You are on page 1of 30

Le serpent blanc

Figure de la liberté féminine


Ho Kin-chung 1

En Chine, le serpent a inspiré de nombreuses légendes ; la plus connue


est celle du serpent blanc qui, sous différentes formes, constitue le thème
de bien des récits. Nous nous proposons ici d'en analyser la version qui
nous paraît être la plus riche, celle de l'époque Ming. Mais auparavant,
peut-être convient-il de rappeler brièvement, à partir de quelques sources
littéraires, comment le serpent a marqué l'imaginaire collectif chinois et
suscité tour à tour fascination et répulsion.

L'image ambivalente du serpent

Tout enfant chinois est, aujourd'hui encore, vivement impressionné par


l'histoire du jeune Sunshu Ao, futur premier ministre du roi Zhuang de
Chu (613-591 av. J.-C.) qui, tout enfant, rencontra sur son chemin un serpent
à deux têtes, ce qui, selon les croyances de l'époque, le vouait à une mort
certaine. Pourtant il parvint à tuer le serpent, puis il l'enterra afin de conjurer
le mauvais sort2.

1 Ho Kin-chung est Maître de conférences associé à l'Université Jean Moulin


(Lyon HI).
2 Cf. Lunheng de Wang Chong (27-env. 97). NaaLunheng zhushi, Pékin, Zhong-
hua shuju, 1979, vol. 1, ch. 6 (« Fuxupian »), p. 343.

Études chinoises, vol. XI, n° 1, printemps 1992


Ho Kin-chung

Citons encore ce récit du Yanzi chunqiu, autre illustration du caractère


maléfique souvent attaché au serpent : un prince raconte qu'il a rencontré
un jour un tigre en gravissant une montagne puis, qu'à la descente, dans
des marais, il s'est trouvé face à un serpent3. Ces deux confrontations avec
des animaux hostiles à l'homme furent pour lui un mauvais présage.
Mais le serpent n'est pas toujours perçu comme une créature néfaste".
En témoigne par exemple cette légende rapportée par Gao You où l'on
voit le marquis de Sui sauver un jour un serpent et en être remercié ensuite
d'une perle précieuse5.
Certaines croyances populaires considèrent aussi le serpent comme le
dieu de l'argent qui apporte fortune à la famille chez qui il loge. Dans
un récit du Chaoye qianzai des Tang, il est raconté qu'il y avait un trou
où demeuraient de nombreux serpents dans la grande salle d'une maison ;
ceux-ci se révéleront être en fait des pièces de monnaie anciennes que le
nouveau propriétaire de la maison récupérera par la suite6. Dans un récit
intitulé « Li Linfu » du Taiping guangji, l'apogée de la carrière du premier
ministre de l'empereur Xuanzong correspond à son installation dans une
maison dont l'auvent abritait d'innombrables serpents ; mais plus tard, sa
décision d'agrandir la porte, afin d'y laisser passage à son cheval, entraîna
la destruction de cet auvent et coïncida avec sa chute7.

3 Wu Zeyu (éd.), Yanzi chunqiu, Pékin, Zhonghua shuju, 1982, vol. 1, p. 121.
4 On notera que, même dans la Bible, le serpent n'est pas nécessairement le
représentant des forces du mal. Dans le Nouveau Testament (Matthieu 10.16),
Jésus donne ce conseil à ses disciples : « Montrez-vous malins comme des
serpents. »
5 Voir le commentaire du Huainanzi par Gao You (m* siècle), Taipei, Shijie shuju,
1978 (7e éd.), ch. 6 (p. 91) et ch. 17 (p. 302). L'expression « Sui (hou) zhu »
est une allusion littéraire répandue qui figure dans de nombreux textes ou poèmes
classiques. On en trouve des exemples dans le Changyong diangu cidian,
Shanghai, Shanghai cishu chubanshe, 1983.
6 Cf. Cheng Yizhong, Zhao Shouyan (éds.), Sui Tang jiahua, Chaoye qianzai,
Pékin, Zhonghua shuju, 1979 (Tang Song shiliao biji congkan), p. 122. Ce récit
est repris dans le Taiping guangji, Pékin, Zhonghua shuju, 1981 (2e éd.), vol.
10, p. 3736 (juan 457, « Shutijia »).
7 Même juan du Taiping guangji.

58
Le serpent blanc, figure de la liberté féminine

Enfin, dans certaines versions de la légende du serpent blanc, on veut


faire croire au mari que la créature qu'il a vue sur son lit n'est rien d'autre
qu'un dragon qui rendra la famille prospère et féconde8.

L'incarnation humaine du serpent

Les sentiments inspirés par le serpent sont plus complexes quand on le


voit prendre forme humaine et séduire les humains. Le mariage mythique
de Fuxi et de Niigua ne suggère-t-il pas que seuls des êtres de la même
espèce peuvent s'unir entre eux et que l'union d'un serpent et d'un être
humain est ressentie comme monstrueuse et d'une certaine façon sacrilège ?
Le Taiping guangji offre encore de nombreuses illustrations de ce point
de vue. Ainsi, dans le récit intitulé « Xue Chong » (juan 457), la femme
du fonctionnaire répondant à ce nom est séduite par un serpent qui a pris
l'apparence d'un homme. Dans un autre récit, « Zhu Jin » (juan 456),
un serpent transformé en un jeune homme vêtu de blanc charme une jeune
fille ; il sera tué par les deux flèches que lui décoche le chevalier errant,
futur époux de la jeune fille. Enfin, le récit « Taiyuan shiren » du même
fascicule nous raconte qu'au cours de l'ère Taiyuan (376-397) des Jin, un
lettré maria sa fille à un homme du village voisin. Au milieu de la nuit
de noces, la nourrice qui avait accompagné la jeune fille l'entendit sangloter
; elle passa discrètement la main derrière lerideaudu lit et découvrit qu'un
énorme serpent enserrait sa maîtresse.
À travers ces trois exemples, nous voyons que le serpent se prête parfois
à des incarnations masculines bien que la forme féminine soit la plus
populaire. Ainsi, dans un récit qui remonterait à la dynastie Song, le « Xihu
santa ji » (Récit des trois pagodes du lac de l'Ouest), un serpent blanc
prend la forme d'une jeune femme et, avec l'aide de deux autres monstres
(une poule noire et une loutre), séduit des jeunes gens, s'unit à eux et enfin
leur arrache le foie et le cœur dès qu'un nouveau venu se présente. Grâce
à l'intervention d'un moine taoïste, les trois démons seront enfermés dans

8 Voir par exemple Zhao Qingge, Baishezhuan, Shanghai, Shanghai wenhua


chubanshe, 1982 (2e éd.), p. 64.

59
Ho Kin-chung

une jarre déposée au fond du lac9. De même, dans les récits « La femme
de Wang Zhen » (juan 456), « Xu Tan » et « Dame Zhang » (juan 459)
du Taiping guangji, la transformation en serpent des cadavres des épouses
donne à penser que celles-ci ont dissimulé leur vraie nature à leur mari
durant leur vie humaine.
Signalons enfin une étude de Cheng Qiang qui reprend un récit du
Baoguanglu de Chen Zuan (Xe siècle) : des soldats, en défrichant un champ
de thé, tombent sur un serpent blanc et le tuent ; pour se venger, celui-
ci prend la forme d'une jeune fille en blanc et offre à ses assassins des
champignons vénéneux. À l'heure du repas, le soldat qui avait essayé
d'épargner la vie du serpent a tout à coup une vive douleur à la tête. Il
va se reposer et, dans son rêve, voit la jeunefillel'avertir de ne pas manger
de champignons. En effet, les autres soldats mourront empoisonnés10.

La légende du serpent blanc

Mais la figure de la femme-serpent la plus célèbre est certainement celle


du « Baishezhuan » (Légende du serpent blanc). La première version écrite
de cette légende, qui met en scène de façon cohérente les principaux
personnages et à laquelle nous consacrons l'essentiel de cette étude, est
un récit Ming écrit à partir de sources orales remontant vraisemblablement
aux Song du Sud et publié en 162411.

9 Ce texte est conservé dans le Qingpingshantang huaben, compilé au milieu


du xvr* siècle par Hong Pian. On pourra se reporter à l'étude de Jacques
Pimpaneau (avec la traduction du récit), « La légende du serpent blanc dans
le Ts'ing P'ing Chan T'ang Houa Pen », Journal Asiatique, 253, 1965, pp.
251-277. L'auteur du Huaben xiaoshuo gailun (Pékin, Zhonghua shuju, 1980,
pp. 209-210), Hu Shiying, estime que cette histoire est sans rapport direct avec
la légende du serpent blanc telle qu'elle apparaît dans le récit Ming.
10 ChengQiang, «ShilunBainiangzixingxiangfanyingdeduozhonggudaiwenhua
yinsu », in Zhongguo gudian wenxue luncong, 4 (1986), Pékin, Renmin wenxue
chubanshe, pp. 272-288.
11 « Bainiangzi yongzhen Leifengta », ch. 28 du Jingshi tongyan, comp. par Feng
Menglong (15747-1645?), Pékin, Renmin wenxue chubanshe, 1989. Voir aussi
le Huaben xiaoshuo gailun, op. cit., pp. 227-228.

