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De l’aliénation ou les vicissitudes de la jouissance

Nicole-Edith Thévenin

La catégorie d’aliénation est souvent tenue pour allant de soi chez Marx. Pourtant,
comme le montre Nicole-Édith Thévenin dans ce texte, même le jeune Marx propose un
concept d’aliénation largement ambivalent. Dans la continuité d’Althusser, Thévenin
propose une relecture critique du concept, qui divise sa portée entre une acception
dominante, perméable au réformisme, et une conception révolutionnaire. S’appuyant
sur Lacan et la critique marxiste du droit, elle montre que l’aliénation n’appelle pas,
pour les sujets, à une reconquête des produits de leur travail, mais à briser les rapports
marchands et juridiques qui les chevillent à la jouissance capitaliste.

La catégorie d’aliénation telle qu’elle est utilisée par le jeune Marx, est une catégorie
issue de la philosophie de l’histoire, elle s’adosse à la dialectique hégélienne et au
renversement feuerbachien. Chez Marx, l’aliénation n’est pas celle de la conscience, de
l’esprit mais comme chez Feuerbach, celle de l’essence humaine. Dans tous les cas, en
tant que projection d’une unité qui se développe, se connaît en scissionnant, cette
philosophie prend ses racines idéologiques dans la relation du sujet et de l’objet,
relation qui structure toute la philosophie classique et qui est l’expression déguisée d’un
rapport qui soutient en dernière instance son discours : le rapport juridique de
propriété1. Je voudrais démontrer comment la théorie marxiste interprétée du point de
vue de la philosophie de l’aliénation, se trouve ramenée « sous l’idéologie bourgeoise du
sujet », c’est-à-dire sous la Forme-sujet (Althusser) relevant en dernière instance de la
Forme-sujet-de-droit (Edelman). Un sujet fondé sur la propriété de sa personne et qui
lie sa liberté et son « autonomie » à sa capacité de « se » vendre et d’acheter, en un
mot de posséder. Là gît on le verra, l’aliénation subjective fondamentale du « moi-
sujet » à l’Autre du capital. Elle explique la relation fantasmatique et passionnelle qui lie
« le » sujet à « son » objet, et par conséquent le point aveugle de la philosophie de
l’aliénation dont le fondement idéologique (qui est « rejeté » de sa conscience), se
constitue à partir de la catégorie juridique d’aliénation et met l’ « homme » au centre de
son discours.

Si Hegel nous lègue un « procès sans sujet » (Althusser), c’est que le sujet (comme
esprit), devient le mouvement en tant que mouvement s’autonomisant et se posant soi-
même, préfigurant le procès du capital qui, au nom de la propriété, exproprie tous les
propriétaires pour devenir l’unique propriétaire du monde. N’abolissant pas la propriété
privée mais lui donnant la forme du tout, la philosophie de Hegel dont la dialectique se
déploie comme système jusqu’au savoir absolu, annonce la possibilité du discours sur la
« fin de l’histoire ». Tout l’effort théorique de Marx sera de revenir au réel de cette
histoire, à sa matérialité pour en démontrer, non pas la fermeture mais le travail de
réouverture, de dégagement d’un déterminisme imposé par le discours de la classe
dominante. En ce sens s’il y a une fin de l’histoire pour Marx ce n’est que celle d’une
certaine histoire, celle du capitalisme qui fait partie de ce qu’il considère comme la pré-
histoire de l’humanité. Se tenir alors dans le mouvement réel du communisme, c’est
quitter le discours de l’aliénation qui se projette dans un idéal, pour aller à la rencontre
d’une autre « réalité », celle de la lutte des classes. Quitter le discours de la philosophie
classique pour s’établir dans un autre champ, celui de la connaissance des causes et des
processus réels tels qu’ils s’articulent sous nos yeux mais que l’on ne voit pas, que l‘on
ne comprend pas, faisant d’une méconnaissance idéologique construite rigoureusement
par le champ social, économique et politique, le socle de nos certitudes et de notre
servitude, c’est-à-dire de notre aliénation.

Que veut dire ce mot, aliénation ? De quoi nous parle-t-il ? Nous en suivrons les
différentes interprétations, vicissitudes dans l’œuvre de Marx, les enjeux idéologiques et
politiques qu’il porte. Du jeune Marx au Marx de la maturité, l’aliénation comme
« concept », se voit ramené au statut de catégorie idéologique renvoyant à une
philosophie de la représentation et une « vision » de l’histoire et en dernière instance à
celui d’une catégorie juridique réglant les échanges marchands et la circulation
monétaire. Révélant du même coup, c’est-à-dire dans l’après coup, la vérité de ce qui
anime les discours « humanistes » de la philosophie de l’aliénation, l’idéologie juridique.
D’où l’importance que revêt la « coupure épistémologique » entre le jeune Marx et le
Marx de la maturité que pose Althusser, voulant marquer ce qui sépare à jamais la
théorie révolutionnaire de Marx, de son interprétation à partir du champ de l’idéologie
dominante. Mais dans les analyses que Marx fait du fonctionnement du capital et de ses
effets psychiques, on peut voir émerger un troisième sens du mot aliénation lui donnant
le statut d’un concept opératoire, qui peut trouver sa place dans une théorie de
l’idéologie articulée à une théorie des formations de l’inconscient et du sujet de
l’inconscient. Ce que Lacan fera émerger à partir d’une théorie de l’identification, puis de
la logique du discours, de son lien avec la jouissance.

Voyons les termes du débat. Pour Hegel, le processus d’aliénation est un processus de
négation positive nécessaire : le sujet pour se reconnaître en tant que sujet et
développer toutes ses potentialités, doit se séparer de lui-même, devenir autre
(s’aliéner) en tant qu’objet. Il ne saurait y avoir de sujet sans un objet qui le
représente, dans lequel il s’objectivise et qu’il récupère dans un deuxième temps dans
une logique de développement de son propre être. Le monde comme monde d’objets
est la réalisation de l’esprit devenu le sujet-se-posant. Si le monde est sa propre
réalisation, alors l’objet fait intrinsèquement partie du sujet, il est le sujet-devenant-
monde, son mouvement propre d’extériorisation. La séparation est à chaque fois
surmontée dans une réintégration où le « manque » d’être que l’aliénation fait surgir,
est aboli par un nouveau progrès. L’extérieur devient une nouvelle intériorité enrichie
par un objet qui relance le processus de négation jusqu’au savoir absolu.

Chez Marx comme chez Feuerbach ou Hegel, l’objet reste une dimension nécessaire du
sujet, sa rencontre avec l’autre de lui-même sans lequel il ne saurait se connaître. Le
mot « objet » doit ici être entendu dans son double sens : objet matériel et objet-
monde social. L’objet est ce qui exprime mon être dans un devenir-étranger et qui
s’opposant à moi me renvoie mon propre message sous sa forme inversée (pour
reprendre une expression de Lacan). Le sujet se définit à partir d’une extériorité, d’un
« déchirement » (Hegel) « la conscience de l’objet est la conscience de soi de l’homme »
écrit Feuerbach, qui appréhende l’objet non pas par auto-position de l’esprit dans une
logique historique qui s’arrache du néant comme chez Hegel, mais à partir de sa nature
matérielle-sensible. Tel est le sens du « renversement » feuerbachien qui part de
l’homme comme genre et non de l’esprit, inaugurant la philosophie critique comme
critique du processus d’aliénation non dans une analyse de l’histoire, mais dans une
analyse de la fonction imaginaire (c’est-à-dire psychique) de la religion. Notons qu’il
repère sans le savoir, le processus d’identification à l’œuvre dans l’idéologie. Dieu est
une projection du genre humain, une projection idéalisée de sa propre puissance.

Si pour Feuerbach cette projection dans un objet transcendant se révèle nécessaire,


comme une extériorisation qui permet à l’homme de se re-présenter, cette figure finit
par s’autonomiser, s’opposer à lui et le dominer, c’est-à-dire l’aliéner. La dynamique de
l’aliénation est ici dynamique d’une séparation-domination. Marx dans les Manuscrits de
44, reprendra ce renversement mais en partant non du psychique, mais des rapports
sociaux et en réintégrant l’histoire. Dans le processus d’aliénation c’est-à-dire dans le
travail, le travailleur est « séparé » de l’objet qu’il produit. Cet objet parce qu’il l’a
produit, le représente. Cette séparation est une « dépossession » de son essence, car
cet objet « approprié » par l’Autre se dresse contre lui dans une « opposition réciproque
hostile »2, en prenant la figure du capital c’est-à-dire de la « richesse » (Marx garde ici
le vocabulaire des économistes classiques). Ainsi comme l’écrit très justement Franck
Fischbach, chez Feuerbach comme chez Marx l’aliénation n’est pas une réalisation de soi
mais un « empêchement d’être soi », elle renvoie non à l’activité de négation, mais à
une « situation négative »3.

Le conflit (et non la réalisation), devient le concept central d’une philosophie critique qui
cherchera à dépasser ce conflit en retrouvant l’unité perdue du sujet et de l’objet dans
un effort de réappropriation, c’est-à-dire dans un processus de négation de la négation
qui caractérise aussi bien la dialectique hégélienne. Le rapport conflictuel (comme
« opposition réciproque ») est lutte entre deux entités se faisant face, dont l’une est la
représentation de l’autre. Dans cette dialectique de « réciprocité », le capital est le
produit direct du travail de l’ouvrier et leur opposition révèle le lien qui les unit en
miroir. En toute logique, le capital comme « accumulation du travail » (telle est la
définition de l’économie politique), pure « dépense » de travail de l’ouvrier représente
l’essence de l’ouvrier, il est cette essence ! L’enjeu de la lutte entre ces deux entités
dans la critique du jeune Marx, sera donc un enjeu de ré-appropriation par la classe
ouvrière d’un « produit », d’un objet qui lui a été soustrait. Remarquons que leur
affrontement se définit par leur communauté d’appartenance à un même champ de
représentation idéologique où l’ouvrier, se trouve identifié à la figure du capital comme
son être « aliéné » c’est-à-dire dépossédé, dominé, devenu objet entre les mains de la
classe bourgeoise et se retournant contre lui. Tels sont encore pour Marx les termes
(repris de l’économie classique et de la philosophie de l’aliénation), dans lesquels il
exprime la relation capital/travail.

L’aliénation fonctionnant comme catégorie philosophico-idéologique, pose l’expression


téléologique d’un développement par intégration/dépassement de la scission sujet-
objet, qui trouve une fin dans l’histoire, puisqu’il y a au-delà dans un « dépassement »
du capitalisme, récupération de ce qui s’est trouvé séparé du sujet donc fin de
l’aliénation, règne de la plénitude et de la raison. L’homme accéderait ainsi, pour la
bourgeoisie endossant le rêve du capitalisme, à la maîtrise idéale du monde à son
« profit » et pour le communisme, à la maîtrise des rapports sociaux et des forces
productives « au profit » du prolétariat. La lutte des classes, interprétée dans les
catégories de la philosophe de l’identité, est « vue » comme un mouvement de négation
de la négation accomplissant le devenir nécessaire de ce grand sujet qu’est l’humanité
souffrante (dans l’exact renversement/inversion du rêve capitaliste). Elle s’inscrit dans
cette vision « linéaire » d’un déroulement de l’histoire qui favorise les identifications
imaginaires, où le sujet (prolétaire) rêve de posséder par incorporation, les insignes de
cet objet (le grand Autre capitaliste qui est l’autre de lui-même) et de pouvoir partager
la jouissance qu’il lui prête, d’être pleinement propriétaire. décrypter ainsi le fantasme
fondamental de « projection narcissique » qui fait fonctionner le discours de la
philosophie de l’aliénation nous pouvons y reconnaître sa propre aliénation à la
catégorie qu’il utilise. Dès lors, faisant un pas de côté, c’est en interrogeant ce qui porte
ce discours, la cause qui le fait parler que nous pourrons décrypter l’idéologie qu’il
véhicule.

