pouvoir d’attraction et de séduction qu’exerce l’Orient sur l’esprit du voyageur. Dans |I’imaginaire collectif en effet, VOrient apparait fondamentalement comme le continent de l'intériorité. Espace surdéterminé, lieu de l’origine absolue, de la Révélation, c’est vers lui que chaque homme se tourne pour percer l’énigme de son propre destin. C’est 1a que les appels venus des profondeurs de I’étre pourront recevoir un début de réponse. De fait, Lamartine entend, dans ce « pays de méditation profonde, d’intuition et d’adoration »2!! qu’est l’Orient, fonder sa foi religieuse sur des bases nouvelles. II congoit son voyage comme « un grand acte de [s]a vie intérieure »2!2, Lorsqu’on sait que toute écriture intime espére en secret une révélation, une communion avec I’indicible2!3, tout concourt a ce que le journal de voyage lamartinien accorde une large place a l’expression des sentiments les plus intimes. 207. Ibid., p. 44. 208. Ibid... I, p. 80. 209. Ibid., p. 50. 210. Ibid., p. 151. 211. Ibid... Ul, p. 120, id., 1, p. 19. 213. Daniel Madelénat, L’Intimisme, op. cit.. p. 23. 44 Autour de Lamartine Reste a s’interroger sur I’ orchestration de ce retour sur soi, sur ce qui le motive et le fait naitre. Si le repli subjectif s’effectue la plupart du temps au hasard, fidéle en cela au principe de liberté qui sous-tend I’écriture diariste, il nait surtout d’un contact étroit avec le monde naturel. En Orient, constate Lamartine, « la pensée intime jouit en elle-méme » car I"homme peut y «sentfir] » enfin «la nature », « adorfer] l’arbre et la source », retrouver cette « sympathie profonde » qui unit I’4me aux « beautés de la terre »214, Dans cette fusion de la nature et du moi profond, certains éléments se trouvent privilégiés, comme la mer, propice, comme il se doit, aux réminiscences maternelles?!5, Plus généralement, l’épanchement du moi nait de la fusion de plusieurs éléments cosmiques. Au début du journal, la présence conjointe de la mer, « plane et polie », de « quelques brises perdues », de la nuit éclairée de mille feux, auxquelles s’ajoutent les bercements musicaux du navire?!6 s’avére propice a une plongée a l’intérieur de soi-méme : Les harmonies [...] se succddent ainsi pendant plusieurs heures, et répandent au loin, sur cette mer enchantée et dormante, tous les sons que nous avons entendus dans les heures les plus délicieuses de notre vie. Toutes les réminiscences mélodieuses de nos villes [...] reviennent porter notre pensée vers des temps qui ne sont plus, vers des étres séparés maintenant de nous par la mort ou par le temps !2!7 Vivifiée par le voyage et les espaces d’Orient, I’écriture intime lamartinienne n’en demeure pas moins complexe et diffuse. Journal de voyage et écriture du moi : complexité et rayonnement S’intéressant entre autres aux différentes formes d’écriture personnelle au XIX¢ sigcle, Daniel Madelénat voit dans l’image de la sphére - «dieu Sphairos d’Empédocle », « “phénoménologie du rond” de Bachelard » — I’« archétype »2!8 le plus apte & figurer cette notion mouvante et paradoxale qu’est le « moi intime »219. A partir de 214, Lamartine, Voyage en Orient, t. Ill, p. 348-349. 215. Ibid., t. 1, p. 56. 216. Ibid. 126. 217. Ibi 218. Daniel Madelénat, L'Intimisme, op. cit., p. 79. 