60
Le serpent blanc, figure de la liberté féminine

Sous les Qing, dès 1673, une nouvelle version est publiée, comportant
quelques modifications qui vont donner du serpent blanc une image moins
démoniaque12 ; elle sera suivie de nombreuses autres, notamment sous la
forme de livrets d'opéra, de contes populaires recueillis jusqu'à une date
récente. Aujourd'hui encore, il n'est pas rare de voir un écrivain donner
sa propre interprétation de la légende, exercice de style qui lui permet d'ex-
primer sa propre sensibilité dans un cadre préétabli.
Notre objectif n'est pas ici de faire l'inventaire de ces nombreuses
versions13. Comme nous l'avons signalé, notre analyse portera essentiel-
lement sur le récit Ming ; les allusions à certaines versions postérieures
ne seront faites que pour mieux mettre en évidence l'originalité du modèle
et montrer comment le récit initial a, par la suite, sous 1 ' influence de courants
moraux et religieux, évolué dans des directions qui le vidèrent en grande
partie de sa substance. On insistera en particulier sur l'aspect rebelle de
la figure qui se dégage de ce récit ; on y verra l'image d'une femme libre
qui prétend ignorer les contraintes sociales et morales. C'est aussi, nous
semble-t-il, le point de vue de Zhou Zuoren (1885-1968), le frère cadet
de Lu Xun qui, dans une chronique intitulée « Leifengta » a expliqué
pourquoi sa sympathie allait à ce personnage du serpent blanc, rejeté par
les confucianistes et les bouddhistes14. Il exprime ses sentiments dans ces
deux vers :

Femme haïe par le bouddhisme, méprisée par le confucianisme,


Rites et religions se coalisent pour la discréditer.

L'objet de ces attaques est, avant tout autre, l'héroïne de la version Ming
de 1624. En effet, sous l'influence de ces idéologies, le côté provocant

12 Ch. 15, intitulé « Leifeng guaiji », AaXihu jiahua, comp. par Guwu Molangzi,
Shanghai, Shanghai guji chubanshe, 1980.
. 13 Dans une étude publiée en 1971 (« Le serpent blanc en Chine et au Japon.
Excursions à travers les variations d'un thème »), André Lévy présente de
nombreuses variantes tant chinoises que japonaises du récit Ming. Cf. Études
sur le conte et le roman chinois, Paris, Publications de l'EFEO, 1971 (vol. 82),
pp. 97-113.
14 Zhou Zuoren, Zhitangji waiwen, « Yi bao » suibi, Changsha, Yuelu shushe,
1988, p. 94.

61
Ho Kin-chung

du personnage a été considérablement gommé dans les versions postérieures.


Toutes ces variantes doivent être interprétées dans cette optique. Elles
tendent à donner un point de vue moral à un récit qui en était dépourvu
au départ : la femme apparaît comme une épouse vertueuse, Xu Xuan comme
un mari bon ou mauvais suivant les cas, le bonze comme un être malfaisant,
etc. Sans doute les comportements gagnent-ils en subtilité, mais cette
réduction psychologique et morale se fait aux dépens de la force du thème
initial et est même souvent en totale opposition avec lui. L'hostilité des
bouddhistes au personnage du récit fondateur tient à ce que la femme-serpent
se laisse aller à la vanité des passions amoureuses. Quant aux confucianistes,
l'ignorance dans laquelle elle tient lesrites,le dérèglement social dont elle
est cause justifient leur mépris (jiari).
Zhou Zuoren a repris à dessein ce terme, utilisé précisément dans le
Mengzi pour désigner ce type de comportement :

Si un jeune homme et une jeune fille, sans attendre la décision de leurs parents
ni les pourparlers des entremetteurs, creusaient un trou dans un mur pour se
regarder à la dérobée, ou passaient par-dessus ce mur pour se trouver ensemble,
leurs parents et tous leurs concitoyens les mépriseraient.15

On remarquera, dans l'analyse qui suit, à quel point le récit Ming se garde
bien de porter tout jugement moral. La vitalité débordante de la femme
s'y impose comme une vérité d'évidence. Si elleapparaît comme une femme
révoltée, c'est bien malgré elle ; elle ne se pose pas délibérément en rebelle
mais ce sont les autres qui ne peuvent supporter la liberté naturelle qu'elle
incarne comme s'ils redoutaient la séduction qui émane de sa personne
(le récit insiste beaucoup sur le charme et la sensualité qui se dégagent
d'elle). Avant d'aborder ces différents points nous rappellerons brièvement
les moments essentiels du récit16.

15 Mengzi, Livre EL ch. 2. Trad. S. Couvreur, Les Quatre Livres, Taichung,


Kuangchi Press, 1972, p. 440.
16 Une traduction en français intitulée « La Dame en Blanc » est disponible dans
le volume Récits classiques, Pékin, Littérature chinoise, 1985 (Collection
Panda), pp. 64-117.

62
Le serpent blanc, figure de la liberté féminine

L'histoire du serpent blanc dans le récit Ming de 1624

On distinguera quatre parties en correspondance avec les lieux où se situe


successivement l'action.

1. Hangzhou
Le jeune Xu Xuan, commis dans une pharmacie, va effectuer ses dévotions
le jour de la fête Qingming ; surpris par la pluie, il rentre chez lui en bateau.
Une veuve vêtue de blanc et sa servante, toute en bleu, lui demandent de
prendre place sur son embarcation. Il y consent et, peu après les avoir
débarquées, il est de nouveau interpellé par la Dame qui lui demande de
la raccompagner chez elle avec son parapluie. Xu Xuan préfère lui laisser
le parapluie et il est convenu qu'il ira le récupérer le lendemain. Quand
il se rend chez la Dame, celle-ci, sous le prétexte qu'elle a prêté le parapluie
à quelqu'un d'autre, l'invite à revenir de nouveau le jour suivant. Lors
de cette nouvelle rencontre, elle lui propose le mariage puis, comme le
jeune homme n'a que des revenus modestes, lui donne un lingot d'argent
pour faire face aux frais que cela va occasionner. Il s'avère ensuite que
ce lingot a été volé ; Xu Xuan, dénoncé par son beau-frère apeuré, est
arrêté. Les enquêteurs retrouvent la femme dans sa résidence, laissée à
l'abandon, mais elle se volatilise sous leurs yeux.

2. Suzhou
Xu Xuan est condamné à la déportation à Suzhou. Grâce aux recomman-
dations de son beau-frère, il y mène une vie paisible. Six mois plus tard,
la Dame en blanc réapparaît, accompagnée de sa servante Petite Bleue.
Le jeune homme, d'abord furieux, finit par se laisser convaincre, accepte
d'épouser la veuve, qui va l'initier aux plaisirs amoureux. Quelques mois
plus tard, un taoïste rencontré dans un temple le déclare envoûté et lui
confie un charme. L'épouse, furieuse, va couvrir de ridicule l'exorciste
en le suspendant dans l'air. La vie reprend son cours jusqu'au jour où Xu
Xuan veut se rendre au temple et est vêtu par son épouse d'atours par-
ticulièrement somptueux. Or, il s'agit de vêtements volés. Xu Xuan est
de nouveau arrêté ; les policiers se mettent à la recherche de sa femme,
mais elle a disparu.

63
Ho Kin-chung

3. Zhenjiang
Xu Xuan ne s'en tire pas trop mal. Il est cette fois déporté à Zhenjiang ;
bénéficiant de nouveau de la protection de son beau-frère, il trouve un poste
dans une herboristerie. L'histoire se répète : retour de la Dame, colère de
Xu Xuan quifinalement,incapable de lui résister, se laisse convaincre et
reprend la vie commune. Son patron, fasciné par la beauté de son épouse,
organise une réception et en profite pour l'observer aux toilettes. Mais il
y découvre un énorme boa blanc et, comme assommé par cette vision, il
tombe malade sans oser parler de ce qu'il a vu. Peu de temps après, à la
suite de la visite d'un bonze, Xu Xuan se rend en pèlerinage au temple
de la Montagne d'Or en dépit des réticences de son épouse. Malgré la
tempête, elle l'y rejoint en barque mais, prise à partie par le bonze Fa Hai,
elle choisit de se précipiter avec sa servante au fond des flots. Le bonze
révèle à Xu Xuan que sa femme est un monstre, et c'est tout seul que Xu
Xuan s'installe chez son patron.

