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Résumé
Frédéric Cousinié, Imago Vocis : Écho, «image de la voix» dans Écho et Narcisse de Nicolas Poussin, p. 281-317.
La représentation de la nymphe Écho jouit de la faveur des artistes romains du XVIIe siècle. Pietro Testa, Pier Francesco Mola,
Le Lorrain et surtout Nicolas Poussin se sont essayés à représenter la nymphe éconduite par Narcisse. Dans le tableau Écho et
Narcisse peint à Rome par Poussin à la fin des années 1620-1630, la représentation de la nymphe qui assiste à la mort et à la
métamorphose de Narcisse suscite un certain nombre d'interrogations. Sa présence, qui ne correspond pas aux descriptions des
Métamorphoses d'Ovide, invite tout d'abord à interroger le rapport de l'artiste à la littérature mythologique, rapport fondé non sur
«l'illustration» littérale mais sur «l'écart», la variation et le réagencement des motifs textuels. L'usage critiqué par le peintre des
sources littéraires se comprend en effet par
(v. au verso) rapport aux valeurs et aux intérêts propres à la culture du XVIIe siècle. Dans cette culture, la présence d'Écho peut,
notamment, être rapprochée des préoccupations des savants et des «curieux» du XVIIe siècle - Josepho Blancano, Athanase
Kircher, Marin Mersenne - intéressés par les propriétés acoustiques de l'écho qu'exploraient également certains des musiciens,
des poètes et des architectes contemporains. Les interrogations sur la nature physique de l'écho trouvent ainsi un répondant
dans le défi expressif qu'était pour les artistes la représentation visuelle de la voix. Ce défi, déjà posé par le poète antique
Ausone et à nouveau par le protecteur de Poussin, le poète précieux Giovanni Battista Marino, l'Écho et Narcisse du Louvre
tente de le relever.
Cousinié Frédéric. Imago Vocis : Écho, Image de la voix, dans Écho et Narcisse de Nicolas Poussin. In: Mélanges de l'Ecole
française de Rome. Italie et Méditerranée T. 108, N°1. 1996. pp. 281-317.
doi : 10.3406/mefr.1996.4434
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9891_1996_num_108_1_4434
FRÉDÉRIC COUSINIÉ
1 Signalons ici que la promotion d'Écho s'inscrit mal dans une tradition pictu
ralegénéralement attachée à la seule figure de Narcisse à quelques exceptions près.
Outre les artistes cités, voir également l'important dessin de Narcisse et Écho de
Toussaint Dubreuil (Rome, coll. part.) proche à plus d'un titre de l'œuvre de Poussin,
même si la scène choisie est celle de la réflexion de Narcisse : «non-finito» d'Écho,
même type de cadrage rapproché, Narcisse reposant sur un sol rocheux et se mirant
dans un plan d'eau placé en bordure du cadre inférieur, écartement de ses jambes,
même type de site composé d'arbres et de rocs, présence des fleurs (aux pieds de
Narcisse). Dominique Cordellier note à juste titre que «le non-finito du dessin d'É
cho, s'il impressionne beaucoup par contraste avec la définition graphique précise
de Narcisse, vaut surtout parce qu'il accorde visuellement la nymphe dédaignée avec
l'état brut de la nature environnante, avec laquelle (selon la tradition ovidienne),
rongée par l'amertume du refus, elle finit par se confondre (...). L'inachèvement a
donc ici - indépendamment du hasard dont nous ne mesurerons jamais la part - une
portée mythologique et narrative remarquable». D. Cordellier rappelle l'existence
d'un Narcisse du même artiste pour le château Neuf de Saint-Germain-en-Laye. Voir
D. Cordelier, Toussaint Dubreuil, «singulier en son art», dans Bulletin de la Société de
l'histoire de l'art français, 1985, p. 19-20, fig. 21. Voir aussi Sylvie Béguin, Two un
published drawings by Toussaint Dubreuil, dans The Burlington Magazine, CXXVII,
n° 992, novembre 1985, p. 756-761, qui compare brièvement Poussin et Dubreuil et
relève chez Pousin «his allegiance to a mannerist rmse en page» (p. 758). Il faut noter
enfin que ce dessin de Dubreuil résulte de l'assemblage de deux feuilles, l'une corre
spondant à Narcisse, l'autre à Écho.
2 Rappelons que cette œuvre, située vers 1625-1630, a été acquise par Louis XIV
en 1682 auprès du marchand Alvarez. Le tableau du Louvre a récemment (A. Brejon
de Lavergnée, 1987) été mis en relation avec ce «quadro di Narciso di Posino» qui est
relevé dans l'inventaire après décès du cardinal Angelo Gioii (1669), en compagnie
d'un Vénus et Adonis qui pourrait être le tableau de Caen. Mais deux autres Narcisse
de Poussin sont également signalés : l'un par André Félibien dans ses Entretiens sur
les vies des plus excellens peintres (1685, 4e partie, p. 399) dans le Cabinet de Le
Nôtre, l'autre dans le Journal de voyage de Balthasar de Monconys (Lyon, 1666). Sur
ce tableau voir principalement : M. Alpatov, Poussin Problems, dans The Art Bulletin,
XVII, n° 1, mars 1935, p. 4-30; Anthony Blunt, The Heroic and the Ideal Landscape in
the Work of Nicolas Poussin, dans Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, V.
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VII, 1944, p. 154-168; Dora Panofsky, Narcissus and Écho; Notes on Poussins Birth of
Bacchus in the Fogg Museum of Art, dans The Art Bulletin, XXXI, n° 2, juin 1949,
p. 112-120; Antony Blunt, The Paintings of Nicolas Poussin. A critical catalogue,
Londres, 1966, p. 109-110, planche n° 151; Hubert Damisch, D'un Narcisse à l'autre,
dans Nouvelle Revue de psychanalyse, 1976, p. 109-146; Oskar Bätschmann, Poussins
Narziss und Écho im Louvre : Die Konstruktion von Thematik und Darstellung aus
den Quellen, dans Zeitschrift für Kunstegeschichte, 42, 1979, p. 31-47; Louis Marin, À
l'éveil des métamorphoses : Poussin (1625-1635), dans Corps écrit, Paris, 7, 1983,
p. 31-43; Arnauld Brejon de Lavergnée, L'inventaire Le Brun de 1683. La collection
des tableaux de Louis XIV, Paris, 1987, p. 396; Nicolas Poussin (1594-1665), Cat. d'ex
position, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, sept. 1994-janv. 1995, Paris,
1994, p. 193-194 (bibliographie complète après 1965).
3 Les Metamorphoses d'Ovide, Traduittes en prose Françoise, & de nouveau so
igneusement reveües & corrigées, Avec XV. Discours, contenons l'explication Morale des
fables : Ensemble quelques Eptäres, traduittes d'Ovide, & divers autres traitiez, dont
ceste impression a esté augmenté, le tout par N. Renouard, Lyon, Pierre Drobet, 1628,
Livre III, fable VI, p. 126 (cité Renouard).
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dien, la nymphe ne devrait être déjà plus que voix et roche. Comment justi
fiercette présence d'Écho?
Répondre à cette question ce n'est pas seulement résoudre une énigme
iconographique mais c'est encore s'interroger sur les problèmes de la lec
ture et de l'interprétation de la peinture mythologique de Poussin. Dans
l'œuvre de ce peintre, il ne s'agit pas «d'illustrer» un texte antique mais
d'établir, nous le verrons, un rapport à l'antiquité fondé sur l'écart, la varia
tion, la recombinaison des motifs textuels originaux. Par ce travail, l'œuvre
de Poussin engage des modes de lectures pluriels et ambigus, qui invitent à
plusieurs types d'interprétations. La scène mythologique originaire est à la
fois transformée selon certaines règles, et déplacée dans un nouveau
contexte culturel propre au XVIIe siècle et qu'il est nécessaire d'explorer.
Plutôt que «d'expliquer» ce tableau et sa spécificité iconographique,
comme ont tenté de le faire maintes lectures erudites, nous proposons une
autre approche de la peinture mythologique de Poussin. Nous voudrions
non pas «trouver le sens» de cette œuvre, mais repérer les champs sémant
iques privilégiés qui pouvaient, dans la culture du XVIIe siècle, être lég
itimement associés à une telle œuvre par ses spectateurs.