Arrêtons-nous sur cette question de la « jouissance » que Lacan reproche tant à Marx
de n’avoir pas relevée, de ne pas en avoir fait le fondement du discours capitaliste (et
du monde capitaliste), et le moteur de la plus-value. Lacan souligne que cette
jouissance porte les prolétaires à soutenir le maître qu’ils contestent, participant ainsi à
leur propre exploitation. Jouissance mortifère, masochique qui témoigne de l’existence
d’un pulsionnel que Freud théorise dans la deuxième topique, en posant la thèse d’un
antagonisme dialectique entre « pulsion de vie » et « pulsion de mort ». Dans la pulsion
de mort, Freud reconnaît une jouissance qui porte les hommes à désirer la mort au-delà
du « principe de plaisir » (et du conatus spinoziste) où l’homme semble courir avec
passion vers sa propre destruction, dissolution (visant au retour fusionnel vers un objet
« barré », impossible à atteindre). Telle est la fonction « d’excès » de la jouissance que
Lacan va identifier sous le concept d’objet a et qui manque à Marx dit-il, pour être
pleinement matérialiste. Pourtant Lacan se trompe en partie (et tous les psychanalystes
qui l’ont suivi sans avoir lu Marx au préalable). S’il n’en fait pas la théorie, et il est vrai
qu’une théorie de la jouissance manque à Marx (il n’est pas Freud), c’est bien les formes
de cette aliénation comme jouissance que Marx repère dans sa lecture de la plus-value
et de la relation de l’ouvrier au « capital ». Dans les Manuscrits de 44, il la relie à la
fonction de la propriété privée, et par la suite dans Le Capital, à la structure des
rapports de production capitalistes, qui donne à la propriété privée sa fonction aliénante
d’activer la « soif » du capitaliste (Marx) et de tous les individus, et qui culmine dans le
fétichisme de la marchandise.

En effet, Marx pour suivre les catégories de l’économie classique jusqu’à leur faire
rendre gorge, prend à bras le corps la condition réelle de l’ouvrier. Cette prise à bras le
corps, l’amène à mettre en lumière la manière dont l’ouvrier se trouve noué au
processus et au discours capitaliste (l’un n’allant pas sans l’autre), et ce qui en résulte
pour l’ouvrier lui-même. L’aliénation y trouve déjà une toute autre interprétation, une
toute autre place que celle qu’elle endosse dans le discours philosophique. Elle pointe
vers l’analyse de la dimension subjective et sociale que revêt la « dépendance » du
sujet – compte tenu de la séparation de l’ouvrier d’avec ses outils de travail –, les
conséquences politiques qui s’en suivent. Car cette dépendance, cet « asservissement »
se retourne en attachement, et le voue à partager avec le maître la passion de la
jouissance. Ici l’aliénation s’ébauche comme concept permettant de comprendre
l’articulation entre conditions sociales et économiques et affects inconscients. C’est la
main de fer de la propriété privée nous dit Marx, et c’est le Droit qui donne au capital
cette puissance et « attache » économiquement et subjectivement l’ouvrier à sa
condition.

C’est là son point d’Archimède. Marx nous ouvre des pistes pour tenter de comprendre
comment se noue la subjectivité aux conditions de production et de reproduction d’un
mode de production4. Ce point de départ l’oppose à Lacan, dans la mesure où la
jouissance ne part pas de la plus-value mais en est sa conséquence. Encore que Marx
reconnaît dans la nature humaine un pulsionnel en excès qui traverse l’histoire5. Cet
excès prend dans le système capitaliste, la forme de la plus-value. Chacun des auteurs
partant de lieux différents, l’un social et l’autre psychique, c’est dans l’articulation de
leurs champs que nous reposerons la question de l’aliénation. Non plus comme
catégorie idéologique mais comme concept opératoire ou relevant d’une « opération
logique » comme le propose Lacan dans sa théorisation du sujet de l’inconscient, des
destins de l’identification, du désir et de la pulsion quand ils s’articulent aux conditions
sociales de la domination.

Posons-nous la question : dans ce processus de « séparation », qu’est-ce qui porte cette


identification du sujet à l’objet à partir de laquelle se fonde le discours philosophique ?
Ne relève-t-elle pas de la forme-sujet-de-droit, que prend tout sujet dans le système
marchand-capitaliste ? Car comment expliquer le sentiment de « dépossession », cette
projection de soi imaginaire dans un produit, si ce n’est par l’instauration de la propriété
privée ? On ne se sent « lésé » que si on se « sent » propriétaire. Cet affect n’est-il pas
constitué par la structure juridique, qui lie le sujet à l’objet ? La philosophie de
l’aliénation ne naît-elle pas d’ailleurs de l’échange marchand, d’une circulation
universelle d’objets qui demandent un sujet propriétaire pour être portés sur le marché
et une égalité des échangeurs qui réponde à l’équivalence des produits ? Cette
équivalence leur permet de passer de mains en mains, sous forme contractuelle et
monétaire. C’est ce que Marx démontre dans l’ouverture du LI du Capital et qu’il
cherchait déjà à comprendre dans les Manuscrits.

La transposition du lien de propriété qui définit l’aliénation comme forme juridique (telle
est la place que Marx lui donnera dans le Capital sous la forme du capital porteur
d’intérêt)6, en vision idéologique de la relation du sujet et de l’objet et de la projection
du sujet dans l’objet, a des conséquences immédiatement politiques. Ce qui nous a été
enlevé, arraché sous la forme du capital est traduit en termes de « vol », et le conflit de
classes s’exprime dans la revendication d’une « restitution » et « récupération », d’une
« redistribution plus juste ». C’est dans le cadre du Droit et dans des termes juridiques
que se structure le discours du « socialisme petit-bourgeois », dont relève il faut bien le
dire la théorie philosophique de l’aliénation, à vouloir revenir vers un lieu que Marx a dû
quitter et dont il nous montre les voies de dégagement.

La vision historique de cette forme de réappropriation dite révolutionnaire – dominante


dans la pensée « communiste » – appelle son support, non plus le sujet individuel mais
le sujet collectif, le prolétariat ou le peuple. Le sujet lui-même dans sa définition, n’étant
pas la conscience mais bien un sujet concret, le schéma idéologique reste le même. Le
prolétariat vient à cette place d’être désigné comme la nouvelle figure subjective devant
accomplir une « mission », celle de libérer l’humanité de son asservissement en
réintégrant enfin l’objet convoité. Bien sûr cette « libération » ou « émancipation » reste
une abstraction. Elle ne se donne pas les moyens de penser ce qu’est un processus
révolutionnaire concret, se tenant prudemment dans des aménagements du cadre légal
tout en invoquant un nécessaire « dépassement » du capitalisme (or on sait qu’un
dépassement conserve dans le procès, l’objet dépassé). Ce qui l’enchaîne au signifiant
« démocratie » tel que le discours dominant le propose, dans l’élasticité des
interprétations qu’il lui confère.

Voyons par contre le combat que Marx mène dans les Manuscrits de 44. Il reprend le
langage de l’économie classique comme il le dit lui-même mais pour, en suivant leur
raisonnement, arriver à voir ce qui ne s’y trouve pas, ce qui manque. « Nous avons
accepté son langage… »7. Un mode d’analyse qui se base sur des notions issues de la
circulation et du développement « industriel » (ce monde de production d’objets pour
des sujets), et non pas encore sur une analyse concrète d’un mode de production. Marx
marque le point de départ de sa critique, la critique de la propriété privée, sur le terrain
du discours de l’idéologie bourgeoise, en employant ses concepts. Mais, comme l’écrit
Bottigelli dans sa présentation (remarquable), et c’est là le moteur du déplacement de
Marx, « Marx aborde l’économie classique en socialiste, comme l’avait fait Engels,
voyant dans la suppression de la propriété privée la condition de la libération
humaine ». Marx s’appuie sur un point de vue politique, en opposition avec l’idéologie
dominante. Ce déplacement idéologique permet à Marx de voir ce que les économistes
classiques n’ont pas vu. Cette « prise de parti » désigne le point de fuite qui le fera se
déplacer du terrain de la philosophie, vers le terrain de l’analyse des contradictions d’un
mode de production, du terrain de l’engagement socialiste, au terrain de l’engagement
communiste, d’une analyse fondée sur la notion de travail en général (qu’il critiquera
durement), aux concepts de force de travail et de plus-value et en conséquence, au
concept de « rapports de production ».

Ce « déplacement », Althusser et son équipe l’ont mis en lumière, et on ne saurait


aujourd’hui ignorer leurs travaux sous peine de revenir en-deçà des positions du jeune
Marx et de son travail de déchiffrement, là où il nous montre la bataille qu’il mène
contre les catégories qu’il utilise. Travail de lecture où Marx déjà trace les « lignes
démarcation » pour sortir d’une emprise et dessiner les voies qui le porteront à la
constitution d’un objet théorique spécifique. Car la notion d’aliénation, nous dit encore
Bottigelli, lui sert avant tout à cette époque, d’« arme de combat » qu’il retourne contre
ses adversaires. Une fois ce travail fait, et qui traverse plusieurs écrits de Marx, cette
notion sera peu évoquée ou du moins replacée dans un autre contexte avec une autre
fonction qui se dessine déjà dans les Manuscrits. C’est pourquoi Marx, constatant que
l’économie politique « part du fait de la propriété privée, elle ne nous l’explique pas »
pose la question impossible, scandaleuse : d’où vient la propriété privée et quelles sont
ses conséquences ?

Le premier manuscrit part du salaire, c’est-à-dire de la circulation, point de départ qui


peut se révéler plein d’embûches si on y est arrêté8. Marx y dégage plutôt des
interrogations. Il y repère le signifiant de la dépendance ouvrière, son nœud de survie
qui exhibe l’arrachement qu’elle a dû subir pour quitter ses conditions antérieures
d’existence et devoir se trouver un maître. Aussi n’a-telle d’autre recours que de suivre
le commandement capitaliste, et cette dépendance s’accroît au fur et à mesure de la
division du travail. La séparation du sujet et de l’objet pour l’ouvrier est « mortelle »,
alors que cette séparation pour le capitaliste est source de revenus, ce qui lui permet de
ne pas dépendre aussi étroitement de l’ouvrier, de vivre plus longtemps que lui et
d’avoir des gains supplémentaires. Le premier manuscrit égrène ainsi les
« désavantages » de l’ouvrier et tout ce qu’il perd de voir transformé son activité
concrète en « activité abstraite ». Au « moins » des ouvriers correspond un « plus » du
capital sous forme de la « richesse ». Mais si Marx part du salaire, c’est que que le
salaire renvoie aussi à un « rapport » et à ce qui le rend possible, le contrat de travail.
Le salaire est pris dans la pratique concrète du Droit qui assure la distribution de la
propriété privée et la relation d’échange entre sujets dits « égaux », dans la rencontre
de l’ouvrier et du capital. L’égalité des contractants dans la sphère de l’échange, assure
la mise en route de l’inégalité dans la production. L’égalité au niveau de l’échange est
donc consubstantielle à l’exploitation au niveau de la production, l’échange met en route
un non-échange. Ce que Marx mettra en lumière dans Le Capital.

Mais dans les Manuscrits, il ne voit encore que l’« inégalité » entre ouvriers et
capitalistes, pas encore la forme de l’exploitation, et comme les économistes classiques,
il part du travail et non de la force de travail, c’est dire qu’il n’a pas encore dégagé le
processus particulier de l’exploitation et de la formation de la valeur. Mais il a repéré le
rôle de la propriété privée et son lien avec le « système de l’argent » qui met en route
l’aliénation du travail dans le salaire payé à l’ouvrier. Car le salaire révèle la réalité de
son aliénation dans la double séparation qu’il a avec l’objet qu’il produit : a/au niveau de
la production en tant que les outils du travail ne lui appartiennent pas, b/au niveau de la
consommation dans l’obligation qu’il a de devoir acheter ce qu’il a produit, de devenir
consommateur. Marx en arrive à la conclusion que c’est la propriété privée qui fonde
cette séparation.

❝ Le salaire et la propriété privée écrit-il sont identiques : car le salaire, dans


lequel le produit, l’objet du travail, rémunère le travail, n’est qu’une
conséquence nécessaire de l’aliénation du travail, et dans le salaire le travail
n’apparaît pas non plus comme le but en soi, mais comme le serviteur du
salaire9.