4. Hangzhou
Xu Xuan, amnistié, revient au pays ; il a la surprise d'y retrouver pour
la troisième fois son épouse. Apeuré, il la supplie de l'épargner. Le beau-
frère observe en cachette la femme qui s'est allongée sur son lit et, à son
tour, découvre un boa, ce qui le laisse muet de stupeur. On fait appel à
un charmeur de serpents. Pour l'effrayer, la femme se montre de nouveau
sous la forme d'un énorme python et le dompteur ne peut que s'enfuir
à toute vitesse... Xu Xuan, de plus en plus effrayé, part à la recherche du
bonze Fa Hai sans parvenir à le retrouver ; il est sur le point de se suicider
en se jetant à l'eau quand, justement, surgit le bonze, qui lui confie son
bol et l'enjoint de l'appliquer sur la tête de son épouse. Aussitôt, la femme
disparaît dans le bol. Maîtrisée, elle demande grâce et déclare qu'elle a
agi sous le coup d'une passion amoureuse irrépressible. Le bonze l'oblige
à reprendre sa forme originelle de serpent et fait de même avec la servante
qui redevient un poisson. Les deux bêtes sont emprisonnées dans la pagode
du Pic du Tonnerre. Xu Xuan suit le bonze et se fait moine.

Tels sont les principaux épisodes du récit Ming qui, le premier, structure
l'histoire autour des trois personnages principaux : le serpent blanc, Xu

64
Le serpent blanc, figure de la liberté féminine

Xuan17, le bonze. Une des sources souvent avancée de ce récit est une histoire
du Taiping guangji mettant en scène un homme séduit par un serpent qui
a pris la forme d'une dame en blanc18. Dans ce récit Tang, un homme marié
est fasciné par une femme vêtue de blanc qu'il a aperçue au marché à travers
le rideau de sa voiture. Il interroge ses servantes et apprend d'elles qu'il
s'agit d'une jeune veuve qui, parvenue au terme de son deuil, est venue
acheter de nouveaux vêtements. Après leur avoir demandé si elle avait
l'intention de se remarier, il prend l'initiative de payer le tissu sur sa propre
bourse ; la jeune veuve, de sa voiture, l'invite alors à passer à la maison
pour se faire rembourser. Mécontent de ne pas être reçu par la maîtresse
de maison, il demande à la rencontrer ; la Dame en blanc apparaît enfin,
accompagnée de sa tante, vêtue en bleu. Il prête volontiers à la jeune veuve
l'argent qu'elle lui demande et il passe trois jours en sa compagnie. De
retour chez lui, il se sent mal à l'aise, une odeur puissante se dégage de
lui. Il s'alite et découvre que son corps se liquéfie, seule subsiste sa tête.
On part à la recherche de la demeure des deux dames, mais on ne trouve
qu'un jardin en friche où, selon les voisins, se cachent un énorme boa blanc
et d'autres serpents. Il y a au centre un arbre auquel est suspendue la moitié
de l'argent qu'il a avancé, le reste est dispersé à son pied.
On ne manquera pas de noter que cette brève anecdote, tout en mettant
en scène une dame en blanc, une dame en bleu et un homme séduit par
la première, reste très éloignée de l'histoire du serpent blanc, qui prend
véritablement forme avec le récit Ming de 1624. L'impression principale
qui ressort de l'histoire dont nous venons de donner le résumé est d'abord
le contraste entre une femme active, dominatrice, et un homme passif et
faible. Ce point de vue s'impose dès le début du récit où l'on voit la femme
prendre l'initiative pour séduire celui qui peut apparaître comme sa victime
et semble ne pouvoir échapper à un destin qui le dépasse. À côté de cette
figure féminine très forte, l'homme apparaît encore plus pâle, voire
immature, incapable de jouer son rôle d'adulte dans ce couple déséquilibré.
17 Dans la plupart des versions récentes, le prénom « Xuan » est remplacé par
« Xian » (Immortel), ce qui donne à la légende une coloration plus taoïste.
18 II s'agit d'un extrait du Boyizhi, attribué à Zheng Huangu (début du K* siècle)
et cité par le Taiping guangji, juan 458 (« Li Huang »). Cf. Taiping guangji,
op. cit., vol. 10, pp. 3750-3752 .

65
Ho Kin-chung

La femme, en séduisant Xu Xuan, en fait son objet ; son véritable inter-


locuteur masculin, elle le trouvera (après les intermèdes du taoïste et du
dompteur de serpents) en la personne du bonze, représentant de l'ordre
et de l'autorité faceaux débordements spontanés d'un naturel plus que jamais
féminin. Xu Xuan n'est pas un acteur de ce conflit, il n'est qu'un jouet
manipulé successivement par l'un ou l'autre des acteurs principaux.
C'est donc sur l'image de la femme, telle qu'elle se dégage de ce récit,
que nous voudrions insister ici. Son comportement totalement libre et amoral
n'apparaîtra que mieux dans la confrontation avec l'image de la femme
qui lui a été progressivement substituée dans les interprétations postérieures.
On s'arrêtera d'abord sur la stratégie de séduction de la femme et sur la
relation singulière entre les deux époux qui, nous semble-t-il, mettent en
valeur avec particulièrement de force l'originalité de cette figure.

Les grands thèmes de l'histoire et leur évolution

La séduction

Lors de la première rencontre des deux personnages principaux sur la


barque, c'est la Dame qui, la première, s'adresse à celui qu'elle a déjà choisi
comme son futur époux. Quelques instants plus tard, sur la terre ferme,
alors qu'ils se sont pourtant séparés, elle revient l'interpeller pour le prier
de la raccompagner. Mais surtout, dès le surlendemain, elle n'hésite pas
à lui proposer le mariage et avance même l'argent indispensable pour ce
projet L'homme, que la beauté de la femme en blanc ne laisse pourtant
pas indifférent, n'a pris en cela aucune initiative, il s'est contenté d'ac-
quiescer aux propositions de l'autre.
On mesurera toute la distance qui sépare cette histoire d'avec le récit
Tang « Li Huang ». On y voyait au contraire l'homme se conformer au
modèle banal du séducteur, poursuivre la jeune veuve de ses assiduités,
se rendre chez elle et insister pour y passer la nuit Ainsi, à partir d'un
canevas commun, ce sont bien deux attitudes opposées qui sont décrites
dans ces deux textes.

66
Le serpent blanc, figure de la liberté féminine

L'affaire a donc été rondement menée sous la direction de la femme.


Àcettepremière transgression s'ajoute celle del'absenced'un intermédiaire.
Le Liji (1,30) précise bien que, tant que l'entremetteuse n'a pas mené à
bien les tractations entre les deux familles, le garçon et la fille doivent
ignorer leurs noms. Et, même si c'est la fille qui a, la première, formé
le projet d'épouser un garçon, il y a en général quelqu'un qui arrangera
l'affaire pour elle. Dans les histoires d'amour chinoises, l'homme se présente
en général comme un séducteur qui réussit à captiver le cœur de sa bien-
aimée par ses dons artistiques et intellectuels ; ainsi voit-on Zhuo Wenjun
céder aux charmes de Sima Xiangru qui excelle en musique, Hongfunii
quitter son maître pour se donner à Li Jing, promis à un bel avenir en raison
de ses qualités intellectuelles, et Yingying faire la conquête du jeune lettré
Zhang19.
Rien de tel pour Xu Xuan qui exerce les modestes fonctions d'herbo-
riste chez son oncle maternel et semble se contenter de cette position sociale
médiocre. On peut donc se demander pourquoi la Dame en blanc a pré-
cisément choisi celui-là. On apprend au fil du récit qu'il est bel homme.
N'est-il-pas originaire de Hangzhou, réputé pour la beauté de ses habitants ?
Quand la Dame en blanc revient à la poursuite de son mari après l'une
des séparations qui émaillent le récit, sa servante Petite Bleue explique
à l'homme l'acharnement de sa maîtresse : « Madame est éprise de vous
qui êtes bel homme comme les gens de Hangzhou. »M
Notons que, dans le récit antérieur Tang, rien n'était dit sur le physique
agréable de l'homme. Mais cet apport Ming est cohérent, car, comme nous
le signalions précédemment, il va aussi dans le sens d'une inversion des
rôles traditionnels des deux sexes. On voit dans cette histoire une femme
tout sacrifier, se perdre même, pour conquérir un homme qui, par la
délicatesse de ses traits, l'a fascinée.
Alors que, dans ce récit Ming, la relation entre Xu Xuan et le serpent
blanc résulte d'une initiative exclusive de la femme, comme s'il émanait
d'elle une puissance supérieure à laquelle le faible Xu Xuan ne pouvait
19 On peut se reporter aux chuanqi des Tang et aux zaju des Yuan, ainsi qu'au
Qingshi de Feng Menglong.
20 Voir « Bainiangzi yongzhen Leifengta », in Gudai baihua xiaoshuoxuan,
Shanghai, Shanghai guji chubanshe, 1979, vol. 1, p. 401.

