La chronique de Jacques Julliard
La Bosnie dans cinq ans...
Elle ne ressemblera peut-être.pas à celle qui est sortie de
l'impromptu de Dayton. Mais il est essentiel que les Bosniaques
- tous les Bosniaques - empêchent son éclatement complet
lors, la Bosnie? Est-ce qu'on en parle
A encore, de la Bosnie ? On a presque
oublié de saluer la nouvelle la plus
importante qui soit venue de là-bas
depuis quatre ans : la guerre s'est ar-
rêtée. Ou interrompue. Mais enfin, le fait est là.
200 000 morts, des centaines de milliers de bles-
sés, 4 millions de réfugiés ont rendu cette paix si
amère que personne n'a eu envie de la saluer.
PQur parvenir à cette cessation des hostilités,
deux écoles étaient en présence : celle de la ri-
poste à l'agresseur; celle de la négociation. Je
constate que c'est la première qui l'a emporté.
Ceux qui affirment que les Américains n'ont fait
à Dayton que reprendre le plan des Européens
oublient deux choses. D'abord que les Améri-
cains faisaient partie des Cinq ; ensuite que les
négociations n'ont été possibles qu'à partir du
moment où il a été mis un terme, par voie mili-
taire, à l'agression serbe.
Je rappelle les étapes de ce processus, avant
qu'on ne l'oublie. 1) Alors que les pourparlers
sont au point mort, la reconquête de la K.rajina
par la Croatie vient mettre un terme à la légende
de l'invincibilité serbe. 2) Jacques Chirac, en
amorçant une riposte militaire, tourne le dos à la
politique d'« apaisement» du septennat précé-
dent. 3) Une force d'intervention rapide, à base
franco-britannique, est mise sur pied. 4) En re-
présailles à de nouveaux bombardements, les po-
sitions serbes sont à leur tour bombardées par
voie aérienne et terrestre. 5) Milosevic comprend
ce langage : il lâche Karadzic et se déclare prêt à
négocier. 6) .Les Américains convoquent tout le
monde sur une base militâire de l'Ohio et, selon
la méthode éprouvée du conclave, accouchent au
forceps d'une paix encore fragile et ambiguë.
J'écris cela sans triomphalisme, on peut m'en
croire. Mais pour m'être fait traiter avec
quelques amis de stratège en chambre et d~
va-t-en-guerre depuis quatre ans, on compren-
dra que j'aie voulu, fût-ce d'une phrase, rétablir
ma part de vérité. Et n'en parlons plus.
Les accords récents ne sont qu'un point de dé-
part, et on peut tenir les paris : dans un an et
plus encore dans cinq ans, la Bosnie ne ressem-
blera pas à celle qui est sortie de l'impromptu de
Dayton. Tout simplement parc;e que ces accords
se contentent de juxtaposer deux logiques
contradictoires : celle de l'intégrité de la Bosnie ;
celle de son partage. Bien entendu les esprits
forts se sont empressés de proclamer que la pre-
mière n'était qu'une apparence, et la seconde la
réalité. Les «esprits forts )) ne peuvent pas' se
tromper tout le temps. Il se pourrait qu'ils aient
cette fois-ci en partie raison.
Personne en effet n'a jamais pensé que le main-
tien de l'existence de la Bosnie comme Etat sou-
verain pouvait faire l'économie de zones
d'influence où chaque communauté aurait son
·
autonomie. C'est d'ailleurs ce qui se passait avant
la guerre. Mais l'éclatement total de la Bosnie au-
rait des conséquences catastrophiques, auxquelles
les (( partageux )) n'ont guère réfléchi. L'annexion
pure et simple par la Serbie et par la Croatie des
zones reconnues serbes et croates laisserait autour
de Sarajevo une zone musulmane, nouvelle Pales-
tine au cœur de l'Europe. Sans compter que le
partage de la Bosnie selon des lignes de clivage re-
ligieuses appellerait inévitablement le rattache-
ment de la plus grande partie du Kosovo,
aujourd'hui serbe, à l'Albanie voisine.
Enfin, cette redoutable logique de l'apartheid
ne saurait en rester là : demain, il faudrait, en
cas de troubles, partager la Belgique et faire de
Bruxelles un nouveau Sarajevo ; après-demain,
pourquoi pas, reconnaître un territoire propre
aux musulmans de France ... La logique commu-
nautariste est une logique terrifiante, nous de-
vons tout faire pour l'empêcher de triompher en
Bosnie. Il y va de l'avenir de l'Europe. Humiliés à
Dayton, les Européens, qui ne l'ont pas volé mal~
gré les· sacrifices consentis, vont-ils enfin se déci-
der à comprendre que sans diplomatie
commune· ils n'ont plus de diplomatiÇ! du tout ?
L'avenir de. la Bosnie est désormais, pour l'es-
sentiel, entre les mains des Bosniaques eux-
mêmes. Nous pouvons cependant les aider à
rétablir la démocratie, en imposant la punition
des criminels de guerre. Serbes d'abord, mais
aussi croates et musulmans. Il y a quinze jours,
«le Nouvel Observateur)) publiait sous la plume
de François Schlosser le. récit de l'abominable
massacre de Srebrenica : au moins 6 000 morts.
.La responsabilité du général français Janvier,
c9mmandant les Casques .bleus, paraît grave-
ment engagée. Croyez-vous qu'il se soit trouvé
un seul député de gauche ou de. droite pour in-
terpeller le gouvernement ? Et croyez-vous que
la Bosnie pourra retrouver la paix, sous la forme
qui lui conviendra, tant qu'une bête sauvage
comme Mladic sera en liberté ? N'aurions-nous
tiré du tribunal de Nuremberg que des leçons
d'hypocrisie ? J. J.
30 NOVEMBRE - 6 DÉCEMBRE 1995 / 47