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Frédéric Cousinié

Imago Vocis : Écho, Image de la voix, dans Écho et Narcisse de


Nicolas Poussin
In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée T. 108, N°1. 1996. pp. 281-317.

Résumé
Frédéric Cousinié, Imago Vocis : Écho, «image de la voix» dans Écho et Narcisse de Nicolas Poussin, p. 281-317.

La représentation de la nymphe Écho jouit de la faveur des artistes romains du XVIIe siècle. Pietro Testa, Pier Francesco Mola,
Le Lorrain et surtout Nicolas Poussin se sont essayés à représenter la nymphe éconduite par Narcisse. Dans le tableau Écho et
Narcisse peint à Rome par Poussin à la fin des années 1620-1630, la représentation de la nymphe qui assiste à la mort et à la
métamorphose de Narcisse suscite un certain nombre d'interrogations. Sa présence, qui ne correspond pas aux descriptions des
Métamorphoses d'Ovide, invite tout d'abord à interroger le rapport de l'artiste à la littérature mythologique, rapport fondé non sur
«l'illustration» littérale mais sur «l'écart», la variation et le réagencement des motifs textuels. L'usage critiqué par le peintre des
sources littéraires se comprend en effet par
(v. au verso) rapport aux valeurs et aux intérêts propres à la culture du XVIIe siècle. Dans cette culture, la présence d'Écho peut,
notamment, être rapprochée des préoccupations des savants et des «curieux» du XVIIe siècle - Josepho Blancano, Athanase
Kircher, Marin Mersenne - intéressés par les propriétés acoustiques de l'écho qu'exploraient également certains des musiciens,
des poètes et des architectes contemporains. Les interrogations sur la nature physique de l'écho trouvent ainsi un répondant
dans le défi expressif qu'était pour les artistes la représentation visuelle de la voix. Ce défi, déjà posé par le poète antique
Ausone et à nouveau par le protecteur de Poussin, le poète précieux Giovanni Battista Marino, l'Écho et Narcisse du Louvre
tente de le relever.

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Cousinié Frédéric. Imago Vocis : Écho, Image de la voix, dans Écho et Narcisse de Nicolas Poussin. In: Mélanges de l'Ecole
française de Rome. Italie et Méditerranée T. 108, N°1. 1996. pp. 281-317.

doi : 10.3406/mefr.1996.4434

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9891_1996_num_108_1_4434
FRÉDÉRIC COUSINIÉ

IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX»,


DANS ÉCHO ET NARCISSE DE NICOLAS POUSSIN *

La vue est le sens du visible et de l'invisible (l'obscuri


té est invisible, mais c'est encore la vue qui en juge), et en
outre de ce qui est éblouissant (cela encore est invisible,
mais autrement que l'obscurité) : c'est ainsi que l'ouïe est
le sens du son et du silence (l'un est audible, l'autre non),
et du son intense comme la vue est sens de l'éblouissement
(de même que le son faible est inaudible, d'une certaine
manière le son intense et violent l'est aussi); et on appelle
invisible, soit ce qui l'est absolument - comme on parle
d'« impossible» en d'autres cas -, soit ce qui est invisible
par sa nature mais en fait ne l'est pas ou l'est à peine : on
parle en ce dernier sens d'un animal «sans pieds» ou d'un
fruit «sans noyau».
Aristote, De l'âme, Livre Π, 10.

Dans ce texte fondateur de la physique classique Aristote interroge les


limites de notre perception. À l'opposition tranchée du visible et de l'invi
sible vient se substituer un système plus large, relatif et gradué. En don
nant une définition extensible de ce qui est perceptible, Aristote intègre
tant l'absence que l'excès d'éléments susceptibles d'être saisis par les sens,
demandant de parcourir le champ perceptif de l'obscurité jusqu'à l'ébloui
ssement, du silence jusqu'à l'assourdissant. Simultanément, Aristote affirme
la possibilité pour une part de l'invisible (tout comme de l'inaudible), de
réintégrer un certain visible (un certain audible) : dans l'invisible voir
encore du visible, dans le silence entendre encore du son. Dans une culture
baroque encore largement informée par les catégories aristotéliciennes,
représenter cette part d'un imperceptible qui ne l'est pas «absolument» est
l'ambition de nombreux artistes du XVIIe siècle : c'est notamment celle de
Nicolas Poussin. Orages et tempêtes, phénomènes atmosphériques et lumi-

* Je remercie pour leurs bienveillantes lectures Jann Matlock, Amalia Escriva et


Michel Hochmann.

MEFRIM - 108 - 1996 - 1, p. 281-317.


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neux rares, le temps et ses formes paradoxales, la mort et la disparition des


corps, les affetti des personnages et la transmission des émotions, tous ces
éléments constituent, par-delà leurs natures hétérogènes, autant de défis
aux possibilités représentatives de la peinture de Poussin.
La figure de la nymphe Écho apparaît dans l'œuvre de plusieurs
peintres romains du XVIIe siècle, en particulier chez Pietro Testa, Pier
Francesco Mola, Le Lorrain, et surtout chez Nicolas Poussin qui représente
à quatre reprises l'amante éconduite de Narcisse : dans le Triomphe de
Flore, dans YEmpire de Flore, dans YÉcho et Narcisse du Louvre et encore
dans la Naissance de Bacchus de Cambridge1. L'Écho et Narcisse du Louvre,
peint à Rome probablement à la fin des années 16202, représente les deux

1 Signalons ici que la promotion d'Écho s'inscrit mal dans une tradition pictu
ralegénéralement attachée à la seule figure de Narcisse à quelques exceptions près.
Outre les artistes cités, voir également l'important dessin de Narcisse et Écho de
Toussaint Dubreuil (Rome, coll. part.) proche à plus d'un titre de l'œuvre de Poussin,
même si la scène choisie est celle de la réflexion de Narcisse : «non-finito» d'Écho,
même type de cadrage rapproché, Narcisse reposant sur un sol rocheux et se mirant
dans un plan d'eau placé en bordure du cadre inférieur, écartement de ses jambes,
même type de site composé d'arbres et de rocs, présence des fleurs (aux pieds de
Narcisse). Dominique Cordellier note à juste titre que «le non-finito du dessin d'É
cho, s'il impressionne beaucoup par contraste avec la définition graphique précise
de Narcisse, vaut surtout parce qu'il accorde visuellement la nymphe dédaignée avec
l'état brut de la nature environnante, avec laquelle (selon la tradition ovidienne),
rongée par l'amertume du refus, elle finit par se confondre (...). L'inachèvement a
donc ici - indépendamment du hasard dont nous ne mesurerons jamais la part - une
portée mythologique et narrative remarquable». D. Cordellier rappelle l'existence
d'un Narcisse du même artiste pour le château Neuf de Saint-Germain-en-Laye. Voir
D. Cordelier, Toussaint Dubreuil, «singulier en son art», dans Bulletin de la Société de
l'histoire de l'art français, 1985, p. 19-20, fig. 21. Voir aussi Sylvie Béguin, Two un
published drawings by Toussaint Dubreuil, dans The Burlington Magazine, CXXVII,
n° 992, novembre 1985, p. 756-761, qui compare brièvement Poussin et Dubreuil et
relève chez Pousin «his allegiance to a mannerist rmse en page» (p. 758). Il faut noter
enfin que ce dessin de Dubreuil résulte de l'assemblage de deux feuilles, l'une corre
spondant à Narcisse, l'autre à Écho.
2 Rappelons que cette œuvre, située vers 1625-1630, a été acquise par Louis XIV
en 1682 auprès du marchand Alvarez. Le tableau du Louvre a récemment (A. Brejon
de Lavergnée, 1987) été mis en relation avec ce «quadro di Narciso di Posino» qui est
relevé dans l'inventaire après décès du cardinal Angelo Gioii (1669), en compagnie
d'un Vénus et Adonis qui pourrait être le tableau de Caen. Mais deux autres Narcisse
de Poussin sont également signalés : l'un par André Félibien dans ses Entretiens sur
les vies des plus excellens peintres (1685, 4e partie, p. 399) dans le Cabinet de Le
Nôtre, l'autre dans le Journal de voyage de Balthasar de Monconys (Lyon, 1666). Sur
ce tableau voir principalement : M. Alpatov, Poussin Problems, dans The Art Bulletin,
XVII, n° 1, mars 1935, p. 4-30; Anthony Blunt, The Heroic and the Ideal Landscape in
the Work of Nicolas Poussin, dans Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, V.
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personnages engagés dans un processus de disparition. Narcisse vient de se


détacher du miroir fascinant pour mourir et se métamorphoser dans la
fleur que l'on voit déjà auprès de lui; au-dessus, le corps d'Écho se dissout
peu à peu dans la roche devant laquelle elle se tient. Les moyens artistiques
de Poussin sont mis à l'épreuve pour représenter cette disparition d'un
corps et ce passage d'un état à un autre qui définit la métamorphose. Si l'on
s'attache à la figure d'Écho, nymphe perdant son corps pour devenir un
son, le défi représentatif est encore plus redoutable. Visible et invisible,
audible et inaudible sont intimement liés dans un être dont la nature
complexe ne peut apparemment qu'échapper à la peinture. Écho est pourt
antlà présente sur cette toile de Nicolas Poussin : pâlissante, sans presque
plus de regard, sans main ni pied, bientôt devenue pierre.
L'identification de cette figure comme représentation de la nymphe
Écho n'est pourtant en rien assurée dans ce tableau. Le personnage de Narc
isse semble bien correspondre aux vers des Métamorphoses d'Ovide décri
vant, dans une traduction du XVIIe siècle, lés derniers instants du bel ado
lescent : «Àl'instant les tapis verds sur lesquels il estoit couché receurent,
avec le reste de son corps, sa teste qu'un éternel sommeil assoupit, & la
mort lui ferma les yeux»3. La Mort de Narcisse, titre ancien de ce tableau,
est ainsi devenu pour la plupart des critiques le principal sujet de l'œuvre,
transformant Écho en un simple témoin de la scène. À relire les Méta
morphoses il faudrait pourtant s'étonner de sa présence. Lors de la mort de
Narcisse la nymphe répète les dernières paroles de Narcisse, mais rien n'in
dique que sa propre disparition, déjà relatée à la fin de la fable précédente,
soit contemporaine de celle de Narcisse. Si l'on suit la logique du récit ovi-

VII, 1944, p. 154-168; Dora Panofsky, Narcissus and Écho; Notes on Poussins Birth of
Bacchus in the Fogg Museum of Art, dans The Art Bulletin, XXXI, n° 2, juin 1949,
p. 112-120; Antony Blunt, The Paintings of Nicolas Poussin. A critical catalogue,
Londres, 1966, p. 109-110, planche n° 151; Hubert Damisch, D'un Narcisse à l'autre,
dans Nouvelle Revue de psychanalyse, 1976, p. 109-146; Oskar Bätschmann, Poussins
Narziss und Écho im Louvre : Die Konstruktion von Thematik und Darstellung aus
den Quellen, dans Zeitschrift für Kunstegeschichte, 42, 1979, p. 31-47; Louis Marin, À
l'éveil des métamorphoses : Poussin (1625-1635), dans Corps écrit, Paris, 7, 1983,
p. 31-43; Arnauld Brejon de Lavergnée, L'inventaire Le Brun de 1683. La collection
des tableaux de Louis XIV, Paris, 1987, p. 396; Nicolas Poussin (1594-1665), Cat. d'ex
position, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, sept. 1994-janv. 1995, Paris,
1994, p. 193-194 (bibliographie complète après 1965).
3 Les Metamorphoses d'Ovide, Traduittes en prose Françoise, & de nouveau so
igneusement reveües & corrigées, Avec XV. Discours, contenons l'explication Morale des
fables : Ensemble quelques Eptäres, traduittes d'Ovide, & divers autres traitiez, dont
ceste impression a esté augmenté, le tout par N. Renouard, Lyon, Pierre Drobet, 1628,
Livre III, fable VI, p. 126 (cité Renouard).
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dien, la nymphe ne devrait être déjà plus que voix et roche. Comment justi
fiercette présence d'Écho?
Répondre à cette question ce n'est pas seulement résoudre une énigme
iconographique mais c'est encore s'interroger sur les problèmes de la lec
ture et de l'interprétation de la peinture mythologique de Poussin. Dans
l'œuvre de ce peintre, il ne s'agit pas «d'illustrer» un texte antique mais
d'établir, nous le verrons, un rapport à l'antiquité fondé sur l'écart, la varia
tion, la recombinaison des motifs textuels originaux. Par ce travail, l'œuvre
de Poussin engage des modes de lectures pluriels et ambigus, qui invitent à
plusieurs types d'interprétations. La scène mythologique originaire est à la
fois transformée selon certaines règles, et déplacée dans un nouveau
contexte culturel propre au XVIIe siècle et qu'il est nécessaire d'explorer.
Plutôt que «d'expliquer» ce tableau et sa spécificité iconographique,
comme ont tenté de le faire maintes lectures erudites, nous proposons une
autre approche de la peinture mythologique de Poussin. Nous voudrions
non pas «trouver le sens» de cette œuvre, mais repérer les champs sémant
iques privilégiés qui pouvaient, dans la culture du XVIIe siècle, être lég
itimement associés à une telle œuvre par ses spectateurs.
Dans ce champ des possibles de l'interprétation nous nous arrêterons
sur certains des concepts de l'optique et de l'acoustique du XVIIe siècle qui
accordent une place nouvelle au phénomène comme à la figure d'Écho.
L'attachement de Poussin à Écho s'inscrit dans un intérêt général du XVIIe
siècle pour cette figure qui se manifeste tout particulièrement dans les
milieux intellectuels italiens et parisiens que représentent Athanase Kir-
cher, Joseph Blancan ou Marin Mersenne. Aux recherches que mènent les
scientifiques sur les caractéristiques acoustiques de l'écho, nous semble
répondre l'exploration des limites expressives de la peinture en jeu dans la
représentation d'Écho. Dans le tableau d'Écho et Narcisse, nous assiste
rionsà un possible basculement des termes du défi représentatif tradi
tionnel qui se déplacerait de Narcisse, donné depuis Alberti comme «inven
teur de la peinture», vers Écho, «image de la voix»4. Rejetant le choix de

4 Leon Battista Alberti, De la peinture, trad, de J.-L. Schefer, Paris, 1992, p. 135 :
«J'ai l'habitude de dire à mes amis que l'inventeur de la peinture, selon la formule
des poètes, a dû être ce Narcisse qui fut changé en fleur car, s'il est vrai que la pein
ture est la fleur de tous les arts, alors la fable de Narcisse convient parfaitement à la
peinture. La peinture est-elle autre chose que l'art d'embrasser ainsi la surface d'une
fontaine?» Sur le Narcisse d'Alberti voir Cristelle L. Baskins, Echoing Narcissus in
Alberti's Della Pittura, dans Oxford Art Journal, 16, n° 1, 1993, p. 25-33. C'est cette in
terprétation du mythe comme origine de l'art que Louis Marin applique au tableau
de Poussin et qu'il étend à la sculpture (la roche en laquelle se fond Écho) et au lan-
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l'autoréflexion de Narcisse perdu dans la contemplation de sa parfaite imi


tation, Poussin semble en effet écarter le thème privilégié de la représenta
tion et des moyens de la peinture que Narcisse semblait incarner. En dépla
çant l'attention de Narcisse vers Écho, Poussin nous paraît reposer la
question de la représentation mais à travers l'une de ses limites radicales,
la représentation visuelle de la voix et du son.