219. Pour Béatrice Didier, la notion d’ intime est finalement « peu scientifique » : Journal de voyage et journal intime 45 la « prise de conscience [...] d’un égocentrisme valorisant »220, I’« intimiste » organise son mode d’appréhension du monde A partir d’un foyer central, entouré d’une série de cercles formant un « halo sentimental » nettement sacralisé??!, Loin de « se rétracter en une pure intériorité », cet intimisme se « diffuse », se « dilue », « s’infuse et se projette dans les objets les plus lointains »222, Cette approche subtile nous parait rendre compte de maniére assez suggestive de I’« intimisme » lamartinien. Ce dernier semble en effet, dans le Voyage, fonctionner par irradiation 4 partir d'un moi central qui, s’élargissant par cercles successifs, finit dans I’extension la plus vaste, allant jusqu’a projeter sur le monde une image de lui-méme. Or, ces capacités d’expansion affectent a leur tour I’écriture du journal. Pour exprimer ses sentiments et ses pensées intimes, Lamartine ne se livre pas seulement 4 des aveux directs sur l’état de son étre. Il emprunte également les voies détournées de la poésie, de la fable, de l'imagination, donnant ainsi une nouvelle preuve que «toute écriture, ffit-elle 4 vocation personnelle, se nourrit de littérature »223, Au plus proche du « foyer central » décrit plus haut, le poate tente d’abord de se situer par rapport a lui-méme, dans la recherche du sens et de l’unité de sa vie, profitant d’un éloignement de plusieurs mois pour effectuer le bilan de « [s]a courte existence »224, A ce titre, le Voyage en Orient rejoint la plupart des journaux intimes de son temps par la maniére dont son auteur se sent entouré et pénétré de néant. Au fil des pages se dessine l’image enténébrée d’un homme qui, dans son désir ardent de « recomposer un seul étre de [lui]-méme »225, s’interroge avec tristesse et angoisse sur sa vie, «Cette intériorité, qu’est-elle d’autre que la présence d'un je, d'un regard qui est exclusivement celui du diariste, et qui assure 1a continuité, la cohérence du texte ? » (Le Journal intime, op. cit., p. 8-9). 220. Daniel Madelénat, L’Intimisme, op. cit., p. 79. 221. « L'intimiste se blottit dans une enclave sentimentalisée, auréolée de grace, et habite une quotidienneté sacralisée » (ibid., p. 50). 222. Ibid., p. 80. 223, Simone Bernard-Griffiths, « Eeritures du moi et difficulté d’étre dans 1a premiére moitié du XIXE siécle. Esquisse d’une anthropologie du mal du sigcle », Difficulté d’étre et mal du sitcle dans les correspondances et journaux intimes de la premiere moitié du XIX¢ siécle, op. cit., p. 20. 224. Lamantine, Voyage en Orient, t. Il, p. 94. 225. Ibid., p. 93. 46 Autour de Lamartine « s’éprouve », selon I’heureuse expression d’Alain Girard, « dans sa mobilité douloureuse »226, « successif » et « friable »227, Ainsi, dés les premiéres pages de son journal, Lamartine pergoit-il son existence comme un véritable marasme sentimental, la mort ayant ravi un par un tous ses proches : Hélas | quand je regarde maintenant autour de moi, il y a déja bien du vide. Julia et Marianne comblent tout & elles scules, mais Julia est encore si jeune que je ne lui dis que ce qui est a la portée de son Age. C’est tout l’avenir, ce sera bientét tout le présent pour nous, mais le passé, od est-il déjd 7228 Non contente de créer le vide autour d’elle, la mort s’est insinuée, infiltrée dans I’étre, gangrénant l’ame et le coeur du podte, envahissant son esprit, sa mémoire, et finalement sa vie : [...] mon souvenir n’a plus gudre que des tombeaux od se poser sur la terre ; je vis plus avec les morts qu’avec les vivants [...].229 Le diariste regrette alors que l’amour, force profonde et mystérieuse qui « purifie tout ce qu’il brdle »230, qui donne son sens & la vie et transfigure le monde, ne puisse, faute d’ objets, étre répandu et partagé comme autrefois : Ma vie aimante s'est concentrée, mon coeur n’a plus que quelques cceurs pour se réfugier.231 Cette impression de vide envahit toutes les strates du moi. Elle affecte notamment la vision