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ÉDITO

Par Belkacem Bahlouli

Un jour dans la vie


“J
’ai encore du mal à croire que, cinquante ans plus tard, dissonances de la chanson-titre au final en apothéose de “A Day in
nous soyons encore en train de travailler sur ce projet the Life”, ce collage sonore surréaliste, l’atmosphère que distille ce
avec une telle passion. Et il y a de quoi être un peu disque reste toujours douce, parfois même nostalgique. C’est aussi
étonné de voir comment quatre gars coachés par un le premier album noyé d’effets spéciaux. Le studio y est utilisé
grand producteur accompagné de ses ingénieurs ont réussi à comme un instrument à part entière – travail déjà entamé sur le
concrétiser une œuvre d’art aussi durable.” La formule est de Paul précédent opus avec notamment l’inégalable “Tomorrow Never
McCartney lui-même qui, malgré le demi-siècle écoulé depuis la Knows” – mais poussé à son paroxysme par la virtuosité et même
sortie de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, est encore surpris le génie de George Martin, l’architecte sonore de cette œuvre ul-
du succès – et de la qualité – rencontré par cet album ô combien time. Affirmer sans ambages que Paul, George, John et Ringo, une
innovant, surprenant, ouvrant la voie au fois enfermés dans les studios d’Abbey Road,
renouvellement du rock. Rien ne sera plus à Londres, ont inventé un son est largement
pareil après la sortie de ce 33-tours unique en dessous de la vérité : mais en créant ce
dans l’histoire de la pop music. Ringo Starr, standard de production, ils en ont fait un
quant à lui, précise : “Sgt. Pepper a su cap- chant du cygne. Car depuis, force est de le
turer l’ambiance de cette année, et il a égale- reconnaître, on a rarement fait mieux. Et
ment permis à beaucoup d’autres personnes bien que le Double Blanc soit aussi une mer-
de se lancer dans une carrière de musicien.” veille, il montre à l’évidence que le génie des
Car oui, il fallait trouver une suite après le quatre garçons dans le vent a pris toute sa
sidérant Revolver, sorti en 1966 : être à dimension dans ces treize titres
l’avant-garde de la pop n’est pas une siné- inoubliables.
cure et préserver le statut du groupe le plus Dire qu’en cinquante ans cet ensemble de
créatif de sa génération n’a pas été une joyaux pop n’a pas pris une ride relève de
mince affaire. Imaginer la pression dans l’euphémisme : sa remasterisation, en 2009,
laquelle se trouvaient les Fab Four donne en avait déjà montré la qualité et l’incroyable
une idée du vertige. Créer un album aussi profondeur. Et pour célébrer le jubilé du
complexe, profond et innovant n’est pas Sergent Poivre, Macca et Ringo ont mis les
donné à tout le monde. Les K inks, les petits plats dans les grands. Le coffret,
Stones, les Beach Boys – pourtant auréolés somptueux, assorti de nouveaux documents
de frais avec le fantastique Pet Sounds –, sonores inédits – bien que certains circulent
n’en sont pas revenus. Jagger et Richards, en pirate depuis des décennies – et accom-
six mois plus tard, en décembre, iront même pagné d’images mises en scène dans un do-
jusqu’à pasticher quelque peu la pochette de leurs confrères/chal- cumentaire aussi passionnant que poignant, prouve à quel point le
lengers avec Their Satanic Majesties Request et plongeront dans travail de fou qui aboutira à cet ouvrage unique a été ardu. On est
un psychédélisme bon ton, mais loin d’être aussi élaboré que celui loin des débuts, très loin même. On a oublié tous les “She Loves You”
des Quatre de Liverpool. et autres “I Wanna Hold Your Hand” pour entrer dans la stratos-
Car cet album regorge d’une richesse jusqu’ici encore inégalée – et phère de la composition, du songwriting – les textes deviennent
© LORAINE ADAM

les mots sont pesés : l’écriture, le concept, la forme, le son ou l’esthé- ésotériques, ardus, pointus – et cela rend davantage cet ouvrage
tique sont d’une rare perfection et les superlatifs manquent encore indispensable. Pas moins. Et pour cela, on leur devait bien la cou-
pour réussir à qualifier une œuvre d’une telle densité. Du jeu sur les verture du magazine que vous tenez entre les mains.

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Avec pour chefs de file Pokey LaFarge,
Handsome Family ou les Shovels & Rope,
le vintage US est en plein revival. Ces
artistes composent en direct la BO de ce
nouveau boom fifties/sixties d’une Amérique
idéalisée. Ainsi se multiplient, aussi bien au
États-Unis qu’en France, concerts, festivals,
manifestations spécialisées et autres
brocantes dédiés à la musique,
aux vêtements, au design et autres objets
du culte en provenance d’outre-Atlantique.

PA R DENIS ROULLE AU
PHOTOGRAPHIE DE NATE BURRELL

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ROCK AROUND
Pokey LaFarge, nouvelle icône
du rock millésimé, entouré
de son groupe.

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C
explique Denis Schwok, inspirateur et orga- Harley Davidson, Steppenwolf, toutes les
nisateur de l’American Tours, festival images et la musique de cette Amérique où
tourangeau (du 7 au 9 juillet 2017) unique en rien ne paraissait impossible et interdit.
Europe, qui propose sur le même site, en plus Aujourd’hui, à l’âge de 63 ans, j’aime me
d’une programmation musicale de première replonger dans cette période, certainement
division (ZZ TOP, Les Insus, Brian Setzer’s idéalisée, car la vie n’était pas aussi facile que
Rockabilly Riot, Vintage Trouble…), de mul- ça.”
tiples univers placés sous l’égide de la
bannière étoilée : Rockabilly, Moto & Si Denis Schwok se défend d’être un inté-
Kustom, Country, Rodéo & Western, Camp griste du vintage – comme le démontre une
ontrairement au style rétro de GI’s 1945, sans oublier un gigantesque de ses récentes acquisitions, un vieux poste
qui désigne le plus souvent des éléments marché vintage de 3 600 mètres carrés. “Le de radio datant de 1945, rénové avec la fonc-
neufs conçus pour imiter un style passé, le vintage, c’est surtout un art de vivre et une tion Bluetooth ! –, il n’aime rien tant, après
vintage désigne tout objet ancien datant de passion. Pour moi, tout a commencé à l’âge de une réunion avec des banquiers, que d’enfiler
l’époque où il a été créé et par extension, 14 ans, grâce à la mobylette. Sur cet engin, j’ai santiags et jean 501, et de partir en virée sur
aujourd’hui, tout ce qui ne relève pas de l’imi- parcouru la centaine de kilomètres qui son antique moto. “Contrairement à mon cas
tation, comme le rétro donc… N’en jetez plus, séparent Genève de Montreux afin d’assister personnel, certaines personnes vivent vintage
les contours du phénomène sont assez flous aux concerts de Led Zeppelin et de Jimi 24h/24, notamment les rockabilly, qui se
pour que même les spécialistes s’y perdent : Hendrix. Cela marque un homme, même si je comportent comme s’ils évoluaient dans les
“Tout cela est très controversé. Certains esti- ne me rendais pas compte à l’époque que années 1950, avec un look uniquement consti-
ment que seules les années 1940, 1950 et 1960 j’avais la chance de participer à des événe- tué de pièces d’origine. Le plus amusant dans
peuvent prétendre au titre d’années vintage, ments historiques. J’ai ensuite passé mon tout cela, c’est que tout le monde est un peu
d’autres poussent le curseur jusque dans permis moto à l’âge de 16 ans et cela ne m’a vintage sans forcément s’en rendre compte : si
les 80’s, après c’est beaucoup trop récent…”, plus lâché. J’étais fasciné par Easy Rider, porter aujourd’hui un 501, un Perfecto et des
Converse est entré dans les mœurs, il n’en reste
pas moins que ces vêtements évoquent tou-
1 2 jours pour moi le rêve américain et que je
n’oublie pas que les teenagers qui s’habillaient
ainsi dans les années 1950 étaient considérés
comme des voyous et se voyaient refuser l’en-
trée de leur campus universitaire !”

L
’association Fifties Sound organise
depuis 1995, notamment au
Balajo, à Paris, et à la guinguette
de Champigny-sur-Marne, des
soirées rock’n’roll, des brocantes vintage, des
shows burlesques, des apéros swing et des DJ
set 40’s/50’s. “Je suis tombée dans le vintage
il y a une dizaine d’années, en rencontrant
des ‘forties’ dans une brocante organisée par
Fifties Sound. Être ‘forties’, c’est vivre exclu-
sivement dans les années 1940 au quotidien,
que ce soit en termes de mobilier, de musique
ou de fringues,” raconte Nadia Sarraï-
Desseigne, attachée de presse, dont la
pimpante garde-robe ne saurait démentir ses
propos : robes rockab’ à jupon et à fleurs,
3 vestes très épaulées, chaussures compensées
4
en semelles de liège, coiffure crantée sous
turban, bijoux en bakélite… Cette mode por-
GÉNÉRATION COUNTRY
Dans nos contrées latino-européennes, la country fait trop souvent figure de hobby folklorique pour tée durant les heures les plus sombres des
seniors associatifs épris de rêve américain en chapeau Stetson et bottes de cow-boy. Elle réunit pourtant années 1940 symbolisait alors une forme de
depuis de longues années dans l’Hexagone une large communauté d’irréductibles qui se retrouvent combat afin de maintenir envers et contre
dans de multiples festivals dédiés à ses différents courants, à la danse, au rodéo et autres villages tout une représentation de la féminité et de
d’indiens et de cow-boys reconstitués. Musicalement, après l’émergence de la country alternative dans l’élégance. Elle véhicule aujourd’hui la nos-
les années 1980 (Jayhawks, 16 Horsepower), le genre tend à conquérir un nouveau et jeune public talgie d’un âge d’or où l’ habit faisait
européen, grâce notamment à des musiciens comme Daniel Romano (photo 3) ou The Deslondes (4). véritablement le moine. “Pour les hommes,
Une conquête à mettre également au crédit de deux duos américains, couples à la ville comme à la outre le costume à pantalon large et la mini-
scène, qui pratiquent une country décomplexée mâtinée de folk et de rock’n’oll, dénommée “Gothic cravate, la panoplie des 40’s est plus
Americana”. The Handsome Family (2) a ainsi été découvert par des millions de téléspectateurs en 2014
restreinte. Mais j’ai découvert des pièces fas-
grâce à “Far From Any Road”, chanson générique de la série True Detective. Quant à Shovels & Rope (1),
cinantes, comme ces zoot suits confectionnés
ils se sont notamment distingués en réalisant The Ballad of Shovels and Rope (2014), documentaire
étonnant et intimiste plusieurs fois primé, qui retrace la vie quotidienne des deux musiciens. sur mesure, qui rappellent la tenue de Cab
© DR

Calloway : chapeau en feutre à large bord,

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1 2
3
ROCK’N’ROLL ATTITUDE
Retour en force du rock pour
ces adeptes, qui alignent passes et
figures (1). Dans les grands meetings,
comme ici à l’American Tours,
on peut découvrir la monte façon
cow-boy sur des quarter horses (2),
s’offrir une coupe pour arborer
un vrai rockabilly hairstyle (3)
ou admirer des spécimens customisés
de mythiques Harley Davidson (4).
Les shows de rodéo y attirent aussi
une foule de passionnés (5), comme
les imposants trucks américains (6)
et le spectaculaire tractor pulling (7).

