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LA GRANDE VIE DE JÉSUS-CHRIST

PAR

LUDOLPHE LE CHARTREUX

TOME : DEUXIÈME

Vie Publique

NOUVELLE TRADUCTION INTÉGRALE


AVEC PRÉFACE ET NOTES

PAR

LE P. DOM FLORENT BROQUIN


Religieux du même Ordre

Deuxième édition

PARIS
C. DILLET, LIBRAIRE - ÉDITEUR
15, RUE DE SEVRES, 15
1883

Nous avons fait examiner avec soin la GRANDE VIE DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST, par Ludolphe le Chartreux, traduite
et annotée par le Père dom Florent Broquiny religieux de notre Ordre. Sur le rapport favorable qui nous a été fait, nous en
autorisons l'impression,
A la Grande-Chartreuse, le 19 juin 1869.
FR. CHARLES-MARIE, prieur de Chartreuse.

IMPRIMATUR
FR. ANSELMUS MARIA
Prior Cartusiae et Vic. gen. Gratianop.
22a Xbris 1882
Paris-Auteil. - Impr. des Apprentis Orphelins - Roussel - 40, rue La Fontaine

1
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE XXI
Baptême de Jésus-Christ.....................................................................................................................................................................................3

CHAPITRE XXII
Jeûne et tentations du Seigneur Jésus................................................................................................................................................................11

CHAPITRE XXIII
Témoignage de Jean-Baptiste sur Jésus-Christ, Agneau de Dieu.....................................................................................................................23

CHAPITRE XXIV
Nouveau témoignage de Jean-Baptiste sur Jésus-Christ - première vocation des disciples - prédication cachée de Notre-Seigneur.............27

CHAPITRE XXV
L'eau changée en vin aux noce de Cana............................................................................................................................................................33

CHAPITRE XXVI
Jésus chasse du Temple les marchands — Son entretien avec Nicodème........................................................................................................39

CHAPITRE XXVII
Emprisonnement de Saint Jean-Baptiste...........................................................................................................................................................43

CHAPITRE XXVIII
Jésus commence à prêcher publiquement.........................................................................................................................................................47

CHAPITRE XXIX
Seconde et Troisième Vocation des disciples....................................................................................................................................................51

CHAPITRE XXX
Considérations générales sur les vocations différentes des apôtres - et zèle de Jésus-Christ pour l'exercice de la prédication.......................55

CHAPITRE XXXI
Vocation et Festin de Saint Matthieu................................................................................................................................................................59

CHAPITRE XXXII
Élection des douze apôtres................................................................................................................................................................................65

CHAPITRE XXXIII
Sermon sur la Montagne : I les Huit Béatitudes ..............................................................................................................................................69

CHAPITRE XXXIV
Suite du Sermon sur la Montagne : Devoirs des Prélats — Divers conseils....................................................................................................77

CHAPITRE XXXV
Suite du sermon sur la montagne : De la Patience et de la Charité envers le Prochain....................................................................................85

CHAPITRE XXXVI
Suite du Sermon sur la Montagne : De la vaine gloire — Ne point rechercher les louanges humaines dans nos bonnes œuvres ..................93

CHAPITRE XXXVII
Suite du Sermon sur la Montagne : Oraison Dominicale..................................................................................................................................97

CHAPITRE XXXVIII
Suite du Sermon sur la Montagne : Ne point thésauriser sur la terre mais dans le Ciel.................................................................................105

CHAPITRE XXXIX113
Suite du Sermon sur la Montagne : De la miséricorde, du Jugement Téméraire, et de la Confiance en la Prière..........................................113

CHAPITRE XL
Fin du Sermon sur la Montagne : De la voie étroite — Conclusion...............................................................................................................121

CHAPITRE XLI
Guérison d'un lépreux.....................................................................................................................................................................................129

CHAPITRE XLII
Guérison du serviteur paralytique du Centurion.............................................................................................................................................133

CHAPITRE XLIII
Guérison d'un démoniaque, et de la belle mère de saint Pierre.......................................................................................................................137

CHAPITRE XLIV
Résurrection du Fils de la Veuve de Naïm......................................................................................................................................................141

CHAPITRE XLV
Du Scribe artificieux et de deux autres juifs qui veulent suivre Jésus-Christ.................................................................................................145

CHAPITRE XLVI
Jésus, réveillé par ses apôtres, commande à la tempête..................................................................................................................................149

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CHAPITRE XXI

Baptême de Jésus-Christ

Matth. III, 13-17. — Marc. I, 9-11. — Luc. III, 22-23

Après avoir ainsi passé dans la peine et l'abjection les vingt-neuf premières années de sa vie mortelle, notre
divin Sauveur commençait déjà sa trentième année, dans les jours où Jean baptisait et prêchait, avant d'avoir été mis en
prison. Jésus dit alors à sa Mère que le temps était venu pour lui d'aller glorifier et manifester son Père, de se montrer au
monde auquel il était resté caché jusqu'à ce moment, et d'opérer le salut des âmes pour lequel il avait été spécialement
envoyé. Prenant avec respect congé de Marie et de Joseph, son père nourricier, il partit de la ville où il avait été élevé,
c'est-à-dire de Nazareth, en Galilée, qui est située au nord de Jérusalem (Marc. I, 9), et il se dirigea vers l'endroit du
Jourdain où Jean baptisait, non loin de Jéricho qui est à l'orient de Jérusalem. Or, de Jéricho il y a-deux milles environ
jusqu'à la Chapelle dite de saint Jean, où le Précurseur demeurait ; et de là un mille environ jusqu'au lieu du Jourdain,
où, dit-on, le Sauveur fut baptisé. Quelques auteurs cependant, comme Remi d'Auxerre entre autres, prétendent que
Jésus fut baptisé entre Ennon et Salim, non loin du mont Gelboé, à Béthanie qui est sur le Jourdain, à trois lieues de
Jéricho et à deux lieues de la Chapelle de saint Jean. Le mot Galilée signifiant passage, et le mot Jourdain signifiant
descente, Jésus vint de la Galilée au Jourdain, pour apprendre à ceux qui sont ses membres, que s'ils veulent être
baptisés et purifiés par la grâce, ils doivent passer du vice à la vertu et descendre en s abaissant par l'humilité.
« Si Jésus-Christ, dit le Vénérable Bède (in Evang. Lucae. III), ne commença qu'après avoir été baptisé dans sa
trentième année, à faire des miracles et à enseigner les peuples publiquement, c'était afin de montrer que c'est l'âge le
plus convenable pour être élevé au sacerdoce et chargé de la prédication. Il réfutait ainsi par avance ceux qui prétendent
qu'à tout âge on peut exercer ces fonctions sacrées. Il est vrai que Jérémie et Daniel, dès leur jeunesse, furent remplis de
l'esprit prophétique ; mais les miracles ne doivent pas servir d'exemples pour déterminer la pratique qu'on doit suivre
ordinairement. L'âge de trente ans auquel Jésus fut baptisé, convenait spécialement, afin de nous rappeler par le nombre
dix trois fois répété le mystère de la Trinité et l'accomplissement du Décalogue ; car celui qui a le bonheur d'être baptisé
ou d'avoir été baptisé, doit montrer qu'il est parvenu à l'âge mûr, par la vivacité de sa foi en la Trinité, et par sa ferveur à
observer le Décalogue. » D'après la conduite du Sauveur, Raban Maur conclut aussi que nul ne doit être établi prêtre, ou
prédicateur, ou prélat dans l'Église, avant d'avoir atteint l'âge viril et parfait. Mais hélas ! aujourd'hui, tels sont appelés à
gouverner l'Église, qui ne savent pas se diriger eux-mêmes ; tels sont chargés d'administrer le patrimoine de Jésus-
Christ, qui ne sont pas capables de gérer leurs propres affaires ; tels ont la prétention de commander les autres, qui ont
eux-mêmes besoin d'être commandés. « Jésus-Christ, ajoute saint Chrysostôme, ne voulut pas être baptisé avant sa
trentième année, parce qu'après son baptême, il devait abroger la loi ancienne ; et jusqu'à cet âge, où l'homme est
susceptible d'avoir commis tous les péchés, il continua d'observer la loi, afin qu'on ne supposât point qu'il l'avait
abrogée à cause de son impuissance à l'accomplir. Après qu'il eut ainsi rempli toute justice pendant trente ans, il vint
enfin recevoir le baptême, comme pour mettre le comble à toutes les observances légales. »
Jésus s'achemine vers saint Jean : lui qui est le Maître du monde, il va seul, à pied et parcourt une longue route.
Contemplez avec respect et avec dévotion ce divin Sauveur, et compatissez vivement à ses peines et à ses humiliations.
Il ne traîne avec lui ni soldats, ni chevaux, ni courtisans ; il n'avait encore ni disciples, ni compagnons. Personne ne le
précède dans les hôtelleries pour disposer les choses nécessaires ; il n'est point entouré de ces pompes et de ces
honneurs que des vermisseaux comme nous recherchent et ambitionnent. Mais lui, que des milliers et des millions
d'Anges et d'esprits servent et assistent dans son royaume, il marche sans aucune suite sur la terre qu'il foule de ses
pieds sacrés, en s'exposant à d'extrêmes fatigues. Ah ! c'est qu'il n'est point de ce monde le royaume de Celui qui s'est
anéanti lui-même, en prenant la forme d'un esclave et non d'un roi. Il s'est fait esclave pour nous faire rois ; il s'est fait
voyageur et étranger, pour nous conduire à son royaume céleste qui est notre véritable patrie. Il nous a ouvert et tracé le
chemin par lequel nous pouvons y monter et y arriver après lui. Mais pourquoi négligeons-nous de le suivre ? Pourquoi
ne nous humilions-nous pas ? Pourquoi désirons-nous et convoitons-nous avec tant d'avidité de vains honneurs et des
pompes fragiles ? C'est assurément parce que de ce monde nous faisons notre royaume ; parce que nous ne nous
regardons pas comme exilés et pèlerins sur cette terre, telle est la cause de toutes nos misères. Folles créatures que nous
sommes ! nous préférons la vanité à la venté, l'incertain au certain, les biens temporels aux biens éternels, et nous y
mettons tout notre cœur. Méprisons plutôt ces choses qui passent, et ne les estimons pas plus que si elles étaient déjà
passées.
Celui donc qui venait nous racheter sans avoir besoin d'être racheté lui-même, s'avance humblement pendant
plusieurs jours consécutifs, jusqu'à ce qu'il arrive au Jourdain. Là il trouve Jean qui baptisait des pécheurs et une grande
foule accourue pour entendre ses prédications, parce qu'on le regardait comme le Christ. Le Seigneur mêlé avec les
esclaves, le Juge confondu avec les coupables vient au baptême, désirant non pas être purifié par les eaux, mais purifier
lui-même les eaux. Ainsi, Jésus vient vers Jean, c'est-à-dire le Créateur vers la créature, le Maître vers le serviteur, le roi
vers le soldat, la lumière vers le flambeau, le soleil vers l'aurore, pour confirmer la prédication de Jean et pour recevoir
le témoignage de Jean. Il vient demander l'ablution extérieure à Jean qui n'est que le canal, l'instrument et le ministre du
baptême, tandis que lui-même eu est la source, la plénitude et l'auteur : Ce n'est pas pour se laver, mais pour nous laver ;
ce n'est pas pour obtenir la rémission des péchés, mais pour approuver le baptême de Jean comme venant de Dieu même

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; c'est afin d'inaugurer le sacrement de son baptême qu'il devait instituer dans la suite, et afin de nous révéler le mystère
de la Trinité. Il vient pour accomplir en sa qualité d'homme et pour enseigner par l'efficacité de son exemple toute
justice et toute humilité, afin que nul, quelle que fût sa sainteté, ne pût regarder la grâce du baptême comme superflue. Il
vient pour pratiquer d'abord lui-même ce qu'il devait ensuite prescrire aux autres, afin que les serviteurs s'empressent de
recourir au baptême de leur Seigneur, puisque le Seigneur n'a pas dédaigné de recevoir celui de son serviteur, et afin que
personne ne repousse le baptême de la grâce, puisque le Christ n'a pas refusé celui de la pénitence. I1 vient pour écraser
la tête du dragon dans l'eau du Jourdain, pour y effacer les péchés du monde et pour y noyer le vieil homme. Il vient
pour sanctifier les eaux par le contact de sa chair immaculée, afin de leur communiquer et de leur laisser la puissance de
purifier et de régénérer ceux qui seraient baptisés après lui. Il vient pour montrer par l'image de la colombe qui
descendit sur sa tête dans le Jourdain, que le Saint-Esprit descend sur les fidèles chrétiens dans le sacrement du
baptême. Il vient pour que le peuple juif entende le témoignage de Jean et de Dieu le Père touchant le Christ, et enfin
pour nous apprendre que, si lui-même Fils de Dieu a été baptisé, c'est afin que ceux qui sont baptisés deviennent ses
propres frères comme enfants de Dieu. Quant à nous, fidèles chrétiens, qui avons été régénérés déjà par la grâce de
Jésus-Christ, accompagnons notre divin Maître, suivons tous ses pas et approfondissons tous ses actes remplis de
mystérieux enseignements.
Dans le dessein d'opérer notre salut, le Seigneur commença par agir avant d'enseigner (Act. I, 1). Pour établir
le fondement de toutes les vertus et le premier de tous les sacrements, il voulut d'abord recevoir le baptême de Jean. Il
dit donc à Jean qui baptisait alors les pécheurs : Je vous prie de me baptiser avec ceux-ci. Le saint Précurseur tournant
les yeux vers lui, reconnut par une révélation divine qu'il était le véritable Messie, cet Homme-Dieu sans tache et sans
souillure qui n'a point besoin d'être purifié, mais qui purifie les autres. Jean fut aussitôt saisi de crainte et d'étonnement ;
puis, comme un bon soldat qui veut s'humilier avec son chef, il s'excusa par respect, en disant : Seigneur, c'est moi,
homme de la terre, qui dois être baptisé par vous, roi du ciel (Matth. III, 14) car vous n'avez point besoin d'être baptisé
comme moi. Vous dont la génération n'a point été viciée, vous venez cependant à moi pour être baptisé ? Vous êtes le
Seigneur et le Maître ; je ne suis que le serviteur et l'esclave ; ce n'est pas à vous de venir à moi, c'est bien plutôt à moi
d'aller à vous. Vous qui êtes pur et qui purifiez tout, vous ne pouvez être purifié par moi ; c'est moi qui dois être purifié
et baptisé par vous. Je ne suis qu'un homme et qu'un pécheur ; vous êtes Dieu et impeccable. Pourquoi donc voulez-
vous que je vous baptise ? Je ne refuse pas la soumission à votre volonté, mais j'ignore la raison de votre volonté. Je
baptise les pécheurs pour les exciter à la pénitence ; mais vous qui n'avez point péché, pourquoi voulez-vous être
baptisé ? Bien plus, pourquoi voulez-vous être baptisé comme un pécheur, vous qui êtes venu pour pardonner les péchés
? « Divin Jésus, s'écrie saint Bernard (Serm. I, de Epiph.), vous voulez donc être baptisé ? Mais quel besoin avez-vous
du baptême ? Celui qui est bien portant, a-t-il besoin de médecine ? ou celui qui est pur, a-t-il besoin d'être purifié ?
Quel péché peut vous rendre ce baptême nécessaire ? Quelle souillure peut avoir contractée l'Agneau immaculé ?» — «
Que vous me baptisiez, la raison en est évidente, comme saint Chrysostôme fait dire à saint Jean (Hom. IV, Operis
imperfecti in Matth.) : c'est afin que je devienne juste, et que je mérite le ciel ; mais que je vous baptise, où peut en être
le motif ? Tout bien descend du ciel sur la terre, mais il ne monte pas de la terre au ciel. »
Saint Léon met dans la bouche de saint Jean les paroles suivantes : « Que faites-vous, Seigneur ? le peuple ne
va-t-il pas me lapider comme un imposteur ? Je vous ai annoncé comme le souverain monarque, et vous vous présentez
comme un simple étranger ! Au ciel et sur la terre, vous êtes partout le Fils du Roi des rois, pourquoi ne portez-vous
point partout le sceptre de votre royauté ? Manifestez enfin votre dignité ! Pourquoi êtes-vous venu sans suite et sans
éclat ? Où sont les légions d'Anges qui doivent vous accompagner ? Où sont les Chérubins aux six ailes qui doivent
vous assister ? Où est dans votre main le van avec lequel vous devez nettoyer le monde comme votre aire ? Eh quoi !
Vous avez glorifié Moïse, votre serviteur, au milieu d'une nuée lumineuse et d'une colonne de feu, et maintenant vous
courbez la tête devant moi ? Non, Seigneur, qu'il n'en soit pas ainsi, vous êtes le chef de nous tous. Vous nous avez déjà
montré votre abaissement, montrez aujourd'hui votre souveraineté. Baptisez tous ceux qui sont ici présents et moi avant
tous les autres. Mais vous qui n'êtes point souillé, pourquoi voulez-vous être baptisé ? Si je consentais à vous baptiser,
le Jourdain ne le souffrirait pas, lui qui autrefois, vous reconnaissant comme son Maître, a remonté vers sa source. » —
Certes, il n'est pas étonnant que saint Jean ait été troublé, en voyant s'abaisser sous sa main Celui au nom duquel tout
genou fléchit au ciel, sur la terre et dans les enfers. « Eh quoi ! s'écrie saint Bernard, lorsqu'on voit s'incliner devant le
saint Précurseur cette tête auguste que les Anges adorent, que les Puissances révèrent, que les Principautés redoutent,
est-il surprenant qu'un simple mortel tremble et qu'il n'ose porter sa faible main sur le chef sacré de Dieu même ? Qui de
nous ne frémirait à cette seule pensée ? Oh ! qu'elle sera élevée au grand jour du jugement universel cette tête qui se
courbe aujourd'hui, qu'il paraîtra sublime alors ce chef qui s'humilie maintenant devant sa créature ! »
Le Seigneur, sans doute, agréa la soumission respectueuse de son fidèle serviteur, mais il lui manifesta la raison
secrète de sa conduite, en lui disant : Laissez-moi faire maintenant, c'est-à-dire permettez pour cette heure que je
reçoive de vous le baptême d'eau, afin qu'ensuite vous receviez de moi le baptême de L'Esprit ; car c'est un mystère que
j'accomplis en ce moment. Souffrez présentement qu'ayant pris la forme d'esclave, j'en subisse toute l'humiliation. Saint
Chrysostôme conclut de là que saint Jean fut dans la suite baptisé par Jésus-Christ. En agissant ainsi, ajoute le Sauveur,
c'est-à-dire moi votre supérieur, en recevant de vous le baptême dont je n'ai nul besoin, et vous on me le conférant, nous
remplissons toute justice, et nous en donnons un parfait exemple, comme il convient (Matth. III, 15). Ici, le mot justice
est pris non pas dans un sens restreint, comme indiquant la vertu spéciale opposée au vice de l'avarice, mais dans un
sens général, comme renfermant toute vertu ou plutôt la perfection de toutes les vertus. Tel est le sentiment de saint
Chrysostôme qui fait parler le Sauveur en ces termes (Hom. XII in Matth.) : « Jusqu'ici nous avons observé toute la loi,
sans jamais violer aucun précepte : une seule chose nous reste encore à faire, faisons-là, et nous aurons rempli toute

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justice. Ici donc, le Sauveur appelle justice le complément de tous les préceptes, montrant que pour lui, Seigneur et
Maître, la vraie justice consistait à remplir lui-même tout ce qui était prescrit pour notre salut ; or, il était prescrit aux
hommes de recevoir le baptême de saint Jean. »
La vraie justice consiste aussi à faire ce qu'on doit à chacun. Ainsi, celui qui reçoit le baptême du Christ prend
pitié de son âme, en lui ménageant la grâce de Dieu et lui assurant le remède du salut ; il se soumet humblement au
Créateur, en assujettissant aux moyens établis par la Providence divine ; il édifie le prochain, en le portant au bien par
son exemple : de la sorte il remplit toute justice, parce qu'il fait ce qu'il doit à Dieu, à lui-même et au prochain. — La
vraie justice consiste encore à faire soi-même le premier ce que les autres doivent faire ensuite. C'est comme si Jésus-
Christ eût dit : Je me soumets maintenant à vous qui êtes inférieur à moi, afin que les grands ne dédaignent pas d'être
baptisés, instruits et gouvernés par des hommes qui sont inférieurs à eux. « Car en quoi consiste la justice, dit saint
Ambroise (Lib. II in Lucam), si ce n'est en ce que vous fassiez vous-même d'abord ce que vous désirez que les autres
fassent, les encourageant ainsi par votre propre exemple ? » « Notre-Seigneur, dit saint Chrysostôme dans le passage
cité plus haut, a voulu être baptisé, non à cause de lui, mais à cause de nous, afin d'accomplir toute justice ; car il est
juste que l'on commence par pratiquer soi-même ce qu'on veut enseigner aux autres. Or, Jésus-Christ, étant venu sur la
terre pour instruire le genre humain, voulut nous montrer par ses propres exemples ce que nous devions faire, afin que,
devenus ses serviteurs et ses disciples, nous puissions marcher sur les traces de notre Seigneur et de notre Maître. » « Le
Sauveur, dit saint Augustin (Serm. de Epiphan.), a voulu lui-même observer ce qu'il commandait à tous les hommes
d'observer, afin d'établir et d'accréditer ainsi sa doctrine plus encore par ses actions que par ses paroles. C'est pourquoi
Raban-Maur fait dire par Jésus-Christ à saint Jean : « Nous devons ainsi dans le baptême donner l'exemple de toute
vraie justice, sans l'accomplissement de laquelle le royaume des cieux reste fermé, pour montrer aux hommes que nul
ne peut être parfait sans le baptême lui-même. »
Accomplir toute justice, c'est encore exercer toute humilité même surabondante ; car, la justice est en majeure
partie formée de l'humilité qui comprend trois degrés. D'abord l'humilité requise et suffisante qui est nécessaire à tout
homme juste, consiste à se soumettre à ses supérieurs en vue de Dieu et à ne pas se préférer à ses égaux ; l'humilité
abondante consiste à se soumettre à ses égaux et à ne pas se préférer à ses inférieurs ; l'humilité parfaite et surabondante
consiste à se soumettre même à ses inférieurs et à ne se préférer à personne. Par son baptême, Jésus-Christ pratiquant ce
troisième degré accomplit véritablement toute humilité. Saint Bernard dit à ce sujet (Serm. IV de Epiph.), qu'il y a trois
degrés de justice. « La plus stricte et la plus étroite justice dont on ne peut s'éloigner tant soit peu sans tomber dans le
péché, consiste à rendre à chacun ce qui lui appartient, de manière à ne pas se préférer à son égal et à ne pas s'égaler à
son supérieur. La justice plus large et plus étendue consiste à ne pas s'égaler à ses pareils et à ne pas se préférer à ses
inférieurs : car, si se préférer à son égal et s'égaler à son supérieur est la marque d'un grand orgueil, se regarder comme
inférieur à son égal et comme égal à son inférieur est la preuve d'une grande humilité. Enfin, la pleine et parfaite justice
consiste à se regarder comme inférieur même à son inférieur ; car, si s'élever au dessus de son supérieur est le comble de
l'orgueil, s'abaisser au dessous de son inférieur est par contre l'apogée ou la perfection de la justice. Quant à cette parole
de saint Jean : C'est moi qui dois être baptisé par vous, elle indique le premier degré de la justice par laquelle il se
soumit simplement à son supérieur. Mais quant à la démarche de Jésus qui s'abaissa sous la main de son serviteur, elle
atteste le plus haut degré de la justice. Que chacun voie maintenant s'il veut imiter le Christ ou bien l'Antéchrist qui
s'élèvera au dessus de toute divinité (II Epist. ad Thessal. II, 4). « Ô mon âme, s écrie le même saint Docteur, n'es-tu pas
soumise à Dieu (Ps. LXI, 2) ? Oui, sans doute ; mais il ne suffit pas d'être soumise à Dieu, si tu n'es en même temps
soumise à cause de Dieu à toute créature humaine. Car, c'est ainsi que nous devons accomplir toute justice, en
établissant la consommation de cette vertu dans la perfection de l'humilité. Voulez-vous donc, Chrétien, être
parfaitement juste, allez comme le Christ trouver un plus petit que vous, témoignez-lui votre respect et votre déférence,
abaissez-vous devant votre inférieur. » Ainsi parle saint Bernard.
L'homme vraiment humble fait paraître sa justice, en ce qu'il ne ravit point à un autre ce qui lui est propre, ne
s'attribue point à lui-même ce qui ne lui appartient point et rend à chacun ce qui lui est dû. Il n'enlève point la gloire au
Seigneur pour se l'arroger à lui-même, mais il renvoie tout honneur à Dieu pour ne se réserver que le seul mépris. Il ne
blesse point, ni ne condamne point le prochain ; il ne se préfère ou compare à personne ; mais il se regarde comme le
moindre de tous, souhaitant et choisissant toujours la dernière place. Voyez aussi comment l'humilité se développe de
plus en plus dans notre divin Maître et Modèle. Auparavant, il était soumis à ses parents ; maintenant il se soumet même
à son serviteur, et il s'abaisse lui-même pour l'honorer et l'exalter. Jusqu'à présent, il avait vécu dans le monde comme
un homme inutile et abject ; aujourd'hui, il veut en outre passer pour un pécheur. C'était en effet aux pécheurs que saint
Jean prêchait la pénitence et administrait le baptême ; le Seigneur Jésus se mêle cependant à eux, afin d'être baptisé
avec eux et comme l'un d'entre eux. Il est vrai que déjà, dans sa circoncision, le Sauveur avait voulu paraître comme
pécheur ; mais alors ce n'était pour ainsi dire qu'en secret, tandis qu'aujourd'hui c'est en public, en présence de la foule.
Comme il allait bientôt commencer sa prédication, ne devait-il pas craindre qu'en se faisant passer pour un pécheur il ne
perdît la considération dont il avait besoin ? Eh bien cette pensée n'arrête point le Maître de l'humilité qui s'humilie plus
profondément qu'auparavant. Pour nous instruire, il veut paraître ce qu'il n'est pas, de manière à s'attirer le mépris et la
confusion. Nous, au contraire, nous voulons paraître ce que nous ne sommes pas, afin de nous attirer la gloire et la
louange ; si nous croyons avoir quelque qualité, nous la faisons valoir et ressortir ; mais nous tâchons de dissimuler et
de cacher nos défauts. Nous pouvons encore considérer l'humilité de l'Homme-Dieu sous un autre rapport. Ainsi, dans la
réception du baptême et dans l'accomplissement de tous les autres préceptes de la loi, il voulut toujours se conduire et
agir comme les autres hommes, sans s'attribuer aucune prérogative, aucun privilège, lui qui pourtant était au dessus de
la loi et l'auteur même de la loi. Hélas ! combien différente est la conduite d'un grand nombre de personnes qui, vivant

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en communauté, prétendent avoir des privilèges particuliers pour se dispenser des règles communes !
Lors donc que saint Jean eut connu, par une révélation intérieure de l'Esprit-Saint, que toute justice devait
s'accomplir ainsi et de telle manière, il y consentit et souffrit que Jésus reçût son baptême ; c'est-à-dire il ne lui résista
pas davantage et ne le contredit pas plus longtemps, mais il le laissa agir selon sa volonté, en consentant à le baptiser.
Jusque là, Jean avait fait quelque opposition à Jésus, en refusant par respect de lui administrer le baptême ; maintenant il
le laisse libre en se soumettant à sa volonté. La véritable humilité, en effet, est celle qui a l'obéissance pour compagne ;
aussi l'office que le respect et la crainte l'avaient empêché de remplir, il l'accepte avec amour et docilité. « Obéissant à la
voix du Seigneur, dit saint Bernard (Serm. I de Epiphan.), Jean baptisa l'Agneau de Dieu en le plongeant dans les eaux
du Jourdain ; mais ce n'est pas lui, c'est nous qui avons été purifiés, car il a lui-même purifié les eaux qui devaient
effacer toutes nos souillures. » Arrêtons un instant nos regards sur notre divin Maître ; contemplons ce Dieu de toute
majesté qui se dépouille comme une simple créature ; le Créateur de tous les éléments se soumet à l'œuvre de ses mains,
il se plonge dans l'eau glacée, au milieu de la plus rude saison, et tout cela pour notre amour. Afin d'opérer notre salut,
par le contact de sa chair sacrée, il purifie et consacre les eaux, leur communiquant la puissance de nous régénérer et de
nous sanctifier ; il institue et inaugure par là le sacrement du baptême qui doit nous purifier et nous laver de toutes nos
souillures. En ce jour, il s unit comme épouse l'Église universelle avec toutes les âmes fidèles qui la composent ; car par
la foi du baptême nous sommes unis à Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme l'atteste le Prophète qui a dit en son nom :
Je vous rendrai mon épouse par la foi (Os. II, 20). Qu'il est solennel, qu'il est avantageux pour nous le mystère opéré
par le baptême du Sauveur ! Aussi l'Église chante avec allégresse : Aujourd'hui l'Église fut, unie à son céleste Époux,
lorsque Jésus dans le Jourdain effaça les crimes du monde (Hym. Brev. rom.)1.
Saint Anselme dit à ce sujet (Med. in Ps. XVIII) : « Ô mon divin Sauveur, lorsque vous eûtes atteint la
plénitude de l'âge mûr, avant de commencer ces grands travaux que vous aviez entrepris pour sauver votre peuple, vous
vous êtes élancé comme un géant courageux, afin de parcourir vous-même la voie de toutes nos misères. Et d'abord,
afin de vous assimiler en toutes choses aux hommes que vous adoptiez pour vos frères, vous êtes venu comme un
pécheur vers Jean votre serviteur, lui demander le baptême qu'il administrait aux pécheurs pour les exciter à la
pénitence. Ô innocent Agneau ! vous que l'ombre même du péché n'a jamais souillé, vous dont la pureté n'a jamais été
ternie par la moindre pensée mauvaise, vous avez été baptisé ! Mais non, je me trompe, vous n'avez pas été purifié dans
les eaux, vous les avez plutôt purifiées en vous-même, afin que par elles nous puissions être purifiés à notre tour. » «
Jésus-Christ, dit saint Chrysostôme, voulut recevoir le baptême de saint Jean, afin de nous apprendre, par la nature
même de ce baptême, qu'il n'y avait pas recours pour obtenir la rémission des péchés ni les dons du Saint-Esprit. En
recevant ce baptême des Juifs, il l'abolit pour établir celui des Chrétiens ; et ce qu'il devait faire plus tard en changeant
la Pâque, il le fait alors en renouvelant le baptême ; car, lorsqu'il eut célébré la Pâque ancienne, il la supprima pour la
remplacer par la Pâque nouvelle ; de même présentement, après avoir reçu le baptême de saint Jean, il l'annule pour
instituer le baptême de la grâce qui ouvre à tous la porte de l'Église. Ainsi, dans l'une et l'autre circonstance, dans le
Jourdain comme dans le Cénacle, le Sauveur fit succéder la vérité aux ombres, la réalité aux figures ; car le baptême du
Christ renferme et communique la grâce du Saint-Esprit dont le baptême de saint Jean était privé. Jésus-Christ, ajoute le
même saint Docteur, voulant instituer un nouveau baptême pour remettre les péchés et sauver les hommes, ne dédaigna
pas d'être baptisé le premier, non point sans doute pour effacer ses fautes, puisque seul il n'en avait contracté aucune,
mais pour rendre les eaux propres à purifier tous ceux qui croiraient en lui. Ces eaux, en effet, n'auraient jamais eu la
vertu d'effacer les péchés, si elles n'eussent été préalablement sanctifiées par le contact de la chair sacrée du Sauveur.
Jésus-Christ a donc été baptisé, afin que nous fussions lavés de nos taches ; il a été plongé dans les eaux, afin que nous
fussions nettoyés de nos souillures ; il a reçu le bain de la régénération, afin que nous obtenions le bienfait de la
renaissance par l'eau et par le Saint-Esprit. Dans le baptême du Christ nous trouvons par conséquent l'ablution de nos
péchés et la rénovation d'une vie toute spirituelle : car, par le baptême, nous mourons au péché, et nous vivons avec
Jésus-Christ ; nous quittons la vie ancienne et nous embrassons une vie nouvelle, nous nous dépouillons du vieil homme
et nous nous revêtons de l'homme nouveau. » Ainsi parle saint Chrysostôme.
C'est fort à propos que le Seigneur a choisi d'être baptisé dans le Jourdain, afin de nous ouvrir la porte du ciel à
l'endroit où jadis l'entrée de la Terre promise avait été ouverte aux enfants d'Israël ; car, de même que les Hébreux
passèrent par ce fleuve dans la Terre promise, de même nous passons par le baptême en la terre des vivants. En outre,
comme le Jourdain qui sépare les Juifs et les Gentils est commun à ces deux peuples, ainsi le baptême est commun aux
uns et aux autres, si par la foi ils viennent à Jésus-Christ. De plus, le baptême de Jésus-Christ dans le Jourdain avait été
d'avance figuré par Élie, Elisée, Josué et Naaman qui trouvèrent leur salut dans ses eaux. Le Sauveur a été baptisé dans
l'eau pour éteindre le feu des passions et des supplices ; car l'eau est contraire au feu qui est la figure et la punition du
péché. De même que l'eau lave les taches, apaise la soif et reproduit l'image des objets ; ainsi dans le baptême la grâce
du Saint-Esprit lave les taches du péché, apaise la soif de l'âme par la parole de Dieu, et rétablit l'image du Créateur que
nos crimes avaient ternie. — De ce que Notre-Seigneur a été baptisé dans l'eau, on conclut justement que le baptême ne
doit pas être administré avec un autre liquide que l'eau. Pour confirmer cet enseignement, on tire d'autres preuves de ce
que l'eau sortit du côté droit du Sauveur mourant sur la croix ; de ce que l'eau est le plus convenable de tous les liquides
pour nettoyer les souillures ; de ce que l'eau étant sous la main de tout le monde, personne ne peut prétexter la difficulté
de se la procurer, pour recevoir le plus nécessaire de tous les sacrements. Il est vrai que le Saint-Esprit purifie
intérieurement, mais il faut néanmoins que l'eau lave extérieurement, parce que l'homme étant formé par la réunion de
deux substances, du corps et de l'âme, doit aussi renaître par le moyeu de deux substances, de l'Esprit-Saint et de l'eau.
Lorsque saint Jean baptisait tout le peuple (Luc. III, 21), c'est-à-dire une foule nombreuse de toute cette
1 Voir note I à la fin du volume.

6
contrée, Jésus, après avoir été baptisé par saint Jean, sortit de l'eau et se mit en prière, conjurant son Père céleste
d'envoyer le Saint-Esprit sur ceux qui devaient être baptisés. Le ciel s'ouvrit alors, c'est-à-dire une splendeur
incomparable environna Jésus-Christ d'une clarté si extraordinaire quelle semblait être descendue du ciel sur la terre. Ce
n'est pas que le ciel s'ouvrit réellement, le prodige s'opéra seulement dans l'air, comme il arrive au moment d'un orage ;
car, lorsque les éclairs réitérés sillonnent les nues, le ciel paraît comme s'entr'ouvrir sur nos têtes. Dieu a voulu nous
montrer par ce prodige, que la gloire céleste est réservée pour les fidèles chrétiens, et que le royaume éternel, fermé par
le péché aux hommes coupables, est ouvert par Jésus-Christ aux hommes régénérés dans les eaux du baptême. « Au
baptême de Jésus-Christ, dit saint Chrysostôme (Hom. XII in Matth.) les cieux furent ouverts, afin de nous apprendre
que ce qui se passa visiblement alors, s'opère invisiblement au baptême de chaque chrétien, car, en ce moment, Dieu
nous appelle au ciel, et nous engage à n'avoir plus rien de commun avec la terre. » Plus loin le même saint Docteur
ajoute : « Il est dit que le ciel fut ouvert, pour marquer qu'il avait été fermé jusqu'alors. Mais, depuis que le Pasteur
universel a réuni sous sa conduite en un même troupeau le monde supérieur et le monde inférieur, toutes ses brebis
peuvent entrer dans le bercail du ciel et les hommes exilés sur la terre peuvent être admis dans la patrie avec les Anges.
» Selon le Vénérable Bède (in cap. III Lucae) : « Lorsque Jésus-Christ, après avoir été baptisé, priait, le ciel s'ouvrit,
parce qu'après avoir humilié son corps mortel, en se plongeant dans les eaux du Jourdain, il a manifesté sa puissance
divine, en nous ouvrant les portes du ciel, et pendant qu'il exposait sa chair innocente aux ondes glacées, il délivrait
l'homme criminel du glaive étincelant qui le menaçait depuis longtemps. » — Si le ciel s'ouvre pendant la prière de
Jésus-Christ récemment baptisé, c'est pour signifier que la prière de l'homme pur et saint pénètre jusqu'au ciel. Si le
Christ a prié après son baptême, c'est afin de nous apprendre à prier après notre baptême, en nous montrant la manière
et la nécessité de le faire ; la manière de prier, car pour être agréable à Dieu, la prière doit partir d'un cœur pur ; la
nécessité de prier, car la grâce baptismale ne peut se conserver sans la prière fervente. Enfin, il a voulu prouver par son
exemple que dans la réception des sacrements le cœur de l'homme doit être élevé vers Dieu. « Nul doute, dit le
Vénérable Bède (in cap. III Luc), qu'en priant au sortir du baptême, Jésus-Christ n'ait voulu nous apprendre qu'après
avoir reçu le sacrement de baptême, bien que le palais du ciel nous soit ouvert, nous ne devons pas rester oisifs, mais
nous appliquer de plus en plus aux bonnes œuvres, telles que les jeûnes, les prières et les aumônes ; car, quoique par le
baptême tous nos péchés aient été pardonnes, notre chair ne cesse pas d'être fragile. Il est vrai que, comme les anciens
Israélites, nous nous applaudissons d'avoir traversé la Mer-Rouge, et d'y voir les Égyptiens submergés ; mais d'autres
ennemis nous attendent dans le désert de notre pèlerinage, il faut qu'aidés par la grâce de Jésus-Christ, nous les
combattions avec courage jusqu'à ce que nous arrivions avec gloire dans la véritable patrie. »
Le Saint-Esprit descendit alors visiblement sous la forme d'une colombe, et se reposa sur la tête de Jésus (Luc.
III, 22). Il descendit non par sa grâce, puisque Jésus en était tout rempli dès le premier instant où il avait été conçu, mais
par un signe sensible, et cela pour trois raisons principales : afin de nous apprendre d'abord que Jésus possédait la grâce
dans toute sa plénitude ; ensuite que ceux qui reçoivent sincèrement le baptême reçoivent réellement le Saint-Esprit ;
enfin que Jésus-Christ lui-même nous baptise par le Saint-Esprit, en nous purifiant de toutes nos souillures. Or, le Saint-
Esprit apparut ostensiblement sous sous la forme corporelle d'une colombe, pour nous marquer qu'en lui résident la
mansuétude et la simplicité, sans aucun mélange de fiel et d'amertume, qu'il se communique aux âmes douces et
humbles, et qu'il habite dans les cœurs remplis de la charité divine spécialement figurée par la colombe. « Le Saint-
Esprit, dit saint Chrysostôme (Hom. IV oper.imp.), a pris la forme d'une colombe, parce que de tous les animaux, elle
seule pratique la fidélité dans l'amour dont elle est l'emblème. Les serviteurs du démon peuvent bien simuler en
apparence toutes les vertus que pratiquent en vérité les serviteurs de Dieu, mais la charité que donne le Saint-Esprit est
la seule vertu que l'esprit impur ne saurait feindre. Or le Saint-Esprit s'est particulièrement réservé le don de la charité,
parce que la pratique de cette vertu est la plus sûre marque pour reconnaître la présence de sa grâce. » Ce qui se passe
ici dans le Nouveau-Testament, dit le même saint Docteur (Hom. XII in Matth.), a été figuré dans l'Ancien-Testament.
En effet, de même qu'après le déluge la colombe, portant dans son bec un rameau vert d'olivier, vint annoncer à ceux qui
avaient été sauvés des eaux, que la colère divine était apaisée et que tout l'univers était tranquille, ainsi l'Esprit-Saint,
apparaissant au baptême de Jésus sous la forme d'une colombe, vient annoncer que la miséricorde divine remet les
péchés et confère la grâce à ceux qui sont baptisés ; mais, à la place d'un rameau d'olivier, il nous montre le Libérateur
promis qui doit opérer la rédemption du genre humain. »
Quoique la colombe représente particulièrement la charité, elle rappelle aussi les sept vertus que doit exercer
tout homme baptisé pour être parfait. En effet, quiconque est parfait doit posséder par rapport à lui-même, au prochain
et à Dieu, les mêmes qualités dont la colombe nous offre le modèle. D'abord, par rapport à nous-mêmes, deux qualités
sont nécessaires. Comme la colombe n'a pour chant qu'un gémissement et n'a point de fiel dans son intérieur, de même
l'homme doit témoigner par des gémissements accompagnés de larmes la contrition qu'il ressent de ses fautes, et il ne
doit laisser pénétrer en lui ni l'amertume du péché ni le fiel de la colère. Ensuite, par rapport au prochain, trois qualités
sont requises. De même que la colombe ne blesse jamais de son bec, le juste ne médit jamais de personne ; elle ne ravit
jamais rien avec ses griffes, il ne prend jamais le bien d'autrui ; elle nourrit les petits qui lui sont étrangers comme s'ils
étaient les siens, il compatit aux malheureux avec lesquels il partage ses biens. Enfin, par rapport à Dieu, deux qualités
sont indispensables. Comme la colombe réside sur les eaux, afin que, voyant dans leur miroir venir de loin le vautour,
elle puisse l'éviter en plongeant ; ainsi le juste s'attache habituellement aux saintes Écritures qu'il médite avec soin, pour
découvrir les embûches et fuir les attaques du démon. De plus, comme la colombe choisit les meilleurs grains et ne se
nourrit que de choses pures ; ainsi, le juste recueille les saines maximes pour en repaître son âme, et ne se récrée qu'en
Dieu seul qui est la souveraine pureté. Enfin, de même que la colombe fait son nid dans les trous de la pierre, de même
le juste établit son refuge et son espérance dans les plaies sacrées du Sauveur mourant qui est la véritable pierre ferme.

7
Lorsque l'Esprit-Saint, sous la forme d'une colombe, s'arrêta sur la tête de Jésus-Christ, le Père rendit
témoignage au Fils par une voix du ciel que l'on entendit prononcer ces paroles (Matth. III, 17) : Celui-ci est mon Fils
Bien-aimé ; oui, bien aimé par-dessus tous les autres, parce qu'il n'est pas comme eux mon Fils par adoption, mais par
nature. « Jésus-Christ, en effet, dit saint Chrysostôme, n'est pas Fils de Dieu par l'adoption de la grâce ou par l'élection
de la créature, mais parla propriété de sa naissance et pa rla vérité de sa nature. » — « La colombe, dit saint Jérôme (in
Matth.), s'arrêta sur la tête du Sauveur, afin que personne ne pût supposer que la voix du Père céleste s'adressait à Jean
et non pas à Jésus. » — Celui-ci est mon Fils bien-aimé,en qui j'ai mis ma complaisance, c'est-à-dire en qui s'accomplira
ma volonté de sauver le genre humain. Saint Luc fait dire à cette voix (III, 22), In quo complacui mihi : Vous êtes mon
Fils bien-aimé, en vous j'ai mis ma complaisance, c'est-à-dire en vous et par vous j'ai résolu de faire ce qui me plaît et
ce qui doit se faire, savoir de racheter le genre humain. Ou bien encore, selon cette autre leçon, in quo mihi complacuit,
il faut entendre : Mon Fils bien-aimé qui m'a plu complètement et absolument. Car Dieu n'a jamais rien trouvé en Jésus
qui pût lui déplaire, comme en nous qui avons été d'abord par nature des enfants de colère, ainsi que le dit saint Paul
(Ephes. II, 3). Saint Bernard dit à ce sujet (Serm. de Epiph.) : « Jésus-Christ est vraiment celui en qui rien n'a pu
déplaire à Dieu, en qui rien n'a pu offusquer les yeux de sa majesté ; voilà pourquoi le Sauveur a dit lui-même : Je fais
toujours ce qui lui plaît, (Joan. VIII, 29). Seigneur Jésus, qui plaisez toujours au Père, faites, par votre grâce, que nous
méritions aussi de lui plaire toujours. »
D'après le Vénérable Bède (in Marc. I), la merveilleuse lumière se prolongea aussi longtemps que la voix du
Père de manière à s'évanouir avec elle. Le Père nous recommande d'écouter son Fils, de croire en lui et de lui obéir,
lorsqu'il nous dit : Ipsum audite (Matth. XVIII, 5). A qui devons-nous croire, en effet, si ce n'est à la sagesse, à la
justice, à la vérité ? Ce qui fait dire à saint Bernard sur ces paroles (Serm. I de Epiphan.) : « Me voici, Seigneur Jésus ;
ah ! parlez maintenant, puisque vous en avez reçu l'autorisation de votre Père. Jusques à quand, ô vous qui êtes la Vertu
et la Sagesse de Dieu ! resterez-vous caché au sein de la foule comme un homme faible et ignorant ? Jusques à quand, ô
Roi incomparable, Maître du ciel ! vous laisserez-vous appeler et croire le fils du charpentier ? Ô abaissement de la
grandeur de Jésus-Christ ! Ô grandeur de son abaissement ! comme vous confondez la folie de ma vanité ! Je sais peu
de chose, mais je crois savoir davantage ; c'est pourquoi je ne puis me taire ; j'ai l'audace et l'imprudence de m'ingérer et
de me montrer en tout ; je suis prompt à parler, je suis empressé pour instruire les autres, mais bien rétif à les écouter.
Jésus, au contraire, en gardant un silence et une retraite si prolongés, redoutait-il donc la vaine gloire ? En quoi pouvait
l'appréhender Celui qui est la véritable gloire du Père ? Cependant, il craignait non pas pour lui, mais pour nous ; car il
connaissait les dangers que nous ferait courir notre faiblesse. Son silence était une leçon à notre adresse ; tandis que ses
lèvres se taisaient, ses actes nous instruisaient ; son exemple nous criait alors ce que sa parole devait nous enseigner
plus tard : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur (Matth. XI, 29). En effet, de Jésus enfant nous ne
connaissons que quelques paroles ; et nous n'en trouvons aucune qu'il ait prononcée depuis sa douzième année jusqu'à
sa trentième. Mais dorénavant il ne peut plus rester caché, depuis que son Père céleste l'a manifesté d'une manière si
éclatante. » Ainsi s'est exprimé saint Bernard. — Suivant l'exemple que le Seigneur nous a donné jusqu'à ce moment,
exerçons-nous à l'observation du silence ; car celui qui garde en tout le silence, conserve la paix en tout. Faites donc
tous vos efforts pour acquérir cette vertu ; car savoir se taire, c'est une chose bien plus rare que de savoir parler, comme
l'atteste saint Ambroise (in cap, XIX, Luc.). — Vous avez donc vu dans toute la conduite du Seigneur Jésus éclater
l'humilité, vertu aussi excellente que nécessaire. Vous devez la rechercher avec d'autant plus d'ardeur, l'aimer d'une
affection d'autant plus grande, que le Seigneur s'est appliqué spécialement à la pratiquer dans tous ses actes pour nous
en servir de modèle.
Ainsi, dans le baptême du Sauveur, la Trinité tout entière s'est manifestée d'une manière particulière, et de la
sorte elle a consacré le baptême par sa présence. Le Père se manifesta par la voix qu'il fit entendre, le Fils dans son
humanité, et le Saint-Esprit sous la forme de la colombe ; mais entre ces trois manifestations il y a des différences
notables. Ainsi, dans la manifestation du Fils, l'humanité lui était personnellement unie, tandis que, dans les
manifestations du Père et du Saint-Esprit, la voix et la colombe ne leur étaient point unies personnellement, mais étaient
simplement des signes extérieurs qui les représentaient. La colombe figurait donc le Saint-Esprit, mais elle n'était pas le
Saint-Esprit auquel elle n'était point unie personnellement ; car aucune autre créature que la nature humaine n'a joui de
l'union hypostatique avec Dieu lui-même. Le Saint- Esprit n'était pas non plus uni à la colombe par la grâce, mais par la
signification qu'elle présentait au moment de l'apparition ; aussi, dès qu'elle eut accompli sa mission, après le moment
de cette apparition, elle retourna à l'état primitif, d'où elle avait été tirée, comme cela est arrivé pour les autres figures
sous lesquelles le Seigneur a daigné se montrer aux humains. — Le mystère de la Trinité se manifesta seulement après
et non pas avant le baptême du Sauveur, et cela n'arriva point sans motif ; car Jésus n'ayant pas besoin de la grâce
sanctifiante, ne reçut point le baptême qu'il institua, mais le baptême que Jean administrait. Celui-ci se donnait au nom
du Messie qui devait venir, tandis que celui-là se donne au nom de la Trinité. C'est pourquoi il ne convenait point que le
mystère de la Trinité fût révélé pendant que Jésus-Christ était baptisé, mais après, pour montrer la différence des deux
baptêmes, celui de Jean et celui du Sauveur. Si par conséquent la Trinité apparut seulement après que le Sauveur eut été
baptisé, c'était pour signifier que désormais le baptême devait être conféré au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit
(Matth. cap. ultim.). Néanmoins, dans la primitive Église, il fut conféré quelque temps au nom du Christ (Act. XIX) ;
c'était alors pour environner ce nom d'un plus grand respect, afin de détruire l'erreur de ceux qui attribuaient la vertu du
baptême aux ministres, en disant : Moi, je suis à Paul, moi, je suis à Céphas, etc. (I Epist. ad Corint. I, 12). Mais lorsque
cette cause eut cessé, l'Église revint à la forme précédemment indiquée 2.
Remarquons ici le triple effet que produit le baptême, surtout depuis la Passion du Sauveur. Il nous ouvre le
2 Voir note II à la fin du volume.

8
ciel, puisque les chrétiens baptisés peuvent seuls y entrer ; il nous communique le Saint-Esprit, dont il nous confère la
grâce avec les sept dons ; il nous fait entendre la voix du Père qui régénère les fidèles baptisés pour en faire des fils
adoptifs, objets de sa complaisance ; car, par le baptême, les enfants de colère deviennent enfants de grâce et reçoivent
une nouvelle naissance qui leur fait espérer la vie éternelle. — Arrêtez votre attention sur chacun de ces merveilleux
effets ; puis élevez votre esprit pour découvrir le ciel de la Trinité qui transporte toutes vos pensées en Dieu. Ne laissez
pas de tenir votre âme dans l'humilité, pour mériter comme récompense de recevoir le don du Saint-Esprit et d'entendre
la parole du Père. Saint Anselme dit à ce sujet (Enarration. in Evang. Luc.) : « S'inclinant sous la main de Jean pour être
baptisé dans le fleuve du Jourdain, Jésus entendit la voix de son Père et reçut la visite du Saint-Esprit sous la forme
d'une colombe. C'est pour nous apprendre que nous devons garder notre âme dans l'humilité, figurée parle Jourdain qui
signifie descente ; dans cette disposition nous serons honorés de la conversation du Père qui communique ses secrets
aux simples (Prov. III, 32), et nous serons favorisés de la présence du Saint-Esprit qui se repose sur les humbles ; mais
ces sublimes avantages nous ne les obtiendrons qu'en courbant la tête sous la main de Jean qui veut dire grâce de Dieu ;
car c'est à la grâce et non pas à nos mérites que nous devons rapporter tout ce qui nous vient de Dieu. »
Le baptême a été figuré par le bassin appelé mer d'airain qui était à l'entrée du temple de Jérusalem. Les
prêtres devaient s'y laver avant de pénétrer dans le sanctuaire : ainsi tous ceux qui veulent entrer dans le ciel doivent
auparavant se purifier par le baptême. Ce bassin était supporté par douze bœufs d'airain, images des douze Apôtres qui
ont répandu le baptême du Christ dans l'univers tout entier. Il était garni tout à l'entour de miroirs transparents, afin que
ceux qui entraient dans le temple pussent voir si leur extérieur n'avait rien de souillé ou d'inconvenant. Ceci nous
montre que le baptême exige la préparation de la conscience, la détestation du péché et la contrition du cœur. — Nous
trouvons une autre figure du baptême dans le Syrien Naaman, Gentil et lépreux, qui sur l'ordre d'Elisée, alla se plonger
sept fois dans le Jourdain, où il fut ainsi parfaitement guéri de la lèpre (IV Reg. v). Les sept immersions qu'Elisée lui
prescrivit dans l'eau de ce fleuve marquaient que l'eau du baptême devait nous laver des sept péchés capitaux. L'âme du
pécheur devient alors pure comme celle d'un innocent, de même que la chair de Naaman redevint autrefois saine comme
celle d'un enfant. — Nous voyons un autre symbole du baptême dans le passage du Jourdain que les Israélites
traversèrent avant d'entrer dans la Terre promise (Josue III - IV). Ainsi doivent passer par les eaux baptismales tous
ceux qui désirent parvenir à la patrie céleste. L'arche d'alliance qui restait au milieu du Jourdain, représentait Jésus-
Christ qui descendit dans ce même fleuve, pour y recevoir le baptême. Les douze pierres que le peuple juif prit dans le
lit du Jourdain, pour élever sur le rivage du fleuve un monument perpétuel de son passage miraculeux, figuraient les
douze Apôtres qui ont annoncé dans tout l'univers le baptême de Jésus-Christ.
Relativement à ce qui précède, nous devons savoir que Jésus-Christ insinua d'abord, puis institua et enfin
confirma son baptême. Il l'insinua d'abord en parole et en fait ; en parole, lorsqu'il dit : Si vous ne renaissez de l'eau et
du Saint-Esprit vous n'entrerez point dans le royaume des deux (Joan. III, 5) ; en fait, lorsqu'il se fit baptiser par saint
Jean. I1 l'institua avant sa résurrection en fait et en parole ; en fait, lorsque ses disciples baptisaient sur son autorité
(Joan. IV, 2) ; en parole, lorsqu'il les envoya prêcher et baptiser dans la Judée (Luc. X). Il le confirma après sa mort, en
fait et en parole ; en fait, lorsque le sang et l'eau sortirent de son côté (Joan. XIX) ; en parole, lorsqu'étant ressuscité il
envoya ses disciples prêcher et baptiser dans tout l'univers (Marc. XVI).
A l'occasion de ce premier sacrement, faisons quelques observations générales sur tous ceux que Jésus-Christ a
établis. Remarquons d'abord que le céleste médecin, venant pour guérir le genre humain, n'a pas manqué de lui
appliquer le plus convenable remède. La maladie de l'homme, c'est le péché originel. Quoique ce péché dans le premier
homme ait eu pour cause principale le consentement de la volonté, il avait eu pour occasion naturelle les sens du corps.
Afin donc que le remède fût correspondant à la maladie, il ne devait pas être purement spirituel, mais avoir quelque
chose de sensible ; car, comme les objets matériels avaient été pour l'âme l'occasion de sa décadence, ils devaient l'être
également de sa réhabilitation. Aussi, les blessures de notre âme trouvent leurs plus convenables remèdes dans les
sacrements de l'Église. — Dieu a institué les sacrements en diverses circonstances. Ainsi, il en a institué deux avant son
avènement, savoir, le Mariage et la Pénitence ; mais il les a confirmés et perfectionnés sous la loi évangélique, l'un en
assistant aux noces de Cana, et l'autre en prêchant la pénitence. Jésus-Christ seul inaugura les cinq autres sacrements : le
Baptême, en le recevant lui-même et plus tard en lui donnant sa forme ; la Confirmation, en imposant les mains sur les
enfants, l'Extrême-Onction, en envoyant ses disciples guérir les malades qu'ils oignaient d'huile ; l'Ordre, en conférant le
pouvoir de lier et de délier ainsi que d'offrir le saint sacrifice ; l'Eucharistie, en consacrant et donnant à ses disciples le
sacrement de son corps et de son sang la veille de sa Passion.
Les sacrements ont été établis pour plusieurs motifs : 1° D'abord, pour notre humiliation ; n'est-ce pas, en effet,
une grande humiliation à l'homme d'employer des choses visibles qui lui sont bien inférieures, afin d'obtenir de Dieu le
salut que l'orgueil lui a ravi ? 2° Pour notre instruction ; car nous trouvons dans les sacrements des enseignements qui
nous excitent et nous portent au bien. 3° Pour la convenance ; car, comme le péché avait assujetti le cœur de l'homme
aux objets corporels, il était à propos que Dieu fit dépendre de quelques signes corporels la guerison de l'âme. 4° Il
fallait nous animer à fuir l'oisiveté et les occupations nuisibles, ainsi qu'à pratiquer les bonnes œuvres, en entendant la
messe, recevant l'Eucharistie, et exerçant d'autres actes salutaires. 5° Il fallait que le remède fut en rapport avec le
médecin. Par conséquent, comme le médecin est tout à la fois Dieu et homme, le remède devait avoir quelque élément
divin tel qu'est la grâce invisible, et quelque élément humain tel qu'est la forme visible de la grâce. 6° Il fallait aussi que
le remède fût en rapport avec le malade qui est l'homme, composé tout à la fois d'un corps et d'une âme. Or, l'âme se
trouvant unie au corps, ne saisit bien les choses spirituelles qu'à l'aide des choses corporelles. I1 convenait donc de lui
donner des remèdes spirituels dans des objets matériels, de même qu'on administre des pilules dans de la poudre. 7°
Enfin, par l'institution des sacrements, Dieu voulait augmenter notre mérite ; car il est très-méritoire de croire à la parole

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divine dans les choses mêmes où la raison humaine ne trouve point de preuve évidente.
Un sacrement se compose de choses, d'actes et de paroles : les choses sacramentelles sont, par exemple, l'eau,
l'huile, etc. ; les actes sont pour le baptême, l'ablution, l'insufflation et autres cérémonies ; les paroles sont des formules
vocales, comme l'invocation de la sainte Trinité... Un sacrement peut être défini un signe visible d'une grâce invisible.
Ainsi dans le baptême, nous voyons l'ablution extérieure du corps, mais nous ne voyons pas ce qu'elle représente, savoir
l'ablution intérieure de l'âme ou la rémission des péchés. Par le baptême, que le sang de Jésus-Christ a consacré, nos
ennemis, c'est-à-dire nos péchés, sont détruits de telle manière que nous sommes arrachés à la servitude du démon,
comme les Juifs ont été soustraits à la tyrannie de l'Egypte, en traversant la Mer-Rouge. C'est de la mort de Jésus-Christ
et de l'effusion de son sang précieux que le baptême tire sa vertu et son efficacité, comme tous les autres sacrements.
Par le baptême, Jésus-Christ remet les péchés qui ont été commis, donne des forces pour les éviter dorénavant, et
conduit au ciel où l'on ne peut plus les commettre. — Les sacrements ont été établis au nombre de sept contre trois
sortes de coulpes et quatre sortes de peines. Ainsi le baptême efface le péché originel ; la Pénitence, le péché mortel ;
l'Extrême-Onction, le péché véniel ; la Confirmation remédie à l'impuissance ; l'Ordre à l'ignorance ; l'Eucharistie à la
malice ; le Mariage à la concupiscence qu'il tempère et qu'il excuse. — Le signe spirituel, distinctif et indélébile, qu'on
appelle caractère, n'est pas conféré dans les sacrements qu'on peut réitérer, comme la Pénitence, le Mariage, l'Extrême-
Onction et l'Eucharistie. Mais le Baptême, la Confirmation et l'Ordre impriment dans ceux qui les reçoivent, certains
caractères ineffaçables qui les distinguent toujours. Ainsi, on distingue les fidèles des incrédules par le Baptême, les
forts des faibles par la Confirmation, les clercs des laïques par l'Ordre. Ces trois sacrements impriment un caractère qui
ne permet jamais de les réitérer absolument et sans condition sur une même personne. Afin de ne point faire injure aux
autres sacrements, on ne doit les réitérer que pour des causes différentes sur une même personne et avec la même
matière ; car si on pouvait pour une même cause les réitérer sur une même personne et avec la même matière, on
pourrait penser que leur administration avait été précédemment sans valeur et sans effet.

Prière

Très-clément Jésus, qui avez voulu être baptisé de la main de saint Jean, j'ai recours à la pénitence comme à un second
baptême, pour expier les péchés que j'ai commis, en violant les promesses que j avais faites dans un premier baptême.
Coupable et criminel que je suis, je confesse, ô mon Dieu, que je vous ai gravement offensé par pensée, parole, action et
omission : mes fautes avec leurs circonstances sont incalculables ; je ne me suis pas précipité seul dans les filets des
péchés, mais j'y ai entraîné beaucoup de personnes par ma persuasion, mon exemple, ma négligence, ou mon influence.
Ah ! je supplie humblement votre miséricordieuse bonté, d'oublier et d'effacer tous les péchés que j'ai commis ou fait
commettre. Ainsi soit-il.

10
CHAPITRE XXII

Jeûne et tentations du Seigneur Jésus

Matth. IV, 1-12. — Marc. I, 12-13. — Luc. IV, 1-13.

Après avoir été baptisé, le Seigneur Jésus revint des bords du Jourdain, tout rempli du Saint-Esprit (Luc. IV,
1), et possédant cette plénitude de surabondance dont nous avons tous reçu (Joan. I, 10). Aussitôt, il se retira
spontanément dans le désert où le Saint-Esprit le conduisit sur une très-haute montagne, appelée la montagne de la
Quarantaine, depuis le séjour qu'y fit Notre-Seigneur. Située entre Jéricho et Jérusalem, elle est distante de Jéricho de
deux milles, et de douze milles environ de Jérusalem. Ce désert, repaire habituel des voleurs, était appelé Domyn, qui
signifie sang, à cause des meurtres fréquents dont il était le théâtre. Domyn désigne spécialement l'endroit où le
voyageur qui descendait de Jérusalem à Jéricho, d'après le récit du Sauveur, tomba entre les mains des voleurs, à une
distance presque égale de ces deux villes, vers la partie sud du désert de la Quarantaine ; plus loin on rencontre
Béthanie, Bethphagé et Jérusalem, en côtoyant le versant méridional de la montagne des Oliviers. Comme ce voyageur
qui tomba entre les mains des voleurs était une image d'Adam vaincu par le démon, il convenait qu'en vérité et en réalité
le Sauveur triomphât de Satan à l'endroit même où avait été représenté et figuré le triomphe de l'Esprit-malin sur le
premier homme. C'est pourquoi il est dit que le Samaritain, dont le nom signifie gardien, descendit par la même route :
car le Fils de Dieu qui est le véritable gardien des hommes, s'étant revêtu de notre humanité, a daigné se soumettre en
cet endroit aux mêmes tentations que nous. — Le Seigneur devant combattre le démon se retira dans le désert, afin de
nous montrer que quiconque veut échapper aux embûches et surmonter les attaques de cet infernal ennemi, doit éviter et
fuir la société des méchants, quelquefois même de corps, toujours au moins de cœur, à l'exemple du Prophète royal qui,
dans le tumulte de la Cour et au milieu de son peuple disait : Voilà que je me suis éloigné par la fuite et que j'ai
demeuré dans la solitude (Ps. LIV, 8). A la suite de Jésus-Christ et de saint Jean-Baptiste, laissons-nous conduire par le
Saint-Esprit, et non par l'Esprit-malin, dans un lieu solitaire et écarté, ou du moins dans le désert de notre cœur et de la
contemplation, afin que débarrassés du monde, nous puissions mieux nous occuper de Dieu, et qu'abandonnant toutes
les affections séculières, nous apprenions à ne soupirer qu'après les joies éternelles qui sont la manne du désert.
Jésus fut donc conduit dans le désert par le Saint-Esprit (Matth. IV, 1) ; car l'humanité du Sauveur était l'organe
de la divinité qui la portait à toujours agir d'après la direction du Saint-Esprit. Suivant cette impulsion, il alla dans le
désert afin d'y offrir pour nous son âme pure, à Dieu le Père par l'exercice de l'oraison, afin d'y macérer pour nous sa
chair innocente par la rigueur du jeûne, et afin qu'à son imitation les fidèles se consacrent tout entiers au Seigneur par le
jeûne et l'oraison. Il n'y alla pas de force, mais avec la volonté de lutter, et pour être tenté par le démon ; ce qui nous fait
entendre qu'en entrant dans le désert de la pénitence, nous devons nous attendre à des assauts plus considérables de la
part de notre ennemi, selon cet avertissement : Mon Fils, en vous consacrant au service de Dieu, tenez-vous ferme dans
la justice et dans la crainte du Seigneur, et préparez votre âme à la tentation, c'est à-dire à surmonter la tentation qui est
imminente (Eccl. II, 1) Ainsi, Jésus fut conduit dans le désert par l'Esprit qui était descendu sur lui à son baptême ;
parce que l'Esprit-Saint envoie au combat, en leur donnant la force nécessaire, ceux qu'il a remplis de sa grâce. Et Jésus
voulut être conduit dans le désert, comme dans une arène, pour y combattre au milieu des austérités, parce qu'Adam,
comblé de délices dans le paradis, succomba aux attraits du plaisir. Le Sauveur voulut aussi être tenté, afin qu'en
triomphant des tentations, il nous donnât le pouvoir d'en triompher également ; de même qu'il voulut subir la mort, afin
de détruire la nôtre par la sienne. Si le Seigneur fut tenté après son baptême et son jeûne, c'est pour nous faire
comprendre qu'après avoir été lavés dans le bain de la régénération, ou après avoir reçu la grâce de quelque sacrement,
après avoir observé un jeûne pénible et embrassé une sainte vie, nous ne tardons pas à être assaillis par le démon qui
nous attaque avec plus de violence, pour nous faire abandonner nos religieuses résolutions. Car sa jalousie le porte
surtout à dresser des embûches à ceux qui progressent dans la vertu et qui tendent à la perfection. Si vous êtes dans ces
conditions, tenez-vous bien sur vos gardes, sachant que les bons sont tentés plutôt que les méchants. En effet, selon
saint Grégoire (Moral, lib. 21, cap. XII),le démon néglige de tenter ceux qu'il croit posséder sans peine. Et saint Isidore
ajoute : « Vous êtes attaqué surtout lorsque vous ne pensez pas l'être ».
Remarquons les quatre états par lesquels Jésus passe successivement : il est d'abord baptisé, puis conduit dans
le désert, il jeûne ensuite, et en dernier lieu il est tenté. Ce qui nous montre que nous devons d'abord nous purifier de
nos péchés, puis nous soustraire aux dangers du monde, ensuite nous livrer à la pratique du jeûne, et enfin repousser les
attaques de nos ennemis. Nous voyons ces quatre états figurés par les différentes situations où se trouva le peuple
d'Israël à la sortie de l'Egypte ; il traversa la mer Rouge, il entra dans le désert, il y endura la faim et la soif, il y fut
assailli par ses ennemis. Le Seigneur, après avoir reçu le baptême, mène une vie solitaire et mortifiée, où il s'adonne
sans relâche à la pénitence, pour exciter les fidèles à marcher avec vigueur dans la voie de la perfection, et pour leur
mériter la force de supporter les choses pénibles. Car ce n'est pas pour son utilité, mais pour notre avantage qu'il va dans
le désert : c'est pour faire embrasser la vie érémitique à ses parfaits imitateurs ; c'est aussi, selon saint Chrysostôme
(Hom. V in Matth.), pour nous apprendre que quiconque est baptisé doit renoncer aux voluptés du monde et à la société
des méchants, afin d'observer en tout les divins commandements. Et telle est la pensée des pieux fidèles, qui pendant le
saint temps du Carême s'exercent au jeûne, et se retirent comme dans la solitude pour se rendre conformes à Jésus-
Christ. Si Jésus-Christ voulut faire pénitence, ce n'est pas que ce fut pour lui une obligation ; mais c était pour nous en

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montrer la nécessité et nous en donner l'exemple. Il nous enseigne ici quelles sont les trois qualités nécessaires à la
pénitence vraie et efficace. D'abord, elle doit être pure, c'est-à-dire faite en état de grâce, pour plaire à Dieu ; car Jésus-
Christ fait pénitence immédiatement après son baptême. Puis, elle doit être rigoureuse pour dompter notre chair ; aussi
Jésus-Christ fait pénitence dans le désert et non dans un lieu de délices. Ensuite, elle doit être discrète, pour ne pas
dégénérer en excès. Ainsi, Jésus-Christ se laissa conduire par le Saint-Esprit, non pas qu'il eût besoin de guide, mais
afin de nous apprendre que dans l'exercice de la pénitence, nous avons besoin d'un directeur prudent.
Le Seigneur, étant arrivé dans le désert, jeûna pendant quarante jours et quarante nuits, sans prendre aucune
nourriture (Matth. et Luc. IV, 2.). Saint Matthieu a soin d'ajouter quarante nuits, afin qu'on ne supposât pas que le
Sauveur s'était restauré pendant ce temps. C'était aussi pour nous marquer que nous devons en tout ternes, dans les jours
de la prospérité comme dans les nuits de l'adversité, nous prémunir contre le démon qui ne cesse de nous assiéger par
les tentations. Notre-Seigneur observa le jeûne pour nous apprendre sans doute que nous devons l'employer contre les
tentations ; car, selon saint Basile, la sobriété et l'arme nécessaire à celui qui veut triompher de la tentation : mais il
voulait spécialement nous montrer que l'innocence baptismale périclite dans une vie voluptueuse. Aussi, ceux qui
appartiennent à Jésus-Christ, comme les Chrétiens qui, par le baptême, sont devenus ses membres et ont été ensevelis
dans sa mort, doivent crucifier leur chair avec leurs convoitises et se regarder comme morts sur cette terre, en mortifiant
par l'esprit les appétits charnels. Saint Chrysostôme dit à ce sujet (hom. XIII in Matth.) : « C'est pour nous faire
connaître les grands avantages du jeûne, sa vertu défensive contre le démon, la nécessité de ne pas vivre après le
baptême dans les délices et dans les festins, mais de nous soumettre au jeûne, que le Seigneur jeûna dans le désert ; ce
n'était pas une loi pour lui, c'était une leçon pour nous ; nous apprenions ainsi que le péché qui souillait notre âme, avant
de recevoir le baptême, était le résultat de la gourmandise. Quand un médecin a rendu la santé à un malade, il lui
ordonne de s'abstenir de ce qui a causé la maladie ; de même Jésus-Christ, après son baptême, s'est assujetti au jeûne
pour nous montrer que c'était le remède à la gourmandise. Car, ce vice fit chasser Adam du paradis, périr le monde par
le déluge et tomber le feu du ciel sur Sodome. Ce fut aussi la bonne chère qui plongea le peuple juif dans toutes sortes
de désordres et de malheurs. C'est donc pour nous faire comprendre que la pratique du jeûne est la voie du salut, que
Jésus en accepta la rigueur. « C'est en effet pour notre salut, dit saint Ambroise (Serm. III, de Quadrag.), que le Seigneur
nous apprend non-seulement par ses paroles mais encore par ses exemples cette pratique très-utile. Comment oseriez-
vous vous dire chrétien, tandis que vous êtes dans les festins et que le Christ est dans les privations ? Jésus endure la
faim pour votre salut, et vous n'avez pas le courage de jeuner pour vos péchés ! Le même saint Docteur dit ailleurs :
Rien ne nuit, rien n'aveugle davantage que les délices de ce monde ; elles caressent notre âme dans sa partie sensitive et
inférieure ; mais elles lui ôtent la vie de la grâce et obscurcissent la lumière de l'intelligence. C'est donc très-utilement
que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous montre, par son jeûne et par sa retraite, quels sont les principaux moyens pour
résister aux plaisirs séduisants. C'est aussi pour nous apprendre à triompher de toutes les voluptés, que le souverain
Maître a souffert d'être tenté par le démon ». Ainsi s'exprime saint Ambroise.
Observons, comment Jésus-Christ, pour guérir nos maladies, s'est appliqué à lui-même divers remèdes. Ainsi,
il nous a guéris par la diète, lorsqu'il jeûna quarante jours et quarante nuits ; il nous a guéris par un électuaire, lorsque
dans la dernière cène, il donna son corps et son sang à ses disciples ; il nous a guéris par la transpiration, lorsque sa
sueur devint semblable à des gouttes de sang qui tombaient sur le sol ; il nous a guéris par un onguent, lorsque sa face
auguste fut couverte de crachats ; il nous a guéris par une potion, lorsqu'on lui servit pour breuvage un mélange de fiel
et de vinaigre ; enfin, il nous a guéris par une saignée, lorsque son corps fut percé par des clous et la lance.
Considérez ici avec attention le Seigneur Jésus qui vous donne l'exemple de plusieurs vertus : il va dans la
solitude, il jeûne, il prie, il veille, il couche et dort sur la terre nue, il vit avec humilité et douceur au milieu des bêtes
sauvages. Compatissez à son état de pénitence et de privation ; car si partout et toujours il a mené une vie austère et
dure, c'est surtout au désert ; apprenons par son exemple à pratiquer les mêmes exercices ; ici on en trouve quatre qui se
prêtent merveilleusement un mutuel appui pour la vie spirituelle ; ce sont, la solitude, le jeûne, la prière et la
mortification corporelle. Avec ces quatre exercices, nous pouvons facilement parvenir à la pureté du cœur qui doit être
principalement l'objet de nos désirs, parce qu'elle renferme d'une certaine manière en elle-même toutes les vertus, en
écartant tous les vices ; car la pureté du cœur ne peut subsister dans une âme avec les vices ou avec le défaut de vertus.
Aussi, lisons-nous dans les Conférences des Pères du désert que tous les efforts du moine doivent tendre à acquérir la
pureté du cœur. C'est par elle, en effet, que l'homme se rend digne de voir Dieu, comme le Seigneur l'atteste dans
l'Évangile : Bienheureux les cœurs purs, parce qu'ils verront Dieu. Saint Bernard dit à ce sujet : « Plus vous êtes pur,
plus vous êtes proche de Dieu, en sorte que la pureté parfaite c'est l'union complète avec Dieu. » Pour parvenir à cet
heureux état, la prière fervente et assidue est d'une grande efficacité ; mais la prière de celui qui fait bonne chère, flatte
son propre corps, s'abandonne à la mollesse et à l'oisiveté, produit peu d'effet ; il faut donc que la prière soit
accompagnée du jeûne et de la mortification corporelle, sans excès toutefois, parce que l'excès est une entrave à tout
bien.
La solitude sert beaucoup à la perfection des exercices dont nous parlons ; car il n'est guère possible de prier
convenablement au sein du bruit et du tumulte. I1 est difficile de voir et d'entendre beaucoup de choses, sans contracter
quelque souillure et sans commettre quelque faute, parce que la mort pénètre jusqu'à l'âme par les fenêtres des sens, et la
société des hommes nous relâche dans la pratique de l'abstinence et de la mortification corporelle. Cherchez donc la
solitude, éloignez-vous du tumulte si vous désirez vous unir à Dieu et par la pureté du cœur arriver à le voir. Évitez les
conversations, parfois même celles qui seraient irréprochables, par amour du silence, à l'exemple du Prophète qui a dit
(Ps. XXXVIII, 3) : Je me suis tu, et je me suis humilié, je n'ai pas même parlé pour dire des choses bonnes. Ne cherchez
pas à lier de nouvelles amitiés, parce qu'il en résulterait de nouveaux entretiens et de nouveaux obstacles à votre

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perfection. Ne vous remplissez pas de vaines imaginations en donnant trop de liberté à vos yeux et à vos oreilles ; mais
fuyez comme dangereux et nuisible à l'âme tout ce qui peut troubler la paix du cœur et la tranquillité de l'esprit. Ce n'est
pas sans raison que les saints Pères cherchaient les lieux solitaires et recommandaient aux religieux qui vivaient dans les
monastères, d'être en quelque sorte aveugles, sourds et muets ; parce que c'était le meilleur moyen d'arriver à l'union
avec Dieu. Saint Chrysostôme dit à ce sujet (Hom. III in Marc.) : « Lorsque le Saint-Esprit descendit sur Notre-
Seigneur, il le conduisit aussitôt dans le désert. Lorsque les moines se trouvent avec leurs parents, si le Saint-Esprit
descend et reste sur eux, il les pousse à quitter la maison paternelle, et à gagner la solitude. Car, le Saint-Esprit n'aime
pas à faire sa demeure au sein de la multitude et de la foule, des dissensions et des troubles : la solitude, voilà sa vraie
demeure. Notre-Seigneur, après avoir passé le jour avec ses disciples, voulait-il s'appliquer davantage à l'oraison, il se
retirait à l'écart. Nous aussi, voulons-nous prier avec plus d'attention qu'en public, rentrons dans notre cellule, ou bien
sortons à la campagne et allons dans les déserts : nous pourrons ainsi successivement pratiquer les vertus en vivant avec
nos frères, et vaquer à l'oraison dans la solitude. » « Mes très-chers frères, dit saint Augustin (Serm. De Detractione),
tâchons, autant que nous le pouvons, de mettre fin à ces conversations oiseuses, à ces médisances et à ces
bouffonneries ; efforçons-nous d'arracher aux embarras du monde quelques heures que nous puissions consacrer à la
prière et à la lecture pour le salut de notre âme. » — Excitons-nous ainsi de tout notre cœur à imiter Jésus-Christ dans sa
solitude, son jeûne, son oraison et ses mortifications corporelles.
L'Évangile ajoute aussi : Jésus-Christ habitait avec les bêtes, c'est-à-dire les ours, les lions et les autres
animaux sauvages qui le respectaient, et les Anges le servaient (Marc. I, 13). Apprenons de là à vivre humblement parmi
nos semblables et à supporter patiemment ceux dont la conduite nous paraît déraisonnable, parce que nous trouvons ici
une leçon : c'est que ceux qui sauront soumettre leurs passions sensuelles au joug de la raison, seront transportés par le
ministère des Anges dans les célestes demeures. N'est-ce pas en effet mener une vie angélique d'habiter au milieu
d'hommes charnels, comme si l'on était dans un désert, c'est-à-dire de demeurer dans la solitude intérieure en vaquant à
la contemplation, à la lecture, à l'oraison, sans se souiller par le commerce des personnes vicieuses ? Car il est bien
difficile de toucher à la poix sans se salir. Ce qui fait dire au Vénérable Bède (In Marc. I) : « Le Seigneur, comme
homme, demeure au milieu des bêtes, tandis que comme Dieu, il est servi par les Anges. De même, lorsque renfermés
dans le désert d'une sainte vie, nous demeurons en contact avec les hommes corrompus, sans que notre âme participe à
leur corruption, nous méritons d'être servis par les Anges qui nous conduiront aux joies éternelles du ciel, après que
nous serons dégagés de notre enveloppe mortelle. » Saint Jérôme dit également (In Marc.) : « Nous vivons en paix avec
les bêtes, lorsque nous ne laissons pas notre chair se soulever contre notre esprit ; alors Dieu nous envoie ses Anges
pour communiquer des lumières et des consolations à nos âmes vigilantes. » — Visitons souvent par la pensée le
Seigneur dans le désert ; considérons la vie qu'il y mène ; voyons surtout comme la nuit il prend son repos couché sur la
terre. Pendant la quarantaine qu'il resta dans le désert depuis son baptême, toute âme fidèle devrait le visiter au moins
une fois par jour, et se recommander humblement à lui. Beaucoup de saints personnages, attirés par l'exemple du
Sauveur sur cette montagne et dans cette solitude bénies, y ont mené la vie érémitique, dans de petites cellules, et s'y
livrant avec ferveur au service de Dieu, comme des abeilles diligentes, ont distillé dans le secret de leurs demeures
exiguës le miel des douceurs spirituelles. Le Seigneur s'est adonné à la pénitence, sur le flanc de cette montagne, en un
endroit distant de la plaine à peu près d'un demi-mille : c'est là qu'on a construit une église avec un monastère ; on y voit
un autel au lieu même où le Seigneur se tenait lorsqu'il fut tenté par Satan.
Le Seigneur a jeûné quarante jours et quarante nuits. Ce nombre de quarante qui se compose de quatre et de dix
multipliés l'un par l'autre, n'est pas sans mystère ; car le nombre quatre marque le Nouveau Testament dont les quatre
Évangiles sont le fondement, et le nombre dix indique l'Ancien Testament qui a pour base le Décalogue. Jeûner pendant
quarante jours, c'est donc observer tout ce que prescrivent et s'interdire tout ce que défendent les deux Testaments, de
telle sorte que notre âme s'abstienne intérieurement du vice tandis que notre chair se prive extérieurement de nourriture.
Si donc le Seigneur a jeûné quarante jours et quarante nuits, c'était pour nous signifier tout à la fois le jeûne corporel par
la privation des aliments et le jeûne spirituel par le nombre des jours. C'est d'après le jeûne du Sauveur que l'Église a
fixé la durée du Carême, ce temps consacré à la pénitence 3. Néanmoins, elle ne commence pas à jeûner comme Notre-
Seigneur aussitôt après l'Epiphanie, mais environ quarante jours plus tard, pour montrer que son jeûne est une suite de
celui de Notre-Seigneur. C'est pourquoi le Vénérable Bède a dit (In cap. IV Luc.) : « Le jeûne du Carême est autorisé
dans l'Ancien Testament par l'exemple de Moïse et d'Élie, puis dans le Nouveau Testament par l'exemple de Jésus-
Christ qui jeûna autant de jours que ces saints personnages ; car le Sauveur voulait prouver que l'Évangile n'est pas en
désaccord avec la Loi personnifiée dans Moïse et avec les Prophètes représentés par Élie. Aussi, sur la montagne de la
Transfiguration, Jésus se manifesta tout glorieux entre Moïse et Élie, pour mieux faire ressortir combien il est vrai de
dire avec l'Apôtre que la Loi et les Prophètes lui ont rendu témoignage (Roman, III, 21). « Après le Vénérable Bède,
Alcuin dit à son tour : « Le Seigneur inaugure la prédication de l'Évangile par quarante jours de jeûne, comme Moïse
avait inauguré la promulgation de la Loi et Élie la période des Prophètes. »
L'Église a convenablement placé le jeûne quadragésimal dans les jours qui précèdent la Passion du Sauveur,
afin de signifier que nous devons renoncer à l'amitié du monde pour marcher à la suite de Jésus-Christ. Aussi saint
Augustin dit (I Serm. De Quadrages.) : « Moïse, Élie et Jésus-Christ ont jeûné quarante jours, pour nous faire entendre
que la Loi, les Prophètes et l'Évangile nous recommandent d'un commun accord de ne point nous conformer et attacher
au siècle présent, mais de crucifier le vieil homme et de ne point nous abandonner aux convoitises de la chair. Avant de
célébrer la Passion du Seigneur crucifié, il faut que la dévotion nous porte à réprimer les affections charnelles en les
clouant comme sur une croix, d'après le langage de l'Apôtre (Galat. V, 24) : Ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié
3 Voir note III à la fin du volume.

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leur chair avec ses vices et ses concupiscences. C'est sur cette croix que le chrétien doit demeurer continuellement fixé
pendant toute sa vie qui est traversée par les tentations. Ici-bas, ce n'est pas le temps d'arracher ces clous dont le
Psalmiste a dit (Ps. CXVIII, 120) : Transpercez mes chairs par les clous de votre crainte. Les chairs, ce sont les
sentiments de la concupiscence, et les clous, ce sont les préceptes de la justice. La crainte de Dieu, clouant nos chairs
comme sur la croix, nous rend ainsi des victimes agréables à Dieu. Ah ! Chrétiens, vivez donc toujours sur cette croix,
et gardez-vous d'en descendre, si vous ne voulez vous enfoncer dans la boue de ce monde. » Gardez-vous d'en
descendre par de coupables adoucissements ; car, ajoute saint Augustin (Serm. V, de tempore) : « A quoi sert de jeûner
tout le jour, si ensuite, par la recherche ou par la quantité des aliments, vous dégradez et accablez votre âme. »
De plus, par les quarante jours de jeûne nous payons au Seigneur la dîme et les prémices de l'année. En effet, si
des trois cent soixante-six jours qui composent l'année, vous retranchez six, vous aurez trente-six pour la dîme de trois
cent soixante ; mais pour que les six jours retranchés n'échappent pas à la dîme, vous ne pouvez pas ajouter moins d'un
jour aux trente-six précédents. Les trois autres jours qu'on doit encore ajouter pour arriver à quarante, représentent les
prémices pour lesquelles l'Église a établi les jeûnes des Quatre-temps qui durent trois jours en chacune des quatre
saisons. Ainsi, de même que sous la Loi on devait offrir au Seigneur les prémices et la dîme des fruits, de même sous
l'Évangile nous offrons les prémices et la dîme des jours, par le jeûne quadragésimal. De cette manière, nous qui,
pendant l'année écoulée, avons vécu pour nous-mêmes, mortifions-nous pour notre Créateur, en lui payant par
l'abstinence la dîme et les prémices de l'année qui commence ; et, puisque par la gourmandise nous avons mérité de
perdre les délices du paradis, tâchons de les reconquérir par l'abstinence. Aussi, durant le Carême, devons-nous vaquer
avec plus d'assiduité aux exercices de piété et nous livrer avec plus d'ardeur aux œuvres de pénitence, afin de réparer et
d'effacer en ce saint temps les négligences passées.
Ce nombre quarante a été consacré par un grand nombre de faits religieux qui sont mentionnés dans l'Ecriture
sainte. Ainsi, durant quarante ans, le Seigneur nourrit les enfants d'Israël dans le désert avec le pain des Anges ; pendant
quarante mois, Jésus prêcha sa doctrine au monde ; il resta quarante semaines dans le sein d'une Vierge ; il jeûna
quarante jours dans le désert ; il demeura quarante heures dans le sépulcre, à partir de l'heure où il mourut ; après sa
Résurrection, il apparut à ses disciples pendant quarante jours jusqu'à son Ascension. « Selon saint Ambroise (In cap. III
Luc), de même que les eaux du déluge où furent engloutis les pécheurs inondèrent le monde pendant quarante jours, et
qu'ensuite on vit briller la sérénité du ciel ; de même, dans le saint temps du jeûne quadragésimal, les péchés sont
effacés et la clémence divine paraît ensuite avec un nouvel éclat. »
Le Seigneur ayant jeûné quarante jours et quarante nuits (Matth. IV, 2) n'alla pas au delà et mit un terme à son
abstinence, de crainte qu'on ne crût pas à son Incarnation, et aussi pour cacher sa divinité au démon ; car Moïse et Élie
avaient jeûné autant de jours. Ensuite le Seigneur eut faim ; mais ce fut une faim volontaire, qu'il voulut souffrir afin de
prouver la réalité de la faiblesse humaine en sa personne, et afin de fournir à Satan l'occasion de le tenter, pour nous
apprendre par son exemple la manière de surmonter et de vaincre notre ennemi. Saint Chrysostôme dit à ce sujet (Hom.
XIII in Matth.) : « Rester quarante jours sans ressentir l'aiguillon de la faim n'était pas de l'homme ; mais le ressentir
après ce laps de temps n'était pas de Dieu : aussi le démon, ne sachant ce qu'il devait penser de Jésus, saisit-il cette
occasion de le tenter. Moïse et Élie avaient également jeûné quarante jours, mais ils avaient éprouvé la faim et la soif
pendant ce temps, au lieu que Jésus éprouva ce besoin seulement après les quarante jours accomplis. Le Sauveur ne
voulut pas se soumettre à un jeûne plus long ou plus court que celui de ces saints personnages, de crainte que le démon
ne le crût Dieu ou un pur homme.
Satan, comprenant alors que le Seigneur avait faim, s'approcha de lui pour le faire tomber dans le péché, et
reconnaître s'il était le Fils de Dieu qui devait venir un jour sur la terre afin de lui enlever sa puissance. D'après saint
Grégoire (Hom. XI in Evang.), le démon tenta le Seigneur des trois manières par lesquelles il avait renversé le premier
homme (Gen. III). Il avait séduit Adam par la gourmandise, en lui offrant du fruit défendu ; par la vaine gloire, en lui
disant : Vous serez semblables à Dieu ; par l'avarice, en lui disant : Vous connaîtrez le bien et le mal ; car l'ambition de la
science et de l'élévation peut aussi être appelée avarice. Or, c'est de cette triple façon qu'il tenta le Seigneur, mais il fut
contraint de se retirer avec l'humiliation de sa défaite. David avait terrassé Goliath avec trois cailloux ramassés dans le
torrent, et Jésus triompha de Satan par trois maximes tirées de l'Écriture. La tentation, comme saint Grégoire le fait
observer (Hom. XVI in Evang.), comprend trois degrés ; elle commence par la suggestion, continue par la délectation et
finit par le consentement. Mais, à l'égard de Jésus-Christ, elle se borna simplement à la suggestion par les sens, elle
n'excita point de délectation dans l'esprit, et ne produisit point de consentement en la volonté ; de sorte que la tentation
fut tout extérieure sans être aucunement intérieure, parce que Jésus-Christ ne pouvait être en contradiction avec lui-
même. Mais éprouva-t-il toutes ces tentations le même jour, ou à des jours différents ? C'est ce que l'Écriture n'exprime
point.
Le démon commença son attaque par une tentation de gourmandise, en disant (Matth. IV, 3) : Si vous êtes le
Fils de Dieu, c'est-à-dire engendré de Dieu par essence et égal à Dieu en puissance, ordonnez que ces pierres
deviennent des pains. Car il pensait en lui-même : S'il change ces pierres en pain, il est vraiment le Fils de Dieu ; mais
s'il ne peut opérer cette transformation, il n'est évidemment qu'un pur homme. Et remarquez que la proposition du
tentateur est parfaitement en rapport avec la position de Jésus : car il parle de pain à celui qu'il voit tourmenté par la
faim, pour exciter en lui un appétit immodéré de nourriture. Il ne voulut pas seulement éprouver s'il était Dieu, mais il
voulut aussi l'amorcer comme homme, pour que la faim, lui faisant désirer avec avidité la nourriture, le fît tomber dans
le péché de gourmandise. Saint Hilaire dit à ce sujet (Canone III in Matth.) : « En proposant de changer les pierres en
pains, le prince des démons avait pour but de reconnaître, aux effets de sa puissance, si Jésus était Dieu ; et s'il était
homme, de vaincre, par l'appât de la nourriture, sa constance à supporter la faim. » Mais le divin Maître ne se laissa pas

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tromper. Sa réponse et son attitude furent telles que Satan ne put ni provoquer en lui la gourmandise, ni découvrir en lui
la divinité. Bien loin de succomber à la tentation, Jésus, sans le nier, n'affirma point qu'il fût Fils de Dieu, mais il réfuta
son adversaire par l'autorité de l'Écriture en lui disant : Un homme ne vit pas seulement de pain matériel,mais de toute
parole qui sort de la bouche de Dieu, c'est-à-dire lorsqu'il révèle sa volonté par l'Écriture (Matt, IV, 4). C'est pourquoi
saint Augustin dit (Serm. LVI, de tempore) : « Sachez, mes très-chers frères, que l'âme qui ne se nourrit pas assidûment
de la parole de Dieu, est comme le corps qui reste plusieurs jours sans prendre de nourriture. » Cet oracle du Seigneur
est vrai, non-seulement par rapport à la vie de l'âme, mais aussi par rapport à la vie du corps, comme le prouve
l'exemple de Moïse qui, en jeûnant quarante jours et quarante nuits, vit son corps et son âme fortifiés par ses entretiens
avec Dieu sur le mont Sinaï. Jésus-Christ semble dire : L'homme n'est pas sustenté et ne vit pas seulement du pain
matériel, mais aussi du pain spirituel, c'est-à-dire de la parole divine, des œuvres saintes et du pain de la grâce, en
attendant qu'il vive du pain de la gloire dans l'éternité. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que je change les pierres en
pain, parce que, si j'ai faim, la parole de Dieu suffit pour me sustenter. Ainsi, Satan, ton conseil est une tentation,
puisqu'il ne mentionne que la nourriture matérielle et néglige la nourriture spirituelle. Selon que le remarque saint
Chrysostôme (Hom. XIII in Matth.), Jésus-Christ tire ses preuves de l'Ancien-Testament, et nous recommande de ne
jamais abandonner le Seigneur, lors même que nous ressentirions la faim ou toute autre souffrance.
Le Seigneur Jésus eût pu assurément transformer les pierres en pains, mais s'il ne le fit pas. c'est qu'il ne le
voulu pas parce que ce changement n'était point à propos. Il agit ainsi : 1° pour cacher sa divinité au démon ; 2° pour
nous apprendre à triompher par l'humilité et la prudence plutôt que par la force ; 3° pour nous engager à fuir
l'ostentation ; 4° pour manifester combien il méprisait la volonté du tentateur auquel il ne pouvait obtempérer, et
comment on peut le vaincre en le méprisant ; 5° pour nous enseigner qu'il ne faut jamais croire aux discours du démon,
ne jamais suivre ses instructions, lors même qu'il suggérerait ou conseillerait des choses bonnes et utiles.
Si nous nous replions sur nous-mêmes, nous verrons que de fois, sous prétexte de discrétion, Satan nous
sollicite de changer la pierre en pain, c'est-à-dire la rigueur de la pénitence en plaisirs et en bien-être. Mais vous êtes
déjà fils de Dieu nous dit-il ; pourquoi donc vous livrer à une austérité et à une pénitence si grandes ? Vous n'en avez nul
besoin. C'est ainsi que Jézabel changea en jardin potager la vigne de Naboth. Et cette suggestion nous arrivera souvent à
l'occasion d'une fête ou d'une compagnie ; c'est ainsi que les Juifs demandèrent à Pilate de ne pas laisser le corps de
Jésus sur la croix un jour de solennité. Lorsque nous sommes sollicités de la sorte par le démon, faisons-lui une réponse
analogue à celle du Seigneur. — Remarquons ici qu'à l'exemple du divin Maître, nous devons commencer par résister à
la gourmandise, si nous voulons surmonter les autres vices ; car celui qui succombe à cette tentation se rend incapable
de triompher des autres. Commencez, dit le Vénérable Bède, par mettre un frein à votre gourmandise, sinon tous vos
efforts contre les autres défauts seront vains. Cette tentation est ici placée en tête, parce que c'est la première qui s'offre
à l'homme dès son enfance, et les autres ne viennent qu'ensuite. Comme donc le Seigneur a été tenté dans son jeûne, si
vous êtes tenté quand vous jeûnez, ne dites pas : j'ai perdu le fruit de mon jeûne. Car, si votre jeûne n'a pas empêché que
vous fussiez tenté, il a du moins empêché que vous ne fussiez vaincu. Mais, pour que l'âme ne soit pas vaincue par la
chair, elle doit combattre le démon qui la tente et servir Dieu qui la dirige. De là cette sentence de saint Augustin (Serm.
V de tempore) : « Voulez-vous que votre chair obéisse à votre âme, il faut que votre âme obéisse à Dieu ; afin que vous
puissiez gouverner, il faut que vous vous laissiez gouverner. »
Satan ne pouvant ainsi vaincre Jésus se dit à lui-même, selon saint Chrysostôme (Hom. V de opere
imperfecto) : « Cet homme parait être un saint ; or, quoique les Saints ne se laissent pas vaincre par la gourmandise, ils
succombent souvent à quelque sentiment de vaine gloire. C'est pourquoi il prit aussitôt le Seigneur et le transporta dans
la villa sainte, à Jérusalem, appelée sainte par rapport aux autres villes où le culte des idoles était en vigueur ; sainte
encore à cause du Temple et du Saint des Saints qui s'y trouvaient : aussi sous la Loi on ne pouvait pas sacrifier ailleurs.
Aujourd'hui on l'appelle sainte, parce que les mystères de notre rédemption se sont accomplis en son sein. — Si Jésus-
Christ, dit saint Chrysostôme, se laissa emporter par Satan, assurément ce n'est pas qu'il ne pût l'empêcher, mais c'est
qu'il voulut bien le permettre par un effet de sa patience. Selon la Glose, le démon apparut vraisemblablement à Jésus,
sous une forme humaine au moyen de laquelle il l'enleva corporellement ; Jésus toutefois ne se laissa apercevoir par
personne. Selon quelques auteurs, Satan le transporta entre ses bras ; selon d'autres, il le conduisit comme par la main,
et Jésus le suivait comme un athlète qui ne refuse, pas d'aller au combat. Considérez ici la bonté et la patience du
Seigneur qui se laisse porter et toucher par cette bête cruelle que dévorait la soif de son sang et de celui de ses amis. Il
n'y a rien d'étonnant, dit saint Grégoire (Hom. III, in Evang.), que le Seigneur se soit laissé transporter ou conduire par
celui dont les suppôts devaient plus tard le crucifier et le tuer. — il le plaça sur le pinacle du temple, pour le tenter là
même de vaine gloire. Il faut observer ici que le Temple de Jérusalem se divisait en trois étages : le premier était haut de
trente coudées, depuis le pavé jusqu'au premier solarium ou plancher, et le second de trente autres coudées, jusqu'au
second solarium ; le troisième s'élevait de quarante coudées jusqu'à la toiture du Temple qui n'était pas voûtée mais
plane. Chaque solarium avait sur son pourtour extérieur un espace où l'on pouvait se promener, et, d'après un grave
historien, ce sont ces promenoirs qu'on appelle pinacles. C'est sur l'un de ces pinacles que le démon transporta Jésus,
peut-être sur le plus bas d'où les scribes et les prêtres s'adressaient au peuple, lorsqu'ils exposaient la loi du Seigneur.
Selon la Glose, le démon tenta le Sauveur de vaine gloire, à l'endroit même où il avait fait succomber par la vaine gloire
plusieurs de ceux qui occupaient la chaire des docteurs.
Satan, voulant savoir par un nouveau moyen ce qu'était Jésus, le tenta de vaine gloire en lui disant (Matth. IV,
6) : Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas ! comme s'il disait : Par ta propre puissance, tu peux sans aucun péril te jeter
en bas ; d'ailleurs les Anges qui sont tes ministres ne manqueront pas de t'assister et de te garder. Il pensait que si Jésus
descendait sans se blesser, comme envolant dans l'air, il serait le Fils de Dieu ; il l'engagea donc à se précipiter ainsi,

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afin que les hommes, frappés d'admiration à la vue de de prodige, le révérassent comme Fils de Dieu. Il trouverait là
une occasion de vaine gloire, en voyant toute la ville le louer et l'exalter. Cette proposition convenait bien dans la.
bouche du démon, qui n'engage point à monter au ciel, mais à en descendre, et qui s'efforce de faire tomber l'homme de
l'éminent degré où ses mérites l'ont élevé. Car, depuis qu'il a trompé l'homme, il ne l'invite plus à monter, mais à
descendre, et il lui conseille de se jeter en bas ; parce que, se voyant la première créature déchue, il désire entraîner tout
le monde dans sa chute profonde. Sa propre malice le porte toujours à renverser ceux qui sont debout, comme la
miséricorde divine est toujours portée à relever ceux qui gisent étendus dans la poussière. Mais ces paroles : Jette-toi en
bas, révèlent la faiblesse du démon. Car il ne peut nous faire tomber que si nous le voulons, et quoiqu'il souhaite
ardemment nuire à tous, il ne peut nuire à aucun de ceux qui n'y consentent pas. Aussi, comme saint Chrysostôme le fait
remarquer (Hom. IV in variis Matth. locis), il ne dit pas : Je te jette en bas, de crainte qu'il ne parût agir par violence ;
mais : Jette-toi en bas, pour montrer que si quelqu'un tombe dans la mort du péché et de l'enter, c'est par l'effet de son
libre arbitre et de sa volonté coupable. Le démon peut certes nous solliciter au mal, mais nous pouvons aussi triompher
de ses sollicitations en accomplissant la loi.
Comme Jésus avait précédemment allégué l'autorité de l'Écriture, le démon emploie le même genre d'argument,
non pas sans doute pour enseigner et pour établir quelque vertu, mais pour séduire et pour suggérer quelques erreurs. Il
ajoute donc : N'est-il pas écrit de vous que le Seigneur vous a confié à ses Anges afin de vous préserver de tout
accident ; qu'ils vous prendront dans leurs bras, afin de vous diriger, de peur que vous ne heurtiez le pied contre
quelque pierre, en vous exposant au mal ? (Ps. XC, 11.) Par les mains des Anges on doit entendre ici leur double
pouvoir de nous détourner du mal et de nous exciter au bien ; le premier est représenté par la main gauche et le second
par la main droite. Mais cet argument de Satan est sans valeur et ne va point à son but ; parce que, selon saint Jérôme
(In cap. IV Matth.), il ne doit pas s'entendre de Jésus-Christ qui est notre chef, mais de nous qui sommes ses membres,
et spécialement de tout juste. Jésus-Christ en effet n'est point soutenu par les mains des Anges ; c'est lui-même au
contraire qui, par la puissance de sa parole, soutient les Anges et toutes les créatures ; le secours des Anges n'est
nullement nécessaire au Seigneur des Anges.
Voici, d'après la Glose, l'interprétation qu'on doit donner au passage cité : Juste qui que vous soyez, le Seigneur
vous a confiée ses Anges, qui sont de fidèles ministres ; et il les a chargés de vous porter en leurs bras, c'est-à-dire de
vous entourer de leur protection et de leur vigilance, afin que votre pied ne heurte pas contre la pierre, c'est-à-dire afin
que votre esprit ou votre cœur ne rencontre pas d'écueil ou d'obstacle dans la voie du salut et de la perfection. Car,
d'après l'étymologie latine du mot lapis qui semble venir de loedens pedem, la pierre peut figurer tout ce qui est une
occasion de chute, de ruine, et par conséquent de péché. Le sens de ce passage est donc que Dieu a commandé aux
Anges de garantir du péché l'homme juste ; mais cet homme ne doit pas tellement présumer de la protection des Anges
qu'il ose se précipiter dans le péril, suivant la suggestion des démons. Ce passage nous révèle que les Anges sont établis
de Dieu pour conserver la vie spirituelle des Saints. — Le démon a donc faussement interprété l'Écriture, puisqu'il en a
altéré le sens. Il en a fait une application non-seulement impertinente mais encore incomplète ; car si les paroles qu'il
allègue s'appliquent à Jésus-Christ, pourquoi omet-il de rapporter celles qui suivent (Ps. 90, 13) : Vous marcherez sur
l'aspic et le basilic, et vous foulerez aux pieds le lion et le dragon. Mais Satan est lui-même l'aspic et le basilic, le lion et
le dragon que Jésus-Christ a foulés aux pieds dans ses tentations : voilà pourquoi il produit fièrement la partie du texte
qui lui est utile, et cache artificieusement celle qui lui est contraire. Car il rappelle le secours des Anges comme si Jésus
en avait besoin ; puis, comme pour user de subterfuge, il n'ajoute pas que, d'après la suite du texte, Jésus doit le fouler
aux pieds. Mais il est vaincu et déjoué dans son but par l'autorité même de l'Écriture qu'il invoque.
Dans toutes ces tentations, dit saint Jérôme (In Matth. IV), Satan cherche à découvrir si Jésus est Fils de Dieu ;
mais le Seigneur présente sa réponse avec tant de réserve, qu'il laisse son ennemi dans le doute. Il est écrit, dit-il (Matth.
IV, 7), et ceci s'adresse à tout homme : Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu, quand d'ailleurs tu pourras échapper
au danger de toute autre manière. Ainsi, je ne veux pas tenter Dieu, parce qu'étant homme je puis descendre d'ici
autrement qu'en me précipitant par jactance. Or, on tente Dieu de plusieurs manières, lorsque, sans motif légitime et
suffisant, on éprouve sa puissance, on sonde sa volonté, on scrute sa sagesse, on recherche s'il acquiescera à une
demande. Mais, c'est ce qu'on doit éviter, lorsque l'on peut faire autrement, d'après la simple raison ou d'après quelque
ressource humaine. D'où l'on tire cette conséquence, que si un homme, pour échapper à quelque danger, peut employer
quelques moyens naturels, il ne doit pas les négliger afin de rechercher exclusivement les secours divins : car, selon
saint Augustin, ne pas se garder du péril autant qu'on peut l'éviter, ce n'est pas espérer en Dieu, mais c'est le tenter.
Ainsi, quoique Dieu soit tout-puissant, il dit néanmoins à ses disciples : Si l'on vous persécute dans une ville, fuyez dans
une autre (Matth. X, 23). Lui même ne s'enfuit-il pas et ne se cacha-t-il pas en certaines occasions ? C'est pour cela que
les épreuves du fer chaud et du combat singulier ou duel sont défendues par le droit comme illicites. Mais si la raison et
la prudence vous font défaut, si vous n'avez plus aucune ressource naturelle, recourez alors en toute sûreté à la
puissance de Dieu, et abandonnez-vous à la Providence ; ce ne sera plus une téméraire présomption, mais une filiale
confiance.
Jésus-Christ nous montre par son exemple ce que nous devons faire. Comme il pouvait descendre du pinacle
du Temple autrement que par un miracle, puisqu'il y avait de larges degrés, il répondit à la proposition de Satan par ces
mots : Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu. Il ne s'émeut point, il ne s'indigne point, remarque saint Chrysostôme,
mais il fait encore entendre à son adversaire, avec beaucoup de modestie, le langage de l'Écriture ; il nous enseigne ainsi
qu'on triomphe du démon par la patience et l'humilité et non par des actes éclatants, et que nous ne devons rien faire par
ostentation et par vaine gloire. Ailleurs le même saint Docteur dit : Voyez le calme de Notre- Seigneur ; non-seulement
il ne se trouble point, mais il disserte humblement sur les Écritures avec son ennemi ; tâchez donc de ressembler à

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Jésus-Christ. Le démon connaît bien les armes dont le Seigneur s'est servi pour le vaincre, car il a été enchaîné par sa
douceur et défait par son humilité. C'est ainsi que vous devez vaincre l'homme qui vient lutter contre vous, et qui se
présente à vous comme un adversaire. Appliquez-vous alors à conformer vos sentiments et vos paroles aux sentiments
et aux paroles de Jésus-Christ. Car, de même qu'un juge siégeant sur son tribunal n'écouterait pas la réponse de celui qui
ne parlerait pas sa langue ; de même Jésus-Christ, si vous ne parlez pas comme lui, ne vous écoutera et ne vous
appellera point au grand jour du jugement. « Ainsi s'exprime saint Chrysostôme. — Remarquons en outre que le démon
se plaît à élever en dignité beaucoup de Chrétiens, afin qu'il puisse plus facilement les faire tomber avec éclat. C'est
ainsi que la corneille, élevant une noix dans les airs, la laisse tomber sur les pierres pour qu'elle se brise. C'est ainsi que
l'athlète s'efforce de soulever son antagoniste pour le mieux terrasser. Combien de personnages en des positions
éminentes ont fait de lourdes chûtes qu'ils avaient tranquillement évitées dans des états inférieurs ? Les forts d'Israël
succombèrent sur les montagnes de Gelboë. Plus une personne est placée dans un rang supérieur, plus elle est exposée à
un grave danger, dit saint Augustin (ln Ps. 106). Selon saint Chrysostôme (Hom. V, operis imper.) l'élévation a causé la
chute de nombreux prélats. Si donc Jésus-Christ se laisse porter au pinacle du Temple sans y consentir aux suggestions
du démon, c'est pour apprendre aux personnes constituées en dignité comment elles doivent résister à Satan. Le démon
porte quelquefois aussi le Chrétien sur le pinacle, afin que celui-ci, se croyant meilleur que ses semblables, se jette en
bas par une fausse humilité.
Jusqu'alors, dit saint Bernard (Serm. XIV in Ps. XC), le Seigneur n'avait d'aucune façon révélé sa divinité ; le
démon, jugeant qu'il était simplement homme, voulut le tenter enfin comme homme. Prenant donc le Sauveur, il le
transporta du Temple sur une montagne très-haute à deux milles de la montagne de la Quarantaine, du coté de la
Galilée, en un endroit favorable à la tentation : Car, comme il avait choisi le désert, où il y a pénurie d'aliment, pour
tenter Jésus par la gourmandise, et le pinacle du Temple, où était la chaire des docteurs, pour le tenter par la vaine gloire
; il choisit maintenant une très-haute montagne, d où l'on peut voir les biens d'ici-bas, pour le tenter par l'avarice. Et il
lui montra tous les royaumes de ce monde ( Matth. IV, 8 ) ; il les lui montra, dit saint Chrysostôme (Hom. V operis
imperfecti), comme ferait un homme qui, se trouvant sur un lieu élevé, étendrait la main, en disant : Voyez ! de ce côté
l'Afrique, de l'autre la Palestine, plus loin la Grèce, et là-bas l'Italie. Ou bien, il lui montra, c'est-à-dire, il lui exposa en
un moment et en quelques mots ce qu'étaient tous les royaumes du monde ; il lui en signala la pompe, la gloire, la
grandeur, avec tout ce qui peut exciter la concupiscence, comme les richesses, les délices et les honneurs. Le démon
espérait séduire et gagner Jésus par ce tableau superbe qu'il lui fit voir en un moment (Luc. IV, 5). Or, le moment est la
quarantième partie de l'heure, ou la dixième partie du point qui est un quart d'heure. Le mot moment signifie donc ici la
durée passagère des biens temporels de ce monde périssable. L'Évangéliste dit avec beaucoup de raison, comme le fait
observer saint Ambroise (In cap. IV Luc), que les biens terrestres et séculiers sont montrés en un moment ; car cette
expression, un moment, marque non pas tant la promptitude et la rapidité du regard que la fragilité et la caducité des
choses d'ici-bas ; car tout passe en un moment, et souvent même l'honneur du siècle est dissipé avant qu'il soit arrivé.
Satan par arrogance et jactance tenta d'avarice le Seigneur de l'univers, en lui promettant fallacieusement ce
qu'il ne pouvait donner : Je te donnerai toutes ces choses, lui dit-il ( Matth. IV, 9). En d'autres termes, je te ferai roi, si
tu te prosternes comme mon inférieur pour m'adorer comme ton supérieur. Se soumettre au démon, ce serait vraiment
se prosterner devant lui, déchoir et tomber. Or, rien ne soumet l'homme à Satan comme la passion des richesses et la soif
des jouissances, nous assure saint Chrysostôme (Hom. IV in Matth). Le même saint Docteur ajoute ailleurs : Le démon
promet les royaumes du monde à Celui qui a préparé pour les croyants le royaume des cieux ; il promet la gloire
temporelle à Celui qui est le Maître de la gloire éternelle. Celui qui n'a rien, promet de tout donner à Celui qui possède
tout ; il veut se faire adorer sur la terre par Celui que les Anges et les Archanges adorent dans le ciel. Aussi nous lisons
dans la Glose : Voilà bien l'antique orgueil de Satan ; dès le commencement, il voulut se rendre semblable à Dieu, et
maintenant il veut se faire adorer comme Dieu. Et remarquons ici, que cette tentation considérée dans son principe est
une tentation d'avarice ; mais que, considérée dans sa fin, c'est une tentation d'idolâtrie : ce qui prouve bien que
l'avarice est une idolâtrie, comme le déclare l'Apôtre (Ephes. V, 5).
Considérons encore que la gloire périssable de ce monde est figurée par le sommet de la montagne. Le démon
s'efforce de conduire l'homme sur les hauteurs pour le faire tomber à ses pieds, en lui persuadant de le servir lui-même
aux dépens de ce qu'il doit à Dieu. Préservez-nous d'une pareille servitude, ô Jésus qui avez été tenté et qui avez souffert
pour nous ! Le Seigneur descendit dans la plaine pour surmonter le démon par l'humilité. Il ne considérait pas comme
nous avec un œil de concupiscence ce que lui montrait son ennemi ; mais il le voyait comme un médecin voit le mal
sans en être atteint. Lors donc que vous désirerez vous élever et vous grandir en vous représentant les objets de votre
ambition, sachez que le démon vous montre alors les royaumes du monde, et que si vous voulez les obtenir, vous devez
tomber aux pieds de Satan pour l'adorer : car on ne peut pas adorer Satan sans tomber. Saint Ambroise dit à ce sujet (In
cap. IV Luc) : « L'ambition porte avec elle un danger inévitable ; c'est que pour arriver à dominer, il faut d'abord servir ;
pour recevoir des honneurs, il faut d'abord prodiguer des hommages, et il faut s'abaisser d'autant plus qu'on veut s'élever
davantage. Il est vrai que tout pouvoir et que tout ordre de pouvoir vient de Dieu, mais l'ambition du pouvoir ne vient
que du démon ; ce n'est pas le pouvoir en lui-même qui est mauvais, mais celui qui abuse du pouvoir. Apprenons par
conséquent à mépriser l'ambition, parce qu'elle nous rend esclaves de Satan. » Ainsi parle saint Ambroise.
Celui qui est justement appelé homicide, parce qu'il a causé la mort à l'homme, dès le commencement,
succomba lui-même ; et le Seigneur victorieux, le menaçant de son autorité divine, le chassa de sa présence (Matth. IV,
10) : Va-t'en, lui dit-il, éloigne-toi de moi et retire-toi dans le feu éternel, Satan, toi l'ennemi de la vérité et du salut des
hommes. Ces paroles, dit saint Chrysostôme (Hom. V operis imperfecti), mirent fin aux tentations du démon qui n'osa
les pousser plus loin. Il prit aussitôt la fuite, et il ne lui livra plus désormais par lui-même de nouveaux combats.