Là commence à se dessiner le chemin que Marx prendra pour sortir de l’interprétation


anthropologique de l’aliénation. Dans le Marx de la maturité, l’aliénation du sujet à
l’objet ne relève plus d’une division de l’« essence humaine », mais d’une relation de
Droit et la question du Droit, des relations juridiques sera dès lors posée dans un
nouveau cadre, celui des rapports de production et non plus du seul « travail » (concept
vide dira-t-il, parce que trop général) qui résulte de la relation du sujet et de l’objet.
Si Marx n’a pas élaboré une « théorie du Droit », il en a toujours souligné la centralité et
même l’instance déterminante. Souvenons-nous du « vol de bois », des analyses sur la
journée de travail, sur les conditions industrielles, les modalités de la lutte ouvrière… Il
se demande ici, est-ce la propriété privée qui produit la séparation donc le travail aliéné
(donc le capital) ou la séparation qui produit la propriété privée, notant que dans la
reproduction l’un et l’autre ne se distinguent pas. Le lien entre propriété privée et perte
de l’objet dans la constitution de l’aliénation, commence à apparaître dans la question
qu’il pose « si le travail m’est étranger, m’affronte comme puissance étrangère de
commande, à qui appartient-il ? »10, relevant que l’aliénation est un
« dessaisissement » du fait de la propriété privée en ceci que dans le processus
capitaliste, l’ouvrier lui-même devient une « marchandise ». Dès lors le rapport de
propriété ne renvoie pas seulement à un objet extérieur, mais est « incorporé » dans le
sujet qui va se définir par la propriété de soi-même. C’est dans Le Capital que Marx, en
changeant de terrain et de concepts, parviendra à déchiffrer le processus réel qui se
met en route. Cette nouvelle propriété de soi-même qui définit tout sujet en tant que
sujet de droit, va lui permettre de se vendre, c’est-à-dire de vendre sa force de travail
en un mot de l’« aliéner » et ceci au sens juridique du terme. C’est alors que le
processus d’assujettissement et d’exploitation dans la production, devient possible.

Mais déjà dans Les Manuscrits, le rapport réciproque travail/capital, (l’ouvrier produit le
capital, le capital produit l’ouvrier) comme simple rapport de face à face se trouve
subsumé sous un autre rapport surdéterminé du côté du capital, du fait même de la
propriété privée. Car Marx relève que le capital produit de son côté un ouvrier « pour »
le capital. Ce « pour » désigne la soumission réelle de l’ouvrier au capital, et cette
soumission renvoie, non plus à la production simple telle qu’elle existait avant le capital,
mais au point de vue de la reproduction. Et la reproduction demande que soit formé un
sujet qui corresponde aux exigences du capital. Leur opposition ne saurait être une
opposition simple, elle ne saurait définir une interaction, mais elle est toujours-déjà-
prise dans un rapport de force inégal où l’ouvrier est soumis à une domination qu’il doit
intégrer et qui le modèle. Ce processus d’intégration et d’ adaptation relève de
l’ instance idéologique. C’est alors une domination qui se doit d’allier une main de fer
dans un gant de velours. La violence du commandement dans la production va se
soutenir d’un pouvoir « soft » dans la consommation où le désir du sujet se trouve capté
et démultiplié. Aussi, par la jouissance qui lui est concédée et sur lequel il se trouve
branché, le sujet se constitue sur une division entre opposition au capital et soutien au
capital. N’est-ce pas la structure même de notre aliénation ?

Ce n’est pas la marchandise en tant que telle qui caractérise le monde capitaliste nous
dira Marx dans Le Capital, mais ce point unique, essentiel que la « force de travail »
devient une marchandise. C’est parce que la force de travail devient une marchandise,
que l’extorsion de la plus-value devient possible. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela
veut dire que la forme-sujet-de-droit devenant universel, le sujet se définit comme
s’appartenant à lui-même, et comme propriétaire peut aller porter sur le marché sa
force de travail comme n’importe quelle marchandise. Le Capital théorise ce qui avait
été appréhendé dans les Manuscrits comme « incorporation » par le sujet de la
propriété privée. La vente et l’achat de cette force de travail, fait du contrat de travail
comme simple réalisation de la liberté des sujets (au niveau de l’échange, nous n’avons
pas l’ouvrier et le capital, mais des sujets égaux en droit), le point de départ de la
production. La liberté de l’échange met en route le procès du capital comme
« exploitation », et non plus comme « dépense » de travail. Et c’est à partir de ce
nouage spécifique entre circulation (échange) et production que l’on peut expliquer
l’effet-aliénation de la conscience, l’effet-fétichisme de la marchandise. Car tel est
l’impératif capitaliste qui est un tour de force économique et idéologique d’un même
mouvement, qu’il lui faut « développer la transformation de l’argent en capital sur la
base des lois immanentes de l’échange de marchandises, de sorte que l’échange
d’équivalents soit valablement tenu pour point de départ »11. Pour que l’échange des
marchandises soit tenue pour point de départ il a fallu que le Droit « constitue le réel »
(Edelman) et qu’ainsi l’essence de l’homme soit définie par la propriété privée et que le
sujet de la société bourgeoise soit saisi, « interpellé » comme sujet de droit. Dès lors la
conscience universelle devient conscience universelle du droit de s’appartenir et d’en
tirer bénéfice. C’est ce que Lacan désigne sous l’appellation ironique des « droits de
l’hommiste ».

En effet, l’égalité des sujets de droit passant contrat, permet au capitaliste de faire
travailler la force de travail à son profit et légalement, sans que la plus-value
n’apparaisse jamais dans le procès de production dans la mesure même où la force de
travail comme n’importe quelle marchandise, est payée à sa valeur. En ce sens, le
processus capitaliste ne contredit pas la forme-marchandise mais en est sa pleine
réalisation. « Pleine réalisation » veut dire qu’il universalise, accélère l’extension de la
marchandise et que l’homme lui-même devenu marchandise, son « essence » ne
s’accomplit que sous forme de marchandise et le monde qu’il perçoit et projette prend
lui-même la forme marchandise. Dès lors, là où la production et la circulation se
trouvent nécessairement liés, la circulation surdétermine la perception de l’ensemble du
procès. C’est ainsi que dans la vie quotidienne, ce qui est « donné » comme premier,
comme « naturel », c’est l’universalité du rapport d’échange et la circulation abstraite de
la monnaie comme représentation de la valeur. Le procès de la circulation semble
dominer l’ensemble du procès de la production et de la reproduction et produit l’illusion
du sujet d’être à l’« origine » de la production. Mais ce « semblant » n’est pas un faux-
semblant, c’est un semblant « valable », réel, légitimement réalisé par les lois du
marché. C’est pourquoi l’illusion idéologique est aussi bien indicée d’une valeur de
réalité. Pour l’économie classique la division du travail apparaît elle-même comme
reproduction de l’individualité particulière et confirme la liberté des sujets au lieu de la
supprimer. Ici Marx parle bien de « l’aliénation réciproque », mais au sens juridique de
vente et d’achat généralisé qui inclue celle de la force de travail comme marchandise, et
cette forme juridique produit l’illusion de la liberté du sujet. Cette liberté est dit-il, la
« réalisation pleine et entière de l’égalité sociale »12. L’argent en constitue son
expression concrète.

L’argent ne contredit pas la liberté et l’égalité, mais en permet la pleine extension,


comme liberté et égalité économique-capitaliste définies et ordonnées par le Droit. En
ce sens, on ne saurait rien « reprocher » au système capitaliste, on ne saurait lui
reprocher de se contredire ou d’être « incapable de » au nom de sa possible
humanisation, car ce système produit une logique de la liberté et de l’égalité qui lui
correspond et qui se soutient de l’efficace de l’appareil juridique. Le Droit qui fonde le
rapport de sujets libres et égaux échangeant entre eux des objets, produit sa propre
idéologie comme idéologie juridique dominante, où l’objet prenant le pas sur le sujet, du
fait même de la logique marchande qui est « aliénation monétaire », en passant de
mains en mains paraît (dans une inversion de la perception), circuler de lui-même. La
propriété privée nous dit Marx dans « Fragment de la version primitive » est la base de
la circulation, « mais le procès d’appropriation lui-même ne se montre pas, n’apparaît
pas dans le cadre de la circulation ». Ce procès se passe « derrière son dos », « en
dehors » de la circulation mais pourtant lié à la circulation qui se présente comme
première. C’est pourquoi les économistes font du « travail personnel » le titre de
« propriété originelle » producteur de valeur. Le « travail » renvoie à l’homme comme
sujet de la production et non aux rapports de production.

Ce rapport idéologique sujet-objet issu de l’échange entre sujets, occulte l’extorsion de


la plus-value, c’est-à-dire l’existence des classes qui détermine le « réel » de la
production. Ce qui apparaît « en surface » comme circulation simple et « point de
départ » présuppose en fait un développement complexe des conditions de la production
bourgeoise, et ces conditions supposent des rapports de production capitalistes qui sont
« effacés » par la circulation. D’où le « mystère » de cet « en plus » incorporé dans la
reproduction du capital. Un en-plus, un excès qui fait symptôme. Comme le remarque
Marx dans le LI du Capital, s’il y a contrat de travail et donc salaire, c’est bien qu’il y a
déjà-là sur le marché, la manifestation de l’existence des classes sociales, donc des
rapports de production. Mais l’« inversion » fétichiste comme forme particulière et
dernière de l’aliénation, prend ses racines dans la surdétermination de l’idéologie de la
circulation sur les rapports de production et cette surdétermination est fixée par le
Droit. Le Droit écrit Edelman « assure les formes de la circulation et la fixe comme
donné naturel »13. Aussi l’efficace de l’idéologie et sa forme-inversion ne relève-t-elle
pas de la simple projection des sujets mais implique, comme le remarque Jacques
Rancière14, la constitution d’une structure qu’il nomme « structure fétichiste ».

Il faut dit-il, y repérer la « forme » dans laquelle les connexions apparaissent dans
l’ensemble du procès de production, qui s’inclue comme procès de reproduction. Or cet
ensemble du procès ne peut se comprendre qu’à partir de sa mise en relation avec les
rapports de production, mais ce sont précisément ces rapports qui doivent être occultés
pour que l’ensemble fonctionne. Et cette occultation soulignons-le, n’est pas un masque,
ne cache pas une essence derrière les apparences, mais elle est au contraire la pure
extériorisation d’un nouage spécifique entre circulation et production où ce qui est
donné « à voir » est le marché universel. Mais il n’y a de marché universel qu’à
condition de l’existence de la plus-value. Et ce sont les rapports de production qui en
permettent l’extraction, qui se trouvent ainsi occultés. Si cette occultation est
nécessaire, elle s’exhibe comme logique structurelle et non comme défaut ou manque.
Pour en comprendre le fonctionnement, il nous faut à l’analyse linéaire, substituer le
dispositif d’une topique, se donner les moyens de comprendre la fonction-idéologie par
quoi s’articulent l’infrastructure et la superstructure, de comprendre l’efficace propre de
la superstructure sans laquelle aucune reproduction des conditions de la production
n’est possible.

Car les conditions de la production doivent assurer l’invisibilité des antagonismes réels
(où l’invisible structure le domaine du visible). Et ces conditions renvoient à la fonction
de l’État, à l’appareil politique et juridique, aux formations idéologiques. Venant en
complément et soutien de l’appareil répressif d’État, l’idéologie dominante assure la
formation d’un sujet adapté au mode de production capitaliste et à sa forme de pouvoir.
Ce sujet doit répondre aux « valeurs » du marché et se définir comme sujet libre et égal
à tout autre. C’est à cette seule condition que sa force de travail est exploitable
légalement. En conséquence on peut dire que l’idéologie dominante est en dernière
instance une formation de l’idéologie juridique qui subsume tous les individus sous la
forme-sujet-de-droit. Autant dire que l’idéologie juridique donne à « voir » le primat des
formes de l’échange égalitaire entre sujets, où l’extorsion de la plus-value fonctionne
comme « point aveugle ». Or un point aveugle est toujours indispensable à la vision
elle-même. Ce qui signifie que la vision ne part pas du sujet, mais que le sujet est pris
dans un ensemble qui structure sa vision à partir de ce point aveugle. L’organisateur de
ce point aveugle est l’ordre juridique. Comme l’écrit Edelman,

❝ seul l’ordre juridique met, concrètement, l’homme à la place des classes, le


« travail » à la place de la force de travail, le salaire à la place de la plus-
value ; seul l’ordre juridique envisage l’exploitation de l’homme par l’homme
comme le produit d’un libre contrat, comme l’exercice de la liberté ; et lui seul,
encore, envisage l’état de classe comme l’expression de la « volonté générale
»15.