que se fait Lamartine de son ceuvre poétique. Ainsi, a l’orée de son Voyage, l’écrivain se déclare-t-il indigne de I"hommage que lui ont rendu les Marseillais lors de son passage dans leur ville, et juge-t-il ses ceuvres avec une pre sévérité : Mais moi, je ne suis qu’un de ces hommes sans effigie, d'une €poque transitoire et effacée, dont quelques soupirs ont eu de l’écho parce que I’écho est plus poétique que le podte.232 On est frappé, dans cette confidence désabusée, par l’accumulation des formules qui disent I’évanescence et l’absence — « sans effigie », 226, Alain Girard, Le Journal intime, Paris, Presses Universitaires de France, 1963, p. 516. 221. Ibid., p. 517. «Le journal apporte une image de la personne dans les moments oi elle ne se posstde pas elle-méme » (ibid., p. 513). 228. Lamartine, Voyage en Orient, .1, p. 147. 229. Ibid., p. 148. 230. Ibid., p. 39. 231. Ibid., p. 148. 232, Ibid., p. 49. Journal de voyage et journal intime 47 « transitoire », « effacée », « quelques soupirs », « écho »... Elles reflétent l’amertume d’un écrivain qui regrette de n’avoir su offrir & ses contemporains une @uvre digne de ce nom, capable de transcender le temps, de défier le silence et l’oubli. Au-dela, elles traduisent chez le poéte un sentiment profond d’inanité, de perte de soi, I’ceuvre et la vie se voyant ensemble frappées d’inconsistance. Ce sentiment de déréliction s’accentue lorsque le journal se propose non plus de psalmodier la douleur morale, mais de rendre compte des déficiences physiques du diariste. L’un des épisodes les plus dramatiques du Voyage est sans doute celui ot Lamartine, de passage & Yenikeui, petit village bulgare, manque de mourir d’une pleurésie. Attaché, cette fois-ci, a retranscrire la réalité du voyage vécu, tournant le dos au sublime, le journal intime se prend a recueillir des échantillons de maladie : Je prends la figvre et une inflammation de sang, suite de chagrin et de fatigues ; je passe vingt jours couché sur une natte dans cette misérable chaumiére sans fenétre, entre la vie et la mort.233 Le voyageur ne craint point de détailler les différentes phases de son mal, dans des pages qui ressortissent au document pathologique. Lamartine raconte par exemple comment il a fallu placer des sangsues sur sa poitrine et sur ses tempes pour tenter d’enrayer le mal2¥4, I] prend soin de consigner ces moments d’intolérable angoisse durant lesquels la mort se fait A chaque minute plus proche : [...] je sens mon état, je pense nuit et jour 4 ma femme abandonnée, si je venais 4 mourir A quatre cents lieues de toute consolation, dans les montagnes de la Macédoine ; heures affreuses !235 En somme, qu’il retranscrive la lassitude morale d’un homme déja usé par la vie ou qu’il se fasse l’écho de ses souffrances physiques, le journal intime lamartinien recueille bel et bien le pathos de I’échec personnel. Mais il ouvre aussi des perspectives plus positives, fidéle en ce sens A la personnalité double de son auteur, 4 la fois mélancolique, « replié[e] sur [elle]-méme & chaque coup du sort »236, et fervente, active, se tournant vers I’avenir avec confiance et espoir. Virieu. Flux et reflux de l'ame », loc. cit., p. 82. 