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Olga MEDVEDKOVA (dir.

Les Européens : ces architectes


qui ont bâti l’Europe
(1450-1950)

Pour une histoire nouvelle de l’Europe


Vol. 4
Avec le soutien du centre Chastel, de l’université de Paris IV, du CNRS, de l’ENS et
du centre Jean Pépin.

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Illustration de couverture : Piero di Cosimo, La construction d’un palais, entre 1515 et 1520,
Ringling Museum of Art, Sarasota.

Cette publication a fait l’objet d’une évaluation par les pairs.


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© P.I.E. PETER LANG S.A.


Éditions scientifiques internationales
Bruxelles, 2017
1 avenue Maurice, B-1050 Bruxelles, Belgique
www.peterlang.com ; brussels@peterlang.com
Imprimé en Allemagne

ISSN 2466-8893
ISBN 978-2-8076-0279-3
ePDF 978-2-8076-0284-7
ePub 978-2-8076-0285-4
Mobi 978-2-8076-0286-1
DOI 10.3726/b10866
D/2017/5678/23

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« Die Deutsche Bibliothek » répertorie cette publication dans la « Deutsche National-bibliografie » ;
les données bibliographiques détaillées sont disponibles sur le site <http://dnb.ddb.de>.
Manuel Tolsá y Sarrión,
premier architecte néo-espagnol du Mexique
Philippe Malgouyres

Manuel Tolsá y Sarrión (Enguera, 1757-Mexico, 1816), un nom, deux dates,


et une suite de titres marquant sa progression dans la carrière académique : rien de
plus simple pour établir les bases d’une biographie. Pourtant, ces faits élémentaires,
dans leur sécheresse, se révèlent une base incertaine pour cette construction : Tolsá
lui-même joua sur la distance entre sa Valence natale et Madrid, entre l’Espagne
et Mexico, pour donner plus d’aise au développement de sa propre histoire. Ses
historiens ne surent pas non plus échapper à la réalité de l’océan qui sépare la vie du
jeune homme de celle du grand architecte : qu’ils appartiennent à sa Valence natale
ou au Nouveau Monde, ils se trouvaient nécessairement sur l’une de ces rives1.
C’est justement dans ce vide qu’une carrière comme celle de Tolsá était possible.
Manuel Tolsá est né à Enguera, une petite ville à 70 kilomètres au sud de Valence.
C’est peut-être le fait le plus déterminant de sa biographie. Loin d’être une situation
de périphérie, c’est politiquement une position centrale à travers le groupe très influent
de Valenciens qui entourent Charles III à Madrid et mettent en œuvre sa politique de
réformes. Toute la carrière de Tolsá va se dérouler dans la dynamique, et dans l’ombre
du réseau de ce que les historiens nomment les « Valencianos en la Corte ».
Par bien des aspects, Valence est au milieu du xviiie siècle une petite capitale
des Lumières en Espagne : elle possède une académie, l’Academia de San Carlos,
officiellement fondée en 1768, mais dont les origines sont antérieures à l’Académie
madrilène de San Fernando ; elle peut s’enorgueillir d’être le berceau de peintres, de
sculpteurs et d’architectes au fait des dernières nouveautés européennes (romaines
en particulier).

1 Tolsá a fait l’objet de nombreuses publications monographiques, qui sont pour la plupart dépen-
dantes les unes des autres (Alfredo Escontría, Breve estudio de la obra y personalidad del escultor y
arquitecto don Manuel Tolsá, México, Empresa editorial de ingeniería y arquitectura, 1929, souvent
cité malgré son caractère peu fiable ; Francisco Almela y Vives, Antonio Igual Ubeda, El arquitecto
y escultor valenciano Manuel Tolsá, 1757-1816, Manuel Tolsá y la Expansion academista valenciana,
Valence, Servicio de estudios artísticos/Institución Alfonso el Magnánimo, 1950 ; Eloísa Uribe,
Tolsá. Hombre de la Ilustración, México, Consejo nacional para la Cultura y las Artes, 1990 ; Salvador
Pinoncelly, Manuel Tolsá, arquitecto, México, Consejo nacional para la Cultura y las Artes, 1998 ;
Manuel Rodríguez Alcalá, Aproximación histórica y análisis de la obra del escultor y arquitecto valen-
ciano Manuel Tolsá (1757-1816), thèse soutenue à l’université de Valence en 2003 (dir. A. Violeta
Montoliu Soler) ; Joaquín Bérchez, « El Adorno no fue delito : Tolsá en México », dans Tolsá.
Joaquín Bérchez Fotografias, exp. Valence, musée des Beaux-Arts, Valence, Generalitat Valenciana,
2008, p. 77-100 (avec une analyse très fine des sources stylistiques de Tolsá).

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Les Européens : ces architectes qui ont bâti l’Europe (1450-1950)

Fig. 1. Rafael Ximeno y Planes, Manuel Tolsá (Mexico, Musée national).

Quelques personnalités marquantes, actives dans la jeunesse de Tolsá, constituent


le milieu dans lequel on place sa première formation. En premier lieu, Antoni
Gilabert Fornés (1716-1792), architecte et mathématicien, premier enseignant
de l’architecture académique à Valence. De son œuvre nous retiendrons ici la
« rationalisation » de l’intérieur de la cathédrale gothique de Valence, un projet
archétypique de l’Académie (nous verrons Tolsá attelé à la même tâche à Mexico) et
la construction d’e l’ ambitieuse église de las Escuelas Pías, à plan centré. Sa façade,