« Concrètement » veut dire que le Droit, comme participant d’une part à l’appareil
d’État par son code, sa jurisprudence et ses tribunaux et d’autre part aux appareils
idéologiques d’État sous la forme d’une idéologie qu’il produit lui-même, l’idéologie
juridique, assure par sa « position d’efficacité » (Althusser) la reproduction des rapports
de productions. L’« homme » de la philosophie de l’aliénation est bien en dernière
instance « l’homme aux écus », ce sujet de droit qui convertit toute valeur morale en
bénéfice.
Un sujet défini dans sa capacité de posséder et de jouir, confirmé dans sa toute-
puissance de propriétaire jusqu’à consentir à faire de lui-même une marchandise tel que
le Droit le lui permet. Plus même, le Droit ne fonctionne qu’à l’impératif sous lequel il
subsume le sujet, qu’étant à lui-même son propre capital il se doit de le mettre « en
valeur ». Les droits de la « personne » concernent une personne toute entière définie
comme propriété d’elle-même. Aussi sa vision se trouve-t-elle en prise avec cette
jouissance d’objets et le capital s’accroît « sous l’effet d’une excitation particulière de la
pulsion d’enrichissement »16. Une pulsion qui, partant du procès du capital, soutenue
par le Droit s’empare de toute la société. Si les marchandises ne peuvent aller toutes
seules au marché et demandent un « conducteur » et un « gardien », le sujet
propriétaire dont la cause devient cette pulsion d’enrichissement, disparaît lui-même
dans l’échange de marchandises qui semblent circuler de par leur propre mouvement,
réduisant la production à n’être qu’un « intermédiaire ». Dans le fétichisme achevé de la
circulation financière, la production comme intermédiaire disparaît à son tour, ne reste
que le procès abstrait A-A’ de la jouissance monétaire qui semble n’être limitée par
aucune exigence de production matérielle. Il faut bien sûr des crises pour voir
s’effondrer la fiction.

Le fétichisme de la marchandise qui est fétichisation du capital sous sa forme


marchandise et monétaire, renvoie à une structure particulière du mode de production
capitaliste qui fait disparaître les conditions sociales de sa production, pour n’apparaître
que comme pur mouvement s’auto-engendrant. Les marchandises semblent être
produites et circuler par la seule médiation de la monnaie. Faute de pouvoir saisir les
rapports sociaux qui les ont produites, le sujet en fait un fétiche qui vient boucher
l’angoisse du vide, l’angoisse d’une « dépossession ». Parce que lui-même le soutient de
par sa propre participation subjective. D’où lui vient cette participation ? Du fait qu’étant
sujet de Droit i.e propriétaire de lui-même, tous les objets qu’il porte sur le marché et
en premier lieu sa force de travail, le « représentent » sous forme de marchandise. Il
n’a dès lors de rapport avec l’autre, qu’à travers des objets. Tel est le « renversement »
fétichiste opéré par la structure juridique. C’est en tant que sujet, que d’un même
mouvement ce « sujet » se trouve « réifié » et « subjugué » par la forme qu’il s’est à
lui-même donnée d’avoir transporté son « essence » dans l’objet produit. Ce qui ne veut
pas dire que cette projection est volontaire, elle est une contrainte de structure.

La fiction juridique consacre la toute-puissance d’un sujet dans la seule mesure où il


peut se métamorphoser en objet-marchandise (activant la productivité des moyens de
production), et circuler sous forme de valeur monétaire. Se crée ainsi un rapport en
miroir entre échange interpersonnel des sujets ayant refoulé, « oublié » ce qui les
constituent et équivalence généralisée qui a fait disparaître les rapports sociaux dont
elle est issue. Le fétichisme de la marchandise est inscrite dans la forme-sujet et
conditionne les déterminants de sa subjectivité et les coordonnées de sa jouissance.
Asservissement de structure auquel consent le sujet en projetant son
« dessaisissement » en toute-puissance de l’objet qui n’est que la représentation de son
désir d’appropriation universel (cette « idéalité » de l’objet se transforme du même
geste en persécution du sujet). Il renvoie à cette réalité matérielle de l’idéologie, que le
Droit qui règle les rapports sociaux règle l’imaginaire de la perception que nous en
avons. Telle est l’aliénation du sujet à sa servitude volontaire. Le malaise dont nous
nous plaignons sans pouvoir en faire quelque chose, révèle cette participation qui est la
nôtre à une « mystification » dont la fonction et le fonctionnement ne peut se déchiffrer
qu’à articuler structure sociale et idéologique et structure de l’inconscient.

Ainsi, le discours capitaliste ne peut fonctionner qu’à être porté par l’efficace d’un
ensemble de niveaux de reproduction articulés, mais aussi en se branchant sur l’objet a
de la jouissance. L’impasse massif sur la fonction du Droit et de la superstructure qui se
repère dans les commentaires sur la théorie de Marx et sur la question du passage au
communisme, manifeste l’efficacité de l’idéologie dominante. Elle favorise une
interprétation anthropologique et économiste du procès du capital qui occulte les
rapports de force et la lutte des classes parce qu’elle occulte en dernière instance les
rapports de production ne laissant la parole qu’au marché. Par voie de conséquence à
l’économique sous sa forme « industrielle » et au développement des forces productives
(censées « correspondre » ou ne pas correspondre aux rapports de production). La
révolution reviendrait à attendre un « ajustement » des forces productives avec les
rapports de production. Elle occulte du même pas les véritables rouages de cette
scission qui traverse le sujet et structure ses démêles avec sa propre servitude, le
véritable lieu de son aliénation.

Car l’« égalité » au niveau de la circulation i.e de l’échange qui réalise l’idéologie du
sujet, a une conséquence que Marx sans la théoriser, décrit dans un de ses effets, l’effet
jouissance : « la hausse du salaire excite chez l’ouvrier dit-il, la soif d’enrichissement du
capitaliste, mais il ne peut le faire qu’en sacrifiant son esprit et son corps »17. Il y a une
impasse au niveau du choix de l’ouvrier : s’il ne vise pas la hausse de salaire, il meurt,
s’il poursuit la hausse de salaire, il meurt (en se tuant au travail). Nous avons là
esquissé, le vel de l’aliénation déployé par Lacan au niveau de la division du sujet et de
la logique du langage, dont on peut voir un « équivalent » dans la logique du discours
capitaliste que Marx déploie. À ce point d’ailleurs, que l’on peut se demander si Lacan ne
s’est pas inspiré de Marx, bien plus qu’il ne l’admet. L’aliénation dans le registre de la
logique du langage pour Lacan, « condamne » le sujet à n’apparaître que dans cette
division « d’une part comme sens de l’autre comme aphanasis »18. C’est dire qu’à
choisir un terme, il perd toujours une part de lui-même. Sous le régime capitaliste tout
choix pour la vie est un choix pour la mort. Le ou bien… ou bien se transforme alors
pour l’ouvrier en ni… ni qui l’immobilise, le coince dans un impossible à vivre (même
sous le masque de la joie au travail). Si ce choix est « aliéné », c’est qu’il est en
impasse, c’est-à-dire « contraint ». C’est un choix dont les deux termes sont imposés
par la structure et répondent à la nécessité de la structure. Si la seule forme de
résistance est un ni… ni, elle n’ouvre sur aucun ailleurs et se bloque en répétition de
l’impuissance. Ce faux choix est activé par la structure antagonique qui lie
nécessairement circulation et production. Au niveau de la circulation la forme-sujet-de-
droit institue tous les individus dans un rapport d’égalité alors que dans la production,
ouvrier et capitaliste sont en opposition. La lutte au niveau de la production si elle se
tient dans sa logique, se confronte à cet irrémédiable des rapports de production et fait
disparaître le sujet de la consommation. L’écart peut devenir maximal jusqu’au
franchissement révolutionnaire si un troisième terme qui sert de point de fuite vient
rompre l’enchantement mortel. Mais à l’inverse, le désir du sujet cédant, les compromis
dans le cadre légal vont renouer comme l’écrit Marx la « chaîne d’or que le salarié s’est
lui-même forgé »19.

L’égalité mettant en route l’exploitation, ce que l’on peut espérer « gagner » et maîtriser
en tant que sujet de l’échange, est intrinsèquement démenti par les rapports de
production et la lutte des classes. Cette structure sociale de division passe à l’intérieur
des sujets, opposant à l’expérience ouvrière de l’exploitation, le rêve du self made man
de pouvoir « égaler » le capitaliste, de pouvoir être reconnu comme un interlocuteur
« légitime » et le battre sur son propre terrain. Tel est en tous les cas le discours dans
lequel il est pris et qu’il fait sien, croyant ainsi sauver sa peau et accéder au rêve de
l’égalité universelle qui, articulée dans le système marchand-capitaliste signifie,
jouissance universelle. Elle attache ensemble capitaliste et salarié, capitalisme et
citoyen et reproduit pour tout sujet sa servitude « volontaire ».

Cette « impasse » caractérise la relation salariale, mais elle est « refoulée »,


« forclose » par le sujet de la circulation qui s’évertue à oublier son exploitation, croyant
ainsi effacer et même expulser le dilemme qui est le sien. Cet effacement est porté par
la forme-salaire qui occulte les conditions de la production. « C’est sur cette forme
phénoménale, écrit Marx, qui rend invisible le rapport réel et qui en montre même
rigoureusement le contraire que repose l’ensemble des représentations juridiques du
travailleur aussi bien que du capitaliste, toutes les mystifications de mode de production
capitaliste, toutes les illusions de liberté, toutes les sornettes apologétiques de
l’économie vulgaire »20. La charge est sans appel et frappe de soupçon par avance
toutes les théories de la « reconnaissance » intersubjective qui sans le savoir s’appuient
sur un principe d’égalité entièrement tiré du rapport contractuel21. Dès lors s’éclaire la
question que Marx pose dès Les Manuscrits de 44 : « Quelle faute commettent les
réformateurs en voulant augmenter le salaire et améliorer la condition ouvrière et
promouvoir l’égalité du salaire »22, concluant que le relèvement du salaire n’est qu’une
« meilleure rétribution des esclaves »23 et que l’idée proudhonnienne d’un salaire égal
pour tout le monde comme idéal, aurait pour seul effet de réduire les individus à leur
salaire (donc de les maintenir dans leur dépendance), et de transformer la société en
« capitalisme abstrait ». On a pu s’offusquer de la question de Marx, lui reprochant de
mépriser les luttes pour l’augmentation de salaire. Il n’en est rien. Il faut distinguer
luttes tactiques pour desserrer la contrainte capitaliste et positon idéologique d’un idéal
d’émancipation.
Au-delà d’une résistance et des luttes quotidiennes impératives, Marx questionne ici
abruptement et sans en comprendre encore toute la portée (il faudra attendre Le
Capital), l’efficacité structurelle de la reproduction capitaliste, la manière dont ce qui se
gagne, nous enchaîne d’un même mouvement. L’aliénation ne renvoie pas à l’essence
humaine se divisant, mais comme le rappelle Lacan, à ce qui du choix engage le sujet
d’assumer une perte, son propre « évanouissement ». Perte inassumable de ce que le
sujet se trouve « coincé » entre deux termes auxquels il s’identifie. Marx nous permet
au niveau social, de comprendre comment ce « coinçage » est monté économiquement,
idéologiquement et politiquement, quelles en sont les répercussions psychiques,
d’engendrer ce sentiment d’« impuissance » (qui frappe tant le jeune Marx), qui nous
pousse à accepter les « compensations » qui nous sont proposées, à tous les échelons
de la hiérarchie du système et dans l’acte contractuel lui-même. L’impuissance est un
« investissement libidinal » nous rappelle Zizek, et manifeste un clivage entre
fascination et répugnance, i.e entre acceptation et rejet ce qui active la pulsion dans sa
forme autodestructrice. On voit que le « dessaisissement de soi » comme affect, prend
ses racines dans le système de la propriété privée et du Droit. L’interpellation en sujet-
de-droit qui en résulte, sous la forme de la responsabilité donc de la conscience et la
distribution des plaisirs et des peines qui en découle, en mobilisant les formes de la
jouissance, en assure le verrouillage. Si les catégories juridiques paraissent pour
certains faire partie de l’infrastructure, être produites par la circulation économique sans
être soutenues par la superstructure, c’est qu’ils restent hypnotisés par la valeur
d’échange qui semble circuler d’elle-même, sans pouvoir remonter à ce qui en maintient
la reproduction, c’est-à-dire la constitution des rapports de production et la lutte des
classes que l’appareil d’État protège en transformant la violence de la domination en
régulation juridique.