Le texte absent

Écho assistant à la mort de Narcisse devrait être réduite au seul son


qui survit d'elle, et seules les roches devraient évoquer sa présence invi
sible : «Car l'Amour ne la quitta point alors, mais la rigueur du desdain fit
glisser plus avant le feu dans ses moiielles, qui redoubla sa fièvre amour
euse, dont la seiche ardeur desseicha tellement son corps qu'il ne luy resta
que la voix & les os, encore dit-on que les os se changèrent en pierres, &
que la voix seule demeura, pour se faire entendre par les bois sans estre
veuë»5. La disparition d'Écho se distingue de la plupart des métamorp
hoses d'Ovide par la durée de son processus de transformation : non pas
substitution rapide d'un corps à un autre (un corps pour l'autre), mais pro
gressive réduction anorexique du corps de la nymphe qui finit par s'identi
fier à un milieu préexistant (les roches). C'est de cette durée que pouvait
s'autoriser Poussin pour associer les deux disparitions, dissociant la temp
oralité de la narration (le récit de la mort d'Écho précède dans la fable
celui de la mort de Narcisse), de la possible temporalité événementielle (la
disparition progressive d'Écho peut durer jusqu'à devenir contemporaine
de celle de Narcisse). D'emblée, par la représentation de la disparition des
deux héros, la scène choisie va à l'encontre des exigences habituelles d'une
historia «efficace», centrée sur une action intense et eminente. En présen
tant des personnages mourants, sans geste, sans regard6, et ne manifestant
entre eux aucun échange, Poussin inscrit la scène dans une temporalité
longue particulièrement propre à une série de manipulations du récit. Ce
type de transformation ou de réinterprétation d'une référence textuelle ne
se réduit d'ailleurs pas à la seule figure d'Écho. Ainsi que l'avait déjà noté

gage, «l'enfouissement dans la pierre et à sa paroi de la parole articulée», op. cit.,


p. 41-42.
5 Renouard, p. 121.
6 «Trois regards sans origine, ni fin, sans sujet ni objet, puisque simultanément
ils passent au sommeil des choses ou à la rêverie de l'imaginaire et cependant s'ab
sentent de la toile selon les trois dimensions de son espace de tableau» d'après Louis
Marin, op. cit., p. 41.
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Hubert Damisch7, les manipulations portent pratiquement sur tous les él


éments du tableau. Si l'on s'attache au lieu idéal, le locus amoenus* dans
lequel se déroule l'action chez Ovide, on aura du mal à retrouver dans le
tableau de Poussin la source limpide aux eaux «brillantes et argentées», ou
le «vert gazon» sur lequel les textes insistent à plusieurs reprises. On
s'étonnera également de la présence de Cupidon, que ne mentionne aucun
texte, mais qui est cependant bien au principe de cette histoire d'amour.
On sera tout aussi surpris de l'aspect du corps de Narcisse. À l'instant de sa
mort, il aurait dû disparaître selon un mode proche de celui d'Écho,
«rongé» par la privation et la souffrance, sans couleur et sans force, de telle
sorte qu'«il ne luy resta que les os couverts d'une peau seiche»9. De même,
les fleurs qui sont représentées au dessus de la tête de Narcisse n'auraient
dû apparaître qu'après la disparition du corps auquel elles se substituent
(«À sa place»), lorsque Naïdes et Dryades viennent le déposer sur le bûcher
funéraire10.
Radicalises par les contraintes et les nécessités représentatives de la
peinture, ces changements révèlent une série de transformations ponct
uelles (élimination, substitution, complément, amplification, réagence
ment des séquences narratives), ainsi qu'un processus associatif qui joue
ici de façon privilégiée dans la manipulation de la temporalité de l'histoire.

7 Hubert Damisch, op. cit. , p. 109-146. Damisch identifie plusieurs des change
ments qu'introduit Poussin dans la représentation de Narcisse : le motif de la ré
flexion qui devient accessoire (p. 123), la «substitution à l'herbe épaisse (...) d'une
large pierre plate», la «présence incongrue d'un putto porteur de torche», le «rac
courci narratif par lequel le peintre a choisi de faire pousser sous la tête du mourant
les fleurs qui porteront son nom (et, du même coup, d'introduire dans et par les
moyens de la représentation figurative, et par le télescopage de deux moments de la
narration, la dimension du récit)» (p. 124). Damisch montre par là les limites d'une
interprétation «humaniste» de la peinture : «à s'acharner à rechercher les sources
littéraires des œuvres de Poussin, on perd de vue le jeu d'échos, de renvois, qui s'in
staure de l'une à l'autre, et d'abord que la fable elle-même procède selons les lois de la
représentation, qu'elle-même fait tableau» (p. 125).
8 Par opposition au locus terrìbilis, il se compose traditionnellement d'un asso
ciation harmonieuse de sources, plantations, jardins, brise légère, fleurs et chant
d'oiseaux.
9Renouard, op. cit., p. 126.
10 Voir à ce sujet, Pierre Legendre, Leçons III. Dieu au miroir. Étude sur l'institu
tion des images, Paris, 1994, p. 45 : «La fleur est présentée au nom de. Il se joue, dans
l'espace du récit, une délégation répétée : la fleur est présente au nom de l'adolescent
et de son image; au nom du corps absent et aussi du sujet retiré dans la mort; enfin
au nom de son. La fleur-mémorial, le narcisse, ne redonne pas l'objet perdu, mais le
notifie au contraire comme à jamais perdu». C'est précisément ce mécanisme de dé
légation qui est nié par l'interprétation du thème par Poussin.
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 287

Sont ainsi juxtaposés, en une même image et selon une logique privilégiée
de la co-présence ou de la «condensation»11, différents personnages et sur
tout différents états successifs de l'action : Écho est présente lors de la
mort de Narcisse mais sous l'apparence qu'elle avait lorsque sa propre dis
parition était relatée, Narcisse est représenté mourant mais avec le corps
encore parfait qu'il avait lors de son arrivée à la fontaine; des fleurs appa
raissent alors qu'est encore présent le corps de Narcisse. Est encore visible
ce qui devrait avoir disparu (Écho), est pleinement visible ce qui devrait
l'être moins (Narcisse), est rendu visible ce qui ne l'est jamais mais qui est
toujours présent dans les marges du récit (Cupidon).
Ces opérations confirment les limites d'une interprétation dite «human
iste» de la peinture, du type «critique des sources», qui chercherait à
identifier rigoureusement l'origine littéraire précise d'un tel tableau12. Au
XVIIe siècle, la multitude des traductions des Métamorphoses" interdit

11 Au sens freudien, dont on sait qu'il distingue comme opérations du rêve, ici
étendues à celles de l'art, la condensation, la dramatisation, le déplacement, la figu
ration. Sigmund Freud, Sur le rêve (1901), Paris, 1988.
12 Voir, à défaut de mieux, Henry Bardon, Poussin et la littérature latine dans An
dré Chastel (dir.), Actes du colloque Nicolas Poussin, Paris 19-21 septembre 1958, Par
is, 1960, p. 123-132. Rappelons que la version d'Ovide n'est pas la seule transmise
par l'Antiquité mais que d'autres occurrences du mythe se trouvent chez Philostrate,
Callistrate, Pausanias, Plotin, etc. Sur le thème de Narcisse dans la littérature voir
Louise Vinge, The Narcissus Theme in Western European Literature up to the Early
19th Century, Lund, 1967, p. 179-251 pour le XVIIe siècle.
13 Éditions consultées : Les XV. Livres de la Metamorphose d'Ovide Poète très ele
gant, contenants l'Olympe des Hystoires poétiques, traduitz de latin en François, reveu
& corrigé nouvellement , Paris, Jan Ruelle, 1570; Les Metamorphoses d'Ovide. Mises en
vers François, Par Raimond et Charles de Massac pere & fïls. Avec XV. Sommaires,
chacun devant son livre, Paris, François Pomeray, 1617; Renouard, op. cit., 1628; Du-
ryer, Les métamorphoses d'Ovide, Divisées en deux parties. Traduites en François par
P. Du-Ryer. Avec des explications Historiques, Morales, & Politiques, sur toutes les
Fables. Nouvelle Édition enrichie de Figures, Paris, Antoine de Sommaville, 1666; Corn
eille, Les Métamorphoses d'Ovide Mises en vers François Par T. Corneille de l'Acadé
mie Françoise, Paris, Jean-Baptiste Coignard, t. 1, 1697; De Bellegarde, Les Méta
morphoses d'Ovide, Avec des Explications à la fin de chaque Fable. Traduction nouv
elle. Par M. L'Abbé de Bellegarde, Paris, Michel Brunet, t. 1, 1701; Banier, Les
Métamorphoses d'Ovide en latin, traduites en françois avec des remarques, et des expli
cations historiques. Par Mr. L'abbé Banier, ... Ouvrage enrichi de Figures en taille
douce, Gravées par B. Picart, & autres habiles Maîtres, Amsterdam, R. & J. Wetstein &
Smith, 1732. Les mythographes italiens des XVIe et XVIIe siècles ont aussi évoqué
Écho : voir V. Cartari, traduit en français par Antoine Du Verdier, dans Les images
des Dieux. Contenons leurs pourtraits, coustumes et cérémonies..., Lyon, 1624, p. 163-
167; N. Conti traduit par Jean Baudoin dans Mythologie ou explications des fables...,
Paris, 1627, Livre DC, chap. XVII, p. 1025-1027.
288 FRÉDÉRIC COUSINIÉ

l'identification du texte ou même du groupe de textes «explicatifs» de cha


cune des modifications. Plus encore, dans le cas d'un ensemble de récits à
ce point intégrés dans la culture et l'imagination de l'époque, une telle
recherche devient peu pertinente. Faut-il pour autant refermer la lecture
sur la seule image dont seraient affirmées l'autonomie et l'irréductibilité à
une quelconque base textuelle? Plutôt que de dissocier texte et peinture, il
faut supposer dans ce tableau une prise en compte délibérée de la culture
littéraire du spectateur et des attentes narratives qu'elle suscite nécessaire
ment chez lui. Par ses manipulations du récit, l'œuvre joue de façon decept
ive sur les références de son spectateur qu'elle s'attache à surprendre, et
dont elle stimule les facultés critiques et associatives14. Nous sommes loin
de la théorie académique de la seconde moitié du XVIIe siècle qui prescri
vait un rapport de projection supposé homothétique entre texte et image15.
Ici, au contraire, le rapport que suppose l'œuvre de Poussin entre ces deux
termes est essentiellement «critique» et différentiel.
Un tel rapport n'est pas propre à Poussin, ni à la peinture, mais il est
celui qu'entretient nécessairement toute œuvre, quelle que soit sa nature,
avec un texte. Il joue notamment, de façon très révélatrice, au sein même
de la littérature dans les opérations de traduction des textes antiques
naguère étudiées par Roger Zuber16. En étudiant les éditions d'Ovide du
XVIIe siècle on constate, malgré les préfaces qui garantissent la fidélité
d'une traduction inévitablement «nouvelle» et «corrigée», qu'il ne s'agit
pas de «restituer» fidèlement le texte d'Ovide. Il s'agit bien plutôt d'insti
tueravec lui ce rapport que l'on a qualifié de «critique», fondé sur la

14 C'est là un point commun de Poussin, admirateur de Titien, avec la culture vé


nitienne et sa «conception aristocratique de la figure comme objet d'exercices her
méneutiques sophistiqués, ce penchant elitiste pour l'allusif et le sous-entendu», d'a
près Salvatore Settis, L'invention d'un tableau, «La tempête» de Giorgione, Paris, 1987
(1978), p. 124.
15 Rapport qui correspondrait le mieux à une fonction dite «illustrative» des
images par rapport au texte. Ce rapport va cependant avec un certaine liberté, ainsi
André Félibien, Entretiens sur les Vies et les Ouvrages des plus excellents Peintres an
ciens et modernes, 4e partie, Paris, Sébastien Mabre-Cramoisy, 1685, p. 388, affirme
au sujet de la Manne de Poussin «que si par les règles du theatre, il est permis aux
Poètes de joindre ensemble plusieurs évenemens arrivez en divers temps pour en
faire une seule action, pourveû qu'il n'y ait rien qui se contrarie, & que la vraysem-
blance y soit exactement observée; il est encore bien plus juste que les Peintre
prennent cette licence, puis que sans cela leurs ouvrages demeureroient privez de ce
qui en rend la composition plus admirable, & fait cpnnoistre davantage la beauté du
génie de leurs auteurs».
16 Roger Zuber, Les «belles infidèles» et la formation du goût classique, Paris,
1995 (1968).
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 289

confrontation, la transformation, la réécriture de la fable17. Le mythe, et


l'on pourrait suivre ici les analyses qu'en donne Gisèle Mathieu-Castellani à
propos d'une autre fable ovidienne, joue un rôle de «révélateur» des
normes, des valeurs, des attentes et des projets plus ou moins conscients de
l'artiste et de son milieu18. Rechercher les «écarts» entre textes et images, la
valorisation d'Écho étant ici l'écart le plus significatif, est dès lors moins
utile que de reconnaître que la notion d'écart est propre à l'écriture de ces
textes mêmes. Identifier non les textes de «référence», mais les «méca
nismes» et les «opérations» qui jouent à l'intérieur de ces textes, nous
semble dès lors pouvoir mieux éclairer ce qu'il en est du tableau lui-même,
que nous croyons fondé sur des «mécanismes» et une «poïétique» ana
logue.
Ce «travail» du texte de référence par ses traducteurs, peintres ou

"Rapport du «traduttore traditore» qui trouvera sa plus grande intensité cri


tique dans le fameux Virgile travesty de Scarron (1648) ou l'Ovide bouffon de Louis
Richer (1649) : «J'entends bien Ovide en furie / M'accuse icy de menterie; / Mais n'en
déplaise au bon Autheur, / Si je suis mauvais Traducteur /(...) Passons donc, Ovide
& Virgile / Ne sont pas tous mots d'Evangile» (cité dans Louise Vinge, op. cit.,
p. 192). Cette pratique de la traduction-récréation connaît en France son apogée
entre 1624 (parution des Lettres de Balzac) et la fin des années 1660 (d'après Roger
Zuber, op. cit., p. 12 et 19).
18 Gisèle Mathieu-Castellani, Mythes de l'Èros baroque, Paris, 1981, a démontré
de façon exemplaire, quoique peut-être trop «déterministe», ce processus de trans
formation (déconstruction / reconstruction du récit mythique) dans le cas du trait
ement de l'histoire d'Actéon par les poètes de la fin du XVIe siècle : le poète «inter
pose,entre lui-même et son texte, l'épaisseur d'un monde culturel plein de signes et
d'indices, qu'il lui faut déchiffrer. Le mythe joue alors le rôle d'un relais : c'est en
creusant les virtualités des histoires mythiques que le poète tout la fois s'approprie
cette culture et se définit par rapport à elle. Encore s'agit-il moins, en fait, de repro
duire les schémas, les motifs ou les thèmes proposés par le mythe, que de les utiliser
comme autant de «révélateurs» : transformant le contenu d'un mythe, déformant
son récit, modifiant sa leçon {sentendo.), le poète ne cesse de refaire l'histoire à sa
guise et d'y lire la marque de ses fantaisies» (p. 10-11). Sur cette question du rapport
fable antique/culture moderne, voir aussi l'important article de Jean Starobinski,
Fable et mythologie, aux XVIIe et XVIIIe siècles dans la littérature et la réflexion théo
rique, dans Yves Bonnefoy (dir.), Dictionnaire des mythologies et des religions des so
ciétés traditionnelles et du monde antique, Paris, t. 1, 1981, p. 390-400. Voir aussi
Jacques Thuillier, La mythologie à l'âge baroque, dans Mythes grecs au figuré de l'Anti
quité au baroque, Paris, 1996, p. 167-187. Sur la question de la traduction voir An
toine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, 1995, qui élargit le
sens de la traduction en l'intégrant dans l'opération plus générale de la «translation
d'une œuvre étrangère dans une langue-culture» (p. 17 et p. 56, note 46). Sur les tra
ductions de textes antiques dans la France du XVIIe siècle voir le fondamental Roger
Zuber, op. cit.