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Manuel Tolsá y Sarrión, premier architecte néo-espagnol du Mexique

stylistiquement réminiscente de l’architecture romaine de l’époque de Sixte Quint2,


est soigneusement articulée par la stéréotomie. Tolsá au Mexique montrera le même
intérêt pour l’architecture romaine du xvie siècle et le bel appareillage de la pierre.
D’une génération postérieure, Vicente Gascó y Massot3 (1734-1802) a pour
titre de gloire d’avoir fait passer l’architecture locale de la décadence du rococo au
grand goût international. Plus enseignant théoricien qu’architecte constructeur, il
ne dédaigna pas les grands travaux d’ingénierie, tels que la construction de ponts
et de routes. Il fit acquérir pour l’enseignement académique les ouvrages qui lui
semblaient indispensables : les Ruines de Palmyre de Robert Wood, les ouvrages
de Blondel, Cordemoy, Laugier et Desgodetz, et se fit portraiturer en 1798 par
Antonio Zapata, avec un Vitruve à la main. Il était aussi membre de l’Académie
impériale de Saint-Pétersbourg : Valence pouvait s’estimer au centre de la culture
européenne architecturale. Gascó était particulièrement proche de ces « Valenciens
à la Cour » dont Antonio Ponz (1725-1792) est à la fois la figure emblématique
et l’intellectuel. Historien, écrivain, voyageur, ami de Mengs et de Winckelmann,
secrétaire de l’Académie de San Fernando depuis 1776, il incarne parfaitement ce
réformisme modéré et autoritaire de l’Espagne des Bourbons.
Enfin, on peut encore citer Bartolomé Ribelles Dalmau (1743-1795)4, un
architecte ingénieur, lieutenant directeur de l’Académie de San Carlos. Son chef-
d’œuvre est le viaduc construit sur le Millares, le « pont neuf » (Pont Nou), achevé en
1790, dont l’élégant fonctionnalisme dans l’emploi de la brique évoque son illustre
précédent en Espagne, l’aqueduc de Ségovie, édifié sous les empereurs Claude et
Trajan.
C’est donc dans ce milieu très stimulant, si peu provincial, que le jeune Tolsá va
grandir et se former.
Se former, mais comment ? Il a pu connaître ces gens, les fréquenter mais de tout
cela nous ne savons rien : Tolsá ne reçut à Valence aucune formation architecturale
qui ait laissé une trace dans les archives. Il est presque certain qu’il n’en reçut pas du
tout puisque lui-même n’y fait pas la moindre allusion. Il n’aurait donc été formé
qu’en sculpture, puisque c’est en cette qualité que nous le retrouvons à Madrid
quelques années plus tard. Il disait avoir été élève de José Puchol Rubio (1743-1797),
un sculpteur qui occupa tous les grades académiques à Valence, mais les archives
sont à nouveau muettes à ce sujet. Tolsá aurait pu recevoir son enseignement hors
des cadres officiels, en apprentissage par exemple, mais il n’était inscrit ni dans la
corporation des sculpteurs ni dans celle des charpentiers5.
Tolsá est indubitablement issu de ce monde dans lequel nous reconnaissons
aisément tant des traits de son futur travail. Mais il n’est pas ce pur produit de

2 Plus largement, l’influence du traité de Scamozzi est soulignée par J. Bérchez Gomez, « Arquitectura
y urbanismo », p. 251-253 dans Vicente Aguilera Cerni (dir.), História del arte valenciano, 4, Del
manierismo al arte moderno, Valence, Biblioteca Valenciana, 1989.
3 Juan Agustín Céan Bermúdez, Llaguno y Amirola, Noticias de los Arquitectos y
Arquitectura de España desde su restauración, IV, Madrid, Imprenta real, 1829, p. 294 ;
J. Bérchez, « Ideario ilustrado y académico valenciano en la renovación de la catedral de Segorbe »,
dans Romàn de la Calle, La Real Academia de Bellas Artes de San Carlos en la Valencia illustrada,
Valence, Universitat de València, 2009, p. 185-208, ici p. 189-190 (et bibliographie).
4 J. A. Céan Bermúdez, op. cit., p. 306-308.
5 F. Almela y Vives, A. Igual Ubeda, op. cit., p. 38.

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Les Européens : ces architectes qui ont bâti l’Europe (1450-1950)

l’Académie de Valence que les historiens nous présentent, représentation en grande


partie fabriquée par l’artiste lui-même.

De Valence à Madrid
Nous retrouvons Manuel Tolsá à Madrid, l’itinéraire obligé de qui veut réussir. Il
entre à l’Académie de San Fernando, où il reçoit l’enseignement du vieux Juan Pascual
de Mena (1707-1784), qui était aussi membre de l’institution jumelle, l’Académie
de Valence, et dont Puchol avait été autrefois l’élève. En tout cas, c’est ce que Tolsá
prétend en 1789, dans sa lettre de candidature pour le poste de Mexico. Il semble
qu’il se soit essayé avec insuccès à la peinture (il rate le 3e prix en 1781)6. En 1784,
il obtint le deuxième prix de première classe pour un bas-relief en terre représentant
l’entrée des rois catholiques à Grenade7. Cette œuvre, aujourd’hui détruite, n’est
connue que par une photographie de 1910. Elle ne nous dit pas grand-chose de
sa personnalité, appartenant à un genre de reliefs narratifs sur l’histoire nationale
typique des concours académiques. C’est en tout cas la seule trace des travaux
scolaires de Tolsá et la seule distinction qu’il reçut lors de sa formation espagnole !
Notons en passant qu’il se rajeunit au passage, ne déclarant lors du concours que 24
de ses 27 ans…
Cinq ans plus tard se présente l’occasion capitale : un poste de directeur pour la
sculpture à l’Académie de San Carlos de Mexico. Tolsá apprend la vacance du poste
en juin 1789 et pose sa candidature. Dans sa lettre, il se présente comme un élève
de José Puchol et de Juan Pascual de Mena, se dit natif de Valence, ce qui n’est pas
strictement exact mais lourd de sens ; il y ajoute qu’il travaille pour la Cour et pour
le comte de Floridablanca. Il fait clairement entendre qu’il est hautement protégé,
ce qui devait être vrai, ou, en tout cas, il s’affaira à le laisser penser8. Cela fut efficace,
puisqu’il fut choisi malgré l’insuffisance de ses titres, qu’il s’employa d’ajuster. Il
demanda à être fait academico de merito de l’Académie de San Fernando, avec un
relief de La Femme adultère, aujourd’hui perdu, ce qui fut fait en décembre 1789. Il
fit la même chose pour l’Académie de Valence, envoya une lettre le 22 juin 1790 avec
un relief de La Sainte Famille : quelques jours plus tard, il fut fait academico de merito
de l’Académie de San Carlos de Valence. Il fut officiellement nommé à son poste le
16 septembre 1790.