D’en rester à la forme idéologique de la relation du sujet et de l’objet dont on voit


qu’elle prend ses racines dans l’idéologie juridique, l’opposition se structure dans la
demande de l’Autre et la plainte, c’est-à-dire la revendication. Demande d’être restitué
dans son droit à jouir de « sa » propriété, demande de rééquilibrage, ou de
réappropriation qui ne remet pas en cause le cadre légal, alors même que le procès du
capital détruit au fur et à mesure la législation en vigueur, activant aujourd’hui le droit
commercial contre le droit social (il y aura toujours un Droit particulier adapté à ses
exigences). Elle organise la subjectivité dans la frustration et la dénonciation morale.
Dans ce face à face avec un Autre jugé inhumain, se crée l’illusion de pouvoir démettre
le maître sur son terrain par extension de droits ou (ce qui revient au même), en se
soustrayant à son emprise en lui opposant le domaine de « ma » possession (sous
forme de socialisation, ou d’extension du domaine public que l’on croit opposé au privé,
ou de mise en commun), alors que les fondements du capitalisme s‘en trouvent
renouvelés par composition des « oppositions » qui se forment dans le cadre donné. Les
mouvements sociaux qui ont abandonné l’idée de la lutte des classes pour une lutte
d’aménagement des identités et des espaces de citoyenneté, participent de ce cadre
juridique qui accompagne et soutient le développement neo-capitaliste des
individualités24. Alors même qu’il s’agirait d’articuler « opposition du commun » et luttes
de classes comme mouvement « vers » le communisme. La pensée du commun
communiste doit pouvoir se distinguer du commun proposé par le processus
capitaliste25. Ce communisme ne relève pas du Droit bourgeois et ne saurait se définir
comme espace à conquérir sans que l’on touche aux rapports sociaux de production. On
se console et se rassure par l’évocation d’un « dépassement » de l’État. Dépassement
forcément porté miraculeusement par la dialectique économiste des forces productives
et d’une « mise en commun » sans que jamais ne soit évoqué une quelconque
« abolition » de l’État et des formes de la propriété privée.

C’est à ce « plafond de verre » idéologique parce que « fonctionnant à l’inconscient »


(Althusser), que se heurte toute manifestation d’opposition, portant au compte de
l’autre les échecs qu’elle produit de par sa propre position. En se contentant de désigner
un « ennemi », ou de poser face à face société et capital dans une projection linéaire de
deux entités, elle reproduit la scission politique portée par l’idéologie dominante. Elle
s’interdit une analyse concrète de la reproduction du système capitaliste, des formes de
l’intégration de la lutte des classes et de la subjectivité pour parier sur un mouvement
« social ». Elle active par contre une impuissance qui s’exprime dans la haine de l’Autre
et peut se solidifier dans des mouvements fascistes. La haine, comme le rappelle Zizek,
« loin d’être limitée aux attributs réels » de son objet, cible en fait le véritable noyau de
celui-ci, à savoir l’objet a, ce qui « dans l’objet est plus que l’objet lui-même », cet objet
de haine est, stricto sensu indestructible : « plus nous détruisons l’objet dans la réalité,
plus son noyau sublime se renforce face à nous »26. C’est dire que cette opposition ne
fait que tourner autour des signifiants maîtres du capital tout en pensant s’en extraire.
Plus profondément encore, l’appel à la « citoyenneté » des luttes, en délayant dans les
individualités la lutte des classes accomplit avec succès l’idéologie dominante. Comment
comprendre alors ce qu’est un mode de production et le procès du capital, comment
comprendre ce qui le maintient malgré les ravages qu’il provoque, si on ne prend pas en
compte la fonction idéologique, la subjectivité embarquée dans la jouissance, si on ne
fait pas « la théorie du mécanisme de production de l’effet société dans le monde de
production capitaliste »27, donc la théorie des formes de la reproduction ?

Cet « effet société » veut dire que la société ne peut se penser naturellement « contre »
l’État, qu’elle ne se tient pas en face de l’État, mais qu’elle est une production des
rapports de production dont l’État est le garant. La classe ouvrière fait partie de
l’ensemble « capitalisme ». Elle s’y trouve constituée et ne saurait échapper au mode de
reproduction qu’elle contribue à produire. Aussi la protestation, la mobilisation qui ne
partent pas de la lutte de classes, ne posent pas la question de l’État, la question de sa
fonction, de son fonctionnement et de son abolition ne participent pas du mouvement
réel vers le communisme mais au contraire, le bloquent dans un légalisme réformiste.
Restent le réel de la lutte des classes, de la condition ouvrière et salariale, des nouvelles
formes d’exploitation sauvage qui poussent chacun à se mobiliser, pour venir démentir
les idées « humanistes » – qui doublent la vision économiste des luttes – d’une
appropriation progressive d’un espace et d’une liberté qui nous ferait atteindre par un
saut de l’ange un communisme proclamé. Car le capital et la bourgeoisie, qui ne font
pas de cadeau, savent récupérer, détourner, détruire les mouvement d’émancipation,
tous les droits « acquis » et l’État se mobiliser en « état d’urgence ». Il met ainsi en
scène le réel de sa puissance.

L’infrastructure économique est, comme on l’a vu, intrinsèquement articulée au


politique, au juridique et à l’idéologique c’est-à-dire à la superstructure. Ce que l’on
dénomme « économique » ne peut pas se déchiffrer en-dehors des rapports de
production, des rapports de classes. Il est intrinsèquement « économie politique ». On
peut en comprendre « l’effet société ». On ne saurait y mettre l’État hors-jeu, en
croyant au bon État, à un État que l’on pourrait réformer, un État « social ». L’État dit
« social » n’est que l’aménagement spécifique des rapports de classes auxquels l’État
consent (sans mettre en danger son « appareil ») sous la poussée des luttes. Les
« victoires » de la lutte ouvrière et des « citoyens » y restent précaires et instables. Car
l’État en tant qu’« appareil d’État », est justement ce qui ne se laisse pas réformer. Il
est au contraire l’« expression » (et non pas le reflet), des rapports de production et en
retour les constitue, les maintient envers et contre tout. Dès lors, l’obligation pratique
qui est la sienne est de se tenir « au-dessus » de la lutte des classes pour pouvoir la
réguler. Pour Marx et Lénine nous dit Althusser, l’État est séparé non pas de la société
civile, mais « séparé de la lutte des classes », puisqu’il est un « instrument » de la lutte
des classes. S’il est un instrument c’est pour pouvoir intervenir dans la lutte des classes
ouvrières mais aussi bourgeoises. Il lui faut se prémunir d’une « contagion » de la lutte
des classes et des « formes de division » qui naissent au sein de la classe dominante.
D’où « L’État est bien “séparé”, mais pour être un État de classe… »28. Cette séparation
instrumentale de l’État est reprise dans le discours dominant dans une théorisation
idéologique d’un État « neutre », régulateur des antagonismes.

Aussi l’État bourgeois, en s’adaptant sans toucher aux rapports de production, aménage
sa sauvegarde et la sauvegarde du capitalisme en tant qu’il devient de plus en plus son
plus fidèle exécutant. La destruction actuelle des États par le capitalisme mondial qui a
besoin d’écraser toute forme de résistance, ne veut pas dire que l’État disparaît mais
qu’il doit subsister en tant qu’appareil d’État (tourné vers la répression et le contrôle des
populations), au service direct des grands groupes. Mais il se doit d’aménager en même
temps une certaine stabilité des rapports de classes en faisant disparaître ce rapport
dans les revendications de la personnalité individuelle. Rappelons que la défaite de la
Commune de Paris oblige Marx à théoriser la fonction de l’État et sa destruction
nécessaire, impérative, comme mouvement réel vers le communisme. Cette destruction,
il en donne le concept, « dictature du prolétariat » ou autrement dit, pour reprendre les
premières expériences de la révolution d’octobre, « tout le pouvoir aux soviets », cette
forme nouvelle de démocratie (totale) où la question politique détermine le cours des
conditions économiques.
Au contraire, la projection d’un « dépassement » de l’État par « appropriation »
graduelle d’espaces autonomes de production et de distribution, qui en sauvegarde
l’existence (la plupart du temps sous forme de « blanc » dans les discours), organise
par avance l’impuissance des masses. Elle répond même à la stratégie du capital qui
laisse au social le soin de « réparer » ses excès. L’extension des « communs » se heurte
toujours in fine à la propriété capitaliste (et c’est valable pour la production
« immatérielle »). Ce « blanc » dans le discours caractérise l’idéologie petite-
bourgeoise, dont Marx a bien montré qu’elle porte de manière refoulée ce qu’il appelle
le « fétichisme de l’État ». Ce fétichisme culmine dans la mythification du régime
« démocratique » que l’on prend comme « idéal » sans analyser ses fondements, sa
constitution et ses mécanismes comme appareil d’État. Dès lors la seule critique actuelle
que l’on puisse porter c’est de se plaindre d’une « dé-démocratisation » !

D’où vient cette inversion fétichiste de la représentation de l’État? De cette identification


idéologique à ce grand Autre (« neutralisé » par le discours dominant) qui, nous
« représentant », détiendrait la garantie de notre existence. Cette identification ne vient
pas d’une simple projection, mais est organisée par tout l’appareil démocratique
bourgeois. Ce n’est pas pour rien que les philosophes du XVIIIème siècle s’appuient sur
la forme-aliénation de la construction de l’État. Cette construction part du mythe de la
volonté individuelle et d’un contrat qui lierait citoyen et État, puisque l’État serait le
représentant de cette « volonté générale » produite en commun. Cet idéal prévaut dans
la tête de nos modernes révolutionnaires qui veulent par exemple, en sauver quelques
parties comme prélude au passage au communisme : les fonctionnaires, les services
publics, la sécurité sociale…, sans toucher à l’appareil d’État. On mesure ainsi l’efficacité
du discours capitaliste et des appareils idéologiques d’État qui l’articule à tous les
niveaux.

L’appel à un « État dit social » comme recours et non comme idéal d’émancipation, peut
avoir son aspect positif à la seule condition qu’il corresponde à un état de la lutte des
classes. C’est ainsi qu’ il a permis d’étendre les droits sociaux c’est-à-dire de
« récupérer » pour le salarié une partie de la plus-value capitaliste. En même temps il a
étendu la « légalisation de la classe ouvrière », il a promu cette soif d’égalisation dans la
jouissance, propulsant la classe ouvrière dans les rangs de la petite-bourgeoisie, la
petite-bourgeoisie dans le rêve de la moyenne bourgeoisie et ainsi de suite, sans ouvrir
de perspectives révolutionnaires. Notons avec Marx, que « les révolutions ne se font pas
avec des lois » et que le passage au socialisme ne peut se passer par voie parlementaire
car il relève d’une mobilisation des masses comme le rappelle Althusser. La domination
n’est pas simple, mais elle se dissémine dans tout le corps social en recrutant, en
interpellant chacun en tant que sujet libre, tenu de remplir ses « obligations » et ses
« devoirs » de citoyen, lui promettant alors sécurité, bonheur et réussite.

La domination n’est pas seulement commandement et contrainte hiérarchique sur les


lieux de travail, mais aussi domination idéologique, hégémonie culturelle où la
contrainte disparaît pour prendre la forme d’une jouissance du sujet à ce qui lui est
offert comme constitution de sa propre subjectivité et assouvissement de ses
« besoins ». L’idéologie dominante tire son efficacité et donc sa légitimité de
correspondre, comme l’écrit Étienne Balibar, aux aspirations même de la classe ouvrière
et du peuple comme aspirations à la liberté et à l’égalité, proclamant répondre à ses
« besoins ». Mais les mots égalité et liberté n’ont pas le même sens, organisées par le
Droit dans le mode de production capitaliste ou interprétés à partir de l’idéologie
prolétarienne. C’est-à-dire communiste. Et le communisme ne se réfère pas à un droit
de propriété donc pas à une « propriété » collective, mais se fonde sur « l’appropriation
collective des moyens de production par des hommes librement associés ». C’est sur
cette confusion, ce malentendu que seule la lutte politique et idéologique peut lever,
que se construit la domination des masses. On ne saurait séparer, comme le voudrait
Badiou, le mouvement communiste de la question de l’État : le communisme ne
s’identifie pas à la « prise de pouvoir » (comme les partis bourgeois) mais, visant à se
construire hors du pouvoir d’État, de manière autonome (toujours relative), dans sa
prise de pouvoir il vise à désagréger tout pouvoir pour un autre concept de la
démocratie. Tel est son mouvement réel.

