Professional Documents
Culture Documents
Chapitre III
Empathie, socioperception
et anticipation
par Alain de Vulpian
La plupart des hommes et des femmes que nous avons interviewés au cours de cette recherche-
action ont une compétence de socioperception très développée et qui, manifestement,
imprègne leur vie professionnelle. Nous voulons dire par là qu’ils ont (implicitement ou expli-
citement) une intuition systémique pénétrante de l’état et du fonctionnement des systèmes au
sein desquels ils opèrent. Sans passer par une analyse qui dévoilerait toute la complexité de la
situation, ils en pressentent les directions les plus significatives et ils intuitent les opportunités
d’intervention. Ils deviennent capables de repérer et d’interpréter les signaux faibles de chan-
gements qui s’annoncent, de percevoir les latences dangereuses ou bénéfiques, de sentir les
avenirs qui s’amorcent dans le présent (scénarios) et d’agir en conséquence. C’est à cela qu’ils
doivent d’être des agents de changement efficients.
L’analyse d’une cinquantaine d’entretiens avec des socioperceptifs aigus en action dans des
entreprises m’a fourni l’occasion de creuser un phénomène auquel je m’intéresse depuis cin-
quante ans : le rôle croissant que jouent dans notre société l’empathie et la socioperception.
Cette compétence était rare dans les sociétés occidentales au XIXe siècle. Elle y était même
réprimée par la culture dominante. Mais au cours du siècle suivant, elle émerge spontané-
1. L’émergence de la socioperception
La société d’avant
Dans la société d’où nous sortons, l’individu était censuré, intellectualisé, raisonnable.
Le grand sociologue allemand, Norbert Elias, a analysé l’évolution sociétale qui a conduit les
pays d’Europe de la société féodale à celle du début du XXe siècle1.Sur quelques siècles, les
enchaînements d’enchaînements entre les conduites des chevaliers, des seigneurs, des nobles,
des bourgeois et du peuple dessinent un « processus de civilisation ».
L’homme médiéval, incarné par le chevalier, était animé par ses pulsions et ses émotions ; il
était proche de son corps ; combatif, sa liberté n’était entravée que par la violence de plus
fort que lui. La société était violente et sans pouvoir central.
D’après Elias, le processus de civilisation s’amorce au XVIe siècle et prend forme au XVIIe pour
s’épanouir au XIXe. La montée en puissance de certains seigneurs qui, dominant les autres,
deviennent des Rois, l’apprivoisement et la domestication des nobles, attirés à la cour du Roi
amorcent le processus qui permettra au pouvoir d’État de s’établir comme seul détenteur légi-
time de la violence.
L’autocontrôle des pulsions, notamment violentes et sexuelles, et des émotions devient une
exigence sociale. Pour les nobles d’abord, puis pour les bourgeois et enfin pour le peuple tout
entier. Il faut refouler ses émotions, modeler ses comportements de manière consciente en
Dès la fin du XIXe siècle et les premières décennies du XXe, une bifurcation du processus de
civilisation semble s’amorcer. La peinture (impressionniste, surréaliste, abstraite…) annonce
un retour des pulsions, des sensations et des émotions et une prise de distance par rapport à
l’intellect et aux idées claires. Freud incarne et renforce ce mouvement. Dès le début des
années 1950 des recherches anthroposociologiques de terrain commencent à décrire les façons
dont des gens ordinaires prennent ce virage2. Des entretiens en profondeur conduits auprès de
Suédois et de Français mettent en lumière chez les plus jeunes et les plus modernes d’entre
eux une reprise de contact intime avec leurs sensations, leurs émotions et leurs pulsions. Les
sensations non seulement visuelles mais aussi tactiles, olfactives, proprioceptives deviennent
très présentes. On se permet de les sentir, de les explorer, de les savourer. On se sent autorisé
à les exprimer et à les traduire en actes. On s’ouvre à la sexualité qui devient moins affaire de
principes et de représentations intellectuelles et plus affaire de sensations et d’émotions s’ali-
mentant mutuellement. La Cofremca avait baptisé « polysensualisme » ce courant socio-
culturel. Il va s’approfondir et s’étendre tout au long des décennies suivantes.
Proprioception mentale
Les censures n’arrêtent pas de se relâcher. Les gens sont de plus en plus nombreux qui laissent
leur émotions et leurs pulsions s’exprimer dans leurs paroles et leurs actions et ce faisant ils les
découvrent et en prennent éventuellement conscience. Ils prennent un contact plus intime avec
leur vie intérieure. La proprioception non seulement physique mais mentale se creuse.