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L'exemple de Jésus-Christ nous apprend à supporter les outrages qui nous sont adressés, sans jamais tolérer ceux qui
sont adressés à Dieu. En effet, selon la remarque de saint Chrysostôme (Hom. V operis imperfecti), Jésus insulté par le
tentateur qui lui disait d'une manière injurieuse : Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas, ne se troubla point et ne
s'emporta point. Maintenant que le démon veut usurper l'honneur dû à la Divinité, en disant : Je te donnerai tous ces
biens, si tu te prosternes et si tu m'adores ; Jésus indigné le repousse par ces mots : Va-t'en, Satan. C'est ainsi qu'il nous
enseigne à souffrir avec magnanimité les offenses qui nous sont personnelles, et à ne pas tolérer les blasphèmes dirigés
contre Dieu ; car si c'est vertu de supporter les injures qui nous sont faites, c'est impiété de ne pas réprimer celles qui
s'attaquent à Dieu même. Saint Jérôme dit (In Matth. cap. IV) : « Plusieurs pensent que le Seigneur repoussa Pierre par
la même sentence qu'il avait repoussé le démon ; mais c'est une erreur, car il dit à Pierre : Va-t'en derrière moi, Satan !
c'est-à-dire suis-moi, toi qui es contraire à ma volonté, tandis qu'il dit au démon : Va-t'en, Satan ; s'il n'ajoute pas
derrière moi, c'est afin qu'on sous-entende : Va-t'en au feu éternel qui a été préparé pour toi et pour tes anges. — Mais
ensuite le Seigneur ajoute : il est écrit, pour tout homme, tu adoreras intérieurement par la foi, l'espérance et la charité,
le Seigneur, maître de toutes choses par sa puissance, Dieu, auteur de toutes choses par la création, et que tu dois
particulièrement regarder comme le tien, par un culte spécial ; aussi tu ne serviras que lui seul extérieurement par un
culte de latrie. Ces paroles n'empêchent pas que nous ne devions servir d'une autre manière nos maîtres temporels,
comme le fait remarquer saint Augustin (De civitate Dei lib. X. 1). Par ces paroles, dit le Vénérable Bède (In cap. IV
Luc), il nous est ordonné de ne rendre qu'à Dieu le culte de latrie qui est dû seulement à la Divinité, de sorte que ceux
qui le rendent aux idoles sont appelés idolâtres. Mais l'Apôtre nous ordonne de nous servir mutuellement avec charité,
et c'est là rendre le service de dulie que nous devons en général d'une manière commune à Dieu, à l'homme et à toute
créature. Le démon, tout au contraire, en disant : Je te donnerai tous ces biens, si tu te prosternes pour m'adorer,
entendait que Jésus devait l'adorer comme son Dieu et son Seigneur, c'est comme s'il lui disait : Ce n'est pas moi qui
doit t'adorer, mais c'est toi qui dois m'adorer comme Dieu.
En considérant l'ordre des tentations que subit Jésus-Christ, on voit que le démon a suivi une gradation bien
marquée : il commence par des choses légères pour passer à des choses graves, jusqu'à ce qu'il arrive à des choses très-
graves. Ainsi, il le tente d'abord de gourmandise qui est une faute légère, surtout dans une personne tourmentée par la
faim, et en dernier lieu il le tente d'une faute très-grave telle qu'est l'idolâtrie. Mais Jésus-Christ triomphe de ces
diverses tentations en y résistant dès leur principe ; car dès que le démon les lui présentait, il les repoussait. Ainsi doit
faire l'homme aussitôt que le démon manifeste ses attaques. Car, comme dit saint Jérôme, cet antique serpent est
glissant, et si nous ne le saisissons pas par la tête, bientôt il nous échappe tout entier des mains. Le serpent infernal a
une tête, c'est la suggestion mauvaise ; il a un corps, c'est le consentement ; et la queue enfin, c'est la consommation de
l'acte. Or, où il parvient à mettre sa tête, il ne tarde pas à mettre son corps ; et quand il y a mis son corps, il y met
aussitôt sa queue. C'est donc contre la tête, c'est-à-dire contre la suggestion qu'il faut diriger nos coupe meurtriers ; nous
n'aurons ensuite rien à craindre ni du corps, ni de la queue, c'est-à-dire ni le consentement intérieur ni l'acte extérieur,
car lorsque la tête de la tentation est tranchée, toute la force du serpent infernal est anéantie.
Après que le Seigneur eut ainsi surmonté toutes les tentations auxquelles il s'était soumis, Lucifer, étant à bout
de ressources, dès qu'il entendit prononcer le nom de Dieu, abandonna Celui qu'il n'avait pu surprendre un seul instant.
Il se retira tout confus, houleux de son entière défaite : mais cette retraite ne fut que temporaire. En effet, plus tard il
tentera Jésus non plus artificieusement d'une manière subtile, mais il l'attaquera ouvertement d'une manière déclarée, en
lui-même et dans ses disciples par l'intermédiaire des Juifs. Car, à rapproche de la Passion du Seigneur, il lui suscita des
persécutions violentes de la part des princes des prêtres ; il souleva et arma tous ses suppôts comme ses propres
instruments, pour abattre et vaincre le Sauveur par la crainte de la mort. Si le démon se retire maintenant, dit saint
Chrysostôme (Hom. V oper. imperf.), ce n'est point par obéissance, pour accomplir l'ordre du Seigneur, mais c'est par
contrainte, pour fuir la divinité de Jésus-Christ qui le chasse malgré lui. Nous trouvons ici un grand sujet de consolation.
Car, le démon ne tente pas les serviteurs de Dieu autant qu'il le veut, mais autant que Jésus le permet : et si Jésus permet
quelque temps l'attaque pour notre avantage, il écarte bientôt à cause de notre faiblesse, parce que, comme saint Paul le
déclare (I Cor. XIII), il ne souffre pas que nous soyons tentés au de la de nos forces . C'est pourquoi st Augustin dit (in
ps. LXI) : « Si le démon était libre de faire tout le mal qu'il veut il ne laisserait pas subsister un seul juste sur la terre. »
Dans les trois espèces d'attaques que Jésus-Christ a surmontées et que l'âme chrétienne soutient encore, toutes
les tentations ont été refoulées et repoussées comme dans leurs sources, parce que notre divin Maître a vaincu tous les
vices réunis dans la gourmandise, l'orgueil et l'avarice, d'où proviennent toutes les tentations. En effet, ces trois vices
renferment la matière de tous les péchés, dont il faut avoir grand soin de détruire les germes dans leur principe. Saint
Jean a confirmé cette vérité, en disant (I Ep. II, 16) : Tout ce qui est dans le monde est ou concupiscence de la chair, ou
concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie. A cette triple attaque de notre ennemi, nous devons opposer une triple
arme de défense : à la concupiscence opposons le jeûne, à l'orgueil l'oraison et à l'avarice l'aumône : ce triple bouclier
nous garantira de tous les traits. De même que l'antique ennemi du genre humain, après s'être éloigné de Jésus pour un
temps, revint au moment de la Passion pour l'attaquer non plus par la ruse, mais par la violence ; ainsi il cesse
quelquefois de nous tenter, et quand il ne peut nous vaincre, il s'éloigne de nous jusqu'à un autre temps, pour fondre sur
nous à l'improviste lorsque nous croyons être en sûreté. Ceci nous avertit d'être circonspects, parce que quand bien
même nous aurions triomphé de quelques tentations, nous trouvons toujours le démon disposé à de nouveaux combats.
Complètement défait au temps de la Passion, Satan a été relégué dans l'enfer pour être déchaîné aux jours de
l'Antéchrist, comme saint Jean l'annonce dans l'Apocalypse.
Saint Augustin semble croire que Jésus fut tenté par Lucifer, ce chef des Anges qui avait vaincu le premier des
hommes. On doit aussi présumer que le démon prit la forme humaine pour quelque temps, afin de conduire le Seigneur

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et s'entretenir avec lui. Il est remarquable que l'ordre des tentations de Jésus, d'après le récit de saint Matthieu, est le
même que celui des tentations d'Adam. En effet (Genes. III, 5), le démon par la bouche du serpent avait dit à nos
premiers parents, d'abord pour les tenter de gourmandise : Si vous mangez de ce fruit ; puis pour les tenter de vaine
gloire, il avait ajouté : Vous serez comme des dieux ; ensuite pour les tenter d'avarice, il avait conclu : Vous connaîtrez le
bien et le mal ; car l'avarice n'a pas pour objet l'argent seulement, mais aussi l'élévation et la science, lorsqu'on les
ambitionne d'une manière désordonnée. Saint Augustin dit (Tract. XXVII, in Evang. Joan.) que nous ne savons pas avec
certitude laquelle des deux dernières tentations fut la seconde ou la troisième ; parce que saint Matthieu et saint Luc ne
les rapportent pas toutes deux dans le même ordre. On peut donner pour raison de cette différence que de ces deux
tentations l'une est principalement relative à la cupidité, et l'autre à l'orgueil, et que, comme souvent ces deux vices
naissent l'un de l'autre réciproquement, saint Matthieu a pu mettre en second lieu la tentation que saint Luc place en
troisième lieu. Les Évangélistes, dit Remi d'Auxerre, ne rapportent pas dans le même ordre les deux dernières tentations
d'orgueil et d'avarice, parce que de ces deux vices l'un est tantôt le principe et tantôt la suite de l'autre.
La victoire que Jésus-Christ remporta d'abord sur la gourmandise avait été figurée autrefois par la destruction
de Bel et par la mort du dragon. En effet, il y avait à Babylone une idole appelée Bel qui recevait les honneurs divins et
passait pour un Dieu insatiable ; mais Daniel détruisit la statue et extermina ses prêtres. I1 y avait encore à Babylone un
dragon qui faisait sa demeure dans une caverne ; la populace le regardait comme un Dieu, et un prêtre était chargé de lui
offrir de la nourriture à des heures marquées. Or, Daniel composa avec de la poix, de la graisse et du poil un mets qu'il
jeta dans la gueule du dragon, et le monstre creva sur-le-champ. Ainsi périrent ces divinités voraces par la main de
Daniel qui figurait ainsi Jésus-Christ triomphant de la tentation de la gourmandise. — David terrassant Goliath est aussi
une figure de Jésus-Christ surmontant la tentation de l'orgueil. Le fier Goliath faisait parade de sa force extraordinaire,
lorsque David le renversa d'un coup de fronde et lui trancha la tête avec sa propre épée. Le géant Goliath représente
l'orgueilleux Lucifer, et David alors berger représente Jésus-Christ notre divin Pasteur qui surmonta par l'humilité la
tentation de l'orgueil. — Le triomphe que Jésus-Christ remporta sur la tentation de l'avarice, avait été figuré également
par David lorsqu'il tua un lion et un ours. Ces animaux rapaces figuraient eux-mêmes l'avarice, lorsqu'ils enlevaient les
brebis de David pour les dévorer ; mais David arrachait de leurs dents les brebis et mettait en pièces les ravisseurs. De
même Jésus-Christ, après avoir triomphé de l'avarice, mit en fuite le tentateur.
Satan chassé, les Anges approchèrent de Jésus qu'ils servirent comme un vainqueur (Matth. IV, 11). Ainsi le
Chrétien qui repousse le démon après l'avoir courageusement combattu mérite la compagnie et l'assistance des Esprits
célestes. — Maintenant examinons brièvement, dit saint Chrysostôme (Hom. V operis imperf.), ce que signifient les
tentations de Jésus-Christ. Observer le jeûne spirituel, c'est s'abstenir d'une chose mauvaise. Mais quand le Chrétien
s'enorgueillit comme s'il était saint, il est transporté comme sur un toit ; et cette tentation est la suite de la première,
parce que la victoire de la tentation précédente produit la vaine gloire et devient la cause de la jactance. Evitez donc
l'enflure du cœur, si vous voulez ne point éprouver de chute. L'ascension sur la montagne figure le désir d'arriver sur les
hauteurs des richesses, et au faîte de la gloire humaine. D'après saint Bernard (Serm. XIV, in ps, XC) « prétendre que
Jésus-Christ n'a pas éprouvé d'autres tentations que les trois précédentes, c'est ignorer cette parole de l'Écriture (Job.
VII, 1) : La vie de l'homme sur la terre est une tentation continuelle. L'Apôtre aussi dit que Jésus-Christ a éprouvé
comme nous toutes sortes de tentations, hormis le péché (Heb. IV, 15).
Or, Jésus a voulu pour plusieurs raisons être tenté, 1° Selon saint Grégoire (Hom. XVI),il voulait par sa
tentation nous délivrer des nôtres, comme il nous a délivrés de la mort par la sienne. 2° D'après saint Hilaire (Canon, V
in Matth.), il voulait nous rendre circonspects, en nous apprenant que quelque saints que nous soyions, nous ne devons
jamais présumer être exempts de tentations. Aussi voulut-il être tenté, après avoir reçu le baptême et l'Esprit-Saint, pour
nous montrer que les personnes sanctifiées doivent s'attendre à de plus grandes luttes. 3° Selon saint Augustin (Lib. III
de mirabilibus Script. Sacrae), il voulait être tout à la fois notre médiateur et notre modèle, en nous donnant le secours
et l'exemple pour combattre nos ennemis. 4° Selon saint Chrysostôme (Hom. V oper. imp.), il voulait nous encourager,
afin que nous ne nous laissions point abattre en face des tentations imprévues, puisque lui-même a été tenté. 5° Selon
saint Léon (Serm. I de Quadrages.), il voulait vaincre le démon et par cette victoire mettre un frein à sa puissance et à
son audace. 6° Suivant l'Apôtre, il voulait mieux savoir compatir à ceux qui sont tentés, et leur inspirer plus de
confiance en sa miséricorde ; parce que celui qui a été éprouvé, a plus facilement pitié de ceux qui sont également
éprouvés. Il voulut encore être tenté pour nous consoler, lorsque nous le serions à notre tour. En effet, Jésus fut tenté
aussitôt après son baptême, après avoir été appelé par le Père céleste : Mon Fils bien-aimé, après avoir vu le ciel ouvert,
et le Saint-Esprit descendre sur sa tête en forme de colombe, après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits ; il a été
tenté après tous ces merveilleux événements, pour nous faire comprendre que si quelqu'un est tenté, il n'en est pas
moins pur de péché, ni moins digne de la filiation divine, ni moins rempli du Saint-Esprit, qu'il n'en mérite pas moins le
ciel, que sa pénitence n'en est pas moins agréable à Dieu. Ainsi, puisque le Seigneur a été tenté, ne nous étonnons point
de l'être aussi ; et comme il a toujours triomphé, efforçons-nous de vaincre également en implorant son secours.
Gardons-nous de compter sur nos vertus, mais plaçons tout notre espoir et toute notre confiance dans le Très-Haut. Et
comme en toute occasion le Seigneur repousse son adversaire, non par l'effet de sa puissance, mais par l'autorité de
l'Écriture, parce qu'il voulait le vaincre par son humilité et non point par sa force, parce qu'aussi il voulait nous donner
une preuve de sa patience ; de même, si nous avons quelque chose à endurer de la part des méchants, ne cherchons pas à
nous venger, mais tâchons de les instruire, essayons de les surmonter par l'humilité et la patience plutôt que par l'orgueil
et la force.
Jésus-Christ, nous l'avons vu, réfute chaque suggestion du tentateur, en alléguant un texte de l'Écriture.
Enseignement aussi utile pour nous qu'admirable ! Remarquons chaque réponse de Jésus, et toutes les fois que nous

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serons assaillis par une tentation semblable à la sienne, répondons comme lui par une maxime tirée de l'Écriture. Ainsi,
sommes-nous tentés de désirer les honneurs, empressons-nous de répondre : Il est écrit : Pourquoi t'enorgueillis-tu,
cendre et poussière Toute puissance est aussi caduque que la vie (Eccl. X, 9 et 11). Sommes-nous tentés par l'appât des
richesses, répondons : il est écrit : Nous n'avons rien apporté en ce monde, et nous n'en pouvons rien emporter. (I, Tim.
VI, 7). Je suis sorti nu du sein de ma mère, et je retournerai nu dans le sein de la terre (Job. I, 21 ). Sommes-nous tentés
par les attraits des plaisirs charnels, répondons : il est écrit (I Cor. XV, 50) : La chair et le Sang ne posséderont pas le
royaume de Dieu. Par la chair et le sang, il faut entendre, selon la Glose, ceux qui s'abandonnent à la gourmandise et à
la volupté. Par quelque vice que nous soyons combattus, opposons-lui toujours pour nous défendre le bouclier de la
sainte Écriture.
Saint Anselme, parlant des faits que nous venons de raconter dit : « Après votre baptême, ô Jésus, vous allez au
désert, conduit par l'Esprit de force, pour que la vie érémitique trouvât dans vous un parfait modèle. Vous avez supporté
patiemment la solitude et le jeûne de quarante jours, les rigueurs de la faim et les assauts de l'esprit séducteur, afin de
nous apprendre à les supporter. Par là, ajoute le même saint Docteur, le très-doux Jésus a consacré pour nous la vie
retirée, il a sanctifié le jeûne, il nous a enseigné à combattre notre perfide ennemi. Méditez attentivement toutes ces
choses qui ont été faites pour vous, voyez comme elles ont été accomplies, et aimez ardemment Celui qui les a opérées
avec tant d'amour. » — Courage donc, disciple de Jésus-Christ, cherchez maintenant avec ce divin Maître à pénétrer les
mystérieuses profondeurs de la solitude, afin que, devenu comme lui le compagnon des bêtes sauvages, vous deveniez
aussi l'imitateur de son silence, de sa prière fervente, de son jeûne prolongé, de sa triple lutte contre son perfide ennemi.
En participant à ses combats, ne manquez pas de recourir à lui dans tous les périls où vous exposent les diverses
tentations ; car nous n'avons pas un Pontife qui ne sache pas compatir à nos faiblesses, puisqu'il a passé par toutes les
tentations pour se rendre semblable à nous, sauf le péché (Heb. IV, 15). Vous ne devez pas redouter les tentations ou
désespérer lorsqu'elles fondent sur vous ; car Dieu châtie souvent ceux qu'il aime ; et de nombreuses tribulations
affligent non pas tous les hommes, mais spécialement les justes (Ps. XXXIII, 20), afin qu'après avoir subi l'épreuve, ils
reçoivent pour récompense la couronne de vie.
Saint Ambroise dit à ce sujet (In cap. IV Luc) : « L'Écriture sainte enseigne que nous n'avons pas seulement à
lutter contre la chair et le sang, mais encore à nous prémunir contre les embûches spirituelles. La couronne nous attend,
mais auparavant il faut combattre ; personne ne peut être couronné, s'il n'a triomphé, et personne ne peut triompher, s'il
n'a combattu préalablement ; les fleurons de cette couronne sont proportionnés aux difficultés de la lutte. Aussi, devons-
nous ne jamais redouter la tentation, puisqu'elle est l'occasion de la victoire, la matière de nos triomphes : nous devons
au contraire nous réjouir et glorifier de nos tentations, répétant avec saint Paul (II Cor. XII, 10) : C'est lorsque je suis
faible que je deviens fort. C'est alors en effet que se tresse la couronne de justice ; ôtez au martyr les combats, vous lui
enlevez sa couronne ; épargnez-lui les tourments, vous le privez de sa béatitude. Nous ne devons donc pas craindre les
tentations à cause des peines passagères qu'elles causent, puisque ces peines nous procurent les biens éternels ; mais
nous devons plutôt demander d'être soumis à celles qui ne sont pas au dessus des forces humaines. » Ainsi parle saint
Ambroise. Saint Prosper dit aussi : « Les combats sont réservés aux fidèles pour leur plus grande utilité ; car, tant qu'ils
sont attaqués, ils s'aperçoivent de leur faiblesse et ne s'enorgueillissent point de leur sainteté. »
Or, le démon nous attaque de six manières principales : les bons par l'orgueil, les méchants par le désespoir,
ceux qui sont oisifs par la luxure, ceux qui sont occupés par le trouble, ceux qui rendent la justice par la cruauté, et ceux
qui exercent la miséricorde par l'adulation. Mais quoiqu'il nous tente de nombreuses manières, il nous trompe de quatre
façons spéciales : 1° en nous suggérant le bien pour atteindre à une mauvaise fin ; comme, par exemple, lorsqu'il
persuade à un homme inconstant d'entrer en religion, pour le faire apostasier plus tard ; 2° il nous trompe, en nous
conseillant le mal sous l'apparence du bien, comme le parjure pour rendre service au prochain ; 3° il nous trompe, en
nous dissuadant du bien comme nuisible, par exemple, lorsqu'il détourne un homme vertueux d'entrer en religion, sous
prétexte qu'il pourrait un jour s'en repentir, et retourner dans le siècle à sa grande confusion ; ou lorsqu'il empêche
quelqu'un de vaquer à l'oraison ou de faire l'aumône, sous prétexte qu'il est exposé par ces œuvres de piété et de charité
à tomber dans la vaine gloire ; 4° il nous trompe, en nous éloignant d'un mal pour nous jeter dans un plus grand, comme
lorsqu'il nous fait fuir l'intempérance jusqu'à nous pousser dans une abstinence excessive.
Nous devons tous par conséquent prendre garde, avec le plus grand soin, de tomber dans les pièges du démon
et de nous laisser envelopper par les filets qu'il tend partout de différentes manières. « Notre vieil ennemi, dit saint Léon
(Serm. ni de Quadrag.), ne cesse de se transfigurer en Ange de lumière pour nous dresser des embûches à chaque pas.
Comme il discerne nos inclinations particulières, chez l'un il attise les flammes de la cupidité, chez l'autre il fait pénétrer
les attraits de la gourmandise ; à celui-ci il présente les charmes de la luxure, à celui-là il inocule les poisons de l'envie.
Il distingue ceux qu'il peut troubler par la tristesse, égarer par la joie, opprimer par la crainte, séduire par l'admiration. Il
examine nos habitudes, il démêle nos préoccupations, il scrute nos affections ; et c'est sur le point même où se
concentrent nos efforts pour le bien, que le démon dirige ses attaques pour nous nuire. » Ainsi parle saint Léon.
Environnons-nous donc tous d une continuelle vigilance parce que personne n'est à l'abri de la tentation. « Sachez bien,
dit saint Bernard, que personne sur la terre ne peut vivre sans tentation ; si vous êtes délivré de quelqu'une, c'est pour
être assailli d'une nouvelle ; il arrive souvent que le Seigneur nous laisse plus longtemps éprouver par une tentation, afin
que nous ne soyons pas tourmentés par une autre ; ou bien il nous débarrasse promptement de quelqu'une, afin que nous
puissions nous exercer contre une autre. »
Après la victoire de Jésus et la défaite du tentateur qui se retira couvert de confusion, les Anges revinrent pour
rendre leurs hommages à leur Maître. S'approchant de lui, ils le servaient comme leur véritable Seigneur dont ils
avaient accompli la volonté ; car sur l'ordre qu'ils en avaient reçu, ils s'étaient éloignés pour quelque temps, et ils étaient

20
restés de loin spectateurs de la lutte. Jésus l'avait ainsi voulu, pour mieux cacher sa divinité au démon qui, s'il l'avait vu
entouré de ses Anges, aurait moins osé l'aborder et le tenter. D'ailleurs cette retraite des Anges rendait plus éclatante la
victoire de Jésus ; car en combattant tout seul, il montrait qu'il n'avait pas besoin d'un secours étranger pour vaincre ses
ennemis. La tentation précède, afin que la victoire suive ; et aussitôt après la victoire, les Anges servent Jésus pour faire
briller la dignité du vainqueur. Car le service que les Esprits célestes offrent à Jésus manifeste d'une manière éclatante
sa divinité, puisqu'il n'y a que la nature divine au dessus de la nature angélique. « En cette circonstance, dit saint
Grégoire (Hom. XVI in Evang.), paraissent évidemment les deux natures réunies en la seule personne de Jésus-Christ ;
car s'il est tenté par le démon, c'est parce qu'il est homme, et s'il est servi par les Anges, c'est parce qu'il est Dieu en
même temps. ». Ce ministère des Anges à l'égard de Jésus-Christ peut s'entendre de trois manières. On peut l'entendre
d'abord d'un secours matériel qui consistait à présenter de la nourriture pour apaiser la faim du Sauveur ; on peut
l'entendre aussi d'une adoration religieuse que les Anges rendirent humblement à Jésus comme Dieu ; on peut l'entendre
enfin des congratulations et des louanges qu'ils lui adressèrent pour le féliciter et le louer de sa lutte et de sa victoire.
Touchant cette victoire du Seigneur et ce ministère des Anges, saint Anselme dit (In Matth. de Victoria
Domini) : « Après avoir accompli son jeûne et triomphé du démon, Jésus-Christ veut être glorifié par le service des
Anges : il nous enseigne par là que, durant tout le cours de la vie présente, nous devons nous arracher aux attraits
séducteurs des biens temporels, afin que nous puissions fouler aux pieds le monde avec son prince et que nous méritions
de recevoir l'assistance particulière des Esprits célestes. » — Saint Bernard dit (Serm. XIV Ps. XC) : « Après que Jésus
eut surmonté les tentations et chassé le tentateur, les Anges s'approchèrent de lui et le servaient. Voulez-vous
pareillement obtenir les secours des Anges, fuyez les consolations du siècle, et repoussez les attaques de Satan ; ne
mettez point votre satisfaction dans la société des hommes, si vous désirez trouver la joie dans le souvenir de Dieu. » —
Saint Chrysostôme dit aussi (hom. XIII in Matth.) : « Tant que dura la lutte, Jésus ne permit aucunement que les Anges
se montrassent, dans la crainte de voir fuir son ennemi, avant d'en avoir triomphé. Mais après qu'il lui eut fait essuyer
une défaite complète, et qu'il lui eut fait prendre une fuite honteuse, les Anges apparurent alors. De même aussi, lorsque
nous remporterons une victoire sur le démon, les Anges viendront à notre rencontre pour nous applaudir et nous
accompagner, pour nous faire cortège et nous environner d'honneur. C'est ainsi que Lazare après avoir ressenti les
rigueurs de l'indigence, de la faim et d'une hideuse maladie, se vit transporté dans le sein d'Abraham par le ministère des
Anges. » Le même saint Docteur ajoute :« Les Anges contemplaient à l'écart la lutte de Jésus, afin que sa victoire ne fût
pas attribuée à leur secours ; mais aussitôt qu'il l'eut remportée, ils s'approchèrent pour le servir. Mais que lui servaient-
ils ? Bien que l'Écriture ne le dise pas, il est assez croyable qu'ils lui offraient des aliments, puisque l'Évangile déclare
qu'il avait faim. Les Anges servaient donc le Seigneur comme ses ministres, non pas parce qu'il avait besoin de leur
secours et de leur assistance, mais pour lui témoigner leur vénération et honorer sa puissance ; aussi l'Évangile ne dit
pas qu'ils l'aidaient, mais qu'ils le servaient. » Ainsi parle saint Chrysostôme.
Considérez attentivement ici le Seigneur qui prend seul sa réfection, entouré des Anges. Quel spectacle ! quel
aliment pour la piété ! Mais je me demande ce que les Anges offraient à leur Maître pour le restaurer après un si long
jeûne ? L'Écriture n'en parle point et laisse à notre imagination une entière liberté. Si nous considérons la puissance de
Jésus, il aurait pu créer la nourriture qu'il lui aurait plu, ou bien choisir des mets déjà existants ; mais nous ne voyons
nulle part dans l'Évangile qu'il ait usé de cette puissance pour lui-même ou pour ses disciples, tandis qu'il la manifesta
plus tard en faveur des foules attachées à le suivre ; puisque, dans deux circonstances, il rassasia plusieurs mille
personnes avec quelques pains. Quant à ses disciples, nous lisons qu'un jour vivement pressés par la faim, ils
arrachaient sous ses yeux des épis qu'ils froissaient dans leurs mains, pour manger les grains de froment. Jésus lui-
même, harassé de fatigue après une longue course, s'assit sur un puits, où il s'entretenait avec la Samaritaine ; et il n'est
point dit qu'il ait créé des aliments pour réparer ses forces, mais qu'il envoya ses disciples chercher la nourriture à la
ville. Il n'est pas vraisemblable qu'il ait pourvu par des miracles à ses besoins ; car il n'opérait des miracles que pour
l'édification du prochain et en présence de la multitude, et dans la circonstance actuelle il n'aurait pas eu d'autres
témoins que les Anges. Que pouvons-nous donc conjecturer à ce sujet ? Sur la montagne où se trouvait alors Jésus, il n'y
avait point d'habitation, il n'y avait personne, et par conséquent point de mets préparés. Les Anges lui apportèrent
probablement des vivres préparés ailleurs, comme il était arrivé jadis à Daniel (XIV). Car, lorsque le prophète Habacuc
venait d'apprêter la nourriture pour les moissonneurs, l'Ange du Seigneur le saisit par les cheveux et le transporta de
Judée à Babylone dans la fosse aux lions, où se trouvait renfermé Daniel. Le prophète lui servit à manger le mets qu'il
avait apprêté, puis en un moment il fut reporté dans son pays. — Arrêtons-nous ici et tenons-nous en à cette conjecture.
Unissons-nous à la joie de Jésus dans le repas que les Anges lui servent. Songeons que sa très-digne Mère prend aussi
part à cette joie et à cette victoire.
Voici donc les pieuses pensées auxquelles nous pouvons nous livrer. Sur l'ordre du Seigneur, deux Anges
partent ; en un clin d'œil ils sont auprès de Marie ; ils la saluent avec respect et lui racontent l'état dans lequel se trouve
son divin Fils. Marie leur donne un modeste mets qu'elle avait préparé pour elle-même et pour Joseph. Les Anges
l'emportent, avec du pain et d'autres accompagnements convenables ; de retour, ils disposent le repas sur le sol et Jésus
bénit solennellement la nourriture. Considérez-le avec attention ici dans tous les détails de sa conduite : il s'assied à
terre dans un maintien grave et modeste, il mange avec sobriété. Les Anges environnent leur Maître pour le servir, ils
chantent un hymne des cantiques de Sion et se livrent à la jubilation ; car ce jour est pour eux une véritable fête.
Toutefois, si l'on peut ainsi parler, leur joie est mêlée d'une certaine tristesse à laquelle nous devrions prendre part : ils
regardent Jésus avec respect, et en voyant leur Dieu et leur Seigneur, Celui qui donne la nourriture à tout être vivant,
ainsi humilié, ayant besoin de recevoir la nourriture corporelle et de manger comme un simple mortel, ils sont saisis de
compassion. Je crois que si nous le considérions affectueusement en cet état, l'amour nous ferait verser des larmes

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amères. — Après avoir pris son repas et après avoir rendu grâces à son Père, le Seigneur Jésus voulant retourner vers sa
Mère commença à descendre de la montagne. Considérez-le bien, et voyez le Maître de l'univers aller tout seul et à pied
; touché de compassion, ne cessez point de l'accompagner pour le servir en tout avec zèle.

Prière

Ô bon Jésus ! qui, dans le désert où l'Esprit-Saint vous avait conduit, avez jeûné quarante jours et quarante nuits, qui
ensuite avez ressenti la faim et avez vaincu le tentateur, faites, ô miséricordieux Sauveur, que par les vertus de pénitence
et de continence, je m'abstienne des vices et des péchés, que je sois affamé et altéré de la justice, que par votre grâce et
votre secours je puisse surmonter mon ennemi ou plutôt mes ennemis, le monde, la chair, le démon. Et parce que notre
vie sur la terre est une épreuve et une peine continuelles, Seigneur, ayez pitié de nos misères et de nos travaux, et
accordez-nous de ne pas succomber à la tentation, mais d'en toujours triompher par votre tentation, et enfin d'être
miséricordieusement délivré de tout mal. Ainsi soit-il.

22
CHAPITRE XXIII

Témoignage de Jean-Baptiste sur Jésus-Christ, Agneau de Dieu

Joan. I, 29-34

Le lendemain de son retour, du désert, Jésus vint sur les bords du Jourdain. Jean, voyant Jésus venir à lui
(Joan. I, 29), le montra du doigt, en s'écriant : Voici l'Agneau de Dieu, voici Celui qui ôte les péchés du monde. Ces
paroles de Jean rendent témoignage à Jésus-Christ de deux manières. D'abord à son humanité qui devait être immolée
pour nous comme une victime très-agréable à Dieu, et envoyée de Dieu même ; puis à sa divinité qui peut seule par sa
propre vertu ôter les péchés du monde. C'était en effet la cause de sa venue ; voyant le monde succomber sous le poids
de ses crimes, il venait en effacer la tache et en abolir la peine, c'est-à-dire la mort dont lui seul pouvait triompher. Il
était venu déjà depuis longtemps, mais il n'avait pas été connu, il est aujourd'hui manifesté par Jean. Voici donc Celui
que les Patriarches avaient désiré, que les Prophètes avaient annoncé, que la Loi avait figuré. Voici l'Agneau de Dieu qui
ôte les péchés du monde ; en d'autres termes : Voici l'innocent parmi les pécheurs, le juste parmi les réprouvés, l'homme
pieux parmi les hommes impies. Il n'y a dans lui aucun péché, et c'est pourquoi il peut ôter le péché du monde, aussi a-t-
il été sacrifié comme une hostie d'expiation pour les péchés des peuples, parce qu'il a en lui la grâce et la vertu qui
purifie de tous les péchés.
Parmi les différents animaux qu'on avait coutume d'offrir sous la Loi, Jean choisit l'agneau pour figurer Jésus-
Christ ; en voici les raisons. D'abord, parce qu'entre toutes les figures que contenait l'Ancien Testament, l'Agneau pascal
signifiait plus clairement Jésus-Christ, l'innocent qui devait être immolé. Car les enfants d'Israël avaient été délivrés de
la servitude de l'Egypte par l'immolation de l'Agneau pascal qui était sans défaut. De même aussi, nous avons été
affranchis de l'esclavage du démon par la Passion de Jésus-Christ qui était sans péché. Jésus a été appelé Agneau non-
seulement à cause de son innocence, mais aussi à cause de sa douceur ; car il se laissa conduire au supplice comme un
agneau sans ouvrir la bouche (Is. LIII, 7). En second lieu, indépendamment des autres sacrifices qui se faisaient dans le
temple à des époques spéciales, il y en avait un quotidien dans lequel on offrait un agneau chaque soir et chaque matin.
Ce sacrifice n'était jamais changé, mais on l'observait comme le principal, et on n'en ajoutait d'autres qu'à certains jours
déterminés. L'agneau était donc la victime de ce sacrifice perpétuel qui représentait la béatitude éternelle ; et c'est pour
cela que Jésus-Christ, notre béatitude éternelle, est appelé Agneau par saint Jean. Il est aussi appelé Agneau du mot
agnitio qui signifie reconnaissance, parce qu'il reconnut son Père en lui obéissant jusqu'à la mort (Philip. II, 8), et qu'il
reconnut sa Mère en la confiant à la sollicitude de son disciple bien-aimé. Il est encore appelé Agneau à cause du
dévouement avec lequel il expie les péchés du monde, non pas une fois, mais chaque jour. En effet, d'après saint
Théophile (in hunc locum), « saint Jean ne dit pas qu'il ôtera, mais qu'il ôte les péchés du monde, comme pour indiquer
une action continuelle. Car il n'ôta pas les péchés lors de sa Passion seulement, mais il les ôte sans cesse depuis cette
époque jusqu'à nos jours, quoiqu'il ne continue pas d'être crucifié. Il n'offrit, il est vrai, qu'une oblation pour nos péchés,
mais c'est en vertu de cette oblation qu'il continue de nous purifier. » Ainsi parle saint Théophile.
Jésus-Christ en effet ôte les péchés, parce qu'il les a expiés au moyen de ses satisfactions, et qu'il nous lave
dans son sang, parce qu'il pardonne nos fautes journalières et qu'il nous aide à ne les plus commettre, parce qu'il nous en
affranchit tout à fait, en nous conduisant à cette vie où nous devenons impeccables. Il ne nous a pas purifiés seulement
lorsqu'il a versé son sang pour nous, ou lorsque nous avons été baptisés par la vertu de sa Passion ; mais il nous purifie
chaque jour dans son sang, lorsqu'on renouvelle à l'autel la mémoire de sa Passion salutaire, lorsque par l'opération
mystérieuse de l'Esprit sanctificateur la substance du pain et du vin est changée dans le sacrement de son corps et de son
sang, lorsque son sacré corps et son sang précieux deviennent notre aliment et notre breuvage spirituels. C'est pour
obtenir la rémission des fautes passées et la préservation de fautes nouvelles que nous disons deux fois à la messe :
Agneau de Dieu, ayez pitié de nous ! puis pour obtenir la confirmation en grâce, nous ajoutons : Agneau de Dieu,
donnez-nous la paix. Ô Agneau de Dieu ! reconnaissez-moi parmi les brebis que vous placerez un jour à votre droite,
mais auparavant pardonnez-moi mes péchés et mes offenses, pour mieux me reconnaître parmi vos brebis.
D'après saint Chrysostôme (Hom. VII in Joan.), Jésus vint encore après son baptême trouver saint Jean pour
deux raisons : « parce que le baptême de Jean était un baptême de pénitence ; et que Jésus, l'ayant reçu avec beaucoup
d'autres personnes, ne voulait pas laisser soupçonner ou penser qu'il était venu sur les bords du Jourdain pour le même
motif que les autres Juifs, c'est-à-dire pour confesser ses péchés et se faire laver dans le fleuve en signe de pénitence. I1
vient donc trouver Jean pour lui fournir l'occasion de détruire ce soupçon. C'est ce que Jean fit aussitôt en disant : Voici
l'Agneau de Dieu, voici Celui qui ôte les péchés du monde. Car, si Jésus était assez pur pour absoudre les autres de leurs
péchés et pour effacer tous les péchés du genre humain, il est évident qu'il n'était pas venu pour confesser ses propres
péchés, ou pour se faire laver dans le fleuve en signe de pénitence, mais pour fournir à saint Jean l'occasion de le faire
connaître. — Le second motif de cette nouvelle visite, c'était afin que ceux qui avaient entendu les premiers
témoignages de Jean sur Jésus-Christ en fussent plus assurés, et qu'ensuite ils fussent mieux disposés à entendre les
autres témoignages. C'est pourquoi le saint Précurseur ajoute : Voici Celui dont j'ai dit (Joan. I, 30) avant qu'il vint au
baptême : Il vient après moi un homme rempli de grâce et de vertu, arrivé à l'âge parfait, qui m'a été préféré pour la
dignité, parce qu'il m'a précédé de toute éternité ; et je ne le connaissais pas personnellement de visage avant qu'il fût
arrivé près de moi ; mais c'est afin qu'il soit manifesté en Israël, c'est-à-dire à Israël lui-même, que je suis venu baptiser

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dans l'eau, et prêcher la pénitence. Voilà pourquoi j'ai quitté le désert et abandonné la solitude ; alors descendant dans la
plaine j'ai commencé à baptiser pour le manifester au peuple qui accourait vers moi de toutes parts. En effet,tout le
ministère de saint Jean par rapport au baptême et à la prédication avait pour but spécial d'annoncer Jésus-Christ et de lui
rendre témoignage. C'est pour cela que Jean avait reçu ordre du Seigneur, de baptiser au nom de Celui qui devait venir,
de prêcher son avènement et de préparer le peuple à le recevoir.
Le saint Précurseur rendit témoignage à Jésus-Christ en plusieurs circonstances, afin que son témoignage
répété en devînt plus efficace. Il rendit donc encore de nouveau témoignage en disant (Joan. I, 31) : J'ai vu le Saint-
Esprit descendre du ciel comme une colombe et demeurer sur lui. Cet événement avait eu lieu lorsque Jean baptisait
Jésus. Or le Saint-Esprit demeurait en Jésus, non pas seulement depuis que Jésus avait été baptisé, mais depuis qu'il
avait été conçu. Le Saint-Esprit vient demeurer dans les autres hommes lorsqu'ils sont baptisés, mais il se retire, dès
qu'ils deviennent pécheurs. Saint Chrysostôme dit à ce sujet (Hom. IV operis imperf.) : « Le Saint-Esprit descendit dans
Jésus Christ et y resta ; il descend aussi dans nos âmes, mais il n'y reste pas ; car, si nous nous abandonnons à la colère,
à la médisance, à une dangereuse tristesse, aux pensées et aux affections charnelles, nous devons croire que le Saint-
Esprit cesse d'habiter dans nos âmes. Au contraire, lorsque nous nous livrons à des sentiments vertueux, sachons que le
Saint-Esprit habite en nous ; tandis que si nous adhérons à des idées mauvaises, c'est un signe que le Saint-Esprit s'est
retiré de nous. » — Aussi longtemps que notre âme reste unie à notre corps, bien que le corps soit plongé dans l'eau, il
peut sans doute être ballotté par les flots, mais, loin d'être submergé, il surnage ; si l'eau vient à pénétrer dans le corps,
l'âme s'en va, le corps est submergé et périt. De même, ceux qui sont exposés sur la mer de ce monde, au sein des
richesses et des jouissances temporelles, s'ils possèdent en eux-mêmes le Saint-Esprit par l'amour de Dieu et du
prochain, pourront bien cependant être agités par les flots des tentations et des tribulations, mais ils ne seront jamais
engloutis. Pour bien conserver en eux le Saint-Esprit, ils doivent tenir leurs sens fermés aux attraits de ce monde ; car,
comme la liqueur ne sort point d'un vase où l'air ne pénètre pas, de même le Saint-Esprit ne sort point d'un cœur où le
péché n'entre point.
Saint Jean ajoute ensuite (Joan. I, 33) : Et je ne le connaissais pas. Avant que Jésus vînt au baptême, dit saint
Chrysostôme (Hom. XVI in Joan.), saint Jean ne le connaissait pas, parce qu'il avait vécu dans le désert, loin de la
maison paternelle. Quoiqu'il n'eût jamais vu Jésus avant de baptiser dans le Jourdain, il savait cependant que le
Seigneur, né de la Vierge Marie, devait baptiser dans le Saint-Esprit. Mais lorsque Jésus se présenta pour être baptisé
dans le Jourdain, Jean connut par une révélation divine Celui qu'il ne connaissait pas de visage auparavant. Selon saint
Augustin (Tract. IV, in Joan.), « Jean ne connaissait pas d'abord le pouvoir d'excellence que Jésus-Christ seul possédait
à l'égard du baptême, puissance qu'il voulut exercer par lui-même et ne pas confier à d'autres. Le saint Précurseur,
connaissant alors ce qu'il ignorait auparavant, dit en montrant Jésus : C'est lui qui baptise, en d'autres termes, c'est lui
seul qui a le pouvoir d'excellence pour baptiser. » — Il faut distinguer ici plusieurs sortes de pouvoirs pour baptiser. 1°
Il y a d'abord un pouvoir d'autorité souveraine que Dieu n'a communiqué et n'a pu communiquer à personne, pas plus
que la puissance de créer. 2° Il y a de plus un pouvoir d'autorité secondaire que, d'après le Maître des sentences, Dieu
aurait pu donner, mais qu'il n'a pas voulu donner. D'autres disent que non-seulement il n'a pas voulu, mais même qu'il
n'a pu donner cette autorité, parce qu'elle implique la puissance de créer quelque chose, à savoir : la grâce. 3° Un
pouvoir d'innovation que Dieu aurait pu donner ; car il pourrait faire, s'il le voulait, que le baptême fût conféré au nom
de saint Pierre ou de saint Paul ; mais il ne l'a pas voulu, de crainte que nous ne missions notre espérance en l'homme, et
pour ne pas fournir une occasion de schisme, et qu'il n'y eût pas autant de baptêmes que de ministres. 4° Un pouvoir
d'excellence, tel que le baptême de l'un aurait été plus efficace que celui de l'autre ; mais Dieu n'a accordé ce pouvoir à
personne. 5° Un pouvoir d'institution ; il appartient seulement à Jésus-Christ qui a établi le sacrement de baptême. 6°
Un pouvoir de préparation, comme en fut investi saint Jean dont le baptême était une disposition à celui de Jésus-Christ
qu'il figurait et annonçait. 7° Un pouvoir de ministère extérieur, comme Jésus-Christ l'a communiqué aux ministres de
l'Église.
Ainsi, Jean ne connut parfaitement Jésus-Christ qu'après avoir vu le Saint Esprit descendre sur lui. Il apprit
alors que le Seigneur voulait garder pour lui-même, et ne donner à aucun de ses serviteurs la puissance de son baptême
comme des autres sacrements. Ainsi, selon saint Chrysostôme (Hom. XVI, in Joan.), « lorsque Jésus-Christ vint au
baptême, Jean apprit que Celui-ci était en personne le même dont il avait annoncé l'avènement. » Selon saint Augustin,
« le saint Précurseur apprit que le Seigneur avait pour le baptême le pouvoir d'autorité et d'excellence qu'il se réservait à
lui-même, soit tant qu'il serait présent de corps sur la terre, soit lorsqu'il en serait absent de corps, mais présent par sa
majesté. » Jean ne connut ce mystère qu'en voyant la colombe. C'est pourquoi il ajoute (Joan. I, 33) : Mais Celui qui
m'a envoyé, c'est-à-dire toute la Trinité dont les opérations extérieures sont communes aux trois personnes, Dieu qui m'a
envoyé pour baptiser dans l'eau, non dans l'Esprit, m'a dit aussi par un Ange ou par une inspiration : Parmi tous ceux
que vous baptiserez, Celui sur lequel vous verrez l'Esprit de Dieu descendre et rester, sous la forme extérieure d'une
colombe, celui-là est le seul qui baptise avec un pouvoir d'autorité, dans le Saint-Esprit, c'est-à-dire pour la rémission
des péchés, qui a lieu par la grâce du Saint-Esprit. Car il n'appartient proprement qu'à Dieu de remettre les péchés ou de
purifier les âmes par la grâce du Saint-Esprit ; et il n'a pas conféré aux hommes le pouvoir d'autorité, mais simplement
le pouvoir de ministère, pour produire cet effet ; de telle sorte que, quand l'homme baptise extérieurement, c'est Jésus-
Christ qui baptise intérieurement et en vérité. C'est pour cela qu'on ne réitère pas le baptême administré en cas de
nécessité, soit par un ecclésiastique, soit par un laïque, soit même par une femme. Bien plus, comme l'enseigne le
Vénérable Bède, d'accord avec l'Église catholique, quoique administré par un hérétique, un schismatique, ou par un
scélérat, le baptême est valide et ne peut être réitéré par les catholiques, pourvu qu'il ait été conféré en invoquant les
trois personnes de la sainte Trinité ; car l'invocation d'un si grand nom ne peut être inutile. Si, pour baptiser, le Seigneur

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ne communique à personne son pouvoir d'autorité, il communique du moins le pouvoir de ministère aux bons et aux
méchants. Si donc quelqu'un redoute d'employer le ministère des pécheurs, même en cas de nécessité, qu'il ne considère
que la puissance du Seigneur ; car l'indignité du ministre n'affaiblit pas l'efficacité du sacrement.
Saint Jean ajoute : Je l'ai vu, c'est-à-dire j'ai vu le Saint-Esprit descendre ainsi sur Jésus, et j'ai rendu
témoignage que Celui-ci est le Fils de Dieu, Fils unique et non pas adoptif. Ceci nous montre ce que cette apparition fit
comprendre à saint Jean-Baptiste ; savoir que Jésus-Christ était Fils de Dieu par essence et par nature, de façon qu'il
avait la même substance et la même puissance que le Père. Jean atteste alors que Celui dont il avait déjà parlé comme
homme est le Fils même de Dieu, pour rendre ainsi témoignage des deux natures du Sauveur. — Remarquons ici que le
Seigneur a reçu quatre sortes de témoignages : celui des Prophètes qui l'ont annoncé comme devant être le Christ ; celui
de Jean, qui l'a montré en disant (Joan. I, 36) : Voici l'Agneau de Dieu ; celui du Père qui l'a désigné du ciel par ces mots
: Celui-ci est mon Fils bien-aimé (Matth. III, 17) ; enfin celui de ses propres œuvres dont il a dit : Si je ne fais pas les
œuvres de mon Père, qu'aucun autre ne peut faire, ne me croyez pas (Joan. X, 37).
Nous pouvons ici contempler la réception pleine d'allégresse que saint Jean fit au Seigneur Jésus :
représentons-nous ce divin Sauveur demeurant quelque temps avec son saint Précurseur, et partageant la nourriture
frugale que lui fournissait le désert ; tenons-nous là en esprit comme spectateurs de leur repas ; tendons nos mains
suppliantes comme des mendiants qui demandent l'aumône ; exposons avec confiance notre misère, et peut-être
obtiendrons-nous l'insigne faveur de partager leur nourriture. Après avoir passé quelques jours de repos dans le désert,
le Seigneur remercie saint Jean de ses bons offices, et prend congé de lui pour un certain temps. Suivons Jésus, et en
nous approchant comme aussi en nous retirant, fléchissons les genoux devant le bienheureux Précurseur ; embrassons
ses pieds, demandons sa bénédiction, et recommandons-nous à sa bienveillance ; car il est bien grand, il est sans égal
parmi les enfants des hommes, comme le Seigneur lui-même en rend témoignage.

Prière

Seigneur Jésus, Fils unique du Père éternel, Agneau de Dieu, qui effacez les péchés du monde, je vous conjure, par les
mérites de Celui qui vous a rendu ce témoignage, d'effacer les péchés que j'ai commis moi-même dans le monde. Et
vous, illustre Jean-Baptiste, qui avez montré aux hommes Celui qui expie leurs crimes, je vous prie, par la grâce que
vous avez reçue, de m'obtenir de sa miséricordieuse bonté la pleine rémission de mes propres fautes. Divin Sauveur et
vous son saint Précurseur, je vous en supplie l'un et l'autre, daignez regarder à vos pieds un misérable chargé des
iniquités dont il s'est rendu coupable dans le siècle. Glorieux Jean-Baptiste, faites-moi sentir par votre puissante
protection que vous êtes vraiment grand devant le Seigneur. Et vous, ô doux Jésus, en m'accordant un généreux pardon,
faites-moi connaître que vous êtes le Seigneur tout-puissant dont la miséricorde est éternelle, et le Dieu béni par-dessus
tout. Ainsi soit-il.

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CHAPITRE XXIV

Nouveau témoignage de Jean-Baptiste sur Jésus-Christ


première vocation des disciples
prédication cachée de Notre-Seigneur

Joan. I, 35-51

Jésus n'avait pas quitté les environs du Jourdain, lorsqu'un antre jour saint Jean s'y trouvait encore (Joan. I,
35). Ce jour que l'Évangile désigne par l'expression altéra die n'indique pas ici le lendemain du jour où Jésus visita saint
Jean : car cette expression n'a pas toujours un sens relatif qui marque le jour suivant. Un autre jour donc saint Jean se
tenait encore sur les bords du Jourdain. Immobile sur les sommets de la perfection, sans dévier du droit chemin de la
vérité, il était prêt à exercer son ministère, c'est-à-dire à baptiser, à prêcher, à rendre témoignage de Jésus-Christ pour le
faire connaître à tous ceux qui venaient l'entendre. Jusqu'ici il avait rendu ce témoignage devant les peuples, maintenant
il va le rendre devant ses disciples. Il avait alors avec lui deux de ses disciples qui étaient fidèlement attachés à son
enseignement. L'un était André, l'autre moins remarquable n'est pas nommé. Ainsi, de même que saint Etienne fut le
premier martyr de Jésus-Christ, de même saint André fut le premier disciple de Jésus-Christ, et le premier chrétien ; car
des deux qui le suivirent d'abord il est mentionné le premier comme étant le principal. Certains auteurs disent que le
second personnage qui n'est pas nommé était saint Jean l'Évangéliste, parce que c'est l'usage des écrivains modestes de
ne pas faire leur propre éloge ou du moins de parler d'eux comme d'une tierce personne, pour éviter l'ostentation.
Tout à coup Jean vit Jésus passer (Joan. I, 36), comme s'il partait pour travailler à notre salut. C'était sur les
bords du Jourdain, près de l'endroit où se tenait le saint Précurseur, parce que Jésus, après avoir été baptisé par Jean,
resta là quelque temps ; il y vivait dans la compagnie de saint Jean, afin que sa présence fournît à celui-ci l'occasion de
lui rendre souvent témoignage, et de faire connaître ainsi le Christ aux hommes. Admirons la constance de saint Jean
qui rendit témoignage de Jésus, non pas un jour ni une fois seulement, mais fréquemment et plusieurs jours. C'est
pourquoi il répète le témoignage qu'il avait rendu la première fois qu'il avait vu Jésus : Voici l'Agneau de Dieu ; voici le
Pasteur que nous devons suivre comme le chef du troupeau. L'Évangéliste, abrégeant le témoignage qu'il avait cité plus
haut, retranche ces mots ajoutés précédemment qui ôte les péchés du monde. Saint Jean doit ici servir de modèle au
prédicateur de l'Évangile. Car, comme saint Jean qui se tenait à son poste vit passer Jésus et dit : Voici l'Agneau de
Dieu, de même le prédicateur de l'Évangile doit être assidu à proclamer la parole de Dieu, attentif à considérer la
marche de Jésus-Christ, et fidèle à répandre la connaissance du Sauveur. Les auditeurs de leur côté doivent recevoir
pieusement cette prédication ; le Seigneur se tournera vers eux par sa clémence, les accueillera par sa grâce, et les
instruira des vérités nécessaires au salut. Tels furent les fruits du témoignage que I'Evangéliste a soin de rapporter.
Les deux disciples ayant entendu (Joan. I, 37), crurent à la parole de leur Maître qui faisait l'éloge du Sauveur,
et sur le témoignage de saint Jean, ils suivirent Jésus qu'ils préféraient écouter, s'estimant heureux d'avoir enfin trouvé
Celui dont le saint Précurseur leur avait parlé si souvent. Ils quittent donc saint Jean pour suivre dans sa marche et sur la
route, ainsi que par la ferveur de leur foi et par l'imitation de sa conduite, Celui que le saint Précurseur leur avait fait
connaître comme son propre Maître, et auquel ils désiraient s'attacher afin d'apprendre sa doctrine. Admirez avec quelle
simplicité, quelle humilité, quelle facilité, les disciples s'attachent à Jésus-Christ, sans faire aucune objection ni
recherche indiscrète.
Le doux Seigneur qui souhaitait ardemment sauver tous les hommes, particulièrement ceux-ci, se tourne vers
eux avec cette bonté qui va toujours vers ceux qui viennent à lui pour les accueillir (Joan. I, 38). Puis, avec les yeux de
sa miséricordieuse tendresse voyant qu'ils le suivaient, il leur dit, afin de leur inspirer plus de confiance : Que cherchez-
vous ? comme s'il leur eut dit : Je suis prêt à aller au devant de vos désirs. Il ne dit pas : Qui cherchez-vous ? parce que
Jean les avait éclairés sur sa personne ; mais il leur dit : Que cherchez-vous ? parce qu'il voyait leur ardeur pour
s'instruire du salut. Il les interroge non certes par ignorance, comme s'il avait besoin d'apprendre quelque chose, mais
pour se les rendre plus sympathiques par cette question, et pour les diriger plus convenablement d'après leur réponse. Si
le Seigneur se tourne vers eux, s'il les regarde et leur parle, ce sont les preuves sensibles de sa bonne volonté ; par ces
signes de clémence il voulait correspondre aux sentiments du zèle qui les avait attiré à sa suite. Ceci nous fait
comprendre qu'à tous ceux qui commencent à marcher après lui avec un cœur pur, Jésus-Christ inspire la confiance et
l'espérance en sa miséricorde, et il se tourne vers eux pour leur accorder le secours de cette miséricorde. « Apprenons
ici, dit saint Chrysostôme, que quand nous commençons à vouloir le bien, Dieu nous fournit alors des occasions
nombreuses d'opérer notre salut (Hom. XVII in Joan.). » Pourquoi, dit saint Théophile, pourquoi le Seigneur se tourne-
t-il vers les disciples qui le suivent ? Pourquoi les regarde-t-il ? C'est pour nous apprendre que si nous ne le suivons pas
par la pratique des bonnes œuvres, nous ne pourrons jamais entrer dans sa demeure, et contempler sa face auguste.
A la demande de Jésus les deux disciples répondirent : Rabbi, c'est-à-dire Maître, où demeures-vous ? comme
s'ils disaient : Nous désirons recevoir votre direction et connaître votre doctrine. Ce peu de mots indique à Jésus ce
qu'ils veulent et pourquoi ils le suivent ; car pour un homme profond quelques mots révèlent beaucoup de choses. Où
demeurez-vous ? Ils ne lui demandent pas où il a sa maison, car le Fils de l'Homme n'avait pas même où reposer sa tête,
mais tout simplement où il reçoit l'hospitalité comme un étranger qui loge quelque part en passant. Notre-Seigneur, en
effet, ne posséda rien sur la terre, excepté le titre que lui donna Pilate ; et à nous plusieurs titres ne suffisent pas ! Si

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nous la considérons dans un sens moral, cette question que les disciples adressent à Jésus : Où demeurez-vous ? peut
signifier : Quels sont les hommes dignes de devenir votre demeure, afin que, suivant leur exemple, nous nous rendions
dignes d'une telle faveur ? Au point de vue mystique, cette question pleine de suavité est celle des âmes qui contemplent
la lumière au sein de laquelle Dieu réside. C'est ainsi que le Psalmiste a dit : Seigneur, j'ai beaucoup aimé la beauté de
votre demeure et le séjour de votre gloire (Ps. XXV, 8). Les disciples pleins de zèle demandaient donc à Jésus où il
habitait, afin qu'ils pussent le visiter souvent, le consulter fréquemment et recueillir ses instructions. Le Vénérable Bède
dit à ce sujet : Ils ne voulaient pas se contenter d'une leçon transitoire sur la vérité, mais pour recevoir un enseignement
plus complet de Jésus, ils demandaient où il logeait. De notre côté,toutes les fois que nous considérons le passage de
Jésus sur la terre, prions instamment ce divin Maître qu'il daigne nous montrer un jour le lieu où il demeure pendant
l'éternité.
Jésus, condescendant volontiers à leur demande, répondit : Venez et voyez (Joan. I, 39) ; sur le témoignage de
Jean, abandonnez le joug de la Loi et venez à la source de la grâce ; puis voyez avec la lumière de la foi, en attendant
que vous voyiez avec la lumière de la gloire. Selon Àlcuin, c'est comme s'il disait : Les paroles sont impuissantes à
décrire ma demeure, mais les œuvres la font voir ; venez donc, conduits par la foi que les bonnes œuvres accompagnent,
et vous verrez, vous comprendrez avec une intelligence sur-naturellement éclairée. Ou bien, selon Origène, Jésus en
disant : Venez invite à la vie active ; et en disant : Voyez, il invite à la vie contemplative. I1 ne dit pas j'habite ici ou là ;
car s'il avait ainsi parlé, il aurait semblé plutôt désigner un endroit que faire une invitation de venir le voir. Et il les
mena dans la maison où il recevait l'hospitalité en ce pays, parce qu'il n'avait pas de demeure en propre ; et ils passèrent
là ce jour avec lui, c'est-à-dire le reste de ce jour et la nuit qui suivit, écoutant les paroles de vie qui tombaient îles
lèvres de Jésus. L'Evangéliste emploie le mot jour, parce que là où est Jésus, lumière des vertus et soleil de justice,
toutes les ténèbres disparaissent. Ô quel heureux jour et quelle nuit délicieuse les disciples passèrent à entendre et à voir
Celui que beaucoup ont voulu voir et entendre, et n'ont ni vu ni entendu ! Ah ! qui pourra nous raconter les
enseignements qu'ils recueillirent de la bouche de Jésus ? Préparons dans notre propre cœur une habitation pour que
Jésus y vienne, y converse avec nous et nous instruise.
Or, quand les disciples vinrent et virent où Jésus logeait il était environ la dixième heure du soir c'est-à-dire
vers le soir. Cette remarque fait l'éloge de Jésus et des disciples 4. En effet, la dixième heure se trouve sur la fin du jour ;
ce qui prouve, d'un côté, le zèle de Jésus pour enseigner la vérité, puisque, bien que le jour fût très-avancé, il ne différa
pas d'instruire les disciples ; d'un autre côté, cela montre la ferveur des disciples à écouter Jésus-Christ ; car, quoiqu'il
fût tard, et qu'ils fussent peut-être à jeun, ils n'hésitèrent pas à le suivre, et à l'heure où chacun se retire ordinairement
chez soi, ils laissèrent tout, pour demeurer avec Jésus jusqu'au lendemain, soutenus par le désir de l'écouter. Apprenons
ici, dit saint Chrysostôme, qu'en tout temps nous devons être disposés à entendre la parole de Dieu, parce que tout
temps est propre à cette audition (Hom. XVII, in Joan.). Ce n'est pas sans raison, dit également saint Théophile, que
l'Évangéliste indique le temps ; c'est afin d'apprendre aux maîtres comme aux disciples que le temps n'est pas un motif
d'omettre l'enseignement de la doctrine. — D'après cet exemple, que toute heure nous soit bonne pour nous disposer à
recevoir Jésus-Christ et à demeurer avec lui ; car nous ne savons pas si le Seigneur viendra la nuit ou le jour, le matin ou
le soir, ou au chant du coq, pour juger et condamner les péchés que nous avons commis. Dans la nuit du péché,
cherchons donc où demeure Jésus-Christ ; suivons-le par une vraie pénitence, afin qu'il jette sur nous un regard de bonté
; prions-le avec instance de daigner nous montrer la demeure où il réside éternellement et de nous faire partager la joie
des bienheureux qui habitent avec lui. La dixième heure marque que ces disciples furent religieux observateurs du
Décalogue, parce que l'heure de l'accomplir était venue. En effet, dit saint Augustin, ce nombre dix représente la Loi qui
fut donnée sur le Sinaï en dix préceptes (Tract. VII, in Joan.). Or le temps d accomplir par la charité cette loi que les
Juifs ne pouvaient accomplir par la crainte était enfin arrivé. Selon saint Chrysostôme (Hom. XIV, in Joan.), ces
disciples fervents n'eurent absolument d'autre motif de suivre Jésus-Christ, que le désir d'être initiés à sa doctrine ; et la
connaissance étendue qu'ils en acquirent dans une seule nuit leur causa tant de satisfaction, qu'aussitôt tous les deux
allèrent convier les autres à venir l'écouter.
André alla d'abord chercher son frère pour lui procurer le bonheur d'entendre Jésus-Christ. C'est ce que
l'Évangile rapporte en disant (Joan. I, 41) : Celui-ci à savoir André, rencontra premièrement son frère Simon, auquel il
était uni plus qu'aux autres en vertu des liens du sang ; il ne le rencontra pas par hasard, mais après de soigneuses
recherches, parce qu'il désirait avoir pour frère par les liens de la foi celui qui l'était déjà par les liens de la chair. Ceci
est une condamnation de ceux qui détournent leurs propres amis ou leurs proches parents d'embrasser la vie religieuse,
ou de suivre les sentiers de la vérité et de la vertu. André dit à Simon : Nous avons trouvé comme une pierre précieuse et
comme un trésor caché, le Messie promis dans la Loi et par les Prophètes, si longtemps attendu et désiré, le Messie
qu'on appelle aussi le Christ c'est-à-dire oint. Et c'est avec raison qu'il dit : Nous avons trouvé, car Jésus-Christ lui avait
suffisamment appris qu'il était véritablement le Christ. Et, selon le Vénérable Bède (Hom. in Vigilia S. Andr.), « c'est là
vraiment trouver le Seigneur que d'être enflammé pour lui-d'une sincère dilection, et de travailler au salut de ses frères.
» Messie en hébreu a le même sens que Christ en grec et Oint en latin. Car le nom de Christ vient du mot grec chrisma,
comme Oint vient de onction, et c'est par le Christ que tous les Chrétiens sont oints. Mais Jésus-Christ fut
particulièrement oint de l'huile invisible, c'est-à-dire de la grâce du Saint-Esprit, plus que tons les associés. Tous les
Saints sont les associés du Christ, parce qu'ils sont oints de cette huile ; mais Jésus-Christ est saint et oint d'une manière
plus excellente. Saint Cyrille dit à ce sujet : Le Sauveur comme homme fut oint du Saint-Esprit, tandis que comme Dieu
il oignait du Saint-Esprit ceux qui croyaient en lui. Jésus-Christ est donc oint roi et prêtre, non par une onction humaine,

4 La dixième heure du jour chez les Juifs correspondait à quatre heures après-midi chez nous. Car dans la Palestine, les jours et les nuits sont à peu
près égaux en durée, les Juifs comptaient douze heures de jour et douze heures de nuit.

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mais par une onction divine ; car dans l'humanité qu'il a prise pour nous, il fut oint par Dieu le Père et même par toute la
sainte Trinité de la plénitude de la grâce, comme les rois et les prêtres dans l'Ancien Testament étaient oints d'une huile
matérielle. Par rapport à la foi, le plus ou moins grand nombre d'années importe peu. Ainsi André était plus jeune d'âge
que Simon ; et cependant le premier il trouve Jésus-Christ, et l'annonce aussitôt à son frère pour lui communiquer le
bonheur qu'il avait reçu ; car il voulait que son frère suivant la nature le devint aussi par la foi. Admirable charité ! Dès
qu'il a trouvé le divin trésor, il s'empresse de le découvrir à son frère qu'il rencontre d'abord ; mais s'il avait rencontré
quelqu'un auparavant, nul doute qu'il ne lui eût aussi fait part de cette heureuse nouvelle, et qu'il ne l'eût amené près du
Sauveur. Car la charité véritable et parfaite n'est point égoïste ni exclusive.
André amena Simon à Jésus, c'est-à-dire au Sauveur, parce qu'il ne se croyait pas lui-même assez capable de
l'instruire suffisamment (Joan. I, 42). C'est d'après cet exemple que s'est établi l'usage des parrains, pour présenter à
l'Église ceux qui doivent recevoir les sacrements de baptême ou de confirmation. Jésus accueillit Simon avec joie, car il
savait à quoi il le destinait. Considérons ici l'humilité et l'obéissance de Pierre ; il ne dédaigne pas de suivre son frère
plus jeune que lui, il accourt sur-le-champ et obéit sans retard. Aussi Jésus le regarda d'un œil de miséricorde qui
pénétrait jusqu'à son intérieur ; et voyant les bonnes dispositions dont son cœur était rempli, il lui dit : Tu es Simon,
c'est-à-dire vraiment obéissant. Comme s'il disait : Ton nom exprime bien ta qualité, Bar-Jona ou fils de Joanna, c'est-à-
dire fils de la colombe ou de celui qui est doué de la grâce. Comme s'il disait encore : Ce surnom est en harmonie avec
ton nom ; car celui qui est vraiment obéissant est fils de la grâce du Saint-Esprit que figure la colombe. C'est avec
beaucoup de raison que Simon est appelé fils de Joanna ou Bar-jona ; car Simon signifie obéissant ; Joanna, grâce ; Bar,
fils ; et Jona, colombe. C'est donc comme si Jésus-Christ disait : Tu es le fils obéissant de la grâce, ou le fils de la
colombe, c'est-à-dire du Saint-Esprit, parce que la grâce du Saint Esprit t'a donné l'humilité, qui t'a fait obéir à la voix
d'André pour venir me voir. Ces noms sont pleins de mystères ; ils nous montrent que l'obéissance est nécessaire à ceux
que la foi a convertis à Jésus-Christ, que la grâce conduit les hommes à la foi de Jésus-Christ, et que le Saint-Esprit
nous affermit dans l'amour de Dieu.
Jésus continuant de parler à Simon, lui dit : Tu seras appelé Céphas. En latin ce mot signifie pierre, et en grec
chef ou capitaine. I1 convient parfaitement à Celui qui devait être plus tard le chef des autres et le vicaire de Jésus-
Christ, et qui devait pour ces titres avoir la fermeté figurée par la pierre. Il portait le nom de Simon avant sa vocation et
sa conversion ; mais ensuite il reçut le nom de Céphas. C'est ainsi qu'on change le nom de l'adulte qu'on baptise, ou du
Pape qu'on élit. Simon est donc un nom propre, et Pierre un surnom. Barjona est un mot hébreu qui signifie fils deJona.
Dans un autre Évangile, Simon est appelé fils de Joanna parce que son père, selon quelques interprètes, était appelé
Jona ou Joanna ; car entre ces deux mots, il n'y a que la différence d'une syllabe ajoutée ou retranchée. On peut dire
aussi que le père de Pierre avait deux noms, Jona et Joanna, comme il paraît d'après l'interprétation diverse qu'on leur
donne ; car Joanna est interprété celui qui est en grâce, et Jona colombe. Céphas est hébreu et syriaque, ----- ou Petrus
est grec et latin, et dans ces deux dernières langues le nom de Pierre dérive de petra qui signifie pierre. Simon est ainsi
appelé par Jésus pour la solidité de son esprit, pour la fermeté de sa foi, et pour la confession fondamentale qui lui fit
dire, en s'attachant fortement à Jésus-Christ comme à la pierre inébranlable : Tu es le Christ, Fils du Dieu vivant (Matth.
XVI, 16). Jésus lui imposa-t-il ce nom dès ce moment, ou bien lui promit-il simplement de le lui donner plus tard ?
C'est ce qui est controversé. Il paraît cependant plus probable qu'il lui fit alors une simple promesse ; car Jésus en disant
: Tu seras appelé Pierre,prédit qu'il lui imposerait ce nom, et il le lui imposa, soit lorsqu'il dit dans la suite : Tu es
Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église (Matth. XVI, 18) ; soit à l'élection des douze Apôtres, où il est dit : Et il
donna à Simon le nom de Pierre (Marc. III, 16). C'est ainsi qu'il lui promit avant sa résurrection le pouvoir des clefs
qu'il lui donna seulement après. Mais, en supposant que Jésus-Christ lui ait donné dès ce moment le nom de Pierre, il
n'aura fait ensuite que le confirmer par les déclarations postérieures.
Appelés premièrement à la foi, les disciples dont nous venons de parler entrèrent dès lors en relations
familières avec Jésus, puis retournèrent dans leurs propres maisons. Le lendemain de la vocation de Pierre et d'André
(Joan. I, 43, 44), Jésus voulut quitter la Judée où Jean baptisait, pour revenir en Galilée vers sa Mère qu'il y avait
laissée, et il trouva Philippe concitoyen de Pierre et d'André ; car ils étaient tous trois de Bethsaïde, ville située sur le
bord de la mer de Galilée. Encore un nom mystérieux : Bethsaïde signifie demeure des chasseurs ; quelle analogie
frappante ! Jésus va choisir dans la demeure des chasseurs, pour les appeler à la vie de la foi, ceux qu'il destinait à
prendre des âmes. Il trouva Philippe, non pas comme un inconnu qu'il rencontra par hasard, mais comme quelqu'un qu'il
cherchait avec intention pour l'appeler à la foi et l'éclairer de sa lumière. Aussi lui dit-il : Suivez-moi, en d'autres termes,
comme Alcuin l'explique : Pratiquez ma doctrine et imitez mon exemple. Car suivre Jésus, c'est prendre part à ses
abaissements et à ses souffrances, pour mériter de participer à sa Résurrection et à son Ascension. Philippe, en véritable
obéissant, le suivit aussitôt, sans faire aucune objection. D'après cette invitation que le Seigneur lui adressa tout d'abord,
Philippe paraît avoir été appelé à l'apostolat avant tous les autres. Les quatre premiers disciples de Jésus que nous
venons de mentionner, à savoir André et l'autre personnage qui n'est point nommé, Pierre et Philippe, avaient été
préalablement disciples de saint Jean, et c'est après avoir entendu Jean rendre témoignage à Jésus, qu'ils s'attachèrent à
Celui-ci.
Philippe, instruit par Jésus-Christ, alla chercher Nathanaël, son frère, désirant lui être uni par la foi comme par
la parenté. Après l'avoir soigneusement cherché, il le trouva assis à l'ombre d'un figuier : Nous avons trouvé, lui dit-il
(Joan. I, 45), Celui de qui Moïse a écrit dans la loi, Celui que les Prophètes ont annoncé, et qui était attendu depuis si
longtemps, à savoir Jésus, l'auteur du salut, fils de Joseph, de Nazareth, parce que c'est là qu'il a été conçu et élevé,
parce qu'aussi les Prophètes avaient prédit qu'il serait nommé Nazaréen. Philippe parlait de Jésus selon le langage
ordinaire, en disant qu'il était fils de Joseph : car Joseph, époux de Marie sa mère, était communément regardé comme

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son père. Nathanaël étonné que le Prophète sortît de Galilée et non de Juda, puisque le prophète Michée avait dit que le
Christ naîtrait à Bethléem, dit d'une manière négative, selon saint Chrysostôme : Peut-il venir quelque chose de bon de
Nazareth ? (Joan. I, 46). Comme s'il disait : Non, je ne crois pas ce que tu me dis. Ou bien, selon un autre sens, comme
ce docteur de la loi avait lu dans un autre Prophète : Il sera appelé Nazaréen, et qu'il avait remarqué les signes de
l'avènement du Seigneur, il fut confirmé dans son espérance, lorsqu'il entendit prononcer le mot de Nazareth, et il dit
d'une manière affirmative et positive, selon saint Augustin : Maintenant en fin, il peut sortir de Nazareth quelque chose
de bon. Mais parce que Philippe n'était pas encore assez instruit pour convaincre Nathanaël, il le conduisit à Jésus qui
devait dissiper tous les doutes. Viens et vois, lui dit-il ; comme s'il disait : Apprends à le connaître, en éprouvant la vertu
qui est en lui. Il le mena donc à Jésus, étant persuadé, dit saint Chrysostôme, qu'il ne ferait plus d'objection, après avoir
entendu la parole et goûté la doctrine du Sauveur. Nathanaël signifie justement don de Dieu, la conversion d'un homme
à Jésus-Christ ne pouvant être qu'un don de Dieu.
Et Jésus vit, d'un regard affectueux, Nathanaël qui venait à lui, et qui s'approchait de lui plus par le cœur que
par le corps. Lisant dans son âme le motif qui l'amenait, il dit de lui à ceux qui l'environnaient : Voilà un véritable
Israélite, ou un homme qui voit Dieu ; et en qui il n'y a point d'artifice ou de dissimulation. Car il venait sans aucune
intention de tromper, et avec l'intention pure de connaître la vérité ; s'il avait des péchés, il était disposé à les confesser ;
aussi Jésus ne dit pas qu'il n'est point pécheur, mais il le loue de ce qu'il est sincère. Ceux-là ne sont pas sincères, qui se
disent bons et justes, quoiqu'ils soient méchants et pécheurs. — Il doit être grand ce Nathanaël dont le Seigneur lui-
même rend un pareil témoignage. Israël signifie voyant Dieu, et c'est pour cela que Nathanaël est appelé vrai Israélite. Il
l'est d'abord par la foi qui, en le faisant croire en Dieu, commençait à le lui montrer ; car la connaissance de la Loi et
l'intelligence de l'Écriture que la foi lui procurait lui faisaient voir Dieu comme dans un miroir et en énigme. Il était
encore véritable Israélite par la confession qu'il fit en répondant à Jésus-Christ.
Nathanaël, voyant que le Sauveur avait découvert le fond de sa pensée, lui demanda : D'où me connaissez-vous
? c'est-à-dire par quelle puissance ; puisqu'une telle connaissance surpasse la force humaine. Et Jésus lui répondit, en lui
révélant un autre secret ; Avant que Philippe vous appelât, et vous parlât de moi, lorsque vous étiez sous le figuier, je
vous ai vu, c'est-à-dire je vous ai connu avec le dessein que vous aviez dans le cœur. De fait, Nathanaël était assis sous
un figuier, pensant peut-être au Sauveur futur, lorsque Philippe vint, en particulier et sans témoin, lui parler du Christ.
Aussi, en face de ce double signe, Nathanaël s'empressa de confesser que Jésus était le Christ (Joan. I, 49) : Maître,
répliqua-t-il, vous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le Roi d'Israël, en d'autres termes le Christ que tout Israël attend
comme son roi et son libérateur. Car tous les Juifs croyaient que le Messie serait un roi temporel, et c'est en ce sens que
Nathanaël semble parler, parce qu'il n'avait pas encore une connaissance parfaite du Christ. Il ne paraît pas qu'il ait
compris dès lors la divinité de Jésus, sans quoi il ne lui aurait pas dit simplement : Vous êtes le Ro d'Israël, mais le roi
du monde entier. Et lorsqu'il dit : Vous êtes le Fils de Dieu, il ne confessa pas la divinité du Sauveur, mais il reconnut
une filiation provenant d'une grâce excellente toute particulière. Saint Chrysostôme dit à ce sujet (Hom. XX, in Joan.) :
Nathanaël regardait encore Jésus comme un sage, qui découvrait par la révélation divine des choses cachées aux autres
hommes, et il proclame que Jésus est Fils de Dieu non par nature, mais par grâce d'adoption, parce qu'il n'était pas
encore parfaitement éclairé sur le mystère de la Trinité. D'autres interprètes disent cependant que sa confession
exprimait exactement sa foi touchant ce mystère. Mais la première opinion est la plus probable, comme la suite le
montrera.
Aussi le Seigneur instruit davantage Nathanaël, en lui révélant des choses plus sublimes ; et il l'élève à la
connaissance de sa divinité, en l'assurant que les Anges lui rendent hommage comme a leur supérieur ; car la nature
divine seule est au dessus de la nature angélique. Jésus lui répartit donc (Joan. I, 50) : Parce que je vous ai dit : je vous
ai vu sous le figuier, vous croyez que je suis le Christ, en vertu d'une grâce excellente ; mais vous verrez quelque chose
de plus grand, en reconnaissant la vertu de ma substance divine. Selon saint Chrysostôme (Hom. XX, in Joan.), c'est
comme si Jésus-Christ disait : Ce que je vous ai dit vous paraît avoir un caractère de grandeur, et c'est pour cela que
vous m'appelez Roi d'Israël ; mais que direz-vous lorsque je vous montrerai quelque chose de plus grand encore ? Et
cette merveille plus considérable, il la lui montra, lorsqu'il lui dit ainsi qu'à Philippe (Joan. I, 51) : En vérité, en vérité,
je vous le déclare (cette expression répétée amen, amen, est le plus haut degré de certitude et d'affirmation), vous verrez
le ciel ouvert et les Anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l'homme, pour rendre hommage à sa divinité
cachée sous sa nature humaine. En effet, dans sa Passion, un Ange du ciel lui apparut pour le fortifier (Luc. XXII, 43) ;
dans sa Résurrection, on vit des Anges autour de son sépulcre ; et à son Ascension, deux Anges se montrèrent revêtus de
tuniques blanches (Act. I, 10). Auparavant déjà, les Anges avaient annoncé sa naissance, ils s'étaient approchés de lui
dans le désert et l'avaient servi après son jeûne. Voyez, dit saint Chrysostôme (Hom. XX, in Joan.), comme il l'élève peu
à peu vers le ciel et le conduit à ne plus le regarder comme un pur homme ; car comment pourrait-il n'être qu'un homme
Celui qui a les Anges pour serviteurs ? Par ces paroles il lui persuade donc qu'il est le Souverain des Esprits célestes.
Néanmoins, comme Nathanaël était très-savant et très-versé dans la Loi, le Seigneur ne voulut pas le prendre
au nombre de ses Apôtres ; et il en fit de même plus tard à l'égard de Nicodème qui était dans les mêmes conditions, de
crainte qu'ils ne dissent ou ne présumassent avoir été élus pour leur science. Jésus-Christ préféra choisir, pour premiers
fondateurs de son Église, comme Apôtres, des hommes simples et ignorants, afin d'enlever au monde l'occasion
d'attribuer l'enseignement de la foi et la première conversion du génie humain à la sagesse humaine plutôt qu'à la
sagesse divine. Son but était aussi de confondre le monde avec ses faux sages. Nathanaël et Nicodème furent cependant
appelés à la foi dès le commencement de sa prédication, pour ne pas exposer au mépris la doctrine de la foi ; car si elle
n'avait été acceptée dès le principe que par des hommes ignorants, on aurait pu croire qu'ils avaient été dupes de leur
ignorance. Mais, après que la foi catholique eut jeté ses racines, Paul fut appelé à l'apostolat, quoiqu'il fût un homme

30
très-lettré. — André et Philippe qui, après avoir reçu l'enseignement du Sauveur, furent si zélés pour le salut de leurs
frères, représentent ceux qui font tous leurs efforts pour amener leur prochain à suivre Jésus-Christ. Leur conduite est la
condamnation de ceux qui, au lieu de gagner des prosélytes au Seigneur, tâchent de les en éloigner.
Jésus ensuite retourna avec Philippe en Galilée (Luc IV, 14 et 16), et il vint à Nazareth auprès de sa Mère qui
le reçut avec une joie inexprimable. Remarquons qu'après avoir reçu le baptême et après avoir triomphé des tentations,
Jésus-Christ revient à Nazareth dont le nom signifie fleur. Ceci nous figure que l'homme quelque pur qu'il soit du péché,
quelque victorieux qu'il soit des tentations, quelque bien qu'il ait fait, doit toujours penser que sa vertu n'est qu'en fleur
et n'est point parvenue à maturité. Pendant le reste de cette même année jusqu'aux noces de Cana, Jésus demeura en
Galilée. Mais aucun Évangéliste ne nous rapporte ce qu'il y fit ; car l'Écriture ne place depuis le baptême de Jésus
jusqu'aux noces de Cana que son jeûne dans le désert, sa lutte contre Satan, le témoignage de Jean-Baptiste et la
conversion des disciples.

Prière

Ô bon Jésus ! Rédempteur de ceux qui étaient perdus, Sauveur de ceux que vous avez rachetés, Consolateur de ceux qui
sont pauvres d'esprit, force de ceux qui sont faibles, repos de ceux qui sont fatigués, couronne glorieuse des élus
triomphants, unique récompense et joie éternelle des célestes habitants, Fils incomparable du Dieu très-haut, vous êtes
la source intarissable de toutes les grâces que nous recevons tous de votre plénitude ; faites que par la foi, l'espérance et
la charité, je tende à vous, comme à la fin dernière de toutes choses. Ô Jésus, objet de tous mes désirs ! attirez-moi à
vous, afin que je vous suive, parce que vous seul me suffisez, vous seul me sauvez, vous seul comblez de biens et de
délices ceux qui vous cherchent et vous aiment. Ainsi soit-il.

31
32
CHAPITRE XXV

L'eau changée en vin aux noce de Cana

Joan. II, 1-12

L'année suivante, Jésus ayant atteint sa trente-et-unième année, commença à éclairer le monde par ses œuvres
merveilleuses. Et d'abord, pour montrer qu'il approuvait le mariage, il assista à un festin de noces, où il changea l'eau en
vin ; et il opéra ce prodige précisément le jour même où il avait été baptisé, l'année précédente. Par sa présence
corporelle et par son premier miracle, le Seigneur voulut honorer et recommander comme honnête et licite l'union
conjugale qu'il avait instituée, et réfuter ainsi par avance les hérétiques qui osèrent plus tard la blâmer et la condamner.
Le Vénérable Bède dit à ce sujet (Hom. in Domin. II, post Epiph.) : « La chasteté dans le mariage est bonne, la
continence dans la viduité est encore meilleure ; mais la pureté virginale l'emporte sur l'une et l'autre. Pour établir la
différence de ces trois états et discerner le mérite de chacun d'eux, le Fils de Dieu daigna s'incarner dans le sein d'une
Vierge sans tache ; il voulut être glorifié dès son enfance par la prophétesse Anne, veuve depuis longtemps ; et dans sa
jeunesse, il consentit à prendre part aux noces où il avait été convié, afin de les consacrer par la manifestation de sa
puissance. »
Bien des jours s'étaient écoulés depuis que Jésus à sa sortie du désert était allé trouver saint Jean. L'Évangéliste
ne comptant que les deux premiers jours mentionnés plus haut (Joan. I, 29 et 35), dit qu'un troisième jour, des noces
furent célébrées à Cana en Galilée (Joan. II, 1)5. Cana était une petite bourgade de la province de Galilée. Mais de qui
étaient ces noces ? C'est là une question qu'il n'est pas facile de résoudre. Nous présumons cependant que c'étaient celles
du disciple bien-aimé, comme saint Jérôme semble l'affirmer dans son prologue sur saint Jean l'Évangéliste, quand il dit
: « Jésus arracha Jean au mariage qu'il allait contracter, l'admit au nombre de ses disciples et l'aima d'une affection plus
particulière à cause de sa pureté virginale. » Ce qui fortifie cette opinion, c'est que nous ne lisons nulle part que Jésus-
Christ ait assisté à d'autres noces ; et si Marie sa Mère était à celles-ci, c'est que probablement c'étaient celles de son
propre neveu ; car il n'est pas vraisemblable que Marie y eût assisté, si elle n'y eût pas été engagée par des liens étroits
de proche parenté. De même, nous lisons dans l'Évangile qu'elle alla visiter Elisabeth sa cousine alors enceinte, mais
nous ne lisons nulle part qu'elle en ait visité d'autres en pareil cas. Notre-Dame assista donc à ces noces, non comme
étrangère et comme invitée, mais comme l'aînée et la plus digne de la famille, en sorte qu'elle était dans la maison de sa
sœur comme dans sa propre demeure. Lorsqu'en effet Marie Salomé, femme de Zébédée, voulut célébrer les noces de
Jean son fils, elle alla en avertir Notre-Dame à Nazareth, qui n'est éloigné de Cana que de quatre milles ; et la sainte
Vierge, accompagnant sa sœur, vint à Cana avant tous les autres pour préparer la fête de famille. C'est pourquoi
l'Évangile dit : Et la Mère de Jésus s'y trouvait. Quant à Jésus et à ses disciples, il est dit qu'ils furent invités (Joan. II,
2). Les disciples n'étaient point encore attachés à Jésus-Christ d'une manière constante, mais ils le suivaient cependant
pour l'amour qu'ils lui portaient, avec le désir d'apprendre sa doctrine. Saint Joseph, l'époux de la sainte Vierge, n'est
point ici mentionné. Comme les Évangiles n'en parlent plus désormais, quelques auteurs pensent qu'il avait déjà quitté
cette terre d'exil, et que Marie était sous la garde de son divin Fils. Si Joseph vivait encore à cette époque, du moins il
était mort certainement au temps de la Passion, lorsque le Sauveur confia Marie à Jean, le disciple bien-aimé.
Considérez Jésus-Christ assis à table avec les autres, mangeant comme eux, se tenant humblement au dernier
rang, et non pas aux premières places : car il voulait d'abord pratiquer ce qu'il devait nous enseigner ensuite (Act. I, 1) :
Lorsque vous aurez été invité à quelque festin, allez vous mettre à la dernière place (Luc. XIV, 8-10). Contemplez aussi
Notre-Dame : avec quelle sagesse, avec quelle sollicitude, elle veille à tout, elle pourvoit à tout. Vers la fin du repas,
lorsqu'elle s'aperçut que le vin allait manquer, elle alla trouver son Fils et lui dit : Ils n'ont plus de vin (Joan. II, 3). Si le
vin manqua pendant que Jésus assistait à ces noces, ne pensons pas que ce fut un accident fortuit, un pur hasard, ce fut
bien plutôt pour procurer au Seigneur l'occasion de faire un miracle. Aussi, la très-sainte Mère de Dieu, comprenant que
c'était enfin le temps de l'âge parfait, où Jésus par ses miracles devait se manifester au monde comme Dieu, et prouver
qu'il n'était pas fils de Joseph, mais Fils du Père éternel et de la Vierge Marie, lui dit : Ils n'ont pas de vin, c'est-à-dire il
n'y en a pas suffisamment. Elle se contente de faire remarquer que le vin allait manquer ; car elle savait qu'à un cœur
aimant, il suffit d'exposer ses besoins sans demander des secours. De peur de manquer au respect qu'elle doit à Jésus,
elle ne lui dit pas : Donnez-leur du vin ; mais confiante dans la libéralité miséricordieuse de son divin Fils, elle se borne
à signaler leur nécessité prochaine. Car, prévoyant qu'il n'y aurait pas assez de vin pour atteindre la fin du repas, elle
voulait, dans la bonté de son cœur, éviter toute confusion aux chefs de la maison ; et c'est pourquoi elle s'adressa à Celui
dont elle connaissait la puissance. Remplie du Saint-Esprit, elle prévoyait dès lors le prodige que son Fils allait opérer ;
elle l'avertit donc simplement d'exécuter ce qu'il avait résolu de faire. « Il convient, dit saint Jérôme, que le vin de la joie
temporelle manque où Dieu est invité ; car ce vin ne plaît point aux Saints, parce qu'il cause une ivresse qui fait oublier
Dieu et qui enflamme en nous la concupiscence. Jésus-Christ sans doute ne se trouve jamais dans la compagnie de ceux
qui se délectent dans le vin de cette joie, et voilà pourquoi il doit manquer aux noces des Saints. »
Jésus répondit à Marie (Joan. II, 4.) : Femme qu'y a-t-il, de commun entre vous et moi ? Pourquoi me
tourmenter à cet égard ? En appelant Marie du nom de femme, dit saint Augustin (Tract. in Joan. VIII), Notre-Seigneur

5 Voir note IV à la fin du volume.

33
ne nuit en rien à la virginité de sa sainte Mère, mais il se sert d'une expression commune dans la langue hébraïque pour
désigner toutes les personnes de son sexe. Ainsi, le premier homme parlant d'Eve qui était encore vierge dans le paradis
terrestre dit à Dieu (Gen. III, 12) : La femme que vous m'avez donnée pour compagne.... Suivant Origène, Marie dans
cette circonstance est justement appelée femme, mulier, pour désigner non pas seulement son sexe, mais encore sa
sensibilité ; car ce mot mulier indique un cœur facile à s'attendrir : Marie était en effet touchée de l'embarras que le
manque de vin allait causer aux nouveaux époux. Jésus ajouta : Mon heure n'est pas encore venue, c'est-à-dire les
conviés n'éprouvent pas encore la privation de vin ; attendez encore, car, lorsqu'ils sentiront le besoin, ils apprécieront
davantage le bienfait. Si nous en croyons saint Chrysostôme (Hom. XX, in Joan.), Marie émue de compassion, pour
prévenir l'embarras des époux, désirait avancer le moment du miracle. Mais, comme ce miracle était le premier que
Jésus allait opérer publiquement et pour confirmer la foi de ses disciples, il fallait qu'il attirât l'attention des assistants et
qu'il excitât la joie des convives. Or ce double résultat devait être mieux obtenu, si le miracle n'était accompli que quand
le vin manquerait entièrement. Aussi Jésus, qui prévoyait mieux que sa Mère l'avantage de cette opportunité, lui dit :
Femme, qu'y a t il de commun entre vous et moi ? Comme s'il lui disait pour la reprendre : La connaissance du moment
opportun pour opérer le miracle que je dois faire n'est pas commune à vous et à moi, elle n'appartient qu'à moi seul.
C'est pourquoi il ajoute : Mon heure n'est pas encore venue ; cette heure convenable pour produire le miracle n'est
connue que de moi.
Saint Augustin (Tract. VIII, in Joan.) explique autrement les paroles de Jésus-Christ. Le pouvoir d'opérer les
miracles, dit le saint Docteur, appartenait à Jésus-Christ, non pas en vertu de la nature humaine, mais en vertu de la
nature divine qu'il ne tenait point de sa Mère. Et voilà pourquoi en lui répondant de cette manière, il voulut montrer qu'il
n'était pas obligé de lui obéir en cela ; car, puisqu'il n'avait rien reçu de Marie quant à la nature divine, il n'avait rien de
commun avec elle sous ce rapport. C'est donc en ce sens qu'il lui dit : Femme, qu'y a t il de commun entre vous et moi ?
Comme s'il lui disait : Vous voulez que je fasse un miracle ; mais pour le faire, qu'ai-je de commun avec vous ? Si je le
fais, c'est en vertu de ce que j'ai de commun avec mon Père et non pas avec vous, parce que ce pouvoir je ne le tiens pas
de vous, mais de mon Père. Cependant, comme il tenait de sa Mère cette humanité dans laquelle il devait souffrir, il
ajouta : Mon heure n'est pas encore venue, cette heure que j'ai marquée moi-même, qui est l'heure de ma volonté et non
point de la nécessité ; en d'autres termes, il n'est pas encore venu, ce temps de souffrir dans ce qui m'est commun avec
vous, dans cette nature que j'ai reçue de vous : alors je vous reconnaîtrai et je condescendrai à vos désirs. En effet,
lorsque cette heure fut venue, où Jésus attaché sur la croix allait mourir dans sa sainte humanité, il reconnut sa Mère
affligée qui était présente à son cruel supplice, et il la recommanda à son disciple bien-aimé.
La suite littérale du récit évangélique favorise davantage le premier sentiment que nous avons exposé d'après
saint Chrysostôme. En effet, sur la réponse de son divin Fils, la sainte Vierge comprit que l'objet de sa demande n'était
pas rejeté, mais différé pour un moment plus opportun. Aussi, comptant sur la bonté du Seigneur, elle revint trouver
ceux qui servaient à table ; et les envoyant avec confiance vers Jésus, elle leur dit : Faites tout ce qu'il vous dira (Joan.
II, 5). Car elle attendait avec résignation l'accomplissement de sa prière, à l'heure que son Fils jugerait convenable. Bien
qu'il semble me refuser, pouvait-elle dire, je suis sûre qu'il m'exaucera. D'après le ton affectueux de la réponse de Jésus,
elle avait compris qu'il n'était pas mécontent de la demande ; aussi commanda-t-elle sans défiance aux serviteurs de
faire tout ce que Jésus leur ordonnerait. Cette douce Mère, connaissant toute la miséricorde et la tendresse de son divin
Fils, ne doutait point qu'il n'eût compassion des indigents, et qu'il n'accordât ce qu'on lui demandait, quoiqu'il parût le
refuser et parler durement. La sainte Vierge nous donne ici un salutaire enseignement : elle nous recommande de
toujours obéir à Jésus-Christ et nous apprend à ne jamais désespérer du Seigneur. Si, quand nous le prions, il semble
nous traiter avec sévérité, attendons avec confiance comme la sainte Vierge, que l'heure de la grâce soit arrivée. Peut-
être sommes-nous étonnés d'entendre Jésus-Christ qui portait le plus grand respect à sa sainte Mère, lui répondre d'une
manière insolite ; car, en vérité, la réponse paraît dure dans les termes, quoique sans doute elle fût adoucie par le ton.
Selon saint Augustin (Tract. VIII, in Joan.), par la dureté apparente de cette réponse, le Seigneur a voulu nous instruire
et nous apprendre que, dans les choses qui ont rapport à Dieu, nous ne devons point avoir égard à la famille.
Saint Bernard explique de la même manière cet endroit de l'Évangile (Serm. II, in Domin. I, post octav. Epiph.)
: « Ô mon bon Jésus ! que veulent dire ces paroles que vous adressez à Marie : Femme, qu'y a-t-il de commun entre
vous et moi ? Quoi donc ! N'êtes-vous pas son Fils, et n'est-elle pas votre Mère ? Et n'y a-t-il rien de commun entre la
mère et le fils ? N'êtes-vous pas le fruit béni de ses chastes entrailles ? N'est-ce pas elle qui vous a conçu et enfanté sans
rien perdre de sa pureté ? N'est-ce pas elle qui vous a porté neuf mois dans son sein et qui vous a nourri de son lait
virginal ? N'est-ce pas avec elle qu'à l'âge de douze ans vous êtes revenu de Jérusalem à Nazareth, vous montrant
toujours docile à ses moindres volontés ? Et maintenant vous lui dites : Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi
? N'y a-t-il pas entre vous et elle mille rapports ? Mais, ô Jésus,je comprends les motifs de ce langage extraordinaire.
Sans doute, vous n'avez pas voulu, par votre réponse un peu dure, humilier ou contrister cette Vierge modeste, cette
tendre Mère, puisque sur-le-champ vous accordez aux serviteurs qu'elle vous envoie l'objet de sa demande. Mais
pourquoi donc, mes frères, pourquoi le Seigneur avait-il fait la réponse précédente ? N'en doutez pas, c'est pour notre
propre instruction ; c'est pour nous montrer qu'étant convertis et consacrés à Dieu, nous ne devons plus être détournés
de son service, ni arrachés à nos exercices spirituels par les soins de la famille et par les affaires du siècle. Tant que nous
vivons dans le monde, nous avons certainement des devoirs à remplir vis-à-vis de nos parents. Mais, après que nous
avons renoncé à nous-mêmes en quittant le monde, nous sommes affranchis de toute sollicitude à leur égard. — Nous
lisons dans les vies des Pères du désert, qu'un séculier vint un jour demander quelque service à son frère qui s'était voué
à Dieu dans la solitude. Celui-ci le pria de vouloir bien s'adresser à un autre de leurs frères, qu'il savait être mort depuis
longtemps. Le solliciteur, étonné de cette réponse, lui dit : Mais, mon frère, celui vers lequel vous m'envoyez est mort

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depuis longtemps. Et moi, reprit l'ermite, ne suis-je pas mort également au monde et à toutes les choses du monde ?
Oui, mes frères, pour nous apprendre à ne pas avoir vis-à-vis de nos proches plus de sollicitude que la religion n'en
demande de nous, la meilleure leçon que nous puissions recevoir est cette réponse que le Seigneur fait à sa Mère, et à
quelle mère encore ? Femme, qu'y a4-il de commun entre vous et moi ? Et, dans une autre occasion, comme on lui disait
que sa Mère et ses frères étaient dehors demandant à lui parler, il répondit (Marc. III, 33) : Qui est ma Mère, qui sont
mes frères ? Hélas ! combien de religieux aujourd'hui sont aussi vainement et charnellement préoccupés de leurs parents
que s'ils vivaient encore parmi eux dans le monde ? » Ainsi s'exprime saint Bernard.
Or, il y avait là six grandes urnes de pierre pour servir aux purifications qui étaient usitées chez les Juifs (Joan.
II, 6). Ces urnes, appelées en latin hydrix d'un mot grec qui signifie eau, étaient des vaisseaux destinés à contenir l'eau
qui pouvait être nécessaire aux convives ou aux ministres pour laver leurs mains ou leurs vases. Car dans les repas, les
Juifs pratiquaient souvent de pareilles purifications, et si par hasard ils avaient touché quelque objet regardé comme
impur, ils ne mangeaient point sans s'être lavés préalablement. Chacune de ces urnes contenait deux ou trois mesures
(metretas). Selon saint Isidore, ces mesures contenaient dix setiers et le setier deux litres. Et Jésus dit aux serviteurs :
Emplissez d'eau les urnes (Joan. II, 7) ; c'était afin de suppléer à l'eau qui avait été employée déjà pour les purifications
depuis le commencement du festin. Les serviteurs allèrent au puits que l'on montre encore aujourd'hui hors du bourg ; et
ils emplirent les urnes jusqu'aux bords. L'eau fut à l'instant changée en vin excellent, par la toute-puissance divine.
L'Évangile ne dit pas que Jésus prononça quelques paroles, comme il le fit dans la transsubstantiation du pain et du vin
en son corps et en son sang, mais ici la transformation se fit par la vertu secrète de la Divinité. Les autres miracles du
Sauveur furent le résultat de sa parole ou de son contact, quelquefois même de ses larmes ; celui-ci est l'effet de sa seule
volonté.
Jésus dit alors aux serviteurs : Puisez maintenant et portez-en au maître du festin (architriclino) (Joan. II, 8).
Remarquons ici deux choses : d'abord la discrétion de Notre-Seigneur qui envoie ce vin miraculeux au personnage le
plus honorable de la société, sans faire cependant aucune acception de personnes ; car, selon saint Augustin (Tract. VIII,
in Joan.) : « Nous ne devons pas craindre d'être accusés de faire acception de personnes, lorsque nous rendons à chacun
l'honneur qui lui est dû selon son rang. » Remarquons ensuite l'humilité de Notre-Seigneur ; il paraît bien qu'il était
éloigné du maître du festin, puisqu'il envoie les serviteurs lui porter ce vin ; et comme le maître du festin occupait sans
doute la place la plus honorable, nous devons conclure que Jésus occupait une des dernières. On appelait triclinium la
salle du festin qui contenait trois rangs de tables disposées suivant divers degrés, comme on le voit souvent dans les
réfectoires des religieux. Ce nom de triclinium vient de ce que les convives étaient couchés sur des lits à trois places,
comme l'indique l'étymologie grecque : --- trois et --- lit. Car, les anciens avaient coutume de manger couchés sur un lit
et appuyés sur le coude, afin que pendant leurs repas le corps pût se reposer de ses fatigues ; c'est d'après cet usage
qu'on explique les diverses expressions dont l'Écriture se sert pour désigner l'action de se mettre a table, accumbere,
recumberc, discumbere. — Le mot architri-clinus signifie président du festin ou maître d'hôtel, celui qui tenait le rang
principal et qui occupait la première place parmi les convives réunis dans la salle du festin nommée triclinium. Il est
probable que ce président était un prêtre, qui assistait aux noces pour les bénir, pour montrer comment on devait les
célébrer et s'y conduire d'après la loi de Dieu et les règles des anciens. Notre-Seigneur voulut donc que ce personnage
principal entre les convives fût aussi le premier qui goûtât de ce vin, afin que son sentiment le fit accepter plus
volontiers, et que sa recommandation rendît le miracle plus notoire. Apprenons aussi par là que nous devons soumettre
toutes nos actions à l'examen de notre supérieur afin d'obtenir son approbation.
Dès que le maître du festin eut goûté de cette eau changée en vin, ne sachant point d'où venait ce vin, que la
puissance de Jésus avait produit, il appela l'époux pour lui faire des observations (Joan. II, 9) ; et il lui dit (Ibid. 10) :
Tout homme raisonnable qui agit prudemment sert d'abord le bon vin à ses convives, parce qu'alors le palais et le goût
dans toute leur vigueur peuvent mieux en apprécier la qualité et en accepter l'usage ; puis, lorsque les gens ont bu
beaucoup, on sert le moindre vin, plus faible et plus tempéré, parce que le palais ne sait plus discerner entre le meilleur
et le moins bon ; pour vous, contrairement aux habitudes communes, vous avez réservé le meilleur pour la fin du repas,
jusqu'à cette heure où l'on ne peut plus juger de sa valeur. I1 semble vouloir conclure qu'en cela on avait eu grand tort et
qu'une disposition si extraordinaire n'était point sage. Le maître d'hôtel parlait ainsi, parce qu'il ignorait tout ce qui
s'était passé ; mais les serviteurs qui le savaient bien, divulguèrent le miracle après avoir présenté le vin. Alors le maître
d'hôtel proclama la qualité du vin, et tous proclamèrent la nouveauté du prodige. Nous devons croire aussi que ce vin
merveilleux était d'une qualité supérieure à tous les vins naturels. Ce qui fait dire à saint Chrysostôme (Hom. 21, in
Joan.) : « Jésus changea l'eau en vin, non pas en vin quelconque, mais en vin excellent ; car le fruit, le résultat des
miracles du Sauveur est toujours plus parfait que les œuvres et les productions ordinaires de la nature ; ce qui nous est
démontré par la guérison miraculeuse des malades ou des boiteux dont la santé et les membres devenaient plus
vigoureux et meilleurs qu'ils ne l'étaient par leur propre nature. » Et plus bas il ajoute : « C'est une règle générale dans
les miracles de Jésus-Christ,qu'ils produisaient toujours des effets plus excellents que la nature elle-même. »
Tel fut le premier miracle qu'opéra Jésus-Christ, pour manifester aux hommes la divinité qui était cachée en sa
personne, et pour affermir la foi de ceux qui commençaient à croire en sa mission 6. C'est avec raison que l'Évangile
signale ce miracle comme étant le premier que fit Jésus-Christ (Joan. II, 11) ; car tous ceux dont il avait été l'objet
jusqu'alors étaient l'œuvre de Dieu son Père. Nous devons conclure de là que le Livre de l Enfance du Sauveur et
l'Évangile des Nazaréens, qui attribuent de nombreux miracles à Jésus enfant, sont des ouvrages apocryphes. Ce
premier miracle eut lieu à Cana, petit bourg dans la province de Galilée. On y voit encore aujourd'hui l'endroit où
étaient placées les urnes de pierre, et la salle où étaient dressées les tables du festin. On descend par plusieurs marches
6 Voir note V à la fin du volume.

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en ce triclinium, lequel est maintenant sous terre, comme plusieurs autres monuments de la Terre-Sainte, qui ont
éprouvé un pareil affaissement par suite de bouleversements réitérés. Par ce miracle Jésus-Christ manifesta sa gloire,
c'est-à-dire sa divinité qui était voilée par son humanité. Cette œuvre merveilleuse de sa puissance suprême prouva qu'il
était le Seigneur des armées, le Roi de gloire, l'Époux de l'Église, le Créateur de l'univers qui de rien peut faire toutes
choses, le Maître du monde qui peut à son gré transformer les éléments. « I1 montra par là, dit saint Chrysostôme, que
c'est lui qui, en répandant la pluie sur la vigne, convertit l'eau en vin par le fruit que produit la racine ; puisque ce qu'il
fait avec le temps dans les plantes, il le fit en un instant aux noces de Cana. »
A la vue de ce prodige, ses disciples crurent en lui, c'est-à-dire s'affermirent et se perfectionnèrent dans la foi
qu'ils possédaient déjà. Jésus, de même que saint Jean-Baptiste, avait quelques disciples qu'il instruisait familièrement,
mais ils n'étaient pas encore inséparablement attachés à sa personne et inébranlables dans la foi, comme ils le devinrent
ensuite. Nous ignorons quels étaient ces disciples. On les appelle disciples à cause de l'affection mutuelle qui existait
entr'eux et Jésus, parce qu'ils le fréquentaient et l'accompagnaient ; ou bien encore, parce qu'ils devaient être plus tard
ses vrais disciples ; car, sur la parole de son saint Précurseur, plusieurs qui allaient secrètement le consulter bientôt ne
craignirent plus de le suivre publiquement. On peut dire aussi que ce miracle produisit, dans les uns la foi, qu'il
augmenta dans les autres, de sorte que ceux-là commencèrent à croire, tandis que ceux-ci, comme saint André,
continuèrent à croire davantage. Selon saint Augustin (Lib. Il, de Consensu Evang. 17), l'Écriture appelle disciples de
Jésus, non pas seulement les douze qu'il choisit pour Apôtres, mais encore tous ceux qui, croyant en lui,recherchaient
son enseignement et suivaient sa direction, afin de parvenir au royaume des cieux.
Remarquons ici que, selon les quatre sens des saintes Écritures, il y a quatre sortes de noces différentes : ces
noces sont dans le sens littéral le mariage charnel, dans le sens allégorique l'Incarnation divine, dans le sens
tropologique l'union spirituelle, et dans le sens anagogique la jouissance béatifique. Les noces dont parle ici l'Évangile
sont à la lettre le mariage de l'homme et de la femme ; Jésus, sa Mère et ses disciples doivent y assister comme trois
types pour représenter les trois liens du mariage. Le premier lien est la fidélité conjugale qui est figurée par la chaste
Mère du Sauveur ; le second lien est le sacrement signifie l'union de la divinité et de l'humanité en Jésus-Christ, ou
encore l'union de Jésus-Christ et de l'Église, or ce sacrement ou signe sacré trouvait précisément sa réalité en Notre-
Seigneur qui assistait aux noces ; le troisième lien, ce sont les enfants figurés parles disciples de Jésus-Christ, parce
qu'ils doivent être engendrés et élevés dans la foi de Dieu fait homme. — Les noces, selon le sens allégorique, c'est
l'Incarnation divine, dans laquelle l'époux est le Fils de Dieu, Verbe éternel, et l'épouse est la nature humaine ; à ces
noces assistaient Jésus, sa Mère et ses disciples, c'est -à-dire tous ceux qu'il avait choisis dans sa pensée avant tous les
siècles. Les enfants issus de cette union sont tous les fidèles qui croient en lui. Dans un autre sens allégorique, des noces
unissent Jésus-Christ et l'Église comme l'époux et l'épouse qui ont tous les Chrétiens pour enfants.
Les noces dans le sens tropologique sont celles qui unissent spirituellement Dieu et l'âme ; dans cette union
mystique on trouve les trois liens du mariage, la fidélité, le sacrement et des enfants. — Enfin, les noces, dans le sens
anagogique, sont celles que nous célébrerons au ciel dans une félicité perpétuelle. C'est pourquoi saint Jean dit dans
l'Apocalypse (XXIX, 7) : Livrons-nous à la joie et à l'allégresse, rendons grâces et gloire à Dieu ; voici que l'Agneau
va célébrer les noces, car son épouse est prête. A ces noces ne sont admis que les bienheureux invités au festin de
l'Agneau, comme le furent les vierges prudentes qui entrèrent avec l'Époux et après lesquelles la porte fut fermée. —
Ainsi, de même que les noces du mari et de la femme consistent dans l'union charnelle, de même les noces de Dieu et
de l'homme consistent soit dans l'union de la nature divine avec la nature humaine, soit dans l'union de l'Esprit incréé
avec l'esprit créé, et cela de deux manières différentes : par la grâce en cette vie et par la gloire dans l'autre. Les
premières noces de Dieu et de l'homme eurent lieu lorsque Jésus-Christ unit en sa seule personne la divinité et
l'humanité au moment de l'Incarnation. Les secondes noces de Dieu et de l'homme se font, lorsque l'Esprit incréé et
l'esprit créé n'en forment pour ainsi dire qu'un seul par la grâce de la charité. Les troisièmes noces de Dieu et de
l'homme se célèbrent dans la gloire, lorsque l'âme fidèle prend possession du lit nuptial de son Époux céleste, parmi les
splendeurs de l'éternité. Dans toutes ces noces, l'eau insipide des consolations terrestres est changée en ce vin délectable
des douceurs célestes que l'âme goûtera éternellement, sans éprouver de satiété, dans la compagnie de Dieu même.
Nous pouvons dire aussi que les noces de Cana dont il est ici question, signifiaient spécialement les noces de
Jésus-Christ avec l'Église. Ce mariage fut commencé dans le sein virginal de Marie, lorsque Dieu le Père unit notre
humanité à la divinité dans la personne de son propre Fils. Ce mariage fut publié, lorsque l'Église s'unit à Jésus Christ
par la foi, et il sera consommé, lorsque l'Église comme une épouse bien-aimée sera admise au lit nuptial de son céleste
Époux dans les Tabernacles éternels de la gloire. Ce n'est pas sans raison mystérieuse, dit le Vénérable Bède, que,
comme l'Évangile le fait remarquer, ces noces furent célébrées le troisième jour. Le premier jour, en effet, marque le
règne de la loi naturelle qu'éclairait seulement l'exemple des Patriarches ; le second jour désigne le règne de la loi
mosaïque que les écrits des Prophètes éclairaient ; le troisième jour est le règne de la grâce que les Apôtres éclairèrent
par leurs prédications, après que Jésus-Christ fait homme eut apparu sur la terre pour y célébrer ses noces. Ce qui fit
dire au prophète Osée (VI, 3) : Il nous rendra la vie après deux jours, le troisième jour il nous ressuscitera. — Il est
rapporté que les noces eurent lieu à Cana de Galilée, c'est-à-dire suivant l'étymologie de ces noms, dans le zèle de la
transmigration, pour nous apprendre, par la signification de ces mots, qu'afin de mériter d'être unis à Dieu, il faut, par la
ferveur de la dévotion, passer du vice à la vertu, et de l'affection aux choses périssables de ce monde à l'amour des biens
éternels. « Sondons, dit saint Augustin (Tract. IX in Joan.), les mystères que renferme ce miracle de Jésus aux noces de
Cana. L'eau figurait les prédictions qui devaient avoir en Jésus-Christ leur accomplissement. Jésus-Christ changea cette
eau en vin, lorsqu'après avoir éclairé l'intelligence de ses disciples, il leur donna l'explication des prophéties. Et de
même que le vin a une tout autre saveur que l'eau, ainsi les disciples du Sauveur, après avoir reçu les instructions de leur

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divin Maître, goûtèrent ce qu'ils ne comprenaient pas d'abord. » — Suivant Alcuin, les serviteurs de ces noces figuraient
les docteurs du Nouveau Testament qui devaient exposer aux autres le sens spirituel des saintes Écritures ; le maître
d'hôtel représentait quelque docteur de l'Ancien Testament, comme Nicodème, Gamaliel ou Saul, auquel on offrit
premièrement la parole de l'Évangile, cachée sous la lettre de la Loi qui était alors comme de l'eau changée en vin. —
Les trois divers degrés des tables, dressées dans la salle du festin des noces selon le rang des convives, figurent
justement les trois ordres de fidèles qui composent l'Église de Jésus-Christ : ce sont les gens mariés, les personnes
continentes et les docteurs. Enfin Jésus avait conservé jusqu'à la dernière heure le meilleur vin, puisqu'il avait ajourné
son Évangile jusqu'au sixième âge du monde. Pour ne pas trop nous étendre, omettons les autres interprétations
tropologiques de ces noces mystérieuses, mais arrêtons-nous un peu aux instructions morales qui en découlent.
Les noces spirituelles sont célébrées à Cana en Galilée, lorsque les âmes fidèles s'unissent à Jésus-Christ par la
ferveur, soit dans la sainte Église, soit dans une sainte vie ; car Cana qui signifie zèle marque la ferveur de l'amour et
Galilée qui signifie transmigration indique l'Église. Cette interprétation nous montre que si nous voulons avoir le
bonheur de célébrer ces noces spirituelles et mériter d'être assis à table avec Jésus-Christ, il faut que la ferveur de la
charité et le zèle de l'amour divin nous fassent fuir le mal et chercher le bien, passer du vice à la vertu, de l'état de péché
à l'état de grâce, des affections terrestres aux désirs célestes, et enfin renoncer à nous-mêmes pour nous abandonner à
Dieu. Or c'est dans la sainte Église, ou dans une sainte vie, que nous apprenons à rejeter le mal et à choisir le bien, à
négliger ce qui passe et à estimer uniquement ce qui dure éternellement. — Ce fut aussi en Galilée qu'au jour de
l'Annonciation furent célébrées les noces de la bienheureuse Vierge avec le souverain Créateur, afin de nous apprendre
que, pour mériter ces noces spirituelles, l'âme doit être prête à tout quitter afin de suivre son céleste Époux. Dans ces
noces spirituelles, le Sauveur Jésus, qui est venu délivrer son peuple de la servitude du péché, change l'eau en vin toutes
les fois que d'un impie il fait un homme pieux, toutes les fois qu'il enlève la faute et qu'il confère la grâce. Mais c'est à la
prière de Marie toujours compatissante à l'égard des malheureux, que les urnes sont remplies, et que l'eau de la tristesse
se change pour, nous en vin de consolation et de joie. — Les six urnes représentaient les cinq sens du corps avec le sens
unique de l'âme ; ces urnes étaient de pierre, et nos sens aussi étaient endurcis par le péché avant de recevoir la grâce.
Nous remplissons les urnes d'eau, lorsque par les larmes de la componction, nous purifions parfaitement tous nos sens
des souillures contractées par le péché ; cette eau sert à purifier les Juifs, c'est-à-dire les vrais confesseurs de Jésus-
Christ qui lui rendent témoignage non-seulement par leurs paroles, mais aussi par leurs œuvres dans la sincérité de leur
cœur. Ces urnes contiennent deux ou trois mesures ; deux, quand nous pleurons les fautes intérieures commises avec
délectation et consentement ; trois, quand nous pleurons les fautes extérieures dans lesquelles l'acte mauvais a suivi la
délectation et le consentement. Enfin l'eau est changée en vin, lorsqu'aux larmes de la pénitence succèdent les joies du
pardon ; ou quand le cœur de l'homme qui avait négligé par dégoût le service de Dieu l'embrasse avec bonheur, après
avoir été éclairé tout à coup de la grâce.
Tout le monde commence par user du bon vin, et ce n'est qu'après avoir bu, qu'on finit par user du moindre vin.
Nous voyons aussi dans les choses morales que presque tous les hommes aiment et cherchent en cette vie les plaisirs et
les joies sensibles dont le vin est souvent le principe, mais ensuite ils ne trouveront et ne recevront dans l'autre vie que
peines et amertumes. Pour nous séduire, le démon commence aussi par suggérer des choses qui ont quelques bonnes
apparences, puis, lorsque nous nous sommes laissé enivrer par une coupable complaisance, il nous propose des choses
plus mauvaises et finit par nous entraîner dans plusieurs sortes de péchés énormes. Jésus-Christ n'agit pas de cette
manière : il ne sert pas tout d'abord le bon vin, mais il le réserve pour la fin. Il commence par proposer des choses dures
et pénibles ; car la voie qui conduit à la vie est étroite (Matth. VII, 14), et tous ceux qui veulent vivre avec piété en
Jésus-Christ doivent subir des persécutions ou des tribulations, avant d'obtenir les joies et les plaisirs ineffables du ciel
(II Tim. III, 12) ; et les biens que Jésus-Christ nous accorde sur la terre sont peu de chose en comparaison des biens dont
il nous comblera dans l'éternité. Un bon médecin ne donne pas de vin pur à un malade ou à un convalescent tant qu'il est
faible, jusqu'à ce qu'il ait recouvré une parfaite santé, mais il a soin de lui tremper le vin d'un peu d'eau. Ainsi, dans cette
vie, l'homme mortel et pécheur, quoique pénitent et justifié, reste pourtant faible et sujet à de nouvelles chûtes ; aussi
Dieu ne lui donne encore que du vin mêlé avec l'eau de la tribulation, en attendant qu'il lui prodigue un jour le vin pur
de la consolation éternelle, préparé pour les âmes affranchies de toute infirmité.
Saint Bernard (Serm. II in I Dom. post. octav. Epiph.), parlant des urnes qui servirent aux noces de Cana,
s'exprime en ces termes : « Les six urnes représentent les dispositions nécessaires à ceux qui, après le baptême, ont le
malheur de retomber dans le péché. La première signifie la componction dont le Seigneur a dit par la bouche du
Prophète Ézéchiel : Si l'impie fait pénitence de tous ses péchés, je ne me souviendrai plus de toutes les iniquités qu'il a
commises (XVIII, 22). La seconde indique la confession par laquelle nous sommes lavés de toutes nos fautes. La
troisième marque l'aumône dont Jésus-Christ a dit dans l'Évangile : Donnez l'aumône, et vous serez entièrement purifiés
(Luc. XI, 41). La quatrième signifie le pardon des injures, comme nous le disons dans l'Oraison dominicale : Remettez-
nous nos offenses, ainsi que nous les remettons à ceux qui nous ont offensés (Matth. VI,12). La cinquième marque la
mortification des sens, que l'Église nous fait demander à Dieu dans l'office de Prime par ces paroles de l'hymne : Mundi
per abstinentiam, Deo canamus gloriam. La sixième indique l'accomplissement des préceptes, touchant lesquels Jésus-
Christ a dit aux disciples : Vous êtes purs, parce que vous avez reçu les paroles que je vous ai adressées (Joan. XV, 3).
Car ils n'étaient pas de ceux dont le Sauveur a dit : Mes paroles ne pénètrent pas dans vos cœurs (Joan. VIII,37) ; mais
ils obéissaient docilement à leur Maître, dès qu'ils entendaient sa voix. Ce sont là les six urnes destinées à notre
purification ; elles sont vides et pleines de vent, si nous ne les employons que par vaine gloire ; mais elles sont remplies
d'eau, si nous en usons par la crainte de Dieu, parce que la crainte de Dieu est pour nous une source de vie. Cette eau de
la crainte n'est pas très-agréable, mais elle est très-rafraîchissante ; car elle apaise les ardeurs des désirs coupables, elle

37
éteint les traits enflammés de notre infernal, ennemi ; et parla puissance divine elle est changée en vin, lorsqu'elle est
remplacée parla charité parfaite (Joan. I Epist. IV, 18). »
Saint Bernard ajoute : « Il est dit que ces urnes étaient de pierre, c'est moins pour marquer leur dureté que leur
stabilité. Elles contenaient chacune deux ou trois mesures. Les deux mesures sont la crainte de subir le tourment de
l'enfer et la crainte de perdre la gloire du ciel. Mais comme ces deux choses sont dans un futur contingent, l'âme
s'abusant elle-même, peut se dire : Livre-toi d'abord quelque temps à la volupté, et tu te livreras ensuite à la pénitence,
de cette sorte tu éviteras et la perte du ciel et le supplice de l'enfer. I1 est par conséquent utile et nécessaire d'ajouter une
troisième mesure aux deux précédentes. Cette mesure relative au temps présent est connue des âmes dévotes qui
craignent d'être privées de la nourriture spirituelle. C'est le pain des Anges, le pain vivant, le pain quotidien, le pain dont
il nous a été promis que nous recevrions le centuple dès cette vie. De même en effet, que le père de famille distribue
chaque jour la nourriture aux ouvriers pendant le travail, et réserve le salaire pour la fin ; ainsi le Seigneur après la mort,
nous rendra une vie éternelle, mais en attendant il nous promet et nous donne le centuple dès cette vie présente. I1 n'y a
donc rien d'étonnant, si celui qui a déjà reçu cette grâce insigne craint de la perdre. C'est là cette troisième mesure que
Dieu dispense avec une distinction particulière, car elle n'est pas commune à tous, parce que le centuple n'a pas été
promis à tous. »
Saint Bernard conclut les réflexions qui précèdent, en disant :« Cherchons donc avec soin à nous
procurer ces deux ou trois mesures que contenaient les urnes. Celui-là sera parfait qui pourra réunir ces trois espèces de
mesures que le Sauveur nous présente avec trois espèces d'eau. La première est celle qu'il répandit de ses yeux, lorsqu'il
pleura sur la mort de Lazare et sur la ville de Jérusalem, la seconde est cette sueur rouge de sang qui découla de tout son
corps, la veille de sa Passion, au jardin des Oliviers ; la troisième est celle qui sortit avec le sang de son coté percé sur la
croix. Nous aurons la première, si dans le regret de nos péchés nous arrosons de nos larmes le lit de notre conscience.
Nous posséderons la seconde, si nous mangeons notre pain à la sueur de notre front, et si nous châtions notre corps par
les travaux de la pénitence ; cette eau paraît rouge comme du sang, soit à cause de la douleur qu'elle nous fait éprouver,
soit à cause qu'elle éteint en nous le feu de la concupiscence. Enfin, si nous pouvons parvenir jusqu'à la grâce de la
dévotion, nous puiserons aux sources du Sauveur et du Saint-Esprit l'eau de cette grâce plus douce que le miel, qui
deviendra en nous comme une fontaine jaillissante jusque dans la vie éternelle (Joan. IV, 14). Remarquons aussi que
cette eau coula sans douleur du côté de Jésus mort sur la croix, pour nous apprendre qu'il faut être déjà mort au monde
afin de goûter la suavité de cette grâce. Ainsi, la première eau purifie notre conscience de tous les péchés passés ; la
seconde éteint la concupiscence, pour nous rendre dignes des biens futurs ; la troisième, enfin, si nous pouvons l'obtenir,
désaltère l'âme dont elle réalise tous les désirs. » Ainsi parle saint Bernard.
Après le festin des noces, Jésus appela Jean en particulier et lui dit : Quittez votre épouse et suivez-moi.
Aussitôt, Jean, qui avait été témoin du miracle opéré à ses noces, quitta son épouse et suivit Jésus ; ce fut là sa première
vocation qui le rendit l'ami et le confident du Sauveur. Sa femme, que plusieurs nomment Ànachite, renonça
volontairement à ce mariage et se joignit aux autres saintes femmes qui accompagnaient le Seigneur. Les œuvres de
Dieu ne demeurent point imparfaites, et puisqu'il avait appelé un des deux époux, il était convenable qu'il appelât l'autre
également. Jésus-Christ, en assistant aux noces de Cana, approuvait le mariage selon la chair ; mais, en faisant renoncer
Jean à cette union légitime, il nous fit comprendre que le mariage spirituel est bien préférable. Aussi l'Église autorise-t-
elle l'un ou l'autre des époux à embrasser la vie religieuse, lorsque toutefois le mariage selon la chair n'est pas
consommé.

Prière

Seigneur Jésus-Christ, au troisième jour, c'est-à-dire au temps de la grâce qui a suivi les temps de la loi naturelle et de la
loi écrite, vous êtes venu dans la chair célébrer les noces de votre union avec l'Église, et vous avez changé l'eau en vin,
lorsque vous avez manifesté les dons spirituels cachés sous les éléments grossiers de l'Ancien Testament ; aussi les
urnes qui furent remplies d'une liqueur généreuse aux noces de Cana figuraient justement que par vous les prophéties
étaient accomplies ; je vous supplie, ô divin Sauveur, de convertir mon âme froide, insipide, faible et instable, en lui
communiquant la ferveur de votre charité, le goût de votre suavité, la vertu de votre force et la constance de votre
grâce ; à cet effet, daignez changer l'eau de mon indévotion en un vin de componction salutaire qui ne cesse de me
désaltérer et de m'enivrer pendant cet exil, jusqu'à ce qu'il plaise à votre miséricorde de le transformer en un vin de
délices éternelles. Ainsi soit-il.

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CHAPITRE XXVI

Jésus chasse du Temple les marchands — Son entretien avec Nicodème

Joan. II, 12-25 — III, 1-22

Après le miracle de Cana, Jésus demeura quelque temps en Galilée, c'est-à-dire jusqu'au mois d'avril où
tombait la Pâque des Juifs. A cette époque (Joan. II, 12), il descendit de Cana à Capharnaüm, métropole de la Galilée. Il
y fut accompagné de sa Mère, de ses frères, c'est-à-dire de ses parents, et de ses disciples qu'il instruisait. Mais ils n'y
restèrent que peu de jours, parce que les habitants très-corrompus de Capharnaüm ne se montrèrent pas empressés à
recevoir la doctrine du Sauveur, et aussi parce que le temps approchait où l'on devait aller à Jérusalem pour la solennité
de la Pâque.
Afin d'obéir à la Loi, Jésus se rendit alors avec ses disciples à Jérusalem, capitale de la Judée (Joan. II, 13). Il
trouva dans le Temple des changeurs assis à leur bureau, et des gens qui vendaient des bœufs, des moutons et des
colombes (Joan. II, 14). Par le mot temple, ici nous ne devons pas entendre la maison du Seigneur, où était l'autel des
parfums et le chandelier d'or à sept branches, ni même le parvis des prêtres, où était l'autel des holocaustes ; mais le
parvis où le peuple priait et où les docteurs enseignaient ; c'est là que l'on vendait les objets qui devaient être offerts
dans le temple. Comme ces objets ne pouvaient être amenés de bien loin, les prêtres que leur sordide avarice portait,
sous divers prétextes, à dépouiller le peuple, avaient établi des marchands pour vendre ces objets, afin que ceux qui
venaient de loin ne pussent avoir aucune excuse pour ne pas présenter des offrandes au temple. De plus, comme parmi
ceux qui venaient ainsi de loin, plusieurs pouvaient également n'avoir pas d'argent, les prêtres avaient aussi établi des
banquiers qui leur en prêtaient sur gages, et qui en retour recevaient au dessus du capital quelques présents, mais non
pas toutefois de l'argent, dans la crainte d'être accusés de violer manifestement la loi qui défend l'usure.
Jésus ayant fait une espèce de fouet avec de petites cordes chassa du temple tous ces vendeurs et ces
banquiers, ainsi-que les moutons et les bœufs, dispersa l'argent des changeurs, et renversa les tables qui leur servaient
de comptoir (Joan. II, 15). Puis il dit à ceux qui vendaient des colombes : Otez tout cela d'ici, et de la maison de mon
Père qui est une maison de prières, ne faites point un rendez-vous de négoce et de trafic (Joan. II, 16). Nous lisons deux
fois dans l'Évangile que Jésus-Christ vint à Jérusalem pour la fête de Pâques : d'abord, en la première année de sa
prédication, comme nous le voyons ici ; puis,en l'année même de sa Passion. La première fois qui était au début de ses
miracles, il ne chassa du temple que les vendeurs et leur reprocha leur faute avec quelque ménagement, disant : Ne
faites pas de la maison de mon Père un lieu de commerce. Mais la seconde fois, à l'approche de sa mort, il chassa les
vendeurs avec les acheteurs dont le nombre était beaucoup plus considérable et leur reprocha durement leur infâme
commerce, disant : Ne faites pas de la maison de mon Père une caverne de voleurs (Marc. XI, 17).
Jésus fait un fouet avec les cordes mêmes qui étaient aux marchands, afin de nous montrer, comme dit saint
Augustin (Tract. X in Joan.) qu'il sait tirer de nos péchés mêmes la matière de notre punition. La continuité de nos
péchés ajoutés les uns aux autres forme comme des liens qui nous enlacent de toutes parts, selon cette expression des
Proverbes (V, 22) : L'impie est enchaîné dans les liens de ses propres crimes. Alcuin,expliquant cette action de Jésus-
Christ selon le sens mystique, dit : « Tous les jours Dieu entre spirituellement dans son saint temple, et il voit comment
chacun s'y comporte. Ayons donc soin quand nous sommes dans l'église, de ne pas nous abandonner aux conversations,
aux rires, aux sentiments de haine ou de cupidité, de peur que Dieu ne vienne à l'improviste nous punir et nous chasser
de son temple. » Selon saint Augustin, les vendeurs sont ceux qui dans l'Église cherchent leurs intérêts plutôt que ceux
de Jésus-Christ, et pour qui tout devient vénal et rachetable (Philipp. II, 21). Les innocentes brebis dont on vend la
toison pour confectionner des vêtements représentent les œuvres honnêtes et pieuses que l'on fait pour acquérir des
louanges humaines ; et les hypocrites qui, sous un extérieur modeste, cachent un cœur corrompu, sont comme des loups
déguisés sous une peau de brebis. Les bœufs qui labourent et que l'on vend représentent ceux qui prêchent la doctrine
céleste, et qui cherchent en cela non la gloire divine, mais leur profit temporel. Ces mêmes bœufs peuvent également,
par leurs travaux, figurer ceux qui dans le divin ministère supportent de grands labeurs pour parvenir à des dignités
ecclésiastiques. Les vendeurs de colombes sont ceux qui, ayant reçu les grâces du Saint-Esprit figuré par la colombe, ne
les confèrent pas gratuitement, mais pour obtenir quelque récompense, et pour gagner sinon quelque argent, du moins la
faveur populaire : ce sont aussi ceux qui ne distribuent pas ces mêmes grâces aux personnes qui les méritent, mais à
celles qui leur plaisent. Les changeurs dans l'Église sont ceux qui, dans leur ministère, abandonnent ouvertement les
choses divines pour les choses terrestres, cherchant leurs propres intérêts et non ceux de Jésus-Christ. Enfin tous ceux
qui dans l'Église exercent des emplois et usent des dons spirituels, non pour procurer la gloire divine, mais pour
percevoir quelque rétribution humaine, font de la maison du Seigneur une maison de négoce. Ce sont là tous ceux que
Jésus-Christ chasse du temple, pour marquer qu'ils seront également exclus du ciel où Dieu réside dans toute sa
splendeur. Si donc vous ne voulez pas être rejetés du royaume éternel, lorsque Jésus-Christ viendra, retranchez tous les
actes et tous les motifs d'avarice et de simonie ; car ceux-là ne peuvent participer à l'héritage des Saints, qui dans
l'assemblée même des Saints font hypocritement le bien ou le mal ouvertement ; et si les liens de leurs péchés qui
servent maintenant à les punir ne servent pas aussi à les corriger, ils les précipiteront et les enchaîneront dans la
damnation éternelle. Or Jésus-Christ a voulu remédier à ces abus, par sa conduite et par sa parole, pour montrer à ceux
qui sont chargés de quelques fonctions ecclésiastiques, comment ils doivent conduire et reprendre leurs subordonnés,

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autant par les exemples que par les discours. Et s'il ne voulut pas permettre dans l'ancien temple et même dans le parvis
de ce temple figuratif, un négoce concernant les seuls objets qui devaient être offerts, combien plus sévèrement doit-il
défendre les rires, les disputes, les colloques et vains entretiens, ainsi que tous les autres excès qui se commettent dans
l'église de Dieu ? Puisque la conduite du Sauveur doit être pour nous une loi inviolable, une règle sûre, nous ne devons
jamais rien nous permettre dans l'église qui ne soit digne de Dieu.
Témoins de l'action de Jésus à l'égard des vendeurs et des changeurs, les disciples se rappelèrent ces paroles
que le Psalmiste avait mises dans la bouche du Christ : Le zèle de votre maison m'a dévoré (Joan. II, 17). Ils comprirent
alors que ce passage avait le Christ pour objet, et qu'il avait reçu en lui son accomplissement. Le vrai zèle est une
affection ardente pour le bien qui porte l'âme à mépriser toute crainte humaine, pour embrasser courageusement la
défense de la vérité. Saint Augustin dit à ce sujet : « Chaque Chrétien étant membre du Christ, doit être comme son
chef, enflammé de zèle pour la maison de Dieu. Celui-là est vraiment embrasé de ce zèle, qui voyant tous les désordres
commis dans l'Église de Dieu, brûle de les empêcher, et s'efforce de les réprimer. Si, malgré tous ses soins, il ne peut
arrêter le mal, il le supporte avec douleur, il gémit, il pleure, il soupire à la vue de tels excès. Ainsi, par exemple, si vous
voyez vos frères courir après les spectacles et les vanités du monde, retenez-les par vos avertissements et par vos
menaces. Si vous les voyez se livrer aux excès de la table et du vin, réprimandez-les, effrayez-les autant que vous
pourrez, et si vous ne pouvez les retenir, du moins ne les approuvez pas, ne les imitez pas. Ne soyez ni froid, ni
insouciant à cet égard ; ne considérez pas, ne cherchez pas que vous seul, en disant au fond de voire cœur : pourquoi
m'occuper des péchés d'autrui ? Ne me suffit-il pas de conserver mon âme irréprochable devant Dieu ? Quoi donc !
Chrétien, avez vous oublié ce serviteur de l'Évangile qui ne voulut pas faire valoir son talent et se contenta de l'enfouir ?
Il ne fut pas blâmé et condamné pour l'avoir perdu, mais pour avoir négligé de le faire fructifier. Ainsi, mes frères, ne
vous donnez aucun repos, mettez toute votre application à gagner des âmes à Jésus-Christ ; n'avez-vous pas été rachetés
vous-mêmes par ses immenses travaux ? » Ainsi, parle saint Augustin. Remarquons que le vrai zèle est l'amour de Dieu
porté à son plus haut degré, de telle sorte qu'on ne peut rien souffrir de contraire à l'honneur de Dieu. Ce zèle doit nous
engager à reprendre tout ce qui est opposé au service du Seigneur, même dans les personnes qui nous sont les plus
chères, au risque de nous attirer des chagrins, des désagréments. Quel n'est pas le mérite du zèle dont Jésus-Christ nous
a donné l'exemple, en commençant sa vie publique ? N'est-ce pas en récompense de son zèle, que Phinéès reçut la
promesse du sacerdoce perpétuel pour sa postérité ? N'est-ce pas par la ferveur de son zèle que Mathathias défendit la
Loi de Dieu avec toute sa famille, et que le prophète Élie extermina les prêtres de Baal ?
Étonnés de la conduite de Jésus, les Juifs lui dirent (Joan. II, 18) : Par quel miracle nous montrez-vous que
vous avez le droit d'agir ainsi ? Comme s'ils lui eussent dit : La puissance et l'autorité extraordinaires dont vous vous
parez, pour nous chasser ainsi du temple, ne semblent pas vous appartenir, et nous n'y croyons pas ; donnez-nous donc
quelque preuve qui puisse nous convaincre. L'action de Jésus était bonne en elle-même, sans doute ; cependant il
n'appartenait pas à chacun d'agir ainsi, mais seulement à celui qui avait l'autorité nécessaire pour réprimer les abus des
prêtres. Les prêtres étant supérieurs au peuple, cette autorité ne pouvait convenir à quelqu'un du peuple, mais seulement
à quelque Prophète spécial que Dieu envoyait quelquefois pour corriger les désordres. Or, Jésus-Christ n'était pas
descendant d'Aaron, ni par conséquent prêtre selon la Loi ; il n'était pas non plus regardé comme roi par le peuple. Ils ne
comprenaient donc pas comment il s'attribuait le droit de les chasser ainsi du temple et de renverser leurs tables, à
moins qu'il ne fût un Prophète envoyé de Dieu ; c'est pourquoi ils réclamèrent une preuve de sa mission, sans qu'ils
osassent mettre la main sur sa personne. Ils demandent un miracle pour croire à sa puissance, parce que les Juifs,
amenés jadis par des miracles à la connaissance de la Loi et de la foi, avaient coutume d'exiger ces preuves
extraordinaires. Dans la circonstance présente, s'ils demandaient un miracle à Jésus, c'était avec l'intention, non point de
croire en lui et de l'honorer, mais bien plutôt de le railler et de l'attaquer, comme le prouve la suite du récit, car ils
étaient convaincus qu'il ne pourrait satisfaire à leur demande.
Jésus leur donna donc un signe merveilleux de sa puissance divine, dans la résurrection future de son corps
qu'il devait opérer par sa propre vertu ; mais parce que leur mauvaise intention les rendait indignes d'être initiés
clairement à cette résurrection glorieuse, il la leur annonça d'une manière mystérieuse et comme en figure : Renversez
ce temple, dit-il, et je le rétablirai en trois jours (Joan. II, 19). Par ces paroles, Jésus-Christ ne désignait pas le temple de
pierre qu'il avait sous les yeux, mais le temple de son propre corps ; car si on appelle temple le lieu où le Seigneur
réside, ce nom convient surtout à l'humanité de Jésus-Christ qui, par son union hypostatique avec la divinité, était la
principale demeure de Dieu, non-seulement par rapport à l'âme, mais aussi par rapport au corps. — En disant aux Juifs,
détruisez ce corps (solvite), Jésus-Christ ne leur commande et conseille rien, ne les exhorte et engage à rien, car il ne
pouvait les induire à commettre un crime comme était surtout celui de détruire son corps ; mais simplement il leur
prédit et annonce ce qu'ils feraient dans l'avenir ; par où il montre qu'il n'ignorait pas leur malice. Quand il dit :
(Solvite), renversez, détruisez, c'est comme s'il disait (solvetis), vous renverserez, vous détruirez ce corps. En effet, à la
Passion du Sauveur, l'union qui existait entre son corps et son âme, entre son sang et sa chair, et entre ses divers
membres, lut détruite et brisée par les blessures que lui causèrent les clous et la lance. — Eh bien, ajoute-t-il, ce corps
que vous aurez brisé, divisé, Je le rétablirai dans son état primitif, en le retirant comme d'un profond sommeil, par la
vertu de la divinité qui est cachée en moi.
Jésus donna aux Juifs le miracle futur de sa résurrection comme le signe principal de sa puissance et de sa
divinité ; en effet, se ressusciter soi-même d'entre les morts, c^est ce qu'aucun pur homme ne peut faire, et c'est
cependant ce que Jésus-Christ a fait, par la puissance de sa divinité qui le rendait seul libre entre les morts (Ps.
LXXXVII, 6). En outre, ce miracle de la résurrection était un signe de pénitence et de rémission qui convenait seul à
des pécheurs. — Mais comme le Sauveur parlait figurément, en appelant son corps un temple, les Juifs tout charnels ne

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comprirent point ce qu'il voulait dire ; et, pensant qu'il parlait du temple matériel, ils se moquèrent de lui, en disant
(Joan. II, 20) : On a travaillé quarante-six ans à construire ce temple, et vous prétendez le rebâtir en trois jours ! Et ils
riaient d'une telle prétention, comme d'une pure chimère ; ils se seraient raillés bien davantage de sa prédiction, s'il leur
avait parlé ouvertement de sa résurrection, car il est bien plus difficile de ressusciter un mort que de rebâtir même un
pareil temple. Il ne s'agit pas du temple qui avait été construit par Salomon et ensuite détruit par Nabuchodonosor, mais
du temple qui fut reconstruit par Zorobabel et Néhémias après la captivité de Babylone ; car le premier avait été achevé
au bout de sept ans, tandis que le second le fut seulement au bout de quarante-six ans. parce que les nations ennemies
qui entouraient les Juifs arrêtaient leurs travaux7.
Dès lors néanmoins, plusieurs crurent, c'est-à-dire commencèrent à croire en son nom, en sa puissance, dans le
caractère de sa divinité manifestée par les miracles qu'ils lui voyaient opérer (Joan. II, 23). Mais leur foi n'était pas
solide, car elle reposait bien plutôt sur les prodiges dont ils étaient témoins, que sur une conviction intime accompagnée
d'un sincère dévouement. Aussi Jésus ne se fiait point à eux parce qu'il les connaissait tous ; et il n'avait pas besoin que
personne lui rendît témoignage d'aucun homme ; car il savait par lui-même ce qu'il y avait dans l'homme (Joan. II, 24-
25). Or, il n'appartient de pénétrer le fond des cœurs qu'à Celui qui seul les a tous créés : c'est pourquoi Jésus, qui voyait
combien ils étaient instables, prévoyait qu'au temps de la tentation ils l'abandonneraient. De là, selon le Vénérable
Bède,nous devons apprendre à ne jamais nous rassurer sur notre propre conscience, mais à vivre toujours dans la crainte
à cet égard ; car les taches qui nous échappent n'échappent point aux yeux de Celui qui sonde les cœurs et les reins.
Mais, dira-t-on peut-être, quels sont donc ces miracles opérés par Jésus-Christ à Jérusalem, puisque les
Évangiles n'en mentionnent aucun ? A cela l'on peut répondre d'abord que, comme l'atteste saint Jean (XXI, 25), Jésus a
fait beaucoup de miracles qui ne sont point rapportés dans les Écritures ; car les Évangélistes, ne pouvant les relater
tous, en ont omis sciemment un grand nombre. On peut aussi répondre qu'entre divers autres miracles, le fait qui vient
d'être raconté peut être regardé comme le plus prodigieux. N'est-ce pas une chose merveilleuse, que Jésus encore peu
connu, sans réputation, sans autorité légale, ait pu, tout seul et armé seulement d'un fouet, chasser du temple une
multitude d'hommes, sans éprouver de résistance ? Dans ce fait extraordinaire se manifesta la vertu divine qui
apparaissait quand il le voulait. Car le corps de Jésus-Christ était l'instrument de la divinité à laquelle il était uni ; sa
figure resplendissait d'une majesté incomparable, ses yeux lançaient des éclairs éblouissants, de telle sorte que les
prêtres, les lévites, saisis de frayeur comme tous les autres, n'osaient et ne pouvaient lui résister. Ainsi dans sa Passion,
sa voix, qui était l'organe de la divinité, renversa par terre une grande troupe de gens armés. — Aussi, dans son
Commentaire sur le XXIeme chapitre de saint Matthieu, saint Jérôme, parlant de la seconde circonstance où Jésus
chassa les marchands du temple, s'exprime en ces termes : « Nous regardons habituellement comme les plus grands de
tous les miracles la résurrection de Lazare, la guérison de l'aveugle-né, la voix du Père éternel rendant témoignage à son
Fils unique baptisé dans le Jourdain, la transfiguration de Jésus sur la montagne où il donna à ses disciples un
échantillon de sa gloire ; pour moi, ce qui me frappe davantage et me paraît le plus étonnant, c'est de voir qu'un homme,
jusqu'alors vil et méprisé au point d'être bientôt après flagellé et crucifié comme un séditieux et un imposteur ; qu'un
homme détesté et persécuté par les Scribes et les Pharisiens dont il démasquait l'hypocrisie et réprimait l'avarice ; que
cet homme, dis-je, ait pu seulement à coups de fouet expulser du temple une si grande multitude,culbuter les
tables,briser les sièges, en un mot faire tout seul ce qu'une armée entière aurait eu peine à exécuter ; c'est qu'un feu divin
s'échappait de ses regards et que la majesté divine éclatait sur son visage.
Selon saint Augustin (Tract. II, in Joan.), « ceux qui crurent au nom de Jésus, à cause des miracles dont ils
étaient témoins, représentent ceux qui croient comme les catéchumènes, sans avoir encore reçu le baptême. Parce qu'ils
n'ont pas une foi complète en Jésus et en ses sacrements, il ne se confie pas encore à eux, c'est-à-dire que l'Église ne les
fait point encore participer à la sainte Eucharistie ; car, comme l'Eucharistie ne peut être consacrée que par le prêtre, elle
ne doit aussi être reçue que par le fidèle baptisé. » — Selon saint Chrysostôme (Hom. XXIII, in Joan.), « ceux qui
crurent au nom de Jésus, à cause des miracles qu'ils voyaient, ne croyaient pas fermement en lui, aussi il ne se confiait
pas à eux comme à ses disciples qui avaient en lui cette ferme croyance ; il ne les admettait pas encore à la vie parfaite,
et dans la société particulière de ceux qui demeuraient continuellement avec lui ; il ne leur communiquait pas tous les
dogmes secrets de son enseignement, et il ne leur révélait pas tous les sublimes mystères de notre Religion ; car leur
croyance ne reposait pas sur une foi solide, mais sur une simple conjecture qu'il pouvait bien être le Christ à cause de
ses œuvres merveilleuses ; ils ne le regardaient pas comme Dieu, mais seulement comme un homme envoyé de Dieu
pour enseigner la vérité. Aussi l'Évangéliste, pour marquer l'imperfection de leur foi, ne dit pas qu'ils croyaient en lui,
car ils ne croyaient pas encore en sa divinité ; mais il dit qu'ils croyaient en son nom, c'est-à-dire en la réputation qu'il
avait d'être un homme juste, un grand prophète etc. »
Nicodème, personnage considérable parmi les Pharisiens et parmi les princes des prêtres ou magistrats des
Juifs, était plongé clans les ténèbres de cette erreur, lorsqu'il vint la nuit vers Jésus pour passer à la lumière de la vérité
(Joan. III, 1 et 2). Il n'osait venir ouvertement, parce qu'il craignait que le peuple, froissé de cette démarche, ne le
chassât de la Synagogue, dont il était un des principaux chefs comme prêtre et docteur ; d'ailleurs il avait honte de se
faire instruire, lui qui était maître en Israël. Il alla donc, seul en secret, trouver Jésus pour en recevoir un enseignement
plus complet, en dehors de la foule. Ce zèle, cet empressement à chercher la vérité, même pendant la nuit, est
assurément digne d'éloge8. Aussi le Vénérable Bède dit à ce sujet (Hom. in festo Inventionis S. Crucis) : Cet homme vint
trouver Jésus pendant la nuit, pour apprendre,dans des entretiens particuliers avec lui, les mystères de la foi dont il avait
déjà reconnu les principes dans les miracles publics qu'il avait vus. Et, par cette sage conduite, cet homme prudent

7 Voir note VI à la fin du volume.


8 Voir note VII à la fin du volume.

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mérita de parvenir à une pleine connaissance des choses secrètes de la foi chrétienne. En effet, Jésus-Christ l'instruisit
de la régénération spirituelle ou de la seconde naissance de l'homme, c'est-à-dire du baptême qui est nécessaire pour
entrer dans le royaume des cieux ; puis il lui révéla sa propre divinité, sa double naissance,sa Passion, sa Résurrection,
son Ascension,son double avènement et plusieurs autres choses importantes pour le salut.
C'est avec raison que l'Église fait lire à la fête de la sainte Trinité cette partie de l'Evangile, où est rapporté
l'entretien de Jésus avec Nicodème ; car il y est question du baptême qui se confère au nom de la sainte Trinité. Ce
sacrement est d'une telle nécessité, qu'il faut le recevoir effectivement, s'il est possible, ou le désirer sincèrement, si l'on
est surpris par la mort sans qu'on puisse le recevoir. Celui qui, par quelque mépris, négligerait de recevoir le baptême
d'eau, ne pourrait y suppléer par le baptême de feu ou de sang, de sorte qu'il serait éternellement exclu du royaume de
Dieu ; car l'homme ne peut devenir citoyen du ciel, à moins qu'il ne soit devenu membre de Jésus-Christ, et c'est
seulement par la régénération spirituelle que l'homme uni à Jésus-Christ devient membre de ce divin Chef. Personne,
dit Jésus-Christ à Nicodème (Joan. III, 13), personne ne monte, c'est-à-dire ne peut monter au ciel par sa propre vertu,
sinon Celui qui en est descendu par sa propre volonté, non pas toutefois en le quittant par un mouvement local, mais en
se revêtant d'une nouvelle nature, l'humanité ; et tout homme qui monte au ciel n'y arrive que par la vertu de Celui qui
seul y est monté par sa propre volonté. Mais, dira-t-on peut-être, plusieurs justes de l'Ancien Testament n'ont-ils pas été
sauvés sans le baptême ? Oui, sans doute, mais c'est que le baptême n'était point alors institué, et ils obtinrent cependant
la vie spirituelle, par la foi en Jésus-Christ à venir qui leur communiqua l'effet du baptême, à savoir la grâce ; d'ailleurs
ils avaient une figure du baptême, dans une cérémonie correspondante qui servait à effacer en eux le péché originel.
De plus, cet Évangile est lu en la fête de la sainte Trinité, parce que chacune des personnes divines comprises
en ce mystère y est ouvertement désignée9. On y voit d'abord celle du Fils qui parle lui-même, ensuite celle du Père qui
est indiquée par ces mots de Nicodème : Nous savons que vous êtes venu de la part de Dieu (Joan. III, 2) ; enfin la
personne du Saint-Esprit qui est marquée par ces expressions de Jésus-Christ : Quiconque n'est pas régénéré par l'eau
et le Saint-Esprit ne peut entrer dans le royaume des deux (Joan. III, 5). Les trois personnes divines y sont également
représentées avec leurs attributions spéciales ; le Père avec sa puissance, quand Nicodème dit : Personne ne peut opérer
les miracles que vous faites, si Dieu n'est avec lui, car il n'appartient qu'à la puissance divine de faire des miracles (Joan.
III, 2) ; le Fils avec sa sagesse, quand Nicodème dit : Nous savons que vous êtes un docteur envoyé de Dieu (Joan. III,
2), car il n'appartient qu'à un docteur d'enseigner aux autres la sagesse divine ; le Saint-Esprit avec sa bonté, lorsque
Jésus-Christ dit : L'Esprit souffle où il lui plait (Joan. III, 8), car s'il se communique à nous, ce n'est pas à cause de nos
mérites, mais par un effet tout gratuit de sa bonté. — Un remède très-efficace dans les tribulations, c'est de confesser
pieusement ce grand mystère de la sainte Trinité. Saint Jean Damascène nous en fournit une preuve remarquable dans ce
fait merveilleux qu'il rapporte (lib. III orthodoxe fidei, cap. 10). Lorsqu'une peste affreuse ravageait Constantinople, du
milieu du peuple affligé un jeune enfant fut enlevé au ciel où il apprit des Anges cet admirable cantique en l'honneur de
la sainte Trinité : Sancte Deus, sancte fortis, sancte et misericors Salvator, miserere nobis : Dieu saint, saint et fort, saint
et miséricordieux Sauveur, ayez pitié de nous. L'enfant revenu sur la terre enseigna ce cantique au peuple qui se mit
aussitôt à le chanter, et la peste disparut à l'instant.
Nicodème qui vint, pendant la nuit, vers Jésus, pour acquérir une plus parfaite connaissance des vérités
relatives à la foi, est le modèle du disciple humble et diligent qui va trouver son maître pour recevoir ses leçons. Le
maître doit également accueillir ses disciples avec bonté, à l'exemple de Jésus-Christ qui reçut Nicodème avec douceur,
l'entretint avec aménité, et l'instruisit en toute patience. Les hommes irascibles qui ont coutume de parler en criant et
avec fureur trouvent également ici une belle leçon. Le plus utile remède qu'on puisse employer contre eux, c'est de leur
répondre avec calme et sans clameur, selon cette maxime du Sage (Prov. XV, 1) : Une parole douce apaise la colère, et
une parole dure excite la fureur. Selon la remarque de saint Chrysostôme (Hom. XVI, in Ep. ad Tim.), si nos serviteurs
contre lesquels nous nous emportons quelquefois supportent humblement et sans répliquer les reproches que nous leur
adressons, parce qu'ils nous craignent, quelle excuse pourrons-nous alléguer, quel pardon pourrons-nous espérer, nous
qui ne pouvons, que dis-je, nous qui ne voulons rien supporter par la crainte de Dieu !

