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3 Wu Zeyu (éd.), Yanzi chunqiu, Pékin, Zhonghua shuju, 1982, vol. 1, p. 121.
4 On notera que, même dans la Bible, le serpent n'est pas nécessairement le
représentant des forces du mal. Dans le Nouveau Testament (Matthieu 10.16),
Jésus donne ce conseil à ses disciples : « Montrez-vous malins comme des
serpents. »
5 Voir le commentaire du Huainanzi par Gao You (m* siècle), Taipei, Shijie shuju,
1978 (7e éd.), ch. 6 (p. 91) et ch. 17 (p. 302). L'expression « Sui (hou) zhu »
est une allusion littéraire répandue qui figure dans de nombreux textes ou poèmes
classiques. On en trouve des exemples dans le Changyong diangu cidian,
Shanghai, Shanghai cishu chubanshe, 1983.
6 Cf. Cheng Yizhong, Zhao Shouyan (éds.), Sui Tang jiahua, Chaoye qianzai,
Pékin, Zhonghua shuju, 1979 (Tang Song shiliao biji congkan), p. 122. Ce récit
est repris dans le Taiping guangji, Pékin, Zhonghua shuju, 1981 (2e éd.), vol.
10, p. 3736 (juan 457, « Shutijia »).
7 Même juan du Taiping guangji.
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une jarre déposée au fond du lac9. De même, dans les récits « La femme
de Wang Zhen » (juan 456), « Xu Tan » et « Dame Zhang » (juan 459)
du Taiping guangji, la transformation en serpent des cadavres des épouses
donne à penser que celles-ci ont dissimulé leur vraie nature à leur mari
durant leur vie humaine.
Signalons enfin une étude de Cheng Qiang qui reprend un récit du
Baoguanglu de Chen Zuan (Xe siècle) : des soldats, en défrichant un champ
de thé, tombent sur un serpent blanc et le tuent ; pour se venger, celui-
ci prend la forme d'une jeune fille en blanc et offre à ses assassins des
champignons vénéneux. À l'heure du repas, le soldat qui avait essayé
d'épargner la vie du serpent a tout à coup une vive douleur à la tête. Il
va se reposer et, dans son rêve, voit la jeunefillel'avertir de ne pas manger
de champignons. En effet, les autres soldats mourront empoisonnés10.
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Sous les Qing, dès 1673, une nouvelle version est publiée, comportant
quelques modifications qui vont donner du serpent blanc une image moins
démoniaque12 ; elle sera suivie de nombreuses autres, notamment sous la
forme de livrets d'opéra, de contes populaires recueillis jusqu'à une date
récente. Aujourd'hui encore, il n'est pas rare de voir un écrivain donner
sa propre interprétation de la légende, exercice de style qui lui permet d'ex-
primer sa propre sensibilité dans un cadre préétabli.
Notre objectif n'est pas ici de faire l'inventaire de ces nombreuses
versions13. Comme nous l'avons signalé, notre analyse portera essentiel-
lement sur le récit Ming ; les allusions à certaines versions postérieures
ne seront faites que pour mieux mettre en évidence l'originalité du modèle
et montrer comment le récit initial a, par la suite, sous 1 ' influence de courants
moraux et religieux, évolué dans des directions qui le vidèrent en grande
partie de sa substance. On insistera en particulier sur l'aspect rebelle de
la figure qui se dégage de ce récit ; on y verra l'image d'une femme libre
qui prétend ignorer les contraintes sociales et morales. C'est aussi, nous
semble-t-il, le point de vue de Zhou Zuoren (1885-1968), le frère cadet
de Lu Xun qui, dans une chronique intitulée « Leifengta » a expliqué
pourquoi sa sympathie allait à ce personnage du serpent blanc, rejeté par
les confucianistes et les bouddhistes14. Il exprime ses sentiments dans ces
deux vers :
L'objet de ces attaques est, avant tout autre, l'héroïne de la version Ming
de 1624. En effet, sous l'influence de ces idéologies, le côté provocant
12 Ch. 15, intitulé « Leifeng guaiji », AaXihu jiahua, comp. par Guwu Molangzi,
Shanghai, Shanghai guji chubanshe, 1980.
. 13 Dans une étude publiée en 1971 (« Le serpent blanc en Chine et au Japon.