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American Graffiti

La Montmartroise
Nadia Sarraï-
Desseigne, figure
emblématique du
Paris vintage.

E
n partie autobiographique (ado- passage à l’âge adulte des principaux prota- années cinquante que les sixties, comme si
lescent dans les sixties, George gonistes. Au bout de la nuit, à l’heure du “le rock’n’roll n’avait pas cessé de descendre
Lucas est toujours aujourd’hui un choix (partir ou non à l’université ?) et sur la pente depuis la mort de Buddy Holly”
grand collectionneur de voitures fond de guerre du Viêtnam, les quatre (pour reprendre la réplique de John Milner,
anciennes et de vinyles), American Graffiti copains se sépareront à l’aéroport et connaî- au début du film). Maniaque jusqu’au bout du
est le premier teen movie rock de l’histoire, tront des destins divers. Tourné en seulement microsillon, Lucas a même choisi le titre,
celui qui a établi les canons d’un genre dont vingt-huit jours avec un budget très serré de American Graffiti, en hommage au tube de
il a, par son immense succès, contribué au 775 000 dollars, American Graffiti sort du lot Chuck Berr y, “A lmost Grown”, dont il
développement. C’est aussi, rétrospective- grâce à une réalisation enlevée, une structure reprend les initiales. En 1973, au moment de
ment, une bible animée et un inventaire de scénaristique originale (les quatre histoires la sortie, la compagnie Universal n’y croit pas
nombreux éléments qui constituent l’esprit évoluent parallèlement avant de converger) beaucoup et envisage même une simple dif-
vintage. En 1962, dans une petite ville cali- et une bande-son hallucinante qui aspirera fusion télé avant de le passer définitivement
fornienne, Cur t Henderson (R ichard plus de 10 % du budget en achat de droits. à la trappe. Il faudra l’intervention de Francis
Dreyfuss) le rebelle, Steve Bolander (Ron Lucas, qui souhaitait que son film ressemble Ford Coppola, tout auréolé du succès de son
Howard) le gentil, Terry Fields (Charlie à un juke-box, a soigneusement sélectionné Parrain, pour que le film soit projeté dans les
Martin Smith) le puceau et John Milner chaque morceau en fonction des séquences, salles obscures, où il récoltera finalement
(Paul Le Mat) le cancre, s’apprêtent à vivre afin que la musique fusionne totalement avec 118 millions de dollars de bénéfices dans le
ensemble leur dernière nuit de lycéens. le décor et l’intrigue. Ainsi, “Runaway” (Del monde. Avec 7 millions de dollars en poche,
Courses de voitures en Ford Thunderbird et Shannon), “All Summer Long” (Beach Boys), George Lucas pouvait désormais acquérir les
Chevrolet chromée, flirts au coin du drive-in, “Ya Ya” (Lee Dorsey)… sont annoncés par le droits de Flash Gordon – qui lui échapperont
embrouilles avec une bande de Hells Angels… mythique DJ Wolfman Jack, dont les inter- finalement, l’obligeant à écrire lui-même son
American Graffiti décrit aussi bien la fin d’un ventions radiophoniques rythment le film. space opera. Ce sera son troisième film, il
âge d’or minutieusement reconstitué (à la Au final, les quarante et un hits de la bande- s’appellera Star Wars et c’est évidemment
limite du documentaire) que le difficile originale évoquent d’ailleurs davantage les une autre histoire…
© DR

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veste aux épaules rembourrées, pantalons à dans le salon de monsieur Tout-le-Monde rébellion, le flipper était le jeu rêvé pour tout
taille haute qui s’arrêtent au-dessus des che- non seulement un ornement décoratif origi- jeune mâle en pleine poussée hormonale qui
villes…” Que dire également de cette veste en nal, mais également un élément pouvait ainsi se défouler physiquement sous
jean d’ouvrier constituée d’étranges soufflets incontournable de l’American Way of Life. le regard aguicheur de pin-up déshabillées.
sur le côté ? Qu’elle était destinée à être por- Associé, dans l’imaginaire collectif, aux “Les clients me demandent souvent un
tée toute une vie durant, lesdits soufflets années 1960, ce système automatique de lec- modèle particulier, celui probablement sur
permettant d’absorber l’éventuelle prise de ture de disques vinyles popularisé par la lequel il jouait durant leur adolescence. Les
poids de son propriétaire au fil des années. firme Wurlitzer a pourtant connu son âge collectionneurs spécialisés, eux, ont souvent
Cet attrait pour la mode ouvrière américaine d’or entre 1938 et 1950. Une époque où il un champ de recherche plus restreint et thé-
du milieu du xxe siècle n’est pas sans rappe- était le seul moyen de diffusion publique, matisé : l’espace, le cinéma américain, les
ler les mods, ces jeunes lads anglais des dans des établissements plus ou moins clan- motos et, bien sûr, les flippers dédiés au rock
années 1960, toujours tirés à quatre épingles, destins, des disques de rythm’n’blues et de et à ses stars. Parmi les plus cotés figurent le
qui se pavanaient dans Carnaby Street au rock’n’roll, généralement interdits de diffu- Beatles – sorti par Williams en 1966 –, le
guidon de leur Lambretta. “Certains sion sur les ondes, de toute façon réservés Rolling Stones et le Kiss – tous les deux édités
membres des Forties sont d’anciens Teddy essentiellement à la clientèle blanche. “Dans par Bally en 1979 – , le Heavy Metal
Boys issus des bandes qui ont écumé le bitume le même esprit que le juke-box, mais pour un Meltdown – encore signé Bally, en 1987 – et
parisien dans les années 1980. Quelques-uns budget plus modéré – on peut en trouver à le Capt. Fantastic — là aussi créé par Bally et
sont de véritables puristes qui avouent, par partir de 1 500 euros – et avec la dimension datant de 1976.” Dessiné par l’un des gra-
exemple, ne pas aimer les Beatles, car ils phistes star du design de glaces de
estiment que les quatre garçons dans le flipper, Dave C hristensen, Capt.
vent ont tué le rock’n’roll durant la
fameuse british invasion de 1964.” Un
J’étais fasciné Fantastic est un bel exemple de rock
appliqué au billard électrique. Elton
avis tranché qui ne manque pas de sel,
quand on se souvient que John Lennon par Easy Rider, John y apparaît dans le rôle du Pinball
Wizard, le champion de flipper qu’il

Harley Davidson,
en personne avait déclaré que le rock interprète dans le film Tommy, de Ken
était mort en 1958, date du départ à Ru s s e l . C o m m e à s o n h a b i t u d e ,
l’armée d’Elvis Presley ! Musicalement, Christensen intégra discrètement parmi
un circuit parallèle très actif est composé
de jeunes pousses qui croisent le manche Steppenwolf, les personnages certains de ses amis et
représenta même Adolf Hitler à l’ex-
avec des artistes mythiques du répertoire
américain. “D’authentiques et excellents toutes les trême droite (évidemment !) de la glace.
Bally en fabriqua 16 155 exemplaires, un

images et la
nouveaux musiciens évoluent sur cette chiffre record qui explique que, si vous
scène. Ce ne sont pas seulement des féti- avez de la chance, vous pouvez encore
chistes à la recherche perpétuelle de la croiser un Capt. Fantastic oublié au fin
Gretsch et de l’ampli qui vont bien. Au
rayon des gloires, j’ai pris des claques musique de cette fond d’un bar situé au fin fond de La
Creuse. “Au tournant des années 1970-

Amérique où
monumentales devant les concerts de 1980, les propriétaires de bar et salles de
l’immense Wanda Jackson, de Lloyd jeux se débarrassaient en masse de leurs
Price, l’auteur de ‘Personality’ et de flippers mécaniques afin d’acquérir les
‘Stagger Lee’, et de Deke Dickerson,
incroyable guitariste à double manche rien ne paraissait modèles électroniques de nouvelle géné-
ration. Il m’est déjà arrivé de tomber par
dont la surf music comble le chaînon
manquant entre les fifties et les sixties. Il
s’agit, à ma connaissance, du seul milieu
impossible. hasard dans des entrepôts qui abritaient
des flippers empilés les uns sur les autres,
complètement laissés à l’abandon.
rock où tout le monde se mélange, race, Aujourd’hui, les bonnes affaires insoup-
religion et milieu social confondus, du ludique en plus, le flipper reste un incontour- çonnées n’existent quasiment plus, mais il
moment que la musique est bonne. La danse nable qui a actuellement le vent en poupe. reste toujours ces fabuleuses machines vin-
est également très importante, que ce soit le Plus de 90 % de mes clients sont des particu- tage que je prends plaisir à restaurer et à
jump, le jive, le swing, le rock’n’roll… liers lambda qui souhaitent installer dans entretenir dans les règles de l’art et avec, le
Franchement, parfois j’ai l’impression d’être leur salle de jeux, où se trouvent déjà très plus souvent, des pièces d’origine.”

T
au cœur d’une scène du film American souvent un baby-foot et un billard, ce jeu
Graffiti (lire ci-contre). Ce n’est que du d’arcade à monnayeur typiquement améri- ant qu’il y aura des hommes, l’esprit
bonheur !” cain”, précise Antoine Janod, de la société vintage, quelle que soit sa forme,

L
Renoflipp, un professionnel des jeux auto- loin de faire les frais du “déga-
e vintage US n’est évidemment pas matiques de la région tourangelle. Car s’il y gisme” ambiant, prend non
seulement réservé aux différentes eut bien des tentatives plus ou moins heu- seulement racine mais fait également des
et innombrables communautés reuses de production locale de flipper en petits, se réjouit de constater finalement Nadia
archi-lookées, capables d’identi- Italie, Espagne et France (la marque Rally !), Sarraï-Desseigne : “C’est un petit milieu, mais
fier dès la première mesure tel ou tel morceau les trois géants historiques du secteur, très dynamique, et surtout international, avec
rockabilly de Buddy Holly avant que celui-ci, Gottlieb, Williams et Bally, logent chez de réelles connexions entre adeptes du monde
le traître, ne cède aux sirènes du rock’n’roll. l’Oncle Sam. Mal considéré dans les entier, facilitées par de nombreux festivals et
Très recherché et malheureusement de plus années 1950, où il fut interdit aux États- rassemblements. Dans cet univers, il n’existe
en plus onéreux (particulièrement les Unis, adopté par les adolescents des sixties pas d’autres frontières que celles de la passion,
modèles originaux), le juke-box constitue et des seventies pour qui il était synonyme de de l’authenticité et de la belle musique !” 