Dans ce champ des possibles de l'interprétation nous nous arrêterons
sur certains des concepts de l'optique et de l'acoustique du XVIIe siècle qui
accordent une place nouvelle au phénomène comme à la figure d'Écho.
L'attachement de Poussin à Écho s'inscrit dans un intérêt général du XVIIe
siècle pour cette figure qui se manifeste tout particulièrement dans les
milieux intellectuels italiens et parisiens que représentent Athanase Kir-
cher, Joseph Blancan ou Marin Mersenne. Aux recherches que mènent les
scientifiques sur les caractéristiques acoustiques de l'écho, nous semble
répondre l'exploration des limites expressives de la peinture en jeu dans la
représentation d'Écho. Dans le tableau d'Écho et Narcisse, nous assiste
rionsà un possible basculement des termes du défi représentatif tradi
tionnel qui se déplacerait de Narcisse, donné depuis Alberti comme «inven
teur de la peinture», vers Écho, «image de la voix»4. Rejetant le choix de
4 Leon Battista Alberti, De la peinture, trad, de J.-L. Schefer, Paris, 1992, p. 135 :
«J'ai l'habitude de dire à mes amis que l'inventeur de la peinture, selon la formule
des poètes, a dû être ce Narcisse qui fut changé en fleur car, s'il est vrai que la pein
ture est la fleur de tous les arts, alors la fable de Narcisse convient parfaitement à la
peinture. La peinture est-elle autre chose que l'art d'embrasser ainsi la surface d'une
fontaine?» Sur le Narcisse d'Alberti voir Cristelle L. Baskins, Echoing Narcissus in
Alberti's Della Pittura, dans Oxford Art Journal, 16, n° 1, 1993, p. 25-33. C'est cette in
terprétation du mythe comme origine de l'art que Louis Marin applique au tableau
de Poussin et qu'il étend à la sculpture (la roche en laquelle se fond Écho) et au lan-
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Le texte absent
7 Hubert Damisch, op. cit. , p. 109-146. Damisch identifie plusieurs des change
ments qu'introduit Poussin dans la représentation de Narcisse : le motif de la ré
flexion qui devient accessoire (p. 123), la «substitution à l'herbe épaisse (...) d'une
large pierre plate», la «présence incongrue d'un putto porteur de torche», le «rac
courci narratif par lequel le peintre a choisi de faire pousser sous la tête du mourant
les fleurs qui porteront son nom (et, du même coup, d'introduire dans et par les
moyens de la représentation figurative, et par le télescopage de deux moments de la
narration, la dimension du récit)» (p. 124). Damisch montre par là les limites d'une
interprétation «humaniste» de la peinture : «à s'acharner à rechercher les sources
littéraires des œuvres de Poussin, on perd de vue le jeu d'échos, de renvois, qui s'in
staure de l'une à l'autre, et d'abord que la fable elle-même procède selons les lois de la
représentation, qu'elle-même fait tableau» (p. 125).
8 Par opposition au locus terrìbilis, il se compose traditionnellement d'un asso
ciation harmonieuse de sources, plantations, jardins, brise légère, fleurs et chant
d'oiseaux.
9Renouard, op. cit., p. 126.
10 Voir à ce sujet, Pierre Legendre, Leçons III. Dieu au miroir. Étude sur l'institu
tion des images, Paris, 1994, p. 45 : «La fleur est présentée au nom de. Il se joue, dans
l'espace du récit, une délégation répétée : la fleur est présente au nom de l'adolescent
et de son image; au nom du corps absent et aussi du sujet retiré dans la mort; enfin
au nom de son. La fleur-mémorial, le narcisse, ne redonne pas l'objet perdu, mais le
notifie au contraire comme à jamais perdu». C'est précisément ce mécanisme de dé
légation qui est nié par l'interprétation du thème par Poussin.
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Sont ainsi juxtaposés, en une même image et selon une logique privilégiée
de la co-présence ou de la «condensation»11, différents personnages et sur
tout différents états successifs de l'action : Écho est présente lors de la
mort de Narcisse mais sous l'apparence qu'elle avait lorsque sa propre dis
parition était relatée, Narcisse est représenté mourant mais avec le corps
encore parfait qu'il avait lors de son arrivée à la fontaine; des fleurs appa
raissent alors qu'est encore présent le corps de Narcisse. Est encore visible
ce qui devrait avoir disparu (Écho), est pleinement visible ce qui devrait
l'être moins (Narcisse), est rendu visible ce qui ne l'est jamais mais qui est
toujours présent dans les marges du récit (Cupidon).
Ces opérations confirment les limites d'une interprétation dite «human
iste» de la peinture, du type «critique des sources», qui chercherait à
identifier rigoureusement l'origine littéraire précise d'un tel tableau12. Au
XVIIe siècle, la multitude des traductions des Métamorphoses" interdit
11 Au sens freudien, dont on sait qu'il distingue comme opérations du rêve, ici
étendues à celles de l'art, la condensation, la dramatisation, le déplacement, la figu
ration. Sigmund Freud, Sur le rêve (1901), Paris, 1988.
12 Voir, à défaut de mieux, Henry Bardon, Poussin et la littérature latine dans An
dré Chastel (dir.), Actes du colloque Nicolas Poussin, Paris 19-21 septembre 1958, Par
is, 1960, p. 123-132. Rappelons que la version d'Ovide n'est pas la seule transmise
par l'Antiquité mais que d'autres occurrences du mythe se trouvent chez Philostrate,
Callistrate, Pausanias, Plotin, etc. Sur le thème de Narcisse dans la littérature voir
Louise Vinge, The Narcissus Theme in Western European Literature up to the Early
19th Century, Lund, 1967, p. 179-251 pour le XVIIe siècle.
13 Éditions consultées : Les XV. Livres de la Metamorphose d'Ovide Poète très ele
gant, contenants l'Olympe des Hystoires poétiques, traduitz de latin en François, reveu
& corrigé nouvellement , Paris, Jan Ruelle, 1570; Les Metamorphoses d'Ovide. Mises en
vers François, Par Raimond et Charles de Massac pere & fïls. Avec XV. Sommaires,
chacun devant son livre, Paris, François Pomeray, 1617; Renouard, op. cit., 1628; Du-
ryer, Les métamorphoses d'Ovide, Divisées en deux parties. Traduites en François par
P. Du-Ryer. Avec des explications Historiques, Morales, & Politiques, sur toutes les
Fables. Nouvelle Édition enrichie de Figures, Paris, Antoine de Sommaville, 1666; Corn
eille, Les Métamorphoses d'Ovide Mises en vers François Par T. Corneille de l'Acadé
mie Françoise, Paris, Jean-Baptiste Coignard, t. 1, 1697; De Bellegarde, Les Méta
morphoses d'Ovide, Avec des Explications à la fin de chaque Fable. Traduction nouv
elle. Par M. L'Abbé de Bellegarde, Paris, Michel Brunet, t. 1, 1701; Banier, Les
Métamorphoses d'Ovide en latin, traduites en françois avec des remarques, et des expli
cations historiques. Par Mr. L'abbé Banier, ... Ouvrage enrichi de Figures en taille
douce, Gravées par B. Picart, & autres habiles Maîtres, Amsterdam, R. & J. Wetstein &
Smith, 1732. Les mythographes italiens des XVIe et XVIIe siècles ont aussi évoqué
Écho : voir V. Cartari, traduit en français par Antoine Du Verdier, dans Les images
des Dieux. Contenons leurs pourtraits, coustumes et cérémonies..., Lyon, 1624, p. 163-
167; N. Conti traduit par Jean Baudoin dans Mythologie ou explications des fables...,
Paris, 1627, Livre DC, chap. XVII, p. 1025-1027.
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MEFRIM 1996. 1 19
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poètes, opère à deux niveaux aisément repérables19. C'est tout d'abord dans
le détail des différentes versions des fables que vont apparaître dans toute
leur prolifération ces opérations de transformation du texte ovidien.