Excursions à travers les variations d'un thème »), André Lévy présente de
nombreuses variantes tant chinoises que japonaises du récit Ming. Cf. Études
sur le conte et le roman chinois, Paris, Publications de l'EFEO, 1971 (vol. 82),
pp. 97-113.
14 Zhou Zuoren, Zhitangji waiwen, « Yi bao » suibi, Changsha, Yuelu shushe,
1988, p. 94.
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Si un jeune homme et une jeune fille, sans attendre la décision de leurs parents
ni les pourparlers des entremetteurs, creusaient un trou dans un mur pour se
regarder à la dérobée, ou passaient par-dessus ce mur pour se trouver ensemble,
leurs parents et tous leurs concitoyens les mépriseraient.15
On remarquera, dans l'analyse qui suit, à quel point le récit Ming se garde
bien de porter tout jugement moral. La vitalité débordante de la femme
s'y impose comme une vérité d'évidence. Si elleapparaît comme une femme
révoltée, c'est bien malgré elle ; elle ne se pose pas délibérément en rebelle
mais ce sont les autres qui ne peuvent supporter la liberté naturelle qu'elle
incarne comme s'ils redoutaient la séduction qui émane de sa personne
(le récit insiste beaucoup sur le charme et la sensualité qui se dégagent
d'elle). Avant d'aborder ces différents points nous rappellerons brièvement
les moments essentiels du récit16.
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1. Hangzhou
Le jeune Xu Xuan, commis dans une pharmacie, va effectuer ses dévotions
le jour de la fête Qingming ; surpris par la pluie, il rentre chez lui en bateau.
Une veuve vêtue de blanc et sa servante, toute en bleu, lui demandent de
prendre place sur son embarcation. Il y consent et, peu après les avoir
débarquées, il est de nouveau interpellé par la Dame qui lui demande de
la raccompagner chez elle avec son parapluie. Xu Xuan préfère lui laisser
le parapluie et il est convenu qu'il ira le récupérer le lendemain. Quand
il se rend chez la Dame, celle-ci, sous le prétexte qu'elle a prêté le parapluie
à quelqu'un d'autre, l'invite à revenir de nouveau le jour suivant. Lors
de cette nouvelle rencontre, elle lui propose le mariage puis, comme le
jeune homme n'a que des revenus modestes, lui donne un lingot d'argent
pour faire face aux frais que cela va occasionner. Il s'avère ensuite que
ce lingot a été volé ; Xu Xuan, dénoncé par son beau-frère apeuré, est
arrêté. Les enquêteurs retrouvent la femme dans sa résidence, laissée à
l'abandon, mais elle se volatilise sous leurs yeux.
2. Suzhou
Xu Xuan est condamné à la déportation à Suzhou. Grâce aux recomman-
dations de son beau-frère, il y mène une vie paisible. Six mois plus tard,
la Dame en blanc réapparaît, accompagnée de sa servante Petite Bleue.
Le jeune homme, d'abord furieux, finit par se laisser convaincre, accepte
d'épouser la veuve, qui va l'initier aux plaisirs amoureux. Quelques mois
plus tard, un taoïste rencontré dans un temple le déclare envoûté et lui
confie un charme. L'épouse, furieuse, va couvrir de ridicule l'exorciste
en le suspendant dans l'air. La vie reprend son cours jusqu'au jour où Xu
Xuan veut se rendre au temple et est vêtu par son épouse d'atours par-
ticulièrement somptueux. Or, il s'agit de vêtements volés. Xu Xuan est
de nouveau arrêté ; les policiers se mettent à la recherche de sa femme,
mais elle a disparu.
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3. Zhenjiang
Xu Xuan ne s'en tire pas trop mal. Il est cette fois déporté à Zhenjiang ;
bénéficiant de nouveau de la protection de son beau-frère, il trouve un poste
dans une herboristerie. L'histoire se répète : retour de la Dame, colère de
Xu Xuan quifinalement,incapable de lui résister, se laisse convaincre et
reprend la vie commune. Son patron, fasciné par la beauté de son épouse,
organise une réception et en profite pour l'observer aux toilettes. Mais il
y découvre un énorme boa blanc et, comme assommé par cette vision, il
tombe malade sans oser parler de ce qu'il a vu. Peu de temps après, à la
suite de la visite d'un bonze, Xu Xuan se rend en pèlerinage au temple
de la Montagne d'Or en dépit des réticences de son épouse. Malgré la
tempête, elle l'y rejoint en barque mais, prise à partie par le bonze Fa Hai,
elle choisit de se précipiter avec sa servante au fond des flots. Le bonze
révèle à Xu Xuan que sa femme est un monstre, et c'est tout seul que Xu
Xuan s'installe chez son patron.