MEFRIM 1996. 1 19
290 FRÉDÉRIC COUSINIÉ

poètes, opère à deux niveaux aisément repérables19. C'est tout d'abord dans
le détail des différentes versions des fables que vont apparaître dans toute
leur prolifération ces opérations de transformation du texte ovidien.
Chaque élément est susceptible d'un traitement - l'élision, la substitution,
la suppression, la contraction, le redécoupage, l'inversion, les développe
ments, les variantes, les commentaires, etc. - où l'on reconnaît certains des
mécanismes familiers aux exercices de rhétorique20 et pas seulement la
liberté, la fantaisie ou la négligence des traducteurs/poètes. Ces tran
sformations touchent simplement un mot ou une phrase, ou peuvent
concerner tout un passage. Le destin même de Narcisse, tel qu'il est par
exemple annoncé en une phrase par le devin Tirésias, prend une nuance
différente selon qu'il est traduit par ne pas se «voir soymesme», ne pas se
«miroir», ne pas se «connaître», ou ne pas avoir «cognoissance de sa
beauté». La séquence de l'arrivée de Narcisse auprès de la fontaine est tout
aussi révélatrice de ce type de réécriture appliqué ici à chaque segment du
passage : les motifs et les circonstances de l'arrivée, la première attitude de
Narcisse, ses sentiments et son illusion envers sa propre image, sa fascina
tion et l'immobilité qui en résulte, sont traités différemment par chaque
auteur21. On constaterait de même que la mort de Narcisse connaît dif
férentes versions, jusque dans ses dernières paroles, répétées par Écho, qui

19 Nous renvoyons ici à l'étude systématique effectuée par R. Zuber, op. cit. , IIIe
partie, chap. I à III, pour l'analyse des transformations qu'ont fait subir les traduc
teursdu XVIIe siècle aux textes antiques : réécriture pour valoriser le héros principal
des histoires et accorder son action aux principes de morale, de bienséance et
d'exemplarité du XVIIe siècle, recherche de l'expressivité et nouvel «art du récit», r
echerche de l'éclaircissement, de douceur et/ou de force de la prose, etc.
20 11 s'agirait ici d'une «rhétorique restreinte» par opposition à une rhétorique
générale si l'on reprend la distinction de Gisèle Mathieu-Castellani, Actéon ou la rhé
torique du mythe dans la poésie baroque, dans La mythologie au XVIIe siècle. Actes du
11e colloque (Nice, janvier 1981), Centre méridional de Rencontres sur le XVIIe siècle,
1982, p. 33. Parmi les parties traditionnelles de la rhétorique (Inventio, Dispostilo,
Elocutio, Memoria, Pronunciatio), ce sont celles de la dispositio et surtout de l'elo-
cutio où le traducteur a le plus de liberté. Sur la rhétorique au XVIIe siècle voir A. Ki-
bedi-Varga, Rhétorique et littérature. Études de structures classiques, Paris, Bruxelles,
1970 (chap. Ill : Rhétorique et littérature), et Marc Fumaroli, L'âge de l'éloquence.
Rhétorique et «res literia» de la Renaissance au seuil de l'époque classique, Genève,
1980.
21 1 - Les motifs et les circonstances de cette arrivée : la seule fatigue et non la
séduction du lieu (1570), le résultat d'une recherche de Narcisse qui suivait «cette
eau (...) qu'il voyait serpenter parmy les herbes de la forêts» (1666). 2 - Sa première
attitude : il s'abaisse (1570) ou se «panche» (1628), «sied» (1617), se «couche» dès
son arrivée (1701). 3 - Ses sentiments et son illusion envers sa propre image : décrite
seulement comme «vaine représentation» (1736) ou plus richement comme «vain
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 291

varient selon les auteurs : «Helas! mignon, helas! bien aymé, mais en
vain!» (1617), «Ha! que je t'ay trop à mon dam chery» (1628), «O beauté
vainement aymée!» (1666), etc.
Ces opérations portent sur de simples motifs et ne touchent cependant
pas l'organisation globale du texte qui conserve sa division en «livres» et
«fables», et où chaque histoire suit un même déroulement narratif. Dans
les traductions, le respect de la structure générale de l'histoire s'a
ccommode pourtant de quelques variantes dont l'une concerne justement
Écho et Narcisse. La relation des deux personnages, renforcée par Poussin,
était en fait déjà problématisée dans les différentes traductions. Selon les
éditions, les deux fables, bien qu'annoncées comme distinctes, étaient asso
ciées dans un même récit continu, ou séparées en deux parties success
ives22, à partir d'une coupure dont l'emplacement même varie23. Ce type de
logique associative était renforcé par l'introduction nouvelle d'éléments de
présentation et d'encadrement du texte qui orientaient nécessairement les
modes de lecture et d'interprétation. Ces éléments correspondent aux
«seuils» définis par Gérard Genette24, et recouvrent, entre autres compos
antes, l'argument placé avant chaque livre ou fable qu'il résume intégrale
ment, les commentaires (généralement moraux mais aussi historiques ou
littéraires) placés soit en fin de fable, soit à la fin de l'ouvrage, les illustra
tions,plus ou moins abondantes et parfois elles-mêmes pourvues d'un dis
tique25. L'argument, qui disparaît des éditions modernes, rend par exemple

pourtrait», «feinte» et «ombre» (1628), ou encore comme «belle dame ou damoy-


selle» (1570). 4 - Sa fascination et l'immobilité qui en résulte : c'est la vision attent
ivede son «front» (1617), de sa «face» (1628) ou de son «visage» (1666) ou, plus va
guement, de son «image» (1701, 1732) qui provoque son immobilité. Celle-ci est gé
néralement rapprochée de celle d'une statue (1617), qu'ignore cependant la version
de 1732 malgré l'original latin placé en vis-à-vis.
22 Les fables sont distinctes dans les versions de 1570, 1697, 1701, 1732, et grou
pées dans les versions de 1617 (chaque livre est ici donné en continu avec la simple
indication en marge du nom du principal protagoniste de chaque fable), de 1628 et
de 1666.
23 La coupure se fait généralement après la disparition d'Écho transformée en
son. Dans l'édition de 1732, c'est seulement après la description de la fontaine que
commence la fable VI.
24 Gérard Genette, Seuils, Paris, 1987. Sous cette catégorie, nommée aussi pa-
ratexte, se range le nom d'auteur, le titre, la préface, les illustrations, dédicaces etc. :
«Cette frange (.··) toujours porteuse d'un commentaire auctorial, ou plus ou moins
légitimé par l'auteur, constitue, entre texte et hors-texte, une zone non seulement de
transition, mais de transaction : lieu privilégié d'une pragmatique et d'une stratégie,
d'une action sur le public au service, bien ou mal compris et accompli, d'un meilleur
accueil du texte et d'une lecture plus pertinente» (p. 8).
25 Par exemple chez Biaise de Vigenère, Les Images ou Tableaux de Platte Pein-
292 FRÉDÉRIC COUSINIÉ

sans objet la découverte de l'intrigue dévoilée dès l'origine du récit. Il


implique par ailleurs une lecture où reste constamment présente à l'esprit
du lecteur la totalité de l'histoire, qu'il ne fait que redécouvrir dans une
autre durée, dans un plus grand détail et dans toute sa valeur poétique.
L'illustration assume des fonctions en partie analogues et nous permet
de mieux cerner ce qui joue également dans la peinture. Elle est tout
d'abord censée annoncer ce que va plus tard énoncer différemment et plus
complètement le texte : «On en a mis une au commencement de chaque
Fable, écrit par exemple T. Corneille, afin qu'elle represente d'abord aux
yeux du Lecteur, ce que les Vers luy apprennent en suite en détail»26. Elle
génère ensuite des possibilités associatives au sein d'un récit ou d'un
ensemble de récits, et établit, conforte, ou déplace le privilège d'une his
toire et d'un moment particulier de cette histoire27. L'usage de l'image peut
être ambigu, sinon anachronique, par exemple dans la version de 1570 où
plusieurs gravures sont réutilisées pour différentes fables, parfois sans rap
port évident avec le texte28. Dans ces illustrations trois possibilités
dominent cependant : chaque fable peut être illustrée, seule la première
fable bénéficie d'une gravure, ou bien une seule gravure précède chaque
livre mais regroupe une scène de chacune des fables dans un même et vaste
paysage29. Dans ce dernier cas, celui par exemple de l'édition de Renouard
en 1628, le lecteur est tout particulièrement invité à saisir dans sa totalité et

ture des deux Philostrates sophistes Grecs et les statues de Callystrate Mis en François
par Biaise de Vigenere Bourbonnois Enrichi d'Arguments et Annotations ..., Paris,
Veuve Abel L'Angelier et Veuve M. Guillemot, 1615.
26 Corneille, op. cit., t. 1, Préface. Bellegarde, op. cit., «Avertissement», écrit auss
i au sujet des gravures : «elles peuvent être d'un grand secours aux enfants qui étu
dient dans les Colleges, pour leur faire mieux comprendre le sujet de la Fable, &
pour l'imprimer plus fortement dans leur mémoire».
27 Pour une approche historique et théorique de l'illustration voir Michel Menot,
L'illustration. Histoire d'un art, Genève, 1984, p. 107-115; Michel Pastoureau, L'illus
tration du livre : comprendre ou rêver? et surtout Alain-Marie Bassy, Le texte et l'
image, ces derniers textes dans Roger Chartier et Henri- Jean Martin (dir.), Histoire de
l'édition française, Paris, 1989, t. 1, p. 602-628 et t. 2, p. 173-200. Voir aussi l'ouvrage
de référence de Jeanne Duportal, Étude sur les livres à figures édités en France de 1601
à 1660, Paris, 1914.
28 Peu importe qu'il s'agisse d'un choix editorial, d'une contrainte ou d'indif
férence. Certaines gravures des Métamorphoses illustrent des épisodes bibliques,
par exemple Moïse et l'adoration du Veau d'or (1er livre, p. 10; 4e livre p. 60), déno
tant un sens commun entre texte biblique et fables ovidienne et/ou une mise en
garde du lecteur contre les erreur des idolâtres.
29 Renouard (1628), Du Ryer (1666), Banier (1732) donnent au début de chaque
livre la même gravure unique et présentant toutes les fables; par contre, dans son
édition de 1637, Renouard illustre chaque fable; Corneille (1697) et Banier donnent
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 293

comme une unité chacun des livres, ainsi qu'à établir ou restituer les liens
existants entre les différents personnages représentés. La succession chro
nologique des événements dans le texte devient une juxtaposition visuelle
en un seul espace de différents éléments, ce qui incite à «retrouver» et for
muler des associations sémantiques qui n'étaient pas nécessairement pré
sentes ou évidentes dans le texte30. On pourrait citer, entre autres multiples
possibilités, le thème de la vision et de l'aveuglement dans le livre III
(Actéon, Semele, Narcisse), le rapport pouvant exister entre la Naissance
de Bacchus et l'histoire d'Écho et Narcisse que Poussin rapprochera d'ail
leurs dans la Naissance de Bacchus31, le rapport même existant entre Écho
et Narcisse. C'est sur ce dernier rapport qu'insiste le tableau de Poussin en
mettant en évidence la figure d'Écho.

Les limites de l'interprétation

Étudier les possibilités et les conditions d'émergence de la figure


d'Écho dans l'œuvre de Poussin nous amène ainsi à nous interroger sur les
nouvelles opportunités interprétatives de ce tableau. La décision détermi
nante de Poussin est son refus de choisir, comme il était d'usage, l'épisode
de la réflexion de Narcisse dans la fontaine. Il lui substitue l'épisode,
commun à Écho et Narcisse, de la mort progressive. Ce choix écarte, ou
pour le moins met au second plan, l'interprétation moralisante véhiculée
par les commentaires contemporains qui ramenaient Narcisse à l'incarna
tion de l'amour propre. Simultanément, ce choix semble minorer l'impor
tante réflexion sur le double, l'image, la mimésis, l'illusion, c'est-à-dire l'i
nterrogation sur la représentation elle-même, ses moyens et ses enjeux, sur
lesquels insistaient les versions antiques de la fable données par Philostrate
et Callistrate tout comme le commentaire de Biaise de Vigenère32. Dès lors,
et c'est là l'essentiel, la mise sur un plan presque équivalent d'Écho et de
Narcisse invite le spectateur à s'interroger moins sur le rapport de Narcisse
à son image que sur son rapport à la nymphe ainsi promue. Deux autres

une illustration pour chaque fable; Bellegarde (1701) donne une gravure au début de
chaque livre mais qui illustre une seule fable (la lre du livre).
30 Cette «fonction» de l'illustration est ici encore analogue aux opérations à
l'œuvre dans la traduction qui vise, dans le nouveau texte produit, le rétablissement
et la hiérarchisation (variable selon les époques, les sociétés et les traducteurs) d'un
«réseau de relation» entre métaphores, concepts, termes perçus ou supposés dans le
texte d'origine (cf. Antoine Berman, op. cit., p. 67-69 et note 72).
31 Tableau conservé au Fogg Museum de Cambridge (USA).
32Blaise de Vigenère, op. cit., p. 192-196 et p. 889-890.
294 FRÉDÉRIC COUSINIÉ

décisions viennent encore rendre plus complexe le jeu interprétatif. C'est


tout d'abord l'introduction du Cupidon, inédite dans cette fable, qui sug
gère de nouvelles associations : figure classique de l'amour qui est le
moteur omniprésent des métamorphoses, il est aussi le génie (déjà présent
sur certains sarcophages antiques avec Écho et Narcisse)33, qui préside aux
cérémonies funéraires. Sa torche peut ainsi entrer dans un rapport méta
phorique tant avec le destin d'Écho amoureuse34, qu'avec celui de Narcisse
dont la lente consomption donne lieu à une même comparaison avec la cire
brûlante et fondante35. C'est ensuite, pour chaque personnage, la possibilité
d'une mise en association avec d'autres figures propres au corpus des
œuvres de Poussin ou d'autres artistes. Par là, s'instaure un vaste jeu de
correspondances ou «d'intertextualité» qui démultiplie jusqu'à l'absurde
les ouvertures interprétatives36. La position d'Écho peut ainsi rappeler la
Vénus «terrestre» du Vénus et Mercure de Londres, qui est également
«coustumierement retirée es grottes, cavernes & semblables lieux ombrag
eux,osbcurs»37. Elle peut aussi bien évoquer les nymphes accoudées des
différentes versions de l'Enfance de Bacchus, telle celle de Chantilly
contemporaine de notre tableau. De façon semblable, Narcisse pourrait
être rapproché des multiples figures couchées qui peuplent l'œuvre de
Poussin, du Christ mort de Paris Bordone38 ou des Dépositions du Christ de