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FACE À FACE

COUCOU LES REVOILOU!!! qu’aucune autre, a posé les bases de la mu-


Eh bien, ça y est ! Nos chers bons vieux sique du diable. Quelques accords, et des
Rolling Stones sont annoncés de retour histoires simples, embrouilles et love sto- A-ha France @AhaFrance
chez nous pour une nouvelle tournée des ries du ghetto. Pal #Waaktaar-Savoy se confie au @Rolling-
compteurs. Oh ! bien sûr, ça va charrier ça Peut-on dire que Chuck Berry a inventé le StoneFra ! 1er extrait : aha-fr.com/a-ha_actualite…
rock’n’roll ? On n’en sait rien. Mais il lui a Encore un peu de patience, la suite à 16h
et là, n’en doutons pas. Trop vieux, trop fa-
tigués, trop chers… N’empêche, c’est peut- donné ce tte forme toujours moderne,
Ian Janes @ianjanesmusic
être, cette fois, la dernière occasion pour un transmise telles les tables de la loi du rock, So stoked that @RollingStoneFra gave my
paquet de jeunes générations d’aller visiter d’Elvis à Keith, à Jimi, à Angus, à Roger record 4/5 stars. Merci beaucoup! “One of the
le monument. Cela n’empêchera pas les Nelson, à Noel, à Jack. most beautiful albums of the year” #YESMAN
profanes de se reporter à Aftermath ou Repose pas en paix, vieux pirate. Descend
Beggars Banquet qui restent certes un direct aux enfers leur montrer c’est qui le nastou @slowslavic
la définition même d’une bonne surprise,
meilleur témoignage de ce qu’est – fut ?- ce diable. merci @RollingStoneFra & @columbia_fr
groupe, que ce que celui-ci devrait donner à Sylvain, Sucy-en-Brie jvais pouvoir me (re)poser dignement après
entendre sur scène en 2017. Il n’empêche, les partiels

“Dutreix,
ne faisons pas nos vieux aigris et rageux,
voir une première ou une dernière fois Vanessa Albertolli @VAlbertolli
Rdv le 20 mai au @PointEphemere avec @
Mick, Keith, Charlie et Ronnie ensemble, french_tobacco et @avivgeffen @GDP !

Lefred-Thouron,
ça sera pour beaucoup, une grande émo- En attendant bonne lecture @RollingStoneFra
tion. Vive les Stones 2017 ! #TheTobaccoTour
Norbert (par e-mail)
Georges Lang @GeorgesLangRTL

Beb Deum…
Expo à ne rater sous aucun prétexte ...
Rolling Stone France @RollingStoneFra
CHUCK FOR EVER EXPO - Quand Claude Gassian rencontrait
Merci à vous d’avoir fait honneur au roi Leonard Cohen
Chuck Berry. Merci pour cette story détail-
lée, passionnante, qui a dû en apprendre à
beaucoup, et pas seulement aux profanes.
Enfin, la BD Mkergo35 @mkergo35
Il aurait peut-être pu le faire un peu plus tôt .....
Rolling Stone France @RollingStoneFra

arrive en force
Il y a autant de version de ses hits que de Après l’Elysée, Hollande s’engage
légendes sur le vieux Chuck. Les condam-
nations pour vol à main armée dans sa jeu- Visit Duluth @visitduluth
Grand time hosting @RollingStoneFra

chez ‘Rolling
nesse, les conquêtes de 14 ans, les caméras
@75_belkacem shown here visiting @
dans les toilettes pour dames de son res- DuluthArmory where @bobdylan saw Buddy
tau, l’engueulade homérique et légendaire Holly in 1959. #AuthenticDuluth
avec Keith Richards immortalisée dans
Hail! Hail! Rock’n’Roll, l’embrouille en
mode escroc avec le PCF lors d’une fête de
l’Huma, les retards sur scène, les groupes
Stone’. Merci.” Marc Graffeuille @marcgraffeuille
Ce matin on a parlé français avec @frankturner
en session pour @RollingStoneFra chez
#GibsonParis
d e t o u r n é e r e c r u t é s à l ’a r r a c h e d a n s
chaque pays visité… Pierre-Alexandre Road Trip Agency @RoadTrip_PR.
Et puis donc, il y a toutes ces compos ma- “@PWRBTTMBAND, Le groupe à suivre”
gistrales qui ont bâti une œuvre qui, plus (Brest) selon @RollingStoneFra “Lol” en écoute

ÉCRIVEZ À Rédaction@rollingstone.fr @RollingStoneFra www.facebook.com/rollingstonefr www.instagram.com/rollingstonefrance


LA RÉDACTION

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CONTRIBUTEURS
ROLLING STONE FRANCE

ALAIN GOUVRION DIRECTEUR DE LA PUBLICATION :


Patrick Guérinet (patguerinet@positivemedia.fr)
JOURNALISTE ET AUTEUR

Journaliste et critique musical depuis plus
RÉDACTEUR EN CHEF :
Belkacem Bahlouli
de vingt-cinq ans, Alain Gouvrion a participé SECRÉTAIRES DE RÉDACTION :
Gaëlle Cazaban avec François Burkard
à la relance de l’édition française de Rolling RÉDACTEUR-GRAPHISTE : Maxime Orio,
Stone en 2008, d’abord comme rédacteur avec Laurent Bonin pour la couverture
en chef adjoint, puis comme rédacteur en chef
de 2010 à 2016. Il continue à collaborer à ce RÉDACTION : 53, rue Claude-Bernard, 75005 Paris
Tél. : 01 44 39 78 20
magazine en freelance, parallèlement à d’autres redaction@rollingstone.fr
projets éditoriaux. Ses centres d’intérêt incluent
la musique, le cinéma, la littérature et tout ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO : Kathleen Aubert,
Philippe Barbot, Yves Bigot, Philippe Blanchet,
ce qui relève de la pop culture. Pour ce numéro, Xavier Bonnet, Bertrand Deveaud, Pascal Duval,
il s’est plongé dans les arcanes du Sgt. Pepper’s Alain Frétet, Jeff Goodell, Alain Gouvrion,
Lonely Hearts Club Band des Beatles, chef- Vincent Guillot, Dom Kiris, Philippe Langlest,
d’œuvre pop et visionnaire qui célèbre cette Lefred-Thouron, Matt Murdoch, Bruno Patino,
Sophie Rosemont, Alma Rota, Jessica Saval,
année son 50e anniversaire. Pierre Stemmelin, Sébastien Spitzer,
Matt Taibbi, Silvère Vincent

FABRICATION :
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MATT TAIBBI DIRECTION DIGITALE :
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Alma Rota (arota@positivemedia.fr)

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américaine font les belles heures des pages
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après qu’on lui a retiré son accréditation pour Hélène Ritz (h.ritz@ajustetitres.fr), Benjamin
cause de “manque de neutralité” est avant tout un Boutonnet (b.boutonnet@ajustetitres.fr)
remarquable enquêteur. Dans ce numéro, celui qui Tél. : 04 88 15 12 44 – Fax : 04 88 15 12 49
67, avenue du Prado, 13006 Marseille
vient de publier Insane Clown President, analyse Numéro réservé aux dépositaires
avec profondeur les mécanismes de la Maison et diffuseurs de presse.
Blanche et surtout les guerres d’influences qui Réassort et quantités modifiables
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risquent de mettre en danger la pérennité de la
présidence de The Donald. PUBLICITÉ : Mediaobs – 44, rue Notre-Dame-
des-Victoires, 75002 Paris. Tél. : 01 44 88 97 79
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DIRECTRICE GÉNÉRALE : Corinne Rougé (93 70)
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DON MCCULLIN ASSISTANTE : Sonia Ichou (97 53)
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Ce grand reporter a vécu une journée assez
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demi-siècle, allant prendre des clichés sur 67400 Illkirch, France
tous les théâtres de guerre aux quatre coins E-mail : rollingstone@abopress.fr
de la planète. En juillet 1968, Apple Records Fax : 03 88 66 86 42
Abonnement : bulletins page 45 et page 82
lui demande s’il lui serait possible de prendre
une journée pour aller shooter les Beatles ROLLING STONE USA
à Londres, alors qu’ils venaient de publier Sgt.
EDITOR & PUBLISHER : JANN S. WENNER
Pepper et travaillaient déjà sur le Double Blanc,
pour un forfait de 200 livres sterling. “J’aurais MANAGING EDITOR : JASON FINE
payé moi-même cette somme pour pouvoir DEPUTY MANAGING EDITOR : NATHAN BRACKETT
le faire”, dira-t-il. Il immortalisera les Fab Four ASSISTANT MANAGING EDITORS : SEAN WOODS
dans diverses postures et de nombreux décors. SENIOR WRITERS : D. FRICKE, B. HIATT, P. TRAVERS
Dont notre photo de couverture est tirée. SENIOR EDITOR : CHRISTIAN HOARD
DESIGN DIRECTOR : JOSEPH HUTCHINSON
CREATIVE DIRECTOR : JODI PECKMAN
VICE PRESIDENT : TIMOTHY WALSH
PUBLISHER : MICHAEL PROVUS
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JEFF GOODELL HEAD OF DIGITAL : GUS WENNER
JOURNALISTE ET ÉCRIVAIN