4. Hangzhou
Xu Xuan, amnistié, revient au pays ; il a la surprise d'y retrouver pour
la troisième fois son épouse. Apeuré, il la supplie de l'épargner. Le beau-
frère observe en cachette la femme qui s'est allongée sur son lit et, à son
tour, découvre un boa, ce qui le laisse muet de stupeur. On fait appel à
un charmeur de serpents. Pour l'effrayer, la femme se montre de nouveau
sous la forme d'un énorme python et le dompteur ne peut que s'enfuir
à toute vitesse... Xu Xuan, de plus en plus effrayé, part à la recherche du
bonze Fa Hai sans parvenir à le retrouver ; il est sur le point de se suicider
en se jetant à l'eau quand, justement, surgit le bonze, qui lui confie son
bol et l'enjoint de l'appliquer sur la tête de son épouse. Aussitôt, la femme
disparaît dans le bol. Maîtrisée, elle demande grâce et déclare qu'elle a
agi sous le coup d'une passion amoureuse irrépressible. Le bonze l'oblige
à reprendre sa forme originelle de serpent et fait de même avec la servante
qui redevient un poisson. Les deux bêtes sont emprisonnées dans la pagode
du Pic du Tonnerre. Xu Xuan suit le bonze et se fait moine.
Tels sont les principaux épisodes du récit Ming qui, le premier, structure
l'histoire autour des trois personnages principaux : le serpent blanc, Xu
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Xuan17, le bonze. Une des sources souvent avancée de ce récit est une histoire
du Taiping guangji mettant en scène un homme séduit par un serpent qui
a pris la forme d'une dame en blanc18. Dans ce récit Tang, un homme marié
est fasciné par une femme vêtue de blanc qu'il a aperçue au marché à travers
le rideau de sa voiture. Il interroge ses servantes et apprend d'elles qu'il
s'agit d'une jeune veuve qui, parvenue au terme de son deuil, est venue
acheter de nouveaux vêtements. Après leur avoir demandé si elle avait
l'intention de se remarier, il prend l'initiative de payer le tissu sur sa propre
bourse ; la jeune veuve, de sa voiture, l'invite alors à passer à la maison
pour se faire rembourser. Mécontent de ne pas être reçu par la maîtresse
de maison, il demande à la rencontrer ; la Dame en blanc apparaît enfin,
accompagnée de sa tante, vêtue en bleu. Il prête volontiers à la jeune veuve
l'argent qu'elle lui demande et il passe trois jours en sa compagnie. De
retour chez lui, il se sent mal à l'aise, une odeur puissante se dégage de
lui. Il s'alite et découvre que son corps se liquéfie, seule subsiste sa tête.
On part à la recherche de la demeure des deux dames, mais on ne trouve
qu'un jardin en friche où, selon les voisins, se cachent un énorme boa blanc
et d'autres serpents. Il y a au centre un arbre auquel est suspendue la moitié
de l'argent qu'il a avancé, le reste est dispersé à son pied.
On ne manquera pas de noter que cette brève anecdote, tout en mettant
en scène une dame en blanc, une dame en bleu et un homme séduit par
la première, reste très éloignée de l'histoire du serpent blanc, qui prend
véritablement forme avec le récit Ming de 1624. L'impression principale
qui ressort de l'histoire dont nous venons de donner le résumé est d'abord
le contraste entre une femme active, dominatrice, et un homme passif et
faible. Ce point de vue s'impose dès le début du récit où l'on voit la femme
prendre l'initiative pour séduire celui qui peut apparaître comme sa victime
et semble ne pouvoir échapper à un destin qui le dépasse. À côté de cette
figure féminine très forte, l'homme apparaît encore plus pâle, voire
immature, incapable de jouer son rôle d'adulte dans ce couple déséquilibré.