67
Ho Kin-chung

résister, dans les récits plus tardifs, il n'en est généralement plus de même.
Il semble qu'on ait du mal à accepter cette violence d'une passion incon-
trôlable et qu'on éprouve le besoin d'y trouver en quelque sorte un « alibi »
en inventant des histoires de prédestination, ce qui a comme autre avantage
de replacer le récit dans un cadre religieux conventionnel.
Ainsi par exemple, dans des pièces d'inspiration bouddhiste, orales ou
écrites, il est dit qu'un garçon avait, dans une vie antérieure, sauvé la vie
d'un petit serpent blanc. Quand le jeune homme se trouve réincarné dans
le monde, le serpent veut lui témoigner sa gratitude et renonce à devenir
une divinité afin de l'épouser. À l'évidence, ce point de vue aboutit à donner
une justification morale à l'attrait qu'éprouve la femme à l'égard de Xu
Xuan et l'on s'écarte ainsi nettement de la dynamique exclusivement
féminine propre au récit Ming.
Dans la version du Serpent blanc des contes populaires du lac de l'Ouest
se greffe une histoire de prédestination d'origine taoïste21. L'immortel Lii
Dongbing vendait des boulettes derizau bord du lac de l'Ouest. Un enfant
en réclama une, mais une fois qu'il l'eut avalée, il ne put plus manger.
Trois jours après, son père, affolé, l'amena au vendeur qui prit en riant
l'enfant par les pieds et le fit recracher la boulette dans le lac ; c'est alors
le serpent qui s'en empara. Mais cette boulette de l'immortel était en fait
une pilule magique ; le serpent qui s'exerçait à atteindre la perfection vit
ses pouvoirs redoubler au point de se transformer en une belle jeune fille.
Dix-huit ans plus tard, c'est tout naturellement vers ce jeune homme à qui
la jeunefilleétait redevable de sa métamorphose qu'elle se tournera (même
si c'est bien involontairement que le garçon lui a rendu un tel service...).
Remarquons qu'au contraire les chants montagnards (shange), qui
célèbrent les transports amoureux et restent plus près de la veine populaire,
21 Voir « Bainiangzi », in JiaZhietSun Jianbing (éds.), Zhongguo minjian gushi-
xuan, Pékin, Renmin wenxue chubanshe, 1980 (7° éd.), vol. 1, pp. 133-149.
Les propos ont été recueillis par le Bureau de la Culture de Hangzhou. Une
variante a donné lieu à deux traductions disponibles en français et intitulées
« Le serpent blanc » : la première, dans le recueil Contes populaires du lac
de l'Ouest, Pékin, Éditions en langues étrangères, 1986 (Collection Panda) ;
la seconde, par Dominique Hoisey, Le serpent blanc, La Ferté-Milon, éd. l'Arbre,
1988.

68
Le serpent blanc, figure de la liberté féminine

ne s'embarrassent pas de telles constructions : fidèle à l'esprit du récit Ming,


un xiaoqu imprimé en 1877 à Hangzhou affirme qu'il s'agit simplement
d'une femme à la recherche d'un homme qui lui plaît sans se soucier d'y
trouver une justification morale ou religieuse22.
On ne s'étonnera pas non plus que les récits qui justifient l'attirance
du serpent blanc pour Xu Xuan par une prédestination tendent également
àgommer les initiatives hardies de la femme. C'est pourquoi, sous des formes
diverses, le rôle de l'entremetteuse est réintroduit, généralement en la
personne de sa compagne Petite Bleue ; il en est ainsi dans la pièce Leifengta
chuanqi (Légende de la pagode du Pic du Tonnerre) de Huang Tubi (1724)23,
premier chuanqi dont s'inspireront les textes d'opéra, et celle légèrement
postérieure de Fang Chengpei ( 1771 ) qui a été représentée devant l'empereur
Qianlong lors de sa visite en Chine du Sud24. On trouve souvent dans les
récits chinois ce type de personnage : servante plutôt délurée qui arrange
le mariage de sa maîtresse, laquelle n'exprime pas ouvertement ses
sentiments et se tient modestement en retrait conformément à l'image de
la femme idéale que prônent les valeurs traditionnelles.

L'image du couple

Lors de sa rencontre sur la barque avec Xu Xuan, la femme prétend


qu'elle est veuve et qu'en ce jour de la fête des morts, elle est allée se
recueillir sur la tombe de son mari ; sa tenue blanche (couleur du deuil)
est ainsi justifiée. Ce détail n'est pas sans importance. La veuve est une
femme qui a déjà vécu et sa maturité fait contraste avec la naïveté du garçon
qu'elle a choisi. Enfin, sa situation de veuve justifie une position sociale
confortable. Elle reçoit l'homme en maîtresse de maison dans sa propre
demeure alors que celui-ci vit encore dans la dépendance familiale puisqu'il
est hébergé par sa sœur et son beau-frère, et c'est encore elle qui se propose
de prendre en charge les frais du mariage. Cette expérience qu'elle a acquise

22 Ce texte est reproduit dans Fu Xihua (comp.), Baishezhuan ji, Shanghai,


Shanghai guji chubanshe, 1987. Voir p. 141.
23 Ibid., pp. 281-338.
24 Ibid., pp. 339-419.

69
Ho Kin-chung

s'étend en particulier au plan sexuel. Le récit Ming laisse entendre qu'elle


est experte aux jeux amoureux, qu'elle va initier le garçon qui n'y a pas
encore goûté. Il est tout intimidé devant les avances de la femme. De même,
dans la pièce de Huang Tubi, le jour où il se rend chez elle pour la première
fois, il n'ose pas entrer dans sa chambre malgré ses invitations pressantes ;
cela lui attire une remarque ironique de la servante : « Qu'est-ce qui
t'empêche d'y entrer ? Pauvre niais ! Tu as encore beaucoup à apprendre
des aventures amoureuses ! w25
Il est précisé dans le récit Ming que Xu Xuan a 22 ans, mais on ignore
l'âge de la femme. Toutefois la manière dont elle se comporte avec lui
nous donne à penser qu'elle doit être plus âgée26. Il est manifeste qu'elle
a tendance à le traiter comme un gamin et que, par certains aspects, leur
relation s'apparente plus à une relation mère-fils qu'à celle d'époux
ordinaires. On remarque que les personnages du récit s'adressent à plusieurs
reprises à Xu Xuan en l'appelant xiao yi (yi, homonyme de un, désigne
Xu Xuan premier fils de la famille ; il a une sœur aînée, mais c'est le
garçon qui est en tête de la lignée familiale), le qualificatif « petit » (xiao)
traduisant son côté enfant malgré son âge adulte. De même, on constate
que la Dame en blanc prend soin de son époux jusque dans des détails
qui prêtent à sourire. Quand, par exemple, il doit se rendre à la fête au
temple, elle lui choisit des vêtements élégants et on imagine qu'elle se montre
toute fière de ce « bel enfant » qui lui appartient. Celui-ci n'est pas non
plus sans rechigner devant les choix qu'on lui impose (à trois reprises elle
voudrait le dissuader de s'y rendre) mais ses réactions s'apparentent souvent
aux caprices d'un enfant qui voudrait échapper à l'emprise d'une mère
un peu trop possessive...
On est frappé par le manque de courage et de virilité de cet homme
qui n'ose assumer ses responsabilités de chef du foyer. Quand, par exemple,
sa femme lui révèle qu'elle a été offensée par leur hôte (celui-ci l'a observée
aux toilettes), Xu Xuan, bien loin de se scandaliser de l'affaire, préfère
en minimiser la portée et se garde de réagir ouvertement, prétextant que

25 Ibid., p. 290.
26 Le dramaturge Fang Chengpei précise dans sa pièce que la veuve est d'un an
plus âgée que Xu Xuan. Ibid., p. 351.

70
Le serpent blanc, figure de la liberté féminine

l'offenseur est son patron. Sans doute le comportement de Xu Xuan évolue-


t-il à lafindu récit quand il ne peut plus s'aveugler sur la nature démoniaque
de son épouse et que, pris de frayeur, il aspire à s'en débarrasser. Mais
il demeure le jouet d'un conflit qui le dépasse, entre une image féminine
écrasante et des figures masculines qui tendent à neutraliser celle-ci : le
prêtre taoïste, le dompteur de serpents et le moine bouddhiste. On sait que
c'est seulement le troisième qui y parviendra ; victoire trop complète peut-
être, car Xu Xuan se consacrera à la vie monastique et se tiendra désormais
éloigné des femmes...27
Avec les versions postérieures, on assiste en revanche à l'émergence
d'un couple conventionnel, la domination de la femme sur l'homme s'es-
tompant peu à peu. La veuve hardie et entreprenante va laisser la place
à une jeunefillemodeste, une épouse exemplaire et enfin, pour que le tableau
soit complet, à une mère affectueuse puisque ce couple idéal va donner
naissance à un enfant, un fils évidemment Que cette mère soit brutalement
séparée de son enfant suscite chez le lecteur une réaction de sympathie
encore plus vive.
Examinons, par exemple, comment le récit Qing de 1673 s'écarte de
son modèle Ming. Dans ce dernier, Xu Xuan, après avoir été amnistié,
retourne chez sa sœur ; il est effrayé d'y retrouver sa femme qui l'attend
avec sa servante. Désespéré, il la supplie de l'épargner. Lorsqu'ils sont
seuls dans leur chambre, le serpent blanc menace son mari en disant : « Je
vais te parler franchement. Si tu m'écoutes, nous serons heureux tous les
deux et je laisserai tout le monde tranquille. Mais si jamais tu es malin-
tentionné à mon égard, cette ville sera inondée de sang et vous périrez
tous dans le déferlement des vagues. » Ce passage n'apparaît pas dans la
version Qing où l'on voit le serpent blanc, en pleurs, s'adresser en ces
termes à Xu Xuan : « Depuis que je suis devenue ta femme, je ne t'ai

• 27 Dans une étude intitulée « Mu zi chongtu, Bainiangzi yongzhen Leifengta de


xinli fenxi », inXiaoshuoxiquyanjiu zhuanji, 2 (1989), Taipei, Lianjing chuban
gongsi, pp. 99-128, Chen Bingliang analyse les relations entre le serpent blanc
et Xu Xuan sous l'angle du complexe d'Œdipe. Nous ne partageons pas le point
de vue de l'auteur quand il déclare que la victoire du bonze Fa Hai représente
aussi l'accession de Xu Xuan à l'état d'homme responsable et viril.