En route vers le Mexique


Qu’est-ce qui l’attendait de l’autre côté de l’Atlantique ? La Couronne était alors
soucieuse de réforme et de rationalisation dans tous les domaines. La création d’une
académie dans le Nouveau Monde s’était donc imposée. Elle avait trouvé sa première
impulsion dans une nécessité pratique, la formation de graveurs de coins pour la
monnaie : c’est ainsi qu’elle naquit en 1778 à l’instigation du graveur Jerónimo
Antonio Gil (1732-1789). Pour former ces techniciens au dessin, il fallait leur

6 Ibid., p. 45.
7 Leticia Azcue Brea, La escultura en la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando : catálogo y estu-
dio, Madrid, Real Academia de Nobles Bellas Artes de San Fernando, 1994, p. 298-300.
8 En témoigne une lettre de recommandation par Francisco Cerda y Rico en mai 1789 (F. Almela y
Vives, A. Igual Ubeda, op. cit., p. 50-51 ; J. Bérchez, op. cit., p. 95).

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Manuel Tolsá y Sarrión, premier architecte néo-espagnol du Mexique

donner des œuvres à copier, des gravures ou des tableaux : cette première collection à
but pédagogique fut l’embryon de l’actuel Museo de San Carlos de Mexico.
En 1781, cette première académie devint la Real Academia de San Carlos de
las Nobles Artes de la Nueva España puis, en 1785, l’administration créa des postes
de « directeurs » (en fait de professeurs) pour la faire fonctionner : deux pour la
peinture, un pour la gravure, un pour l’architecture et un pour la sculpture. José Arias
(1743-1788) fut alors nommé mais devint fou. À sa mort, son poste attendait Tolsá.
Si Tolsá est présent dans cet ouvrage consacré aux Européens, c’est en qualité
d’architecte, mais ce n’est pas ainsi qu’il arriva au Mexique. La chaire d’architecture
était occupée depuis l’origine par José Antonio González Velázquez, dit Antonio
le Jeune, qui appartenait à une dynastie d’artistes madrilènes actifs à la Cour. Tolsá
devra attendre sa mort, en 1810, pour enseigner officiellement cet art.
La vacance du poste pour la sculpture en 1789 coïncida avec la mort du graveur
Gil, le fondateur, qui fut remplacé par un Valencien, José Joaquín Fabregat (1748-
1807). Enfin, peu après l’arrivée de Tolsá, l’un des deux directeurs pour la peinture fut
remplacé par Rafael Ximeno y Planes, ancien pensionnaire à Rome et académicien
de Madrid, lui aussi originaire de Valence.
Pour préparer son départ, Tolsá fit expédier des caisses de matériel durant
l’été 1790, avant de s’embarquer lui-même à Cadix avec de nombreuses autres caisses,
une nièce orpheline de onze ans et un serviteur, en février 1791. Tel un missionnaire
deux siècles et demi plus tôt, Tolsá part pour la Nouvelle-Espagne muni de tout ce
qu’il faut pour y propager le beau et l’utile : des livres, des instruments de mesure,
des plâtres de sculpture antique.
Ouvrons une parenthèse autour de ces deux listes de colisage de 1790 et 1791.
Ces documents ont été publiés en 1929 par Alfredo Escontría dans son opuscule
monographique sur Tolsá9. Ils ont été depuis republiés à de nombreuses reprises,
toujours d’après cette transcription fautive jusqu’à l’absurde, sans jamais être relus et,
à notre connaissance, commentés en détail10. Par un extraordinaire effet de transferts
successifs, les listes de ces objets-vecteurs de la culture colonisatrice, mal lues au
Mexique en 1929, sont encore reçues et répétées telles quelles aujourd’hui par la
« culture émettrice ».
La livraison de 1790 comprend surtout du matériel de dessin, des rames de papier
de différents formats, des crayons, des pinceaux, des pigments et quelques livres.
Quatre ouvrages en plusieurs volumes sont cités, dont voici la liste telle qu’elle est
publiée : « Poros viajes dentro y fuera de Espana 17 vol. 8 pa / Juarez y maquinas 2 vol.
4° pasta / Don Jorge Juan, Examen Maritimo 2.4 pasta / Libro de Cifras. 8 rustica ».
Il nous semble important d’identifier ces livres, ce qui ne semble pas avoir été fait.
Le « viajes dentro et fuera de Espana » de « Poros » est la publication monumentale
d’Antonio Ponz, le Valencien secrétaire de l’Académie de San Carlos : Viage de
España, o Cartas en que se da noticia de las cosas más apreciables y dignas de saberse, que
hay en ella, imprimé à Madrid en 1772, en 17 volumes, et les deux volumes de la
description de l’Europe, Viaje fuera de España, publiés en 2 volumes en 1785. Le nom
de Ponz ne pouvait être inconnu du scribe, qui avait en plus les livres sous les yeux,

9 A. Escontría, op. cit.
10 C’est par exemple le cas dans le dernier grand travail qui se veut exhaustif consacré à l’architecte, la
thèse de Manuel Rodriguez Alcala, op. cit.