Chaque élément est susceptible d'un traitement - l'élision, la substitution,
la suppression, la contraction, le redécoupage, l'inversion, les développe
ments, les variantes, les commentaires, etc. - où l'on reconnaît certains des
mécanismes familiers aux exercices de rhétorique20 et pas seulement la
liberté, la fantaisie ou la négligence des traducteurs/poètes. Ces tran
sformations touchent simplement un mot ou une phrase, ou peuvent
concerner tout un passage. Le destin même de Narcisse, tel qu'il est par
exemple annoncé en une phrase par le devin Tirésias, prend une nuance
différente selon qu'il est traduit par ne pas se «voir soymesme», ne pas se
«miroir», ne pas se «connaître», ou ne pas avoir «cognoissance de sa
beauté». La séquence de l'arrivée de Narcisse auprès de la fontaine est tout
aussi révélatrice de ce type de réécriture appliqué ici à chaque segment du
passage : les motifs et les circonstances de l'arrivée, la première attitude de
Narcisse, ses sentiments et son illusion envers sa propre image, sa fascina
tion et l'immobilité qui en résulte, sont traités différemment par chaque
auteur21. On constaterait de même que la mort de Narcisse connaît dif
férentes versions, jusque dans ses dernières paroles, répétées par Écho, qui
19 Nous renvoyons ici à l'étude systématique effectuée par R. Zuber, op. cit. , IIIe
partie, chap. I à III, pour l'analyse des transformations qu'ont fait subir les traduc
teursdu XVIIe siècle aux textes antiques : réécriture pour valoriser le héros principal
des histoires et accorder son action aux principes de morale, de bienséance et
d'exemplarité du XVIIe siècle, recherche de l'expressivité et nouvel «art du récit», r
echerche de l'éclaircissement, de douceur et/ou de force de la prose, etc.
20 11 s'agirait ici d'une «rhétorique restreinte» par opposition à une rhétorique
générale si l'on reprend la distinction de Gisèle Mathieu-Castellani, Actéon ou la rhé
torique du mythe dans la poésie baroque, dans La mythologie au XVIIe siècle. Actes du
11e colloque (Nice, janvier 1981), Centre méridional de Rencontres sur le XVIIe siècle,
1982, p. 33. Parmi les parties traditionnelles de la rhétorique (Inventio, Dispostilo,
Elocutio, Memoria, Pronunciatio), ce sont celles de la dispositio et surtout de l'elo-
cutio où le traducteur a le plus de liberté. Sur la rhétorique au XVIIe siècle voir A. Ki-
bedi-Varga, Rhétorique et littérature. Études de structures classiques, Paris, Bruxelles,
1970 (chap. Ill : Rhétorique et littérature), et Marc Fumaroli, L'âge de l'éloquence.
Rhétorique et «res literia» de la Renaissance au seuil de l'époque classique, Genève,
1980.
21 1 - Les motifs et les circonstances de cette arrivée : la seule fatigue et non la
séduction du lieu (1570), le résultat d'une recherche de Narcisse qui suivait «cette
eau (...) qu'il voyait serpenter parmy les herbes de la forêts» (1666). 2 - Sa première
attitude : il s'abaisse (1570) ou se «panche» (1628), «sied» (1617), se «couche» dès
son arrivée (1701). 3 - Ses sentiments et son illusion envers sa propre image : décrite
seulement comme «vaine représentation» (1736) ou plus richement comme «vain
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varient selon les auteurs : «Helas! mignon, helas! bien aymé, mais en
vain!» (1617), «Ha! que je t'ay trop à mon dam chery» (1628), «O beauté
vainement aymée!» (1666), etc.
Ces opérations portent sur de simples motifs et ne touchent cependant
pas l'organisation globale du texte qui conserve sa division en «livres» et
«fables», et où chaque histoire suit un même déroulement narratif. Dans
les traductions, le respect de la structure générale de l'histoire s'a
ccommode pourtant de quelques variantes dont l'une concerne justement
Écho et Narcisse. La relation des deux personnages, renforcée par Poussin,
était en fait déjà problématisée dans les différentes traductions. Selon les
éditions, les deux fables, bien qu'annoncées comme distinctes, étaient asso
ciées dans un même récit continu, ou séparées en deux parties success
ives22, à partir d'une coupure dont l'emplacement même varie23. Ce type de
logique associative était renforcé par l'introduction nouvelle d'éléments de
présentation et d'encadrement du texte qui orientaient nécessairement les
modes de lecture et d'interprétation. Ces éléments correspondent aux
«seuils» définis par Gérard Genette24, et recouvrent, entre autres compos
antes, l'argument placé avant chaque livre ou fable qu'il résume intégrale
ment, les commentaires (généralement moraux mais aussi historiques ou
littéraires) placés soit en fin de fable, soit à la fin de l'ouvrage, les illustra
tions,plus ou moins abondantes et parfois elles-mêmes pourvues d'un dis
tique25. L'argument, qui disparaît des éditions modernes, rend par exemple
ture des deux Philostrates sophistes Grecs et les statues de Callystrate Mis en François
par Biaise de Vigenere Bourbonnois Enrichi d'Arguments et Annotations ..., Paris,
Veuve Abel L'Angelier et Veuve M. Guillemot, 1615.
26 Corneille, op. cit., t. 1, Préface. Bellegarde, op. cit., «Avertissement», écrit auss
i au sujet des gravures : «elles peuvent être d'un grand secours aux enfants qui étu
dient dans les Colleges, pour leur faire mieux comprendre le sujet de la Fable, &
pour l'imprimer plus fortement dans leur mémoire».
27 Pour une approche historique et théorique de l'illustration voir Michel Menot,
L'illustration. Histoire d'un art, Genève, 1984, p. 107-115; Michel Pastoureau, L'illus
tration du livre : comprendre ou rêver? et surtout Alain-Marie Bassy, Le texte et l'
image, ces derniers textes dans Roger Chartier et Henri- Jean Martin (dir.), Histoire de
l'édition française, Paris, 1989, t. 1, p. 602-628 et t. 2, p. 173-200. Voir aussi l'ouvrage
de référence de Jeanne Duportal, Étude sur les livres à figures édités en France de 1601
à 1660, Paris, 1914.
28 Peu importe qu'il s'agisse d'un choix editorial, d'une contrainte ou d'indif
férence. Certaines gravures des Métamorphoses illustrent des épisodes bibliques,
par exemple Moïse et l'adoration du Veau d'or (1er livre, p. 10; 4e livre p. 60), déno
tant un sens commun entre texte biblique et fables ovidienne et/ou une mise en
garde du lecteur contre les erreur des idolâtres.
29 Renouard (1628), Du Ryer (1666), Banier (1732) donnent au début de chaque
livre la même gravure unique et présentant toutes les fables; par contre, dans son
édition de 1637, Renouard illustre chaque fable; Corneille (1697) et Banier donnent
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comme une unité chacun des livres, ainsi qu'à établir ou restituer les liens
existants entre les différents personnages représentés. La succession chro
nologique des événements dans le texte devient une juxtaposition visuelle
en un seul espace de différents éléments, ce qui incite à «retrouver» et for
muler des associations sémantiques qui n'étaient pas nécessairement pré
sentes ou évidentes dans le texte30. On pourrait citer, entre autres multiples
possibilités, le thème de la vision et de l'aveuglement dans le livre III
(Actéon, Semele, Narcisse), le rapport pouvant exister entre la Naissance
de Bacchus et l'histoire d'Écho et Narcisse que Poussin rapprochera d'ail
leurs dans la Naissance de Bacchus31, le rapport même existant entre Écho
et Narcisse. C'est sur ce dernier rapport qu'insiste le tableau de Poussin en
mettant en évidence la figure d'Écho.
une illustration pour chaque fable; Bellegarde (1701) donne une gravure au début de
chaque livre mais qui illustre une seule fable (la lre du livre).
30 Cette «fonction» de l'illustration est ici encore analogue aux opérations à
l'œuvre dans la traduction qui vise, dans le nouveau texte produit, le rétablissement
et la hiérarchisation (variable selon les époques, les sociétés et les traducteurs) d'un
«réseau de relation» entre métaphores, concepts, termes perçus ou supposés dans le
texte d'origine (cf. Antoine Berman, op. cit., p. 67-69 et note 72).