Prière

Souverain Seigneur de toutes choses ! qui, sans avoir besoin d'aucune créature, nous avez choisis pour vos temples
vivants, ôtez de mon cœur et de mon corps tout ce qui pourrait vous offenser et vous déplaire, purifiez mes sens
intérieurs et extérieurs de toutes souillures et de toutes taches, préparez-vous en moi un temple agréable et convenable
où vous aimiez à demeurer, ô Vous dont les délices sont de vivre parmi les enfants des hommes ! Sagesse éternelle qui
êtes sortie de la bouche du Très-Haut ! Docteur suprême qui êtes venu de la part de Dieu ! enseignez-moi, je vous prie, à
fuir le mal et à pratiquer le bien, à mépriser les choses de la terre et à désirer celles du ciel, afin que, dépouillant le vieil
homme et revêtant l'homme nouveau, je mérite par cette renaissance spirituelle d'entrer dans votre royaume, pour vous
y contempler éternellement. Ainsi soit-il.

9 Voir note VIII à la fin du volume.

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CHAPITRE XXVII

Emprisonnement de Saint Jean-Baptiste

Joan. III, 22-30. — Marc. VI, 17-20

Après que les jours où l'on célébrait la fête de Pâques, à Jérusalem, furent passés, Jésus, quittant cette ville
située dans une partie de la Judée, vint avec ses disciples et avec ceux qui croyaient en lui, dans l'autre partie de la
Judée, vers le Jourdain (Joan. III, 22). Cette contrée est aussi appelée Judée, soit parce qu'elle était dans le partage de la
tribu de Juda, soit parce qu'elle faisait partie du royaume de Juda formé par les deux tribus réunies de Benjamin et de
Juda. La tribu de Juda, qui était la principale parmi toutes les autres, fit même donner le nom de Judée à toute la terre
qu'habitaient les enfants d'Israël. Jésus, étant venu sur les bords du Jourdain, y demeurait avec ses disciples et y
baptisait par leurs mains, et beaucoup de Juifs qui crurent en lui augmentèrent le nombre de ses disciples. La Judée, où
Jésus vint, est interprétée confession. Jésus on effet visite ceux qui confessent leurs péchés, et proclament les louanges
de Dieu, il ne les visite pas d'une manière transitoire, mais permanente ; car il demeure avec eux et les baptise, en les
purifiant de leurs péchés. C'est ainsi qu'Alcuin explique ce passage dans un sens spirituel.
Selon saint Augustin (Tract. XIII, in Joan.), Jésus-Christ commença par baptiser ses disciples dans l'eau et dans
l'Esprit-Saint, puis il leur confia le soin de baptiser les autres de la même manière, pour se livrer lui-même tout entier à
la prédication de sa doctrine. Ainsi voyons-nous plus tard l'apôtre saint Paul ne baptiser que très-peu de fidèles, parce
qu'il s'occupait spécialement d'annoncer la parole de Dieu. Les disciples de Jésus administrèrent donc seuls le baptême,
pendant que lui-même instruisait le peuple. Par là il donna l'exemple aux prélats ecclésiastiques de laisser à leurs
inférieurs le soin des moindres choses, afin qu'eux-mêmes puissent vaquer plus librement au soin des choses plus
importantes. Pendant que les disciples administraient le baptême, Jésus ne baptisait pas de ses propres mains, mais il
baptisait par la présence de sa majesté ; car c'est lui seul qui par sa grâce rendait efficace le sacrement dont ses disciples
étaient les ministres ; de cette manière il baptisait alors, il baptise encore et il baptisera jusqu'à la fin des siècles. Aussi
saint Augustin ajoute : « Il est également vrai de dire que Jésus baptisait et ne baptisait pas : il baptisait, puisque lui seul
purifiait l'âme de ses souillures ; et il ne baptisait pas, puisque lui même ne plongeait pas le corps dans l'eau. Les
disciples prêtaient le ministère de leur corps pour les actes extérieurs qu'il fallait accomplir, mais Jésus-Christ y joignait
le secours de sa puissance pour les effets intérieurs qu'il fallait produire : aussi c'est de lui qu'il a été dit : C'est lui qui
baptise, hic est qui baptizat (Joan. I, 33).
Jean baptisait aussi à Ennon, près de Salim, bourg situé sur le bord du Jourdain ; car il y avait en ce lieu une
quantité d'eau, d'où vient le nom d'Ennon, qui signifie eau (Joan. III, 23). Quelques-uns prétendent que le bourg voisin
appelé Salim ou Salem était l'endroit même où Melchisédech avait régné ; mais ils se trompent, car Salem où régna
Melchisédech est la même ville que Jérusalem. Melchisédech avait fait bâtir cette dernière ville qui fut nommée d'abord
Salem, c'est-à-dire pacifique, à cause de son fondateur qui la gouverna dans la paix. Ensuite, elle fut appelée Jérusalem,
depuis qu'Abraham appela ce lieu où il avait voulu sacrifier son fils unique, Seigneur voit, Dominus videt. Jérusalem en
effet signifie vision de la paix, de façon qu'elle réunit en un seul les deux noms donnés successivement à cette même
ville.—Or saint Jean adressait à Jésus ceux qui venaient à lui pour être baptisés, mais Jésus n'en faisait pas de même à
l'égard de saint Jean. Avant que Notre-Seigneur eût institué son baptême, le saint Précurseur baptisait au nom du Christ
qui devait venir ; mais lorsque ce nouveau baptême fut établi, il renvoyait au Sauveur ceux qui désiraient se faire
baptiser, et il confirmait ainsi le témoignage qu'il lui avait rendu. Les disciples de saint Jean, jaloux et mécontents de ce
qu'on abandonnait le baptême de leur maître pour celui de Jésus, murmuraient de voir son zèle pour la gloire de Jésus
qui semblait éclipser la sienne et diminuer l'importance de son baptême. Ils soulevèrent donc une dispute touchant la
purification, c'est-à-dire le baptême (Joan. III, 25). A leurs yeux, le baptême de saint Jean était bien préférable à celui de
Jésus : car n'avaient-ils pas vu ce dernier venir avec ses disciples recevoir le baptême de leur maître, comme s'ils
l'eussent eux-mêmes reconnu pour supérieur ? Mais les Juifs qui couraient à Jésus, à cause des miracles qu'il opérait,
soutenaient qu'il était le plus grand, et que son baptême était le plus excellent ; ils s'appuyaient du reste sur ce que saint
Jean lui-même adressait à Jésus ceux qu'il avait baptisés de sa propre main, tandis que Jésus ne renvoyait jamais à saint
Jean.
La dispute fut portée devant le saint Précurseur par ses propres disciples. Animés d'un zèle indiscret, ils lui
dirent (Joan. III, 26) : Rabbi, puisque vous êtes le plus excellent maître, il est juste que vous soyez honoré par-dessus
tous les autres : mais Celui qui naguère était au-delà du Jourdain avec vous, comme avec son supérieur ; celui que vous
avez baptisé comme votre disciple ; celui auquel vous avez ainsi rendu service ; celui auquel en outre vous avez rendu
témoignage et qui est devenu célèbre par les éloges que vous lui avez décernés, voilà que maintenant il se sépare de
vous et se tourne contre vous, qu'il usurpe vos droits et vos fonctions en baptisant lui-même ; nous voyons avec peine
que tout le monde va le trouver et recevoir son baptême, tandis qu'on vous délaisse vous qui cependant l'avez baptisé.
Ils semblent dire : N'est-il pas temps de mettre fin à ces abus, et de rappeler vers vous le peuple qui vous abandonne ?
— Jésus ne baptisait pas par lui-même, dit saint Chrysostôme (Hom. XXVIII, in Joan.), mais les disciples indiscrets de
saint Jean ne craignirent pas de le rapporter ainsi à leur maître pour lui inspirer de la jalousie ; car la vaine gloire qui les
conduisait est la cause de maux innombrables. Cette funeste passion porte ceux qu'elle possède, non-seulement à
commettre le péché, mais encore à combattre la vertu dans les autres ; elle fait supporter bien des peines et des travaux,

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sans qu'on en puisse recueillir aucun fruit, aucun avantage.
Saint Jean, voulant détruire des sentiments aussi pernicieux dans ses disciples, exaltait de nouveau Jésus-
Christ, proclamait ses grandeurs, et leur répétait ce qu'il avait déjà dit (Joan. III, 28, 29 et 30) : Je ne suis point le
Christ, mais seulement son Précurseur ; je ne suis point l'époux de l'Église, mais simplement l'ami de l'Époux . Il faut
qu'il croisse, qu'il grandisse non pas en lui-même, mais devant le peuple, par sa réputation et son autorité ; que ses
miracles et ses œuvres manifestent de plus en plus sa puissance et sa vertu ; quant à moi, il faut que je sois humilié et
abaissé réellement, comme dans l'opinion publique ; l'astre du matin ne semble-t-il pas perdre sa clarté, lorsque l'astre
du jour commence à répandre sa lumière, et les fonctions du héraut et de l'ambassadeur ne cessent-elles pas à l'arrivée
du juge et du prince ? Jésus-Christ en effet croissait de plus en plus dans l'esprit des peuples et commençait à être
reconnu pour ce qu'il était réellement, pour le Christ dont il n'était d'abord regardé que comme le Prophète. Saint Jean
diminuait au contraire dans l'idée des Juifs, il cessait d'être pris pour ce qu'il n'était pas véritablement, pour le Christ
dont il n'était plus considéré que comme le Prophète. — Ces destinées différentes de Jésus-Christ et de saint Jean
avaient été figurées dans les époques diverses de leur naissance, comme elles le furent aussi dans leurs divers genres de
mort. Sous tous ces rapports, le saint Précurseur a pu dire de Notre-Seigneur : il faut qu'il croisse et que je diminue. Car
saint Jean était né à l'époque où les jours commencent à décroître, tandis que Jésus-Christ était venu au monde à
l'époque où les jours commencent à grandir : de plus, saint Jean eut la tête tranchée, tandis que Jésus-Christ fut élevé en
croix.
Les paroles de saint Jean doivent s'appliquer à chacun de nous dans un sens moral. En effet, il faut que Jésus-
Christ croisse en nous, c'est-à-dire qu'il soit connu et aimé par nous de plus en plus ; car plus nous le connaîtrons et
l'aimerons, plus il paraîtra croître en nous par sa grâce ; de même qu'une lumière nous semble augmenter de clarté,
quand nous l'apercevons de mieux en mieux. Il faut aussi qu'en avançant dans la connaissance et l'amour de Jésus-
Christ, nous diminuions dans notre propre estime et affection ; car plus l'homme découvre combien Dieu est grand et
bon, plus il voit combien lui-même est faible et misérable. — Quant aux disciples de saint Jean qui, épris d'un faux zèle
en faveur de leur maître, blâment hautement la conduite de Jésus-Christ, ils trouvent de nombreux imitateurs dans ces
hommes religieux qui laissent de côté la vérité elle-même, pour embrasser avec chaleur certaines opinions parce qu'elles
sont émanées de leurs propres amis. Ils devraient plutôt suivre la leçon que leur donne un philosophe païen, en disant :
Nous devons sans doute honorer nos amis, mais nous devons encore davantage aimer la vérité. Aussi, Platon parlant de
Socrate son maître disait : Socrate est fort mon ami, mais je suis encore plus ami de la vérité. — Saint Jean, qui ne
manque pas de réprimander ces mêmes disciples trop passionnés pour sa gloire, apprend aux docteurs vertueux à ne pas
recevoir, mais à repousser la flatterie. Que ceux aussi qui écoutent volontiers les médisants et qui sévissent
promptement contre ceux qui en sont victimes considèrent comment le saint Précurseur fit taire ses disciples
détracteurs, en se rabaissant lui-même et en exaltant Jésus-Christ qu'ils dépréciaient ; qu'à l'exemple de saint Jean, ils
ferment la bouche aux détracteurs, en s'humiliant eux-mêmes et en louant les personnes dénigrées ; de plus qu'ils ne
craignent pas de réprimer les personnes médisantes, et de leur montrer une figure sévère ; car, selon la maxime du Sage,
comme le vent de l'aquilon dissipe la pluie, un visage sévère arrête la langue du calomniateur (Prov. XXV, 23).
Depuis quinze mois, saint Jean annonçait la parole de Dieu, et convertissait une foule de Juifs. I1 n'avait pas
craint de censurer hautement la conduite d'Hérode qui avait enlevé Hérodiade, femme de son frère, et l'avait épousée
contrairement au précepte de la Loi (Marc. VI, 17). Le tétrarque irrité envoya ses satellites qui se saisirent de saint Jean,
le chargèrent de chaînes, l'emmenèrent en Galilée et le jetèrent en prison. Cependant, pour flatter les Juifs qu'il
prétendait gouverner, Hérode avait embrassé leur loi et avait reçu la circoncision comme prosélyte : il était donc obligé
comme les autres d'observer la loi mosaïque qui, conformément à la loi naturelle, défendait d'épouser la femme de son
frère encore vivant ; et même, elle ne permettait d'épouser la veuve de son frère défunt, que pour lui donner des enfants
au cas où il n'en aurait pas laissé un seul. Aussi saint Jean, en sa qualité de prophète et de défenseur de la vérité, disait à
Hérode : II ne vous est pas permis d'avoir la femme de voire frère (Marc. VI, 18). Admirons ici la vertu et la constance
du saint Précurseur qui aima mieux encourir la haine d'Hérode que de ménager sa passion criminelle au dépens de la loi
divine. Animé de l'esprit et de la force d'Élie qui s'était élevé contre Achab et Jézabel, saint Jean se déclare aussi contre
Hérode et Hérodiade ; malgré la puissance de l'un et l'artifice de l'autre, il ne craint pas de dire la vérité ; par là il donne
aux prédicateurs de l'Évangile l'exemple de la fermeté qu'ils doivent montrer dans l'exercice de leur ministère.
Hérode fit mettre en prison saint Jean pour plusieurs motifs : d'abord c'était à l'instigation d'Hérodiade, parce
que le saint Précurseur reprochait son inceste au monarque ; puis, c'était parce que saint Jean prêchait la justice de Dieu
et le baptême de la pénitence au peuple qui accourait en foule. Or, le prince craignait que, si ce prophète venait à blâmer
publiquement sa conduite scandaleuse, la multitude indignée n'entreprît de le chasser comme un usurpateur incestueux ;
c'est pourquoi Hérode retenait saint Jean prisonnier, sans oser toutefois le mettre à mort. C'était aussi parce que le saint
Précurseur annonçait l'arrivée prochaine d'un grand Roi. Mais comme les Romains avaient statué qu'aucun roi ne serait
proclamé sans l'autorisation du Sénat, Hérode avait à cœur de ne pas offenser l'Empereur. Tous ces motifs l'avaient
déterminé à faire incarcérer Jean ; il y était d'ailleurs sollicité par les Pharisiens qui l'engageaient même à le mettre à
mort, car ils étaient jaloux du censeur dont les prédications troublaient leur repos. — D'un autre côté Hérodiade, la
femme adultère, lui tendait des pièges (Marc. VI, 19) ; car elle appréhendait qu'il ne parvînt à toucher Hérode, et qu'elle
ne fût renvoyée à son premier mari qui pourrait la châtier de son infidélité, en la faisant mourir. Aussi elle cherchait
l'occasion de se débarrasser de Jean, mais elle ne pouvait y réussir.
Hérode craignait et respectait Jean, qu'il considérait comme un juste aux yeux des hommes, et comme un saint
aux yeux de Dieu ; aussi il le gardait de peur qu'Hérodiade ne le fit périr (Marc. VI, 20) ; car le meurtre d'un tel
personnage aurait pu entraîner la ruine de sa propre autorité, en occasionnant quelque révolte parmi le peuple qui

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vénérait Jean comme un prophète du Seigneur. Donc, pour tromper et calmer le peuple, il feignait de consulter et
d'écouter Jean, de se conduire d'après ses avis et ses conseils en beaucoup de choses ; mais dans toutes ses actions il ne
tenait aucun compte de Dieu, parce qu'il lui préférait l'amour impudique d'une femme qui le dominait. Celui-là, dit saint
Chrysostôme (Hom. XVI, ex variis locis in Matth.) s'éloigne aisément de la justice, qui agit par crainte des hommes et
non de Dieu. La crainte des hommes n'enlève point la volonté de pécher, et n'empêche point l'acte du péché ; elle ne fait
qu'en retarder l'accomplissement jusqu'à ce qu'on trouve l'occasion favorable ou le moment opportun ; ce retard même
irrite et enflamme le désir du crime dans le cœur du pécheur, jusqu'à ce qu'il puisse satisfaire sa passion. La crainte de
Dieu peut seule corriger le pécheur, en le détournant du mal, en lui rendant l'innocence, et en lui donnant la force de
pratiquer le bien constamment. Hérode, retenant dans les fers saint Jean qui le reprenait charitablement de ses fautes, et
tous ceux qui imitent sa conduite à cet égard, ressemblent aux malades frénétiques qui cherchent à frapper ou à tuer le
médecin tout dévoué pour leur rendre la santé.
Considérons maintenant la conduite de saint Jean qui désirait plaire à Dieu plutôt qu'aux hommes, et qui
craignait d'offenser le Seigneur plutôt que le monde ; à son exemple, efforçons-nous de penser toujours au Créateur
plutôt qu'à la créature, afin d'accomplir tout ce qui peut lui être agréable, et d'éviter tout ce qui pourrait blesser ses
regards. « Lorsque nous avons quelques peines à supporter de la part des méchants, dit saint Chrysostôme, élevons notre
esprit et notre cœur vers Jésus, l'auteur et le consommateur de notre foi ; rappelons-nous que nous souffrons pour son
amour et pour la vérité, et alors tout nous deviendra facile à supporter ; car s'il est louable de souffrir quelque chose
pour ses amis, combien n'est-il pas plus glorieux de souffrir pour son chef suprême et souverain bienfaiteur ? Si Jésus-
Christ s'est réjoui d'endurer pour nous le supplice infâme de la croix, avec quelle joie ne devons-nous pas tout endurer
pour lui ? I1 faut donc que, dans toutes les privations, les douleurs et les fatigues, nous ne considérions point la peine ou
le travail qui passent avec le temps, mais la couronne et la récompense qui nous attendent pour l'éternité. Si le démon
cherche à nous séduire par l'apparence du plaisir, pensons aussitôt que Dieu le défend, et ce qui nous semblait agréable
nous fera horreur. Si la crainte des hommes peut quelquefois éloigner des mauvaises actions, que ne devra pas opérer en
nous un ardent amour de Jésus-Christ.

Prière

Ô Jésus, mon souverain Seigneur et mon bon Maître ! ne souffrez jamais que, pour plaire ou bien pour ne pas déplaire
aux hommes, j'abandonne la vérité qui procure la vie, la justice et la sagesse, en réglant les affections, les paroles et les
œuvres ; ne permettez pas qu'aucun sentiment de crainte ou d'amour charnel vienne en moi s'opposer à la perfection de
la charité. Et parce que la faute originelle de nos premiers parents a affaibli notre volonté, obscurci notre intelligence et
perverti notre sensibilité, donnez-moi le divin Paraclet pour soutenir les assauts de la persécution, dissiper les ténèbres
de Terreur et réprimer les ardeurs de la concupiscence, afin qu'en toutes choses je puisse faire ce qui vous plaît et éviter
ce qui vous déplaît. Ainsi soit-il.

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CHAPITRE XXVIII

Jésus commence à prêcher publiquement

Matth. IV, 12-17

Jésus apprit que Jean avait été emprisonné (Matth. IV, 12) ; et sans doute, comme le remarque saint
Chrysostôme (Hom. VI Operis imperf.), cet emprisonnement était arrivé parce que la Providence divine l'avait ainsi
décrété ; car personne ne peut rien sur un Saint, si Dieu ne le permet. Jésus apprit aussi que les Pharisiens avaient conçu
une haine plus grande contre lui que contre Jean ; et le motif de leur extrême jalousie, c'est qu'on leur avait rapporté que
Jésus baptisait plus de personnes et faisait plus de disciples que Jean : Jésus cependant n'administrait point
extérieurement le baptême de ses propres mains, mais par ses disciples qu'il avait lui-même baptisés d'abord. Aussitôt
qu'il eut appris toutes ces choses, il quitta la Judée ; car c'était la contrée spécialement habitée par les Pharisiens
incrédules et envieux qui avaient conseillé d'arrêter Jean, et qui avaient encore résolu de persécuter Jésus, parce que son
baptême lui attirait une foule toujours croissante, et que sa doctrine affaiblissait la Loi mosaïque. — Jésus se retira
donc pour revenir en Galilée, où il aurait occasion d'enseigner les Gentils. I1 agissait ainsi pour plusieurs motifs : 1°
pour nous donner l'exemple de la douceur et de la patience avec laquelle nous devons céder aux méchants ; 2° pour
laisser aux envieux par son départ le temps de se calmer et de revenir à de meilleurs sentiments ; 3° pour nous
apprendre la manière dont nous devons fuir les persécuteurs et les dangers qui nous menacent ; 4° pour aller prêcher son
Évangile à d'autres peuples ; 5° parce que l'heure de sa Passion n'était pas encore arrivée ; 6° pour montrer que la parole
de Dieu devait passer des Juifs aux Gentils, et instruire par là ses disciples de la conduite qu'ils devaient tenir plus tard.
Car, en passant de la Judée dans la Galilée, Jésus voulait signifier que sa doctrine devait passer des Juifs aux Gentils
vers lesquels on le forçait de se retirer.
Revenu dans la Galilée, Jésus manifesta d'une manière plus éclatante qu'auparavant la vertu du Saint-Esprit
dont il était rempli pour la publication de sa doctrine et pour l'opération des miracles. Aussi sa réputation se répandit
bientôt dans tout le pays, et les habitants le reçurent avec honneur, à cause des grandes merveilles qu'il avait accomplies
à Jérusalem pendant les dernières solennités, et à cause que Nicodème avait embrassé sa doctrine. — Après avoir quitté
la ville de Nazareth où il avait été conçu et élevé (Matth. IV, 13), Jésus vint demeurer à Capharnaüm, vile située près
de la mer, non loin de Nazareth, sur les confins de Zabulon et de Nephtali ; et de là il commença à prêcher
publiquement que la plénitude des temps était arrivée pour la rédemption du genre humain (Matth. IV, 17 ; Marc. I, 15).
Profitez donc du temps que vous avez, disait-il, faites pénitence et croyez à l'Évangile, parce que sans la pénitence et
sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu (Heb. XI, 6) ; car, ajoutait-il, voici que le royaume de Dieu est proche ;
c'est en effet Jésus-Christ qui nous a ouvert la porte du ciel. « Pour entrer au ciel, dit à ce sujet le Vénérable Bède, il faut
se repentir des fautes qui nous en ont éloignés. » Faites pénitence, dit saint Jérôme également, si vous voulez jouir du
bonheur éternel que procure le royaume de Dieu. Car, celui qui veut manger l'amande doit en briser l'écorce, la douceur
du fruit fait oublier l'amertume de la racine, le désir du gain fait aimer les dangers de la mer et l'espoir de la guérison ou
de la santé fait supporter le désagrément du remède et la douleur de l'opération.
Selon le sens mystique, Jésus, commençant par venir en Galilée pour y prêcher publiquement, voulait
apprendre par là que le prédicateur de l'Évangile doit préalablement quitter les choses charnelles et périssables pour
s'attacher aux choses célestes et éternelles ; c'est ce qu'indique le mot Galilée qui signifie transmigration. En fixant sa
demeure à Capharnaüm, ville plus considérable et plus populeuse, où il pouvait convertir plus de monde par ses
instructions et ses miracles, Notre-Seigneur, comme le fait remarquer Rémi d'Auxerre, donnait aux prédicateurs
l'exemple de choisir les lieux et les temps où leurs discours peuvent produire plus de bien. Jésus commença à prêcher à
Capharnaüm, sur les confins qui séparent les Juifs et les Gentils, pour montrer qu'il voulait appeler les uns et les autres à
la foi, comme il 'était venu pour les sauver également. C'est dans ce pays de la Galilée où les Gentils et les Juifs
habitaient simultanément, que devait s'établir d'abord Celui qui devait réunir ces deux peuples comme la pierre
angulaire réunit deux murailles opposées. C'est pourquoi nous entendrons plus tard les princes des prêtres accuser
Jésus-Christ devant Pilate, en disant : Il soulève le peuple par la doctrine qu'il a répandue dans toute la Judée depuis la
Galilée où il a commencé sa prédication, jusqu'ici (Luc. XXIII, 5). — Or, à cette époque, la Galilée était divisée en
deux parties bien distinctes : l'une habitée par les Juifs et l'autre par les Gentils. Cette division datait du règne de
Salomon qui avait cédé vingt villes de ce pays à Hyram, roi de Tyr. La partie que les Gentils occupèrent fut appelée
Galilée des Gentils, et celle que les Juifs gardèrent fut nommée Galilée des Juifs. C'est donc avec raison que le Sauveur
commença à prêcher en cette contrée mixte, où les deux peuples qu'il venait racheter pouvaient également l'entendre.
Par l'expression exinde qui signifie depuis là, ou bien depuis lors, l'Évangéliste a pu marquer non-seulement le
lieu, mais aussi le temps où Jésus-Christ commença ses prédications publiques (Matth. IV, 17). Il les commença depuis
lors (exinde), c'est-à-dire après avoir été baptisé, pour manifester, par l'attestation de la Trinité, qu'il avait la plénitude de
la grâce ; après avoir été tenté, pour montrer, par la défaite de Satan, qu'il avait la sainteté de la vie ; après avoir reçu le
témoignage de saint Jean, pour prouver la certitude du droit qu'il avait d'annoncer la vérité ; après avoir appris
l'arrestation du saint Précurseur, pour marquer qu'à la déchéance de la Loi, l'Évangile paraissait comme le soleil suit
l'aurore. Ce fut après tous ces événements que Jésus commença ses prédications,en disant : Faites pénitence. I1 ne dit
pas simplement : promettez de faire pénitence, contre ceux qui parlent beaucoup et qui n'accomplissent rien ; il ne dit

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pas seulement : proposez-vous de faire pénitence, contre ceux qui diffèrent toujours et n'exécutent jamais ; il ne dit pas :
n'oubliez point de faire pénitence, contre ceux qui la négligent et l'omettent ; il ne dit pas : ne cessez point de faire
pénitence, contre ceux qui retombent souvent ou restent quelque temps dans le péché. Mais il dit absolument pour tous
sans distinction : Poenitentiam agite, faites pénitence, c'est-à-dire employez la pénitence comme une médecine pour
guérir vos maladies, comme une armure pour attaquer vos ennemis, comme une clef pour ouvrir les cieux.
Jésus-Christ ajoute aussitôt : car le royaume de Dieu est proche, ce royaume dont le péché nous éloigne et dont
le repentir nous rapproche. L'heureuse annonce de ce royaume divin s'appelle justement Évangile, c'est-à-dire bonne
nouvelle ; car tandis que la Loi ancienne promettait les biens terrestres et périssables, l'Évangile promet au contraire les
biens célestes et éternels. « L'Ancien-Testament, dit saint Théophile, faisait espérer à ses fidèles observateurs une
longue vie ici-bas, mais l'Évangile fait espérer la vie éternelle. » Selon saint Chrysostôme (Hom. XIV in Matth.), « la
prédication de Jésus-Christ ne commença pas avant l'incarcération de saint Jean, pour éviter au peuple l'embarras de
savoir auquel des deux il devait s'attacher ; et pour ce même motif le Précurseur ne fit aucun miracle, afin que le
Sauveur attirât la multitude ravie de ses œuvres admirables. » Saint Augustin dit également (Tract. II, in Joan.) : « Jean
fut envoyé avant Jésus, comme la voix avant le Verbe, l'aurore avant le soleil, le messager avant le juge, le serviteur
avant le maître, l'ami avant l'époux. Le monde entier était plongé dans la nuit profonde de l'incrédulité, et les hommes,
aveuglés par les nuages de leurs iniquités, ne pouvaient plus apercevoir le Soleil de justice, lorsque le bienheureux Jean
fut envoyé comme une lumière intermédiaire qui, dissipant peu à peu les ombres épaisses des péchés, accoutumât par
degrés les yeux obscurcis à supporter une lumière plus vive, afin qu'à l'avènement du Christ ils pussent contempler avec
joie et sans fatigue le vrai Soleil de justice.
Remarquons ici que la perfection évangélique consiste principalement en trois choses, à savoir : les œuvres de
piété, les conseils d'humilité et les préceptes de charité ; et ce sont aussi les trois choses que Jésus nous enseigne
spécialement dans son Évangile. I1 commença comme saint Jean par prêcher la pénitence, pour montrer que la doctrine
du disciple était conforme à celle du Maître, qu'il l'approuvait et la confirmait, pour condamner l'orgueil de ceux qui ne
veulent pas recevoir les enseignements des autres, et pour prouver qu'il était le Fils du même Dieu dont saint Jean était
le Prophète. Ainsi, le Verbe divin qui avait annoncé le royaume de Dieu par l'organe de saint Jean et des autres
Prophètes voulut aussi commencer par prêcher la pénitence. Personne, en effet, ne peut entrer dans le royaume de Dieu,
s'il n'a préalablement obtenu le pardon de ses péchés par le baptême et par une sincère pénitence ; c'est pourquoi Jésus
ne prêcha pas tout d'abord la justice, mais bien la pénitence. « Qui donc oserait dire, s'écrie saint Chrysostôme (Hom.
XVI Operis imperf.), je veux être bon, mais je ne le puis ? La pénitence n'est-elle pas la réforme, la correction de la
volonté ! Si les maux dont vous êtes menacés ne vous excitent pas au repentir, du moins que les récompenses promises
vous y engagent, car le royaume de Dieu, c'est-à-dire le bonheur du ciel, est proche. Préparez-vous donc à faire
pénitence si vous voulez en recueillir bientôt les fruits dans l'éternité. »
Depuis son baptême jusqu'à l'emprisonnement de saint Jean, Notre-Seigneur enseigna secrètement et dans des
lieux particuliers ; mais aussitôt après l'arrestation du saint Précurseur, il prêcha ouvertement et dans les synagogues.
Car, puisque saint Jean était le précurseur de Jésus-Christ, la prédication de saint Jean devait précéder celle de Jésus-
Christ ; aussi Notre-Seigneur n'annonça sa doctrine publiquement à tous que quand son précurseur enchaîné ne fit plus
entendre sa voix ; en daignant ainsi céder le pas dans l'office de l'enseignement et de la prédication à saint Jean, son
serviteur, qui lui était bien intérieur, Jésus-Christ nous a laissé un exemple d'humilité bien remarquable. Mais hélas !
combien d'hommes religieux aujourd'hui qui, au lieu d'imiter en cela leur divin Maître, ne veulent pas déférer je ne dirai
pas à leurs inférieurs, mais à leurs égaux et même à leurs supérieurs, comme s'ils voulaient se préférer au Fils de Dieu
par cette conduite différente de la sienne ! De plus, pour être chargé de la prédication ou de l'enseignement, il convient
d'avoir atteint l'âge parfait comme est celui de trente ans ; aussi Jésus-Christ ne commença pas avant cet âge à prêcher et
enseigner publiquement. C'est en outre l'âge convenable pour être élevé à la prélature et au commandement, comme on
le voit par l'exemple de Joseph et de David ; car le premier ne fut préposé sur l'Egypte et le second ne fut mis sur le
trône qu'à l'âge de trente ans. C'est également l'âge convenable pour être promu à l'épiscopat ; mais, hélas ! cet usage est
bien peu observé de nos jours, où nous voyons des enfants, incapables de soutenir un tel fardeau, parvenir à cette
dignité.
Depuis le baptême de Jésus-Christ jusqu'à sa mort, nous comptons trois ans et un peu plus, c'est-à-dire et les
quelques mois qui séparent l'Épiphanie et Pâques. Ce fut pendant ce court espace de temps que le Sauveur prêcha son
Évangile. Un an après son baptême, jour pour jour, il changea l'eau en vin aux noces de Cana ; dans cette même année
qui était sa trente et unième, vers la fête de Pâques, saint Jean fut emprisonné ; l'année suivante qui était sa trente-
deuxième, vers la même fête, le saint Précurseur fut décapité ; et pendant la troisième fête de Pâques, Jésus fut crucifié
en sa trente-troisième année. Il a donc vécu trente-deux ans complets et quatre mois environ depuis Noël jusqu'à
Pâques. Dans sa trentième année, la Pâque des Juifs tomba le cinq des calendes d'avril, qui était un jeudi ; dans sa trente
et unième année, elle tomba le seize des calendes de mai, qui était un mercredi ; dans sa trente-deuxième année, cette
même fête fut célébrée aux nones d'avril, qui était un dimanche, et dans sa trente-troisième année elle fut célébrée le
huit des calendes d'avril, qui était un vendredi10.
Si la vie publique que Jésus-Christ consacra à la prédication fut si courte, on peut en assigner trois raisons. La
première, c'était pour montrer sa puissance qui n'avait pas besoin d'un long délai pour changer le monde. La seconde,
c'était pour enflammer l'amour de ses disciples qui devaient d'autant plus s'attacher à sa personne, qu'ils ne devaient pas
jouir longtemps de sa présence sensible. La troisième raison, c'était d'accroître le progrès spirituel de ses disciples. En
effet, comme l'humanité de Jésus-Christ est la voie qui doit nous conduire à Dieu, selon sa propre parole : Je suis la
10 Voir note IX à la fin du volume.

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voie (Joan. XIV, 6), nous ne devons nous arrêter en cette voie comme à notre terme, mais par elle nous devons tendre à
Dieu, comme à notre fin dernière. Aussi, afin que les disciples, affectionnés à Jésus-Christ selon la chair, ne se
reposassent point en lui comme homme, il les priva bientôt de sa présence sensible. C'est ce qui fait dire à l'apôtre saint
Paul (II Cor. V, 16) : Si nous avons connu Jésus-Christ selon la chair, pendant qu'il demeurait corporellement avec nous,
maintenant nous ne le connaissons plus ainsi. C'est pourquoi Jésus-Christ avant sa Passion dit entre autres choses à ses
disciples : Si je ne m'en vais pas, le Paraclet ne viendra pas à vous (Joan. XVI, 7). En effet, pour que les disciples
fussent capables de recevoir le Saint-Esprit, il était nécessaire qu'ils fussent privés de voir leur Maître dans son
humanité, afin qu'ils ne l'aimassent plus désormais selon la chair. Car, le Seigneur, qui a vaincu le monde, a voulu que
ses disciples élevassent toutes leurs pensées vers le ciel, pour qu'ils pussent ainsi comme lui-même triompher facilement
du monde. Et nous également, nous devons élever nos cœurs vers notre patrie céleste, et fixer nos regards sur notre
divin Chef pour suivre ses traces, si nous voulons plus facilement triompher du monde, en méprisant ses disgrâces et ses
persécutions comme ses séductions et ses jouissances.

Prière

Seigneur Jésus-Christ ! Vous qui, compatissant à notre misère, avez voulu, comme vrai médecin des âmes, donner un
remède efficace pour nos péchés, en nous commandant la pratique de la pénitence, au début même de votre prédication ;
accordez-moi, quoique indigne d'être exaucé, le temps et la volonté de faire de dignes fruits de pénitence ; je vous en
supplie, ô vous que je remercie de m'avoir miséricordieusement épargné pendant que je vous offensais misérablement !
Faites que la pénitence me rapproche de votre royaume dont le péché m'avait éloigné, et qu'elle me rouvre la porte du
ciel qu'il m'avait fermée. Faites enfin que, par un repentir sincère et par les larmes de la componction, je devienne, à
l'heure de ma mort, tel que j'étais, au jour de mon baptême, par la vertu de ce bain salutaire et par les eaux de la
régénération, afin de pouvoir être admis dans le royaume des dieux. Ainsi soit-il.

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CHAPITRE XXIX

Seconde et Troisième Vocation des disciples

Luc. V, 1-11. — Matth. IV, 18-22

Après que le divin Sauveur fut revenu de Judée en Galilée, l'éclat de ses prédications et le bruit de ses miracles
attiraient vers lui de nombreuses multitudes qui se pressaient avec une religieuse ardeur sur ses pas, pour entendre la
parole de Dieu. Un jour, sur les bords du lac de Génésareth qu'on appelle aussi mer de Galilée ou mer de Tibériade, il
était entouré de toutes parts par une foule si grande qu'il ne pouvait plus rester à terre (Luc. V, 1). Il vit alors sur le lac
deux barques, dont l'une appartenait à Simon et à son frère André, l'autre à Jacques et à Jean. Les pêcheurs, descendus
sur le rivage, lavaient et nettoyaient leurs filets pour les replier et resserrer ; car après avoir travaillé toute la nuit, ils
n'avaient rien pris (Luc.V, 2). Jésus alors montant sur la barque de Simon, le pria de l'ècarter un peu dix rivage, de
sorte qu'il pût parler à la foule et en être entendu sans toutefois en être lui-même accablé (Luc. V, 3). Assis dans la
barque, il instruisait de là, avec toute l'autorité d'un docteur, le peuple qui était resté à terre. Admirons ici la douceur et
l'humilité de notre divin Sauveur ; il pouvait commander, puisqu'il était le Maître, et il se contente de prier ; il offre ainsi
l'exemple aux prélats afin qu'ils donnent plus volontiers des avis que des ordres, et afin qu'ils cherchent à se faire aimer
plutôt qu'à se faire craindre ; car, comme dit Sénèque, les âmes généreuses ne refusent pas d'être conduites, mais elles
ne veulent pas être traînées. Les esprits orgueilleux au contraire commandent avec empire et dureté, comme dit le
prophète Ézéchiel (XXXIV, 4).
Dans un sens mystique, le lac de Génésareth nous représente l'ancienne Loi, hors de laquelle était Jésus-Christ ;
car les prescriptions légales commençaient à être abolies déjà. Les deux barques que Jésus aperçoit sont la figure des
deux peuples, les Juifs et les Gentils, qu'il visita miséricordieusement, lorsqu'il appela un grand nombre d'entre eux à la
foi chrétienne. Les pêcheurs sont les prédicateurs et les docteurs de l'Église qui, nous saisissant par les filets de la
prédication et de la foi, nous attirent comme sur le rivage du salut, à la terre des vivants. A l'exemple des pêcheurs
descendus de leurs barques pour laver leurs filets, ils doivent de temps en temps quitter leurs sublimes fonctions pour
considérer leurs propres faiblesses, et laver dans les eaux du repentir les taches du péché qu'ils auraient pu contracter
dans l'exercice de leurs saintes fonctions ; car souvent le désir ou l'amour d'un gain temporel, de la vaine gloire, et d'une
louange flatteuse viennent altérer le mérite ou flétrir l'éclat de la prédication ou de l'enseignement. Celui-Jà donc nettoie
ses filets qui éloigne de ses fonctions tout motif d'intérêt, d'ambition et de complaisance. La barque de Simon représente
l'Église primitive des Juifs dont saint Pierre fut le premier prédicateur ; et de cette barque où il monta, le Seigneur
enseignait la foule pour marquer que par l'autorité de cette Église, il instruirait les peuples dans tous les siècles. L'autre
barque signifie l'Église des Gentils vers lesquels saint Paul fut envoyé comme docteur principal ; car ce n'est pas
seulement parmi les Juifs que doivent être appelés à la foi chrétienne tous les hommes prédestinés à la vie éternelle.
Jésus-Christ, instruisant la foule sur cette barque peu éloignée de terre, veut nous montrer que nous devons enseigner les
choses célestes, de telle sorte que les hommes terrestres puissent les saisir par la foi ou par l'intelligence : car, sans nous
servir d'un langage trop humain, nous devons néanmoins user modérément de la parole divine, de peur qu'en nous
éloignant trop des choses sensibles pour nous plonger dans les profondeurs mystiques, nous ne soyons nullement
compris.
Nous pouvons encore donner à ce passage une autre interprétation. Ainsi le lac de Génésareth, qui est
également appelé mer, désigne le monde qui, comme une mer, se gonfle par l'orgueil, bouillonne par l'avarice, écume
par la luxure. Pour traverser la mer de ce monde, Jésus-Christ a vu ou plutôt nous a montré deux barques. La première,
qui n'est point spécifiée dans l'Évangile, représente la voie commune des commandements que tout Chrétien
indistinctement est obligé de suivre. La seconde, qui est dite appartenir à Simon dont le nom signifie obéissant, nous
marque la pratique des conseils évangéliques et l'état des religieux dont le vœu principal est l'obéissance. Dans cette
dernière barque, Jésus est descendu, s'est assis, a enseigné, voulant qu'elle fut éloignée un peu de la terre. En effet, dans
le cœur du religieux fidèle à observer les conseils évangéliques, Jésus descend par la grâce, repose par la contemplation,
enseigne par les dons abondants du Saint-Esprit qu'il communique, et il veut aussi que le religieux soit éloigné de la
terre, sinon de corps entièrement, au moins de cœur ; car les hommes, même les plus saints, ne peuvent quitter
absolument les choses d'ici-bas, parce qu'ils doivent entretenir la vie de leur corps. Mais, hélas ! combien ne voyons-
nous pas aujourd'hui de personnes religieuses qui, au lieu de renoncer aux biens de ce monde, semblent s'y attacher avec
plus d'ardeur qu'avant d'embrasser leur saint état !
Les deux barques que vit Jésus-Christ nous désignent encore les deux voies qu'il nous a montrées et qu'il a
suivies lui-même : l'une est celle de l'innocence et l'autre celle de la pénitence. Comme un bien quelconque peut
s'obtenir de deux manières, ou par droit de succession ou par achat ; de même on peut acquérir le ciel ou par l'innocence
qui donne droit de succession, ou par la pénitence qui est une sorte d'achat. Jésus-Christ a voulu parvenir au ciel par ces
deux voies ; par l'innocence, car il n'a jamais commis aucun pêche ni proféré de parole trompeuse (I Petr. II, 22) ; et par
la pénitence qu'il a pratiquée jusqu'à la mort. Ainsi, à l'aide de ces deux barques ou de ces deux voies, nous pouvons
traverser la mer de ce monde et arriver au ciel. Ne craignons rien, dit saint Chrysostôme (Hom. XIII ex variis in Matth.),
nous avons l'Église pour barque, la croix pour gouvernail, Jésus-Christ pour pilote, le Saint-Esprit pour vent, la grâce
pour voile, les Apôtres et les Prophètes pour nautoniers et pour matelots ; lançons-nous donc avec confiance sur les

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profondeurs de cette mer pour y chercher la perle cachée dans les saintes Écritures.
Lorsque Jésus eut cessé de parler au peuple, il voulut confirmer par un miracle la vérité de sa doctrine (Luc. V,
4). S'adressant alors à Simon, il lui dit : Avancez en pleine mer, c'est-à-dire conduisez votre barque dans l'endroit le plus
profond et le plus favorable à la pêche, et lancez vos filets pour y prendre du poisson. Maître,lui répondit Simon, nous
devons vous obéir ; mais après avoir travaillé toute la nuit, nous n'avons rien pris, malgré tous nos soins. Cependant
sur votre parole, je tendrai mes filets avec confiance (Luc. V, 5). Son obéissance fut aussitôt récompensée, et ils prirent
une énorme quantité de poissons, comme le voulait le souverain Seigneur de la terre et des eaux (Luc V, 6) ; car Celui à
qui sont assujettis tous les oiseaux du ciel et les poissons de la mer, remit ces faibles créatures aux mains des hommes
qui obéissaient à sa voix. Ceux-là, dit saint Anselme, qui ne craignent point de contrevenir par leurs mauvaises actions à
la volonté du Très-Haut, ne doivent avoir aucune puissance sur les créatures soumises à Dieu. L'obéissance des disciples
en cette circonstance doit servir d'exemple aux religieux, afin qu'ils se soumettent facilement à la moindre parole, au
moindre signe de leurs supérieurs, sans attendre un commandement ou une menace. — Remarquons ici que Jésus-
Christ, en ordonnant de jeter les filets, s'adresse à tous ceux qui étaient dans la barque, mais il ne s'adresse qu'à Pierre
quand il dit : Voguez en haute mer, c'est-à-dire dirigez l'Église qui est votre barque dans les profondeurs de l'Écriture et
de la doctrine, et surtout dans la connaissance sublime du Fils de Dieu. Concluons de là qu'il suffit aux prêtres
ordinaires de savoir et d'enseigner les vérités communes de la religion, mais qu'il appartient aux évêques de résoudre et
d'expliquer les questions difficiles agitées dans l'Église. — Nous trouvons également ici indiquées les trois principales
qualités que doit avoir tout prédicateur. Sa conduite doit être exemplaire (duc in altum), sa parole doit être claire, sans
obscurité (laxate retia vestra), son intention doit être droite, il ne doit avoir pour but ni la louange flatteuse, ni la vaine
gloire, ni l'utilité temporelle, mais seulement l'édification générale (in capturam).
Leur filet se rompait, tant étaient nombreux les poissons qu'il contenait. Admirons ici un double miracle. Non-
seulement la prodigieuse quantité de poissons qu'ils prirent surpassait beaucoup ce qu'il est possible d'en prendre par les
moyens naturels ; mais en outre toute cette multitude extraordinaire était retenue dans un filet brisé. Alors Simon et
André firent signe aux fils de Zébédée qui étaient dans l'autre barque de venir les aider (Luc. V, 7). Ils se contentèrent
d'appeler par signe, comme le remarque saint Théophile, parce que l'étonnement dont ils étaient saisis les empêchait de
parler. Les fils de Zébédée s'empressèrent de venir au secours des deux frères, et ils emplirent les deux barques au point
qu'elles étaient presque submergées. Ne craignons pas cependant ; l'Église peut, il est vrai, être agitée par les flots et
battue par les tempêtes, mais elle ne saurait ni faillir ni sombrer. Simon-Pierre et ses compagnons étaient frappés de
stupeur et d'admiration à la vue des choses merveilleuses que Jésus venait d'opérer (Luc. V, 8 et 9) ; aussi, comprenant
qu'il y avait là une puissance surhumaine, Pierre se jette humblement aux pieds de Jésus qu'il reconnaît pour son Maître.
Seigneur, dit-il, éloignez-vous de moi ;car je ne suis qu'un homme pécheur, indigne de jouir de votre présence. Éloignez-
vous de moi, parce que je suis un pur homme et vous êtes un Homme-Dieu ; je suis pécheur et vous êtes saint ; je ne
suis que votre serviteur et vous êtes le souverain Seigneur. Que la distance des lieux vous sépare de moi, autant que la
fragilité de ma nature, la bassesse de ma conduite, et l'excès de ma faiblesse me séparent de vous ! Car il se croyait
indigne de rester en la compagnie d'un si grand personnage. Concluons de là combien l'homme pécheur doit redouter de
toucher aux choses sacrées, de servir au saint autel et d'approcher de la divine Eucharistie.
Mais le divin Maître, voulant rassurer Pierre et lui expliquer ce que signifiait cette pêche miraculeuse, lui dit
(Luc. V, 10) : Ne vous abandonnez point à la crainte ou à l'étonnement, mais plutôt croyez et réjouissez-vous ; vous êtes
destiné à une pêche plus importante ; une autre barque et d'autres filets vous seront confiés. Jusqu'à présent, vous n'avez
pris dans vos filets que des poissons ; (ex hoc) désormais, c'est-à-dire bientôt, non pas toutefois immédiatement, vous
prendrez des hommes par vos paroles, en les attirant par la saine doctrine dans la voie du salut ; c'est-à-dire vous serez
chargé d'enseigner vos frères. La parole de Dieu est comparée justement à l'hameçon du pêcheur ; car, comme
l'hameçon ne prend point le poisson, à moins que le poisson ne le saisisse, de même aussi la parole de Dieu ne conduit
point l'homme à la vie éternelle, à moins que l'homme ne reçoive cette parole dans son cœur. Les paroles ex hoc eris
homines capiens peuvent encore signifier : ce qui vient d'arriver marque qu'un jour vous devez prendre des hommes ; ou
bien parce que vous êtes ainsi humilié, vous serez chargé de prendre des hommes ; car l'humilité a une grande puissance
d'attraction, et ceux-là méritent de commander aux autres qui ne savent pas s'enorgueillir de leur pouvoir. Saint Pierre
n'est pas dans ce moment choisi pour l'Apostolat, mais il lui est prédit qu'il sera un jour choisi pour cette fonction ; et le
fait qui se passe ici avec toutes ses circonstances figure ce qui arrive dans l'Église dont Pierre est le type. En effet
considérez saint Pierre qui, après avoir travaillé toute la nuit avec ses compagnons sans prendre aucun poisson, jette son
filet sur la parole de Jésus-Christ et fait une pêche abondante : il n'attribue point ce succès à lui-même, il ne reconnaît en
lui que le péché, par ces humbles paroles : Éloignez-vous de moi, Seigneur,parce que je suis un homme pécheur. Voilà
précisément le modèle du prédicateur évangélique. S'il s'appuie sur sa propre vertu, il n'obtiendra aucun résultat ; mais
s'il se confie en la vertu divine, il obtiendra des résultats immenses. A l'exemple de saint Pierre qui, ayant pris une
multitude de poissons, se prosterne aux pieds de Jésus, le prédicateur, qui par sa parole a conquis une multitude
d'hommes doit s'humilier devant Dieu, lui attribuer tout le succès et ne reconnaître en soi-même que l'imperfection.
Alors Dieu le fortifiera, en lui disant comme à saint Pierre : Prenez courage, et il lui promettra un ministère encore plus
fécond, en ajoutant : à cause de cela, vous ferez une capture beaucoup plus considérable.
Les disciples, ayant ramené leurs barques à bord, c'est-à-dire, les ayant amarrées avec l'intention et l'espérance
de les reprendre, quittèrent tout pour un moment, leurs barques et leurs instruments ; ils suivirent le Seigneur, en
l'accompagnant quelque temps par respect, puis ils retournèrent à leurs occupations ordinaires. C'étaient Pierre et André,
Jacques et Jean. S'ils avaient ainsi ramené leurs barques sur le rivage, c'est qu'ils avaient la volonté de revenir à leur
métier de pêcheur ; ce qui prouve que dans cette seconde occasion où ils furent appelés ils ne renoncèrent pas encore

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parfaitement à leurs biens, et ne s'attachèrent pas définitivement à Jésus-Christ.
La mer de Galilée ou de Tibériade est la même chose que le lac de Génézareth, situé entre Jérusalem et
Damas ; il est séparé de chacune de ces deux villes par une distance de trois journées de chemin ; il a douze milles de
longueur, et cinq environ de largeur ; il est bordé de sables et entouré de forets ; il est riche en poissons de tontes sortes ;
il présente un aspect agréable, et ses eaux sont excellentes à boire. Bien qu'elles ne soient point amères, on donne à ce
lac le nom de mer, suivant l'usage de la langue hébraïque, qui à une grande étendue d'eaux douces ou salées donne le
nom de Tharsis, c'est-à-dire mer, conformément à ce passage de la Genèse (I, 10) : il appela mer les amas d'eau. On
appelle aussi ce lac mer de Galilée, parce qu'il se trouve sur les confins de la province de Galilée, non pas celle des
Gentils mais celle des Juifs. On l'appelle encore mer de Tibériade, parce qu'il touche la ville de ce nom que Jésus avait
coutume de visiter dans son enfance. On l'appelle également lac ou étang, parce qu'il n'a pas de lit par où il puisse
s'écouler comme un fleuve : les eaux stagnantes sont formées par le flux et reflux du Jourdain, par le bouillonnement et
par le débordement des eaux de ce fleuve. — Génézareth, qui vient du mot grec Genezar, signifie qui engendre lui-
même son vent. Le lac porte ce nom à cause d'une propriété qui lui est naturelle ; car souvent, par les gorges des
montagnes voisines, descend, sur la surface du lac, un souffle léger qui se change en un vent très-fort produit par le
gonflement et l'agitation des flots ; alors l'étang est bouleversé par de furieuses tempêtes, au milieu desquelles on voit
souvent des embarcations submergées.
D'après l'historien Josèphe, ce lac serait appelé Génézareth, parce qu'il baigne une petite contrée nommée
Génézara, c'est-à-dire jardin ou terre de la naissance, car le climat en est très-doux et favorable à la culture de toutes
sortes d'arbres. Ce lac est appelé quelquefois lac des Salines, à cause des puits dont jadis on extrayait du sel sur ses
bords. Le fleuve du Jourdain prend naissance au pied du Liban, près de Césarée de Philippe, aux deux sources appelées
Jor et Dan, d'où lui vient son nom. Il descend dans le lac de Génézareth qu'il traverse, et après en être sorti, il parcourt la
célèbre vallée dite des Salines, puis se jette dans la Mer-Morte, non loin de Jéricho, pour disparaître à jamais dans
l'abîme des eaux.
Après leur seconde vocation, les disciples susdits étaient retournés à leur pêche, comme nous l'avons vu. Jésus,
marchant le long de la mer de Galilée, aperçut de nouveau, plus par les yeux de l'esprit que par ceux du corps, Pierre et
André dont il considérait moins le visage que le cœur (Matth. IV, 18). Ils jetaient alors leurs filets à la mer pour gagner
leur vie en péchant. Mais le Sauveur qui, pour prendre les pêcheurs eux-mêmes, allait justement, selon la Glose, aux
lieux où ils prenaient des poissons, leur dit (Matth. IV, 19) : Suivez-moi, en m'aimant et m'imitant ; marchez comme je
marche, et je vous ferai pécheurs d'hommes ; je vous enverrai conquérir non des prébendes, non des dîmes, mais des
âmes. Et en effet, avec le filet de la sainte prédication, les Apôtres ont tiré les hommes des gouffres de l'incrédulité pour
les amener à la lumière de la foi, sur le rivage du salut. « Que cette pêche est admirable ! dit saint Théophile :
Ordinairement, lorsque les poissons sont pris, ils périssent bientôt, mais, au contraire, lorsque les hommes sont pris par
l'hameçon de la parole divine, ils ne vivent que mieux. » Selon saint Chrysostôme (Hom. XIV, in Matth.), « Jésus
appelle les Apôtres au milieu de leurs travaux, afin de montrer que nous devons quitter toute occupation pour le suivre.
Ainsi, êtes-vous dans l'Église pêcheur et pasteur, craignez de ne pas suivre parfaitement le Seigneur, en vous renonçant
vous-même et portant sa croix, comme il le demande. » A la voix de Jésus, Pierre et André laissant aussitôt leurs filets
le suivirent tout à fait, par obéissance et par affection, pour ne plus retourner à ce qui leur appartenait (Matth. IV, 20).
S'avançant un peu plus loin, Jésus vit Jacques et Jean sur une barque avec Zébédée leur père, qui, étant déjà
vieux, tenait le gouvernail. Ils réparaient, ou raccommodaient leurs filets, tant ils étaient pauvres (Matth. IV, 21). «
Voyez, dit saint Chrysostôme (Hom. VII operis imperf.), avec quel soin l'Évangéliste nous signale la pauvreté des
Apôtres. Il les trouva, dit saint Matthieu, recousant leurs filets ; leur dénuement était si grand qu'ils reprisaient leurs
filets vieux et rompus, parce qu'ils ne pouvaient en acheter de neufs ou en avoir de meilleurs. Et voyez en même temps
leur piété filiale. Au milieu de leur misère, ils assistent leur vieux père de telle sorte qu'ils le transportent avec eux dans
leur barque, non pas pour s'en faire aider, mais pour le consoler en le faisant jouir de leur présence. Oh ! quelles grandes
leçons de vertu pour nous ! endurer patiemment toute pauvreté, vivre d'un travail honnête, être unis par un amour
réciproque, garder avec soi son père indigent, et travailler pour le secourir. » Ainsi parle saint Chrysostôme. Il faut donc
quelquefois se reposer des travaux de la pêche ou de la prédication, pour réparer ses filets. Si, par exemple, vous avez
retiré vos auditeurs de l'avarice, en leur alléguant divers passages de la sainte Écriture, suspendez quelque temps la
prédication pour réparer vos filets, recueillez de nouvelles autorités pour retirer les autres hommes de différents vices.
Jésus appela à lui ces deux disciples pour les transformer de pêcheurs de poissons en pêcheurs d'hommes.
D'après saint Chrysostôme (Hom. VII operis imperf.), « c'est à dessein qu'il choisit des pêcheurs ; leur genre de
profession figurait la grâce de la dignité dont ils devaient être honorés ; car par une transformation merveilleuse, de
pêcheurs terrestres ils devinrent des pêcheurs célestes, pour arracher le genre humain des abîmes de l'erreur et le
ramener sur les rivages du salut. » Laissant aussitôt tout ce qui leur appartenait, leurs filets et même leur père, ils
suivirent Jésus-Christ, en imitant sa vie parfaite (Matth. IV, 22). Désormais leur but est changé, mais ils restent toujours
pêcheurs ; leurs filets deviennent des enseignements, leur désir du gain se transforme en amour des âmes ; leur mer c'est
le monde, leur barque c'est l'Église, leurs poissons ce sont les hommes, les uns bons et les autres mauvais.
Ces Apôtres sont le modèle de tous ceux qui veulent suivre Jésus-Christ. Ainsi Pierre, André, Jacques et Jean
laissant leurs filets, leur barque et leur père pour suivre le Seigneur qui les appelle, nous apprennent que ni les volontés
de la chair, ni les désirs de la fortune, ni les affections de la famille ne doivent nous empêcher de marcher après le
Sauveur ; car ses parfaits imitateurs, pour le suivre immédiatement, abandonnent les filets des péchés, la barque de la
propriété, et même leurs parents qu'ils cessent d'aimer d'une manière purement naturelle. C'est ce que dit saint
Chrysostôme (Hom. VII Operis imp.) : « Vous qui venez à Jésus-Christ, vous devez renoncer à trois choses : aux actes

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de la chair, figurés par les filets ; aux biens de ce monde, figurés par la barque ; à vos parents, figurés par Zébédée. Le
même Docteur ajoute : les Apôtres laissèrent donc leur barque, pour devenir pilotes du vaisseau de l'Église ; ils
laissèrent leurs filets pour ne plus apporter des poissons dans les villes de la Judée, mais pour apporter des âmes au ciel ;
ils laissèrent leur père, pour devenir les pères spirituels de tous les hommes. » D'après le récit évangélique, quand ils
furent appelés, Pierre et son frère jetaient leurs filets, au lieu que Jean et son frère réparaient les leurs. Pourquoi cela ?
C'est, répond saint Chrysostôme, parce que saint Pierre prêcha, mais n'écrivit pas l'Évangile, et que saint Jean l'écrivit et
le prêcha. L'un est la figure de la vie active principalement, et l'autre de la vie spécialement contemplative : saint Pierre
fut le plus zélé et le plus empressé des Apôtres, et saint Jean le plus sublime, le plus excellent théologien.
Considérons maintenant combien fut grande l'obéissance de ces quatre bienheureux disciples qui, au premier
commandement, sur-le-champ, abandonnent tout, même la volonté et le dessein de posséder de nouveau, et suivent le
Seigneur. « En cela, dit saint Chrysostôme, ils se montrent vrais enfants d'Abraham ; parce qu'à son exemple, dès qu'ils
entendent la voix de Dieu, ils la suivent : ils renoncent aussitôt aux avantages temporels pour conquérir les biens
éternels, ils laissent leur père terrestre pour se donner un père céleste ; et voilà ce qui leur mérita justement d'être choisis
pour l'apostolat. Vous savez combien il y a d'avidité et de passion dans le pêcheur. Et néanmoins, bien qu'ils soient au
milieu de leurs travaux, à peine voient-ils Jésus qui leur ordonne de le suivre, qu'ils ne diffèrent pas, n'hésitent pas un
moment, et ne disent point : Allons mettre ordre à nos affaires, allons prendre congé de nos parents. A l'imitation
d'Elisée appelé par Élie, leur renoncement est instantané. Telle est l'obéissance que Jésus-Christ désire de nous ; nous ne
devons pas retarder un seul instant de lui obéir, lors même qu'une grave nécessité semblerait nous retenir. Pour montrer
que son service doit être préféré à toutes les choses même les plus nécessaires, Jésus-Christ ne permit pas à un disciple
qu'il invitait à le suivre, d'aller auparavant ensevelir son père. » Ainsi s'exprime saint Chrysostôme. Saint Grégoire
ajoute (Hom. V in Evang.) : « Vous savez que, sur le premier ordre articulé, les disciples oublient ce qu'ils possèdent et
suivent le Rédempteur qui les appelle. Ah ! que lui dirons-nous donc, au jour du jugement, nous qui refusons de le
suivre lorsqu'il nous appelle, nous que ses préceptes ne fléchissent point, et que ses châtiments ne corrigent point, tant
nous sommes dominés par l'amour de ce monde ? »
Les disciples suivirent Jésus-Christ, en marchant sur ses traces, en imitant ses actes, en pratiquant ses vertus.
C'est là véritablement aller après Jésus-Christ ; car il ne suffit pas de l'accompagner de corps et en personne, mais il faut
le suivre d'esprit et de cœur. « Ces disciples, dit saint Hilaire (can. III in Evang.), nous apprennent comment nous
devons suivre Jésus-Christ, sans être arrêtés par les soins de cette vie et par les liens de la famille. I1 est vrai que leur
avoir était petit, néanmoins leur renoncement fut grand, parce qu'ils s'étudièrent à ne rien garder ou à ne rien aimer dans
le siècle ». Saint Grégoire dit également (Hom. V in Evang.) : « Nous devons ici tenir compte de la volonté plutôt que
de la fortune ; celui-là laisse beaucoup, qui abandonne tous ses biens quoique peu considérables et ne s'en réserve aucun
; celui-là laisse beaucoup, qui renonce au désir même de posséder, à toute convoitise ainsi qu'à toute possession. Le
renoncement des disciples qui suivirent Jésus-Christ, fut donc aussi complet que pouvait être grande leur cupidité s'ils
ne l'avaient pas suivi ; car Dieu n'apprécie que le cœur et non point la fortune ; il ne pèse pas la quantité de ce qu'on lui
offre, mais l'intention avec laquelle ou le lui offre ; il n'examine pas combien ce qu'on lui sacrifie est précieux, mais il
donne son royaume à celui qui lui sacrifie tout son avoir. Aux yeux du Seigneur, la main n'est jamais vide de présent si
le cœur est toujours rempli de bonne volonté, et la bonne volonté est la plus riche offrande qu'on puisse faire à la
Majesté suprême. » Telles sont les paroles de saint Grégoire.

Prière

Seigneur Jésus-Christ, faites que je me porte avec une sainte avidité à entendre la parole de Dieu ; que je conserve, nets
de toute avarice, de toute flatterie et de toute vaine gloire, les filets des bons discours, des bons désirs et des bonnes
œuvres ; que je me tienne dans la religion comme dans une barque éloignée de la terre ; que j'y demeure dans une sainte
tranquillité et que j'y édifie le prochain par une conduite exemplaire. Dirigez-moi dans les profondeurs de la
contemplation ou sur les hauteurs de la prédication ; apprenez-moi à jeter les filets, soit d'une vie parfaite, soit d'un
enseignement salutaire ; et accordez-moi de trouver parmi les flots de la tribulation une multitude surabondante de
consolations intérieures. Appelez-moi, attirez-moi efficacement, tout misérable que je suis, à votre saint service, afin
qu'après avoir tout quitté pour vous suivre, je mérite de parvenir à la société bienheureuse de ceux qui ont embrassé la
pauvreté pour votre amour. Ainsi soit-il.

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CHAPITRE XXX

Considérations générales sur les vocations différentes des apôtres,


et zèle de Jésus-Christ pour l'exercice de la prédication

Nous avons vu précédemment les trois vocations des disciples. Saint Jean l'Évangéliste (I) parle de la première,
où les disciples appelés à la foi vinrent seulement pour connaître Jésus-Christ et contracter avec lui quelques relations
familières. Saint Luc parle de la seconde (V), de celle où ils suivirent le Sauveur avec l'intention de retourner à leurs
biens ; dès lors cependant ils commencèrent à goûter sa doctrine. Saint Matthieu (IV) et saint Marc (I) parlent de la
troisième, de celle où les disciples vinrent pour rester avec Notre-Seigneur, en imitant sa vie parfaite. Les deux
premières vocations sont la figure de celle des novices en religion ; ils sont appelés d'abord pour être éprouvés et
instruits, et quelquefois ils retournent à leurs biens. La troisième vocation est le modèle de celle des profès ; car lorsque
les disciples eurent professé la religion chrétienne, ils s'attachèrent inséparablement à Jésus-Christ. Nous parlerons au
chapitre suivant de la vocation de saint Matthieu qui était publicain, mais il n'y a rien de déterminé ou d'écrit sur la
vocation des autres disciples. «Pourquoi donc, demande saint Chrysostôme (Hom. XIII in Matth.), pourquoi les
Évangélistes se contentent-ils de signaler la vocation de Pierre, d'André, de Jacques, de Jean et de Matthieu, et ne nous
rapportent-ils pas aussi comment et quand les autres Apôtres furent appelés ? Parce que les disciples nommés ci-dessus
étaient dans des conditions humbles en harmonie avec les desseins du Sauveur ; car qu'y avait-il de plus méprisé que la
charge de publicain, et de moins relevé que le métier de pêcheur11 ? »
Considérez donc et contemplez le Seigneur Jésus dans les vocations des disciples et dans ses relations avec eux
voyez avec quelle bonté il les appelle ! Comme il est affable, familier, bienveillant et serviable pour eux ! Quels attraits
invisibles et quels charmes extérieurs il leur présente ! Voyez comme il les conduit chez sa Mère et dans les autres lieux
où les circonstances le font demeurer ! Avec quelle simplicité il les visite dans leurs maisons ! Il ne cesse aussi de les
enseigner et de les instruire ; il les entoure d'une sollicitude semblable à celle d'une mère pour son fils unique. Saint
Pierre rapportait dans ses prédications que, quand Jésus prenait quelque part son repos avec eux, il se levait la nuit pour
les recouvrir, parce qu'il les affectionnait tendrement ; car il savait ce qu'il ferait d'eux plus tard. C'étaient, il est vrai, des
hommes de condition grossière et de basse extraction ; mais il devait les établir princes du monde, et chefs de tous les
fidèles dans les combats spirituels d'ici-bas.
Considérez aussi la remarquable obéissance de ceux qui furent appelés, elle fut prompte, car ils l'exercèrent
sans retard et sur-le champ, dès qu'ils entendirent la voix du Seigneur ; elle fut entière, puisqu'ils abandonnèrent tout ;
elle fut droite, puisqu'ils suivirent Jésus-Christ. Si la première qualité de cette obéissance est parfaite, la seconde
l'emporte encore sur la première, et la troisième sur les deux autres. Mais pourquoi les Apôtres renoncèrent-ils à tout ?
D'après saint Chrysostôme (Hom. VII Operis imperf.) « ils nous enseignent par là que personne ne peut posséder les
biens d'ici-bas, et courir en même temps avec facilité vers les biens d'en haut. L'espace jeté entre le ciel et la terre nous
montre qu'il n'y a pas de rapprochement possible entre ces deux sortes de biens ; les uns, en tant que légers et spirituels,
nous portent vers le ciel ; les autres, en tant que lourds et pesants, nous précipitent vers la terre. Mais direz-vous, les
Apôtres ne retournèrent-ils pas à ce qu'ils avaient abandonné ? Leur renoncement ne fut donc point parfait ? Je réponds
que leur obéissance n'en fut pas moins parfaite ; car s'ils reprirent ensuite leurs biens, ce ne fut point par cupidité ou par
amour de la propriété, mais par nécessité, afin de pourvoir à leur subsistance.
Considérez encore quels hommes présidèrent à la formation et à la naissance de l'Église. Le Seigneur qui nous
a rachetés par sa puissance, sa sagesse et sa bonté, ne voulut pas choisir pour premiers fondateurs de son Église les
sages, les puissants et les nobles du siècle, de peur que la croyance à l'Évangile, la vertu de la foi, et les œuvres
merveilleuses qui devaient s'opérer, ne fussent attribuées à leur puissance, à leur sagesse, ou à leur noblesse ; car s'il
avait choisi de tels hommes, ils auraient peut-être dit que leur science, leur puissance et leur noblesse les avaient rendus
dignes d'être élus préférablement aux autres. Jésus, voulant briser l'orgueil, a choisi tout au contraire des hommes
illettrés, faibles et méprisés ; il en a fait les docteurs, les prédicateurs et les conquérants du monde, et ils ont soumis les
princes et les peuples à la doctrine et à la loi de leur Maître. Saint Grégoire dit à ce sujet : « Ce ne sont pas des sages
mais des ignorants ; ce ne sont pas des grands, mais des petits ; ce ne sont pas des riches, mais des pauvres qu'il choisit ;
il veut n'avoir que des Apôtres sans crédit et sans force, pour recruter son Église fidèle parmi les plus illustres
personnages, comme parmi les simples particuliers. Il devait en effet se faire annoncer par des hommes qui ne pussent
en aucune façon se glorifier d'eux-mêmes, afin qu'on connût plus clairement que tous leurs succès ne procédaient point
d'eux, mais de la vérité seule. »
« Bienheureux pécheurs, s'écrie saint Chrysostôme (Hom. III in I Ep. ad Cor.), le Seigneur vous a choisis
préférablement à tant de scribes et de docteurs de la Loi, à tant de philosophes et de sages du siècle, pour vous élever au
sublime ministère de la prédication et à l'insigne faveur de l'apostolat ! Une semblable élection était assurément digne
de Notre-Seigneur, parce quelle était plus convenable à la prédication de son nom. Car ce nom devait éclater d'autant
plus glorieux et plus admirable qu'il était proclamé par des hommes humbles et obscurs, lesquels ne devaient pas
convaincre et persuader le monde par des discours habiles et savants, mais arracher le genre humain à l'erreur de la mort
par la prédication simple de la foi chrétienne. Ainsi Jésus-Christ ne choisit pas les nobles ou les riches de ce monde, de
peur de rendre suspecte la prédication de sa doctrine ; il ne choisit pas les sages du siècle, de peur qu'on attribuât la
11 Voir note X à la fin du volume.

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conversion de l'univers à la sagesse du monde ; mais il choisit des pêcheurs ignorants, inhabiles et dossiers pour faire
ressortir davantage la grâce du Sauveur. Si les Apôtres étaient vils et obscurs selon le monde, comme le démontrait
d'ailleurs leur métier, ils étaient grands par leur foi et illustres par leur dévouement au service de Dieu : s'ils ne sont pas
comptés parmi les principaux personnages de la terre, ils sont inscrits parmi les principaux habitants du ciel ; ils sont
méprisés des hommes, mais agréables au Seigneur, pauvres selon le monde, mais riches selon Dieu. Car Dieu qui lit
dans le fond des cœurs connaît ceux qu'il choisit ; il sait qu'ils ne chercheront pas la sagesse humaine, mais qu'ils
désireront la sagesse divine ; qu'ils ne convoiteront pas les biens terrestres, mais qu'ils soupireront après les trésors
célestes. » Telles sont les réflexions que saint Chrysostôme présente aux nobles, aux puissants et aux sages orgueilleux
de ce monde, afin qu'ils soient humiliés, confus et honteux, en voyant que des hommes obscurs, faibles et ignorants leur
sont préférés.
A l'exemple des Apôtres qui sont nos chefs, abandonnons tout afin de suivre Jésus, notre seul bien, parce qu'en
lui nous trouvons tous les biens véritables. C'est le conseil que saint Chrysostôme nous donne par ces paroles (Hom.
VIII ex variis in Matth. locis) : « Le but de la vie monastique est d'imiter la vie apostolique. Voulez-vous donc, ô moine,
être disciple de Jésus-Christ ? Voulez-vous même être disciple de ses disciples ? Faites comme Pierre et André, comme
Jacques et Jean, ils avaient un œil qui les scandalisait, ils avaient leur père, leur barque et leurs filets. Mais quand Jésus
leur dit : Venez, suivez-moi, ils s'arrachent l'œil qui les scandalise et suivent Jésus. Les moines doivent imiter les
Apôtres ; et nous ne pouvons les imiter qu'en faisant ce qu'ils ont fait. Qu'aucun moine ne dise donc : J'ai un père, j'ai
une mère, et d'autres personnes qui me sont chères. Je lui répondrais : Tu as Jésus, pourquoi cherches-tu des personnes
qui sont mortes ? Celui qui a Jésus a un père, une mère, des enfants et tous ses parents ; pourquoi cherches-tu ceux qui
sont morts ? Suis Celui qui est vivant, et laisse les morts ensevelir leurs morts. Un disciple disait à Jésus (Matth. VIII,
21) : Permettez-moi d'aller ensevelir mon père, il ne disait point : Permettez-moi d'aller demeurer avec mon père, mais :
laissez-moi partir pour peu de temps. Que lui répondit Jésus ? Ne savez-vous pas que dans peu de temps vous pouvez
mourir ? Craignez, en voulant aller ensevelir les autres, de mourir vous-même. »
Au sujet des quatre premiers disciples que Jésus appelle de la pêche à l'apostolat, saint Jérôme dit (in cap. I
Marc.) : « Dans le sens mystique, ces quatre pêcheurs forment le quadrige sur lequel nous sommes portés au ciel,
comme autrefois Elie ; ils sont les quatre pierres angulaires sur lesquelles fut établie l'Église naissante. Comme eux,
nous devons obéir à la voix de Dieu qui nous appelle ; oublier notre peuple, c'est-à-dire les vices parmi lesquels nous
avons demeuré ; abandonner notre maison paternelle ou les habitudes avec lesquelles nous avons été élevés ; quitter nos
filets, ou les plaisirs dans lesquels nous allions être enveloppés, et renoncer à notre barque ou à notre ancienne vie. Ces
quatre premiers disciples ont des noms significatifs : Simon signifie obéissant ; André, énergique ; Jacques, supplantant
; Jean, favorisé de la grâce. Or ces quatre noms représentent les quatre choses qui nous transforment à l'image de Dieu.
L'obéissance nous fait écouter la parole divine, l'énergie nous fait combattre nos passions, la mortification qui est une
supplantation assure notre persévérance, la grâce nous conserve la vie spirituelle. Ces quatre choses se rapportent aux
vertus qu'on appelle cardinales ; car par la prudence nous obéissons, par la justice nous accomplissons la loi, par la
tempérance nous supplantons notre ennemi, par la force nous méritons la grâce divine. » Ainsi parle saint Jérôme.
Jésus parcourait toute la Galilée, enseignant dans les synagogues, préchant l'Évangile du royaume, guérissant
toutes les langueurs et toutes les infirmités qui étaient parmi le peuple (Matth. IV, 23). Sur ce passage, saint
Chrysostôme dit (Hom. III operis imp,) : « Comme les habitants de cette contrée étaient trop faibles dans la foi pour
aller trouver le Sauveur, lui-même en médecin dévoué allait partout visiter les personnes dangereusement malades. » —
Ici, par son exemple, le Sauveur nous montre quelle doit être la vie des docteurs chrétiens, quelles qualités doivent avoir
le prélat et le prédicateur de l'Évangile ; ils ne doivent pas s adonner à la négligence et à la paresse, mais être pleins
d'activité et de ferveur ; ils ne doivent pas faire acception de personnes, mais dispenser la saine doctrine à tout le monde
; ils ne doivent point désirer des avantages temporels, ni rechercher des administrations agréables, car la Galilée où
Jésus-Christ prêchait était une province pauvre et peu importante ; ils ne doivent pas aller de côté et d'autre sans se
livrer à aucune occupation ; ils doivent tâcher d'être utiles au plus grand nombre et de ne pas rendre leur doctrine
suspecte ; ils ne doivent point enseigner des choses vaines ou fausses, mais des vérités solides et salutaires qui
apprennent comment on peut aller au ciel ; ils doivent s'efforcer de confirmer leurs paroles par leurs vertus, et de fournir
à leurs sujets les secours non-seulement spirituels, mais aussi temporels.
Ainsi, tous les mots que renferme ce passage de l'Évangile, indiquent les différents caractères que présentait la
prédication du Sauveur : elle était zélée, générale, désintéressée, puisqu'il parcourait toute la pauvre contrée de la
Galilée ; elle était publique, puisqu'elle avait lieu dans les synagogues ; utile, parce qu'il enseignait les vertus et les
préceptes de morale, et qu'il prêchait l'Évangile du royaume, c'est-à-dire les dogmes et les mystères de la foi ; enfin, elle
était accompagnée de miracles, puisqu'il guérissait toute langueur ou maladie invétérée et toute infirmité ou maladie
moins grave, afin de persuader par ses œuvres ceux qui n'auraient pas voulu croire simplement à ses discours. Il ne se
contentait donc pas de prêcher, il appuyait sa doctrine par des faits, c'est-à-dire par différents prodiges que la puissance
divine pouvait seule opérer. — Peut-être aussi l'Évangéliste a-t-il voulu désigner les souffrances du corps par les
langueurs, et les souffrances de l'âme par les infirmités que Jésus-Christ guérit également, pour montrer qu'il est le
créateur de la double substance dont l'homme se compose. Ainsi, comme vrai médecin, le Sauveur guérit toutes les
maladies humaines soit intérieures, soit extérieures, les corporelles comme les spirituelles. C'est ce qu'avait prédit Isaïe
en disant (LIII, 4) : Il a pris nos langueurs et il a porté nos infirmités. C'est pourquoi saint Chrysostôme dit (Hom. VIII
operis imperf.) : « Le Docteur de la vie et le Médecin céleste, Jésus-Christ Notre-Seigneur, était venu pour enseigner
aux hommes la science de la vie et guérir avec des remèdes tout célestes les maladies du corps et de l'âme, pour délivrer
les corps obsédés du démon, rappeler à la vie et à la santé ceux qui étaient atteints de différents maux ; car il guérissait

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les infirmités du corps par la parole de sa puissance divine, et les blessures de l'âme par l'application de sa doctrine
céleste ; il est donc le véritable et parfait Médecin qui rend au corps la santé et le salut à l'âme. »
Aussi sa- réputation se répandit par toute la Syrie (Matth. IV, 24). La Syrie est une vaste contrée comprenant la
Palestine où les Juifs habitaient, et quelques autres provinces environnantes. Elle est bornée à l'est par l'Euphrate, à
l'ouest par la Méditerranée, au nord par l'Arménie et la Cappadoce, au midi par l'Egypte et le Golfe-Arabique. La Syrie
est donc prise ici dans un sens large ; car, dans un sens strict elle est prise pour le royaume dont Damas est la capitale et
n'embrasse point la Judée. Ce n'est donc pas seulement dans la Judée, mais dans les pays voisins que se répandit la
renommée de Jésus, à cause des nombreux miracles qu'il opérait. C'est pourquoi le roi Abagare, qui régnait sur les bords
de l'Euphrate, écrivit au Sauveur une lettre, qu'Eusèbe de Césarée rapporte en son Histoire ecclésiastique (XXXIII) 12.
On lui présenta tous ceux qui étaient malades et diversement affligés de maux et de douleurs, les possédés, les
lunatiques, les paralytiques, et il les guérissait (Matth. IV, 24). Il guérit les corps pour les mieux disposer à la guérison
de l'âme ; car c'eût été peu de chose de rendre la santé à ceux qui bientôt devaient trouver la mort « Remarquez, dit saint
Chrysostôme, la réserve de l'Évangéliste ; au lieu de raconter en détail chaque guérison que le Sauveur opéra, il se
contente d'indiquer en quelques mots ses nombreux miracles. » — Les démoniaques figurent ceux qui sont adonnés à la
superstition, comme les sorciers et les devins ; les lunatiques, ceux qui sont inconstants dans le bien ; les paralytiques,
ceux qui comme les paresseux sont impuissants à pratiquer la vertu ; toutes ces sortes de personnes peuvent être guéries
par la saine doctrine d'un prédicateur zélé, ou d'un confesseur prudent.
Une multitude de peuple le suivit de la Galilée, de la Décapole, de Jérusalem, de la Judée et d'au delà du
Jourdain. Or Galilée veut dire transmigration, Décapole, pays des dix villes, Jérusalem, confession, Jourdain, ruisseau
du jugement. Toutes ces significations marquent que ceux-là suivent Jésus-Christ qui passent des vices aux vertus, qui
observent le décalogue, qui vivent en paix avec leur prochain, qui confessent humblement leurs péchés et qui redoutent
les jugements de Dieu. Un grand nombre de personnes appartenant à diverses régions suivent Jésus-Christ, avec des
intentions aussi diverses que leurs physionomies : les uns le suivent pour acquérir la connaissance des mystères célestes,
comme les disciples ; les autres pour obtenir la guérison de leurs maladies ; ceux-ci pour trouver un soulagement à leur
faim ; ceux-là pour être témoins des miracles, afin de constater de leurs propres yeux la vérité de ce qu'on disait de
Jésus ; plusieurs enfin le suivent par jalousie, comme les Juifs qui l'observaient et cherchaient à saisir quelque chose de
défectueux dans ses paroles, ou dans ses actes, pour en faire sortir sa condamnation. Les différents motifs qui
attachaient les hommes aux pas de Jésus-Christ sont renfermés dans ce distique :
Morbus, signa, cibus, blasphemia, dogma fuere ; Causae, cur Dominum turba secuta fuit.
Ainsi, toutes les fois que l'Évangile emploie le mot turba, foule, c'est pour indiquer qu'il y a diversité
d'hommes et diversité d'intentions ; car tous n'accompagnaient pas Jésus avec la même intention, mais pour différents
motifs, les uns bons et les autres mauvais. Néanmoins le Seigneur dispensait à tous ses bienfaits ; il les instruisait, les
nourrissait, les guérissait. Les cinq noms des lieux susdits correspondent précisément aux cinq classes d'hommes qui
suivent Jésus-Christ. En effet, de la Galilée qui signifie roue, viennent les curieux poussés de tous côtés. De la
Décapole, viennent les infirmes désireux d'être guéris par la pratique des dix commandements, c'est à eux que
s'adressent ces paroles du Seigneur (Matth. XIX, 17) : Si vous voulez obtenir la vie, gardez les commandements. De
Jérusalem, viennent ces observateurs dévorés par l'envie, dont le Seigneur se plaint en disant (Matth. XXIII, 37) :
Jérusalem, qui tues les Prophètes combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses
petits sous ses ailes ; et tu ne l'as pas voulu ! De la Judée viennent les affamés qui, afin d'être rassasiés de la doctrine
évangélique, confessent leurs péchés et rendent grâces à Dieu. Des contrées situées au delà du Jourdain, viennent ceux
qui veulent être instruits et baptisés pour instruire et baptiser les autres à leur tour. — Ces cinq noms de pays figurent
encore les cinq états différents de ceux qui suivent Jésus-Christ. La Galilée, signifiant transmutation, figure l'état des
pénitents ; la Décapole, dont l'étymologie rappelle le décalogue, marque la vie active ; Jérusalem, qui veut dire vision
de la paix, désigne la vie contemplative ; la Judée qui signifie confession, marque l'état des prélats ; le pays, situé au de
la du Jourdain, indique l'état des âmes innocentes qui ont recouvré la sainteté par le baptême dont le Jourdain est le
signe.
Saint Chrysostôme, commentant ce même texte de saint Matthieu, dit (Hom. XIV in Matth.) : « Suivons le
divin Sauveur, nous aussi dont les âmes sont atteintes de diverses maladies qu'il veut surtout guérir. Allons à lui pour
implorer le pardon de nos péchés, car il nous l'accordera si nous nous empressons de le lui demander. Si notre corps
était atteint de la moindre infirmité, nous ne négligerions rien pour obtenir guérison, et maintenant que notre âme est
malade, nous le dissimulons et nous différons de faire pénitence. Aussi, nous ne sommes pas même délivrés de nos
maladies corporelles, parce que nous regardons comme superflu ce qui est absolument nécessaire, et comme absolument
nécessaire ce qui est accessoire. Négligeant ainsi de désinfecter la source qui est empoisonnée, nous nous efforçons
d'arrêter les maladies qui en découlent comme des ruisseaux ; car la malice de notre âme est la cause des Souffrances
que nôtre corps éprouve. Desséchons donc la Source de nos maux, & nous verrons aussitôt disparaître les langueurs qui
en sont les tristes conséquences. Et ne vous croyez pas en sécurité, parce que vous ne ressentez aucune douleur lorsque
vous avez commis le péché ; dans ce cas, vous devez au contraire gémir davantage, parce que cette disparition du
remords accuse l'insensibilité de votre âme. Ainsi le premier bien pour l'homme, c'est de ne commettre aucun péché ; et
le second bien, c'est lorsqu'il a commis quelque péché, de le ressentir et de le pleurer. Mais si nous ne nous en
préoccupons nullement, si nous ne nous appliquons pas à reconnaître et à détester les péchés que nous avons commis,
comment pouvons--nous en solliciter et en obtenir la rémission ?Comment pourrons-nous implorer la miséricorde de
Dieu, et apprécier la libéralité du pardon ? Considérons donc attentivement nos propres fautes, pour en concevoir du
12 Voir note XI à la fin du volume.

57
repentir. Car l'absence de regret, lorsque nous sommes coupables de péché, soulève plus l'indignation et la colère de
Dieu que l'acte même de la faute. Pour toutes ces raisons, nous devons prier Dieu d'unir à sa sainte volonté la nôtre avec
tous ses bons désirs et ses mouvements vertueux. De cette manière, nous serons bientôt délivrés des maux qui nous
assiègent de toutes parts ; nous saurons du moins en quel état notre intérieur se trouve, et notre âme tranquille jouira
d'une grande liberté. » Telles sont les réflexions que nous présente saint Chrysostôme.

Prière

Seigneur Jésus-Christ, vous qui, comme un zélé médecin, pendant tout le cours de votre vie publique, avez recherché de
tous cotés les infirmes et les affligés pour les guérir de leurs maladies corporelles et spirituelles, délivrez-moi, je vous
en supplie, de tous les maux intérieurs et extérieurs dont je suis accablé, attirez-moi après vous, et pour vous suivre
faites que j abandonne les sentiers du vice, que j'observe les préceptes du Décalogue, que je demeure en paix avec le
prochain, que je confesse humblement mes péchés, et que je redoute vos jugements. Retirez-moi, divin Sauveur, de
l'abîme des misères et de la fange des iniquités, dirigez mes pas dans la voie du salut, et augmentez mes progrès dans
l'accomplissement de votre loi, afin que je tende sans relâche et que je parvienne sans obstacle à la bienheureuse patrie.
Ainsi soit-il.

58
CHAPITRE XXXI

Vocation et Festin de Saint Matthieu

Matth. IX. - Marc. II. - Luc. V.

Le Seigneur Jésus sortant un jour, alla vers la mer de Galilée, à l'endroit où l'on payait les impôts et
spécialement ceux qui étaient établis sur les marchandises transportées par mer. Et là il vit, non pas tant par le regard
extérieur du corps que par le regard intérieur de son âme miséricordieuse, un homme appelé jusqu'alors Lévi et depuis ce
temps, Matthieu, fils d'Alphée. Cet homme était assis chez lui, à son bureau, tout occupé d'administrer les impôts ; car
---- en grec signifie impôt : il était assis, c'est-à-dire qu'il était retenu par la passion du gain (Luc. V, 27). Et Jésus lui
dit : Suivez-moi, comme s'il lui disait : Ne restes plus assis de la sorte, mais suivez-moi désormais, non pour vous
occuper d'affaires séculières et vous enrichir, mais pour m'aimer et me servir de toutes les puissances de votre âme et de
votre corps. Jésus appela Matthieu du sein de telles occupations, pour nous apprendre que personne ne doit désespérer
de la grâce divine, quelque vils que soient ses travaux.
Celui-ci se levant aussitôt du bureau où il était assis et passant de l'amour des biens terrestres au désir des biens
célestes, quitta tout et suivit Jésus, sans aucun retard, de corps et de cœur, comme le disciple son maître, le voyageur
son guide, le serviteur son seigneur, la brebis son pasteur ; il ne délia pas, mais il brisa les entraves qui le retenaient dans
le monde, comme le conseille saint Jérôme. Celui dont la voix l'appelait extérieurement l'enflamma, l'attira, et l'instruisit
de telle sorte par sa toute-puissance qu'il le détermina à le suivre sur-le-champ. Selon saint Jérôme (In cap. IX Matth.),
la majesté divine éclatait de telle manière sur l'auguste face du Verbe incarné, qu'elle pouvait au premier aspect entraîner
ceux qui la voyaient. Si l'aimant a la propriété d'attirer le fer, à plus forte raison le Maître de toutes les créatures
pouvait-il attirer à lui ceux qu'il voulait. Saint Chrysostôme dit aussi (Hom. XXXI, in Matth.) : « Vous avez vu la
puissance de Celui qui appelle, connaissez aussi l'obéissance de celui qui est appelé. Il ne résiste pas, il n'hésite pas, il
obéit incontinent, et il ne demande pas même d'aller chez lui pour donner connaissance de sa détermination. »
Tout joyeux, Matthieu suivit donc Jésus, et plein de reconnaissance, il le reçut dans sa maison avec les autres
disciples qui le suivaient. Puis, pour le remercier de la vocation céleste, il lui fit servir un splendide repas ; il rendait
ainsi un honneur terrestre à Celui dont il avait reçu la semence spirituelle, et il donnait des biens passagers à Celui dont
il attendait des biens éternels. Au témoignage de l'Évangéliste (Luc. V, 29), saint Matthieu prépara un grand banquet,
parce qu'il y déploya tout son dévouement pour la personne de Jésus, et qu'il y montra toute sa joie pour la visite d'un
hôte si grand. Ce fut un festin si splendide que les Anges au ciel se restaurèrent de ses restes, puisque, d'après le
Sauveur lui-même (Luc. XV, 7), la conversion d'un seul pécheur transporte d'allégresse les Esprits bienheureux. Et cette
magnificence n'était pas sans raison ; car, comme dit saint Ambroise (in cap. V Luc.), celui qui reçoit Jésus-Christ dans
le sanctuaire de son âme nage dans un océan de douceurs ineffables ; c'est pourquoi le Seigneur entre volontiers chez
lui, et s'assied dans son cœur embrasé d'amour. Saint Chrysostôme ajoute (Hom. XXXI, in Matth.) : « Dès que le
Seigneur lui a dit : Suivez-moi, saint Matthieu ne s'arrête plus et ne diffère plus, il se lève aussitôt et suit son Maître. Il
se montre en cela même le digne fils d'Abraham qui obéit incontinent à la voix de Dieu ; et de plus, à l'exemple de cet
illustre patriarche, il donne l'hospitalité et sert un festin au Seigneur même. » — Dans le sens mystique, de même que
saint Matthieu, après sa conversion, prépara dans sa maison un banquet à Jésus-Christ ; de même aussi tout homme qui
revient à Dieu doit lui offrir dans sa demeure intérieure, c'est-à-dire dans son propre cœur, un festin spirituel où il doit
lui offrir de saintes pensées, des méditations et des affections pieuses. Tel est le sens qui est exprimé dans l'Apocalypse
par ces paroles du Fils de Dieu (III, 20) : Me voici à la porte, et je frappe : si quelqu'un, entend ma voix et m'ouvre la
porte, j'entrerai chez lui, et nous ferons tous deux ensemble un festin.
Comme Jésus était à table dans la maison de Matthieu beaucoup de publicains de pécheurs, et autres gens de
même espèce vinrent prendre place au festin avec Jésus et avec ses disciples (Matth. IX, 10). C'étaient les collègues de
Matthieu qui avaient le même emploi ; et avant de les quitter pour suivre Jésus, il les invita à un banquet, comme Elisée
fit autrefois à l'égard de ses compagnons, lorsqu'il voulut suivre Elie, son maître. Déjà, plusieurs autres pécheurs
suivaient Jésus avec des sentiments de pénitence, espérant obtenir le pardon de leurs péchés. Car, comme le dit saint
Jérôme (in Matth. IX) : « Voyant un publicain converti dont les péchés avaient été pardonnes, ils ne désespéraient pas de
recevoir la même grâce ; c'est pourquoi ils étaient venus comme de vrais pénitents, et ils s'étaient mis à table avec Jésus
et ses disciples, après avoir été invités apparemment par Matthieu qui voulait associer à sa pénitence ceux qui avaient
été complices de ses péchés. » — Admirable prélude ! comme le fait observer la Glose, celui qui devait être l'apôtre et
le docteur des nations, dès le début de sa conversion, entraînait après lui dans les voies du salut une multitude de
pécheurs ; son exemple obtenait déjà les résultats qu'obtiendrait plus tard sa parole. — Saint Chrysostôme dit à ce sujet
(Hom. XXXI in Matth.) : « Après avoir reconnu la foi de Matthieu qui était un des leurs, les publicains et les pécheurs
prennent justement place au banquet avec le Seigneur ; car ils viennent à titre de collègues chez leur confrère de
profession qui, tout glorieux de posséder Jésus, les avait tous convoqués à partager son bonheur. Or, le Sauveur, qui
employait des remèdes différents pour les uns et pour les autres, en retirait beaucoup de l'erreur non-seulement par les
discussions et par les guérisons ou en confondant les envieux, mais même en prenant ses repas ; il nous apprenait de
cette manière à faire sortir le bien de tout acte et de toute circonstance. Ainsi, il ne fuit pas la compagnie des publicains,
à cause de l'utilité qui devait résulter de sa présence parmi eux, et il agissait en cela comme un bon médecin qui ne peut

59
guérir un malade qu'à la condition de toucher sa plaie. » — « Le Seigneur, dit saint Jérôme (in Matth. IX), s'asseyait à la
table des pécheurs, pour avoir l'occasion de les instruire et de distribuer la nourriture spirituelle à ceux qui l'invitaient à
partager leur repas. Lorsque les Évangélistes rapportent que Jésus assista à plusieurs festins, ils ne parlent de ce qu'il y a
fait et enseigné que pour montrer la grandeur de son humilité dans la visite des pécheurs, et la puissance de sa doctrine
dans la conversion des coupables. » — Nous aussi, pour semblable motif, nous pouvons manger avec les pécheurs, en
nous proposant l'avantage du prochain plutôt que le nôtre ; nous ne devons pas toutefois aller chez les usuriers et les
voleurs, puisqu'ils donnent ce qui ne leur appartient pas.
Mais cette conduite du Sauveur indigna les Pharisiens qui ne savaient point être miséricordieux, parce qu'ils
étaient inflexiblement attachés aux observances légales et aux traditions judaïques. Ils murmuraient de ce qui leur
paraissait être un scandale, et pour blâmer Jésus, ils disaient à ses disciples (Matth. IX, 11) : Pourquoi votre Maître
mange-t-il et boit-il avec les publicains et les pécheurs ? Comme s'ils disaient : il se met en contradiction avec la Loi et
vous êtes assez insensés pour suivre un tel maître ! C'est la coutume du calomniateur de ne parler mal des autres qu'en
leur absence. Ainsi, lorsque les disciples leur semblaient coupables, les Pharisiens alors s'en plaignaient à leur maître,
comme nous le verrons plus tard ; et, lorsque le maître leur semblait répréhensible, ils le reprochaient aux disciples,
comme dans le cas présent ; mais, dans ces diverses occasions, le maître était toujours le but de leur outrage, car l'erreur
du disciple est le déshonneur du maître. Ainsi font aujourd'hui les détracteurs qui dénigrent les membres de Jésus-Christ
dans leurs bonnes actions. Ces Pharisiens erraient doublement en se croyant justes, tandis qu'ils n'étaient qu'orgueilleux,
et en regardant comme pécheurs ceux qui étaient déjà pénitents ; ils ressemblaient à ce Pharisien qui se disait juste et
condamnait les autres (Luc. XVIII). La vraie justice est compatissante, la fausse est au contraire dédaigneuse. Ce n'est
pas toutefois que les justes ne s'indignent contre les pécheurs, mais ils sont portés à concevoir ces sentiments par amour
de la discipline et non point par un motif d'orgueil. Ils imitent les Pharisiens, ceux qui préfèrent leurs traditions et leurs
pratiques aux commandements de Dieu et aux œuvres de miséricorde : ils estiment beaucoup et observent
scrupuleusement leurs moindres traditions, tandis qu'ils négligent et transgressent facilement les plus grands
commandements nécessaires au salut.
Mais la miséricorde du Seigneur repousse les murmures des Pharisiens, en appelant les pécheurs à la
pénitence ; car tous les actes du Sauveur ont servi à notre salut ; ils sont pour nous une leçon et une instruction. C'est
pourquoi le Maître qui nous a guéris par ses plaies (I Petr. II, 24), se montrant lui-même médecin, répond pour ses
disciples aux Pharisiens, en invoquant d'abord la raison (Matth. IX, 12) : Ce ne sont pas les personnes bien portantes,
mais ce sont les malades qui ont besoin du médecin, pour trouver la santé : il doit par conséquent fréquenter plutôt les
infirmes qui ont besoin de lui, que les autres qui n'en ont pas besoin. Jésus-Christ, le véritable médecin des âmes, a donc
dû entrer en relations plus particulières avec les pécheurs qui sont malades spirituellement. C'est comme s'il disait :
Notre visite n'est pas utile à vous qui vous croyez sains et justes, mais elle est nécessaire à ces autres qui s'estiment
infirmes et pécheurs. En d'autres termes, selon la Glose, si je ne vous visite pas, c'est parce que vous pensez ne pas avoir
besoin de mon ministère ; mais je visite ceux-ci, parce qu'en faisant pénitence ils donnent lieu à la grâce. Selon saint
Chrysostôme (Hom. XXI in Matth.), le Sauveur nous montre ici que ceux qui refusent ou négligent le secours de Dieu
parce qu'ils se croient bien portants, c'est-à-dire justes, ne méritent pas d'obtenir la santé de l'âme. La guérison
spirituelle n'appartient qu'à ceux qui, reconnaissant leur propre infirmité, c'est-à-dire leurs péchés, recherchent avec une
foi vive la grâce céleste comme un remède nécessaire. « Car, comme dit saint Augustin (Serm. XXXI de Verbis
Domini), aucune âme ne devient forte par le secours divin, si elle ne se sent pas faible par elle-même. »
Jésus répond ensuite aux Pharisiens, en invoquant l'autorité d'Osée qu'il leur reproche de ne pas comprendre
(Matth. IX, 13) : Allez apprendre, leur dit-il, en renonçant à votre témérité, en dissipant votre ignorance, allez apprendre
ce que le Seigneur a déclaré par la bouche de son Prophète (Os. VI, 6) : J'aime mieux la miséricorde que le sacrifice ; en
d'autres termes, je préfère le pardon des fautes à l'oblation des holocaustes. Car nous lisons également dans les
Proverbes (XXI, 3) : L'exercice de la miséricorde et de la justice est plus agréable au Seigneur que l'offrande des
victimes. Jésus semble donc dire aux Pharisiens : Si vous réfléchissez sérieusement à ce qui est écrit dans Osée, vous
verrez que ma conduite y est conforme. Je préfère la miséricorde sans sacrifice mais accompagnée de l'humilité du
cœur, au sacrifice sans miséricorde et accompagné de l'orgueil du cœur.
Ainsi le pécheur humble qui, ayant conscience de son infirmité, se soumet par la pénitence à la grâce divine,
plaît davantage au Seigneur que le juste orgueilleux qui, présumant de sa justice, condamne les autres et blâme la
miséricorde à leur égard. Or, selon saint Chrysostôme (Hom. XXXI in Matth.), « les Scribes et les Pharisiens pensaient
que tous leurs péchés pouvaient être effacés par les sacrifices légaux dans lesquels ils mettaient toute leur confiance, de
telle sorte qu'ils dédaignaient toute autre vertu. Mais le Seigneur a préféré la miséricorde au sacrifice, pour leur montrer
que les fautes pouvaient être expiées, non point par les sacrifices de la Loi, mais par les œuvres de miséricorde. » La
Glose ajoute que cependant Dieu ne rejette pas le sacrifice, mais le sacrifice sans miséricorde. Or, les Pharisiens
offraient des sacrifices pour paraître justes aux yeux du peuple, et ils ne pratiquaient pas les œuvres de miséricorde qui
sont les preuves de la vraie justice.
Raban-Maur commente de la sorte ce passage : « Le Seigneur avertit les Pharisiens de mériter par les œuvres
de miséricorde les récompenses d'en haut, et de ne pas prétendre que leurs oblations puissent plaire à Dieu, s'ils ne
cherchent à secourir les pauvres dans leurs besoins ; c'est pour cela qu'il leur propose son exemple en disant (Matth. IX,
13) : Je ne suis pas venu appeler les justes à faire pénitence, mais à faire des progrès pour avancer de vertu en vertu ; et
je suis venu appeler les pécheurs à embrasser la pénitence pour qu'ils changent de vie. Ou encore : Je ne suis pas venu
appeler ceux qui se croient justes, ceux qui, ignorant la justice divine, veulent établir la leur propre ; mais je suis venu
appeler ceux qui se réputent pécheurs, ceux qui, considérant leurs fautes, se reconnaissent coupables, et qui, sentant la

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nécessité d'un médecin, se soumettent par la pénitence à la grâce de Dieu. Ou bien encore : Je ne suis pas venu appeler
des justes, puisqu'il n'en existe aucun, mais des pécheurs puisque tous les hommes ont péchés et ont besoin de la grâce
divine (Rom. III, 23). Selon saint Grégoire de Nysse, « c'est comme si le Sauveur disait : Je suis bien éloigné de détester
les pécheurs, puisque je suis venu pour eux seulement, non pas pour qu'ils restent tels, mais pour qu'ils se convertissent
et deviennent bons. Ainsi l'Apôtre a dit : Jésus-Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs (I Tim. I, 15).
Que le pécheur se livre donc à une grande confiance ; car c'est pour lui que le Fils de Dieu est venu en ce monde. »
Saint Augustin dit également (Serm. IX de Verbis Apostoli) : « Le salut des pécheurs est l'unique motif de la venue de
Jésus-Christ. S'il n'y avait point de maladies ni de blessures, il n'y aurait nul besoin de remède et de guérison. Mais un
grand médecin est descendu du ciel, parce que le genre humain gisait comme un grand malade sur la surface de la terre.
Un seul est venu sans péché, pour racheter un grand nombre d'hommes qui avaient péché. Ce ne sont pas nos mérites,
mais nos péchés qui l'ont fait descendre du ciel. » Saint Ambroise (in cap. V Luc.) conclut que « ceux qui prétendent
avoir la grâce ne sont point appelés à la recevoir ; car, si la grâce est accordée à la pénitence, celui qui dédaigne la
pénitence doit renoncer à la grâce. »
On appelle publicains, soit les hommes qui se sont souillés de crimes publics, soit ceux qui perçoivent les
tributs et impôts publics, soit ceux qui administrent les revenus ou deniers publics, soit ceux qui sont lancés dans les
spéculations ou affaires publiques, où ils cherchent à s'enrichir, comme sont les banquiers, les changeurs. Le nom de
publicains est donné plus ordinairement aux percepteurs des impôts ou tributs, parce qu'ils ont été premièrement établis,
dit-on, par un roi romain appelé Publius. Et comme, selon la remarque de saint Grégoire, de tels emplois ne peuvent
guère s'exercer sans qu'on soit exposé à pécher, Dieu fait éclater sa grâce en choisissant Matthieu parmi les publicains
pour le placer parmi les Apôtres. La douceur miséricordieuse que Jésus-Christ a témoignée en admettant ainsi le
publicain Matthieu nous montre avec quelle grande douceur nous devons recevoir les pécheurs convertis. Par respect et
par déférence pour leur collègue, les autres Évangélistes, comme saint Jérôme le fait observer (In cap. IX Matth.), n'ont
pas voulu désigner saint Matthieu par son nom ordinaire, et ils l'ont appelé Lévi. Mais, parce que, d'après la maxime de
Salomon (Prov. XVIII, 17), le juste s'accuse lui-même tout le premier, saint Matthieu ne craint pas de se désigner par
son nom ordinaire comme publicain, pour montrer que les pécheurs repentants de leurs fautes ne doivent jamais
désespérer de leur salut, s'ils reviennent à une meilleure vie, puisque lui-même a été transformé tout à coup de publicain
en apôtre. Nous trouvons ici d'autres leçons ; autant que nous le pouvons, ne dévoilons pas les péchés et les défauts des
autres, abstenons-nous de toute parole, de tout geste qui pourrait les faire connaître ou même les faire soupçonner ; mais
plutôt, à l'exemple de saint Matthieu, accusons-nous nous-mêmes, et confessons les fautes qui doivent principalement
nous couvrir de confusion.
D'après le Vénérable Bède (In cap. II Marc), l'élection de saint Matthieu et la conversion des publicains
figurent la vocation des Gentils qui ne soupiraient autrefois qu'après les biens de ce monde, et qui se délectent
maintenant dans les grâces du Seigneur ; l'envie des Pharisiens représente la jalousie des Juifs qui s'affligent de voir le
salut des Gentils. On peut considérer le publicain Matthieu comme l'image de l'homme terrestre avide des biens
temporels ; Jésus l'aperçoit, lorsqu'il jette sur lui un regard miséricordieux, et il l'appelle soit par la voix des
prédicateurs, soit par l'enseignement des Écritures, soit par une inspiration intérieure, soit par quelque tribulation ou par
tout autre moyen. La vocation de Matthieu à l'apostolat peut signifier aussi la vocation de l'homme séculier à l'état
religieux ; et les Pharisiens qui murmurent figurent les méchants qui calomnient l'état religieux ; mais on peut très-bien
leur dire : Allez et apprenez ce que signifient ces paroles du Seigneur : j'aime mieux la miséricorde que le sacrifice.
C'est en effet une grande œuvre de miséricorde d'appeler les pécheurs à la pénitence.
Alors les Pharisiens et les disciples de Jean s'approchèrent de Jésus et lui dirent (Matth. IX, 14) : Pourquoi,
tandis que nous jeûnons souvent, vos disciples ne jeûnent-ils point ? Car les disciples de Jean persistaient encore avec
les Pharisiens dans l'observance des usages judaïques. Nous avons déjà vu les Pharisiens s'approcher des disciples de
Jésus, pour blâmer leur maître de ce qu'il fréquentait les hommes de mauvaise vie et qu'il s'asseyait à leur table :
maintenant ils s'adressent au maître pour blâmer ses disciples de ce qu'ils n'observaient pas les jeûnes. Ils cherchaient
ainsi à faire naître une dissidence entre le maître et ses disciples ; mais en cette occasion ils commettaient une double
faute : d'abord, parce qu'ils se vantaient de leur abstinence qu'ils devaient pratiquer en secret ; puis, parce qu'ils
reprochaient à Jésus-Christ que ses disciples ne jeûnaient point, comme s'ils voulaient faire retomber sur le maître la
culpabilité et l'erreur des disciples. Ces Pharisiens qui, à cause de leurs jeûnes fréquents, se préféraient aux disciples du
Seigneur, sont la figure des hypocrites qui, à cause de leur apparente dévotion, méprisent les autres en disant : Je ne suis
pas comme le reste des hommes, car je jeûne deux fois la semaine, etc. (Luc. XVIII, 11, etc.). Mais Jésus réfuta les
détracteurs et excusa ses disciples, en se servant d'une triple comparaison ; celle des noces et du fiancé, celle de la pièce
d'étoffe neuve et du vêtement usé, enfin celle des vieux vaisseaux et du vin nouveau.
Ainsi Jésus Christ leur répondit d'abord : Est-il possible aux enfants des noces ou de l'Époux, c'est-à-dire aux
disciples qui par la foi sont issus de l'Église et de moi son Époux, de jeûner et de s'attrister, tandis que l'Époux est avec
eux ? (Matth. IX, 15.) Saint Jérôme fait ici remarquer (in cap. IX Matth.) qu'il y a plusieurs sortes de jeunes. Il y a un
jeûne d'attente pour se préparer à la réception d'un personnage ; tel était celui que l'on pratiquait dans l'Ancien
Testament, et les disciples n'y étaient point soumis, parce qu'ils possédaient déjà Jésus-Christ en leur compagnie. Il y a
un jeûne de macération, pour refréner la chair et disposer à la contemplation ; il consiste à s'éloigner des délectations
charnelles pour jouir des voluptés spirituelles. Les disciples n'avaient point besoin de s'assujettir à ce jeûne, puisqu'ils
avaient Jésus-Christ dont la présence et la doctrine étaient plus puissantes que l'austérité du jeûne, pour réprimer en eux
les convoitises déréglées. Ainsi, pendant qu'ils voyaient l'Époux demeurer corporellement avec l'Épouse, ils ne devaient
pas jeûner et s'attrister, mais ils devaient bien plutôt se réjouir de sa présence extérieure qui leur était plus profitable que

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l'abstinence matérielle. Il y a un troisième jeûne que produit la plénitude et la perfection de la contemplation, comme fut
celui de Moïse sur la montagne de Sinaï ; car le corps se contente d'une nourriture d'autant moins abondante que l'âme
s'élève davantage dans la contemplation. Ce jeûne ne convenait pas aux disciples encore grossiers et imparfaits. Ils
durent préalablement être transformés par la grâce du Saint-Esprit ; ce qui leur arriva le jour de la Pentecôte, où ils
commencèrent un nouveau genre de vie.
Jésus ajouta : Les jours viendront, savoir, ceux de la Passion et de l'Ascension, où ils seront privés de la
présence corporelle de l'Époux ; alors ils jeûneront dans la tristesse et l'humiliation, car ce seront des jours de deuil et
de douleur. Ainsi fit saint Paul, qui passa par la faim, la soif et par des jeûnes fréquents, comme lui-même l'atteste (II
Cor. XI, 27). Ils seront alors plongés dans la désolation et l'affliction, dit saint Augustin (De question, evang. quaest.
18), jusqu'à ce que le Saint-Esprit soit venu leur apporter la joie et la consolation. « Il faut remarquer, selon le Vénérable
Bède (in cap. II Marc), que le deuil causé par l'absence de l'Époux se manifesta non-seulement après sa mort et après sa
Résurrection, comme maintenant, mais aussi avant même son Incarnation, pendant toute la durée de ce monde ; car, les
premiers temps de l'Église, avant que la Vierge enfantât, eurent leurs fidèles qui soupiraient après la venue de Jésus-
Christ ; et depuis qu'il est monté au ciel, les derniers temps de l'Église ont aussi leurs fidèles qui soupirent après
l'avènement du Souverain Juge des vivants et des morts. Et ce deuil de l'Église toujours en soupirs n'a cessé que quelque
temps, à savoir pendant que Jésus-Christ a demeuré dans la chair avec ses disciples.
Quoique les paroles précédentes de Jésus-Christ s'appliquent à la présence corporelle, néanmoins elles ont
aussi un sens moral. Ainsi, les jours, où Jésus-Christ nous est enlevé, sont ceux où nous sommes dans le péché qui le
chasse de la maison de notre âme, lui son véritable Époux, pour y introduire Satan l'adultère. Alors nous jeûnons et nous
manquons de la nourriture et de la consolation spirituelles ; nous sommes dans des jours de deuil et d'affliction. Ah !
conservons donc notre Époux, si nous voulons conserver la nourriture à nos âmes, et lorsque nous avons eu le malheur
de le perdre par le péché mortel, nous devons jeûner par l'effet de la pénitence et de la douleur. Quelquefois aussi
l'Époux se soustrait à l'âme, pour être rappelé plus ardemment et retenu plus fortement, après avoir été ramené par nos
désirs et soupirs continuels ; car tant qu'il est avec nous, nous sommes dans la joie, de sorte que nous ne pouvons ni
jeûner, ni nous attrister. Saint Ambroise dit à ce sujet (in cap. V Luc. ) : « Ceux-là doivent jeûner qui sont privés de la
présence de Jésus-Christ, car ils ont grand besoin de bonnes œuvres. Mais ceux qui par leurs vertus ont attiré Jésus-
Christ dans la demeure de leur âme lui donnent un festin splendide, c'est-à-dire le festin spirituel de leurs bonnes
œuvres. Aucune créature ne peut vous enlever Jésus-Christ, si vous-même ne vous laissez enlever à lui ; prenez donc
garde de vous laisser emporter par votre jactance et par votre arrogance. »
Dans le sens spirituel, l'âme est l'Épouse avec laquelle Jésus-Christ désire habiter. Lui-même possède toutes les
conditions d'un Époux. Il est très-riche, sans quoi il ne pourrait doter son Épouse : Avec moi sont les richesses, dit-il au
livre des Proverbes (VIII, 18). Il est très-sage, sans quoi il dissiperait tous ses biens : En lui sont tous les trésors de la
Sagesse, dit saint Paul (Colos. II, 3). Il est très-beau, autrement il ne plairait pas à son Épouse : Vous surpassez en
beauté tous les enfants des hommes, dit le Prophète (Ps. XLIV, 3). Il est très-noble, autrement il serait méprisé ; aussi le
livre de la Sagesse proclame la gloire de sou illustre origine. I1 est très-puissant, sans quoi il serait opprimé par les
autres : Lui seul est le Très-Haut, le Créateur tout-puissant, comme l'atteste le livre de l'Ecclésiastique (I, 8). Il est très-
bon, sans quoi il ne serait pas aimé ; aussi l'Épouse dit dans le Cantique des cantiques : Mon bien-aimé est choisi entre
mille. — L'Apôtre écrivant aux Hébreux signale toutes ces qualités de Jésus-Christ (I, 2 -et 3) : Dieu, dit-il, nous a parlé
par son propre Fils, voilà l'excellence de la noblesse ; il l'a établi son héritier universel, voilà l'abondance des
richesses ; il a créé par lui toutes choses, voilà la sagesse admirable ; ce même Fils de Dieu est la splendeur de la gloire
de son Père, voilà la beauté incomparable ; il soutient tout par sa parole puissante, voilà la puissance infinie ; il assure
la rémission des péchés, voilà la bonté souveraine. Certes, l'Épouse d'un tel Époux, les enfants d'un tel Époux n'ont pas
à pleurer, tant qu'il est avec eux.
Remarquez que Jésus-Christ s'appelle tantôt Seigneur, tantôt Père, tantôt Époux. Saint Grégoire dit à ce sujet
(Prologus in Cantico cantic.) : « Jésus se fait appeler Seigneur, quand il veut être craint ; Père, quand il veut être
honoré ; Époux,quand il veut être aimé. Considérez l'ordre de ces qualifications ; car habituellement de la crainte
procède l'honneur, et de l'honneur l'amour. » Saint Bernard dit également (Serm. LXXXIII, in Cant.) : « Entendez Dieu
vous dire : « Si je suis Seigneur, où est la crainte que je vous imprime ? Si je suis Père, où est l'honneur que vous me
rendez ? Mais s'il veut se montrer Époux, je pense qu'il changera son langage et dira : Si je suis Époux, où est l'amour
que vous me vouez ? Dieu veut donc être craint comme Seigneur, honoré comme Père, aimé comme époux. Mais lequel
de ces trois sentiments remporte sur les autres ? C'est l'amour ; car, sans l'amour, la crainte n'attend que le châtiment, et
l'honneur n'obtient pas la grâce. La crainte qui n'a pas l'amour pour guide est servile, et l'honneur qui n'a pas l'amour
pour principe n'est qu'adulation. L'honneur et la gloire ne reviennent qu'à Dieu, il est vrai, comme l'Apôtre le déclare (I
Tim. I, 17) ; mais Dieu n'agréera ni l'un ni l'autre, si le miel de l'amour ne leur sert d'assaisonnement. Voilà pourquoi
l'amour a la prééminence ; il suffit par lui-même, il plaît par lui-même et pour lui-même ; il est à lui-même son mérite et
sa récompense ; il ne trouve pas hors de lui-même son principe et son fruit ; le fruit qu'il produit est dans l'usage qu'on
en fait. » Saint Bernard dit encore : « Si l'âme est appelée l'Épouse de Dieu, c'est qu'elle lui est fiancée par les dons
surnaturels, c'est qu'elle lui est unie par un amour pur, c'est qu'il la rend féconde en toutes sortes de vertus, »
Jésus passe ensuite à la seconde comparaison, en disant (Matth. IX, 16) : Aucun homme sage qui travaille avec
discrétion n'applique et ne coud à un vieux vêlement une pièce de drap neuf, parce que cette pièce étant plus forte et
plus épaisse détruit l'uniformité et la beauté du vêtement, le gâte et le déchire davantage, le met ainsi dans un état pire
qu'auparavant. — Jésus arrive enfin à sa troisième comparaison (Matth. IX, 17). Aucun homme sage qui agit avec
prudence ne met du vin nouveau dans de vieux vaisseaux, parce que, le vin étant alors en fermentation, les vaisseaux se

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rompraient et le vin se répandrait, — (Luc V, 39). Il n'y a personne qui buvant du vin vieux, veuille aussitôt du
nouveau. De même, il ne faut pas imposer immédiatement une abstinence très-sévère à l'homme qui se convertit, après
être resté longtemps dans de mauvaises habitudes ; car il est difficile de rompre avec ses habitudes.
Par toutes ces comparaisons. le divin Maître veut arriver à cette conclusion, que ses disciples, étant encore
novices dans la foi, ne devaient pas soutenir un jeûne austère ; mais qu'ils jeûneraient plus tard, après avoir été
renouvelés et confirmés par le Saint Esprit. I1 veut prouver aussi que les nouveaux convertis ne doivent pas être chargés
de pénitences trop fortes, de crainte qu'une trop grande sévérité ne les jette dans le désespoir et ne leur fasse abandonner
toutes leurs bonnes résolutions. Les pratiques de haute perfection ne doivent être imposées qu'à ceux qui sont tout à fait
dépouillés du vieil homme. Pour les nouveaux convertis, les œuvres inaccoutumées sont pénibles et difficiles ; mais si
on les y amène progressivement, elles leur deviennent douces et faciles. Voulez vous donc conduire quelqu'un à
l'acquisition de la vertu et au sommet de la perfection, persuadez-lui de se soumettre d'abord à de petites pratiques pour
s'élever peu à peu à de plus grandes. Saint Chrysostôme dit à ce sujet (Hom XXXI in Matth.) : « Le Sauveur tient un
pareil langage à ses disciples, pour leur apprendre à recevoir avec mansuétude les disciples qu'ils devaient recruter dans
l'univers entier. Nous aussi, n'exigeons pas toutes choses de toutes les personnes qui débutent dans la vie spirituelle, ne
demandons d'abord que des choses faciles, et bientôt nous en obtiendrons de plus difficiles. »
Qu'il médite bien ce passage, celui qui veut faire des décrets ou donner des règles, ainsi que le confesseur qui
doit imposer des pénitences. A l'exemple du Seigneur, il vaut mieux enjoindre une pénitence légère que le pénitent
accomplira, plutôt qu'une trop forte qu'il n'accomplira pas, et qui le rendra coupable d'un nouveau péché. Une pénitence
légère qui est reçue avec joie produit un plus grand bien qu'une pénitence plus grave que l'on reçoit en murmurant.
I1 en est de même d'une sentence qu'on doit prononcer, d'un décret que l'on doit promulguer ; dans ces cas
divers, la miséricorde et la douceur doivent toujours l'emporter sur la justice et la sévérité.