33 Voir les exemples donnés par Lilian Balensiefen, Die Bedeutung des Spiegel
bildesals ikonographisches Motiv in der antiken Kunst, Tübingen, 1990, planches 36,
37, et 35, 39 pour d'autres exemples en sculpture.
34 «le feu d'amour l'embrase, / Elle suit de ses pas la trace lentement, / Mais tant
plus elle suit, d'autant plus vivement / Un feu s'aproche d'elle, & de mesme s'enflam /
Que fait le souffre vif quand il ravit la flam / Et allume un flambeau qui le tient enci-
ré» Massac, op. cit., p. 147.
35 Son corps «se consuma là peu à peu, tout ainsi que la cire se fond auprès d'un
petit feu». Renouard, op. cit., p. 125. Notons aussi que le personnage de Cornus, d
émon «d'où procède aux hommes mortels le rire», est représenté par un jeune
homme tenant un flambeau renversé : «Comme on void ce flambeau se consommer
soy-mesme / Et ces chapeaux de fleurs deçà delà jettez; / Tout ainsi faict Cornus à ce-
luy là qu'il ayme; / Car il se perd dedans les voluptez» Biaise de Vigenère, op. cit.,
p. 9. Une autre association est celle d'un des emblèmes amoureux de Otto Van Veen,
Amorum Emblemata..., Anvers, 1608, p. 190-191. L'emblème représente un Amour
touché d'une flèche en sa poitrine et tenant une torche renversée; l'image est décrite
par ce texte : «La cire qui nourrit le clair flambeau, le tue, / Le tournant à l'envers;
par un mesme brandon / Je me meurs & revis, selon que Cupidon / Me donne en mes
Amours bonne ou mauvaise issue».
36 Voir, par exemple, Gérard Genette, Introduction à l'architexte, Paris, 1979,
p. 87.
"Biaise de Vigenère, op. cit., p. 54.
38 Rapprochement avancé par E. Panofsky et systématiquement repris par
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 295

Poussin lui-même39, d'une statue antique comme le Niobide mort gravé par
G.B. de Cavalieri en 159440, etc. Chacune de ces associations, perçues ou
non par le spectateur, orientent vers telle ou telle direction l'interprétation
du tableau, ce qui semble interdire la possibilité de fixer rigoureusement
un sens déterminé.
Le recours aux textes anciens semble ici décevant. Les interprétations
qu'ils donnent de la fable tendent toutes vers l'univocité, à l'exception de la
version de Biaise de Vigenère dont la célèbre mais exceptionnelle édition
des Images de Philostrate (1615) a souvent été rapprochée de l'œuvre de
Poussin. Ses «annotations» témoignent d'une vaste culture où se mêlent les
précisions étymologiques, des informations historiques, géographiques, li
ttéraires et artistiques, des interprétations morales mais aussi physiques et
philosophiques. Cette œuvre se distingue des nombreuses traductions
d'Ovide à contenu presque exclusivement moralisant. C'est cependant par
rapport à ces traductions, dont les rééditions successives marquent le
succès continu, que pouvait se définir au XVIIe siècle le tableau de Poussin.
Le rapport texte/image apparaît cette fois fondé sur le contraste et l'opposi
tion : à la clôture interprétative des commentaires édités, s'opposent l'ou
verture et la libération du champ sémantique du tableau de Poussin. Les
traductions éditées au XVIIe siècle s'inscrivent encore dans la tradition
médiévale des «Ovides moralises», visant la recherche du «sens» secret
qu'il fallait découvrir sous le texte poétique41. Tous les auteurs concordent
là-dessus : Massac affirme ainsi que Dieu a concédé aux païens, pourtant
privés de la Révélation, «quelque cognoissance de la vérité, quoy qu'enve-
lopée dans les ténèbres du sens humain non encore éclairé de la lumière de
la grâce»42. Massac, s'il apprécie dans Ovide l'ingéniosité de «la liaison de
ses arguments», s'il admire «ses diversitez» et se délecte «en la lecture de
ses beaux vers» où régnent «entousiasmes & fureur poétiques», se doit éga-

toutes les analyses, sans que la pertinence et l'arbitraire de cette association soient
jamais mis en cause.
39 Voir les versions de Munich, Dublin, Leningrad. Narcisse est également
proche du musicien Olympe représenté dans l'ouvrage de Biaise de Vigenère comme
un adolescent jouant de la flûte devant un plan d'eau réfléchissant son image
(p. 179), de la même façon que Narcisse (p. 192). Dans la figure d'Olympe c'est aussi
cette même interaction son/image qui est réalisée.
40 Voir O. Bätschmann, op. cit., p. 33.
41 Issue, on le sait, d'une longe tradition antique et surtout médiévale analysée
par Henri de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l'Écriture, Paris, 1993 (1™
éd. 1959-1964).
42 Massac, op. cit., p. 4.
296 FRÉDÉRIC COUSINIÉ

lement de reconnaître Γ «utile et le sérieux en ses sens littéral, moral, all


égorique & mystique».
On peut voir dans cette attitude une expression du «syncrétisme» qui
lierait encore monde antique et chrétien. Mais il faut plutôt, me semble-t-il,
y discerner l'expression d'une contradiction mal vécue, où la fascination
pour la poésie d'Ovide s'accorde mal avec un contenu dont l'amoralité et la
si complète indépendance d'avec toute teleologie chrétienne, choque pro
fondément les plus dévots. Ainsi cet «homme illustre», qui pourrait re
ssembler au Père Richeome, sollicité par Renouard : «Quoy? me dit-il,
est-ce pour fournir de vains sujets aux impudiques idolatries des François,
& mieux entretenir la vanité de ce temps, qui n'a discours agréables que
ceux qui lui représentent les furies d'amour»43. La résolution de cette
contradiction prend plusieurs formes : soit la censure des versions «expur
gées»destinées par exemple aux élèves des jésuites (les Selectae fabulae...
Ad usum scholarum); soit la neutralisation d'un texte dont les inventions
sont renvoyées aux catégories du «songe», de la «chimère», du «fantôme»,
des «images fantasques & sombres»44 et ainsi, pourrait-on dire, «déréali
sées»pour leurs lecteurs; soit encore la conversion philosophique et
morale qui reconduit instantanément toute image à un sens noble45.
Dans cette dernière option, les métamorphoses deviennent paradoxale
ment un traité d'éthique, censé donner «l'instruction aux siècles (...) pour
guider les grands & les petits au chemin de la vertu»46, ou «reigler nostre

43 Renouard, Discours..., p. 83. Voir aussi Louis Richeome, Tableaux Sacrez des
figures mystiques du tres-auguste sacrifice de l'Eucharistie. Dédiez A la très chrestienne
Reyne de France et de Navarre Marie de Medicis Par Louis Richeome, Provençal de la
compagnie de Jesus..., Paris, Laurent Sonnius, 1609, p. 8-9 : «C'est grande honte au
nom Chrestien de voir un Pindare Payen, un Euripide, un Virgule, un Appelé, un
Philostrate & semblables Autheurs prophanes, travailler si soigneusement à des-
crire, chanter, peindre & représenter leurs Capitaines, leurs gestes, leurs Dieux, leurs
vices & leurs vanitez, pour la gloire de leur superstition, & plusieurs Chrestiens ne
sçavoir choisir ny une matière ny une façon propre du nom Chrestien, pour escrire
Chrestiennement à la louange du vray Dieu, à l'honneur & lustre de leur religion».
44 Massac, op. cit., p. 17.
45 Massac envisageait même une série de « Métamophoses saintes » pour
«contrecarrer ces quinze Livres de Métamorphoses morales, par quinze autres de
Métamorphoses saintes, sur les arguments sacrez qu'en fournissent tant le vieil &
nouveau Testament». Op. cit., p. 17. Les «Tableaux sacrés» du jésuite Richeome
(1609) se donnaient explicitement comme le versant chrétien de l'édition de Biaise
de Vigenère sur des auteurs de l'antiquité profane. Voir à ce sujet, Jacques Vanuxem,
Les «Tableaux Sacrés» de Richeome et l'iconographie de l'Eucharistie chez Poussin,
dans André Chastel (dir.), «Nicolas Poussin», Actes du colloque international, Paris
(19-20-21 sept. 1958), t. I, Paris, 1960, p. 151-162.
46 Massac, op. cit., p. 3.
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 297

vie, & guider toutes nos actions à la vertu»47. On sait que cet usage de la
fable tendait à transformer chaque personnage en un exemplum moral.
Actéon indique ainsi le danger «d'approcher les grands (...) et de se glisser
au cabinet de leurs secrets»48, Semele signifierait la vanité de ceux qui «se
plaisent d'estre caressés des grands»49, Penthée représenterait l'impiété de
ceux qui s'opposent à «l'establissement d'une religion» 50. Écho et Narcisse
n'échappent pas à cette réduction moralisante : Écho va représenter «la
vanité des discours de ceux qui ne parlent que pour se vanter»51 ou une
nouvelle leçon pour «ne nous point embarrasser dans les affaires des
grands Seigneurs»;52 Narcisse «nous figure un fol amour de nous-mesme,
par lequel nous nous précipitons bien souvent à nostre ruine»53. De fait, ces
commentaires d'Ovide censés mettre au jour les soi disant «secrets» du
texte, se signalent avant tout par leur platitude répétitive qu'annonçait peu
l'inventivité du travail de traduction/réécriture de la fable. Le traducteur
Barder ironisait au XVIIIe siècle sur ces truismes donnés comme le sens de
l'œuvre ovidienne, et plusieurs auteurs évitaient de les publier ou n'en don
naient que de brefs résumés : la version de 1570 de l'Olympe des Hystoires
poétiques donne par exemple le texte «selon le naturel du livre sans allego
ries»et préfère renvoyer au vieil ouvrage latin des Mithologies de Fulgence;
Corneille publie également les seuls vers après un vague rappel de la valeur
morale du texte, De Bellegarde se contente d'un très bref commentaire, et
Banier déclare rejeter «totalement» les habituelles explications, sans pou
voir néanmoins s'empêcher de les rappeler rapidement54.

47Renouard, Discours..., p. 85. Même argument chez Du Ryer («II ne faut pas
s'imaginer qu'on ait inventé la Fable seulement pour le plaisir. C'est un chemin rem-
ply de roses que les Anciens ont trouvé pour nous conduire agréablement à la
connoissance de la vertu»., op. cit., Préface; ou chez Corneille : (les fables sont «un
parfait modèle de tout ce qui est à imiter ou à fuir dans la vie humaine & dans la ci
vile», op. cit., t. 1, Préface .
48Renouard, Discours..., p. 78.
49 Ibid., p. 79, ou bien ceux «qui pour vouloir trop se servir de leur raison dans
les choses qui concernent la Divinité; s'éblouissent & se perdent parmy tant de clar-
tez & tant de merveilles»., Du Ryer, op. cit. (Explications), p. 59.
^Renouard, op. cit., p. 81.
51 Ibid., p. 80
52 Du Ryer, op. cit., p. 64; et aussi De Bellegarde, op. cit., p. 135.
53Renouard, Discours..., p. 80. Voir, aussi Du Ryer, op. cit., p. 65 et De Belle-
garde, op. cit., p. 142.
54 Biaise de Vigenère manifestait également son scepticisme en cherchant une
«leçon» à l'histoire des tyrhéniens changés en dauphins par Bacchus : «On pourrait
davantage approprier cela, sans toutesfois entrer en comparaison des choses pro-
phanes, avecques les sacré-sainctes divines; car il n'y peut avoir aucune analogie,
298 FRÉDÉRIC COUSINIÉ

À l'opposé de ces commentaires qui accompagnent les traductions


d'Ovide, les opérations que nous avons vues à l'œuvre au cœur même du
tableau nous engagent à déterminer moins un sens prédéterminé qu'un
mode de lecture impliquant une large ouverture. Voir le tableau de Poussin
ce serait pouvoir associer les interprétations traditionnelles véhiculées par
les commentaires d'Ovide et les autres tableaux, les sens nouveaux qu'in
troduit ou que réactive Poussin par des figures surdéterminées, sans
oublier les sens induits par le cadre architectural d'accueil même des pein
tures55. Ces interprétations, loin de s'exclure les unes les autres, s'addi
tionnent en configurations que l'on pourrait visualiser sous les formes de
«l'emboîtement», ou du «réseau» dans lequel le spectateur est invité à exé
cuter une série de choix interprétatifs successifs ou «d'errances narratives»
entre plusieurs options, ou encore de «strates» échelonnées qui impliquent
le passage d'un plan à l'autre. Dès lors, face à un risque de dérive inter
prétative, il peut être tentant de nier tout sens bien défini à l'œuvre ou, att
itude inverse, de lui assigner une infinité de sens possibles56.
Un souci d'« économie herméneutique», notion avancée par Umberto
Eco,57 nous invite plutôt à cerner quelles interprétations étaient historiqu
ement les plus probables. Il s'agirait non d'expliquer le tableau mais, en

proportion ne convenance des unes aux autres; mais il n'est pas défendu à guise des
mousches à miel, qui succent aussi bien le miel des mauvaises & dangereuses
herbes, comme des salutaires & bonnes, de tirer quelques inunctions des fictions
Poétiques, aussi bien que de la vérité des histoires»., op. cit., p. 164. C'est contre les
«Mythologistes» et les moralisateurs, que vont aussi réagir les versions burlesques
de Scarron et Richer.
55 Le thème de Narcisse (figure aussi de l'endormissement et de la léthargie) s'
adaptait en effet à la destination d'une chambre à coucher, et celui des métamorp
hoses en fleurs à une loggia ou à un pavillon ouvrant sur un jardin. C'était la situa
tiondu Narcisse du Dominiquin au Palais Farnese, ainsi que de ceux de Houasse, de
Lemoyne, de Lépicié au XVIIIe siècle. Voir les notices consacrées à ces derniers ar
tistes dans Les amours des dieux. La peinture mythologique de Watteau à David, Paris,
Grand Palais, 15 octobre 1991-6 janvier 1992, Intr. de Pierre Rosenberg, catalogue de
Colin B. Bailey et Carrie A. Hamilton. Sur Le Dominiquin voir Richard E. Spear, Do-
menichino and the Farnese «Loggia del Giardino, dans Gazette des beaux-arts, mars
1967, p. 169-175, ainsi que le catalogue de l'œuvre complète du peintre établi par le
même auteur.
56 Voir le cas exemplaire de la Tempête de Giorgione analysée par Salvatore. Set-
tis, op. cit. ou celui de Michel de Certeau pour le Jardin des délices de Jérôme Bosch
dans La fable mystique, Paris, 1982, p. 71-99, ouvrage auquel nous empruntons le
concept «d'errances narratives» (p. 93).
57 Umberto Eco, Les limites de l'interprétation, 1992. Eco y remet en cause les dé
rives d'une interprétation infinie... s'opposant à sa propre théorie de Γ« œuvre ou
verte» {L'Œuvre ouverte, Paris, 1965).
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 299

tenant compte simultanément du contexte culturel du XVIIe siècle et des


modes de lectures privilégiés que nous avons repérés, de déterminer quels
champs sémantiques pouvaient être légitimement associés à une telle
image58. Une telle interprétation se devrait avant tout de pouvoir rendre
compte de façon pertinente de ce qui nous est apparu comme l'innovation
majeure de ce tableau: la présence d'Écho. Les interprétations données par
les traducteurs se sont en effet révélées impuissantes à rendre compte de
cette présence. De même, si le libre jeu créateur des traducteurs d'Ovide au
XVIIe siècle nous a permis de mieux comprendre les conditions d'émer
gencede la figure d'Écho, il apparaît insuffisant pour légitimer de façon
exclusive la présence effective de la nymphe dans le tableau de Poussin.
Trois autres «champs textuels» contemporains de l'œuvre de Poussin
nous semblent devoir être retenus : celui de la poésie, celui de la religion
chrétienne, et enfin celui des théories scientifiques sur lesquelles nous vou
drions insister par la suite. Le premier domaine, sans doute le plus famil
ier,serait celui de la poésie erotique des XVIe et XVIIe siècles qui semble
redistribuer les rôles des deux personnages en étendant et en complexifiant
le personnage d'Écho : par là, cette évolution participerait probablement
d'une redéfinition générale des codes amoureux. Un second domaine serait
celui du Religieux, qu'indique déjà l'attitude du corps de Narcisse, assimi
lable à celui du Christ mort, et renvoyant au thème de la Résurrection. Ce
type d'analogie était alors courant mais s'appliquait plutôt aux figures
d'Orphée, d'Adonis ou de Pan. Giovanni Battista Marino, le poète protec
teur de la jeunesse de Poussin, participe par exemple de ce jeu associatif
dans ses Dicerie sacre (1614) où il consacre quelques pages à l'écho. Il rap
pelle les exemples antiques fameux d'écho, les hypothèses sur son méca
nisme physique et surtout les subtiles métaphores chrétiennes59 qu'il autor
ise: Écho, «espressione del concetto della mente», serait analogue au
mystère de la «generatione del Verbo»60. Une autre ouverture interprétative