31 Tableau conservé au Fogg Museum de Cambridge (USA).
32Blaise de Vigenère, op. cit., p. 192-196 et p. 889-890.
294 FRÉDÉRIC COUSINIÉ
33 Voir les exemples donnés par Lilian Balensiefen, Die Bedeutung des Spiegel
bildesals ikonographisches Motiv in der antiken Kunst, Tübingen, 1990, planches 36,
37, et 35, 39 pour d'autres exemples en sculpture.
34 «le feu d'amour l'embrase, / Elle suit de ses pas la trace lentement, / Mais tant
plus elle suit, d'autant plus vivement / Un feu s'aproche d'elle, & de mesme s'enflam /
Que fait le souffre vif quand il ravit la flam / Et allume un flambeau qui le tient enci-
ré» Massac, op. cit., p. 147.
35 Son corps «se consuma là peu à peu, tout ainsi que la cire se fond auprès d'un
petit feu». Renouard, op. cit., p. 125. Notons aussi que le personnage de Cornus, d
émon «d'où procède aux hommes mortels le rire», est représenté par un jeune
homme tenant un flambeau renversé : «Comme on void ce flambeau se consommer
soy-mesme / Et ces chapeaux de fleurs deçà delà jettez; / Tout ainsi faict Cornus à ce-
luy là qu'il ayme; / Car il se perd dedans les voluptez» Biaise de Vigenère, op. cit.,
p. 9. Une autre association est celle d'un des emblèmes amoureux de Otto Van Veen,
Amorum Emblemata..., Anvers, 1608, p. 190-191. L'emblème représente un Amour
touché d'une flèche en sa poitrine et tenant une torche renversée; l'image est décrite
par ce texte : «La cire qui nourrit le clair flambeau, le tue, / Le tournant à l'envers;
par un mesme brandon / Je me meurs & revis, selon que Cupidon / Me donne en mes
Amours bonne ou mauvaise issue».
36 Voir, par exemple, Gérard Genette, Introduction à l'architexte, Paris, 1979,
p. 87.
"Biaise de Vigenère, op. cit., p. 54.
38 Rapprochement avancé par E. Panofsky et systématiquement repris par
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 295
Poussin lui-même39, d'une statue antique comme le Niobide mort gravé par
G.B. de Cavalieri en 159440, etc. Chacune de ces associations, perçues ou
non par le spectateur, orientent vers telle ou telle direction l'interprétation
du tableau, ce qui semble interdire la possibilité de fixer rigoureusement
un sens déterminé.
Le recours aux textes anciens semble ici décevant. Les interprétations
qu'ils donnent de la fable tendent toutes vers l'univocité, à l'exception de la
version de Biaise de Vigenère dont la célèbre mais exceptionnelle édition
des Images de Philostrate (1615) a souvent été rapprochée de l'œuvre de
Poussin. Ses «annotations» témoignent d'une vaste culture où se mêlent les
précisions étymologiques, des informations historiques, géographiques, li
ttéraires et artistiques, des interprétations morales mais aussi physiques et
philosophiques. Cette œuvre se distingue des nombreuses traductions
d'Ovide à contenu presque exclusivement moralisant. C'est cependant par
rapport à ces traductions, dont les rééditions successives marquent le
succès continu, que pouvait se définir au XVIIe siècle le tableau de Poussin.
Le rapport texte/image apparaît cette fois fondé sur le contraste et l'opposi
tion : à la clôture interprétative des commentaires édités, s'opposent l'ou
verture et la libération du champ sémantique du tableau de Poussin. Les
traductions éditées au XVIIe siècle s'inscrivent encore dans la tradition
médiévale des «Ovides moralises», visant la recherche du «sens» secret
qu'il fallait découvrir sous le texte poétique41. Tous les auteurs concordent
là-dessus : Massac affirme ainsi que Dieu a concédé aux païens, pourtant
privés de la Révélation, «quelque cognoissance de la vérité, quoy qu'enve-
lopée dans les ténèbres du sens humain non encore éclairé de la lumière de
la grâce»42. Massac, s'il apprécie dans Ovide l'ingéniosité de «la liaison de
ses arguments», s'il admire «ses diversitez» et se délecte «en la lecture de
ses beaux vers» où régnent «entousiasmes & fureur poétiques», se doit éga-
toutes les analyses, sans que la pertinence et l'arbitraire de cette association soient
jamais mis en cause.
39 Voir les versions de Munich, Dublin, Leningrad. Narcisse est également
proche du musicien Olympe représenté dans l'ouvrage de Biaise de Vigenère comme
un adolescent jouant de la flûte devant un plan d'eau réfléchissant son image
(p. 179), de la même façon que Narcisse (p. 192). Dans la figure d'Olympe c'est aussi
cette même interaction son/image qui est réalisée.
40 Voir O. Bätschmann, op. cit., p. 33.
41 Issue, on le sait, d'une longe tradition antique et surtout médiévale analysée
par Henri de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l'Écriture, Paris, 1993 (1™
éd. 1959-1964).
42 Massac, op. cit., p. 4.
296 FRÉDÉRIC COUSINIÉ
43 Renouard, Discours..., p. 83. Voir aussi Louis Richeome, Tableaux Sacrez des
figures mystiques du tres-auguste sacrifice de l'Eucharistie. Dédiez A la très chrestienne
Reyne de France et de Navarre Marie de Medicis Par Louis Richeome, Provençal de la
compagnie de Jesus..., Paris, Laurent Sonnius, 1609, p. 8-9 : «C'est grande honte au
nom Chrestien de voir un Pindare Payen, un Euripide, un Virgule, un Appelé, un
Philostrate & semblables Autheurs prophanes, travailler si soigneusement à des-
crire, chanter, peindre & représenter leurs Capitaines, leurs gestes, leurs Dieux, leurs
vices & leurs vanitez, pour la gloire de leur superstition, & plusieurs Chrestiens ne
sçavoir choisir ny une matière ny une façon propre du nom Chrestien, pour escrire
Chrestiennement à la louange du vray Dieu, à l'honneur & lustre de leur religion».
44 Massac, op. cit., p. 17.
45 Massac envisageait même une série de « Métamophoses saintes » pour
«contrecarrer ces quinze Livres de Métamorphoses morales, par quinze autres de
Métamorphoses saintes, sur les arguments sacrez qu'en fournissent tant le vieil &
nouveau Testament». Op. cit., p. 17. Les «Tableaux sacrés» du jésuite Richeome
(1609) se donnaient explicitement comme le versant chrétien de l'édition de Biaise
de Vigenère sur des auteurs de l'antiquité profane. Voir à ce sujet, Jacques Vanuxem,
Les «Tableaux Sacrés» de Richeome et l'iconographie de l'Eucharistie chez Poussin,
dans André Chastel (dir.), «Nicolas Poussin», Actes du colloque international, Paris
(19-20-21 sept. 1958), t. I, Paris, 1960, p. 151-162.
46 Massac, op. cit., p. 3.
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 297
vie, & guider toutes nos actions à la vertu»47. On sait que cet usage de la
fable tendait à transformer chaque personnage en un exemplum moral.
Actéon indique ainsi le danger «d'approcher les grands (...) et de se glisser
au cabinet de leurs secrets»48, Semele signifierait la vanité de ceux qui «se
plaisent d'estre caressés des grands»49, Penthée représenterait l'impiété de
ceux qui s'opposent à «l'establissement d'une religion» 50. Écho et Narcisse
n'échappent pas à cette réduction moralisante : Écho va représenter «la
vanité des discours de ceux qui ne parlent que pour se vanter»51 ou une
nouvelle leçon pour «ne nous point embarrasser dans les affaires des
grands Seigneurs»;52 Narcisse «nous figure un fol amour de nous-mesme,
par lequel nous nous précipitons bien souvent à nostre ruine»53. De fait, ces
commentaires d'Ovide censés mettre au jour les soi disant «secrets» du
texte, se signalent avant tout par leur platitude répétitive qu'annonçait peu
l'inventivité du travail de traduction/réécriture de la fable. Le traducteur
Barder ironisait au XVIIIe siècle sur ces truismes donnés comme le sens de
l'œuvre ovidienne, et plusieurs auteurs évitaient de les publier ou n'en don
naient que de brefs résumés : la version de 1570 de l'Olympe des Hystoires
poétiques donne par exemple le texte «selon le naturel du livre sans allego
ries»et préfère renvoyer au vieil ouvrage latin des Mithologies de Fulgence;
Corneille publie également les seuls vers après un vague rappel de la valeur
morale du texte, De Bellegarde se contente d'un très bref commentaire, et
Banier déclare rejeter «totalement» les habituelles explications, sans pou
voir néanmoins s'empêcher de les rappeler rapidement54.