Prière

Seigneur Jésus, qui de tant de manières m'appelez et m'invitez charitablement à vous suivre, embrasez mon cœur de
votre feu sacré, afin que, fortifié par votre grâce, je m'attache à votre service et que rien ne me sépare de votre amour.
Faites que, tout appliqué à de saintes pensées, à de ferventes méditations, à de pieuses affections, aux bonnes œuvres et
aux vertus excellentes, je vous témoigne mon entier dévouement, et que je vous offre un festin spirituel avec une grande
joie et avec une sincère dévotion. Ô Maître débonnaire, puisque, selon votre parole, vous aimez mieux la miséricorde
que le sacrifice, et que vous êtes venu appeler les pécheurs plutôt que les justes, accordez-moi, bien que je sois un
misérable pécheur, accordez-moi d'éprouver les effets merveilleux de votre miséricorde. Ainsi soit-il.

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CHAPITRE XXXII

Élection des douze apôtres

Luc. VI, 12-17

Après la vocation de plusieurs disciples, le Seigneur, voyant la foule qui le suivait, la congédia et se retira loin
du tumulte. Alors il alla seul prier sur le mont Thabor (Luc. VI, 12). Car, pour bien prier, il faut que l'esprit se sépare du
monde et s'élève vers le ciel, il importe aussi beaucoup que le corps soit tranquille. Le Thabor est situé dans la plaine de
Galilée, et le torrent de Cisson y prend sa source. Au pied de cette montagne, on montre l'endroit où Melchisédech
rencontra Abraham qui revenait de tailler en pièces les cinq rois. Sur cette montagne existait autrefois une abbaye de
moines noirs, soumis au métropolitain de Nazareth qui est éloignée de quatre milles, vers l'Orient. Selon quelques
interprètes, Jésus alla sur une autre montagne qui touche la mer de Galilée. — Et il passa toute la nuit dans une oraison
divine, priant, non pas pour lui-même, comme s'il était infirme et indigent, mais pour nous autres, parce qu'il était
compatissant et miséricordieux. En effet, il y a une oraison divine, qui consiste à demander les biens spirituels, seuls
véritables ; il y a une oraison mondaine, qui consiste à solliciter des biens temporels, et cette oraison devient même
diabolique si elle a pour principe la cupidité ; car l'oraison diabolique est celle qui a pour but de satisfaire les passions
déréglées.
Saint Ambroise commente de la sorte ce texte de saint Luc : Et il passait la nuit en prière. « Vous avez ici la
règle et la manière de prier que vous devez imiter. Car vous voyez ce que vous devez faire pour votre salut, quand
Jésus-Christ passe toute la nuit à prier pour vous ; vous voyez aussi ce que vous devez faire avant d'accomplir quelque
œuvre importante, puisque Jésus-Christ est resté longtemps en prière avant d'élire ses douze Apôtres. » Il pria seul, et
nous ne lisons nulle part, si je ne me trompe, qu'il ait prié avec ses disciples. Saint Bernard nous en donne la raison par
ces paroles : « Lorsque vous voudrez prier, dit le Sauveur (Matth. VI, 6), entrez dans votre chambre, et, après en avoir
fermé la porte, priez votre Père en secret. Or, Jésus-Christ conforma sa conduite à cette maxime. Il passait la nuit à
prier seul ; et pour remplir ce devoir, non-seulement il s'éloignait de la foule, mais il se dérobait même à la société de
ses disciples et de ceux qui lui étaient les plus familiers. Lorsque se préparant à mourir, il prit avec lui dans le Jardin des
Olives les trois Apôtres qu'il affectionnait davantage, il se sépara d'eux pour prier. Quand vous voudrez prier, suivez cet
exemple. » — « Levez-vous pendant la nuit, dit saint Chrysostôme (Hom. XLII ad populum Antioch.) ; car l'âme est
alors plus pure, et le profond silence qui accompagne les ténèbres porte plus facilement à la componction. En priant
pendant la nuit, nous ne sommes pas travaillés par la vaine gloire, distraits par les occupations et troublés par le bruit.
Le feu ne purifie pas mieux le fer de la rouille que la prière de la nuit ne purifie le cœur de la souillure des péchés.
Comme la rosée de la nuit rafraîchit la terre que l'ardeur du soleil avait desséchée, ainsi les larmes du repentir qui
coulent pendant la nuit surtout apaisent les feux de la concupiscence qui nous brûlent pendant le jour. Livrez-vous donc
à la prière pendant la nuit, et reconnaissez que cette partie du temps exerce une heureuse influence sur le corps et sur
l'âme tout à la fois. » — Que celui qui cherche Dieu dans la prière calme les mouvements tumultueux des vices pour
s'élever jusque sur les Hauteurs de la cour céleste : isolé ainsi du fracas de ce monde, il pourra s'entretenir
silencieusement avec le Seigneur par es aspirations intérieures dans le sanctuaire de son âme. Car celui qui désire
converser avec le Seigneur et mériter les consolations divines doit chercher la solitude et renoncer aux consolations
humaines. Nous voyons dans la personne de saint Jean l'Évangéliste une preuve célèbre des grands avantages que
procure la retraite. Car pendant qu'il était exilé dans l'île de Pathmos sans avoir de relations avec les hommes, il reçut
les visites des Anges, et écrivit de sa propre main l'Apocalypse que le Seigneur daigna lui révéler sur l'état de l'Église
présente et future. « On sait, dit le Vénérable Bède, que saint Jean reçut le privilège de pénétrer les secrets du ciel,
pendant que l'empereur Donatien lui était la liberté de franchir les bornes de l'île où il l'avait relégué, en haine de
l'Évangile. » On trouve beaucoup d'autres personnages qui, pour être restés quelque temps dans la solitude, y ont fait
plus de progrès dans la vertu, qu'ils n'en avaient fait durant presque toute leur vie passée au milieu des hommes.
Jésus-Christ a mené la vie contemplative quand il priait ; et la vie active quand il enseignait, afin de nous
apprendre que la sollicitude pour notre prochain ne doit point ralentir notre zèle pour la contemplation, et que le zèle
pour la contemplation ne doit point diminuer notre sollicitude pour le prochain. « Notre divin Maître, dit saint Anselme,
passe les jours avec le peuple pour lui annoncer le royaume de Dieu, pour instruire et édifier par ses miracles et par ses
discours la foule qui se précipite sur ses pas ; et les nuits, il se rend sur la montagne pour vaquer à l'oraison. I1 nous
avertit par là, selon les circonstances, tantôt de montrer par nos paroles et par nos exemples le chemin de la vie à ceux
avec lesquels nous demeurons, tantôt de chercher la solitude de l'âme et de gravir la montagne des vertus, pour goûter
les douceurs de la contemplation et pour diriger sans cesse notre intention vers les choses du ciel. » C'est ainsi que saint
Bernard se disait à lui-même en s'appliquant les paroles d'Isaïe (II, 3) : « Venez, montons à la montagne du Seigneur et à
la demeure du Dieu de Jâcob, afin qu'il nous enseigne ses voies. Ô vous, mes intentions, pensées, volontés, affections
avec toutes mes facultés, venez, montons sur la montagne du Seigneur, en cet endroit où Dieu se laisse voir. Mes
chagrins, sollicitudes, angoisses et souffrances, restez ici avec mon corps, jusqu'à ce qu'avec mon âme je sois de retour
des hauteurs célestes ; car nous reviendrons à vous, et nous reviendrons, hélas ! bientôt ; parce qu'en ce monde on ne
peut demeurer longtemps sur la montagne de la contemplation. »
Lorsque le jour fut venu, le Seigneur appela à lui ses disciples, qui dormaient peut-être encore, et il en choisit

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douze parmi eux, c'est-à-dire qu'il en établit douze principaux. Il les nomma Apôtres ou envoyés, parce qu'il les envoya
prêcher le royaume de Dieu (Luc. VI, 13). Considérons ici que Jésus-Christ, avant de procéder à l'élection des Apôtres,
se livre à de longues prières, il prie le jour, et la nuit il prie encore ; il nous montre ainsi que la promotion des prélats
dans l'Église de Dieu doit être précédée de ferventes prières, et qu'eux-mêmes dans leur élection doivent recourir à la
prière et non aux intrigues et aux promesses. La Glose dit sur ce passage : Le Seigneur, montant sur la montagne,
appelle à lui et choisit ceux qu'il veut, parce que la vocation des disciples à l'apostolat ne provenait pas de leurs mérites
et de leurs efforts, mais de la bonté et de la grâce divines ; c'est pour cela que Jésus-Christ leur dit : Vous ne m'avez pas
élu, mais je vous ai élus (Joan. XV, 16). Ainsi, le Seigneur exclut tous les moyens humains, tels que les sollicitations, les
richesses, la fortune, la naissance et toutes les autres considérations semblables, comme ne devant point contribuer à
l'élection d'un prélat ; et cela, afin qu'on ne voie que l'influence de la grâce divine, pour laquelle et par laquelle l'élection
doit être faite. Aussi, le Prophète a dit (Ps. CIII, 8) : Les montagnes s'élèvent, les vallées s'abaissent au lieu même où
vous les avez établies ; c'est-à-dire que la prélature doit avoir pour cause, non pas l'intérêt matériel ou l'affection
charnelle, mais seulement la grâce divine et l'élection canonique. Jésus-Christ a élu les Apôtres sur la montagne, comme
pour signifier que les évêques leurs successeurs sont élevés dans l'Église au sommet de la hiérarchie. C'est pourquoi ils
sont appelés évêques, c'est-à-dire surveillants, selon l'étymologie grecque de ce nom ; car ils doivent avoir les yeux sur
le troupeau du Seigneur pour le conduire an bercail du ciel. Mais, hélas ! combien sont loin d'être à la hauteur de leur
mission, ils ne sont utiles ni à eux-mêmes, ni aux autres, et ne portent qu'un titre sans effet !
De même que les Apôtres font éclater une grâce extraordinaire dans leur vocation, ils font aussi paraître une
harmonie parfaite dans leur nombre qui a été figuré de plusieurs manières. Ainsi, dans le sens figuré qui les représente,
les douze Apôtres sont les douze Patriarches (Gen. XXXV), parce qu'ils ont engendré spirituellement tout le peuple
chrétien ; ce sont les douze fontaines d'Elim (Exod. XV), ils ont arrosé l'Église et le monde des eaux vives de leur
doctrine ; ce sont les douze pierres précieuses du rational qui décoraient la robe du grand-prêtre (Exod. XXVIII), ils ont
fait l'ornement de l'Église par leurs saints exemples ; ce sont les douze pains placés sur la table de proposition (I Reg.
XXI), ils ont restauré nos âmes de la parole divine ; ce sont les douze chefs des tribus (Gen. XXV, 16), ils ont donné des
préceptes salutaires aux diverses nations qu'ils ont évangélisées ; ce sont les douze explorateurs de la Terre promise
(Num. XIII), ils ont reconnu par la contemplation la vie future qu'ils ont ensuite annoncée au monde ; ce sont les douze
pierres retirées du Jourdain (Jos. IV), ils ont surmonté par un généreux mépris le courant impétueux du monde ; ce sont
les douze pierres de l'autel (Exod. XXIV), ils ont porté eux-mêmes le sacrifice de Jésus-Christ ; ce sont les douze
taureaux immolés au Seigneur (Exod. XXIV), ils ont enduré le martyre pour Jésus-Christ ; ce sont les douze bœufs qui
supportaient la mer d'airain servant aux purifications (II Paral. IV), ils ont prêché et administré le sacrement de baptême
qui purifie les hommes ; ce sont les douze lionceaux représentés sur le trône de Salomon (III Reg. X), ils ont vaincu les
tyrans de ce monde, et ils ont effrayé les pécheurs obstinés en les menaçant des peines de l'enfer ; ce sont les douze
Prophètes, ils ont instruit l'Église sur les temps futurs ; ce sont les douze heures du jour, parce qu'ils ont réglé les divers
moments de la vie chrétienne ; ce sont les douze portes de la cité de Dieu (Apoc, XXI), ils ont ouvert le royaume des
cieux par le pouvoir des clefs ; ce sont les douze fondements de la sainte cité (Apoc, XXI), ils soutiennent l'Église par
leurs mérites et leurs prières ; ce sont les douze étoiles qui ornent la couronne de l'Épouse (Apoc, XXI), ils ont illustré
l'Église par l'éclat de leurs enseignements et de leurs miracles.
Selon le Vénérable Bède (in cap. VI Luc), le nombre des douze Apôtres a une autre cause mystérieuse : c'est
qu'ils faisaient ressortir par leur nombre ce qu'ils annonçaient par leur parole. En effet, trois fois quatre font douze, et
autant d'Apôtres furent envoyés pour prêcher l'Évangile, afin que par eux la foi aux trois personnes divines se répandît
aux quatre côtés du monde. Car il est écrit (Apocal. XXI, 13) que la sainte cité de la nouvelle Jérusalem qui descendait
du ciel et venait de Dieu avait trois portes à l'orient, trois à l'aquilon, trois au midi et trois à l'occident. Cette
disposition signifiait qu'à la prédication des Apôtres et de leurs successeurs, toutes les nations de l'univers entreraient,
par la foi à la sainte Trinité, dans le sein de l'Église. — D'après saint Jérôme, Notre-Seigneur voulut se choisir douze
Apôtres, afin qu'un jour ils fussent assis sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël (Matth. XIX, 28) — Ou
bien encore, comme le nombre douze se compose de deux fois six qui est un nombre parfait, Jésus voulut figurer par
cette élection que ceux qui remplissent les fonctions apostoliques doivent posséder une double perfection, une
perfection de vie et une perfection de science.
Voici maintenant les noms des Apôtres élus par Jésus-Christ (Luc. VI, 14, 15 et 16) : Simon surnommé Pierre
depuis sa conversion, et André son frère ; Jacques fils de Zébédée et Jean son frère ; le Seigneur surnomma ces deux
derniers Boanergès, c'est-à-dire fils du tonnerre ; car souvent ils entendirent la voix terrible du Père qui retentissait
comme le tonnerre dans la nue pour leur annoncer son Fils ; Philippe et Barthélémy ; Thomas et Matthieu le publicain ;
Jacques fils d'Alphée, qui est surnommé tantôt le Juste à cause de sa très-sainte vie, tantôt le frère du Seigneur à cause
de sa ressemblance frappante avec Jésus son parent, et ordinairement le Mineur, parce que sa vocation était postérieure à
celle de Jacques fils de Zébédée. Venaient ensuite les deux frères de Jacques, fils d'Alphée, savoir : Simon dit le
Cananéen ou Zelotes, le zélé, parce qu'il demeurait dans un bourg ou village de Galilée nommé Cana, c'est-à-dire zèle ;
puis Thaddée, appelé aussi Judas ou Judde, frère de Jacques le Mineur ; enfin Judas surnommé Iscarioth, parce qu'il
était né à Scarioth, bourg de Judée. Ce dernier fut admis parmi les Apôtres, pour montrer l'accomplissement de la
prophétie de David qui avait annoncé que le Sauveur devait être trahi par un disciple ; c'était aussi pour excuser les bons
dans la société desquels se trouve quelque méchant ; ce qui fait dire à saint Augustin (De Civit. XVIII, 49) : « Je n'ose
pas m'affirmer que ma maison soit meilleure que le collège des Apôtres ». Et ailleurs il ajoute : « Jésus choisit Judas
pour Apôtre, afn que, tirant le bien du mal, il pût accomplir le dessein de sa Passion, & qu'il apprît à son Église
comment elle devait tolérer les méchants. » « Le Seigneur élut Judas, dit saint Ambroise (in cap. VI Luc), pour montrer

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que la vérité chrétienne est bien forte, puisqu'elle ne peut être infirmée par un de ses ministres devenu son adversaire. »
Le divin Maître a voulu être abandonné, trahi, livré par son Apôtre, afin de nous apprendre à supporter avec patience la
déception et l'ingratitude, si nous sommes trahis par un ami. D'après saint Théophile, « Jésus-Christ a voulu nous
prouver, par l'élection de Judas, qu'il ne rejette pas un homme pour ses futures défaillances, mais qu'il le reçoit à cause
de ses vertus présentes.
Le Seigneur appelle ses Apôtres par leurs propres noms, pour exclure les faux disciples qui s'élèveraient plus
tard, pour les faire éviter aux fidèles, et afin que personne n'osât en inscrire d'autres au nombre des véritables ; afin de
montrer aussi que les noms des fidèles comme ceux des Apôtres étaient inscrits sur le livre de vie. Il les combine
ensemble, et les nomme deux par deux pour signifier la charité réciproque qui devait les animer et consacrer d'avance
leur usage d aller deux par deux prêcher l'Évangile. C'était aussi afin qu'en s'aidant les uns les autres, ils fussent plus
forts pour résister aux embûches et aux persécutions, pour confesser la foi et supporter les tourments. Selon saint
Augustin (De civit, XVIII, 49), « le Seigneur élut pour ses disciples qu'il nomma Apôtres, des hommes sans noblesse,
sans considération et sans lettres, afin d'être lui-même l'auteur de ce qu'il y aurait de grand en eux et dans leurs actions
». Admirez les desseins de Dieu ! dit saint Ambroise (in cap. VI Luc). Ce ne sont pas des sages, des riches et des nobles,
mais bien des pêcheurs et des publicains que le Seigneur choisit pour annoncer son Évangile. Pourquoi ? Pour ne pas
laisser croire qu'il avait persuadé, convaincu le monde par sa science et sa prudence, qu'il l'avait gagné par ses richesses,
qu'il l'avait entraîné, assujetti par sa puissance et sa réputation ; c'était efin pour montrer que la force de la vérité
l'emporte sur tous les moyens et sur tous les raisonnements humains.
Le Seigneur va donc sur la montagne pour s'éloigner du tumulte et prier dans le calme, élire et instruire ses
Apôtres dans l'intimité. Il aurait voulu conduire les foules sur les hauteurs, mais parce qu'elles ne pouvaient y monter,
ses disciples seuls le suivent. Il monte avec eux pour prêcher d'un endroit élevé les sublimes préceptes qu'il allait
enseigner ; car Celui qui avait donné sur le Sinaï des préceptes moins grands, aux Israélites résolut d'en donner de plus
importants à ses disciples sur une montagne également, pour montrer qu'il était le même Dieu qui avait donné la Loi
mosaïque et qui allait donner la doctrine évangélique. — Après avoir élu ses disciples, il entreprit de leur faire connaître
les œuvres de perfection ; parce que ceux qui sont promus à un degré plus éminent doivent posséder une science plus
étendue, « Dans le sens mystique, dit le Vénérable Bède, la montagne sur laquelle le Seigneur fait l'élection des Apôtres
figure la hauteur de la justice qui devait leur être enseignée et qu'ils devaient prêcher aux hommes. Car, comme il devait
les envoyer pour répandre l'Évangile du royaume céleste, par l'élévation du lieu où il les élit, il veut leur faire
comprendre qu'ils ne doivent point s'abaisser aux désirs infimes de l'âme, mais désirer et rechercher toujours les biens
supérieurs du ciel. C'est ainsi que quand le Seigneur voulut donner la Loi à son premier peuple, il se manifesta sur la
montagne ; et c'est sur le Sinaï qu'il fit connaître ses volontés aux enfants d'Israël. » La Glose dit également : La
montagne monta sur une montagne pour faire connaître les sommets sublimes des vertus, et pour montrer combien
devait être élevée l'Église où siège Jésus-Christ prêchant la loi du Seigneur. Quoiqu'il pût enseigner dans l'endroit même
où il se trouvait, il monte néanmoins à cet effet sur une montagne, pour marquer que celui qui veut annoncer la justice
de Dieu doit gravir la montagne de la perfection et les hauteurs des vertus. Richard de Saint-Victor dit aussi (in Ps.
CXIII) : « Jésus allant sur une montagne pour enseigner ses disciples nous apprend par là que celui qui dispense la
doctrine sacrée par la prédication ne doit pas rester dans la vallée des œuvres mauvaises, dans la plaine des passions
effrénées, mais qu'il doit s'élever sur la montagne de la vie spirituelle, par l'exercice des vertus et par la production des
bonnes œuvres. C'est pourquoi il est écrit : Montez sur une montagne élevée, ô vous qui évangélisez Sion » (Is. LX, 9).

Prière

Seigneur Jésus-Christ, vous qui, par un effet inestimable de votre infinie miséricorde, êtes venu dans ce monde pour
retirer les hommes de l'erreur et rappeler les pécheurs à la pénitence, vous qui avez daigné choisir plusieurs d'entre eux
pour être vos secrétaires et vos disciples particuliers ; ô Dieu de bonté, ayez pitié de moi qui suis un misérable pécheur,
ramenez-moi de mon égarement, embrassez-moi à mou retour, confortez-moi dans mon repentir, instruisez-moi dans
mon ignorance ; enfin, après m'avoir admis quoique très-indigne parmi vos chers disciples, détachez toutes me
affections des choses terrestres, et élevez toutes mes pensées vers les biens célestes, afin que je parvienne à
l'intelligence de vos paroles et à l'accomplissement de vos préceptes. Ainsi soit-il.

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CHAPITRE XXXIII

Sermon sur la Montagne :


I les Huit Béatitudes

Matth. V, 1-12. - Luc. VI, 20-26.

Après tout ce que nous venons de rapporter, Jésus prononça cet admirable discours que l'on appelle
communément le sermon sur la montagne. Selon saint Augustin (lib. I, de sermone Domini in monte) : « Celui qui le
méditera avec sagesse et piété y trouvera tous les préceptes pour la formation des bonnes mœurs et toutes les règles
pour la perfection de la vie chrétienne. » Saint Matthieu (V, VI, VII) et saint Luc (VI) rapportent ce discours d'une
manière différente. C'est pourquoi, si nous en croyons quelques interprètes, le Seigneur adressa un premier discours aux
disciples seulement, sur le sommet de la montagne où il était assis comme un docteur qui enseigne ; et c'est ce sermon
que relate saint Matthieu (V, VI, VII). Puis il en adressa un second à la foule réunie avec les disciples, sur le versant de
la montagne où il se tint debout comme un prédicateur qui instruit le peuple ; et c'est celui-là que reproduit saint Luc
(VI). — D'autres, au contraire, prétendent qu'après s'être reposé quelque temps avec ses disciples sur le haut de la
montagne, où il avait choisi ses douze Apôtres, le Seigneur descendit sur un plateau que présentait le flanc de la
montagne ; et c'est là qu'il aurait prononcé pour les disciples comme pour la foule un seul et même discours que les
deux Evangélistes rapportent en termes différents, quoique la doctrine soit identique. Mais la première opinion nous
paraît plus convenable et aussi plus conforme à la vérité. De là est venue cette coutume observée dans 1'Église, que le
prédicateur instruisant les fidèles et les séculiers se tient debout, comme pour les inviter au combat et à l'action ; tandis
que le prélat ou l'abbé, s'il s'adresse à ses clercs et à ses religieux, demeure assis, comme pour les inviter au repos et à la
contemplation.
Dès le commencement de son discours, Jésus propose huit béatitudes ou vertus, enjoignant à chacune d'elles la
récompense qui lui est propre. Il indique d'abord le principe du mérite, Beati... ; puis l'objet de la récompense,
quoniam... Il montre ainsi que celui qui désire obtenir la récompense doit en acquérir le mérite ; et qu'en cela consiste la
béatitude, « Quel est celui, dit saint Augustin (lib. de beata vita), quel est celui qui ne veut pas être heureux ? Mais si
nous désirons la récompense, pourquoi fuyons-nous le travail qui doit nous en rendre dignes ? Si l'on disait à quelqu'un,
faites ceci et vous aurez le bonheur, ne s'empresserait-il pas avec joie de se mettre aussitôt à l'œuvre ? Si nous voulons
jouir du triomphe, nous ne devons pas reculer devant le combat, qui seul peut le procurer. La grandeur de la récompense
qui est promise doit exciter notre courage pour l'accomplissement de la condition qui est proposée. » — Or on distingue
deux sortes de béatitude : l'une en espérance que nous pouvons acquérir dans le pèlerinage de cette vie ; et l'autre en
réalité que nous posséderons dans la patrie céleste. L'homme vertueux est donc heureux dès ici-bas de la béatitude que
donne la grâce, en attendant qu'il soit heureux au ciel de la béatitude que produit la gloire éternelle. Selon saint
Augustin, « l'homme n'est pas heureux précisément parce qu'il est pauvre d'esprit, mais bien assurément parce que le
royaume des deux lui appartient. On doit en dire autant des autres béatitudes ».
Jésus enseignait donc ses disciples, en leur disant (Matth. V, 2,3) : Heureux les pauvres d'esprit, c'est-à-dire
ceux qui embrassent la pauvreté volontairement et par choix, non pas forcément et par hypocrisie ; parce que le
royaume des deux est à eux, comme la récompense qui correspond à leur mérite-Par cette pauvreté d'esprit dont parle le
Sauveur, il faut entendre le renoncement à l'amour du monde, ou des choses que l'amateur du monde recherche avec tant
d'ardeur ; c'est par conséquent un renoncement complet à toutes les choses agréables, qui nous fait mépriser toutes les
satisfactions provenant des richesses, des délices et des honneurs. — Cette béatitude comprend deux sortes de mépris :
le mépris des richesses et des voluptés charnelles, puis le mépris de soi-même et de sa propre excellence, en sorte que
l'homme vertueux se regarde comme inutile et inférieur à tous les autres. Or le mépris des richesses naît du mépris de
soi-même ; car celui qui, pour Dieu, se méprise véritablement, dédaigne facilement les choses temporelles qui sont pour
lui-même ; et comment pourrait-il estimer beaucoup les choses extérieures, celui qui ne se soucie pas de lui-même ?
Ainsi la pauvreté d'esprit renferme une double vertu, le dépouillement volontaire pour Jésus-Christ et la véritable
humilité ; sous ce double rapport, cette béatitude doit tenir le premier rang.
En effet, sous le premier rapport, la pauvreté volontaire est le fondement de tout l'édifice spirituel et la
première perfection de ceux qui veulent suivre Jésus-Christ ; car celui qui est embarrassé par les biens temporels,
comment pourrait-il suivre aisément Jésus-Christ, ce modèle de la pauvreté ? Celui qui attache son affection aux choses
passagères n'est pas libre, mais esclave ; il se rend captif des objets qu'il aime ; c'est pourquoi nous ne devons aimer que
Dieu seul, ou quelque autre chose que pour Dieu. « C'est avec raison, dit saint Ambroise (In cap. VI Luc), que les deux
Évangélistes mettent cette béatitude au premier rang, parce qu'elle est la source et l'origine des autres vertus. Celui-là
seul qui méprise les biens terrestres se rendra digne des biens célestes, et nul ne saurait parvenir au royaume des cieux,
s'il est enchaîné à la terre par la cupidité des choses périssables. » — La pauvreté d'esprit occupe le premier rang parmi
les béatitudes, sous un second rapport, c'est-à-dire relativement à l'humilité qu'elle renferme. En effet, l'humilité est
opposée au principe de tous les vices, à savoir l'orgueil qui parmi eux occupe le premier rang. « C'est à bon droit, dit
saint Augustin (lib. I de serm. Domini in monte cap. II), que par les pauvres d'esprit on entend ceux qui sont humbles,
qui craignent Dieu, qui n'ont point l'esprit enflé par la superbe. Les béatitudes ne pouvaient commencer autrement que
par celle qui conduit à la souveraine sagesse, car la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse (Eccl. I,

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16), tandis que l'orgueil est le commencement de tout péché (Eccl. X, 15). Saint Chrysostôme dit également (Hom. IX
oper. imp.) : « De même que les vices et principalement l'orgueil nous précipitent dans les enfers, de même les vertus et
surtout l'humilité, nous élèvent dans les cieux. » — Que les gens cupides et superbes mettent toutes leurs convoitises et
affections dans les choses de ce monde, pour nous, nous proclamerons toujours heureux les pauvres d'esprit, ceux qui
sont détachés de toute chose créée et d'eux-mêmes ; car le royaume des deux leur appartient, en espérance dès
maintenant, et en réalité dans l'autre vie. Cette récompense correspond justement au mérite, de telle manière qu'à
l'indigence et à l'humiliation succéderont l'abondance et la gloire : car la promesse d'un royaume emporte avec elle
l'idée des biens les plus excellents et les plus étendus qui seront prodigués dans le ciel à ceux qui auront méprisé sur la
terre tous les autres biens,
Vient ensuite la seconde béatitude, exprimée en ces termes : Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils
posséderont la terre (Matth. V, 4). Après la pauvreté, vient immédiatement la douceur ; car le pauvre étant souvent
exposé aux moqueries et aux insultes doit être nécessairement doux et débonnaire, deux qualités à peu près identiques,
quoiqu'elles soient exprimées par des mots différents. L'homme doux, mitis, est celui qui n'offense personne ; l'homme
débonnaire, mansuetus, est celui qui supporte les offenses qui lui sont faites. Mansuetus, comme qui dirait manu
assuetus, façonné, accoutumé à supporter les injures, à ne jamais rendre le mal pour le mal ; mitis, celui qui conserve
l'égalité, la tranquillité de l'âme sans être troublé par aucun mouvement de haine et de colère ; ainsi la douceur consiste
dans le sentiment intérieur et la mansuétude dans l'effet extérieur. En réalité, l'homme doux est en même temps
débonnaire, modeste et humble, simple dans la foi et patient parmi les injures ; il ne ressent jamais d'amertume dans
l'âme ; quand il est provoqué, il ne veut point et ne fait point de mal ; il cède aux mauvais traitements et ne résiste point
aux injustes agresseurs, mais il triomphe du mal en faisant le bien.
I1 est dit justement : Heureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre, à savoir, la terre du corps
qu'ils portent et la terre du paradis qu'ils cherchent. Ils posséderont la terre de leur propre corps, en exerçant sur lui un
empire absolu, contrairement aux hommes irascibles qui ne savent pas soumettre leurs sens à la raison. Ils posséderont
aussi la terre du paradis ; car les hommes doux que Dieu possède paisiblement dans cette terre des mourants
posséderont à leur tour Dieu lui-même dans la terre des vivants. Ou bien, comme l'explique la Glose : ceux qui se
possèdent eux-mêmes en ce monde posséderont dans l'autre l'héritage éternel du Père céleste. Ou bien encore, comme
dit saint Augustin : « Vous posséderez vraiment la terre, lorsque vous serez uni au Dieu qui a créé le ciel et la terre. La
douceur consiste surtout à ne pas résister à Dieu ; lors donc que vous faites quelque bien, ne vous complaisez pas en
vous-même mais en Dieu ; et lorsque vous souffrez quelque mal, déplaisez-vous à vous-même, mais que Dieu ne vous
déplaise pas. Assurément ce n'est pas là peu de chose ; car, en vous déplaisant à vous-même, vous lui plaisez ; au lieu
qu'en vous plaisant à vous-même, vous lui déplaisez. » Ainsi parle saint Augustin.
Que les hommes durs et emportés se disputent tant qu'ils voudront les biens temporels et périssables,
bienheureux sont les hommes doux parce qu'ils posséderont, comme un héritage perpétuel et incontestable, la terre de
l'éternelle félicité. Les hommes violents suscitent des guerres et les hommes contentieux intentent des procès pour
s'assurer la possession d'un coin de terre d'où ils auront chassé leurs adversaires, mais c'est aux hommes parfaitement
maîtres des mouvements impétueux qu'est promise la possession paisible de la terre des vivants, que leurs ennemis ne
pourront leur ravir. « Cet héritage perpétuel est appelé terre, dit saint Augustin (Lib. I de Verbis Domini, III), pour
marquer la solidité et la stabilité de cette vie future, où l'âme, au comble de ses vœux, se reposera et se nourrira comme
dans sa propre demeure, ainsi que le corps se repose sur cette terre et se nourrit de ses productions. » « Si donc, dit le
Vénérable Bède (in cap. VI Luc.), le royaume des cieux est promis à la pauvreté volontaire et la terre des vivants à la
douceur, que reste-t-il à l'orgueil et à la colère, sinon les gouffres de l'enfer ? »
La troisième béatitude est exprimée en ces termes (Matth. V, 5) : Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils
seront consolés. Ce n'est pas sans raison que cette béatitude est placée immédiatement après les deux précédentes. En
effet, lorsqu'après être arrivé au mépris du monde par la pauvreté volontaire et à la tranquillité de l'âme par la douceur,
l'homme descend en lui-même pour considérer son état, il ne trouve en lui et hors de lui que sujet d'affliction et de
larmes ; alors il commence à gémir et à verser des pleurs. Ce sont les pertes spirituelles et non pas les dommages
temporels qui doivent nous attrister. Et ils sont vraiment heureux ceux qui pleurent ainsi, parce que Dieu les consolera
en essuyant leurs larmes. « Heureuses larmes, dit saint Bernard (Serm. XXXII in Cantic), qui méritent d'être essuyées
par la main du Seigneur. » Selon saint Maxime, « les larmes nous méritent le pardon sans même le demander ; elles ne
plaident point notre cause et pourtant elles nous obtiennent la miséricorde divine ; nos paroles n'expriment pas toujours
toute la vérité, tandis que nos larmes manifestent toute l'affection de notre cœur. » Ceux qui pleurent ainsi seront
consolés et dans cette vie et dans l'autre. Les pécheurs pénitents reçoivent dès ici-bas les consolations spirituelles que
leur procure l'Esprit-Saint appelé Paraclet ou Consolaleur. Ils seront encore bien mieux consolés au ciel, lorsqu'ils
seront introduits dans la gloire où ils goûteront des jouissances ineffables ; car Dieu les dédommagera de leur tristesse
par la possession des joies éternelles. « Nous devons pleurer, ajoute saint Chrysostôme, et pleurer amèrement sur cette
vie présente qui est semée de tant de misères, remplie de tant de crimes, que si nous les considérions en détail, nous ne
pourrions jamais retenir nos larmes. Si en effet un étranger, venu de pays lointains, remarquait l'opposition de notre
conduite avec la loi de Jésus-Christ, ne nous prendrait-il pas plutôt pour les ennemis que pour les serviteurs de Jésus-
Christ, et ne lui semblerions-nous pas avoir pris à cœur d'agir en toutes choses contrairement aux préceptes divins ? »
Cinq objets principaux doivent être ici-bas le sujet de notre tristesse et de nos larmes ; les deux premiers
concernent les péchés, soit les nôtres, soit ceux d'autrui ; les deux suivants regardent les châtiments que les péchés
méritent, soit dans le temps, soit dans l'éternité ; le cinquième enfin se rapporte à la gloire céleste. Ainsi dans cette vie
nous devons gémir : 1° sur les péchés et les misères qui nous sont propres ; 2° sur les péchés et les misères d'autrui ; 3°

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sur le nombre et la prolongation des peines temporelles ; 4° sur les dangers et les incertitudes où nous sommes des
peines éternelles ; enfin 5° sur l'ajournement de la gloire céleste. — Heureux donc ceux qui pleurent dans la vie
présente, parce qu'ils seront pleinement consolés dans l'autre ; ils seront tranquilles et rassurés sur tout ce qui faisait ici-
bas le sujet de leurs inquiétudes et de leurs larmes ; le pardon de leurs péchés, le salut des bons et la damnation des
impies, la cessation de leur exil, l'exemption de l'enfer et la possession du ciel feront le sujet de leur consolation et de
leur joie, en sorte qu'ils pourront dire avec le Roi-Prophète (Ps. XCIII, 19) : Vos consolations, ô mon Dieu, ont réjoui
mon âme, selon l'immensité des douleurs qui avaient accablé mon cœur. L'homme juste, dit saint Grégoire (Lib. XIII,
Moral, cap. 21), trouve surtout quatre principaux motifs d'une vive componction : 1° lorsque considérant où il était
autrefois, il se rappelle ses fautes passées ; 2° lors qu'examinant où il sera un jour, il craint la sentence terrible du
souverain Juge ; 3° lorsque réfléchissant où il est, il remarque tous les maux de cette vie présente ; 4° lorsque voyant où
il n'est pas, il contemple les biens de la patrie céleste qui ne lui sont point encore octroyés. — Que les hommes frivoles
se réjouissent en ce monde ; pour nous, nous proclamerons bienheureux ceux qui pleurent sur la terre, parce qu'ils
seront consolés dans le ciel. N'est-il pas juste, en effet, que ceux qui s'affligent en cette vie se réjouissent dans l'autre, et
que ceux qui sont privés des plaisirs temporels soient dédommagés par des biens éternels ?
Quatrième béatitude : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés (Matth.
V, 6). Cette quatrième béatitude vient fort à propos après les trois précédentes ; en effet le Chrétien qui par la pauvreté
volontaire méprise le monde, qui par la mansuétude règle sa conduite, et qui par la componction pleure ses défauts, peut
avoir faim et soif de la justice, ce qu'il ne pouvait pas auparavant ; car, comme le fait observer saint Ambroise, « celui
qui est atteint d'une maladie grave ne saurait éprouver la faim. » Les trois premières béatitudes nous éloignent de ce
siècle pervers, la pauvreté en rejetant les richesses, la douceur en supportant les injures, la componction en effaçant les
péchés. Les béatitudes suivantes nous portent plus spécialement vers le ciel ; et celle qui occupe le premier rang n'est
pas tant la justice même que le désir de la justice, car si sur cette terre nous ne pouvons parvenir à la justice parfaite,
nous pouvons du moins la souhaiter vivement. Aussi Jésus-Christ a dit : Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice,
c'est-à-dire ceux qui soupirent de tout leur cœur après elle comme des gens affamés et altérés. « Apprenons de là, dit le
Vénérable Bède (in cap. VI Luc), que nous ne devons jamais nous estimer assez justes, mais que nous devons
continuellement désirer devenir plus justes de jour en jour. » « Il ne suffit pas, dit saint Jérôme (in cap. V Matth.), que
nous veuillons la justice, il faut que nous en ressentions la faim, de telle sorte que nous souhaitions toujours avec plus
d'ardeur d'en accomplir les actes, sans jamais nous regarder comme assez justes. » La justice dont il s'agit ici est cette
vertu générale, nécessaire à tous les hommes, laquelle consiste à fuir le mal et à faire le bien ; et l'homme qui exerce les
différentes vertus est appelé juste dans ce sens large. Aussi d'après saint Chrysostôme (Hom. IX Oper. imp.), « celui qui
est affamé de la justice désire vivre conformément à la justice divine, et il le désire non-seulement pour lui, mais encore
pour tous les autres. » Cette justice nous porte à rendre à chacun ce que nous lui devons, soit à Dieu, soit au prochain,
soit à nous-mêmes. Or, nous devons à Dieu trois choses : l'honneur comme à notre Créateur, l'amour comme à notre
Rédempteur, la crainte comme à notre Juge ; nous devons également au prochain trois choses : l'obéissance à nos
supérieurs, la concorde avec nos égaux, la bienfaisance à l'égard de nos inférieurs ; nous avons aussi envers nous-même
trois obligations : purifier notre cœur, garder notre langue et réprimer noire chair.
Heureux et Vraiment heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés ; car les
efforts qu'ils font ici-bas pour pratiquer la justice seront récompensés surabondamment dans cette vie bienheureuse dont
le Psalmiste a dit (Ps. XVI, 15) : Ô Dieu, je serai rassasié pleinement, quand votre gloire me sera manifestée. Ils sont
même récompensés dès cette vie ; car, tandis que l'avare est tourmenté par une insatiable cupidité, l'homme juste vit
dans le calme et la paix, content de ce qu'il possède, sans soupirer après ce qui ne lui appartient pas. Ceux que Notre-
Seigneur proclame bienheureux, ce ne sont pas seulement ceux qui pratiquent la justice ou qui en accomplissent les
œuvres, mais aussi ceux qui en sont affamés et altérés, c'est-à-dire qui désirent la pratiquer, quoiqu'ils ne puissent en
exercer les actes, faute d'occasion ou de moyen ; ils seront aussi récompensés et rassasiés de telle sorte que tous leurs
désirs seront remplis. « Celui qui connaît et qui aime parfaitement la justice, dit saint Augustin, est déjà juste, quand
bien même il n'aurait pas le pouvoir ou l'occasion de la pratiquer extérieurement. » Que les mondains soupirent après les
vanités du siècle qui ne sauront jamais les satisfaire ; pour nous, nous dirons : Heureux ceux qui ont faim et soif de la
justice, parce qu'ils seront rassasiés dès ici-bas de quelque manière, et pleinement dans le ciel.
Cinquième béatitude : Bienheureux ceux qui sont miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde (Matth.
V, 7). La miséricorde vient naturellement après la justice ; car elles ne vont pas l'une sans l'autre, mais elles doivent se
tempérer mutuellement. En effet, la miséricorde sans la justice dégénérerait en faiblesse, et la justice sans la miséricorde
deviendrait cruauté ; mais toutes deux réunies, elles marchent dans la voie droite. La miséricorde n'est autre chose que
la compassion du cœur pour les misères d'autrui, et l'on appelle miséricordieux ceux dont le cœur est touché des misères
de leurs semblables comme des leurs propres. La vraie miséricorde consiste à pardonner les injures reçues, à ne
conserver aucune haine ou rancune au fond du cœur, et à soulager le prochain, autant qu'on le peut, dans ses besoins
spirituels et corporels. Il y a cependant un ordre à garder dans la pratique de cette vertu ; on doit d'abord penser à soi-
même, selon cette sentence de l'Esprit-Saint (Eccl. XXX, 24) : Ayez pitié de votre âme, en vous rendant agréable à
Dieu. On doit ensuite penser au prochain, en supportant ses défauts et en soulageant ses misères, jusqu'à donner sa vie
pour lui, à l'exemple de notre divin Sauveur qui, dans son extrême miséricorde, ne craignit pas de s'exposer à la mort
pour nos péchés. La miséricorde qui se rapporte à nous-mêmes s'exerce par la pénitence ; celle qui se rapporte au
prochain s'exerce par la bienfaisance ; et celle qui rapporte à Dieu s'exerce parla compassion. La première miséricorde,
qui est personnelle, nous obtient miséricorde en effaçant tous nos péchés ; la seconde, qui est fraternelle, nous obtient
miséricorde en multipliant nos intercesseurs et diminuant nos peines, car celui qui travaille à diminuer les souffrances

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d'autrui mérite de voir diminuer les siennes propres ; la troisième, qui est filiale, nous obtient miséricorde, en assurant
notre gloire éternelle, car, selon l'Apôtre (Rom. VIII, 17), if faut compatir avec Jésus-Christ, pour être glorifié avec
Jésus-Christ. Mais, hélas ! nous sommes insensibles aux douleurs du Sauveur, comme les enfants de Jacob l'étaient à
l'affliction de Joseph leur frère. « Celui qui compatit sincèrement au Sauveur, dit saint Ambroise (in Epist. ad Rom.),
doit souffrir en son corps comme Jésus-Christ, à l'imitation de saint Paul. »
Nous devons par conséquent pratiquer avec ardeur la miséricorde envers les autres, parce que nous-mêmes
avons besoin en toutes choses de la miséricorde divine. Cette vertu est si grande qu'elle est spécialement attribuée à
Dieu avant toutes les autres ; c'est pourquoi l'Église dit dans ses oraisons : Ô Dieu, dont le propre est de compatir, de
pardonner, de faire miséricorde... Aussi Dieu reprochera particulièrement aux réprouvés l'absence de cette même vertu
dont il louera principalement la pratique dans les élus. Au jour du jugement, les œuvres de miséricorde surtout seront
avantageuses à ceux qui les auront accomplies ; car, selon l'apôtre saint Jacques (II, 13), le jugement sera sans
miséricorde pour ceux qui n'auront pas fait miséricorde. Saint Augustin dit à ce sujet (Lib. I, de serm. Domini in monte,
cap. 6) : « Jésus-Christ appelle heureux ceux qui auront soulagé les misérables, parce qu'eux-mêmes seront délivrés de
leurs misères : faites donc miséricorde aux autres et vous recevrez miséricorde pour vous-mêmes ; car Dieu tiendra
envers vous la conduite que vous aurez tenue envers votre débiteur. » Selon saint Hilaire (Canon IV, in Matth.), « notre
affection, notre bienveillance à l'égard du prochain est tellement agréable à Dieu, que lui-même fait miséricorde à ceux-
là seulement qui se sont montrés miséricordieux envers les autres. » Saint Chrysostôme ajoute (Hom. XV, in Matth.) : «
le Dieu des miséricordes appelle bienheureux les hommes miséricordieux, afin de montrer par là que chacun de nous ne
pourra obtenir miséricorde, s'il n'a pas lui-même été miséricordieux. I1 semble qu'il y ait parité quand Dieu rend
miséricorde pour miséricorde, mais la différence est immense ; car la miséricorde de Dieu surpasse infiniment celle des
hommes. » — Que les hommes durs et impitoyables se réjouissent, s'ils le veulent, dans leur barbarie et dans leur
cruauté, ils périront sans miséricorde. Mais au contraire, bienheureux les hommes miséricordieux, parce qu'ils
obtiendront miséricorde dans la vie future, où ils seront affranchis de toutes les misères, tant des péchés que des peines ;
dès cette vie même, ils obtiendront le pardon de leurs fautes et l'abondance des grâces, de plus ils seront délivrés de
maux nombreux et favorisés de secours temporels, selon qu'il sera convenable pour leur position et utile pour leur salut.
Sixième béatitude : Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu (Matth. V, 8). Cette
béatitude est très-bien placée au sixième rang ; car c'est elle qui, rendant l'homme capable de connaître et d'aimer Dieu
parfaitement, renouvelle en l'homme l'image de Dieu qui avait été altérée au sixième jour de la création et qui a été
réparée au sixième age du monde par l'avènement de Jésus-Christ. La pureté du cœur est également bien placée après la
miséricorde ; car, selon saint Ambroise (in cap. VI Luc), « celui qui fait miséricorde, si ce n'est pas avec un cœur pur,
n'obtient point miséricorde, il perd toute récompense parce que l'ostentation et la vaine gloire lui ravissent tout le mérite
et tout le fruit dé ses bonnes œuvres. » Lorsque Jésus-Christ nous dit : Heureux ceux qui ont le cœur pur, il n'entend pas
parler de cette pureté superficielle qu'affectent les hypocrites occupés seulement à nettoyer le dehors, ni de cette pureté
corporelle que recherchent les riches mondains très-soigneux de la propreté extérieure ; mais il veut parler de la pureté
véritable et intérieure de ceux auxquels la conscience ne reproche aucun péché, qui évitent tout mal et font tout le bien
possible avec une intention droite et pour une fin légitime. Ce sont ceux-là seuls qui verront Dieu, car il n'appartient
qu'à la pureté du cœur d'être unie à l'Auteur même de la béatitude, et Celui qui est par essence la souveraine pureté ne
peut être goûté que par un cœur pur. Le cœur pur qui est le vrai sanctuaire de la Divinité est celui d'où ne sort aucune
mauvaise pensée, de façon que l'homme tout entier est sans souillure ; car c'est dans le cœur que le péché prend
naissance et fixe ses racines, mais le péché ne peut plus croître lorsque les racines en sont arrachées.
Dieu qui est esprit ne peut être vu par les yeux du corps, mais seulement par les yeux du cœur et de
l'intelligence. Et de même que pour considérer le soleil de ce monde, il faut que les regards du corps soient nets et purs,
de même à plus forte raison il faut que les regards de notre cœur, de notre intelligence, soient entièrement purifiés pour
contempler le Dieu qui habite une lumière inaccessible (I Tim. VI, 16). C'est dans cette vision de la Divinité que nous
trouverons l'accomplissement de tous les désirs et la perfection de la béatitude à laquelle les cœurs purs ont seuls droit.
« C'est là, dit saint Augustin, la fin de toutes nos affections ; lorsque nous serons en possession de cette vision
béatifique, nous ne chercherons plus ce qu'il faut faire, ce qu'il faut aimer, ce qu'il faut désirer. Si vous voulez voir Dieu,
mettez-vous en mesure d'arriver à cette récompense qui est promise seulement aux cœurs purs. » « Purifiez votre cœur,
dit également saint Ambroise, éloignez de lui toute pensée mauvaise, que rien ne vienne souiller vos affections ; car
c'est seulement à ceux dont les sentiments sont simples, dont les volontés sont sincères, que Dieu daigne se manifester
après leur mort. » — Que les gens impurs se plongent de plus en plus dans la fange des vices et des passions ; pour
nous, nous proclamerons bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu, dès cette vie par la foi, et dans
l'autre par l'intuition ; maintenant par l'intimité de l'amour et un jour par la jouissance de la gloire. Cette vision
béatifique sera d'autant plus claire et plus étendue que la pureté aura été plus grande et plus complète, que les efforts
auront été plus considérables et plus constants pour éviter le mal et faire le bien.
Septième béatitude : Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu (Matth. V, 9).
Cette béatitude occupe justement le septième rang, parce que ceux qui possèdent les béatitudes précédentes recevront la
paix dans toute sa plénitude au septième âge du monde, au septième jour du repos. La paix suit immédiatement la pureté
; parce que celui qui a le cœur pur marche directement dans les sentiers de la paix, de cette paix entretenue par la bonne
volonté. Aussi saint Ambroise dit (in cap. VI Luc.) : « Lorsque vous aurez purifié votre intérieur de toute tache vous
commencerez à goûter la paix que vous pourrez communiquer aux autres. » Remarquons que Jésus-Christ ne dit pas
ici : Bienheureux ceux qui sont calmes et tranquilles, car ils possèdent la seconde béatitude provenant de la douceur et
de la mansuétude ; mais il dit : Bienheureux ceux qui sont pacifiques, c'est-à-dire ceux qui établissent la paix d'abord en

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eux-mêmes ; qui éloignent d'eux-mêmes toute pensée, toute parole, toute action perverse ; qui ne laissent pénétrer dans
leur cœur aucun sujet de trouble ; qui au milieu des adversités conservent le calme et jugent toutes choses avec égalité
d'âme ; qui, non contents de posséder cette paix intérieure, font tous leurs efforts pour la procurer aux autres, en apaisant
les troubles et les dissensions, et en cherchant à faire régner la concorde et l'union fraternelles. Cinq choses sont
spécialement opposées à cette paix : les guerres, les procès, les séditions, les inquiétudes et les chagrins ; or l'homme
vraiment pacifique met tout en œuvre pour arrêter les guerres, terminer les procès, apaiser les séditions, calmer les
inquiétudes et adoucir les chagrins. Telles sont les fonctions de Jésus-Christ vrai Fils de Dieu, qui possédant la paix en
lui-même, ne souhaite rien avec plus d'ardeur que de l'établir parmi les hommes ; c'est pour cela qu'il dit des hommes
pacifiques, qu'ils seront appelés enfants de Dieu.
On appelle encore pacifiques ceux qui par un affectueux dévouement s'unissent entièrement à Dieu comme à la
souveraine bonté, de telle sorte qu'ils se reposent tranquillement en lui, sans chercher autre chose hors de lui. Ils
méritent bien d'être appelés enfants de Dieu ; car cette qualité suppose la ressemblance avec Dieu, dont la vie propre est
de jouir de lui-même et de se reposer en lui-même. Nous devons donc être pacifiques, si nous voulons posséder en
nous-mêmes le Dieu de la paix, dont le Psalmiste dit (Ps. LXXV, 3) : Sa demeure est dans la paix. — « Les hommes
pacifiques en eux-mêmes, dit saint Augustin (lib. I, de serm. Dom. in monte, 8), sont ceux qui, sachant soumettre à la
raison les mouvements de la nature et les concupiscences de la chair, établissent ainsi en eux le règne de Dieu ; dans ce
règne tout est tellement coordonné que la faculté principale de l'homme commande sans opposition aux autres facultés
qui lui sont communes avec tous les animaux, et que l'intelligence à son tour est soumise au Maître suprême, à la Vérité
même, au Fils unique de Dieu. Celui, en effet, qui ne sait pas obéir à son supérieur ne peut pas commander a ceux qui
lui sont inférieurs. C'est là cette paix qui est donnée sur la terre aux hommes de bonne volonté ; c'est la vie parfaite du
sage consommé. » Ainsi parle saint Augustin. Que les mondains, à l'exemple du démon leur chef, aiment les divisions :
pour nous, Chrétiens, nous proclamerons avec Jésus-Christ, heureux les pacifiques qui conservent d'abord la paix
intérieure avec eux-mêmes, puis la paix fraternelle avec les autres, parce qu'ills seront appelés, dans une paix
supérieure, enfants de Dieu, comme étant ses vrais imitateurs ; car ils ressemblent à Dieu le Père qui est la paix
souveraine et le repos suprême, qui dispose tout avec calme et tranquillité.
Huitième béatitude : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des
deux leur appartient (Matth. V, 10). Selon saint Chrysostôme (Hom. XV in Matth.), « après avoir proclamé le bonheur
des hommes pacifiques, Jésus-Christ, ne voulant pas laisser croire qu'il soit toujours bon de se procurer la paix, ajoute :
Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. » Cette béatitude porte l'homme à bien souffrir comme les
précédentes le portent à bien agir ; car la vertu ne doit pas moins savoir souffrir que savoir agir. C'est pourquoi, après les
béatitudes précédentes qui consistent dans la perfection des œuvres, vient cette béatitude qui consiste dans la perfection
de la patience. Comme dans la patrie céleste, il y a deux sortes de récompenses, la couronne et l'auréole ; de même dans
cette vie qui en est l'image et la ressemblance, il y a deux sortes de mérites ; ainsi au mérite des sept béatitudes
précédentes correspond la récompense de la couronne, tandis qu'au mérite de cette huitième béatitude correspond la
récompense de l'auréole qui est ici désignée par l'expression de règne, regnum. Car, selon la remarque de saint Jérôme,
cette béatitude se termine par le martyre. Jésus-Christ déclare donc heureux, non-seulement ceux qui font le bien, mais
aussi ceux qui souffrent persécution, pourvu qu'ils la souffrent avec patience, non à cause de leurs péchés et de leurs
forfaits, mais pour la justice, cette justice générale qui renferme toutes les autres vertus, comme la vérité, la piété, la
défense du prochain, etc. ainsi que l'explique saint Chrysostôme (Hom. XV in Matth.). Ils sont vraiment heureux par
l'espérance, en attendant qu'ils soient heureux par la jouissance même ; car le royaume des cieux leur appartient, et
quant à la couronne et quant à l'auréole. Mais quoi ! dira peut-être quelqu'un, dois-je donc m'exposer à la mort pour
défendre les libertés et les franchises de l'Église ? Oui, ainsi que pour toutes les choses qui se rapportent aux intérêts
spirituels. Saint Ambroise, traitant cette question (Epist, XXXIII), s'exprime en ces termes : « L'Empereur me demande
ce qui m'appartient, comme mes terres, mon argent ou toute autre chose semblable, je ne résisterai point, quoique
pourtant tous mes biens soient aux pauvres ; mais s'il s'agit des choses divines, je résisterai courageusement, parce
qu'elles ne sont pas soumises à l'autorité temporelle. Vous voulez mon patrimoine, prenez-le ; vous voulez mon corps, je
vous l'abandonne ; vous voulez me charger de chaînes et me traîner à la mort, je ne me défendrai pas, je ne m'entourerai
pas de gens armés, je n'irai pas embrasser le pied des autels, en implorant grâce et pitié ; mais s'il s'agit des choses
saintes et des intérêts spirituels, je sacrifierai ma vie pour leur défense. » Ainsi parle saint Ambroise.
Cette huitième béatitude est le complément des autres, et comme le résumé de toutes les couronnes ; car
lorsque l'homme s'est perfectionné par la pratique des vertus précédentes, il est jugé digne et capable de souffrir pour
Dieu les peines et les adversités qui peuvent survenir en ce monde. Saint Chrysostôme dit à ce sujet (Hom. VI, ex variis
in Matth.) : « Notre-Seigneur préconisant les huit béatitudes fait dépendre toujours la suivante de la précédente, de telle
sorte qu'il nous offre une chaîne admirable de vertus à pratiquer. En effet, celui qui est humble est naturellement doux,
et celui qui est doux pleure facilement ses péchés ; celui qui pleure ses péchés éprouve bientôt la faim et la soif de la
justice ; l'homme juste est aussi miséricordieux, et en lui la justice et la miséricorde produisent la pureté du cœur ; celui
qui est ainsi disposé sera certainement pacifique ; parvenu à ce point, il sera sans nul doute prêt à braver les dangers, à
supporter les malédictions et à endurer tous les maux. »— A ces paroles de saint Chrysostôme nous pouvons ajouter : si
celui qui possède les vertus précédentes est heureux, bien plus heureux encore celui qui ne craint pas de les exercer au
milieu des plus grandes adversités. Les sept premières béatitudes perfectionnent l'homme, mais la huitième fait éclater
sa perfection. En effet, la patience dans les afflictions est le degré suprême qui, se joignant à chacune des autres
béatitudes, les éprouve et les purifie de tout alliage, en sorte que l'on peut dire : Heureux les pauvres d'esprit, heureux
ceux qui sont doux, s'ils souffrent persécution pour la justice et ainsi pour chacune des autres béatitudes, dont la

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patience est l'épreuve et la consommation ; car, selon l'enseignement de saint Jacques (I, 4), c'est la patience qui rend
l'œuvre parfaite. Le scorpion qui n'est pas attaqué reste tranquille, et ne lance pas son dard ; mais si vous le touchez, il
dresse aussitôt son aiguillon et vous pique. De même l'homme sans vertu, sitôt qu'il se sent blessé par quelque parole
aigre ou injurieuse, se gonfle, s'enflamme de colère et de rage, comme le serpent, et s'élève contre celui qui l'a attaqué,
prouvant par là qu'il était un vase vide de toute vertu. Les Saints au contraire, lorsqu'on les frappe sur une joue,
présentent l'autre, ils aiment leurs ennemis et prient pour leurs persécuteurs. « Comme les étoiles brillent pendant la
nuit, et ne paraissent point pendant le jour ; de même, dit saint Bernard (Serm. XXVII, in Cantic.), la vertu, qui est
voilée dans la prospérité, éclate dans l'adversité. »
D'après ce que nous venons de dire, cette huitième béatitude ne serait pas tant une béatitude distincte et
particulière que la manifestation et la confirmation des autres. Elle est placée au huitième rang, parce qu'elle figure la
résurrection générale qui doit avoir lieu au huitième âge du monde, et qui est également figurée par les octaves des fêtes
des Saints. Elle est comparée à la circoncision et à la résurrection ; car par cette huitième béatitude nous sommes
circoncis ou purgés de tout levain de corruption, et nous sommes consommés et éprouvés en toutes sortes de vertus ; en
outre de même que par la résurrection générale, nous serons changés et perfectionnés dans la gloire, ainsi nous sommes
ici-bas confirmés et perfectionnés par la patience en mérite et en grâce. La même récompense, c'est-à-dire le royaume
des cieux, est promise à la première et à la huitième béatitude, parce que ceux-là surtout souffrent persécution en ce
monde qui sont plus exposés à ses mépris ; or, les pauvres d'esprit ne sont-ils pas sans cesse en butte aux railleries d'un
grand nombre ? Ces deux béatitudes ou vertus ont un mérite fort semblable ; car la pauvreté volontaire est un véritable
martyre, puisqu'il faut continuellement se vaincre soi-même pour résister aux attraits du monde. Or, deux choses sont
comprises dans la récompense d'un royaume, à savoir les richesses et la domination. C'est relativement aux richesses
qu'un royaume est promis aux pauvres volontaires ; car ceux qui amont renoncé pour Jésus-Christ aux biens temporels
jouiront dans l'autre vie des biens éternels. Mais c'est relativement à la domination qu'un royaume est promis aux
hommes patients ; car ceux qui auront été opprimés ici-bas pour Jésus-Christ régneront avec lui dans le ciel et
domineront leurs oppresseurs. C'est pourquoi on peut dire que la récompense n'est pas la même pour ces deux
béatitudes ; puisque par le royaume promis à la première on entend la récompense de la couronne, et par le royaume
promis à la huitième on entend la récompense de l'auréole. Toutefois, le royaume des cieux, qui est la récompense
commune à ces deux béatitudes, l'est également aux autres, quoiqu'il soit désigné de différentes manières. « Bien que le
royaume des cieux ne soit pas proposé comme récompense à chacune des béatitudes, ne vous alarmez point, dit saint
Chrysostôme (Hom. XIII, in Matth.) ; car, en se servant de diverses dénominations, notre Sauveur les rapporte toutes au
même but qui est le royaume céleste. » — Que chacun donc, en écoutant les paroles du Sauveur, examine sérieusement
s'il peut être compris dans une de ces huit béatitudes, et s'il se trouve en quelqu'une, qu'il se tranquillise, son bonheur est
assuré ; car ainsi l'a déclaré la Vérité même, cette Vérité infaillible qui ne peut ni se tromper ni nous tromper.
Après avoir parlé à tous d'une manière générale, Jésus-Christ s'adresse plus spécialement à ses Apôtres, et leur
prédit la triple persécution qu'ils auront à souffrir pour lui ; persécution par les sentiments, les paroles et les œuvres
(Matth. V, 11). Vous serez bienheureux, leur dit-il, lorsque les hommes vous haïront et vous détesteront à cause de moi ;
voilà la persécution par les sentiments ; lorsqu'ils vous poursuivront et vous chasseront de leurs synagogues, comme
immondes et indignes de participer à leurs assemblées, voilà la persécution parles œuvres ; lorsqu'en outre ils diront
contre vous toute sorte de mal, en cherchant à noircir votre réputation ; lorsqu'ils vous accableront de reproches, en
vous chargeant d'insultes ; lorsqu'ils maudiront et proscriront votre nom, celui de Chrétien, en s'efforçant de l'anéantir
comme exécrable et infâme, voilà la persécution par les paroles. Pourtant, il ne faut pas conclure de là que chacun doive
s'exposer à de pareilles persécutions ou les rechercher, mais seulement qu'il ne faut pas s'en effrayer au point
d'abandonner soit la bonne voie, soit la justice véritable, soit la saine doctrine. Si nous avons une triple persécution à
subir ici-bas, nous avons aussi à lui opposer une triple patience, qui consiste à supporter avec résignation les sentiments
haineux, les paroles outrageantes et les mauvais traitements, en pardonnant les injures, en compatissant aux fautes du
prochain, en priant pour lui afin qu'il se convertisse et que ses péchés lui soient pardonnes. L'Église de Dieu oppose
également cette triple patience à la triple persécution qu'elle éprouve de la part de ses ennemis. — Quoique ces paroles
puissent convenir à tous les hommes, Notre-Seigneur les adresse spécialement aux Apôtres et leur prédit combien ils
devaient éprouver de tribulations pour son nom, parce qu'ils devaient se distinguer de tous les autres par de plus grandes
souffrances. A raison des combats plus difficiles qu'ils devaient soutenir, ils avaient donc besoin d'un encouragement
tout particulier ; aussi, pour enflammer leur courage, le divin Maître s'adresse à ceux qu'il allait envoyer comme des
agneaux au milieu des loups. Les Apôtres profitèrent si bien de cet avertissement, comme le Vénérable Bède le
remarque (in cap. VI Luc), que peu de temps après l'Ascension du Sauveur, ils se réjouissaient d'avoir été trouvés
dignes de souffrir quelque opprobre pour le nom de Jésus, dans les tribunaux où ils avaient été condamnés (Act. V, 41).
Sans doute toute persécution ne rend pas heureux, mais celle-là seulement qui est supportée avec joie pour la
justice, c'est-à-dire pour le Christ, Fils de la Vierge ; aussi il ajoute : Toutes les fois qu'ils vous persécuteront injustement
et à cause de moi qui suis le Fils de l'homme. C'est à cette condition que nos peines se changeront en joie lorsque Dieu
distribuera à ses Saints la récompense de leurs travaux. Autrement, les souffrances, bien loin de nous rendre heureux,
nous rendent plus misérables ; et au lieu de nous mériter des récompenses, elles ne font qu'aggraver nos peines. « Si
vous souffrez parce que vous avez péché, dit saint Augustin, vous souffrez alors pour vous et non pour Dieu ; mais si
vous souffrez pour accomplir les commandements, alors vous souffrez pour Dieu même et une récompense éternelle
vous est assurée. Is jouissent déjà dans leur cœur de cette récompense, par anticipation, ceux qui peuvent dire comme
saint Paul : Nous nous glorifions de nos tribulations. Pour en être digne, il ne suffit pas de souffrir d'une manière
quelconque, il faut souffrir pour Jésus-Christ, non-seulement avec résignation, mais encore avec joie. » Aussi, pour nous

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animer à souffrir convenablement, le Seigneur nous met sous les yeux quel doit être le prix de nos souffrances. Car,
comme dit saint Jérôme, « l'espérance du salaire fait supporter le poids du travail, et la perspective de la récompense
calme le sentiment de la douleur. »
Réjouissez-vous donc intérieurement et extérieurement, dit Jésus-Christ (Matth. V, 12). Gaudete et exultate,
c'est-à-dire que la joie contenue dans votre cœur rejaillisse même sur votre corps, pour faire comprendre par votre
exemple les avantages excellents et les fruits glorieux de la patience ; car votre récompense non-seulement est grande
comme celle des autres élus, mais abondante comme étant supérieure à tout mérite dans les cieux ; et l'étendue de cette
récompense décernée dans les cieux sera proportionnée à la grandeur des tourments supportés ici-bas pour la justice.
Oui, cette récompense est grande, elle est abondante, elle est précieuse, elle est durable : elle est si grande, qu'on ne
saurait la concevoir, si abondante qu'on ne peut la mesurer, si précieuse qu'on ne saurait l'estimer, si durable qu'elle ne
finira jamais. Elle sera d'autant plus riche que la foi aura été plus généreuse pour nous faire supporter les tribulations
avec joie et allégresse ; car Dieu ne récompense pas tant la quantité des travaux et la multitude des œuvres, que la
qualité et l'excellence des motifs et des sentiments qui les ont fait entreprendre ou endurer ; il considère moins la
grandeur de l'action que la grandeur de l'affection, et il a préféré les deux petites pièces de la veuve aux superbes
offrandes des riches (Luc. XXI). « Ils apprécient justement cette récompense, dit saint Augustin, ceux qui se réjouissent
des biens spirituels, et ils la goûteront complètement, lorsqu'ils seront passés de cette vie mortelle à la vie éternelle.
Mais nous, hélas ! nous nous laissons abuser et séduire par les biens du monde, et par les louanges du vulgaire ; nous
nous abandonnons à la joie et à l'allégresse, alors que nous devrions plutôt gémir et pleurer ; car les prospérités sont plus
dangereuses que les adversités, et les éloges que les réprimandes. Joignons-nous donc aux saints Apôtres, et réjouissons-
nous avec eux de ce que le divin Maître leur apprend à trouver dans les opprobres et dans les persécutions un sujet de
gloire et de félicité. »
« Mais qui de nous, dit saint Jérôme (in cap. VI Matth.), peut se réjouir dans le Seigneur de voir sa réputation
déchirée par la calomnie ? Ce n'est assurément pas celui qui court après la vaine gloire. Et pourtant, nous devons nous
réjouir en Dieu du mal qu'on dit de nous, si nous voulons qu'une récompense nous soit préparée dans les cieux. J'ai lu
quelque part cette admirable sentence : Ne cherchez point la vaine gloire, et vous ne gémirez jamais de vous voir
méprisé. » « Plus on prend plaisir aux louanges des hommes, dit saint Chrysostôme, plus aussi leur censure nous cause
de tristesse. Celui, au contraire, qui ne désire que la gloire du ciel, ne redoute aucunement le mépris du monde. » « Vous
ne serez heureux, dit Sénèque lui-même (lib. de Moribus), que quand vous serez devenu la risée de la foule. Voulez-
vous parvenir à ce bonheur ? Apprenez d'abord à mépriser le mépris même, puis soyez homme de bien franchement et
de bonne foi, souffrez alors qu'on vous regarde et qu'on vous traite comme un insensé ; que chacun à son gré vous
moleste et vous injurie, vous supporterez tout cela avec patience si la vertu véritable habite en votre cœur. »
Le divin Sauveur, voulant adoucir la rigueur des persécutions qu'il prédit à ses Apôtres, et, en même temps, les
animer à souffrir les tribulations avec patience, non-seulement leur montre la gloire qui doit en être le prix, mais encore
leur propose l'exemple des Prophètes qui les ont précédés dans la lutte. C'est ainsi, dit-il, que les Prophètes, tels que
Jérémie, Isaïe et les autres saints personnages vos devanciers et vos modèles, ont souffert eux aussi les plus cruelles, les
plus nombreuses et les plus continuelles persécutions pour la défense de la vérité (Luc. VI, 23). Comme s'il disait : Ne
soyez point étonnés si vous êtes persécutés : vous n'êtes pas les premiers ni les seuls à marcher dans cette voie ; suivez
les traces que vous ont laissées les anciens serviteurs et envoyés de Dieu ; si vous voulez partager leur bonheur et leur
joie, sachez, comme eux, souffrir et mourir pour la défense de la foi. Plus privilégiés qu'eux, pour stimuler votre zèle,
vous avez sous les yeux les exemples de vos prédécesseurs qu'ils n'avaient pas eux-mêmes. Pour exciter et animer les
éléphants au moment du combat, on a coutume de leur présenter quelque matière rouge comme du sang ; de même pour
nous encourager à souffrir, on nous propose les exemples de Jésus-Christ et des Martyrs empourprés de leur sang. Si
donc nous contemplons la récompense qui est promise à la patience, comme les Prophètes et les Apôtres, nous devons
être disposés à tout endurer avec un généreux dévouement, afin de participer à leur triomphe et à leur gloire.
Que personne n'abandonne la vérité pour fuir les persécutions, mais bien plutôt qu'il les embrasse avec ardeur,
si Jésus-Christ est en cause : car, comme le déclare saint Paul (II Tim. III, 12) : Tous ceux qui veulent vivre saintement
en Jésus-Christ souffrent persécution. Si donc vous souffrez persécution, c'est une preuve que vous vivez saintement en
Jésus-Christ ; si au contraire vous refusez de supporter la persécution, c'est une marque que vous ne voulez pas vivre
saintement en Jésus-Christ : dans le premier cas, vous avez un signe de prédestination et dans le second un signe de
réprobation ; car une foi fervente ne saurait exister sans combat. Telles sont les conclusions solides que saint Ambroise
(in Ps. CXVIII) a fait ressortir de la maxime précédemment émise par saint Paul. — Mais, direz-vous peut-être, qui
donc pourra désormais parvenir à la béatitude au moyen des persécutions ? La paix ne règne-t-elle pas en tout lieu ? et
la sainte Église n'est presque nulle part opprimée par ses adversaires. Erreur, vous répondrai-je ; n'y a-t-il pas partout
des tentations à vaincre et des persécutions à endurer ? ne voit-on pas tous les jours jusque dans le sein même de
l'Église, Caïn s'élever contre Abel, Ismaël contre Isaac, Esaü contre Jacob, c'est-à-dire les impies contre les justes ? Si
vous n'avez pas de persécution à supporter de la part des étrangers infidèles, n'en avez-vous pas de la part des faux
frères ? Et, si les combats extérieurs font défaut, n'avez-vous pas les combats intérieurs que vous livrent sans cesse les
puissances de l'enfer ? Non, les persécutions ne nous manqueront jamais ; nous avons donc besoin de patience pour
obtenir les récompenses promises à ceux qui savent en triompher. Malheur donc à ceux qui dans les tribulations perdent
patience, car ils en perdent aussi le prix. Ne murmurons pas si nous éprouvons quelques peines, parce qu'elles nous
mériteront des couronnes éternelles.
Saint Matthieu mentionne huit béatitudes, tandis que saint Luc (cap. VI) n'en compte que quatre ; mais, selon
saint Ambroise (in cap. VI Luc), les huit sont comprises dans les quatre, et les quatre sont également contenues dans les

75
huit. En effet, la douceur et la paix s'unissent à la patience, la pureté du cœur à la pauvreté d'esprit, et la miséricorde au
désir de la justice. Notre divin Maître, après avoir encouragé ses auditeurs à la pratique des vertus par la vue des
récompenses qui leur sont réservées dans le ciel, cherche aussi à les détourner de tout péché par la crainte des supplices
dont les pécheurs sont menacés. Il ajoute donc (Luc. VI, 24) : Malheur et malheur éternel à vous riches, non pas à tous
en général et sans distinction, mais à vous qui avez ici-bas toutes les consolations, toutes les aises que vous désirez ; à
vous qui abusez des richesses pour vous procurer toutes les jouissances de la terre ; vous n'aurez de ma part aucune
consolation, ni en cette vie, ni dans l'autre. Les riches dont parle ici Jésus-Christ sont donc ceux qui placent tout leur
bonheur dans les biens temporels : car ce ne sont pas les richesses, mais l'amour et l'abus des richesses qui rendent
l'homme coupable. Comme il avait dit précédemment que le royaume céleste était réservé aux pauvres volontaires, il
nous montre ici par opposition que celui-là s'éloigne de ce royaume qui, dans les biens temporels, recherche, non pas un
remède ou un adoucissement aux misères et aux nécessités de cette vie, mais le plaisir et la satisfaction des sens ; aussi
un jour il entendra le souverain Juge lui dire comme au mauvais riche : Mon fils, souvenez-vous que vous avez reçu les
biens pendant votre vie. (Luc. XVI, 25). « Ceux donc, remarque saint Ambroise (in Luc), qui pendant cette vie auront
reçu les consolations, en seront éternellement privés dans l'autre. »
Jésus-Christ dit aussi (Luc. VI, 25) : Malheur à vous qui êtes rassasiés c'est-à-dire qui maintenant vous livrez à
la bonne chère et qui vivez dans les délices ; car dans l'autre monde vous aurez faim, parce que vous serez privés non
pas seulement de nourriture, mais de tout bien absolument. Ainsi, ce mauvais riche qui tous les jours s'asseyait à une
table splendidement servie, quelle angoisse ne ressentait-il pas quand il conjurait le pauvre Lazare qu'il avait méprisé de
lui procurer une goutte d'eau au bout de son doigt ! Ceux qui se sont adonnés aux excès de la table subiront des jeûnes
rigoureux ; car n'est-il pas juste que les fautes commises soient punies par des châtiments tout opposés ? C'est la règle
que nous devons suivre nous-mêmes, si nous voulons faire une sincère pénitence, en guérissant les contraires par les
contraires. » Si l'on proclame heureux, dit le Vénérable Bède (in cap. VI Luc), ceux qui en ce monde ont faim et soif de
la justice, l'on doit regarder comme malheureux ceux qui, se complaisant dans leurs passions, n'éprouvent jamais aucun
désir du vrai bien, mais se persuadent être heureux tant qu'ils ne sont pas privés de leurs propres satisfactions. »
Malheur à Vous ajoute Jésus-Christ, à vous qui riez outre mesure, et qui vous réjouissez dans de vains plaisirs ;
un jour viendra où, intérieurement et extérieurement affligés ; vous gémirez et vous pleurerez ; vous gémirez, parce que
vous serez privés de tout bien ; vous pleurerez, parce que vous serez accablés de tous les maux dans les feux éternels,
où il n'y aura que larmes et grincements de dents (Luc. XIII, 28). Si en effet ceux qui auront pleuré ici-bas doivent être
heureux et consolés dans l'autre vie, n'est-il pas juste que ceux qui auront ri soient malheureux et tourmentés ? Aussi le
Sage a dit (Prov. XIV, 13) : Les ris seront suivis de la douleur et aux joies mondaines succédera le deuil éternel. « Si
Notre-Seigneur, dit saint Basile (in brevibus regulis interrogat. 31), blâme ainsi ceux qui s'abandonnent au rire, il est
évident que le Chrétien ne doit jamais s'y abandonner, surtout lorsqu'il voit un si grand nombre de ses frères mourir dans
leurs péchés ; ce doit être là un sujet continuel de larmes. » Quel motif pourriez-vous avoir de vous livrer à une telle
joie, ajoute saint Chrysostôme, vous qui devez bientôt comparaître au tribunal suprême pour y rendre compte de toutes
vos œuvres ? »
Malheur à vous, continue Jésus-Christ (Luc. VI, 26), lorsque les hommes vous applaudiront, c'est-à-dire
lorsque par leurs louanges et leurs flatteries ils vous entretiendront dans vos péchés, vous aveuglant ainsi au point que
vous ne vous connaissiez plus vous-même, et que vous oubliiez cette parole de l'Apôtre : Si je plaisais aux hommes, je
ne serais pas le serviteur de Jésus-Christ (Galat. I, 10). C'est ainsi qu'agissaient les faux prophètes qui cherchaient à
capter les faveurs et les applaudissements du peuple, en le flattant de trompeuses espérances ; car ils ne parlaient point
par inspiration divine, mais de leur propre fonds. C'est cet abus que le Psalmiste déplorait, en disant : Le pécheur est
applaudi dans ses passions, et le méchant est loué dans ses iniquités (Ps. X, 3). Mais malheur à ceux qui prodiguent les
éloges de cette manière, car la langue de l'adulateur est plus funeste que le glaive du persécuteur. Flatter ainsi le
coupable, c'est lui mettre un doux oreiller sous la tête, afin que, bercé par les louanges, il s'endorme mollement dans son
crime. Si l'Évangile proclame heureux ceux qui sont injustement maudits des hommes, nous devons, dans le sens
opposé, regarder comme malheureux ceux qui sont faussement applaudis. Le signe le plus terrible de la colère et de la
vengeance divines, c'est lorsque le pécheur ne trouve qu'adulation et point de correction, comme s'il n'avait fait que de
belles actions ; car alors cette flatterie l'entretient dans un fatal aveuglement et le conduit à un plus rigoureux châtiment.
Saint Luc rapporte les dernières sentences que nous venons d'exposer, pour faire ressortir plus clairement, par les
condamnations opposées, les quatre béatitudes qu'il avait précédemment signalées.

Prière

Seigneur Jésus-Christ, qui, du haut de la montagne où vous êtes monté avec vos disciples, avez enseigné les voies les
plus élevées de la perfection et de la béatitude, et qui à chaque excellente vertu avez assigné une récompense
convenable, faites que, docile à vos divines instructions, je m'applique à pratiquer ces vertus sublimes, afin d'en acquérir
le mérite, malgré ma faiblesse, et d'en obtenir la récompense, par votre miséricorde. Faites que, considérant le prix de
l'œuvre, je ne refuse pas la peine du travail ; mais que l'espérance du salut éternel adoucisse en moi l'amertume du
présent remède, et me porte à surmonter courageusement toutes les difficultés de cette entreprise capitale. Quelque
misérable que je sois par moi-même, bon Maître, rendez-moi heureux dès ici-bas par la consolation que me procure
dans cet exil l'onction de votre grâce, puis consommez éternellement mon bonheur par la jouissance dont me remplira
dans la patrie la communication de votre gloire. Ainsi soit-il.

76
CHAPITRE XXXIV

Suite du Sermon sur la Montagne :

Devoirs des Prélats — Divers conseils relatifs à la Colère et la Réconciliation,


à la Concupiscence et au Divorce, au parjure et au serment

Matth. V, 13-37

Après avoir exhorté les Apôtres à supporter les persécutions, le Seigneur emploie quatre comparaisons pour
leur faire comprendre qu'ils doivent être animés dans les tribulations d'un courage supérieur à celui des autres hommes ;
comme s'il leur disait : Vous ne devez pas vous laisser abattre par les différentes persécutions, parce que votre
défaillance entraînerait la ruine d'un grand nombre. En effet, vous êtes, c'est-à-dire vous devez être, le sel de la terre, la
lumière du monde, la cité bâtie sur la montagne et le flambeau placé sur le chandelier (Matth. V). Les deux premières
comparaisons montrent ce que les Apôtres doivent faire : purifier les affections et éclairer les intelligences des autres
hommes. Les deux comparaisons suivantes montrent ce que les Apôtres doivent éviter : ne pas fuir les regards humains
et ne pas retenir les vérités captives.
D'abord, les Apôtres ainsi que les prélats sont appelés sel de la terre parce que la perfection de leur vie doit
changer et réformer l'esprit et le cœur des hommes qui ont le goût des choses terrestres (Matth. V, 13). En effet, comme
le sel rend la terre stérile et les mets savoureux, dessèche les viandes et préserve les chairs de la putréfaction ; comme il
est formé par l'eau et le feu, et offert dans tout sacrifice ; de même l'exemple de la sainteté rend stériles les affections
terrestres en les tempérant, et rend agréables les désirs spirituels en les excitant ; il dessèche la chair en la mortifiant, et
préserve le corps de la corruption, en réprimant la volupté ; il est produit par les larmes de la dévotion et par les
flammes de la charité dans la fournaise de la pénitence où il s'élabore ; il est offert en tout temps pour redresser et
modérer toutes les œuvres. Dans l'Écriture, le sel figure surtout la discrétion que doivent avoir les prélats pour diriger
les actes de leurs sujets, de manière à les rendre plus agréables à Dieu, comme les mets assaisonnés par le sel
deviennent plus savoureux.
Jésus avertit les Apôtres ainsi que les autres prélats de l'Église de rester fermes dans les vertus, parce que si le
sel s'affadit ou s'évapore, avec quoi salera-t-on ? C'est-à-dire si le prélat ou le docteur qui doivent en quelque sorte
assaisonner la vie des autres tombent et disparaissent effrayés par la persécution ou l'adversité, séduits par la cupidité ou
la prospérité, enflés par l'orgueil ou la vaine gloire, affaiblis par la négligence ou la paresse, entraînés par l'affection
charnelle ou renversés par l'erreur, de manière qu'ils ne puissent enseigner et édifier leurs sujets ou disciples, de qui le
pauvre peuple recevra-t-il alors l'assaisonnement de l'instruction qu'il devait attendre de la conduite et de la doctrine des
supérieurs ? Ou bien encore : Qui fournira l'assaisonnement de la correction à celui-là même qui devait la donner aux
autres ? Car, comme dit également le Sage : Qui guérira l'enchanteur piqué par le serpent ? (Eccl. XII, 13). C'est alors
qu'il faut lui dire : Médecin, guéris-toi toi-même (Luc. IV, 23). Pareillement, si la discrétion qui doit être
l'assaisonnement de notre conduite manque à nos bonnes œuvres, elles ne seront point agréables à Dieu. C'est ce que
Dieu a figuré dans l'ancienne Loi, lorsqu'il défendit de lui offrir aucun sacrifice sans y joindre du sel.
Le sel qui s'est évaporé a tellement perdu sa force, qu'il ne vaut plus rien ni pour la terre, ni pour l'engrais. Il
n'est pas utile à la terre, puisque si on l'y jette, il l'empêche de produire les plantes ; il n'est pas non plus utile à l'engrais,
puisque si on l'y mêle, il lui enlève sa vertu fécondante. En disant que ce sel n'est plus bon à rien qu'à être jeté dehors et
foulé aux pieds, c'est comme si le Sauveur disait : Ce prélat insipide ne vaut plus rien, parce qu'il ne porte pas en lui-
même le fruit des bonnes œuvres, comme la terre qui germe d'elle-même ; et parce qu'il ne donne pas aux autres la vertu
de la fécondité, comme l'engrais qui fait développer les plantes ; ainsi il doit être jeté dehors, destitué de ses fonctions et
confondu parmi les autres hommes, parce qu'il se nuit à lui-même, et ne profite pas au prochain : il doit être éloigné de
la prélature, pour que ses fonctions ne deviennent pas méprisables aux yeux du public. On doit donc le déposer de sa
dignité ecclésiastique, le retrancher de l'Église catholique, en sorte qu'il ne compte plus parmi ses membres et ne
participe plus à ses mérites ; enfin il sera exclu de la gloire des Saints. Il sera foulé aux pieds par les hommes qui dans
le monde le tourneront en dérision, par les Anges qui le sépareront des bons au jour du jugement, par les démons qui le
tourmenteront dans l'enfer.
Les Apôtres et les prélats sont aussi appelés lumière du monde (Matth. V, 14), c'est-à-dire lumière des hommes
qui sont dans le monde, à cause de la prédication par laquelle ils doivent éclairer les ignorants relativement à leur
croyance et à leur conduite ; car, de même que le soleil et la lune éclairent les yeux du corps, de même les Apôtres et les
docteurs éclairent les yeux de l'esprit. Mais il faut d'abord mener une bonne vie avant d'enseigner la bonne doctrine.
C'est pourquoi, Jésus, après avoir dit aux apôtres : Vous êtes le sel de la terre, par la sagesse de votre vie, ajoute : Vous
êtes la lumière du monde par l'éclat de votre prédication. Ainsi, le prélat doit être le sel et la lumière du monde ; le sel
par ses exemples, la lumière par ses enseignements. L'ordre convenable demande donc que la sainteté de la conduite
précède l'enseignement de la vérité. D'après la Glose, il y a trois sortes de lumières : celle que Dieu possède par lui-
même et qu'il communique à ses créatures ; celle que les Apôtres et leurs successeurs ont reçue de Jésus Christ et qu'ils
transmettent aux autres hommes ; celle enfin que les simples fidèles ont reçue de leurs supérieurs, et qu'ils ne
transmettent point officiellement à leurs semblables. La première est comme la lumière du soleil, la seconde comme

77
celle de la lune, la troisième comme celle des étoiles
Après avoir comparé ses Apôtres au sol qui assaisonne et à la lumière qui éclaire, Jésus les compare à une ville
élevée et à une lampe allumée ; parce que les Apôtres et les prélats ne doivent pas fuir les regards humains, ni cacher les
vérités évangéliques par un motif de crainte ou de paresse, en les tenant comme un flambeau sous le boisseau ou sous le
lit, soit pour éviter la persécution, soit pour ne pas troubler leur repos. Mais ils doivent être comme une ville bâtie sur
une montagne, pour servir d'asile à ceux qui sont injustement opprimés ; ils doivent être comme une lampe placée sur le
chandelier, pour illuminer par leur sainte vie les hommes plongés dans les ténèbres morales. Par cette double
comparaison, Jésus avertit les Apôtres et les prélats de luire et de briller tellement à tous les yeux, que les hommes,
remplis d'admiration à la vue de leurs bonnes œuvres, se laissent entraîner et convertir ; afin que la gloire en revienne
non pas aux instruments mortels, mais à Dieu le Père, auteur de tout bien. Les Apôtres et les prélats doivent donc
éclairer le monde non-seulement par leurs discours, mais aussi par leurs œuvres ; car Jésus ne leur dit pas : afin
qu'entendant vos bons discours, mais afin qu'en voyant vos bonnes œuvres, les hommes glorifient votre Père qui est
dans les cieux. On profite en effet aux autres hommes plus efficacement en agissant qu'en parlant, et ce qu'ils voient les
frappe plus vivement que ce qu'ils entendent, parce que l'éclat de l'exemple l'emporte toujours sur celui de la parole. Car
celui qui prêche de bouche seulement n'instruit qu'une heure par semaine ; mais celui qui prêche par toute sa conduite
instruit à toute heure et en tout temps. De là cette sentence de la Sagesse (III, 7). Les justes brilleront et leur lumière se
répandra comme l'incendie qui se propage parmi les roseaux. « Enseigner de parole et non pas d'exemple, dit saint
Grégoire (Moral. XXXIII, 1), c'est une vanité qui produit peu d'effet. » Selon saint Bernard {Serm. de custodia linguae),
« un langage sublime et une basse conduite, une doctrine éclatante et une vie ténébreuse c'est une véritable
monstruosité. » Les prélats doivent donc briller par leurs bonnes œuvres pour procurer non pas leur propre gloire, mais
la gloire divine avec l'édification du prochain. Ceci n'est pas contraire à la maxime que prononça Notre-Seigneur, en
disant (Matth. VI, 1) : Ayez soin de ne pas faire vos actes de justice devant les hommes. Car dans nos bonnes œuvres
nous devons fuir notre propre gloire, comme l'indique ce dernier texte, et en même temps nous devons rechercher la
gloire divine, comme le marque le texte précédent.
Jésus-Christ commence ensuite à apprendre aux Apôtres ce qu'ils doivent enseigner, en les prévenant d'abord
contre une fausse opinion qu'ils pouvaient avoir. Ainsi, supposant qu'ils lui disaient : Nous voulons bien ne point cacher
votre doctrine, mais quelle est cette doctrine que vous nous défendez de cacher ? Doit-elle être contraire à ce qui est
écrit dans la Loi et les Prophètes ? Non, répond le Sauveur : ne croyez pas que je sois venu pour abolir la Loi et les
Prophètes, en empêchant leur accomplissement spirituel (Matth. V, 17). Car, d'après saint Augustin (lib. I, de serm.
Dom. cap. 14), « tout ce qui est écrit dans l'Ancien Testament est la figure et l'image de ce qui est accompli dans le
Nouveau. » Aussi Jésus-Christ ajoute : Je ne suis pas venu abolir la Loi, mais l'accomplir. Il y a, en effet, comme le fait
remarquer saint Augustin, deux manières d'accomplir la Loi ; soit en ajoutant quelque chose qui lui manque, soit en
exécutant ce qu'elle prescrit. Or le Seigneur ajoute ce qui manque à la Loi, de sorte qu'il ne détruit pas ce qu'il y trouve,
mais plutôt il le confirme en le perfectionnant. Tout ce que la Loi et les Prophètes avaient annoncé de lui s'était
accompli déjà eu partie dans sa personne, et avant que le ciel et la terre passent, avant que les éléments passent de leur
forme changeante à une forme immuable, c'est-à-dire avant que ce monde finisse quant à sa forme actuelle, mais non
quant à sa matière, tout ce qui est écrit du Sauveur s'accomplira spirituellement (Matth. V, 18) ; pas un iota, pas même
un accent, c'est-à-dire pas le moindre précepte de la Loi ne manquera d'être observe, ne sera vain et inutile. L'iota est la
plus petite lettre de l'alphabet grec, et l'accent est ce petit signe qui se place sur le corps de la lettre pour la modifier.
Jésus désigne par là les plus petits préceptes avec leurs moindres parties qui ne seront pas omis, mais qui seront
parfaitement accomplis en leur temps, soit dans Jésus-Christ lui-même, soit dans ses membres.
Après avoir montré comment il devait accomplir la Loi et enseigner sa doctrine, Jésus-Christ montre comment
les docteurs et les prélats doivent à leur tour accomplir l'une et enseigner l'autre. Il distingue à cet égard deux classes de
docteurs. Les uns, comme les Scribes et les Pharisiens, ont une conduite défectueuse et une bonne doctrine. C'est d'eux
qu'il est dit (Matth. V, 19) : Celui donc qui détruira, par une vie mauvaise et en le transgressant, un seul de ces moindres
préceptes, c'est-à-dire des commandements du décalogue les plus vulgaires et les plus élémentaires de la morale, et qui
apprendra aux autres à les violer aussi, en les corrompant par ses mauvais exemples, celui-là sera estimé le moindre
dans le royaume des cieux, c'est-à-dire dans l'Église militante. Car, comme le dit saint Grégoire (Hom. I, in Ezech.),
« celui dont la conduite est méprisable doit s'attendre à voir sa prédication méprisée. » Ô combien d'hommes
aujourd'hui qui sont les plus petits et qui cependant se croient les plus grands ! Saint Augustin dit à ce sujet (lib. III, de
serm. Domini in monte, cap. 16) : « C'est une conséquence nécessaire que celui qui est maintenant le moindre dans le
royaume des cieux, c'est-à-dire dans l'Église militante, soit un jour exclu du royaume des cieux, c'est-à-dire de l'Église
triomphante ; car celui qui transgresse ce qu'il enseigne n'appartiendra pas à la société de ceux qui observent ce qu'ils
enseignent. » C'est pourquoi saint Chrysostôme dit (Hom. XVI in Matth.) : « Ne pas observer ce qu'on enseigne, c'est
non-seulement ne produire aucun bien, mais encore causer un grand mal ; car c'est s'exposer à une grave damnation que
de soigner ses discours et de négliger ses œuvres, de bien parler et de vivre mal. » — Les autres docteurs sont ceux dont
la vie est aussi irréprochable que la doctrine est bonne, comme doivent être les prélats de l'Église ; et c'est d'eux qu'il est
dit : Mais celui qui gardera et enseignera tous les moindres préceptes sera estimé grand dans le royaume des cieux. En
effet, dit saint Chrysostôme (Hom. LXXIX in Joan.), « appuyer une doctrine par le raisonnement, c'est chose facile ;
mais pour la démontrer par la pratique, il faut une grande vertu. I1 en faut aussi une grande, quoique dans un degré
inférieur, pour accomplir les préceptes sans même les enseigner ; car les observateurs de la Loi seront justifiés devant
Dieu. Or, tous les préceptes sont censés accomplis, lorsqu'on ignore ceux qu'on omet ; c'est pourquoi nous devons
toujours dite : Pardonnez-nous nos manquements (Matth. VI, 12).

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Jésus confirme ensuite ce qu'il a dit, à savoir, que non-seulement il ne détruit pas la Loi, mais qu'il veut
l'accomplir d'une manière surabondante. Ses disciples doivent faire de même, et leur justice doit l'emporter sur celle des
Scribes et des Pharisiens qui parlent sans agir ; mais eux ne doivent pas se contenter d'enseigner la justice, ils doivent
encore la pratiquer, parce que, pour être sauvé, il ne suffit pas d'avoir une bonne doctrine, si l'on n'a pas une vie
irréprochable. D'après saint Augustin (lib. I, de serm. Domini in monte, 17), le Seigneur refuse l'entrée dans le royaume
des cieux à ses disciples eux-mêmes, s'ils n'accomplissent pas non-seulement les moindres préceptes de la Loi, mais
encore ceux qu'il y surajoute ; car la justice ou l'observation de la Loi seule ne suffit à personne pour entrer dans le
royaume des cieux. La justice, dans le sens propre, est bien la vertu cardinale qui fait rendre à chacun ce qui lui
appartient ; mais dans le sens large que le Sauveur emploie ici, la justice embrasse les diverses espèces de vertus,
comme saint Jérôme l'explique (in cap. V Joan.). C'est dans ce même sens que, d'après saint Augustin, la justice est
opposée à tout péché, en tant qu'elle renferme deux parties, et qu'elle consiste à fuir le mal et à faire le bien.
Remarquons que, comme il y a divers dons et différentes grâces de Dieu, il y a parmi les hommes divers états et
diverses conditions, de sorte qu'on peut dire à ceux qui sont dans un état supérieur : Si votre justice ne l'emporte sur
celle de ceux qui vous sont inférieurs, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux (Matth. V, 20).
Ici, le Sauveur, reproduisant les préceptes du décalogue, engage les hommes à les observer, par l'exposition
qu'il fait de leur véritable sens et par la réfutation qu'il présente des erreurs opposées. Car, d'après les docteurs juifs, les
préceptes négatifs du décalogue défendaient seulement les actes extérieurs, et non les mouvements intérieurs, de sorte
que la volonté mauvaise n'était point péché si elle ne se traduisait pas par quelque effet. Ils disaient donc de ce
précepte : Vous ne tuerez point, qu'il défend l'homicide de fait, mais non le dessein de tuer. Jésus combat cette erreur, en
défendant de se mettre en colère sans motif (Matth. V, 21). Ainsi, la justice de la Loi commande de ne pas tuer
injustement un homme de sa propre main ; et celui qui commettra un semblable homicide n'évitera pas le jugement de la
mort, c'est-à-dire d'être accusé et condamné à mort, parce que la Loi impose une peine conforme à la faute. Mais Jésus
perfectionne la Loi, en défendant de s'irriter dans son cœur contre son frère, sans un juste motif ; ou de manifester son
ressentiment en lui disant raca, qui est un terme d'indignation ; ou de proférer une insulte, en l'appelant fou, expression
d'outrage plus injurieuse que le mot raca. Ainsi Jésus-Christ défend d'abord le sentiment même de la colère, puis le
signe de l'indignation, et enfin la parole d'outrage. A ces trois espèces ou degrés de fautes, il assigne trois espèces ou
degrés de peines différentes qui leur correspondent. En effet, celui qui, par vice et non par zèle, éprouve quelque
sentiment de colère ou de haine contre son frère et non contre quelque défaut ; celui qui prend la résolution de mettre à
exécution la colère ou la haine qu'il a conçue, si l'occasion se présente ; celui-là méritera d'être condamné par le
jugement, c'est-à-dire d'être accusé devant Dieu, au tribunal du souverain Juge, mais non au tribunal d'un simple mortel,
parce qu'un homme ne peut juger des intentions de son semblable. En outre quiconque, par indignation et mépris, dira à
son frère raca, méritera d'être condamné par le conseil, c'est-à-dire d'après la délibération du Sanhédrin qui prononcera
la sentence et fixera la peine contre celui dont la faute est ainsi notoire. De plus quiconque, par mépris de la personne et
non point pour la correction de la faute, dira à son frère : Vous êtes fou, méritera d'être condamné au feu de l'enfer. Cette
peine est spécialement déterminée ; car, selon la Glose, ce n'est pas un petit acte de colère que d'appeler insensé celui
qui a été créé raisonnable ; c'est manquer de respect à Dieu qui a donné l'intelligence à l'homme.
Moïse a donc mis la hache de la Loi aux branches de l'arbre, en proscrivant l'homicide ; mais Jésus-Christ,
comme un sage agriculteur, a mis la hache de l'Évangile à la racine de l'arbre, en réprimant la colère, pour extirper de
nos cœurs tout principe de péché ; car la colère peut nous conduire jusqu'à l'homicide. Jésus s'attaque d'abord, et avec
raison, à la colère ; parce que, selon la Glose, l'habitude de ce défaut est la porte de tous les vices ; si on ferme cette
porte, on goûte la paix intérieure de toutes les vertus, mais si on l'ouvre, on prépare des armes pour tous les crimes.
D'après saint Jérôme, la colère est tout mouvement violent qui nous porte à nuire. Or, si ce mouvement est subit et
imprévu, il n'y a que faute vénielle ; mais s'il est délibéré et consenti, alors il y a péché mortel. Toutefois il n'y a pas
péché dans toute sorte de colère, car la colère n'est que le désir de la vengeance ; or, ce n'est pas un péché de désirer la
vengeance, si elle est juste. Elle est injuste de quatre manières : ou parce que nous désirons le châtiment à celui qui n'en
mérite pas, ou parce que nous lui en désirons un plus grand que la faute, ou parce que nous ne le désirons pas suivant
l'ordre légitime, ou parce que nous le désirons pour une fin illégitime, par exemple pour faire triompher notre vengeance
et non pas la justice. — Ainsi donc, en attaquant la racine des inimitiés humaines, en tarissant les sources qui éteignent
ordinairement le feu de la charité, Jésus-Christ s'applique à nous unir ensemble par les liens réciproques de l'amour.
Mais, hélas ! que cette application du Sauveur aiguillonne peu notre sollicitude ! Ce qui fait dire à saint Chrysostôme :
« Si ceux qui sont plus puissants que nous nous injurient et nous outragent, nous les supportons et nous les respectons,
de crainte qu'ils ne nous accablent déplus grands outrages encore. Mais vis-à-vis de nos égaux ou de nos inférieurs,
nous nous irritons même sans qu'ils nous aient blessés, tant il est vrai que la crainte de l'homme l'emporte en nous sur
celle de Dieu. Oh ! gardez-vous de vous irriter contre votre frère sans raison ; car il est beaucoup plus facile de ne point
s'irriter que de supporter celui qui se courrouce contre nous sans motif. Et si vous endurez, par la crainte des hommes,
quelque chose de plus difficile, pourquoi n'endureriez-vous pas, pour l'amour de Dieu, une chose plus facile. »
Si la colère nous est défendue, à plus forte raison le ressentiment qui est une colère continue et invétérée ; car «
S'il n'est pas permis, dit saint Augustin (lib. I, de Serm. Domini, c. 10), de s'irriter contre son frère, de lui dire raca ou
de le traiter de fou ; il est encore moins permis de retenir dans son âme une indignation qui se changerait en haine. »
Aussi, Jésus-Christ conclut-il ce qu'il vient de dire en ajoutant (Matth. V, 22, 23) : Celui qui veut offrir à Dieu sur l'autel
de sa foi et de son cœur un présent quelconque comme un sacrifice, un jeûne, une aumône, une prière, ou toute autre
chose soit temporelle, soit spirituelle, doit auparavant se réconcilier avec son frère qu'il a blessé ou offensé par parole
ou par action, en lui causant quelque dommage temporel ou spirituel. Car Dieu n'accepte aucun présent de notre main si

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nous n'avons chassé la discorde de notre esprit. Ce n'est pas qu'il refuse absolument notre don, mais il exige auparavant
la charité à l'égard du prochain. Celui donc qui veut rendre son offrande agréable à Dieu doit préalablement témoigner
son affection sincère au prochain ; car celui qui fait à Dieu quelque offrande ne peut en tirer quelque profit, s'il n'a pas la
charité. Or il n'a pas la charité, s'il ne veut pas satisfaire à celui qu'il a offensé. Par conséquent, si nous pouvons
facilement trouver ce frère,nous devons aller nous jeter à ses pieds pour nous réconcilier avec lui, en lui donnant
satisfaction ou en lui demandant pardon. Mais s'il ne nous est pas facile de le voir personnellement, il nous suffit d'aller
en esprit nous prosterner à ses pieds, afin de nous humilier sincèrement devant lui, en formant la résolution de lui
satisfaire au temps et au lieu convenables. Telle est la règle suivie par l'Église Romaine : elle absout le coupable qui se
confesse, mais elle lui impose une réparation vis-à-vis de l'offensé. Sachons que si l'offense est connue de celui qui en a
été l'objet, nous devons demander la réconciliation ; mais si l'offense lui est inconnue, nous ne devons pas la lui
manifester, de crainte de l'irriter ; nous devons simplement alors prier Dieu de nous la pardonner, et la déclarer au
prêtre. D'après saint Chrysostôme (Hom. 11, Oper. imper.) : « Avez-vous offensé votre frère en pensée, réconciliez-vous
en pensée ; l'avez-vous offensé en paroles, réconciliez-vous en paroles ; l'avez-vous offensé par des actes, réconciliez-
vous par des actes ; car la pénitence doit être faite d'une manière conforme à la manière dont le péché a été commis. Si
donc vous avez offensé quelqu'un en attaquant sa réputation, vous devez vous réconcilier en la rétablissant. »
Dans ce que nous venons d'exposer, éclate la grande miséricorde de Dieu à notre égard, en ce qu'il cherche
plutôt le bien des hommes que sa propre gloire, et qu'il préfère la concorde entre les fidèles aux offrandes qui lui sont
faites. « Ô bonté admirable et amour ineffable de Dieu envers les hommes ! dit saint Chrysostôme (Hom. XVI, in
Matth.). Il dédaigne les hommages qu'on veut lui rendre, si l'on n'exerce pas la charité vis-à-vis du prochain. Il a surtout
à cœur de nous unir par les liens réciproques de l'amour fraternel ; c'est pour cela qu'il a tout créé, c'est pour cela qu'il
s'est incarné ; et le but de toutes ses œuvres, c'est l'union de tous les hommes entre eux. » Néanmoins nous voyons
également ici la grande sévérité de Dieu, en ce qu'il repousse les vœux et les présents de ceux qui sont désunis.
Considérez, dit saint Grégoire (Hom. II, in Ezech.), que le Seigneur ne veut pas accepter le sacrifice et refuse d'agréer
l'holocauste des cœurs haineux. Jugez par là quel mal doit être celui de la discorde, puisqu'elle fait rejeter ce qui a été
établi pour remettre le péché. » Dans le livre de l'Unité de l'Église saint Cyprien s'exprime ainsi : « Celui qui, en
désaccord et en dissidence avec ses frères, n'a pas la paix avec eux, ne saurait effacer l'offense qu'il commet à leur égard
par le crime de cette division, lors même qu'il se ferait immoler pour le nom de Jésus-Christ. Oh ! il doit être bien grand
ce péché de la dissension, puisque le baptême de sang, le martyre, ne peut ni le laver, ni l'expier ? » « Si donc, dit saint
Chrysostôme (Hom. XVIII, in Gen.), Dieu accepta les présents d'Abel et rejeta ceux de Caïn, c'est parce qu'Abel les
offrait au Seigneur avec un cœur pur et simple, tandis que Caïn conservait de la haine contre son frère. Ainsi, le
Seigneur accueillit les présents de celui dont il agréait les sentiments. » — Mais hélas ! que de fidèles aujourd'hui
semblables à Caïn s'approchent de l'autel, la haine et la discorde au fond de l'âme ? « Eh quoi ! dit encore saint
Chrysostôme (Hom. XI, Oper. imp.), Dieu montre une si grande sollicitude pour notre réconciliation, qu'il recommande
d'interrompre son service religieux, afin que nous puissions aller rétablir l'union fraternelle ! Et nous ne rougissons pas
d'entretenir nos inimitiés pendant plusieurs années, de prolonger nos discordes indéfiniment, comme si nous ne savions
pas que notre châtiment sera d'autant plus prolongé que notre ressentiment aura duré davantage. »
Après avoir parlé de la concorde avec son frère offensé, Jésus-Christ nous enjoint d'une manière générale de
nous réconcilier et de nous entendre avec notre adversaire pendant que nous sommes en chemin avec lui ; car la vie
présente est le temps et le lieu de faire pénitence et d'acquérir des mérites ; ce que nous pouvons accomplir aujourd'hui,
gardons-nous de le renvoyer au lendemain ; l'ajournement est dangereux parce que personne ne connaît le terme de sa
vie. « Il n'est rien qui nous soit si nuisible, dit saint Chrysostôme (Hom. XVI, in Matth.), que de différer toujours
l'exécution de nos bonnes œuvres ; ce retard entraîne souvent la perte de tous nos mérites. » — Hâtons-nous donc de
nous accorder avec notre adversaire, de peur qu'il ne nous livre, c'est-à-dire qu'il ne soit cause que nous soyons livrés
au Juge, dans le dernier jugement ; et que le Juge ne nous livre au ministre de la justice, c'est-à-dire au démon pour
nous punir ; ce dernier nous jetterait en prison, c'est-à-dire dans le lieu d'expiation, où il nous châtierait pour les fautes
qu'il nous avait suggéré de commettre (Matth. V, 25). Et nous ne sortirions point de là jusqu'à ce que nous n'ayons payé
la dernière obole, c'est-à-dire jusqu'à ce que nous n'ayons expié les moindres péchés, parce que rien ne doit rester
impuni (Matth. V, 26). Ici le mot donc, jusqu'à ce que a le sens de nunquam, jamais ; s'il détermine parfois un temps
particulier, il exclut aussi parfois toute espèce de temps. « Ici, dit saint Augustin (lib. I de Serm. Dom. cap. 21), il ne
marque pas la fin de la peine, mais la continuation de notre malheur. Car l'homme une fois dans l'enfer, souffrira
toujours, même pour ses moindres péchés qui feront un avec ses péchés mortels ; il ne pourra jamais en acquitter la
peine ni en obtenir le pardon ; sa punition et son expiation seront éternelles sans qu'il y ait jamais lieu à la grâce ; c'est
pourquoi il n'arrivera jamais à payer la dernière obole qu'il paiera toujours, et il ne sortira jamais de sa prison, parce que
dans l'enfer il n'y a pas de rémission, ni de liquidation possible.
Celui que Jésus-Christ appelle ici notre adversaire, ce n'est pas le démon, car au lieu de nous accorder avec lui,
nous devons toujours combattre contre lui. Notre adversaire, c'est le prochain que nous avons offensé ou lésé, avec
lequel nous devons nous entendre et nous réconcilier, en lui satisfaisant et en l'apaisant ; c'est aussi toute personne qui
nous est opposée et contraire, envers laquelle nous devons être bienveillants et officieux. Ou bien encore notre
adversaire, c'est notre conscience qui murmure contre notre mauvaise volonté et contre notre mauvaise action, qui porte
contre nous un témoignage désapprobateur et accusateur ; nous devons faire la paix avec elle, en pratiquant le bien.
Dans le sens mystique, notre adversaire, c'est Dieu lui-même quand nous péchons ; car il s'oppose à nous, lorsque nous
nous retirons de lui par le péché ; nous devons nous réconcilier avec lui par la pénitence et en faisant sa volonté. Notre
adversaire, c'est enfin la parole divine qui nous contredit et nous résiste si nous voulons pécher, qui nous blâme et nous

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accuse, si nous péchons ; nous devons lui obéir et lui céder, en nous abstenant du mal et en nous soumettant
humblement à ses préceptes.
Jésus ajoute ensuite plusieurs autres preuves pour confirmer ce qu'il a dit plus haut, à savoir : Je ne suis pas
venu détruire la Loi, mais l'accomplir. Ainsi, il donne la véritable intelligence de cet autre précepte contenu dans la Loi :
Vous ne désirerez point la femme de votre prochain. Car les Juifs prétendaient que ces expressions défendaient
seulement les actes extérieurs de concupiscence, comme les attouchements impurs, les baisers et autres signes
semblables. De même, ils supposaient que ces expressions : Vous ne commettrez point d'adultère (Matth. V, 27),
proscrivaient seulement l'acte extérieur de l'adultère, de sorte que la concupiscence de la volonté n'était nullement péché
si elle demeurait au fond du cœur, sans se traduire par aucun signe ni aucun fait. Mais cette interprétation n'est pas
raisonnable, puisque les signes ou les actes extérieurs ne sont coupables qu'autant qu'ils sont volontaires. C'est pourquoi
le Sauveur réfutant cette erreur, dit : Quiconque regarde une femme avec des yeux de concupiscence (Matth. V, 28),
c'est-à-dire avec le désir ou la volonté de la posséder, ce qui n'est plus simplement éprouver du plaisir, mais consentir au
plaisir, celui-là a commis déjà l'adultère dans son cœur. Ce qui fait dire à saint Chrysostôme (Hom. II, Oper. imp.) : « Si
je conçois un mauvais désir pour une femme sans aller au delà, je suis cependant du nombre des adultères. » La Loi
condamnait la luxure consommée, accomplie ; et l'auteur de la pureté condamne la luxure simplement consentie,
désirée. La Loi réprouvait l'adultère ; l'Évangile punit même la concupiscence qui est la racine de l'adultère.
Il faut distinguer deux sortes de concupiscence ; l'une qui provient d'un mouvement subit et spontané, sans
réflexion et plein consentement, est appelée propassion et ne peut être que péché véniel. L'autre qui se produit avec
délibération et consentement entier, soit à la délectation, soit à l'œuvre même, est nommée passion et constitue un péché
mortel. Or le Seigneur parle ici de cette concupiscence volontaire qui est un péché mortel, avant même de se traduire
par un fait ou par un signe quelconque. Et parce que la concupiscence entre par la vue dans notre âme, saint Ambroise
(in Psal. CXVIII) conseille de fermer les yeux aux vanités de ce monde, afin que notre cœur ne convoite pas ce que nos
yeux auront vu. « Veillons sur nos regards, dit saint Grégoire (lib. XXI, Moral, II), car il ne convient pas de regarder ce
qu'il ne nous est pas permis de convoiter. «Voulons-nous conserver notre âme pure dans ses pensées, éloignons nos yeux
des objets lascifs qui peuvent l'entraîner à la volupté. »
« Celui qui tient à voir les visages où éclate la beauté, dit saint Chrysostôme (Hom. XVI in Matth.), attise la
fournaise de la passion qui, envahissant son âme, la pousse rapidement à l'acte même de la passion. Que diront ici ceux
qui ont la téméraire audace de demeurer avec des vierges ? D'après la déclaration de l'Évangile, ils sont coupables de
mille adultères, ceux qui tous les jours considèrent les femmes avec de mauvais désirs. N'oubliez donc pas cette
sentence, vous qui courez si souvent aux spectacles, où presque chaque jour vous vous souillez de criminels adultères,
vous qui vous créez mille occasions de chute funeste. » Ainsi parle saint Chrysostôme. Maintenant écoutez le conseil
salutaire de saint Grégoire (lib. XVI, Moral, XXXI) : « Si vous désirez le plaisir de la chair, représentez-vous ce qu'elle
sera dans la corruption du tombeau, et vous comprendrez quel est l'objet de votre affection. Rien n'est plus puissant pour
nous faire triompher des appétits de la chair, que la pensée de voir mort ce que nous avons aimé vivant. »
Le Seigneur, ayant dit que la vue d'une femme peut nous rendre coupables d'adultère, nous enseigne par là
même à rejeter l'occasion qui nous fait acquiescer à ce péché (Matth. V, 29 et 30). Si votre œil droit, dit-il, ou votre main
droite vous scandalise, c'est-à-dire vous porte à consentir au mal, arrachez cet œil ou coupez ce membre, et rejetez-le
loin de vous non pas sans doute en le mutilant ou le détruisant, mais en l'empêchant par tous les moyens possibles de se
livrer à des actes illicites. Car, ajoute le Sauveur, il vaut mieux perdre un de vos membres, c'est-à-dire renoncer à tout
abus que vous pourriez en faire, plutôt que de voir votre corps tout entier précipité dans l enfer avec votre âme. — C'est
pourquoi saint Grégoire a dit (Lib. XXI Moral. 2) : « Il ne convient pas de considérer ce qu'il ne nous est pas permis de
convoiter ». Saint Bernard dit en outre : « Celui qui prend la main d'une femme se fait enchaîner par le diable. » Il n'est
donc pas sans danger de contempler les beaux visages, soit des femmes, soit des jeunes gens, de les toucher, ou de les
entretenir avec plaisir. D'après les Docteurs de l'Église et les Pères de la vie spirituelle, toutes ces libertés dénotent dans
un homme la corruption intérieure, ce sont les signes non équivoques d'une certaine mollesse.
« Par les paroles précédentes, dit saint Augustin (Lib. II, de Serm. Dom. cap. 20), Jésus ne nous ordonne pas de
nous arracher littéralement un membre, mais de nous retrancher toute occasion de péché. En effet, cette occasion peut
naître de la vue d'un objet, et alors notre œil nous scandalise ; et, si nous agissons avec une bonne intention, c'est notre
œil droit qui nous scandalise. L'occasion peut naître aussi du contact, et si nous sommes animés d'une bonne intention,
c'est notre main droite qui nous scandalise. Nous devons donc jeter loin de nous ces organes ou ces membres, c'est-à-
dire fuir ces occasions de péché. — Éclaircissons cette doctrine par des exemples. Vous faites une visite ou une œuvre
bonne en elle-même ; ainsi, vous allez dans une communauté de religieuses pour prêcher ou confesser ; ou bien vous
faites l'aumône à une femme : si vous trouvez là une occasion de chute imminente, par suite d'un commencement de
familiarité mauvaise ou d'une sensation dangereuse, vous devez renoncer à cette œuvre bonne en elle-même, afin de ne
pas ruiner tout l'édifice de vos bonnes œuvres. Nous devons appliquer le même remède dans tous les cas semblables. Le
philosophe Sénèque dit également : Voulez-vous vous dépouiller de l'amour des choses terrestres dont la cupidité vous a
enflammé, fermez les yeux et les oreilles aux objets que vous avez abandonnés. Ailleurs, il est encore plus explicite :
Quand je vais parmi les hommes, dit-il, j'en reviens toujours plus avare, plus ambitieux, plus voluptueux et même plus
inhumain.
L'œil droit et la main droite dont parle ici Jésus-Christ peuvent s'entendre de l'œil et de la main du cœur, par
opposition à l'œil et à la main du corps qu'on pourrait appeler notre œil et notre main gauches. Or, si la droite scandalise
la gauche, que faudra-t-il faire ? « Prenez garde, dit saint Jérôme (in Matth.), de rendre vicieux ce qu'il y a de meilleur
en vous. Car, si vous trouvez un sujet de scandale dans votre œil droit et dans votre main droite, & plus forte raison dans

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votre œil et dans votre main gauches. Si votre âme succombe, à plus forte raison le corps succombera-t-il, parce qu'il est
plus faible et plus enclin au mal. » Saint Chrysostôme a dit dans le même sens (Hom. XVI, in Matth.) : « Jésus-Christ
désigne ici l'œil et la main non pas du corps, mais du cœur, c'est-à-dire le sentiment de la concupiscence mauvaise et la
pensée du désir charnel, qu'il nous ordonne d'arracher parla foi céleste et de retrancher de notre cœur, comme étant la
source de tous nos péchés. Ainsi, dans ce passage, le Seigneur nous commande surtout l'extirpation de nos vices, et cela
en vue du ciel, de crainte que notre corps et notre âme, c'est-à-dire tout notre être, se trouvant sous la domination des
vices, ne mérite d'être condamné au feu éternel.
Après avoir enseigné qu'il ne faut pas convoiter la femme d'autrui, Jésus-Christ enseigne conséquemment qu'il
ne faut pas répudier sa propre femme, et il explique la permission que la Loi accordait de renvoyer sa femme en lui
donnant un billet de divorce. Les Juifs croyaient que la répudiation était licite absolument ; mais ils étaient dans l'erreur.
Si on la leur permettait, ce n'était pas qu'elle fût licite par elle-même ; mais c'était pour éviter un plus grand mal. Ainsi,
comme le dit plus tard Jésus-Christ (Matth. XIX, 7), Moïse dans la Loi a permis de donner un acte de répudiation, à
cause de la dureté du cœur des maris, qui avaient pris en haine leurs femmes ; il ne voulait pas favoriser le désordre,
mais empêcher l'homicide ; il tolérait un moindre mal pour en éviter un plus grand, savoir le meurtre de la femme que la
haine du mari pouvait causer. Mais Jésus-Christ ne permet de renvoyer sa femme que pour cause d'adultère (Matth. V,
32) ; parce que, dans ce cas, la femme elle-même a renoncé à sa qualité d'épouse, en ne gardant pas à son époux la foi
conjugale. Il est alors permis de la renvoyer, en se séparant d'elle de corps et de cohabitation, néanmoins le lien du
mariage reste toujours indissoluble jusqu'à la mort de l'un des deux conjoints, de sorte que si la femme renvoyée épouse
un autre homme, elle commet un adultère, ainsi que son prétendu mari. Toutefois, celui qui veut répudier sa femme pour
cause d'adultère doit être lui-même exempt de ce crime ; parce que, selon la remarque de saint Jérôme (in epitaphio
Fabiolse), « tout ce qui est dit de la femme, à ce sujet, doit être également entendu du mari ; car les droits sont les
mêmes pour chaque conjoint, et la femme innocente ne peut être obligée de garder le mari adultère, tandis que le mari
innocent peut renvoyer la femme adultère. »
En réprouvant la colère et la concupiscence, le Seigneur avait appris aux Juifs qu'ils ne devaient pas outrager
leur prochain ; en proscrivant le parjure et le serment, il leur apprend à ne pas outrager Dieu même ; dans ce but il leur
explique un précepte de l'ancienne Loi qui condamne le parjure. Les Juifs étaient dans l'erreur à ce sujet ; car ils
croyaient que le faux serment était seul défendu, mais que le Serment illicite devait être gardé, et que le serment
imprudent qui se fait sans nécessité était permis. C'est pourquoi le Sauveur déclare qu'il ne faut point jurer du tout, c'est-
à-dire pour une cause quelconque ; ce qui exclut non pas le serment nécessaire, mais le serment imprudent. La justice
des Pharisiens consistait simplement à ne point se parjurer. Le Seigneur, en défendant de jurer, détermine la justice de
ceux qui doivent entrer dans le royaume des, cieux. — En effet, de même que celui qui s'abstient de parler ne peut dire
des choses fausses, de même on ne se parjurera point, si on ne jure jamais. Comme les longs discours ne sont point
exempts de péché (Prov. X, 19), ainsi les jurements fréquents exposent au parjure. Sous l'ancienne Loi, Dieu se fit offrir
des victimes, non pas que cela lui fût agréable, mais pour empêcher les Juifs de les offrir aux idoles, comme ils en
avaient la coutume. Ce fut par un semblable motif qu'il permit aux faibles de jurer par Dieu, non pas que cela lui fût
agréable, mais pour les empêcher de jurer par les créatures, en les regardant comme dignes de leurs hommages. Telle est
la raison que saint Jérôme expose (in Matth. C).
L'Évangile au contraire n'admet pas le serment, parce que toute parole du Chrétien fidèle doit en tenir lieu. « Il
ne nous convient donc nullement de jurer, dit saint Chrysostôme (in Matth. ex opere imp.). » En effet, pourquoi serait-il
nécessaire à quelqu'un de jurer, puisqu'il est absolument défendu à tous de mentir ? Nos paroles doivent toujours être si
bien marquées au coin de la vérité et de la sincérité, qu'elles puissent tenir lieu de serment. Aussi, le Seigneur défend
non-seulement de se parjurer, mais même de jurer, afin qu'on ne regarde pas le serment comme la condition essentielle
de la véracité de notre parole, mais que nous soyons crus véridiques dans tout ce que nous disons. Pourquoi jurons-nous
? Pour garantir la sincérité de ce que nous avançons. Or, le Seigneur ne veut aucune différence entre le serment et la
parole, parce que nos paroles ne doivent renfermer aucun mensonge, comme notre serment ne doit être entaché
d'aucune fausseté. Le parjure et le mensonge seront l'un et l'autre condamnés au jour du jugement. Ainsi, Chrétiens,
quiconque de nous parle, c'est comme s'il jurait, selon cette sentence de l'Esprit-Saint (Prov, XIV, 5) : « Le témoin fidèle
ne mentira point. » Et voilà pourquoi la sainte Écriture rappelle souvent la défense de jurer, car tout ce que dit le
serviteur de Dieu doit être conforme à la vérité et regardé comme un vrai serment. » Ainsi s'exprime saint Chrysostôme,
et Sénèque énonce la même pensée, lorsqu'il dit : « Il ne doit pas y avoir de différence entre votre affirmation et votre
serment ; car la religion et la bonne foi sont en jeu, toutes les fois qu'il s'agit de la vérité. » — « Puisque jurer c'est
prendre Dieu à témoin, remarque saint Augustin (Lib. I, de Serm. Domini cap. 1), il est ridicule de penser qu'on ne jure
pas, parce qu'on n'a point dit par Dieu, mais qu'on a dit comme l'Apôtre Dieu m'est témoin (Philip. I, 8), ou : Je proteste
devant Dieu que je ne mens pas (Gal. I, 20), ou : Dieu sait que je ne mens pas (II Corint. XI, 31). »
Le Seigneur a donc commandé de ne point jurer, omnino, c'est-à-dire en toute manière et en toute occasion ;
parce que cette habitude n'est ni bonne, ni prudente. Mais ce commandement n exclut pas le serment en cas de
nécessité. Ainsi, il ne défend pas absolument de jurer, omnino non jurare, puisque le sens serait alors qu'on ne doit
jamais jurer, ce qui est faux ; mais il défend de jurer absolument, non jurare omnino, et alors le sens n'est pas qu'on ne
doit jurer en aucune circonstance, mais qu'on ne doit pas le faire sans nécessité, et de cette façon est proscrit le serment
inutile. « Le Seigneur, dit également saint Augustin (lib. I de Serm. Domini, cap. 50), n'a pas défendu comme illicite
tout acte de serment, mais il a voulu empêcher que nous regardions comme louable par elle-même l'habitude du serment
; car, après avoir pris la coutume de jurer sans nécessité, nous tomberions facilement dans le parjure. »
Or, pour que le serment soit irréprochable, trois conditions sont requises : relativement à la chose sur laquelle

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on jure, il faut qu'elle soit vraie, sans quoi il ne serait pas possible de la confirmer par serment ; par rapport à la cause
pour laquelle on jure, il faut qu'elle soit juste, autrement il ne serait pas nécessaire de l'attester par serment ; à l'égard de
la personne qui jure, il faut qu'elle soit discrète, sans quoi il y aurait danger de tomber dans le parjure, c'est pour cela
que le Seigneur dit par la bouche de Jérémie (IV, 2) : Vous jurerez selon la vérité, la justice et la prudence. Non-
seulement il n'est pas permis de jurer sans précaution par Dieu, mais aussi par les créatures, en tant qu'elles font éclater
en elles-mêmes la puissance divine. Jésus ajoute en effet (Matth. V, 34, 35) : Vous ne jurerez point par le ciel, parce
qu'il est le trône de Dieu, car c'est là surtout que brille la gloire du Créateur. Vous ne jurerez pas non plus par la terre,
parce qu'elle est comme l'escabeau de ses pieds ; ni par Jérusalem, parce qu'elle est la cité du grand Roi, c'est-à-dire de
Dieu, le Roi des rois qui l'a choisie pour y établir son culte et y faire sa demeure -, ni par votre tête, car c'est Dieu qui en
est le maître et non pas vous, puisque vous ne sauriez en rendre un seul cheveu blanc ou noir (Matth. V, 36). Ainsi le
Sauveur veut dire : Vous ne devez pas plus jurer par les créatures que par Dieu même, parce que toute créature étant
l'œuvre de Dieu, jurer par l'une c'est jurer par l'autre. Il est en outre défendu de jurer par les créatures, de crainte que
nous ne leur rendions des hommages comme au Créateur ; de crainte aussi que nous ne croyions pas nous parjurer en
jurant à faux par elles, et que nous regardions ce serment par les créatures comme un serment sans portée qui n'entraîne
pas d'obligation sérieuse. — Néanmoins, on jure quelquefois par la Croix et par l'Évangile, c'est-à-dire par celui que ces
objets sacrés représentent ou rappellent. On jure aussi par les reliques des Saints, parce que l'honneur que nous leur
rendons se rapporte moins aux Saints qu'à Dieu que nous reconnaissons comme l'auteur de toute leur vertu, de tout leur
mérite.
Après nous avoir défendu de jurer, Jésus-Christ nous enseigne comment nous devons parler lorsqu'il ajoute
(Matth. V, 37) : Contentez-vous de dire : Cela est, cela est ; ou, cela n'est pas, cela n'est pas, en affirmant simplement
ce qui est vrai, ou en niant simplement ce qui est faux. Il double l'affirmation et la négation, pour montrer que nous
devons exprimer extérieurement par notre bouche ce que nous croyons sincèrement dans notre cœur. Nous disons en
effet, cela est, cela est ; ou cela n'est pas, cela n'est pas, lorsque nous affirmons quelque chose de cœur et de bouche,
conformément à la vérité. Ainsi qu'il y ait toujours accord, et qu'il n'y ait jamais opposition entre notre conscience et
notre langage, pas plus qu'entre notre langage et notre conduite ; mais faisons les choses comme nous les disons, et
disons-les simplement comme nous les connaissons ou comme elles sont réellement. Car ce que l'on dit de plus, le
serment que l'on ajoute à ces mots oui ou non, vient d'un mauvais principe, à savoir de la faiblesse ou de la déchéance
de celui qui ne croit point à la parole d'autrui si elle n'est accompagnée du serment. Le Sauveur ne dit pas : Le serment
que l'on ajoute est un mal ; car vous ne faites pas mal, si vous usez du serment dans les circonstances voulues, pour
persuader à quelqu'un ce qu'il est utile de lui persuader ; mais il dit : Cela vient d'un mauvais principe, de l'incrédulité
de celui qui vous force à jurer pour le convaincre de la vérité de votre parole. Néanmoins, quand on jure, il y a toujours
mal de quelque part ; soit du côté de celui qui fait le serment, s'il jure sans nécessité ; soit du côté de celui qui exige le
serment ; car cette exigence pénible provient de la difficulté commune aux hommes de croire aux paroles de leurs
semblables, si elles ne sont confirmées par le serment, et celui qui requiert le serment sans nécessité commet une
véritable faute.
Disons donc toujours la vérité, en nous rendant dignes de foi, non par la fréquence de nos serments, mais par la
probité de nos mœurs. Pour exprimer notre pensée, n'employons que la parole toute seule ; car les autres signes qu'on
emploie viennent d'un mauvais principe. Aussi l'auteur des Proverbes, traçant le portrait de l'apostat ou de l'impie, dit
entre autres choses qu'il parle du doigt (Prov. VI, 13). C'est donc une sottise de parler du doigt comme lui ; par
conséquent c'en est une plus grande de parler de la main, et c'en est une très-grande de parler par les mouvements des
bras et des épaules ; si l'on joint à tout cela les mouvements de la tête c'est se rendre semblable à un homme égaré.
Lorsque nous parlons, il faut donc éviter tout autre mouvement que celui de la bouche, pour ne scandaliser en aucune
façon notre prochain.