58 Dans une telle démarche, la lecture se déplace du côté de la possible «récep


tion»de l'œuvre, plutôt que de «l'intention» de l'artiste, nécessairement peu aisée à
déterminer directement, sauf à tomber dans les débats, souvent oiseux et imposs
iblesà conclure, sur la «culture littéraire» du peintre et son accès à telle ou telle
source d'information.
59 Sur ce symbolisme religieux de la voix et de la parole voir David Chideser,
Word and Light : Seeing, Hearing, and Religious Discourse, Urbana and Chicago,
1992. Voir également, pour les antécédents médiévaux, Isabelle Toinet, La parole i
ncamée : voir L· parole dans les images des XIIe et XIIIe siècles, dans Médiévales, 22-23,
1992, p. 13-30. S'agissant d'Écho et Narcisse on trouverait de nombreuses indica
tionsd'une interprétation chrétienne dans Louise Vinge, op. cit.
60 Gian Battista Marino, Dicerie Sacre del Cavalier Marino, Turin, Luigi Pizzami-
300 FRÉDÉRIC COUSINIÉ

jusqu'à présent négligée mérite d'être privilégiée : les théories scientifiques


contemporaines qui redéfinissent les lois de l'acoustique et accordent une
place nouvelle à la figure d'Écho.

L'invention d'Écho dans l'acoustique du XVIIe siècle

La recherche des «sources» du tableau de Poussin par les historiens de


l'art s'est généralement portée sur les versions littéraires du mythe, négli
geant le statut d'Écho en tant que représentation sonore. Une interprétation
physique de la nature d'Écho permettrait pourtant une lecture de la fable
d'Écho et Narcisse qui ne serait plus seulement thématique, mais inter
rogerait la nature même de la représentation picturale, telle qu'elle est mise
en question par la réalité acoustique de la nymphe. La promotion d'Écho
dans l'œuvre de Poussin se prête donc à un rapprochement avec l'interpré
tation d'origine médiévale, qui cherchait dans les fables d'Ovide l'explica
tion allégorique de certains phénomènes naturels.
Dans le milieu des érudits ou des «curieux» familiers de Poussin, l'ét
ablissement d'un tel rapport pouvait aller de soi. Giovanni Battista Marino
lui-même, ou encore ce Balthasar de Monconys amateur d'optique et
acquéreur d'un Narcisse de Poussin61, pouvaient être séduits non seulement

glio, 1614, fol. 181-182: «Ma che? Ditemi quid più belle'Eco di quella che hoggi Chris
to ci fa sentire? Favoleggio la Greca Poesia, ch'oltre Siringa, ancor'Eco fusse molto
amata da Pan. Ei io dico, ch'a Christo non sol piace l'armonia, ma si compiace anco
ra di farla risonare alle nostre orecchie; Che perciò diceva forse Giovanni, Ego vox
clamantis in deserto. L'Eco (com'io accennai) è voce ignuda negli antri risonante.
Hor s'egli è vero, che la voce sia una espressione del concetto della mente, dove
puossi più bella metafora ritrovar di questa per dichiarare in parte la generatione del
Verbo? poiché Verbo altro non vuoi dir che parola, né altro è ch'una simplicissima
nota del paterno intelletto. Et sicome la voce è strumento, con cui si palesa & publi-
ca l'interno concetto dell'animo; cosi Christo è mezo, per cui si communica a noi la
paterna volontà. Se non che la voce, & la parola si divide & disgiunge dal parlatore;
ma il Verbo è sempre unito al Padre, & è tutt'uno col Padre. Quella non porta seco la
sostanza di colui che parla; ma questo è consustantiale a chi lo genera. Quella alle
volte è falsa & bugiarda; maquesto è somma & infallibile verità. Quella subito fo
rmata suanisce, ma questo rimane per tutti i secoli eterno. Lascio, che comme l'Eco
agli accenti altrui col medesimo suono risponde, cosi corrisponde il Verbo con sem
piterno amore all'amore del Padre, onde risulta quel puro & santo siato, che Spirito
si dimanda. Et finalmente se Eco habita nelle concavità de'fassi, & nelle profondità
delle grotte; Ecco la pietra incavata. Petra autem erat Christus. Ecco le spelonche
profonde. In foraminibus petrae, & in caverna maceria. Qui del continovo quasi per
tanti spiragli, risuona l'Eco di queste dolcissime voci. Et queste son sorte quelle voci
che senti Giovanni uscir del Trono.... etc».
61 Monconys, Journal des Voyages de Monsieur de Monconys, (...) Où les Sça-
Illustration non autorisée à la diffusion

Nicolas Poussin, Écho et Narcisse, Paris, Musée du Louvre. Cl. R.M


IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 301

par la fable mythologique mais également par ses implications scienti


fiques. Écho et Narcisse peuvent en effet se comprendre par rapport à l'une
des préoccupations majeures de la science du XVIIe siècle : les règles de
transmission du son et de la lumière62. Prenant l'exemple de la lumière, on
pourrait «lire» ce tableau selon un vocabulaire emprunté aux catégories de
la physique contemporaine. On distinguerait ainsi la lumière primitive ou
radicale (ici, selon les deux variantes du soleil et du flambeau), la lumière
seconde ou dérivée (celle qui éclaire et donne leurs couleurs aux objets); les
corps opaques et les corps transparents déclinés dans toutes leurs variétés;
les rayons directs, réfléchis et rompus par leurs contacts avec les différents
milieux traversés (indiqués ici par l'eau où Narcisse se reflétait) selon des
lignes d'incidence et de réflexion dont le calcul est une des découvertes
eminentes de l'optique du XVIIe siècle63.

vants trouveront un nombre infini de nouveautez, en Machines de Mathématique, Ex


perience Physiques (...) Publié par le Sieur de Liergues son Fus..., Lyon, Horace Bois-
sat et George Remeus, 1666, t. II, p. 458-459 : «Je fus à la place d'Espagne voir le M.
Poussin, qui reconnut et advoüa le tableau de Narcisse que j'avoix eu de luy » (29 mai
1664). Il s'agissait d'un tableau que le collectionneur venait d'acquérir et qu'il fait
identifier ce jour-là, il agira de même quelques jours plus tard (p. 465). Ce person
nages'intéressait, entres autres multiples sujets, aux lunettes qu'il fabriquait lui-
même (t. I, p. 117-128) et à la perspective (t. Π, p. 62-67). Il était en relation avec
toute la communauté scientifique européenne, notamment Kircher qu'il va voir à
plusieurs reprises lors de son séjour romain. Il connaissait aussi le médecin Pierre
Bourdelot, ami de Poussin et amateur de musique, dont sera publié de façon pos
thume une Histoire de la Musique et des ses Effets, Depuis son origine jusqu'à
present..., Paris, J Cochait, E. Ganeau, J. Quillau, 1715. M. Fumaroli, dans son étude
de YInspiration du poète, a fait le point sur les rapports de Poussin aux théories music
ales du XVIIe siècle et notamment sur la question de la «lyre barberine» inventée
par Giovan Battista Doni, ce dernier en rapport épistolaire avec Marin Mersenne.
62 Voir cependant Matthias Winner, L'Empire de Flore et le problème de la coul
eur, dans Actes du Colloque Poussin, Paris, Musée du Louvre, 19-21 octobre 1994, à
paraître. M. Winner a mis en évidence la place centrale d'Écho (s'il s'agit bien d'elle)
dans L'Empire de Flore du musée de Dresde. Renvoyant à Vitruve, il a proposé une
lecture de cette œuvre ou le principe même de l'écho, le redoublement, serait égale
ment le principe organisateur de toute l'œuvre. Pour une étude de Poussin en rap
port avec les théories contemporaines de la couleur voir aussi, pour un autre ta
bleau, la tentative de Oskar Bätschmann, Lumière et couleur, dans Poussin. Dialec
tiques de la peinture, Paris, 1994, p. 37-52.
63 On sait que ces lois sont définies par J. Kepler et R. Descartes dont le Discours
de la méthode est suivie d'une Dioptrique et des Météores «qui sont des essais de
cette Méthode». Sur les catégories de l'optique au XVIIe siècle voir par exemple,
pour le seul domaine français, s'inspirant de Descartes, Marin Mersenne, L'Optique
et la Catoptrique du Révérend Përe Mersenne minime, nouvellement mise en lumiere
après L· mort de l'Autheur, Paris, Veuve F. Langlois, 1651. (relié à la suite de l'édition
302 FRÉDÉRIC COUSINIÉ

Le phénomène de l'écho était lui-même un nouvel objet d'investigation


de la part de penseurs de la stature de Josepho Blancano, de Marin Mer-
senne ou d'Athanase Kircher. Cet intérêt prenait place aux frontières alors
peu distinctes de la science et de la curiosité64, et semble avoir été larg
ement partagé en France comme en Italie. Certains échos naturels étaient
alors célèbres. L'un était situé à Paris à proximité d'une «muraille concave»
aux Tuilleries65, et deux autres sont mentionnés à Rome auprès du puits de
la cour du palais du Vatican et du tombeau antique de Cecilia Metella66.
Sur le fondement d'un savoir acoustique encore empirique pouvaient être
réalisées certaines manipulations sonores spectaculaires (à l'église Saint-
Julien de Tournon, lors d'honneurs funèbres rendus à Henri IV)67, et sur
tout nombre de créations poétiques et musicales italiennes qui donnent à

de 1652 de la perspective curieuse de Niceron) ou, encore fidèle à Aristote, Marin


Cureau de la Chambre, La Lumiere. A Monseigneur l'Eminentissime Cardinal Maza-
rin. Par Le Sieur De La Chambre, Conseiller du Roy en ses Conseils, & son Médecin or
dinaire, Paris, P. Rocolet, 1657; dans la deuxième moitié du siècle voir Chérubin
d'Orléans, La Dioptrique Ocufoire, ou La Théorique, La Positive, et la Mèchanique, de
l'Ocuhire Dioptrique en toutes ses espèces. Par le Père Chérubin d'Orléans, Capucin,
Paris, Thomas Jolly et Simon Bernard, 1671; ou, directement inspiré de Descartes,
Jacques Rohault, Traité de Physique, Paris, Veuve de Charles Savreux, 1671.
64 Josepho Blancano, Sphaera Mundi, sevu Cosmographia, Demonstrativa, ac fa
cili Methodo tradita..., Bologne, Hieronymi Tamburini, 1620, p. 415-443 («Echome-
tria : Sive de Natura Echus Geometrica Tractatio, Publtce habita à quodam Academi-
co»); Marin Mersenne, Harmonie universelle contenant la théorie et la pratique de h
musique..., Paris, Sébastien Cramoisy, 1636, Livre I, et notamment le Traité parti
culier de l'Écho, p. 50-56; Athanasi Kircheri, Musurgia Universalis sive Ars Magna
Consoni et Dissoni..., Rome, Francisci Corbelletto, 1. 1, 1650 et, du même, Phonurgia
nova sive Conjugium mechanico-physicum artis et naturae..., Kempten, Rudolf Dre-
herr, 1673 (trad, française partielle de Guy Lobrichon dans Espaces. Les cahiers de
l'IRCAM, 5, 1994, p. 15-28). Sur Mersenne, depuis l'ouvrage de R. Lenolble, Mersenne
ou la naissance du mécanisme, Paris, 1971 (lre éd. 1943), il existe désormais une im
portante bibliographie où l'on peut relever : Les Études philosophiques. Études sur
Marin Mersenne, Paris, janvier-juin 1994; et surtout P. Dear, Mersenne and the lear
ning of the schools, Ithaca et Londres, 1988. Sur Kircher voir M. G. Ianniello, M. Cas-
ciato et M. Vitale, Enciclopedismo in Roma Barocca : Athanasius Kircher e il Museo
del Collegio Romano tra Wunderkammer e museo scientifico, Venise, 1987; et le bref
Joscelyn Godwin, Athanasius Kircher. A Renaissance Man and the Quest for Lost
Knowledge, Londres, 1979.
65 Signalé par Mersenne, ibid., p. 59, ainsi que par Louis Savot, L'Architecture
Françoise des Bastiments particuliers... Paris, Sébastien Cramoisy, 1624, p. 165.
66 Kircher (1673), s'appuyant sur le témoignage de Jean-Jacques Boissard rap
porté dans son étude sur la Rome antique (1597-1602), tente en vain de susciter cet
écho du tombeau de Cecilia Metella.
67 Cité par Mersenne, op. cit., t. I, p. 219.
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 303

partir du XVIe siècle une place nouvelle à l'écho réel (dans l'espace archi
tectural du concert), ou simulé (par un dédoublement des chœurs)68. La
création d'échos artificiels dans les églises, les palais (Caprarola) ou les jar
dins, était également à la portée des architectes. Louis Savot en propose la
réalisation dans son Traité de 162469, bien avant les développements qu'en
donnera Kircher. En variant la distance entre lieu d'émission du son et lieu
de réflexion, ou en modifiant la forme même de cette surface de réflexion,
il devient en effet possible d'obtenir des échos renvoyant un nombre déter
miné de syllabes (d'une syllabe à une phrase complète), ou répétant le
nombre de fois désiré les mêmes mots, ou bien encore audibles d'un point
unique (les échos dits «muets»), ou même, selon les espoirs de Mersenne,
traduisant une langue dans une autre70. De telles performances ne furent
cependant rendues possibles que par une reformulation rigoureuse des lois
acoustiques.
Jusqu'aux années 1620-1630, s'imposait le traité De l'âme d'Aristote cité
dans notre introduction, où trouve place une brève théorie du son : issu
d'un choc initial entre deux corps, il se propage dans le milieu aérien
«comme une seule masse continue jusqu'à l'organe de l'ouïe»71. Aristote