Dans les années 1980 ils seront de plus en plus nombreux à prendre du recul par rapport à
leur vécu et à l’évaluer. Ceci les conduira éventuellement à réorienter leurs stratégies, à modi-
fier leurs objectifs, à manipuler leurs émotions et pulsions. Cette compétence rencontre une
tendance lourde, pluriséculaire, de l’évolution de la socioculture occidentale, la quête du bon-
heur et de l’émancipation. Ils vont progresser dans cette direction en étant de plus en plus
capables d’identifier les contraintes qui leur pèsent, les actes qui les libèrent, les sources de
bonheurs ou de souffrances qui leur font vraiment du bien ou du mal. Ils seront bientôt de
plus en plus nombreux à comprendre que les grands Bonheurs dont ils ont rêvé, le grand
amour, le grand soir, ou tel objet mythique de consommation, sont des cibles illusoires et que
c’est l’accumulation des petits bonheurs, des bien-être et des affections qui leur apporte du
vrai bonheur.
Résurgence de l’empathie
Les observations de terrain montrent qu’une résurgence de l’empathie accompagne celle des
sensations, des émotions et des pulsions. On se met à vivre au contact non seulement de soi
Nous avons parlé de percevoir, de sentir. Le raisonnement n’est cependant pas nécessairement
absent des processus que nous venons d’évoquer. Il devient même de plus en plus présent à
partir des années 1970 et surtout des années 1980. La culture de la rationalité, issue de la
Renaissance, de la Réforme et des Lumières, a été renforcée par l’alphabétisation et la géné-
ralisation de l’enseignement secondaire. À partir des années 1970, la rationalité embrasse plus
large. La pensée rationnelle n’est plus exclusivement centrée sur les mots, les idées claires, les
concepts, les arguments mais s’attaque à l’analyse et à la compréhension des émotions et des
intimités (les siennes propres, celles des autres et celles de la société). Il en est résulté un pro-
grès de l’intégration de la raison et des émotions et de la capacité de prise de recul et d’analyse
critique de ses conduites et de celles des autres. Cet apprentissage permanent de la vie se pour-
suit aujourd’hui.
Sur nos terrains de recherche, nous voyons se multiplier les gens qui se comportent comme des
stratèges opportunistes et réussissent assez bien à piloter leur vie de façon avisée. Leur profil
est schématiquement le suivant. Dans un environnement complexe et incertain, ils s’orientent
en utilisant conjointement leur raison et leurs émotions, tempérant l’une par l’autre4. Ils
cultivent leur capacité d’empathie, en enrichissent leurs émotions et ressentent ainsi de façon
aiguë les bonheurs et les souffrances des autres. Mais ils contrôlent raisonnablement leurs
élans de compassion sans perdre de vue leur ambition centrale égoïste de se faire une vie qui
leur convient.
La culture de leur empathie les aide à percevoir ou à imaginer la représentation d’eux-mêmes
qui se forme dans l’esprit d’un autre avec qui ils interagissent. Forts de ces « théories de l’es-
prit », ils anticipent les conduites et les réactions des autres et, d’erreurs en succès, ils amélio-
rent la pertinence de leurs anticipations.
Ils développent une intelligence des sociosystèmes, ils perçoivent d’une façon qui progresse
les motivations des uns et des autres (personnes ou collectifs), ils anticipent les conduites et
sentent les latences et les dynamiques qui sous-tendent le cours des choses. Ils balayent ainsi le
champ stratégique de la vie qui leur convient, ils sont à tout instant prêts à tirer parti des
opportunités et menaces qui se présentent pour s’en rapprocher.
Ils creusent également leur intelligence des futurs. À partir des années 1980, nous voyons se
multiplier les jeunes qui nous disent qu’ils n’ont pas d’objectifs clairs et fixes pour leur vie,
Dans un contexte historique ou les gens sont animés par une intention dominante de bonheur et d'anticipation, et où les cen-
sures et les normes se relâchent, se produisent une résurgence des sensations et des émotions et une résurgence de l'empathie
qui s'alimentent mutuellement.
Leur combinaison développe la proprioception mentale, nourrit les théories de l'esprit et enrichit la gamme des mémoires et scé-
narios du futur possibles.
De ce fait, les personnes améliorent leur compétence de pilotes socioperceptifs, opportunistes et avisés de leur vie. Elles pour-
suivent leur apprentissage du pilotage de la vie et, ce faisant, se branchent de mieux en mieux sur leurs sensations, émotions,
empathies.