71
Ho Kin-chung

jamais fait de mal. Pourquoi écoutes-tu toujours les autres et es-tu monté
contre moi ? Puisque je suis ton épouse, je n'ai plus qu'à te suivre. Où
pourrais-je donc aller ? »M Contrairement à Huang Tubi qui termine son
livret par l'enfermement du serpent blanc et l'ordination de Xu Xuan (et
est donc plus proche du récit Ming), Fang Chengpei, pour répondre
certainement à l'attente du public, imagine un dénouement plus heureux.
Il ajoute le rôle du fils du serpent blanc qui, par sa piété filiale, touche
le Buddha ; sa mère sera alors libérée et Petite Bleue sera aussi pardonnée
en raison de sa loyauté envers sa maîtresse.
Dans un baojuan, rouleau précieux bouddhiste à caractère moralisa-
teur, imprimé en 1887 à Hangzhou, on trouve même une véritable caricature
de la famille chinoise exemplaire avec le fils qui devient lauréat des examens
impériaux ; il obtient alors de l'Empereur un décret ordonnant la construction
d'une arche en l'honneur de sa mère à côté du monument où elle est enfermée.
Libérée plus tard par le Buddha, elle ne pourra, en tant qu'être surnaturel,
rester avec son fils dans le monde des humains, mais elle se joindra à Xu
Xuan devenu moine pour lui demander de continuer à se comporter en
bon fonctionnaire et de rester loyal à l'Empereur jusqu'à la fin de sa vie29.
Même si dans des versions plus récentes on écarte ce dernier épisode
(c'est en général Petite Bleue qui après des années de perfectionnement
parvient à libérer sa sœur jurée de la pagode)30, l'image d'une femme et
d'une mère modèle persiste ; ses malheurs provoquent chez le lecteur des
réactions d'attendrissement et de compassion qui n'ont plus rien à voir
avec cette sorte d'effroi et de fascination qui, dans le récit primitif, le
saisissait face au mystérieux féminin. Cette transformation radicale du
caractère de 1 ' héroïne implique corrélativement des modifications des autres
personnages de 1 ' histoire (Xu Xuan, le bonze et Petite Bleue) sans lesquelles
le récit perdrait toute cohérence. Ce repositionnement n'est pas seulement
psychologique, mais aussi moral. Des jugements sont désormais portés sur
les différents protagonistes : le bonze est un être malfaisant, Xu Xuan un
bon ou un mauvais mari.

28 Cf. « Leifeng guaiji », op. cit., p. 277.


29 Baishezhuan ji, op. cit., pp. 254-262.
30 Voir par exemple Zhao Qingge, Baishezhuan, op. cit., ou le conte populaire
« Bainiangzi », op. cit.

72
Le serpent blanc, figure de la liberté féminine

On se souvient que dans le récit Ming, Xu Xuan, mort de peur devant


sa femme, demande l'aide du bonze et, suivant ses instructions, applique
lui-même sur la tête de son épouse le bol magique qui va lui faire perdre
tout pouvoir surnaturel et la livrer à la volonté de Fa Hai. Il passe donc
de la domination de sa femme à celle du bonze, ce qui n'ariende surprenant
puisque, tout au long du récit, on aura pu noter le contraste entre le pôle
actif et dynamique représenté par la femme et celui passif et immature
de l'homme. Cette image peu flatteuse du mari, difficilement soutenable
dans une société dominée par les hommes, va laisser place progressivement
à un personnage plus complexe.
Dans certains récits postérieurs, l'attitude de Xu Xuan vis-à-vis de sa
femme se modifie progressivement pour évoluer finalement vers une situa-
tion plus normale d'un mari aimant dont les sentiments envers son épouse
n'ont rien à envier à ceux qu'elle lui porte.
Si on considère d'abord le chuanqi de Huang Tubi, ce n'est déjà plus
Xu Xuan mais le bonze lui-même qui capture le serpent. Un peu plus tard,
avec la version de Fang Chengpei, Xu Xuan, invoquant l'affection qu'il
porte à sa femme, refuse d'obéir aux injonctions du bonze qui se chargera
lui-même de la besogne. Enfin, dans des versions postérieures, en particulier
dans le conte populaire du lac de l'Ouest recueilli à Hangzhou31, Xu Xuan
prend ouvertement le parti de sa femme contre le bonze. Celui-ci, déguisé
en colporteur, lui vend un diadème d'or. Xu Xuan en fait cadeau à sa femme
sans réaliser qu'il s'est laissé abuser et que ce diadème est en fait le bol
magique du bonze qui va causer la perte du serpent blanc. Pris de fureur
à l'endroit du bonze, Xu Xuan s'élance sur lui. Voilà un mari enfin courageux
qui se sent outragé à la fois dans son amour pour sa femme et sa dignité
de chef de famille. Plus rien de commun donc entre cet homme viril et
le Xu Xuan dominé par sa femme du récit Ming.
Le dramaturge Tian Han a publié en 1955 une pièce intitulée
« Baishezhuan », destinée à l'opéra de Pékin, qui donne de Xu Xuan une
image plus subtile. Il comprend que l'approfondissement psychologique
du personnage passe par certaines contradictions quand il écrit dans sa
préface : « (Xu Xuan) est un amant qui mène une lutte acharnée entre son

31 Cf. « Bainiangzi », op. cit.

73
Ho Kin-chung

amour débordant et son désir de se sauver lui-même. Il a bon cœur, mais


par ailleurs il est faible ; s'il n'en était pas ainsi, il n'y aurait pas de
tragédie. »32 Dans cette pièce, Xu Xuan surmonte ses soupçons à l'égard
de sa femme, finissant par comprendre la profondeur de l'amour qu'elle
lui porte ; il va essayer, sans y parvenir, de casser le bol du bonze pour
la sauver. La version de Tian Han a aussi le mérite de laisser de côté certains
aspects moralisateurs : ce n'est pas le fils qui, par piété filiale, sauvera
sa mère, mais Petite Bleue qui pendant des siècles s'est perfectionnée dans
l'exercice de la magie.
Mais, dans des versions récentes sur lesquelles nous reviendrons, on
verra que Xu Xuan est au contraire blâmé pour ne pas répondre comme
il conviendrait à l'amour de sa femme ; le lecteur trouve alors normal de
le voir puni (souvent par Petite Bleue) de son ingratitude.

La maîtrise du serpent blanc

Si le bonze finit par l'emporter33, il ne faut pas oublier que, dans


l'affrontement avec le serpent blanc, il vient en troisième position après
le taoïste et le dompteur de serpents, ce qui nous amène à noter la cor-
respondance entre ces trois personnnages et la triade taoïsme-confucia-
nisme-bouddhisme. On ne s'étonnera pas que le taoïste échoue toujours
devant le serpent blanc34. Sa tâche est plutôt de pourfendre les génies
maléfiques, or le serpent n 'arienfait de mal si ce n'est de se laisser emporter
par sa passion amoureuse. Bien plus, il est l'expression de forces naturelles

32 Cf. « Baishezhuan », in Tianhan xijuxuan, Changsha, Hunan renmin chubanshe,


1981, vol. % p. 209.
33 Le proverbe chinois Fokou shexin (bouche de Buddha, cœur de serpent) oppose
bien la vertu bouddhiste au mal représenté par le serpent
34 Dans une version romancée, écrite en 1806 par Yushan zhuren (le Maître de
la montagne de Jade), Leifengta qizhuan, le taoïste, après s'être perfectionné
à des pratiques magiques, enverra, pour venger l'affront qu'il a subi, son adepte
(un mille-pattes) tuer le serpent blanc. À la suite de l'intervention de Guanyin,
le serpent blanc sera épargné et le taoïste sera jeté dans l'océan de l'Est par
Petite Bleue. Cf. Ouyang Shu (éd.), Yiyao baishe quanzhuan, Shenyang,
Liaoshen shushe, 1989 (Zhongguo shenguai xiaoshuo daxi), Guai yi juan 2,
pp. 55-56.