48 Autour de Lamartine Sur ce point, un sort particulier doit étre fait au récit de la visite de Lamartine 4 Lady Esther Stanhope qui occupe, nous I’avons vu, un long chapitre du Voyage en Orient. Si I’on en croit Lamartine, la ni&ce de William Pitt, fixée depuis longtemps prés de Saida, parmi les Druses du Liban, et au demeurant astrologue et voyante, lui aurait annoncé que Dieu l’avait choisi pour accomplir un grand dessein237. La question posée par la « Circé des déserts »238 au poate, « [c]royez~ vous le régne du Messie arrivé ? »239, suggére que Lamartine pourrait, sinon étre le nouveau Messie que réclame son siécle, du moins L’épisode fonctionne ainsi comme cérémonial narcissique 4 travers lequel le poéte cherche a compenser le vide intérieur de son étre. Or le plus intéressant, pour le sujet qui nous occupe ici, est que cet événement entraine dans son sillage une métamorphose de |’écriture diariste, le désir de compensation s’accompagnant d’un processus de reconstruction formelle. La dispersion d’une écriture par fragments successifs fait désormais place 4 un récit ordonné, soigneusement scénarisé, avec montée progressive vers l’oracle, attente et révélation finale. L’ensemble s’apparente méme 4 une trajectoire initiatique durant laquelle le voyageur franchit une série d’obstacles géographiques avant de pénétrer dans le saint des saints pour y découvrir la clé de son destin240, L’écriture intime tend donc, chez Lamartine, 4 poétiser les moments les plus intenses de la vie personnelle. Elle les met en images, les pare des séductions de la fable. Mais le journal de voyage lamartinien ne se limite point A ce dialogue du poéte avec lui-méme. La présence d’une sphére familiale, @un « deuxiéme cercle », en quelque sorte, autour du moi central, favorise & son tour l’expression de sentiments intimes. A ce titre, il est évident que la présence de Julia aux cétés de son pére et de sa mére pendant le voyage en Orient stimule en Lamartine les affects les plus profonds de la subjectivité. L’un des intéréts du 237. « [...] vous étes un de ces hommes de désir et de bonne volonté dont [Dieu] a besoin, comme d’instruments, pour les ceuvres merveilleuses qu’il va bientét accomplir parmi les hommes » (ibid., t. I, p. 316). 238, [bid., p. 319. 239, Ibid., p. 316. 240 Voir Nicolas Courtinat, « La mythologie de lorigine dans le Voyage en Orient de Lamartine », in Littérature et origine, Actes du collogue international de Clermont-Ferrand (novembre 1993), textes réunis par Simone Bernard-Griffiths, publiés par Simone Bernard-Griffiths et Christian Croisille, présentation de Christian Croisille, Paris, Nizet, 1997. Journal de voyage et journal intime 49 « journal » est en effet de nous ouvrir le théatre intérieur de la paternité, avec son riche sillage émotif. A plusieurs reprises le poéte exprime dans son Voyage le sentiment d'’intense bonheur que fait naitre en lui la compagnie de cet enfant unique qui semble illuminer le voyage par sa seule présence. La encore le journal, pourtant destiné 4 consigner sans apprét des notes personnelles, s’oriente nettement vers la poétisation. Il suffit pour cela de considérer la description que Lamartine nous offre de la fillette jouant sur le pont du bateau dans une page du Voyage datée du 15 juillet 1832. On lit dans le manuscrit du journal le texte suivant : Au milieu de toutes ces figures séveres, miles et pensives, une belle enfant, les cheveux flottants en deux longues tresses sur sa robe blanche, son visage rose et serein entouré dun chapot [sic] de paille de matelot noué sous son menton, joue avec le chat du vaisseau et avec deux beaux Iévriers qui se disputent ses caresses et mordillent son cou et ses bras.241 Or, l’édition définitive donne du méme passage une version amendée Au milieu de toutes ces figures males, sévéres, pensives, une enfant, les cheveux dénoués ct flottants sur sa robe blanche, son beau visage rose, heureux et gai, entouré d’un chapeau de paille de matelot, noué sous son menton, joue avec le chat blanc du capitaine, ou avec une nichée de pigeons de mer pris Ia veille, qui se couchent sous l’affdt d'un