Prière

Seigneur Jésus-Christ, qui avez promis aux anciens Juifs les biens temporels et qui avez réservé les récompenses
éternelles aux vrais Chrétiens pour les porter à une justice plus abondante, accordez-moi de procurer votre gloire et
d'édifier le prochain par mes paroles et par mes œuvres, de ne pas violer mais d'accomplir parfaitement votre loi.
Préservez-moi de toute colère et de toute offense à l'égard de mes semblables, afin que votre divine Majesté accepte
favorablement les sacrifices que lui offriront mon cœur, ma bouche et tous mes membres. Ô Dieu très-clément, donnez-
moi la grâce de résister aux inclinations vicieuses, d'éviter les regards dangereux et de m'abstenir de tout jurement, afin
que, pur de toute faute envers vous et envers mon prochain, j'aie le bonheur de vous plaire en tout et toujours. Ainsi
soit-il.

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CHAPITRE XXXV

Suite du sermon sur la montagne :


De la Patience et de la Charité envers le Prochain

Matth. V, 38-48. — Luc. VI, 27-35.

Le Seigneur vient de nous enseigner que nous ne devons point causer d'injure au prochain, ni manquer de
respect à Dieu ; maintenant il va nous apprendre comment le Chrétien doit se comporter à l'égard de ceux qui
l'outragent. Exposant alors en quelques mots la perfection à laquelle tous les hommes sont appelés, il nous engage et
nous oblige à pratiquer les vertus de patience et de charité. — Il commence par expliquer un précepte judiciaire sur le
sens duquel les Juifs étaient dans l'erreur ; car ils croyaient faussement qu'on pouvait désirer la vengeance pour elle-
même. Mais vouloir que le prochain soit châtié ne peut être un acte bon qu'autant que cette vengeance a une autre fin,
comme l'observation de la justice, ou la correction du coupable, ou l'intimidation des autres hommes que la vue d'un
châtiment infligé éloigne du mal, ou tout autre motif semblable. Par conséquent, si l'on n'espère pas que la punition du
coupable produise quelqu'un de ces bons effets, mais si l'on appréhende plutôt qu'elle cause le scandale ou un plus grand
mal, l'homme qui a été offensé doit alors renoncer à la vengeance ; dans ce cas, c'est une obligation de ne pas se
venger ; mais dans les autres cas, c'est un acte de subrogation.
Ainsi, ne point résister au mal que l'on nous fait est un précepte en certaines circonstances et en d'autres un
conseil (Matth. V, 39). Mais quelquefois ne pas résister serait un mal, lorsque, par exemple, on encouragerait par là les
méchants à opprimer les personnes faibles, si toutefois on pouvait sans danger s'opposer à leur malice. Lorsque le mal
est un péché, on doit toujours s'y opposer ; mais si le mal est une injure, on ne doit jamais résister par sentiment de
vengeance, mais par amour de la justice, c'est-à-dire pour le bien de l'Église et pour l'amendement du prochain, en
employant le ministère des juges. C'est pourquoi le précepte judiciaire de la peine du talion existait, sous l'ancienne Loi,
pour les cas de mort, de percussion ou de mutilation ; celui qui avait frappé était puni en raison du mal qu'il avait fait, et
rendait vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent (Matth. V, 38). Comme les Juifs étaient enclins à injurier le prochain
même sans motif, et à se venger eux-mêmes avec fureur, jusqu'à dépasser la mesure du châtiment, la Loi, pour obvier à
la témérité soit de ceux qui avaient lésé, soit de ceux qui avaient été lésés, déterminait la peine du talion, comme le
degré de vengeance que personne ne devait dépasser. Ce degré de vengeance avait été sagement déterminé, autant pour
réprimer par la crainte la violence des offensants, que pour modérer par une règle fixe l'exigence des offensés.
Toutefois, Jésus-Christ, dont la miséricorde l'emporte sur la justice, comme le dit saint Jacques (II, 13), nous
enseigne dans l'Évangile à ne pas répondre au mal par le mal, mais à triompher de l'injure par la patience. Bien loin de
répondre aux outrages, nous devons être disposés à les supporter avec patience. La Loi ancienne usait de jugement et de
rigueur, en imposant une peine égale à l'offense ; mais l'Évangile use de grâce et de miséricorde, en prescrivant
d'observer la vertu de patience au détriment même de nos membres. « Si quelqu'un, dit saint Chrysostôme, vous arrache
un œil et que vous lui en arrachiez un à votre tour, vous ne recouvrerez pas l'œil que vous avez perdu, mais à la perte de
cet organe vous ajoutez celle de votre patience. Le démon fait blesser votre corps pour parvenir à blesser votre âme. Si
vous ne frappez pas celui qui vous a frappé, le monde vous regardera comme vaincu, mais en réalité vous aurez vaincu
le démon. Si donc vous ne rendez pas le mal pour le mal, en perdant un membre de votre corps, vous acquérez le mérite
de la patience. Si au contraire vous rendez le mal pour le mal, non-seulement votre corps, mais aussi votre âme en
souffrent et le dommage que vous a causé votre ennemi est moins grave que celui que vous cause votre vengeance, en
vous privant des heureux fruits de la mansuétude et de la douceur. »
Quatre degrés nous conduisent à la paix avec les autres. Le premier est de ne pas rendre plus de mal qu'on ne
nous en a fait ; le second est d'en rendre moins, comme faisaient les Pharisiens dont l'usage était de donner quarante
coups de verge moins un ; le troisième degré est de ne pas rendre le mal ; le quatrième est d'être prêt à supporter un plus
grand mal. Les deux premiers degrés existèrent sous la Loi ; le troisième est le commencement de la perfection
évangélique qui prescrit de ne pas résister au mal qu'on nous fait ; le quatrième est la consommation de la perfection
évangélique, comme Jésus-Christ le déclare en disant (Matth. V, 39) : Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite,
présentez-lui l'autre encore, à savoir la droite intérieure de votre âme, de crainte que l'insulte faite à l'homme extérieur
ne soulève ou n'émeuve l'homme intérieur. En d'autres termes, que votre volonté soit prête à endurer une autre insulte
plus grande, plutôt que de résister par l'impatience au mal qui vous est fait, et de produire un scandale ou quelque autre
mal contraire à la charité. C'est pourquoi saint Augustin dit (lib. I, de serm. Domini, cap. 34) : « Non, non, ne vous
vengez pas ; mais si on veut vous frapper sur l'autre joue, présentez-la et supportez patiemment l'injure. » « Si vous
frappez celui qui vous a frappé, dit saint Chrysostôme (Hom. XLII, Oper. imp.), vous accomplissez le précepte de la
Loi, mais non pas celui de Jésus-Christ. Et si vous dites qu'il mérite d'être frappé, je vous réponds que vous ne devez
pas le frapper, parce que vous êtes le disciple de Celui qui, quand ou le maudissait, ne maudissait pas.»
Le Seigneur donc, par ses préceptes évangéliques, nous exhorte à la pratique de la patience et de l'humilité.
Non-seulement il nous défend de frapper celui qui nous a frappé, mais il nous ordonne d'être disposés à recevoir un
nouvel outrage, et de ne pas résister au mal de l'injure. Le Vénérable Bède dit à ce sujet (in cap. VI Luc.) : « Quoi de
plus grand que de présenter notre joue à celui qui nous frappe ? Une telle patience n'arrête-t-elle pas la violence de celui
qui était irrité, n'apaise~t-elle pas sa colère, ne le transforme-t-elle pas et ne le porte-t-elle pas à la pénitence ?

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L'accomplissement de ce précepte rend l'homme semblable à Jésus-Christ, le fait triompher du démon et établit une paix
parfaite entre les Chrétiens. » « L'exercice de cette patience, ajoute saint Chrysostôme, est la meilleure préparation au
martyre ; car, au temps de la persécution, on peut supporter plus facilement les souffrances corporelles si, durant la paix,
on s'est accoutumé à supporter les injures avec égalité d'humeur.» « Ici, comme le remarque saint Augustin (lib. I, de
serm. Dom. in cap. 37), la vengeance qui peut servir de correction ne nous est pas défendue ; mais celui-là seul peut
exercer ce genre de correction qui sait faire triompher l'amour de la haine ; ainsi le père qui châtie son fils ne le hait pas.
» On ne doit donc pas désirer la vengeance par haine et par passion, mais par zèle et par charité, pour l'amendement du
prochain, de sorte que l'offenseur soit corrigé par le dépositaire de l'autorité comme un fils par son père ; et en même
temps l'offensé doit être disposé, si besoin est, à supporter de plus grands outrages de la part de celui dont il désire
l'amendement. Heureux donc celui qui, au fond du cœur, est disposé à tout endurer pour Dieu ! Il peut en vérité répéter
les paroles du Prophète : Mon cœur est prêt, Seigneur, mon cœur est prêt (Psal. LVI, 8).
Le Seigneur ne nous recommande pas seulement de présenter la joue à celui qui nous frappe, mais encore de
subir les dommages qu'il peut nous faire éprouver. « Après avoir supporté l'insulte faite à notre corps, dit saint
Chrysostôme (Hom. XXVIII, in Matth.), nous devons aussi, comme Jésus-Christ le veut, supporter avec patience les
dommages dans nos biens matériels, et dans toutes les choses temporelles. » C'est pourquoi le Seigneur ajoute (Luc. VI,
29) : Si quelqu'un vous enlève votre vêtement, ne l'en empêchez pas, en lui résistant et en contestant avec lui : imitez
ainsi le Seigneur qui s'est laissé dépouiller de ses habits que les soldats partagèrent. En effet, en voulant revendiquer le
vêtement qui couvre votre corps, vous perdez celui de votre âme qui est bien plus précieux. Et si quelqu'un veut plaider
contre vous pour prendre votre tunique, c'est-à-dire ce vêtement intérieur qui vous est le plus nécessaire, ou toute autre
chose qui vous est indispensable, abandonnez-lui aussi votre manteau, c'est-à-dire votre vêtement extérieur, ou toute
autre chose dont vous n'avez pas un besoin absolu, et que jamais la colère ne vous pousse à plaider contre lui ; laissez-
lui plutôt même les biens qui vous sont nécessaires (Matth. V, 40).
« Ces paroles du Sauveur, dit saint Augustin (lib. I, de serm. Dom. in monte, cap. 36), nous marquent en
quelles dispositions nous devons être intérieurement, mais ne nous obligent pas à les mettre extérieurement à exécution.
» Vous pouvez aussi conclure de là, que si quelqu'un veut vous enlever votre tunique, c'est-à-dire votre âme ou vos
biens spirituels, vous devez lui céder préférablement votre manteau, c'est-à-dire vos biens matériels. « Êtes-vous en face
d'un procès imminent, dit saint Chrysostôme (Hom. XII Operis imp.), laissez tout entre les mains de votre ennemi ; car
il vaut mieux se débarrasser d'un différend que de le poursuivre ; il est pénible sans doute de perdre ce qui nous
appartient, mais il est aussi bien difficile de sortir d'un procès sans se souiller de péché. Non-seulement si on vous a fait
une injustice, si on a pris votre bien, vous ne devez pas vous emporter et vous indigner contre celui qui est l'auteur de
cette injustice ; mais s'il vous est resté par hasard encore quelque chose, faites-lui en un don volontaire. A la vue d'un
acte si louable, il ne tardera pas à se repentir et à rougir de sa conduite. » Écoutez le Vénérable Bède (in cap. VI Luc.)
« Ce que Jésus-Christ dit de l'habit et de la tunique ne s'applique pas seulement à ce double objet, mais à tout ce qui
nous appartient comme bien temporel. Et si cette recommandation concerne les choses mêmes qui nous sont
nécessaires, à plus forte raison celles qui nous sont superflues. » Ainsi, d'après la Loi, nous ne devons pas enlever à
autrui son bien, et nous ne sommes pas obligés de lui donner le nôtre. Mais d'après l'Évangile, nous ne devons pas
enlever à autrui son bien et nous devons lui donner du nôtre. « Si quelqu'un ne veut pas de bon gré vous rendre l'argent
que vous lui avez prêté, au lieu d'en venir à un procès, dit saint Augustin, abandonnez-lui votre argent ; car le serviteur
de Dieu ne doit point plaider, dit saint Paul (II Tim. II, 24) ; suivant la règle tracée par Jésus-Christ, il doit préférer
perdre ce qui lui est dû.
Toutefois si, pour faire restituer votre bien, vous employez la modération et la douceur, cherchant moins à
recouvrer votre argent qu'à corriger le coupable, non-seulement vous ne commettez aucune faute, mais vous rendez un
grand service au prochain, en l'empêchant de s'exposer à perdre la foi, pour vouloir s'approprier votre bien ; car la perte
qu'il ferait alors serait si grande qu'on ne peut lui en comparer aucune autre. Remarquons qu'il y a deux manières de
réclamer son bien : ou devant un juge infidèle, ou devant un juge chrétien. Il n'est pas permis à un fidèle de réclamer
devant un juge infidèle, là surtout où l'Église jouit de la liberté. Devant un juge chrétien, la réclamation ne doit jamais se
faire avec contention et fraude, mais elle peut se faire selon la justice et la convenance ; néanmoins, il serait préférable
de faire la réclamation à l'amiable, et par voie de conciliation, sans comparaître devant le juge. Quant aux religieux
dépourvus de biens propres, ils ne peuvent rien réclamer pour leur propre utilité, mais seulement pour l'utilité commune
de leur maison ; car s'ils ne peuvent avoir des biens en propre, ils peuvent en avoir en commun et les réclamer au nom
de leur maison. Ou s'ils ne possèdent rien ni en commun ni en propre, ils ont du moins des choses consacrées à leur
usage. Cependant, il vaut toujours mieux s'arranger à l'amiable que de revendiquer son bien par un jugement.
Le Sauveur ajoute ensuite (Matth. V, 41) : Quelqu'un veut-il vous contraindre à faire mille pas avec lui, faites-
en deux autres mille avec lui, c'est-à-dire supportez patiemment si vous êtes obligé à faire un plus long trajet. Le mot
angaria signifie l'exigence d'un service personnel auquel on n'est pas obligé, ou toute coaction injuste. Ainsi angariare
veut dire forcer quelqu'un méchamment ou injustement, à rendre quelque service ou à faire un acte quelconque, en
opprimant ou molestant sa personne. Le sens de Jésus-Christ est donc celui-ci : Quelqu'un veut-il vous forcer sans que
vous péchiez, à lui rendre un service qui ne lui est pas dû, vous devez être dans la disposition de lui accorder au delà de
ses désirs. Car mille pas étaient le trajet permis le jour du sabbat, et par conséquent ceci n'est pas contre le sabbat de la
Loi ; de même, supportez les injures en ce qui n'est pas contre le sabbat du cœur ou le repos de la conscience. Le
nombre mille peut encore figurer la perfection spirituelle qui se manifeste par l'accomplissement de ce précepte : et
alors le nombre trois mille signifie que la perfection de la patience réside dans un triple objet, le corps, la raison et la
volonté. « Voilà, dit saint Chrysostôme (Hom. XVIII in Matth.), le plus haut point de la philosophie, le comble de la

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sagesse ! Après que vous avez présenté votre joue, après que vous avez donné votre tunique et votre manteau, si votre
ennemi veut encore soumettre votre corps ainsi dépouillé à des outrages et à des travaux, vous ne devez pas vous y
opposer. Car le Seigneur veut que nous possédions tout en commun, que nous dépensions nos richesses et nos forces,
non-seulement pour les indigents, mais encore pour ceux qui nous outragent. Le premier acte est un acte de miséricorde
et le second un acte de patience ». Le même saint Docteur ajoute ailleurs : « Le Seigneur nous ordonne d'être toujours
prêts et disposés à toute œuvre de dévouement ; il veut que nous fassions le bien plutôt volontiers que nécessairement,
afin que, allant de nous-mêmes au delà des désirs d'autrui, nous obtenions la grâce d'une plus grande récompense ; car
l'effet de la vraie charité et du parfait dévouement est de donner de nous-mêmes le plus que nous pouvons. » Ainsi parle
saint Chrysostôme.
« Dans ce passage, dit saint Augustin, Jésus-Christ nous invite moins à accompagner celui qui nous y force,
qu'à y être disposés intérieurement. Ainsi, pour éviter toute altercation, ne vous contentez pas de donner votre bien,
mettez même votre personne à la disposition de celui qui vous y contraint ; et cela moins d'une façon matérielle et
extérieure que par intention et affection charitable. »Tout ce qui vient d'être dit doit s'entendre de la disposition de l'âme
où nous devons être dans semblables cas, mais non point dans les cas où pareille concession entretiendrait dans sa
malice et son iniquité l'oppresseur, le voleur ou tout autre coupable. Bien plus, dans ces derniers cas, ce serait un mal de
ne pas lui résister, à moins qu'on ne veuille éviter un scandale ou un plus grand mal. Car, d'après saint Augustin, «
enlevez à quelqu'un la liberté de l'injustice, vous lui infligez une salutaire défaite ; il n'est rien de plus funeste que la
licence laissée aux pécheurs, parce qu'elle développe en eux l'espoir de l'impunité et fortifie leur mauvaise volonté
comme un ennemi intérieur. »
« Or, comme saint Augustin le remarque (lib. I, de Serm ; Dom. cap. 37 et 38), « le Sauveur comprend toutes
les espèces d'outrages dans les trois exemples qu'il donne. En effet, les choses dans lesquelles nous pouvons éprouver
quelque injustice sont de deux sortes ; il en est qui ne peuvent nous être restituées ; l'âme fière cherche à s'en consoler
par la vengeance, tandis que l'âme vertueuse préfère supporter par miséricorde les faiblesses d'autrui ; néanmoins la
vengeance est permise ici pour corriger le prochain, comme nous l'avons vu plus haut. Il est une autre espèce d'injure
dont on peut détruire complètement l'effet ; et celle-ci se subdivise en deux, l'une relative à l'argent qu'on nous enlève et
l'autre relative à la peine qu'on nous impose. Nous voyons la première espèce d'injustice, dans le soufflet reçu, la
seconde dans la tunique et le manteau qu'on nous ravit, et la troisième dans les pas qu'on nous contraint de faire. En
effet, si nous sommes lésés dans notre corps, la réparation ne peut être intégrale, tandis qu'on peut nous rendre notre
vêtement, et nous aider par un concours matériel, si besoin est. En face de toutes ces espèces d'injustices, le Seigneur
nous enseigne donc à être tellement patients et miséricordieux que nous soyons tout disposés à supporter de plus grands
outrages encore, par l'espoir de la récompense éternelle.
Mais, comme il ne suffit pas de ne point causer de dommage au prochain, si nous n'exerçons pas la
bienfaisance à son égard, autant que nous le pouvons, le Seigneur ajoute : Donnez à quiconque vous demande (Luc VI,
30) ; comme s'il disait : Vous devez supporter ainsi les adversités qui vous arrivent, mais vous devez aussi compatir à
celles que les autres éprouvent. Il n'indique pas ce que nous devons donner, car il n'y a pas un don matériel à faire dans
tous les cas ; toutefois, nous sommes toujours obligés de donner au moins une bonne réponse. Si donc quelqu'un, au
sein de la nécessité, vous demande un secours temporel ou spirituel, faites-lui quelque don ou adressez-lui quelque
parole consolante. Si sa demande est raisonnable, vous devez y accéder, soit en vertu d'un précepte, s'il se trouve dans
une nécessité extrême que vous puissiez soulager ; soit en vertu d'un conseil, s'il peut sortir autrement de sa détresse.
C'est alors qu'il faut faire l'aumône corporelle ; mais le moyen de la faire vous manque-t-il, ayez-en du moins le désir
sincère et la bonne volonté, consolez-le par quelque parole, et assistez-le par vos prières. Si sa demande n'est pas
raisonnable, contentez-vous d'une réponse qui lui fasse comprendre la raison de votre juste refus, afin de ne pas le
renvoyer sans quelque profit ; car l'avertissement que vous lui donnez est une œuvre de justice qui constitue l'aumône
spirituelle. Et si alors il n'obtient pas ce qu'il sollicite, il reçoit la correction qui lui est plus utile.
Ainsi, vous donnerez à quiconque vous demandera, mais vous ne lui donnerez pas toujours ce qu'il vous
demandera. Jésus-Christ dit en effet : Donnez à quiconque vous demande, mais il ne dit pas : Donnez tout ce qu'on vous
demande, car on ne doit donner que ce que l'on peut donner honnêtement et justement. Saint Ambroise dit à ce sujet (in
cap. VI, Luc.) : Ne point prêter secours à l'indigent, lorsque vous le pouvez étant riche, c'est un mal aussi grand que de
ravir le bien d'autrui. Le pain que vous refusez de donner appartient à celui qui a faim ; le vêtement que vous tenez
renfermé devrait servir à la veuve ; l'argent que vous enfouissez dans la terre devrait contribuer au rachat et au
soulagement des malheureux et des prisonniers. Ainsi, tous les biens que vous pouvez donner et que vous ne donnez pas
sont autant de larcins et d'usurpations ; parce que, comme dit saint Chrysostôme (Hom. XII, Oper. imp.), les richesses
que nous possédons ne sont pas à nous absolument, mais à Dieu qui nous en a fait les dispensateurs, et non pas les
propriétaires. Donnez donc, mais ne vendez pas. Or celui-là vend qui ne donne qu'après de nombreuses demandes ou
qui renvoie au lendemain sa largesse ; celui-là vend qui accompagne son bienfait de reproches ou qui donne d'un air
triste enfin ; celui-là vend qui attend la réciprocité. Toutefois le pauvre qui n'a rien n'est pas obligé de donner l'aumône
de sa main, mais seulement la compassion de son cœur, la consolation de sa parole et le secours de son bras, selon le
temps et le lieu. Si la fortune vous manque, dit également la Glose, donnez votre service, votre affection, votre conseil.
C'est ainsi que Madeleine offrit à Jésus-Christ différents dons, ses larmes pour lui arroser les pieds, ses cheveux pour les
essuyer, ses lèvres pour les baiser et ses parfums pour les embaumer.
Nous devons entendre de la même manière ce que Jésus-Christ ajoute (Matth. V, 42) : Quelqu'un veut-il
emprunter de vous, ne le rejetez pas, soit en refusant, soit en différant, soit en diminuant le prêt. Prêtez-lui, si sa
demande est raisonnable ; si elle ne l'est pas, excusez-vous convenablement. Prêtez d'un air content ; car Dieu aime

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celui qui donne avec joie, comme dit saint Paul (II Cor. IX, 7) ; prêtez par pure charité, sans espérer ou recevoir rien au
de la de ce qui est prêté, ni un service, ni un avantage quelconque ; car nous ne devons point prêter dans l'espoir d'être
ainsi récompensé par l'homme, mais seulement par Dieu, Exercez la miséricorde, et ne mettez point votre confiance
dans l'homme, mais dans Dieu qui rendra avec un grand profit ce que vous aurez fait d'après son commandement. C'est
pourquoi saint Augustin dit (lib. I, de serm. Domin. Cap. 40) : « Ne refusez pas à celui qui vous demande, comme si
vous ne deviez rien recevoir de Dieu, vu que la chose prêtée vous est rendue par celui qui l'a reçue ; parce que, comme
vous agissez d'après le précepte de Dieu, votre acte doit auprès de lui porter des fruits. »
En disant : Donnez à quiconque vous demande, et ne refusez pas le prêt à celui qui le désire, le Sauveur
embrasse une double largesse. Ou nous donnons par pure bienveillance, ou nous prêtons pour que la chose nous soit
rendue ; et nous devons être disposés à ce double bienfait. Car par ces deux espèces d'aumônes, le don et le prêt, nous
devons, si nous sommes parfaits, secourir les indigents qui réclament notre charité, quoiqu'ils soient nos ennemis ; et si
nous sommes imparfaits, nous ne sommes obligés de les assister que dans le cas où ils seraient exposés à une extrême
nécessité. « Si l'on fait appel à notre miséricorde, dit saint Chrysostôme (Hom. XX,in Matth.), accordons tout ce qui est
à notre pouvoir ; avec ce mérite pour recommandation, nous obtiendrons plus facilement ce que nous demandons à
Dieu, Mais si nous dédaignons ceux qui implorent notre secours, comment pouvons-nous compter que Dieu lui-même
exaucera notre prière ? Car il nous est ordonné d'observer en tout la religion de la charité et de la foi, de telle sorte que
nous regardions la détresse des autres comme si c'était la nôtre, et que nous tenions moins à conserver notre fortune qu'à
soulager notre frère, dans l'espoir de la récompense éternelle. » Ainsi parle saint Chrysostôme. — Ce précepte ne doit
pas s'entendre seulement des aumônes matérielles, mais aussi des richesses intellectuelles, c'est-à-dire de la sagesse ou
de la doctrine que nous ne devons pas refuser à celui qui nous la demande ; car celui qui la possède sans vouloir la
communiquer se fait dédaigner comme avare de son trésor ; tandis que si elle est transmise aux autres, elle fructifie et
enrichit son auteur. Ainsi donc, donnez-la, au nom de Dieu, à celui qui vous la demande, et ne la refusez pas à celui qui
vous prie de la lui prêter pour instruire les autres ; car ce qu'il enseignera aux autres en dehors de vous, Dieu vous le
rendra à gros intérêts.
Le Sauveur poursuit, en disant (Luc. VI, 30) : Quelqu'un vous enlève-t-il ce qui vous appartient, votre argent
ou autre chose, ne le réclamez point, c'est-à-dire devant les tribunaux, avec des discussions et des débats. Car il n'est pas
permis à quelqu'un de revendiquer son bien en jugement par colère ou par avarice, ni par un désir désordonné de
vengeance plutôt que pour l'amendement du coupable, ni par un attachement excessif aux choses temporelles.
Après avoir enseigné que nous ne devons pas résister à nos injustes oppresseurs, mais être disposés à supporter
des outrages encore plus considérables, le Seigneur va nous apprendre que nous devons avoir pour ces injustes
oppresseurs une charité non-seulement affective mais encore effective, une charité qui ne se borne pas à des sentiments,
mais qui se traduise par des effets ; car les œuvres de justice ne portent point de fruits sans la charité. C'est pourquoi le
Sauveur fait ici connaître la perfection de la charité, en expliquant le précepte de l'amour du prochain, au sujet duquel
les Juifs erraient. En effet de ce qu'il est écrit dans la Loi : Vous aimerez votre prochain comme vous-même ; et encore :
Vous aimerez votre ami (Lev. XIX, 18), les Juifs en arguaient qu'ils devaient haïr leurs ennemis. Mais cela est faux : car
nous devons aimer tout homme par un motif de charité, en tant qu'il est fait à l'image de Dieu, qu'il est capable de le
posséder par la connaissance et l'amour. Jésus dit donc : Vous avez appris qu'il a été dit : Vous aimerez votre prochain.
Quant à l'amour affectif, ce précepte oblige toujours et partout ; quant à l'amour effectif, il n'oblige que selon le temps et
le lieu. Mais ces mots : Et vous haïrez votre ennemi, ne sont pas écrits dans la Loi ; ils sont donnés par les Scribes, qui
les ajoutaient et qui les prenaient dans d'autres écrits. Ou si ces mots sont écrits quelque part, alors, dit saint Augustin
(lib. I, de serm. Dom. cap. 48), ils doivent s'entendre non pas d'un commandement adressé au juste, mais d'une tolérance
accordée au faible. Et moi, ajoute Jésus-Christ (Matth. v, 44), je vous dis : Aimez de cœur vos ennemis, c'est-à-dire les
hommes et non leurs vices, la nature et non la faute ; parce que, selon saint Augustin, nous devons affectionner les
hommes et détester leurs erreurs. Nous devons aimer nos ennemis, en leur désirant les biens de la grâce et de la gloire
dont l'homme ne peut faire un mauvais usage. Quant aux biens de la nature et de la fortune, nous ne devons les leur
souhaiter que d'une manière générale, et en tant qu'ils peuvent aider à leur salut, ce qui est connu de Dieu seul ; car,
comme l'homme peut bien ou mal user de ces biens, nous ne pouvons rien demander à cet égard qui soit absolu.
Remarquez que nous sommes obligés plus strictement d'aimer nos amis que nos ennemis ; aussi le Seigneur ne
laissera pas sans récompense l'amour des amis, mais il récompensera davantage l'amour des ennemis. Car, toutes choses
égales, l'amour des ennemis est plus méritoire que l'amour des amis ; il est plus difficile, parce qu'il requiert un plus
grand effort de bonne volonté ; il est plus pur, parce qu'il n'est point produit par l'inclination de la nature, mais par le
mouvement de la grâce ; il est plus généreux, parce qu'il ne trouve pas sa cause dans les mérites de celui qui en est
l'objet.
Il ne suffit pas que l'amour soit renfermé dans le cœur, il faut qu'il soit manifesté au dehors par des actes, selon
le temps et le lieu. Voilà pourquoi le Sauveur ajoute : Faites du bien, effectivement, à ceux qui vous haïssent, en leur
procurant par les moyens légitimes et possibles les choses relatives au salut ; car faire du bien est l'effet et la preuve de
l'amour. Ainsi, de même que nous sommes tenus d'aimer nos ennemis, quant aux biens de la grâce et de la gloire nous
devons aussi contribuer effectivement à leur salut. Notre ennemi donc, considéré dans sa nature qui le fait notre
prochain, doit être aimé d'un amour général, en vertu de ce précepte universel : Vous aimerez votre prochain. Mais avoir
un amour spécial pour son ennemi, c'est un conseil de perfection et non point une nécessité de précepte. Car, comme il
ne nous est pas commandé d'aimer tous les hommes en particulier, puisque c'est une chose impossible, il ne nous est pas
non plus commandé d'aimer nos ennemis en particulier, mais seulement en général et en tant qu'ils sont notre prochain.
Et parce que les bienfaits extérieurs sont en raison de l'amour intérieur, c'est une nécessité de précepte de ne pas refuser

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à nos ennemis les marques d'amour général, par exemple de ne pas les exclure des prières que nous faisons pour tout le
monde, ni des secours que nous accordons à tout une communauté ; parce que si nous agissions de la sorte, notre amour
ne serait pas général, et nous montrerions plutôt de la haine que de la charité. Par conséquent, puisque nous sommes
obligés d'assister tout homme qui est dans une extrême nécessité, nous devons également assister notre ennemi, à moins
que ce bienfait ne devînt pour lui une occasion de causer quelque mal ou d'attaquer la foi. Quant aux services qui sont
les marques d'un amour spécial, nous ne les devons pas à notre ennemi, en dehors du cas de nécessité ; et si nous les lui
rendons, c'est un acte de perfection.
Il y a donc un double amour, l'un qui est intérieur et l'autre extérieur. Quelque imparfaits que nous soyons, nous
devons avoir même pour tout ennemi l'amour intérieur qui est un sentiment nécessaire au salut ; mais l'homme qui tend
à devenir parfait est seul obligé de témoigner à son ennemi cet amour extérieur qui consiste en quelque faveur
particulière de surérogation. Ainsi l'homme imparfait ne doit point garder de haine et doit souhaiter du bien à son
ennemi, lors même que cet ennemi ne lui aurait point demandé pardon ; et s'il lui a demandé pardon, l'homme imparfait
doit lui parler et le saluer, mais il n'est pas obligé de lui fournir des secours temporels, comme l'homme parfait y est
obligé à l'égard même de l'ennemi qui n'a pas demandé pardon. Si nous séparons notre ennemi de notre communion,
dans le but de le retirer de son égarement, nous lui faisons du bien. C'est pourquoi la Glose dit : Faisons du bien à notre
ennemi, en lui donnant la nourriture spirituelle c'est-à-dire l'instruction, ou même la correction corporelle ; car, dans
l'Église, tout, même l'excommunication, tend à nous rendre frères et amis.
Il y a relativement au salut un secours que l'homme le plus pauvre peut accorder, c'est la prière pour le bien des
âmes, et c'est pour cela que le Sauveur ajoute : Bénissez ceux qui vous maudissent, c'est-à-dire souhaitez et demandez
les biens de la grâce et de la gloire pour ceux qui vous dénigrent en secret ou qui vous insultent en face ; et priez pour
ceux qui vous calomnient et vous persécutent, c'est-à-dire implorez la miséricorde divine pour ceux qui vous imputent
de faux crimes. Nous avons ici l'exemple du Seigneur lui-même lorsqu'il était suspendu à la croix, celui de saint Etienne
lorsqu'on le lapidait, et celui de David lorsqu'il fut maudit par son serviteur Séméi. — Remarquons trois sortes
d'injures : celle du cœur, la rancune ou la haine ; celle des lèvres, la détraction ou la malédiction ; et celle des œuvres,
les mauvais traitements ou sévices corporels. A ces trois sortes d'injures, le Seigneur apporte trois espèces de remèdes.
Contre le premier mal, il dit : Aimez vos ennemis ; contre le second : Bénissez ceux qui vous maudissent et priez pour
ceux qui vous persécutent et vous calomnient ; contre le troisième : Faites du bien à ceux qui vous haïssent. La Glose dit
à ce sujet : On attaque l'Église de trois manières, par la haine, l'outrage et la persécution ; tandis que l'Église se défend
par l'amour, la prière et la bienfaisance. Voulons-nous donc être parfaits, donnons à ceux qui nous font tort le bienfait du
cœur en les aimant, le bienfait de la parole en priant pour eux, et le bienfait de nos actes en leur faisant du bien.
A l'accomplissement d'un précepte si sublime devait être attachée l'assurance d'une brillante récompense. Aussi
Jésus-Christ dit : Aimez vos ennemis, priez pour eux, et faites-leur du bien, pour être les fils de votre Père qui est dans
les cieux (Matth. V, 45). Vous serez alors les enfants du Très-Haut par l'imitation de sa bonté et l'adoption de sa grâce,
par l'éducation et par l'acquisition de son héritage. Déjà vous êtes les enfants de Dieu par nature et par création, soyez-le
encore par la grâce, et par l'imitation de ce qui lui est propre, c'est-à-dire la miséricorde et la bienfaisance. « Quelle
récompense incomparable ! s'écrie le Vénérable Bède (in cap. VI, Luc). Les pauvres enfants des hommes qui sont sur la
terre deviennent les enfants du Très-Haut qui est au ciel ; car nous recevons le pouvoir de devenir enfants de Dieu par
l'accomplissement de ses commandements. — Jésus-Christ ajoute : Enfants de votre Père, qui fait lever son soleil sur
les bons et sur les méchants et qui fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes, sur ceux qui sont reconnaissants et sur
ceux qui sont ingrats. Car il ne fait pas du bien seulement à ses amis, mais encore à ses ennemis ; il nourrit les uns
comme les autres, il les éclaire par les doux rayons de ses astres, et les féconde en quelque sorte par les eaux abondantes
de ses nuées ; il ne refuse pas les bienfaits communs même aux méchants, qui cependant lui sont opposés autant qu'il
leur est possible ; et sa miséricorde distribue indistinctement à tous les hommes les biens de la vie présente. Aussi saint
Jérôme dit (in Matth. V) : « Gardez-vous de refuser ce que Dieu ne refuse à aucun homme même blasphémateur et
impie. Donnons à tout le monde sans distinction, ne considérant point à quelle personne, mais pour quel motif nous
donnons. »
Comme c'est une nécessité de précepte d'aimer ses ennemis en général, c'en est également une de prier pour
eux et de leur vouloir du bien en général, en tant qu'ils sont compris dans l'universalité des hommes ; mais ce n'est qu'un
conseil de subrogation de prier pour eux et de leur vouloir du bien en particulier, comme de les aimer spécialement. Or,
saint Chrysostôme (Hom. XVIII, in Matth.) établit neuf degrés pour atteindre à la perfection de ce précepte. Vous avez
vu, dit-il, par quels degrés Jésus nous fait monter à la perfection, comment il nous élève sur le sommet de la vérité et
nous conduit peu à peu jusqu'au ciel. Le premier degré est de ne jamais blesser le premier notre prochain ; le second, de
ne pas pousser la vengeance au delà de l'injure ; le troisième, de ne pas chercher la vengeance, mais de garder la paix ;
le quatrième, d'aller soi-même au devant de l'outrage ; le cinquième, d'être disposé à recevoir des injures plus grandes
que celles qu'on nous a faites ; le sixième, de ne pas haïr celui qui en est l'auteur ; le septième, de l'aimer ; le huitième,
de l'environner volontiers de bienfaits ; le neuvième, de prier Dieu pour lui. Vous voyez ici quel est le comble de la
sagesse ; aussi le Sauveur lui a promis une récompense d'autant plus grande que le précepte était plus difficile à remplir,
une récompense que personne avant lui n'avait proposée à l'homme ; devenir semblable à Dieu, autant qu'il est possible
à la nature humaine. Ainsi faisons du bien à tous, parce que, comme dit Sénèque, le bien que nous faisons à autrui nous
profite à nous-mêmes.
Parce que la perfection de l'amour ne peut aller au delà de l'amour des ennemis, le Sauveur, après nous avoir
commandé d'aimer nos ennemis, ajoute conséquemment (Matth. V, 48) : Soyez donc parfaits comme votre Père céleste
est parfait. Car, suivant saint Chrysostôme (Hom. XIII, Oper. imp.), de même que les fils des hommes selon la chair

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ressemblent à leurs pères par quelque signe corporel, de même les enfants de Dieu selon l'esprit doivent lui ressembler
par la sainteté ; or, rien ne nous assimile davantage à Dieu que de pardonner à ceux qui nous outragent, et de prier pour
eux. Jésus-Christ allègue ici l'exemple des publicains et des infidèles qui aiment leurs amis et leur font du bien :
voulons-nous être récompensés plus qu'eux et obtenir la béatitude, nous devons faire plus qu'eux à cause de Dieu, et
pousser notre amour jusqu'à nos ennemis. Car, dit Jésus-Christ (Matth. V, 48), si vous aimez seulement ceux qui vous
aiment, quelle récompense recevrez-vous de Dieu pour ce sujet dans la vie éternelle ? Comme s'il leur répondait :
Aucune. Car on peut dire de telles gens qu'ils ont reçu leur récompense (Matth. VI, 2) ; leur amour qui est tout naturel
n'est point méritoire, parce qu'il ne procède point de la charité qui s'étend à tous les hommes. Il faut avoir l'amour de ses
amis, mais sans exclure l'amour de ses ennemis. Car aimer ceux qui nous aiment est un acte de la nature, aimer ceux qui
ne nous aiment pas est un effet de la grâce ; ne pas aimer ceux qui nous aiment est le fait d'une grande perversité ; ne
pas aimer ceux qui ne nous aiment point est le propre de la faiblesse humaine.
Le Sauveur dit encore (Matth. V, 47) : Et si vous saluez seulement vos frères, c'est-à-dire si vous donnez des
témoignages d'affection et de charité à ceux-là seulement qui vous sont unis par quelque affinité, que faites-vous de plus
que les autres relativement à la perfection ? — Et si vous faites du bien à ceux-là seulement qui vous en font ; si vous
acquittez ainsi naturellement la dette de la reconnaissance, quelle grâce obtiendrez-vous de Dieu ? Comme s'il disait :
Aucune ; car les publicains et les païens, c'est-à-dire les pécheurs et les Gentils en font autant (Luc. VI, 33). Et si vous
prêtez à ceux dont vous espérez recevoir quelque chose, quelle récompense méritez-vous devant Dieu ? Comme s'il
disait : Aucune (Luc. VI, 34). Car, d'après la Glose, par cela seul que vous espérez recevoir des hommes, vous ne prêtez
pas pour Dieu. On peut dire aussi de telles personnes qu'elles ont reçu leur récompense, en prêtant par l'espoir d'une
rétribution humaine. Les pécheurs qui n'ont point la grâce de Dieu s'entreprêtent de la sorte pour avoir le même
avantage, sans exiger d'intérêt au-dessus du capital ; d'où il résulte évidemment que ceux qui prêtent pour recevoir avec
usure sont pires que les pécheurs ordinaires. D'après le Vénérable Bède (in cap. VI, Luc), c'est comme si le Sauveur
disait : Si ceux qui suivent les sentiments naturels sont bienfaisants entre eux, vous qui, en qualité de Chrétiens, êtes
appelés à une perfection supérieure, vous devez posséder une vertu assez étendue pour comprendre dans votre charité
ceux-là même qui ne vous aiment pas.
De quel châtiment ne nous rendons-nous pas dignes, dit saint Chrysostôme (Hom. XXVIII, in Matth.), nous
qui, devant régler notre vie sur la ressemblance de Dieu, restons cependant au-dessous même des païens ? Ne devons-
nous pas pleurer et gémir de voir que, par rapport à l'amour du prochain, nous ne sommes pas meilleurs que les
publicains et les Gentils ? Hélas ! Bien loin d'aimer nos ennemis, souvent nous ne payons pas de retour ceux qui nous
aiment, et nous allons même jusqu'à les haïr. Au lieu de nous distinguer des Gentils et des publicains, cette conduite
nous rabaisse beaucoup au-dessous d'eux. Néanmoins le Seigneur nous ordonne non-seulement de pardonner à ceux qui
nous offensent, mais encore de les aimer et de prier pour eux. Car, si, contents de ne pas rendre le mal pour le mal vous
ne laissez pas de fuir et vous refusez de voir ceux qui vous ont blessés, la blessure reste toujours dans votre cœur dont
elle augmente la douleur. Voudriez-vous que Dieu agît de la sorte envers vous ; et que, sans vous faire de mal, il
détournât de vous ses regards et conservât le souvenir de vos fautes ? Vous devez donc vous montrer, envers ceux qui
vous ont offensés, tel que vous désirez que Dieu se montre envers vous, lorsque vous lui demandez pardon de vos
péchés. Ainsi parle saint Chrysostôme.
Quand les actes dont nous parlons s'accomplissent en vertu d'une affection naturelle qui peut procéder d'un
motif utile ou agréable, d'une cause honnête, d'une louable amitié, ils ne sont pas méritoires pour la vie éternelle. Mais
s'ils proviennent de la charité habituelle, ils ont auprès de Dieu un principe et une raison de mérite qui suffit pour
distinguer les enfants du ciel des enfants de perdition. Aimer au nom d'un amour réciproque est un devoir de la nature ;
aimer pour un bienfait qu'on a reçu ou que l'on espère, c'est un acte de mercenaire ; aimer pour le plaisir d'une
familiarité mutuelle, c'est un danger ; aimer pour le commun consentement au péché, c'est un effet de la malice ; mais
aimer pour une bonne fin, c'est un effet de la grâce. Car celui qui aime son prochain, ou parce qu'il est bon, ou pour qu'il
devienne bon, ou parce que nous sommes les membres du même corps et les fils du même père, celui-là possède le
véritable amour, l'amour spirituel qui ne périt pas. L'amour charnel au contraire s'évanouit promptement comme le corps
lui-même : tel est l'amour que se portent entre eux les publicains et les païens ; suivant la nature et non point la grâce, ils
n'aiment que ceux qui les aiment, et dès qu'ils comprennent qu'on ne les aime pas, ils n'aiment point à leur tour. — Nous
devons donc aimer tous les hommes, désirer le salut de tous, faire du bien à tous, leur manifester nos sentiments de
charité, ne considérant point les personnes, mais les motifs pour lesquels nous agissons. C'est ainsi que se perfectionne
l'amour et que la concorde se fortifie.
Et nous devons agir de la sorte, en vue d'une récompense non pas simplement humaine, mais vraiment divine ;
car Dieu qui est le principe de tout bien veut aussi en être la fin : je suis, dit-il (Apoc, I, 8), l'alpha et l'oméga, le
principe et la fin. Saint Augustin dit à ce sujet (lib. XXX, hom. 38) : « Aimez-vous votre ami pour un avantage
quelconque, ce n'est pas votre ami, mais cet avantage que vous aimez. Or Dieu, ne pouvant être aimé pour un objet plus
grand ou plus excellent que lui-même, doit être aimé parfaitement pour lui-même ; mais si on l'aime seulement pour les
biens qu'il communique, il est évident qu'on ne l'aime pas gratuitement ; car on préfère ces biens à lui-même, ce qui est
horrible à dire. Aimons Dieu gratuitement pour lui-même, et ne désirons comme récompense du service que nous lui
rendons que le bonheur d'être avec lui ; car pour l'amour de Jésus nous ne devons rien désirer que jouir de sa douce
présence. » A ces paroles de saint Augustin ajoutons les suivantes de saint Bernard : « On n'aime point Dieu sans y
trouver sa récompense, quoiqu'on doive aimer Dieu sans y chercher son avantage ; mais on est d'autant plus digne de
trouver son propre intérêt qu'on cherche le seul intérêt de celui qu'on aime. »
Aimons donc nos ennemis en leur faisant du bien, afin que, chacun dans notre sphère et notre mesure, nous

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soyons parfaits d'une perfection de grâce, comme notre Père céleste est parfait d'une perfection de nature ; car le
Seigneur étant parfait veut des serviteurs parfaits. Soyons parfaits au moins de la perfection nécessaire, qui consiste
dans la charité envers Dieu et envers le prochain, puis tendons à nous élever à la perfection surérogatoire, qui consiste à
aimer spécialement ses ennemis et à prier pour eux particulièrement, comme Jésus-Christ l'a fait. Rappelons-nous les
paroles suivantes de saint Chrysostôme (Hom. XXVIII, in Matth.) : « Nous ne sommes pas tant blessés par nos ennemis
lorsqu'ils nous causent des injures, que quand notre patience vaincue par leur malice renonce à ses sentiments habituels
de bonté. Ne haïssez donc pas celui qui vous injurie, ne maudissez pas celui qui vous persécute ; aimez-le plutôt parce
qu'il vous fournit l'occasion d'acquérir des biens abondants et le moyen d'arriver aux suprêmes honneurs. Autrement
vous souffrirez beaucoup de peines, et vous n'en recueillerez point de fruit ; vous éprouverez un grand dommage, et
vous perdrez votre récompense. Ah ! n'est-ce pas le comble de la démence que des hommes, après avoir résisté aux plus
terribles assauts, succombent à la plus faible attaque ? Mais, direz-vous, comment faire ce que vous me commandez ?
Contemplez le Dieu fait homme, qui pour votre salut est descendu au plus profond état d'abaissement, et qui s'est réduit
au plus extrême degré de souffrance ; ne demandez plus, ne doutez plus ensuite s'il est possible de pardonner les injures
à ceux qui sont comme vous ses serviteurs. Mais l'outrage est sanglant, direz-vous encore. Est-il cependant comparable
à ceux qu'a subis votre Seigneur, le Maître de l'univers ? Plus l'insulte que vous avez essuyée est grande, plus vous
devez tâcher d'y répondre par le bienfait que vous accorderez au coupable, afin de vous tresser une couronne plus
éclatante et d'arracher votre frère à de très-graves dangers. »

Prière

Seigneur Jésus-Christ, Maître très-bon et très-doux de l'humilité et de la patience, faites qu'étant le plus petit et le plus
indigne de vos serviteurs, je me regarde comme inférieur aux autres et comme le dernier de tous, en sorte que je désire
être méprisé et foulé aux pieds par tous les hommes ; faites aussi que, supportant avec patience les injures causées dans
ma personne ou dans mes biens, je sois prêt de cœur à supporter de plus grands outrages, et disposé, selon mon pouvoir,
à procurer les secours corporels et spirituels à tous ceux qui me les demanderont. De plus, accordez-moi d'embrasser
dans ma charité, non seulement mes amis, mais aussi mes ennemis et tous ceux qui me sont opposés par leurs
sentiments, leurs discours et leurs actes ; donnez-moi de les affectionner, de les assister, de les bénir et de prier pour
eux, afin que je merite par votre grâce d'être compté parmi vos bienheureux élus et vos enfants privilégiés. Ainsi soit-il.

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CHAPITRE XXXVI

Suite du Sermon sur la Montagne


De la vaine gloire — Ne point rechercher les louanges humaines dans nos bonnes œuvres

Matth. VI, 1-8 et 16-18.

Après avoir donné à ses Apôtres les leçons de haute perfection, le Seigneur leur enseigne à ne pas se glorifier
de leurs bonnes œuvres ; il est en effet très-difficile d'éviter complètement la vaine gloire. Prenez garde, dit-il, de ne pas
accomplir votre justice devant les hommes pour en être considérés (Matth. VI, I). Prenez garde, c'est-à-dire, environnez-
vous de circonspection et de prudence contre les pièges de la superbe par lesquels le démon cherche à détruire vos
bonnes œuvres ; veillez attentivement à ce que votre justice, ou toute bonne œuvre, comprise sous la dénomination
générale de justice, ne soit pas faite devant les hommes afin qu'ils la voient, pour d'obtenir la louange ou l'estime du
monde, et non pour procurer la gloire de Dieu ou l'édification du prochain ; autrement vous ne recevrez pas une
récompense de Dieu, dont l'amour n'aura point présidé à votre action ; car celui-là seul doit récompenser dont le
commandement ou l'amour dirige l'artisan. Si donc Dieu n'est pas le principe et la fin de vos actes, loin d'en être
rémunérés, vous en serez punis par une cruelle déception, pour avoir voulu recueillir des lèvres humaines une parole
flatteuse qui se dissipe comme un souffle léger. Vous recevrez votre récompense de ceux-là seulement dont vous l'aurez
souhaitée ; dès que votre intention se tourne vers les hommes seulement, vous n'avez rien à attendre de Dieu ; parce que
Dieu ne récompense pas précisément l'acte, mais plutôt le motif de la vertu. Nous aurons pour paiement l'objet dont le
désir a déterminé nos actes, savoir l'éloge des hommes. Nous serons privés non-seulement de la véritable rémunération,
à cause de notre intention mauvaise, mais encore nous serons condamnés à subir quelque peine, à cause de la vaine
gloire qui n'est jamais sans quelque péché, soit qu'elle précède ou qu'elle suive l'action. De plus, la louange du monde
affaiblit la probité de la conscience. Car, comme le dit Boèce, la probité de la conscience, qui réside dans le secret de
l'âme, diminue toutes les fois qu'en montrant ses fruits nous recevons des éloges. C'est pourquoi le sage mesure le bien
qu'il fait, non d'après la faveur du peuple, mais d'après le témoignage de sa conscience.
Remarquez avec saint Chrysostôme (Hom. XIX, in Matth.), que Jésus-Christ n'ordonne pas simplement de ne
point montrer nos bonnes œuvres, mais de nous étudier à les cacher ; car il y a une différence entre ne pas s'étudier à se
montrer et s'étudier à se cacher. Toutefois, il ne nous défend pas par là de faire de bonnes œuvres devant les hommes, en
vue de la gloire de Dieu et de l'édification du prochain ; car agir ainsi est une chose bonne et méritoire devant Dieu. «
Mais, comme dit saint Grégoire (lib. 8, Moral. 30), il n'appartient qu'aux plus parfaits de rechercher la gloire de Dieu en
montrant leurs bonnes œuvres, sans se réjouir intérieurement des éloges donnés par les hommes ; et les faibles, ne
pouvant triompher de la vaine gloire par un dédain absolu, doivent tenir caché le bien qu'ils font. »
Après avoir mentionné la justice d'une manière générale, le Sauveur détaille ensuite les différentes parties qui
la composent ; il défend spécialement de rechercher la vaine gloire dans l'aumône, dans la prière et dans le jeûne, parce
qu'elle a coutume d'accompagner surtout ces trois œuvres satisfactoires. L'aumône satisfait pour les péchés contre le
prochain ; la prière pour les péchés contre Dieu, et le jeûne pour les péchés contre nous-mêmes. Ces trois espèces
d'œuvres sont aussi de puissants remèdes contre les trois racines des péchés, ou contre les trois sources des maux qui
sont dans le monde : car l'aumône est un acte de justice opposé à la concupiscence des yeux ; la prière, à l'orgueil de la
vie ; le jeûne, à la concupiscence de la chair.
Jésus-Christ dit donc (Matth. VI, 2) : Lorsque vous faites l'aumône, soit corporelle, soit spirituelle, ne faites,
point sonner la trompette devant vous, comme font les hypocrites dans les synagogues et les carrefours ; c'est-à-dire ne
faites pas l'aumône d'une manière publique, éclatante, dans le but qu'elle soit connue et que vous en soyez loué.
L'aumône ne déplaît pas à Dieu quand elle est vue, mais quand elle est faite pour être vue. Ceux qui la font ainsi,
recherchant surtout une gloire vaine et éphémère, perdent celle qui est véritable et éternelle. Aussi Jésus-Christ ajoute :
Je vous le dis en vérité, ils ont reçu leur récompense, à savoir la gloire humaine qu'ils souhaitaient pour prix de leur
aumône ; mais un châtiment est réservé à leur mauvaise intention. Ainsi donc font les hypocrites. Mais vous, lorsque
vous faites l'aumône, ou quelque autre bonne œuvre, ne laissez pas connaître à votre main gauche ce que fait votre
main droite, c'est-à-dire ne laissez pas l'intention perverse se joindre à l'intention sainte (Matth. VI, 3). La gauche, en
effet, c'est le désir et l'amour de la louange humaine ou de quelque avantage temporel ; la droite, c'est l'amour de Dieu et
le désir du ciel qui nous font accomplir les préceptes divins. Mais pour que la gauche ne sache pas ce que fait la droite,
il faut que ce que fait la droite soit caché. Ainsi Jésus-Christ t'explique en disant (Matth. VI, 4) : Que votre aumône soit
secrète dans votre intention, quoiqu'elle ne le soit pas dans l'exécution ; quelle soit secrète dans votre âme, comme
provenant d'une bonne conscience que les regards humains ne peuvent pénétrer. Cela vous suffit pour mériter la
récompense de Celui qui seul lit au fond de votre conscience : C'est pourquoi il ajoute : Et votre Père, à savoir Dieu qui
est le Père de tous les hommes par la création et spécialement des justes par la grâce, lui qui voit les choses secrètes et
qui seul découvre nos intentions intérieures, Vous le rendra ; parce qu'il récompensera les bons, sinon dans cette vie, du
moins dans l'autre, à raison de leurs intentions cachées aux autres hommes.
Ainsi, nous ne devons pas craindre si les hommes connaissent nos œuvres, mais bien si nous les faisons avec
l'intention de leur plaire et d'obtenir leurs éloges. Car, dans toutes nos œuvres, la main gauche ignore ce que fait la main
droite si nous agissons, non par le désir de la louange humaine mais par amour pour Dieu et pour la justice. C'est

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pourquoi, lors même que vous faites l'aumône ou toute autre bonne œuvre, dans les-synagogues ou dans les carrefours
ou sur les places publiques, vous êtes toujours censés les faire en secret quand vous ne désirez point être remarqués des
hommes, mais de Dieu seulement. Au contraire, lorsque Vous faites l'aumône en secret avec le désir d'être aperçus pour
recevoir des félicitations ; vous n'êtes point censés agir en secret, mais en public, parce que vous ne voulez point que
votre acte reste caché, mais qu'il devienne notoire. Saint Chrysostôme dit à ce sujet (Hom. XIII, Oper. imperfect.) : « On
peut faire l'aumône devant les hommes, et ne pas la faire pour la leur montrer ; comme aussi on peut ne pas la faire
devant les hommes, et cependant la faire avec l'intention et le désir d'être vu. C'est pourquoi Dieu couronne ou punit,
non pas le fait qui est produit, mais la volonté qui y a présidé. La vertu ne consiste donc pas à faire seulement l'aumône,
mais à la faire convenablement, et comme il faut. »
Jésus-Christ nous enseigne ensuite à fuir la vaine gloire dans la prière, et à ne pas prier en public par
ostentation, comme font les hypocrites, qui selon la remarque de saint Chrysostôme (Hom. XIX, in Matth.), ne se
proposent pas d'être exaucés, mais d'être aperçus. Et, comme leur intention est perverse, Jésus-Christ en marque la
funeste conséquence ; ils ont reçu leur récompense avec la louange éphémère, mais ils en subiront le châtiment. Quant
à vous, lorsque vous priez, entrez dans votre chambre ou dans quelque endroit retiré ; puis, fermant la porte, pour que
les hommes ne viennent pas arrêter l'élévation de votre âme vers Dieu et vous détourner de votre dessein, priez en
secret votre Père céleste (Matth. VI, 6). En d'autres termes, selon Remi d'Auxerre : Contentez-vous que votre prière soit
connue de Celui-là seul qui pénètre les secrets de tous les cœurs ; car, puisqu'il vous voit, il vous exaucera. Et votre
Père céleste dont vous devez rechercher la gloire, lui qui voit ce qui se passe en secret, vous rendra devant tout le
monde le fruit de votre prière. D'après saint Chrysostôme (Hom. XIII Oper. imp.) : « Celui qui prie en particulier avec
l'intention qu'on le voie prier de la sorte, ne considère pas Dieu, mais les hommes ; et comme il prie dans les
synagogues avec la même intention, il reçoit ainsi le double éloge de prier en public et de prier en secret. Mais celui
dont l'âme regarde Dieu seul dans la prière, bien qu'il prie dans la synagogue, prie toujours en secret. Dans cet exercice,
ne faites rien d'extraordinaire qui puisse attirer l'attention des hommes, comme élever la voix, vous frapper la poitrine
ou étendre les bras. »
Il faut distinguer ici deux manières de prier. Il y a d'abord la- prière publique que font les ministres de l'Église,
non point secrètement, mais ouvertement dans l'église devant tout le peuple, parce qu'elle est faite pour toute la société
des fidèles ; et le peuple qui assiste doit se conformer aux ministres de l'Église, en priant Dieu de la manière qui lui
convient et qui lui est possible. Il y a aussi la prière privée qui doit se faire en secret pour deux raisons ; d'abord, parce
que la prière étant l'élévation de l'âme vers Dieu, l'âme s'élève plus vite et plus parfaitement vers son Créateur lorsque
l'homme se trouve dans un endroit retiré et isolé du tumulte ; ensuite, pour éviter la vaine gloire qui naît facilement,
lorsqu'on est exposé aux regards du public. — A ceux donc qui veulent prier, Jésus donne le conseil salutaire d'entrer
dans leur chambre, c'est-à-dire dans le secret de leur cœur, de fermer la porte, c'est-à-dire les sens qui donnent entrée
aux objets extérieurs et aux vaines imaginations, sources fréquentes de distractions importunes pendant la prière. Ayant
ainsi fermé la porte de votre âme, dont vous avez recueilli les forces, vous vous livrez dans l'intime de votre cœur à
l'oraison mentale qui monte plus fervente vers le trône. de Dieu. En effet, plus un homme méprise les objets extérieurs,
plus il peut se recueillir en lui-même, et plus il peut aussi s'élever par la prière à la contemplation de Dieu.
Ensuite, Jésus corrige l'erreur des Gentils sur la prière (Matth. VI, 7) : Lorsque vous priez, dit-il, n'affectez pas
de parler beaucoup à la façon des païens ; car ils pensent être d'autant mieux exaucés que dans leurs prières ils parlent
plus longuement, qu'ils crient plus fort, ou qu'ils chantent plus agréablement ; ils croient ainsi fléchir Dieu comme
l'avocat fléchit le juge. Mais votre Père céleste sait ce qu'il vous faut, avant que vous le lui demandiez, parce qu'il
connaît les dispositions du cœur de chacun (Matth. VI, 8). Le Sauveur ajoute cela pour détruire la fausse idée que les
Gentils avaient à cet égard ; car ils s'imaginaient que Dieu apprenait quelque chose de nouveau, lui qui connaît tout de
toute éternité. — Ici le Seigneur ne défend pas, d'une manière simple et absolue, de multiplier les paroles dans
l'oraison ; car lui-même ne passa-t-il pas la nuit en prière, et ne prolongea-t-il pas sa prière dans l'agonie ? Mais il
défend les longues prières vocales dans le sens de l'intention des Gentils idolâtres qui agissaient ainsi pour trois raisons :
1° Ils priaient des divinités qui ne pouvaient connaître leurs demandes, si elles n'étaient manifestées par des paroles ou
des signes extérieurs ; car les démons ne peuvent pénétrer dans les secrets du cœur humain. 2° Ils pensaient persuader
leurs divinités, comme les hommes, par des discours longs et pathétiques, et les amener ainsi à les secourir. 3° Ils
supposaient que leurs divinités étaient quelquefois absentes, et qu'ils pouvaient les rappeler par des prières de cette
nature. Or, toutes ces illusions mauvaises ne peuvent pas entrer dans les prières des fidèles. Nous aussi, nous employons
la prière vocale pour trois motifs. 1° Nous devons honorer Dieu par nos paroles comme par nos sentiments et nos actes ;
c'est pourquoi nous lui offrons trois sortes de sacrifice : ceux de notre cœur, de nos lèvres et de nos œuvres. 2° Par la
prière vocale, nous rappelons à notre souvenir ce que nous devons demander, et nous excitons notre torpeur ; car si
l'homme priait toujours d'une manière silencieuse, il s'endormirait facilement, oubliant l'objet de sa demande. 3° Par la
prière vocale nous instruisons notre prochain et nous l'invitons à nous imiter dans cet exercice. — Or Dieu veut que
nous priions, afin que nous ne regardions pas comme peu de chose ce qu'il nous accorde, mais que pour cela même nous
l'adorions, le désirions davantage, et qu'ainsi nous acquérions de plus grands mérites. Et-nous ne lui parlons pas en vain
dans la prière, quoiqu'il sache tout. Car, selon saint Jérôme, nous n'y remplissons pas le rôle de narrateurs mais de
suppliants ; autre chose est de faire connaître à quelqu'un ce qu'il ignore, autre chose de lui demander ce qu'il sait nous
être nécessaire. De là cette parole de saint Chrysostôme (Hom. XIX in Matth) « nous devons prier Dieu non pas pour
l'instruire, mais pour le fléchir, pour nous rendre plus familiers avec lui par l'habitude de l'invoquer, pour nous humilier
et nous, rappeler nos péchés. »
Nous pouvons, remarquons-le bien, multiplier les paroles dans la prière, pour mieux élever non-seulement

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notre âme, mais même notre corps vers Dieu par la prononciation de pieuses paroles, à l'exemple du Prophète royal qui
disait : Mon cœur et ma chair ont tressailli dans le Dieu vivant (Ps. LXXXIII, 3). Toutefois, on ne peut donner à ce sujet
une règle uniforme. Chacun doit employer les paroles dans la prière, selon qu'il les trouve utiles pour exciter sa
dévotion. Mais s'il remarque que leur multiplicité distrait son esprit, il doit cesser la prière vocale pour se contenter de la
prière mentale. C'est pourquoi saint Augustin dit (Lib. II, de serm. Dom. 7) « Lorsque nous prions Dieu, nous avons
besoin d'une grande ferveur de sentiments et non pas d'une grande abondance de paroles ; il y a beaucoup de différence
entre les longs discours et les affections continues ; la prière est ordinairement plus efficace par des gémissements que
par des mots, par des larmes que par des phrases. » Néanmoins, tout ceci s'entend des prières privées et volontaires ; car
pour les prières obligatoires et publiques, elles doivent être orales, afin qu'elles puissent être saisies par les autres.
Le Seigneur ordonne ensuite à ses Apôtres de fuir l'hypocrisie dans le jeûne. Lorsque vous jeûnez, dit-il, ne
veuillez point paraître tristes comme les hypocrites (Matth. VI, 16). Il défend non-seulement de paraître, mais de vouloir
paraître tristes, puisqu'il dit : Ne veuillez pas ; car la volonté est la première source du mérite ou du démérite. En outre,
il défend non pas d'être, mais de paraître tristes ; parce que, selon saint Chrysostôme (Hom. XV, Op. Imperf.), «le
Seigneur sachant que celui qui jeûne ne peut être gai, ne dit pas : Ne veuillez pas être tristes, mais ne veuillez pas
paraître tristes ; car il y a une différence entre être et paraître. » Le jeûne habituel, il est vrai, nous rend naturellement
tristes, mais ceux qui par hypocrisie se rendent pâles ne sont pas tristes, mais paraissent tristes comme les hypocrites,
afin que la tristesse de leur visage soit l'ostentation vaine et fausse de leur jeûne. Ils affectent de se montrer avec un
visage tout exténué et défiguré, avec un costume sale et malpropre, pour faire voir aux hommes qu'ils jeûnent, et qu'ils
gémissent comme s'ils faisaient pénitence pour les péchés des autres. Par un extérieur aussi extraordinaire ils feignent
une pénitence très-rigoureuse, afin de sembler plus religieux, que les autres, et s'attirer ainsi les louanges des hommes.
Ô folie de leur vanité ! Ils ne veulent pas être au fond ce qu'ils veulent cependant paraître. C'est pourquoi le Sauveur les
menace avec serment d'un grand châtiment : Je vous dis en vérité qu'ils ont reçu leur récompense, la louange des
hommes qu'ils recherchaient ; et dans la vie future, ils recevront pour leur hypocrisie le châtiment qu'ils ne redoutaient
pas. Il dit exprès qu'ils ont reçu et non qu'ils reçoivent leur récompense, parce que la louange des hommes passe si vite,
qu'elle n'a en quelque sorte rien de présent. De là cette maxime de Job (XX, 5) : L'éloge des impies est éphémère, et la
joie des hypocrites ne dure qu'un moment. Le Seigneur ne défend donc pas la tristesse de la pénitence pour nos péchés,
mais la tristesse hypocrite pour capter les éloges des hommes : il ne défend pas non plus de paraître jeûner, mais de
désirer le paraître en vue d'obtenir l'estime des hommes ; car ce n'est pas la vertu qui est défendue, mais l'hypocrisie qui
est réprouvée. « Si celui qui jeune et se rend triste est hypocrite, dit saint Chrysostôme (Hom. XI, Op. imp.), combien
plus coupable est celui qui ne jeûne pas et sait donner artificieusement à son visage une pâleur empruntée qui simule le
jeûne véritable. »
Le Seigneur enseigne ensuite la manière de jeûner : Pour vous quand vous jeûnez, gardez-vous d'imiter les
hypocrites ; mais parfumez-vous la tête, et lavez-vous le visage (Matth. VI, 18). Comme il serait ridicule d'entendre ces
paroles à la lettre, saint Jérôme les explique dans un sens métaphorique : d'après l'usage des Juifs qui se lavaient et
parfumaient aux jours-de fête. Jésus-Christ veut donc dire : Lorsque vous jeûnez, soyez joyeux comme en un jour de
fête parfumez donc votre tête, c'est-à-dire montrez-vous gai, et lavez votre visage c'est-à dire ne paraissez pas
malpropre. Le Sauveur oppose ainsi la parfum de la joie à la tristesse de l'hypocrisie et l'eau de la propreté à la pâleur du
visage. Peut-être aussi il fait allusion aux deux parties dont se compose la justice : Lavez votre face, c'est-à-dire purifiez
votre conscience du péché par la confession, afin qu'elle soit nette aux yeux du Seigneur ; car de même qu'aux yeux des
hommes un beau visage est agréable, de même devant Dieu une conscience pure est précieuse. Parfumez votre tête,
c'est-à-dire remplissez de joie par la dévotion votre esprit ou votre intelligence, cette partie supérieure de l'âme qui
dirige vers le bien vos facultés et vos pensées, et dans le jeûne présentez à Dieu une âme contente ; car la joie spirituelle
dans le jeûne est nécessaire comme dans l'aumône, et Dieu aime celui qui se montre content de jeûner comme de
donner. Saint Augustin dit à ce sujet (Lib. II, de serm : Dom. 30) : « Le précepte que donne ici le Seigneur regarde
l'homme intérieur plutôt que l'homme extérieur. Ainsi parfumer sa tête marque la joie ; laver son visage indique la
pureté. Ils se parfument donc la tête, ceux qui se réjouissent dans la partie supérieure de l'âme, sans se réjouir au dehors
des louanges-humaines. Ils se lavent le visage, ceux qui purifient leur cœur pour voir Dieu, après avoir écarté le voile
qu'avaient interposé les souillures contractées par la faiblesse humaine. Ou, selon saint Chrysostôme (Hom. XV, Oper.
imp.) : Parfumez votre tête, c'est-à-dire le Christ, avec le parfum de la miséricorde, en accueillant les pauvres ; lavez
votre visage, c'est-à-dire purifiez votre intention, en agissant pour Dieu.
Le Sauveur, voulant nous préserver de l'intention mauvaise, ajoute (Matth. VI, 18) : Ne montrez pas aux
hommes que vous jeûnez, pour en recevoir la louange et la gloire, mais à votre Père céleste duquel seul vous devez
chercher l'honneur et la gloire dans toutes vos œuvres. Il est dans le secret, parce qu'il scrute les reins et les cœurs des
hommes c'est-à-dire leurs pensées et leurs affections les plus cachées ; parce qu'il réserve pour ses amis et ses serviteurs
des récompenses cachées ; parce qu'il n'est pas visible pour nous dans la vie présente, quoiqu'il soit présent partout. Et
votre Père qui voit dans le secret, c'est-à-dire qui agrée l'intention droite de ce que vous faites en secret pour lui, vous
donnera la récompense d'un tel jeûne ; car Dieu dédommagera les Saints de leurs peines (Sap. X, 17). « Ne doit-il pas
vous suffire, dit Rémi d'Auxerre, de trouver votre rémunérateur dans Celui qui voit au fond de votre conscience ? » —
Sur les fruits excellents du jeûne saint Augustin dit (Serm. ccxxx, de tempore) : « Le jeûne purifie l'âme, élève les sens,
soumet la chair à l'esprit, rend notre cœur contrit et humilié, dissipe les nuages de la concupiscence, éteint les flammes
de la volupté, allume le flambeau de la charité. » Le même saint Docteur fait encore une remarque judicieuse, lorsqu'il
dit (Serm. Dom. in monte cap. 39) : « Nous pouvons tomber dans les pièges de la vanité, non-seulement au milieu de
l'éclat et de la pompe des choses mondaines, mais même sous les haillons et sous les dehors les plus vils et les plus

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abjects ; et ici le danger est d'autant plus grand que, sous l'apparence du service divin, nous sommes déçus par le
sentiment de la vanité que l'on peut plus facilement reconnaître dans les autres œuvres. Prenons donc un moyen terme ;
car il ne convient pas à un Chrétien de se distinguer par une affectation de propreté ou de négligence dans son extérieur.
D'après ce qui précède, on peut comprendre qu'on doit pratiquer les vertus pour elles-mêmes et pour Dieu, non
pour les hommes. Dédaigner la gloire humaine n'est pas un petit avantage dit saint Chrysostôme ; nous secouons ainsi le
joug d'un dur esclavage et nous devenons les propres artisans de nos vertus en les aimant non pour les autres, mais pour
elles-mêmes. — Ce n'est pas sans dessein que Jésus-Christ joint à la prière l'aumône et le jeûne : car la prière est comme
une colombe qui pénètre jusque dans le ciel, portée sur les deux ailes de l'aumône et du jeûne. Le Sauveur dans son
discours place la prière entre l'aumône et le jeune, parce que la prière soutenue sur les deux autres œuvres comme sur
deux ailes s'élève jusqu'aux pieds du trône de Dieu. Aussi nous lisons dans le livre de Tobie (cap. XII, 8) que la prière
accompagnée du jeûne et de l'aumône est excellente.
Dans toutes nos œuvres nous devons donc fuir les éloges des hommes, parce que, comme dit Boëce « Le sage
mesure le bien qu'il fait non pas à la faveur populaire, mais au témoignage de sa conscience. Nous devons fuir les
éloges, non-seulement à l'endroit de nos œuvres, mais même de nôtre retraite. » Écoutons Sénèque dire à un ami (Epist.
LXIX) : « Cachez-vous dans la retraite, mais en même temps cachez votre retraite. N'allez pas faire retentir le mot de
philosophie, de sagesse, donnez un autre nom à votre résolution, attribuez-la soit à la mauvaise santé, soit à la faiblesse,
soit à l'indolence. Mettre sa gloire dans sa retraite c'est de l'ambition. Il est des animaux qui, pour n'être pas découverts,
effacent et brouillent leurs traces autour de leur tanière. Faites de même ; autrement il ne manquera pas de personnes qui
viendront vous trouver dans la retraite. Le meilleur parti est donc de ne pas faire parade de sa retraite. Vous êtes resté
caché, enfermé plusieurs années sans franchir le seuil de votre demeure ; mais vous avez chez vous la foule, si vous
faites parler de votre retraite. Lorsque vous vous éloignez du tumulte du monde, vous ne devez pas le faire pour que les
hommes parlent de vous, mais pour converser avec vous-même. Si vous demandez ce que je fais dans la retraite, je vous
répondrai que je panse mes plaies. Si je vous montrais un pied enflé, une main livide, une jambe desséchée par la
contraction des nerfs, vous me permettriez de ne pas bouger de place et de soigner mon mal. Eh bien ! c'est une maladie
plus grave encore que je ne puis vous montrer. Ah ! n'allez pas me louer et vous écrier : Ô le grand homme ! il a tout
méprisé, il a fui le monde dont il condamnait les passions. Je n'ai condamné que moi-même ; ne venez donc pas me
trouver dans l'espoir de rien gagner. Vous vous trompez, si vous espérez trouver en moi quelque secours. Ce n'est pas ici
la demeure d'un médecin, mais d'un malade. J'aime mieux que vous vous éloigniez, en disant : Je me figurais un homme
parfait et savant ; j'ai été déçu. Je n'ai rien vu, rien entendu qui répondît à mon attente, et qui me donnât envie de
revenir. Si tels sont vos sentiments, si tel est votre langage, votre visite alors m'aura été profitable. J'aime mieux que
vous me pardonniez ma retraite que de vous voir me l'envier. » Ainsi s'est exprimé Sénèque.

Prière

Seigneur Jésus-Christ, qui nous avez donné dans toutes vos œuvres des exemples parfaits d'humilité, en nous apprenant
aussi par vos discours à fuir la vaine gloire, je vous prie de me garder dans tout ce que je fais, soit en public, soit en
particulier, des pièges de l'orgueil, afin de ne fournir aucune entrée aux ennemis de mon âme. Accordez-moi, Seigneur,
de ne point rechercher la faveur du monde ou les louanges des hommes dans mes aumônes, mes prières et mes jeûnes ;
mais au contraire que, dans toutes les bonnes œuvres, je me propose purement l'honneur de Dieu et l'édification du
prochain. Faites que je fuie toujours avec soin la vaine gloire, de crainte que recevant ici-bas la récompense, je mérite
non-seulement d'être frustré de la véritable récompense après la mort, mais en outre d'être condamné aux supplices
éternels réservés aux orgueilleux et aux hypocrites. Ainsi soit-il.

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CHAPITRE XXXVII

Continuation du Sermon sur la Montagne :


Oraison Dominicale

Matt. VI, 9-15

Parmi les recommandations de Jésus-Christ relativement à la prière, l'Oraison dominicale occupe le premier
rang pour plusieurs motifs : d'abord, à cause de la supériorité de l'auteur, parce qu'elle est sortie de la bouche même du
Sauveur ; puis, à cause de sa brièveté qui permet de l'apprendre facilement et de la répéter souvent ; de plus, elle
renferme les demandes suffisantes qui concernent toutes les nécessités de la double vie Spirituelle et temporelle, et
enfin elle contient avec une fécondité merveilleuse les plus grands mystères de la religion. Saint Chrysostôme dit à ce
sujet : « Le Seigneur, apprenant à ses disciple la manière de prier, résume en de courtes paroles toutes les demandes
importantes que l'homme peut faire à Dieu dans l'ordre de la vie présente et de la vie future, pour obtenir tous les dons
et toutes les béatitudes. Cette formule de prières, composée de quelques mots et remplie de choses excellentes, est la
plus sainte et la plus parfaite de toutes les prières, parce qu'elle procède de la bouche du Très-Haut et qu'elle renferme
les demandes contenues dans toutes les autres. Oh ! qu'elle est efficace pour nous cette prière bénie que le Docteur de la
vie et le Maître du ciel a dictée ! Quelle source de bonheur nous y trouvons, si nous ne nous bornons pas à la prononcer
simplement du bout des lèvres, mais si nous nous efforçons de la mettre en pratique par une conduite irréprochable ! Le
Seigneur a donc enseigné cette forme de prier à ses disciples, pour confirmer les hommes dans l'espérance du salut ; elle
comprend dans son extrême brièveté tout ce qui est essentiel à la foi et à la félicité de notre âme. » Ainsi parle saint
Chrysostôme.
Relativement à la suffisance de cette prière divine, saint Augustin dit (Epist. CXXI, cap. 12) : « En quelques
termes que nous priions, si nous prions bien, comme il faut, nous ne disons pas autre chose que ce qui est contenu dans
l'Oraison dominicale. Et si vous examinez tous les mots dont se composent les saintes prières, vous n'y trouverez rien
qui ne se trouve dans celle du Seigneur. Mais si quelqu'un demande quelque chose en dehors de cette prière
évangélique, il prie en quelque sorte d'une manière charnelle, pour ne pas dire illicite, puisque le Seigneur fait voir ici
comment doivent prier spirituellement ceux qui sont régénérés. » Saint Cyprien dit également (Tract. de Orat. Dom.) : «
Jésus-Christ comme maître et docteur a résumé toutes nos prières en quelques mots salutaires ». — Maintenant,
pourquoi cette prière est-elle si concise ? On peut en apporter sept raisons : 1° c'est afin qu'elle soit plus promptement
apprise ; 2° plus facile à retenir ; 3° afin que personne ne puisse s'excuser de ne pas la savoir ; 4° qu'on puisse la répéter
plus souvent ; 5° qu'on ne s'ennuie pas de la réciter ; 6° qu'on espère voir aussitôt exaucer la demande ; 7° afin de nous
démontrer que la vertu de la prière ne réside pas dans la multiplicité des paroles, mais dans la dévotion et la ferveur de
l'âme. — L'Oraison dominicale se compose de sept parties, parce que l'universalité de tout ce qu'il nous est permis de
demander est comprise dans sept demandes.
L'Oraison dominicale commence par une sorte de préliminaire pour gagner la bienveillance de Celui auquel
nous l'adressons (Matth. VI, 9). Nous obtenons cette bienveillance de trois manières : en nommant Celui que nous
prions Père, puisque nous sommes ses enfants par la foi ; notre Père, puisqu'il nous est donné par la charité ; notre Père
qui êtes dans les cieux, c'est-à-dire parmi les Saints, dont l'intercession excite notre espérance. Disons donc Père auquel
nous croyons, notre Père que nous aimons, notre Père qui êtes dans les cieux dont nous espérons le secours ; car c'est à
ces trois titres que notre prière mérite d'être exaucée, en vertu de la foi, de la charité et de l'espérance que nous
témoignons à Dieu.
Dieu est en effet notre Père sous trois rapports, selon les trois sortes d'existences que nous avons reçues de lui ;
à savoir, celles de la nature, de la grâce et de la gloire. Il nous a donné l'existence de la nature par la création, celle de la
grâce par la restauration ou rédemption, et celle de la gloire par la participation à son royaume. Ainsi, il est appelé Père
de tous les hommes en général, à cause de leur création ; et le Père des fidèles en particulier, à cause de leur adoption.
Sous le nom de Père, on comprend, ici toute la Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Avec quelle confiance, ou plutôt
avec quelle assurance nous osons appeler notre Père Celui qui est notre Créateur et Dieu même ! Mais qui jamais, dans
l'ancienne Loi, eut une telle présomption, une semblable témérité ? Personne, assurément. Dieu, selon la Glose, ne
recevait autrefois que le titre de Seigneur, et maintenant il prend le nom de Père, et nous ne le servons plus dans la
crainte, mais dans l'amour. Saint Augustin dit à ce sujet (lib. II, de serm. Dom. in monte, cap. 8) : « On ne voit
commandé nulle part au peuple d'Israël de dire à Dieu : Notre Père ; tout au contraire il est montré aux Juifs comme un
Maître dominant sur ses esclaves. Mais nous, devenus fils d'adoption par le sang du Sauveur, nous nous écrions avec
abandon : Père (Rom. VIII, 15). Ce doux nom enflamme notre amour ; car qui doit être plus cher à des enfants que leur
Père ? L'affection suppliante avec laquelle les hommes disent : Notre Père, leur inspire la ferme confiance d'obtenir de
Dieu ce qu'ils lui demandent ; car que n'accordera pas à des enfants qui l'implorent Celui qui leur a précédemment
accordé d'être ses enfants ? Enfin avec quel soin celui qui dit tous les jours à Dieu : Notre Père, doit s'appliquer à ne pas
se rendre indigne d'un tel Père ? Jésus-Christ avertit ici les riches et les nobles selon le siècle, qui sont devenus
chrétiens, de ne pas s'enorgueillir en face du pauvre et du roturier, puisqu'ils disent tous également à Dieu : Notre Père
ce qu'ils ne peuvent dire en toute vérité qu'autant qu'ils se reconnaissent comme frères. » Ainsi parle saint Augustin.
Saint Chrysostôme ajoute (Hom. IX, ex variis in Matth.) : « Qu'il est grand l'amour du Seigneur envers nous !

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Qu'elles sont grandes la miséricorde et la bienfaisance de Celui qui nous a octroyé la faveur insigne d'appeler Père notre
Maître et notre Dieu, et de voir ainsi le titre d'esclave faire place à celui de fils de Dieu ! En retour de cette faveur
incomparable, nous devons agir et vivre comme enfants de Dieu, afin de soutenir par une conduite toute spirituelle, le
titre illustre que nous portons ; car si nous nous conduisions autrement qu'il ne convient à des enfants de Dieu, nous
nous rendrions coupables de la profanation d'un nom si auguste. Jésus nous enseigne de plus à prier d'une manière
générale pour nos frères, puisqu'il nous fait dire à Dieu non pas simplement : mon Père, mais : notre Père. Il nous
apprend ainsi à ne pas oublier devant Dieu la société dont nous faisons partie, et à chercher en tout moins notre propre
avantage que celui du prochain. De cette manière, il anéantit les inimitiés, il réprime l'orgueil, il chasse la jalousie du
cœur pour y introduire la charité, mère de tous les biens ; il détruit l'inégalité des conditions humaines, en démontrant
l'égale dignité du pauvre et du riche qu'il associe dans la communication des biens les plus excellents nécessaires pour
la gloire éternelle ; car Dieu a donné une seule et même noblesse à tous les hommes, lorsqu'il a daigné s'appeler le Père
de tous. » Ainsi que saint Chrysostôme le fait remarquer par ces dernières paroles, Jésus-Christ nous invite ici à l'union
et à la charité fraternelles. En effet, comme nous avons été tous engendrés du même Père céleste par la grâce, nous
sommes aussi tous sortis par la nature du même père terrestre que le souverain Père céleste avait créé. Dans le premier
homme nous avons tous été façonnés du même limon afin que nous ne nous enorgueillissions pas, comme ayant une
naissance plus distinguée les uns que les autres.
En disant : Notre Père qui êtes dans les cieux, nous entendons ici par cieux les Saints et les justes qui sont le
temple de Dieu, parce que Dieu habite en eux comme dans son sanctuaire. Quoique Dieu soit en tous par la présence de
sa divinité, il demeure toutefois d'une manière particulière dans les justes par sa grâce qui les remplit, et d'une manière
plus spéciale dans les bienheureux par sa gloire qui les transforme. Saint Augustin dit également (lib. II de Serm. Dom.
in monte, cap. 91) : « Ces paroles Notre Père qui êtes dans les cieux, s'interprètent bien de l'habitation de Dieu dans le
cœur des justes comme dans son saint temple, afin que celui qui prie désire voir venir en lui Celui qu'il invoque, et
conserve ainsi la justice qui seule peut attirer Dieu dans son âme. » — Ou bien : Notre Père qui êtes dans les cieux,
c'est-à-dire dans le secret de votre majesté encore cachée pour nous, selon cette parole d'Isaïe (XLV, 15) : Vous êtes
vraiment le Dieu caché ; par là nous sommes invités à imiter les Saints dans leur conduite et à demander des biens
cachés et secrets aux yeux des hommes. — Ou bien : Notre Père qui êtes dans les cieux, c'est-à-dire dans cette région
supérieure de l'éternelle béatitude, afin que, dédaignant notre séjour dans celte vie présente comme un véritable exil qui
nous sépare de notre Père suprême, nous tendions de tous nos désirs vers le lieu où il réside, et que nous y dirigions
toutes nos intentions, comme vers notre éternelle patrie. Le Sauveur nous avertit ainsi de ne rien faire qui puisse nous
exclure de l'héritage paternel. — En disant que Dieu est dans les cieux, nous ne nions pas qu'il soit en tout lieu. Car,
bien qu'il soit partout par son essence, sa présence et sa puissance, Jésus-Christ nous fait dire : Notre Père qui êtes dans
les cieux, afin de nous faire comprendre que le Père céleste veut avoir des fils menant une vie céleste. Aussi, comme le
dit saint Chrysostôme (Hom. XIV, Oper. Imp.), « nous devons rougir d'attacher nos cœurs aux choses terrestres, nous
dont le-Père est dans les cieux. » Jésus-Christ veut encore nous apprendre à demander dans nos prières les biens célestes
et à tourner nos pensées vers l'héritage des enfants de Dieu, qui est au ciel. En outre, parce que la puissance et la vertu
des opérations divines éclatent surtout au ciel, on dit qu'il est là principalement plutôt qu'ailleurs ; ainsi on dit que l'âme
répandue dans tout le corps réside d'une manière plus particulière dans le cœur selon les uns, ou dans la tête selon les
autres, parce que le siège de ses nobles opérations paraît être surtout dans l'une ou l'autre de ces deux parties du corps.
Examinons maintenant ce que nous devons demander dans la prière. Le premier objet de nos demandes est
exprimé en ces termes : Que votre nom soit sanctifié ; que votre nom qui est toujours en lui-même saint et vénérable soit
glorifié et honoré dans nous, à savoir, dans notre cœur par la foi et l'amour, dans notre bouche par la louange et la
prédication, dans notre conduite par les bonnes œuvres, de sorte que dans notre vie toute spiritualisée vous apparaissiez
comme saint. Sanctifier le nom de Dieu, c'est donc non pas le rendre saint en lui-même, mais le manifester comme saint
en nous-mêmes : nous ne demandons pas que la sainteté de Dieu soit augmentée, car c'est chose impossible, mais que la
sainteté qui réside en lui de toute éternité reluise de plus en plus dans les créatures, qu'elle se manifeste premièrement et
principalement dans les œuvres de l'homme selon cette parole de l'Apôtre (I Cor. X, 31) : Faisons tout pour la gloire de
Dieu. Saint Chrysostôme dit à ce sujet (Hom. XX, in Matth.) : « La prière vraiment digne de celui qui appelle Dieu son
Père, c'est de demander avant tout la glorification de ce divin Père. Daignez, dit-il, nous conserver dans une vie si pure
qu'à notre occasion tous les hommes vous glorifient parfaitement. Comme celui qui contemple la beauté du-ciel vous
rend grâces, Seigneur, il fait de même s'il considère la vertu de son semblable ; car la vertu de l'homme fait éclater
davantage la gloire de Dieu que ne le fait le firmament. » Ou bien : Que votre nom soit sanctifié, c'est-à-dire que le nom
de Père que Vous portez soit confirmé en nous par la persévérance et la fermeté dans la vertu, afin que notre conduite
soit en harmonie avec la sainteté de ce nom ; que nous fassions briller dans notre vie le nom du Père dont nous
sommes,les enfants ; que jamais le péché ne nous porte à renoncer à la grâce de notre filiation, ou ne vous force à nous
la retirer ; mais que nous restions à jamais vos fils par la grâce, comme nous le sommes en toute vérité, puisque vous
daignez vous appeler notre Père. — Ou bien encore : Que votre nom soit sanctifié, c'est-à-dire que votre connaissance
soit confirmée en nous par la vraie foi, afin que vous, ô Dieu, qui êtes la sainteté par essence, soyez reconnu comme tel
par tous les hommes, en sorte qu'ils ne voient rien de plus saint, rien dont ils doivent davantage redouter l'offense, et
qu'ils doivent honorer avec plus de soin.
Vient ensuite la seconde demande : Que votre règne arrive, c'est-à-dire que le règne de l'Église soit manifesté
aux hommes, afin que vous qui régnez maintenant et qui avez toujours régné sur la terre, soyez reconnu et proclamé
comme roi par tous ceux qui vous ignoraient auparavant. Car pour ceux qui ignorent Dieu, son royaume, quoiqu'il ne
cesse jamais d'exister ici-bas, est cependant absent, comme la lumière du soleil l'est pour les aveugles et pour ceux qui

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ferment les yeux à ses rayons. — Ou bien : Que votre règne arrive, celui de la grâce, par lequel vous régnez chaque jour
dans les âmes des Saints. C'est ce qui a lieu lorsque l'empire du démon étant ruiné dans nos cœurs par l'extermination
des vices, vous commencez à y dominer par l'établissement des vertus, de sorte qu'après en avoir chassé Satan, le
monde, les affections charnelles et tout vestige de péché, vous y restez seul et sans compétiteur. — Ou bien encore :
Que voire règne arrive, celui de la gloire qui est promis, après le temps marqué à tous les hommes parfaits, à tous les
enfants de Dieu en général. Par ces paroles nous excitons nos désirs pour ce futur royaume, afin que nous méritions d'y
prendre part. Car bon gré mal gré, il arrivera, et puisse-t-il nous trouver prêts à être admis dans son sein. Saint
Chrysostôme dit à ce sujet {Hom. XX, in Matth.) : « Dieu est très satisfait de ses serviteurs, lorsqu'il les voit ne pas
affectionner les choses présentes, ne pas estimer les biens visibles, mais toujours empressés d'arriver au Père céleste, et
toujours haletants pour obtenir les biens futurs. De tels sentiments ne peuvent provenir que d'une bonne conscience et
d'une âme dépouillée de toutes passions terrestres. Celui qu'un tel amour enflamme, qu'un tel désir anime, ne peut
s'enorgueillir de la fortune ou de la prospérité, ni se laisser abattre par la tristesse et l'adversité ; mais il échappe à cette
double alternative, comme s'il habitait et vivait déjà dans le ciel même. » Le même saint Docteur dit ailleurs : « C'est le
caractère d'une grande confiance et d'une conscience pure de souhaiter ardemment que le règne de Dieu arrive. Et
comme nous demandons chaque jour cet avènement, nous devons être assez affermis dans la foi des mystères et dans
l'observation des préceptes divins, pour que nous puissions être dignes du règne à venir. » — Ainsi, il y a trois règnes de
Dieu : son règne dans l'Église, son règne dans l'âme et son règne dans la vie éternelle ; et nous ne pouvons arriver à
Dieu par la gloire, s'il ne vient d'abord à nous par sa grâce.
La troisième demande est ainsi conçue : Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, c'est-à-dire
comme votre volonté est parfaitement accomplie au ciel parmi les Anges et les élus dont la volonté est si entièrement
conforme à la vôtre, qu'ils exécutent tous vos ordres avec une adhésion complète, et que par leur service irréprochable
ils jouissent de votre éternelle présence, nous désirons qu'il en soit ainsi parmi les hommes qui sont de la terre et vivent
sur la terre. — Ou bien : Que votre volonté soit faite sur la terre comme dans le ciel, c'est-à-dire dans les pécheurs
comme dans les justes, afin qu'ils se, convertissent à vous, seul Dieu véritable ; que tous fassent votre volonté et non pas
la leur, et qu'ils croient que tous les événements d'ici-bas, l'adversité comme la prospérité, sont ordonnés par votre sage
providence pour notre plus grand avantage. Dans l'ordre spirituel en effet ; il y a entre le juste et le pécheur une aussi
grande distance, qu'au point de vue matériel, entre le ciel et la terre ; et cette différence provient de la diversité des
affections ; car le juste élève son cœur vers les biens supérieurs, tandis que le pécheur l'attache aux biens inférieurs. —
Ou bien encore : Que votre volonté se fasse sur la terre- comme au ciel, c'est-à-dire dans la chair comme dans l'esprit,
de façon que la chair ne convoite pas contre l'esprit,.mais qu'elle lui soit soumise, et que l'esprit vous soit soumis, afin,
que nous haïssions ce que vous haïssez, que nous aimions ce que vous aimez, et que nous accomplissions ce que Vous
commandez. Saint Cyprien dit dans son Traité-de l'Oraison dominicale : « Qu'elle est la volonté de Dieu ? sinon celle
que Jésus-Christ a enseignée et accomplie, savoir : une vie humble, une foi inébranlable, la modération dans les paroles,
la justice dans les actes, les œuvres de miséricorde, et la régularité des mœurs ; ne pas faire d'injures aux autres et
supporter celles qu'ils nous font, conserver la paix avec nos frères, aimer le Seigneur de tout notre cœur, le chérir parce
qu'il est notre Père, le craindre parce qu'il est notre Dieu, ne rien préférer à-Jésus-Christ parce qu'il n'a rien préféré à
nous-mêmes, nous lier à lui par une charité indestructible, nous attacher courageusement à sa croix et nous trouver
toujours à ses pieds la confiance dans l'âme, si son nom et son honneur sont attaqués, nous montrer fermes pour
confesser la foi dans nos discours et jusque dans les tourments, endurer même la mort, s'il le faut, pour recevoir la
couronne. C'est ainsi que nous deviendrons les héritiers du Sauveur, que nous accomplirons le précepte de Jésus-Christ,
et que nous ferons la volonté du Père céleste.
Quatrième demande (Luc. XI, 3) : Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, c'est-à-dire la nourriture qui
est nécessaire à notre corps. Sous ce nom de pain nous entendons demander toutes les choses qui sont pareillement
nécessaires à la vie. « En demandant ainsi la chose principale, dit saint Augustin (Epist. XII, cap. 11), nous demandons
toutes les autres dont nous avons besoin pour notre subsistance. » Le Sauveur nous fait demander non pas de la viande,
du poisson ou ce qui est superflu, mais seulement ce qui est indispensable à notre nature, comme l'indique le mot pain,
d'après ce passage de l'Ecclésiastique (XXIX, 28) : Le fondement principal de la vie de l'homme, c'est l'eau et le pain.
— Le Seigneur nous fait dire notre pain et non pas mon pain, afin que personne ne s'approprie à lui seul les biens
temporels ; parce que, selon saint Chrysostôme (Hom. XIV, Oper. imp.), tous les biens que Dieu accorde soit à nos
prières, soit à nos travaux, il ne les accorde pas pour nous seulement, mais aussi pour les autres qui en sont privés, afin
qu'ils les reçoivent par nous et que nous les partagions avec eux. Si donc Vous ne donnez pas de vos biens à l'indigent
vous mangez et votre pain et le pain d'autrui. En outre, celui qui mange le pain acquis par la justice, mange son propre
pain ; tandis que celui qui mange le pain acquis parle péché mange le pain d'autrui ; car Dieu donne le pain à celui qui le
prépare par la justice, et le démon donne le pain à celui qui le prépare par le péché. Nous disons notre pain, comme le
remarque saint Grégoire (Lib. XXIV, Moral. 3), quoique nous priions le Seigneur de nous l'accorder, mais il est à Dieu
qui nous le donne ; et il est à nous lorsque nous le recevons. D'après saint Luc (XI, 3), Jésus-Christ dit : Donnez-nous
notre pain quotidien non pas annuel ou ramassé pour plusieurs années et conservé dans des greniers ; d'après saint
Matthieu (VI, 11), Jésus-Christ dit : Donnez nous notre pain supersubstantiel, c'est-à-dire surajouté à notre substance
pour la soutenir. Selon saint Cyrille « En ordonnant à-ses disciples de demander leur aliment journalier, le Seigneur
semble leur recommander une honnête pauvreté ; car ceux qui réclament du pain, ce ne sont pas ceux qui jouissent de
quelque propriété, mais ceux qui demeurent dans l'indigence. »—Jésus-Christ ajoute : Donnez nous aujourd'hui parce
que nous ne pouvons avoir le moindre bien, s'il ne nous est fourni par la générosité universelle de Celui qui distribue la
nourriture à tout être vivant (Ps. CXXXV, 25). Aussi, l'homme pieux doit-il prendre ses aliments avec la même

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disposition intérieure que si Dieu l'honorait de sa présence pour les lui distribuer de sa main divine. Donnez nous
aujourd'hui ou maintenant le pain qui nous est suffisant pour ce jour même, afin de ne pas nous préoccuper du
lendemain, parce que nous ne savons pas si nous arriverons au lendemain. Ô véritable Sagesse ! Ô Providence divine
qui nous apprenez à demander du pain seulement, et pour aujourd'hui exclusivement ! C'est ainsi que par un même mot
vous détruisez l'avarice et la stupidité, en nous faisant entendre combien est-incertaine la durée de l'existence humaine.
Ou bien : Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, c'est-à-dire notre pain spirituel, à savoir les préceptes
divins que nous devons chaque jour méditer et accomplir : car le Seigneur parlait de ces préceptes disait (Joan. VI, 27) :
Travaillez pour avoir la nourriture qui est impérissable. Ce pain est appelé quotidien, tant que dure cette vie temporelle,
et nous demandons qu'il nous soit donné aujourd'hui, c'est-à-dire pendant tout le cours de la vie présente ; car ceux qui
auront ici-bas mérité cette nourriture spirituelle en seront rassasiés pendant toute l'éternité sans pouvoir la perdre. — Ou
bien encore : Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, c'est-à-dire le pain sacramentel et vivant, descendu du ciel
et supersubstantiel, puisqu'il surpasse infiniment toutes les substances et toute créature ; ce pain qui nous est donné à
l'autel et qui est offert chaque jour pour le salut des fidèles ; ce pain qui nourrit notre âme, dont la nature est bien
supérieure à celle du corps ; ce pain dont nous avons besoin chaque jour pour nous fortifier, parce que nous tombons
chaque jour ; et que nous sommes enclins au mal. Ce pain excellent est aussi appelé quotidien, car ne le recevons nous
pas chaque jour par les ministres de l'Église, qui le reçoivent pour eux-même et pour toute la société des-fidèles ? «
C'est donc avec raison, dit saint Chrysostôme, que nous devons prier Dieu de nous rendre dignes de recevoir chaque
jour ce pain céleste, pour ne pas être séparés du corps mystique du Seigneur par le péché. » — On peut encore entendre
les paroles du Sauveur de trois autres sortes de pains que mentionne L'Écriture, car il y-à le pain de la doctrine ou de
l'intelligence dont il, est dit (Eccl. XV, 3) : Le Seigneur l'a nourri du pain de la vie et de l'intelligence. Il y a le pain de la
componction ou de la tristesse, dont il est écrit (Ps. LXXIX, 6) : Vous nous nourrirez d'un pain de larmes. Il y a enfin le
pain du ciel et de la gloire, dont il est dit (Luc. XIV, 15) : Heureux celui qui mangera le pain dans le royaume de Dieu.
La béatitude éternelle est justement appelée pain ; car de même que le pain matériel satisfait l'appétit de celui qui le
mange, ainsi la vue de Dieu rassasie le cœur de celui qui le contemple, d'après cette parole du Psalmiste (Ps. XVI, 15) :
Je serai pleinement rassasié, lorsque vous m'aurez manifesté votre gloire.
Nous arrivons à la cinquième demande (Matth. VI, 12) : Et remettez-nous nos dettes, c'est-à-dire nos péchés
qui nous constituent redevables d'une peine soit dans cette vie, soit dans le purgatoire, soit dans l'enfer. Ces dettes ce
sont les péchés que nous avons commis soit contre vous, Seigneur, contre nos frères et contre nous-mêmes ; soit contre
vous Dieu le Père, contre vous Dieu le Fils, contre vous Dieu le Saint-Esprit ; soit par pensée, par parole, par action.
Saint Cyprien dit à ce sujet (Tract. de Orat. Domin.) : « De peur que quelqu'un ne se complaise en lui-même comme s'il
était innocent, et qu'il ne périsse ainsi victime de son orgueil, Jésus-Christ nous apprend que nous péchons tous les
jours, puisqu'il nous ordonne de prier tous les jours pour la rémission de nos péchés. » — Remettez-nous les dettes que
nous avons contractées envers vous, comme nous remettons aux autres les dettes qu'ils ont contractées envers nous .
Voilà la règle qui nous est proposée : voulons-nous que Dieu nous pardonne nos péchés, pardonnons à notre prochain
ses offenses ; car, selon saint Grégoire (lib. X, Moral. 11), « la faveur que nous sollicitons de Dieu avec un cœur plein
de componction, nous devons l'accorder préalablement à notre prochain. » « Celui qui nous a enseigné à prier pour la
rémission de nos péchés, dit saint Cyprien, nous a promis la miséricorde de son Père, mais à une condition déterminée
qui nous oblige comme une loi nouvelle : c'est de demander à Dieu qu'il nous pardonne, comme nous pardonnons à
ceux qui nous ont offensés. » Selon saint Chrysostôme (Hom. XIV, Op, imp.), Jésus-Christ ne dit pas : Demandez à
Dieu de vous pardonner d'abord, et puis vous pardonnerez à votre prochain. Non ; car il connaît que les hommes sont
trompeurs, et il sait qu'après avoir reçu de Dieu leur pardon, ils ne pardonneront point aux autres voilà pourquoi il dit :
Pardonnez d'abord et puis vous implorerez votre pardon. En face de cette considération, ajoute le même saint Docteur,
nous devons avoir de la reconnaissance pour ceux qui nous offensent ; si nous savons bien le comprendre, ils nous
méritent un grand pardon, puisque en leur donnant peu, nous recevons beaucoup ; car nos dettes envers Dieu sont
nombreuses et immenses, de sorte que s'il voulait exiger de nous l'extinction de la plus petite, depuis longtemps nous
aurions cessé d'exister. »
Mais que faire à l'égard de celui qui, le pouvant, ne veut pas satisfaire, ou qui, ne pouvant pas satisfaire se
refuse à demander pardon ? Établissons une distinction. Si nous sommes entrés dans les voies de la perfection nous
devons accorder un pardon absolu, même à celui qui ne le demande pas. Non-seulement nous devons chasser de notre
cœur toute rancune, nous, ne devons pas même exiger de satisfaction pour les outrages que nous avons essuyés, ni de
restitution pour les objets qui nous ont été ravis ; mais nous devons remettre tout sans y être déterminés par les
supplications et aimer sincèrement notre prochain. Si nous n'avons pas fait encore vœu de perfection, nous devons
bannir de notre âme tout ressentiment ; ne pas désirer que notre ennemi voit augmenter son mal et diminuer son bien,
mais nous contenter d'une satisfaction quelconque pour l'injustice commise envers notre personne. Ainsi le pardon de
l'offense est une nécessité de précepte, parce que l'homme en vertu de la charité est obligé d'aimer tous les hommes ;
mais la rémission d'une injustice n'est qu'un conseil de subrogation. Car, de même que loin d'être obligés de céder notre
argent au voleur, nous pouvons le revendiquer ; de même pour un outrage que nous avons éprouvé, nous pouvons
réclamer une compensation, suivant l'ordre de l'exacte justice. Aussi, d'après saint Augustin (lib. II, de serm. Dom.), « le
Sauveur ne parle pas ici des dettes d'argent ou des droits de la justice proprement dite, mais de la rancune et de l'inimitié
qui ne doivent point pénétrer dans notre cœur. Il y a cependant des fautes dont nous ne pourrions sans péché abandonner
la vengeance ; car si nous devons pardonner les offenses commises contre nous, nous devons toutefois punir les
offenses commises contre Dieu et contre le prochain. C'est pourquoi saint Jérôme dit (in Matth.) : «Notre frère nous a-t-
il offensés ou lésés en quelque manière, nous pouvons, nous devons même lui pardonner ; mais s'il a péché contre Dieu,

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il ne nous appartient point de pardonner. Hélas ! que notre conduite est différente de ces principes ! Nous sommes doux
envers ceux qui ont offensé Dieu, et sévères et même rancuniers pour ceux qui nous outragent nous-mêmes. » Par
conséquent, celui dont le cœur est travaillé par la haine ou la jalousie trouve plutôt de la peine que du soulagement dans
cette prière du Sauveur ; car lorsqu'il la prononce, c'est comme s'il disait : ne me pardonnez pas mes offenses, puisque je
ne veux pas pardonner celles des autres. Voilà comme le Seigneur déteste tellement la haine qu'il ne consent à nous
pardonner, que si nous consentons à pardonner à nos frères. Vous n'obtiendrez le pardon pour vous-même, dit saint
Anselme, qu'à la condition de l'accorder aux autres. » « Pardonnez toujours à autrui, dit Sénèque, mais jamais à vous-
même. »
Sixième demande (Matth. VI, 13) : Et ne nous laissez point induire dans la tentation ; soit celle de la chair, de
crainte que la volupté ne nous corrompe ; soit celle du monde, de peur que la cupidité ne nous consume ; soit celle du
démon, de crainte que l'iniquité ne nous perde. Or, il y a une double tentation : une tentation d'épreuve dont Dieu est
vraiment l'auteur ; et il tente ainsi les Saints, non pour apprendre à les discerner lui-même, puisqu'il les connaît très-bien
avant même qu'ils soient tentés ; mais pour apprendre à ceux qui s'ignoraient eux-mêmes à se connaître par l'expérience.
Il y aune tentation de déception dont Dieu n'est jamais l'auteur ; elle vient soit de la chair qui nous suggère les plaisirs,
soit du monde qui nous offre ses vanités, soit du démon qui nous tend des embûches. Dieu peut fort bien permettre pour
de justes causes que nous soyons induits en cette tentation. Alors ces paroles ne nos inducas signifient : ne permettez
pas que nous soyons induits en tentation, c'est-à-dire que nous soyons tentés au-dessus de nos forces, mais faites que
nous puissions y résister et en sortir victorieux, afin de ne pas être enveloppés dans ses pièges et vaincus par sa
violence. Ce qui revient à dire : Si vous permettez, ô mon Dieu, que nous soyons exercés à la lutte par la révolte des
sens, ne souffrez pas cependant que nous succombions à la tentation par le consentement de la volonté. — Dieu donc
n'induit pas en tentation par lui-même comme cause efficiente ; mais il permet seulement la chute, et il laisse
succomber, en se retirant, celui qui n'a point voulu de sou secours. C'est dans ce sens qu'il est dit que Dieu endurcit le
cœur de Pharaon, c'est-à-dire qu'il permit son endurcissement (Exod. X, 27) ; qu'il n'y a point de mal dans la cité que
Dieu ne fasse, c'est-à-dire ne laisse faire (Amôs. III, 6). Saint Cyprien dit à ce sujet (de Orat. Domin.) : « Dans cette
demande, le Sauveur nous montre l'impuissance absolue de notre adversaire, si Dieu ne lui permet de nous tenter, afin
que la crainte nous porte à mettre toute notre confiance en Dieu seul. »
Remarquons la différence qu'il y a entre ces mots, être conduit à la tentation et être induit en tentation. Celui-là
est conduit à là tentation qui en est agité sans être terrassé ; celui-là au contraire est induit en tentation qui y succombe
et est vaincu par elle ; car induit signifie être conduit dedans (intus duci), ou succomber. — Jésus-Christ ne nous
enseigne donc point à demander de n'être pas tentés ; car la tentation n'est pas un mal, mais un avantage ; elle est utile
pour nous exercer dans la vertu, lorsque nous lui résistons avec énergie, et sans elle nous ne sommes pas des hommes
éprouvés. Mais Jésus-Christ nous apprend à prier Dieu de ne pas nous retirer son secours, de peur que nous ne soyons
induits en tentation et qu'abandonnés du Seigneur, nous ne soyons vaincus par elle. Car notre volonté succombe de deux
manières à la tentation, soit que nous y consentions trompés par les séductions, soit que nous y cédions découragés par
les tribulations. Mais celui qui ne se laisse pas gagner par les attraits du vice ne se laisse pas non plus abattre par les
difficultés. « Personne, dit saint Augustin (in Psal. LXXXIII ne succombe sous les assauts de l'adversité, s'il a su résister
aux charmes de la prospérité. C'est pourquoi, ajoute-t-il, nous devons d'abord repousser les délectations, si nous voulons
surmonter ensuite les souffrances. Comment triompherez-vous-en effet des persécutions du monde, si vous ne pourvez
résister à ses caresses ? Ainsi le Seigneur a voulu nous porter à recourir à lui dans les tentations et nous empêcher de
présumer de nos forces. » « Dieu a voulu, dit encore saint Augustin (lib. II de serm. Dom. 14), que nous lui demandions
de ne pas tomber dans la tentation, ce qu'il pouvait nous accorder sans que nous employassions le moyen de la prière,
mais c'est afin que nous connussions l'auteur du bienfait. » « Par là, dit saint Cyprien, nous sommes avertis de notre
infirmité et de notre faiblesse, afin que personne n'ait la témérité de s'enorgueillir ; car après avoir fait l'humble aveu de
ce que nous sommes, en attribuant à Dieu tout le bien que nous avons, nous obtenons de sa bonté compatissante ce que
nous lui demandons avec instance. »
Septième et dernière demande : Mais délivrez-nous du mal quelconque ; soit de celui que nous contractons en
naissant, le péché originel ; soit de celui que nous commettons en agissant, le péché actuel ; soit de celui que nous
souffrons en le recevant, le châtiment qui est la suite du péché. Ou bien, délivrez-nous du mal quel qu'il soit, visible et
invisible, c'est-à-dire de la coulpe et de la peine ; ou encore de tout mal, passé, présent et futur. — Cette demande ne
doit pas s'entendre de la faute déjà commise, parce qu'alors elle se confondrait avec la cinquième demande, mais de la
faute qui pont être commise, et nous demandons d'être délivrés de ce mal, ou en d'autres termes, de ne pas pécher. Cette
demande ne doit pas non plus s'entendre du châtiment éternel, parce qu'elle se confondrait alors avec la seconde ; mais
des châtiments présents, en tant qu'ils sont pour nous une cause et une occasion de ruine. On pourrait toutefois
l'entendre du châtiment éternel, de telle sorte que nous demandions d'être délivrés des châtiments présents pour ne pas
encourir le châtiment éternel. Lorsque nous demandons d'être délivrés de tous les maux susdits, nous prions et nous
parlons au nom de l'Église. Mais voulons nous être affranchis de tous ces maux, empressons-nous de compatir à ceux de
nos frères ; car pour obtenir de Dieu miséricorde, il faut que nous soyons miséricordieux envers le prochain.
Nous atteignons à l'épilogue de toute l'Oraison dominicale : Amen, c'est-à-dire que tout ce qui précède
s'accomplisse. Ce mot exprime le souhait final de celui qui prie, le désir ardent d'obtenir tous les biens déjà demandés.
Ce mot amen que saint Jean entendit répéter par les Anges avec le mot alléluia n'a été traduit dans aucune langue.
Quoiqu'il soit hébreu, les interprètes grecs et latins n'ont osé le rendre, par respect pour le Sauveur qui s'en est servi si
souvent afin de confirmer sa doctrine. On lui a laissé sa forme primitive dans les différentes versions des livres saints,
non pas qu'on n'en ait tenu aucun compte, mais pour en faire voir l'importance, et pour le mettre en honneur par le

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prestige du mystère qui l'environne. Ce mot est employé de différentes manières. Il est employé quelquefois comme
substantif pour signifier la Vérité en personne ; ainsi dans l'Apocalypse on rencontre cette expression (III, 14) : Haec
dicit Amen, c'est-à-dire la Vérité a dit cela. D'autres fois il est employé comme verbe pour signifier qu'il en soit ainsi ;
c'est en ce sens qu'on le trouve exprimé dans les psaumes par fiât, fiât, et qu'on le place à la fin des oraisons. Ailleurs il
est employé comme adverbe pour signifier assurément ; ainsi on lit souvent dans l'Évangile : Amen dico vobis, je vous
dis assurément, ou en toute vérité et sincérité.
Cette parole amen mise en dernier lieu a une triple efficacité. En effet, 1° elle conclut la prière dont elle est
comme le sceau, dit saint Jérôme ; elle sert à la terminer de même que le cachet sert à clore une lettre. 2° Elle résume
notre intention ; car en disant amen, l'intention se porte d'une manière sommaire sur toutes les demandes qui précèdent,
en sorte que si, par une suite naturelle de la fragilité humaine, la distraction de notre esprit nous a empêchés d'avoir une
intention actuelle à quelque besoin auparavant exprimé, le mot amen reporte notre attention sur cet objet. 3° Cette
parole nous obtient d'être exaucés, comme elle le marque clairement. Car, selon que l'explique Raban-Maur, « le
Seigneur nous faisant dire amen nous indique qu'indubitablement nous verrons toutes nos demandes réalisées si nous les
faisons, comme il le prescrit, c'est-à-dire si nous observons la condition qu'il a posée, à savoir de pardonner aux autres.
» — Ô Seigneur ! à quoi sert que j'exprime mon désir en disant : Amen ou fiât, ainsi soit-il ; si vous n'exprimez pas
votre volonté en disant : Amen ou fiât, qu'il en soit ainsi ? Ô parole sublime et toute-puissante, fiât ! car n'est-ce pas
avec elle, ô Père souverain, c'est-à-dire avec votre Verbe coéternel, qu'au commencement vous avez créé toutes choses,
comme dit le Psalmiste (Ps. CXLVIII, 5) : Il a parlé et tout a été fait ? N'est-ce pas aussi par cette parole que vous avez
opéré notre réhabilitation, quand votre très-sainte Coopératrice répondit à l'Ange (Luc. I, 38) : Qu'il me soit fait selon
votre parole ? Ô salutaire parole fiât, amen, ô parole de toute-puissance et d'efficacité merveilleuse ! Ah ! mon Seigneur,
mon bon Jésus, Verbe du Père, exaucez ma prière, accomplissez ces paroles dictées par vous et articulées par mes
lèvres, accomplissez-les, et dites amen, dites fiât, dites-moi comme à la Chananéenne : qu'il vous soit fait comme vous
le désirez (Matth. XV, 28). Ô Jésus, mon doux amour ! ô douce vérité ! ô doux amen ! ô douce parole fiât ! qu'il me soit
fait comme vous avez dit. Fiat, amen.
Saint Luc omet deux demandes de l'Oraison dominicale, la troisième et la septième, parce que la troisième est
contenue dans les deux précédentes et la septième dans la sixième. En effet, la volonté divine dont nous demandons
l'accomplissement dans la troisième demande est réalisée dans la sanctification de notre âme, objet de la première
demande, et dans la résurrection de la chair, objet de la seconde demande. Ou bien, si nous avons principalement en vue
la gloire de Dieu et la participation à son royaume, comme il est marqué dans les deux premières demandes, nous
faisons aussi la volonté divine qui s'accomplit ainsi dans nous, comme il est indiqué dans la troisième demande ; car la
volonté de Dieu est surtout que nous connaissions sa sainteté et que nous participions à son royaume. La septième
demande est pareillement comprise dans la sixième, car nous ne sommes pas induits en tentation, si nous sommes
délivrés de tout mal. Voilà comment saint Matthieu dit explicitement ce que saint Luc dit implicitement.
D'après saint Augustin (lib. II, de serm. Dom. cap. 18), « il faut remarquer avec soin, que, de toutes ces
formules par lesquelles le Seigneur nous a ordonné de le prier, il a voulu principalement nous recommander celle qui
concerne la rémission des péchés ; il nous y prescrit la miséricorde, comme le vrai moyen d'échapper aux différents
maux ; car, dans aucune autre demande, notre prière ne ressemble comme ici à une espèce de pacte que nous faisons
avec Dieu, puisque nous lui disons : Pardonnez-nous comme nous pardonnons. Et si nous ne remplissons pas notre
engagement, toute notre prière est sans résultat. » Ainsi parle saint Augustin. Aussi le Sauveur ajoute-t-il (Marc. XI,
25) : Lorsque vous vous présentez pour prier, si vous avez quelque chose contre quelqu'un, pardonnez-lui sa faute, afin
que votre Père qui est dans les cieux vous pardonne aussi vos offenses. Saint Chrysostôme dit à ce sujet {Hom. XX in
Matth.) : « Jésus-Christ évoque le souvenir des cieux et de notre Père, pour nous exciter à la miséricorde ; car rien ne
nous assimile davantage à Dieu, comme de pardonner les injures. Ne serait-il pas inconvenant que l'enfant d'un tel Père
se montrât inhumain, et qu'appelé à l'héritage céleste il conservât des sentiments terrestres ? » C'est pourquoi Jésus-
Christ dit encore (Matth. VI, 14 et 15) : Si en ne gardant point de rancune et ne désirant point de vengeance, vous
pardonnez aux hommes les fautes commises contre vous, votre Père céleste vous pardonnera vos péchés également.
Mais si vous ne leur pardonnez pas leurs fautes, votre Père ne vous pardonnera point non plus vos péchés. Il dit
justement vos péchés, peccata vestra ; car la seule chose qui appartient exclusivement à l'homme et la seule œuvre qui
proprement vient de lui, c'est le péché, parce que sa nature le porte par elle-même au mal, mais non pas au bien. Ô
homme ! voilà donc la loi qui vous est posée par Dieu ; si vous pardonnez, il vous pardonnera ; si vous ne pardonnez
pas, il ne vous pardonnera pas. « Au jour du jugement, dit saint Cyprien (de Orat. Dom.), vous n'aurez aucune excuse ;
vous serez jugé d'après votre propre sentence, et le châtiment qui vous sera imposé sera celui que vous aurez infligé
vous-même. »
Écoutons saint Chrysostôme sur ce même sujet (Hom. XX in Matth.) : « Après nous avoir donné la formule de
la prière, Jésus-Christ ne nous rappelle qu'un précepte, celui par lequel il nous engage à pardonner. Car il ajoute : Si
vous pardonnez aux hommes leurs offenses, le Père céleste à son tour vous pardonnera vos péchés. Ainsi nous sommes
les auteurs de notre justification ou de notre condamnation, et le jugement qui un jour sera prononcé sur nos têtes est
entre nos mains. Si Dieu laisse de cette sorte le coupable formuler lui-même sa sentence, c'est pour l'empêcher de le
trouver trop rigoureux et trop sévère dans les grandes ou dans les petites transgressions. Comme vous avez jugé Vous
même, lui dit-il, je vous jugerai : Avez-vous pardonné à votre semblable, je vous accorderai la même faveur. Et
toutefois, quelle différence entre ce double pardon ! Vous pardonnez pour obtenir le pardon dont vous avez besoin, et
Dieu pardonne sans avoir besoin de demander pardon à quelqu'un. Vous pardonnez à votre semblable et le Seigneur
pardonne à son serviteur. Vous êtes couvert d'innombrables péchés, mais Dieu est étranger à tout péché ; et cependant il

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nous montre les trésors de sa propre miséricorde. Ah ! de quel châtiment ne nous rendons-nous pas dignes, si nous
négligeons d'opérer notre salut, après en avoir reçu la faculté de Dieu même. Comment osons-nous lui demander son
secours dans nos autres besoins, quand nous refusons de nous accorder à nous-mêmes ce qui est en notre pouvoir ? Rien
ne nous rapproche davantage de Dieu que de pardonner à ceux dont la malignité et l'injustice nous poursuivent. C'est
pour cela que, par chaque parole de l'Oraison dominicale, Jésus-Christ nous enseigne à prier en général pour tous, en
disant au pluriel : Notre Père, etc. Il nous apprend de cette façon à pardonner en tout point à notre prochain sans
conserver aucun désir de vengeance. Et si nous voulions encore garder quelque haine au fond de notre cœur, tâchons de
compter toutes les transgressions que nous avons commises au moins dans un seul jour et nous verrons combien nous
sommes coupables devant Dieu. Par exemple, qui de vous n'apporte pas de la négligence à la prière ? qui n'éprouve
l'enflure de l'orgueil ? qui ne ressent le souffle de la vaine gloire ? qui ne parle pas mal de son frère ? qui ne donne pas
entrée dans son cœur à la concupiscence ou ne se permet des regards dangereux ? qui se souvient de son ennemi sans
être agité de quelque passion ? quel est celui qui ne s'est pas attristé de la prospérité de son adversaire ou qui ne s'est pas
réjoui de l'adversité de son rival ? Et cependant, pour nous affranchir de tous ces péchés, Dieu nous a donné ce moyen
simple, facile et à l'abri de toute peine. Quelle peine y a-t-il, en effet, de pardonner à un frère repentant ? Tandis que le
souvenir d'une insulte est un poids et un tourment pour l'âme, l'affranchissement de la rancune lui procure le
soulagement et le calme. Il n'est pas difficile d'obtenir cet heureux résultat ; il suffit seulement que nous veuillions
pardonner au prochain, aussitôt Dieu consent à nous pardonner et tous nos péchés sont effacés. » Ainsi s'exprime saint
Chrysostôme.
« Par conséquent, ajoute saint Augustin (lib. II, de serm. Domin.), l'homme doit accepter avec empressement
cette excellente condition de voir ses fautes effacées, s'il remet aux autres leurs offenses. » Il y a bien à la vérité
plusieurs sortes d'aumônes dont la pratique nous aide à obtenir la rémission de nos péchés ; toutefois il n'en est pas de
plus précieuse et de plus efficace que de pardonner du fond du cœur les outrages. Ne différons donc jamais de
pardonner ainsi ; car, selon la remarque de saint Chrysostôme, « si vous pardonnez à votre prochain, vous êtes affranchi
de vos fautes avant qu'il soit affranchi des siennes. » « Si nous pensions, dit saint Grégoire, qu'en pardonnant aux autres
leurs offenses,ce n'est pas à eux, mais à nous que nous faisons du bien, nous ne tarderions pas à rejeter le poison de la
colère. Or, pour pardonner aux autres leurs offenses, il faut nécessairement imposer un frein à cette colère qui ne cesse
de nous exciter à la vengeance. » « Mes frères, conclut saint Augustin (in Psal. XCII), exercez-vous, autant que vous le
pouvez, à manifester de la mansuétude même envers vos ennemis ; réprimez la colère qui vous pousse à la vengeance ;
si vous désirez la vengeance, tournez-la contre la colère elle-même qui est votre ennemie principale et le véritable
bourreau de votre âme. Devez-vous prier Dieu, lorsque l'heure est venue de dire : Notre Père qui êtes aux cieux, vous
arrivez à ces mots : Pardonnez-nous nos offenses : mais lorsqu'il faut ajouter : Comme nous pardonnons à ceux qui
nous ont offensés, tout-à-coup la colère, cette ennemie terrible, se dresse contre vous ; elle intercepte votre prière, en
élevant une barrière qui vous ferme le passage. Alors ce n'est pas contre votre frère qu'il faut vous irriter, c'est plutôt
contre la colère qu'il faut vous déchaîner, et diriger toutes vos attaques ; car il vaut mieux triompher de cette passion que
d'emporter une ville d'assaut. Si donc vous êtes vaillants et généreux, cherchez à dominer votre colère plutôt qu'à
prendre des places fortes. » Telles sont les paroles mêmes de saint Augustin.

Prière

Ô Dieu notre Père, dont nous admirons la toute-puissance créatrice, l'amour miséricordieux et l'héritage magnifique ;
vous qui êtes aux cieux, le miroir de l'éternité, la couronne de la joie et le trésor de la félicité ; Que votre nom soit
sanctifié, de façon qu'il soit dans notre bouche comme un miel très-suave, qu'il résonne à nos oreilles comme un luth
harmonieux, et qu'il remplisse notre cœur d'une tendre dévotion ; Que votre règne arrive, heureux sans mélange de
maux, tranquille sans péril de troubles, éternel sans ombre de vicissitudes ; Que votre volonté soit faite sur la tore
comme au ciel, en sorte que nous haïssions tout ce que vous haïssez, que nous aimions tout ce que vous aimez, que nous
accomplissions tout ce qui vous plaît ; Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, celui de la doctrine, celui de la
pénitence et celui de la vertu ; Et pardonnez-nous nos offenses, toutes celles que nous avons commises contre vous,
contre le prochain, contre nous-mêmes ; comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, soit dans notre
réputation, soit dans notre personne, soit dans notre fortune ; Et ne nous induisez pas en la tentation, en celle qui vient
du monde, de la chair ou du démon ; Mais délivrez-nous du mal présent, passé et futur. Amen.