Qu’il y ait des besoins vitaux, certes. Mais une politique menée au seul niveau des
besoins, se trouve piégée dans le discours capitaliste. Pour Marx, la première aliénation
de l’homme est d’être réduit à ses besoins. Car cette « réduction », en activant les
assouvissements immédiats, enchaîne l’homme à ce qui l’asservit, à la voix féroce du
surmoi qui active l’impératif de la jouissance.

❝ Et tout comme l’industrie spécule sur le raffinement des besoins, elle spécule
sur leur grossièreté, mais sur leur grossièreté provoquée artificiellement. La
véritable joie que procure les besoins grossiers consiste donc à s’étourdir, elle
est donc cette satisfaction apparente du besoin, cette civilisation à l’intérieur
de la grosse barbarie du besoin29.

La notion de besoin est issue de l’idéologie de l’échange comme nous le rappelle Hegel
qui définit la « société civile » comme la « sphère des besoins ». Réduire l’homme à ses
besoins, c’est le réduire à correspondre au marché capitaliste, à la consommation, mais
aussi aux nécessités de la production. Ce qui se révèle dans le discours dominant repris
par les syndicats et les partis de gauche, lorsqu’on passe de la revendication d’une
augmentation de salaire à celui d’un « pouvoir d’achat » qui efface d’autant plus le lien
à l’exploitation et à la dépendance salariale.

Partir des « besoins » pour mettre un peuple en mouvement, n’est-ce pas partir des
besoins propres à la reproduction de la force de travail, l’écraser sous le seuls signifiants
de la lutte contre le chômage ou contre l’austérité, dès lors le fixer à un « avoir » et
couper cours à la pulsion révolutionnaire qui ne porte pas sur un objet mais traverse le
sujet et le porte vers un « point de fuite » ? Elle correspond à l’une des figures de la
pulsion de mort dont parle Freud lorsqu’il rappelle dans « Considérations actuelles sur la
guerre et sur la mort » la devise de la Hanse, « il est nécessaire de naviguer, il n’est pas
nécessaire de vivre » (rappelant que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue si la mort,
« risque suprême », n’est pas mise en jeu). Il me semble qu’ici, comme je l’ai déjà écrit,
« se pointe la question politique à l’arête même de ce qu’un sujet pour rester vivant doit
à la pulsion anarchiste, à cette force de refus et de rejet, d’affirmer désespérément la
vie quitte à en mourir »30. Cette pulsion révolutionnaire, il arrive à Marx de la désigner
sous le mot de « besoins radicaux ». S’en tenir à la lutte économique c’est au contraire,
convoquer le prolétariat et le peuple à ne s’identifier qu’à une place négative en
opposition inversée au discours capitaliste qui sait mobiliser le désir en faisant miroiter
(vainement) un objet toujours au-delà du besoin. Un superflu, un luxe nécessaire à
l’appétit toujours « en excès » de la pulsion.

Le sujet récupère ainsi dans la consommation et les « droits sociaux » ce qu’il perd dans
la production. Il constitue la représentation qu’il a de lui-même comme moi, à travers
les différentes formes de « reconnaissance » que lui offrent l’État, les institutions et
l’entreprise, compensant ainsi son asservissement. La demande de reconnaissance ne
nie pas la différence de classes, au contraire elle la reconnaît (Franck Fischbach). La
classe ouvrière elle-même a trouvé dans les partis (structurés sur le même mode que
les partis bourgeois), une « échelle sociale » qui lui a permis de dépasser son
« infériorité » politique et économique. D’où les places fortes tenues par ceux qui se
retrouvent aux commandes et se vivent comme des fonctionnaires de l’appareil.
L’idéologie dominante y est reproduite avec parfois plus de férocité. La reproduction de
l’idéologie bourgeoise par ces appareils qu’Althusser nomme « appareils idéologiques
d’État » (AIE), se fait par une gestion des masses qui intègre d’autres formes premières
et préexistantes de domination, comme la domination patriarcale ou le racisme. La
domination patriarcale fait partie de la structure de classes et des formes de la lutte des
classes. Elle n’est pas seulement une « composante » de la structure sociale, mais elle
se définit elle-même comme une structure spécifique qui détermine et même
surdétermine les formes de la lutte des classes. Parce qu’elle est le socle sur lequel se
sont formées et se forment toutes les formes de la domination et de l’exploitation. C’est
pourquoi le mouvement de libération des femmes a produit un concept, celui de
« structure patriarcale ».

Dès lors, les féministes n’apportent pas simplement « un supplément de politique


démocratique et révolutionnaire au communisme historique » comme le pense Balibar31,
mais la lutte des femmes contre la domination patriarcale, engage le destin d’une
révolution :

❝ qu’une domination des hommes sur les femmes soient maintenue, et c’est
toute la hiérarchie et le système de la domination qui se maintient et se
reconstruit, annulant le procès de la révolution. Poser la question de la relation
entre les femmes et les hommes comme constitutive du devenir
révolutionnaire de la révolution, c’est faire entendre qu’on ne saurait séparer
ce devenir, du « devenir révolutionnaire des gens » (G. Deleuze), de la
transformation de la subjectivité (des hommes comme des femmes), dans son
désir d’avoir le pouvoir, c’est-à-dire dans les formes de sa jouissance32.

Et la gestion de cette jouissance comme pouvoir des hommes sur les femmes,
scotomise la question du « féminin »33 que Freud met du côté des forces de déliaison et
de subjectivation. Elle fait jouer la différence sexuelle comme pure différence qui
démassifie la compacité fusionnelle de l’identification à un seul sexe et divise le sujet.
Dès lors l’égalité réelle entre femmes et hommes se concrétise dans la libération de la
parole et la relance des contradictions et des malentendus suffisamment vivants pour
qu’une association libre des producteurs prenne un sens réel et ne se referme pas à
nouveau sur un pouvoir solidifié. Cette surdétermination de la question de
l’émancipation des femmes et de leur lutte qui conditionne aussi bien la libération des
hommes, les révolutions ne l’ont pas reconnue, reculant devant l’inconnu d’une nouvelle
forme de désir. Cette angoisse du féminin qui barre l’accès des hommes (et aussi des
femmes) au signifiant de leur propre jouissance, porte en creux la question de la
subversion de la subjectivité nécessaire dans le mouvement communiste. Telle est la
butée sur laquelle s’échoue la pratique « dite » révolutionnaire qui témoigne de sa
« double aliénation », au discours capitaliste et au discours patriarcal.

Dans le nouveau cadre théorique que Marx construit dans Le Capital, il ne s’agit plus de
vouloir qu’un objet, le fruit du travail, nous soit restitué, mais d’analyser, de dévoiler la
spécificité de la structure dans laquelle s’organise la lutte des classes dont l’État est le
support et le garant. Le procès du capital ne se découvre pas dans la projection
dialectique linéaire de l’aliénation, mais il se révèle comme « fait structurel » à
dominante (Althusser), et non dans la relation sujet-objet. Il ne s’agit plus de partir
d’une catégorie philosophico-idéologique, mais d’analyser l’articulation spécifique des
différents niveaux d’un mode de production, qui renvoie à ce qui structure cette
articulation et « surdétermine » les contradictions, les tendances et contre-tendances.
La réalité de la lutte des classes l’emporte sur la vision-projective et dès lors la
catégorie d’aliénation change de place et de fonction. Ce n’est plus le thème de
l’appropriation qui est première mais, et les Écrits Politiques sont ici déterminants au
regard de l’analyse du Capital, celui de la destruction, de la rupture. L’État est approché
sous sa forme de machine, d’appareil à « détruire » et non pas à dépasser (en le
conservant transformé). Car Marx, dans Le Capital, quitte le niveau de l’analyse
économique pensée comme simple relation duelle en miroir, pour rentrer dans la réalité
d’un mode de production. Analysant le procès du capital, il ne part pas de la catégorie
abstraite du « travail » (dont il ne cessera de dire que c’est une catégorie du discours
bourgeois), mais de la force de travail. Ce n’est plus l’« essence » de l’homme,
renvoyant à une supposée « nature humaine », qui est aliénée mais sa force de travail.
L’aliénation y perd son statut philosophique pour retrouver son sens premier, juridique
de cession d’un objet, ici la force de travail qui est cédée à celui qui l’achète. Cette
capacité de cession demande un sujet propriétaire. De quoi ? De sa personne.

La propriété ne prend plus ici la figure linéaire d’une production d’objet(s) comme
capital, mais renvoie à la forme structurale que prend l’antagonisme entre propriété
privée des moyens de production d’un côté et propriété de la seule force de l’autre.
C’est le rapport de classes qui détermine le rapport circulation marchande/production de
plus-value et va permettre à Marx de répondre à la question de la forme valeur. Le
mode de production capitaliste se spécifie non pas de sa forme marchande seule, mais
de ce que sa forme marchande, en révélant un surplus de valeur dans la circulation, doit
répondre à la question : d’où vient ce surplus ? Le secret de la circulation se trouve,
nous dit Marx, dans la répétition. Car le processus ne peut se renouveler, se reproduire
qu’à la condition de se trouver augmenté. Nous ne sommes plus dans une temporalité
linéaire, mais en boucle ouverte où la rétroaction prime sur l’action. Dès lors l’échange
égalitaire entre marchandises ne peut s’articuler qu’à un « hors circulation », à
l’exploitation et à l’extraction de la plus-value dans la production. La reproduction du
procès du capital ne se comprend que dans la « rencontre » de la force de travail et des
moyens de production et non pas dans l’échange entre sujets égaux, elle n’est pas non
plus reportée sur le seul développement des forces productives, mais sur le « primat »
des rapports de production sur les forces productives .

Si Marx parle de « rencontre », c’est qu’il montre qu’il a changé de terrain. Le capital ne
résulte pas directement du travail, mais pour devenir capitalisme, procès économique
spécifique, il a dû se constituer (comme accumulation primitive), indépendamment de la
force de travail et constituer la force de travail comme « libre » (en l’arrachant à la
terre), indépendante de toute sujétion pour pouvoir se l’approprier. L’exploitation est
donc strictement nouée à la liberté du sujet et à l’égalité universelle telle que le Droit
les fixe. C’est donc l’articulation de l’infrastructure à la superstructure qui nous permet
de saisir la reproduction de la répétition et la question de la position du sujet. Ainsi Marx
a pu le premier énoncer cette logique implacable, qu’à vouloir choisir entre la liberté ou
le capital, si je choisis la liberté je meurs, il me faut donc pour sauver ma vie et au nom
de la liberté, la perdre en me vendant au capital. En un mot, « la liberté ne se prouve
que par l’aliénation de soi, et l’aliénation de soi par la liberté »34. C’est qu’elle, la liberté,
est la liberté du capital. Seule le choix de la mort, ajouterait Lacan, prouve ma liberté.
C’est conclure qu’il ne saurait y avoir de libération (de la liberté elle-même) sans en
passer par l’acceptation du risque de mourir.