Il en résulte une élévation du niveau d'émancipation et de bonheur dans la société et une poursuite de la déconstruction des
anciennes censures et normes.
mais qu’ils envisagent en permanence, tranquillement, les futurs en train de se préparer et les
façons dont ils pourraient en tirer parti pour améliorer leur vie. Cette capacité humaine de
traiter le futur sous forme de scénarios et de tendances emmagasinés assortis d’hypothèses
d’action a sans doute été fondamentale pour la survie de l’espèce. Elle avait été mise en som-
meil par une culture au rationalisme très étroit. Mais le nouveau processus de civilisation est
en train de la réveiller5.
Forts de leur capacité d’unir émotions et raison, creusant leur empathie et leur intelligence
des sociosystèmes, ces stratèges opportunistes améliorent leur intelligence des futurs. Ils
deviennent plus socioperceptifs, c’est-à-dire plus aptes que les générations précédentes à per-
cevoir les enchaînements d’enchaînements, à repérer les signaux faibles annonçant des blo-
cages, des fluctuations ou des bifurcations, à envisager les impacts possibles de telles ou telles
de leurs actions sur leurs bonheurs et sur les scénarios du futur. Ils commencent ainsi à être
bien équipés pour piloter leur vie de façon avisée dans une société où les conduites indivi-
duelles et les relations deviennent moins programmées et contrôlées par des conventions ou
des autorités.
En interaction avec cette transformation des personnes, une société des gens profondément
différente de celle qui avait dominé les deux premiers tiers du XXe siècle s’auto-organise.
Dès la fin des années 1960 et le début des années 1970, les gens les plus modernes, devenant
des personnes à part entière, désertent la société hiérarchisée, compartimentée, massive et
conventionnelle dans laquelle ils vivaient. Certains, comme les jeunes de 1968, le font spec-
taculairement, mais la plupart la quittent sur la pointe des pieds, cherchant à trouver et à
exprimer leur personnalité. Ce faisant, ils dévitalisent les organisations, les institutions, les
conventions, les hiérarchies.
Mais ils ne partent pas pour s’isoler. Ils partent à la recherche d’autres personnes qui leur res-
semblent ou avec qui ils se sentent un accord, une résonance et qui vont leur apporter les
insertions, les affections et les petits bonheurs dont ils ont besoin. De connexions en ruptures,
des réseaux et de petits ensembles se forment au sein desquels les gens interagissent et, for-
mant systèmes, deviennent interdépendants. Les petites unités interagissent éventuellement
entre elles, formant des unités de niveau plus élevé. Et ainsi de suite de telle façon que la
société nouvelle s’auto-organise selon une architecture fractale et imbriquée. Dès le milieu des
années 1970, il apparaît qu’un nouveau tissu social d’une complexité analogue à celle du
vivant s’ébauche. Et, à partir du milieu des années 1980, l’apparition puis la prolifération des
dispositifs de télécommunication interpersonnelle (micro-ordinateurs connectés, internet, télé-
phones portables, etc.) accélèrent cette transformation.
L’enrichissement des compétences socioperceptives est doublement lié au développement de ce
nouveau tissu social. Il le facilite en ce sens que les interajustements sont d’autant plus aisés,
rapides et féconds, d’autant plus producteurs de petits bonheurs que les individus participants
sont moins aveugles les uns aux autres. Et, en même temps trouver ses chemins dans cette
société complexe et vivante est un apprentissage de la socioperception. Les plus perceptifs y
prennent de l’influence et sont ainsi positivement sélectionnés.
Dans cette société, la famille n’est plus la même mais elle reste centrale. Il y a un siècle, le
modèle dominant était encore celui de la famille institution hiérarchique et autoritaire, fondée
sur un mariage de convenance, commandée par le père, gardienne et transmetteuse de normes.
À partir des années 1930, nous avons vu triompher le mariage d’amour pour la vie et s’as-
souplir quelque peu l’institution. Et le modèle qui, depuis quelques décennies, s’impose est
celui de la famille érotico-affective biodégradable, hétérarchique et autoadaptative.