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CHAPITRE XXXVIII

Suite du Sermon sur la Montagne :


Ne point thésauriser sur la terre mais dans le Ciel

Matth. VI, 19-34

Jésus-Christ voulant nous apprendre à mépriser absolument pour l'amour de Dieu les biens terrestres, nous
défend d'abord de placer notre trésor dans un lieu où il ne serait pas en sûreté. N'amassez pas des richesses sur la terre
où la rouille les détériore, où les vers les rongent, où les voleurs peuvent les découvrir et les enlever (Matth. VI, 19).
Par la rouille qui altère, il nous marque la vanité des richesses artificielles, comme l'or, l'argent et les autres métaux ; par
les vers qui consument, il nous désigne la corruption des biens naturels, comme le blé, le vin, les vêtements et autres
semblables objets ; et par les voleurs, il indique la perte des pierres précieuses, qui bien qu'elles ne puissent être altérées
par la rouille ou rongées par les vers, peuvent cependant nous être ravies par les voleurs. Malheur donc à nous qui
faisons tout le contraire ! « Que dirai-je ? s'écrie saint Chrysostôme (Lib. de compunctione cordis), que dirai-je de ce
précepte qui nous défend de thésauriser sur la terre ? Combien peu, hélas ! se mettent en peine de s'y conformer ! La
plupart des hommes, comme s'ils avaient entendu un précepte tout contraire qui leur commanderait de thésauriser ici-
bas par tous les moyens possibles, abandonnent le ciel pour s'attacher uniquement à la terre, où ils cherchent follement à
multiplier leurs richesses. »
Après cette première recommandation, Jésus-Christ nous engage à placer notre trésor dans un lieu sûr, c'est-à-
dire dans le ciel, où la rouille ne saurait l'altérer, car rien n'y vieillit ; où les vers ne peuvent l'endommager, car rien ne
s'y corrompt ; où les voleurs ne peuvent le dérober, car il n'y a là ni fraude ni violence (Matth. VI, 20). Le meilleur
moyen de thésauriser consiste donc à employer les biens temporels et passagers en bonnes œuvres, afin de les changer
ainsi en biens spirituels et éternels, par conséquent incorruptibles. Ne cherchons donc point à entasser des richesses
fragiles et périssables sur cette terre que nous devons bientôt quitter ; mais amassons bien plutôt des mérites dans le ciel
où ils nous seront conservés avec un profit continuel, en attendant que nous allions en jouir pendant toute l'éternité. «
Quelle folie, dit saint Jérôme (in Matth.), de placer notre trésor dans le lieu d'où nous devons sortir, plutôt que de
l'envoyer devant nous en celui où nous devons vivre toujours ! Déposez donc vos richesses là où est votre véritable
patrie. » Les justes, dit saint Grégoire (lib. XII Moral), s'inquiètent peu de bâtir et de thésauriser en ce monde, parce
qu'ils s'y consacrent comme des voyageurs et des étrangers ; et comme ils n'ont d'antre désir que d'être heureux dans
leur véritable patrie, ils refusent un bonheur apparent dans le pays étranger. » « Celui qui met son trésor en ce monde,
dit saint Chrysostôme (Hom. XV, oper. imp.), n'a rien à espérer dans le ciel ; pourquoi donc élèverait-il ses regards vers
cette patrie, où il n'a rien à trouver ? » — Comme chacun désire arriver à l'endroit où il sait que sont enfermées ses
richesses, il est bien heureux, celui qui les a placées dans le ciel ; alors son esprit y est sans cesse attaché, il tend vers ce
but unique de toutes ses forces avec un ardent désir ; car, ajoute Jésus-Christ (Matth. VI, 21), là où est votre trésor, c'est-
à-dire ce que vous aimez et ce que vous désirez, là est aussi votre cœur et votre affection. Selon saint Augustin, «
l'amour est un centre de gravité pour l'âme qu'il entraîne partout où lui-même se porte, et l'on peut dire que l'âme est
plus véritablement où est l'objet qu'elle aime, qu'elle n'est avec le corps qu'elle anime. » « Aimons les choses du ciel, dit
saint Fulgence (Serm. de confessoribus), et nous placerons nos richesses dans le ciel. Voulez-vous connaître où est votre
trésor ? Examinez où est votre amour ; et voulez-vous savoir où est votre amour, considérez où le plus souvent est votre
pensée. Vous parviendrez ainsi à découvrir votre trésor d'après votre amour, et à distinguer votre amour d'après l'objet
habituel de votre pensée. C'est pourquoi saint Grégoire dit : « Le cœur de l'homme se divise en autant de parties qu'il
affectionne d'objets différents.»
Laissons maintenant parler saint Chrysostôme (Hom. XII, Matth.) : « Gardez-vous d'amasser des richesses en
ce monde ; ce serait travailler pour la rouille, les vers et les voleurs. Quand même vous éviteriez entièrement ces pertes
temporelles, vous subirez des dommages spirituels beaucoup plus considérables. Votre cœur attaché aux choses
inférieures sera réduit à une servitude dégradante ; votre état sera même pire que celui d'un prisonnier ; de libre que
vous étiez, vous deviendrez esclave, et votre intelligence captivée par des pensées terrestres ne pourra plus s élever aux
choses éternelles qu'elle aura abandonnées. Aussi, lorsque nous parlons de la vie future et du paradis aux païens, ils ne
peuvent nous croire, car ils considèrent, non pas nos discours, mais nos œuvres. Et lorsqu'ils voient des Chrétiens se
construire de magnifiques habitations, se procurer des bains et des jardins agréables, ils ne peuvent s'imaginer que de
tels hommes espèrent une vie meilleure ; car, disent-ils, s'ils attendaient un autre royaume, on les verrait vendre ce qu'ils
possèdent ici-bas pour envoyer devant eux leurs richesses. Que ces considérations nous fassent sortir de notre funeste
erreur ; car celui qui se rend ici-bas esclave de l'argent se charge de chaînes pour le temps présent et s'en prépare pour
l'éternité future. Celui tout au contraire, qui sait s'affranchir de la cupidité, jouira de la liberté dans cette vie et dans
l'autre. Pour goûter le bonheur inappréciable de cette sainte liberté, brisons le joug accablant de l'avarice, élevons nos
esprits et nos cœurs vers les biens éternels. » Ainsi s'exprime saint Chrysostôme.
« Méprisez les choses créées et périssables, nous dit saint Anselme, et gardez-vous d'y fixer votre amour. Que
le monde vous soit complètement étranger ; portez vos regards et vos affections vers le ciel, cette patrie des élus qui
contemplent sans cesse la Majesté divine ; car là où est votre trésor, là doit être aussi votre cœur. N'enfermez pas votre
âme dans votre bourse ; n'attachez pas votre cœur à l'argent, son poids trop lourd empêcherait votre essor vers les cieux.

105
» — D'après saint Jérôme (In cap. VI Matth.), cette parole susdite du divin Maître ne doit pas seulement s'entendre de
l'or et de l'argent, mais encore de tous les biens et de tous les plaisirs. Le gourmand ne fait-il pas son trésor et son dieu
de son ventre, le voluptueux de ses plaisirs, l'avare de son argent, et ainsi de toutes les autres passions ? En effet, celui
qui s'abandonne à un vice y est pour ainsi dire enchaîné ; il y attache son cœur, en fait son trésor, et alors, pour suivre sa
passion, il ne craint pas de s'éloigner de Dieu. Si donc votre trésor est au ciel, votre cœur sera pur ; car il n'est rien de
souillé dans les choses du ciel ; si, au contraire, vous rampez sur la terre en courant après les joies grossières et les biens
frivoles, comment pourrez-vous conserver votre cœur pur ? — La matière la plus précieuse, dit saint Augustin (Lib. I,
de Serm. Dom. in monte, 22), quand elle est mêlée aune matière inférieure se détériore et s'avilit ; ainsi l'or mêlé à
l'argent, même le plus pur, est souillé par cette union ; notre âme également est souillée par la convoitise des objets
terrestres, quand même ces objets seraient purs de leur nature. — Par conséquent, comme le dit Richard de Saint-Victor,
« tout ce que nous pouvons désirer, tout ce que nous pouvons craindre en ce monde, nous devons le sacrifier volontiers,
afin d'acquérir la liberté du cœur » ; car, ajoute saint Augustin, « celui qui veut thésauriser dans le ciel doit mépriser tous
les biens de la terre. »
Pour prévenir, relativement aux choses nécessaires à la vie, toute espèce de crainte et de défiance que ses
auditeurs auraient pu concevoir à cause de leur position précaire, notre divin Sauveur ajoute (Luc. XII, 32) : Ne
craignez point, petit troupeau, vous qui êtes humbles et pauvres ; car il a plu à votre Père céleste de vous donner son
royaume, non à cause de vos mérites, mais par un pur effet de la libéralité et de la volonté divines à votre égard. Comme
s'il eût dit : Puisque le royaume des cieux vous est préparé, vous devez peu vous préoccuper des choses de la terre, car
celui auquel est promis le royaume de la vie éternelle où tous les biens sont abondamment prodigués ne doit pas
s'inquiéter beaucoup des choses nécessaires à la vie temporelle. — En outre, Jésus-Christ donne à la réunion de ses
disciples le nom de troupeau, à cause de leur docilité dans la foi ; et il les appelle petit troupeau, à cause de leur
humilité et de leur pauvreté volontaire, deux vertus qui obtiennent infailliblement la possession du royaume éternel. Ou
bien, il veut désigner par ces expressions le troupeau des élus qui est petit comparativement au grand nombre des
réprouvés. Que je serais heureux, si je méritais d'être un jour parmi ce petit nombre des élus, même au dernier rang, afin
de participer avec eux au royaume éternel ! — Le moyen assuré de parvenir à l'opulence de ce royaume, c'est la pratique
surérogatoire des conseils évangéliques qui conduisent à la perfection de la vertu ; c'est pourquoi le Sauveur ajoute
(Luc. XII, 33) : Vendez ce que vous avez, et donnez-en le prix : afin d'acheter le ciel ; faites-vous des bourses et des
coffres qui ne s'usent point et ne se détériorent point ; c'est-à-dire déposez l'aumône aux pieds des pauvres qui à travers
les ennemis et les voleurs, sauront bien transporter votre argent en un lieu sûr, où il vous sera conservé intact. Amassez-
vous ainsi dans le ciel un trésor qui ne s'épuise jamais, car l'aumône produit et augmente dans le ciel le trésor de nos
mérites, qui nous procureront pendant l'éternité un trésor de récompenses. Si par l'aumône nous avons soin de nous
amasser ainsi dans la patrie un trésor de mérites, soupirons sans cesse vers ce but jusqu'à ce que nous y obtenions le
trésor des récompenses sans fin.
Jésus-Christ parle ensuite à ses Apôtres de la nécessité d'avoir un œil simple, c'est-à-dire une intention pure
dans toutes nos œuvres. Votre œil, leur dit-il, est le flambeau de votre corps (Matth. VI, 22). Ces expressions doivent
s'entendre métaphoriquement. L'ensemble de nos opérations forme un corps moral, de même que la réunion de nos
membres constitue un corps matériel. Or, comme l'œil physique gouverne tout le corps matériel, et dirige les opérations
de chaque membre, de même l'œil spirituel, c'est-à-dire l'intention, doit régir tout le corps moral de nos actions et diriger
chacune d'elles vers le but qui lui est propre. C'est pourquoi Jésus-Christ ajoute : Si votre œil est simple et net, tout votre
corps sera éclairé ; en d'autres termes : si votre intention est pure et droite, sans dissimulation et sans erreur, l'ensemble
de toutes vos actions sera bon et méritoire, lors même que les hommes n'en jugeraient pas ainsi, pourvu toutefois que
ces actions soient bonnes en elles-mêmes, ou du moins indifférentes et licites ; autrement l'intention droite ne saurait les
légitimer. Peu importe, dit Sénèque, avec quelle intention vous fassiez une action mauvaise en elle-même ; les hommes
voient le mal que vous avez commis, et ne pénètrent pas le motif qui vous a conduit. Si au contraire votre œil est
obscurci et gâté, dit le Sauveur, tout votre corps sera ténébreux (Matth. VI, 23) ; en d'autres termes : si votre intention
est perverse, l'ensemble de vos actions sera souillé, vicié par le péché ; toutes vos œuvres deviendront mauvaises, quand
même elles seraient bonnes de leur nature et qu'elles paraîtraient telles aux yeux des hommes ; car un acte bon en lui-
même devient mauvais à cause de l'intention perverse qui le produit. Veillez donc à ce que votre intention ne soit pas
mauvaise, parce qu'elle corromprait tout le bien que vous pouvez faire.
Si donc la lumière qui est en vous se change en ténèbres, combien seront grandes les ténèbres elles-mêmes !
C'est-à-dire, si l'action que vous faites, bonne par sa nature comme la lumière, devient mauvaise par défaut d'intention
droite, combien plus criminelle sera l'action mauvaise en elle-même, signifiée par les ténèbres, si elle est le résultat
d'une intention perverse ? En effet, quand un acte mauvais est lui-même produit avec une mauvaise intention, alors la
malice est doublée, parce qu'à l'action mauvaise vient s'ajouter la mauvaise intention. Que chacun de vous considère,
non pas ce qu'il fait, mais avec quel esprit il agit, et que son examen porte spécialement sur la pureté de l'intention, sans
laquelle les œuvres n'ont aucune valeur. Si donc vous faites le bien avec une intention droite, sans aucune arrière-pensée
qui puisse troubler votre conscience, non-seulement votre œuvre sera lumineuse, quel qu'en soit le succès, mais vous-
même serez illuminé, parce que vous recevrez la splendeur de la grâce dans cette vie et la splendeur de la gloire dans
l'autre. Si, au contraire, vous faites le bien avec une intention perverse, vous serez jugé, non sur le bien que votre action
aura pu produire, mais sur la mauvaise intention qui vous aura dirigé. Prenez donc garde que la fumée des vices ne
vienne obscurcir la lumière de votre âme ou l'intention de votre cœur ; mais pour que tout votre corps soit éclairé par
votre œil simple, ayez soin de faire pour Dieu tout ce que vous faites, en sorte que vos actions montent vers le ciel d'où
elles vous attirent de nouvelles grâces et de nouvelles faveurs.

106
Comme ceux qui désirent en même temps les richesses de la terre et les trésors du ciel pourraient s'imaginer
qu'avec une intention droite et pure, on peut tout à la fois plaire à Dieu et au monde, et acquérir ainsi les biens terrestres
et les biens célestes, Jésus-Christ démontre que ce n'est pas possible, en alléguant l'exemple de deux maîtres contraires
(Matth. VI, 24). Nul, dit-il, ne peut servir tout ensemble deux maîtres opposés de sentiments et de volontés. Car, comme
dit le Ven. Bède (Lib. IV, in Luc.) : « on ne peut aimer simultanément les choses passagères et les choses éternelles. » —
« Le même œil, dit saint Augustin, ne saurait être fixé tout à la fois au ciel et sur la terre. » D'après suint Cyprien, «
l'amour du monde et l'amour de Dieu ne peuvent résider ensemble dans le même cœur, pas plus que les mêmes yeux ne
peuvent considérer en même temps le ciel et la terre. » Un philosophe ancien, Aristote, dans son traité sur les bêtes, fait
remarquer que les oiseaux ferment les yeux à l'aide de la paupière inférieure, tandis que les gros animaux les ferment à
l'aide de la paupière supérieure. Par les oiseaux nous devons entendre les hommes spirituels qui ferment les yeux aux
biens inférieurs pour les ouvrir seulement aux biens supérieurs ; et par les autres animaux, les hommes mondains qui,
fermant les yeux aux choses du ciel, n'ont des regards que pour les choses de la terre. « Jésus-Christ, dit saint
Chrysostôme (Hom. XII, in Matth.), parle de deux maîtres qui ordonnent des choses contraires ; car s'ils commandaient
la même chose, ils ne seraient pas plusieurs, mais un seul, puisque de plusieurs êtres l'amour et la concorde n'en font
qu'un seul. Or, ces deux maîtres qu'on ne peut servir simultanément sont le vice et la vertu, le ciel et la terre, Dieu et le
démon, la chair et l'esprit ; car ils exigent de nous des choses absolument opposées, de telle sorte qu'il faut abandonner
l'un pour obéir à l'autre. C'est ce que Jésus-Christ déclare positivement par ces mots : Vous ne pouvez servir à la fois
Dieu et l'argent (mammonae). L'expression mammonae en syriaque signifie richesses ; de là le nom de Mammon donné
au démon qui préside aux richesses et qui tente les hommes par l'appât de l'argent : non pas toutefois que les richesses
soient à sa disposition, et qu'il puisse les distribuer ou les enlever, comme bon lui semble, sans la permission divine ;
mais parce qu'il s'en sert pour tromper les hommes et les retenir dans ses filets.
Quoique l'homme ne puisse servir Dieu et les richesses, il peut cependant servir Dieu au moyen des richesses.
Servir les richesses, c'est être l'esclave du démon qui nous tente et nous séduit par la cupidité. Celui-là sert les richesses
qui les aime pour elles-mêmes, qui met en elles sa fin et sa félicité, qui les recherche avec passion, les retient avec
avarice, et les garde comme s'il en était l'esclave. Au contraire, celui-là sert Dieu avec les richesses, qui les emploie en
bonnes œuvres ; il ne les sert pas, mais plutôt elles lui servent, parce qu'il les distribue comme en étant le maître, et qu'il
en use comme d'un instrument pour faire le bien. En effet, dit saint Ambroise (Lib. VIII in Luc), « les richesses qui sont
pour les méchants un obstacle à leur salut sont pour les bons un moyen de pratiquer la vertu. » — « Deux maîtres à
servir nous sont proposés, dit saint Chrysostôme (Hom. XXXIX in Joan.), Dieu et l'argent, c'est-à-dire le démon qui est
le dieu des richesses ; l'un nous excite à la miséricorde et l'autre à l'avarice ; l'un nous conduit à la vie et l'autre à la mort
; l'un veut nous sauver et l'autre nous perdre ; auquel des deux devons-nous obéir de préférence ? N'est-ce pas à Celui
qui nous appelle à une vie glorieuse, plutôt qu'à celui qui veut nous entraîner à une mort éternelle ? Quoi de plus terrible
que d'abandonner le service de Jésus-Christ, pour courir après les richesses ? Au contraire quoi de plus désirable et de
plus consolant que de mépriser les richesses, pour s'unir à Dieu par l'affection et par l'amour ? » Ainsi parle saint
Chrysostôme.
D'après tout ce que nous venons de dire, il est évident que nul ne peut servir deux maîtres, et pourtant, malgré
cette évidence, il se trouve encore des gens assez insensés pour vouloir réaliser cette impossibilité : en cela, ils sont
semblables à ceux dont il est parlé au quatrième livre des Rois (XVII) qui, bien que craignant Dieu, n'en adoraient pas
moins les idoles. Apprenons une fois pour toutes qu'aimer la richesse pour elle-même et aimer Dieu pour lui-même, et
l'une et l'autre comme fin dernière, de façon que nous soyons en même temps les serviteurs dévoués de l'une et de
l'autre, c'est une chose complètement impraticable. Toutefois, en subordonnant l'une à l'autre, nous pouvons désirer la
richesse pour Dieu et à cause de lui. Ainsi, un acte corporel peut avoir une fin temporelle, pourvu que cette fin soit
ensuite rapportée à Dieu ; si, au contraire, Dieu est la fin secondaire de nos actions et que leur fin dernière soit un objet
temporel, ces actions deviennent alors mauvaises. En effet, l'objet qu'on recherche en vue d'un autre est regardé comme
inférieur à celui pour lequel on le recherche. Dans ses actions, on peut très-bien se proposer deux fins, l'une temporelle
et l'autre éternelle, pourvu toutefois que l'une soit subordonnée à l'autre, de manière qu'on se propose la fin éternelle
comme fin dernière ; mais l'on ne doit pas se proposer différentes fins dont l'une ne puisse être subordonnée à l'autre.
Jésus ensuite, s'adressant à ses disciples, auxquels il voulait spécialement inspirer le mépris du monde, les
engage à ne point se préoccuper des choses nécessaires telles que sont la nourriture et le vêtement. Cette exhortation
convient non-seulement aux Apôtres et à leurs successeurs, mais aussi à tous ceux qui tendent à la perfection. Le
Sauveur voulait également montrer à tous les prédicateurs de l'Évangile qu'ils ne doivent avoir aucune sollicitude pour
les nécessités temporelles. Mais afin qu'ils ne disent pas : Si nous renonçons à tout, comment pourrons-nous vivre ? il
ajoute, en résumant tout ce qu'il avait dit : C'est pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez point, ni pour votre vie, de
quoi vous vous nourrirez ; ni pour votre corps, de quoi vous vous habillerez (Matth. VI, 25). Comme s'il disait : Si vous
voulez servir Dieu convenablement, vous devez renoncer aux soucis que les richesses entraînent après elles. Il ne dit pas
: Vous ne travaillerez point, vous ne chercherez point votre nourriture et votre vêtement ; mais il dit : Vous ne serez
point inquiets à ce sujet, vous ne vous laisserez point aller à cette sollicitude coupable qui troublerait votre âme, vous
empêcherait de servir Dieu et vous ferait oublier les biens éternels. « Jésus-Christ, dit le Vénérable Bède (in cap. XII
Luc), nous ordonne de ne pas trop nous préoccuper de ce que nous aurons à manger ; et cependant parce que nous
sommes condamnés à gagner notre pain à la sueur de notre front, nous devons travailler, mais sans nous inquiéter. » «
Nous devons, dit saint Chrysostôme (Hom. XVI, Oper. imp.), acquérir notre pain quotidien, non par les préoccupations
de l'esprit, mais par les fatigues du corps ; et Dieu donne abondamment ce pain à celui qui travaille, pour récompenser
son activité, tandis qu'il le refuse au paresseux pour punir sa négligence. Jésus-Christ, ajoute le même saint Docteur, ne

107
nous défend pas de nous occuper du manger, du boire, du vêtement ; mais de nous préoccuper de ce que nous aurons à
manger, à boire, et pour nous vêtir. En effet, manger, boire se vêtir sont des choses indispensables à la vie présente, mais
s'inquiéter de la somptuosité des habits ou de la délicatesse des mets, c'est se rendre coupable ou de gourmandise, ou
d'avarice, ou de vaine gloire. » « Par les paroles précédentes, dit le Vénérable Bède, Notre-Seigneur semble blâmer ceux
qui, dédaignant la nourriture ou les vêtements communs, recherchent des aliments plus délicats ou plus mauvais, et des
habits plus élégants ou plus grossiers que ceux avec lesquels ils vivent en communauté. »
Nous pouvons ici dans un sens spirituel, comprendre par la nourriture la gourmandise, par le vêtement la vaine
gloire, et par l'une et l'autre l'avarice. C'est d'ailleurs ce que veut nous faire entendre l'Évangile dans un autre endroit où
nous lisons (Luc. XVI, 19) : Il y avait un homme riche, voilà la figure de l'avarice ; il était revêtu de pourpre et de lin,
voilà le symbole de la vanité ; et chaque jour il s'asseyait à une table splendidement servie, voilà l'image de la
gourmandise. Ô vous donc, qui que vous soyez, qui avez renoncé à la gloire du monde pour embrasser le service de
Dieu, ne vous inquiétez point des choses nécessaires à la vie, comme de la nourriture et du vêtement ; car s'en inquiéter,
c'est se tourmenter de choses vaines. C'est pourquoi le Seigneur lui-même ranime notre confiance ; car, en concluant du
plus au moins, il nous montre que nous ne devons pas nous préoccuper à ce sujet. En effet, si Dieu, par un pur effet de
son amour, nous a accordé les plus grands dons, pourrait-il dans la nécessité nous refuser les moindres ? Or, Dieu nous a
donné le corps et la vie, il nous donnera donc aussi le vêtement et la nourriture ; car enfin, le corps n'a pas été créé pour
le vêtement, ni la vie pour la nourriture ; mais tout au contraire, le vêtement a été créé pour le corps et la nourriture pour
la vie ; dès lors l'homme ne doit pas s'inquiéter, ni craindre que les choses créées pour lui lui soient refusées. « Si Dieu,
dit saint Chrysostôme (Hom. XVI, Op. imp.), n'eût pas voulu conserver ce qui existe, il ne l'aurait pas créé ; mais
comme lui-même a établi que la vie de l'homme serait entretenue au moyen de la nourriture, et que son corps serait
couvert de vêtements, il est certain qu'il lui procurera ces deux choses. » — Par conséquent Celui qui nous a donné la
vie, sans que nous nous en soyons occupés, saura bien nous fournir les moyens de la conserver, sans que nous en soyons
inquiets. Il est donc bien insensé celui qui pour obtenir le moins, à savoir la nourriture et le vêtement, sacrifie le plus, à
savoir l'âme et le corps.
Jésus-Christ voulant prouver par le détail ce qu'il vient d'avancer, et affermir à ce sujet notre espérance, apporte
divers exemples, en concluant du plus au moins, pour nous persuader d'une manière plus évidente. Et d'abord
relativement à la nourriture, il prend pour exemple, parmi les créatures sans raison, les oiseaux qui volent dans les airs
(Matth. VI, 26). Voyez les oiseaux du ciel, nous dit-il, ils ne sèment point et ne moissonnent point, pour se procurer leur
nourriture, ils n'entassent point dans des greniers, en prévision de l'avenir ; mais, sans qu'ils en soient préoccupés, votre
Père céleste les nourrit à cause des hommes ; donc, il nourrira les hommes qui lui sont beaucoup plus chers, sans qu'ils
en soient inquiets. La créature raisonnable, qui est l'homme, n'est-elle pas en effet plus précieuse et plus estimable
devant Dieu que les créatures sans raison, telles que les oiseaux ? Les animaux sont faits pour l'homme ; or la fin pour
laquelle une chose est faite est nécessairement plus noble que cette chose même. Si donc Dieu nourrit les oiseaux en
n'exigeant d'eux que le concours qui est conforme à leur nature, de même il nourrira les hommes, à condition qu'eux-
mêmes y apporteront les soins convenables à leur nature intelligente, pourvu toutefois qu'ils s'appliquent à suivre les
commandements qu'il leur a donnés. Car comme la nature des oiseaux est de vivre, suivant leur instinct, de ce qu'ils
trouvent chaque jour pour leur subsistance, de même aussi la nature de l'homme est de vivre, selon le dictamen, de la
droite raison, en recherchant avec une sollicitude modérée les choses nécessaires qui lui manquent, telles que la
nourriture et le vêtement. Aussi, en parlant des oiseaux, Jésus-Christ ne dit point qu'ils ne volent pas vers les grains qui
doivent leur servir de pâture, car il n'interdit point le travail et la prudence, mais ce qu'il défend c'est l'inquiétude et
l'avarice. « Tous les oiseaux, dit saint Chrysostôme (Hom. XVI, oper. imp.), ont été créés pour l'homme et l'homme a
été créé pour Dieu. Si donc Dieu fournit la nourriture aux oiseaux créés pour l'homme, comment la refuserait-il à
l'homme qu'il a créé pour lui-même ?
Notre-Seigneur parle ensuite du vêtement ; et à cet effet, il apporte deux exemples différents. Le premier est
tiré de la considération du corps humain. Dieu, semble-t-il nous dire, a donné au corps la taille qu'il lui a plu, sans la
participation de l'homme qui malgré tous ses soins, ne saurait y ajouter la hauteur d'une coudée. Or comme le vêtement
doit être proportionné à la taille du corps, et que cette taille a été donnée à l'homme sans aucune préoccupation de sa
part, il s'ensuit naturellement que le vêtement convenable lui sera donné sans exiger une sollicitude extrême. Le second
exemple est pris d'objets extérieure à l'homme, des productions de la terre telles que les lis des champs. Ces plantes
croissent naturellement, et la Providence divine les orne selon leur genre et leur espèce. Aussi Jésus-Christ nous dit
(Matth. VI, 28 et 29) : Ils ne travaillent point pour se parer de diverses couleurs ; ils ne filent pas pour se tisser des
habits magnifiques ; Dieu lui-même les revêt de leurs splendides couleurs dont la beauté l'emporte sur les habits mêmes
des rois. Salomon, le plus grand des monarques, ne fut jamais revêtu aussi magnifiquement que l'une d'elles ; car bien
que l'art puisse imiter la nature, jamais cependant les œuvres de l'art n'atteindront la perfection des ouvrages de la
nature. Et en effet, dit saint Jérôme (In cap. VI Matth.), « quelle soie, quelle pourpre, quelle teinture pourraient
supporter la comparaison avec les fleurs des champs ? Qui pourrait imiter le rouge pur de la rose ou la blancheur du lis ?
Quelle couleur de pourpre pourrait surpasser celle de la violette ? Que les yeux jugent ici ce que les paroles ne sauraient
exprimer. » Selon saint Chrysostôme (Hom. XXIII, in Matth.), « Dieu a revêtu les herbes des champs avec tant de
magnificence pour nous manifester sa puissance et sa sagesse, afin que partout nous admirions sa grandeur ; car non-
seulement les cieux, mais la terre aussi proclament la gloire du Créateur. »
De ce qu'il vient de dire, le Sauveur conclut que Dieu aura soin de fournir aux hommes les choses nécessaires
pour leurs vêtements, sans qu'ils doivent se préoccuper d'une manière immodérée. Car, ajoute-t-il (Matth. VI, 30), si
Dieu se plaît à orner de couleurs si vives, à parer de formes si élégantes l'herbe qui est aujourd'hui dans la campagne et

108
qui demain sera jetée dans le four (car en certaines localités, on se servait, en guise de bois, pour chauffer les fours,
d'herbes et d'autres semblables matières), à combien plus forte raison Dieu s'empressera-t-il de vous procurer les
vêlements nécessaires, hommes de peu de foi, sans que vous deviez vous en inquiéter ? Comme s'il disait : Si Dieu
prend un si grand soin des fleurs, qui naissent aujourd'hui pour être vues un instant, qui périssent et disparaissent le
lendemain, que ne fera-t-il pas en faveur des hommes créés à son image pour vivre éternellement ? Jésus-Christ appelle
ici hommes de peu de foi ceux qui, par défaut de confiance, se préoccupent outre mesure des nécessités de la vie
présente, mais non pas ceux qui en prennent un soin raisonnable et modéré.
Outre leur sens littéral que nous venons d'exposer, les paroles précédentes du Sauveur peuvent recevoir un sens
mystique. Ainsi, d'après la Glose, les Saints sont comparés aux oiseaux ; car comme les oiseaux, ils ne possèdent rien en
ce monde, et ne travaillent point pour acquérir les biens terrestres qu'ils dédaignent ; mais, semblables aux Anges, ils
s'élèvent par la seule contemplation vers les biens célestes auxquels ils aspirent. C'est ainsi que la sainteté consiste
spécialement en ces trois choses : la pauvreté volontaire, le repos de la contemplation, et l'élévation de l'âme vers les
biens éternels. Nous pouvons donc entendre par les oiseaux du ciel les hommes vraiment contemplatifs ; ils ne sèment
point, ils ne moissonnent point, ils n'entassent point dans des greniers, c'est-à-dire qu'ils ne s'ingèrent point dans les
affaires et dans les embarras du siècle ; mais,Dieu prenant pour eux tous ces soins leur fournit les choses nécessaires à
la vie présente. — Par les lis des champs, nous pouvons entendre les hommes vraiment chastes qui brillent par l'éclat de
la pureté, qui charment par l'odeur de la vertu, et qui croissent dans la pratique de la perfection, moins par leurs propres
efforts que par les dons surnaturels de la grâce divine. Considérons-les donc pour les louer, mais surtout pour les imiter
par l'amélioration de nos mœurs, la sainteté de nos pensées et la décence de nos conversations.
Instruits à l'école du Sauveur, ne nous défions point de la Providence divine pour les choses nécessaires ; car le
Seigneur saura nous les procurer en temps opportun, pourvu toutefois que nous observions ses commandements. Mais,
si nous n'attendons point de lui les secours temporels, comment pouvons-nous en attendre les biens éternels ? L'homme
de foi ne craint pas la famine, mais l'homme de peu de foi qui s'inquiète des moindres choses est bien loin d'espérer les
choses éternelles. Celui-là désespère de Dieu, qui ne comprend pas ce qu'est l'homme ; mais celui qui le comprend ne
désespère pas de Dieu ; car Dieu est dans l'homme et l'homme est en Dieu. Se confier dans la créature, c'est se méfier du
Créateur. « Que jamais, dit saint Anselme, l'appréhension d'une stérilité future, ou la crainte d'une disette à venir ne vous
trouble, ni ne vous effraie ; mais reposez-vous, avec une pleine et entière confiance, sur la Providence divine qui donne
la parure aux fleurs des champs, et la pâture aux petits des oiseaux. Qu'elle soit votre unique ressource, votre grenier
d'abondance, votre trésor et votre bourse, vos richesses et vos délices, en un mot, qu'elle vous tienne lieu de tout. » —
Le Sauveur mentionne ici les trois dons principaux que Dieu a faits à l'homme, savoir : l'âme, le corps et les biens
extérieurs. Or l'âme doit se soumettre à son Créateur comme à son Maître, en accomplissant sa loi ; le corps doit se
soumettre à l'âme qui lui est supérieure en exécutant sa volonté ; et les biens extérieurs doivent être soumis tout à la fois
à Dieu, à l'âme et au corps dont ils dépendent ; à Dieu, parce qu'ils doivent être distribués aux pauvres ; à l'âme, en ce
qu'ils ne doivent pas être aimés outre mesure ; et au corps, parce qu'ils doivent lui fournir les choses nécessaires à sa
subsistance. Mais, hélas ! combien ne voit-on pas de riches qui de nos jours, intervertissent cet ordre si naturel ! La
plupart, en effet, ne veulent pas soumettre leurs richesses à Dieu, en les partageant avec les pauvres ; ni à l'âme, parce
qu'ils les aiment plus que tout autre chose, ni au corps, parce qu'ils assujettissent à de folles jouissances.
Pour nous inculquer plus fortement encore ce qu'il avait dit précédemment, Jésus-Christ répète (Matth. VI,
31) : Ne soyez donc pas inquiets en disant : Que mangerons-nous, que boirons-nous, de quoi nous vêtirons-nous ? Selon
saint Chrysostôme (Hom. XXIII in Matth.), « lorsque le Sauveur dit : Ne soyez pas inquiets, il ne veut pas dire : Ne
travaillez point, mais seulement : N'attachez point votre cœur aux choses de la terre, car on peut travailler sans être
l'esclave des œuvres de ses mains. Si nous ne devons pas, ajoute le même saint Docteur, nous inquiéter des choses
même indispensables à la vie, quelle punition n'encourent pas ceux qui, pour acquérir le superflu, sacrifient leur
sommeil et ne craignent pas de ravir le bien d'autrui ? Ne nous laissons donc pas séduire par toutes ces vanités
périssables. » — Les Gentils ou païens recherchent avec empressement, avec une sollicitude exagérée ou coupable, tout
ce qui a rapport à la nourriture et au vêtement ; parce que niant l'action, l'intervention de la Providence divine dans les
choses de ce monde, ils n'ont ni foi ni espérance relativement aux biens de la vie éternelle, et dès lors ils poursuivent
avec ardeur les jouissances de la vie temporelle. Pareillement, les gens du monde recherchent avec passion toutes ces
choses, parce qu'ils préfèrent les biens présents aux biens futurs, et leur sollicitude à cet égard les rend semblables aux
infidèles. Quelle différence, en effet, peut-il y avoir entre un infidèle et un Chrétien dont le cœur est sans cesse agité par
la défiance et tourmenté par les soins de cette vie ? Hélas ! Combien n'en voyons-nous pas parmi nous courir après
toutes les jouissances terrestres avec plus d'ardeur que les païens eux-mêmes ! Pour vous, dit Jésus Christ à ses Apôtres
(Matth. VI, 32), ne vous inquiétez nullement de toutes ces choses ; car votre Père céleste, qui a des entrailles de
miséricorde pour tous ses enfants, sait que vous en avez besoin, qu'elles vous sont nécessaires pour vivre et le servir ici-
bas ; aussi vous les donnera-t-il infailliblement, à moins que votre défiance n'y mette obstacle. Quel est le père, méritant
ce nom, qui refuse à ses enfants le nécessaire quand il les voit dans le besoin ? Or, Dieu le veut, parce qu'il est votre
Père ; et il le peut, parce qu'il est votre Père céleste ; puis donc qu'il a la puissance et la volonté, nul doute qu'il ne vous
donne ce qui est utile à votre salut.
Raban-Maur dit à ce sujet : « Quel roi refuse la solde à ses troupes dévouées ? Quel maître n'accorde pas la
nourriture à ses fidèles serviteurs ? Quel père pourrait priver d'aliments ses propres enfants ? » Jésus-Christ, dit saint
Chrysostôme (Hom. XXIII, in Matth.), pour inspirer à ses chers Apôtres une plus grande confiance, ne leur dit pas
simplement : Dieu connaît, mais votre Père connaît vos besoins. Or, s'il est votre Père, pourra-t-il vous abandonner dans
vos plus pressantes nécessités, ce que ne ferait pas même votre père selon la chair ? Dieu connaît, mieux que vous qui

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les supportez, toutes les misères auxquelles est exposée notre faible nature puisque c'est lui-même qui l'a créée ; et il
saura bien vous secourir dans les souffrances et les privations que vous aurez à endurer ici-bas en vertu de sa sainte
volonté. » Saint Augustin dit également (Serm. XVI ad fratres) : Dieu, ce Médecin céleste des âmes, sait parfaitement ce
qu'il doit nous accorder pour notre consolation, et ce dont il doit nous priver pour exercer notre patience ; car l'homme
lui même ne refuse pas sans raison la nourriture à la bête qui le porte. Si donc à cette connaissance, Dieu joint la
volonté, parce qu'il est notre Père, et le pouvoir, parce qu'il est tout-puissant, nul doute qu'il ne pourvoie à tous nos
besoins en temps opportun.
Remarquons que quelquefois Dieu nous laisse exposés à des privations relativement aux choses nécessaires à
la vie, et cela pour différents motifs, mais tous utiles à notre salut ; 1° pour nous châtier de nos fautes ; 2° pour nous
exercer à la patience ; 3° pour réprimer notre avarice, car notre trop grand empressement à rechercher les biens
terrestres fait souvent qu'ils nous sont enlevés ; 4° pour punir notre amour de la superfluité, n'est-il pas juste, en effet,
que celui qui court après le superflu manque quelquefois même du nécessaire ? 5° pour nous faire expier l'abus des
biens temporels, car celui qui abuse des créatures de Dieu, mérite d'en être privé lors même qu'il en a besoin ; 6° pour
corriger notre ingratitude, car celui qui n'est pas reconnaissant pour les bienfaits reçus est indigne d'en recevoir de
nouveaux ; 7° pour nous faire comprendre que ces biens temporels ne viennent pas de nous, mais de lui, et qu'ils nous
sont donnés, sans qu'ils nous soient dus ; car, en nous les retirant, Dieu montre qu'il en est le Maître souverain. — Dieu
défend donc la sollicitude qui produit la défiance et la crainte, mais il permet la sollicitude qui produit la prévoyance et
le travail. Il nous défend cette sollicitude désordonnée et superflue, qui nous fait négliger les biens spirituels et préférer
les biens périssables ; mais il nous permet cette sollicitude modérée et nécessaire, qui est conforme à la raison, et qui
appartient à la prudence ; car autrement ce serait tenter Dieu, que d'attendre de lui toutes les choses nécessaires, sans
employer aucun moyen naturel pour se les procurer.
L'amour des biens temporels peut nous porter vers deux objets différents, selon que nous recherchons le
nécessaire ou le superflu ; quant au superflu, Dieu nous défend de thésauriser, et quant au nécessaire, il nous défend de
nous inquiéter. Remarquons aussi qu'il y a trois sortes de sollicitudes : 1° La première qui provient de la nature, pourrait
être mieux appelée travail et soin de prévoyance ; elle est permise à l'homme pour ne pas tenter Dieu, pourvu toutefois
que Dieu soit préféré à tout. C'est ainsi qu'il a été dit à Adam (Gen. III, 19) : Tu mangeras ton pain, en travaillant, à la
sueur de ton front. C'est ainsi, comme nous l'apprend l'Évangile (Joan. XII). que Jésus-Christ tenait en réserve quelque
argent dont Judas était le dépositaire. 2° La sollicitude provenant du péché consiste ; soit dans la quantité des choses que
l'on acquiert au-de la du nécessaire, et alors c'est de l'avarice ; soit dans la délicatesse et la qualité des choses, et alors
c'est du luxe et de la mollesse ; soit dans la recherche inquiète des choses nécessaires qui produit la négligence à l'égard
des choses spirituelles. Cette sollicitude est expressément défendue comme vicieuse. 3° La sollicitude qui vient de la
grâce, consiste dans les œuvres de justice et dans la commisération envers le prochain ; c'est ainsi que le grand Apôtre
disait (II Cor. XI, 28) : Mes attentions continuelles mes soins quotidiens sont pour toutes les églises que j'ai établies .
Cette sollicitude est ordonnée comme appartenant à la charité. La première est légitime, la seconde est condamnée, la
troisième au contraire est recommandée.
De tout ce qu'il avait dit précédemment, Jésus-Christ conclut que l'homme doit rechercher les choses éternelles,
et non pas les choses terrestres. Il distingue les trois sortes de biens, célestes, spirituels et temporels. Les premiers sont
ceux de la gloire, les seconds ceux de la grâce, et les troisièmes ceux de la fortune. Les premiers sont les plus grands, les
seconds sont inférieurs, et les troisièmes sont les moindres de tous. Les premiers doivent être poursuivis par tous nos
désirs comme objets de récompense, les seconds doivent être obtenus par nos œuvres comme principes de mérite, les
troisièmes doivent être donnés par surcroît comme soutiens de notre nature. Aussi le Sauveur nous dit : Ne vous mettez
pas en peine d'acquérir les biens terrestres ; mais en premier lieu, préférablement à tout, cherchez le royaume de Dieu,
c'est-à-dire la vie éternelle et les biens célestes, comme l'objet unique de vos affections, le but principal de tous vos
actes, votre dernière fin et la seule désirable par elle-même. Mais dans la crainte de vous égarer, de vous tromper dans la
poursuite de ce souverain bien, cherchez en second lieu la voie droite qui doit vous y conduire et rendre toutes vos
actions méritoires, c'est-à-dire la justice de Dieu, en accomplissant avec fidélité sa loi et ses commandements (Matth.
VI, 33). Alors en troisième lieu, toutes les choses nécessaires à la vie, à savoir les biens temporels, que Jésus-Christ fait
consister dans la nourriture, la boisson et le vêtement, vous seront donnés comme par surcroît. Ils vous seront donnés, si
toutefois vous y coopérez vous-mêmes par vos travaux et vos soins modérés ; car, comme quelquefois Dieu diminue les
fruits de la terre pour punir les péchés des peuples, d'autres fois aussi il les rend plus abondants pour les récompenser de
leurs bonnes œuvres. Cependant, Dieu nous laisse parfois dans la pénurie des biens temporels, pour exercer notre
patience, éprouver notre foi ; il permet même que nous en soyons entièrement privés pour nous faire mériter la
couronne du martyre ; et quand il nous les accorde abondamment, c'est pour nous procurer de la consolation et nous
exciter à la reconnaissance ; car, pour ceux qui aiment le Seigneur, toutes choses se convertissent en bien (Rom. VIII,
28) ; ce céleste Médecin connaît en effet mieux que nous ce qui nous est avantageux.
Ainsi, sans nous interdire absolument tout soin relatif aux nécessités de la vie présente, le Sauveur nous montre
que nous devons d'abord et avant tout rechercher les biens spirituels, et en second lieu les biens temporels, puisqu'ils
nous seront donnés comme par surcroît, si nous n'y apportons aucun obstacle. Et cela, dans la crainte qu'en poursuivant
les biens temporels, nous ne soyons détournés des biens spirituels, ou que nous ne nous proposions deux fins
différentes. Selon saint Augustin (Lib. I de Serm. Dom. cap. 24), « quand Jésus-Christ nous dit de chercher d'abord le
royaume de Dieu, il nous fait entendre qu'ensuite nous devons chercher les biens temporels ; et nous marque par là non
l'ordre de temps, mais l'ordre de dignité ou d'importance, car le premier est le vrai bien, les seconds sont le moyen pour
y parvenir ; en sorte que nous ne devons chercher les biens terrestres que pour arriver au royaume de Dieu, et non pas

110
chercher le royaume de Dieu pour parvenir aux biens temporels. Il nous démontre ainsi clairement que nous ne devons
pas désirer les choses temporelles, de manière que nous fassions le bien pour les obtenir, quoiqu'elles nous soient
nécessaires ; mais que tout le bien que nous faisons, nous devons le faire pour obtenir le royaume de Dieu. Les Saints
des premiers siècles cherchèrent avant tout le royaume de Dieu, et Dieu leur donna par surcroît le royaume du monde,
comme cela arriva dès le temps de Constantin. Mais, hélas ! de nos jours, la plupart des Chrétiens recherchent le
royaume de ce monde préférablement au royaume de Dieu, et ils sont plus empressés et plus soigneux pour les biens et
les richesses de la terre que pour le salut des âmes et la gloire de l'Église ; aussi est-il bien à c raindre pour eux qu'ils ne
perdent en même temps le royaume de Dieu et le royaume du monde.
Jésus-Christ nous défend ensuite de nous préoccuper de l'avenir (Matth. VI, 34) : Ne vous mettez pas en peine
pour le lendemain, nous dit-il, c'est-à-dire n'anticipez pas aujourd'hui d'une manière désordonnée sur le soin que vous
devez donner aux choses du lendemain. Donc, selon saint Jérôme (In cap. VI, Matth.), « le Sauveur en nous défendant
de nous inquiéter de l'avenir, nous autorise à donner nos soins aux choses présentes. Qu'il nous suffise de penser au
présent, laissons à Dieu les choses futures qui sont incertaines » « Jésus-Christ, dit Pierre le Chantre (In Matth.), nous
avait d'abord interdit toute préoccupation coupable relativement aux choses présentes, c'est-à-dire qui se passent dans le
cours d'une année ; car chaque année nous semons, nous moissonnons, nous récoltons ce que Dieu veut bien nous
accorder, et c'est pour cela qu'on les appelle présentes. Ici maintenant il nous défend toute préoccupation relative aux
choses futures, c'est-à-dire qui se prolongent au delà d'une année. En effet, il ne convient pas à l'homme de s'inquiéter
de ce que la divine Providence veut bien lui procurer. Si donc votre prévoyance s'étend au de la d'une année, elle
devient coupable, comme celle de cet abbé qui avait mis en réserve des vivres pour trois ans. Et pourtant, nous
regardons comme prudents et sages, ceux qui se conduisent ainsi, quoiqu'ils agissent contre la volonté de Dieu, qui nous
permet seulement de donner nos soins aux choses présentes. Amasser des biens pour l'avenir, c'est manquer de
confiance en la divine Providence et se rendre coupable à ses yeux. » — Et saint Chrysostôme ajoute : « Quant à cette
parole du divin Maître : Ne vous mettez pas en peine pour le lendemain, je puis dire n'avoir jamais vu personne
l'observer dans toute son extension. Dieu, en effet, ne nous commande pas de prier pour obtenir les biens temporels du
lendemain, et toutefois, c'est à l'égard de ces choses considérées chacune en particulier, que nous mettons tous nos
soins, que nous consacrons toutes nos pensées, nous consumant ainsi par une vaine sollicitude. Mais, plus nous nous
donnons de peine pour acquérir les biens du corps, plus aussi nous montrons de négligence pour posséder les biens de
l'âme qui sont pourtant les seuls indispensables. » — Dieu ne veut pas que nous nous préoccupions du lendemain, et
c'est avec raison, car comment pourrions-nous compter sur l'avenir, lorsque nous ne sommes pas même assurés du
présent. « Pensez, dit saint Anselme, que chaque jour vous pouvez mourir, et vous ne vous mettrez pas en peine du
lendemain. » Sénèque, dans son traité sur La brièveté de la vie, dit également : « L'homme doit régler chaque jour de sa
vie, comme si ce jour devait être le dernier. » Qu'il nous suffise donc de penser au présent, et abandonnons l'avenir, qui
est incertain pour nous, à la disposition de la Providence.
Le lendemain aura souci de lui-même, ajoute le Sauveur, c'est-à-dire qu'il arrivera avec ses embarras auxquels
il apportera ses soins ; car le temps amène à chaque instant de nouveaux besoins auxquels il suffit de songer quand
l'heure en est venue. Comme s'il nous disait : Lorsque l'avenir sera arrivé, vous vous en occuperez alors, mais non
auparavant ; car, comme je ne vous défends pas de penser aux besoins d'aujourd'hui, je vous permets également de
pourvoir aux besoins du lendemain, mais seulement lorsque ce lendemain sera venu. D'après tout ce qui précède, il faut
éviter cette sollicitude inquiète qui vient de l'avarice ; mais il faut avoir cette sollicitude discrète qui vient de la
prudence, non pas à l'égard de l'avenir, mais à l'égard du présent. Ainsi, n'ayons souci que du jour actuel et non d'un
autre ; car, comme dit Notre-Seigneur : à chaque jour suffit son mal, c'est-à-dire à chaque temps ses travaux et ses
fatigues, ses chagrins et ses angoisses, ses besoins et ses soins. Par cette expression malitia, il ne faut pas entendre le
mal du péché que nous commettons, mais le mal de la peine que nous endurons ; car dans l'état d'innocence, l'homme
eût été exempt d'une telle sollicitude. C'est comme si Jésus-Christ disait : L'homme ne doit pas devancer par la pensée
les moments où il aura besoin des choses nécessaires à la vie. Il suffit pour lui de s'en occuper le jour même où il doit en
user, sans se tourmenter par anticipation ; car pourquoi voudrait-il ajouter aux peines, aux travaux et aux embarras du
jour présent, les peines, les travaux et les embarras d'un autre jour ? Selon saint Chrysostôme (Hom. XXI in Matth.), «
l'expression malitia n'est pas prise dans le sens de malignité, ou de péché, mais dans le sens de misère et de souffrance.
De même, quand nous lisons (Amos. III, 6) : Y a-t-il dans la ville un mal que le Seigneur n'ait pas fait ? l'Écriture ne
veut certainement pas par cette expression malum signifier l'avarice ou la rapine ou tout autre péché, mais bien les
plaies ou les châtiments que la justice divine infligeait aux coupables habitants. De même, quand Dieu dit par son
Prophète (Is. XLV, 1) : C'est moi qui fais la paix et qui crée le mal, il n'entend pas non plus par cette expression malum
désigner le péché, mais plutôt la famine, la peste, et les autres châtiments que la plupart regardent comme des maux.
Ainsi, quand il est dit : à chaque jour suffit son mal, par ce mal il faut comprendre l'affliction ; car rien ne cause à l'âme
plus d'affliction que la sollicitude pour les choses mondaines et périssables. » Telles sont les paroles de saint
Chrysostôme.
Dieu ne défend donc pas le travail et la prévoyance, mais l'inquiétude et l'anxiété à l'égard des biens temporels.
« C'est pourquoi, dit saint Augustin (lib. II, de serm. Dom. in monte 26), gardons-nous de critiquer et de blâmer
quelques serviteurs de Dieu qui semblent, contrairement au précepte du Seigneur, se préoccuper du lendemain, en
faisant quelques provisions, de peur que les choses nécessaires à la vie ne viennent à manquer soit pour eux-mêmes, soit
pour ceux qui leur sont confiés. Jésus-Christ lui-même qui était assisté par les Anges, a voulu donner l'exemple à son
Église afin d'empêcher le scandale à cet égard, lorsqu'il a mis de l'argent en réserve. Il est évident ajoute le même saint
Docteur, que Dieu ne désapprouve pas ceux qui, par des moyens humains, se procurent les choses nécessaires à cette

111
vie, mais il condamne ceux qui servent Dieu en vue de ces biens, et dont toutes les actions ont pour but non le royaume
céleste, mais quelque intérêt terrestre. Ainsi, tout ce précepte peut être réduit à cette seule règle générale, à savoir que :
dans l'acquisition des choses temporelles nous devons nous proposer la recherche du royaume éternel, tandis que dans la
recherche du royaume éternel, nous ne devons pas nous proposer l'acquisition des choses temporelles. L'unique but de
toutes nos bonnes œuvres doit être d'obtenir les récompenses célestes et non les récompenses terrestres, de sorte que si
les biens de la terre nous manquent, comme Dieu le permet souvent pour exercer notre vertu, nous ne devons pas pour
cela nous relâcher, mais nous affermir dans nos bonnes résolutions ; car plus nous montrerons de vertu sur la terre, plus
nous recevrons de récompense au ciel. » Ainsi parle saint Augustin.

Prière

Seigneur Jésus, donnez-moi d'amasser non pas un trésor de richesses sur la terre, mais un trésor de mérites au ciel ; et
parce qu'on ne peut servir à la fois deux maîtres opposés de volontés, délivrez-moi de la tyrannique servitude du monde,
de la chair et du démon, en sorte que je renonce à toute considération des biens passagers pour m'élever à la seule
contemplation des biens éternels. Si je ne puis ajouter une coudée à ma taille, ajoutez vous-même aux bienfaits de la
nature que j'ai reçus de vous, les dons de la grâce en cette vie et de la gloire en l'autre. Faites-moi admirer les Saints de
l'Église qui brillent comme les lis de la campagne par l'éclat de leur pureté, et faites-moi dédaigner les riches du siècle
qui doivent être jetés comme des herbes sèches dans la fournaise de l'enfer. Accordez-moi de rechercher avant tout le
royaume de Dieu et sa justice, afin qu'en usant bien des secours temporels, je parvienne par la pratique des vertus au
royaume des cieux. Ainsi soit-il.

112
CHAPITRE XXXIX

Continuation du Sermon sur la Montagne :


De la miséricorde, du Jugement Téméraire, et de la Confiance en la Prière

Luc. VI, 56-42. — Matth. VII, 1-12.

Jésus-Christ nous exhorte ensuite à exercer la miséricorde envers le prochain lorsqu'il nous dit : Soyez
miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux (Luc. VI, 36). En effet Dieu soulage nos misères sans rien
attendre de nous, par un pur sentiment de sa bonté à notre égard. De même, nous devons compatir aux misères de notre
prochain, non pour en retirer quelque avantage personnel, mais en vue de son salut et par amour pour Dieu. Celui qui
tout au contraire rend service au prochain pour en retirer lui-même quelque profit particulier n'agit point par charité, car
il ne recherche pas l'utilité de celui qu'il doit aimer comme lui-même. Jésus-Christ veut que nous imitions notre Père
céleste dans sa miséricorde, parce qu'étant misérables nous avons nous-mêmes besoin de miséricorde ; mais non dans sa
puissance, comme l'Ange orgueilleux qui, prétendant l'égaler, fut précipité jusqu'au fond de l'enfer ; ni dans sa sagesse,
comme le premier homme qui, jaloux de la posséder, fut chassé du paradis terrestre et privé de la glorieuse immortalité.
Cette vertu de miséricorde imprime à nos âmes le cachet de la vraie piété, parce qu'elle nous rend semblables à Dieu.
S'il est naturel que les animaux de même espèce se portent mutuellement secours, à plus forte raison les hommes qui
sont tous créés à l'image de Dieu doivent-ils s'entraider. Chacun, considérant son semblable comme un autre lui-même,
doit compatir à son affliction comme si c'était la sienne propre, et c'est en cela que consiste la vraie miséricorde. Saint
Jérôme écrivant à Népotien, dit à ce sujet : « Je ne me rappelle pas avoir jamais lu que celui qui a volontiers exercé la
miséricorde soit mort misérablement ; car par ses bonnes œuvres, il s'est procuré de nombreux intercesseurs qui ne
peuvent manquer d'être exaucés auprès de Dieu. »
Jésus-Christ signale ensuite trois sortes de miséricordes, dont la première consiste à ne pas juger le prochain.
En effet, ne voyant que l'acte extérieur, nous ne pouvons pas toujours juger d'une manière certaine s'il est fait avec une
intention pure ou dans un but coupable. C'est pourquoi le Sauveur dit (Luc. VI, 37) ; Ne jugez pas le prochain
injustement et témérairement, et vous ne serez point jugés, c'est-à-dire vous ne commettrez pas ainsi un péché qui vous
exposerait à être jugés par Dieu ; et si par hasard la faiblesse humaine vous entraîne à juger d'après une simple
conjecture, du moins ne condamnez pas, et alors vous ne serez point condamnés de Dieu pour ce péché ; ne dites pas
qu'un tel est digne de damnation, car quiconque est aujourd'hui pêcheur aux yeux des hommes peut demain être un saint
aux yeux de Dieu. — Remarquons ici que le mot jugement peut être pris en divers sens : tantôt c'est un acte de justice
appartenant aux juges séculiers ou ecclésiastiques, et ce n'est pas de ce jugement que le Sauveur veut parler ; tantôt c'est
une opinion fondée sur quelques signes extérieurs d'après lesquels nous jugeons mal du prochain, et c'est ce jugement
que Jésus-Christ proscrit, en disant : Ne jugez point.
On peut juger mal du prochain de différentes manières : 1° d'après l'évidence même du fait, par exemple,
lorsqu'on juge quelqu'un homicide, en le voyant tuer un autre homme ; dans cette première sorte de jugement il n'y a
point de péché ; 2° d'après des marques certaines ; il n'y a point non plus de péché dans cette seconde sorte de
jugement ; 3° d'après des marques incertaines, des indications douteuses, des signes frivoles ; dans cette troisième sorte
de jugement il y a trois degrés. Le premier degré, c'est lorsque sur de légères apparences vous commencez à douter de
l'innocence de votre prochain ; la faute n'est alors que vénielle, parce qu'elle vient de la fragilité humaine, et qu'il n'y a
pas encore de jugement proprement dit, mais plutôt un simple soupçon. Le second degré, c'est lorsque, d'après des
motifs insuffisants, vous êtes fermement convaincu que votre frère est coupable ; vous formez alors un jugement
proprement dit, puisque vous prononcez la sentence de sa culpabilité au tribunal de votre conscience ; en ce cas, votre
faute devient mortelle, si le mal que vous attribuez à votre frère est de sa nature un péché mortel, car vous violez
gravement la charité. Le troisième degré, c'est lorsqu'appuyé sur des motifs également légers, non-seulement vous
formez en vous-même un jugement, mais que vous infligez une punition au coupable supposé, comme si la faute était
certaine ; votre péché est alors plus grave, parce que vous blessez tout à la fois la charité et la justice. Ce sont
spécialement ces deux derniers degrés que le divin Maître avait en vue par ces paroles : Ne jugez point, ne condamnez
point.
Les méchants interprètent en mal presque tout ce qu'ils voient ou entendent, tandis que les bons le prennent en
bien et profitent de tout, parce qu'ils voient en toutes choses l'action salutaire ou la juste permission de Dieu. « La
conduite des bons, dit saint Augustin, consiste spécialement en trois choses : à penser bien des autres hommes, à faire
du bien à tout le monde, et à supporter le mal de la part de qui que ce soit. » Saint Bernard dit aussi (Serm. IV, in
Cant.) ; « Gardez-vous d'épier curieusement ou déjuger témérairement les actes du prochain ; quand même vous le
verriez faire quelque chose de répréhensible, cherchez plutôt à l'excuser ; et si vous ne pouvez excuser l'action elle-
même, excusez du moins l'intention, en attribuant le mal à l'ignorance, à la surprise ou à toute autre cause. Si l'évidence
trop palpable vous enlève toute espèce de ressources pour excuser votre frère, dites-vous alors à vous-même : La
tentation a été trop violente, il n'a pu y résister ; que serait-il advenu de moi, si j'avais été soumis à une pareille
épreuve ? » Mais juger comme certaines les choses douteuses et condamner comme coupables les personnes suspectes,
voilà ce que Dieu réprouve formellement. Aussi, dans le doute, nous devons toujours interpréter en bien les actions
d'autrui. Saint Augustin dit à ce sujet (lib. II, de serm. Dom. in monte, 12) : « Je pense que par les paroles précédentes

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notre divin Maître nous recommande d'interpréter toujours en bonne part les actions du prochain, lorsque nous en
ignorons le mobile ; il y a en effet certaines actions qui peuvent être bonnes ou mauvaises, selon l'intention droite ou
perverse de celui qui les fait, nous serions donc très-imprudents si nous les jugions, et plus encore si nous les
condamnions. Deux raisons surtout doivent nous faire éviter les jugements téméraires : d'abord, parce que nous ne
connaissons pas dans quelle intention a été faite la chose qui nous paraît blâmable ; et ensuite, parce que nous ignorons
en quel état sera plus tard la personne qui nous semble aujourd'hui vicieuse. Ne blâmons donc pas les actions dont le
mobile nous est inconnu, et lorsqu'elles sont évidemment mauvaises, ne les blâmons point non plus jusqu'à désespérer
de la conversion du coupable ; et ainsi nous éviterons le jugement téméraire que Jésus-Christ nous défend par ces
paroles : Ne jugez point, de peur que vous ne soyez jugés vous-mêmes. » Ainsi s'exprime saint Augustin.
Saint Chrysostôme dit également (Hom. XXIV in Matth.) : « Nous ne devons jamais censurer trop sévèrement
les fautes des autres, ni les en reprendre avec aigreur, mais plutôt les traiter avec bonté, en les aidant par nos conseils à
n'en plus commettre à l'avenir. Agir autrement, ce serait nous condamner nous-mêmes et attirer sur nous toute la rigueur
du souverain Juge. En effet, celui qui scrute minutieusement jusqu'aux plus petites fautes de son prochain mérite que les
siennes soient examinées avec la même sévérité, et il pose lui-même la règle dont Dieu se servira à son égard. Prenons-
y garde ; ce sont là des tentations et des ruses du démon. Car celui qui use de rigueur envers autrui ne mérite lui-même
pour ses propres péchés aucune miséricorde de la part de Dieu. » Et plus loin, le même saint Docteur ajoute : Quand
bien même nous n'aurions commis aucun autre péché, celui de jugement téméraire suffirait seul pour nous rendre dignes
des peines éternelles. Nous sommes sévères et impitoyables pour les péchés d'autrui lorsque nous ne devrions l'être que
pour les nôtres. Nous voyons une paille dans l'œil de notre frère, et nous n'apercevons pas la poutre qui est dans le nôtre.
Au lieu d'examiner, de juger et de condamner nos propres actions, nous employons tout notre temps à examiner, juger et
condamner celles du prochain. Hélas ! combien peu de personnes dans le monde et même dans le cloître sont exemptes
de ce fatal jugement téméraire. » Ainsi parle saint Chrysostôme.
Or Jésus-Christ nous dit (Matth. VII, 2) : Le même jugement, juste ou injuste, doux ou sévère que vous aurez
porté contre votre prochain. Dieu le portera contre vous ; et la même mesure que vous aurez employée à l'égard des
autres, Dieu l'emploiera à votre égard ; c'est-à-dire que la nature des peines sera conforme à la malice de vos jugements
téméraires, et que la mesure du châtiment sera proportionnée à la dépravation de votre volonté. Il y a donc ici deux
choses dont nous sommes menacés : le jugement et la mesure ; le jugement se rapporte à la nature de la faute et de la
punition qui lui est réservée, et la mesure se l'apporte à la grandeur de l'une et de l'autre. « Mais, selon la remarque de
saint Augustin (lib. XXI ; de Civit. Dei, I), n'allons pas croire que si dans ce monde nous jugeons témérairement notre
prochain, Dieu à son tour dans l'autre vie nous jugera témérairement ; et que si nous nous servons d'une mesure fausse
et injuste à l'égard des autres, Dieu aussi se servira d'une mesure fausse et injuste pour nous : non ; mais la témérité avec
laquelle nous aurons jugé ou condamné les autres ici-bas servira à nous juger et à nous condamner. Ainsi, ce n'est pas
l'iniquité qui sera proportionnée à l'iniquité, mais la punition qui sera proportionnée à la faute, en sorte que celui qui
aura péché en jugeant témérairement sera justement puni de ce péché, et que la grandeur du châtiment sera
proportionnée à la grandeur de la faute. C'est dans un sens analogue qu'on doit entendre ce passage de l'Apocalypse
(XIII) : Celui qui frappera de l'épée, périra par l'épée, c'est-à-dire celui qui, s'érigeant en juge contre son prochain,
l'aura frappé comme par le glaive d'une sentence injuste, sera lui-même justement frappé par le glaive de la sentence
divine, et mourra d'une mort éternelle.
Jésus-Christ nous propose ensuite la seconde espèce de miséricorde qui consiste à pardonner (Luc. CI, 37) :
Remettez et l'on vous remettra. En d'autres termes, remettez au prochain les torts qu'il a commis envers vous, et aux
pauvres les dettes qu'ils ont contractées à votre égard ; et alors le Seigneur vous remettra les fautes dont vous êtes si
souvent coupables envers sa majesté suprême, et les peines dont vous êtes redevables envers sa justice souveraine. —
Puis, passant à la troisième espèce de miséricorde qui est l'aumône, il ajoute (Luc. VI, 38) : Donnez et on vous donnera.
C'est-à-dire, donnez aux indigents de vos biens temporels et Dieu vous donnera les biens spirituels de la vie éternelle.
Ces deux préceptes, remettez et l'on vous remettra, donnez et on vous donnera, sont comme inséparables l'un de l'autre.
C'est pourquoi saint Augustin dit (Hom. XV, de verbis Dom.) : « Deux œuvres de miséricorde peuvent spécialement
contribuer à notre salut : le pardon des injures et l'aumône envers les pauvres. Voulez vous que Dieu vous pardonne,
pardonnez vous-mêmes : voulez-vous que Dieu vous donne ce que vous lui demandez, donnez ce qu'on vous demande.
Voilà les deux ailes de la prière à l'aide desquelles nous pouvons nous élever vers Dieu, si nous savons oublier les
injures et soulager les malheureux. » « Jésus-Christ, dit le Vénérable Bède (in cap. VI Luc), nous commande de
pardonner les injures et de donner aux pauvres, afin de pouvoir lui-même nous pardonner nos péchés, et nous donner la
vie éternelle. Et dans cette maxime courte, mais substantielle, il résume sons forme de conclusion tout ce qu'il avait dit
précédemment sur l'amour des ennemis. » D'après l'apôtre saint Jacques (II, 13), Celui-là sera jugé sans miséricorde,
qui n'aura pas voulu faire miséricorde ; nous devons donc nous appliquer spécialement à la pratique de cette vertu, afin
qu'après avoir secouru nos frères dans la nécessité, nous puissions nous-mêmes être soulagés, quand nous serons dans le
besoin. Car, selon saint Augustin (Serm. CIII, de Tempore), « chacun de nous éprouvera de la part de Dieu, la même
bonté, la même indulgence qu'il aura lui-même exercée envers le prochain. » Et plus loin il ajoute : « L'unique moyen
d'échapper aux maux qui nous menacent, c'est de compatir nous-mêmes aux maux que ressent le prochain ; pour que
Dieu nous aide, il faut que nous aidions les autres ; et pour que Dieu nous pardonne, il faut que nous pardonnions aux
autres. » Aussi bienheureux ceux qui sont miséricordieux, parce qu'ils obtiendront eux-mêmes miséricorde (Matth. V, 7).
A ce sujet nous lisons un exemple frappant dans les vies des Pères : l'abondance régnait depuis longtemps dans un
monastère où l'on distribuait chaque jour aux pauvres de nombreuses aumônes ; mais les religieux, ayant cessé leurs
largesses, tombèrent eux-mêmes dans l'indigence. Comme ils s'en plaignaient auprès d'un saint homme, deux hôtes leur

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dit-il, se plaisaient à résider dans ce monastère, à savoir : Date et dabitur vobis, donnez et on vous donnera ; vous avez
chassé le premier, et le second n'a plus voulu rester.
Jésus-Christ nous exhorte à pratiquer libéralement la bienfaisance et la miséricorde à l'égard de nos semblables,
en considération des récompenses qu'ils nous obtiendront de Dieu ; car Dieu, par les mérites et les prières de ceux à qui
nous l'aurons donné, saura récompenser même un verre d'eau froide par un bonheur sans fin. Il appelle cette récompense
une mesure (mensuram), parce qu'elle sera distribuée à chacun en proportion de ses bonnes œuvres ; une bonne mesure
(bonam), parce que le prix de nos bonnes œuvres c'est la béatitude, le bien par excellence, le souverain bien qui
renferme tous les autres ; une mesure pleine (conferlam), car l'âme bienfaisante sera remplie, inondée des joies célestes,
de façon que rien dans elle ne sera vide de gloire ; une mesure solide (coagitatam), en effet, ce que nous voulons
consolider, affermir, nous l'agitons, nous le tassons ; ainsi sera consolidé, affermi pour toujours le bonheur des élus ;
enfin, une mesure surabondante (superfluentem), parce quelle dépassera nos mérites ; car pour les biens temporels et
périssables que nous donnons, nous recevrons des biens éternels et divins. Cette récompense sera versée dans votre
sein, dit le Sauveur (Luc. VI, 38) ; car selon la remarque de saint Grégoire, nous ne possédons rien plus sûrement et plus
agréablement que ce que nous plaçons dans notre sein. — Le Seigneur ajoute : On se servira pour vous récompenser de
la même mesure dont vous vous serez servis pour acquérir des mérites. Il ne dit pas d'une mesure égale, mais de la
même mesure, c'est-à-dire d'une mesure semblable, parce qu'on fera du bien à celui qui a fait du bien. Il dit qu'elle sera
surabondante, paire qu'on nous fera mille fois plus de bien que nous n'en avons fait ; car les récompenses que Dieu
donne sont toujours plus grandes que nos mérites, de même que les punitions qu'il nous inflige sont toujours inférieures
à nos démérites. Nous pouvons aussi interpréter ce passage de toutes nos œuvres de quelque nature qu'elles soient,
pensées, paroles et actions ; car Dieu rendra à chacun selon ses œuvres, et plus nos œuvres de miséricorde spécialement
auront été grandes, plus aussi la récompense sera grande. Il ne faut pas cependant toujours apprécier ses œuvres d'après
la grandeur des effets extérieurs qu'elles produisent, mais plutôt d'après la grandeur des sentiments intérieurs qui les ont
produits. Ainsi, selon le témoignage du Sauveur lui-même (Luc. XXI), cette veuve qui mit dans le tronc des pauvres
deux petites pièces de monnaie donna plus que beaucoup de riches qui y avaient jeté de grandes sommes d'argent.
Jésus-Christ propose ensuite une comparaison (Luc. VI, 39) : Est-ce qu'un aveugle peut en conduire un autre ?
c'est-à-dire un ignorant peut-il instruire un ignorant et le diriger dans les voies de la justice ? Ne tomberont-ils pas tous
deux dans la fosse de la perdition, ou plutôt dans le péché d'abord, puis dans l'enfer ? « Car, comme dit saint Grégoire
(in Pastorali), lorsque le pasteur dévoyé chemine à travers les rochers, comment le troupeau qu'il conduit pourra-t-il
éviter les précipices ? » En d'autres termes, le Sauveur veut nous dire : Commencez par pratiquer vous-mêmes ce que
vous enseignez aux autres, afin qu'en les instruisant tout à la fois et par vos paroles et par vos exemples, vous puissiez
les conduire sûrement à la vie éternelle. N'est-il pas en effet ridicule, ou pour mieux dire dangereux d'avoir pour
éclaireur un aveugle, pour docteur un ignorant, pour guide un boiteux, pour prélat un homme négligent, et pour
messager un muet ? Donc, pour éviter tout péril, l'ignorant ne doit ni gouverner, ni s'ériger en maître vis-à-vis des
autres. Mais si vous jugez les fautes d'autrui, lorsque vous commettez les mêmes fautes, ne ressemblez-vous pas à un
aveugle qui conduit un autre aveugle ? Et comment pourriez-vous diriger le prochain dans les sentiers de la vertu, si
vous en êtes vous-même éloigné, vous qui prétendez être son maître ?
Le Sauveur nous présente une autre comparaison sur le même sujet (Luc. VI, 41). Pourquoi apercevez-vous
dans l'œil de votre frère, c'est-à-dire dans son intention et dans sa conscience, une paille, c'est-à-dire le péché même le
plus léger, péché qui n'aveugle pas, mais qui est facilement détruit par l'ardeur de la charité comme la paille est
consumée parle feu ; et ne voyez-vous pas dans votre œil, c'est-à-dire dans votre intention et votre conscience, une
poutre c'est-à-dire un péché grave, énorme ? C'est comme s'il disait : Pourquoi, vous occupant plutôt des autres que de
vous-même, avez-vous continuellement les yeux ouverts sur leurs moindres défauts pour les blâmer et les condamner,
tandis que vous les fermez sur vos propres défauts qui sont beaucoup plus considérables ? (Ces paroles s'adressent à
tous les Chrétiens en général, mais plus spécialement à ceux qui, chargés d'instruire et de reprendre les autres, ont soin
de punir les plus légers manquements du prochain, sans se mettre en peine de se châtier eux-mêmes de leurs propres
péchés.) De quel droit iriez-vous dire à votre frère innocent ou moins coupable que vous : Mon frère, laissez-moi ôter
de votre œil cette paille qui le gêne, c'est-à-dire permettez, souffrez avec patience que je corrige en vous les moindres
imperfections, lorsque vous-même n'apercevez pas la-poutre qui vous aveugle (Luc. VI, 42). « Apercevoir et corriger les
fautes du prochain, dit saint Chrysostôme (Hom. XVII Oper. imp.), n'appartient pas à tout le monde, mais seulement
aux Saints et aux ministres de Dieu. Tout prêtre qui veut instruire le peuple doit commencer par s'instruire lui-même. »
Aussi Jésus-Christ ajoute : Hypocrite, vous qui affichez des vertus que vous n'avez pas (car souvent le méchant accuse
l'homme de bien pour paraître juste et abaisse les autres pour s'élever), enlevez d'abord de votre œil la poutre qui vous
nuit, c'est-à-dire effacez par une sincère pénitence les graves péchés qui souillent votre âme ; car vous devez mieux
vous connaître que vous ne connaissez les autres, et vous pouvez plus facilement découvrir les fautes considérables que
les petites ; d'ailleurs vous devez préférer vos intérêts à ceux d'autrui, et plus les péchés que vous avez commis sont
grands, plus aussi les dangers auxquels ils vous exposent sont redoutables. Ensuite, quand vous aurez ainsi purifié votre
œil, c'est-à-dire votre conscience, vous y verrez mieux pour arracher la paille qui est dans l'œil de votre frère, c'est-à-
dire pour extirper de son cœur les plus petites imperfections en le reprenant ; car la conscience purifiée est clairvoyante,
tandis que la conscience souillée, obscurcie par le péché, est aveugle. En agissant de cette manière, vous corrigerez
votre frère plus encore par vos exemples que par vos paroles, et vous éviterez ce terrible reproche du Seigneur (Luc. IV,
23) : Médecin guéris-toi toi-même ; et cet autre de l'Apôtre (Rom. II, 21) : Vous qui instruisez les autres, vous ne vous
instruisez pas vous-même. Ainsi la charité bien ordonnée consiste à commencer par soi-même, en sorte que nous devons
d'abord nous corriger avant de corriger les autres.

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Pour bien remplir le devoir de la correction envers le prochain, il faut observer différentes choses : d'abord
garder un ordre tel que l'on commence à se réformer soi-même, avant de réformer les autres ; ensuite traiter avec
douceur le prochain que l'on veut corriger ; n'avoir pour mobile de sa conduite que le zèle de la charité ; considérer les
diverses circonstances de temps et de lieu, et les suites qui peuvent résulter des réprimandes. Il est ordinaire et comme
naturel aux hommes d'atténuer leurs propres péchés, et d'exagérer ceux d'autrui. « Flatter ses propres défauts et blâmer
ceux du prochain, dit saint Hilaire (Canon. V, in Matth.), c'est là un vice dont peu de Chrétiens sont exempts. » « C'est
pourquoi, selon saint Augustin (lib. II, de serm. Domin. 30), lorsque le devoir nous oblige de reprendre et de corriger les
fautes des autres, nous devons agir avec prudence et charité. Examinons d'abord si nous n'avons jamais été nous-mêmes
sujets au vice que nous voulons reprendre et corriger en notre frère. Si nous avons pu nous en garantir, pensons que
nous sommes hommes et que nous aurions pu y tomber ; si, au contraire, nous avons autrefois commis de pareilles
fautes et que nous ayons pu nous en corriger, rappelons-nous la grande faiblesse de notre nature commune, afin que nos
avis ou nos reproches soient dictés non par la haine, mais bien plutôt par la miséricorde. Enfin si nous reconnaissons en
nous-mêmes les défauts que nous avons à corriger dans notre frère, ne le reprenons pas avec aigreur, mais avec
compassion et invitons-le à se joindre à nous et à faire avec nous les efforts nécessaires pour sortir ensemble de ces
mauvaises habitudes. A moins d'une grande nécessité, conclut saint Augustin, il ne faut pas user de rigueur dans la
correction fraternelle, et encore, dans ce dernier cas, nous devons agir en vue de Dieu et non pour nous-mêmes. » — «
En tout cela, dit saint Basile (in Regul. brevior.), nous devons considérer combien il est difficile de juger les autres,
parce que, pour remplir ce devoir, il faut commencer par se juger soi-même, et c'est là le point le plus épineux. En effet,
comme l'œil du corps qui voit les objets extérieurs ne peut se regarder lui-même, de même aussi l'esprit de l'homme qui
est occupé à réformer les défauts du prochain ne peut que très-difficilement apercevoir les siens. » Remarquons que les
péchés de celui qui reprend les autres peuvent être publics ou cachés ; s'ils sont publics, il pèche doublement, et par
présomption et par le scandale qu'il donne ; s'ils sont occultes, il ne pèche que par présomption, et même il ne pèche pas
du tout, si avant de reprendre son frère il conçoit du repentir et fait la correction en toute humilité.
Comme il arrive quelquefois que des prédicateurs trop empressés pour accomplir leur ministère annoncent aux
peuples des vérités au dessus de leur intelligence, et que par là ils nuisent plus qu'ils ne servent à leurs auditeurs, Jésus-
Christ ajoute (Matth. VII, 6) : Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, c'est-à-dire gardez-vous de publier et de
révéler les mystères de la sainte Écriture et les secrets de la foi chrétienne, ou les sacrements de l'Église catholique, en
prêchant ces mystères ou en conférant ces sacrements aux détracteurs et aux ennemis de la vérité. Gardez-vous
également de jeter vos perles aux pourceaux, dans la crainte qu'ils ne les foulent aux pieds. En d'autres termes :
N'exposez point les purs enseignements du salut devant ceux dont l'intelligence est obscurcie et le cœur corrompu ; ils
les dédaigneraient et les mépriseraient : se tournant même contre vous, ils vous accableraient de leurs insultes et de
leurs blasphèmes, et finiraient par attaquer la vérité et vilipender la simplicité de l'Évangile. Selon saint Augustin (lib.
II, de serm. Dom. 31 et 32), « deux choses s'opposent à ce que les hommes goûtent les matières spirituelles, le mépris
figuré par les pourceaux et la haine représentée par les chiens. Gardons-nous donc de les exposer devant ceux qui ne les
comprennent pas, de peur qu'ils ne les poursuivent de leur aversion ou qu'ils ne les avilissent par leur dédain. »
De peur que quelque ministre de la religion, convaincu de sa propre ignorance, ne vienne dire : Mais quelles
sont les choses saintes que vous me défendez de donner aux chiens ? quelles sont les perles que vous me défendez de
jeter devant les pourceaux ? je ne sais pas encore si je les possède ; Jésus-Christ ajoute (Matth. VII, 7) : Demandez par
la foi et par une prière fervente et vous recevrez ce qui vous manque ; cherchez par l'espérance et par une conduite pure
et vous trouverez ; frappez par la charité et par la persévérance, et l'on vous ouvrira. Saint Chrysostôme dit à ce sujet
(Hom. XXVIII Op. imp.) : « Demandez et vous recevrez ; alors ce que vous ne pouvez faire par le moyen de la nature,
vous le ferez aisément par la grâce du Tout-Puissant. Dieu en créant les animaux, a donné aux uns des pieds agiles, aux
autres des ailes légères, des griffes, des dents, un bec et des cornes, afin qu'ils puissent se défendre contre leurs ennemis
ou leur échapper par la fuite, comme aussi chercher leur nourriture ; mais il a refusé tous ces avantages à l'homme dont
il voulait être la principale ressource ; car il voulait que ce dernier, persuadé de sa faiblesse, dans ses pressants besoins
eut recours à son seul Créateur, « Si, selon la parole même de Jésus-Christ, dit saint Jérôme (in cap. VII Matth.), celui
qui demande reçoit, si celui qui cherche trouve, si on ouvre à celui qui frappe, il s'ensuit clairement que celui qui ne
reçoit pas, qui ne trouve pas, et à qui on n'ouvre pas, n'a pas demandé, cherché ou frappé avec les conditions nécessaires
pour réussir. » Saint Chrysostôme ajoute : « Dès qu'on ne peut élever aucun doute sur la bonté infaillible de Celui qui
donne, on doit attribuer l'insuccès de la demande à la négligence de celui qui sollicite. » « Notre- Seigneur Jésus-Christ,
dit saint Augustin (Serm. XXIX de verbis Domini), se joint à nous ici-bas pour demander et dans le ciel il s'unit à son
Père pour donner. S'il ne voulait pas nous accorder ce que nous demandons, est-ce qu'il nous engagerait ainsi à
demander ? Rougissons enfin de notre apathie et de notre paresse. Il souhaite plus vivement nous donner que nous ne
désirons recevoir, il a plus de miséricorde que nous n'avons de misères à soulager. S'il nous engage à prier, c'est
uniquement pour que nous puissions en profiter. A sa voix sortons de notre engourdissement, croyons à sa promesse et
conjurons-le de nous accorder ce qui doit nous réjouir éternellement. » Ainsi parle saint Augustin.
Pour que notre prière soit digne d'être exaucée, elle doit réunir trois conditions indispensables. D'abord, elle
doit être pieuse et juste, c'est-à-dire n'avoir pour objet que notre salut et ce qui doit nous y conduire ; car, relativement
aux biens temporels, il est souvent plus avantageux pour nous de ne pas être exaucés. En second lieu, la prière doit être
persévérante, c'est-à-dire ne pas être interrompue par des obstacles qui lui sont contraires, comme le péché mortel ; or
celui-là ne cesse de prier qui ne cesse de faire le bien. En troisième lieu, il faut que la prière soit faite pour nous-
mêmes ; car lorsque nous demandons pour autrui, notre prière, quoiqu'accompagnée des deux premières conditions,
peut cependant ne pas produire de résultat, à cause des péchés de celui pour lequel nous prions. Mais quand la prière

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réunit les trois conditions susdites, elle obtient toujours son effet. C'est ce que Jésus-Christ veut nous insinuer par ces
trois expressions (petite), demandez, mais avec piété ; (quaerite), cherchez-, mais avec persévérance ; (pulsate et
aperietur vobis), frappez et on vous ouvrira, ici il n'est point dit qu'on ouvrira à un autre pour lequel vous frappez, mais
seulement à vous qui frappez. Notre prière faite avec ces trois conditions sera infailliblement exaucée, et c'est pour
inspirer cette confiance à tous les hommes que le Sauveur dit absolument sans aucune exception (Matth. VII, 8) :
Quiconque demande comme il doit avec une foi ferme, recevra ; quiconque cherche comme il faut avec une vive
espérance, trouvera ; quiconque frappe, par ses bonnes œuvres, il lui sera ouvert. Ainsi la persévérance est absolument
nécessaire pour recevoir ce que nous demandons, pour trouver ce que nous cherchons, et pour qu'il nous soit ouvert
quand nous frappons. En réitérant les mêmes paroles et en multipliant les expressions semblables, Jésus-Christ nous
montre clairement combien il désire que nous le sollicitions, que nous l'importunions, que nous lui fassions même
violence par nos instances et nos prières continuelles. Un poète païen a dit (Virgil. in Georg.) : Un travail obstiné
triomphe de tout ; et nous pouvons dire également : Une prière persévérante triomphe de Dieu même.
Il arrive quelquefois que ce que nous demandons, même pour notre salut, ne nous est pas immédiatement
accordé ; mais alors Dieu diffère, pour nous le donner dans un temps plus convenable, et aussi afin que, par ce délai,
l'objet nous devienne plus cher ; ce que nous avons désiré longtemps, nous le recevons avec plus de plaisir, tandis que
ce que nous obtenons promptement s'avilit à nos yeux. Si nous voulons être exaucés, nous devons aussi dans nos
prières, éviter toute parole oiseuse ; car, selon saint Grégoire, « Dieu nous écoute d'autant moins que nous mêlons à nos
prières des paroles vaines et inutiles. » En outre, que celui qui prie, cherche à s'entendre lui-même, s'il veut que Dieu
l'exauce ; car, d'après saint Ambroise (In cap. XI Luc), « Dieu n'écoute pas la prière de celui qui n'est pas lui-même
attentif à ce qu'il dit. » Dieu veut que nous ayons soin de lui demander ce qu'il a résolu de nous donner. Saint Bernard
dit également (Hom. IV, super missus est) : Dieu exige que nous lui demandions ce qu'il nous a promis ; et il nous a
promis beaucoup de choses qu'il a résolu de nous accorder, afin que cette promesse excite notre ferveur, et que par nos
prières ardentes, nous méritions les grâces qu'il a l'intention arrêtée de nous octroyer. Jésus-Christ ne précise pas ce que
recevra celui qui demande, ou ce que trouvera celui qui cherche, parce que tantôt Dieu nous exauce selon nos désirs, en
nous accordant ce que nous lui demandons, tantôt il nous exauce selon nos mérites, en nous donnant toute autre chose
que ce que nous avons demandé, mais toujours l'équivalent et souvent beaucoup mieux ; c'est ainsi que les bons et les
justes sont quelquefois mieux exaucés, en ne recelant pas ce qu'ils demandent, que s'ils le recevaient. « Ne vous
inquiétez pas, dit saint Augustin (Serm. LIII de verbis Dom.), si Dieu ne vous exauce pas selon votre volonté ; car
quelquefois dans sa colère, il vous accorde ce que vous demandez, tandis qu'il vous le refuse dans sa miséricorde. Étant
notre médecin, il sait ce qui nous est avantageux et ce qui nous est nuisible, de façon que ce qu'il refuse à notre désir, il
l'accorde à notre salut. Apprenez par là, mes frères, quand vous priez, à vous abandonner entièrement au Seigneur
comme à votre médecin. Laissez-le faire ce qu'il juge expédient et qu'il vous suffise de lui découvrir votre maladie, il ne
convient qu'à lui d'y appliquer le remède ; s'il ne fait pas ce que vous voulez, il fait ce qui vous est le plus utile et s'il
n'exauce pas votre désir, c'est pour votre bien. » « Que nul de vous, dit saint Bernard (Serm. V, in Quadrages.), ne
s'avise de mépriser son oraison ou de n'en tenir aucun compte, car celui à qui elle s'adresse en tient compte lui même, et
il saura bien nous donner ce que nous demandons, ou ce qui nous sera le plus avantageux. »
Notre divin Maître exhortait souvent ses disciples à la prière, il la recommandait lui-même par son exemple, et
leur alléguait de nombreuses preuves pour leur en démontrer souvent la vertu et l'efficacité. Sa puissance est en effet
inappréciable ; elle attire sur nous toutes sortes de biens, écarte de nous toutes sortes de maux. Ainsi, voulez-vous
supporter patiemment les adversités ? Que la prière soit votre refuge. Voulez-vous surmonter les tentations et toutes les
mauvaises inclinations ? Que la prière soit votre arme. Voulez-vous découvrir les ruses du démon, et éviter tous les
pièges qu'il peut vous tendre ? Priez. Voulez-vous vivre avec joie dans le service de Dieu, sans vous laisser abattre par
les difficultés et les afflictions ? Livrez-vous à l'oraison. Voulez-vous avancer dans les exercices de la vie spirituelle et
renoncer aux désirs de la chair ? Adonnez-vous à la prière. Voulez-vous entretenir dans votre âme les bonnes affections,
les saintes pensées et progresser dans la ferveur de la dévotion ? Ayez recours à la prière. Voulez-vous chasser ces
vaines imaginations qui, comme des mouches importunes, dissipent votre esprit ? Appliquez-vous à l'oraison. Voulez-
vous affermir votre cœur dans la sainte résolution d'accomplir toujours le bon plaisir de Dieu ? Adonnez-vous à la
prière. Voulez-vous être délivrés des vices et ornés des vertus ? Vaquez à l'oraison. Voulez-vous gravir la sainte
montagne de la contemplation et jouir des doux embrassements de votre divin Époux ? L'oraison vous servira de guide.
Voulez-vous goûter les célestes douceurs et posséder les dons merveilleux dont Dieu favorise les âmes privilégiés ?
Faites vos délices de l'oraison. En un mot, la prière est utile dans toutes les nécessités, soit pour éloigner de nous les
esprits malins, soit pour attirer à nous les esprits bienheureux. « Quand un homme attaqué pousse un cri, dit le
Vénérable Bède, les voleurs s'enfuient, les voisins se réveillent et volent au secours ; de même au cri de la prière les
démons prennent la fuite, tandis que les Anges et les Saints accourent à notre aide. » Entre Babylone et Jérusalem, dit
saint Bernard (in Sententiis), il existe un messager très-fidèle, connu du Roi et de la cour, c'est la prière ; à travers le
silence et l'obscurité de la nuit, par des sentiers inconnus, elle pénètre jusqu'au trône du Monarque, et par ses
sollicitations, ses importunités, le force, pour ainsi dire, de venir au secours de celui qui l'implore.
D'après tout ce qui précède, vous pouvez reconnaître quelle est la puissance et l'efficacité de la prière ; afin de
le prouver il n'est pas nécessaire de citer les exemples tirés de la sainte Écriture, notre expérience seule suffit. Ne
voyons-nous pas et n'apprenons-nous pas chaque jour que des personnes simples et illettrées obtiennent de Dieu par le
moyen de la prière, des faveurs semblables à celles dont nous venons de parler, et même de plus grandes encore ? La
preuve que la grâce de Dieu habite dans notre cœur, c'est notre zèle pour vaquer souvent à l'oraison. C'est pourquoi saint
Augustin dit : « Tant que vous n'avez pas abandonné l'habitude de la prière, ne perdez pas courage, la miséricorde de

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Dieu ne vous a pas abandonné ; et pour vous montrer en un mot toute son utilité, je vous dirai qu'elle est nécessaire au
salut. » Le même saint Docteur ajoute : Nous croyons que nul ne peut être sauvé à moins qu'il ne soit appelé de Dieu ;
que nul n'est appelé de Dieu, si, avec le secours de sa grâce, il ne pratique les œuvres de salut, et que ce secours de la
grâce ne peut être mérité que par le moyen de la prière. Appliquez-vous donc à l'oraison ; que ce soit là votre occupation
favorite, après avoir accompli les devoirs de votre état ; quoi de plus doux et de plus consolant que de s'entretenir avec
Dieu, comme on le fait par la prière ! » « Considérez, dit saint Chrysostôme (lib. II, de orando Deo), quelle gloire, quel
bonheur ont été accordés à l'homme en ce monde, de pouvoir par l'oraison parler à Dieu, converser avec Jésus-Christ,
exprimer ce que l'on veut, et demander ce qu'on désire. »
Le Sauveur, pour augmenter la confiance que nous devons avoir dans le succès de la prière, s'élevant du moins
au plus, confirme par des exemples les promesses qu'il avait faites. Il apporte d'abord la comparaison d'un ami qui,
fatigué de l'insistance importune de son ami, se lève au milieu de la nuit pour lui donner les pains qu'il demande. Or,
conclut Jésus-Christ, si un homme, pour se délivrer de l'importunité d'un ami, s'empresse de lui accorder ce qu'il
sollicite, à combien plus forte raison Dieu se laissera-t-il fléchir par une prière persévérante, en faveur de ses créatures
qu'il affectionne ! « Dans cette comparaison, dit le Vénérable Bède (in cap. XI Luc), Jésus-Christ veut prouver le plus
par le moins ; en effet, si un homme se lève pendant la nuit pour satisfaire à la sollicitation d'un ami, non à cause de
l'affection qu'il a pour lui, mais pour se délivrer de son importunité, combien plus Dieu qui ne se lasse point de donner
abondamment avec joie, accordera-t-il ce qu'on lui demande ! Mais il veut être sollicité de cette manière, afin que ceux
qui demandent deviennent plus dignes de recevoir ses dons. L'ami dont parle l'Évangile, dit également saint Augustin
(Serm. V, de verbis Domini), obtient de son ami ce qu'il demandait, parce que, sans se rebuter d'un premier refus, il
continue de frapper à la porte, et ce que l'amitié n'avait pu obtenu, l'importunité finit par l'emporter. Combien plus Dieu
qui est un bon père nous donnera-t-il, lui qui, non-seulement nous engage à le prier, mais qui s'offense de ce que nous
ne le prions pas ! » « Cet ami allant trouver son ami pendant la nuit, dit aussi saint Ambroise (in cap. XI Luc), nous
montre que nous devons à chaque instant du jour comme de la nuit recourir à Dieu par la prière, afin d'obtenir de lui le
pardon de nos iniquités. En effet, si le saint roi David, malgré les grandes occupations que lui imposait le gouvernement
de son royaume, trouvait le temps de chanter sept fois le jour les louanges du Seigneur et de lui offrir soir et matin le
tribut de son amour et de sa reconnaissance, que ne devons-nous pas faire, nous qui sommes si loin d'atteindre à sa
sainteté ; nous qui succombons si souvent aux faiblesses de l'esprit et aux tentations de la chair ; nous qui, cheminant
péniblement dans les sentiers tortueux de cette vie, avons si grand besoin de ce pain des forts pour ranimer notre
courage et soutenir notre ardeur ? Prions donc et prions continuellement. Dieu désire et veut que nous nous adressions à
lui, non-seulement au milieu de la nuit, mais à chaque moment de notre vie. Assaillis de tous côtés par nos ennemis,
tenons-nous toujours sur nos gardes ; le sommeil nous serait trop funeste, notre âme engourdie perdrait toute sa vigueur.
Veillons donc sans cesse, et frappons sans relâche à la porte de notre divin Maître. « Ainsi parle saint Ambroise.
Le Sauveur nous propose ensuite la comparaison d'un père de famille qui ne sait pas refuser à ses enfants les
choses utiles et nécessaires qu'ils lui demandent (Matth. VII, 9 et 10) ; et, sous trois emblèmes différents, Jésus-Christ
nous figure tout ce que nous devons demander à Dieu. Le premier emblème est tiré du pain qui nous figure la charité ;
car de même que sans pain la table la mieux servie est incomplète, et que tous les mets sont insipides ; de même sans la
charité toutes nos vertus sont vaines et inutiles, et toutes nos bonnes œuvres sont perdues pour nous. A la charité est
opposée la dureté du cœur, signifiée par la pierre. Aussi les deux choses que nous devons demander à Dieu, c'est qu'il
daigne enlever toute dureté de notre cœur, et le remplir de la charité. — Le second emblème est tiré du poisson qui nous
représente la foi. En effet, de même que le poisson né dans les eaux, loin de périr au milieu de l'agitation de ses flots, s'y
développe et s'y améliore ; ainsi la foi née dans le baptême, loin de s'éteindre au milieu des tempêtes et des angoisses de
ce monde, s'y purifie et s'y fortifie au contraire. Au poisson, Jésus-Christ oppose le serpent qui par son venin est l'image
de l'incrédulité ou de l'hérésie. Demandons à Dieu cette foi, et soyons sans inquiétude ; il ne nous donnera pas un
serpent pour un poisson. — Le troisième emblème est celui de l’œuf qui est le signe de l'espérance, et de même que
l’œuf ne contient encore le poussin qu'en germe, ainsi notre espérance doit s'exercer non sur les biens que nous
possédons, mais sur ceux qui nous sont promis. Comme, lorsque l’œuf a été échauffé et couvé sous les ailes de la mère,
le petit éclôt et paraît au jour ; ainsi l'espérance échauffée dans nos cœurs par les ardeurs de la charité, nous conduit
enfin à la béatitude éternelle. A cet œuf est opposé le scorpion, qui porte son venin dans la queue. De mandons à Dieu la
vertu d'espérance et soyons sans inquiétude, il ne nous donnera pas à sa place un scorpion qui nous précipiterait à une
mort éternelle. Ce sont ces trois vertus de foi, d'espérance et de charité que nous devons implorer de la bonté divine, car
sans elles nous ne pouvons opérer notre salut éternel.
Notre divin Maître conclut, en disant (Matth. VII, 11) : Si l'homme qui est méchant, c'est-à-dire naturellement
enclin au mal, et dont la bonté est comme nulle, si on la compare à l'immense bonté de Dieu, sait néanmoins donner à
ses enfants qui l'en supplient les biens temporels qu'il a reçus de Dieu ; combien plus notre Père céleste, qui par sa
nature est souverainement bon et compatissant, nous donnera-t-il le bon esprit, c'est-à-dire tout bien spirituel, lorsque
nous le lui demanderons, pourvu toutefois que nous n'apportions pas d'obstacles à ses dons ? Jésus-Christ désigne ici
par le bon esprit tous les biens spirituels de la grâce et de la gloire, parce que, comme le dit saint Augustin, « l'Esprit-
Saint est le don principal dans lequel tous les autres sont renfermés. Comment Dieu, dit le même saint Docteur (Serm.
LXI, in Joan.), pourrait-il refuser ses faveurs à celui qui l'implore, puisque lui-même les offre à ceux qui ne les
demandent pas ? Bien plus, comment lui qui n'a pas épargné son propre Fils en le livrant à la mort pour nous (Rom.
VIII, 32) ne nous donnerait-il pas tout ce que nous lui demandons ? Oui certainement, il exaucera nos demandes, si
pourtant nous observons ses commandements. Plus loin le même saint Docteur ajoute : Si vous voulez que Dieu vous
écoute, il faut que préalablement vous écoutiez Dieu lui-même ; car, comment oseriez-vous demander à Dieu ce qu'il

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vous a promis, si vous ne faisiez pas ce qu'il vous a prescrit ? Commencez par accomplir ses préceptes et ensuite
sommez-le de remplir ses promesses. Mais celui qui viole la loi divine ne mérite pas que sa prière soit exaucée. »
Voulant nous instruire de ce que nous devons faire pour assurer le succès de nos prières, Jésus-Christ ajoute
(Matth. VII, 12) : Tout ce que vous désirez, conformément aux principes de la raison et de la charité, que les autres
fassent envers vous pour votre avantage et votre bien, faites-le vous-mêmes en leur faveur, dans le même temps et le
même lieu. Car, comment oseriez-vous solliciter votre Seigneur, si vous méconnaissiez votre propre frère ? C'est
comme s'il disait : Si vous voulez recevoir ce que vous demandez, trouver ce que vous cherchez, entrer où vous frappez,
agissez envers les autres de la même manière que vous voudriez qu'ils agissent envers vous ; mais n espérez pas que les
autres fassent pour vous ce que vous ne faites pas pour eux. « En d'autres termes, dit saint Chrysostôme (Hom. XXIV, in
Matth.), si vous voulez que Dieu vous exauce et vous assiste, exaucez et assistez vous-mêmes le prochain. Vous voyez
par là que la prière doit être accompagnée de la pratique des vertus. Ce que vous voulez que votre frère fasse pour vous,
soyez disposés vous-mêmes à le faire pour autrui. Quoi de plus facile et en même temps de plus équitable que ce
précepte ? » Et parce que tous les justes en agissent ainsi, l'apôtre saint Jacques (V, 16) a dit que la prière continuelle du
juste est toute puissante. Elle est en effet une forteresse inexpugnable, une muraille d'airain au moyen de laquelle il se
défend et défend les autres contre leurs ennemis communs. Nous en voyons un exemple frappant au livre des Nombres
(XVI) : Aaron, se tenant au milieu des morts et des mourants, adressa ses ferventes prières au ciel, la plaie dont Dieu
avait frappé les murmurateurs cessa, et le feu qui dévorait les rebelles s'éteignit. Commentant ce passage de la Genèse
(XVIII) où Dieu dit à Abraham, qu'à sa prière il épargnerait les habitants de Sodome, s'il se trouvait seulement dix justes
parmi eux, saint Ambroise (lib. II, de Abrah. VI) s'exprime eu ces termes : « Apprenons par là de quelle utilité, de quel
secours sont pour la patrie les hommes vraiment justes. C'est leur foi qui nous défend, c'est leur vertu qui nous protège
contre la colère divine. » Et saint Grégoire ajoute (in libro I Reg.) : « L'homme juste combat plus efficacement par sa
prière, que d'innombrables guerriers avec leurs armes ; car si la prière du juste pénètre les cieux, comment ne
triompherait-elle pas des ennemis terrestres ? »
Remarquons ici que dans ce précepte : Faites aux autres toutes les choses que vous désirez qu'on fasse à vous-
mêmes, Jésus-Christ s'exprime clairement en disant toutes les choses (omnia), de sorte qu'on n'accomplit pas le
commandement, si on en omet quelqu'une, surtout quand on peut la faire, à moins qu'on en soit dispensé par
l'accomplissement d'un devoir plus important. Que devons-nous donc penser de ceux qui violent le précepte, non-
seulement en ne faisant pas aux autres le bien qu'ils doivent leur faire, mais souvent même en leur faisant le mal qu'ils
ne voudraient pas qu'on fît à eux-mêmes ? Celui qui veut être parfait est obligé d'accomplir les deux parties de ce
précepte, c'est-à-dire de faire au prochain tout le bien qu'il peut lui faire, et de ne jamais lui faire de mal. Les imparfaits
ne sont tenus qu'à la seconde partie, mais non à la première, sauf dans le cas de nécessité ; car alors la première devient
d'obligation, tandis que dans les autres circonstances elle est simplement de conseil et de subrogation. La loi naturelle à
ce sujet renferme un double précepte ; le premier, qui est négatif, est ainsi exprimé dans le livre de Tobie (IV, 16) : Ne
faites pas aux autres ce que vous seriez fâché qu'on vous fit à vous-même ; le second, qui est affirmatif, est celui dont il
s'agit ici, et il renferme en lui-même le précepte négatif. « Nous avons deux moyens de parvenir à la vertu, dit saint
Chrysostôme (Homil. in Psalm. V), le premier qui consiste à ne pas faire de mal et le second à faire du bien, mais le
second contient le premier. » — Le précepte affirmatif oblige à une plus grande perfection que le précepte négatif ; c'est
pourquoi il est contenu dans la nouvelle loi qui est plus parfaite que l'ancienne. La loi ancienne défend de faire du mal,
la nouvelle ordonne de faire du bien à tous, même aux méchants et à nos ennemis. Comme la charité est patiente et
bienfaisante (I Corin. XIII, 4), non-seulement elle supporte les injures de la part du prochain, mais encore elle le
prévient par sa bonté, de manière à le forcer à l'amour par ses bienfaits. Admirons l'excellence et la perfection de ce
commandement ; en l'accomplissant nous obligeons, pour ainsi dire à force de bienfaits, nos ennemis à nous aimer.
Aussi, le divin Maître ne nous dit pas : Faites aux autres comme ils font à vous-mêmes, mais faites aux autres comme
vous voudriez qu'ils fissent à votre égard. Quiconque observerait cette règle de conduite n'offenserait jamais personne,
pas plus qu'il ne voudrait être blessé lui-même, et ferait à l'égard des autres tout le bien qu'il désirerait pour lui-même.
Celui en effet, qui désire faire à son prochain tout le bien qu'il souhaite être fait à lui-même est toujours disposé à se
montrer bienfaisant, même envers les méchants, et plus généreux encore envers les bons.
Pour rehausser l'excellence de ce précepte, Jésus-Christ ajoute : En cela consistent la Loi et les Prophètes.
Comme s'il disait : l'observation de ce précepte, c'est l'accomplissement de la loi naturelle d'abord, de cette loi écrite
dans le cœur et gravée dans la conscience de tous les hommes pour leur faire distinguer le vice et la vertu ; c'est aussi
l'accomplissement de la Loi mosaïque, et de l'enseignement des Prophètes. En effet, tout ce que la Loi a prescrit, tout ce
que les Prophètes ont annoncé, tout ce que les saintes Écritures renferment, est résumé en ces quelques mots : Aimez
votre prochain comme vous-même, pourvu toutefois que cette affection procède de l'amour que nous avons pour Dieu.
Tous les autres préceptes qui règlent les devoirs de l'homme à l'égard du prochain ne sont que les conséquences de ce
premier principe. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul dit (Rom. XIII, 8) : Celui qui aime son prochain, accomplit la Loi.
Saint Chrysostôme dit aussi (Hom. VII Oper. imp.) ; « Le Sauveur a voulu comprendre tout ce qui nous est nécessaire
pour arriver au salut, dans ce seul précepte qui consiste à faire aux autres ce que nous désirons qu'ils nous fassent. En
effet, selon la parole du divin Maître, ce seul commandement renferme tous les autres exprimés par la Loi et publiés par
les Prophètes. En effet tous les préceptes de la Loi et des Prophètes que contiennent les différents livres de l'Écriture se
trouvent réunis ici en abrégé, comme les innombrables rameaux des arbres en une seule racine. Puisque nous désirons
ne recevoir des autres que des choses bonnes et utiles, agissons de la sorte à leur égard, et de cette manière
accomplissant les préceptes de la Loi et des Prophètes, nous mériterons d'obtenir du Seigneur les récompenses promises
à notre obéissance et à notre fidélité. » Ainsi s'exprime saint Chrysostôme.

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Il est donc bien doux le joug de notre divin Maître, et son fardeau est bien léger, puisque sa loi et ses préceptes
relativement au prochain se réduisent à une seule règle si simple et si courte. Dans une autre occasion, Jésus-Christ
parlant du double précepte de l'amour de Dieu et du prochain, ne dit pas seulement, comme il le fait ici : En cela
consistent la Loi et les Prophètes, mais c'est là toute la Loi et tous les Prophètes, comme pour montrer qu'à l'amour du
prochain il fallait joindre l'amour de Dieu. Néanmoins des interprètes pensent que l'amour de Dieu est compris dans le
premier passage qui nous occupe ; parce que, disent-ils, nous ne pouvons aimer notre prochain sans aimer Dieu, et nous
ne pouvons aimer Dieu sans aimer notre prochain. Si nous réfléchissons sérieusement sur ces préceptes du Seigneur,
nous verrons avec douleur combien peu de personnes les observent dans toute leur étendue. Quant au précepte
affirmatif exprimé dans l'Évangile par ces paroles : Faites aux autres tout ce que vous désirez qu'ils vous fassent, je ne
sais pas vraiment si on pourrait trouver un Chrétien qui l'observe parfaitement de nos jours. Quant au précepte négatif,
tel que nous le lisons au livre de Tobie (IV, 16) : Ne faites pas aux autres ce que vous seriez fâché qu'on vous fît, si
quelques-uns le mettent en pratique, hélas ! ils sont bien rares ; car le plus souvent, selon saint Chrysostôme, nous
faisons éprouver aux autres ce que nous ne voudrions pas éprouver nous-mêmes. C'est ce que nous voyons non-
seulement chez les séculiers, mais encore parmi les religieux ; car, souvent au détriment de leurs frères, ils leur retirent
des personnes ou des choses qui leur sont utiles, et se débarrassent eux-mêmes de celles qui leur sont inutiles. Mais en
agissant ainsi et de différentes autres manières, nous violons le précepte du Seigneur qui défend de faire à autrui ce que
nous ne voudrions pas qu'on nous fît ; aussi, il n'est pas étonnant qu'on nous fasse ensuite ce que nous ne voudrions pas.

Prière

Seigneur Jésus-Christ, qui nous enseignez à exercer la miséricorde envers tous et à ne porter de jugement contre
personne, accordez-moi d'accomplir ce que vous enseignez, afin que par votre grâce je puisse vous être agréable. Vous
nous exhortez à prier, et vous voulez sans doute nous exaucer, vous qui nous avertissez sans cesse de vous invoquer. Je
demande donc puisque vous le commandez, je cherche puisque vous l'ordonnez, je frappe puisque vous l'enjoignez.
Vous qui me faites la grâce de demander, faites-moi celle de recevoir ; vous qui me donnez le moyen de chercher,
donnez-moi celui de trouver ; vous qui m'apprenez à frapper, ne refusez pas de m'ouvrir afin que je puisse entrer. Ce que
vous m'aidez à délirer, aidez-moi à l'obtenir ; veuillez me procurer ce que je dois vous offrir ; gardez en moi ce que vous
exigez de moi, afin que vous daigniez couronner ce que vous daignez octroyer. Ainsi soit-il.

120
CHAPITRE XL

Fin du Sermon sur la Montagne


De la voie étroite — Conclusion

Matth. VII, 13-28

Jésus-Christ venait de prescrire des choses nouvelles et difficiles à pratiquer, en exigeant que ses disciples
fussent affranchis de toutes passions. Aussi, afin d'encourager ceux qui pourraient lui dire : Vos préceptes sont trop
rigoureux, le chemin que vous tracez est impraticable, il ajoute (Luc. XIII, 24) : Efforcez-vous d'entrer par la porte
étroite ; comme s'il disait : Mes commandements sont pénibles, il est vrai, et difficiles à observer, mais leur
accomplissement vous méritera les récompenses éternelles et l'entrée des cieux. Combattez vaillamment, déclare-t-il
sans équivoque (Matth. XI, 12) ; car le royaume des cieux souffre violence, et ceux-là seuls l'emportent, qui le ravissent
de force. Ne faut-il pas, en effet, de grands efforts pour que l'homme terrestre devienne citoyen du ciel ? C'est là un bon
et saint combat d'émulation dont nous donnent un admirable exemple les généreux soldats de la légion Thébaine, qui
rivalisaient entre eux à qui le premier remporterait la palme du martyre. Mais hélas ! aujourd'hui les hommes se
disputent sur le point d'honneur, sur les préséances et les dignités, à qui obtiendra plus do distinctions et de richesses, à
qui se vengera de ses ennemis d'une manière plus éclatante, ou sur toute autre chose semblable. — Pour donner plus de
poids à ses paroles, le Sauveur conclut en ces termes(Matth. VII, 13 et 14) : Entrez donc par la porte étroite ; car la
porte large et la voie spacieuse conduisent à la perdition et pourtant ils sont nombreux ceux qui y entrent. Oh ! qu'elle
est étroite la porte, qu'elle est ardue la voie qui mène à la vie, et qu'il y en a peu qui la trouvent ! Ne paraît-il pas en
effet dur et pénible de jeûner, de veiller, de réprimer ses passions, de se priver des satisfactions terrestres, et de renoncer
à sa propre volonté ? Ne semble-t-il pas tout au contraire doux et agréable de vivre au gré de ses caprices, de se livrer
aux délices de la table, aux plaisirs des sens, et à toutes les jouissances du monde ? Aussi presque tous marchent dans
cette voie large, tandis que bien peu suivent l'étroit sentier.
Saint Chrysostôme dit à ce sujet : « Quoi donc ! Dieu nous ordonne de marcher dans la voie étroite qui conduit
à la vie, et nous nous obstinons à suivre la voie large qui conduit à la mort ! Que les mondains se jettent dans cette voie
large et spacieuse, nous ne devons pas en être surpris ; mais ce qui doit nous étonner, c'est que ceux même qui semblent
avoir embrassé la croix pour suivre Jésus-Christ s'obstinent à courir dans cette voie de perdition. Si, par exemple, un
religieux doit changer de monastère, il s'occupe d'abord et avant tout de savoir si sa nouvelle habitation est située dans
un lieu fertile et agréable, et s'il y trouvera le repos et l'abondance. S'agit-il même de se retirer dans la solitude et le
désert, il s'informe préalablement s'il y trouvera la paix et toutes les choses nécessaires à la vie. Un ecclésiastique est-il
promu à une charge, à une dignité quelconque, il veut savoir si cet emploi est avantageux et lucratif, s'il y trouvera la
tranquillité, les avantages temporels et tout ce qui fait la joie et le bonheur des mondains. Ô homme, que faites-vous et
quel est ce langage ! Quoi ! Dieu vous ordonne de marcher dans la voie ardue, et vous vous préoccupez de l'abondance
et de la tranquillité ! Dieu vous commande de passer par la porte étroite, et vous cherchez vos aises et vos commodités !
quel aveuglement ! quelle folie ! Les officiers des princes ne s'inquiètent que du gain qui doit être le prix de leur
ministère, et lorsqu'ils sont assurés de la récompense de leurs services, rien ne les arrête. Ainsi, le ministre d'un roi
supporte avec joie les peines et les fatigues, il ne reculera pas même devant les fonctions les plus viles et les plus
abjectes, si son maître l'exige ; il entreprendra les voyages les plus lointains et les plus périlleux, il subira les injures et
les mépris, il supportera le chaud, le froid, toutes les intempéries des saisons ; l'espérance du gain lui rend tout-facile ; la
crainte même d'une mort subite et prématurée dans des contrées étrangères ne saurait réprimer son ardeur. Il s'arrachera
sans regret à l'affection d'un père, d'une mère, à la tendresse d'une épouse et d'enfants chéris ; il quittera sa patrie, ses
amis les plus chers ; l'amour de l'or l'aveugle, l'endurcit et le rend insensible aux fatigues et même à la douleur. Et nous,
Chrétiens, nous qui ne devons pas courir après la fortune, mais après la sagesse véritable ; nous qui devons aspirer, non
pas aux biens terrestres et périssables, mais aux biens célestes et éternels, à ces biens supérieurs à tout ce que l'œil a
jamais vu, que l'oreille a jamais entendu, que l'intelligence de l'homme a jamais compris (I Cor. II, 9) ; nous qui, pour
les obtenir, devons faire violence au ciel, nous nous préoccupons des besoins, des plaisirs, des satisfactions du corps !
Combien nous sommes moins courageux et plus délicats que les mondains ! Est-ce ainsi que vous devez parler et que
vous devez agir, hommes de peu de foi ? Quoi donc ! vous voulez parvenir à la conquête du ciel, vous voulez emporter
comme d'assaut le royaume de Dieu, et vous vous inquiétez de savoir si vous ne rencontrerez pas quelque obstacle sur
votre passage, si vous n'aurez pas quelque fatigue, quelques peines, quelques travaux à supporter dans la route ! quelle
mollesse ! quelle lâcheté ! Et vous ne rougissez pas de honte ? Vous n'êtes pas couverts de confusion ? Vous ne vous
cachez pas sous terre ? Quand même vous auriez à supporter tous les travaux possibles, à affronter tous les dangers, à
endurer les ignominies, les haines, les calomnies, les injustices les plus criantes ; quand même vous seriez exposés à la
faim, au fer, au feu, à la dent des bêtes ; quand, en un mot, toutes les misères, toutes les afflictions, tous les supplices
viendraient fondre sur vous, qu'est-ce que tout cela, je vous le demande, sinon des minuties et des bagatelles, en
comparaison des récompenses qui vous sont promises et du royaume éternel qui vous est destiné ? Chassez de votre
cœur ces craintes vaines et puériles. Seriez-vous assez lâches, assez vils, assez misérables, lorsque vous prétendez
parvenir au ciel, pour désirer le repos et les consolations de la terre ? quand même ils nous seraient offerts, nous ne
devrions pas les accepter mais les rejeter loin de nous. Combien peu parmi nous, mes frères, sont embrasés de l'amour

121
vrai et sincère des biens célestes ! autrement toutes les peines, toutes les afflictions et les épreuves de cette vie, ne
seraient pour nous qu'un jeu et qu'un objet de risée. » Tel est le langage de saint Chrysostôme touchant la voie large.
Écoutons maintenant saint Grégoire nous parler de la voie étroite en ces termes (lib. XVII, Moral, 14) : « La
règle de conduite que nous devons suivre pour bien vivre ici-bas n'est pas une voie spacieuse, mais plutôt un sentier
étroit dans lequel chacun doit se renfermer avec soin pour marcher prudemment dans l'observation des
commandements. En effet, vivre dans le monde et ne rien convoiter dans ce monde ; ne point désirer le bien d'autrui et
ne pas même s'attacher à son propre bien ; mépriser les louanges des hommes et aimer les humiliations en vue de Dieu,
fuir la gloire et rechercher le mépris : dédaigner les flatteurs et honorer nos détracteurs ; pardonner enfin à ceux qui
nous font du mal et conserver dans son cœur la volonté sincère de leur faire du bien, n'est-ce pas là marcher dans la voie
étroite ? Toutes ces vertus sont autant de petits sentiers que nous parcourons durant cette vie, et qui s'élargiront pour
nous dans l'avenir ; car notre récompense dans l'éternité sera d'autant plus grande que nous aurons été plus à l'étroit dans
le temps. La science parfaite consiste dans la pratique de toutes ces vertus et aussi dans la persuasion que de nous-
mêmes nous ne pouvons y parvenir. » — Saint Jean, abbé du Mont-Sinaï, s'exprime ainsi sur le même sujet : « Ne nous
abusons point, mais considérons attentivement notre conduite à cet égard ; car souvent nous pensons marcher dans la
vie étroite du salut lorsqu'on réalité nous suivons la voie large de la perdition. Voulez-vous savoir dans quelle voie vous
marchez ? Pratiquer les jeûnes et les mortifications, veiller sans cesse et passer les nuits en prières ; supporter la faim et
la soif ; se mettre au dessus des railleries et des insultes ; renoncer à sa propre volonté pour obéir à celle des autres ;
souffrir patiemment sans murmurer les douleurs, les calomnies et les injures ; se résigner et s'humilier sous les fausses
accusations et les faux jugements, c'est là marcher dans la voie étroite : vous reconnaissez-vous dans ce tableau ?
Heureux ceux qui sont entrés dans cette voie, parce que le royaume des cieux leur appartient. » Ainsi parle saint Jean
Climaque.
Mais, direz-vous peut-être, pourquoi Jésus-Christ nous dit-il ici que la voie qui conduit à la vie est ardue, et
que la porte du ciel est étroite, tandis que ailleurs il nous assure que son joug est doux et son fardeau léger ? N'en
soyons pas surpris ; car de même qu'un fardeau, quoique pesant en lui-même, est appelé léger relativement au prix
considérable accordé à celui qui le porte, ainsi les maux présents sont peu de chose en comparaison de la gloire future
qui doit en être la récompense. Dans un autre sens, cette voie peut être appelée large ; car l'amour des biens célestes
dilate et agrandit notre cœur, puisque les travaux et les souffrances de cette vie ne sont pas en proportion de la gloire
future qui nous est réservée. Cette même voie peut également être appelée étroite, parce que l'amour des biens célestes
resserre et rétrécit en nous l'affection des biens périssables et nous en éloigne. — C'est pourquoi saint Chrysostôme dit
(Hom. XXIV in Matth.) : « Si le chemin du ciel est dur et pénible, il est en même temps doux et aisé, car les peines et
les fatigues de cette vie passent et nous conduisent au bonheur de l'éternité. La vie présente est le temps des épreuves,
l'éternité en sera la récompense. Les souffrances et les douleurs s'évanouiront, mais la gloire qu'elles nous auront
méritée durera toujours ; c'est là ce qui doit nous animer et nous consoler. Efforçons-nous donc de triompher des
difficultés et des obstacles, afin de remporter le prix qui nous est proposé ; car, pour régner avec Jésus-Christ, il faut
souffrir avec Jésus-Christ, et celui-là seul sera couronné qui aura légitimement combattu (II. Tim. II, 5). » Plus loin, le
même saint Docteur ajoute : « Regarder comme trop pénible et trop dur le chemin qui conduit au ciel, n'est-ce pas
avouer sa paresse et sa lâcheté ? Quoi donc ! si, dans l'espoir d'acquérir des biens temporels et périssables, le marin ne
craint pas d'affronter les flots et les tempêtes, le laboureur les intempéries des saisons, le guerrier les blessures et même
la mort, l'athlète les coups et les mauvais traitements, avec quelle ardeur le Chrétien ne devra-t-il pas braver les maux de
la vie présente pour obtenir les récompenses de la vie éternelle. Nous ne devons pas considérer les peines et les fatigues
de la voie étroite, mais la gloire qui en est le but, ni les joies et les plaisirs de la voie large, mais l'abîme où elle conduit.
» Ainsi parle saint Chrysostôme.
Pour nous faire comprendre combien il est doux et facile d'observer les préceptes du Seigneur, le même saint
Chrysostôme continue ainsi : « D'après tout ce que nous venons de dire, ne cherchons pas plus longtemps à nous
soustraire par la désobéissance à l'accomplissement des commandements de Dieu ; car plus nous y serons fidèles, plus
aussi nous y trouverons de bonheur et de joie. Si quelques-uns y rencontraient encore quelque peine, quelque difficulté,
qu'ils pensent à l'engagement volontaire qu'ils ont pris de s'y soumettre pour l'amour de Jésus-Christ, et alors ce qui leur
paraît dur leur deviendra doux et agréable. En effet si nous avions cette pensée continuellement présente à l'esprit, rien
ne nous semblerait insupportable, mais au contraire tout nous serait consolant. Le travail, quand on s'y livre avec un
ardent amour, n'est plus un travail, mais une satisfaction et un plaisir. Si parfois vous éprouvez encore quelque tentation
ou de cupidité, ou de sensualité, adressez-vous à votre âme : tu t'attristes, ô mon âme, parce que je te prive en ce
moment d'un plaisir ou d'une satisfaction sensibles ; réjouis-toi plutôt, car par là je t'assure un royaume éternel. Ce n'est
pas pour l'amour des hommes qu'il faut agir, mais pour l'amour de ton Créateur, envers lequel tu t'es engagée par des
promesses solennelles. Attends quelque temps encore, et tu verras les grands avantages que te procurera cette
obéissance ; apprends à supporter généreusement les épreuves de la vie présente, et un jour à venir tu goûteras les
douceurs dont Dieu récompensera libéralement ta confiance en lui. Si nous avions soin d'entretenir de tels sentiments
dans nos cœurs, nous serions bientôt délivrés de toutes nos mauvaises inclinations. Dieu ne demande de nous qu'une
chose, c'est de combattre vaillamment pour l'honneur de notre Roi contre le démon, cet ennemi acharné de notre salut.
Si nous en prenons l'engagement, Dieu lui-même soutiendra le combat et nous assistera. Alors ce qui nous semble
maintenant si dur et presque impossible, nous paraîtra facile et léger. Tandis que nous croupirons dans nos habitudes
vicieuses, la vertu se montrera à nos yeux avec un visage rude et sévère et comme inabordable ; mais si nous pouvions
quelque temps nous arracher à nos inclinations perverses, elles nous apparaîtraient alors dans toute leur laideur et leur
turpitude, au lieu que la vertu nous semblerait aimable et facile. C'est ce que nous prouve avec évidence l'exemple de

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ceux qui, après avoir vécu longtemps dans le péché, reviennent à la pratique du bien. » Tel est le langage de saint
Chrysostôme. » « Souvent, dit aussi Sénèque, nous n'avons pas le courage d'entreprendre certaines actions, non pas
qu'elles soient trop difficiles, mais elles nous semblent telles parce que nous n'avons pas le courage de les entreprendre.
»
Jésus-Christ, ayant dit que peu d'hommes entrent par la porte étroite et par la voie difficile, les hérétiques et les
novateurs moins nombreux que les catholiques et les vrais chrétiens auraient pu abuser de cette parole, et par une
apparence de vertus simulées, trompant les âmes simples qui marchent dans la voie droite, ils auraient pu se faire passer
pour le petit nombre des hommes privilégiés dont parle le Sauveur ; aussi pour confondre d'avance leur funeste
hypocrisie, il ajoute (Matth. VII, 15) : Gardez-vous avec soin des faux prophètes, c'est-à-dire, d'après l'explication de
saint Hilaire (Canon VI, in Matth.) : « Gardez-vous des hérétiques imposteurs, ces hypocrites déguisés, ces faux frères
qui se couvrent d'un masque de piété et de dévotion pour détourner les autres de la voie droite, en disant qu'ils l'ont
seuls trouvée. On désigne sous le nom de faux prophète celui qui, par de belles paroles et des promesses magnifiques,
trompe et séduit les autres, de façon à ne leur donner à la fin que le contraire de ce qu'il a promis. — Dans le sens
moral, il y a trois sortes de faux prophètes : la chair, le monde et le démon. Le premier qui est la concupiscence
charnelle, nous promet des plaisirs et des satisfactions nombreuses, et ne procure à la fin que des peines et des
afflictions éternelles. Le second qui est la concupiscence mondaine, nous promet l'abondance et finit par la misère et
l'indigence. Le troisième qui est le diable ou l'orgueil du siècle, nous montre l'honneur et la gloire, mais nous conduit à
la honte et à l'abjection, puisque quiconque s'élève sera abaissé (Luc. XIV, 11). Ceci peut encore s'entendre des démons
qui, pour tromper les justes, se transforment en Anges de lumière. C'est pourquoi l'apôtre saint Jean nous dit : Ne croyez
pas à tout esprit, mais éprouvez si les esprits sont de Dieu (I Ep. Joan. IV, 1). Gardez-vous donc des faux prophètes qui,
comme dit Jésus-Christ, viennent à vous sous une peau de brebis, afin de vous induire en erreur. A la pauvreté de leurs
vêtements, à la prolixité de leurs prières, à la rigueur de leurs jeûnes, à la quantité de leurs aumônes, à la douceur de
leurs discours, et à tous les signes extérieurs de la religion qu'ils affichent devant les hommes, vous les prendriez pour
des ministres de la véritable justice ; car ils singent la simplicité, la mansuétude, l'humilité, toutes les apparences de la
piété dont ils ne possèdent nullement la réalité, comme le déclare saint Paul (II Tim. III, 5 ). Mais intérieurement, ajoute
le Sauveur, c'est-à-dire au fond du cœur par l'intention de séduire, ce sont des loups ravisseurs. Au dehors, ils semblent
être vertueux, mais au dedans ils sont corrompus ; gardez-vous donc de leurs pièges, car par toutes leurs flatteries et
leurs feintes, ils ne cherchent qu'à vous dévorer. « Rien, dit saint Chrysostôme (Hom. XV. Op. imp.), rien ne détruit
autant le bien que l'hypocrisie ; comment, en effet, pourrions-nous éviter le mal que nous ne connaissons pas quand il
est caché sous l'apparence du bien. » « Ce que dit ici Jésus-Christ, comme le remarque saint Jérôme (in cap. VII,
Matth.), doit s'appliquer eu général à tous ceux qui, par leurs paroles et leur extérieur, promettent et annoncent toute
autre chose que ce qu'ils font ; mais plus spécialement aux hérétiques qui, sous un masque de vertu et de piété, cachent
la corruption de leur esprit et de leur cœur, afin de séduire les dînes simples des vrais fidèles. »
Mais comme il est difficile de discerner ces faux prophètes par des marques extérieures, Jésus-Christ nous
indique les signes auxquels nous pourrons les reconnaître, en ajoutant (Matth. VII, 16) : Vous les reconnaîtrez à leurs
fruits, c'est-à-dire aux œuvres qu'ils produiront, spécialement à leur impatience. Car, comme leurs paroles ne sont pas
conformes à leurs pensées, et qu'ils ne sont pas établis dans la vraie foi, ils succomberont facilement au temps de la
persécution et de l'adversité. Ils se retirent à l'heure de la tentation (Luc. VII, 13), parce que leur justice feinte ne peut
supporter la moindre épreuve, la plus légère souffrance pour l'amour de Dieu. « L'habit du religieux, dit saint Augustin,
s'il n'est pas accompagné de bonnes œuvres, ne saurait le soustraire au juste jugement de Dieu ». D'après Sénèque lui-
même, « le méchant qui prend le masque de l'homme de bien, est le pire de tous. Ce qui importe donc, ce n'est pas de
paraître bon, mais de l'être véritablement » ajoute le même philosophe. — Jésus-Christ prouve ensuite par des exemples
particuliers ce qu'il vient d'avancer : On ne cueille pas, dit-il, des raisins sur les épines, ni des figues sur les ronces. En
d'autres termes, de même qu'on distingue les ronces et les épines, la vigne et le figuier, par les fruits différents qu'ils
produisent, de même on connaît les hommes par leurs œuvres. « Ces faux prophètes, dit saint Chrysostôme (Hom
XXIV, in Matth.), manquent de patience, de bonté, de mansuétude, ils n'ont des brebis que la peau ; à ces signes non
équivoques, on peut facilement les découvrir. » — On peut voir ici dans les épines le symbole de la concupiscence
charnelle qui entretient le feu continuel des passions, dans les ronces le symbole de la malice spirituelle qui est toujours
hérissée des aiguillons du péché. Les raisins représentent au contraire la ferveur de la vie active, et les figues la douceur
de la vie contemplative. Or la concupiscence charnelle ne saurait produire aucune bonne action, parce qu'un acte ne peut
être bon, si le corps n'est pas soumis à l'esprit. La malice spirituelle est également incompatible avec la contemplation
qui demande un cœur pieux et pacifique. Il est écrit en effet (Sapient. I, 4) que la sagesse n'entrera pas dans une âme
perverse, et ceci regarde la vie contemplative, qu'elle n'habitera pas non plus dans un corps livré au péché, et ceci
concerne la vie active qui ne s'exerce pas sans la participation du corps.
Jésus-Christ confirme tout ce qu'il vient de dire par une comparaison générale, (Matth. VII, 17 et 1 8 ) : De
même que chaque arbre se connaît par ses fruits, ainsi tout homme se connaît par ses œuvres. Il ne dit pas par les
feuilles, c'est-à-dire par les paroles, mais bien par les fruits, c'est-à-dire par les actions. Souvent, en effet, les bons ne se
distinguent pas facilement des méchants par leurs discours ; mais ils s'en distinguent toujours par leurs œuvres qui sont
l'obéissance, la douceur, la patience, l'humilité, la chasteté, le désintéressement et toutes autres vertus semblables qu'il
serait trop long d'énumérer. Ces faux prophètes se feront donc connaître par leurs œuvres ; car si quelquefois ils
semblent en faire de bonnes, telles que la prière, le jeûne ou l'aumône, comme ils n'agissent que par intérêt ou par vaine
gloire, il arrivera un moment où leur hypocrisie sera dévoilée. Quoique le cœur de l'homme soit impénétrable, il se
révèle à la longue par ses actes ; car enfin ; un jour ou l'autre, il agit et parle selon ses dispositions intérieures. L'homme

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vicieux peut, pendant un temps, dissimuler sa malice et paraître homme de bien ; mais il n'est guère possible qu'il
n'opère parfois conformément à ses mauvaises inclinations, et qu'il ne se montre tel qu'il est. « Nul, dit Sénèque, ne peut
soutenir longtemps le personnage simulé de l'homme vertueux ; il retombera bientôt dans sa propre nature, parce qu'il
n'est pas appuyé sur la vérité ; celui tout au contraire qui est intérieurement vertueux, progressera de plus en plus dans la
pratique du bien. » On découvre l'hypocrite au moment de la persécution, quand il est menacé de perdre ses avantages
temporels ; car s'il a feint de pratiquer l'humilité et d'accomplir quelques bonnes œuvres pendant qu'il était dans la
prospérité et comblé de louanges, il ne tardera pas à montrer son orgueil lorsqu'il tombera dans l'adversité, et qu'il sera
privé d'honneur. Pour parvenir aux dignités et aux emplois qu'il convoite, l'hypocrite se fait vertueux et pratique le bien ;
mais quand il est arrivé à son but, il change promptement de conduite. Saint Augustin dit à ce sujet (in Psal. XXXVI) : «
Ce que l'hypocrite peut quelquefois cacher par ses paroles ou par ses actes, se manifeste pour ainsi dire à son insu, au
moment de la tentation. Or, il y a deux sortes de tentations : l'une qui consiste dans l'espoir d'obtenir certains avantages
temporels, et l'autre dans la crainte de les perdre. Si on lui enlève ce qu'il avait pu acquérir, ou si on lui refuse ce qu'il
comptait réaliser en se couvrant du masque de l'hypocrisie, alors vous reconnaîtrez ce qu'il est, un loup caché sous la
peau de brebis. » On reconnaît encore l'hypocrite à sa manière d'agir ; ainsi, vous le verrez opprimer les petits, rabaisser
les supérieurs, censurer les moindres fautes, ne pas supporter les moindres réprimandes, ne pas faire ce qu'il promet,
abandonner légèrement le bien commencé, se vanter et se glorifier dans ses emplois et dans ses dignités, s'impatienter et
s'irriter dans les tribulations, mais c'est surtout dans les adversités qu'il se montre tel qu'il est. L'homme ne parle jamais
plus clairement et plus exactement que dans sa propre langue. L'hypocrite ressemble à ces oiseaux en cage auxquels
nous avons appris à changer leur langage, et à imiter celui de l'homme ou de quelques autres animaux ; tant que vous les
flattez et les caressez, ils réussissent à reproduire une voix étrangère ; mais si vous leur faites éprouver quelque douleur,
si vous contrariez leurs inclinations, ils reprennent aussitôt leur langage naturel. Il en est de même de l'hypocrite : tant
qu'il est dans la prospérité ou qu'on lui fait du bien, il change son propre langage, il loue Dieu, il use de flatterie ; mais
s'il tombe dans l'adversité, si vous blessez en quoi que ce soit sa susceptibilité et son amour-propre, il revient aussitôt à
son propre langage, à ses inclinations naturelles, telles que l'ingratitude, l'impatience et les autres mauvaises passions
auxquelles il est sujet.
C'est donc avec raison que notre divin Maître dit : Vous les reconnaîtrez par leurs fruits. En effet, de même que
tout bon arbre produit de bons fruits et tout mauvais arbre de mauvais fruits (Matth. VII, 17) ; de même aussi tout
homme de bien dont la volonté est droite et pure, produit des œuvres de salut, et tout homme mauvais dont la volonté
est perverse et corrompue, produit des œuvres de damnation éternelle ; car l'acte intérieur de la volonté est la cause
immédiate de tout acte extérieur. C'est pourquoi saint Ambroise dit que l'intention donne sa qualité aux œuvres. « La
volonté, dit saint Chrysostôme (Hom. XLVI, Oper. imperf.), est récompensée du bien ou punie du mal qu'elle fait, les
actes qu'elle produit sont ses témoins au tribunal du souverain Juge. » Et il en est véritablement ainsi, car le bon arbre,
tant qu'il reste bon, ne peut porter de mauvais fruits, et le mauvais arbre, tant qu'il reste mauvais, n'en peut produire de
bons (Matth. VII, 18). C'est pourquoi, si l'homme de bien produit des œuvres mauvaises il n'est déjà plus homme de
bien, et si le méchant veut faire des œuvres bonnes, qu'il commence par devenir bon. Ainsi donc le bon arbre produit de
bons fruits, et le mauvais produit de mauvais fruits. En d'autres termes, comme il est dit ailleurs (Matth. XII, 35) :
L'homme bon produit extérieurement de bonnes choses, des paroles ou des œuvres vertueuses, du bon trésor de son
cœur, qui est l'intention pure et la volonté droite ; mais l'homme mauvais tire à l'extérieur des choses mauvaises, des
paroles ou des œuvres vicieuses, de son mauvais fonds, qui est l'intention dépravée et la volonté corrompue ; car des
causes contraires produisent nécessairement des effets opposés. « Le fonds du cœur, dit le Vénérable Bède (in cap. VI,
Luc), est à l'homme, ce que les racines sont à l'arbre, et ce qui sort de ce fonds est comme le fruit qui provient de l'arbre.
» « Le fonds du cœur, dit Remi d'Auxerre, est l'intention, d'après laquelle Dieu juge nos œuvres et mesure ses
récompenses, en sorte que le prix des grandes actions est souvent moindre que celui des petites. La bonne volonté est un
don précieux que Dieu nous fait, et que nous devons estimer plus qu'aucune autre chose du monde. » — « La bonne
volonté, dit saint Augustin (lib. I, de Libero arbitrio), nous porte à vivre saintement et à chercher la suprême sagesse.
Celui qui la possède, possède un trésor bien supérieur à toutes les jouissances du corps et à tous les royaumes de la
terre. Celui qui en est privé, est privé du plus grand bien pour lequel il ne doit pas craindre de sacrifier tous les autres
biens. D'après le même saint Docteur, si la puissance de faire le bien manque, la volonté suffit alors. »
Par conséquent, la racine du bon arbre est en nous la volonté perfectionnée par la grâce divine, nos pensées en
sont les feuilles, nos paroles les fleurs et nos actes les fruits. La racine du mauvais arbre au contraire est la volonté
dépourvue de la grâce divine ; ses feuilles se dessèchent et tombent, ses fleurs se flétrissent et ses fruits se gâtent. On
doit justement regarder comme un bon fruit ce que produit un bon cœur, et comme un mauvais fruit ce que produit un
mauvais cœur ; car ainsi que Jésus-Christ le déclare (Luc VI, 45) : La bouche parle de l'abondance dm cœur ; c'est-à-
dire que l'homme parle et agit au dehors, selon que la bonté ou la malice surabonde au dedans : le sentiment intérieur
produit son effet extérieur soit en paroles, soit en actions, de telle sorte que les paroles et les actions témoignent et
découvrent les sentiments cachés dans le cœur. En indiquant le langage de la bouche comme expression du cœur, Jésus-
Christ a voulu signifier généralement tout ce qui procède du cœur, non-seulement les paroles mais aussi les actions et
les pensées ; c'est ainsi que dans les Saintes-Écritures le mot verbum désigne non-seulement les discours, mais les faits
et les choses mêmes. Si le Seigneur donne ici comme exemple spécial le langage de la bouche, c'est que le cœur se
révèle surtout parla bouche, et que les paroles tiennent le premier rang parmi les signes de nos sentiments. Jésus-Christ
dit que la bouche parle de l'abondance du cœur, pour marquer en outre que ce qui est manifesté à l'extérieur, est
moindre que ce qui est contenu à l'intérieur ; ainsi la fumée est moins claire que le feu d'où elle sort, et la vapeur moins
brûlante que la chaudière d'où elle s'échappe. « Lorsque la malice abonde dans le cœur, dit saint Chrysostôme (Hom.