74
Le serpent blanc, figure de la liberté féminine

et spontanées dont le taoïsme, à sa façon, essaie aussi de retrouver l'origine.


Le dompteur de serpents que le beau-frère de Xu Xuan est allé chercher
se révèle tout aussi impuissant. L'objectif est cette fois de rétablir l'ordre
social perturbé par cette intrusion des forces naturelles. Le représentant
de ce point de vue est un homme prétentieux qui s'imagine que ses recettes
habituelles lui permettront de faire tout rentrer dans l'ordre rapidement.
Il lui faudra au contraire vite constater que ce qu'il représente (les vertus
confucéennes) ne fait pas le poids face au déferlement de ces forces
primitives : ces pulsions animales relèvent d'un monde qui lui est étranger.
Il se couvrira de ridicule, mais c'est à coup sûr un honnête homme qui
n'oubliera pas de rembourser ses honoraires après l'échec de sa tentative...
Avec le bonze, en revanche, le conflit est traité à un niveau transcendental.
Son nom Fa Hai (Océan de la Loi) peut être opposé à l'expression bouddhiste
aiyu hai (océan des désirs) que l'on associe à l'image du serpent blanc.
Cet abandon sans frein à la passion amoureuse, cet acharnement que met
la femme àpoursuivre sans relâche l'objet aimé, la colèrequi l'anime devant
les entraves dressées contre ses désirs, représentent précisément ce que le
bouddhisme dénonce avec la plus grande vigueur35.
La femme, finalement maîtrisée, essaie de se justifier en invoquant le
coup de foudre qui a fait naître en elle cette passion dévorante. Les arguments
qu'elle avance ne peuvent évidemment pas ébranler la détermination du
bonze, bien au contraire. S'il se laisse fléchir et consent à la laisser en
vie sous sa forme originelle, c'est seulement en considération des vertus
accumulées au cours des vies antérieures, c'est-à-dire avant cette déplorable
incursion dans le monde illusoire des passions humaines.
Avec l'émergence par la suite d'un serpent blanc attachant, respectueux
des vertus familiales, il devenait encore plus nécessaire de modifier la figure
de Fa Hai : sa noirceur se fait de plus en plus évidente au fur et à mesure
que s'affirme le caractère sympathique et convenable de la femme. Il
s'imposait donc d'en faire un faux bonze, non pas un représentant des valeurs
bouddhistes mais, en réalité, un hypocrite et un usurpateur. Alors que, dans
le récit Ming, on assistait à l'affrontement entre un monstre féminin et un

35 Son comportement est l'illustration des « trois poisons » (san du) dénoncés
par le bouddhisme : tan (désir), hui (colère), chi (infatuation, aveuglement).

75
Ho Kin-chung

être purement humain qui avait acquis des pouvoirs surnaturels en per-
fectionnant sa nature à la lumière des préceptes bouddhistes, c'est à l'inverse
le moine qui va assumer désormais la fonction démoniaque sous la forme
d'une tortue ou d'un crapaud.
Dans un zidishu imprimé entre 1852 et 1874, ballade répandue dans
le nord de la Chine (genre qui emprunte à la fois au bianwen et au tancî),
Fa Hai est à l'origine une tortue d'eau douce qui, après mille ans de pratiques
religieuses, est devenue un disciple du Buddha et s'est transformée en
bonze36. De même, dans la version plus récente des contes populaires du
lac de l'Ouest, il est aussi à l'origine une tortue qui s'est cachée sous le
siège en forme de lotus du Buddha37. Après avoir suivi ses enseignements
pendant quelques années, il profite de son sommeil pour lui dérober ses
trois trésors (le bol d'or, la kasâya et le bâton de méditation), puis s'enfuit.
Par la suite, il se transforme en bonze et tue le supérieur du temple de
la Montagne d'Or à Zhenjiang pour prendre sa place. Son animosité à l'égard
du serpent blanc s'explique par le fait que ce dernier a guéri tous les malades
atteints par les épidémies qu'il avait propagées. Gardant au fond de lui
le dessein de se venger, il quitte le temple et, à l'aide des attributs magiques
qu'il s'est indûment appropriés, capture le serpent blanc. Mais à la fin du
récit, face à Petite Bleue qui, après des années de pratiques assidues, a
acquis des pouvoirs magiques, il doit s'incliner et son destin s'achèvera
au fond du lac de l'Ouest dans le nombril d'un crabe.
Le roman tout récent de Li Qiao, Qingtian wu hen (Le Ciel d'amour
ne connaît pas la haine), inspiré par la même légende, va encore plus loin
dans l'inversion des rôles entre le serpent et le bonze : à la fin du récit,
la femme-serpent devient un Bodhisattva qui, parvenu à se libérer de ses
passions, réalise la vanité de ses combats (gagner l'amour de Xu Xuan,
apprendre à devenir un véritable être humain, lutter contre ses ennemis,
etc.) et comprend que le monde n'est qu'illusion. Elle pardonne à Xu Xuan
(qui ici va retourner auprès d'une prostituée) ; elle se propose aussi de
libérer le bonze de sa haine et contribue à l'engager sur le chemin de
l'Illumination38.
36 Baishezhuan ji, op. cit., p. 107.
37 « Bainiangzi », op. cit.
38 Qingtian wu hen (Baishe ximhuan), Taipei, Qianwei chubanshe, 1983.

76
Le serpent blanc, figure de la liberté féminine

L'image de la femme

L'une des trois obéissances que le confucianisme exige de la femme


est la soumission à son mari39. Alors que l'homme doit dans le foyer incarner
le pouvoir et l'autorité, il apparaît clairement que dans cette histoire, les
rôles sont inversés, ce qui ne peut que choquer ou créer un certain malaise
chez un lecteur attaché aux valeurs traditionnelles. Il est vrai que là, comme
dans bien d'autres récits fantastiques, le fait que l'héroïne ne soit pas une
femme véritable mais un être surnaturel qui échappe donc à l'ordonnan-
cement purement humain semble excuser cet écart aux convenances.
André Lévy, dans l'étude précitée, remarque que l'écrivain japonais
Ueda Akinari, dans la nouvelle publiée en 1776 et inspirée par cette histoire,
donne à son héroïne le nom de Manago qui signifie « vraie femme »40 ;
il ajoute : « Est-ce à dire qu'elle est le symbole de la vraie féminité dont
tout homme devrait avoir horreur ? »41 Le côté monstrueux du serpent blanc
serait alors l'expression d'une sensualité primitive, ignorante des contraintes
morales et sociales. La femme, sous sa forme serpent, serait le révélateur
de pulsions fondamentales qui causent un choc extrême à celui qui y est
confronté.
On se souvient qu'il y a dans le récit Ming deux scènes de voyeurisme
où le serpent se montre sous sa forme première. Dans la seconde, il s'agit
du beau-frère de Xu Xuan qui la découvre allongée sur le lit dans un état
d'abandon, prenant le frais, la tête penchée à la fenêtre, les écailles scin-
tillantes entrouvertes. Cette description, quoique brève, est d'une grande
sensualité et son caractère erotique est à peine déguisé. De même, quelque

39 Dans le r*«7i (ch. 11, «Sangfu»), il est précisé: «Une femme vit successivement
sous la dépendance de trois hommes. Elle ne peut pas suivre sa propre volonté.
Avant le mariage, elle dépend de son père. Mariée, elle dépend de son mari.
Après la mort de son mari, elle dépend de son fils. Le père est pour sa fille
comme le Ciel. Le mari est pour sa femme comme le Ciel. » (Trad. S. Couvreur,
Cérémonial, rééd. Paris, Les Belles Lettres, 1951, p. 400)
40 « L'impure passion d'un serpent » dans les Contes de pluie et de lune, traduits
du japonais et annotés par René Sieffert, Gallimard/Unesco, rééd. 1990
. (Connaissance de l'Orient).
41 Cf. A. Lévy, op. cit., p. 107.