Cette famille est ouverte sur l’extérieur : ses membres lui sont profondément attachés mais
chacun peut entretenir ses propres réseaux personnels. Elle n’est plus nécessairement formelle
mais est vivante : en Scandinavie, en France, en Angleterre plus de la moitié des naissances
surviennent hors mariage. Elle est idéalement un espace de vie et d’amour et ne survit qu’à
condition de savoir entretenir l’affection. Les progrès de la contraception allègent l’angoisse de
la femme et aident le couple à cultiver les émotions et les sensations de l’amour érotique et à
Des leaders et des innovateurs de plus en plus nombreux sentent les directions des change-
ments en cours ; ils réunissent des énergies et produisent des innovations qui, répondant à ces
changements, sont accueillies favorablement et renforcent le mouvement.
Des femmes et de nouvelles générations d’hommes accèdent à des positions influentes. Au
sein des entreprises, des administrations et parmi le personnel politique, des leaders et inno-
vateurs plus socioperceptifs que d’autres s’installent. Ils ont pris conscience que notre époque
accueille favorablement les innovations sociologiques qui améliorent la vie des gens, facili-
tent le fonctionnement et l’autogouvernance de la société et ont la capacité de s’auto-alimen-
ter ; ils ont une intuition aiguë des latences et des dynamiques sociétales et discernent les pat-
terns discrets et les courants porteurs ; ils appréhendent naturellement la réalité de façon sys-
témique, perçoivent les chaînes d’actions et d’interactions et sont capables d’anticiper trois
coups d’avance ; de ce fait, des idées d’innovation leur viennent qui ont des chances de ren-
contrer une demande latente et de la renforcer. Ces innovations alimentent de nouvelles
Simultanément les processus d’encadrement de l’opinion publique sont perturbés par l’auto-
détermination des gens. Hommes et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres continuent à se
fabriquer de plus en plus d’autonomie : ils réagissent aux événements par eux-mêmes à leur
façon. Ils sont plus nombreux qui se libèrent d’anciennes appartenances et d’anciennes idéo-
logies et qui se déterminent par eux-mêmes. Face à un événement, une situation, leurs réac-
tions sont moins que par le passé guidées par des catégories, des organisations, des notions,
des camps préétablis et plus par leurs impressions et prises de conscience personnelles.
Cette transformation nourrit parfois l’émergence de vagues d’intelligence émotionnelle col-
lective. Ces gens à la personnalité transformée ne sont pas seuls. Ils font société. Leur empa-
thie les branche sur les réactions des autres. Ils découvrent le fin mot de telle ou telle histoire
en même temps que d’autres. Ils vibrent à l’unisson de certains autres dont ils se rapprochent,
au moins passagèrement. La combinaison des réactions personnelles des uns et des autres
peut être à l’origine de communautés passagères ou durables, de vagues émotionnelles qui
viennent d’en bas, échappent au contrôle des catégories préétablies et éventuellement les
déconstruisent et sont susceptibles d’influencer les conduites des dirigeants et le cours des
choses. Ainsi, la guerre américaine en Irak a suscité une de ces vagues. Les populations de
plusieurs pays d’Europe ont très tôt senti, souvent en opposition à leur gouvernement et indé-
pendamment des positions prises par les forces politiques installées, que cette guerre risquait
de déstabiliser des systèmes fragiles et d’infléchir le cours planétaire des choses dans une direc-
tion désastreuse. Et la protestation s’est enflée. Des vagues analogues se sont formées par
exemple autour du risque climatique ou à l’encontre des entreprises mercantiles, inhumaines
et prédatrices. Et, à une échelle plus réduite, des vagues d’intelligence émotionnelle se for-
ment dans une ville ou dans une entreprise.
Sans attendre, dès le début des années 1970, les dirigeants de quelques entreprises pionnières
avaient eu l’intuition d’un changement radical de leur environnement et cherché à inventer les
réponses à un futur différent en train d’émerger. Quelques cas m’ont particulièrement frappé.
Per Gyllenhammar (Président de Volvo) a pris conscience que les ouvriers suédois devenaient
des personnes à part entière et ne supporteraient plus longtemps l’ambiance taylorienne du
travail à la chaîne, mais il ne voulait pas faire appel à des ouvriers immigrés. Il a compris
qu’on pouvait tirer parti de la capacité d’autonomie des ouvriers suédois en combinant auto-
organisation et encadrement. Volvo crée alors des ateliers autonomes : une série d’étapes signi-
ficatives du montage d’une voiture est confiée à une équipe qui est laissée totalement libre de
s’organiser et de se gérer pour atteindre ses objectifs de production.
