«LE FRANCAIS M’EST LANGUE MARATRE »
Source : Assia Djebar, L'Amour, la fantasia, éd. J
-C. Lautés, Paris 1985
Le pire, sifhouette droite et le fez sur la téte, marche dans la rue du village ; sa main me tire et moi
qui longtemps me croyais si figre - moi, la premiere de la famille a laquelle on achetait des
poupées frangaises, moi qui, devant le voile-suaire, n'avais mul besoin de trépigner ou de baisser
'échine comme telle ou telle cousin, moi qui, supréme coquetterie, en me voilant lors dune noce
ivement, j'avais échappé a l'entermement -, je
marche, fillette, au-dehors, main dans la main du pére. Soudain, une réticence, un scrupule me
taraude: mon « devoir » n'est-il pas de rester « en arriére », dans le gynécée, avec mes semblables ?
‘Adolescente ensuite, ivre quasiment de sentir la lumigre sur ma peau, sur mon corps mobile, un
doute se léve en moi : « Pourquoi moi ? Pourquoi a moi seule, dans la tribu, cette chance ? »
Je cohabite avec la langue frangaise : mes querelles, mes élans, mes soudains ou violents mutismes
forment les incidents d'une ordinaire vie de ménage. Si sciemment je provoque des éclats, c'est
‘moins pour rompre la monotonie qui m'insupporte, que par conscience vague d'avoir fait trop (6t
tun mariage force, un peu comme les fillettes de ma ville « promises » dés lenfance.
Ainsi, le pére, instituteur, lui que 'enseignement du francais a sorti de la géne familiale, maurait «
donnée » avant T'ége nubile" - certains péres nlabandonnaient-ils pas leur fille a un prétendant
inconnu ou, comme dans ce cas, au camp ennemi ? Liinconscience que révélait cet exemple
traditionnel prenait pour moi une signification contraire : auprés de mes cousines, vers dix ou onze
ans, je jouissais du privilege reconnu d’étre « laimée » de mon pére, puisqu'il m'avait préservée,
sans hésiter, de la claustration.
Mais les princesses royales a marier passent également de l'autre cété de la frontiére, souvent
malgré elles, a la suite des traités qui terminent les guerres.
Le francais m'est langue maratre. Quelle est ma langue mére disparue, qui m'a abandonnée sur le
trottoir et s'est enfuie ? ... Langue-mére idéalisée ou mal-aimée, livrée aux hérauts de foire ou aux
seuls gedliers |... Sous le poids des tabous que je porte en moi comme héritage, je me retrouve
désertée des chants de l'amour arabe. Est-ce davoir été expulsée de ce discours amoureux qui me
{ait trouver aride fe frangais que j'emploie ?
Le poste arabe décrit le corps de son aimée ; le raffiné andalou multiplie traités et manuels pour
détailler tant et tant de postures érotiques ; le mystique musulman, dans son haillon de laine et
rassasié de quelques dattes, sengorge dépithétes somptueuses pour exprimer sa faim de Dieu et
son attente de lau-dela, La luxuriance de cette langue me parait un foisonnement presque suspect,
en somme une consolation verbale... Richesse perdue au bord d'une récente déliquescence !
Les mots d'amour s'élévent dans un désert. Le corps de mes soeurs commence, depuis cinquante
ans, a surgir par taches isolées, hors de plusieurs siécles de cantonnement; il tatonne, il saveugle
de lumiére avant d'oser avancer. Un silence s‘installe autour des premiers mots écrits, et quelques
rires épars se conservent au-dela des gémissements.
« L'amour, ses cris » (« s'écrit ») : ma main qui écrit établit le jeu de mots frangais sur les amours
gui sexhalent, mon corps qui, lui, simplement savance, mais dénudé, lorsquiil retrouve le
hhululement des aieules sur les champs de bataille d'autrefois, devient lui-méme enjeu : il ne s'agit
plus d’éorire que pour survivreBien avant le débarquement frangais de 1830, durant des siécles autour des présides espagnols
(Oran, Bougie, comme Tanger ou Ceuta, au Maroc), la guerre entre indigenes résistants et
occupants souvent bloqués se faisait selon la tactique du « rebato » : point isolé d'ou l'on attaquait,
oi on se repliait avant que, dans les tréves intermédiaires, le lieu devienne zone de cultures, ou de
ravitaillement
Ce type de guerre, hostilité offensive et rapide alternant avec son contraire, permettait & chaque
partenaire de se mesurer indéfiniment 4 l'autre.