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Les Européens : ces architectes qui ont bâti l’Europe (1450-1950)

mais la lecture fautive Poros a été pieusement recopiée jusqu’à nos jours. L’envoi de
cette description moderne de l’Espagne outre-Atlantique nous semble très éclairant
pour comprendre les enjeux des travaux de Tolsá au Mexique et la nouvelle forme
d’appropriation du territoire qu’elle représente. Il est intéressant de considérer le
reste de cette petite liste. Le « libro de cifras 8 Rustica », n’est pas identifiable : il s’agit
d’un in-8° broché (« rustica »), peut-être un livre de notation musicale. « Juarez y
maquinas 2 vol. 4° pasta » est certainement l’ouvrage de mécanique et d’hydraulique
de Miguel Gerónimo Suárez y Núñez, Colección general de máquinas : escogidas entre
las que hasta hoy se han publicado en Francia, Inglaterra, Italia, Suecia, y otras partes,
Madrid : Pedro Marin, 1783, in-4°, en deux volumes, avec une reliure cartonnée
(« pasta »). Il s’agit d’une compilation en espagnol de différents ouvrages ou articles,
portant en particulier sur des questions de drainage et d’adduction d’eau, problèmes
qui vont concerner Tolsá à son arrivée en Nouvelle-Espagne. Le « Don Jorge Juan,
Examen Maritimo 2.4 pasta » est évidement l’ouvrage de Jorge Juan y Santacilia,
Examen marítimo teórico-práctico, publié à Madrid en 1771. Ce grand savant, qui
fonda l’observatoire de Madrid et dirigea le Seminario de los Nobles, appartient
comme les deux autres à l’intelligentsia des Lumières sous le règne de Charles III.
C’est donc le meilleur des productions encyclopédiques de l’Espagne éclairée qui est
mis en caisse et expédié en Amérique.
Qu’en est-il des soixante-trois caisses de plâtres parties avec le sculpteur en 1791,
qui ont été symboliquement vues comme l’injection du vaccin néoclassique contre
le baroque au Mexique11 ? En revenant sur les listes publiées par Escontría et en
comprenant la logique de ses lectures fautives, on identifie les antiques admirées
et copiées depuis le milieu du xviie siècle : l’Alexandre mourant12, l’Apollino des
collections médicéennes13, l’Apollon du Belvédère14, l’un des Camille15, l’Amour et
Psyché16, le relief des Danseuses Borghèse17, le Faune aux cymbales18, le Germanicus19,
le Gladiateur Borghèse20, le Gladiateur mourant21, le Laocoon22, la tête de Niobé et de
l’un de ses fils23 (qui apparaît dans la lecture d’Escontría comme une tête colossale
de la Vierge, la « Madre de las Nieves »), la Nymphe à la coquille24, le Faune Barberini25
(transcrit par le même comme « Bacchus couché sur un Galicien » !), le groupe dit

11 Joseph Armstrong Baird, Hugo Rudinger, The Churches of Mexico, 1530-1810, Berkeley, University
of California Press, 1962, p. 42.
12 Nous donnons pour plus de commodité les numéros de catalogue de Francis Haskell et Nicholas
Penny, Taste and the Antique, the Lure of Classical Sculpture, New Haven/Londres, Yale University
Press, 1981. Ici, Haskell-Penny, n° 2.
13 Ibid., n° 7.
14 Ibid., n° 8.
15 Ibid., n° 16 (peut-être l’une des versions des collections royales espagnoles).
16 Ibid., n° 26.
17 Ibid., n° 29.
18 « Fauno de los platillos », ibid., n° 34.
19 Ibid., n° 42.
20 Ibid., n° 43.
21 Ibid., n° 44.
22 Ibid., n° 52.
23 Ibid., n° 66.
24 Ibid., n° 67.
25 Il faut lire : « Baco hechado sobre un pellejo », ibid., n° 33.

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Manuel Tolsá y Sarrión, premier architecte néo-espagnol du Mexique

de Ménélas et Patrocle26, le Silène Borghèse27, le Spinario28, probablement les reliefs des


vases Borghèse et Médicis29, la Vénus accroupie30, les Lutteurs de Florence31, les têtes
de l’Hercule Farnèse et de l’Ariane32, Zénon, le Mercure à la bourse33. Les portraits sont
aussi canoniques : Sapho, Cicéron, Brutus, Marc-Aurèle, Platon, Diogène, Sénèque,
Socrate.
La plupart de ces plâtres font partie des modèles diffusés dans les académies
européennes au cours du xviiie siècle : les antiquités romaines (surtout du Belvédère
et des Borghèse) ainsi que celles de Florence y occupent une place prépondérante.
Tous ces modèles sont présents, entiers ou en morceaux, ou en moules, dans les
collections de l’Académie de San Fernando, comme le montre un inventaire de
175834. Y figurait aussi le moule de l’Hermaphrodite mais l’on n’a peut-être pas jugé
opportun d’envoyer cette œuvre troublante dans le Nouveau Monde. On remarquera
le souci d’intégrer certains antiques célèbres des collections royales espagnoles :
le Faune au chevreau35, le groupe de Castor et Pollux36, la Léda d’après Timotheos,
l’Hypnos, le berger Pâris, la tête d’Achille ou la Vénus de la Granja37, une variante
de la Vénus pudique, le Ganymède et « l’idole égyptienne » provenant tous deux
de la collection du marquis Del Carpio, ainsi que les « nouvelles antiques » issues
des fouilles d’Herculanum38. La forte présence de ces antiques « espagnoles » n’est
peut-être pas un simple effet de leur disponibilité : comme le voyage de Ponz, elles
participent à ce transfert d’ordre patrimonial, et plus seulement politique, religieux,
juridique ou commercial, vers le Nouveau Monde. C’est une démarche nouvelle,
qui se développe grâce au cadre paneuropéen de l’institution académique : on ne
s’était jamais soucié auparavant de transférer le patrimoine matériel de l’Espagne
vers la Nouvelle-Espagne, transfert rendu ici possible grâce aux reproductions, par
l’imprimerie et le moulage. Cette ambition nous semble une clé fondamentale pour
comprendre la nature et le style des réalisations de Tolsá au Mexique, qui hispanisent
le paysage architectural du Mexique.
En plus des antiques se trouvent d’indispensables outils pédagogiques, les écorchés
de l’homme et du cheval ainsi que diverses sculptures modernes, de la Renaissance
d’abord : le Bacchus qui tient sa coupe en l’air est probablement celui de Sansovino

26 « El Patrocoli », ibid., n° 72.