André Besnard (Président de RD Shell) a développé, avec Pierre Wack, le « strategic plan-
ning » par scénarios. Les scénarios de Pierre Wack, inspirés par la logique du vivant plutôt
que par une logique mécaniste, étaient profondément originaux. Ils ne résultaient pas d’une
analyse rationnelle des catégories d’avenirs possibles mais d’une compréhension des différents
enchaînements d’enchaînements qui pourraient résulter des dynamiques actuellement à l’œu-
vre. Un réseau de quelques dizaines de socioperceptifs répartis dans le monde entier contri-
buait au repérage de ces dynamiques, de même que deux équipes d’anthropologues et de pros-
pectivistes. Les scénarios globaux de Shell lui ont permis d’anticiper la crise pétrolière et de
mieux y répondre que ses concurrents. Ils l’ont également aidée à pressentir dès le milieu des
années 1970 qu’elle allait devoir se comporter comme un organisme vivant dans un nouveau
tissu social organique qui semblait pouvoir émerger. Ce sont encore des scénarios mais plus
limités, centrés sur les évolutions possibles de la situation sociopolitique française au cas d’ar-
rivée au pouvoir de la gauche socialiste et communiste, qui ont servi de soubassement à la
décision de Shell de ne pas vendre son réseau de stations services en France.
L’Oréal était, au début des années 1970, une entreprise intensément organique, c’est-à-dire une
grande entreprise constituée de petites unités vivantes au sein desquelles les relations se dévelop-
paient de façon plus spontanée qu’intellectuellement organisée. Dès cette époque, François Dalle,
son Président, a compris et attiré l’attention de ses collègues sur le développement spontané de
« hiérarchies parallèles » au sein de l’entreprise (on dirait
aujourd’hui des réseaux) et sur les opportunités d’en tirer parti SOCIOVISION EUROPE OCCIDENTALE
pour influencer certaines évolutions et pour que les unités
TENDANCES LOURDES GERMES DE
vivantes ne se coupent pas les unes des autres. Il a aussi senti
SCÉNARIOS
comment faire de ses équipes d’immenses oreilles à l’écoute des VOIR LOIN BIFURCATIONS
femmes et axé l’innovation-produit sur la recherche systéma-
tique des germes du futur. POUR
VISIONS
AGIR D’AVENIR
À la même époque, Bernard Hanon (alors Directeur de l’au- OPPORTUNÉMENT
tomobile chez Renault), centrait avec succès la conception des AUJOURD’HUI
nouveaux modèles sur une compréhension des insatisfactions DÉFIS/CHALLENGES
naissantes chez les automobilistes. On s’éloignait du standing DE L’ENTREPRISE
et du carrosse pour se diriger vers une voiture dans laquelle il
1992 2005-2010
ferait bon vivre.
À partir des années 1980, émerge, sous l’impulsion de socioperceptifs aigus et pénétrants, une
socio-économie du sens et de l’auto-adaptation qui se trouve en pleine synergie avec les évo-
lutions de la société des gens.
Cette nouvelle socio-économie pourrait ébaucher des voies d’avenir pour l’ancienne économie.
Elle est constituée d’organismes, vivant souvent en réseaux, qui fabriquent de l’efficacité et de
la vitalité en s’alimentant aux aspirations des entrepreneurs, des collaborateurs, des clients et
de la société. Ce sont des Start up (technologies de l’information, biotechnologies, nanotech-
nologies, nouveaux services…), des associations, des ONG, des consultants, des entrepre-
neurs individuels opérant éventuellement en réseaux, des think tanks, des organisations « non
profit »… qui foisonnent depuis une trentaine d’années.
Au cours des années 2000 un nouveau type d’organisation hybride émerge qui s’efforce de
combiner le « non profit » et le « for profit ». On les appelle souvent « social entreprises » ou
« social business ». Ils accomplissent une mission sociale plutôt qu’ils ne cherchent des profits
mais à la différence de la plupart des groupes charitables, ces organisations génèrent des reve-
nus durables et ne reposent pas sur la philanthropie. Les revenus sont gardés et réinvestis plu-
tôt que distribués à des actionnaires.
Cette socio-économie émergente est profondément marquée par la nouvelle société des gens,
ses sensibilités et ses valeurs. Elle répond à ses attentes, compense ses insuffisances, soigne
ses malaises, accompagne ses évolutions, alimente ses interactions.
Des recherches de terrain conduites en France et aux États-Unis en 2000 montrent que dans
ces nouveaux organismes et autour d’eux, l’ensemble des participants est impliqué dans leur
développement, le sens ajouté prime sur la valeur ajoutée, la stratégie émane de l’intelligence
collective de l’ensemble du corps social, l’organisation est de plain-pied et hétérarchique, c’est-
à-dire que le leadership circule.