77
Ho Kin-chung

temps auparavant, le patron de Xu Xuan, fasciné par cette femme, veut


l'observer dans son intimité aux toilettes. Dans les deux cas, le voyeur
est pris d'effroi (le patron va même jusqu'à s'évanouir) et s'enferme soudain
dans le mutisme, puisqu'il refuse (ou se trouve dans l'impossibilité, ce qui
revient au même) de parler de ce à quoi il a assisté.
Ce chaos primitif, cet état spontané de la nature animale enfouie au
fond de l'être est souvent associé au monde aquatique et on remarque en
effet l'apparition périodique de thèmes liés à l'eau tout au long du récit :
la rencontre sur le lac, la pluie, le prétexte du parapluie, etc.*2 Quand le
serpent blanc et sa compagne vont à la recherche de Xu Xuan au temple
de la Montagne d'Or à Zhenjiang et qu'elles se trouvent pour la première
fois confrontées au bonze Fa Hai, c'est au fond, du fleuve Bleu qu'elles
trouveront refuge. Dans des versions postérieures, on ajoutera au récit des
affrontements fantastiques entre les génies du fleuve qui combattent au côté
du serpent blanc et le bonze qui dispose aussi de moyens surnaturels et
fait appel à des génies célestes. On se souvient enfin que, lorsque Xu Xuan,
désespéré, veut mettre fin à ses jours, il se dirige vers le lac de l'Ouest
dans le dessein de s'y noyer, comme fasciné inconsciemment par l'élément
naturel de la puissance à laquelle il veut échapper. L'apparition du bonze
vient contrecarrer ce projet fatal ; cette intervention annonce déjà que Xu
Xuan va finalement, sous le pouvoir de Fa Hai, échapper à l'emprise de
la femme-serpent et de ce qu'elle représente.

42 Dans le roman de Marcel Aymé, La Vouivre, la femme-serpent se baigne nue


dans lesrivièreset étangs du Jura. Créature sans âge, elle personnifie une nature
libre et spontanée qui se moque des « prêcheurs d'infini » et de l'ordre social
(représentés bien dérisoirement par le curé et le maire du village). Elle déclare
au jeune paysan qu'elle a séduit : « Tu vois, je n'ai rien à faire avec le diable.
Je suis une fille sans mystère. J'aime les bois, l'étang, la rivière, les saisons.
Je suis sans souci, je vais mon chemin et mes jeux simplement II n'y a pas
assez de mystère en moi pour abriter un démon. Le ténébreux, c'est toi. Dans
ta tête de bois, tout est noyé d'ombre et de brouillard. Mais depuis que les
prêcheurs d'infini sont venus vous détourner de vos dieux, vous êtes tous comme
ça, les Jurassiens. » (Éditions Gallimard, 1989 [Collection Folio], p. 87)

78
Le serpent blanc, figure de la liberté féminine

Le serpent bleu

L'évolution du personnage de la compagne du serpent blanc, la place


croissante qu'il prend dans le récit sont aussi liées aux transformations de
l'héroïne. Alors que celle-ci se « civilise » progressivement, c'est maintenant
au serpent bleu Xiaoqing qu'il appartient d'assumer sa violence, sa sauva-
gerie ; mais à aucun moment, l'inébranlable fidélité de Petite Bleue à sa
maîtresse (qui se présente aussi parfois comme sa sœur jurée) n'est remise
en cause. Le mot qing peut signifier vert, bleu ou noir. Dans une ballade
populaire (en dialecte du Fujian) recueillie dans le troisième volume du
Baishe guski yanjiu (Études sur l'histoire du serpent blanc) par Pan
Jiangdong, Xiaoqing n'est pas un serpent bleu mais un serpent noir, ce
qui met davantage en relief son opposition de nature avec le serpent blanc43.
Dans le récit Ming, la servante est à l'origine non pas un serpent mais
un poisson bleu. Elle joue un rôle effacé ; elle y apparaît comme une complice
du serpent blanc et ses rares interventions s'inscrivent dans la stratégie
de conquête de sa maîtresse. Quand, par exemple, celle-ci va retrouver Xu
Xuan à Suzhou et, devant sa colère, feint de se retirer sur-le-champ, c'est
Xiaoqing qui avec l'aubergiste insiste pour qu'elle reste au moins se reposer
des fatigues du voyage, et l'on sait que ce délai permettra à la belle de
reconquérir son amant qu'elle réussira en définitive à épouser.
Xiaoqing intervient une deuxième fois pour réconcilier les deux époux
(mais sans y parvenir cette fois) le jour où les deux femmes retrouvent
Xu Xuan à Hangzhou après l'incident du temple de la Montagne d'Or à
Zhenjiang ; au cours de cette scène particulièrement violente, que l'on a
déjà évoquée, le serpent blanc, devant le rejet de son époux qui a fini par
réaliser sa nature démoniaque, menace d'anéantir la cité.
Par la suite, les interventions de Xiaoqing se font plus importantes ;
dans les chuanqi de Huang Tubi et Fang Chengpei, elle sert d'entremetteuse
et semble arranger le mariage de Xu Xuan et du serpent blanc, ce qui
contribue à donner de la femme une image plus convenable. Ce simple
trait préfigure bien ce que sera désormais la fonction du serpent bleu : alors

43 Pan Jiangdong, Baishe gushi yanjiu, Taipei, Xuesheng shuju, 1981, vol. 3,
p. 1390.

79
Ho Kin-chung

que le serpent blanc devient une femme vertueuse et modeste, le serpent


bleu apparaît de plus en plus nettement comme son double, sa face cachée,
cette part d'elle-même qui contient son côté animal, les colères, les violences,
les énergies propres à l'origine au personnage principal mais désormais
refoulées. C'est pourquoi, dans la plupart des versions tardives, Xiaoqing
n'est plus un poisson bleu mais un serpent bleu comme pour mieux montrer
qu'elle est en réalité le double de l'héroïne.
Cette évolution est progressive. D'abord on voit le serpent bleu participer
plus activement aux combats au côté de sa sœur jurée (en particulier lors
de l'épisode du temple de la Montagne d'Or à Zhenjiang). Puis finalement,
Petite Bleue est seule animée de colère alors que sa sœur jurée tendrait
plutôt à apaiser sa fureur. Cela est particulièrement manifeste dans la
fameuse scène du « pont Coupé » (« Duanqiao ») de l'opéra. Quand les
deux femmes rencontrent Xu Xuan au bord du lac de l'Ouest, la première
se montre pleine d'affection alors que la seconde, au comble de la colère,
menace de le tuer, courroux que le serpent blanc s'efforce d'apaiser. La
fiction théâtrale accentue encore cette démultiplication des rôles puisque
généralement l'actrice qui joue Xiaoqing se retire pour laisser la place à
un autre acteur au visage bleu qui gesticule pour exprimer cette colère tandis
que la musique se déchaîne. Au cours de cette séquence, la frayeur de Xu
Xuan est bien réelle, qu'elle soit causée par le serpent blanc (version initiale),
ou par le serpent bleu (versions tardives).
Dans d'autres récits, on voit de même le serpent blanc protéger son
mari contre la colère du serpent bleu. C'est le cas d'un matoudiao (ballade
du Nord) imprimé à Pékin entre 1875 et 1905, où la jeune femme révèle
à son mari qui s'apprête à la maîtriser à l'aide du bol magique qu'elle lui
a sauvé la vie à plusieurs reprises en empêchant le serpent bleu de le tuer44.
Dans une autre ballade populaire (gucï) imprimée entre 1875 et 1908,
Petite Bleue propose à sa sœur jurée de manger Xu Xuan (qui s'est évanoui
en découvrant la forme originelle de sa femme) ; elle suggère d'en faire
un breuvage pour neutraliser les effets de l'ivresse causée par le mélange
de vin jaune et de réalgar (xionghuangjiuY5. Dans le xiaoqu imprimé en

44 Baishezhuan ji, op. cit., p. 14.


45 Ibid., p. 89.

80
Le serpent blanc, figure de la liberté féminine

1877, il est encore dit que le jour où la Dame en blanc est allée chercher
la plante d'immortalité pour sauver son mari tombé inanimé sous le coup
de la frayeur, Petite Bleue a essayé d'en profiter pour le tuer46.
Cette interprétation du double est encore confortée par des versions
postérieures. Ainsi, dans la deuxième partie du Baishezhuan qianhouji, la
Dame en blanc (après qu'elle a été libérée de la pagode) partage son mari
avec Petite Bleue en tant que seconde épouse. Petite Bleue a aussi un fds
qui comme son frère aîné (le fils du serpent blanc) occupera un poste
important dans l'administration de l'Empire. Par la suite, les deuxfilsavec
leurs mères parviendront à délivrer leur père envoûté par un nouveau démon :
une renarde qui a encore pris la forme d'une Dame en blanc pour le tromper47.
Signalons enfin deux romans récents dont les auteurs ont choisi de faire
apparaître le serpent bleu dans le titre à la place du serpent blanc. Le premier,
composé par Li Bihua, fait de ce personnage, au départ secondaire, la
narratrice48. Petite Bleue essaie aussi de séduire le mari de sa sœur jurée,
mais plus lucide qu'elle, réalise finalement que ce n'est qu'un homme
médiocre et que le serpent blanc a tort de lui conserver son amour. Xu
Xuan qui craint de partager le sort de son épouse et d'être pris lui aussi
par le bol magique s'enfuit à toutes jambes. Le serpent bleu ne peut contenir
sa colère et le tue d'un coup d'épée.
Mise à part cette mort subite et inattendue, l'histoire suit à peu près
le récit traditionnel jusqu'à la maîtrise du serpent blanc. Mais la suite réserve
quelques surprises. Ce n'est pas le serpent bleu, ni son propre fils qui libère
le serpent blanc de la pagode, mais les gardes rouges qui, pendant la
Révolution culturelle, démolissent les monuments historiques ! Et l'histoire
recommence : la Dame en blanc, tout juste libérée, se transforme en une
jeune fille d'aujourd'hui portant jean et lunettes de soleil. Elle a repéré
un petit jeune homme s'abritant de la pluie dans un pavillon près du pont
Coupé et elle s'apprête déjà à aller le « draguer ». Petite Bleue qui a deviné
que ce jeune homme était la réincarnation de Xu Xuan est tout émue et

46 Ibid., p. 141.
47 Cf. Menghua guanzhu (comp.), Baishezhuan qianhouji, rééd. en fac-similé,
Pékin, Zhongguo shudian, 1988, pp. 187-259.
48 Cf. Li Bihua, Qingshe, Hong Kong, Tiandi tushu, 1986.