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XLIII, in Matth.), il est tout naturel qu'elle s'épanche par la bouche. Aussi, lorsque vous entendez quelqu'un tenir de
mauvais propos, vous pouvez conclure que ses sentiments sont encore plus mauvais ; car les paroles ne sont que
l'expression affaiblie des sentiments, et la fontaine est naturellement plus abondante que le ruisseau qu'elle alimente. La
honte ou le respect humain force souvent l'homme le plus corrompu à mettre quelque réserve dans son langage ; mais il
nourrit et développe tous ses instincts pervers dans le fond de son cœur où il ne redoute aucun témoin, car il ne craint
nullement le regard de Dieu.
Jésus-Christ emploie ici cette comparaison de l'arbre pour démasquer l'hypocrisie et la malice des Scribes et
des Pharisiens spécialement, plus loin il emploiera cette même comparaison pour confondre la malice et le blasphème
de ceux qui l'accusaient de chasser les démons par la puissance même de Béelzébud. Mais, dans la crainte que les
hommes tièdes ne s'imaginent devoir être exempts de tout châtiment, parce qu'ils s'abstiennent de tout mal, qu'ils ne
ravissent pas le bien des autres et qu'ils vivent en paix avec leurs frères, sans toutefois accomplir de bonnes œuvres, ni
exercer la compassion et la charité envers les malheureux et les indigents, notre divin Sauveur ajoute (Matth. VII, 19) :
Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu. C'est-à-dire que l'homme qui ne pratique pas de
bonnes œuvres, sera par la sentence du souverain Juge, retranché de la société des bons et du nombre des fidèles, puis
par le ministère des Anges, il sera précipité dans les flammes éternelles pour y subir la peine du dam et la peine du sens,
parce qu'il sera privé du bonheur des élus et condamné aux tourments de l'enfer. Le souverain Juge ne reprochera pas à
ces hommes négligents d'avoir commis des crimes, mais de n'avoir pas fait le bien. J'ai eu faim, leur dira-t-il (Matth.
XXV, 42), et vous ne m'avez pas donné à manger, etc. — Les bons fruits que doit produire le cœur sont : le repentir de
nos fautes, la méditation de la loi divine, la reconnaissance pour les bienfaits de Dieu, le souvenir de la mort et la
commisération à l'égard du prochain. Les bons fruits de la bouche sont : la prière, la prédication, les actions de grâce,
les bons conseils, la correction fraternelle et l'instruction des ignorants. Les bons fruits de nos œuvres sont : la
pénitence, l'aumône, l'obéissance,l'empressement à rendre service, et la patience à supporter les afflictions.
Afin de montrer que, pour être vraiment chrétien il ne suffit pas de le dire et de répéter souvent : Seigneur,
Seigneur, Jésus-Christ ajoute (Luc. VI, 46) : Pourquoi m'appelez-vous votre Seigneur et votre Maître, si vous ne voulez
pas faire ce que je vous commande ? Comme s'il disait aux hypocrites, et spécialement aux Scribes et aux Pharisiens :
Vous qui parlez sans agir, vous ressemblez à ces arbres qui se couvrent d'un beau feuillage, mais qui ne portant aucun
fruit ne méritent que malédiction ; vous êtes comme les saules stériles qui ressemblent aux oliviers seulement par les
feuilles ; car la même différence qui existe entre les feuilles et les fruits, existe entre les paroles et les œuvres. Jésus-
Christ nous apprend ensuite que pour parvenir au salut, il ne suffit pas de professer extérieurement la foi catholique, si
l'on n'accomplit pas en même temps la loi divine. Tous ceux qui me disent, Seigneur, Seigneur, déclare-t-il (Matth. VII,
21), n'entreront pas pour cela dans le royaume des cieux, mais celui-là seul y entrera, qui aura fait la volonté de mon
Père céleste. En effet, la foi extérieure sans les œuvres est une foi morte (Jac. II, 20) ; elle nous rend semblables à ceux
qui confessent Dieu en paroles et qui le nient par leurs œuvres (Tit. I, 16). C'est ainsi également que beaucoup dans
leurs prières disent seulement de bouche, Seigneur, Seigneur, tandis que leur cœur est éloigné de lui (Matth. XV, 8).
Tout cela n'est que mensonge et hypocrisie. Quel mérite avez-vous de crier si souvent de la sorte : Seigneur, Seigneur ?
Croyez-vous que Dieu en sera plus grand ? Pour que cette exclamation lui soit agréable et vous soit utile en même
temps, il faut croire de cœur ce que vous professez de bouche, il faut que vos œuvres répondent à vos paroles ; car,
parler sans agir conformément, c'est nier plutôt qu'affirmer. « Croire en Dieu, dit saint Augustin (Serm. CLXXXI, de
tempore), c'est l'aimer en croyant, c'est s'approcher de lui par la foi et s'incorporer à ses membres par la charité. »
Remarquons aussi que faire la volonté de Dieu, c'est la prendre pour règle unique de conduite, et pour motif principal de
patience, afin de trouver le repos de l'âme ; c'est marcher partout en la sainte présence de la Majesté suprême à qui rien
n'échappe, afin de garder la réserve et la modestie intérieures et extérieures ; c'est considérer en toutes choses l'action
continuelle de la divine Providence, afin de s'exciter à la reconnaissance et à la confiance envers elle ; c'est édifier
toujours le prochain et s'examiner fréquemment soi-même, afin de ne parler et de n'agir qu'après de mûres réflexions.
De peur que nous ne soyons trompés par ces faux Chrétiens qui invoquent le Christ sans observer sa loi, et qui
pourraient même opérer des actions éclatantes et prodigieuses, notre divin Sauveur ajoute (Matth. VII, 22) : En ce jour
du jugement dernier, redoutable pour l'impie et consolant pour le juste ; en ce jour, où, selon saint Chrysostôme (Hom.
XIX, Op. imp.), le cœur seul parlera tandis que la bouche restera muette ; où l'homme ne sera pas interrogé, mais où sa
conscience sera dévoilée ; où l'accusé aura pour témoins non des flatteurs complaisants, mais les Anges ennemis de tout
mensonge ; plusieurs me diront alors : Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas en voire nom, par la vertu et la puissance de ce
nom adorable, que nous avons prophétisé, révélé les choses cachées ou futures ? N'est-ce pas en votre nom que nous
avons chassé les démons, délivré les possédés ? N'est-ce pas en votre nom que nous avons accompli des œuvres
merveilleuses, et fait des miracles ? Tel sera le langage de ces docteurs qui en instruisant les autres ne pratiquent pas ce
qu'ils enseignent, qui vivent mal eux-mêmes tout en apprenant aux autres à bien vivre. « Aussi, nous dit saint
Chrysostôme, (Hom. XXV, in Matth.), lorsque ces faux docteurs connaîtront cette fin si peu conforme à leur attente ;
lorsqu'ils se verront sur le point d'être punis, eux qui s'étaient fait remarquer par des actions d'éclat, ils s'écrieront, saisis
d'étonnement et d'épouvante : Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas en votre nom que nous avons prophétisé ? D'où vient
donc que vous nous êtes maintenant contraire ? Que signifie cette fin que nous n'avons pas prévue et à laquelle nous
étions loin de nous attendre ? »
Alors éclatera la sentence du souverain Juge qui les condamnera et les chassera loin de lui, en leur disant
(Matth. VII, 23) : Je ne vous ai jamais connus, comme des prédestinés et de vrais disciples ; je ne vous ai point connus
pour vous approuver, mais pour vous réprouver. Car, dans le langage des Saintes-Écritures, Dieu est dit connaître ceux
qu'il approuve dans son amour, et ne pas connaître ceux qu'il réprouve dans sa colère. Selon saint Augustin, « Dieu

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n'ignore pas certainement, mais il ne reconnaît pas la volonté des réprouvés qu'il juge et condamne. » « Ce n'est pas la
science des Saintes-Écritures qui nous fait connaître de Dieu, dit le Vénérable Bède, si l'iniquité de nos œuvres nous
rend indignes d'attirer ses regards. » — Enfin le souverain Juge, flétrissant leurs œuvres d'iniquité, dira aux réprouvés :
Retirez-vous de moi, vous qui commettez l'iniquité ! Vous vous êtes séparés de moi par votre conduite coupable, soyez-
en séparés par la damnation éternelle. Dieu les repousse de sa présence, non pas de cette présence universelle par
laquelle sa divinité est partout, mais de cette présence spéciale par laquelle il fait le bonheur des élus. Or il dit au
présent vous qui commettez l'iniquité, parce que l'affection au péché vit encore dans les réprouvés. Selon la remarque de
saint Jérôme, « si Jésus-Christ ne dit pas : Vous qui avez commis l'iniquité, c'est pour ne pas paraître rejeter la pénitence
; mais il dit : Vous qui commettez l'iniquité, c'est-à-dire vous qui jusqu'à cette heure du jugement avez conservé
l'affection au mal, quoique vous n'ayez plus la faculté de le commettre. » Suivant l'explication de saint Chrysostôme
(Hom. XIX, Oper. imp.), « Jésus-Christ ne dit pas : Vous qui avez commis, mais vous qui commettez l'iniquité, parce
qu'en effet le pécheur, même après sa mort, ne cesse pas d'être pécheur, et quoiqu'il n'ait plus la puissance de faire le
mal, il n'en conserve pas moins la volonté de le faire ; car la mort en séparant l'âme du corps, ne change pas les
dispositions de l'âme. Par là, dit ailleurs le même saint Docteur (Hom. XXV, in Matth.), le Sauveur veut nous montrer
que la foi sans les bonnes œuvres est inutile et que non-seulement la foi, mais encore les actions les plus éclatantes, si
elles ne sont pas accompagnées des véritables vertus et d'une sainte vie, ne sont d'aucun profit. Et plus loin il ajoute : La
béatitude éternelle ne s'obtient pas au moyen des prodiges et des actions d'éclat, mais par l'entier et parfait
accomplissement des commandements de Dieu. Les miracles et les œuvres extraordinaires ne suffisent pas pour sauver
celui qui les opère ; car une vie sainte et des actes vertueux, même sans miracle et sans œuvre extraordinaire, méritent
les récompenses du ciel, tandis que les plus grands prodiges, si nos mœurs sont corrompues et notre conduite mauvaise,
ne sauraient nous soustraire aux peines de l'enfer. » Ainsi s'exprime saint Chrysostôme.
Remarquons ici que Dieu opère les miracles ; tantôt en considération des mérites de celui qui invoque son saint
nom, ou de celui sur lequel ce saint nom est invoqué ; tantôt sans égard pour les vertus de l'un ou de l'autre, mais
seulement pour l'avantage de ceux qui en sont les témoins, afin qu'en les voyant, ils glorifient le Seigneur, et croient
plus fermement en Jésus-Christ. Quelquefois aussi l'opération des miracles sert à la perte et à la damnation des
thaumaturges et des témoins, lorsqu'en les voyant ils ne croient point à la vérité, et persévèrent dans leur aveuglement,
ou lorsqu'ils prennent de là occasion de s'enorgueillir, de se glorifier vainement ou de pécher en quelque autre manière.
Ne soyez donc pas surpris si quelquefois vous voyez des méchants prophétiser et opérer des miracles ; ce sont là des
dons tout à fait gratuits, que Dieu accorde spécialement pour le bien général de son Église, et rarement pour l'avantage
particulier d'une seule personne. Aussi parfois il se sert des méchants eux-mêmes pour les produire, par l'invocation du
nom de Jésus-Christ, afin de montrer la puissance du Sauveur qui agit alors malgré l'indignité du ministre, et pour
confirmer notre foi. Ainsi, l'aumône faite par un bon maître ne laisse pas d'être bonne, quoiqu'elle passe par les mains
d'un méchant serviteur.
Appliquons-nous donc de tout notre cœur à faire le bien, à fuir le mal, à observer fidèlement les préceptes du
Seigneur, et cherchons moins à exercer sa puissance qu'à exécuter sa volonté, afin que nous méritions d'être reconnus de
lui au grand jour du jugement. Et, comme en ce jour le Seigneur repoussera loin de lui ceux qui se seront contentés de
professer de bouche la vraie foi sans suivre dans leur conduite la loi divine, il nous exhorte à mettre sa doctrine en
pratique, si nous ne voulons pas être relégués parmi les ouvriers d'iniquité, parce qu'il est inutile de connaître la loi sans
l'accomplir. C'est pourquoi il termine tout son discours par cette mémorable conclusion que nous ne saurions trop
méditer (Matth. VII, 24) : Tout homme donc qui entend, non pas seulement des oreilles du corps, mais du fond de son
cœur par l'intelligence, mes paroles publiées au grand jour, s'il les observe avec amour dans toute sa conduite,
ressemblera à l'homme sage, qui, dans sa prudente prévision de l'avenir, construit sa maison, c'est-à-dire l'édifice de ses
bonnes œuvres, sur la pierre, qui est le Christ, en faisant toutes ses actions pour lui et à cause de lui. C'est ainsi que
pour accomplir la loi évangélique, deux conditions sont essentielles, faire des œuvres bonnes en elles-mêmes, et les
faire avec une intention droite. Mais, ajoute le Sauveur (Matth. VII, 25), bientôt survient la pluie, c'est-à-dire la
tentation de la volupté ou de la concupiscence charnelle ; les torrents de l'avarice ou de la cupidité mondaine se
précipitent ; les vents de l'orgueil ou de la vanité diabolique soufflent avec violence, et fondent avec impétuosité sur
cette maison, sur cet édifice des vertus, sans pouvoir l'ébranler ; elle n'a point été renversée par tous leurs efforts ; car,
par la foi, l'espérance et la charité, elle était fixée sur la pierre ferme et inébranlable qui est Jésus-Christ et non sur des
bases terrestres et périssables. Ici sont indiquées trois sortes de tentations qui renferment toutes les autres. Les tentations
de volupté ou de concupiscence charnelle sont signifiées par la pluie qui amollit la terre sur laquelle elle tombe goutte à
goutte ; les tentations de l'adversité ou de la tribulation sont représentées par les torrents qui se précipitent avec violence
; les tentations de séduction, soit de la part des hommes par menaces ou par caresses, soit de la part du démon par
suggestions intérieures, sont signifiées par les vents qui souillent de tous côtés. Il n'a rien à craindre de ces diverses
tentations, celui dont l'édifice spirituel est fondé sur le Christ comme sur la pierre, et soutenu par l'observation des
préceptes divins qu'il ne se contente pas d'écouter, mais qu'il s'efforce de pratiquer. Au contraire, il est dangereusement
exposé à succomber à toutes ces tentations, celui qui entend la loi et ne l'accomplit pas ; car son édifice n'est pas établi
sur un fondement solide.
Aussi, par opposition à ce qu'il vient de dire, Jésus-Christ ajoute (Matth. VII, 26) : Quiconque écoute mes
paroles et ne les observe pas, mais les méprise, est semblable par sa conduite désordonnée à l'homme insensé qui a bâti
sa maison ou l'édifice des œuvres sur le sable, c'est-à-dire sur l'amour des biens terrestres et périssables. Ce sont là les
fondations fragiles et peu sûres de ceux qui, méprisant les trésors du ciel, ne cessent de soupirer après les richesses de ce
monde, et qui, au lieu de mettre en Dieu toute leur confiance, cherchent leur repos dans les créatures mobiles et

126
inconstantes. Le sable qui est stérile de sa nature sujet au changement et battu par les flots de la mer, figure justement la
convoitise des biens terrestres qui ne procurent point de vraie jouissance, ne restent point dans le même état, et ne
préservent point des nombreuses afflictions de cette vie. Le sable, par la multiplicité de ses grains qui ne peuvent
adhérer les uns aux autres et qui restent stériles, figure aussi l'innombrable assemblée des méchants qui sont sans cesse
divisés entre eux par les querelles et les dissensions et qui ne produisent aucune œuvre de salut ; aussi leur ruine est
imminente. — En effet, comme le Sauveur le décrit (Matth. VII, 27), la pluie, les torrents et les vents des tentations
viennent en même temps fondre avec impétuosité sur cette maison si peu solide, l'agitent, la renversent et sa ruine est
bientôt complète ; car elle est entraînée d'abord dans l'abîme du péché, puis elle est précipitée dans le gouffre de l'enfer
et cette dernière chute est irréparable. L'homme dont l'espérance n'est pas fermement fixée en Dieu, ne saurait résister à
toutes ces tentations, et il y succombe d'autant plus aisément qu'il s'attache davantage aux biens terrestres et s'éloigne
des biens célestes. « Ceux qui sont vraiment méchants ou qui ne sont pas sincèrement bons, dit le Vénérable Bède (in
cap. VI, Luc), lorsqu'ils sont excités par les tentations, ne font que s'enfoncer davantage dans leurs coupables habitudes,
jusqu'à ce qu'ils tombent dans la damnation éternelle. » Saint Chrysostôme expliquant ces paroles du Sauveur : Et la
ruine de cette maison devint complète, s'exprime en ces termes (Hom. XXI, in Matth.) : « Il ne s'agit pas ici d'une perte
légère et peu importante, mais de la perte même de notre âme qui est privée pour toujours du royaume céleste et
condamnée à un supplice éternel. » — N'allons pas croire cependant que tous ceux qui entendent la parole de Dieu sans
la pratiquer, tombent dans ce malheur ; à ce sujet, deux observations sont nécessaires : l'une relativement à celui qui
écoute cette parole, et l'autre relativement à cette parole elle-même. En premier lieu, celui qui, entendant la parole de
Dieu, ne l'observe pas par mépris, doit être compris dans cette ruine dont parle Jésus-Christ, mais il ne faut pas y
comprendre celui qui n'observe pas cette parole par fragilité. En second lieu, parmi les paroles de Dieu que l'on entend,
il y en a qui sont d'une nécessité absolue pour être sauvé, comme les préceptes évangéliques, et alors celui qui ne les
pratique pas, subit une ruine complète. Mais, si ce sont des paroles de conseil et de subrogation, elles obligent
seulement les hommes voués à une vie parfaite.
Pour développer l'explication morale de ce passage, nous dirons : la maison du juste qui est sa bonne
conscience, consiste dans la perfection de toutes ses bonnes œuvres ; cet édifice a pour fossé la pauvreté ou le mépris
des biens terrestres, et pour fondement la méditation ou l'amour des choses célestes ; il est assailli par différentes
tentations, mais il reste immobile par la persévérance finale. — La maison de l'impie qui test sa mauvaise conscience,
ne consiste que dans l'amour des biens périssables ; le manque de fondement c'est l'inconstance de l'esprit, l'irruption
des eaux c'est le débordement des passions, la célérité de la chute c'est l'entraînement au péché, enfin la ruine complète
c'est la damnation éternelle. Tel est l'édifice fragile que la tentation ébranle, que la délectation fait pencher, et que le
consentement au mal renverse. Cette chute est grande par le consentement qui fait perdre la grâce, elle devient plus
grande par l'action même qui fait perdre la vie spirituelle, enfin elle demeure irréparable par l'obstination dans le péché
qui fait perdre l'espoir en la miséricorde divine. — Le juste au contraire qui, après avoir entendu la parole de Dieu, la
met en pratique, construit son édifice spirituel d'une manière solide avec tous les matériaux de ses bonnes œuvres ; et
Dieu le couronne par sa grâce qui le protège contre tout danger. Car, en faisant le bien avec le secours de cette grâce, il
mérite le don de la persévérance, de telle sorte que son édifice spirituel établi sur la foi, élevé par l'espérance, consolidé
parla charité, brave, avec l'aide du Seigneur, toutes les fureurs des orages, des flots et des tempêtes. Mais l'insensé qui,
après avoir entendu la parole de Dieu, néglige de la mettre en pratique, construit sur le sable un édifice sans fondement
qui ne tardera pas à crouler et à disparaître sous les moindres assauts des tentations imprévues ; car, les hommes justes
aux yeux de Dieu ne sont pas ceux qui écoutent sa loi, mais ceux qui l'accomplissent, comme saint Paul le déclare
(Rom. II, 13).
Distinguons ici trois sortes de Chrétiens qui construisent d'une manière différente leur édifice spirituel. Les
premiers sont ceux qui n'aiment que Dieu seul, et ceux-là bâtissent avec l'or, l'argent, les pierres précieuses, c'est-à-dire
avec l'amour de la vertu, la connaissance de la vérité et la coopération des bonnes œuvres. Les seconds sont ceux qui
aiment Dieu par-dessus tout, il est vrai, mais qui aiment encore autre chose en dehors de Dieu, non pas toutefois
quelque chose contraire à Dieu. Leur édifice ne manque pas de fondement, puisqu'il repose sur l'amour de Dieu qui n'est
pas détruit par l'amour des choses étrangères ; mais aux œuvres bonnes ils joignent des œuvres défectueuses, parce que,
comme dit l'Apôtre (I Cor. III), ils bâtissent avec du bois, du foin et de la paille, c'est-à-dire qu'ils pèchent véniellement
par action, parole ou pensée, sans toutefois perdre entièrement la charité. Les troisièmes sont ceux qui aiment des objets
contraires à Dieu ; leur édifice manque de base, parce que l'amour de Dieu ne peut subsister dans un cœur s'il n'y est pas
seul, ou du moins dominant. Les premiers méritent d'être loués et seront certainement sauvés ; les seconds doivent être
corrigés, mais seront également sauvés ; les troisièmes ne sont dignes que de blâme et de damnation éternelle.
Ensuite, comme conclusion finale de tout ce qui précède, l'Évangile ajoute (Matth. VII, 28) : Lorsque Jésus-
Christ eut achevé ce discours prononcé sur la montagne, ce discours vraiment complet qui renferme toutes les choses
nécessaires au salut et à la perfection, le peuple était en admiration de sa doctrine excellente et de sa sagesse
supérieure, parce que jamais homme mortel n'avait parlé de la sorte. « Ils étaient bien justement saisis d'admiration,
comme le remarque saint Chrysostôme (Hom. XX, Oper imp.) ; car ce que nous ne pouvons louer dignement, il ne nous
reste plus qu'à l'admirer. » Ils admiraient en effet la grandeur de la doctrine de Jésus-Christ, parce qu'il prêchait les plus
éminentes vertus, qu'il suppléait par la sublimité de ses instructions à l'imperfection de la loi mosaïque, qu'il promettait
non plus des biens terrestres et périssables, mais des biens célestes et éternels, qu'en outre il confirmait ses
enseignements par des miracles. L'Évangile indique la cause de cette admiration, en disant (Matth. VII, 29) : Car il les
enseignait comme ayant toute puissance pour parler par lui-même, mettant les conseils avant les préceptes, ajoutant à ce
qui manquait dans la Loi, éclaircissant les points obscurs, établissant de nouveaux préceptes et modifiant les anciens,

127
selon sa volonté comme auteur et arbitre même de tout droit, ou révoquant ce qu'il lui semblait bon de retrancher, sans
être soumis à personne à cet égard. Ou bien, il les enseignait comme ayant toute puissance, soit pour guérir les malades
et opérer les miracles, soit pour éclairer les esprits et gagner les cœurs de ceux qui l'entendaient. Jésus-Christ par là
s'élevait au-dessus des Scribes et des Pharisiens qui ne pouvaient prescrire au peuple que ce que la Loi prescrivait elle-
même sans supprimer ou ajouter un iota ; il s'élevait au-dessus même de Moïse qui ne pouvait enseigner que ce que
Dieu lui avait appris, sans rien omettre de ses ordonnances, ni rien changer à ses instructions. C'est pourquoi saint
Chrysostôme dit à ce sujet (Hom. XXV, in Matth.) : « Parmi les œuvres de notre divin Maître, le peuple admirait surtout
cette puissance, cette autorité avec laquelle il imposait ses commandements, se montrant ainsi bien supérieur à Moïse et
aux Prophètes qui ne commandaient qu'au nom et en la personne d'un autre, tandis que Jésus-Christ parlait presque
toujours en son propre nom et de sa propre autorité. Aussi, quand il voulait sanctionner ce qu'il ordonnait, souvent il
s'exprimait de la sorte : C'est moi qui vous le dis, ego autem dico vobis ; puis quand il parlait du jugement dernier, il se
donnait lui-même pour le souverain Juge, qui devait distribuer à chacun selon ses œuvres les peines ou les récompenses.
Maintenant considérons de quelle manière douce, affectueuse et efficace notre divin Sauveur instruit de sa loi
et exhorte à la vertu les auditeurs qui l'entourent. Considérons aussi avec quel respect, quelle humilité, quelle attention
ses disciples le regardent et l'écoutent, afin de graver profondément dans leur esprit et leur cœur ses divines paroles.
Joignons-nous à eux pour contempler et pour entendre avec bonheur et avec joie Celui qui surpasse tous les enfants des
hommes en beauté, en grâce et en sagesse (Ps. XLIV, 3). Ensuite, voyons-le descendre de la montagne, accompagné de
ses Apôtres avec lesquels il s'entretient familièrement durant le chemin ; remarquons cette foule de peuple qui marche
sur ses pas et se presse à ses côtés, comme des poussins autour de leur mère, pour approcher davantage de sa personne
et mieux jouir de sa conversation. Mêlons-nous à cette pieuse et sainte assemblée ; tâchons de recueillir quelques
paroles tombées de la bouche de ce bon Maître, et conservons-les précieusement au fond de notre âme, afin qu'en les
prenant pour règles de conduite, nous méritions d'arriver au royaume de la céleste béatitude.

Prière

Ô Jésus, Seigneur très-clément, faites-moi marcher dans la voie ardue de la justice, et entrer par la porte étroite de la
pénitence, pour parvenir au séjour du salut et à la vie de la gloire. Apprenez-moi à éviter les séductions des imposteurs
et donnez-moi d'imiter les vertus de vos brebis spirituelles, l'innocence et la simplicité. Aidez-moi à fixer les racines de
mes affections, non point sur la terre, mais dans le ciel, afin que je ne me contente pas de produire seulement les feuilles
des bonnes paroles, mais encore que je m'applique à produire les fruits des bonnes œuvres, et qu'ainsi je mérite d'être
trouvé fidèle au dernier jour. Accordez-moi d'accomplir toujours la volonté du Père céleste, d'écouter et d'observer vos
divines instructions d'une manière si constante, qu'aucune tentation ne puisse jamais me détacher de votre service, ni me
séparer de votre amour. Ainsi soit-il.

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CHAPITRE XLI

Guérison d'un lépreux

Matth. VIII, I, 4. — Marc. I, 40-45. — Luc. V, 12-16

Après avoir donné la loi évangélique sur la montagne, le Sauveur va la confirmer par des miracles, à la façon
d'un véritable maître qui appuie sa doctrine sur des faits. Ayant donc achevé son discours, il descendit de la montagne,
suivi d'une grande foule (Matth. VIII, 1). Pour procurer l'édification et satisfaire la dévotion du peuple qui le priait, il se
sentit porté à opérer un miracle. « Après avoir annoncé sa doctrine, dit saint Jérôme (in cap. VIII, Matth.), Jésus trouve
l'occasion de démontrer à ceux qui venaient de l'entendre la vérité de ses enseignements par la vertu de ses prodiges.» «
Il fait suivre immédiatement d'un miracle son sermon sur la montagne, dit saint Chrysostôme (Hom. XXI, Oper. imper.),
pour donner plus de poids au discours qu'il venait de prononcer, et pour montrer que sa puissance comme thaumaturge
n'était pas moindre que son autorité comme docteur. » « Aux instructions salutaires, il joint les œuvres merveilleuses, dit
également saint Théophile, parce que, si on ne voyait pas celles-ci on ne croirait pas facilement à celles-là. » Et vous
aussi, confirmez votre prédication par votre conduite afin que vos paroles ne restent pas sans effet. Selon le sens
mystique, Jésus descendit de la montagne, c'est-à-dire des hauteurs de la Majesté divine dans les humiliations de la
nature humaine, en restant ce qu'il était et on prenant ce qu'il n'était pas, lorsqu'il s'anéantit jusqu'à revêtir la forme d'un
esclave. Et après qu'il fut ainsi descendu, une foule nombreuse le suivit ; car, si Dieu n'était pas descendu sur la terre, «
l'homme ne serait pas monté à sa suite ; ce n'est qu'en suivant le Seigneur ainsi humilié que l'homme s'élève à une
sublime dignité, à une gloire incomparable.
« Jésus-Christ, dit saint Augustin, commence par guérir un lépreux pour montrer que la nouvelle alliance
publiée sur la montagne, et la grâce de l'Évangile l'emportaient sur la loi de Moïse qui rejetait le lépreux au lieu de le
guérir. Mais dans le récit de cette guérison se présente une contradiction apparente. Saint Matthieu dit (VIII, 1) :
Lorsque Jésus-Christ fut descendu de la montagne, et saint Luc (V, 12) : Lorsque Jésus était en une ville. Nous
répondons avec la Glose qu'après être descendu de la montagne, le Sauveur dut parcourir un certain espace de chemin
avant d'entrer à Capharnaüm ; et c'est dans cet intervalle que le lépreux fut guéri, comme saint Matthieu le rapporte. Si
saint Luc raconte que Jésus était en une ville, c'est qu'il approchait en effet de Capharnaüm, située à une lieue et demie
de la montagne, vers l'Orient. Un lépreux venant donc, amené par la foi de son cœur, fléchissant le genou et prosterné la
face contre terre, adorait et priait Jésus (Matth. VIII, 2.). Nous voyons réunies en cet homme trois choses auxquelles
Dieu ne sait rien refuser, la foi, l'humilité et la prière. Prosterné la face contre terre, le lépreux, dans cette posture
humiliée, au lieu de cacher ses plaies, ne craignit pas de les découvrir, et ainsi mérita d'être exaucé et purifié ; imitons
cet exemple, si nous désirons obtenir une grâce semblable. « Cette prostration du lépreux, dit saint Ambroise (in cap. V
Luc), est une image de l'humilité et de la confusion que nous devons éprouver à la vue de nos fautes et de nos taches.
Mais que la honte ne nous empêche pas de faire notre aveu de montrer notre mal et d'en solliciter la guérison, comme le
fit le lépreux ». Il adorait donc Jésus, en lui disant ; Seigneur, vous par qui tout a été fait, si vous voulez, vous pouvez
me guérir ; car vous faites tout ce que vous voulez et tout obéit à votre volonté. Il ne dit pas simplement : Guérissez-
moi, mais il attribue à Jésus, comme à Dieu même, le pouvoir de guérir par sa seule volonté. C'est comme s'il lui disait :
Vous pouvez tout ce que vous voulez comme le Tout- Puissant. Selon Tite, évêque de Bostres, apprenons par ces paroles
du lépreux à ne pas demander la guérison de nos infirmités corporelles, mais à tout abandonner au bon plaisir de Dieu,
qui connaît ce qui nous est opportun et dispose tout avec sagesse. En reconnaissant et en confessant que Jésus-Christ
possédait un pouvoir divin, et qu'il avait par lui-même la faculté de l'exercer, le lépreux mérita d'être guéri. Aussi le
Sauveur ému d'une compassion affectueuse, eût pitié de ce pauvre infirme ; il étendit la main (leçon de libéralité aux
avares), le toucha (leçon d'humilité aux orgueilleux), et lui dit : Oui, je le veux (leçon de charité aux envieux), soyez
guéri (preuve de sa puissance qu'il donnait aux incrédules).
Nous lisons dans l'Écriture sainte que la lèpre corporelle a été guérie de cinq manières différentes : 1° par
l'ablution ainsi que nous le voyons pour Naaman (IV, Reg. V) ; c'est ce qui ligure l'effusion des larmes ; 2° par la
manifestation du mal, comme il arriva pour les dix lépreux qui allaient se montrer aux prêtres, selon l'ordre du Sauveur
(Luc. XVII), c'est ce qui représente la confession des péchés ; 3° par la séparation, ainsi qu'il fut fait pour Marie, sœur
de Moïse (Num. XII) ; c'est là une image de l'excommunication qui opère comme le fer chaud appliqué sur une blessure
; 4° par la réclusion : sur l'ordre de Dieu, Moïse met la main dans son sein et la retire couverte de lèpre, il l'y met de
nouveau et la retire purifiée de toute tache (Exod. IV) ; ainsi beaucoup d'hommes, qui dans le siècle étaient couverts de
la lèpre spirituelle, en sont purifiés lorsqu'ils entrent dans le cloître ; 5° par l'attouchement comme dans le cas présent où
Jésus-Christ étend la main sur le lépreux qui est aussitôt guéri.
Il faut distinguer trois sortes d'attouchements très-efficaces de la part de Dieu : l'un, purement corporel, l'autre,
purement spirituel, et le troisième en partie corporel et en partie spirituel. L'attouchement corporel est celui dans lequel
le sujet qui touche et l'objet touché sont purement corporels ; sa vertu en Jésus-Christ était très-salutaire, car il guérissait
toutes les maladies, comme l'attestent les Evangélistes. Dans l'attouchement en partie spirituel et en partie corporel le
sujet qui touche est esprit, mais l'objet touché est à la fois esprit et corps. Ici le doigt de Dieu sur l'homme se fait sentir
dans la tribulation dont l'influence est très-puissante ; car elle empêche l'endurcissement des pécheurs, réprime la
concupiscence de la chair, et éprouve la patience des justes. Dans l'attouchement spirituel, le sujet et l'objet sont l'un et
l'autre également spirituels : c'est ici l'inspiration intérieure que Dieu communique à l'âme ; sa vertu qui est
incontestable, se traduit par sept effets qui correspondent aux sept dons du Saint-Esprit. Le premier effet, c'est de

129
produire le bon propos ; il se rapporte au don de crainte. Le second effet, c'est de remettre les péchés par la grâce ; il se
rapporte au don de piété. Le troisième effet, c'est de faire connaître les choses utiles ou nécessaires au salut ; il se
rapporte au don de science qui nous apprend à bien vivre. Le quatrième effet, c'est de porter à faire de bonnes œuvres et
à entreprendre de grandes choses ; il est relatif au don de conseil. Le cinquième effet, c'est de consoler l'âme dans les
tribulations en l'aidant à les supporter ; il se rapporte au don de force qui se manifeste surtout par la patience au milieu
des afflictions. Le sixième effet, c'est d'exciter la charité ou l'amour de Dieu ; il est relatif au don d'intelligence qui nous
fait comprendre les bienfaits de Dieu et par conséquent les motifs de notre reconnaissance envers l'infinie bonté. Le
septième effet, c'est de nous détacher des choses terrestres pour nous élever à la contemplation des choses célestes ; il se
rapporte au don de sagesse qui nous fait goûter les biens d'en haut et dédaigner les biens d'ici-bas.
Dans la guérison du lépreux, l'effet suivit immédiatement la volonté que le Seigneur avait exprimée comme un
ordre formel, et la lèpre disparut aussitôt. Ici le Seigneur n'a pas moins fait éclater sa profonde humilité que sa grande
puissance. En effet, le lépreux que la Loi rejetait autrefois hors du camp (Num. V), que les Scribes et les Pharisiens
daignaient à peine regarder, Jésus ne refuse pas de le toucher, non-seulement à cause de ce qu'il y avait de mystérieux en
son acte, mais pour nous apprendre la règle de l'humilité, nous donner l'exemple de la compassion et nous empêcher de
mépriser ou de fuir l'homme atteint de quelque tache ou de quelque infirmité. En outre, il toucha le lépreux, pour nous
montrer qu'il n'était pas sous la Loi, mais au-dessus de la Loi qui défendait de toucher un lépreux ; qu'il n'était pas
l'esclave, mais le maître de la Loi ; que s'il vivait suivant la Loi, il s'élevait cependant au-dessus d'elle pour guérir ceux
qu'elle était impuissante à guérir. Le Sauveur voulait aussi, en le touchant, guérir la lèpre qu'on ne pouvait
ordinairement toucher sans se souiller ; loin de se souiller par ce contact, sa main servit au contraire à purifier le malade.
La Loi qui ne pouvait empêcher de gagner cette maladie par le contact, ne le défendait que pour préserver de la
souillure et non pas dans le but d'éloigner la guérison. Or Celui qui fît disparaître la souillure pouvait-il en être atteint ?
S'il viola la lettre de la Loi, il ne contrevint pas néanmoins à sa défense ; car toucher un lépreux n'était pas défendu à
celui qui par ce moyen pouvait le guérir. Ainsi Élie et Elisée n'agirent pas contrairement à la Loi lorsqu'ils touchèrent un
mort pour le ressusciter. Sans doute le Seigneur pouvait par sa simple parole guérir le lépreux, toutefois il étendit la
main. Pourquoi ? Parce que l'humanité de Jésus-Christ était comme l'organe de sa divinité ; et de même que l'artisan
opère au moyen de son instrument, de même en Jésus-Christ la puissance divine agissait par l'intermédiaire de son
humanité, pour montrer au monde l'union de celle-ci avec la divinité.
Et le Seigneur défendit à celui qu'il venait de guérir de parler à personne de ce miracle. Il voulait par cet
exemple nous apprendre à fuir l'ostentation et l'estime des hommes, à ne pas publier, mais à taire nos bonnes œuvres ;
en sorte que nous renoncions non-seulement aux récompenses matérielles, mais aux faveurs et aux éloges des hommes,
que dans nos actions nous ne cherchions point la vaine gloire, et que notre main gauche ne s'immisce jamais dans les
opérations de notre main droite. Saint Chrysostôme dit à ce sujet (Hom. XVI, in Matth.) : « Jésus, voulant montrer
combien il dédaigne la gloire mondaine et la jactance orgueilleuse, défend au lépreux de révéler comment il avait été
guéri. Jésus savait, à coup sûr, que cet homme ne garderait pas le silence et publierait partout ce bienfait signalé. Et
cependant il évite, autant qu'il dépend de lui, de faire ostentation du miracle qu'il avait opéré. Si, dans d'autres
circonstances, il ordonna la divulgation de semblables prodiges, ce fut sans se contredire, pour obliger à la
reconnaissance envers Dieu ceux qui avaient particulièrement éprouvé sa bonté ; car il ne recommandait que de rendre
gloire au Seigneur. Ainsi, par la défense qu'il fait au lépreux, il nous apprend à ne point nous abandonner à la jactance et
à la vaine gloire ; et par l'ordre qu'il donna au possédé dont il avait chassé une légion de démons, il nous apprit à ne pas
être ingrats envers Dieu, mais à le remercier de ses dons et à le louer de ses merveilles. Si nous sommes en proie à la
maladie, Dieu est toujours présent à notre souvenir ; mais, si nous revenons à la santé, nous retombons dans la tiédeur,
et nous négligeons son service. Or, c'est précisément pour nous recommander de ne jamais oublier Dieu dans la maladie
comme dans la santé, que le Sauveur dit à celui qu'il avait guéri : Rendez gloire à Dieu. » Ainsi parle saint Chrysostôme.
A l'occasion de la défense que Jésus-Christ fait au lépreux, distinguons trois sortes de préceptes : préceptes de
prudence, d'épreuve et d'obéissance. Par la première sorte, Dieu ne défend pas l'acte qui est bon en lui-même, mais la
vaine gloire qui vient le corrompre ; et tel est le précepte donné ici au lépreux. Par la seconde sorte, Dieu ne demande
pas l'acte même, mais la manifestation de la vertu cachée en celui à qui le commandement est fait ; parce que cette
manifestation est utile à l'homme vertueux et aux autres qui en sont instruits. De ce genre était le précepte qui fut donné
à Abraham, d'immoler son propre fils ; car, après l'avoir vu disposé à faire ce sacrifice, Dieu lui dit : Maintenant je sais
que tu crains le Seigneur, c'est-à-dire je l'ai fait savoir à toi-même et aux autres (Gen, XXII, 12). Par la troisième sorte
de préceptes, le Seigneur exige l'acte, comme on le voit dans tout le chapitre XX de l'Exode qui renferme le Décalogue.
On peut dire encore que si Jésus-Christ défendit au lépreux de publier ce miracle, ce fut pour procurer un plus
grand avantage à ceux qui y croiraient spontanément ; car il y a plus de mérite à croire spontanément que par l'espoir
d'un bienfait. Ou bien simplement, Jésus-Christ défendit au lépreux de parler de ce miracle à personne, avant d'avoir
rempli les formalités prescrites par la Loi ; car en cas de guérison il fallait attendre le jugement des prêtres à qui était
réservé le droit de prononcer sur la lèpre. C'est pourquoi saint Chrysostôme dit (Hom. XXV, Oper. imp.) : « Jésus-Christ
ne prescrit pas absolument au lépreux de garder un silence perpétuel sur ce miracle, mais il lui ordonne simplement de
ne pas le divulguer avant de se présenter au prêtre ; car, si les prêtres avaient connu sa publication prématurée, ils
auraient peut-être pris occasion de cette lèpre pour satisfaire leur haine contre Jésus-Christ, en chassant l'imprudent du
milieu du peuple, comme un lépreux, sans vouloir reconnaître sa guérison comme véritable. »
Jésus-Christ envoya donc le lépreux aux prêtres, en lui ordonnant de leur offrir le présent commandé par la Loi.
Le Sauveur avait plusieurs motifs d'en agir ainsi. 1° Quoique le lépreux fût bien guéri, il n'était pas cependant réputé
sain, et ne devait pas être rendu aux relations communes avec ses semblables, avant que les prêtres eussent constaté

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juridiquement sa guérison, et qu'il eût offert à Dieu un présent pour sa purification ; ainsi, le Conseil des prêtres qui
l'avait séparé de la société des hommes devait l'y ramener. 2° Par humilité, Jésus-Christ voulait montrer de la déférence
à l'égard des prêtres, pour ne pas paraître leur ravir la gloire et l'honneur qui leur étaient dus, et pour apprendre aux
autres à les respecter comme les ministres de Dieu. 3° Il ne voulait pas justifier l'accusation lancée souvent contre lui
d'être un transgresseur de la Loi ; il voulait prouver qu'il n'était pas venu l'abolir, mais l'accomplir en s'y conformant,
lors même qu'il s'élevait au-dessus d'elle par le miracle de cette guérison. 4° Il voulait faire constater que ce lépreux
n'avait pas été guéri selon la coutume et l'ordre naturel, mais par la grâce et l'opération divines ; que lui-même possédait
une puissance supérieure à celle de la Loi et des prêtres qui discernaient la lèpre sans pouvoir la guérir. 5° Le Sauveur,
pour appeler les prêtres à la foi, et, dans le cas d'incrédulité pour leur enlever toute excuse, ordonne au lépreux d'offrir
un présent qui devait leur servir de témoignage. Ce témoignage devait en effet servir à leur condamnation, si la
certitude de cette guérison merveilleuse ne les déterminait à reconnaître la vertu surnaturelle du Médecin ; mais s'ils
consentaient à la reconnaître, ce témoignage devait servir à leur salut.
Dans le lépreux guéri qu'il envoie se présenter au prêtre, le Sauveur a voulu figurer que le pécheur converti,
bien que purifié de la lèpre du péché par la vertu de la contrition, doit néanmoins se présenter au prêtre pour se
confesser et pour accomplir une satisfaction d'après son conseil. De même que le Seigneur a purifié le lépreux en le
touchant de son doigt, et qu'il lui a commandé de se présenter au prêtre et d'offrir un sacrifice ; de même aussi le
pécheur est justifié quand il est touché de componction parle Seigneur ; il se présente au prêtre lorsqu'il lui manifeste
son péché en le confessant, et il offre un sacrifice en accomplissant la pénitence qui lui est imposée. L'homme sans
énergie attend que le prêtre vienne le chercher ; mais vous, prévenez-le et montrez-lui la lèpre par la confession qui doit
avoir quatre conditions marquées par les quatre paroles du Sauveur au lépreux : (Vade, ostende te sacerdoti) : Va te
montrer au prêtre. Ainsi, 1° la confession doit être volontaire ; (Vade) Va, ne sois pas conduit ou entraîné comme les
criminels que l'on mène au supplice, et ne sois ni contraint, ni forcé comme les malades qui se confessent à la dernière
extrémité par crainte de la mort. 2° La confession doit être claire ; [ostende] montre, déclare tes pensées, tes paroles et
tes actions ; ne les cache pas en les excusant, ou les déguisant, en mentant, en marmottant, ou en ne découvrant pas tous
tes péchés avec leurs circonstances. 3° La confession doit être simple ; (te) c'est toi-même et non pas les autres que tu
dois montrer et accuser. Certaines personnes font au contraire une confession double, lorsqu'elles rapportent les péchés
des autres ou qu'elles dévoilent les complices de leurs fautes. 4° La confession doit être régulière ; c'est-à-dire faite non
pas à un homme quelconque, mais au prêtre seul (sacerdoti) ; parce que les prêtres sont les gardiens de la science et les
dépositaires de l'autorité dans l'Église.
Notre lépreux est une figure du genre humain infecté de la lèpre de la faute originelle qui le rend sujet à
diverses sortes de péchés. La lèpre qui est une maladie contagieuse, représente la faute originelle qui passe par la
génération selon la chair aux descendants du premier homme. Jésus-Christ qui guérit le lépreux par son attouchement,
purifie aussi par sa puissance l'homme dans le Baptême. Celui-ci est tenu de servir fidèlement et de glorifier
constamment le Seigneur, comme celui-là était obligé d'offrir un sacrifice et de déclarer sa guérison. « Selon le sens
spirituel, dit le Vén. Bède, ce lépreux désigne le genre humain affaibli par le péché, qui le couvre comme d'une lèpre.
Car, comme l'assure saint Paul (Rom. III, 23), tous ont péché, et ont besoin que Dieu manifeste sa gloire, en étendant sa
main puissante, et touchant notre faible nature, afin de nous purifier de l'antique souillure par l'Incarnation du Verbe ; et,
en retour de cette purification, ils doivent offrir à Dieu leur corps comme une hostie vivante. » Ainsi parle le Vén. Bède.
Le Seigneur ne dédaigne pas d'opérer chaque jour ce même miracle par sa grâce. En effet, toutes les fois qu'il
justifie un impie, il purifie véritablement un lépreux ; car le lépreux est l'image du pécheur pour plusieurs raisons.
1° La lèpre est une maladie contagieuse en sorte qu'il est dangereux d'habiter avec les lépreux. Mais il n'est pas
moins funeste de vivre avec les pécheurs, parce que leur exemple n'est pas moins contagieux pour porter les autres au
péché. 2° La lèpre est une maladie très-grave, parce qu'elle afflige le corps tout entier ; le péché est un mal encore bien
plus grave puisqu'il attaque et corrompt tout à la fois le corps et l'âme ; aussi doit-on le fuir et le craindre par dessus
tout. 3° La lèpre est une maladie fétide et repoussante ; de même les pécheurs sont abominables à Dieu et aux Anges. 4°
Les lépreux étaient séparés des autres hommes ; de même les pécheurs sont privés de la grâce de Dieu, quelquefois
même ils sont retranchés de la communion de l'Église ou de la foi, ils ne participent point ici-bas au mérite des bons et
ne participeront point à leur société en l'autre vie, ils ne partageront, ni leur habitation, ni leur récompense pendant
l'éternité. 5° La lèpre se manifeste par diverses couleurs sur la peau, de même le péché se produit dans l'âme de
différentes manières. Ainsi l'âme est comme infectée de la lèpre, lorsqu'elle est souillée par l'orgueil, la colère, l'avance,
la paresse, la gourmandise, l'envie et la luxure. L'orgueil est figuré dans le lépreux par l'enflure, la colère par
l'inflammation, l'avarice par la soif, la paresse par la pesanteur, la gourmandise par la démangeaison, l'envie par la
putridité de la chair, la luxure par la mauvaise odeur de l'haleine.
Ah ! pécheurs-lépreux, accourons avec confiance à Jésus notre médecin. Ne désespérons point, mais ayons un
vrai repentir de nos fautes et un vif désir d'être purifiés. Avec le lépreux fidèle de Capharnaüm, remplis d'humilité et
couverts de confusion, prosternons-nous la face contre terre, en rougissant des taches de notre vie, mais que la honte
n'empêche pas notre confession. Pleurant et gémissant, exposons nos blessures, reconnaissons-nous coupables ; après
avoir découvert le mal, demandons le remède ; implorons la miséricorde du Seigneur, avec des sentiments de
componction ; prions-le humblement de nous toucher et de nous guérir par sa grâce. Avouons que nous sommes
immondes, mais reconnaissons que le Sauveur est tout-puissant pour laver nos souillures, crions et disons-lui comme le
lépreux : Seigneur, si vous voulez, vous pouvez me guérir. Si nous agissons ainsi, soyons assurés de la miséricorde
divine, ne désespérons pas du pardon ; car le Seigneur qui est plein de bonté, ne repousse aucun de ceux qui viennent à
lui, mais il tient ouvert à tous la porte de son cœur. Il n'exige pas une pénitence prolongée et continuée pendant

131
plusieurs années, il ne demande qu'un cœur contrit et humilié. Alors il touche le pécheur de sa main miséricordieuse, et
par sa volonté souveraine il efface tous les crimes ; car Dieu étend sa main miséricordieuse sur le pécheur, quand il lui
accorde le secours de la grâce avec le pardon de ses fautes. Cependant pour réconcilier un pécheur ainsi converti,
l'Église attend le jugement du prêtre. Mais, une fois purifiés de nos péchés par la sentence sacerdotale, nous devons
offrir au Seigneur notre présent, un sacrifice de louanges continuelles ; car nous devons témoigner à Dieu une vive
reconnaissance, en ne cessant de le remercier de ses bienfaits et d'assister nos frères, afin d'observer ainsi tout à la fois
la charité envers Dieu et envers le prochain. Nous ne devons rien nous attribuer par vaine gloire, mais rapporter tout à
Dieu ; car il veut que dans toutes nos œuvres, le mérite entier soit pour nous, le bon exemple pour nos semblables, la
gloire et la louange pour lui seul. Il s'est spécialement réservé trois choses qu'il n'a jamais voulu communiquer à aucune
pure créature, à savoir : la gloire, la vengeance et le pouvoir de juger. Or, les hommes vains et orgueilleux lui ravissent
sa gloire ; les hommes colères et vindicatifs, blessent son droit d'exercer la vengeance ; les hommes téméraires et
présomptueux usurpent son pouvoir de juge, lorsqu'ils veulent juger des intentions d'autrui.
Celui qui a reçu un bienfait, dit ici Tite de Bostres, doit rendre grâces à son bienfaiteur, quoique celui-ci n'en ait
pas besoin. Voilà pourquoi, bien que le Seigneur lui eût ordonné de garder le silence sur sa guérison, le lépreux en se
retirant publia les œuvres et les paroles de Jésus-Christ (Marc. I, 45). Le bruit de son miracle et la renommée de sa
doctrine se répandaient partout, parce que la réputation et la gloire s'attachent d'autant plus aux pas d'un homme que
celui-ci les fuit davantage. C'est la pensée de saint Bernard qui dit : « La gloire du monde n'a rien vraiment de glorieux,
si ce n'est de fuir ceux qui la poursuivent, et de poursuivre ceux qui la fuient. Voilà pourquoi on la compare à notre
ombre, si nous la suivons, nous ne pouvons la saisir, si nous courons devant elle, nous ne pouvons lui échapper. » Le
lépreux remplissant donc le rôle d'évangéliste, se mit à annoncer qu'il s'était opéré en lui une double guérison, celle du
corps et celle de l'âme ; de sorte que le salut d'un seul homme en poussait un grand nombre à venir à Dieu. C'est
pourquoi Jésus ne pouvait plus paraître publiquement dans la ville, à cause de la foule nombreuse qui accourait de tous
côtés et se pressait autour de lui pour demander des guérisons et voir des miracles (Marc. I, 45).
Jésus, assiégé par la multitude, se retira dans des lieux déserts pour vaquer plus tranquillement à l'oraison ; car
s'il guérit, en tant que Dieu, il prie en tant qu'homme. Le Seigneur, fuyant le bruit et le tumulte, gagne des endroits
solitaires, pour nous montrer combien il préfère la vie calme et affranchie des préoccupations séculières : c'est ainsi qu'il
s'éloigne des âmes agitées par des pensées charnelles, tandis qu'il visite les âmes vides de toutes les affections
mondaines. Par cette retraite, Jésus-Christ apprend aussi aux prédicateurs de la parole divine qu'ils doivent se soustraire
aux applaudissements du peuple et s'éloigner quelquefois de la multitude pour se livrer à la prière. D'après saint Jérôme
(in cap. VIII, Matth.), « s'il est dit que Jésus-Christ ne pouvait entrer ouvertement dans la ville, mais qu'il devait
demeurer secrètement au dehors, c'est pour signifier qu'il ne se manifeste pas à ceux qui cherchent dans les endroits
publics à recueillir des éloges ou à satisfaire leurs volontés ; mais à ceux qui sortent à l'écart avec saint Pierre, et qui
vont dans la solitude comme le Seigneur pour prier et pour nourrir le peuple ; à ceux qui renoncent aux plaisirs du
monde et aux biens de la terre pour dire : Seigneur, vous êtes mon partage ! (Ps. CXVIII, 57.) Quant à la gloire de Dieu,
elle se manifeste à ceux qui accourent de tous côtés, c'est-à-dire à ceux qui viennent à lui, à travers les plaines et les
montagnes, sans que rien puisse les séparer de la charité de Jésus-Christ.
Selon le Vénérable Bède (in cap. V Luc), « Jésus-Christ faisant des miracles dans les villes et passant la nuit
dans le désert ou sur la montagne pour prier, nous donne l'exemple de la vie active et de la vie contemplative tout à la
fois. Il nous apprend ainsi que l'amour de la contemplation ne doit pas nous faire négliger le soin du prochain, comme
les œuvres à l'égard du prochain ne doivent pas nous faire abandonner les exercices de la contemplation ; car l'amour de
Dieu ne doit jamais trouver un obstacle dans l'amour du prochain, ni l'amour du prochain aller à rencontre de l'amour de
Dieu. Or prier sur la montagne, c'est s'affranchir des préoccupations des choses temporelles pour courir, de tout l'élan de
son âme, vers les douceurs ineffables de la contemplation céleste. Prier dans le désert, c'est étouffer en soi-même le
bruit des désirs terrestres pour se former dans son cœur comme une solitude, où, à l'abri de tout tumulte extérieur, on
s'entretienne silencieusement par des aspirations intimes avec le Seigneur. — Saint Grégoire dit aussi à ce sujet (Lib.
VI, Moral. 17) : « Notre Rédempteur opère durant le jour ses miracles dans les villes, et il se retire la nuit sur une
montagne pour s'adonner à l'oraison. Par là il apprend aux prédicateurs parfaits à ne pas abandonner entièrement la vie
active pour l'amour de la contemplation et à ne pas dédaigner non plus la douceur de la contemplation pour une vie trop
active ; mais à se pénétrer dans le calme de la retraite intérieure, des enseignements qu'ils devront communiquer aux
fidèles dans les fonctions du saint ministère. » Ainsi parle saint Grégoire.
Ce que saint Marc et saint Luc rapportent ici que Jésus ne pouvant paraître publiquement dans la ville, se
retirait dans le désert, ne doit pas s'entendre du jour même où il avait guéri le lépreux ; car, aussitôt après cette
guérison, il entra le même jour dans la ville de Capharnaüm, située à une demi-lieue du théâtre du miracle qui n'était pas
encore divulgué. Voilà pourquoi saint Matthieu raconte immédiatement après la guérison du lépreux celle du serviteur
du Centurion non moins merveilleuse.
Prière
Seigneur Jésus-Christ, qui êtes descendu du trône glorieux de votre Père et du sein virginal de votre Mère, pour guérir la
lèpre dont le genre humain était infecté, je vous adore humblement, moi qui suis un lépreux couvert des différents
taches des péchés. Si vous le voulez. Seigneur, vous pouvez me guérir ; étendez votre main bienfaisante et charitable ;
touchez intérieurement et extérieurement le pauvre lépreux qui vous invoque, ayez pitié de ses larmes et purifiez-le de
ses souillures. Ô Dieu, rempli de miséricorde, qui ne voulez pas que le pécheur se perde et qu'il meure, mais qu'il se
convertisse et qu'il vive, accomplissez cette volonté miséricordieuse envers moi qui suis un pécheur ; faites que je ne
meure pas spirituellement, mais que je me convertisse afin de vivre éternellement avec Vous. Ainsi soit-il.

132
CHAPITRE XLII

Guérison du serviteur paralytique du Centurion

Matth. VIII, 5-13. Luc. VII, 1-10

Jésus entra ensuite à Capharnaüm qui, comme nous venons de le voir, n'était pas éloigné. Alors la foi, le désir
et la dévotion attirèrent vers lui un centenier ou centurion (Matth. VIII, 5). Cet officier, chef de cent soldats, avait été
placé là par les Romains maîtres de toute la Galilée, pour y recueillir le tribut et empêcher la rébellion ; il résidait à
Capharnaüm, capitale de ce pays, et cité illustre à cette époque mais aujourd'hui bien déchue. « Ce centurion, dit
Origène (Hom. V, in divers.), était originaire d'un autre pays, mais indigène par le cœur, étranger par sa race mais non
par sa foi, chef des soldats et compagnon des Anges. » Il n'était pas Juif, mais Gentil ; aussi n'osa-t-il pas s'approcher de
Jésus en personne, s'estimant indigne de jouir de sa présence. II envoya d'abord les anciens des Juifs, comme étant
familiers avec Jésus (Luc. VII, 3). Par leur organe, il le pria en ces termes (Matth. VIII, 6) : Seigneur, vous qui êtes le
maître de la maladie et de la santé, de la vie et de la mort, mon enfant, c'est-à-dire mon serviteur, est étendu dans ma
maison comme paralytique, et il souffre extrêmement. Il donne à son serviteur le nom d'enfant, pour indiquer la jeunesse
plutôt que la condition du malade, ou bien pour marquer l'affection dont il l'environnait : c'est là une leçon aux maîtres
orgueilleux qui dédaignent leurs serviteurs. L'exemple du centurion qui retient ainsi dans sa demeure son domestique
infirme, est aussi une leçon aux maîtres inhumains qui chassent de leur maison et envoient à l'hôpital leurs serviteurs
malades. Par la peinture qu'il fait du malade, le centurion essaie d'exprimer l'angoisse de son âme et d'exciter la
compassion du Seigneur. Saint Chrysostôme dit à ce sujet (Hom. XXII, Oper. imp.) : « Il se contente de lui exposer là
maladie, laissant le remède et la guérison aux soins de sa miséricorde. C'est par un dessein secret de la divine
Providence que les Juifs sont ici employés comme intermédiaires, afin qu'ils soient inexcusables, si la vue du miracle et
la foi du Gentil ne les déterminent pas à croire. En apprenant les merveilles que Jésus-Christ avait opérées, le centurion
crut fermement que son cher serviteur en danger de mourir pouvait être guéri par ce même Jésus-Christ et voilà
pourquoi il envoie solliciter la guérison qu'il désirait. La conduite de ce Gentil qui montre tant de soin et de sollicitude
pour son serviteur, nous apprend à témoigner de la compassion et de la bienveillance à l'égard de nos inférieurs et de
nos sujets. Le centurion ne ressemblait pas à beaucoup de maîtres qui délaissent leurs domestiques infirmes ; quoique
bien portants, ils sont beaucoup plus préoccupés d'eux-mêmes que de leurs serviteurs malades ; et ils pensent plutôt à se
livrer à leurs plaisirs qu'à secourir dans leurs besoins ceux qui leur sont soumis.
Mais Jésus, connaissant les sentiments du centurion, lui répondit par ses messagers (Matth. VIII, 7) : Je
viendrai moi-même (voilà son humilité), et je le guérirai (voilà sa compassion). Il vint en effet par sa vertu salutaire,
mais non par sa présence corporelle. Il y allait, cependant avec eux (Luc. VII, 6). Que ce charitable Médecin est
différent de ceux qui sont toujours prêts à visiter non pas les pauvres, mais seulement les riches ! Et comme le Seigneur
approchait de la maison, le centurion, se repliant sur lui-même par un élan de foi, alla au-devant de la majesté suprême
de Jésus-Christ, en lui envoyant ses amis les plus intimes, pour le prier de ne pas venir ; et, sans attendre que les
premiers messagers fussent revenus, il lui fit dire par ceux-ci : Seigneur, ne vous donnez pas tant de peine, car je ne suis
pas digne que vous entriez sous mon toit. Il ne dit pas dans mon palais, dans ma maison, quoique ce fût un chef ; mais
sous mon toit, parce qu'il considérait sa bassesse en face de la grandeur de Jésus-Christ. Car, comme il se reprochait de
vivre en gentil, il craignait d'offenser le Christ qu'il croyait Dieu, s'il le recevait chez lui en personne. « Mais, remarque
saint Augustin (serm. VI, de Verbis Dom.), en se proclamant indigne, il se rendit digne de voir entrer Jésus-Christ non
pas simplement dans sa demeure, mais dans son cœur. » D'après saint Chrysostôme (Hom. XXVII, in Matth.), « il
jugeait qu'il ne méritait pas de recevoir sous son toit le Sauveur du monde, et il mérita par là le royaume du ciel. » Pour
témoigner davantage sa profonde humilité, il ajouta (Luc. VII, 7 et 8) : Aussi, je ne me suis pas même jugé digne d'aller
vous trouver, et je vous ai député des messagers. Mais, sans vous présenter vous-même, dites seulement une parole,
cette parole qui crée, gouverne et guérit tout, et mon enfant, mon serviteur sera guéri. C'est en effet le même qui a dit un
mot et qui a tout fait, comme l'atteste le Psalmiste (Ps. XXXII, 9). Quelle foi ! s'écrie le Vénérable Bède (in cap. VI
Luc) ; ce Gentil croit que pour Jésus-Christ, dire c'est faire, que la parole c'est l'acte même. — De l'exemple du
centurion concluons, d'après Pierre le Chantre, que, si nous ne croyons pas notre conscience bien disposée, il vaut
mieux nous abstenir d'offrir le saint sacrifice, de recevoir la sainte Eucharistie, et même l'ordination sacerdotale, plutôt
que de le faire, je ne dis pas avec une conscience coupable, car ce serait un péché mortel, mais avec une conscience
douteuse, parce que dans ce cas ou se ferait plus de mal que de bien. Et comme l'irrégularité empêche celui qui l'encourt
de recevoir l'ordination, d'administrer l'Eucharistie et de célébrer le divin sacrifice, nous ne devons pas ignorer ce qui
nous fait encourir l'irrégularité, et nous devons savoir en quel état nous sommes.
Dans la conduite du centurion se manifestent trois vertus admirables : l'humilité, la foi et la prudence ; d'abord
une profonde humilité, car il se jugea indigne de recevoir sous son toit le Seigneur qui était disposé à venir chez lui ;
une foi parfaite, car bien que gentil, il crut que Dieu, par sa seule parole, pouvait rappeler le serviteur à la santé ; une
rare prudence, car il reconnut la divinité cachée sous le voile de l'humanité, et dans celui qu'il voyait marcher comme
homme, il découvrit Celui qui est présent partout comme Dieu. Le centurion montra de plus une charité peu commune ;
car, tandis que beaucoup s'approchaient du Seigneur pour demander leur propre guérison, ou celle de leurs proches et de
leurs amis, lui ne l'implore que pour son serviteur. Persévérant toujours dans la fermeté de la foi, il montre que Dieu

133
peut guérir par sa seule parole (Matth. VIII, 9) : Quoique je sois un homme soumis à des supérieurs, tels que le
gouverneur et l'empereur, néanmoins parce que j'ai sous moi des soldats et des serviteurs, je dis à l'un : allez et il va,
pour traiter une affaire à ma place ; et à l'autre : venez, et il vient, pour remplir un devoir en ma présence ; et à mon
serviteur : faites ceci et il le fait, sans aucune résistance. De tout cela il conclut que si, à sa parole, l'un va, l'autre vient,
et un troisième fait ce qu'il ordonne, à plus forte raison si Jésus-Christ qui est Dieu et Maître absolu dit à la maladie :
Va-t'en, elle s'en ira ; et à la santé : viens, elle viendra ; et au paralytique : fais cela, il le fera ; ou bien s'il commande aux
Anges qui sont ses serviteurs de faire ces prodiges, ils les feront. En effet, c'est comme s'il disait : la parole de Dieu,
souverain Seigneur, doit être exécutée plutôt que celle de l'homme, simple sujet. Or moi qui suis homme et non Dieu,
simple sujet et non souverain Seigneur, je vois mes ordres accomplis ; donc vos ordres doivent être aussi accomplis,
puisque vous êtes Dieu, souverain Seigneur. Par conséquent, si moi qui suis revêtu d'une puissance précaire et
subalterne, par une seule parole je fais agir mes ministres, et si je puis commander à des inférieurs qui s'empressent
d'exécuter mon ordre ; à plus forte raison, vous qui êtes Dieu présent partout, Seigneur des Seigneurs, Maître suprême
du ciel et de la terre, pouvez-vous, par votre seule parole et sans votre présence corporelle, guérir mon serviteur, et pour
cela il n'est pas nécessaire que vous preniez la peine de venir en personne.
Jésus entendant ces paroles, expressions remarquables d'une foi si grande qui, sous l'enveloppe de la chair,
reconnaissait la majesté du Créateur, fut dans l'admiration, c'est-à-dire qu'il parut et agit comme un homme étonné et
ravi. Le Seigneur admirait la foi que lui-même mettait d'une manière admirable dans le cœur du centurion, et il loua les
merveilles que Dieu opérait en cet homme. Ce n'est pas qu'il y eut pour lui quelque chose digne d'admiration, puisque
toutes ses œuvres sont admirables ; mais c'était pour nous apprendre que nous devons toujours admirer et louer les
bienfaits de Dieu. « L'admiration du Seigneur, dit saint Augustin (lib. XII contra Manich. cap. 8.) nous indique ce qu'il
faut admirer, si nous avons encore besoin de l'apprendre ; car de tels sentiments lorsqu'ils sont attribués à Dieu, ne sont
pas les signes du trouble de l'esprit, mais ce sont les enseignements du Maître de la vérité.
Jésus, louant cette grande foi du centurion, la proposa pour modèle à ceux qui le suivaient (Matth. VIII, 10).
En vérité, je vous le dis, je n'ai point trouvé une telle foi, c'est-à-dire une marque d'aussi grande foi, ou tant de
disposition à croire, dans Israël, c'est-à-dire parmi le peuple juif de ce temps-là. Car il avait trouvé une foi plus vive
encore dans les anciens tels que Abraham, Isaac et Jacob, ainsi que dans plusieurs autres Patriarches et Prophètes qui
furent comme le commencement de notre foi. Il faut néanmoins toujours excepter la bienheureuse Vierge, lorsqu'il est
question soit de mérite, soit de péché. La parole de Jésus-Christ ne doit pas non plus s'entendre de tous ceux qui étaient
présents ; car il faut exclure aussi ceux auxquels il s'adressait, à savoir les Apôtres qui le suivaient. Et ceci est manifeste,
d'après le langage ordinaire : si par exemple quelqu'un entre avec une suite dans une maison qu'il trouve vide
d'habitants, que dit alors le visiteur ? Je n'ai trouvé personne dans cette maison. En parlant ainsi, il ne comprend pas
évidemment ceux qui l'accompagnent ; mais la parole est vraie par rapport aux personnes absentes. — Ou bien, selon
saint Chrysostôme (Hom. XXII, Oper. imp.) : « Si nous voulons préférer la foi du centurion à celle des Apôtres, il faut
entendre les paroles du Sauveur, en ce sens, que le bien de chaque homme est loué en raison de la qualité de chacun.
Ainsi, qu'un paysan sans instruction prononce un mot marqué au coin de la sagesse, on l'admire, mais si c'est un
philosophe qui a parlé de la sorte, on ne s'en étonne pas. Or voilà ce qui est arrivé dans le cas présent ; car on ne pouvait
mettre sur la même ligne la foi du Gentil et celle du Juif. — Ou bien encore, selon le même saint Docteur (Hom.
XXVII, in Matth.), si la foi du centurion est préférée, c'est en tant qu'elle est considérée dans son origine et sa source ;
les autres n'avaient cru qu'après avoir été témoins de plusieurs miracles, le centurion crut sur la simple renommée de
Jésus-Christ. » — D'après saint Jérôme, le Sauveur en disant : Je n'ai point trouvé tant de foi dans Israël, ne veut point
parler des Patriarches et des Prophètes, mais seulement de ceux qui étaient présents, à moins peut-être que dans le
centurion, la foi des Gentils ne soit préférée à celle d'Israël. Et selon le Vénérable Bède (in cap. VII, Luc), « la foi du
centurion l'emporte sur celle des Juifs présents ; car ceux-ci étaient instruits par les avertissements réitérés de la Loi et
des Prophètes ; mais le centurion crut spontanément sans avoir reçu aucun enseignement. »
Ainsi, Jésus admira et loua la foi du centurion, pour faire rougir et pour confondre les Israélites, et aussi parce
qu'il voyait de son regard divin la foi des Gentils surpasser celle des Juifs ; car la foi du centurion préfigurait celle des
Gentils. Aussi, Jésus-Christ en prit occasion de prédire la conversion et la vocation de ces derniers, et par contre,
l'infidélité et la réprobation des premiers. En vérité, ajouta-t-il (Matth. VIII, 11), je vous le dis et prédis : à l'exemple de
cet homme, figure des Gentils convertis à la foi, beaucoup, mais non pas tous, parce que tous ne croiront pas à
l'Évangile, beaucoup de l'orient et de l'occident, et aussi du nord et du midi, c'est-à-dire de toutes les contrées et de
toutes les nations de la terre, viendront à la foi et à l'unité de l'Église. D'après saint Augustin (Serm. VI, de Verbis
Dom.), « ces deux extrêmes parties, l'orient et l'occident, désignent l'univers entier. Ainsi, il fut dit à Jacob comme type
de l'Église (Gen. XXVIII, 14) : Vous vous étendrez à l'orient et à l'occident, au nord et au midi. — Au sens moral, ceux
qui viennent de l'orient, sont ceux qui s'humilient, en considérant leur propre nature et leur origine, ou ceux qui font
pénitence dans leur jeunesse. Ceux qui viennent de l'occident, sont ceux que la pensée de la mort convertit, ou ceux qui
font pénitence dans leur vieillesse. Ceux qui viennent du midi, sont ceux qui, au sein de la fortune, se livrent aux œuvres
de piété, et gardent leur vertu dans la prospérité. Ceux qui viennent du nord, sont ceux qui, sous le coup de la
tribulation, font pénitence et conservent leur patience dans l'adversité. — Parmi tous ces hommes, plusieurs seront
sauvés. Et ils goûteront un repos spirituel et délicieux avec Abraham, Isaac et Jacob dont ils ont imité la foi, ainsi
qu'avec les autres fidèles serviteurs et amis de Dieu, dans le royaume des cieux, et des justes, où se trouvent la lumière,
la gloire et la vie éternelle avec tous les biens véritables. Jésus-Christ nomme ici spécialement Abraham, Isaac et Jacob,
parce que à ces Patriarches avait été montrée principalement la Terre promise, image de la patrie bienheureuse.
Mais les enfants du royaume, c'est-à-dire les Juifs en qui Dieu régnait ; ou bien les fils du royaume par

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vocation et non par élection, par promesse et non par acquisition, par espérance et non en réalité ; ces enfants, à qui le
royaume était destiné, mais qui s'en sont rendus indignes, seront jetés loin de la face et de la vue de Dieu dans les
ténèbres extérieures, parce qu'ils étaient déjà remplis de ténèbres intérieures ; celles-ci qui avaient précédé, sont celles
du péché, et les autres sont celles de l'enfer. Car, d'après saint Grégoire (lib. IX, Moral, cap. XLVI), « les ténèbres
intérieures consistent dans l'aveuglement de l'esprit, et les ténèbres extérieures dans la nuit de la damnation éternelle. »
Elles sont ici appelées extérieures ; car, comme le dit saint Isidore, le feu de l'enfer brillera aux yeux des damnés pour
accroître leur misère et non pour leur procurer quelque consolation ; ils ne verront rien qui puisse les réjouir, rien au
contraire qui ne doive les affliger. C'est là qu'il y aura des pleurs ; car la fumée et l'ardeur du feu arracheront les larmes
des yeux qui sont les fenêtres par lesquelles la mort du péché est entrée dans l'âme de l'homme ; parce qu'il n'est pas
permis de regarder ce qu'il n'est pas permis de désirer. De plus il y aura des grincements de dents causés par le froid, en
punition de la gourmandise à laquelle les dents ont servi d'instruments. Ou bien, il y aura des pleurs arrachés par
l'angoisse de l'âme, et des grincements de dents causés par l'excès du désespoir. On conçoit d'après cela combien seront
rigoureux les tourments des damnés.
Et Jésus dit au centurion, par l'organe de ses messagers, (Matth. VIII, 13) : Allez, c'est-à-dire retournez
tranquillement, et qu'il vous soit fait pour la guérison de votre serviteur, comme vous l'avez cru parfaitement. D'après
Raban- Maur (in cap. VIII, Matth.), « le Sauveur déclare qu'il accorde la guérison du serviteur au mérite de la foi, afin
de montrer que par elle on peut obtenir tout ce que l'on désire, et qu'ainsi la force de la foi s'accrut dans le centurion. —
Aussi le serviteur fut guéri par la parole de Jésus-Christ absent, à l'heure même où fut prononcé ce même fiât qui avait
créé toutes choses. Ce miraculeux événement qui récompensait la foi du centurion, prouvait en même temps la
puissance du Christ que le centurion avait proclamée on disant : Prononcez une seule parole et mon serviteur sera guéri
; le Seigneur prononce cette parole, et aussitôt le fait se produit. « Admirez la rapidité de l'exécution, dit saint
Chrysostôme (Hom. XXVII, in Matth.) ; non-seulement Jésus-Christ guérit le serviteur, mais il le guérit sur le champ,
en un moment ; quelle puissance merveilleuse ! Et il opéra cette guérison, chemin faisant, par un simple mot, pour qu'on
ne crût pas que s'il allait en personne trouver le malade, c'était par impuissance, et non par humilité. Ah ! quelle ne doit
pas être l'efficacité de la foi pour nous-mêmes, si elle a tant d'influence pour les autres ! Car n'est-ce pas à cause de la
foi du centurion que la santé fut rendue à son serviteur paralytique ?
Confierons aussi l'humilité du Seigneur en cette circonstance. Il est disposé à se rendre, sans en être prié,
auprès du serviteur du centurion ; et comme nous le verrons, il ne voulut pas, même sur une prière, se rendre auprès du
fils d'un gouverneur, afin de nous montrer son dédain pour les pompes de ce monde. Car le Seigneur qui est élevé,
s'abaisse avec bonté jusqu'aux humbles et aux petits, tandis qu'il regarde du haut de sa grandeur les puissants et les
riches (Ps. CXXXVII, 6). « Ceci, dit saint Grégoire (Hom. XXII, in Evang.), est une leçon et un blâme pour notre
orgueil ; car en faisant acception des personnes, nous respectons les hommes non à cause de leur nature et de leur
ressemblance avec Dieu, mais à cause de leurs honneurs et de leurs richesses. Quoi donc ! Celui qui est descendu du
ciel, n'a pas dédaigné sur la terre d'aller vers un serviteur ; et nous, sortis de la terre, nous ne voudrions pas nous
humilier sur cette terre ? Mais peut-il y avoir quelque chose de plus vil et de plus méprisable aux yeux de Dieu que
d'honorer les hommes et de ne pas craindre les regards continuels du souverain Juge ? » Saint Ambroise dit également
(in cap. VI Luc) : « Jésus ne voulut pas aller trouver le fils d'un roi, pour ne pas paraître déférer à la grandeur et à la
richesse ; et il va trouver le serviteur du centurion, pour ne pas laisser croire qu'il dédaigne les conditions humbles et
pauvres » car tous, comme dit saint Paul, esclaves et hommes libres, nous sommes un en Jésus-Christ.
Le centurion, type de la Gentilité convertie, représente les premiers élus d'entre les Gentils, qui, marchant à la
tête d'une troupe généreuse, s'élevèrent à la perfection des vertus, et, adhérant à la foi de Jésus-Christ leur chef,
travaillèrent à la conquête des âmes. Remi d'Auxerre dit à ce sujet (in cap. VIII, Matth.) : « Les prémices des Gentils qui
acceptèrent la foi du Christ et qui possédèrent la perfection des vertus, sont figurés par le centurion de l'Évangile ; car
un centurion est celui qui commande à cent soldats, et le nombre cent est un nombre parfait. Le centurion prie justement
pour son serviteur, comme les prémices des Gentils prièrent pour le salut de la Gentilité tout entière. Si l'on nous objecte
que les Mages furent les premiers fidèles au Seigneur, nous répondrons : Le centurion mérite d'être appelé prémices des
Gentils, parce qu'il crut le premier au Seigneur sans être enseigné par personne, excepté par le Saint-Esprit. Si les
Mages avaient cru auparavant, c'est qu'ils avaient été instruits par les livres de Balaam et par l'apparition d'un nouvel
astre. Les autres Gentils n'ont pas joui de la présence corporelle de Jésus-Christ ; mais Dieu leur a communiqué, par
l'organe des Apôtres, la parole de la foi qui les a guéris de leur infidélité.
Au sens moral, le serviteur du centurion figure le pécheur qui encourt les quatre maux désignés par les quatre
conditions de cet homme, tel qu'il est signalé dans l'Évangile. Le premier mal, c'est l'esclavage du péché ou la
propension au péché ; nous en voyons une image dans l'état de servitude et de dépendance où était ce domestique du
centurion. En effet, tout homme qui commet le péché, est esclave du péché, dit le Sauveur (Joan. VIII, 34). Et saint
Pierre ajoute (II Ep. II, 19) : Quiconque est vaincu, est esclave de celui qui l'a vaincu. Aussi, selon saint Augustin, le
pécheur est esclave d'autant de maîtres qu'il a de vices. Or si le péché règne dans un homme, il le rend enclin à
commettre le péché et le fait tomber d'un péché en un autre, de telle sorte qu'il finit par le précipiter dans une autre
servitude, celle du démon ; car l'orgueilleux, par exemple, est esclave de Lucifer, l'avare de Mammon, et le voluptueux
d'Asmodée. — Le second mal du pécheur, c'est son impuissance à faire le bien ; nous la voyons représentée par l'état de
ce serviteur, étendu dans la maison, sans rien faire et sans pouvoir rien faire. Le pécheur se trouve aussi étendu soit dans
le feu de la colère, soit dans la boue de la volupté, soit sur les épines de l'avarice, sans être capable de faire aucun acte
méritoire. — Le troisième mal du pécheur, c'est la frayeur et la crainte qui le troublent continuellement ; ce que figurent
dans ce serviteur paralytique l'agitation du corps et le tremblement des membres. En effet, si l'on dit au pécheur de

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donner l'aumône ou de restituer le bien d'autrui, il craint de manquer lui-même du nécessaire ; si on lui dit de jeûner, il
redoute la faim ; si on lui dit de confesser ses péchés, il appréhende la confusion ; si on lui dit de faire pénitence et
satisfaction pour ses péchés, il a peur d'affliger et de mortifier son corps : voilà comment le paralytique spirituel est
toujours inquiet, de façon que le simple bruit d'une feuille l'épouvante. — Le quatrième mal du pécheur, c'est l'affliction
d'esprit marquée par l'extrême souffrance du serviteur paralytique. Et en effet tout pécheur est fort tourmenté en lui-
même par le remords de sa conscience qui le pique et le ronge sans cesse comme un ver intérieur. De là cette parole de
saint Augustin dans ses Confessions (cap. XXI) : « Vous l'avez justement ainsi voulu, Seigneur, que toute âme coupable
fût à elle-même son propre supplice. » Car, comme la Sagesse le déclare (Sap. XVII, 10) : La conscience déréglée est
dans des angoisses continuelles. Le pécheur est tourmenté d'un autre côté par l'embarras d'acquérir les honneurs, les
richesses de ce monde et les satisfactions du corps ; dans la prospérité, il est tourmenté par des préoccupations
excessives, et dans l'adversité par son extrême impatience. Mais il est tourmenté surtout par la vue des vices honteux où
il est plongé, et par la pensée des peines éternelles où il sera précipité ; et malgré cela, le malheureux ne revient pas à
résipiscence. Cependant, Dieu guérit quelquefois ce malade presque désespéré, en venant à lui à cause des mérites des
Saints qui intercèdent pour son âme.
Par conséquent, si notre âme est paralytique et que nous sentions en nous-mêmes les quatre maux indiqués,
prions les Saints d'être nos intercesseurs auprès de Dieu, députons-les comme le centurion envoya les anciens à Jésus-
Christ, et disons-lui pleins de ferveur et de confiance : Seigneur, mon serviteur est étendu comme paralytique dans ma
maison, et il souffre beaucoup ; mais, à cause de la fragilité de ma nature, à cause de mes honteuses souillures et de mes
innombrables misères, je ne suis pas digne de vous recevoir sous mon toit exigu, sale et délabré ; mais dites seulement
une parole, et la santé reviendra, sur votre commandement. Comme cette parole fut d'une si grande efficacité qu'elle
mérita au centurion la grâce insigne de voir entrer Jésus-Christ dans son cœur, lorsque nous voulons recevoir ce divin
Sauveur par le sacrement de l'Eucharistie, considérons notre bassesse et notre indignité, en répétant avec le centurion :
Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit ; je ne suis pas digne de recevoir en ma bouche et en ma
poitrine votre Corps et votre Sang adorables ; la vertu de ces paroles si humbles nous méritera de devenir dignes de
recevoir ce divin sacrement. Origène dit à ce sujet (Hom. V, in divers.) : « Lorsque les saints et vénérables prélats de
l'Église entrent dans votre demeure, le Seigneur y entre avec eux, et figurez-vous alors que vous le recevez. Mais vous
le recevez en personne, quand vous mangez son Corps et buvez son Sang ; c'est alors que vous devez vous humilier, en
lui disant : Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit ; car si nous le recevions indignement, nous le
recevrions pour notre condamnation. » Ainsi s'exprime Origène.
Le centurion figure encore la raison, ou la partie intellectuelle de nous-mêmes ; le serviteur, c'est l'appétit
sensitif qui doit obéir à la raison ; mais la corruption de notre nature le rend rebelle à cette soumission. C'est pourquoi
l'homme, reconnaissant par la raison cette faiblesse de l'appétit sensitif, doit par lui-même et par les autres supplier Dieu
de guérir son serviteur infirme, et de cette manière la santé lui sera rendue. De même que le centurion disait : Quoique
je sois un homme soumis à d'autres, néanmoins parce que j'ai sous moi des soldats, je dis à l'un : Va là, et il va ; et à
l'autre : viens ici, et il vient ; et à mon serviteur : fais ceci, et il le fait ; de même aussi, dit Cassien (Collât. 7, v), l'âme
parfaite, figurée par le centurion, est soumise à Dieu et en même temps maîtresse de toutes ses facultés, de telle sorte
qu'elle a le pouvoir de chasser les pensées mauvaises pour appeler les bonnes. Nous pouvons alors dire aux premières :
Allez-vous-en, et elles se retireront ; aux secondes : Venez, et elles viendront ; et à notre serviteur, c'est-à-dire au corps
qui doit être soumis à l'esprit, prescrivons de garder la chasteté et la continence, il obéira sans aucune résistance, et
rendra ainsi toute la soumission qu'il doit à notre âme.

Prière

Seigneur Jésus-Christ, je ne suis pas digne que vous entriez sous le toit de ma chair, parce que l'esclave de la sensualité
est étendu dans la maison de mon corps, comme un paralytique exténué par la maladie du péché, et il est fort tourmenté
par les mouvements de la concupiscence ; mais venez lui communiquer la vie de la grâce, et dites seulement une parole
de vérité afin que mon serviteur soit guéri et délivré du péché. Ô Dieu plein de miséricorde ! ayez pitié de ma misère,
faites que je sois soumis à l'empire de votre grâce, et que par la vertu de cette grâce je sois maître de mes forces et
facultés naturelles ; accordez-moi donc le pouvoir de chasser de mon âme les pensées et les affections mauvaises pour
n'y admettre que les bonnes, et de commander au corps afin qu'il obéisse à l'esprit. Ainsi soit-il.

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CHAPITRE XLIII

Guérison d'un démoniaque, et de la belle mère de saint Pierre

Matth. VIII, 14-17. — Marc. I, 21-35. — Luc. IV, 31-44

Le Seigneur Jésus entra dans Capharnaüm qui signifie séjour d'agrément, de fertilité et de consolation. Par
cette triple signification cette ville, autrefois célèbre, est la figure de l'âme vraiment religieuse qui doit être enrichie
comme d'une triple abondance par la charité, la dévotion et la contemplation. Jésus-Christ aime à descendre dans cette
âme fervente qui devient par sa présence un séjour d'agrément, de fertilité et de consolation. Saint Pierre Chrysologue
dit à ce sujet : « D'après le sentiment de mon cœur, s'il est un paradis ici-bas, j'estime qu'il se trouve dans le cloître ou
dans l'école ; car, en dehors de ce double théâtre, tout n'est qu'anxiété, inquiétude, amertume, appréhension, sollicitude
et douleur. » Ici, par école, il faut entendre l'étude des divines Écritures et non pas des sciences profanes. « En effet, dit
Hugues de saint Victor, il n'est rien en cette vie que l'on cultive avec plus de plaisir et que l'on goûte avec plus d'avidité ;
rien qui détache autant notre cœur du monde et fortifie autant notre esprit contre les tentations ; rien qui excite et aide
davantage l'homme à faire toute bonne œuvre et à supporter toute peine, que l'étude de l'Écriture sainte. »
Et le jour du sabbat, où l'on s'abstenait des travaux serviles pour vaquer aux exercices spirituels, Jésus entra
dans la synagogue, où se réunissaient les docteurs pour expliquer et le peuple pour écouter les préceptes de la Loi ;
alors il les enseigna (Marc. I, 21). Il avait choisi ce lieu et ce jour, parce qu'ils étaient favorables à la prédication de sa
doctrine ; car le concours des Juifs dans la synagogue était alors très-considérable. Également, tout Chrétien est tenu
d'aller à l'église les jours de dimanche pour y entendre la messe tout entière. Cette obligation résulte du droit naturel,
divin et ecclésiastique. En effet, la loi de la nature demande que tout homme consacre un certain espace de temps à prier
Dieu ; la loi de l'Écriture ordonne aux Juifs de remplir le devoir de la prière le jour du sabbat ; et la loi dé l'Église
prescrit aux Chrétiens de remplir ce devoir de la prière le jour du dimanche, en assistant à la messe où l'Homme-Dieu
est réellement présent. Ainsi, selon la Glose,ceux-là pèchent mortellement qui n'entendent point la messe le dimanche,
parce qu'elle est de précepte, à moins que la nécessité ne les excuse ; pour les autres jours elle n'est que de conseil.
L'Évangéliste parlant de la prédication de Jésus-Christ, ajoute (Marc. I, 22) : Et ils étaient étonnés de sa
doctrine, soit parce qu'il expliquait très-clairement la Loi et les Prophètes sans les avoir appris, soit parce qu'il
confirmait sa doctrine par des opérations divines. Ils étaient justement saisis d'admiration, car il les instruisait comme
ayant autorité, en manifestant son pouvoir surnaturel et sans craindre de dire la vérité. Il ne ressemblait pas aux Scribes
qui n'enseignaient que par leurs paroles, ou qui n'osaient pas faire connaître la vérité, parce qu'ils ne voulaient pas la
mettre en pratique. « La parole du docteur jouit d'une grande autorité, dit ici le Vén. Bède (in cap. IV, Luc), s'il confirme
ses leçons par ses actes ; mais celui qui détruit sa doctrine par sa conduite, se fait mépriser. » On peut dire encore que, si
Jésus-Christ parlait avec autorité et non comme les Scribes, c'est que les Scribes communiquaient au peuple les
préceptes qu'ils avaient appris par la Loi ; mais Jésus, l'auteur et le consommateur de la Loi, la modifiait à son gré, en
changeant ou ajoutant ce qui lui paraissait convenable. » Ainsi s'exprime le Vénérable Bède. Jésus-Christ confirmait
donc sa doctrine par des œuvres merveilleuses ; mais les autres prédicateurs et docteurs qui n'ont pas ce même pouvoir,
doivent confirmer leur doctrine par des œuvres vertueuses, et ne pas ressembler aux Scribes qui disent et ne font pas,
mais se contentent d'exposer et de développer leurs enseignements avec des paroles pompeuses et pleines de vanité.
Le Seigneur manifesta bientôt sa puissance par le fait (Marc. I, 23). Il y avait dans la synagogue un homme
possédé de l'esprit impur, c'est-à-dire obsédé par le démon, et on l'avait amené dans ce lieu saint probablement pour
qu'il y fût délivré. Il s'écria à haute voix (Marc. I, 24) : Qu'y a-t-il entre vous et nous, Jésus de Nazareth ? Êtes-vous
venu pour nous perdre avant le temps ; c'est-à-dire pour diminuer et détruire notre puissance de nuire aux hommes, et
pour nous tourmenter ? En effet le démon excité par l'envie est affligé de voir l'homme opérer son salut ; voilà pourquoi
la doctrine de Jésus-Christ, remède et salut des âmes, le faisait souffrir et crier. D'après S. Théophile ce que le démon
appelait sa perte, c'était la nécessité de sortir de celui qu'il possédait. Car les démons tourmentent sans pitié les hommes
et croient souffrir eux-mêmes quand ils ne les molestent pas. Je sais qui vous êtes, ajouta le démon ; je crois fermement
que vous êtes le Saint de Dieu, c'est-à-dire le Christ envoyé pour le salut des hommes. Par les prophéties relatives au
Messie qui déterminaient le temps, le mode et le lieu de sa venue, et par les autres circonstances, les démons savaient
qu'il était le Christ promis dans la Loi, mais ils ne savaient pas qu'il fût Dieu ; et Satan lorsqu'il tenta Jésus-Christ dans
le désert ne put découvrir s'il était le Fils de Dieu par nature, quoiqu'il l'eut éprouvé trois fois dans ce but. Si les démons
en effet n'avaient pas ignoré qu'il fût Dieu, ils n'auraient pas poussé les Juifs à le mettre à mort, comme S. Paul l'atteste
en disant (I Cor. II, 8) : S'ils l'eussent connu, ils n'eussent jamais crucifié le Seigneur de la gloire. Ah ! quelle n'est pas
la perversité d'un grand nombre d'hommes qui, sous les coups de l'adversité blasphèment et nient Dieu, tandis que les
démons le proclament et le louent ! Suivant le Vén. Bède (in cap. IV, Luc), « cette confession de la part des démons
n'était point volontaire mais forcée, elle leur était arrachée par la nécessité, aussi elle ne fut suivie d'aucune récompense.
Comme des esclaves fugitifs qui revoyant leur maître longtemps après leur fuite ne redoutent qu'une chose, d'être battus
; ainsi les démons à la vue du Seigneur venant tout à coup sur la terre, croyaient qu'il arrivait exprès pour les juger ;
aussi sa présence faisait leur tourment. » — Le démon est ici appelé esprit immonde à cause de l'effet qu'il produisait en
celui qu'il possédait car il le rendait immonde ; c'est ainsi qu'ailleurs on l'appelle esprit sourd ou esprit muet, parce qu'il
rendait sourd ou muet ceux qu'il possédait. Ou bien selon S. Chrysostôme (in cap. I, Marc) il est appelé esprit immonde

137
à cause de son impiété et de son éloignement de Dieu, parce qu'il se mêle à toutes les opérations impures et mauvaises.
Le Seigneur ordonne à l'esprit immonde de se taire, pour l'empêcher de mêler le mensonge à la vérité, et afin
de ne pas paraître réclamer son témoignage, surtout lorsque les Pharisiens l'accusaient de chasser les démons au nom de
Béelzébud. Nous trouvons ici une salutaire leçon : c'est que les démon, n'étant pas restés fidèles à la vérité, sont des
êtres trompeurs que nous ne devons pas croire, quand bien même ils nous diraient la vérité ; parce que s'ils trouvent des
hommes qui les croient, ils mêlent le mensonge à la vérité et font servir la vérité à accréditer le mensonge ; car, en
disant des choses vraies, ils s'efforcent d'induire les hommes crédules en diverses sortes de péchés, et dans l'erreur de
l'idolâtrie. Jésus-Christ, gourmandant le démon qui confessait sa puissance et sa sainteté, et lui imposant silence, nous
enseigne à fuir les louanges des personnes corrompues et mauvaises (Marc. I, 25). Suivant la maxime de Sénèque, nous
devons être aussi affligés et aussi honteux d'être loués par des hommes sans honneur, que si on nous louait d'actes
déshonorants.
L'esprit impur ayant reçu l'ordre de sortir de celui qu'il possédait, le jeta par terre au milieu de l'assemblée,
l'agita de violentes convulsions, et poussant un grand cri, sortit de cet homme sans lui faire aucun mal, sans avoir
mutilé aucun de ses membres (Marc I, 26. — Luc. IV, 35). Saint Jérôme dit à ce sujet (in cap. I, Marc.) ; ce démon agita
violemment cet homme avant de le quitter ; car lorsque la délivrance approche, la tentation augmente : ainsi Pharaon
poursuit avec fureur Israël qui l'abandonne ; et le démon s'efforce de nuire à l'homme qui le dédaigne. — II arrive aussi,
selon le sens spirituel, que le démon jette en face du public le péché d'un homme pour le diffamer ; mais le pécheur, se
voyant couvert de confusion, quitte son péché, et le démon est contraint de sortir. De là cette prière du Prophète royal
(Ps. LXXXII, 17) : Couvrez d'ignominie leur visage, ô Seigneur ! et ils chercheront votre nom. La honte qu'une faute
fait éprouver est en effet très-efficace pour faire sortir le pécheur de son péché. « C'est pourquoi, dit Sénèque, nous
devons conserver soigneusement la pudeur ; car tant que ce sentiment demeure dans l'âme, il y a toujours espoir
d'amendement. » — Comme le démon ne sortit du possédé qu'après l'avoir agité de violentes convulsions, ainsi nul ne
peut être délivré du péché qu'après avoir été touché d'une vive componction et d'une contrition salutaire. Et ceci s'entend
surtout des passions charnelles dont on ne guérit que par la mortification corporelle ; car, selon la sentence de l'Esprit-
Saint : l'homme sera puni par où il aura pêche (Sap. XI, 17).
Il est rapporté d'un autre possédé qu'après avoir été délivré par le Sauveur, il devint comme mort, en sorte que
beaucoup disaient qu'il était mort (Marc. IX, 25). Saint Grégoire dit à ce sujet : « Celui qui est délivré de la puissance
de l'esprit malin est ici représenté comme mort ; car, quiconque triomphe de la convoitise terrestre renonce à la vie
charnelle, et il paraît mort aux yeux du monde, parce qu'il s'est séparé de l'esprit mauvais qui l'agitait par des désirs
impurs. Beaucoup, ignorant qu'il jouit de la vie spirituelle, disent qu'il est mort ; car ils regardent comme privé de toute
vie celui qui dit adieu aux plaisirs sensibles. » — Si donc celui qui est délivré de l'esprit mauvais est mort, celui qui
n'est pas mort au monde n'est point délivré de l'esprit mauvais. Oh ! quelle terrible pensée pour ceux qui aiment le
monde ! — Mais Jésus prenant le possédé par la main le souleva, et celui-ci se leva (Marc. IX, 26). Ainsi Jésus tend la
main, pour les secourir, à ceux qui sont abattus, lui-même relève ceux qui sont renversés. — « Selon le sens mystique,
dit saint Ambroise (in cap. IV, Luc.), celui qui dans la synagogue était possédé de l'esprit impur, figurait le peuple juif
qui, enchaîné dans les liens diaboliques, affectait la pureté dans son corps et remplissait son âme de souillures. Il était
justement possédé de l'esprit impur, parce qu'il avait perdu l'Esprit-Saint ; et le démon était entré dans la demeure même
d'où le Sauveur était sorti. » D'après saint Théophile, « beaucoup maintenant sont possédés du démon ; ce sont ceux qui
accomplissent ses désirs coupables ; ainsi les hommes furieux ont en eux le démon de la colère, et ainsi des autres
péchés. Mais le Seigneur vient dans la synagogue, lorsque l'homme se trouve dans le recueillement, et le Seigneur dit
alors au démon qui habite en cet homme : Tais-toi et va-t'en ; le démon sort aussitôt. »
Après avoir prêché et confirmé sa prédication par l'expulsion du démon, Jésus-Christ, quittant la synagogue,
entra chez Simon, pour y prendre la nourriture (Luc IV, 38). Le divin Sauveur qui pour notre propre salut était revêtu
d'un corps passible, se retirait quelquefois chez ses familiers et ses disciples pour se reposer et se restaurer après le
travail et la fatigue ; c'est ainsi qu'il vint au logis de Pierre. « Voyez, dit saint Cyrille, comme Jésus se rend cher un
homme pauvre, et comme il se soumet à la pauvreté volontaire, pour nous apprendre à vivre avec les pauvres sans les
mépriser. « Songez, dit aussi saint Chrysostôme (Hom. XXVIII, in Matth.), à ce qu'étaient les demeures de ces
pêcheurs, et cependant le Seigneur ne dédaigne pas d'entrer sous ces humbles toits, pour nous montrer que nous devons
en tout fouler aux pieds l'orgueil humain. Aussi, l'Évangile ne nous marque point que Jésus-Christ soit entré dans
d'illustres maisons, mais dans celles d'un pêcheur, d'un publicain et d'un chef de publicains ; il méprise les palais et ceux
qui se revêtent d'habits somptueux. Voulez-vous donc l'attirer dans votre habitation, préparez-vous à l'y recevoir par les
aumônes, les prières, les jeûnes et les veilles ; car nul ne doit rougir de sa demeure, s'il sait la remplir de telles
décorations. Ô riches, ne mesurez pas votre grandeur à la richesse de votre logement ; au lieu de ces vains ornements,
parez-la de vertus solides ; alors Jésus viendra vous visiter ici-bas, en attendant qu'il vous introduise dans ses
tabernacles éternels. » Ainsi parle saint Chrysostôme.
Suivant quelques interprètes, quoique S. Pierre habitât à Bethsaïde toutefois du côté de sa femme il avait une
maison à Capharnaüm. Mais ce sentiment ne paraît pas conforme au texte de S. Marc qui dit (I, 29) : Jésus vint dans la
demeure de Simon et d'André. Voici comment Etienne de Langthon explique cette difficulté : La demeure que
l'Évangéliste nomme la maison de Pierre n'était pas la propriété de Pierre mais seulement le lieu où il avait coutume de
venir vendre des poissons ; les relations qu'il y avait contractées l'avaient déterminé à épouser une fille de cette famille ;
voilà pourquoi cette demeure est appelée la maison de Pierre comme aussi la maison d'André, parce que les deux frères
y faisaient ensemble commerce de poissons. — Dès que Jésus fut entré, ses disciples le prièrent de secourir la belle-
mère de Pierre qui était atteinte de la fièvre (Luc. IV, 39. — Marc. I, 31). Le Seigneur se plaçant devant la malade,

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commanda à la fièvre de la quitter ; puis la prenant par la main, il souleva cette femme qui fut immédiatement guérie.
Elle s'empressa de se lever, et se mit à les servir, savoir Jésus-Christ et ses disciples. Les forces qu'elle venait de
recouvrer, elle en faisait hommage au Sauveur, pour témoigner sa reconnaissance ; car la maladie n'avait laissé en elle
aucune trace d'incommodité. Ce résultat extraordinaire ne peut être produit que par la puissance divine, et il n'appartient
qu'au céleste Médecin d'opérer aussi promptement. La nature peut bien par son énergie propre nous délivrer de la fièvre,
mais son action n'est pas assez rapide, assez instantanée et assez parfaite pour nous permettre de vaquer immédiatement
à nos occupations habituelles, comme cela arriva pour la belle-mère de saint Pierre. Jésus-Christ opéra cette guérison
aussi évidemment miraculeuse pour affermir ses disciples dans la foi. Le Vén. Bède dit à ce sujet (in c. IV Luc.) : « Les
personnes qui ont éprouvé la fièvre sont faibles au commencement de leur guérison et ressentent les suites de la maladie
; mais ici, la santé qui revient sur l'ordre du Seigneur arrive tout à coup dans sa plénitude ; bien plus, elle est
accompagnée d'un tel surcroît de forces que la valétudinaire peut servir ceux qui la servaient et l'aidaient auparavant.
Instruisons-nous par cet exemple, nous qui avons employé notre corps aux œuvres du péché pour produire des fruits de
mort, employons-le maintenant aux œuvres de vertu pour obtenir les récompenses de la vie éternelle. » S. Cyrille dit en
outre : « Nous aussi recevons Jésus-Christ, car s'il nous visite et que nous l'introduisions dans notre âme, il y éteindra le
feu des voluptés coupables, nous rendra la santé pour que nous puissions le servir en accomplissant ses volontés. »
Selon le sens moral, ce trait nous donne à entendre que, avant d'être guéris du péché, nous sommes incapables
de servir Dieu d'une manière qui lui soit agréable ; mais sitôt que nous sommes guéris de la fièvre du péché par le
remède de la pénitence, nous devons servir Dieu avec empressement de toutes nos forces, ainsi que l'Apôtre nous y
engage par ces paroles (Rom. VI, 19) : Comme vous avez fait servir vos membres à l'impureté et à l'iniquité pour votre
condamnation, faites-les servir maintenant à la justice pour votre sanctification. Si donc votre âme est atteinte de la
fièvre des vices, appelez les Saints à votre secours, afin que sur leur demande, la grâce de Dieu vous guérisse, et que
vous puissiez ainsi rendre au Seigneur et à ses Saints des hommages qui leur soient agréables. Les disciples priant pour
la belle-mère de saint Pierre, nous apprennent à prier pour les malades et pour les besoins du prochain. — Selon le sens
mystique, d'après le Vénérable Bede « la maison de Pierre, c'est l'Église des Juifs circoncis qui est confiée à son
apostolat. Sa belle-mère, c'est la synagogue qui est en quelque sorte la mère de l'Église confiée à la garde et à la
sollicitude de Pierre. Cette Synagogue est atteinte de la fièvre, parce qu'elle est travaillée par le feu de la jalousie qui
l'excite à persécuter l'Église chrétienne. Le Seigneur lui prend la main, quand il transforme ses œuvres charnelles et
terrestres en œuvres spirituelles et célestes, et que soulevée de la sorte, elle le sert en esprit et en vérité.
La belle-mère de Pierre atteinte de la fièvre figure encore notre nature affaiblie par la concupiscence, car
lorsque l'homme est dévoré par cette flamme il éprouve comme l'effervescence de la fièvre, qui se manifeste de trois
manières d'après ce texte de S. Jean : Tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, convoitise des yeux,
orgueil de la vie (I Ep. II, 16). Ainsi nous ressentons une triple fièvre qui cause en nous une chaleur excessive ; la
première procède de l'orgueil, la seconde de la luxure et la troisième de l'avarice. Lorsque Jésus daigne venir à nous, il
s'approche de notre nature en nous éclairant, il commande à notre maladie en nous justifiant, et il nous prend par la
main en nous assistant. Alors nous sommes guéris de la concupiscence par la contrition, nous sommes arrachés à nos
habitudes vicieuses par la confession, et nous sommes appliqués aux bonnes œuvres par la satisfaction. — Il est dit que
Jésus-Christ dominait la malade placée sous ses yeux (stans super illam) ; ainsi il ne guérit spirituellement que ceux qui
se soumettent à lui et qui s'humilient devant lui par une crainte salutaire. Selon le Vén. Bède (in c. IV Luc) « si l'homme
délivré de l'esprit immonde figure l'âme délivrée des pensées impures, la femme guérie de la fièvre au commandement
du Seigneur figure la chair guérie des ardeurs de la concupiscence par les actes de continence. Les fureurs de l'esprit
immonde produisent l'amertume, la colère, l'indignation, les emportements et les blasphèmes ; mais les désirs de la chair
lascive engendrent la fornication, l'impureté, la convoitise, la volupté et l'avarice qui est une véritable idolâtrie.
La belle-mère de Pierre peut encore signifier la partie sensitive de l'homme, ou cette sensibilité que S. Augustin
qualifie du nom de femme. Alors Jésus-Christ qui est l'image du Père, représente la raison de la partie intellectuelle
selon laquelle l'homme a été fait à l'image de Dieu. Jésus-Christ guérissant la belle-mère de saint Pierre, figure donc la
raison qui rappelle à l'observation exacte de la vertu morale la sensibilité affaiblie par la fièvre brûlante de la
concupiscence. Une fois qu'elle est réformée par la vertu morale, cette partie sensitive de l'homme obéit à la partie
intellectuelle. Et alors l'homme qui ne connaissait pas le péché lorsqu'il était en lui, commence à le connaître lorsqu'il en
est sorti. C'est pourquoi S. Chrysostôme dit : « Voulez-vous connaître la corruption de votre péché, pensez-y lorsque
vous avez échappé à ses étreintes, lorsque vous n'êtes plus dévoré par ses flammes, et alors vous verrez ce que c'est que
le péché. »
Ici le texte sacré pour confirmer la loi évangélique cite d'une manière générale plusieurs miracles (Luc. IV, 40).
A la nouvelle des prodiges que Jésus avait opérés en ce jour, le soir après le coucher du soleil, tous ceux qui dans cette
ville avaient des malades atteints de diverses infirmités les amenaient à Jésus pour qu'il les guérît ; car ils pouvaient le
faire en ce moment. S. Théophile dit à ce sujet : « Les Juifs attendirent le soir pour présenter leurs malades au Sauveur
parce que c'était le jour du Sabbat, et selon eux il n'était pas permis d'opérer des guérisons en ce jour du sabbat qui
finissait après le coucher du soleil. » Jésus alors imposant les mains sur chacun d'eux les guérissait tous ; car aucune
maladie ne le rebutait, bien différent de ces médecins orgueilleux et durs qui dédaignent de visiter et de toucher les
pauvres et les malheureux. Et il chassait les esprits immondes par sa parole, pour montrer que si elle est dévotement
écoutée, elle chasse le démon du cœur des pécheurs (Matth. VIII, 16.). Jésus pouvait assurément guérir tous les malades
par la seule vertu de sa parole, et cependant il les guérit quelquefois en les touchant ; car l'humanité du Sauveur était
comme l'organe et l'instrument de sa divinité dans l'opération des miracles. C'est pourquoi, de même qu'un artisan opère
au moyen de ses instruments, de même aussi la puissance divine en Jésus-Christ faisait beaucoup d'actes par

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l'intermédiaire de son humanité, afin de montrer aux hommes l'union de cette double nature en sa personne. Les
miracles de Jésus-Christ avaient un double but : la manifestation de sa divinité et la confirmation de sa doctrine, pour
amener les hommes à la foi ; voilà pourquoi à l'attouchement de son doigt divin les infirmes recouvraient la santé, les
aveugles voyaient et les lépreux étaient purifiés ; à sa voix également les morts ressuscitaient et les démons sortaient des
possédés.
Les habitants de Capharnaüm qui viennent le soir présenter à Jésus les malades et les démoniaques, nous
rappellent que le Sauveur est aussi venu sur le déclin du monde, pour détruire le règne de Satan et remédier aux
infirmités des hommes. Ces guérisons opérées au coucher du soleil marquent que toutes les langueurs spirituelles
devaient trouver leur remède dans la Passion du Sauveur, où le soleil de justice se coucha. Selon le sens mystique, le
coucher du soleil, dit également le Vénérable Bède, figure la Passion et la mort de Celui qui a dit : Tant que je vis dans
le monde, je suis la lumière dit monde (Joan. IX, 5 ). Beaucoup de démoniaques et de malades sont guéris au soleil
couchant pour signifier que, si pendant sa vie mortelle, Jésus-Christ a converti peu de Juifs, il a dispensé plus tard les
dons de la foi et du salut à toutes les nations dispersées sur la terre. — Selon le sens moral, le coucher du soleil peut
désigner la chute du sommet des prospérités mondaines ; cette décadence occasionne souvent la conversion d'hommes
qui étaient gravement coupables au jour de la fortune. — L'historien sacré embrasse ici en peu de mots beaucoup de
miracles, parce que s'il les avait successivement énumérés, ils eussent peut-être paru moins croyables. Saint
Chrysostôme dit à ce sujet (Hom. XVIII, in Matth.) « Comprenez quelle multitude de guérisons omettent de nous
raconter les Évangélistes en ne les signalant pas une à une, mais en renfermant sous quelques mots cette quantité
inénarrable de prodiges : ils agissent sagement de la sorte ; car s'ils eussent rapporté en détail comment Jésus-Christ
guérit en un seul instant les maladies si diverses d'une foule si nombreuse, la grandeur de cette merveille eut pu faire
naître l'incrédulité à l'endroit de sa réalité. »
Les démons sortaient de plusieurs possédés, en criant et disant : Oui, vous êtes le Fils de Dieu ; mais il leur
défendait avec menaces de parler ainsi. Ils savaient qu'il était le Christ, non toutefois avec une certitude absolue, mais
d'après une solide conjecture (Luc. IV, 41). Le Vénérable Bède dit à cette occasion (in cap. IV Luc.) : « Satan qui avait
vu Jésus épuisé par les jeûnes dans le désert, avait compris qu'il était homme ; mais comme il ne put triompher de lui, il
douta s'il n'était pas Fils de Dieu. Maintenant, à la vue de sa puissance merveilleuse, il comprend ou plutôt il soupçonne
qu'il est le Fils même de Dieu ; mais il ne prévoit pas que la mort de Jésus-Christ sera le sujet de sa condamnation. Car
l'Apôtre parlant de l'Incarnation comme d'un mystère caché à tous les siècles qui avaient précédé, dit avec vérité
qu'aucun des princes de ce monde ne l'a connu ; car, s'ils l'avaient connu, ils n'auraient jamais crucifié le Seigneur de
la gloire (I Cor. II, 8). » Ainsi parle le Vénérable Bède. — Jésus imposait donc silence aux démons, de peur que, en les
entendant prêcher la vérité au monde, les hommes ne fussent portés à les croire lorsqu'ensuite ils publieraient le
mensonge ; car comme la Glose le fait remarquer, un maître corrupteur mêle les choses vraies avec les fausses, pour
faire passer dans les intelligences le mensonge sous le voile de la vérité.
Lorsque le jour parut, et de grand matin, Jésus sortit de Capharnaüm et se retira dans un lieu désert pour
échapper aux applaudissements de la foule, et vaquer plus librement à l'oraison (Luc. IV, 42). C'est ici un exemple qu'il
nous donne : le prédicateur qui veut faire les œuvres de Dieu doit fuir l'ostentation et la vaine gloire ; il doit aussi, après
les fatigues de la prédication et du ministère, retourner dans la solitude et le silence pour s'y livrer à la contemplation et
à la prière, pour remercier le Seigneur des fruits qu'il a recueillis et se disposer à de prochains travaux, en faisant
provision des richesses spirituelles qu'il devra communiquer aux peuples. D'après saint Théophile, « Jésus nous
enseigne à rapporter à Dieu tout le bien que nous avons fait, en lui disant : Toute grâce excellente, tout don parfait vient
d'en haut, et descend du Père des lumières (Jacob. I, 17). » Si Jésus-Christ va prier dans le désert, assurément ce n'est
pas qu'il ait besoin de prier ; mais c'est afin de nous donner le modèle et la règle du bon exemple et des œuvres saintes,
pour nous apprendre aussi à fuir le tumulte, à nous soustraire aux préoccupations du monde, et à nous retirer dans le
sanctuaire de notre âme, lorsque nous voulons le prier et nous entretenir silencieusement avec lui.
Mais le peuple, conduit par la foi, le cherchait ; soutenu par l'espérance, il vint le trouver, et animé par la
charité, il s'efforça de le retenir, de peur qu'il ne le quittât ; car les habitants du pays désiraient profiter davantage de sa
présence (Luc. IV, 42). « Jésus les accueillit avec plaisir, dit saint Chrysostôme ; néanmoins il voulut les congédier, afin
de prêcher ailleurs sa doctrine ; car il faut, leur disait-il, que j'annonce aux autres villes la bonne nouvelle du royaume
de Dieu, c'est-à-dire comment on parvient à la patrie du ciel par la voie de la pénitence (Luc. IV, 43). De là cette
remarque de saint Théophile : Après avoir annoncé sa doctrine à Capharnaüm le Seigneur va la porter à d'autres cités
qui en avaient un plus grand besoin ; car il ne convient pas de borner à un seul lieu la prédication évangélique qui doit
répandre partout sa lumière bienfaisante. « Sans doute, dit saint Chrysostôme, Jésus pouvait attirer à lui tout le monde
en résidant toujours dans le même endroit ; néanmoins il n'agit pas ainsi, afin de nous apprendre à rechercher de tous
côtés les âmes qui périssent, comme un pasteur court après la brebis perdue. Souvenons-nous qu'en sauvant une seule
âme nous pouvons effacer nos innombrables péchés. » Ainsi parle saint Chrysostôme.

Prière
Seigneur Jésus-Christ, éloignez et chassez de moi l'esprit immonde, afin qu'il ne puisse d'aucune manière souiller mon
âme ni la retenir captive ; faites que je sois et que je paraisse mort au monde, après avoir été délivré du cruel tyran qui
nous agite par des désirs impurs. Je vous conjure, ô céleste Médecin des âmes, de me guérir de la fièvre des vices, afin
que sortant du péché, je puisse vaquer à votre service et vous rendre des hommages qui vous soient agréables. Divin
Sauveur, daignez aussi guérir avec moi tous ceux qui sont affligés de diverses langueurs spirituelles, afin que sains et
saufs du péché, nous vous témoignions notre reconnaissance et que nous accomplissions votre bon plaisir. Ainsi soit-il.