27 Ibid., n° 77 (dit « Gileno » dans la liste publiée).
28 « la estatua entera de la que se saca la espina del pie », ibid., n° 78.
os 
29 Ibid., n 81-82.
30 Ibid., n° 86.
31 Ibid., n° 94.
os
32 Ibid., n 46 et 24.
33 Peut-être celui de la collection Altemps aujourd’hui à Berlin.
34 Inventario de las alhajas de la Real academia de San Fernando, Madrid, 21 novembre 1758
(http://www.realacademiabellasartessanfernando.com/assets/docs/catalogos_histori
cos/1758_transcripcion.pdf ).
35 « El Pastor del cordero », Haskell-Penny, n° 28.
36 Ibid., n° 19.
37 Toutes ces antiquités, provenant pour la plupart de Christine de Suède, sont aujourd’hui conservées
au musée du Prado.
38 Le Mercure assis (Haskell-Penny, n° 62), accompagné de nombreux moulages non identifiables pro-
venant des mêmes fouilles, têtes et reliefs.

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Les Européens : ces architectes qui ont bâti l’Europe (1450-1950)

ou sa paraphrase par Giambologna39. C’est à ce dernier que revient l’invention de La


Vénus s’essorant les cheveux, un célèbre modèle de fontaine représentant Florence40.
De nombreux fragments de reliefs del «  Flamenco » sont en rapport avec les jeux
d’enfants de François Duquesnoy, très admirés dans les milieux académiques. Le
«  bajo relieve del Sepulcro de Rossi » doit être le relief montrant le pape Alexandre
VIII canonisant cinq saints, réalisé par Angelo de’ Rossi pour le tombeau du pontife
à Saint-Pierre et extrêmement apprécié et copié au xviiie siècle (d’autres moulages
d’après « Rossi » apparaissent dans la liste). Enfin, au milieu de tout cela apparaît
una « Concepción », une statue de la Vierge de l’Immaculée Conception qui est très
probablement la statue conçue par Isidro Carnicero à Rome en 1763 lorsqu’il était
pensionnaire de l’Académie de San Fernando41. Ce plâtre est toujours conservé à
Mexico comme une œuvre de Tolsá car celui-ci la copia à diverses reprises pour ses
plus célèbres compositions architecturales, dont le maître-autel de la cathédrale de
Puebla. Un autre des paradoxes de Tolsá : l’une de ses plus célèbres sculptures est la
copie d’un moulage.

Tolsá artiste officiel : la cathédrale,


le palais des Mines, la statue équestre
Nous possédons l’image de ce jeune homme à qui tout sourit, portraituré par
un de ses amis valenciens, Rafael Ximeno y Planes (1759-1802) : il pose avec
nonchalance, tel un majo sorti d’un carton de Goya, on entend la soie épaisse de son
habit craquer (fig. 1). Il tient son crayon, manifestation de son esprit créateur, le bras
posé sur le buste que l’on croyait être celui de Sénèque. Un geste qui n’est certes pas
celui de la vénération d’un artiste néoclassique pour l’Antiquité mais de la candide
appropriation d’un académicien conscient de son mérite, et qui s’est choisi l’image
du philosophe sublime, conseiller des princes mais fidèle à ses principes jusque dans
la mort.
La première tâche qui lui fut assignée est emblématique : il s’agissait d’imaginer le
buste d’Hernan Cortés, pour marquer le nouveau lieu de sa sépulture, dans l’hôpital
de Jesus Nazareno qu’il a fondé42. Le buste fut mis en place en 1794 puis perdu, et
retrouvé chez les descendants du conquistador à Palerme en 196843. Par son style
vague et sentimental, il s’inscrit dans la continuité des portraits historicistes réalisés
par les sculpteurs de la Cour pour le décor du palais royal de Madrid.
Tolsá ne manquait certes pas d’entregent ni de créativité : il ouvrit une classe de
céramique, qui produisit les azulejos du couvent de Churubusco, il avait fondé une
fabrique de voitures, une maison de bains, il faisait fabriquer des meubles ; on sait
que l’une de ses nombreuses propriétés était un « jardin botanique »44.

39 [caisse] n° 25 : « la Estatua entera del Baco que tiene una taza en la mano en alto ».
40 Florence, villa La Petraia. Elle apparaît comme « Del Berlin » dans la transcription d’Escontria.
41 L. Azcue Brea, op. cit., n° E.21 p. 191-192, qui a noté l’usage qu’en fit Tolsá.
42 Irving A. Leonard, « Cortés’s Remains-and a Document », The Hispanic American Historical Review,
vol. 28, n° 1, février 1948, p. 56.
43 Francisco de la Maza, « Una obra de arte desconocida : El busto de Cortés por Manuel Tolsá »,
Revista de la Universidad de México, n° 10, juin 1986, p. 32-33.
44 « Documentos para la historia de la bellas artes en México. Testamento de Manuel Tolsa, ano de
1807 », Anales del instituto de investigaciones estéticas, I, 1937, p. 52.

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Manuel Tolsá y Sarrión, premier architecte néo-espagnol du Mexique

Ensuite, en tant que représentant de la sculpture officielle, il se doit de faire comme