canon et auxquels elle émiette le pain de son gofiter.242 On remarque que les remaniements successifs de la description vont dans le sens d’une angélisation de Julia. Il est significatif par exemple que I’adjectif « blanc », désignant, on le voit, le chat du capitaine, n’ait été employé par le po&te qu’au moment de la rédaction définitive, comme pour relever a posteriori l’éclat et la pureté de l’enfant, déja perceptibles dans la blancheur de sa robe. Par ailleurs, Julia ne joue plus seulement, entre la premiere ébauche et le texte publié, avec deux lévriers, mais avec des oiseaux, ce qui lui confére comme une touche aérienne supplémentaire. Ce passage nous renseigne donc non seulement sur la fagon dont Lamartine a recomposé aprés coup son journal de voyage, mais aussi sur la maniére dont un « écrivain-voyageur », revenant sur ses premiéres impressions, remodéle une expérience vécue en fonction de ses 241. Voir Christian Maréchal, Le Véritable Voyage en Orient de Lamartine, op. p. 122. 242. Lamartine, Voyage en Orient, 1, p. 78. 50 Autour de Lamartine sentiments du moment : brisé par le décés de Julia, Lamartine reprend la rédaction primitive de son journal et accentue, avec le recul du temps et de la mort, et par dérivation vers l’imaginaire, la grace lumineuse et aérienne de son enfant. Parallélement, la structure diariste du Voyage permet de suivre pas a pas l’inquiétude grandissante d’un pére soumis aux caprices de santé d’une fillette maladive, désespéré de voir le mal l’envahir et finalement I’emporter. La dramaturgie des sentiments se donne alors libre cours. Aux espoirs de guérison succédent inquiétudes et regrets, souvent accompagnés de formules de contrition adressées 4 Dieu : [J]’entendais a travers les planches mal jointes qui séparaient ma chambre de celle de Julia, le souffle de mon enfant endormie [...]. Je pensais que demain, peut-ére, je dormirais A mon tour plus tranquille sur cette vie si chére que je me repentais d’avoir hasardée ainsi sur la mer [...]. Je priais Dieu dans ma pensée de me pardonner cette imprudence [...].243 La forme du journal rend alors plus prégnante la souffrance morale de Lamartine. Elle met en valeur le caractére changeant et incertain de la santé de Julia, dont les fluctuations se percoivent dans I’espace matériel de la page, a travers la succession de fragments datés. Elle dévoile micux que toute autre forme les balancements incessants de lame du poéte, partagée entre espoir et désespoir. Elle donne aussi a certaines pages une épaisseur dramatique particuliére. A ce titre, le journal rend un son particuliérement douloureux lorsqu’il fixe l'indéfectible espoir d'un pére qui croit encore 4 une guérison prochaine. Ainsi de ce passage ot Lamartine pense trouver au Liban un climat favorable a la santé de Julia, susceptible de la remettre sur pied aprés plusieurs semaines d’une « péniole navigation »244 : Comme j’allais m’endormir, j’entendis sur le pont quelques pas précipités, comme pour une manceuvre [...]. Bientét j’entendis les anneaux sonores de la chaine de l’ancre se dérouler pesamment du cabestan [, Je me levai, j’ouvris mon étroite fenétre. Nous étions arrivés ; nous étions en rade devant Beyrouth ; japercevais quelques lumiéres [... ; j’entendais les aboiements des chiens sur la plage. Ce fut le premier bruit qui arriva de la céte d’Asie ; il me réjouit le coeur. I] était minuit. Je rendis grace A Dieu, et je m'endormis d’un profond et paisible sommeil [...} 245 243. Ibid., t. I, p. 235-237. 244. Lettre de Lamartine 4 Edmond de Cazalés, 6 septembre 1832, Correspondance d'Alphonse de Lamartine (1830-1867), op. cit., t. 1, p. 599. 