Ce spécialiste des problèmes énergétiques


— EDITORIAL OPERATIONS DIRECTOR : JOHN DRAGONETTI
LICENSING & BUSINESS AFFAIRS : MAUREEN A. LAMBERTI
(EXECUTIVE DIRECTOR), AIMEE L. SCHECTER (DIRECTOR),
KATIRYA S. NIEVES (COORDINATOR)
et environnement écrit pour Rolling Stone USA
Copyright © 2017 by ROLLING STONE LLC. All rights reserved. Reproduction in
depuis plus de dix ans. Il signe systématiquement whole or in part without permission is prohibited. The name ROLLING STONE
des enquêtes très documentées, précises, sans and the logo thereof are registered trademarks of ROLLING STONE LLC, which
trademarks have been licensed to POSITIVE MEDIA.
fioritures, prouvant ainsi l’impact de l’homme
sur l’environnement, alors que le nombre ROLLING STONE N° 95 – MENSUEL, NUMÉRO JUIN 2017 — est une publication
éditée par POSITIVE MEDIA, SAS au capital de 1000 euros. RCS Paris 815 139 977.
de climatosceptiques continue d’augmenter. Siège social et rédaction : 53, rue Claude-Bernard, 75005 Paris.
Tél. : 01 44 39 78 20. Dépôt légal : 2 eme trimestre 2017. Diffusion :
Parallèlement, cet auteur prolifique a signé MLP. Numéro de commission paritaire : 1220 K 82240. ISSN : 1764-
nombre d’ouvrages faisant autorité sur ce sujet 1071. Imprimé par Aubin Imprimeur, France. Les documents reçus
ne sont pas rendus, et leur envoi implique l’accord
(dont un auréolé du Grantham Prize). Pour Rolling de l’auteur pour leur libre publication. © 2017/POSITIVE MEDIA
Stone, ce mois-ci, il est parti au pôle Sud enquêter
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avec des scientifiques reconnus sur un glacier “qui
risque de provoquer la plus grande catastrophe
de l’histoire”, selon ses propres termes.
LE PAPIER UTILISÉ POUR ROLLING STONE EST RECYCLABLE.
L’ENSEMBLE DE NOS EXEMPLAIRES EST COMPOSÉ DE PAPIERS CERTIFIÉS
PEFC, ISSUS DE FORÊTS GÉRÉES DURABLEMENT.
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SOMMAIRE ROLLING STONE
No 95 – JUIN 2017

L’ÉVÉNEMENT Los Angeles redevient l’une des capitales


68 “It was fifty years ago today” de la musique. Jonathan Wilson, l’homme le plus
En 1967, il y a tout juste cinquante ans,
les Beatles révolutionnaient la face en vue du rock-business, nous sert de guide.
du rock avec Sgt. Pepper’s Lonely Hearts
Club Band. Retour sur les coulisses
de l’enregistrement d’un chef-d’œuvre.

ÉDITOS
3 Un jour dans la vie
par Belkacem Bahlouli
16 My Back Pages,
par Bruno Patino
17 France, terre d’élections,
par Lefred-Thouron
18 La Playlist, par Dom Kiris
19 Sign O’The Times, par Yves Bigot

ROCK’N’ROLL
21 Kraftwerk
La dernière tournée du groupe culte
allemand immortalisée dans un coffret.

28 Fleet Foxes
Après six ans d’absence nécessaire
et réparatrice, le groupe sortira
son nouveau Crack-up à la mi-juin.

32 Bob Dylan
Récit d’un demi-siècle d’interviews
entre Rolling Stone et l’icône folk.

CONTACT
MAGAZINE Le producteur le plus réclamé
de ces dernières années nous fait
4 Retour vers le futur ! redécouvrir la Cité des Anges.
Musiciens et passionnés remettent
le vintage US au goût du jour.

46 Guerre à la Maison Blanche


Sous l’impulsion de Jared Kushner, 62 This is L.A. ! 90 Ciné
rien ne va plus pour Steve Bannon, La cité californienne renoue avec les arts
et passe au rang de bouillonnante capitale Rodin
symbole du conservatisme trumpien. C’est un Vincent Lindon étonnant
de la musique. Reportage.
50 Le glacier de tous les dangers qui incarne avec conviction ce grand
L’Antarctique pourrait bien être à l’origine maître de la sculpture.
d’un des pires scénarios catastrophes 78 Dan Auerbach
qui se dessinent pour la planète. Retour solo pour le leader des Black Keys, 92 Série TV
qui convie des guests de talent. Missions
58 Culture rock Une série de SF française sans moyens,
Le présentateur, journaliste et écrivain, “à l’américaine” et captivante de bout
biberonné au rock anglais, revient sur les GUIDE en bout ? Mission tout à fait possible !
artistes et albums qui ont marqué sa vie.
83 Musique
© MAGDALENA WOSINSKA

De la soul, du rock garage, un mur du 96 Livres


EN COUVERTURE son digne de Phil Spector, une collection Personne ne gagne
Les Beatles de reprises spectaculaires, voici Steven Jack Black (rien à voir avec l’acteur)
photographiés le 28 juillet 1968 Van Zandt, de retour après dix-neuf ans raconte sa vie de bandit de grand chemin
à Londres par Don McCullin
de silence. Disque du mois ! au début du xxe siècle. Culte.

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23x300_PUB_PHOENIX_FLEET.qxp_Mise en page 1 12/05/2017 18:14 Page1

FLEET FOXES “Probablement, l’album le plus remarquable que vous entendrez cette année...
le retour d’un des groupes les plus originaux de ce siècle.” The Times

NOUVEL ALBUM “Le groupe Fleet Foxes montre qu’il peut s’ouvrir à un monde en expansion,
sans se perdre dans le processus.” Pitchfork
CRACK-UP “Un album ambitieux, mûr et méticuleux.” Uncut
Sortie 16 juin

EN CONCERT EN FRANCE !
Le 23 juin, à l’Aeronef, LILLE
Le 20 novembre, au Trianon, PARIS CRACK-UP
NOUVEL ALBUM
A écouter et à télécharger en Hi-Res sur Disponible le 16 juin
en CD & LP et Digital

NOUVEL
ALBUM
DISPONIBLE LE 9 JUIN
EN CD, LP & DIGITAL

EN CONCERT À PARIS
LE 29 SEPTEMBRE
À L’ACCORHOTELS ARENA
wearephoenix.com
MY BACK PAGES
Par Bruno Patino

1971
I
l y a donc cinquante ans aujourd’hui que le sergent Poivre a où nous avions tous l’impression de vivre la même chose grâce à la
demandé au groupe de jouer. Cette édition de Rolling Stone musique. Les albums, par leur sortie, annonçaient et forgeaient
le souligne, le rock, aujourd’hui, se complaît dans l’éphémé- les temps par tous vécus. Plus que la bande-son du moment, ils
ride tranquille des anniversaires. Sans que l’on s’en rende constituaient leur Zeitgeist, “l’esprit des temps”. Évoquer au-
vraiment compte, les bornes marquant les 10 et 20 ans se sont jourd’hui encore Bringing It All Back Home, Rubber Soul, Revolver
éloignées dans le rétroviseur, laissant place à celles des cinquan- et Blonde on Blonde, c’est convoquer 1965 et 1966 dans leur inté-
tenaires, avant le vertige à venir du siècle… Le futur immédiat est gralité, politique, sociale, culturelle, littéraire, et idéologique.
déjà connu : l’année prochaine, ce sera le double blanc et Beggars En 2017, nous enfermons la musique dans les casques reliés à nos
Banquet, en attendant Abbey Road et Let It Bleed. smartphones et laissons les Spotify, Apple Music ou autre Deezer
Parfois cependant, un auteur tord les dates, inverse les chiffres la programmer pour nous au gré de notre historique d’écoute, des
afin de sortir des commémorations confortables pour proposer le recommandations de nos “amis” et de tout ce que nos données
miroir trouble d’une réalité diffractée. George Orwell écrivit son comportementales auront appris aux plateformes. Les playlists et
1984 en 1948, sans que l’on sache s’il cauchemardait le futur ou les radios re-linéarisées ne doivent rien au hasard : dans le monde
exposait la vérité parallèle et obscure de son présent. Toutes pro- numérique des datas, elles ne veulent pas nous bouleverser ou nous
portions gardées, un questionnement similaire naît de la lecture choquer, nous réveiller ou nous mobiliser, mais plutôt nous propo-
du formidable livre de David Hepworth. “1971”, puisque c’est son ser quelque chose qui nous satisfasse de façon prévisible et indivi-
titre, évoque le basculement d’une époque. Mais il paraît en 2017, duelle, plutôt que de façon surprenante et collective.
et ce n’est sans doute pas un L es bulles cog nitives ne
hasard, tant il peut être lu concernent pas que l’informa-
comme l’acte de naissance d’un tion, et notre difficulté, à l’ère
système aujourd’hui épuisé. 17,
La bande-son du moment est fragmentée des plateformes, à être exposés
c’est 71 à son paroxysme. dans la solitude des écouteurs et les eaux à des opinions qui ne sont pas
Dav id Hepwor t h n’est pa s glacées du calcul algorithmique. les nôtres. Elles commencent,
n’importe qui : rock critique petit à petit, à concerner la
britannique emblématique, il a musique, et notre difficulté à
notamment participé à la création de Q ou Mojo… Né en 1950 être confrontés à des sons qui nous sont étrangers. Les albums ne
(“l’équivalent de gagner au loto quand on parle de musique”, selon font plus événement autre que commercial, et l’irruption des ar-
ses propos), il parle de l’année 1971 comme d’un grand tournant : tistes sur les réseaux sociaux, pour réussie qu’elle soit, n’arrive pas
celui qui enterre le rock’n’roll pour le transformer en pop music, encore à trouver un écho qui aille au-delà de leurs followers. Le
abandonne les singles pour kids au profit d’albums destinés aux contexte n’est plus le même pour tout le monde, la bande-son du
jeunes adultes, quand bien même certains patrons de maison de moment est fragmentée dans la solitude des écouteurs et les eaux
disques doutent de la réussite d’un tel mouvement, et voit paraître glacées du calcul algorithmique.
“les meilleurs albums de l’histoire”. L’affirmation se discute, mais Par quoi seront-ils remplacés ? Hologrammes présents au même
la scansion du livre parvient à convaincre : un chapitre et une moment dans toutes les salles du monde ? Groupes virtuels à
chanson par mois, commençant par un titre de Slade et s’achevant l’image de Gorillaz se métamorphosant au gré des préférences
par l’“American Pie” de Don McLean, tout en couvrant 100 albums individuelles ? Twitter héberge déjà des robots, qui débitent cita-
fabuleux, de Pearl à Sticky Fingers, de Songs of Love and Hate à tions et extraits de chanson et qui, parfois, à l’image d’une montre
Who’s Next, de IV à Imagine. Pour Hepworth donc, 1971, c’est la arrêtée donnant l’heure deux fois par jour, tombent juste. Ainsi,
fin des sixties et le début du business de la musique : le moment où pendant le débat présidentiel de l’entre-deux tours, le 3 mai, eut-on
le futur des rockers devient l’exploitation sans fin de leur propre la surprise de voir un Bot Dylan (@ro_bot_dylan) tweeter la fa-
© 2016 KYODO NEWS

passé dans des stades de plus en plus grands pour un public de plus meuse phrase du joker au voleur : “There must be some way out of
en plus vieux. here, there’s too much confusion, I can’t get no relief.” 
Ce livre résonne comme la célébration par l’auteur de sa propre
jeunesse, mais, surtout, laisse affleurer la nostalgie d’une époque ”1971 : Never a Dull Moment”, David Hepworth, Black Swann, 2017.