Ces organisations démarrent sous la forme de petits groupes de gens qui pressentent les émer-
gences possibles et sont intensément motivés par la mission de promouvoir un nouveau service
ou une nouvelle idée. Souvent, elles peinent à s’intégrer dans un cadre institutionnel qui n’a
pas été fait pour elles. Certaines ont été malmenées, voire étranglées, par la Bourse. Mais elles
sont bien accueillies par la société des gens.
Dans les années 1990 et 2000 les grandes entreprises anciennes ont été soumises à une double
pression. Le climat du capitalisme qui se centrait sur la profitabilité financière à court terme
les conduisait à serrer les boulons et à fermer les yeux sur les mouvements de la société. Mais,
simultanément, la société et les mentalités modernes s’insinuaient dans leurs équipes, rendait
leur management problématique et multipliait les agents de changement en leur sein.
Dès le début des années 1990 un capitalisme hyper-financier et centré sur l’extrêmement
court terme, parti des États-Unis, s’est rapidement répandu. Le laisser-faire apportait une
extraordinaire liberté au monde de la finance qui s’est auto-organisé en prenant des risques
extrêmes pour engendrer de très grands profits. Il a donné naissance à un modèle très
Dans ce contexte financier et boursier, les dirigeants de bon nombre de grandes entreprises
anciennes, parfois même parmi celles dont l’actionnariat restait familial ou sous contrôle, se
sont centrés sur la rentabilité financière à très court terme plutôt que sur les évolutions du
métier, des marchés, de la société ou la santé de l’organisme. L’attention du management et les
conversations du personnel se sont portés sur les business plans et les résultats trimestriels
plutôt que sur les menaces et les opportunités à l’horizon de trois ans. Des cadres qui pres-
sentaient l’avenir du métier, des marchés, du travail ou de la planète ont été remplacés par des
financiers. On s’est moins intéressé aux dynamiques et aux processus qu’aux gains immédia-
tement réalisables. On n’a pas pris la peine de faciliter l’émergence de nouveaux modes de
management qui s’adapteraient à ce que deviennent les hommes et les femmes qui travaillent
dans l’entreprise. On a produit des voitures à la mode plutôt que des automobiles qui contri-
bueraient à adoucir la vie des gens. Plutôt que de chercher à imaginer des stratégies de déve-
loppement qui répondraient à la menace écologique tout en assurant l’avenir durable de l’en-
treprise, on s’est contenté de parler d’écologie pour se faire bien voir.
De nombreuses entreprises pour devenir plus profitables ont réduit les coûts et serré les bou-
lons. Elles ont détérioré la qualité de leurs services en les automatisant. Elles ont « rationa-
lisé » le travail et « réingéniéré » l’organisation, réveillant une culture de management taylo-
rienne, hiérarchique, centralisatrice, technocratique et bureaucratique. Elles ont institution-
nalisé au-delà du raisonnable la compétition.
Simultanément, la société moderne entrait dans l’entreprise et ses réseaux s’insinuaient dans
les interstices des organigrammes. Les collaborateurs, surtout les jeunes, devenaient plus auto-
nomes et soucieux de se faire une vie convenable, les insatisfactions des consommateurs et
des citoyens grandissaient, l’écologie planétaire continuait à se détériorer. Au sein des entre-
prises, les souffrances au travail s’accumulaient et provoquaient des évasions ou des contes-
tations. Des socioperceptifs actifs sensibles aux effets pervers de l’organisation dominante ont
réagi ; certains sont devenus des agents de changement humanistes pragmatiques, d’autres
plutôt des agents de blocage ou de contestation. Les uns et les autres on eu tendance à s’or-
ganiser en réseaux et ont pesé sur la vie réelle de l’entreprise.
La mise en sommeil plus ou moins radicale de la socioperception a été, pour certaines entre-
prises, extrêmement coûteuse :
– des opportunités de développement susceptibles d’assurer l’avenir et notamment le rebond
au sortir de la crise n’ont pas été préparées, parfois pas même perçues ;
– l’entreprise qui a été aveugle n’est pas aujourd’hui en pointe sur les développements durables ;
– elle n’a pas tiré parti des potentiels émergents, individuels et collectifs, de ses personnels ;
– ses relations avec son personnel se sont détériorées : perte de sens, stress, désimplication,
développement de réseaux contestataires et de turbulences, détérioration de la résilience ;
Les vents dominants incitent les grandes entreprises anciennes à inventer leur adaptation à
l’évolution de la société des gens.