68 Voir les exemples donnés à l'article écho dans Marc Honegger (dir.), Diction
naire de la musique. Science de la musique, Paris, p. 319 : L. Marenzio, Dialogo a otto
in riposta d'Ecco (1580); R. de Lassus, Ο L·, ο che bon eccho, J. Peri, Eco con due r
iposte (1589); A. Banchieri, Fantasia in Eco (1603); B. Marini, Sonata in Eco con 3
violini (1629), etc sans compter le rôle qu'accorde Monteverdi à la nymphe dans le
dernier acte de son Orfeo (1607). Plusieurs poètes, dont Joachim du Bellay en
France, ont consacré des poèmes à Écho, en jouant sur les terminaisons de leurs
vers pour créer un effet d'écho significatif : voir V. Cartari, op. cit, p. 166-167 qui
donne les poèmes du «Seigneur Barbaro, éleu patriarche d'Aquilée» et celui de du
Bellay.
69 Louis Savot, op. cit., p. 163-169, Chap. XXLX, Des dehors du bastiment, & des
moyens de faire un Écho artificiel. Dans cet ouvrage Savot fait déjà référence à l'ou
vrage de Blancano sur lequel il se fonde. Rappelons également la statue d'Écho que
Sarazin avait réalisé pour la grotte de la maison de Mr. d'Esnaut à Montmorency;
voir Jacques Sarazin. Sculpteur du Roi (1592-1660), Noyon, Musée du Noyonnois, 5
juin-14 août 1992. Catalogue de Fr. de La Moureyre, G. Bresc-Bautier et B. Brejon de
Lavergnée, p. 57.
70 Marin Mersenne, op. cit., t. I, p. 56-58 et 213-220.
71 Aristote, op. cit., p. 62, ou encore «l'action de quelque chose, par rapport à
quelque chose et dans quelque chose», p. 60. Pour Aristote l'écho se produit toujours
mais il n'est pas toujours perceptible, c'est l'occasion d'un parallèle avec la réflexion
de la lumière qui va devenir classique : «car la même chose se produit dans le cas du
son et dans celui de la lumière : en effet, la lumière se réfléchit toujours (sans quoi la
lumière ne se diffuserait pas partout : l'obscurité régnerait en dehors de l'espace ex
posé au soleil); mais la lumière ne se réfléchit pas toujours aussi bien que sur l'eau,
304 FRÉDÉRIC COUSINIÉ

consacrait à l'écho une ligne, assez obscure, où semble cependant comprise


la théorie de la réflexion : « Quand à l'écho, il se produit lorsque l'air, main
tenu en une seule masse par la cavité qui le limite et l'empêche de se dis
siper, renvoie l'air extérieur comme une balle»72. D'autres auteurs antiques
(Plutarque, Lucrèce)73 s'intéressent brièvement à l'acoustique, mais seul
Vitruve, se fondant sur Aristoxène, consacre d'importants développements
à cette science dans ses chapitres traitant de la construction des théâtres.
Le théoricien romain établit une théorie du son qui distingue quatre types
de réflexions correspondant à autant de différents «lieux» de résonance :
les lieux sourds ou «dissonants», les «circonsonants», les «résonnants», les
«consonants». Ces derniers seuls devaient être recherchés où simulés par
les architectes, grâce à d'étonnants «vases d'airain», placés dans les tr
ibunes, qui vont «aider» la voix des acteurs et «augmenter» sa force. Dans
ce système, l'écho correspond à la catégorie des lieux «résonnants», définis
comme «ceux où il se fait une réflexion qui forme une image de la voix, en
sorte que les dernières syllabes sont répétées»74. À l'époque moderne le
traité musical de référence est celui de Gioseffo Zarlino (1589), auquel
Poussin emprunta sa fameuse théorie des «modes». Zarlino se contente de
reprendre la formulation d'Aristote et ajoute la comparaison, également
classique, entre transmission du son dans l'air et ondes visibles à la surface
d'un plan d'eau, comparaison qui lui sert à expliquer le mécanisme de
l'écho75. On trouverait encore des explications analogues chez Salomon de

l'airain ou tout autre corps lisse, de manière à produire de l'ombre : ce qui caractér
ise communément la lumière».
72Aristote, Ibid., p. 61.
73 Plutarque, De la musique (éd. de H. Weil et Th. Reinach), Paris, 1900, p. 5; Lu
crèce, De la nature, Livre IV, (éd. et trad, de A. Ernout), Paris, p. 164-165.
74 Vitruve, Les dix livres d'architecture, Livre V chap. VIII, trad, de C. Perrault re
vue par A. Delmas, Paris, 1979, p. 168. Voir sur ce sujet : Jean-Dominique Polack, Vi
truve, ou la modernité de l'acoustique antique, dans Les Grecs, les Romains et nous.
L'Antiquité est-elle moderne? (2e forum Le Monde/Le Mans, 1990), Paris, 1991, p. 468-
475.
75 Gioseffo Zarlino, L'Istitutioni Harmoniche, dans De Tutte l'Opere delR.M. Gio
seffo Zarlino da Chioggia, Maestro di Capella della Serenissima Signoria di Venetia...,
Venise, Francesco de' Franceschi, 1589, p. 95 : «Ma se per caso avenisse, calcuna co
sa facesse ostacolo alle commemorate onde, ο circoli fatti nell'acqua; ovvero gli im
pedisce il farli maggiori, per quanto dalla natura del movimento li fusse concesso; r
itornano essi circoli sin là decrescendo, ove hebbero principio, & cessa il movimento.
Questo istesso fa l'Aria; che s'alcuna cosa se le oppone, subito ritorna al suo princi
pio; cioè, alla origine del movimento; & dalla reflessione si fa nelle nostre orecchie
un nuovo suono, il quale chiamano Écho».
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 305

Caus76 (1615), ou dans l'une des multiples éditions du traité de physique de


Scipion Dupleix, qui reformule cependant l'idée d'Aristote sur l'écho en
supposant une «sympathie», et non une réflexion «mécanique», entre air
extérieur et air intérieur77.
Dans un cadre qui reste encore largement celui de la physique d'Aris
tote,c'est le jésuite Josepho Blancano qui va formuler dans son Sphaera
mundi (1620) la théorie «moderne» de l'écho. La nouveauté de l'ouvrage,
outre le fait qu'il est sans doute le premier à consacrer toute une partie spé
cifique à l'écho, c'est d'appliquer au son les récentes découvertes de Kepler
sur la réflexion de la lumière, et celles de Galilée sur la conception vibra
toireet ondulatoire du son78. En France, le minime Marin Mersenne se pas
sionne à son tour pour le phénomène et tente, lui aussi imparfaitement, de
se dégager des principes aristotéliciens. Il consacre à l'écho quelques
colonnes de son Quaestiones in Genesim (1623)79, et recherche des informat
ions auprès de ses correspondants amateurs de musique, comme Robert
Cornier qui lui indique un écho près du monastère parisien des chartreux
(1626)80, Descartes (18 décembre 1629), Christophe de Villiers (novembre
1633), ou Peiresc (18 juin 1634). En 1634, le scientifique est loin d'avoir

76 Salomon de Caus, Institution Harmonique. Divisée en deux parties . . . par Salo


mon de Caus Ingenieur et Architecte de son Altesse Palatine Electorale, Francfort, Jan
Norton, 1615, p. 3, Définition du son.
77 Scipion Dupleix, La Physique ou Science des choses naturelles, Paris, 1990 (éd.
de 1640), p. 465 : «Car l'air extérieur agité et battu du son et bruit venant à battre
contre les corps creux et caverneux, communique ses affections et impressions à l'air
qui est au dedans, de maniere qu'il en resonne et retentit de mesme».
78 Voir Galilée, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux
sciences nouvelles (éd. et trad, de M. Clavecin), Paris, 1970 : La fin de la première
«journée» de cet ouvrage reprend un traité qui devait s'intituler De sono e voce, pro
bablement rédigé dès 1610. Galilée y formule la théorie vibratoire et ondulatoire du
son : «je dis que la raison première et immédiate dont dépendent les rapports des in
terval es musicaux n'est ni la longueur des cordes, ni leur tension, ni leur grosseur,
mais la proportion existant entre les fréquences des vibrations, et donc des ondes
qui, en se propageant dans l'air, viennent frapper le tympan de l'oreille en le faisant
vibrer aux mêmes intervalles de temps» (p. 84).
79 Marin Mersenne, Quaestiones in Genesim, cum accurata textus explicatione...,
Paris, S. Cramoisy, 1623, col. 1549-1550 sur nature du son, et col. 1892-1894 sur l'
écho.
80 «L'écho des chartreux est, s'il m'en souvient, en allant de la porte des Chart
reux devers les champs à main gauche vers un coude que faict la muraille. Il fault se
retirer un peu dans les champs et parler; il respond assez bien, si j'ay bonne mém
oire. Une promenade vers delà, et quand vous serés au lieu parlez, vous découvri
rez ce qui ne peut estre caché».

MEFRIM 1996, 1 20
306 FRÉDÉRIC COUSINIÉ

répondu à toutes ses interrogations, il demande à un correspondant géné


ralement bien informé, l'aixois Peiresc, si «vous sçavez quelque gentillesse
des Échos ou quelqu'un qui en ayt expressément escrit. (...) Je n'ay veu per
sonne qui en parle que Blancan, mais il ne me satisfait pas. Si jamais j'es-
tois en quelque lieu ou j'eusse le moyen et la commodité de faire les expe
riences nécessaires pour ce sujet, je ne desespererois d'en pouvoir régler la
science par l'art»81. Le résultat de ses travaux paraît en 1636 dans son Har
monie universelle. Ce célèbre ouvrage comporte notamment une proposi
tion comparant son et lumière, une autre qui explique comment se fait la
réflexion de l'Écho, et surtout un fascinant Traité particulier de l'Écho , peut-
être rédigé dès 1626. Plusieurs différences y sont relevées entre son et
lumière, essentiellement la vitesse de déplacement, supposée instantanée
pour la lumière, et la plus grande «subtilité» et «universalité» du son qui
traverse tous les corps. C'est cependant leur grande proximité qui est mise
en avant, fondée avant tout sur la notion centrale et commune aux deux
phénomènes de mouvement82. Mersenne, suivi par Kircher qui s'inspirera
largement de ses travaux, établit les caractéristiques d'une relative identité
physique du son et de la lumière. Il remarque en effet que son et lumière
s'étendent de «tous côtés» à partir d'un point d'origine, qu'ils révèlent les
qualités des corps touchés ou traversés (de façon cependant plus complète
pour la lumière), que ce déplacement reste invisible dans les deux cas, que
ce mouvement ne peut se faire indépendamment soit de la source lumi
neuse (dans le cas de la lumière), soit du milieu aérien (dans le cas du son).
Surtout, Mersenne s'attachera à démontrer que des lois de réflexion semb
lables régissent la Dioptrique, la Catoptrique et ce qu'il nommera YÉcho-
métrie. Mersenne tentera de préciser ces dernières lois mais laissera à de
plus «excellens esprits» le soin d'établir de façon exhaustive une «diop
trique des sons»83. Une telle imbrication du son et de la lumière nous

81 Marin Mersenne, Correspondance, t. IV, p. 279-280.


82 La comparaison entre son et lumière fait l'objet de la proposition XXV (p. 44-
48) : «A sçavoir en quoy le Son est different de la lumière, & en quoy il luy res
semble». Mais d'autres éléments de comparaison sont épars dans les pages pré
cédentes : la plus grande «universalité» du son (p. 18), le façon dont le son «repre
sentela grandeur & les autres qualitez des corps par lesquels il est produit» (p. 19-
20), etc. Kircher reprend cette comparaison dans des termes souvent empruntés à
Mersenne même dans son Phonurgia nova (1673) où il affirme que «le son simule la
lumiere», qu'il «imite» la lumière, que «Le phonisme est similaire au photisme»
(p. 21-25 de la rééd. de 1992).
83 Marin Mersenne, op. cit., p. 66. Après Blancan, Mersenne et Kircher, le parall
èle entre les deux phénomènes devient obligé et resurgira sous d'autres formes dans
les travaux de Christiaan Huygens, d'Isaac Newton, et des philosophes de l'Académie
MAGO VOCIS : ÉCHO. «IMAGE DE LA VOEX» 307

amène à nous demander selon quelles modalités la fìgure d'Écho pourrait


mettre en œuvre ces liens nouveaux établis entre l'optique et l'acoustique,
l'audible et le visible, le son et la lumière. Par là se pose une question pro
prement picturale : comment la représentation d'Écho peut-elle réaliser
une figurabilité visuelle convaincante de la voix?

La figurabilité d'Écho

L'émergence d'Écho dans le tableau de Poussin n'est pas seulement


une réponse apportée par l'artiste à un contexte culturel (littéraire et scient
ifique), mais elle participe de ce contexte, anticipe parfois ses résultats (le
tableau de Poussin est contemporain des travaux de Mersenne et précède
ceux de Kircher), et excède même son contenu (dans le cas du rapport aux
Métamorphoses). Plutôt qu'un déterminisme strict, c'est un ensemble d'art
iculations réciproques qui associe les différents domaines d'expression.
Reste que l'on peut supposer une logique spécifiquement picturale qui
pourrait également rendre compte de la présence d'Écho.
Cette logique pourrait être celle des limites de la représentation, telles
qu'elles sont mises en cause par la figuration paradoxale d'Écho, «image de
la voix». En s'intéressant à la voix, Louis Marin a déjà tenté de repérer
quelques-unes des modalités utilisées par Poussin pour donner à «voir la
voix» dans le déchiffrement d'une inscription (Et in Arcadio ego), ou dans
l'expression d'un cri (Le Massacre des Innocents), tandis que Marc Fuma-
roli a rappelé comment gestes et attitudes, dans leurs rapports au discours
rhétorique, tentaient de «donner à voir» la parole84. S'attacher aux objets
«limites» de la représentation n'est rien moins que marginal et l'on sait que
Poussin s'est attaché dans son œuvre à explorer quelques-unes des limites

des sciences du début du XVIIIe siècle. Les études de l'Académie des Sciences qui
sont consacrées aux problèmes acoustiques sont reprises dans un curieux manuscrit
conservé à la Bibliothèque nationale (n.a.f 6329). De fait, la comparaison se révélera
fragile : si le son est bien un mouvement ondulatoire dont le déplacement est lié à la
présence d'air, il s'agit d'un mouvement ondulatoire mécanique alors que la lumière
est un onde électromagnétique. Signalons aussi l'annonce, apparemment sans suite,
par Jacques Curabelle, d'une Optique universelle, tant Théorique que pratique; avec
son Appendix de l'Echometrie; & Musique, dans son Examen des Œuvres du Sr. De
sargues, Paris, M. & I. Henault et F. L'Anglois, 1644.
84 Louis Marin, Aux marges de la peinture : voir la voix, dans L'Écrit du temps, 17,
1988, p. 61-72, repris dans De L· représentation, Paris, p. 329-341. Marc Fumaroli,
Muta eloquentia : la représentation de l'éloquence dans l'œuvre de Nicolas Poussin,
dans Bulletin de la Société de l'histoire de l'art français, 1984, p. 29-48, repris dans L'é
cole du silence. Le sentiment des images au XVIIe siècle, Paris, p. 148-181.
308 FRÉDÉRIC COUSINIÉ

expressives de son art85. Un tel choix, énonçant avec le plus d'intensité cri
tique ce qui joue en fait dans toute représentation, permet de relancer cer
taines interrogations esthétiques essentielles relevant de l'ontologie, de la
représentation et de la phénoménologie : qu'en est-il des catégories
d'«êtres» et d'«objets» que la peinture s'approprie? Par quels types
d'images et par quels moyens représenter ces «objets»? Qu'en est-il de la
perception de ces images, des sens, de la connaissance? C'est à la poursuite
d'une semblable investigation, entre peinture et science, qu'invite égale
ment l'Écho et Narcisse de Poussin86.
Le paradoxe d'une telle représentation était déjà perçu comme tel au
XVIIe siècle, tout particulièrement par Marino qui cite dans ses Dicerìe
sacre ce vers d'Ausone : Et, si vis simïlem pingere, pinge sonum («et, si tu
veux peindre ma ressemblance, peins un son».), dernier vers de la XIe Épi-
gramme du poète romain, où Écho provoque le peintre87. Dans sa Galeria,
Marino constate encore l'impuissance du peintre dans son poème sur
l'Écho de l'artiste siennois Ventura Salimbeni :
«Vedi il crin, vedi gli occhi, e vedi il viso;
Vedi la bocca replicar gli accenti,
Ma le vocci non senti.
Ben sentiresti encor le voci istesse,
Se dipinger la voce si potesse»88.