dans l’Académie de la métropole, dessiner ou redessiner les retables des grandes
églises du vice-royaume, dans la capitale, en l’occurrence pour les Dominicains et les
Capucins et l’ancienne église professe des Jésuites et le maître-autel de la cathédrale
de Puebla de los Ángeles. On souligne sa dette envers Puget45 mais il ne fait que
copier la Vierge de son compatriote dont il avait le moulage, comme on a déjà vu.
Les compétences d’architecte et d’ingénieur de Tolsá devaient être connues, si
l’on en juge par les missions qu’on lui assigne rapidement à son arrivée, des travaux
édilitaires non rétribués, qui touchent la promenade plantée de l’Alameda, la
circulation de l’eau potable ou l’évacuation des eaux usées. Plus important, on lui
confia dès 1793 les travaux de la cathédrale, à la mort de l’architecte titulaire. Cet
énorme vaisseau portait trop clairement les stigmates de travaux interminables et
hétéroclites et semblait une créature terrassée par son propre poids. Avec beaucoup
de sensibilité et d’élégance, Tolsá ajouta un corps central pour diminuer l’écrasement
de la façade par les tours, reconstruisit la coupole avec un lanternon plus élancé et
parvint à conférer à ce gigantesque bâtiment une certaine unité en le ceinturant de
balustrades scandées de « pots étrusques », une solution qu’il adopta fréquemment
dans le couronnement de ses bâtiments civils46.
Les deux grands chantiers qui suffiraient à la gloire de Tolsá sont les manifestations
les plus éclatantes de la politique des Bourbons dans le vice-royaume. Il s’agit de la
construction d’une École des mines et de l’érection d’une colossale statue équestre
du souverain, au centre de la capitale.
Le Palacio de Minería47 est le premier bâtiment dessiné pour l’enseignement de
l’ingénierie et de la métallurgie (fig. 2). Commandé à l’architecte par le Real Colegio
de Minas en 1793, son ampleur et sa splendeur veulent magnifier l’importance des
ressources métallifères et de leur exploitation industrielle pour l’économie de l’empire.
Manifester le lien organique entre le pouvoir et le territoire à travers sa réalité physique
est un trait des grands projets de Charles III : l’emploi des marbres régnicoles pour
le décor du palais de Caserte en est un magnifique exemple. Le Real Colegio était
un pensionnat, autrefois nommé Seminario Metálico, qui formait gratuitement les fils
de pauvres mineurs espagnols ou d’Indiens caciques aux métiers de la mine et de la
forge. La silhouette massive animée d’ornements « licencieux » empruntés à Michel-
Ange contraste avec l’extraordinaire déploiement piranésien des escaliers sur deux
niveaux, pleins des souvenirs des projets scénographiques pour le palais royal de
Madrid48. Mais ce qui frappe davantage, c’est le caractère simplifié des volumes dont
les rythmes harmoniques évoquent le style d’Herrera.

45 Voir David Vilaplana Zurita, « La escultura. El influjo neoclasicista y academicista », dans
V. Aguilera Cerni (dir.), op. cit., p. 280.
46 Sur ce chantier, J. Bérchez, op. cit., p. 106-112.
47 Justino Fernandez, El Palacio de Minera’ [1951], Mexico, Universidad nacional autonoma de
Mexico, 1985.
48 Sur l’usage d’éléments empruntés aux livres d’architecture, voir J. Bérchez, op. cit., p. 101-106.

201
Les Européens : ces architectes qui ont bâti l’Europe (1450-1950)

Fig. 2.  Manuel Tolsá, façade du Palacio de Minería, Mexico.

Face à l’immense vaisseau de la cathédrale métropolitaine se déployait une vaste


étendue, lieu d’un marché où s’échangeaient les marchandises débarquées d’Asie.
Le plus ambitieux des projets de réforme urbanistique coloniale fut de convertir ce
lieu de vie et de désordre en une place royale régulière centrée sur la statue équestre
du souverain. Le dessin en fut conçu par José Antonio González Velázquez, une
balustrade elliptique qui devait exalter la statue équestre du souverain au centre de la
place. Tolsá, arrivé en qualité de sculpteur, se vit confier la sculpture et la fonte de la
colossale statue, conçue à l’échelle de la place (fig. 3). Elle fut financée par le marquis
de Branciforte, beau-frère de Godoy et vice-roi entre 1794 et 1798. Ce monument
était le premier élevé à un monarque espagnol sur le sol américain, quelques années
avant l’effondrement de ce pouvoir. Le modèle de bois fut exposé au centre de la place
et inauguré le 9 décembre 179649. La date était hautement symbolique : c’était le jour
de l’anniversaire de la reine Maria Luisa et de l’inauguration de la nouvelle route vers
Santa Cruz. L’énorme statue équestre est placée au centre, sur un piédestal orné des
quatre parties du monde et de quatre fois l’inscription : a carlos iv/ el benefico
el religioso/ rey / de espana y de las indias / erigio y dedico / esta estatua /
perenne monumento de su fidelidad / y de la que anima / a todos sus amantes

49 Manuel Orozco y Berra (dir.), Apéndice al Diccionario universal de historia y de geografía : Colección de
artículos relativos a la República Mexicana, Mexico, J. M. Andrade y F. Escalante, 1856, vol. 2, p. 289-
302, article « Estatua ecuestre ».

202
Manuel Tolsá y Sarrión, premier architecte néo-espagnol du Mexique

vasallos / miguel la grua / marques de branciforte / virey de nueva espana /


ano de 1796.
La statue de bois est elle-même enclose dans une balustrade ovale, à laquelle
on pourrait accéder par quatre axes s’ils n’étaient clos de grilles avec des guérites
pour les sentinelles. On ne peut donc que contourner cet immense « mandala » du
pouvoir, rempli de la seule présence de cette statue inaccessible. Ce vide béant au
cœur d’une grande ville très peuplée est un élément fondamental du projet, qui
trouve une explication étonnante dans la bouche du commanditaire, le marquis de
Branciforte : « Si les Mexicains avaient le bonheur de jouir de la présence réelle de
la Personne royale, il serait nécessaire de poser des limites à la jubilation de leurs
cœurs pour qu’ils n’atteignent pas les extrêmes de la démence ou de l’idolâtrie »50. Il
fallait donc, de la même manière, les tenir à distance. L’inauguration s’accompagna
de l’émission d’une médaille, de corridas, d’épigrammes latines, de sonnets, etc. et
la place prit le nom de… plaza del Pedestal. En 1799, la tête du cheval tomba, et le
nouveau vice-roi, de Azanza, ordonna que la statue fût murée, jusqu’à l’installation
du bronze, ce qui ne fut fait qu’en 180351. La fonte avait été retardée par l’interception
par les corsaires anglais en 1799 de 9 tonnes de calamine52.
À l’occasion du transport et de l’installation de la statue, Tolsá montra ses talents de
sculpteur, de fondeur, d’architecte et d’ingénieur. Comme dans un nouveau cheval de
Troie, 25 personnes trouvèrent place dans le ventre du cheval débarrassé du métal des fers
et du noyau. Le 30 septembre 1811, les Göttingische gelehrte Anzeigen53 reproduisaient la
gravure de Ximeno avec une description de l’ensemble. On indique le poids, 25 tonnes,
et la taille du monument, « de 20 centimètres plus grand que la statue disparue de
Louis XIV sur la place Vendôme ». Le souverain était doré et le cheval patiné en vert, la
place « est pavée de carreaux de porphyre » mais close de grilles de fer.
Les historiens mexicains ne tarirent pas d’éloges :
Oh statue ! statue ! digne des meilleurs temps de la Grèce et de Rome, destinée à
immortaliser le nom sacré du roi le plus pieux, magnifique et libéral qui occupe un trône
dans la vaste extension du monde ! Tu seras admirée par la lointaine postérité, qui verra
en toi la grandeur et les traits de l’original : la gratitude, loyauté et amour généreux de
l’illustre vassal qui voulut procurer cet honneur et ce réconfort à toute l’Amérique du
Nord, et la main adroite de l’habile professeur qui sut donner mouvement au bronze54.
Depuis, l’énorme bronze est passé à l’histoire comme « el caballito », le petit cheval,
et la place, qui en fut débarrassée, garda le seul nom du piédestal. Elle devint El Zocalo,
« le socle », qui est aujourd’hui un nom commun qui désigne toutes les places centrales
des villes et villages du Mexique.