245. Lamartine, Voyage en Orient, t. I, p. 235-237. Journal de voyage et journal intime 51 Le texte a ceci de poignant qu’il relate un moment de joie, de paix retrouvée dont le lecteur, qui connait évidemment I’issue fatale, sait qu'il sera tragiquement démenti par la suite des événements. Le journal contribue donc 4 restituer le drame personnel de Lamartine dans toute son intensité. S’il arrive que la détresse s’exprime en-dehors du texte écrit, a la frontiére de la parole et du silence246, le poéte ne peut totalement taire dans son journal l’immense chagrin que provoque en lui la perte de son enfant. Le Voyage se mue alors en un long chant de deuil, psalmodié au fil des jours. C’est d’abord le moment tant redouté du départ de la maison de Beyrouth ow périt Julia. La souffrance du poéte se fait d’autant plus vive que ce départ s’effectue au milieu d’une nature festive, exultante, indifférente au drame qui vient de se jouer : [...] la mer est belle et les vagues sont sillonnées par une foule de dauphins qui bondissent autour du navire ; tout a une apparence de féte et de joie dans la nature et sur les flots, autour de ce navire qui porte des cceurs morts a toute joie et 4 toute sérénité [...].247 Le journal porte également l’empreinte des longs moments d’accablement qui peuplent le voyage du poéte de Beyrouth a Constantinople, puis le retour vers l'Europe. Une page datée du 23 mai 1833 résume, sous la forme d’une triade désespérée, |’état moral d’un pére inconsolable : Le cur se retrouve en face de ses sentiments mutilés, de ses pensées désespérées, de son avenir emporté !248 Pour dire son chagrin, Lamartine emprunte également les voies obliques de l’imagination poétique. Composé, selon une « Note de l’éditeur », « 14 mois aprés la mort de Julia »249, et inséré par son auteur dans le Voyage en Orient, « Gethsémani, ou la mort de Julia » peut étre considéré 4 sa maniére comme un fragment, parmi d’autres, du «journal intime » du poéte. Néanmoins le drame intérieur de Lamartine s’exprime cette fois-ci dans un haut degré de stylisation, sous la forme d’un long /amento versifié. Une structure subtile fait du poéme une plongée dans les profondeurs de 1’étre, par l’intermédiaire d’un réve que le voyageur imagine avoir fait sur ce lieu d’indicible souffrance que fut Gethsémani. Les images opposent, dans un 246. Voir ci-dessus, notre développement sur le blanc typographique correspondant la mort de Julia. 247, Lamartine, Voyage en Orient, t. II, p. 185-186, 248. Ibid., p. 264. 249. Ibid., p. 293-294. 52 Autour de Lamartine diptyque déchirant, la luminosité joyeuse d’une enfant parée de tresses d’or250, au corps léger et aérien25!, a la froideur livide de son cadavre, source d’épouvante et de révolte?52, Un double mouvement, opposant I’état de veille au sommeil, le bonheur passé au malheur présent, le blasphéme a un début de résignation et d’acceptation, travaille I’ensemble du poéme, témoignant des déchirements intérieurs du voyageur. Le poéme montre a quel point, dans le cadre d'un «simple » journal de voyage, l’écriture intime revét chez Lamartine les formes les plus élaborées. Au-dela du cercle familial, l’écriture du moi ne saurait, chez le poéte, faire abstraction de la figure divine. Placé au centre de la démarche poétique et spirituelle de Lamartine, alpha et oméga de l’Histoire, source d’élan pour le coeur comme pour I’4me, Dieu se fait d’autant plus présent dans le Voyage que le poéte congoit son périple oriental comme un pélerinage susceptible de ranimer a l’intérieur de soi-méme une religiosité défaillante. Journal intime et discours religieux ont été liés dés I’ origine?53, la pratique diariste ayant