Atteindre à la «ressemblance» d'un tel être dépasse les capacités stri


ctement iconiques de la peinture, art qui ne saurait montrer d'Écho que sa

85 Voir par exemple l'étude de Oskar Bätschmann, Paysage avec Pyrame et This-
bé, 1651, dans Poussin. Dialectiques de la peinture, Paris, 1994, p. 103-121, pour le
thème de la tempête.
86 Hubert Damisch, op. cit., p. 127, posait déjà, mais sans le résoudre, ce pro
blème de la représentation d'Écho : «qu'en est-il de la tentative de Poussin pour
peindre, par les seuls moyens de son art, «la fille de l'air et de la langue».
87 Ausone, Œuvres complètes (trad, de E.-F. Corpet), Paris, 1842, Epigramme XI;
p. 33 : «Pourquoi, peintre insensé, essayer de fixer mes traits, et tenter l'image d'une
déesse inconnue aux yeux? Je suis fille de l'air et de la voix, et mère d'un langage
vain, car j'ai la parole sans l'intelligence. Ranimant les derniers bruits d'une phrase
mourante, mon mot suit l'autre mot qu'il répète en jouant. J'habite en vos oreilles où
pénètre l'écho; et, si tu veux peindre ma ressemblance, peins un son». G. B. Marino
en donne le dernier vers dans ses Dicerìe sacre, op. cit., fol. 181v.
88 Giovanni Battista Marino, Galeria, s. 1. n.d. (lre éd. 1620), p. 8. Marino
consacre par ailleurs 4 textes à Narcisse en contemplation, dont un sur celui de Ber
nardo Castello où devait figurer Écho : «E la Ninfa, ch'estinta ancor non tacque, /
Fugge sdegnosa il loca, ou'è Narciso; / E nega il mormorio rendere à l'acque» (p. 9).
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOM» 309

seule apparence corporelle et qui ne peut, en représentant les traits d'une


physionomie saisie dans l'expression d'une parole, qu'indiquer l'existence
d'un son unrepresentable «en lui-même».
De quels moyens pouvait disposer un peintre pour réaliser cette repré
sentation? Dans la peinture du XVIIe siècle c'est l'allégorie qui permet une
telle figuration. Par l'établissement d'un rapport généralement métaphor
ique entre deux objets, elle «rend visible» dans une forme, généralement
un corps humain, ce qui échappe habituellement à la perception visuelle89.
Par sa nature complexe, l'écho ne pouvait que séduire les amateurs de
concetti rares qui pouvaient y voir un exemple privilégié d'une des méta
phores les plus sophistiquées, la métaphore dite d'opposition. Emanuele
Tesauro en parle comme de la «Metafora enigmatica, e maravigliosa»,
fondée sur l'union (contrapositione, accoppiamento) et la représentation
(rappresentatione), «di due Concetti, quasi incompatibili, & perciò oltremir
abili»90. L'écho, donnant lieu à des métaphores multiples du type «Anima

89 Avant d'être un problème pictural, la représentation du son est évidemment


un problème musical, celui de la notation musicale. Représenter le «son même» ne
va pas plus de soi en musique qu'en peinture, et ce projet est d'ailleurs étranger à
plusieurs systèmes de notations (la tablature, les systèmes intervalliques byzantins).
Note et allégorie sont, malgré leurs différences, tous deux des signes conventionnels
qui retiennent et expriment certaines des composantes ou propriétés de l'objet (le de
notatum) représenté (principalement la durée et la hauteur du son dans le cas de la
note). Sur cette question des différents moyens de la représentation voir Nelson
Goodman, Langages de l'art. Une approche de la théorie des symboles (1968), Nîmes,
1990 (en particulier les chapitres IV (La théorie de la notation) et V (Partition, es
quisse, scrip)). Voir aussi Umberto Eco, Le Signe. Histoire et analyse d'un concept
(1980), Paris, 1988 (en particulier les chapitre II (La classification des signes) et V (la
partie consacrée à l'icône p. 221-233). Voir également les articles de Jean Molino,
Fondement symbolique de l'expérience esthétique et analyse comparée : musique, poés
ie, peinture; et Herman Parret, À propos d'une inversion : l'espace musical et le temps
pictural, dans Analyse musicale, 3e trimestre 1986, p. 11-18 et 25-31.
90 Emanuele Tesauro, // Cannocchiale Aristotelico, Ο sia, Idèa dell'Arguta et Inge-
niosa Elocutione, Che serve à tutta l'Arte Oratoria, Lapidaria, et Simbolica, Esaminata
Co' Principii del Divino Arìstotele..., Rome, Guglielmo Halle, 1664 (4e éd., 1™ éd.
1654), p. 522. La métaphore d'opposition est l'avant-dernière des catégories distin
guées par Tesauro dans son chapitre IV du Trattato Della Metaphora (p. 516-537) :
«Metaphora Simplice, di Propoitione, di Attributione, Equivoco, d'Hipotiposi, d'Hi-
perbole, di Laconismo, di Oppositione, di Decettione». S'agissant de l'écho Tesauro
va donner trois types de métaphores où seront opposés deux ternies : positif/négatif
(«Imagine senza figura»), positif/positif («Ella è Ninfa dell'Aria, Pietra parlante»),
négatiffriégatif («Non sa parlar, ne tacere»). Une autre classification, qui suit Aris-
tote, distinguerait les métaphores portant sur la substance physique, la substance
métaphysique, la qualité, la quantité, la relation, le lieu, etc. Chez l'autre grand théo
ricien de la métaphore, le jésuite espagnol Baltasar Graciân, la métaphore d'opposi-
310 FRÉDÉRIC COUSINIÉ

inanime; Mutola insieme & faconda; che parla senza lingua, Huomo e non
huomo, che forma le voci senza fiato, Imagine senza figura», relève pour
Tesauro de cette catégorie du «Mirabili» (le «Thauma» grec)91. D'une méta
phore simplement verbale à sa réalisation plastique dans une image allégo
rique il y a cependant tout un monde, et Tesauro ne l'ignorait pas, rappe
lantau sujet d'une catégorie proche, la devise, que la figure, ou la propriété
qu'elle doit exprimer, «soit telle que l'industrieux et vif pinceau puisse la
mettre sous les yeux». Une telle nécessité exclut a priori le son, tout comme
«le vent, les sphères célestes, l'âme, les substances abstraites et les inte
lligences», sauf à «se doter d'une forme chimérique et fictive»92.
Écho peut-elle pourtant se prêter à une figuration allégorique? Elle est
à la fois représentation du corps d'un être réel (la nymphe Écho dont il est
raconté l'amour malheureux), et représentation, «image», de la voix et du
son, plus précisément du redoublement de la voix et d'un son autre. En ce
dernier sens, elle est «représentation d'une représentation», double repré
sentatif doté d'une capacité restitutive faible puisqu'elle ne peut que
répéter quelques syllabes. Par quels moyens évoquer ce statut complexe,
être réel et voix? Une simple figure féminine ne rendrait compte que de la
réalité corporelle de la nymphe mais non de sa nature sonore. L'allégorie
est le moyen de concrétiser des notions, des idées, des concepts mais rien
n'indique clairement que le son relève de ces catégories. Si l'on suit Jean
Baudoin, qui adapte l'Iconologia de Cesare Ripa, les images créées par
l'homme vont donner corps à deux types de réalités : soit les «secrets de la

tion pourrait correspondre aux «figures par contradictions» ou aux figures par «im
proportion» (ou «contreposition») et «dissonance». Voir Baltasar Graciân, Art et f
igures de l'esprit (Agudeza y arte del ingenio, 1647), trad, de Β. Pelegrin, Paris, 1983,
p. 246-248 et p. 108-113. Sur la théorie de la figure au XVIIe siècle voir Gérard Ge
nette, Figures, dans Figures I, Paris, 1966, p. 205-221; et Gisèle Mathieu-Castellani,
Emblèmes de la mort : le dialogue de l'image et du texte, Paris, 1988. Sur la «pensée
symbolique» au XVIe et au début du XVIIe siècle voir l'ouvrage de référence de Pau-
lette Choné, Emblèmes et pensée symbolique en Lorraine (1525-1633), Paris, 1991, et
en particulier la 2e partie, Chap. II, p. 337-400 : «Les savoirs et les conceptions de l
'image symbolique».
91 Aristote est le maître à penser de Tesauro. Aristote traite de la métaphore
dans sa Poétique (chap. 21 pour la définition; chap. 22 sur Xainigma (énigme) qui se
rapproche de la catégorie de Tesauro et dont le principe est de «joindre ensemble,
tout en disant ce qui est, des termes inconciliables»), et dans de nombreux chapitres
du Livre III de la Rhétorique .
92 Emanuele Tesauro, L'idée de h parfaite devise, Paris, 1992, p. 129 (Chap. XI,
«Que cette propriété doit être apparente»). L'ouvrage, resté inédit au XVIIe siècle,
daterait de 1629.
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 311

nature», sous la forme priyilégiée des Dieux; soit, et c'est à quoi s'occupent
généralement les traités iconographiques, des «choses qui sont en l'homme
mesme, & inseparables d'avecque luy», et essentiellement les «pensées»,
«conceptions» et «habitudes», au sens large de «tout ce qui peut estre
signifié par les paroles»93.
Écho semble appartenir aux deux domaines : élément relevant de la
physique et des sciences de la nature, et réalité directement issue de
l'homme, puisque répétition de sa voix même. Si l'on retient ce dernier
sens, on doit constater que l'écho serait un signifiant très particulier car de
tout ce qui peut être effectivement «signifié par les paroles», il ne serait,
semble-t-il, que le signifiant de la composante sonore de la voix (son pho
nème), et non de la «pensée» exprimée également dans la parole : «et mère
d'un langage vain, car j'ai la parole sans l'intelligence», écrivait encore
Ausone94. Il s'agirait non du signifiant se rapportant à un signifié propre,
mais du redoublement du seul signifiant originaire; représenté dans une
image, il s'agirait de la traduction d'un premier signifiant (la réalité sonore
de la voix) en un autre signifiant qui serait cette fois visuel. Un tel statut,
pour être exprimé dans toute sa complexité, implique une allégorie origi-

93 Jean Baudoin, Iconologie ou les Principales choses qui peuvent tomber dans la
pensée touchant les Vices et les Vertus, sont représentés soubs diverses figures..., Paris,
1643 (lre éd. 1627), Préface (é, e ij). Cette préface adapte celle de Cesare Ripa (édition
consultée de 1625, Milan) : «II secondo modo delle Imagini abbraccia quelle cose
che sono nelThuomo medesimo, o che hanno gran vicinanza con esso, come i
concetti, & gli habiti, che da'concetti ne nascono, con la frequenza di molto attioni
particolari; & concetti dimandiamo senza più sottile investigatione, tutto quello, che
può esser significato con le parole...» {Proemio, non paginé). Noter que Baudoin ne
parle pas d'allégorie mais seulement des «Images crées par l'homme». Dans sa pré
face, assez confuse, Baudoin tient à ce que l'Image, par rapport à la chose qu'elle si
gnifie, observe d'une part «les qualitez, les raisons, les propriétez, & les accidents
d'une chose qui peut être deffinie», d'autre part «la ressemblance la plus naïfve, qui
servira, par manière de dire, comme d'une Rhétorique muette». De fait, en précisant
sa pensée, on s'aperçoit que Boudoin mélange toutes ces catégories qui apparaiss
aient plus clairement chez E. Tesauro. Tesauro, op. cit., chap. VI à ΓΧ, 1992, dis
tingue entre 2 éléments 3 rapports qui peuvent exister : 1 - un rapport conventionn
el; 2 - un rapport qui tient à «une relation attributive d'un ordre quelconque» (cet
ordre pouvant être de manière, d'instrument (l'épée pour la guerre), du lieu et de la
situation, de la partie pour le tout); 3 - un rapport qui tient à la ressemblance (de s
imil tude) (le porc épie et ses piquants et le capitaine et ses armes). Ces 3 types de
rapports donnent trois types de signes et 3 types de métaphores : métaphore ambig
ue,d'attribution, de ressemblance. C'est à ces deux dernières catégories que corres
pondent, imparfaitement, les deux distinctions de Baudoin.
94 Ausone, op. cit., p. 33.
312 FRÉDÉRIC COUSINIÉ

naie, s'il peut s'agir encore d'une allégorie, qui n'insistera pas sur les él
éments intellectuels et culturels qui relèvent du signifié, mais plutôt sur ce
qui pourra exprimer ce passage, cette conversion, d'un signifiant (sonore) à
un autre signifiant (visuel), d'une forme et d'une réalité matérielle à une
autre95.
Plutôt que des attributs positifs dont sont chargées la plupart des all
égories fondées généralement sur des métaphores d'attribution, il me
semble dès lors significatif que l'Écho de Poussin exprime sa spécificité par
le corps même de la figure, c'est-à-dire par ce que la théorie donnait
comme un autre moyen expressif de l'allégorie fondée cette fois sur une
métaphore de ressemblance. Une telle allégorie va privilégier des caracté
ristiques internes et propres à la figure, telles que son attitude, la disposi
tion de ses membres, son «air», «la proportion des traits, de l'esclat du
teint, & de ce qu'on appelle, le je ne sçay quoy»96. Ici, et c'est toute l'original
ité du tableau de Poussin, on remarquera que ces éléments sont définis de
façon négative. Écho est caractérisée par son absence de pieds, confondus
dans la masse rocheuse ombrée, par la disparition de ses mains réduites à
deux taches indistinctes, par le «flou» et la moindre définition générale de
sa forme, par la pâleur et l'affaiblissement de la couleur. La question de la
représentation reste pourtant posée : en quoi cette figure, ainsi picturale-
ment définie, peut-elle être effectivement perçue non seulement comme
l'expression évidente du destin de la nymphe (sa disparition progressive),
mais également comme une expression visible de sa nature sonore?
Au prix d'un déplacement de nos propres catégories perceptives vers
celles du XVIIe siècle, les hypothèses scientifiques déjà évoquées per
mettent de faciliter une telle lecture. L'identité physique relative supposée
entre son et lumière légitime un passage à une certaine visibilité du son :
l'une (la lumière) pouvant, a priori, valoir pour l'autre (le son). La lumière
et le son échappent pourtant à une perception, et par là-même à une repré
sentation «en soi» de leur être qui reste invisible. Mersenne pouvait même
se demander si sa recherche portait sur un «objet» et visait bien un «estre
réel» qui existerait indépendamment de sa perception : «car il s'en trouve