140
CHAPITRE XLIV

Résurrection du Fils de la Veuve de Naïm

Luc IV, 11-16

Quelque temps après, Jésus suivi de ses disciples et d'une foule nombreuse, attirée par l'éclat de ses œuvres, le
charme de ses instructions et le parfum do ses vertus, allait en une ville de Galilée, qu'on appelait Naïm (Luc. VII, 11),
Naïm est située à deux milles du Mont-Thabor, et dominée par le Mont-Endor, au pied duquel coule le torrent de
Gisson. Devant la porte de cette ville, où il y avait une affluence considérable de peuple, le Seigneur rencontra un
nombreux convoi funèbre ; on portait en terre un fils unique dont la mère était veuve (Luc. VII, 12). Anciennement les
endroits destinés à la sépulture étaient situés en dehors des villes et loin des habitations, pour prévenir l'infection
résultant de la putréfaction des cadavres. Le miracle que Jésus-Christ allait opérer devait être d'autant plus éclatant que
les témoins en étaient plus nombreux. Comme ces hommes accomplissaient un devoir de piété, en assistant à ces
funérailles et en consolant une veuve qui venait de perdre son fils unique, ils méritèrent de voir ce miracle. « C'était, dit
saint Grégoire de Nysse, une mère veuve et qui ne pouvait plus espérer d'autres enfants ; il n'y avait plus personne en sa
demeure sur qui elle put reporter son affection et en qui elle pût chercher un appui ; car elle ensevelissait son fils
unique, le seul qu'elle eût allaité, la seule joie de son existence, le seul bien de sa maison et toute sa consolation ici-bas.
» Une douleur aussi profonde, comme saint Cyrille le remarque, était bien digne d'exciter la pitié et d'arracher des
larmes.
Aussi le Seigneur ayant vu cette femme si triste et si affligée, fut touché de compassion envers elle, et lui
adressa cette parole pleine de douceur : Ne pleurez point (Luc. VII, 13) ; comme s'il disait : Vous allez être consolée,
cessez de pleurer comme mort celui que vous allez voir ressusciter pour vivre. Car Dieu, le consolateur de ceux qui
souffrent, considère surtout les larmes de ceux qui pleurent les misères et les péchés des autres. D'après le Vénérable
Bède (in cap. VII, Luc), le Seigneur fut ému de compassion, afin de nous apprendre à imiter sa pitié. Et d'après saint
Chrysostôme, « en lui ordonnant de sécher ses larmes, Celui qui console les affligés, nous enseigne à nous consoler de
la mort des personnes qui nous sont chères, parce que nous attendons leur résurrection. Les païens et les idolâtres qui ne
connaissent pas cette vérité, ont raison de pleurer leurs morts ; mais les Chrétiens qui ont la foi, n'ont pas également
sujet de s'attrister. »
Jésus s'approchant, toucha le cercueil, pour rendre la vie au jeune défunt par l'attouchement de sa main
puissante, et montrer que son corps uni à la divinité était l'organe de celle-ci dans l'opération des miracles (Luc. VII,
14). Ici le mot loculus qui est un diminutif de locus, signifie la bière où le mort est étendu. Ainsi, après la mort, un étroit
espace suffît pour ceux-mêmes à qui d'immenses palais et des demeures grandioses ne suffisaient pas pendant leur vie.
Quelle leçon ! Un philosophe disait en face du cercueil d'Alexandre le Grand : Voyez ! une chétive bière renferme
aujourd'hui celui que le monde entier ne pouvait contenir hier !
Ceux qui portaient le cercueil, s'arrêtèrent, n'osant aller plus loin. Jésus dit alors : Jeune homme, levez-vous, je
vous le dis, et au nom de sa puissance divine, il le ressuscita. En même temps, celui qui était mort se leva sur son séant,
et commença à parler, pour prouver que la résurrection n'était pas apparente, mais réelle ; ses premières paroles furent
probablement des actions de grâces. Et Jésus le rendit à sa mère, qui avait mérité cette résurrection ; et ainsi celui qui
avait causé sa tristesse, devint sa consolation (Luc. VII, 15).
Tous les assistants, stupéfaits en face d'un si grand miracle, furent saisis de crainte, non pas de cette crainte
terrible que cause l'appréhension de quelque mal, mais de cette crainte qu'excite l'admiration et la vénération à la vue de
la puissance et de la bonté suprêmes (Luc. VII, 16). Aussi ils glorifiaient Dieu, le louaient en proclamant sa grandeur ;
car plus la chute est grave, plus aussi la compassion de celui qui nous relève mérite de reconnaissance, et plus le salut
de ceux qui font pénitence doit inspirer de confiance. Aussi ils disaient : Un grand Prophète, Celui qui était promis par
la Loi et par les autres Prophètes, Celui qui est même plus que prophète, a paru parmi nous ; car Dieu a visité son
peuple, en lui envoyant un Sauveur pour le racheter, comme le médecin visite le malade pour le guérir.
Dans le sens mystique, ce défunt, c'est l'homme que le péché mortel a tué. Cette mère, c'est l'Église, société
dont tous les fidèles sont les enfants. Le pécheur est appelé fils unique de sa mère l'Église, parce que celle-ci pleure sur
chacun de ses enfants lorsqu'il est tombé dans le péché, comme une mère pleure sur son fils unique lorsqu'il est décédé.
L'Église est appelée veuve parce que son Époux lui a été enlevé par la mort, et qu'elle est privée de ses caresses, tant
qu'elle est exilée sur cette terre loin du Seigneur ; c'est d'elle que Dieu dit par la bouche du Prophète Royal (Ps. CXXXI,
15) : Je comblerai sa veuve de bénédictions. — Le mort emporté en terre, c'est le pécheur entraîné à commettre le péché
extérieurement.
Les quatre porteurs de ce mort, ce sont les quatre affections de notre cœur : la joie, la tristesse, l'espérance et la
crainte, qui nous conduisent au mal par les abus que nous en faisons ; car, comme le dit saint Bernard (in Sententiis) : «
On aime ce qu'il ne convient pas d'aimer, on craint ce qu'il ne faut pas craindre, on se livre à une vaine douleur et à une
joie plus vaine encore. » — Ou bien ces quatre porteurs sont l'affection au péché, la fuite de la pénitence, l'espoir d'un
amendement, la présomption de la miséricorde divine. — Ou bien, ce sont les quatre choses qui retiennent notre âme
dans le péché : l'espérance souvent trompeuse d'une plus longue vie ; la vue des fautes d'autrui, qui empêche l'homme
de se corriger lui-même ; la confiance mal fondée de pouvoir faire pénitence plus tard et d'obtenir son pardon, à cause

141
de la grande miséricorde de Dieu ; enfin l'impunité du pécheur, qui augmente son inclination au mal. — Ces porteurs
peuvent être encore les convoitises charnelles, les flatteries des adulateurs, les paroles doucereuses des prélats
mercenaires qui excusent les fautes au lieu de les punir, enfin tous ceux qui par leurs discours ou leurs actes
maintiennent l'homme dans le péché. — La porte par laquelle on fait passer et sortir la mort c'est un de nos cinq sens
corporels qui manifeste la volonté intérieure de pécher. Car celui qui regarde, écoute ou dit ce qui n'est pas licite, est
entraîné comme mort par la porte des sens de l'ouïe, de la vue ou de la bouche ; il en est ainsi des autres sens du corps ;
nous devons par conséquent mettre des gardes à chacune de ces portes. « À mon avis, dit le Vénérable Bède (in cap.
VII Luc.), la porte de la ville par où l'on portait le mort en terre figure un des sens de notre corps. Ainsi, celui qui sème
la discorde parmi ses frères ou qui parle hautement le langage de l'iniquité, fait voir par la porte de la bouche qu'il est
mort spirituellement ; celui qui regarde une femme avec convoitise, donne les preuves de sa mort par la porte de ses
yeux ; celui qui prête volontiers l'oreille aux conversations frivoles, aux chansons obscènes ou aux calomnies, fait de ce
sens une porte par où son âme est emportée comme morte. On peut en dire autant des autres sens. » Ainsi s'exprime le
Vénérable Bède. —Le cercueil du défunt c'est la conscience du pécheur qui se repose en elle-même comme sur sa
couche.
La vie spirituelle que le péché mortel avait enlevée à l'homme coupable, lui est rendue par la miséricorde
divine au moyen des prières de l'Église. Nous trouvons ici une figure de la manière dont s'opère cette résurrection ; car,
comme il y a trois caractères de mort spirituelle, il y a aussi trois caractères de résurrection spirituelle. — Les caractères
de la mort spirituelle ressemblent à ceux de la mort corporelle. La mort corporelle se manifeste par trois signes
principaux. Le premier est le manque d'action ; or l'inertie pour faire le bien est également un signe de mort spirituelle ;
c'est pourquoi il est dit des pécheurs dans l'Exode (XIII, 16) : Qu'ils deviennent immobiles comme des pierres. Le
second est l'absence de sentiment ; de même quand l'homme ne ressent pas les avertissements, c'est un signe de mort
spirituelle ; il est comme ceux à qui le livre des Proverbes fait dire (XXIII, 35) : Ils m'ont frappé, et je ne l'ai point
senti ; ils m'ont entraîné et je ne m'en suis pas aperçu. Le troisième signe est la roideur du corps ; de même lorsque
l'homme a le cœur si inflexible et si dur qu'il ne peut être attendri de compassion pour le prochain, ni plié à l'obéissance
envers Dieu, c'est encore un signe de mort spirituelle. Nous trouvons une figure de ce caractère dans Jéroboam dont la
main se dessécha en voulant s'étendre contre l'autel (III Reg. XIII). Voilà donc les trois signes principaux de la mort
spirituelle produits soit par l'orgueil qui empêche de bien faire, soit par la luxure qui enlève le sentiment, soit par
l'avarice qui rend inflexible. Il y a aussi trois marques de résurrection spirituelle, indiquées par ce que l'Évangile
rapporte du jeune homme ressuscité à Naïm : Il se releva sur son séant, se mit à parler, et Jésus le rendit à sa mère. De
même aussi le pécheur se relève par la contrition, il parle pour s'accuser dans la confession, et après avoir reçu
l'absolution, il est rendu à sa mère c'est-à-dire à l'Église ou à la communion des fidèles au moyen de la satisfaction qu'il
accomplit par trois espèces d'œuvres, la prière, le jeûne et l'aumône. — Or la manière dont cette résurrection s'opère est
insinuée par ce que l'Évangile raconte de Jésus-Christ, en disant qu'il s'approcha et loucha le cercueil. Jésus-Christ
s'approche du pécheur qui est mort spirituellement, lorsqu'il lui communique quelque grâce prévenante ou le désir de
son salut ; et il touche la conscience du pécheur lorsqu'il attendrit son cœur par la componction, de telle sorte qu'il le
ramène à la connaissance de lui-même ; c'est ainsi qu'il le fait ressusciter du péché à la grâce.
Remarquons que le Saint-Esprit a voulu représenter le péché par la mort pour montrer que nous devons le fuir
comme la mort, que si nous avons eu le malheur de le commettre, nous devons nous en affliger comme de la mort ; et
qu'en voyant tomber notre ami en péché mortel nous ne devons pas moins pleurer sur lui que si nous le voyions tomber
frappé d'une mort tragique ; nous devons même le pleurer davantage. Ainsi que la mort de ce jeune homme figure l'état
du pécheur, la résurrection de celui-là représente la conversion de celui-ci ; c'est pourquoi nous devons désirer cette
conversion et nous en réjouir autant que nous devons craindre le péché et nous en affliger. Ô pécheur ! priez donc le
Seigneur de vous ressusciter de la mort du péché, pour vous rendre à sa sainte Église, et faire éclater ainsi la gloire de
son nom. « Et si, comme le dit saint Ambroise (in cap. VII, Luc), votre péché est trop grand pour que vous-même
puissiez le laver dans les larmes de la pénitence, vous aurez les pleurs de votre sainte mère l'Église, qui intercède pour
chaque pécheur, comme cette mère veuve pour son fils unique ; elle est touchée d'une grande compassion à la vue de ses
enfants que les péchés mortels ont mis dans les serres de la mort ; car ne sommes-nous pas tous les fruits de ses
entrailles ? » Saint Augustin dit à ce sujet (Serm. XLIV, de Verbis Domini) : « De même que la mère veuve se réjouit de
voir son jeune fils ressuscité, de même notre mère l'Église se réjouit de voir chaque jour des hommes ressuscites
spirituellement ; car si ce jeune homme avait perdu la vie naturelle, ceux-ci avaient perdu la vie surnaturelle. »
Jésus-Christ a ressuscité trois sortes de morts différents, qui ont chacun leur signification morale. Ainsi la jeune
fille de Jaïre, qui était renfermée comme morte dans la maison, figure le pêcheur mort par le consentement intérieur à la
délectation mauvaise qui est encore cachée dans la pensée ou la volonté. Le jeune homme de Naïm qui était emporté
hors de la ville, représente le pécheur mort par l'acte extérieur du péché qui se traduit en parole ou en action. Lazare qui
est déjà descendu dans le tombeau et couché sous la pierre, marque le pécheur accablé sous le poids énorme de ses
coupables habitudes qui infectent les autres par de scandaleux exemples. — Ainsi, le Sauveur ressuscite la jeune fille
devant quelques témoins et sans difficulté ; il se contente de dire à la défunte : Levez-vous (Marc. V, 41). Mais il
ressuscite le jeune homme devant une foule nombreuse et avec plus de difficulté ; il touche la bière en disant : Jeune
homme, je vous le commande, levez-vous (Luc. VII, 15). Et lorsqu'il s'agit de Lazare, la difficulté paraît s'augmenter
encore ; Jésus pleure, frémit, se trouble lui-même, criant d'une voix forte : Lazare, sors du tombeau ; puis comme s'il
réclamait le secours et le témoignage des assistants, il ajoute : Déliez-le et le laissez aller (Joan. XIV, 43). Sans doute, la
résurrection de Lazare était aussi facile à Jésus-Christ que celle de la jeune fille ; car selon saint Augustin (Serm. XLIV,
de Verbis Domini), le Seigneur peut tirer un mort du sépulcre, comme nous pouvons réveiller un homme dans son lit ;

142
mais la conduite de Jésus était en ceci toute figurative. En effet, le pécheur enseveli depuis longtemps dans le péché ne
peut être converti qu'avec beaucoup de peine ; Jésus est comme forcé de verser des larmes et de pousser des cris. Par
conséquent, si nous devons fuir tout péché, nous devons surtout éviter toute habitude mauvaise, parce qu'elle est plus
difficile à déraciner. Saint Ambroise dit à ce sujet (in Ps. I) : l'habitude du péché en diminue beaucoup l'horreur, et le fait
paraître comme indifférent à l'homme ; réciproquement, l'habitude de la vertu en diminue beaucoup la difficulté, et la
rend agréable ; car on s'accoutume également à des choses toutes contraires. — Dans les trois morts que nous venons de
mentionner, nous voyons représentées les trois sortes de morts spirituelles causées par les péchés de pensée, d'action et
d'habitude. La résurrection des trois morts précédents prouve que Jésus-Christ peut nous arracher à la triple mort de la
nature, du péché et de l'enfer, comme il peut nous ramener à la vie de la nature, de la grâce et de la gloire. Mais Jésus-
Christ ne voulut pas aller auprès d'un quatrième mort, dont lui parla son disciple ce dernier mort figure le pécheur qui
est tombé dans l'obstination, ou par désespoir, ou par fausse excuse de son péché ; c'est de lui que le Sauveur dit à son
disciple : Laissez les morts ensevelir leurs morts (Matth. VIII, 22).
Ah ! que ceux donc qui entendent ces vérités, s'ils ne sont pas dans le péché, ne présument point de leurs
forces, mais qu'ils prennent leurs précautions pour ne pas tomber ; et que ceux qui sont tombés ne désespèrent point,
mais qu'ils tâchent de ressusciter promptement. « Ainsi donc, mes très-chers frères, dit saint Augustin (Serm. XLIV, de
Verbis Domini), vous qui possédez la vie de la grâce, efforcez-vous de la conserver ; et vous qui l'avez perdue, efforcez-
vous de la recouvrer. Si vous avez conçu le péché dans votre cœur sans le produire au dehors, réformez votre pensée,
repentez-vous et vous ressusciterez, vous qui êtes mort dans le sanctuaire de votre conscience. Mais, si vous avez
manifesté extérieurement le péché auquel vous aviez consenti, ne désespérez pas néanmoins ; puisque vous n'êtes pas
ressuscité, lorsque vous étiez mort secrètement, ressuscitez maintenant que vous êtes mort publiquement, repentez-vous
aussi et hâtez-vous de retrouver la vie pour ne pas descendre dans les profondeurs du sépulcre par l'habitude du péché.
Mais si déjà vous êtes couché sous la pierre du tombeau, c'est-à dire si vous êtes écrasé sous la pesanteur de l'habitude,
si vous exhalez une odeur de corruption comme Lazare enseveli depuis quatre jours, quoique votre mort soit profonde,
elle n'est pas irrémédiable, vous pouvez encore faire pénitence et Jésus-Christ peut vous rendre la vie comme à Lazare
qui, après avoir été ressuscité, ne conserva aucune trace de l'infection précédente. Par conséquent, que ceux qui sont
encore vivants prennent garde de mourir, et que ceux qui sont morts de quelqu'une des trois manières susdites
s'empressent de fane pénitence pour ressusciter bientôt. »
Après avoir entendu ici saint Augustin, écoutons maintenant saint Chrysostôme (Hom. XXVII, in Matth.) : «
Nous qui sommes debout, disons-nous à nous mêmes : Que celui qui se croit ferme prenne garde de tomber (I Cor. X,
12). Toutefois, après la chute, pas de désespoir, mais écrions-nous : Comment celui qui est tombé ne se relèverait-il
pas ? (Ps. XL, 9 ). En effet, combien d'hommes arrivés presque au comble de la perfection, après avoir montré une
patience à toute épreuve, par une simple chute se sont précipités dans les abîmes de la perdition ? Combien d'autres, au
contraire, des profondeurs du vice se sont élevés jusque dans les hauteurs du ciel, et après avoir passé d'une vie toute
profane à une vie toute angélique, ils ont mérité par leur vertu héroïque le pouvoir de chasser les démons et de produire
de nombreux miracles ? L'histoire est pleine de ces vies qui doivent nous servir de modèles. De même qu'un habile
médecin expose dans les livres la science ou la méthode de traiter les maladies les plus difficiles à guérir, afin que ses
disciples, en s'exerçant aux cures les plus délicates, réussissent plus facilement dans les opérations communes ; de
même Dieu nous fait connaître la chute des plus grands Saints et la conversion des plus grands pécheurs, afin que ceux
qui sont moins parfaits ou moins coupables apprennent, soit à se précautionner, soit à se corriger. Si les grands crimes
ont trouvé leur guérison, à plus forte raison les fautes légères la trouveront. Appliquons-nous donc avec ardeur aux actes
vertueux, et si nous avons le malheur de commettre quelque faute grave, ne tardons pas à l'effacer, pour mériter la gloire
du ciel, où nous jouirons après cette vie de la vision de notre Créateur. » Ainsi parle saint Chrysostôme.
Considérez maintenant la veuve de Naïm qui pleure sur la mort de son jeune fils unique ; c'est ainsi que,
mettant de côté tout le reste, vous devez pleurer avec la plus vive douleur sur la mort de votre âme, afin de mériter la
grâce de ressusciter spirituellement par la miséricorde divine. Abstenez-vous des rires excessifs et des joies bruyantes, à
la pensée que vous rendrez compte de tous vos actes au jour du jugement. « Rien, dit saint Chrysostôme (Serm. de
Poenit.), rien ne nous unit à Dieu comme les larmes que la douleur du péché et l'amour de la vertu nous font répandre
sur nos propres fautes et même sur celles d'autrui. Pourquoi vous laisseriez-vous aller aux rires immodérés, vous qui
avez causé volontairement de si grandes tristesses, vous qui paraîtrez devant le terrible tribunal de Jésus-Christ pour y
rendre, après l'examen le plus sévère, un compte exact de toutes vos pensées, de toutes vos paroles et de toutes vos
actions ? » Ainsi parle saint Chrysostôme. — Il n'y a rien de plus dangereux en effet pour le pécheur que de rester dans
son état de mort et de corruption spirituelles, sans chercher par la pénitence à se purifier et à ressusciter. Car comme le
déclare saint Paul (I Cor. XIII), parleriez-vous toutes les langues des hommes et des Anges, auriez-vous converti, par
votre doctrine, autant de personnes qu'il en a existé depuis le commencement du monde, ou qu'il y a d'étoiles au
firmament, si vous ne vous lavez pas vous-même de vos péchés par la pénitence, vous êtes comme un airain sonnant ou
comme une cymbale retentissante. Auriez-vous toutes les connaissances possibles, et au moyen de votre science se-riez-
vous arrivé, par vos sages conseils, à mettre la paix entre tous les rois et les princes, si vous ne vous êtes pas corrigé par
la pénitence, tout cela ne vous profitera point. Auriez-vous une foi assez puissante pour convertir tous les juifs, les
hérétiques et les païens, si vous êtes dans le péché mortel, cela ne vous servira de rien, pour la vie éternelle. Auriez-
vous fondé mille cloîtres et fait bâtir mille maisons pour le soulagement des misères humaines, y auriez-vous nourri
avec vos biens tous les pauvres du monde, tant que vous restez dans l'état de péché mortel, vous n'êtes pas au nombre de
ceux qui seront sauvés. Vous seriez-vous laissé brûler sur un gril comme saint Laurent, écorcher vif comme saint
Barthélémy, crucifier comme Jésus-Christ, si vous mourez souillé d'un seul péché mortel, vous ne serez jamais sauvé.

143
Lors même que l'on offrirait pour vous des milliers de messes, lors même que dans le ciel tous les Saints prosternés
avec les Anges devant le trône de Dieu verseraient des larmes de sang et prieraient pour vous jusqu'au dernier des jours,
ils ne pourraient fléchir la miséricorde divine en votre faveur, si vous mouriez en péché mortel. Ainsi, pour un pécheur
mort spirituellement, une seule bonne confession serait plus utile que toutes les bonnes œuvres qu'il pourrait faire lui-
même ou que l'on pourrait faire à son intention.

Prière

Seigneur Jésus, venez vers mon âme que les tentations entraînent au péché, comme vous êtes venu à Naïm vers ce jeune
homme que l'on portait en terre. En approchant de la porte de mon âme, empêchez que les sens ne donnent passage aux
tentations ; montrez votre présence par l'action de la grâce ; touchez mon cœur par la vertu de la correction ; faites
cesser les occasions du péché comme vous fîtes arrêter les porteurs du défunt. Commandez à mon âme plongée dans le
péché, qu'elle se relève par un ferme propos, qu'elle commence à parler par une sincère confession, et qu'elle ressuscite
par une meilleure conduite. Alors rendez-la à sa mère, à la grâce qui l'a nourrie, afin qu'elle persévère dans sa vie
nouvelle ; visitez ainsi votre peuple, c'est-à-dire les facultés, les affections et les pensées de mon âme, en l'éclairant par
votre vérité, la fortifiant par votre puissance et la conservant par votre bonté. Ainsi soit-il.

144
CHAPITRE XLV

Du Scribe artificieux et de deux autres juifs qui veulent suivre Jésus-Christ

Matth. VII, 18-22. — Luc. IX, 57-62

Jésus, se voyant environné d'une grande foule qui le suivait, ordonna à ses disciples de traverser la mer de
Galilée pour aller sur l'autre bord dans un lieu retiré ; et lui-même se disposa à les accompagner, pour les séparer de la
foule (Matth. VIII, 18). Il apprend ainsi au prédicateur de l'Évangile à fuir les applaudissements populaires, et à ne rien
faire par pure ostentation. Il nous apprend aussi à nous soustraire aux préoccupations mondaines figurées par les foules
nombreuses, car elles troublent beaucoup l'âme qu'elles assaillent de tous côtés. En effet, elles nous empêchent de
regarder par derrière, pour examiner nos actions passées ; par devant, pour former de bonnes résolutions ; à droite, pour
désirer les biens éternels ; et à gauche, pour craindre les maux éternels ; ou bien encore, elles nous empêchent de
considérer en amère les défauts de notre vie passée, en avant les destinées de notre vie future, à droite les dangers de la
prospérité, et à gauche les périls de l'adversité, De même que le vétérinaire, s'il veut saigner un cheval, lui bande les
yeux et fait son opération dans la partie du corps qui convient ; de même, le démon qui veut tromper un homme, lui
voile les yeux par les sollicitudes et les embarras ; alors il le blesse par le péché et lui enlève le sang de ses vertus ; voilà
pourquoi nous devons nous éloigner de la foule ; n'est-ce pas elle qui a empêché Zachée de voir Jésus ?
Jésus s'en allait donc avec ses disciples, lorsqu'au scribe, c'est-à-dire un docteur de la Loi ou un homme de
lettres, vint à lui, de corps mais non de cœur, et il lui dit : Maître, je vous suivrai partout où vous irez (Matth. VIII, 19).
Il ne dit pas, Seigneur ; car il ne venait pas pour servir, mais pour s'instruire, et il ne cherchait un maître que pour en
retirer quelque gain. Un double motif poussait ce juif à suivre Jésus-Christ ; la cupidité ou le luxe temporel, et la
jactance ou la vaine gloire. Frappé de la multitude et de la grandeur des miracles dont il avait été témoin, il souhaitait
apprendre du Seigneur à faire de semblables prodiges pour acquérir quelque avantage matériel, ou pour obtenir quelque
honneur mondain ; il espérait ainsi recevoir du Seigneur le même pouvoir que Simon le magicien prétendit plus tard
acheter de saint Pierre. Mais Jésus qui lisait dans le fond de sa pensée répondit à ses intentions plutôt qu'à ses paroles
(Matth. VIII, 20) : Les renards ont leurs tanières pour se reposer et se cacher ; les oiseaux du ciel ont leurs nids pour s'y
envoler et s'y réfugier ; mais le Fils de l'homme, c'est-à-dire de la Vierge n'a pas de domicile en propre pour reposer sa
tête et se soulager de ses fatigues. Remarquons ici l'humilité de Jésus-Christ qui désigne son origine par le côté le moins
noble pour donner une leçon à ceux qui se glorifient de leurs ancêtres en citant les plus illustres. C'est comme s'il disait :
Les bêtes sauvages ont leurs retraites pour s'y abriter et prendre du repos, mais moi, je suis si pauvre que je n'ai pas à
moi la moindre demeure où je puisse appuyer ma tête et me délasser ; c'est donc inutilement que vous venez auprès de
moi dans le but d'y trouver quelque intérêt temporel. « Voyez, dit saint Chrysostôme, comme Jésus-Christ manifeste par
ses œuvres la pauvreté qu'il avait enseignée ; il ne possédait ni table, ni flambeau, ni maison, ni chose semblable. » II
avait eu pour abri le sein de Marie, et pour berceau une crèche qu'il partageait avec de vils animaux ; il eut enfin pour
couche l'arbre de la croix, et pour tombeau le sépulcre d'un étranger. Ainsi quiconque veut suivre Jésus-Christ doit
renoncer à toute cupidité terrestre. Le scribe, voyant l'extrême pauvreté de Jésus-Christ, n'insista pas davantage pour le
suivre. « Il ne répondit pas, comme le fait remarquer saint Chrysostôme (Hom. XIII, in Matth.) : Je vous suivrai dans
votre pauvreté, car le Seigneur eût alors accédé probablement à sa demande. »
Ici encore, on peut voir dans les renards l'image de la fourberie et de la dissimulation, ainsi que dans les
oiseaux la figure de la jactance et de la superbe ; et selon ce sens, c'est comme si le Seigneur disait au scribe : La
fausseté et l'orgueil se cachent dans ton cœur, de sorte que si tu veux me suivre, c'est par pure cupidité et vaine gloire ;
mais je ne t'admets pas dans ma société, parce que le Fils de l'homme qui a beaucoup d'humilité et de simplicité déteste
l'hypocrisie et l'ambition et ne trouve pas en toi où reposer sa tête. La tête de Jésus-Christ, c'est Dieu et Dieu n'habite
que dans l'âme simple, humble, docile à sa voix. Or tel n'était pas le scribe auquel le Seigneur adressa une triple
réprimande, en lui reprochant sa fausseté, sa cupidité et son orgueil. Car ce juif voulait suivre Jésus-Christ avec un
esprit artificieux, pour un profit purement matériel et par vaine gloire ; il ressemblait par conséquent au renard, animal
rusé tout occupé à tendre des pièges et à faire des rapines ; à l'oiseau qui cherche toujours à gagner les hauteurs et à
s'élever dans les airs. Ce docteur voulait donc suivre le Maître, non pour apprendre et pratiquer ses vertus, non pour
l'imiter mais pour le tromper, et sous les dehors de l'humilité et de la pauvreté conquérir et amasser des richesses.
Ce fallacieux disciple trouve des imitateurs au sein de l'Église, dans les ambitieux et les simoniaques, qui
désirent monter aux dignités, et cherchent les intérêts de leur fortune et non ceux de Jésus-Christ ; ils ne veulent pas
servir, mais être servis, aussi sont-ils justement comparés au renard qui trompe et à l'oiseau qui vole. Ce même
personnage figure encore ceux qui essaient d'entrer en religion dans des monastères riches non par dévotion, mais pour
voir la richesse succéder à leur pauvreté, et une profession honorable remplacer leur basse condition. Aussi peut-on leur
dire : Les renards ont leurs tanières et les oiseaux du ciel ont leurs nids ; c'est-à-dire ce sont les démons, esprits rusés et
orgueilleux, qui font en vous leur demeure, mais ce n'est assurément pas Jésus-Christ. — On peut encore donner cette
explication : Les renards ont leurs tanières, c'est-à-dire les hommes faux s'environnent de précautions auxquelles ils
recourent pour ne pas être victimes de leur propre malice ; et les oiseaux du ciel ont leurs nids, c'est-à-dire les
orgueilleux tendent toujours à s'élever. Mais le Fils de ï homme n'a pas où reposer sa tête, en de tels hommes ; c'est-à-
dire celui qui vit selon la règle de la raison ne cherche pas tout cela. — Saint Chrysostôme ajoute que le scribe ne

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s'approcha point du Seigneur avec une foi sincère, mais avec une feinte dévotion ; aussi Dieu qui pénètre le fond des
esprits et des cœurs, ne manqua pas de rejeter celui qui voulait plutôt le tenter que le suivre par un véritable
attachement. En effet, selon saint Augustin (Hom. vu. de Verbis Domini), Jésus-Christ voyait que cet homme rempli des
ténèbres de l'hypocrisie et agité par les vents de l'orgueil ne présentait aucun sentiment d'humilité pour recevoir le
Maître de l'humilité ; car il prétendait chercher à la suite de Jésus-Christ non pas sa grâce mais sa gloire.
Le Seigneur dit à un autre homme, dont le père venait de mourir : Suivez-moi. Celui-ci répondit : Seigneur,
permettez-moi d'aller d'abord ensevelir mon père (Luc. IX, 59). En disant : Seigneur, il témoigne son respect ; en
demandant cette permission, il montre son obéissance ; en allant ensevelir son père, il veut exercer une œuvre de
miséricorde. Cet homme, dit Raban-Maur, ne refuse pas d'être disciple de Jésus, mais, afin d'être plus libre de le suivre,
il désire rendre auparavant les derniers devoirs à son père. C'est ainsi qu'Elisée appelé par Elie lui avait dit : Permettez-
moi d'embrasser mon père et ma mère, afin qu'alors je vous suive (III Reg. IX, 20). — Mais Jésus pour donner une
leçon, répondit à son disciple (Luc. IX, 60 ; Matth. VIII, 21 et 22) : Suivez-moi, nonobstant les funérailles de votre
père ; comme s'il disait : Il n'est pas selon l'ordre de la charité de préférer un moindre bien à un autre plus grand. Et
laissez les morts ensevelir leurs morts, c'est-à-dire : Laissez ceux qui sont morts spirituellement par le péché ensevelir
ceux qui sont morts corporellement, et qui leur sont unis par les liens de la parenté ou de la nature. En disant leurs
morts, Jésus fait entendre que ce défunt n'était pas un des siens, mais quelqu'un des infidèles, et que ceux qui
l'ensevelissaient étaient aussi des infidèles morts spirituellement. Les infidèles sont appelés morts, parce qu'ils sont
privés de la foi qui est la vie de l'âme, selon cette parole de saint Paul (Rom. I, 17) : Le juste vit de la foi.
Jésus Christ nous apprend ici que, pour le suivre, il faut renoncer absolument à l'affection charnelle envers nos
parents. C'est un argument contre ceux qui, pour donner des soins à leurs parents, s'excusent de ne pas entrer en
religion, ou qui diffèrent d'un jour à l'autre d'y entrer ; car si Jésus-Christ ne voulut pas que ce disciple retardât de le
suivre pour enterrer son père, à plus forte raison ne veut-il pas que nous différions pour un temps beaucoup plus long de
nous attacher à lui. Selon la remarque de saint Chrysostôme (Hom. XXVIII, in Matth.), « Le scribe disait avec une
intention dissimulée : Je vous suivrai ; mais celui-ci, avant de suivre Jésus Christ, demande une chose bonne qui ne lui
est pas accordée, parce que d'autres pouvaient faire les funérailles, et qu'il ne devait pas négliger des choses plus
nécessaires. » — Voyez comme Jésus rejette le premier qui s'approche de lui avec orgueil et hypocrisie ; et comme, au
contraire, il entraîne à sa suite le second qui le cherche d'un cœur pur, avec dévotion et simplicité ; il ordonne à ce
dernier de le suivre sans retard, ne lui permettant pas même d'aller ensevelir son père, consolation qu'il ne lui aurait peut
être pas refusée, s'il ne s'était trouvé personne pour rendre ce dernier devoir. Comme si Jésus lui disait : Vous venez à la
vie et vous voulez retourner à la mort ? Je suis la vie (Joan. XIV, 6), je suis votre père et votre créateur : Suivez-moi, et
laissez aux morts le soin d'ensevelir leurs morts ; mais pour vous, allez annoncer le royaume de Dieu, non pas des
fables ou des choses qui piquent seulement la curiosité. Ensevelir les morts est assurément une œuvre de miséricorde ;
aussi je ne dis pas que de telles œuvres ne doivent point être accomplies à l'égard du prochain, mais il faut préférer les
œuvres plus importantes. Annoncez le royaume de Dieu et ressuscitez ceux qui sont morts spirituellement.
Le Sauveur nous apprend par là qu'il faut laisser un bien moindre pour un plus grand ; car s'il y a du mérite à
ensevelir ses parents, il y en a davantage à enseigner la doctrine de vie. Ce disciple futur voulait exercer un acte de piété
filiale, mais le Maître lui apprend ce qu'il doit préférer. Il est plus excellent de ramener les âmes à la vie, par la
prédication, que de confier à la terre un cadavre ; il vaut mieux ressusciter spirituellement ou convertir un seul homme
que d'ensevelir tous les morts du monde. Saint Ambroise dit à ce sujet (in cap. IX, Luc.) : « Puisque c'est un devoir
religieux d'inhumer le corps de l'homme, pourquoi donc le Seigneur empêche-t-il ce disciple de célébrer les funérailles
de son père ? C'est pour nous faire entendre que le service de Dieu doit passer avant le service de l'homme. L'œuvre que
projetait ce juif était bonne sans doute, mais elle nuisait à une œuvre meilleure ; car celui qui partage son application
entre diverses choses diminue son zèle pour chacune ; et celui qui divise ses soins entre plusieurs choses retarde le
succès de chacune ; voilà pourquoi il faut accomplir d'abord les œuvres qui sont les meilleures. Mais pour comprendre
comment les morts peuvent ensevelir leurs morts, il faut ici distinguer deux espèces de morts, l'une du corps et l'autre de
l'âme ; il en est aussi une troisième qui consiste à mourir au péché pour vivre à Dieu. Ainsi, Jésus ne défend pas
absolument à ce disciple d'ensevelir son père, mais il lui défend de préférer le devoir naturel de piété filiale au devoir
supérieur du culte divin. Le premier devoir est laissé aux hommes du monde, mais le second est ordonné aux âmes
d'élite.
Saint Chrysostôme dit également (Hom. XXVIII, in Matth.) : « Il ne convenait pas que celui qui, après s'être
donné au Fils de Dieu par la foi, avait pris le Dieu vivant pour son Père céleste, fût préoccupé de son père terrestre qui
était mort. Voilà pourquoi le Seigneur lui montre qu'il faut préférer les devoirs de la foi chrétienne aux devoirs de piété
filiale ; il recommande même ailleurs à ceux qui veulent le suivre, de quitter leurs parents lorsqu'ils vivent encore. Par
là, Jésus-Christ ne nous a pas défendu de rendre l'honneur qui est dû à ceux qui nous ont engendrés ; mais il a voulu
nous apprendre que rien ne doit nous occuper comme les affaires du salut, que nous devons avoir du dégoût pour tout le
reste, et rompre sans retard les liens les plus forts et les plus doux qui pourraient nous attacher à la terre et nous
détourner du ciel. Ne vaut-il pas beaucoup mieux prêcher le royaume de Dieu et arracher les âmes à la mort, que de
confier à la terre le corps d'un homme qui n'en peut retirer aucune utilité, surtout s'il en est d'autres qui puissent lui
rendre ce devoir suprême ? Concluons que nous devons consacrer au service divin le temps présent, lors même que
mille circonstances nous entraîneraient dans un sens contraire, et que nous devons préférer les intérêts spirituels à toutes
les choses temporelles, même les plus nécessaires. » Ainsi parle saint Chrysostôme.
Selon le sens moral, les morts qui ensevelissent leurs morts, ce sont les pécheurs qui se cachent et se protègent
les uns les autres pour s'entretenir mutuellement dans leurs péchés. C'est l'explication que donne saint Grégoire en

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disant (lib. IV, Moral, cap. 25) : Par les morts dont il est ici parlé, on peut entendre les adulateurs qui favorisent les
pécheurs dans leurs péchés, et qui les ensevelissent davantage, en amoncelant sur leur tête de basses flatteries pour les
maintenir dans le vice, et en leur liant les pieds pour les empêcher de marcher dans les voies de Dieu.
Un autre dit à Jésus (Luc. IX, 61) : Seigneur, je vous suivrai ; mais auparavant permettez-moi d'aller annoncer
cette nouvelle à ma famille. Il voulait prévenir ses parents, pour leur éviter toute inquiétude, prendre congé d'eux, leur
dire adieu et disposer de nés biens. Elisée appelé par Elie lui avait dit également : Permettez moi d'aller embrasser mon
père et ma mère, et alors je vous suivrai (III Reg. XIX, 20). Ainsi font aujourd'hui beaucoup de Chrétiens ; ils diffèrent
d'embrasser la vie religieuse ou de commencer une vie plus parfaite, en disant : Je veux auparavant disposer de mes
biens, dire adieu à mes amis ; ensuite j'entrerai en religion, ou je travaillerai à mon amendement. Saint Jérôme arracha
jadis un jeune homme à ces dangereux retards par ces mots énergiques : « Votre nacelle est déjà sur les flots ; hâtez-
vous de couper la corde qui l'amarre, au lieu de la détacher simplement. » Ne dites pas, ajoute saint Chrysostôme, je
réglerai d'abord mes affaires ; ce retard est le premier principe de votre lâcheté. Car le démon ébranle ainsi votre
résolution d'entrer en religion que Dieu accueillerait volontiers ; s'il remarque le moindre retard à la vocation, il
développe en vous une grande indolence. Voilà pourquoi le Sage vous dit : Ne différez pas de jour en jour (Eccl. V, 8)
— Jésus appuie ici cette salutaire exhortation par un exemple bien choisi (Luc IX, 62) : Qui conque, dit-il, après avoir
mis la main à la charrue c'est-à-dire après avoir commencé à faire pénitence et avoir résolu de suivre Jésus-Christ,
regarde derrière soi en retournant à son ancien état par sa conduite ou par son intention, n'est pas propre au royaume de
Dieu, soit pour l'obtenir, soit pour l'annoncer. C'est pourquoi saint Paul qui devait mériter et prêcher ce royaume dit qu'il
a oublié tout le passé (Philip. III, 13). Il agit comme s'il avait entendu le Seigneur lui crier : Quoi donc ! l'Orient
t'appelle et tu te tournes vers l'Occident !
Ici donc Jésus-Christ blâme le retard inutile ; si quelqu'un révèle à ses parents le dessein de changer de vie,
souvent ils l'empêchent de l'exécuter. Le laboureur qui regarde en arrière, trace un sillon tortueux et peu propre à
recevoir la semence ; de même, celui qui embrassant un état plus parfait garde un attachement intérieur pour celui qu'il
a quitté, n'est pas propre à acquérir le royaume de Dieu. Tel est le religieux qui, après avoir abandonné le monde, y
retourne par la pensée, en évoquant le souvenir de tels ou tels, de ce qu'il y a vu ou fait, et en se laissant ainsi entraîner
au regret et à la délectation. En effet, comme le dit saint Maxime de Turin, tout laboureur regardant en arrière ne trace
qu'un sillon tortueux et mutile, ou bien il blesse ses bœufs avec la charrue. De même, l'homme qui fendant le terrain de
la vie mondaine avec le soc de la pénitence, s'avance directement vers le royaume de Dieu, s'il se retourne vers les
vanités et les vices de ce monde, blessera son attelage, c'est-à-dire sou corps et son âme, et passera du droit sentier dans
une voie dangereuse. — Selon saint Augustin : « Celui-là met la main à la charrue, qui suit Jésus-Christ avec ardeur ;
mais celui-là regarde en arrière qui demande du délai pour avoir l'occasion de retourner chez lui, afin de s entretenir
avec ses amis. » — « Si le disciple qui devait suivre le Seigneur est blâmé de vouloir annoncer sa résolution à sa
famille, que peuvent attendre, demande saint Bernard (Epist. ad fratres), ceux qui, sans aucune utilité, sans aucun motif
d'édification, ne redoutent pas daller souvent visiter leurs parents et leurs amis qu'ils ont laissés dans le monde ? » On
doit en dire autant des moines qui vivent dans les maisons de leurs proches ou des séculiers. — « Nous voyons ici, dit
également saint Chrysostôme, que celui qui désire suivre le Seigneur et qui met la main à la charrue, c'est-à-dire celui
qui, appuyé sur la croix de Jésus-Christ et la foi de l'Évangile renonce au siècle, ne doit pas regarder en arrière, c'est-à-
dire aux choses du siècle, de crainte que ses préoccupations mondaines et ses vaines cupidités ne le rendent indigne du
royaume de Dieu. Voilà pourquoi l'Apôtre nous exhorte, avec tant de raison, à ne pas revenir aux faiblesses et aux
pauvretés du monde. »
« Nous devons redouter extrêmement de devenir apostats, soit de cœur soit de corps, dit saint Bernard. Ainsi,
nous lisons des Israélites qu'ils retournèrent par le cœur en Égypte, quoiqu'ils ne pussent y revenir corporellement, la
mer Rouge s'étant refermée sur leurs pas. Eh bien ! mes frères, voilà ma crainte : il peut s'en trouver que la honte
préserve d'une défection extérieure, mais que la tiédeur rend intérieurement transfuges ; sous un habit religieux ils ont
un esprit tout séculier, et reçoivent avec joie toutes les consolations qui peuvent leur venir du coté du monde. » — Vous
donc qui avez renoncé au monde, ne regardez jamais en arrière ; car, comme le dit saint Grégoire (in Registro) : « il
n'est rien de plus cher aux Anges, de plus agréable à Dieu, de plus avantageux à l'homme que de persévérer dans la vie
religieuse qu'on a embrassée, d'observer et d'accomplir le devoir de l'obéissance. » Mais, comme l'assure saint Isidore,
ceux qui n'auront pas réalisé dans leur conduite les promesses qu'ils avaient faites dans leur profession, seront
sévèrement condamnés, au jugement de Dieu. Prenez donc garde de céder aux attraits du monde qui nous sollicitent de
toutes parts, en soulevant derrière nous beaucoup de tumulte, pour nous faire tourner la tête. Mais craignons d'être
comme la femme de Loth, transformés en statue de sel, si nous avons la faiblesse de regarder en arrière. Comme une
statue qui a une face humaine est insensible et immobile ; de même, ceux qui sont sortis du monde, en y laissant
attachés leur esprit et leur cœur, ne possèdent ni le sentiment, ni l'activité pour faire une bonne œuvre ! Comme la terre
où l'on jette du sel devient stérile ; de même, les hommes dont nous parlons, empêchent la société où ils vivent de
produire des fruits salutaires. Le sel donne de la saveur aux mets, tout en se consumant lui-même, de même ceux qui
reportent leurs pensées vers le monde, se consument en religion, sans bon résultat pour eux-mêmes, tout en donnant aux
autres l'exemple de leur vie.
D'après le Vénérable Bède (in cap. V Luc), celui-là met encore la main à la charrue, qui, avec le bois et le fer
de la Passion du Sauveur, se forge comme un instrument de componction, au moyen duquel il brise la dureté de son
cœur ; et en méditant ainsi sur les souffrances de Jésus-Christ, il prépare la terre de son âme labourée par le soc de la
pénitence à porter de bons fruits. Mais s'il revient par le désir à ses anciens vices, il est exclu du royaume de Dieu
comme la femme de Loth. Les Saints, oubliant le passé, s'avancent toujours vers l'avenir ; ils ne soustraient point leur

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corps et leur âme au joug du Seigneur, mais ils les tiennent toujours assujettis pour produire des fruits plus abondants.
— Remarquons aussi qu'aller ensevelir son père et aller dire adieu à ses amis ou disposer de ses biens ne sont point des
choses qui par elles-mêmes mettent obstacle à la perfection et au royaume de Dieu ; toutefois, il peut arriver à cause de
certaines circonstances imprévues, qu'il y ait en cela un grave danger de sortir des voies du Seigneur. Car, en différant
d'accomplir notre résolution, nous pouvons facilement en changer, à la vue des biens que nous avons abandonnés, ou à
l'instigation des parents et des amis que nous avons quittés. — Nous terminons en disant avec saint Augustin sur ce
chapitre de l'Évangile : Le Seigneur a élu ceux qu'il a voulu ; car un homme s'offre pour le suivre et il le refuse, un autre
n'ose s'approcher de lui et il l'appelle, un troisième diffère de le suivre et il le blâme. Dépouillez-vous donc de tout
artifice et de tout orgueil, si vous ne voulez pas être rejeté comnu le premier de ces hommes ; mais soyez pleins de
simplicité et de dévouement, si vous voulez mériter d'être élu comme les deux autres.

Prière

Seigneur Jésus-Christ, Maître souverainement bon, qui scrutez les cœurs et qui pénétrez les plus secrètes pensées,
retranchez et éloignez de moi tout artifice et toute dissimulation, afin que je devienne votre sincère et fidèle disciple, et
que je vous suive sans déguisement comme le Maître de la Vérité. Ne permettez pas que, retenu par quelque
attachement charnel, je diffère de vous suivre, et que je préfère un moindre bien à un plus grand. Seigneur mon Dieu,
faites que, mettant la main à la charrue de la pénitence, et me proposant d'aller à vous par un état de vie meilleure, je ne
regarde pas en arrière, en revenant de fait ou de désir à mon ancien état de vie ; de peur que je ne devienne incapable
d'acquérir le royaume de Dieu. Ainsi soit-il.

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CHAPITRE XLVI

Jésus, réveillé par ses apôtres, commande à la tempête

Matth. VIII, 23-27. — Marc. IV, 35-40. — Luc. VIII, 22-25

Le Seigneur Jésus, congédiant la foule, monta le soir sur une barque pour traverser le lac de Génézareth, afin
de se retirer avec ses disciples dans un endroit écarté, pour les raisons indiquées au commencement du chapitre
précédent. « Nous voyons, dit Remi d'Auxerre, que le Sauveur avait trois sortes de retraites : une barque, une montagne
et un désert ; et toutes les fois qu'il se trouvait pressé par la foule, il allait dans un de ces refuges. » « Après avoir fait
éclater sur la terre des prodiges aussi grands que nombreux, dit Origène (Hom. I, in diversos), le Seigneur passe sur la
mer, pour y opérer des actions plus merveilleuses, en se montrant le Maître souverain de la mer comme de la terre. »
Ses disciples l'accompagnèrent dans la traversée, faisant cortège à son éminente sainteté qui les captivait (Matth. VIII,
23). Ils le suivaient, attirés par la suavité de ses discours, l'admiration de ses œuvres, et le charme de sa société ; de telle
façon qu'il leur eût été difficile de le quitter. Mais voilà qu'une horrible tempête, dont la violence extraordinaire devait
rendre le miracle plus éclatant, fut soulevée sur la mer, non point par un effet naturel, mais par la volonté expresse de
Jésus-Christ, en sorte que la barque était presque couverte par tes flots en courroux (Matth. VIII, 24). L'Evangêliste dit
avec raison, non pas qu'elle était coulée à fond, mais qu'elle était couverte par les flots, parce que la barque de Pierre
peut être ballottée par les vagues irritées, mais ne peut jamais être engloutie ; elle est semblable à l'arche de Noé,
flottant sur les eaux du déluge, sans être submergée.
Cependant Jésus dormait sur la poupe, à la partie postérieure de la barque, près de celui qui tenait le gouvernail
; et il n'avait là que du bois pour oreiller, montrant ainsi son humilité, comme saint Chrysostôme le remarque (Hom.
XXV, in Matth,). Il ne faut pas s'étonner si Jésus dormait, lui qui employait à la prière une grande partie des nuits, et qui
consacrait à la prédication une grande partie des jours. Si son humanité dormait, sa divinité veillait, comme lui-même
l'exprime au Cantique des cantiques (V, 2) : Je dors, mais mon cœur veille. Saint Chrysostôme ajoute : « Celui qui
dirige le monde entier par sa puissance divine, monte sur une petite barque pour se confier aux flots ; et Celui qui de
toute éternité veille sur son peuple, se livre au sommeil. » — Le Seigneur voulut alors s'endormir pour plusieurs
raisons : 1° Afin de prouver qu'il avait réellement revêtu la nature humaine ; car, dans tous ses miracles, il a soin de
nous manifester par quelque côté la vérité de son humanité, en même temps que celle de sa divinité. 2° Il voulait
éprouver la foi de ses disciples, non qu'il ignorât leurs dispositions intimes, mais afin qu'ils se connussent eux-mêmes.
3° Il voulait rendre leur frayeur plus grande, afin de les exciter ainsi à la prière ; car comme le dit saint Chrysostôme, «
si la tempête se fut soulevée tandis que Jésus-Christ était éveillé, ses disciples n'eussent conçu aucune Crainte ou ne lui
eussent adressé aucune prière. » 4° II voulait démontrer la grandeur de sa puissance souveraine, qui éclata surtout en ce
qu'à peine sorti du sommeil il commanda aux vents qui lui obéirent sur-le-champ.
Les disciples étant donc effrayés du danger imminent où ils se trouvaient s'empressèrent de recourir à leur
Maître ; et ils le réveillèrent en lui disant : Seigneur, sauvez-nous, car vous pouvez nous sauver, tandis que nous ne le
pouvons nous-mêmes ; autrement nous périssons victimes de la tempête (Matth. VIII, 25). « Vous vous trompez, ô
disciples ! s'écrie Origène (Hom. III, in diversos). Eh quoi ! vous possédez le Sauveur parmi vous et vous redoutez le
danger ! La vie est avec vous et vous appréhendez la mort ! » — Les disciples en s'écriant : Sauvez-nous, avaient bien
manifesté de la confiance ; mais ils avaient témoigné de la pusillanimité, en ajoutant : Nous périssons, et ils avaient
montré de la défiance, en l'éveillant. Aussi Jésus-Christ les réprimanda par ces paroles (Matth. VIII, 26) : Pourquoi
tremblez-vous, hommes de peu de foi. Si vous aviez la foi, vous ne trembleriez pas, mais vous feriez ce que vous
voudriez, et vous apaiseriez les vents et les flots. « Le Sauveur nous montre par là, dit saint Cyrille, que ce n'est pas la
force de la tentation, mais plutôt la faiblesse de notre âme qui engendre la crainte ; car, comme le feu éprouve l'or, de
même la tentation éprouve la foi. » Jésus reproche deux choses à ses disciples : d abord la pusillanimité de leur esprit ;
car devaient-ils craindre, lorsqu'ils avaient en leur compagnie Celui qui sous leurs yeux avait opéré tant de miracles,
Celui à la suite duquel personne ne peut périr ? Il blâme ensuite leur peu de foi ; car ils semblaient ne pas croire que
Jésus fût aussi puissant lorsqu'il dormait que lorsqu'il veillait, aussi puissant sur mer que sur terre. Ceci nous prouve
qu'il a bien peu de foi, celui qui étant pressé par quelqu'affliction, par la faim ou la persécution, murmure, s'nquiète et
s'impatiente. Par conséquent, la foi nous est nécessaire surtout dans les périls ; car c'est elle qui, d'après saint Jean (I
Epist. V, 4), nous fait triompher du monde, c'est-à-dire de tous les dangers. « D'après ce qui est arrivé aux Apôtres,
comprenons, dit saint Ambroise, que personne ne peut sortir de la carrière de cette vie, sans passer par l'épreuve de la
tentation qui est l'exercice de notre foi. Mais pour ne pas être submergés par les flots de cette tempête spirituelle, soyons
des nautoniers vigilants et réveillons notre Capitaine dans le danger. »
Jésus se levant alors commanda aux vents et à la mer déchaînés, comme un maître dit à son serviteur ; Tais-
toi, et apaise-toi ; aussitôt la tempête cessa, et il se fit un grand calme, si bien qu'il ne resta plus sur le lac aucune trace
de bouleversement (Marc. IV, 39). Ainsi Notre-Seigneur Jésus-Christ daigne alors nous manifester la vérité de sa double
nature divine et humaine ; comme homme il monte sur une barque, mais comme Dieu il soulève la mer ; en tant
qu'homme il s'endort sur la poupe, et en tant que Dieu il commande aux vents et à la mer, par une seule parole il
comprime leur fureur. Ces éléments, quoiqu'ils soient insensibles de leur nature, sont dociles à la voix du Seigneur ;
c'est pourquoi nous lisons dans l'Écriture que les êtres inanimés obéissent à Dieu ; il appelle les étoiles, et elles

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répondent : Nous voici ; par un seul mot, il fait des créatures tout ce qu'il lui plaît.
Or, ceux qui étaient présents, non pas les disciples, selon saint Jérôme (in cap. VIII, Matth.), mais les pilotes et
les autres passagers, furent dans l'admiration (Matth. VIII, 27). À ces effets merveilleux ils avaient reconnu la vertu
divine, et ils la proclamaient en s'écriant avec enthousiasme : Quel est donc Celui-ci ? Quelle grandeur ! quelle
puissance ! assûrement, ce ne sont pas celles d'un pur homme, mais d'un Dieu véritable. Car selon la remarque de saint
Chrysostôme (Hom. XXI, in Matth.), « si le sommeil de Jésus avait manifesté l'homme en lui, le calme de la mer avait
manifesté le Dieu en lui. » Les passagers s'écrient : Quel est donc Celui-ci : comme homme il prend son repos, et
comme Dieu il opère des miracle ? Ainsi leur admiration a un triple objet : le sommeil de l'homme, le commandement
de Dieu et l'obéissance de la créature. Voilà pourquoi ils ajoutent : Les vents et la mer qui sont insensibles lui obéissent
sur son ordre, comme la créature à son Créateur. Quelle leçon pour les créatures douées de raison, et qui cependant
refusent d'obéir à leur Maître !
Après avoir fait des miracles sur la terre, Jésus en fait maintenant sur la mer, afin de prouver qu'il est également
le Seigneur de la terre et de la mer, que tout l'univers lui est soumis et que ses créatures sont assujetties à ses volontés.
S'il délivre ses disciples qui le réveillent et l'implorent dans le péril, c'est pour montrer que nous devons le prier dans
toutes les circonstances difficiles ; car souvent il ne nous expose aux dangers que pour nous en délivrer, si nous ne
manquons pas de le prier. Ainsi la prière est beaucoup plus avantageuse que l'étude, « Jésus-Christ, dit saint
Chrysostôme (Hom. XX, in Matth.), soulève sur la mer une violente tempête, afin que cette tempête inspire aux
disciples une extrême frayeur, que cette frayeur les pousse à crier vers lui, que ce cri de détresse le porte à faire un
miracle éclatant et que ce miracle excite la foi et provoque l'admiration des spectateurs. » Saint Augustin dit également :
« Dieu envoie l'adversité aux justes, pour que du sein de leur malheur, ils recourent à lui, qu'il les exauce et qu'ils le
glorifient comme leur Sauveur. Mais pour que le Seigneur entende cet accent de la prière, il ne doit pas seulement sortir
du cœur et de la bouche, mais il doit se traduire par nos œuvres, c'est-à-dire par nos jeûnes, nos aumônes et par la
mortification de notre corps. »
De cette tempête, avec ses circonstances, on peut donner diverses explications mystiques ou morales. D'abord,
on peut y voir une allégorie relative à tout le corps de l'Église, ou à la société des fidèles. La barque, c'est l'Église.
Comme une barque est étroite en avant, élargie au milieu et rétrécie en arrière ; de même, l'Église a été petite dans le
principe, où elle n'avait que quelques croyants ; elle s'est ensuite agrandie, parce que la foi s'est beaucoup propagée ;
mais elle se rapetissera vers la fin, à l'époque de l'Antéchrist, où le nombre de ses membres sera fort diminué. Cette
barque porte tous les fidèles qui, en traversant la mer orageuse de ce monde, naviguent avec Jésus-Christ vers le
royaume des cieux. Jésus-Christ la dirige et la gouverne à côté de ses disciples qu'elle renferme. Il y est monté en
instituant le baptême, cette porte des sacrements. Ainsi nous sommes dans l'Église comme dans une barque, et le
Seigneur y est avec nous par ses sacrements qui perpétuent sa présence ou son action. Mais des vents opposés soufflent
avec violence contre l'Église et les ilôts, soulevés autour d'elle, la couvrent presque entièrement, sans toutefois pouvoir
l'engloutir. Et au milieu de ces vents déchaînés et de ces ondes courroucées, Jésus-Christ paraît dormir et ne faire
aucune attention au danger. Il se propose, dit Origène (Hom. in diversos), d'exercer la patience des bons et d'attendre la
conversion des impies. Jésus-Christ dort lorsqu'il permet les tribulations, et il se réveille lorsqu'il entend les prières des
bons. Approchons-nous de lui, en criant : Levez-vous et ne dormez pas, Seigneur ; levez vous et ne nous rejetez pas
toujours (Ps. XLIII, 23). Jésus enfin se lèvera et il commandera aux vents, c'est-à-dire aux démons qui soulèvent les
flots, c'est-à-dire les méchants, en les excitant à persécuter les Saints ; alors il ramènera un grand calme, il procurera la
paix à l'Église et la sérénité au monde, en mettant un terme aux afflictions, ou du moins il donnera la patience aux
affligés.
Ecoutons maintenant ce que saint Chrysostôme dit sur le même sujet (Hom. XXIX, in Matth.) : « Cette barque
figure certainement l'Église qui a pour navigateurs les Apôtres et le Seigneur lui-même pour conducteur. Poussée par le
souille de l'Esprit qui répand de tous côtés la prédication de l'Évangile, elle parcourt en tous sens la mer de ce monde,
portant avec elle un grand et inestimable trésor, le sang de Jésus-Christ, qui a servi de prix au rachat de l'humanité. La
mer, c'est le siècle où bouillonnent, comme des vagues écumantes, les diverses sortes de péchés et de tentations. Les
vents impétueux sont les malins esprits qui, pour faire sombrer la barque de l'Église, déchaînent contre elle, comme des
flots furieux, toutes les passions coupables. Le Seigneur paraît dormir sur cette embarcation, lorsque pour éprouver la
foi de ses élus, il laisse l'Église pressée par les tribulations et tourmentée par les persécutions. Les disciples, réveillant
Jésus dont ils implorent le secours, sont tous les Saints qui prient pour notre délivrance. Aussi, ses ennemis ont beau
l'assaillir, le siècle a beau amonceler des orages autour d'elle, l'Église ne peut jamais faire naufrage, parce que le Fils de
Dieu est son capitaine. Les assauts et les combats du monde lui procurent plus de gloire et de courage, parce qu'elle
demeure toujours ferme et inébranlable dans la foi. Pourvue de cette foi comme d'un gouvernail assuré, elle vogue
heureusement sur l'océan de ce monde, ayant pour pilote Dieu même, pour rameurs les Anges, pour passagers les
chœurs de tous les Saints, et pour grand mât l'arbre salutaire de la Croix auquel elle attache les voiles de la parole
évangélique, enflées par le souffle de l'Esprit-Saint. Le vaisseau de l'Église, ainsi appareillé, ne manquera pas d'arriver
au port du paradis, à la Terre promise du repos éternel. » Nous pouvons encore ici voir une allégorie relative à Jésus-
Christ, chef de l'Eglise. La barque sur laquelle il monta, c'est le bois de la Croix à l'aide duquel les fidèles traversent
avec confiance les flots de cette vie agitée et parviennent au port de la patrie céleste. Jésus-Christ monta sur cette barque
le jour du vendredi saint, lorsqu'il passa la mer de ce monde, laissant à ses disciples l'exemple de la patience. Ils ne
lardèrent pas à le suivre sur cette barque, parce qu'ils l'imitèrent bientôt dans sa Passion et dans sa mort. Mais pendant
que le Sauveur était étendu sur le bois de la Croix, une grande tempête éclata sur la mer du monde, les disciples troublés
perdirent la fermeté de la foi, on sentit la terre trembler, on vit les rochers se fendre, et d'autres prodiges se

150
manifestèrent. La barque fut presque couverte par les flots, parce que toute la violence de la persécution se concentra
autour de la Croix de Jésus-Christ ; tous les esprits se soulevèrent contre elle, de façon qu'elle devint un scandale pour
les Juifs, et qu'elle parut une folie aux Gentils (1 Cor. I, 23).Cependant au milieu de ces commotions, Jésus dormait sur
la Croix où il expirait ; car il y goûta le sommeil de la mort. Les disciples effrayés réveillent le Seigneur lorsque, par les
plus ardents désirs, ils demandent sa résurrection, en s'écriant : Sauvez-nous par votre retour à la vie, autrement nous
périssons par le découragement où votre mort nous a jetés. Et Jésus se levant, tiré de son sommeil par sa résurrection,
commence à réprimander les disciples pour leur peu de foi ; ne leur reprocha-t-il pas en effet, leur incrédulité et leur
dureté de cœur ? Puis il commanda aux vents c'est-à-dire aux démons dont il abattit l'orgueil et aux flots, c'est-à-dire aux
Juifs dont il réprima la fureur. Et il se fit un grand calme, il y eut une grande consolation ; car la vue du Sauveur
ressuscité ramena la paix et la joie parmi les disciples. Nous aussi, en face de tant de merveilles que nous connaissons,
répétons, saisis d'admiration : Quel est donc Celui qui a- fait tout cela ? Qu'il doit être grand et puissant ! C'est pourquoi
tous les hommes qui veulent être ses fidèles disciples doivent le suivre dans ses souffrances et ses humiliations, ainsi
qu'il le déclare en ces termes : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, qu'il porte sa croix tous les
jours et qu'il me suive (Luc. IX, 23). Or, c'est par la pénitence surtout qu'on porte sa croix.
Aussi, dans le sens moral, la pénitence est cette barque qui conduit l'homme au port du salut ; quiconque n'est
pas sur son bord n'arrivera jamais à la patrie du ciel, et tombera dans l'abîme de l'enfer. Cette barque de la pénitence a
été figurée par l'arche de Noé ; ceux qui y entrèrent furent sauvés, et les autres furent engloutis dans les eaux du déluge.
Jésus monte sur cette embarcation, lorsque l'homme désireux de son salut, se livre à la pénitence. Et s'il arrive que,
lorsque nous commençons à faire pénitence, nous soyons assaillis d'une terrible tentation, et que Dieu au lieu de nous
délivrer, semble nous délaisser ; alors nous devons recourir à lui par une prière fervente et solliciter instamment sa
miséricorde jusqu'à ce qu'il nous envoie son secours. Souvent au contraire, la pénitence est accompagnée d'une telle
abondance de grâces que celui qui en est favorisé est frappé d'admiration. Le Vénérable Bède dit à ce sujet (in cap. VIII
Luc.) : « Lorsqu'aimés du signe de la croix du Seigneur, nous nous disposons à renoncer au monde, nous montons sur la
barque de Jésus pour traverser la mer. Car celui qui, renonçant aux impiétés et aux passions mondaines, crucifie ses
membres avec ses vices et ses convoitises, celui pour qui le monde est crucifié et qui est crucifié pour le monde, celui-là
monte avec Jésus sur la barque, au moyen de laquelle il désire passer la mer orageuse de ce siècle. Mais durant la
traversée, le Seigneur s'endort au milieu du déchaînement des flots, lorsque, sous les nuages amoncelés par les mauvais
esprits, ou par les hommes impies, ou par nos propres pensées, le soleil de notre foi s'obscurcit, le feu de notre amour
s'éteint, et l'essor de notre espérance s'arrête. Recourons alors au Seigneur ; il apaisera la tempête à laquelle il fera
succéder la tranquillité et nous accordera d'atteindre au port du salut.
Selon le sens moral, on peut encore par cette barque entendre l'âme fidèle. Cette nacelle est exposée à la mer,
tant qu'elle est unie au corps ; car notre corps est vraiment comme une mer, parce que toutes les œuvres qu'il accomplit
sont comme imprégnées d'une certaine amertume. Jésus-Christ monte sur la barque lorsqu'il habite par sa grâce dans
notre âme. Les disciples qui accompagnent Jésus-Christ sont les trois vertus théologales, les quatre vertus cardinales et
les sept dons du Saint-Esprit. Ce brillant cortège suit le Sauveur toutes les fois qu'il entre dans l'âme fidèle. Mais cette
frêle embarcation est ballottée, soit par les vents des tentations, c'est à-dire les attaques extérieures des démons, soit par
les flots des passions, c'est-à-dire les révoltes intérieures de la chair souvent insurgée contre ceux qui vivent pieusement
en Jésus-Christ. Quelquefois même, les assauts et les orages sont si violents que l'âme, presqu'accablée par les vagues
bouillonnantes risque beaucoup de perdre toutes ses vertus, ses dons et ses mérites. Mais Jésus dort lorsqu'il permet tout
cela, et il semble nous avoir abandonnés ; il n'en est rien cependant, car il a promis de ne pas nous quitter alors,
puisqu'il a dit : Je suis avec vous dans la tribulation (Ps. XC, 15). Aussi, lorsque l'âme auparavant comme assoupie,
revient à elle-même du sommeil où elle était plongée, elle éveille le Seigneur par la voix puissante de ses vertus, de ses
dons et de ses mérites qui crient : Seigneur, sauves nous, nous périssons. Bientôt Jésus apaise la tempête, il enchaîne les
vents soulevés par les démons, il comprime les flots de la chair qui menacent d'engloutir l'âme. Aussitôt un double
calme s'établit : l'un au dehors, parce que la tentation et la tribulation cessent ; l'autre au dedans, parce que Dieu nous
accorde la patience et la résignation. Ce calme intérieur de la vertu est bien préférable à celui du corps, comme le
Seigneur lui même l'a déclaré à saint Paul, en lui disant : Ma grâce vous suffit (Il Cor. XII, 9) ; aussi le grand Apôtre
ajoute : J'aimerai donc à me glorifier de mes faiblesses, afin que la vertu de Jésus-Christ demeure en moi . La
tranquillité devient si parfaite que l'homme tout entier, ravi d'admiration pour un si grand prodige, s'écrie avec
reconnaissance : Quel est donc Celui-ci, ce Maître si plein de miséricorde, de puissance et de sagesse, auquel les flots et
les vents des tentations et des passions obéissent sur un simple signe de commandement ? Quelle n'est pas en effet, la
bonté de Dieu qui descend du ciel dans la barque de notre âme, pour faire ses délices d'être avec les enfants des hommes
? Quel immense avantage n'est-ce pas pour nous que Dieu daigne ainsi s'unir à notre âme, afin de la conduire au salut ?
Jésus, descendu dans notre âme sommeille et paraît dormir, lorsque nous sentons les soulèvements des
tentations ; puis il semble s'éveiller et se lever, lorsque nous éprouvons la présence de la grâce qui dissipe toutes les
tentations. Saint Augustin nous fait comprendre par un exemple ces différents états où l'âme se trouve successivement
(Tract. XLIX, in Joan.) : « Dès que vous naviguez et que vous voguez sur la mer de celte vie pleine d'orages et hérissée
d’écueils, les vents font irruption dans votre cœur, les flots se soulèvent dans votre âme et votre nacelle menace de
sombrer. Quels sont ces vents ? Si vous avez entendu une insulte et si vous ressentez la colère, ces paroles d'insulte sont
les vents, ces mouvements de colère sont les flots, et vous êtes en danger de succomber : si vous vous disposez à
répondre et à rendre le mal pour le mal, votre barque est déjà sur le point de faire naufrage. Mais réveillez Jésus-Christ
qui dort dans la barque, parce que la foi languit dans votre âme ; car l'oubli de la foi, c'est le sommeil de Jésus-Christ
dans votre cœur. Si vous réveillez Jésus-Christ, c'est-à-dire si vous rappelez votre foi, que vous dit intérieurement le

151
Sauveur ? J'ai prié pour ceux qui m'ont traité de démoniaque ; ainsi le Seigneur a entendu les outrages avec patience, et
le serviteur ne les entend qu'avec indignation. Tu veux te venger, eh quoi ! me suis-je donc alors vengé moi-même ? En
parlant ainsi, votre foi commande de quelque manière aux vents et aux flots, un grand calme se rétablit. »
Ce que saint Augustin dit ici de la colère, on doit le dire de toutes les tentations qui nous troublent ; car nous
devons retrancher toute passion mauvaise. Comme la moindre fissure, si on ne la ferme, met une barque en danger, de
même toute inclination vicieuse, si on ne la réprime, expose l'âme à la damnation éternelle. Voilà pourquoi le Sage dit
dans le livre des Proverbes (IV, 23) : Garde ton cœur avec tout le soin possible, et dans le livre de l'Ecclésiastique
(XXVIII, 28) : Mets une haie d'épines à tes oreilles et à tes lèvres une porte avec des serrures. Par conséquent,
sommes-nous en butte à la tentation ou à la tribulation, restons fermes dans la foi, et n'hésitons pas ; car bien que Dieu
paraisse dormir, il ne cesse néanmoins de veiller à notre garde. Il paraît dormir, lorsque nous abandonnons les prières et
les bonnes œuvres ; et nous devons le réveiller par nos oraisons ferventes et fréquentes ; bientôt il ramènera le calme
dans notre âme, en faisant tourner la tentation à notre avantage (I Cor. X, 13). Mais il en est qui rendent le sommeil de
Jésus plus profond ; ce sont ceux qui, dans leurs tentations, cherchent plutôt les conseils des hommes que le secours de
Dieu. Aussi, selon saint Augustin, « les ennemis invisibles qui nous assiègent ne nous suggèrent rien plus souvent que
cette idée : Dieu ne nous aide pas. Ils agissent ainsi afin de nous faire chercher d'autres secours trop faibles pour nous
soustraire aux pièges qu'ils nous tendent. »
Voulez-vous donc entrer au service de Dieu ? d'après le conseil du Sage (Eccl. II), vous devez préparer votre
âme aux tentations qui sont imminentes. Lorsque nous voulons rompre avec les vices et les péchés, pour nous consacrer
entièrement à Dieu, il se fait un grand trouble sur la mer de ce monde, et nous sommes assaillis de plusieurs manières. Il
nous faut résister à l'impétuosité des vents, c'est-à-dire aux tentations du démon ; au soulèvement des flots, c'est-à-dire
aux tentations du monde ; à la violence de la tempête, c'est-à-dire aux tentations de la chair. Voilà les trois sources des
périls qui nous menacent. En effet, Satan, excité par l'envie, s'efforce de détourner l'homme juste de ses bonnes
résolutions, tantôt par les persécutions extérieures des méchants, tantôt par l'impulsion intérieure des mauvaises
pensées, quelquefois aussi par la fragilité naturelle de nos sens corporels ; car plus un homme désire s'approcher de
Dieu et s'avancer dans la perfection, plus il trouve de difficultés et d'obstacles sur sa route. Nous en avons pour exemple
les Israélites, qui furent plus cruellement tourmentés par Pharaon, après qu'ils eurent été appelés à la Terre promise par
Moïse et Àaron. Nous en avons pour preuve le Seigneur lui-même qui fut tenté après son baptême et après son jeûne
dans le désert. Souvent aussi, après notre conversion, Satan nous tente d'autant plus violemment qu'il nous voit échapper
à ses lois. Mais Celui qui ne sommeille ni ne dort en gardant Israël, comme le Prophète l'assure (Ps. CXX, 4), semble
néanmoins dormir sur la barque, lorsqu'il permet que l'homme juste soit assailli par les orages des tentations. Si nous
voyons que les tentations surpassent nos forces, recourons à la toute-puissance de Dieu ; réveillons le Seigneur en nous
approchant de lui avec une grande confiance ; reconnaissant avec humilité notre faiblesse, ne cessons d'implorer avec
toute la ferveur de notre âme la miséricorde de Dieu jusqu'à ce que nous ayons obtenu son secours. Se levant alors, il
commandera aux vents et aux flots, c'est-à-dire il arrêtera les assauts des démons contre l'homme juste, et lui permettra
de le servir en liberté. Il se fera un grand calme ; car après avoir extirpé toutes les racines des mauvaises tentations,
l'âme sera si bien établie dans la vertu que ce qu'auparavant elle n'observait pas sans crainte ou sans répugnance, elle
commencera à le garder comme lui étant propre et naturel, par une heureuse habitude ; elle se réjouira ds chanter avec le
Prophète : Êloignez-vous de moi, vous qui êtes pleins de malignité, afin que je puisse méditer les commandements de
mon Dieu (Ps. CXVIII, 115). Ayant ainsi traversé la mer de ce monde, après avoir surmonté la fureur de ses flots, elle
abordera heureusement au port du ciel.

Prière

Seigneur Jésus, commandez aux vents des tentations et aux mouvements des passions : venez et marchez sur les flots de
mon âme, afin que tout mon être ressente une tranquillité parfaite. Faites que mon cœur qui est agité comme une vaste
mer soit endormi pour tous les objets terrestres, et ne soit éveillé que pour vous seul. Accordez-moi de vous embrasser
comme mon unique bien, et de vous contempler comme ma lumière véritable ; alors je répéterai et je chanterai avec joie
ces paroles de l'Épouse (Cant. V, 2) : Je dors, mais mon cœur veille, ou ces autres du Prophète (Ps. IV, 9) : Entre ses
bras je dormirai et je reposerai en paix. Ainsi soit-il.

152
NOTES
I
Fête du Baptême de Jésus-Christ

Si nous en croyons le savant annaliste Baronius (ad an. xxxi, 18), tous les anciens écrivains ecclésiastiques, excepté saint Epiphane,
s'accordent avec saint Jérôme et l'historien Eusèbe, pour affirmer que Jésus-Christ a été baptisé le 6 janvier. Aussi, dès le second siècle, comme
l'atteste Clément d'Alexandrie, les Basilidiens d'Egypte solennisaient le 6 janvier et passaient la nuit précédente en lectures et en prières, pour honorer
le baptême de Jésus-Christ. Or, ces sectaires gnostiques n'étaient pas les auteurs d'une aussi sainte institution, mais ils l'avaient empruntée à l'Église
catholique dont ils s'étaient séparés depuis l'empire d'Adrien.
Cette solennité a porté des noms différents selon les temps et les lieux. Les Occidentaux la célèbrent conjointement avec l'Adoration des
Mages et avec le Miracle des noces de Cana, sous le titre d'Epiphanie, c'est-à-dire Manifestation d'en haut ; mais, comme l'objet principal de cette fête
est l'Adoration des Mages, ils renvoient au dernier jour de l'Octave la mémoire spéciale du Baptême de Jésus-Christ. Les Orientaux ont célébré, le 6
janvier, la Naissance du Sauveur et l'Adoration des Mages avec le Baptême de Jésus-Christ, jusque vers la fin du quatrième siècle. Depuis cette
époque, ils solennisent, le 25 décembre, la Naissance du Sauveur et l'Adoration des Mages, et ne réservent pour le 6 janvier que la mémoire du
Baptême de Jésus-Christ, sous le titre de Théophanie, c'est-à-dire Apparition de la Divinité. Ils la nomment aussi Fête des saintes lumières ou de
l'Illumination. Le Baptême fut en effet pour Jésus-Christ comme une seconde Naissance beaucoup plus glorieuse que la première ; car, en naissant à
Bethléem, il ne s'était montré que comme Fils de Marie, tandis qu'en sortant du Jourdain il fut déclaré Fils de Dieu. C'est pour cela que les Saints
Pères disaient que Jésus-Christ avait été illuminé, lorsqu'il fut baptisé. A l'exemple de saint Paul, ils appelaient le Baptême Illumination et Illuminés
ceux qui l'avaient reçu ; car dans ce sacrement, les Chrétiens devenus enfants de Dieu sont éclairés par les lumières de la foi et arrachés aux ténèbres
du péché, pour être admis au grand jour de la grâce. Aussi, l'Église Orientale a toujours célébré avec une grande décoration de luminaires le Baptême
de Jésus-Christ, principe de notre régénération ; et l'Eglise Latine a conservé longtemps ce même usage.
En mémoire du jour où Jésus-Christ fut baptisé, L'Église Orientale choisit cette fête, avec celles de Pâques et de la Pentecôte, pour
administrer solennellement le Baptême. Plusieurs homélies des Saints Pères supposent clairement cette ancienne coutume. Jean Mosch rapporte qu'au
jour de cette fête on vit plus d'une fois le sacré baptistère se remplir d'une eau miraculeuse et se tarir de lui-même après l'administration du baptême.
Quelques Églises Occidentales, surtout en Gaule, destinèrent cette même fête à l'administration du premier des sacrements, mais dés le temps de saint
Léon, l'Église Romaine les pressa de réserver l'honneur de cette cérémonie aux fêtes de Pâques et de la Pentecôte.
Néanmoins l'usage se conserva et dure encore en plusieurs lieux de l'Occident de bénir l'eau avec une solennité toute particulière au jour de
l'Epiphanie. L'Église d'Orient a gardé cette coutume inviolablement. Au milieu de la pompe la plus imposante, le Pontife se rend sur les bords d'un
fleuve, accompagné des prêtres et des ministres revétus des plus riches ornements et suivi du peuple tout entier. Après des prières d'une grande
magnificence, le Pontife, pour figurer l'action du Précurseur, plonge dans les eaux une croix enrichie de pierreries qui représente Jésus-Christ. A Saint-
Pétersbourg, la cérémonie a lieu sur la Neva, et le Métropolitain fait descendre la croix dans les eaux à travers une ouverture pratiquée dans la glace.
Dans les Églises qui ont retenu un semblable rit, les fidèles s'empressent de puiser de cette eau sanctifiée qu'ils emportent chez eux par dévotion ; et
saint Chrysostôme, prenant à témoin son auditoire, atteste qu'elle se conservait sans corruption, et restait pure comme si elle sortait actuellement de la
source (Hom. XXIV de Bapt. Christi ). Voir l'Année liturgique, par le R. P. D. Guéranger.

II
Baptême au nom du Christ

Au livre des Actes (II, 38 ; VIII, 12, 16 ; X, 48 ; XIX, 5) saint Luc rapporte souvent que les Apôtres du Seigneur baptisaient au nom du
Christ. D'après cela, quelques Pères, plusieurs interprètes et scolastiques ont cru, comme Ludolphe, que, dans la primitive Église, le Baptême lut
conféré seulement au nom du Christ pour rendre plus respectable et plus aimable ce nom sacré, objet de mépris pour les Païens et d'horreur pour les
Juifs. Mais cette opinion est contraire à la pratique constante de l'Église universelle, ainsi qu'au sentiment commun des Conciles, des anciens Docteurs
et des théologiens modernes, qui jugent non-seulement illicite, mais encore invalide tout baptême conféré sans faire mention expresse des trois
personnes divines. Personne en effet ne peut administrer utilement le baptême, en changeant la formule que le Sauveur a déterminée clairement d'une
manière absolue par ces paroles solennelles : Allez, baptisez toutes les nations au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit (Math, XVIII, 19).
Alléguer, avec saint Thomas, que les Apôtres avaient obtenu de Dieu une permission ou dispense spéciale pour s'éloigner quelque temps de
la forme présente, c'est une assertion toute gratuite qui n'a pas de fondement certain dans l'Écriture ou dans la tradition comme Bellarmin et Billuart le
font observer. Une telle hypothèse n'est point nécessaire, ainsi qu'on l'a supposé, afin de justifier l'expression employée dans les Actes des Apôtres.
Car, pour distinguer le baptême que Jésus-Christ avait établi de celui que saint Jean avait administré, saint Luc rapporte que les premiers Chrétiens
étaient baptisés au nom de Jésus-Christ, c'est-à-dire dans la loi et d'après l'institution du Sauveur, sans s'écarter de la forme commandée par le divin
Maître, comme l'expliquent la plupart des interprètes, d'accord avec le Catéchisme du Concile de Trente (2eme partie ). Ou bien encore, ils étaient
baptisés au nom de Jésus-Christ, non pas seul, mais joint expressément à celui du Père et à celui du Saint Esprit. Peut-être même, comme le remarque
Bellarmin (de Baptismo I. 1, c. 3), pour rendre plus vénérable le nom du Sauveur, les Apôtres rajoutaient à la formule ordonnée, en disant : Je te
baptise au nom du Père, de Jésus-Christ son Fils et du Saint-Esprit. Voir Dissertation de D. Calmet sur le baptême au nom de J.-C.

III
Origine et institution du Carême

Le jeûne solennel de quarante jours appelé Carême est fondé sur l'exemple de Jésus-Christ et sur le précepte de l'Eglise ; car, c'est par un
jeûne de quarante jours que Jésus-Christ a voulu se préparer dans le désert à la prédication de l'Evangile, et que l'Église nous ordonne de nous
préparer chaque année à la célébration de la Pâque. Cette sainte institution quadragésimale. une des plus avantageuses pour la gloire de Dieu et le
salut des âmes, est aussi une des plus vénérables par son universalité et son ancienneté.
En effet, si l'on excepte certaines sectes modernes de protestants ou calvinistes, toutes les Églises chrétiennes d'Orient et d'Occident, même
schismatiques ou hérétiques, comme celles des Grecs et des Russes, ainsi que celles des Eutychiens et des Nestoriens, s'accordent avec l'Église
Catholique Romaine pour admettre et observer religieusement la loi du Carême. Or, ces nombreuses Églises sont tellement opposées entre elles de
sentiments et de mœurs que jamais elles n'auraient consenti à subir ou accepter la même loi, si elle n'avait précédé leur séparation. Elle est donc
antérieure aux excommunications lancées contre les premiers patriarches rebelles de Constantinople, Michel Cérulaire au douzième siècle et Photius
au neuvième. Elle est aussi antérieure aux condamnations portées contre Eutychès, dans le Concile de Chalcédoine, l'an 451, et contre Nestorius dans
celui d'Ephêse, l'an 431.
Bien plus, si nous parcourons l'histoire du Christianisme depuis son origine jusqu'à notre époque, nous trouvons, dans tous les siècles et
dans toutes les contrées, des auteurs très-pieux ou très-saints, et des Conciles soit œcuméniques, soit particuliers, qui parlent clairement du Carême
comme d'une pratique adoptée par tout le monde chrétien. Nous en voyons une preuve remarquable dans le premier Concile œcuménique de Nicée,
l'an 325. Les trois cent dix-huit Pères, réunis alors de tous les pays, mentionnent le temps du Carême comme une époque de l'année, aussi
généralement connue des Chrétiens que la saison de l'automne ; car, pour arrêter les abus et prévenir les schismes, ils ordonnent, par leur cinquième
canon, de tenir dans chaque province deux synodes par an, l'un avant le Carême, l'autre en automne.
Au quatrième siècle déjà, la pratique du Carême se montre tellement répandue depuis longtemps qu'on peut à bon droit lui appliquer la
règle fameuse de saint Augustin (Epist 118 ad Januar. Lib. De Bapt. Xxiv, n°31) : « Il faut attribuer aux Apôtres eux-mêmes les coutumes qui, sans
avoir été introduites par les Conciles pléniers, sont néanmoins observées dans toute l'Église, suivant une tradition immémoriale. Telles sont, outre

153
l'observation du dimanche, les solennités annuelles de la Passion, de la Résurrection et de l'Ascension du Sauveur, ainsi que la fête de la Pentecôte. »
Aussi, plusieurs Pères des plus illustres, saint Jérôme, saint Léon le-Grand, saint Cyrille d'Alexandrie, saint Isidore de Séville, saint Dorothée,
n'hésitent pas à déclarer que le Carême a été institué dès le commencement de l'Église par les Apôtres eux-mêmes.
Cependant, quelques écrivains modernes ont attribué l'institution du Carême à saint Télesphore qui occupait le trône pontifical, vers l'an
130 ; car, d'après les vies des papes qu'Anastase le Bibliothécaire a publiées au neuvième siècle, saint Télesphore ordonna aux laïcs de garder pendant
sept semaines l'abstinence de chair. Mais, en supposant que ce décret soit authentique, on peut dire qu'il a simplement renouvelé, ou continué une
institution primitive de l'Église. En effet, déjà vers la fin du premier siècle, saint Ignace, évêque d'Antioche, parle du Carême dans son Épître aux
Philippiens. Vers la même époque, le juif Philon nous apprend que les Thérapeutes d'Egypte observaient, avant la grande fête de Pâques, un jeûne de
sept semaines, pendant lesquelles le pain, l'eau, le sel et l'hysope composaient toute leur nourriture. Or, d'après Eusêbe, saint Jérôme et autres auteurs,
ces Thérapeutes étaient les disciples de saint Marc qui menaient en Egypte la vie ascétique et contemplative.
Tout en reconnaissant que le jeûne d'avant Pâques remonte aux temps apostoliques, quelques critiques, comme Baillet, ont douté s'il fut
d'abord de quarante jours. Mais leur sentiment ne repose que sur un passage mal compris de saint Irénée cité par Eusèbe ( Hist. V, 24 ). Comme l'ont
démontré le cardinal Bellarmin (De bonis operibus ) et Dom Massuet (Dissert. in S. Iren.), la variété de discipline que saint Irénée constate ici ne
concernait pas la durée plus ou moins longue du Carême entier, mais la rigueur plus ou moins grande du jeûne que les Chrétiens des premiers siècles
observaient sans prendre aucune nourriture, les uns pendant un jour, les autres pendant deux ou même plusieurs jours consécutifs. Ces différentes
manières de jeûner étaient observées surtout pendant la semaine sainte, selon la dévotion de chacun, comme l'atteste aussi saint Denys d'Alexandrie,
vers le milieu du troisième siècle. Une autre variété de discipline, relativement à la sévérité du jeûne, concernait la xérophagie qui consistait à n'user
que d'aliments secs. Cette sorte d'abstinence était obligatoire pour toutes les Églises pendant la semaine sainte, et n'était prescrite pendant tout le
Carême que dans certaines Églises comme elle le fut par les conciles d'Ancyre et de Laodicée au quatrième siècle.
Dès les premiers siècles, quoique les Églises différassent entre elles pour la sévérité du jeûne, elles s'accordaient néanmoins sur la durée du
Carême qui, pour imiter le jeûne de Jésus-Christ, comprenait quarante jours environ. Aussi, depuis la plus haute antiquité, le jeûne d'avant Pâques est
appelé Carême, sainte Quarantaine, Jeûne quadragésimal ou de quarante jours. Il est ainsi désigné dans le canon 69 des Constitutions apostoliques, au
second siècle par saint Irénée, au troisième par Tertullien et Origène, au quatrième dans le Concile de Nicée et dans un rescrit de Constantin-le-Grand
pour assurer l'exécution des décrets de ce même Concile ; puis, par saint Athanase, saint Grégoire de Nazianze, saint Ambroise, saint Jérôme, saint
Léon-le-Grand, etc.
Dans son Histoire ecclésiastique (I. 17, c. 19 ), Sozomène, écrivain du cinquième siècle, dit que les Eglises d'Occident, d'Illyrie, de Libye,
de Palestine et d'Égypte, jeûnent pendant six semaines avant Pâques, tandis que les autres Eglises depuis Constantinople jusqu'à la Phénicie jeûnent
pendant sept semaines. Vers la même époque, Cassien ( collât. XXI, c. 24 ) dit également que différentes Églises, entre autres toutes celles d'Occident,
jeûnent pendant six semaines, au lieu que celles d'Orient jeûnent pendant sept ; mais il fait observer qu'en réalité les unes et les autres ne jeûnent pas
plus de 35 jours, attendu que les Occidentaux exceptent du jeûne le dimanche et que les Orientaux exceptent en outre le samedi.
A la fin du siècle suivant, saint Grégoire-le-Grand ne considère aussi le Carême que comme un jeûne de trente-six jours effectifs. Peu de
temps après ce saint Docteur, pour que le Carême fût de quarante jours complets, l'Eglise Latine en ajouta quatre autres, comme Ratramne, abbé de
Corbie, le fait remarquer au neuvième siècle (Contra Graecos I. 4, c. 4). Depuis cette addition, le Carême a commencé, non plus au dimanche de la
Quadragésime, mais au mercredi des Cendres. De leur côté, les Grecs, pour compenser les samedis et les dimanches qu'ils ne jeûnent pa&
s'abstiennent de viande pendant huit semaines, de fromage et d’œufs pendant sept.
Beaucoup de protestants prétendent avec Calvin que si le jeûne de quarante jours avant Pâques a été introduit et pratiqué dès les premiers
temps du christianisme, c'était par l'effet d'une libre dévotion, et non pas en vertu d'une loi commune. Ce sentiment est contraire aux déclarations
formelles des anciens Conciles et des Pères qui n'ont cessé de recommander le jeûne quadragésimal comme une obligation stricte pour tous les
Chrétiens. Sans citer de nombreux canons synodaux, il suffit de rappeler le soixante-neuvième des Constitutions apostoliques qui servent comme de
base à la discipline des Orientaux depuis les premiers siècles, « Si quelque évêque, prêtre, diacre, lecteur ou chantre, ne jeûne pas pendant la sainte
Quarantaine et les jours de station de chaque semaine, qu'il soit déposé, à moins que la faiblesse de son tempérament ou le mauvais état de sa santé ne
l'excuse. Si le transgresseur est laïque, qu'il soit excommunié. »
Parmi les témoignages des Occidentaux sur le même sujet, nous pouvons rapporter ceux de saint Césaire évêque d'Arles, et de saint
Maxime évêque de Turin, au quatrième siècle. Le premier assure que jeûner les jours où l'on n'est pas obligé de le faire, c'est un titre pour être
récompensé ; mais que ne pas jeûner le Carême, c'est un péché qui mérite d'être puni. Le second répète souvent que c'est un crime très-grave de violer
le jeûne quadragésimal. « Négliger totalement le jeûne du Carême, dit-il, c'est ua sacrilège ; ne l'observer que partiellement, c'est un très-grand péché.
Aussi, lorsque dans le quatrième siècle l'hérésiarque Aérius, précurseur de Calvin, osa nier entre autres choses l'obligation d'observer le jeûne, il fut
unanimement combattu par les Catholiques et les Ariens, et stigmatisé spécialement par saint Epiphane et saint Augustin dans leurs livres sur les
hérésies.
Saint Basile nous apprend avec quelle soumission religieuse la loi sacrée du jeûne quadragésimal était reçue dans tout le monde chrétien au
quatrième siècle (Hom. Jejun.) : « Il n'y a point d'île ni de continent, point de nation ni de ville, pas un coin de terre si éloigné qu'il soit, où le jeûne
quadragésimal ne soit proclamé. Des armées entières, des voyageurs, des matelots, des marchands loin de leur patrie, l'entendent promulguer partout
et s'en félicitent. Que personne donc ne songe à s'affranchir de cette loi commune à tout le genre humain ; car elle comprend tout âge, tout rang, tonte
condition. Les Anges tiennent note de ceux qui l'observent. Ayez soin que votre Ange inscrive votre nom sur ses tablettes, et ne désertez pas l'étendard
de votre religion. »

IV
Époque, renouvellement et mémoire du premier miracle opère par Jésus-Christ

Tous les interprètes de l'Évangile ne s'accordent pas à déterminer l'époque précise où furent célébrées les noces de Cana. — Saint Jean dit
que ce fut le troisième jour, die tertia (II, 1). D'après l'explication de Ludolphe, ce jour est le troisième de ceux que l'Evangile mentionne depuis le
temps où Jésus était sorti du désert ; car les deux autres précédemment indiqués sont d'abord celui où le saint Précurseur montra Jésus-Christ comme
Agneau de Dieu (I, 2) ; puis, celui dans lequel les premiers disciples reconnurent Jésus-Christ comme le Messie promis de Dieu (I, 35). Entre ces
deux jours et le troisième mentionné par l'Évangéliste, beaucoup d'autres jours s'écoulèrent, de façon que le Sauveur opéra le miracle de Cana, le 6
janvier, un an après avoir reçu le baptême dans le Jourdain, comme Ludolphe l'a déjà indiqué au chapitre de l'Êpiphanie. Mais selon la remarque du
célèbre Baronius (ad ann. 31, n°36), comme le Seigneur commença peu de temps après son baptême à réunir des disciples, il n'est pas croyable qu'il
ait prêché l'Évangile, pendant près d'une année, sans prouver sa mission divine par un premier miracle.
Quoiqu'admise par beaucoup d'auteurs anciens, l'opinion précédente a été rejetée par beaucoup d'auteurs modernes, à la suite du cardinal
Baronius, dont Benoit XIV regarde le sentiment comme probable (de Festis). D'après ces derniers, le Baptême de Jésus-Christ et le Miracle de Cana
n'eurent pas lieu le même jour, à un an d'intervalle ; mais bien la même année, à deux mois environ de distance ; de sorte que Jésus-Christ, ayant été
baptisé le 6 janvier, changea l'eau en vin, vers la fin de février, ou vers le commencement de mars ; car, selon saint Jean l'Évangéliste, le Sauveur,
après avoir opéré ce premier miracle, resta quelques jours seulement à Capharnaüm d'où il monta à Jérusalem pour célébrer la Pâque des Juifs qui
était proche (II, 12 et 13). Ce sentiment est aujourd'hui le plus communément adopté, parce qu'il semble plus conforme au récit de saint Jean.
Si l'Église célèbre le 6 janvier le Miracle de Cana, ce n'est pas pour marquer qu'elle regarde ce jour comme l'anniversaire de cet
événement ; mais c'est pour honorer dans une même fête, sous le nom d'Epiphanie, les trois principales manifestations de Jésus-Christ comme Dieu :
la première aux Gentils, quand il fut adoré par les Mages ; la seconde aux Juifs, quand il fut baptisé par saint Jean ; et la troisième à ses disciples,
quand il changea l'eau en vin. De ces trois manifestations, la dernière seule n'eut pas lieu en ce même jour, d'après l'opinion qui paraît la mieux
fondée. Il est vrai que dans l'office de ce jour, l'Église romaine chante : Aujourd'hui, l'eau a été changée en vin aux noces, Hodie vinum ex aqua
factura est ad nuptias. Mais, comme l'expliquent les savants de premier ordre tels que Baronius, Cornélius à Lapide et Benoît XIV, c'est comme si elle

154
disait : En ce jour, on célèbre le changement de l'eau en vin.
Le témoignage de saint Epiphane dans son Traité des hérésies (LI, n° 29 et 30) est une preuve incontestable que dès le quatrième siècle, on
célébrait le Miracle de Cana le 6 janvier. En ce jour, onzième de Tybi, dit l'illustre Père, pour confirmer le récit évangélique, le prodige opéré autrefois
à Cana se renouvelle jusqu'à présent en divers lieux, où l'on voit les eaux des fontaines et des rivières converties en vin.... Nous en avons goûté à
Cibyre, en Carie, et nos frères en ont bu à Gérasa, en Arabie. Beaucoup de personnes en disent autant du Nil ; c'est pourquoi en Égypte, une foule de
personnes, le onzième jour de Tybi, vont puiser de l'eau de ce fleuve, pour la conserver dans leurs maisons, ou remporter en d'autres pays. » — On ne
peut révoquer en doute un fait aussi constant rapporté par cet écrivain très grave, qui en parle non sur de simples bruits populaires, mais comme
témoin oculaire, et qui, à l'appui de son expérience, cite celle de plusieurs autres témoins oculaires et même d'une foule d'autres personnes. Aussi, des
critiques très sévères ne font aucune difficulté d'admettre ce miracle comme certain ; tel est entre autres le sentiment de Casaubon, célèbre écrivain
protestant, et de Baillet, auteur janséniste peu suspect de crédulité. L'Église du reste n'a jamais eu besoin de ces sortes de miracles pour rappeler ou
entretenir dans sa liturgie le souvenir des faits évangéliques. Quoiqu'elle célèbre dans la fête solennelle de l'Epiphanie la mémoire commune des trois
principales manifestations de Jésus-Christ, elle a renvoyé au second dimanche d'après l'Epiphanie la mémoire spéciale du la manifestation de Jésus-
Christ aux Noces de Cana.

V
Particularités relatives aux Noces de Cana

1° Quoiqu'on ne puisse connaître avec certitude quel était l'époux des noces de Cana, on peut conjecturer, avec Baronius (Ad ann. 31), qu'il
était uni a Jésus-Christ et à sa sainte Mère par les liens étroits de proche parenté ; c'est la raison la plus naturelle pour expliquer leur présence
extraordinaire à une telle cérémonie, comme Ludolphe l'a fait justement observer.
Il est plus difficile de découvrir le nom véritable de cet époux privilégié. C'est saint Jean l'Évangéliste, si nous en croyons, outre Ludolphe,
plusieurs auteurs célèbres, entre autres saint Bède le Vénérable, l'abbé Rupert, saint Thomas, Nicolas de Lyre, Denys le Chartreux, Dominique Soto.
Mais selon d'autres écrivains, tels que Nicéphore, Baronius, Cornélius à Lapide, ce serait saint Simon apôtre, surnommé le Cananéen. Quoiqu'il en
soit, Baronius ajoute, avec Nicéphore, que sainte Hélène, la digne mère de Constantin, fit élever une insigne basilique au lieu même où Jésus et Marie
avaient sanctifié par leur présence les Noces de Cana.
2° Le nom d'architriclinus donné au maître d'hôtel dans les Noces de Cana fournit à Ludolphe l'occasion d'expliquer comment les convives
mangeaient couchés sur des lits, en s'appuyant sur le coude. Primitivement, les Hébreux à table étaient assis sur des sièges, comme nous le sommes
aujourd'hui, et comme on l'était encore au temps de Salomon (Prov. XXIII, 1). Mais Amos (VI, 4, 7), Ezéchiel (XXIII, 41), Tobie (II, 4) parlent déjà
des lits de table, vers l'époque de la première captivité. Cet usage n'était pas alors général parmi les Juifs ; car dans les auteurs sacrés de ce même
temps et des temps postérieurs, on retrouve encore l'habitude de manger assis. Mais à l'époque de Jésus-Christ, les lits de table paraissent d'un usage
commun et universel, comme le marquent les expressions que les Évangélistes emploient ordinairement pour indiquer l'action de prendre son repas,
incumbere. accumbere, recumbere. Le Sauveur lui-même était couché à table, lorsque Madeleine lui oignit les pieds d'un parfum précieux (Matth.
XXVI, 7), comme aussi lorsque le disciple bien-aimé reposa sa tête sur la poitrine du divin Maître, à la dernière cène (Joan. XIII, 25). On présume
que les Juifs ont emprunté cette coutume aux Perses et aux Chaldéens, chez lesquels elle était très-ancienne. On voit qu'au festin d'Assuérus et à celui
d'Esther les convives étaient couchés sur des lits magnifiques (Esth. I, 6, — VIII, 1). Mercurialis en donne pour raison l'usage fréquent des bains,
après lesquels on se couchait (v. Dissertation de Dont Calmet sur le manger des Hébreux).
3° Quant aux urnes qui avaient été les instruments du premier miracle opéré par le Sauveur, un sentiment religieux aura porté sans doute à
les conserver longtemps. Aussi, on prétend qu'à l'époque des croisades, les princes d'Occident en ont trouvé plusieurs en Palestine, d'où ils les ont
transportées en Europe. Saint Louis, dit-on, avait apporté celle qui est restée exposée dans l'église abbatiale de Port-Royal, à Paris, sur une colonne
près du chœur des religieuses, jusqu'à la grande Révolution française. On voyait des caractères hébreux tracés sur cette urne qui était d'une pierre très-
dure et polie comme le marbre ; elle contenait 70 litres environ. Il y a quelques années, à la suite d'un appel publié dans les Annales archéologiques de
M. Didron, on a fait des recherches, et on a découvert en plusieurs lieux des vases ou des fragments que les traditions locales désignent comme
provenant de Cana ; mais il serait bien difficile de constater l'authenticité de ces divers monuments.
V. Annales archéologiques, t. XI, 5e livraison ; t. XIII, 2e liv. Urnes de Cana. Les Saints Lieux, par Mgr Mislin, t. III, p. 445.

VI
Jésus-Christ purifie le Temple de Jérusalem

Afin de manifester avant tout le zèle dont il était dévoré pour la gloire de son Père, Jésus-Christ commença sa vie publique, à Jérusalem,
par purifier la maison du Seigneur, en se déclarant Fils de Dieu. Selon le sentiment commun que suit Ludolphe, d'accord avec saint Chrysostôme et
saint Augustin, Jésus-Christ accomplit deux fois cette œuvre éclatante de religion, à l'occasion solennelle de la Pâque : d'abord, en la première année
de sa prédication, comme il paraît d'après le récit de saint Jean ; puis, en l'année même de sa Passion, comme il semble d'après la relation des trois
autres Évangélistes.
Si nous en croyons quelques savants, tels que le docteur Sepp, l'événement ne s'est produit qu'une fois, et saint Jean seul le place à l'époque
précise où il est arrivé, tandis que les autres Évangélistes ne le rapportent point dans son ordre chronologique. Mais cette opinion qui n'est pas
suffisamment appuyée est moins conforme que la précédente au texte sacré ; car le fait en question n'est point rapporté dans le même ordre
chronologique, ni avec les mêmes circonstances par saint Jean et par les autres Évangélistes, comme le fait observer Ludolphe. Ainsi, d'après saint
Jean, Jésus-Christ chassa du Temple les vendeurs, en disant : Ne faites point de la maison de mon Père un lieu de commerce (II, 16) ; et d'après les
autres Evangélistes, Jésus-Christ, montrant plus de sévérité, chassa du Temple les vendeurs et les acheteurs tout à la fois, en disant : Ne faites point de
la maison de mon Père une caverne de voleurs (Matth. XXI, 13. — Marc. XI, 17. — Luc. XIX, 46).
Saint Jean seul rapporte le dialogue qui suivit l'événement. Comme les Juifs demandaient à Jésus-Christ une preuve de l'autorité qu'il
s'attribuait sur le Temple, il leur répondit : Détruisez es temple, et je le rétablirai en trois jours (Joan. II, 19). Il indiquait sans doute par quelque geste,
en mettant la main sur sa poitrine, qu'il parlait de son corps, temple principal de la Divinité. Mais, comme s'ils ne l'avaient point compris, les Juifs lui
répliquèrent, en montrant l'édifice matériel qui était présent sous leurs yeux : On a travaillé quarante ans à construire te Temple, et vous voulez le
reconstruire en trois jours (Joan. II, 20). Les Pharisiens prirent ainsi grossièrement à la lettre les paroles de Jésus-Christ, pour en faire plus tard un
sujet de calomnie contre lui, en l'accusant, d'avoir menacé de détruire réellement le Temple de Jérusalem.
Mais quel est ce Temple dont parlent les Juifs ? Évidemment, il ne s'agit pas ici du Temple même qui avait été élevé d'abord par Salomon
et qui fut ruiné de fond en comble par Nabuchodonosor, l'an 588 avant l'ère vulgaire ; car il avait été bâti dans l'espace de sept ans (III Reg. VI, 1).
D'après beaucoup d'anciens interprètes que suit Ludolphe, il s'agit ici du Temple qu'ils supposent avoir été rebâti dans l'espace de quarante-six ans, par
Zorobabel, et par Néhémias, au retour de la captivité (I Esd. VI, 15).Selon plusieurs savants modernes, tels que Baronius, Cornélius a Lapide, D. Cal-
met, le docteur Sepp, le P. Patrizi, il s'agit plus vraisemblablement ici du Temple qu'Hérode-le-Grand avait commencé à reconstruire, en la dix-
huitième année de son règne, sur un plan magnifique, comme l'atteste l'historien Josèphe (Antiquit. lib. 15). Selon cet écrivain contemporain, les
parties principales de l'édifice furent terminées en neuf ans et demi ; mais on ne cessa d'y faire de nouveaux ouvrages, et dix-huit mille ouvriers
continuèrent d'y travailler jusqu'à la dernière guerre des Juifs contre les Romains (Antiq. lib. 20, 8). De cette manière, la reconstruction du Temple
dura quatre-vingt-huit ans, et elle était déjà commencée depuis quarante-six ans, lorsque Jésus vint célébrer la Pâque, en la première année de sa vie
publique. D'après quelques autres érudits, les Juifs, en répondant à Jésus-Christ, parlaient alors du Temple que Zorobabel avait relevé, que les
Machabées avaient embelli, et qu'Herode avait considérablement agrandi ; de façon que tous ces travaux successifs n'avaient pas duré moins de
quarante-six ans.

155
VII
Notice sur Nicodème

Parmi le très-petit nombre de personnages distingués par leur fortune et leur science qui crurent en Jésus-Christ pendant sa vie mortelle,
l'Évangile signale Nicodème. Saint Jean l'appelle prince des Juifs, c'est-à-dire sénateur, et Notre-Seigneur le nomme maître en Israël, ou docteur.
Quoiqu'il fût un des Pharisiens les plus considérables, en voyant les miracles que Jésus Christ opérait à Jérusalem, il ne tarda pas à le regarder comme
le Messie. Il vint donc la nuit trouver le Seigneur pour apprendre la voie du salut. Depuis que Jésus-Christ l'eut instruit des vérités nécessaires,
Nicodème prit sa défense en plein conseil ; car un jour que les prêtres et les Pharisiens avaient envoyé des archers pour arrêter Jésus-Christ, Nicodème
osa leur dire : La loi permet-elle de condamner quelqu'un sans l'entendre ? Ils lui répondirent : Est-ce que vous êtes aussi Galiléen ? (Joan. VII, 50-
52). Nicodème se montra disciple fervent du Sauveur, lorsqu'il apporta cent livres d'une composition aromatique de myrrhe et d'aloès, pour lui rendre
les derniers devoirs avec Joseph d'Arimathie. Tous deux ensemble descendirent de la croix le corps sacré qu'ils embaumèrent de parfums précieux et
déposèrent dans un sépulcre neuf (Joan. XIX, 39-42). Plus tard, les Juifs, furieux de voir que Nicodème était chrétien, le destituèrent de sa charge, le
frappèrent d'anathème et le chassèrent de Jérusalem. Ils voulaient même le tuer, mais en considération de l'illustre rabbin, Gamaliel, son proche
parent, ils se contentèrent de l'accabler de coups et de le dépouiller de ses biens. Gamaliel le reçut dans sa maison, à la campagne, où il pourvut à sa
subsistance jusqu'à la fin de sa vie, et quand Nicodème fut mort, il le fît ensevelir avec honneur auprès de saint Etienne. A la suite de plusieurs
révélations, l'an 415, un prêtre vénérable nommé Lucien découvrit, à Caphargamala, à vingt milles de Jérusalem, le corps de Nicodème enterré avec
ceux de saint Etienne, de Gamaliel et de son fils Abibon. Ces quatre noms sont inscrits dans le Martyrologe Romain, au 3 août, jour où l'Église célèbre
l'Invention de leurs reliques. Le prêtre Lucien écrivit l'histoire de cette découverte miraculeuse, qui est attestée également par plusieurs auteurs
contemporains, notamment par saint Augustin (Tract. 120 in Joan. Serm. 319).

VIII
Fête de la très-sainte Trinité

Ludolphe explique longuement pourquoi de son temps on lisait en la fête de la très-sainte Trinité l'Évangile où est raconté l'entretien de
Jésus-Christ avec Nicodème. Mais Durand, évêque de Mende, vers la même époque, déclare qu'on ne récitait pas ce même Évangile dans toutes les
Églises (Rational. cxiv, n. 5). Maintenant on lit partout en cette solennité celui où Notre-Seigneur recommande de baptiser toutes les nations au nom
des trois personnes divines. La raison de ces divergences et de ces changements, c'est qu'avant la réforme liturgique de saint Pie V, la fête de la très-
sainte Trinité n'était pas célébrée d'une manière uniforme dans les Églises où elle s'était introduite successivement. Voici quelle en fut l'origine.
Vers le milieu du huitième siècle, à la prière de saint Boniface, apôtre de l'Allemagne, le célèbre Alcuin, précepteur de Charlemagne,
composa pour le dimanche une messe votive de la très-sainte Trinité, ainsi que celles de la Sagesse, du Saint-Esprit, des saints Anges, de la Charité, de
la Croix et de la Sainte Vierge pour les différents jours de la semaine, comme il est rapporté dans le Micrologue (LX). De là l'usage de dire des messes
votives, surtout celle de la Trinité, les jours qui vaquaient de fêtes. Mais parce que plusieurs personnes voulaient qu'on leur dit tous les jours la messe
de la Trinité, le Concile de Salgunstadt, tenu l'an 1022, blâma cette dévotion comme superstitieuse ou mal entendue.Toutefois il ne paraît pas qu'une
fêle particulière de la très-sainte Trinité existât avant que Etienne, évêque de Liège, en eût fait composer un office propre, l'an 920. Riquier, son
successeur, en prescrivit la récitation, et les Eglises voisines imitèrent cet exemple. La fête de la très-sainte Trinité fut célébrée par les unes le premier
dimanche qui suit la Pentecôte, et par les autres le dimanche qui précède immédiatement l'Avent.
Vers le milieu du onzième siècle, le pape Alexandre II, consulté sur cette nouvelle institution, répondit que l'Église Romaine n'avait point
établi de solennité spéciale pour honorer la Trinité non plus que l'Unité de Dieu, parce que tous les dimanches et même tous les jours de l'année lui
étaient également consacrés ; qu'elle n'assignait pas un temps plutôt qu'un autre pour lui rendre des honneurs qu'elle lui devait à toute heure, et qu'elle
lui rendait dans tous ses offices, en terminant toutes ses prières par la doxologie ou glorification des trois personnes divines. Ainsi donc, cette
décrétale, citée dans le Micrologue et insérée dans le Corpus juris, ne proscrivait point la fête spéciale de la très-sainte Trinité, quoiqu'elle ne
l'autorisât point expressément.
Profitant de la liberté qu'on leur laissait à cet égard, beaucoup d'Eglises adoptèrent la nouvelle solennité. Aussi, l'illustre abbé Rupert, qui
écrivait au douzième siècle, la suppose communément établie de son temps, et consacre à expliquer ïe mystère qui en fait l'objet un livre entier de son
traité Des divins Offices. Le Concile provincial d'Arles, l'an 1200, régla la manière dont on devait célébrer solennellement la fête de la très-sainte
Trinité avec Octave, depuis les vêpres du samedi qui suit la Pentecôte. Vers la fin du même siècle, Durand, évêque de Mende, signala dans son
Rational (cxiv) les différentes coutumes relatives à la fête de la sainte Trinité que la plupart des Eglises solennisaient le jour même de l'Octave de la
Pentecôte.
Au quatorzième siècle enfin, Jean XXII admit dans l'Église Romaine la fête de la très-sainte Trinité et la fixa au premier dimanche après la
Pentecôte, comme étant la fin et la consommation de toutes les solennités. Maintenant encore l'Église Romaine se sert de l'office que Etienne, évêque
de Liège, avait fait composer, et que saint Pie V a fait retoucher pour le rendre plus régulier.
V. Ben. XIV de Fesiis. — Godescard Traité des fêtes mobiles.

IX
Époque de la prédication de Jésus-Christ et durée de sa vie

La tradition n'est point unanime pour déterminer combien de temps a duré la vie mortelle de Jésus-Christ et spécialement sa vie publique,
depuis son baptême jusqu'à sa mort.
D'après le témoignage formel de saint Luc (II, 23), il est certain que Noire-Seigneur était âgé de 30 ans environ, lorsqu'il fut baptisé par saint Jean ;
mais comme cette expression quasi, environ, est un terme indéfini qui n'indique point un temps précis, les commentateurs ne s'accordent pas entre eux
pour savoir si Jésus-Christ avait quelques mois seulement ou bien même quelques années, soit au dessus, soit au dessous de 30 ans. Leurs opinions
varient sur ce point entre 28 et 35 ans. Selon le sentiment le plus commun que Ludolphe professe avec saint Irénée, Clément d'Alexandrie, Origène,
saint Grégoire de Nazianze, saint Jérôme,Théophylacte et Euthymius, le Sauveur avait achevé sa vingt-neuvième année et commencé sa trentième,
lorsqu'il reçut le baptême.
Après avoir jeûné quarante jours dans le désert, Jésus-Christ ne tarda pas à prêcher sa doctrine. Selon la remarque de Ludolphe, Notre-
Seigneur se contenta d'abord d'instruire secrètement ou dans des lieux particuliers, ainsi que nous l'avons vu faire pour ses premiers disciples, André,
Pierre, Philippe, Nathanaël et Nicodème, jusqu'à l'arrestation de saint Jean-Baptiste ; il ne se mit à enseigner solennellement et dans les synagogues
que depuis l'emprisonnement du saint Précurseur. En ce sens, comme l'expliquent plusieurs interprètes avec saint Thomas (in Matth. IV), les
Évangélistes ne font commencer la prédication de Jésus-Christ qu'après l'incarcération de saint Jean-Baptiste (Matth. IV, 12 et 17. — Marc. I, 14).
On croit assez généralement que la vie publique du Sauveur a duré un peu plus de trois ans. Cette opinion qui est la plus répandue est aussi
la mieux appuyée sur l'Écriture et la Tradition. — Elle a été soutenue par d'anciens historiens tels qu'Eusèbe, saint Jérôme, Théodoret et l'auteur de la
Chronique d'Alexandrie, ainsi que par des savants modernes tels que Baronius, Cornélius à Lapide, Sandini, Sepp. — Elle est fondée sur la prophétie
de Daniel qui borne le temps de la mission du Christ à une demi semaine d'années, c'est-à-dire un peu moins de quatre ans. — Elle semble confirmée
par plusieurs comparaisons que le Sauveur a employées, et surtout par la parabole du figuier qui, n'ayant point porté de fruits pendant trois ans, obtint
encore un peu de répit, sur la prière du jardinier. — Elle est conforme au récit de saint Jean l'Évangéliste qui, rapportant avec exactitude selon l'ordre
chronologique la vie publique de Jésus-Christ, semble compter quatre Pâques depuis le baptême du Sauveur. Il mentionne la première, où Jésus-Christ
chassa du Temple les vendeurs, aussitôt après les noces de Cana (II, 13) ; la seconde probablement, où Jésus-Christ guérit le paralytique de 38 ans
près de la Piscine probatique (V, 1) ; la troisième, à laquelle Jésus-Christ n'assista point, afin d'éviter les poursuites des Juifs (VI, 4) ; la quatrième,
pendant laquelle Notre-Seigneur institua l'Eucharistie et subit la Passion, comme tous les Évangélistes le racontent.

156
Par conséquent, si nous joignons les trois ans et les quelques mois de la vie publique de Jésus-Christ aux 29 ans et quelques jours de sa vie privée, il
s'ensuit qu'il est mort dans sa trente-troisième année, comme on le croit plus communément avec Ludolphe.

X
Vocation des Apôtres

Les Évangélistes mentionnent spécialement la vocation de six Apôtres, savoir de saint Pierre et de son frère saint André, de saint Jacques le
Majeur et de son frère saint Jean, de saint Philippe et de saint Matthieu. Quant à la vocation de saint Pierre et de saint André, saint Matthieu rapporte
évidemment la même que saint Marc, mais non pas la même que saint Jean ; car celle-ci fut antérieure et celle-là postérieure à l'arrestation du saint
Précurseur. En effet, saint Jean (I) nous apprend que le saint Précurseur, ayant montré à ses disciples Jésus-Christ comme étant le Messie, saint André
d'abord, puis saint Pierre, ensuite saint Philippe et enfin Nathanaël commencèrent à visiter et à connaître familièrement le Sauveur, en Judée, sur les
rives du Jourdain. Saint Matthieu (IV) et saint Marc (I) nous apprennent à leur tour que le saint Précurseur ayant été jeté en prison, saint Pierre et saint
André avec saint Jacques et saint Jean, fils de Zébédée, se livraient à la pèche sur la mer de Galilée, lorsqu'ils se décidèrent à tout quitter pour suivre
Jésus-Christ qui était venu les appeler.
Cette dernière vocation des quatre principaux disciples, telle que saint Matthieu et saint Marc la racontent en termes identiques, est-elle
différente de celle que saint Luc raconte avec des circonstances particulières ? Les interprètes, soit anciens, soit modernes, sont très-partages sur cette
question. Les uns comme Ludolphe, de concert avec saint Thomas, prétendent que Notre-Seigneur, sur le bord de la mer, appela en deux fois
différentes saint Pierre et saint André conjointement avec saint Jacques et saint Jean. Après avoir assisté à la pèche miraculeuse que raconte saint Luc
(V) les quatre disciples suivirent quelque temps Jésus-Christ pour lui faire honneur. Mais ils avaient repris leur occupation ordinaire, quand le
Sauveur vint de nouveau les chercher, en leur promettant de les faire pêcheurs d'hommes ; et c'est depuis lors qu'ils le suivirent définitivement comme
associés à sa vie évangélique, suivant le récit de saint Matthieu et de saint Marc.
D'autres interprètes, tels que Cornélius a Lapide d'accord avec saint Chrysostôme, soutiennent que la vocation racontée d'une manière
succincte par saint Matthieu et saint Marc n'est pas différente de la vocation rapportée avec un plus grand détail par saint Luc, et qu'aussitôt après
avoir été témoins de la pêche miraculeuse, les quatre disciples quittèrent tout pour suivre Jésus constamment. Tel est le sentiment qu'expose saint
Augustin dans son ouvrage de Consensu Evangelisarum, I. 2, n. 37.

XI
Correspondance de Jésus-Christ et d'Abgare

A l'époque de Jésus-Christ, la ville d'Édesse, capitale de la province syrienne d'Osroène ou Mésopotamie, était gouvernée par un roi, connu
sous le nom d'Abgare ou Abagare, qui en syriaque signifie boiteux. Ce prince en effet était affligé de la goutte, d'après l'historien Procope. Souhaitant
d'être délivré de son infirmité, il écrivit à Jésus-Christ dont la réputation s'était répandue par toute la Syrie, comme l'atteste saint Matthieu (IV, 24).
Voici celte lettre telle qu'Eusèbe la rapporte (Hist. eccl. I, 13).
« Abgare, roi d'Édesse, à Jésus, Sauveur plein de bonté, qui paraît à Jérusalem ; salut.
« On m'a raconté les cures admirables que vous opérez sans remèdes ni médecines. La renommée publie que vous faites voir les aveugles,
marcher les estropiés, que vous purifiez les lépreux, que vous chassez les démons et les esprits immondes, que vous rendez la santé aux
malades les plus désespérés et même la vie aux morts. Entendant dire cela de vous, je suis persuadé que, pour produire de semblables
merveilles, vous êtes un Dieu descendu du ciel ou bien le Fils même de Dieu. C'est pourquoi j'ose vous adresser cette lettre, en vous
suppliant de m'honorer de votre visite et de me guérir d'une douleur qui me tourmente cruellement. Je sais que vous êtes en butte aux
calomnies et aux machinations des Juifs qui trament votre perte. Mais venez dans la ville que j'occupe ; quoiqu'elle soit petite, elle est
commode ; vous y trouverez comme moi tout ce que vous pouvez désirer. »
Moïse de Ghorène raconte que les députés d'Abgare arrivèrent à Jérusalem au temps où Jésus faisait son entrée triomphale, quelques jours
avant sa Passion. En effet, parmi ceux qui étaient venus assistera la fête de Pâque, il y avait plusieurs Gentils, nous dit saint Jean (XII, 20, 21, 22).
S'adressant à Philippe, ils lui firent cette prière : Seigneur, nous voudrions bien voir Jésus. Philippe alla le dire à André, puis tous deux allèrent
l'annoncer à Jésus. Moïse de Ghorène ajoute que, pour consoler Abgare, le Sauveur imprima miraculeusement son portrait sur un linge qu'il remit aux
députés, avec une lettre citée par Eusèbe en ces termes :
« Vous êtes heureux, Abgare, de croire en moi sans m'avoir vu ; car il est écrit de moi que ceux qui m'auront vu ne croiront point, tandis
que ceux qui ne m'auront point vu croiront et recevront la vie. Vous m'invitez à aller vous trouver ; mais il faut que j'accomplisse ici toute
ma mission, et qu'ensuite je retourne à Celui qui m'a envoyé. Quand je serai retourné je vous enverrai un de mes disciples, afin qu'il vous
guérisse et qu'il vous donne la vie ainsi qu'à ceux qui sont avec vous. »
Eusèbe assure que cette promesse reçut son parfait accomplissement après l'Ascension de Jésus-Christ ; car, suivant une impulsion divine,
l'apôtre saint Thomas chargea son frère saint Thaddée, un des soixante-douze disciples, de porter l'Évangile jusqu'à Édesse ; et ce fut alors qu'Abgare,
délivré de son infirmité, embrassa la foi chrétienne avec ses sujets. D'après la tradition que rapporte Constantin Porphyrogênète, Abgare, non content
d'avoir reçu avec le plus grand honneur l'image de Celui qu'il regardait comme un Dieu, la fit revêtir d'or et placer sur la porte de sa capitale, afin de
l'exposer à la vue et à la vénération de tous ceux qui entraient ou sortaient. Il y avait fait graver sur une lame d'or une inscription ainsi conçue : Ô
Christ Dieu ! celui qui espère en votre secours ne sera point frustré dans son attente.
Nous voyons le divin portrait pour la première fois mentionné dans les Actes authentiques des saints Samona et Guria, martyrisés à Edesse,
l'an 306, comme Surius le rapporte sous la date du 15 novembre. Le savant Eusèbe de Césarée, vers l'an 330, inséra dans son Histoire ecclésiastique
(lib. I, 13) les deux lettres de Jésus-Christ et d'Abgare, en déclarant qu'il les avait traduites du syriaque en grec sur les documents gardés dans les
archives d'Édesse. Vers l'an 375, l'illustre diacre de cette ville, saint Éphrem, qui avait pu consulter les registres et les monuments de sa nation, rappela
dans son livre testamentaire la réponse du Sauveur à la supplique d'Abgare. Quelques années plus tard, le comte Darius, écrivant à saint Augustin,
attesta aussi la correspondance épistolaire de Jésus-Christ et d'Abgare. Au cinquième siècle, l'historien d'Arménie, Moïse de Ghorène, reproduisit
cette même correspondance en ajoutant plusieurs détails à la relation qu'Eusèbe avait publiée.
Cependant, pour qu'on ne comptât pas parmi les Écritures canoniques la lettre attribuée à Jésus-Christ, un Concile Romain présidé par saint
Gélase, l'an 494, la rangea parmi les écritures apocryphes, c'est-à-dire parmi celles qui n'étaient pas reconnues par l'Église, quoiqu'elles pussent être
admises par l'histoire. D'après l'usage ancien, le mot apocryphe n'indique pas toujours des pièces fausses ou supposées, mais souvent aussi des
documents non canoniques ou douteux sous quelque rapport. Aussi, le fameux décret de saint Gélase n'empêcha point les personnages les plus
illustres par leur science et leur sainteté de croire que Jésus-Christ avait envoyé à Abgare une lettre avec son portrait. Nous en avons pour témoins : au
septième siècle, les historiens grecs Évagre et Procope ; au commencement du huitième siècle, saint Jean Damascène et le pape saint Grégoire II ; à la
fin de ce même siècle, les Actes du septième Concile œcuménique et le pape saint Adrien ; au neuvième siècle, saint Théodore Studite et Haymon,
évêque d'Halberstadt, sans compter une foule d'écrivains orientaux à la suite du célèbre Photius.
Jusqu'au dixième siècle, les habitants d'Édesse avaient toujours conservé l'épitre et l'image du Sauveur qu'ils regardaient comme le trésor et
la sauvegarde de leur cité. Mais leurs vives réclamations n'empêchèrent point l'émir sarrasin qui les gouvernait, de céder ces précieuses reliques à
l'empereur romain Lécapène, dont les troupes assiégeaient la ville d'Édesse, l'an 944. Ce prince, ayant fait lever le siège, reçut avec un appareil
magnifique l'autographe et le portrait de Jésus-Christ, qui lui furent envoyés à Constantinople. Il les fit déposer dans la basilique du Phanar, comme
une garantie de protection pour la capitale et pour l'empire. Constantin Porphyrogénête qui vivait encore, a décrit cette solennelle translation, dont
l'Église grecque célèbre la fête anniversaire le 16 août.
Pendant les croisades, les susdites reliques ont disparu de Constantinople, sans qu'on sache précisément à quelle époque et de quelle
manière. On présume que le divin autographe a été dérobé sous Andronic Comnène, vers le milieu du douzième siècle ; et on croit communément que

157
la miraculeuse image est conservée à Rome dans l'Église de saint Sylvestre, comme le dit Baronius. Néanmoins Augustin Justiniani, annaliste de
Gênes, rapporte que l'empereur de Constantinople donna le vénérable portrait au duc de Gênes, Léonard de Montalte, qui le fit transporter en Italie
l'an 1384.
Depuis le seizième siècle, les savants sont très-partages sur l'authenticité des susdits monuments. Plusieurs érudits, fondés sur l'antique
tradition, les admettent comme vrais ; tels sont entre les catholiques, Baronius, Tillemont, Honoré de Sainte-Marie, Sandini, Assemani, etc. ; parmi les
protestants, Montaigu, Parker, Cave et tirabe. Beaucoup d'autres critiques modernes les regardent comme faux ou du moins douteux, mais sans
opposer à leur authenticité des raisons péremptoires. Selon la judicieuse remarque de l'abbé Bergier (Diction. Theol. art. Abgare) : « Il n'est pas fort
nécessaire à un théologien de prendre parti dans cette dispute qui est au fond très-indifférente à la Religion chrétienne. On ne fonde sur cette
correspondance aucun fait, aucun dogme, aucun point de morale ; et c'est pour cela même qu'il ne parait pas probable que l'on ait fait une supercherie
sans motif. La lettre d'Abgare pourrait fournir une preuve de plus de la réalité et de l'éclat des miracles de Jésus-Christ ; mais nous en avons assez
d'autres pour pouvoir aisément nous passer de celle la. »

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TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE XXI
Baptême de Jésus-Christ.....................................................................................................................................................................................3

CHAPITRE XXII
Jeûne et tentations du Seigneur Jésus................................................................................................................................................................11

CHAPITRE XXIII
Témoignage de Jean-Baptiste sur Jésus-Christ, Agneau de Dieu.....................................................................................................................23

CHAPITRE XXIV
Nouveau témoignage de Jean-Baptiste sur Jésus-Christ - première vocation des disciples - prédication cachée de Notre-Seigneur.............27

CHAPITRE XXV
L'eau changée en vin aux noce de Cana............................................................................................................................................................33

CHAPITRE XXVI
Jésus chasse du Temple les marchands — Son entretien avec Nicodème........................................................................................................39

CHAPITRE XXVII
Emprisonnement de Saint Jean-Baptiste...........................................................................................................................................................43

CHAPITRE XXVIII
Jésus commence à prêcher publiquement.........................................................................................................................................................47

CHAPITRE XXIX
Seconde et Troisième Vocation des disciples....................................................................................................................................................51

CHAPITRE XXX
Considérations générales sur les vocations différentes des apôtres - et zèle de Jésus-Christ pour l'exercice de la prédication.......................55

CHAPITRE XXXI
Vocation et Festin de Saint Matthieu................................................................................................................................................................59

CHAPITRE XXXII
Élection des douze apôtres................................................................................................................................................................................65

CHAPITRE XXXIII
Sermon sur la Montagne : I les Huit Béatitudes ..............................................................................................................................................69

CHAPITRE XXXIV
Suite du Sermon sur la Montagne : Devoirs des Prélats — Divers conseils....................................................................................................77

CHAPITRE XXXV
Suite du sermon sur la montagne : De la Patience et de la Charité envers le Prochain....................................................................................85

CHAPITRE XXXVI
Suite du Sermon sur la Montagne : De la vaine gloire — Ne point rechercher les louanges humaines dans nos bonnes œuvres ..................93

CHAPITRE XXXVII
Suite du Sermon sur la Montagne : Oraison Dominicale..................................................................................................................................97

CHAPITRE XXXVIII
Suite du Sermon sur la Montagne : Ne point thésauriser sur la terre mais dans le Ciel.................................................................................105

CHAPITRE XXXIX113
Suite du Sermon sur la Montagne : De la miséricorde, du Jugement Téméraire, et de la Confiance en la Prière..........................................113

CHAPITRE XL
Fin du Sermon sur la Montagne : De la voie étroite — Conclusion...............................................................................................................121

CHAPITRE XLI
Guérison d'un lépreux.....................................................................................................................................................................................129

CHAPITRE XLII
Guérison du serviteur paralytique du Centurion.............................................................................................................................................133

CHAPITRE XLIII
Guérison d'un démoniaque, et de la belle mère de saint Pierre.......................................................................................................................137

CHAPITRE XLIV
Résurrection du Fils de la Veuve de Naïm......................................................................................................................................................141

CHAPITRE XLV
Du Scribe artificieux et de deux autres juifs qui veulent suivre Jésus-Christ.................................................................................................145

CHAPITRE XLVI
Jésus, réveillé par ses apôtres, commande à la tempête..................................................................................................................................149

159
NOTES

I Fête du Baptême de Jésus-Christ..................................................................................................................................................................153


II Baptême au nom du Christ..........................................................................................................................................................................153
III Origine et institution du Carême................................................................................................................................................................153
IV Époque, renouvellement et mémoire du premier miracle opère par Jésus-Christ.....................................................................................154
V Particularités relatives aux Noces de Cana.................................................................................................................................................155
VI Jésus-Christ purifie le Temple de Jérusalem..............................................................................................................................................155
VII Notice sur Nicodème................................................................................................................................................................................156
VIII Fête de la très-sainte Trinité....................................................................................................................................................................156
IX Époque de la prédication de Jésus-Christ et durée de sa vie.....................................................................................................................156
X Vocation des Apôtres ..................................................................................................................................................................................157
XI Correspondance de Jésus-Christ et d'Abgare.............................................................................................................................................157

TOME SECOND
DE LA

GRANDE VIE DE JÉSUS-CHRIST


PAR

LUDOLPHE LE CHARTREUX

numérisé par
http://www. liberius. net/auteur. php ?id_auth=106

relu, corrigé & mis en page par


salettensis@gmail. com

disponible sur http://jesusmarie.com


à http://jesusmarie. free. fr/ludolphe. Html

et
http://www.scribd.com/doc/33972329/La-Grande-Vie-de-Jesus-Christ-tome-2-Ludolphe-Le-Chartreux-Vita-Christi

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