17 Dans la plupart des versions récentes, le prénom « Xuan » est remplacé par
« Xian » (Immortel), ce qui donne à la légende une coloration plus taoïste.
18 II s'agit d'un extrait du Boyizhi, attribué à Zheng Huangu (début du K* siècle)
et cité par le Taiping guangji, juan 458 (« Li Huang »). Cf. Taiping guangji,
op. cit., vol. 10, pp. 3750-3752 .
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La séduction
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résister, dans les récits plus tardifs, il n'en est généralement plus de même.
Il semble qu'on ait du mal à accepter cette violence d'une passion incon-
trôlable et qu'on éprouve le besoin d'y trouver en quelque sorte un « alibi »
en inventant des histoires de prédestination, ce qui a comme autre avantage
de replacer le récit dans un cadre religieux conventionnel.
Ainsi par exemple, dans des pièces d'inspiration bouddhiste, orales ou
écrites, il est dit qu'un garçon avait, dans une vie antérieure, sauvé la vie
d'un petit serpent blanc. Quand le jeune homme se trouve réincarné dans
le monde, le serpent veut lui témoigner sa gratitude et renonce à devenir
une divinité afin de l'épouser. À l'évidence, ce point de vue aboutit à donner
une justification morale à l'attrait qu'éprouve la femme à l'égard de Xu
Xuan et l'on s'écarte ainsi nettement de la dynamique exclusivement
féminine propre au récit Ming.
Dans la version du Serpent blanc des contes populaires du lac de l'Ouest
se greffe une histoire de prédestination d'origine taoïste21. L'immortel Lii
Dongbing vendait des boulettes derizau bord du lac de l'Ouest. Un enfant
en réclama une, mais une fois qu'il l'eut avalée, il ne put plus manger.
Trois jours après, son père, affolé, l'amena au vendeur qui prit en riant
l'enfant par les pieds et le fit recracher la boulette dans le lac ; c'est alors
le serpent qui s'en empara. Mais cette boulette de l'immortel était en fait
une pilule magique ; le serpent qui s'exerçait à atteindre la perfection vit
ses pouvoirs redoubler au point de se transformer en une belle jeune fille.
Dix-huit ans plus tard, c'est tout naturellement vers ce jeune homme à qui
la jeunefilleétait redevable de sa métamorphose qu'elle se tournera (même
si c'est bien involontairement que le garçon lui a rendu un tel service...).
Remarquons qu'au contraire les chants montagnards (shange), qui
célèbrent les transports amoureux et restent plus près de la veine populaire,
21 Voir « Bainiangzi », in JiaZhietSun Jianbing (éds.), Zhongguo minjian gushi-
xuan, Pékin, Renmin wenxue chubanshe, 1980 (7° éd.), vol. 1, pp. 133-149.
Les propos ont été recueillis par le Bureau de la Culture de Hangzhou. Une
variante a donné lieu à deux traductions disponibles en français et intitulées
« Le serpent blanc » : la première, dans le recueil Contes populaires du lac
de l'Ouest, Pékin, Éditions en langues étrangères, 1986 (Collection Panda) ;
la seconde, par Dominique Hoisey, Le serpent blanc, La Ferté-Milon, éd. l'Arbre,
1988.
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L'image du couple
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25 Ibid., p. 290.
26 Le dramaturge Fang Chengpei précise dans sa pièce que la veuve est d'un an
plus âgée que Xu Xuan. Ibid., p. 351.
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jamais fait de mal. Pourquoi écoutes-tu toujours les autres et es-tu monté
contre moi ? Puisque je suis ton épouse, je n'ai plus qu'à te suivre. Où
pourrais-je donc aller ? »M Contrairement à Huang Tubi qui termine son
livret par l'enfermement du serpent blanc et l'ordination de Xu Xuan (et
est donc plus proche du récit Ming), Fang Chengpei, pour répondre
certainement à l'attente du public, imagine un dénouement plus heureux.
Il ajoute le rôle du fils du serpent blanc qui, par sa piété filiale, touche
le Buddha ; sa mère sera alors libérée et Petite Bleue sera aussi pardonnée
en raison de sa loyauté envers sa maîtresse.