La combinaison de ces évolutions m’incite à anticiper une évolution des grandes entreprises
anciennes qui les conduirait à s’adapter (plus ou moins rapidement) aux évolutions de la
société des gens et à inventer leurs façons d’en tirer parti. Celles qui s’acharneraient à main-
tenir d’anciens modes de direction, d’organisation et d’orientation stratégique seraient sélec-
tionnées négativement par le cours des choses. À moins que, suffisamment nombreuses, elles
fassent basculer certaines de nos sociétés vers de grands désordres. Si elles veulent faciliter
leur adaptation, elles doivent devenir socioperceptives.
L’objectif pour l’entreprise est de se sentir à son aise au sein de son écosytème et d’en tirer plei-
nement parti tout en l’entretenant. Six secteurs me semblent appeler une attention particu-
lière. Bien des entreprises négligent plusieurs d’entre eux.
a) L’entreprise vivante et ses personnels. Sentir son entreprise en tant qu’ensemble humain, sa
santé, sa vitalité, son efficacité, sa résilience. Comprendre quels sont les systèmes qui produi-
sent, dans l’entreprise, des souffrances, quelles sont leurs possibilités d’évoluer pour le meil-
leur et pour le pire. Quels sont les potentiels d’implication, de créativité, d’initiatives laissés en
friche et les opportunités d’en tirer parti. Quels sont les modes d’organisation et de pouvoir
qui seraient synergiques avec la société des gens et pourraient s’implanter dans notre entre-
prise… Qu’est-ce qui induit des ambiances fraternelles ?
Aujourd’hui cinq pistes semblent susciter une attention particulière :
– libérer l’auto-organisation, réduire l’organisation rationnelle par experts, combiner l’auto-
organisation et l’organisation d’en haut ;
– prendre en compte les cas individuels, les catégories d’individus, respecter les personnes ;
– prendre en compte les ensembles vivants et les socio-systèmes, renforcer le fonctionnement
organique de l’entreprise ;
– renforcer et positionner judicieusement les leaders empathiques et socioperceptifs ;
– tirer parti de la crise pour renforcer la cohésion.
c) Les gens et la société. Contribuer à apaiser les souffrances et à soigner les pathologies de la
société devient un des devoirs des entreprises (comme des pouvoirs publics et des associa-
tions). Repérer les souffrances ou les processus pervers connectés ou connectables à nos acti-
vités. Comprendre leurs origines et concevoir les interventions ou innovations qui seraient à
notre portée et pourraient réduire telles souffrances ou tels blocages.
e) Les évolutions du monde planétaire. Parmi les futurs vraisemblables du monde à l’horizon de
dix ou vingt ans (scénarios), repérer ceux qui feraient une vraie différence pour notre entreprise
et comprendre comment infléchir nos grandes stratégies afin de répondre à l’incertitude. Com-
prendre quelles sont parmi les tendances lourdes d’évolution de la société celles qui pourraient
interférer avec notre développement et concevoir comment tirer parti de cette anticipation.
f) Le système financier. Surveiller les évolutions du système financier, comprendre les façons
dont notre entreprise peut en dépendre et anticiper les précautions à prendre pour échapper à
ses pressions.
La socioperception repose sur une compétence naturelle du cerveau humain vivant qui,
confronté à une situation de vie extrêmement complexe, repère les variables significatives et
indique la voie à suivre ou l’action appropriée. Cette compétence est incertaine ; elle implique
révisions et tâtonnements. Elle est sensible aux circonstances. Elle est inégalement répartie
entre les individus. Une personne peut la cultiver, la laisser s’étioler ou même la réprimer.
Cette compétence implique, comme l’a montré Antonio Damasio, une collaboration intime
de l’émotion et de la raison8. Attention aux débordements de la raison : entrer dans une ana-
lyse rationnelle détaillée du système vivant concerné conduit à construire des schémas d’une
extrême complexité, des « usines à gaz », qui font perdre de vue le sens de l’action. Un équi-
libre est constamment à rechercher entre émotion et raison, empathie et raisonnement.