servi de relais & la confession sacramentale254, De fait, le Voyage en Orient se rapproche d'un journal intime par la maniére dont Lamartine s’applique a retranscrire les diverses résonances que provoque en lui le sentiment d’une proximité retrouvée avec le divin. Ainsi le po&te raconte-t-il comment les abords de la Terre Sainte entrainent un réveil progressif de son étre, doublé d’une sorte de réchauffement intérieur : [...] je sentis en moi comme si quelque chose de mort et de froid venait a se ranimer et s’attiédir [...].255 Nombreux, dans le journal de voyage, sont les moments durant lesquels les sentiments religieux de !’auteur acquiérent une densité, 250. Ibid., t. I: « Gethsémani ou 1a mort de Julia », p. 302. 251. Nous pensons ici a la métaphore de l'oiseau utilisée par Lamartine pour parler de Julia : « C’était sur ma fenétre un rayon de soleil, / Un oiseau gazouillant qui buvait sur ma bouche [...] » (ibid., p. 300). 252. Ibid., p. 303 : « Mes regards et mon cceur ne s’apercevaient pas / Que ce front devenait plus pesant sur mon bras, / Que ces picds me glagaient les mains, comme la pierre, / Julia | Julia ! D’od vient que tu palis ? [..] » 253. Selon Alain Girard, le journal «est toujours le fait des consciences religieuses qui, croyantes ou non, portent en elles Ihéritage du christianisme » (op. cit, p. 575) 254. Daniel Madelénat, article « Journal intime », /oc. cit., p. 1132. 255, Lamartine, Voyage en Orient, t. Il, p. 28. image not available a. b . Fae. es Pe a a G2 nae Fhe gies p< te: nn AS ae tee mle ee. Lana & ae vlan En_4991, la collection des Cahiers d’é es correspondances des XIX* 18clés voyait le jour pi XIX yait le j atten un premier volume irititulé Autour de la correspondance de Lamartine. Onze ans plus tard, les responsables de la. coll igner-cet Aniniversaire avec le Cahier n° 12 qui marque bi ujours a Propos de_- Lamartine, Lélar; ae ee ‘équipe Waser ise au eeeine des mémoires et a celui des journaux intimes, formes d/écriture personnelle- proéhes a Ao sipesp nd Ce: or Seu a Te i Dans ce-Cahier, des,lettres. ined ites Epportent de” és ations nouvelles’ sur les idées et les acti du poéte-député ; des témoignages ontemporains._ _Adlairent sa i vt AE Merce ; lu dans une pers; es autobiogfaphique/ le récit de-son zi ent of que nous epenedearn : Se “voyage el Zw seers deson = ogee es or Lae Sy Seas Gv *~ es Prix 22,50 € p MMM oe 845° 16186 ISBN 2-84516-186-7 | ISSN 1162-8066 | pee fees Table des matiéres - Présentation par Christian CROISILLE ... I. Autour de la notion de journal intime : le cas particulier du journal de voyage - Nicolas COURTINAT, Le Voyage en Orient de Lamartine, journal de voyage et journal intime ..................... 3 Il. Autour de la correspondance : lettres inédites d’Alphonse et de Marianne de Lamartine - William FORTESCUE, Lettres retrouvées de Lamartine (1815-1868) . . 63 - Marie-Renée MORIN, Correspondances autour du buste de Lamartine par le comte d’Orsay . 109 - Marie-Renée MORIN, Deux lettres de Lamartine en BSZA- .sceccsscssace - Christian CROISILLE, Marianne de Lamartine au travail: sa collaboration a I’Histoire de la Restauration, au Civilisateur et au Nouveau voyage en Orient (Lettres inédites 4 Guillaume Lejean, mai- décembre 1852)... Ill. Autour de la figure du député-pote : témoignages et iconographie - Marie-Renée MORIN, Souvenirs lamartiniens du préfet Barthélemy ... - Marie-Renée MORIN, Lamartine au Salon (1822- 1899). Essai d’iconographie lamartinienne - Marie-Renée MORIN, Lamartine, Notes et dates pour Biographie. Premiére (?) autobiographie, vers 1834 ............ 247

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