47Renouard, Discours..., p. 85. Même argument chez Du Ryer («II ne faut pas
s'imaginer qu'on ait inventé la Fable seulement pour le plaisir. C'est un chemin rem-
ply de roses que les Anciens ont trouvé pour nous conduire agréablement à la
connoissance de la vertu»., op. cit., Préface; ou chez Corneille : (les fables sont «un
parfait modèle de tout ce qui est à imiter ou à fuir dans la vie humaine & dans la ci
vile», op. cit., t. 1, Préface .
48Renouard, Discours..., p. 78.
49 Ibid., p. 79, ou bien ceux «qui pour vouloir trop se servir de leur raison dans
les choses qui concernent la Divinité; s'éblouissent & se perdent parmy tant de clar-
tez & tant de merveilles»., Du Ryer, op. cit. (Explications), p. 59.
^Renouard, op. cit., p. 81.
51 Ibid., p. 80
52 Du Ryer, op. cit., p. 64; et aussi De Bellegarde, op. cit., p. 135.
53Renouard, Discours..., p. 80. Voir, aussi Du Ryer, op. cit., p. 65 et De Belle-
garde, op. cit., p. 142.
54 Biaise de Vigenère manifestait également son scepticisme en cherchant une
«leçon» à l'histoire des tyrhéniens changés en dauphins par Bacchus : «On pourrait
davantage approprier cela, sans toutesfois entrer en comparaison des choses pro-
phanes, avecques les sacré-sainctes divines; car il n'y peut avoir aucune analogie,
298 FRÉDÉRIC COUSINIÉ
proportion ne convenance des unes aux autres; mais il n'est pas défendu à guise des
mousches à miel, qui succent aussi bien le miel des mauvaises & dangereuses
herbes, comme des salutaires & bonnes, de tirer quelques inunctions des fictions
Poétiques, aussi bien que de la vérité des histoires»., op. cit., p. 164. C'est contre les
«Mythologistes» et les moralisateurs, que vont aussi réagir les versions burlesques
de Scarron et Richer.
55 Le thème de Narcisse (figure aussi de l'endormissement et de la léthargie) s'
adaptait en effet à la destination d'une chambre à coucher, et celui des métamorp
hoses en fleurs à une loggia ou à un pavillon ouvrant sur un jardin. C'était la situa
tiondu Narcisse du Dominiquin au Palais Farnese, ainsi que de ceux de Houasse, de
Lemoyne, de Lépicié au XVIIIe siècle. Voir les notices consacrées à ces derniers ar
tistes dans Les amours des dieux. La peinture mythologique de Watteau à David, Paris,
Grand Palais, 15 octobre 1991-6 janvier 1992, Intr. de Pierre Rosenberg, catalogue de
Colin B. Bailey et Carrie A. Hamilton. Sur Le Dominiquin voir Richard E. Spear, Do-
menichino and the Farnese «Loggia del Giardino, dans Gazette des beaux-arts, mars
1967, p. 169-175, ainsi que le catalogue de l'œuvre complète du peintre établi par le
même auteur.
56 Voir le cas exemplaire de la Tempête de Giorgione analysée par Salvatore. Set-
tis, op. cit. ou celui de Michel de Certeau pour le Jardin des délices de Jérôme Bosch
dans La fable mystique, Paris, 1982, p. 71-99, ouvrage auquel nous empruntons le
concept «d'errances narratives» (p. 93).
57 Umberto Eco, Les limites de l'interprétation, 1992. Eco y remet en cause les dé
rives d'une interprétation infinie... s'opposant à sa propre théorie de Γ« œuvre ou
verte» {L'Œuvre ouverte, Paris, 1965).
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 299
glio, 1614, fol. 181-182: «Ma che? Ditemi quid più belle'Eco di quella che hoggi Chris
to ci fa sentire? Favoleggio la Greca Poesia, ch'oltre Siringa, ancor'Eco fusse molto
amata da Pan. Ei io dico, ch'a Christo non sol piace l'armonia, ma si compiace anco
ra di farla risonare alle nostre orecchie; Che perciò diceva forse Giovanni, Ego vox
clamantis in deserto. L'Eco (com'io accennai) è voce ignuda negli antri risonante.
Hor s'egli è vero, che la voce sia una espressione del concetto della mente, dove
puossi più bella metafora ritrovar di questa per dichiarare in parte la generatione del
Verbo? poiché Verbo altro non vuoi dir che parola, né altro è ch'una simplicissima
nota del paterno intelletto. Et sicome la voce è strumento, con cui si palesa & publi-
ca l'interno concetto dell'animo; cosi Christo è mezo, per cui si communica a noi la
paterna volontà. Se non che la voce, & la parola si divide & disgiunge dal parlatore;
ma il Verbo è sempre unito al Padre, & è tutt'uno col Padre. Quella non porta seco la
sostanza di colui che parla; ma questo è consustantiale a chi lo genera. Quella alle
volte è falsa & bugiarda; maquesto è somma & infallibile verità. Quella subito fo
rmata suanisce, ma questo rimane per tutti i secoli eterno. Lascio, che comme l'Eco
agli accenti altrui col medesimo suono risponde, cosi corrisponde il Verbo con sem
piterno amore all'amore del Padre, onde risulta quel puro & santo siato, che Spirito
si dimanda. Et finalmente se Eco habita nelle concavità de'fassi, & nelle profondità
delle grotte; Ecco la pietra incavata. Petra autem erat Christus. Ecco le spelonche
profonde. In foraminibus petrae, & in caverna maceria. Qui del continovo quasi per
tanti spiragli, risuona l'Eco di queste dolcissime voci. Et queste son sorte quelle voci
che senti Giovanni uscir del Trono.... etc».
61 Monconys, Journal des Voyages de Monsieur de Monconys, (...) Où les Sça-
Illustration non autorisée à la diffusion
partir du XVIe siècle une place nouvelle à l'écho réel (dans l'espace archi
tectural du concert), ou simulé (par un dédoublement des chœurs)68. La
création d'échos artificiels dans les églises, les palais (Caprarola) ou les jar
dins, était également à la portée des architectes. Louis Savot en propose la
réalisation dans son Traité de 162469, bien avant les développements qu'en
donnera Kircher. En variant la distance entre lieu d'émission du son et lieu
de réflexion, ou en modifiant la forme même de cette surface de réflexion,
il devient en effet possible d'obtenir des échos renvoyant un nombre déter
miné de syllabes (d'une syllabe à une phrase complète), ou répétant le
nombre de fois désiré les mêmes mots, ou bien encore audibles d'un point
unique (les échos dits «muets»), ou même, selon les espoirs de Mersenne,
traduisant une langue dans une autre70. De telles performances ne furent
cependant rendues possibles que par une reformulation rigoureuse des lois
acoustiques.