Dans un baojuan, rouleau précieux bouddhiste à caractère moralisa-
teur, imprimé en 1887 à Hangzhou, on trouve même une véritable caricature
de la famille chinoise exemplaire avec le fils qui devient lauréat des examens
impériaux ; il obtient alors de l'Empereur un décret ordonnant la construction
d'une arche en l'honneur de sa mère à côté du monument où elle est enfermée.
Libérée plus tard par le Buddha, elle ne pourra, en tant qu'être surnaturel,
rester avec son fils dans le monde des humains, mais elle se joindra à Xu
Xuan devenu moine pour lui demander de continuer à se comporter en
bon fonctionnaire et de rester loyal à l'Empereur jusqu'à la fin de sa vie29.
Même si dans des versions plus récentes on écarte ce dernier épisode
(c'est en général Petite Bleue qui après des années de perfectionnement
parvient à libérer sa sœur jurée de la pagode)30, l'image d'une femme et
d'une mère modèle persiste ; ses malheurs provoquent chez le lecteur des
réactions d'attendrissement et de compassion qui n'ont plus rien à voir
avec cette sorte d'effroi et de fascination qui, dans le récit primitif, le
saisissait face au mystérieux féminin. Cette transformation radicale du
caractère de 1 ' héroïne implique corrélativement des modifications des autres
personnages de 1 ' histoire (Xu Xuan, le bonze et Petite Bleue) sans lesquelles
le récit perdrait toute cohérence. Ce repositionnement n'est pas seulement
psychologique, mais aussi moral. Des jugements sont désormais portés sur
les différents protagonistes : le bonze est un être malfaisant, Xu Xuan un
bon ou un mauvais mari.
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35 Son comportement est l'illustration des « trois poisons » (san du) dénoncés
par le bouddhisme : tan (désir), hui (colère), chi (infatuation, aveuglement).
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être purement humain qui avait acquis des pouvoirs surnaturels en per-
fectionnant sa nature à la lumière des préceptes bouddhistes, c'est à l'inverse
le moine qui va assumer désormais la fonction démoniaque sous la forme
d'une tortue ou d'un crapaud.
Dans un zidishu imprimé entre 1852 et 1874, ballade répandue dans
le nord de la Chine (genre qui emprunte à la fois au bianwen et au tancî),
Fa Hai est à l'origine une tortue d'eau douce qui, après mille ans de pratiques
religieuses, est devenue un disciple du Buddha et s'est transformée en
bonze36. De même, dans la version plus récente des contes populaires du
lac de l'Ouest, il est aussi à l'origine une tortue qui s'est cachée sous le
siège en forme de lotus du Buddha37. Après avoir suivi ses enseignements
pendant quelques années, il profite de son sommeil pour lui dérober ses
trois trésors (le bol d'or, la kasâya et le bâton de méditation), puis s'enfuit.
Par la suite, il se transforme en bonze et tue le supérieur du temple de
la Montagne d'Or à Zhenjiang pour prendre sa place. Son animosité à l'égard
du serpent blanc s'explique par le fait que ce dernier a guéri tous les malades
atteints par les épidémies qu'il avait propagées. Gardant au fond de lui
le dessein de se venger, il quitte le temple et, à l'aide des attributs magiques
qu'il s'est indûment appropriés, capture le serpent blanc. Mais à la fin du
récit, face à Petite Bleue qui, après des années de pratiques assidues, a
acquis des pouvoirs magiques, il doit s'incliner et son destin s'achèvera
au fond du lac de l'Ouest dans le nombril d'un crabe.
Le roman tout récent de Li Qiao, Qingtian wu hen (Le Ciel d'amour
ne connaît pas la haine), inspiré par la même légende, va encore plus loin
dans l'inversion des rôles entre le serpent et le bonze : à la fin du récit,
la femme-serpent devient un Bodhisattva qui, parvenu à se libérer de ses
passions, réalise la vanité de ses combats (gagner l'amour de Xu Xuan,
apprendre à devenir un véritable être humain, lutter contre ses ennemis,
etc.) et comprend que le monde n'est qu'illusion. Elle pardonne à Xu Xuan
(qui ici va retourner auprès d'une prostituée) ; elle se propose aussi de
libérer le bonze de sa haine et contribue à l'engager sur le chemin de
l'Illumination38.