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LEFRED THOURON

France,
terre d’élections

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TOP LIST

LA PLAYLIST
CHAQUE MOIS, DOM KIRIS DE OÜI FM NOUS LIVRE SES COUPS DE CŒUR

1. U2
“Red Hill Mining Town”
Island Records
Le Disquaire Day a du bon, comme
d’exhumer ce single perdu de l’album
Joshua Tree sorti il y a trente ans.
Le mix 2017, édité en maxi-vinyle pour
l’occasion, est signé par Steve Lillywhite, John
Fogerty
l’ami producteur des débuts. Première
chanson ouvertement politique du
working class Bono, elle relate le désastre
social de la politique du gouvernement
Thatcher.

CINQ GRANDES
2. Danko Jones 3. Blondie “Long Time” CHANSONS
“My Little RnR” AFM Records Infectious Music/BMG POUR GUITARE
Le trio canadien affûte les armes depuis vingt Le temps n’a pas d’emprise sur Blondie. Plus de quarante ans
après des débuts au sein de la mythique scène punk/new L’ancien leader de Creedence
ans sans faire d’étincelles, mais avec “My Little
wave new-yorkaise, la machine à tube tourne encore à plein Clearwater Revival est
RnR”, on a droit à un feu d’artifice de rock’n’roll
rendement. Rythmique disco délibérément martelée sur actuellement sur la route avec
explosif pour taper du pied et secouer la tête
les battements d’un “Heart of Glass”, les envolées vocales son show Fortunate Son.
comme un idiot. Entre AC/DC et les Ramones,
il y a une place à prendre, que s’empresse de de Debbie déclenchent une vague de joie sans retenue pour
réserver Danko Jones. tous ceux qui fantasment sur la punkette sexy. DALE HAWKINS
“Susie Q”
James Burton joue ce riff.
4. Frank Carter & the Rattlesnakes La première fois que je l’ai
entendu, j’étais assis dans
“Lullaby”
la voiture de ma mère. Ça m’a
International Death Cult rendu dingue! Je me suis tout
Quand un chanteur issu de la scène punk hardcore lance de suite mis à battre la mesure
sa voix sur des mélodies catchy, on peut avoir de bonnes sur le tableau de bord.
surprises. Sur cette berceuse électrique, le rouquin tatoué
jusqu’aux oreilles prend des accents soul que ne renierait ELVIS PRESLEY
pas Alex Turner. Accompagné par une bande de crotales “My Baby Left Me”
venimeux, Frank Carter s’approche dangereusement Cette chanson m’a donné envie
des zones de turbulences de Biffy Clyro et Arctic Monkeys. de devenir guitariste. Pour moi,
c’est Scotty Moore qui a inventé
la guitare rock’n’roll.
5. Halestorm 6. Last Train
“I Hate Myself “Between Wounds” THE “5” ROYALES
for Loving You” Cold Fame /Barclay
“The Slummer the Slum”
Atlantic Records/WEA Toute la fougue d’un vrai groupe C’est Lowman Pauling. Il
à guitares est balancée dans ce joue d’une drôle de manière,
Pour une bonne dose de rock
vivifiant, voici Halestorm, “Between Wounds”. Pied au plancher, totalement sauvage.
emmené par la fratrie Arejay Last Train perpétue le mythe Au moment du solo, on
et Lzzy Hale. La guitariste de la bande de potes jouant leur vie sait que tout va exploser.
chanteuse, en digne héritière sur scène. On est heureux de constater
de Joan Jett, embarque qu’ils savent aussi apprivoiser le studio
son groupe dans une torride pour peaufiner Weathering, STEVIE RAY VAUGHAN
reprise de “I Hate Myself for Loving You” de l’ancienne Runaways un premier album qui fera date “Texas Flood”
avec une efficacité redoutable et un plaisir contagieux. dans le rock français. Un air génial, chargé d’émotion.
Personne d’autre n’a jamais
joué comme ça. Dieu sait que
7. Foxygen “Follow the leader” j’ai pourtant essayé.
Jagjaguwar
Comment passer d’un duo lo-fi à un orchestre
symphonique de quarante musiciens sans perdre une FREDDY KING
goutte de fraîcheur? C’est le défi relevé par Sam et Rado, “Hide Away”
les deux leaders de Foxygen, qu’il faut absolument suivre Ce titre est un instrumental.
© ANTON CORBIJN © DR

à travers leur album “Hang”. Flamboyant et insouciant, Le jeu de Freddy m’a beaucoup
c’est le dernier grand manifeste pop bariolé de la terre influencé. J’aime cette chanson
promise californienne. depuis qu’elle est sortie.

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SIGN O’THE TIMES
Par Yves Bigot

Rock’n’roll Never Forgets


M
aintenant que ses icônes disparaissent les unes après Joni Mitchell, River:The Joni Letters de Herbie Hancock), restau-
les autres et que le rock devient une espèce menacée, rant une mémoire (The Songs of Jimmie Rodgers, de Bono à Jerry
les albums hommage fleurissent comme les couronnes Garcia, de Aaron Neville à Willie Nelson, The Lost Notebooks of
dans les cimetières. Hank Williams, composé à partir de textes inédits du Shakespeare
À des artistes, des genres, des albums, des labels, des villes ou des hillbilly par Dylan père et fils, Jack White, Norah Jones, Levon
régions, des causes, parfois par leurs créateurs eux-mêmes qui Helm, Merle Haggard). Si l’on y trouve des pépites isolées ou de
s’autocélèbrent, seuls ou en duo, peu importe, l’essentiel, c’est de savoureuses incongruités (“Things We Said Today” par Dylan sur
recycler, de raviver un catalogue The Art of McCartney), certains sont
éditorial, mais aussi de muséifier, honteux (Ça, c’est vraiment nous), peu
d’affirmer qu’on a là affaire à une indiscutables.
œuvre, ou du moins, un patrimoine.
Voire simplement céder à la nostalgie Trois au moins s’avèrent quasi impa-
d’un temps meilleur : même un rables. Good Rockin’ Tonight, The
album aussi hi-tech que Random Legacy of Sun Records, réunit un
Access Memories (Daft Punk) est un ca sting inéga lable: McCar tney,
salut au soul-funk des années 1970 et Dylan, Clapton, Page & Plant, Jeff
p a s s i mp l e m e n t à “ G i o r g i o b y B e c k & C h r i s s i e H y n d e , Va n
Moroder”. Morrison, Elton John, Tom Petty,
C h r i s I s a a k , e t m ê m e Jo h n n y
Le premier remonte à 1968 : A Tribute Hallyday au zénith (pas la salle) avec
t o Wo o d y G u t h r i e , c o n c e r t a u Concert hommage à Chris Spedding dans “Blue Suede
Woody Guthrie au
Carnegie Hall (Dylan et The Band, Carnegie Hall, en 1968.
Shoes” (on se passerait volontiers de
Pete Seeger, Judy Collins, Richie Live – le groupe). Pour Return of the
Havens, Arlo Guthrie, Odetta, Tom Grievous Angel: A Tribute to Gram
Paxton). Très souvent décevants, L’essentiel : raviver un catalogue, muséifier, Parsons, Emmylou Harris s’est im-
parce que bâclés, sous-financés, mal affirmer qu’on a affaire à une œuvre. pliquée sur trois titres (avec les Pre-
conçus ou trop marketés, sans origi- tenders, Beck, Sheryl Crow) et a fait
nalité, quelques-uns sont toutefois appel à Elvis Costello, Lucinda Wil-
des marqueurs, culturels (Les Enfants du Velvet, avec Daho, Rita liams, David Crosby, Wilco, Ryan Adams, Gillian Welch, Chris
Mitsouko, Taxi Girl, Marc Seberg, Monsieur Gainsbourg Revisited Hillman, Steve Earle, les Cowboy Junkies, héritiers du petit prince
© CHRISTOPHE GUIBBAUD © GETTY IMAGES

par Marianne Faithfull, Michael Stipe, Franz Ferdinand, Feist, Cat inventeur du country-rock (ne manque que Keith Richards).
Power, Portishead, etc.) ou commerciaux (Two Rooms: Celebrating Pareillement réjouissant, Concert for George, le 29 novembre 2002
the Songs of Elton John and Bernie Taupin), relançant une réputa- au Royal Albert Hall, où ses amis, que Clapton a fait répéter pen-
tion (I’m Your Fan – Leonard Cohen, The Bridge – Neil Young, dant deux semaines, saluent la mémoire de George Harrison, riva-
Nativity in Black – Black Sabbath, Be Yourself - Graham Nash, lisant de ferveur, des Shankar (Ravi et sa fille Anoushka) aux
Route Manset – de Bashung à Cabrel) ou saluant une disparition Beatles survivants (Paul et Ringo) et aux Traveling Wilburys (Petty
(Enjoy Every Sandwich : The Songs of Warren Zevon par et Lynne), en passant par Billy Preston, Gary Brooker, Capaldi,
Springsteen, Dylan, Jackson Browne, les Pixies, Don Henley, This Albert Lee...
One’s For Him : A Tribute to Guy Clark), une retraite (A Tribute to Le rock, c’est une question de vie ou de mort, souvent.

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ROLLINGSTONE.FR 7 ANECDOTES SUR
TOP LISTES

“FRIDAY I’M IN LOVE”


Tout ce que vous avez toujours voulu savoir
POLITIQUE MUSIQUE sur le titre mythique de The Cure.