La socioperception est éveillée par un contact, une scène, une circonstance de la vie quoti-
dienne : on sent chez l’autre une douleur, une joie, on la partage peut-être. On sent comment
s’orientent les interactions entre soi et l’autre ; on pressent comment intervenir. L’expérience se
répète ; on se raconte des histoires ; on se forme ad hoc une théorie de l’esprit et une théorie
de l’interaction. Les expériences personnelles se répètent, s’enrichissent. ; elles sont nourries
par une attention flottante mais persistante portée aux événements et aux changements. On
Mais il semble que les « bons » socioperceptifs, pour aiguiser leur compétence, ont tendance
à ne pas rester au niveau des généralisations et à ramener leur attention empathique sur le
vécu de personnes concrètes dans leur environnement, sur les micro-socio-systèmes qui sont
les briques de systèmes plus larges. Ils répètent ainsi spontanément la démarche qu’avait sui-
vie Kurt Lewin lorsqu’il a développé la « field research » et les techniques d’entretien en pro-
fondeur amplifiant la capacité d’empathie et de socioperception du chercheur. Nous avons
rencontré plusieurs socioperceptifs qui pensent avoir tiré très grand profit de leur participation
à des sessions de formation à l’empathie rogerienne. Ils pensent aussi qu’il est très enrichissant
et productif de sociopercevoir au sein de groupes collaboratifs où l’on cherche à faire foison-
ner et à organiser la variété des intuitions. Une sorte de « biologie sociale » s’ébauche qui
regarde la société non pas comme une chose ou un ensemble de choses mais comme un
ensemble vivant. (voir encadré n° 1)
Encadré n°1
– Les sociosystèmes stratégiques pour l’entreprise, par exemple, ceux d’où émergent la
vitalité ou le délabrement des équipes, le développement durable ou le déclin de ses
positions de marché, son confort au sein de ses environnements, …
– Les tendances lourdes susceptibles d’affecter le développement de l’entreprise. Les
repérer. Évaluer la persistance et la vulnérabilité des processus qui les génèrent. Repé-
rer de possibles fluctuations et amorces de bifurcations. Évaluer les impacts éventuels
sur l’entreprise.
– Les scénarios du futur significatifs pour l’entreprise. Balayage des principales diffé-
rences susceptibles d’avoir un impact sur notre développement ; pressentiment des
menaces et des bonnes surprises. Construction de scénarios… Explicitation des che-
minements de l’Histoire qui pourraient conduire à tel ou tel scénario. L’intérêt princi-
pal d’un travail collectif sur des scénarios est souvent d’enrichir l’acuité de la socio-
perception des participants.
– Les signaux faibles. Le repérage et l’analyse d’événements et de changements qui
confirment ou précisent ou infirment une tendance lourde ou un scénario est indis-
pensable. Ils conduisent à pressentir une émergence ou une bifurcation. Une organisa-
tion qui a accumulé et entretenu au cours des années précédentes une perception et
une compréhension pénétrantes des macro et micro sociosystèmes ayant pour elle une
importance stratégique devient naturellement sensible aux signaux faibles et actualise
assez facilement son information.
Au XIXe et au début du XXe siècle, la socioperception a été endormie par la socioculture ratio-
naliste ambiante. Elle est encore aujourd’hui, dans beaucoup d’entreprises, entravée par les
modèles mentaux dominants. Elle peut prendre la forme d’une intuition ténue qui, dans le
dialogue intérieur, est aisément balayée par la rationalité apparente de l’analyse que font les
autorités. Dans de nombreux comités de direction, des analyses causales et chiffrées pèsent
facilement plus lourd que des visions stratégiques peut-être pertinentes mais qui n’ont pas
encore été recouvertes d’un habillage rationnel. De nombreux cadres et dirigeants que leur
vie personnelle et familiale a rendus plus ou moins socioperceptifs n’utilisent pas cette com-
pétence dans l’entreprise car la culture, les habitudes, les modèles mentaux, les définitions de
fonction, les systèmes d’évaluation dominants les en dissuadent (voir encadré n° 2).
Encadré n°2
Nombreux sont ceux, dans les états-majors et parmi le personnel, qui ont intégré l’idée que
l’anticipation est toujours incertaine et que la prévision est impossible. Ils ont une vision sys-
témique des choses. Ils valorisent le tâtonnement et le bricolage, caractéristiques de la logique
du vivant. Ils respectent l’erreur, source d’apprentissage.
L’entreprise n’est pas repliée sur elle-même, ses agents de socioperception et de changement
sont reliés à une variété de réseaux extérieurs.
Décembre 2009
Alain de Vulpian
animant le séminaire
de février 2009
« Comment devenir
catalyseurs de
la transformation ».
Photo S. Juin.