Aprés plus dun siécle d'occupation frangaise - qui finit, il y a peu, par un écharnement —, un
territoire de langue subsiste entre deux peuples, entre deux mémoires ; la langue frangaise, corps et
voix, sinstalle en moi comme un orgueilleux préside, tandis que la langue matemelle, toute en
oralité, en hardes dépenaillées, résiste et attaque, entre deux essoufilements. Le rythme du « rebato
» en moi s‘éperonnant, je suis a la fois Vassiégé étranger et Vautochtone partant a la mort par
bravade™, illusoire effervescence du dire et de lécrit.UNIVERSITE DE CALDAS
PROGRAMME DE LANGUES MODERNES
LITTERATURE FRANCOPHONE
TON VENTRE NE PEUT CONCEVOIR D’ENFANT MALE
Source : Tahar Ben Jelloun, L'enfant de sable, éd. Du Seuil 1985
Son idée était simple, difficile & réaliser, & maintenir dans toute sa force : enfant & naitre sera un male méme
si cest une fille ! Cat cela sa décision, une détermination inébrantable, une fixation sans recours. H appela
tn soir son épouse enceinte, s'enferma avec elle dans une chambre a la terrasse et lui dit sur un ton ferme et
solennel : « Notre vie n'a été jusqu'a présent quiune attente stupide, une contestation verbale de la fatalité.
Notre malchance, pour ne pas dire notre malheur, ne dépend pas de nous. Tu es une femme de bien, épouse
soumise, obéissante, mais, au bout de ta septiéme fille, j'ai compris que tu portes en toi une infirmité: ton
Ventre ne peut concevoir denfant mile ; il est fait de telle sorte quiil ne donnera - & perpétuité - que des
femelles. Tu n'y peux rien. Ca doit étre une malformation, un manque d'hospitalité qui se manifeste
naturellement et a ton insu a chaque fois que la graine que tu portes en toi risque de donner un gargon. Je ne
peux pas tren vouloir. Je suis un homme de bien. Je ne te répudierai pas et je ne prendrai pas une deuxiéme
femme, Moi aussi je m'achame sur ce ventre malade, Je veux étre celui qui le guérit, celui qui bouleverse sa
logique et ses habitudes. Je Iui ai lancé un défi: il me donnera un gargon. Mon honneur sera enfin réhabilité,
‘ma fierté affichée ; et le rouge inondera mon visage, celui enfin d'un homme, un pére qui pourra mourir en
paix empéchant par la ses rapaces de fréres de saccager sa fortune et de vous Iaisser dans le manque. J'ai été
patient avec toi, Nous avons fait le tour du pays pour sortir de impasse. Méme quand j'étais en colére, je me
retenais pour ne pas étre violent, Bien stir tu peux me reprocher de ne pas étre tendre avec tes filles. Elles
sont a toi. Je leur ai donné mon nom. Je ne peux leur donner mon affection parce que je ne les ai jamais
désinées. Elles sont toutes arrivées par erreur, i la place de ce garcon tant attendu. Tu comprends pourquoi
fini par ne plus les voir ni m‘inquiéter de leur sort. Elles ont grandi avec toi. Savent-elles au moins
‘quelles nront pas de pére ? Ou que leur pére n'est qu'un fantéme blessé, profondément contrarié ? Leur
naissance a été pour moi un deuil. Alors j'ai décidé que la huitiéme naissance serait une fete, la plus grande
des cérémonies, une joie qui durerait sept jours et sept nuits. Tu seras une mére, une vraie mére, tu seras une
princesse, car tu auras accouché d'un gargon. Lienfant que tu mettras au monde sera un male, ce sera un
homme, il s'appellera Ahmed méme si c'est une fille ! J'ai tout arrangé, jai tout prévu. On fera venir Lalla
Radhia, la vieille sage-femme; elle en a pour un an ou deux, et puis je iui donnerai fargent qu'il faut pour
quelle garde le secret. Je lui ai déja parlé et elle m'a méme dit quelle avait ev cette idée. Nous sommes vite
tombés d'accord. Toi, bien entendu, tu seras le puits et la tombe de ce secret. Ton bonheur et méme ta vie en
dépendront. Cet enfant sera accueilli en homme qui va illuminer de sa présence cette maison terne, il sera