50 David Bushnell, « El Marques de Branciforte », Historia Mexicana, vol. 2, n° 3 (jan.-mar. 1953),
p. 396-397.
51 Ibid., p. 302-306.
52 Rafael Fierro Gossman, Templo del Colegio Máximo de San Pedro y San Pablo. Museo de la Luz :
400 anos de historia, Mexico, 2003, p. 76-77.
53 Vol. III, p. 1555.
54 Manuel Orozco y Berra, op. cit., p. 302-306.

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Les Européens : ces architectes qui ont bâti l’Europe (1450-1950)

Tolsá architecte néo-espagnol


Dans les limites de ce travail, il est impossible de proposer un résumé de la carrière
de Tolsá. Nous voudrions en souligner un seul aspect qui nous semble nouveau et
important : la construction d’un paysage architectural néo-espagnol.
Le vice-royaume était depuis l’origine nommé la Nouvelle-Espagne, mais
depuis longtemps il était surtout sa propre réalité : il avait, presque immédiatement,
développé des traits spécifiques, un art qui ne se confondait pas avec celui de
l’Europe, une élite créole qui souffrait beaucoup du mépris qu’elle subissait, même
au Mexique, de la part des nouveaux arrivants, une propre histoire mythique où
Cortés et Montezuma tenaient lieu d’Hector et d’Achille. L’Espagne avait imposé
ses normes religieuses, juridiques, économiques, mais s’était peu souciée de culture.
Ce fut l’objet de la grande ambition unificatrice du règne de Charles III, dont
l’implantation des structures académiques fut le pivot.
Dans ce contexte, l’analyse stylistique de l’œuvre architectural de Tolsá
résonne pour nous d’une manière singulière. Il est avant tout défini comme un
architecte néoclassique, même si l’on souligne certains « baroquismes » et certains
emprunts à Michel-Ange, à Scamozzi ou à l’architecture française du xviiie siècle.
Une telle esquisse est déjà peu convaincante et est à l’opposé de ce que l’on peut
raisonnablement définir comme une personnalité d’architecte néoclassique. Tolsá
a son propre style, qui n’est pas une sorte de chimère composite faite d’emprunts
et de citations issues de sa culture académique : il est assez personnel pour être
d’emblée reconnaissable, non seulement dans certains détails mais par le rapport
visuel des membres architecturaux, par une grande fantaisie syntaxique associée à
une retenue dans l’ornement, une grande variété sous l’apparence de la sévérité.
Tout ceci s’exprime dans un langage qui fait délibérément référence à celui de la
métropole. Cela ne semble pas nouveau, car chaque architecte débarqué construisait
à Mexico comme il le faisait auparavant à Madrid ou à Séville. Ce qui est nouveau,
c’est que Tolsá le fait avec la conscience de l’identité patrimoniale de ce vocabulaire
architectural, en particulier dans ce qu’il avait, historiquement, de plus glorieux :
l’architecture de la seconde moitié du xvie siècle.
Prenons le cas de l’hospice des orphelins à Guadalajara (fig. 4), nommé Hospicio
Cabanas, du nom de Juan Cruz Ruiz de Cabanas y Crespo (1752-1824), évêque de
Guadalajara en 1796. Le devoir de recueillir les enfants trouvés fut imposé aux évêques
par Charles IV mais il ne vit le jour qu’en 1810. Il s’inscrit dans la rationalisation
des structures hospitalières ou caritatives voulues par les Bourbons. Son architecture,
l’ordre dorique, le décor de sphères, les consoles écrasées, les arcades sous linteaux
font clairement référence aux modèles herrériens, plus particulièrement aux patios
de l’Escurial et à la cathédrale de Valladolid.

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Manuel Tolsá y Sarrión, premier architecte néo-espagnol du Mexique

Fig. 3. Manuel Tolsá, statue équestre de Charles IV, Mexico, place Manuel-Tolsá.

Fig. 4. Manuel Tolsá, Hospicio Cabanas ou Casa de la Misericordia, Guadalajara.

Un autre magnifique exemple est fourni par l’église Notre-Dame-de-Lorette


à Mexico, dont le projet revient sans aucun doute à Tolsá, même si l’on connaît
l’activité des architectes Ignacio Castera et Agustín Paz sur ce chantier. Outre
l’évidence stylistique, cette attribution est confirmée par un document périphérique