LES DISCRETS, UN GROUPE


QUI FAIT DU BRUIT !
2017, UNE PRÉSIDENTIELLE LOW COST Les Discrets étaient au Printemps
L’élection d’Emmanuel Macron a sonné la fin d’une de Bourges pour présenter Prédateurs, HANCOCK : HERBIE EN TÊTE
campagne aussi vide que longue. leur dernier album. Retour sur l’un des plus grands artistes jazz
à la carrière impressionnante.
CHRONIQUES

“GET OUT”, POURQUOI


IL FAUT ALLER LE VOIR
Subtil et burlesque, inhumain
et réaliste… Get Out pète
au visage avec la force d’un
grand film.
RS LIVE SESSIONS
GRAND FORMAT MUSIQUE SOCIÉTÉ

© ISTOCK, MAX CLAUS, GETTY IMAGES, AARON WOOLF HAXTON, SANTIAGO BLUGUERMANN/LATINCONTENT/GETTY IMAGES, DR.
Retrouvez chaque mois en exclusivité
les sessions acoustiques Rolling Stone
et des interviews d’artistes.
FAUSSES NONNES, VRAI CANNABIS Au programme de juin :
POCHETTE DE L’ALBUM “GOD’S PROBLEM CHILD” À Merced, en Californie des nonnes BLEEKER
Willie Nelson parle de sa propre mort avec humour cultivent du cannabis. Mais ce ne sont pas
Et aussi : Will Barber, Postmodern Jukebox,
et émotion dans son nouvel album introspectif. de vraies religieuses… On vous explique.
China Moses, Yves Bigot…

INTERVIEW MUSIQUE
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L’ÉQUIPE DIGITALE
HUMANZ : DAMON ALBARN, Alma Rota @alma16
MINA CAPUTO, “LA MUSIQUE EST INVITÉ MYSTÈRE Louise-Camille Bouttier @louisebouttier
LA PLUS GRANDE DES RELIGIONS” Résolument tourné vers les États-Unis, Jessica Saval @jessie_SVL
Leader de Life of Agony, la chanteuse Mina Humanz est un album filmographique Thomas Mangin @Mangin164
Caputo se livre sans concession. au pouvoir de séduction indéniable.

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BD E.CARTIER P. 24 | STYLE B. BOOKER P. 37 | COLLECTOR G. CAMPBELL P. 40

Emmené par
Ralf Hütter, le
quatuor allemand
trace sa route.

Kraftwerk
EN TROIS DIMENSIONS
Un coffret disponible en formats multiples, sobrement baptisé “3-D The Catalogue”,
vient conclure en forme de bilan la tournée du groupe culte allemand. Par Xavier Bonnet

P
arce qu’il faut bien faire comme ajouté du piment à la chose : proposant une développement log ique avec 3-D The
tout le monde – ou qu’il est parfois forme de best of sur les dates isolées (un Catalogue, disponible depuis le 26 mai dans
diff icile d’y résister, a for tiori titre par album) ou reprenant un album en pas moins de cinq combinaisons diffé-
quand on sait que l’opération sera intégralité par soir quand il était en rési- rentes, mêlant ou non boîtier CD, boîtier
couronnée de succès, Kraftwerk s’était lancé dence, comme ce fut le cas à Paris à la Blu-ray 3D compatible 2D, coffret vinyles,
il y a cinq ans dans une tournée où il revisi- Fondation Louis Vuitton entre le 6 et le téléchargement numérique, etc. De la même
tait de fond en comble les huit albums ayant 14 novembre 2014. Surtout, il y avait ajouté façon, selon ces différentes déclinaisons,
jalonné son parcours entre 1974 et 2003. une composante non négligeable, avec une seront proposées une compilation best of de
Mais comme il n’aime pas complètement 3D – et les lunettes qui allaient avec pour les huit titres ou l’intégralité de chacun des huit
faire comme tout le monde, le gang alle- spectateurs – sublimant les projections et albums : Autobahn (1974), Radio-Activity
© GETTY IMAGES

mand emmené par Ralf Hütter, dernier animations vidéo diffusées en fond de (1975), Trans-Europe Express (1977), The
rescapé de sa formation originale, avait scène. C’est cette expérience qui connaît un M a n - M a c h i n e ( 1 9 7 8) , [Suite p. 22]

Ju i n 2 017 rollingstone.fr | R ol l i n g S t o n e | 21

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ROCK & ROLL

[Suite de la p. 21] Computer


World (1981), Techno Pop (1986, La tournée 3D
sorti à l’époque sous le titre de du groupe
se terminera
Electric Cafe), The Mix (1991) et au Royaume-Uni,
Tour de France (2003, qui a perdu en juin prochain.
la précision Soundtracks à la fin
en cours de route).
Lors de la sortie du coffret inté-
grale The Catalogue, en 2009,
certains observateurs et/ou afi-
cionados avaient été scandalisés
pa r l’initiative du g roupe de
remodeler le son de ses albums.
Ils auront à nouveau matière à
épancher leur irritation, puisque
les pistes sonores de ces enregis-
trements live prises directement
sur la console – pas de place ici
pour le moindre applaudissement
– traduisent une fois de plus une
volonté de ne pas statufier une
discographie déjà marquée du scénarios de films minimalistes remodelé – jusque dans ses textes Surround pour le son.
sceau de la répétition et des ou de pièces de théâtre. C’est ce qui – décline les noms “Tchernobyl, D é s or m a i s , l’e x p é r ie nc e du
b o u c l e s s y n t h é t i q u e s . Un e nous anime : ça ne sera jamais la Har r isburg, Sellaf ields et “Gesamtkunstwerk” (“l’œuvre
démarche en soi fidèle aux – rares même chose. Nous apportons de Fukushima”, comme pour mieux d’art totale”) est à la portée du
– déclarations de Ralf Hütter à nouveaux modèles, même si ma nous rappeler que l’atome n’est confort à domicile. À moins que
Rolling Stone en août 2015 : vieille Volkswagen est toujours là peut-être plus aussi “romantique” l’on ne préfère encore et toujours
“Notre musique évolue avec le avec sa plaque d’immatricula- qu’à une certaine époque. la confrontation live directe,
temps, nous en jouons donc sans tion de 1974.” Kraftwerk s’arrange donc un peu a u q u e l c a s c ’e s t du c ô t é du
arrêt des versions différentes. C ’e s t d’a i l le u r s c e t t e mê me avec son passé à en croire cer- Royaume-Uni qu’il conviendra
Parfois, nous modifions le tempo Coccinelle blanc crème qui conti- tains, refuse de le figer dans la d e s e t o u r n e r, K r a f t w e r k y
et le son. Il y a parfois une autre nue de se tirer la bourre avec une naphtaline pour d’autres et réaf- concluant (définitivement ?) sa
forme de trafic sur l’Autobahn. Mercedes noire sur l’animation firme son engouement pour les tournée “en relief ” le temps de
Tout ça est très réel. C’est ce qui du mythique morceau nouvelles technologies via l’adop- dix-sept dates tout au long du
rend les choses intéressantes. Nos “Autobahn”, tandis que celle illus- tion ici d’une 3D haute définition mois de juin. Trans-Eurostar
compositions sont comme des trant un “R adio -Ac tiv it y ” pour l’image et d’un Dolby Atmos Express pour vous servir ?

Les Discrets, dans un silence assourdissant


D’Alcest à Kavinsky il n’y a qu’un pas – que franchissent allégrement Les Discrets avec “Prédateurs”,
leur troisième album studio. Par Jessica Saval

F
ondé en 2003 par le chanteur
et multi-instrumentiste Fursy Teyssier
et rejoint six ans plus tard par Audrey
Hadorn, Les Discrets est une entité
en perpétuelle évolution. Après deux albums
et cinq ans d’absence, le duo lyonnais a délaissé
le shoegaze folklorique au profit d’un post-rock
électronique pour accoucher d’un nouveau-né
aux accents variés, Prédateurs (Prophecy
Productions). Inspiré tout aussi bien des chansons
de Gravediggaz que de celles de Dominique A
ou encore de Lana del Rey, cette prise de risque
délicieusement rythmée constitue un retour aux
fondamentaux parfaitement maîtrisé. “Toutes
ces choses m’ont enrichi et m’ont permis de entre instrumentation rigoureuse et tour de chant Réalisateur de films d’animation de profession,
trouver de nouvelles méthodes pour m’exprimer percutant. “Je me suis juré de prendre un gros Fursy Teyssier préfère les films lents et introspectifs
en musique.” Dix pistes durant, Teyssier et Hadorn risque à chaque morceau.” Plus fine et plus riche dans lesquels le spectateur peut aisément trouver
s’engagent pour la nature ainsi que les animaux que ses prédécesseurs, cette entraînante sa place et a construit son album ainsi. “J’ai laissé
© DR © ANDY JULIA

et critiquent “le mal que l’homme leur fait.” complainte électro-pop industrielle et industrieuse respirer Prédateurs comme on le fait dans un film.”
De l’écologie au temps qui passe en passant par a un potentiel cinématographique indéniable. La pellicule déraille. Le rideau tombe. “J’ai fait
quelques pérégrinations nocturnes, Prédateurs “Quand je compose de la musique j’essaie un album lent, qui nécessite une écoute assez
a représenté un défi constant, oscillant finalement d’arriver à des images, des paysages, des scènes.” concentrée et dans le calme.”

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ROCK & ROLL

One, two, three,


four, Ramones!
chez Futuropolis
24 × 30 cm
96 pages
20 €

Les Ramones en BD
L’événement est assez surprenant pour ne pas être passé
sous silence. Le dessinateur, Éric Cartier, revient sur la création
de cette biographie dessinée. Par Belkacem Bahlouli

R
aconter le groupe new-yorkais Cartier, c’est avant tout un bonhomme atta- Cela dit, Cartier a suffisamment de souve-
n’était pas une mince affaire. Leur chant. Longiligne, bavard, curieux, il a d’abord nirs en tête pour replanter le décor gris et sale
histoire, complexe en diable, les plongé dans la BD par son biais humoris- de la Grosse Pomme : « Ce n’est pas tant que
drames traversés, leurs vies disso- tique… et trash ! Influencé comme nombre de je n’aime plus New York aujourd’hui, mais
lues : il fallait sortir de tous les clichés dans dessinateurs de sa génération par Crumb et tout ce qui m’attachait à cette ville a disparu
lequel les Ramones ont été enfermés. Cela Shelton, il s’impose comme l’un des maîtres de corps et bien. Tout s’est gentrifié ; c’est propre,
frise l’exploit : les deux scénaristes, Xavier l’underground français. Aujourd’hui, c’est chez luisant, se souvient l’illustrateur. J’aime cette
Bétaucourt et Bruno Cadène, des fous de rock, Futuropolis qu’il publie ce nouvel opus, ce ville quand elle est sale, celle qu’on voit dans
se sont penchés sur les intrications des nouveau roman graphique avant même d’être les films des années 70 justement. Alors pour
membres, leurs histoires personnelles, leurs une bande dessinée. Il s’était auparavant déjà replanter les décors, j’ai ressorti les vieilles
exploits aussi, tout en gardant la perspective essayé à l’exercice avec la scénariste Audrey photos. On avait quand même de drôles de
de cette carrière étonnante qu’ils ont pu Alwett chez Delcourt pour Route 78. Mais tronches… » Et de se remémorer : « En fait, la
mener contre vents et marées. pour les Ramones, c’est encore une nouvelle seule fois où j’ai croisé Dee Dee Ramone, il
Aussi fallait-il un rocker à poil dur pour démarche, aussi artistique que littéraire. « On faisait la queue pour entrer je ne sais plus où,
mener à bien l’illustration de ce roman des- est dans une autre narration, il faut que ça un club, un bar, un concert… Il avait le crâne
siné. Le rôle a échu à Éric Cartier, un dingue avance, que ça aille vite, qu’on retrouve l’am- rasé, il devait sortir de l’hosto ou je ne sais
de rock qui connaît mieux que quiconque les biance de ces années. Vous savez, j’ai vécu très quoi… Ça m’a fait un truc, je ne le voyais pas
bas-fonds new-yorkais des années 1970, pour longtemps à New York, et si j’y ai vu des cen- sous cet angle là. »
y avoir vécu. « C’était naturel pour moi, je me taines de concerts – car je n’avais que ça à faire Aussi réaliste qu’original, ce roman dessiné
souviens très bien de cette période comme si ou presque entre deux petits boulots ici et là et se lit d’un trait et l’on replonge avec un bon-
© PATRICIA XATARD