Jusqu'aux années 1620-1630, s'imposait le traité De l'âme d'Aristote cité
dans notre introduction, où trouve place une brève théorie du son : issu
d'un choc initial entre deux corps, il se propage dans le milieu aérien
«comme une seule masse continue jusqu'à l'organe de l'ouïe»71. Aristote
68 Voir les exemples donnés à l'article écho dans Marc Honegger (dir.), Diction
naire de la musique. Science de la musique, Paris, p. 319 : L. Marenzio, Dialogo a otto
in riposta d'Ecco (1580); R. de Lassus, Ο L·, ο che bon eccho, J. Peri, Eco con due r
iposte (1589); A. Banchieri, Fantasia in Eco (1603); B. Marini, Sonata in Eco con 3
violini (1629), etc sans compter le rôle qu'accorde Monteverdi à la nymphe dans le
dernier acte de son Orfeo (1607). Plusieurs poètes, dont Joachim du Bellay en
France, ont consacré des poèmes à Écho, en jouant sur les terminaisons de leurs
vers pour créer un effet d'écho significatif : voir V. Cartari, op. cit, p. 166-167 qui
donne les poèmes du «Seigneur Barbaro, éleu patriarche d'Aquilée» et celui de du
Bellay.
69 Louis Savot, op. cit., p. 163-169, Chap. XXLX, Des dehors du bastiment, & des
moyens de faire un Écho artificiel. Dans cet ouvrage Savot fait déjà référence à l'ou
vrage de Blancano sur lequel il se fonde. Rappelons également la statue d'Écho que
Sarazin avait réalisé pour la grotte de la maison de Mr. d'Esnaut à Montmorency;
voir Jacques Sarazin. Sculpteur du Roi (1592-1660), Noyon, Musée du Noyonnois, 5
juin-14 août 1992. Catalogue de Fr. de La Moureyre, G. Bresc-Bautier et B. Brejon de
Lavergnée, p. 57.
70 Marin Mersenne, op. cit., t. I, p. 56-58 et 213-220.
71 Aristote, op. cit., p. 62, ou encore «l'action de quelque chose, par rapport à
quelque chose et dans quelque chose», p. 60. Pour Aristote l'écho se produit toujours
mais il n'est pas toujours perceptible, c'est l'occasion d'un parallèle avec la réflexion
de la lumière qui va devenir classique : «car la même chose se produit dans le cas du
son et dans celui de la lumière : en effet, la lumière se réfléchit toujours (sans quoi la
lumière ne se diffuserait pas partout : l'obscurité régnerait en dehors de l'espace ex
posé au soleil); mais la lumière ne se réfléchit pas toujours aussi bien que sur l'eau,
304 FRÉDÉRIC COUSINIÉ
l'airain ou tout autre corps lisse, de manière à produire de l'ombre : ce qui caractér
ise communément la lumière».
72Aristote, Ibid., p. 61.
73 Plutarque, De la musique (éd. de H. Weil et Th. Reinach), Paris, 1900, p. 5; Lu
crèce, De la nature, Livre IV, (éd. et trad, de A. Ernout), Paris, p. 164-165.
74 Vitruve, Les dix livres d'architecture, Livre V chap. VIII, trad, de C. Perrault re
vue par A. Delmas, Paris, 1979, p. 168. Voir sur ce sujet : Jean-Dominique Polack, Vi
truve, ou la modernité de l'acoustique antique, dans Les Grecs, les Romains et nous.
L'Antiquité est-elle moderne? (2e forum Le Monde/Le Mans, 1990), Paris, 1991, p. 468-
475.
75 Gioseffo Zarlino, L'Istitutioni Harmoniche, dans De Tutte l'Opere delR.M. Gio
seffo Zarlino da Chioggia, Maestro di Capella della Serenissima Signoria di Venetia...,
Venise, Francesco de' Franceschi, 1589, p. 95 : «Ma se per caso avenisse, calcuna co
sa facesse ostacolo alle commemorate onde, ο circoli fatti nell'acqua; ovvero gli im
pedisce il farli maggiori, per quanto dalla natura del movimento li fusse concesso; r
itornano essi circoli sin là decrescendo, ove hebbero principio, & cessa il movimento.
Questo istesso fa l'Aria; che s'alcuna cosa se le oppone, subito ritorna al suo princi
pio; cioè, alla origine del movimento; & dalla reflessione si fa nelle nostre orecchie
un nuovo suono, il quale chiamano Écho».
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 305
MEFRIM 1996, 1 20
306 FRÉDÉRIC COUSINIÉ
La figurabilité d'Écho
des sciences du début du XVIIIe siècle. Les études de l'Académie des Sciences qui
sont consacrées aux problèmes acoustiques sont reprises dans un curieux manuscrit
conservé à la Bibliothèque nationale (n.a.f 6329). De fait, la comparaison se révélera
fragile : si le son est bien un mouvement ondulatoire dont le déplacement est lié à la
présence d'air, il s'agit d'un mouvement ondulatoire mécanique alors que la lumière
est un onde électromagnétique. Signalons aussi l'annonce, apparemment sans suite,
par Jacques Curabelle, d'une Optique universelle, tant Théorique que pratique; avec
son Appendix de l'Echometrie; & Musique, dans son Examen des Œuvres du Sr. De
sargues, Paris, M. & I. Henault et F. L'Anglois, 1644.
84 Louis Marin, Aux marges de la peinture : voir la voix, dans L'Écrit du temps, 17,
1988, p. 61-72, repris dans De L· représentation, Paris, p. 329-341. Marc Fumaroli,
Muta eloquentia : la représentation de l'éloquence dans l'œuvre de Nicolas Poussin,
dans Bulletin de la Société de l'histoire de l'art français, 1984, p. 29-48, repris dans L'é
cole du silence. Le sentiment des images au XVIIe siècle, Paris, p. 148-181.
308 FRÉDÉRIC COUSINIÉ
expressives de son art85. Un tel choix, énonçant avec le plus d'intensité cri
tique ce qui joue en fait dans toute représentation, permet de relancer cer
taines interrogations esthétiques essentielles relevant de l'ontologie, de la
représentation et de la phénoménologie : qu'en est-il des catégories
d'«êtres» et d'«objets» que la peinture s'approprie? Par quels types
d'images et par quels moyens représenter ces «objets»? Qu'en est-il de la
perception de ces images, des sens, de la connaissance? C'est à la poursuite
d'une semblable investigation, entre peinture et science, qu'invite égale
ment l'Écho et Narcisse de Poussin86.
Le paradoxe d'une telle représentation était déjà perçu comme tel au
XVIIe siècle, tout particulièrement par Marino qui cite dans ses Dicerìe
sacre ce vers d'Ausone : Et, si vis simïlem pingere, pinge sonum («et, si tu
veux peindre ma ressemblance, peins un son».), dernier vers de la XIe Épi-
gramme du poète romain, où Écho provoque le peintre87. Dans sa Galeria,
Marino constate encore l'impuissance du peintre dans son poème sur
l'Écho de l'artiste siennois Ventura Salimbeni :
«Vedi il crin, vedi gli occhi, e vedi il viso;
Vedi la bocca replicar gli accenti,
Ma le vocci non senti.
Ben sentiresti encor le voci istesse,
Se dipinger la voce si potesse»88.
85 Voir par exemple l'étude de Oskar Bätschmann, Paysage avec Pyrame et This-
bé, 1651, dans Poussin. Dialectiques de la peinture, Paris, 1994, p. 103-121, pour le
thème de la tempête.
86 Hubert Damisch, op. cit., p. 127, posait déjà, mais sans le résoudre, ce pro
blème de la représentation d'Écho : «qu'en est-il de la tentative de Poussin pour
peindre, par les seuls moyens de son art, «la fille de l'air et de la langue».
87 Ausone, Œuvres complètes (trad, de E.-F. Corpet), Paris, 1842, Epigramme XI;
p. 33 : «Pourquoi, peintre insensé, essayer de fixer mes traits, et tenter l'image d'une
déesse inconnue aux yeux? Je suis fille de l'air et de la voix, et mère d'un langage
vain, car j'ai la parole sans l'intelligence. Ranimant les derniers bruits d'une phrase
mourante, mon mot suit l'autre mot qu'il répète en jouant. J'habite en vos oreilles où
pénètre l'écho; et, si tu veux peindre ma ressemblance, peins un son». G. B. Marino
en donne le dernier vers dans ses Dicerìe sacre, op. cit., fol. 181v.
88 Giovanni Battista Marino, Galeria, s. 1. n.d. (lre éd. 1620), p. 8. Marino
consacre par ailleurs 4 textes à Narcisse en contemplation, dont un sur celui de Ber
nardo Castello où devait figurer Écho : «E la Ninfa, ch'estinta ancor non tacque, /
Fugge sdegnosa il loca, ou'è Narciso; / E nega il mormorio rendere à l'acque» (p. 9).