81
Ho Kin-chung

s'empresse de rejoindre sa compagne pour revivre avec elle de nouvelles


aventures.
Une seconde version Qingshezhuan (La légende du serpent bleu) de
Xiao Sai est parue en 1988 en Chine populaire49. L'histoire du serpent blanc
y est aussi racontée de la bouche du serpent bleu. Ce récit insiste surtout
sur la détermination de Petite Bleue de sauver le serpent blanc. Comme
dans le récit Ming, elle estfinalementmaîtrisée elle aussi par le bonze,
mais ce n'est qu'à la suite d'un combat éperdu qu'elle aura mené contre
lui. Là encore, Xu Xuan connaît une fin violente : il est dévoré par une
grenouille monstre qui a pris la forme du serpent bleu à la demande du
bonze pour semer la discorde entre les deux sœurs.
Ces deux récits contemporains, qui mettent l'accent sur le serpent bleu,
renouent tout de même avec l'esprit du texte Ming en présentant un Xu
Xuan médiocre, incapable de sentiments authentiques (à la différence des
deux serpents) et finalement indigne de vivre.

Conclusion

La fascination qu'exerce une femme à la fois belle et libre s'est souvent


accompagnée, particulièrement en Chine, d'une certaine méfiance et parfois
d'une franche hostilité. De cet être remarquable (youwu), femme fatale et
étrange, le Zuozhuan (Zhaogong 28) parle en ces termes :

Les femmes fascinantes pervertissent le coeur de l'homme ; s'il manque alors


à la vertu et s'écarte du droit chemin, des malheurs s'abattront sur lui.

On connaîtainsi de nombreux proverbes et locutions qui comparentla femme


à un serpent ou à un autre animal redoutable, comme par exemple ce dayoushi
(poème en langue populaire) :

La bouche du serpent, le dard de la guêpe,


L'un et l'autre ne sont pas plus venimeux que le cœur de la femme.
49 Cf. Xiao Sai, Qingshezhuan, Canton, Huacheng chubanshe, 1988.

82
Le serpent blanc, figure de la liberté féminine

De même, l'expression she xie meiren (serpents, scorpions, belles femmes)


s'applique à ces femmes belles et libres de mœurs, ignorantes des vertus
confucéennes.
Il est remarquable que cette habitude se soit perpétuée jusqu'à la
Révolution culturelle où l'on a vu apparaître des slogans comme huacheng
meinii de dushe (serpents venimeux métamorphosés en belles femmes)
pour désigner des femmes dont la liberté de pensée et de comportement
était alors insupportable à l'ordre totalitaire50. Plus généralement, l'expres-
sion fameuse niugui sheshen (démon-bœuf, esprit-serpent) a alors été
largement reprise pour « étiqueter » les intellectuels rebelles à l'idéologie
du parti. Cette formule a été, à l'origine, utilisée par le poète Du Mu (rx*
siècle) pour décrire le style fantastique de son contemporain Li He dans
la préface qu'il a rédigée pour ses poèmes. Elle a été également employée
dans le chapitre 82 du Hongloumeng pour se moquer des lettrés bavards
et prétentieux.
De tout temps, la supériorité que confère la beauté ou l'intelligence
a suscité la haine. Celui qui prétend ignorer l'ordre moral et social est voué
à l'écrasement, au sens propre et figuré, tels Sun Wukong pris sous le poids
de la montagne des Cinq Eléments, le serpent blanc emprisonné dans la
pagode du Pic du Tonnerre, ou encore Nezha soumis à la torture de la
pagode Céleste".
Au-delà de la morale superficielle qui se dégage de ces récits, la figure
rebelle continue à exercer sa fascination. Que le héros soit une créature
fantastique plutôt qu'un simple humain situe le conflit au niveau mythique
et rend aussi le propos moins choquant vis-à-vis de la morale courante.
De ce point de vue, l'histoire du serpent blanc, dans sa première version
Ming, est exemplaire. C'est aussi l'illustration du vieux débat entre nature
et culture. Plutôt que de poser le problème moral de la distinction entre
le bien et le mal (comme le feront les versions postérieures), c'est en fait
la pertinence même de cette distinction qui y est mise en cause.

50 Voir par exemple Zhang Hanzhi, « Wo yu fuqin Zhang Shizhao (1) », Zhuanji
wenxue, 327 (août 1989), p. 38.
51 Cf. notre étude « Nezha, figure de l'enfant rebelle », Études chinoises, 7 (2),
automne 1988, pp. 7-26.

83
Ho Kin-chung

Caractères chinois

aiyu hai Fokou shexin


Bainiangzi -kl À\ •?• Fuxi
Bainiangzi yongzhen Leifengta Fu Xihua
Fuxupian
Baishe gushi yanjiu Gao You
Guaiyijuan
Baishezhuan & &ZA Guanyin
Baishezhuanji £ kt^^~> guci
Baishezhuan qianhouji Gudai baihua xiaoshuoxuan

Baoguanglu xft, TLÎ% Guwu Molangzi -àï | l % Vf: $-


baojuan Éf ^- Hangzhou 4t^
bianwen *#• 3C Hongfunu
Boyizhi ^ % ^ Hong Pian
Changyong diangu cidian Hongloumeng
Hu Shiying
Chaoye qianzai Huaben xiaoshuo gailun
Chen Bingliang
ChenZuan huacheng meinii de dushe
Cheng Qiang
Cheng Yizhong Huainanzi
chi Huang Tubi
Chu hui
chuanqi JiaZhi
dayoushi jian
Du Mu Jingshi tongyan
Duanqiao Leifeng guaiji
Fa Hai ^ ?|_ Leifengta
FangChengpei -% fcM% Leifengta chuanqi
FengMenglong *% ^jfo Leifengta qizhuan

84
Le serpent blanc, figure de la liberté féminine

Li Bihua Sima Xiangru


LiFang Suzhou
LiHe Sui (hou) zhu
Li Huang Sui Tang jiahua
Li Jing Sun Jianbing
Li Linfu Sunshu Ao
LiQiao Sun Wukong
Liji Taiping guangji
LuXun Taiyuan £ b
Lu Dongbing Taiyuan shiren
Lunheng zhushi tan
matoudiao tanci
Menghua guanzhu Tang Song shiliao biji congkan
Mengzi ^ 3~
Nezha v$f> v^> TianHan ® &. **\
niugui sheshen ^%W TianHannjuxuan •$ \% it'f'J
Niigua Jir^i UedaAkinari t ï&4k_ïfc
Ouyang Shu <$t ?4> WangChong S H>
Pan Jiangdong \% yt WangZhen £ %
Qianlong fa ?! WuZeyu
qing \ Xihu jiahua
Qingming f^ p^ Xihusantaji
Qingpingshantang huaben Xian
Xiao Sai
Qingshe Jffïfc. . Xiaoqing
Qingshezhuan T^^n xiaoqu
Qingshi ^ *jb xiao yi
Qingtian wu hen (Baishe Xiaoshuo xiqu yanjiu zhuanji
xinzhuan) Y$&Mt»&-
xionghuangjiu $$• - ^ jj^
sandu XuTan
Sangfu XuXuan
shange Xuanzong
she xie meiren Xue Chong
Shutijia Yanzi chunqiu

85
Ho Kin-chung

Yiyao baishe quanzhuan Zheng Huangu * #


Zhitangji waiwen « yibao » suibi
Yili \t*t
Yingying Zhongguo minjian gushixuan
youwu
Yushan zhuren Zhongguo shenguai xiaoshuo daxi
zaju «fg| 1$ &<&>?&*%
Zhang (dame) ZhouZuoren i^/C,
Zhang (lettré) ZhuJin '%%
Zhang Hanzhi Zhuanji wenxue /ff %t) £ ^
Zhaogong Zhuang (roi de Chu) j^t
Zhao Qingge Zhuo Wenjun ^ ÎL,&
Zhao Shouyan zidishu -3- i£ *
Zhenjiang Zuozhuan -fé. A'é

86

You might also like