36 Baishezhuan ji, op. cit., p. 107.
37 « Bainiangzi », op. cit.
38 Qingtian wu hen (Baishe ximhuan), Taipei, Qianwei chubanshe, 1983.
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L'image de la femme
39 Dans le r*«7i (ch. 11, «Sangfu»), il est précisé: «Une femme vit successivement
sous la dépendance de trois hommes. Elle ne peut pas suivre sa propre volonté.
Avant le mariage, elle dépend de son père. Mariée, elle dépend de son mari.
Après la mort de son mari, elle dépend de son fils. Le père est pour sa fille
comme le Ciel. Le mari est pour sa femme comme le Ciel. » (Trad. S. Couvreur,
Cérémonial, rééd. Paris, Les Belles Lettres, 1951, p. 400)
40 « L'impure passion d'un serpent » dans les Contes de pluie et de lune, traduits
du japonais et annotés par René Sieffert, Gallimard/Unesco, rééd. 1990
. (Connaissance de l'Orient).
41 Cf. A. Lévy, op. cit., p. 107.
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Le serpent bleu
43 Pan Jiangdong, Baishe gushi yanjiu, Taipei, Xuesheng shuju, 1981, vol. 3,
p. 1390.
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1877, il est encore dit que le jour où la Dame en blanc est allée chercher
la plante d'immortalité pour sauver son mari tombé inanimé sous le coup
de la frayeur, Petite Bleue a essayé d'en profiter pour le tuer46.
Cette interprétation du double est encore confortée par des versions
postérieures. Ainsi, dans la deuxième partie du Baishezhuan qianhouji, la
Dame en blanc (après qu'elle a été libérée de la pagode) partage son mari
avec Petite Bleue en tant que seconde épouse. Petite Bleue a aussi un fds
qui comme son frère aîné (le fils du serpent blanc) occupera un poste
important dans l'administration de l'Empire. Par la suite, les deuxfilsavec
leurs mères parviendront à délivrer leur père envoûté par un nouveau démon :
une renarde qui a encore pris la forme d'une Dame en blanc pour le tromper47.
Signalons enfin deux romans récents dont les auteurs ont choisi de faire
apparaître le serpent bleu dans le titre à la place du serpent blanc. Le premier,
composé par Li Bihua, fait de ce personnage, au départ secondaire, la
narratrice48. Petite Bleue essaie aussi de séduire le mari de sa sœur jurée,
mais plus lucide qu'elle, réalise finalement que ce n'est qu'un homme
médiocre et que le serpent blanc a tort de lui conserver son amour. Xu
Xuan qui craint de partager le sort de son épouse et d'être pris lui aussi
par le bol magique s'enfuit à toutes jambes. Le serpent bleu ne peut contenir
sa colère et le tue d'un coup d'épée.
Mise à part cette mort subite et inattendue, l'histoire suit à peu près
le récit traditionnel jusqu'à la maîtrise du serpent blanc. Mais la suite réserve
quelques surprises. Ce n'est pas le serpent bleu, ni son propre fils qui libère
le serpent blanc de la pagode, mais les gardes rouges qui, pendant la
Révolution culturelle, démolissent les monuments historiques ! Et l'histoire
recommence : la Dame en blanc, tout juste libérée, se transforme en une
jeune fille d'aujourd'hui portant jean et lunettes de soleil. Elle a repéré
un petit jeune homme s'abritant de la pluie dans un pavillon près du pont
Coupé et elle s'apprête déjà à aller le « draguer ». Petite Bleue qui a deviné
que ce jeune homme était la réincarnation de Xu Xuan est tout émue et
46 Ibid., p. 141.
47 Cf. Menghua guanzhu (comp.), Baishezhuan qianhouji, rééd. en fac-similé,
Pékin, Zhongguo shudian, 1988, pp. 187-259.
48 Cf. Li Bihua, Qingshe, Hong Kong, Tiandi tushu, 1986.
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Conclusion
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50 Voir par exemple Zhang Hanzhi, « Wo yu fuqin Zhang Shizhao (1) », Zhuanji
wenxue, 327 (août 1989), p. 38.
51 Cf. notre étude « Nezha, figure de l'enfant rebelle », Études chinoises, 7 (2),
automne 1988, pp. 7-26.
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Caractères chinois
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