Ce déplacement de la théorie a une conséquence politique immédiate : il ne s’agit plus


d’objets à se réapproprier dans une vision scissionnelle du développement de l’essence
humaine, où le sujet reste attaché à la figure de l’autre comme objet/sujet qu’il
s’évertue à atteindre, mais il s’agit de la théorisation d’une « structure » d’exploitation
et de domination. S’il y a « rencontre » nécessaire entre force de travail et moyens de
production pour que le procès se mette en route et se renouvelle sur des bases élargies,
alors c’est la forme du nouage de cette « rencontre » qu’il faut briser, c’est-à-dire les
rapports de production capitalistes comme structure d’un mode de production. La
question de la liberté ne peut se poser que du point de vue de la structure et non pas du
point de vue du face à face entre deux choix, qui laisse le sujet livré au commandement
de l’Autre, dans l’impossibilité de s’en séparer, sauf à se créer des faux-semblants et
faire « comme si j’étais libre ». Le « comme si » témoignant de la forme achevée de
l’aliénation au discours dominant. D’autant que ce nouage ne relève pas seulement
d’une production d’objets, mais avant tout d’une « capacité », d’un potentiel d’énergie
que le capital s’approprie et transforme, ne pouvant lui-même se reproduire qu’en
devenant pure énergie, pure production de plus-value où comme le remarque Lacan, la
plus-value c’est la jouissance. Marx le note en relevant le fait que ce n’est plus l’argent
comme objet, ce n’est plus sa conservation qui compte, mais le pur procès de négation,
de disparition nécessaire qui relance l’appétit du capitaliste. La structure renvoie aux
formes de la captation de ce procès et aux contradictions qui s’y jouent. Un espace de
jeu s’y trouve libéré où la « surdétermination » des contradictions engendre des
déséquilibres, des points de rupture que l’on peut saisir.

L’enjeu de la lutte des classes ne peut s’appuyer sur un mouvement de


« réappropriation » qui garde le système en l’inversant, mais implique une déliaison qui
porte le mouvement « réel » vers le communisme. Se délier c’est, en brisant les
rapports de production, interrompre le branchement d’énergie, c’est-à-dire le
branchement de jouissance qui lie exploiteurs et exploités, dominants et dominés dans
le mouvement général de la monnaie que chacun contribue à faire circuler et à produire.

❝ L’ouvrier convertit directement sa capacité de travail en équivalent général et


comme propriétaire de celui-ci, il est dans la même situation que n’importe
quel possesseur d’argent ; et de même, c’est la richesse générale, la richesse
sous sa forme sociale générale, et en tant que possibilité de toutes les
jouissances, qui constitue le but final de la vente35.

Dès lors, les individus ne s’affrontent qu’en tant que « valeurs d’échanges
subjectivisées, i.e équivalents vivants, valeurs égales »36.

Si l’ouvrier a moins d’argent que le capitaliste et le paye de son exploitation, en tant


qu’individu sujet-de-droit i.e dont l’« essence » est définie par la propriété privée de soi,
l’argent le possède par la puissance qu’il représente et dont il peut jouir comme
propriétaire. Ce déplacement nous oblige à abandonner l’utopie consolatrice à laquelle
nous renvoie l’interprétation économiste et anthropologique de la philosophie de
l’aliénation, celle de croire que le travail engendre à lui seul le capital et qu’ainsi les
ouvriers, les salariés se font entièrement « dépouiller » mettant au compte de l’Autre,
les mé-comptes de leur propre vie. De là l’illusion d’un « avoir » à reprendre qui
comblerait le manque à être. Le sujet produit à lui seul un objet (des forces productives)
qui lui est de force arraché et il ne se compte pour rien dans la domination qui pense-t-
il, s’impose à lui de l’extérieur. Et pourtant, lorsque Marx note que le procès du capital
nous « subjugue », il dit bien notre participation et soutien au circuit général de la
jouissance et du fétichisme de la marchandise. Se délier c’est délier ce lien
d’appartenance au capital et mettre en route un autre « régime de la jouissance ».

En effet, s’il y a rencontre nécessaire entre force de travail et moyens de production


(capital fixe et argent) pour que le procès se mette en route, il faut reconnaître que le
capitaliste contribue à la production. Marx y insiste. Le « produit » n’appartient pas à
l’ouvrier, mais il appartient de fait et de droit au capitaliste. Le capitaliste n’est pas un
usurpateur. Il est de plein droit propriétaire de ce qu’il avance pour la production. C’est
à ce réel là, au réel de notre dépendance qu’il nous faut nous confronter, comme ce qui
vient à chaque fois désillusionner un vœu de toute-puissance. Elle vient souligner « la
domination de la lutte de classe bourgeoise sur la lutte de classe ouvrière »37. Démettre
le capitaliste n’est pas se réapproprier un produit qui nous reviendrait « de droit » tel
que la philosophie de l’aliénation l’énonce, prise dans la querelle que se font des
propriétaires interpellant le Droit de propriété, mais « détruire » un ensemble qui
concerne l’intégration structurelle de deux classes en lutte. Ce déplacement du point de
vue idéologique inaugure une autre pratique de la politique et demande que le sujet
reconnaisse la part qui est la sienne dans le lien qu’il lui semble subir.

S’il est vrai comme l’écrit Althusser, que l’idéologie n’est pas le reflet direct de la réalité
mais « représente le rapport imaginaire des individus à leur condition d’existence »38,
alors se pose la question « pourquoi la représentation que se font les individus de leur
rapport (individuel aux rapports sociaux… est-elle nécessairement imaginaire ? Et quelle
est la nature de cet imaginaire ? »39. Althusser répond parce que l’idéologie n’est pas un
système d’idées qui existe dans la tête, mais elle est « matérielle », elle existe dans des
pratiques elles-mêmes insérées dans des appareils. La nécessité du rapport imaginaire
vient du fait que la réalité dans laquelle les individus naissent et se socialisent est
toujours-déjà-interprétée, codifiée et reproduite par ces individus eux-mêmes. À quelles
conditions et par quel fonctionnement ces individus reproduisent-ils nécessairement ce
rapport imaginaire ? Sous la condition d’être constitués en tant que « sujets ». D’où la
thèse althussérienne « il n’y a d’idéologie que par les sujets et pour les sujets »40.
Comment fonctionne cette constitution ? Par l’interpellation : l’idéologie « recrute » des
individus en les interpellant en tant que « sujets » et cette interpellation est opérante du
fait que « les individus sont-toujours-dejà-des sujets ».

Nous avons vu précédemment comment ce toujours-dejà-sujet, prend dans le mode de


production capitaliste, la forme-sujet-de-droit. Toutes les idéologies (morales,
philosophique, psychologiques…) articulent leur discours à partir d’un sujet défini dans
les catégories juridiques de liberté, capacité, égalité, conscience, responsabilité etc.
Telle est je dirai, l’aliénation idéologique primordiale « habilitante », à laquelle tout sujet
qui vient à l’existence est assujetti. Elle est « ce » discours qui le reconnaissant (comme
« sujet ») lui permet de « se » reconnaître, dès lors d’échanger avec ses
« semblables ». Le sujet ne surgissant qu’au champ de l’Autre comme l’écrit Lacan, on
peut dire que cet imaginaire idéologique est inséparable d’une reconnaissance
symbolique nécessaire. Le Droit ici fonde et institue un rapport imaginaire spécifique des
individus à leur condition d’existence. On peut dire avec Althusser que l’idéologie est
éternelle, dans la mesure où toute société se construit sur une interprétation du monde,
mais il ajoutait « comme l’inconscient ». La réalité en effet n’est pas « donnée », mais
elle est prise dans un réseau de signifiants, dans un « bain de langage » institué dans
des appareils mais ressaisi par chacun des sujets que nous sommes, selon des
processus psychiques particuliers et singuliers. Si ce rapport imaginaire est indissociable
d’une fondation symbolique il est la production d’une formation sociale mais aussi la
production des individus sous la forme de la construction de fantasme. Il nous faut alors
distinguer l’imaginaire idéologique constitué par une « vision du monde » interprétative
de l’histoire et l’imaginaire créatif nécessaire à la constitution d’un monde habitable qui
nous vient de cette dissociation entre la réalité et la psyché.

Penser avec Althusser que l’idéologie « fonctionne à l’inconscient », ne veut pas dire à
l’inverse que l’inconscient soit réductible à une intériorisation de l’idéologie effaçant par
là même le fonctionnement propre de l’appareil psychique41. Dès lors la question se
pose, le sujet est-il condamné à n’être qu’un support des signifiants qui le constituent,
condamné à rester suspendu entre les deux termes de l’énoncé qui lui sont
« proposés » ? Pourtant comme le note Althusser dans « le jeune Marx », Marx « a fui »
l’Allemagne pour aller à la rencontre de la classe ouvrière, en France. Il a donc bien fallu
à Marx en tant qu’individu singulier, « se saisir » d’une conjoncture et non pas
seulement la subir. Marx, c’est l’acte d’une coupure signifiante qui institue le sujet
politique. Et cet acte pourrait-on dire, se fonde d’un signifiant tiers porté par la lutte des
classes : le communisme. N’est-il pas ce qui le désidentifie de l’interpellation idéologique
dominante et lui permet de changer de terrain et de problématique? Dès lors qu’un
autre « discours » se met en place, il articule autrement le rapport de l’imaginaire et du
symbolique. Parce qu’il s’appuie sur le réel de la lutte des classes et non plus sur
l’idéologie de son escamotage. Dans la nécessité de ce rapport imaginaire, il y a à
prendre en compte la subjectivation des conditions d’existence dans le fonctionnement
de l’inconscient, telle qu’elle est inaugurée par la découverte freudienne.

Or que découvre Freud ? Que ce rapport est réglé par la demande et désir, c’est-à-dire
qu’il est foncièrement « hallucinatoire ». Rappelons que la première « réalité » que le
bébé rencontre, n’est pas celle d’une réalité matérielle brute mais celle d’un
environnement humain. Tel est le premier « filtre » à partir duquel se construit le monde
pour l’enfant qui est le filtre du « langage » (au sens large du terme donc comprenant
les expressions corporelles). Dans cette « prématuration » qui caractérise l’individu
humain, le bébé est dépendant des soins maternels, de la sollicitude parentale. Cette
situation de « détresse » (qui se trouve au centre de la philosophie kantienne) le livre à
la volonté d’un grand Autre qui va se construire pour lui, à la fois comme protection,
point idéal et injonction surmoïque. C’est dans cette impuissance primordiale que se
situe le ressort de la soumission et de l’« attachement passionnel » (Judith Butler) que
tout être humain porte à un Autre dont sa vie dépend. Mais un bébé, un enfant n’est
pas seulement « passif » (étant entendu que la passivité elle-même est dynamique) et
la constitution du corps psychique pulsionnel lui permet d’élaborer peu à peu la réalité
selon ce qui lui convient ou pas. Cette constitution d’un choix inconscient d’un moi qui
rejette et d’un moi qui incorpore, Freud en a élaboré la dialectique dans son article sur
« La négation ». Au « sujet de l’idéologie » théorisé par Althusser qui reste dans
l’incapacité de se séparer de ce qui le soumet, s’oppose « le sujet de l’inconscient »
posé par Lacan qui est un sujet divisé entre conscient et inconscient, entre les différents
signifiants qui le constituent, et non pas tout entier subsumé au discours de l’Autre.

Ce qui a manqué à Althusser (et qui n’a pas manqué à Marx qui l’a « indicé », même s’il
ne l’a pas « théorisé »), c’est la fonction de la pulsion et de l’objet a, son lien à
l’identification pour penser la « prise » entre l’inconscient et les formations sociales et
donc l’efficace de l’idéologie, mais aussi la théorisation d’une possibilité du remaniement
de l’ordre symbolique et de la fonction de l’imaginaire, pour ouvrir la structure
d’assujettissement (et son effet-aliénation) sur sa possible remise en question. Sortir de
l‘identification hypnotique à ce grand Autre (ce point idéal), c’est abolir la toute-
puissance du sur-moi, c’est-à-dire pouvoir s’en séparer, amorcer ce mouvement de
retrait d’une jouissance subie acceptée… par moitié. « Le paradoxe, écrit Pierre Bruno,
est que c’est en renonçant à son innocence que l’analysant dissout son sentiment de
culpabilité, parce qu’il reconnaît ainsi dans symptôme sa part propre. Ayant reconnu sa
part, il se soustrait au fait d’être, comme naissant, joui par ses parents… »42. Dire que
le sujet est effet-de-langage, c’est reconnaître qu’il n’est pas cause de lui-même. Mais la
causalité se distingue du déterminisme en ce qu’elle ne renvoie à rien de repérable et de
coordonnable, mais se donne dans l’immanence de ses effets qui traverse le sujet. La
cause du sujet lui échappe (elle surgit comme symptômes, lapsus…) et c’est là son
aliénation primordiale qui assure du même pas les conditions de sa liberté. En ce que la
relation du sujet à l’Autre n’est pas de correspondance mais « s’engendre tout entière
dans un processus de béance »43.