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Les Européens : ces architectes qui ont bâti l’Europe (1450-1950)

relatif à l’emplacement des ateliers de Tolsá dans un jardin qui appartenait au collège
des jésuites, et qui indique comment Tolsá en dessina les plans magnifiques et promit
d’en diriger la construction jusqu’à la fin du chantier sans rétribution aucune55.
Derrière la façade harmonique aux modules inspirés d’Herrera se développent de
complexes volumes internes issus de l’architecture thermale antique, unifiés par des
pilastres ioniques, tels que Ventura Rodríguez les utilise. Le tambour est ajouré de
serliennes néo-Renaissance.
Le palais du marquis de l’Apartado, derrière la cathédrale, fut d’abord conçu pour
loger le roi Ferdinand VII, non loin de l’immense bâtisse du palais du vice-roi. Il fut
habité au début du xixe siècle par Francisco Manuel Cayetano de Fagoaga y Arozqueta,
Vizconde de San José, Marqués del Apartado, qui lui laissa son nom56. Le choix de la
pierre, sans les trumeaux enduits qui sont courants dans l’architecture du xviiie siècle en
Espagne comme au Mexique, est remarquable, tout comme le soin apporté à sa découpe,
l’usage parcimonieux des ornements, réduits à des formes simplifiées, expressives et
soumis à la rigueur du dessin d’ensemble. Sévérité ne rime pas nécessairement avec
néoclassique : je ne crois pas qu’aucun des architectes que nous nous accordons à
ranger dans cette catégorie aurait utilisé cet ordre colossal toscan à cannelures avec ces
balcons saillants à balustres. Au-delà des modèles de l’architecture internationale qu’il
avait connue à Madrid, celle de Juvarra, de Sacchetti, je pense que l’on peut y voir aussi
l’inscription dans une certaine tradition hispanique du dessin rythmique et harmonique,
une fois de plus celle de Juan de Herrera. Les volumes élémentaires, le goût des lignes
orthogonales, la stéréotomie, comme certains détails (les lourdes boules qui soulignent
encore ces balcons si peu « à l’antique », les puissantes consoles) renvoient à l’art du
maître de l’Escurial.
Un dernier exemple de citation ou d’hommage à l’architecture de la patrie est le
palais du comte de Buenavista (fig. 5). Sa cour elliptique, sur deux niveaux et avec
portique ionique, rappelle immédiatement le palais de Charles Quint à Grenade
dessiné par Pedro Machuca (vers 1490-1550). L’architecte et peintre fait partie des
« aguilas », ces aigles de la Renaissance espagnole, qui importèrent dans la péninsule
l’art des maîtres italiens. C’est un exemple rare en Espagne d’architecture régulière et
soumise au dessin, hormis le contre-exemple fondamental de l’Escurial. Il nous semble
frappant que Tolsá transporte et transpose dans le Nouveau Monde ce monument
insigne du patrimoine architectural espagnol. Il est très significatif de voir que les
historiens mexicains choisissent de reconnaître dans cette cour un emprunt à la
disposition typique de la maison coloniale sur deux niveaux.

55 María Cristina Soriano Valdéz, « La huerta del Colegio de San Gregorio, asiento del taller de
Manuel Tolsá y su transformación en Fundición de Cañones, 1796-1815 », Historia mexicana,
vol. 59, 4 (avril-juin), 2010, p. 1425-1426.
56 Sur la famille : Laura Pérez Rosales, Familia, poder, riqueza y subversión : los Fagoaga novohispanos
1730-1830, Mexico, Universidad Iberoamericana, 2003.

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Manuel Tolsá y Sarrión, premier architecte néo-espagnol du Mexique

Fig. 5.  Manuel Tolsá, cour intérieure du palais du comte de Buenavista, Mexico
(actuel musée national de San Carlos).

En introduisant la culture à travers l’Académie, l’État a historicisé le paysage


architectural, rendant la Nouvelle-Espagne plus semblable à l’ancienne. Au moment
où Tolsá renforçait l’identité visuelle et architecturale entre la métropole et la capitale
américaine, celle-ci affirma son indépendance. Par un paradoxe prévisible, il l’avait
dotée des monuments qui furent ensuite vus comme les manifestations de sa propre
grandeur, de son autonomie, de son historicité. Et Manuel Tolsá pouvait devenir, en
marbre et en hermès, l’un des premiers artistes du Mexique moderne et indépendant
(fig. 6). Et nécessairement néoclassique.

Fig. 6.  Martín Soriano, Manuel Tolsá (Mexico, musée national des Beaux-Arts).

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Les Européens : ces architectes qui ont bâti l’Europe (1450-1950)

Laissons pour finir la parole à un témoin de cette mutation, Alexandre von


Humboldt57 :
Aucune ville du nouveau continent, sans en excepter celles des États-Unis, n’offre des
établissements scientifiques aussi grands et aussi solides que la capitale du Mexique. Je me
borne à nommer ici l’École des mines […] le Jardin des plantes et l’Académie de peinture
et de sculpture. […] Le gouvernement lui a assigné un hôtel spacieux, dans lequel se
trouve une collection de plâtres plus belle et plus complète qu’on n’en trouve dans aucune
partie de l’Allemagne. On est étonné de voir que l’Apollon du Belvédère, le groupe du
Laocoon et des statues plus colossales encore aient pu passer par des chemins de montagne
qui sont au moins aussi étroits que ceux du Saint-Gothard : on est surpris de trouver ces
chefs-d’œuvre de l’Antiquité réunis sous la zone torride, dans un plateau qui surpasse la
hauteur du couvent du Grand-Saint-Bernard. […] On ne saurait nier l’influence que cet
établissement a exercée sur le goût de la nation. C’est surtout dans l’ordonnance des
bâtimens, dans la perfection avec laquelle on exécute la coupe des pierres, les ornemens
des chapiteaux, les reliefs en stuc, que cette influence est visible. Quels beaux édifices ne
trouve-t-on pas déjà à Mexico, et même dans les villes de province, à Guanaxuato et à
Queretaro ! Ces monuments, qui souvent coûtent un million à un million et demi de
francs, pourroient figurer dans les plus belles rues de Paris, de Berlin ou de Pétersbourg.
M. Tolsa, professeur de sculpture à Mexico, est même parvenu à y fondre une statue
équestre du roi Charles IV, ouvrage qui, à l’exception du Marc-Aurèle à Rome, surpasse
en beauté et en pureté de style tout ce qui nous est resté de ce genre en Europe.

57 Alexander von Humboldt, Essai politique sur le royaume de la Nouvelle-Espagne, Paris,


F. Schoell, 1811, II, p. 11-14.

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