c’était hier et replonger dans la vie des Ra- quelques planches qui me permettaient de heur incommesurable dans l’univers fascinant
mones a été un très grand moment de bonheur survivre dans mon studio –, je n’ai jamais des Ramones. Plus qu’un hommage, c’est une
et de retrouvailles. Surtout avec ces années réussi à les voir sur scène ! Aussi incroyable véritable biographie, dense et très richement
inoubliables que j’ai passées là-bas. » que cela puisse paraître ! » documentée.

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ROCK & ROLL

VIEILLE EUROPE
Près de vingt ans
après sa formation,
le groupe s’autorise
à chanter en italien
et en français dans
ce nouvel album.

PHOEN I X
Perpétuelle renaissance
Avec Ti Amo, le groupe versaillais s’essaye à la dolce vita. Et ça lui va plutôt bien au teint.
Par Sophie Rosemont

“C
e n’est qu’ensemble que nous En résulte un album de pop lumineuse, où, Remo ou les tubes de Lucio Battisti, « grand
sommes performants. Nous avons pour la première fois, l’italien et le français génie du point de vue lyrique, qui distille
besoin les uns des autres pour viennent s’immiscer dans un corpus anglo- quelque chose de magique de ses chansons »,
créer de la beauté », affirme phone. « Ce sont des chansons beaucoup plus dixit Branco. Le tout mariant toujours orga-
d’emblée Laurent Brancowitz (alias Branco). simples qui demandent un temps de prépara- nique et synthétique : « Il faut qu’on sente
Le nouvel album de Phoenix, Ti Amo, té- tion extrêmement long, poursuit Mars. parfois un peu le doigt sur la corde, poursuit
moigne de cette complicité qui les unit depuis Quand on a deux semaines de studio avec des Branco, que les voix aient de la fragilité,
près de vingt ans. Il a été enregistré à la Gaîté gens qu’on ne connaît pas, des lieux auxquels flirtent avec la fausseté. L’expressivité est
Lyrique, durant de longs mois. « Nous avons on doit s’habituer, chaque heure est précieuse, ultra importante. » « On a tué la réverbe ! »
toujours été très fusionnels, raconte Thomas il faut donner le meilleur. Cette façon de faire s’amuse Mars. Puisant dans leurs souvenirs
Mars. Pour le premier album, nous vivions était invivable. Au fil des albums, nous avons d’enfance, dans leurs fantasmes cinématogra-
tous dans le même appartement ; le deuxième pris de plus en plus de temps, avec de moins phiques – science-fictionnels ou roman-
album, c’était dans la cave de mes parents ! En en moins de pression et une totale tiques. Tout en citant Gainsbourg, qui écrivait
tournée, nous ne nous séparons jamais. Mais indépendance. » des chansons d’amour quand il était déprimé,
cette fois, nous étions très connectés par nos On a rarement connu Phoenix aussi joyeux, et des morceaux de rupture lorsqu’il était
instruments et la curiosité que nous avions hédoniste, sentimental – d’ailleurs, comme heureux. Comme pour conjurer le sort ?
pour de nouveaux programmes. D’autant plus l’annonce le titre, il s’agit de (re)trouver « Nous suivons la boussole de nos émotions,
que nous avions la possibilité d’investir tota- l’émotion d’une Dolce vita façon Mastroianni, conclut Branco. Quand un élément nous
lement le lieu. On a tout enregistré pendant où brille « une vision de la pureté et de l’inno- touche, on le garde. C’est pour cette raison que
trois ans, du matin au soir, la musique et les cence », selon Christian Mazzalai, mais éga- nos disques sont très différents les uns des
© DR

conversations, les allées et venues…» lement les anciennes performances de San autres au niveau des tonalités. » 

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ROCK & ROLL

un peu pathétiques et sans accord


terminal, comme s’il restait en sus-
pension, détaille Pecknold. En y
repensant il y a deux ans, il m’a
semblé intéressant de faire en sorte
que ce nouvel album puisse démar-
rer sur ce même accord.” Façon à
peine voilée aussi de signifier que
notre homme a retrouvé une cer-
taine confiance en soi, une volonté
de moins prendre sa musique au
sérieux, à défaut d’y privilégier des
ambiances guillerettes.
Sombre, Crack-Up l’est à plus d’un
titre. Dans ses textes, Pecknold
confessant volontiers qu’ils sont
tous “psychologiquement autobio-
graphiques”. C’est à lui qu’il se parle
quand les mots deviennent ques-
tions et donc questionnements.
Sombre encore dans la mise en
son.
Nombreux sont en effet les mo-
ments qui, derrière une trame folk
de base, reposent sur un tourbillon
d’atmosphères, de nappes, de

Goupil qui regoupille…


couches, mais qui, souvent, se per-
cutent, se télescopent là où elles
avaient davantage tendance à se
fondre entre elles par le passé.
“C’était l’idée de départ, ponctue le
Fleet Foxes met fin à presque six années d’absence discographique. principal intéressé et unique com-
Pourquoi ? Comment ? Son leader Robin Pecknold fournit les réponses.
Par Xavier Bonnet
“    JE NE

L
e nouvel album des Fleet Et si tout est alors un peu parti en soin de grandir et mettre le groupe RESPECTAIS PAS
Foxes attendu pour la mi- vrille, Pecknold en assume la pleine en sommeil comme je l’ai décidé LES HORAIRES,
juin s’appelle Crack-Up. responsabilité, tout en refusant de était à mes yeux la meilleure façon
Tout un symbole. Car valider les propos de Josh Tillman de ne pas rééditer les mêmes erreurs JE GUEULAIS
Robin Pecknold, son commandant (qui était alors le batteur du groupe plus longtemps.” Pecknold a donc APRÈS TOUT
de bord, a beau chercher toutes les avant d’endosser le patronyme de mis les voiles, au sens propre
formulations les plus tortueuses au Father John Misty depuis), qui comme au figuré. Silence radio. Et LE MONDE… ”
moment de fournir des explica- laissa entendre que tout le monde a repris des études, à la Columbia
tions à propos de sa décision de avait fini par se détester dans le University de New York. positeur des onze étapes relais du
mettre le groupe en silence après groupe. Un silence s’installe dans la Dans cette même période, notre périple. Ça a toujours été plus ou
la dernière tournée au début 2012, conversation, Pecknold réclamant tête chercheuse a eu beau s’essayer moins ma conception de l’écriture,
c’est bien de ça qu’il s’est agi : un quelques instants pour trouver la aux hobbies et passe-temps divers de prendre des bouts de ceci et de cela
c ra q u a ge . Un b u r n - o u t . Un façon la plus exacte de préciser les et variés (voyages, surf, photogra- pour voir comment ils pouvaient
“Pouce, je joue plus…” choses : “En gros, je n’avais pas réa- phie, travail du bois, basket-ball), exister ensemble. Un titre comme
S’il s’en amuse aujourd’ hui et lisé qu’il fallait être doué dans aucun ne réussira à avoir le même “Mykonos” [sur l’EP Sun Giant
semble ragaillardi au point d’avoir d’autres domaines que ceux que je impact que la musique. D’autant en 2008], par exemple, était un ‘best
déjà posé les bases d’un album solo maîtrisais et qui m’intéressaient, à qu’il profitera de son passage à of ’ de deux chansons plus anciennes.
et du successeur de Crack-Up pour savoir le chant et l’écriture des l ’université pour s’essayer à Sur cet album, il s’agissait davan-
les Foxes, Pecknold reconnaît vo- chansons. Je n’avais pas saisi qu’il quelques cours théoriques sur cette tage de combiner des éléments qui ne
lontiers que le ver était dans le fruit me fallait désormais diriger une même musique, dont Crack-Up me paraissaient pas si évidents à
dès 2008 : “D’une certaine façon, je organisation qui impliquait cinq bénéficiera directement, dans le associer, d’où peut-être cette notion
me suis laissé submerger par cette autres personnes et bien d’autres placement et le nivellement des de confrontation.”
vague de retours positifs et cela a encore lorsqu’on partait en tournée. voix “afin de leur donner plus Quoi qu’il en soit, Robin Pecknold
changé pas mal de perspectives, y Or il s’est très vite avéré que j’étais d’amplitude et de relief plutôt se dit prêt. Plus armé à affronter les
compris la façon d’appréhender le plutôt mauvais dans ces autres qu’elles déboulent en masse sur tel choses, le monde, avec plus de recul.
second album, Helplessness Blues. domaines : je ne respectais pas les accord ou telle mélodie.” De là à être “léger et libre”, comme il
Je m’en veux d’avoir ressenti ça, horaires, je gueulais après tout le À propos d’accord, Crack-Up re- le réclame sur “Third of May”, le
d’avoir laissé ces réactions avoir un monde quand j’avais un problème, prend les choses là où son prédéces- premier single de l’album ? “Plus je
© SHAWN BRACKBILL

impact sur ce que j’avais l’intention etc. Quand je repense à toute cette seur les avait laissées. Littérale- vieillis, plus je me sens comme ça en
de faire. Me laisser embarquer de la période, je me rends compte que ment. Un changement dans la tout cas, s’esclaffe-t-il. Est-ce une
sorte est ce que j’ai cherché à tout c’était un processus d’apprentissage continuité, donc. “Helplessness forme de quête ? J’imagine que
prix pour Crack-Up.” que je n’ai pas su gérer. J’avais be- Blues se termine sur des vocalises oui…”

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King Crimson
Feist
Charlotte Cardin
Robert Glasper
The Barr Brothers
Bill Frisell
Lizz Wright
Pink Martini
Harry Manx
Buddy Guy
Charlie Musselwhite
Joshua Redman
Donny McCaslin
Matt Holubowski
et bien plus !