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOM» 309
inanime; Mutola insieme & faconda; che parla senza lingua, Huomo e non
huomo, che forma le voci senza fiato, Imagine senza figura», relève pour
Tesauro de cette catégorie du «Mirabili» (le «Thauma» grec)91. D'une méta
phore simplement verbale à sa réalisation plastique dans une image allégo
rique il y a cependant tout un monde, et Tesauro ne l'ignorait pas, rappe
lantau sujet d'une catégorie proche, la devise, que la figure, ou la propriété
qu'elle doit exprimer, «soit telle que l'industrieux et vif pinceau puisse la
mettre sous les yeux». Une telle nécessité exclut a priori le son, tout comme
«le vent, les sphères célestes, l'âme, les substances abstraites et les inte
lligences», sauf à «se doter d'une forme chimérique et fictive»92.
Écho peut-elle pourtant se prêter à une figuration allégorique? Elle est
à la fois représentation du corps d'un être réel (la nymphe Écho dont il est
raconté l'amour malheureux), et représentation, «image», de la voix et du
son, plus précisément du redoublement de la voix et d'un son autre. En ce
dernier sens, elle est «représentation d'une représentation», double repré
sentatif doté d'une capacité restitutive faible puisqu'elle ne peut que
répéter quelques syllabes. Par quels moyens évoquer ce statut complexe,
être réel et voix? Une simple figure féminine ne rendrait compte que de la
réalité corporelle de la nymphe mais non de sa nature sonore. L'allégorie
est le moyen de concrétiser des notions, des idées, des concepts mais rien
n'indique clairement que le son relève de ces catégories. Si l'on suit Jean
Baudoin, qui adapte l'Iconologia de Cesare Ripa, les images créées par
l'homme vont donner corps à deux types de réalités : soit les «secrets de la
tion pourrait correspondre aux «figures par contradictions» ou aux figures par «im
proportion» (ou «contreposition») et «dissonance». Voir Baltasar Graciân, Art et f
igures de l'esprit (Agudeza y arte del ingenio, 1647), trad, de Β. Pelegrin, Paris, 1983,
p. 246-248 et p. 108-113. Sur la théorie de la figure au XVIIe siècle voir Gérard Ge
nette, Figures, dans Figures I, Paris, 1966, p. 205-221; et Gisèle Mathieu-Castellani,
Emblèmes de la mort : le dialogue de l'image et du texte, Paris, 1988. Sur la «pensée
symbolique» au XVIe et au début du XVIIe siècle voir l'ouvrage de référence de Pau-
lette Choné, Emblèmes et pensée symbolique en Lorraine (1525-1633), Paris, 1991, et
en particulier la 2e partie, Chap. II, p. 337-400 : «Les savoirs et les conceptions de l
'image symbolique».
91 Aristote est le maître à penser de Tesauro. Aristote traite de la métaphore
dans sa Poétique (chap. 21 pour la définition; chap. 22 sur Xainigma (énigme) qui se
rapproche de la catégorie de Tesauro et dont le principe est de «joindre ensemble,
tout en disant ce qui est, des termes inconciliables»), et dans de nombreux chapitres
du Livre III de la Rhétorique .
92 Emanuele Tesauro, L'idée de h parfaite devise, Paris, 1992, p. 129 (Chap. XI,
«Que cette propriété doit être apparente»). L'ouvrage, resté inédit au XVIIe siècle,
daterait de 1629.
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 311
nature», sous la forme priyilégiée des Dieux; soit, et c'est à quoi s'occupent
généralement les traités iconographiques, des «choses qui sont en l'homme
mesme, & inseparables d'avecque luy», et essentiellement les «pensées»,
«conceptions» et «habitudes», au sens large de «tout ce qui peut estre
signifié par les paroles»93.
Écho semble appartenir aux deux domaines : élément relevant de la
physique et des sciences de la nature, et réalité directement issue de
l'homme, puisque répétition de sa voix même. Si l'on retient ce dernier
sens, on doit constater que l'écho serait un signifiant très particulier car de
tout ce qui peut être effectivement «signifié par les paroles», il ne serait,
semble-t-il, que le signifiant de la composante sonore de la voix (son pho
nème), et non de la «pensée» exprimée également dans la parole : «et mère
d'un langage vain, car j'ai la parole sans l'intelligence», écrivait encore
Ausone94. Il s'agirait non du signifiant se rapportant à un signifié propre,
mais du redoublement du seul signifiant originaire; représenté dans une
image, il s'agirait de la traduction d'un premier signifiant (la réalité sonore
de la voix) en un autre signifiant qui serait cette fois visuel. Un tel statut,
pour être exprimé dans toute sa complexité, implique une allégorie origi-
93 Jean Baudoin, Iconologie ou les Principales choses qui peuvent tomber dans la
pensée touchant les Vices et les Vertus, sont représentés soubs diverses figures..., Paris,
1643 (lre éd. 1627), Préface (é, e ij). Cette préface adapte celle de Cesare Ripa (édition
consultée de 1625, Milan) : «II secondo modo delle Imagini abbraccia quelle cose
che sono nelThuomo medesimo, o che hanno gran vicinanza con esso, come i
concetti, & gli habiti, che da'concetti ne nascono, con la frequenza di molto attioni
particolari; & concetti dimandiamo senza più sottile investigatione, tutto quello, che
può esser significato con le parole...» {Proemio, non paginé). Noter que Baudoin ne
parle pas d'allégorie mais seulement des «Images crées par l'homme». Dans sa pré
face, assez confuse, Baudoin tient à ce que l'Image, par rapport à la chose qu'elle si
gnifie, observe d'une part «les qualitez, les raisons, les propriétez, & les accidents
d'une chose qui peut être deffinie», d'autre part «la ressemblance la plus naïfve, qui
servira, par manière de dire, comme d'une Rhétorique muette». De fait, en précisant
sa pensée, on s'aperçoit que Boudoin mélange toutes ces catégories qui apparaiss
aient plus clairement chez E. Tesauro. Tesauro, op. cit., chap. VI à ΓΧ, 1992, dis
tingue entre 2 éléments 3 rapports qui peuvent exister : 1 - un rapport conventionn
el; 2 - un rapport qui tient à «une relation attributive d'un ordre quelconque» (cet
ordre pouvant être de manière, d'instrument (l'épée pour la guerre), du lieu et de la
situation, de la partie pour le tout); 3 - un rapport qui tient à la ressemblance (de s
imil tude) (le porc épie et ses piquants et le capitaine et ses armes). Ces 3 types de
rapports donnent trois types de signes et 3 types de métaphores : métaphore ambig
ue,d'attribution, de ressemblance. C'est à ces deux dernières catégories que corres
pondent, imparfaitement, les deux distinctions de Baudoin.
94 Ausone, op. cit., p. 33.
312 FRÉDÉRIC COUSINIÉ
naie, s'il peut s'agir encore d'une allégorie, qui n'insistera pas sur les él
éments intellectuels et culturels qui relèvent du signifié, mais plutôt sur ce
qui pourra exprimer ce passage, cette conversion, d'un signifiant (sonore) à
un autre signifiant (visuel), d'une forme et d'une réalité matérielle à une
autre95.
Plutôt que des attributs positifs dont sont chargées la plupart des all
égories fondées généralement sur des métaphores d'attribution, il me
semble dès lors significatif que l'Écho de Poussin exprime sa spécificité par
le corps même de la figure, c'est-à-dire par ce que la théorie donnait
comme un autre moyen expressif de l'allégorie fondée cette fois sur une
métaphore de ressemblance. Une telle allégorie va privilégier des caracté
ristiques internes et propres à la figure, telles que son attitude, la disposi
tion de ses membres, son «air», «la proportion des traits, de l'esclat du
teint, & de ce qu'on appelle, le je ne sçay quoy»96. Ici, et c'est toute l'original
ité du tableau de Poussin, on remarquera que ces éléments sont définis de
façon négative. Écho est caractérisée par son absence de pieds, confondus
dans la masse rocheuse ombrée, par la disparition de ses mains réduites à
deux taches indistinctes, par le «flou» et la moindre définition générale de
sa forme, par la pâleur et l'affaiblissement de la couleur. La question de la
représentation reste pourtant posée : en quoi cette figure, ainsi picturale-
ment définie, peut-elle être effectivement perçue non seulement comme
l'expression évidente du destin de la nymphe (sa disparition progressive),
mais également comme une expression visible de sa nature sonore?