95 Selon Eco, op. cit., p. 73-74, qui reprend les catégories de Peirce de Légisigne
(«une loi qui est un signe»), de Sinsigne (réplique concrète (chose, événement) du
Lésigne), et de Qualisigne («une qualité qui est un signe (...) comme le ton de la voix,
la couleur et l'étoffe d'un vêtement»), le signe artistique est «un Sinsigne qui est auss
iun Qualisigne». Dans ce shéma on pourrait dire que l'allégorie recherchée devra
insister sur la composante «qualisignique».
96 Baudoin, op. cit. , Préface (é iij).
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 313

plusieurs qui croyent que le son n'est rien, s'il n'est entendu, & que c'est
une simple impression de l'air qui ne doit point estre appellee Son, s'il n'y a
quelque oreille qui l'entende»97. Son et lumière ont bien une réalité mais
celle-ci ne se révèle à nous que par le contact, «les incidences, &
reflexions», qu'ils établissent avec les différents corps présents au monde,
dont celui de l'observateur. Reprenant le vocabulaire aristotélicien, Mer-
senne écrit ainsi que «nul accident n'est sensible non plus que la lumière, si
ce n'est par le moyen des corps qui soustiennent les accidents, & qui leur
donnent l'estendue». La lumière se révèle par les couleurs des objets («l'on
peut dire que les couleurs ne sont autre chose que la differente immersion
& reflexion des rayons»), comme les sons par «les différents mouvements
de l'air». Son et lumiere sont ainsi engagés dans une double dialectique :
entre invisible et visible dans le cas de la lumière qui ne se rend visible
qu'en rendant visible («nous ne voyons que des superficies colorées»);
entre invisible et audible dans le cas du son qui ne devient perceptible que
dans «le mouvement de l'air sensible», sans que l'on puisse pourtant
encore imaginer la visibilité du son même98. Cette essentielle invisibilité se
renforce pour Mersenne de deux limites perceptives : l'impossibilité
d'isoler son et lumière comme entités indépendantes (la lumière ne peut
subsister indépendamment de sa source lumineuse, tout comme le son du
mouvement de l'air)99; l'impossibilité pour l'esprit de mesurer, et à plus
forte raison de comparer la vitesse, la «force» et la «violence» de ces phé
nomènes dont il est cependant affecté100. Ainsi confronté à de telles
contraintes perceptives et représentatives, il semblerait que soit vaine l'en
treprise de représenter dans la peinture «l'image de la voix». Deux opportun
ités sont pourtant ouvertes qui tiennent justement à cette façon dont son
et lumière «touchent» aux objets du monde. L'une, générale, en déduit l'a
ffirmation d'une possible et réciproque convertibilité du sonore et du visuel.
Cette possibilité, dont la figure d'Écho est l'expression même, est déve
loppée par Mersenne qui en note les effets dans le processus de la percept
ion. L'autre, plus précise, va permettre de penser et de réaliser plastique-
ment cette convertibilité, en s'autorisant de la relativité de l'identité
physique du son et de la lumière qui rendent compte, de façon inégale, des
qualités des corps qu'ils rencontrent.
Mersenne semblait tout d'abord presque atteindre à une «figuration»
non seulement visuelle mais multi-sensorielle du son, ainsi qu'à son acces-

97 Marin Mersenne, op. cit., p. 1.


98 Ibid., p. 44-45, sur cette question de l'invisibilité du son et de la lumière.
"Ibid., p. 45-46.
100 Ibid., p. 46.
314 FRÉDÉRIC COUSINIÉ

sion simultanée à une «intelligibilité», et ce grâce à la notion de «mesure».


D'après l'instrument ou l'objet dont il est issu, le son pourrait acquérir cer
taines «dimensions» et être doté d'une longueur (assimilée à sa durée),
d'une largeur (assimilée soit à la propre largeur de l'instrument, soit à la
«force» du son), d'une profondeur (liée à l'échelle de gravité des sons),
comme de qualités relevant de l'aigre, du rude, du doux, du clair, de
«l'étouffez», etc101. Dans cet exemple, qui restera sans suite, Mersenne
rejoint la compréhension moderne de la perception, fondée sur la «corre
spondance» des sens, leur «communion» ou «coexistence» pour Merleau-
Ponty102, où une synesthésie telle qu'elle est critiquée et repensée par
Jean-Luc Nancy qui parle de «contagion et transport des Muses»103.
Chaque sens non seulement peut se traduire et s'échanger en un autre, l'un
pour l'autre, mais ne peut que s'échanger à l'autre, aux autres, dans une
continuelle circulation, pour pouvoir être perçu, c'est-à-dire, en fin de
compte, être pensable et dicible. Dans la question des «dimensions» du
son, Mersenne met ainsi en évidence ce que Louis Marin nommait la
«convertibilité» du dire et du voir104, c'est-à-dire l'affirmation théorique
d'un possible et réciproque passage d'un ordre de phénomène à l'autre. En
supposant également que la lumière n'est elle-même qu'un mouvement de
l'air» différent seulement du son par le sens touché, Mersenne évoque jusqu'à
la possibilité d'une vue «par les oreilles» et d'une écoute «par les yeux, que
semblent corroborer les exemples poétiques {Enéide : Turn clarìor ignis
uditur, ou Visaeque canes latrare per umbram), et les textes sacrés {Exode,
20, 18, où le peuple «voyait» la voix de Dieu et le Son des Trompettes). Ce
qui se fondait sur une invention poétique (la métaphore), ou sur une
notion théologique (l'épiphanie du Verbe divin), semble désormais égal
ement s'appuyer sur une physique et une physiologie.

mIbid., p. 28-29.
102 Voir Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, 1976 (1945), 2e
partie, chap. II, Le Sentir. Voir en particulier p. 255-280 sur la «coexistence» des
sens, «l'engrenage l'un sur l'autre des domaines sensoriels», la «synesthésie» comme
«règle» de la perception (p. 265), etc.
103 Ici se poserait la question de la différence ou de l'identité des sens, de leur
«correspondance», de leur «intégration» ou de leur «unité synesthésique», de leur
hiérarchie (le primat souvent supposé au toucher), de leur rapport aux différents
arts, etc. Voir tout spécialement Jean-Luc Nancy, Pourquoi y a-t-il plusieurs arts et
non pas un seul?, dans Les Muses, Paris, 1994, chap. I et surtout p. 42-51. Voir aussi
Louise Vinge, The Five Senses. Studies in a Literary Tradition, Lund, 1975 (pour un
panorama du thème dans la pensée et la littérature); voir aussi, pour le domaine rel
igieux, Davide Chiderser, op. cit., qui repère et analyse ce thème de la synesthésie
dans l'œuvre de saint Augustin.
104 Louis Marin, op. cit., p. 330.
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 315

Cette équivalence entre deux phénomènes comme entre deux sens -


«comme si le Son & la lumière, & l'œil & l'oreille n'estoient qu'une mesme
chose» - s'étend à un troisième terme qui est l'entendement. L'usage cou
rant de la langue confirme bien cette triple identité du voir, de l'entendre et
du comprendre, avec cependant, au XVIIe siècle, une ambiguïté sur la hié
rarchie et l'identité même de ces facultés. Depuis Aristote l'ouïe est en effet
liée à l'autorité de la Parole qui emporte les convictions, mais c'est la vue
qui donne les plus riches informations à l'esprit. Un argument de Mersenne
donne la mesure de la complexité du problème : «l'on peut dire que l'on
voit mieux une chose lors que l'on en list la description, ou qu'un homme
éloquent en parle, que si on la voyait avec les yeux»105. Censé démontrer la
force du Verbe, l'exemple choisi révèle en fait l'entrelacement, le recouvre
ment, la conversion ou même la confusion des trois domaines. C'est dans
l'opération de la lecture, à la fois vision (optique), audition (l'écrit renvoie à
un oral), et compréhension, que la confusion devient inextricable. De ce
que son et lumière, ouïe et vue, mais aussi les autres sens, transmettent un
ensemble d'informations sur les propriétés (ou qualités) des objets avec les
quels ils entrent en contact, Mersenne tire deux conséquences. D'une part,
les différents sens se distingueront par la plus ou moins grande quantité et
«clarté» des propriétés qu'ils transmettront à l'esprit (la vue devenant ici
finalement le sens privilégié). D'autre part, cet esprit même «qui descouvre,
& qui comprend toutes sortes d'objets & de proprietez, peut recevoir le
nom de tous les sens; comme il arrive quand on dit que l'on gouste, que l'on
touche, que l'on void & que l'on oyt le discours & les raisons de
quelqu'un»106. Dans la démonstration de Mersenne la triple équivalence des
deux sens principaux et de la compréhension devient, en dernier lieu, réso
lution et réduction dans le seul ordre privilégié de l'entendement.
Reconnaître, dans le processus général de la perception, la convertibil
ité des deux sens n'indique cependant pas ce qui va pouvoir, dans la singul
arité de la figure d'Écho, exprimer et rendre perceptible ce passage d'un
phénomène à l'autre, articuler le visible à l'audible, donner l'audible
comme un certain visible. C'est ici qu'il faut se rappeler que Mersenne ou
Kircher posaient certes le son dans un rapport d'identité et de convertibil
ité avec la lumière, mais dans un rapport essentiellement inégal, où le son
se définissait en partie négativement par rapport à la lumière, tout comme
la vue se révélait plus parfaite que l'ouïe. Dans ce système, le son ne res
titue qu'une moindre information sur les qualités et les propriétés du réel,

105 Marin Mersenne, op. cit., p. 47.


106 Ibid., p. 47.
316 FRÉDÉRIC COUSINIÉ

il offre un caractère essentiellement fuyant et déceptif, il se signale par la


non instantanéité de son mouvement. Les caractéristiques picturales négat
ives d'Écho que nous avons distinguées dans le tableau de Poussin - dispa
rition de ses extrémités, «flou» général et atténuation de la couleur, évoca
tionpar ces moyens d'un processus de transformation qui s'effectue dans
la durée - renverraient à cette visibilité seconde ou relative qui serait celle
du son. Dans le processus pictural, ces catégories correspondraient aux
catégories de l'ébauche, de l'esquisse, ou de l'inachevé107. La figurabilité
visuelle d'Écho serait ainsi réalisée en la présentant bien comme un corps
visible, mais comme un visible dégradé, résultat d'une convertibilité imparf
aitedu son et de la lumière.
Nous retrouvons ici le système perceptif déjà évoqué d'Aristote, sys
tème ouvert et subtilement hiérarchisé intégrant la catégorie des êtres invi
sibles «par nature», mais qui en fait ne le sont pas ou «qu'à peine». Cette
dernière catégorie qui est celle, énigmatique, des êtres «sans pieds» ou des
fruits «sans noyaux», relève de ce qui est défini dans la Métaphysique
comme la «privation»108. La privation y est donnée comme l'absence chez
un sujet d'une certaine qualité. Le concept est important dans le système
d'Aristote et, tout comme Écho, il recoupe les domaines de la logique (le
problème de la négation et des contraires qui joue dans la métaphore
d'opposition), de la biologie, de la physique, de l'ontologie. C'est notam
mentla privation qui permet qu'il y ait non pas un seul être qui serait abso
lument «Un», mais une pluralité d'êtres qui offrent plus ou moins de dif
férences en étant dotés de plus ou moins de qualités, ce qui est la condition
nécessaire au changement et à la génération matérielle des choses109. Sous
ce rapport, l'invisible sera considéré non seulement comme ce qui n'a pas

107 Sur ce thème, et dans un autre contexte intellectuel, voir André Chastel, «Le
fragmentaire, l'hybride et l'inachevé», dans Fables, Formes, Figures, t. 2, Paris, p. 33-
44.
108 Aristote, La Métaphysique, (trad, de J. Barthélemy-Saint-Hilaire revue par P.
Mathias), Paris, 1991, livre 5, chap. 22, p. 202-203. Cette notion est encore reçue par
Scipion Dupleix qui en retient surtout l'importance pour la génération des choses
naturelles : le sujet (sa matière) ne peut être transformé et changé en une nouvelle
forme que si il y a une «privation» de sa forme initiale, «parce que si la matière n'es-
toit privée de sa forme precedente, nulle autre forme n'y pouvant succeder, la place
estant encore occupée, rien ne s'engendrerait au monde», op. cit., Livre II, chap. 2,
p. 119. Elle est rejetée comme principe physique dans le Dictionnaire de Furetière
(1690) : «(Privation), terme de Physique, est un principe chymérique et négatif qu'A-
ristote a voulu joindre à la forme et à la matière pour constituer un corps naturel. Il
ne signifie qu'absence de la forme future». Sur cette notion voir YEncyclopédie philo
sophique universelle, Paris, 1990, t. 2 («Les Notions philosophiques»), p. 2042.
109 Ibid., Livre X, chap. IV, p. 340-343.
IMAGO VOCIS : ÉCHO, «IMAGE DE LA VOIX» 317

de couleur, mais également comme «ce qui n'a qu'une couleur insuffisante;
de même qu'on appelle apode, ou ce qui n'a pas du tout de pied, ou ce qui
n'en a que de mauvais». Il me semble que c'est de ce type d'invisibilité -
invisibilité relative, associée au concept de «privation» mais pouvant de ce
fait accéder à une forme de visibilité - que relève la figure d'Écho, figure
«apode», d'une couleur insuffisante, n'ayant de qualité «qu'en petite quant
ité», saisie dans ce processus de transformation du visible vers l'invisible,
entre visible et invisible, image et voix. Il me semble également que ce sont
ces caractéristiques picturales définissant Écho qui font advenir cette
représentation comme la figure même du «manque», de l'incomplétude et
de la privation, par rapport à la plénitude qui peut être celle de l'être vivant,
mais aussi de l'allégorie traditionnelle, de la lumière, et encore de l'art
achevé et de cette parole originaire qu'Écho ne peut que répéter. C'est du
cumul même de ces lacunes et d'une sorte de mise «bord à bord» des
limites et des moyens extrêmes de la représentation, que va se révéler à la
perception cette limite absolue de la représentation visuelle, la Voix.

Frédéric Cousinié

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