L’Autre n’est pas ici un sujet, le sujet de l’idéologie qui se définit comme Un, mais l’Autre
du langage. Dès lors « la caractéristique du sujet de l’inconscient est d’être, sous le
signifiant qui développe ses réseaux, ses chaînes et son histoire, à une place
indéterminée »44. Cette indétermination dans le langage lui ouvre la possibilité du choix
qui est dans le vel de l’aliénation un non-choix, un choix toujours « écorné ». Ainsi dans
l’injonction : la liberté ou la vie, si je choisis la liberté, je perds la vie, si je choisis la vie,
ma liberté se trouve amputée. Je ne choisis donc pas vraiment, c’est dire que mon choix
est sous contrainte vitale (létale) telle qu’on a vu Marx le déployer. Seule l’injonction de
choisir entre la liberté ou la mort précise Lacan, donne au choix une structure différente
car la mort entre en jeu. Dans les deux cas j’aurai les deux. La seule liberté serait de
choisir la mort « car là vous démontrez que vous avez la liberté de choix ».
À partir de cette place indéterminée, le sujet peut trouver le point de fuite qui le déloge
de son coinçage entre deux éléments auxquels l’assigne le signifiant maître et l’impératif
de la jouissance qui lui est imposée, pour que ça marche. Cette indétermination du fait
du réseau des signifiants et de la métonymie du désir laisse le sujet en proie aux
intervalles et à la « rétroactivité » du discours, à l’alternance de sa présence-absence,
en proie à l’énigme de l’Autre, à l’énigme de son désir qui fait trou et engendre pour lui
une perte. Dès lors quelque chose d’« irréductible » ne se sait pas qui ouvre au sujet la
question « Il me dit ça, mais qu’est-ce qu’il veut ? ». Ainsi « le désir de l’Autre est
appréhendé par le sujet dans ce qui ne colle pas, dans tous les manques du discours de
l’Autre, et tous les pourquoi… »45. Dans tous ces « pourquoi » un point d’inconnu est
maintenu et relancé. Il donne au jugement son activité de négation et de séparation, au
pulsionnel sa puissance de mouvement, de mise en risque. Ainsi « Personne qui n’ait sa
chance d’insurrection à se repérer de la structure, puisqu’en droit elle fait la trace du
défaut d’un calcul à venir »46.

La classe ouvrière, comme les femmes, s’est trouvé « aliénée » au discours et aux
conditions du maître au prix une « destitution subjective » historique. Mais cette même
« destitution subjective » qui l’a réduite à l’impuissance est aussi ce qui lui donne sa
force révolutionnaire. Cette force de séparation ne naît que par et dans la lutte des
classes. Elle n’est pas donnée d’avance, elle n’est jamais acquise. Il lui faut parfois une
« défaite », pour que chute durement l’illusion – distillée par le discours dominant – qui
la porte, de pouvoir compter sur une « fraternité » des maîtres et des esclaves ou de
pouvoir partager les mêmes « intérêts ». Dans « Les luttes de classes en France » Marx
évoque la révolution de 1848 : la classe ouvrière croyant se battre pour elle-même se
bat en fait au profit de la classe dominante. Elle n’a pas conquis son autonomie mais
lutte avec les mots d’ordre de la bourgeoisie, sur son terrain. « Partout où le prolétariat
parisien passait à l’action, il agissait au service de la république bourgeoise en voulant
croire qu’il agissait au nom de la république sociale » (36). La défaite pour Marx, paraît
alors salutaire pour déchirer « le voile » idéologique, forcer le prolétariat à voir « clair ».
La Commune de Paris seule, en tire la leçon. Défaite après défaite, où en sommes-nous
aujourd’hui ? Dans cette répétition de l’histoire qui ne nous lâche pas, pour comprendre
la puissance du discours dominant le concept d’« aliénation » paraît faible s’il ne
s’articule pas à la question de la jouissance, à la question de l’inconscient. Car on peut
la comparer à une « toxicomanie » que le fétichisme de la marchandise porte à son
comble. Certains auteurs pensent que le fétichisme de la marchandise continuera à
fonctionner dans le communisme, du fait même de la circulation des marchandises. Je
ne le pense pas. D’autres « aliénations », d’autres « fétichismes » seront inventés, mis
en place. Car tel est, comme le dit Althusser, la nécessité pour chaque mode de
production de produire une idéologie, pour fonctionner. Mais le fétichisme de la
marchandise concerne strictement le mode de production capitaliste car il relève comme
on l’a vu, d’une « structure » propre qui renvoie aux rapports de production et d’un
procès fondé sur l’extorsion de la plus-value. C’est au réel de cette extorsion qu’il faut
escamoter, que renvoie la forme du nouage entre production et circulation et la
nécessaire captation fétichisante du sujet.

1. Nicole-Édith Thévenin, Révisionnisme et philosophie de l’aliénation. Ed.Bourgeois, 1973. J’y examine


minutieusement la catégorie d’aliénation à travers les auteurs de la philosophie classique et les œuvres de
Marx, pour y dégager la fonction de l’idéologie juridique dans sa construction [↩]
2. Karl Marx, Les Manuscrits de 44, Ed.Sociales, 1968, p. 78. [↩]
3. Franck Fischbach, « Transformation du concept d’aliénation. Hegel, Feuerbach, Marx » in Revue Germanique
Internationale, n°8, 2008 [↩]
4. Cf. Louis Althusser : Écrits sur la psychanalyse, Livre de poche, collection « Biblio-Essais », qui articule la
question du sujet dans le lien entre formation idéologique et structure de l’inconscient. Voir aussi Nicole-Édith
Thévenin, « Althusser et l’insu de la psychanalyse » in « Althusser 25 ans après », La Pensée, n°382, avril/juin
2015 [↩]
5. Dans les Grundrisse, Marx fait découler l’échange (et l’échange de la marchandise) de la violence qui habite
chaque individu confronté à l’« indifférence » de l’autre et donc au forçage interactionnel qui préside à la
nécessité de la reconnaissance. Il y a pour Marx un pulsionnel originaire qui est la condition d’un lien social
possible. [↩]
6. Cf. Nicole-Édith Thévenin, Révisionnisme et philosophie de l’aliénation, op. cit. [↩]
7. Karl Marx, Les Manuscrits…op. cit., p. 55. [↩]
8. Althusser reproche à Marx d’avoir commencé Le Capital par la marchandise, ce qui selon lui, ne lui a pas
permis de produire une théorie de l’État. [↩]
9. Karl Marx, Les Manuscrits… op. cit., p. 56. [↩]
10. Karl Marx, Les Manuscrits … op. cit. [↩]
11. Karl Marx, Le Capital, LI, Ed.Sociales, 1983, p. 186. [↩]
12. Karl Marx, Idem, p. 220. [↩]
13. Bernard Edelman, Le Droit saisi par la photographie, Ed.Bourgeois, 1980, p. 129. [↩]
14. Jacques Rancière, « Le concept de critique et la critique de l’économie politique des “Manuscrits de 44” au
“Capital” » in Lire Le Capital [↩]
15. Bernard Edelman, La légalisation de la classe ouvrière, Ed.Christian Bourgeois, 1978, p.108. [↩]
16. Karl Marx, Le Capital, op.cit., p. 687. [↩]
17. Karl Marx, Les Manuscrits de 44, op.cit., p. 9. [↩]
18. Jacques Lacan, Les quatre concepts de la psychanalyse, L.XI, Paris, Ed.Le Seuil, 1990, p. 194. [↩]
19. Karl Marx, Le Capital, op. cit., p. 693. [↩]
20. Ibid., p. 605. [↩]
21. Cf. Axel Honneth: La lutte pour la reconnaissance, Ed.du Cerf, Paris, 2000, La réification, Paris, Essais NRF,
Gallimard, 2007. Honneth met le Droit au centre de la reconnaissance : pour connaître ses désirs, ses
sentiments, il faut que le droit ait reconnu l’individu comme autonome. Le droit n’ait appréhendé que dans sa
fonction de protection des personnes et de régulateur des échanges. Il est sûr que le Droit a une fonction de
protection, mais dans la seule mesure où ayant défini le sujet comme propriétaire, il engage chaque personne
à exclure et à se défendre… contre un autre propriétaire. Il ne voit pas qu’en assurant que le Droit “a un
potentiel moral” c’est une éthique définie dans le cadre des droits de l’homme qui renvoient eux-mêmes à la
dernière instance de la propriété privée. Le fondement moral de la philosophie est bien celle de l’idéologie
juridique. [↩]
22. Karl Marx, Les Manuscrits de 44, op. cit., p. 12. [↩]
23. Ibid., p. 68. [↩]
24. Jacques Commaille, À quoi nous sert le droit ? Folio/essais, Paris, Ed.Gallimard, 2015. La prise en compte
des droits divers portés par les mouvements « citoyens » a été une nécessité (dans le mouvement
communiste lui-même). Mais en faire la base d’une politique révolutionnaire est un leurre. Jean Commeille en
montre les bases idéologiques, les conséquences politiques : mettre le « droit » aux postes de commande à la
place de la politique. Le « Droit » pensé comme corpus énonçant des lois, devient un « droit » dont chacun
peut se servir pour ses intérêts privés. D’où la « juridicisation » de la politique qui définit le nouveau socle de
la démocratie. Nous avons là l’illustration de la fonction des deux termes apparemment opposés qui encadrent
le choix « aliéné » proposé au sujet : Droit ou droit? L’État ou le citoyen? Ce qui les différencie ne peut
occulter le fait qu’ils ont partie liée, ils relèvent du même « corps ». [↩]
25. Jacques Rancière, « Communisme sans communiste ? » in L’Idée du Communisme, Conférences de
Londres 2009, Ed.Lignes, 2010 [↩]
26. Slavoj Zizek: Métastase du jouir, Des femmes et de la causalité, Ed.Flammarion,1994, p.108. [↩]
27. Louis Althusser, Lire Le Capital, op. cit., p. 24. [↩]
28. Louis Althusser, « Marx dans ses limites » in Écrits Politiques, T.I, Livre de poche-essais, p.446. [↩]
29. Karl Marx, Les Manuscrits de 44, op. cit., p. 105. [↩]
30. Nicole-Édith Thévenin, Le prince et l’Hypocrite, éthique, politique et pulsion de mort, Ed.Syllepse, 2008
[↩]
31. Étienne Balibar: « Le genre du Parti », Communication au Colloque International « Donne politica utopia »
en l’honneur de Rossana Rossanda, Université de Padova, 14-15 mai 2010 [↩]
32. Nicole-Édith Thévenin, « Pouvoir de l’idéologie, épreuve de la critique. Pour une reconstruction du
mouvement féministe », Conférence publique à Capannori (Toscana) de la rencontre FAE-IFE in Respublica du
23 janvier 2014 [↩]
33. Gérard Pommier, Féminin révolution sans fin, Ed.Pauvert, 2015 [↩]
34. Bernard Edelman, Le Droit saisi par la photographie, op.cit., p. 90. [↩]
35. Karl Marx, Le Capital, op.cit., p. 255. [↩]
36. Idem, p. 221. [↩]
37. Louis Althusser, « Note sur les AIE », in Sur la Reproduction, PUF/Actuel Marx, 1995, p. 260. [↩]
38. Louis Althusser, « De l’idéologie », in Sur la Reproduction, op. cit., PUF/Actuel Marx, 1995, p. 216. [↩]
39. Ibid., p. 217. [↩]
40. Ibid., p. 223. [↩]
41. Cf. Nicole-Édith Thévenin, « Althusser et l’in-su de la psychanalyse », op. cit. J’y démontre les démêlés
d’Althusser avec la question de l’articulation entre idéologie et inconscient. Démêlés, car Althusser oscille entre
une affirmation de l’existence de l’inconscient ayant son objet propre et la tendance à le faire disparaître dans
la surdétermination de la fonction idéologique. [↩]
42. Pierre Bruno, Lacan passeur de Marx, Ed.PHL/Eres, 2010, p. 12. [↩]
43. Jacques Lacan, Les quatre concepts de la psychanalyse, Ed.Seuil, p. 194. [↩]
44. Ibid., p. 189. [↩]
45. Ibid., p. 194. [↩]
46. Jacques Lacan, « Radiophonie », autres écrits, Seuil, 2001, p. 408. [↩]

Nicole-Edith Thévenin
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 29 février 2016  Nicole-Edith Thévenin

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