Au prix d'un déplacement de nos propres catégories perceptives vers
celles du XVIIe siècle, les hypothèses scientifiques déjà évoquées per
mettent de faciliter une telle lecture. L'identité physique relative supposée
entre son et lumière légitime un passage à une certaine visibilité du son :
l'une (la lumière) pouvant, a priori, valoir pour l'autre (le son). La lumière
et le son échappent pourtant à une perception, et par là-même à une repré
sentation «en soi» de leur être qui reste invisible. Mersenne pouvait même
se demander si sa recherche portait sur un «objet» et visait bien un «estre
réel» qui existerait indépendamment de sa perception : «car il s'en trouve
95 Selon Eco, op. cit., p. 73-74, qui reprend les catégories de Peirce de Légisigne
(«une loi qui est un signe»), de Sinsigne (réplique concrète (chose, événement) du
Lésigne), et de Qualisigne («une qualité qui est un signe (...) comme le ton de la voix,
la couleur et l'étoffe d'un vêtement»), le signe artistique est «un Sinsigne qui est auss
iun Qualisigne». Dans ce shéma on pourrait dire que l'allégorie recherchée devra
insister sur la composante «qualisignique».
96 Baudoin, op. cit. , Préface (é iij).
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plusieurs qui croyent que le son n'est rien, s'il n'est entendu, & que c'est
une simple impression de l'air qui ne doit point estre appellee Son, s'il n'y a
quelque oreille qui l'entende»97. Son et lumière ont bien une réalité mais
celle-ci ne se révèle à nous que par le contact, «les incidences, &
reflexions», qu'ils établissent avec les différents corps présents au monde,
dont celui de l'observateur. Reprenant le vocabulaire aristotélicien, Mer-
senne écrit ainsi que «nul accident n'est sensible non plus que la lumière, si
ce n'est par le moyen des corps qui soustiennent les accidents, & qui leur
donnent l'estendue». La lumière se révèle par les couleurs des objets («l'on
peut dire que les couleurs ne sont autre chose que la differente immersion
& reflexion des rayons»), comme les sons par «les différents mouvements
de l'air». Son et lumiere sont ainsi engagés dans une double dialectique :
entre invisible et visible dans le cas de la lumière qui ne se rend visible
qu'en rendant visible («nous ne voyons que des superficies colorées»);
entre invisible et audible dans le cas du son qui ne devient perceptible que
dans «le mouvement de l'air sensible», sans que l'on puisse pourtant
encore imaginer la visibilité du son même98. Cette essentielle invisibilité se
renforce pour Mersenne de deux limites perceptives : l'impossibilité
d'isoler son et lumière comme entités indépendantes (la lumière ne peut
subsister indépendamment de sa source lumineuse, tout comme le son du
mouvement de l'air)99; l'impossibilité pour l'esprit de mesurer, et à plus
forte raison de comparer la vitesse, la «force» et la «violence» de ces phé
nomènes dont il est cependant affecté100. Ainsi confronté à de telles
contraintes perceptives et représentatives, il semblerait que soit vaine l'en
treprise de représenter dans la peinture «l'image de la voix». Deux opportun
ités sont pourtant ouvertes qui tiennent justement à cette façon dont son
et lumière «touchent» aux objets du monde. L'une, générale, en déduit l'a
ffirmation d'une possible et réciproque convertibilité du sonore et du visuel.
Cette possibilité, dont la figure d'Écho est l'expression même, est déve
loppée par Mersenne qui en note les effets dans le processus de la percept
ion. L'autre, plus précise, va permettre de penser et de réaliser plastique-
ment cette convertibilité, en s'autorisant de la relativité de l'identité
physique du son et de la lumière qui rendent compte, de façon inégale, des
qualités des corps qu'ils rencontrent.
Mersenne semblait tout d'abord presque atteindre à une «figuration»
non seulement visuelle mais multi-sensorielle du son, ainsi qu'à son acces-
mIbid., p. 28-29.
102 Voir Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, 1976 (1945), 2e
partie, chap. II, Le Sentir. Voir en particulier p. 255-280 sur la «coexistence» des
sens, «l'engrenage l'un sur l'autre des domaines sensoriels», la «synesthésie» comme
«règle» de la perception (p. 265), etc.
103 Ici se poserait la question de la différence ou de l'identité des sens, de leur
«correspondance», de leur «intégration» ou de leur «unité synesthésique», de leur
hiérarchie (le primat souvent supposé au toucher), de leur rapport aux différents
arts, etc. Voir tout spécialement Jean-Luc Nancy, Pourquoi y a-t-il plusieurs arts et
non pas un seul?, dans Les Muses, Paris, 1994, chap. I et surtout p. 42-51. Voir aussi
Louise Vinge, The Five Senses. Studies in a Literary Tradition, Lund, 1975 (pour un
panorama du thème dans la pensée et la littérature); voir aussi, pour le domaine rel
igieux, Davide Chiderser, op. cit., qui repère et analyse ce thème de la synesthésie
dans l'œuvre de saint Augustin.
104 Louis Marin, op. cit., p. 330.
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107 Sur ce thème, et dans un autre contexte intellectuel, voir André Chastel, «Le
fragmentaire, l'hybride et l'inachevé», dans Fables, Formes, Figures, t. 2, Paris, p. 33-
44.
108 Aristote, La Métaphysique, (trad, de J. Barthélemy-Saint-Hilaire revue par P.
Mathias), Paris, 1991, livre 5, chap. 22, p. 202-203. Cette notion est encore reçue par
Scipion Dupleix qui en retient surtout l'importance pour la génération des choses
naturelles : le sujet (sa matière) ne peut être transformé et changé en une nouvelle
forme que si il y a une «privation» de sa forme initiale, «parce que si la matière n'es-
toit privée de sa forme precedente, nulle autre forme n'y pouvant succeder, la place
estant encore occupée, rien ne s'engendrerait au monde», op. cit., Livre II, chap. 2,
p. 119. Elle est rejetée comme principe physique dans le Dictionnaire de Furetière
(1690) : «(Privation), terme de Physique, est un principe chymérique et négatif qu'A-
ristote a voulu joindre à la forme et à la matière pour constituer un corps naturel. Il
ne signifie qu'absence de la forme future». Sur cette notion voir YEncyclopédie philo
sophique universelle, Paris, 1990, t. 2 («Les Notions philosophiques»), p. 2042.
109 Ibid., Livre X, chap. IV, p. 340-343.
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de couleur, mais également comme «ce qui n'a qu'une couleur insuffisante;
de même qu'on appelle apode, ou ce qui n'a pas du tout de pied, ou ce qui
n'en a que de mauvais». Il me semble que c'est de ce type d'invisibilité -
invisibilité relative, associée au concept de «privation» mais pouvant de ce
fait accéder à une forme de visibilité - que relève la figure d'Écho, figure
«apode», d'une couleur insuffisante, n'ayant de qualité «qu'en petite quant
ité», saisie dans ce processus de transformation du visible vers l'invisible,
entre visible et invisible, image et voix. Il me semble également que ce sont
ces caractéristiques picturales définissant Écho qui font advenir cette
représentation comme la figure même du «manque», de l'incomplétude et
de la privation, par rapport à la plénitude qui peut être celle de l'être vivant,
mais aussi de l'allégorie traditionnelle, de la lumière, et encore de l'art
achevé et de cette parole originaire qu'Écho ne peut que répéter. C'est du
cumul même de ces lacunes et d'une sorte de mise «bord à bord» des
limites et des moyens extrêmes de la représentation, que va se révéler à la
perception cette limite absolue de la représentation visuelle, la Voix.
Frédéric Cousinié