28 juin au 8 juillet 2017


montrealjazzfest.com

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Q&R

“Je ne suis pas venu à la country


c’était une horreur absolue. Ray était dur avec
tout le monde. Sérieusement, lui et son frère se
crachant dessus : vous êtes sérieux ? Ray ne
c’est elle qui m’a rattrapé” nous autorisait pas non plus à manger au cate-
ring. On devait à chaque fois aller jusqu’au
McDo du coin ou je ne sais où.
John Mellencamp, le casanier de l’Indiana, nous explique comment Vous avez beaucoup travaillé avec Stephen Stills
traîner avec lui n’est pas toujours un gage de tranquillité… sur la comédie musicale Ghost Brothers of Darkland
County. Qu’avez-vous en commun tous les deux ?
Par Brian Hiatt J.M. : Je suis hypocondriaque. Lui aussi. Du
genre : “Steve, il est impossible que je fasse de
l’anémie drépanocytaire et pourtant, c’est le

J
ohn Mellencamp peut rester très long- J.M. : Je ne crois pas que ça tienne uniquement à cas.” Et lui a toujours un problème de cheville
temps seul, juste à peindre. Il n’y a pas ce type. C’est dans l’air depuis longtemps – une ou d’autres conneries. Mais il m’a expliqué le
si longtemps, il a passé plus d’un mois certaine partie de ce pays… truc : “Voilà ce qui se passe, John. Toi et moi, on
dans son nid de l’Indiana sans donner Ils auraient voté contre leurs propres intérêts ? fait de la merde pour vivre, et quand on a un
signe de vie, allant jusqu’à inquiéter son père de J.M. : Ils ont voté pour Reagan et, dans la ville où peu de temps mort, on se renferme sur nous-
85 ans. Mais qu’il le souhaite ou non, les chan- j’habite, il y avait des pancartes Bush dans les mêmes et on se monte la tête. Tu n’as pas de
sons continuent de venir à lui, ainsi que le dé- jardins. Or ils étaient loin de pouvoir l’inviter à problèmes d’anémie.”
montre clairement son nouvel album très im- dîner, je vous le dis… Votre ami Bob Dylan a fait votre éloge il y a deux
prégné de country, Sad Clowns & Hillbillies Certains parlent de progression du racisme… ans dans son discours pour MusiCares. Cela signi-
(réalisé en collaboration avec Carlene Carter). J.M. : Écoutez, il n’y a pas longtemps à New York, fiait quoi pour vous ?
“Une voix dans ma tête va me dire : ‘Bon, pose je suis sorti avec une fille et nous sommes allés J.M. : Ce clin d’œil valait plus de cinquante
ton pinceau et couche ces paroles sur une voir ce film, là, Get Out – vous devriez y aller. En Grammy Awards. Ça venait de Bob Dylan, ça
feuille’, lâche-t-il. Et ma réaction va être : ‘Non, sortant, on s’est dit : “Comment les Noirs venait du cœur, chez lui. Il n’avait aucune raison
je ne veux pas écrire une chanson, bordel !’ Puis peuvent-ils faire autrement que nous détester ? de dire ça, c’est dingue ! La fille avec qui j’étais
la voix va remettre ça : ‘Tu ferais mieux de grif- Ils détestent ce que nous avons dans les tripes.” s’est mise à pleurer. Il est vrai que Bob n’appré-
fonner ça, imbécile ! ’ Je vais alors passer à autre Puis nous sommes tombés d’accord pour dire cie pas grand monde…
chose et, quand je vais m’y mettre, je vais me que, admettons-le, ils ont de bonnes raisons. Que pensez-vous de ses albums de reprises de
surprendre moi-même : ‘Mais quand ai-je écrit Mais c’est assez fun d’aller au cinéma quand standards ?
ça ?’ C’est une formidable façon de composer vous êtes moi. Je m’installe et le mec d’à côté me J.M. : Ils sont très bien. Bob a toujours tellement
des chansons. lance “Hey, John, vous voulez du pop-corn ?” d’avance sur nous. Il m’a toujours donné beau-
À propos de rendez-vous, votre nouvelle chanson coup de conseils, à commencer par “Va où ils ne
Comment définiriez-vous votre relation au “Sad Clowns” conseille ni plus ni moins aux femmes sont pas”.
monde de la country music ? de rester loin de vous. Quand allez-vous arrêter de fumer ?
J.M. : Attendez. Pour le coup, ce serait plutôt : J.M. : Dès que j’ai fini de la composer, j’ai levé la J.M. : Je fume en ce moment même. C’est bon
“Comment les gens de la country définiraient tête et pensé : “Merci, Ray !” Je sais que c’est une pour ma voix. Mon ingénieur me disait : “Ta
leur relation avec moi ?” Scarecow, Big Daddy, chanson de Ray Davies, dans la lignée de voix me fait penser à quelqu’un…” Il s’est avéré
Lonesome Jubilee : je baigne là-dedans depuis “Sunny Afternoon” – une chanson toute en que c’était Louis Armstrong. On a posé sa voix
bien plus longtemps qu’eux ! Je ne suis pas autodérision. J’ai fait 130 concerts en ouverture sur la mienne et c’était du genre : “Putain, c’est
venu à la country, c’est elle qui m’a rattrapé. Je des Kinks à la fin des années 1970 et j’ai beau- quoi ce délire ?”
n’aime pas faire mon Little Richard quand il coup appris. Même si, à l’époque, je disais que Traduction et adaptation Xavier Bonnet
passe son temps à proclamer : “J’ai inventé le
rock’n’roll”, mais si vous demandez à Keith
L’homme au caractère bien
Urban ou Kenny Chesney qui les a inspirés, ils trempé ne s’en cache pas : inutile
vous répondront que c’est moi. de chercher l’inspiration, ce sont
Pourquoi est-il si ardu de travailler avec vous ? les chansons qui viennent à lui.
J.M. : J’ai des opinions qu’on peut avoir du mal à
accepter. Je me souviens m’être frité – enfin,
frité, c’était plus de la blague – avec Arlo
Guthrie sur la façon de jouer “This Land Is Your
Land” lors d’un hommage à Woody. Il répétait
des progressions d’accords et je lui ai balancé :
“Guthrie, ton vieux ne posait absolument pas
ces accords comme ça.” Lui m’a rétorqué que
c’était comme ça qu’il les avait toujours joués,
ce à quoi je lui ai répondu : “Je m’en fous ! ” On
a fini par les faire à ma façon.
Vous avez dit récemment que Woody Guthrie ne
recueillerait pas la moindre attention de nos jours…
J.M. : Ben ouais ! Il jouerait juste pour des amis.
Vous croyez qu’il arriverait à quelque chose ? Je
viens juste d’écrire une magnifique chanson
[protestataire] baptisée “Easy Target” et tout le
monde s’en cogne !
Dans cette chanson, vous parlez d’une “ville
d’abrutis” (“Sucker Town”). Les électeurs de Trump
© DR

sont-ils des abrutis ?

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4 7 e E M V O D A R G E LT E D

Amy Macdonald 4 > 13 Août 2017


Hevia - Tri Yann
RunRig - Capercaillie
Altan - The BackYard Devils
Honneur au Fest Noz...

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ème

ANNIVERSAIRE

Interviewer Dylan
Entre Rolling Stone et le sujet le plus fascinant – et difficile – du rock,
la conversation dure depuis un demi-siècle. Par ANDY GREENE

L
e 3 juin 1968, huit mois
a p r è s l ’a r r i v é e e n
kiosque du premier
numéro de Rolling
Stone, son rédacteur en
chef et propriétaire, Jann Wenner,
s’est assis à sa machine à écrire et a
tapé une lettre à l’attention de Bob
Dylan. “Je n’ai pas l’intention
d’ajouter mon nom à la liste de tous
ceux qui te harcèlent quotidienne-
ment, écrit-il. Mais nous aimerions
1
beaucoup inclure quelques comptes
rendus directs de tes activités dans
notre publication. Tu n’as pas à
nous dire quel genre de flocons
2
d’avoine tu aimes prendre entre les
repas, mais ça serait sympa de nous
faire savoir, à nous et à nos lecteurs,
ce que tu penses de ta musique et de PRECIOUS MOMENTS
ce qui se passe aujourd’hui dans la (1) Dylan enregistrant Self Portrait,
musique populaire.” (mai 1969). (2) Avec Jann Wenner,
Wenner, qui avait alors 22 ans, ne au Rock & Roll Hall of Fame,
pouvait pas imaginer qu’il était en en 1995. (3) Lettre de Wenner
train de donner le coup d’envoi à Dylan, en 1968.
d’une relation de cinquante ans
entre Dylan et Rolling Stone, qui
allait donner lieu à toute une série
d’interviews révélatrices. Les neuf
principales constituent une conver-
sation, toujours en cours, avec
l’auteur de chansons le plus impor-
tant du siècle passé, ainsi que son
forum principal pour communiquer avec les fans au-delà de ses chansons
(en 2006, elles ont été rassemblées aux États-Unis dans le livre Bob 3
Dylan: The Essential Interviews).
© MICHAEL OXHS ARCHIVES/GETTY IMAGES - ©JEFF KRAVITZ /FILMMAGIC

Le lien entre Dylan et Rolling Stone est même antérieur au premier nu-
méro du magazine… Ralph Gleason, célèbre chroniqueur du San Après quelques lettres de plus, et deux ou trois rendez-vous manqués, en
Francisco Chronicle, avait été l’un des premiers critiques à reconnaître juin 1969, Dylan est enfin prêt à parler. Pendant plusieurs heures, dans
l’immense talent du chanteur : “Le génie établit ses propres règles, écri- une chambre d’hôtel de Manhattan, Wenner posera à Dylan des questions
vait-il en 1964. Et Dylan est un génie, une conscience chantante et une à propos de tout, de sa nouvelle voix chantée, plus douce (“Arrête de fumer
référence morale, ainsi qu’un prédicateur.” Trois ans plus tard, quand ces cigarettes et tu pourras chanter comme Caruso”, lui a expliqué Dylan)
Gleason et Wenner ont lancé un nouveau magazine, ils l’ont baptisé, en aux “Basement Tapes”, dont l’existence venait d’être révélée pour la pre-
grande partie, en hommage au “Like a Rolling Stone” de Dylan. mière fois au public par Wenner dans les pages de Rolling Stone, à la suite
À l’époque de la lettre de Wenner, le chanteur n’était plus sous le feu d’un article publié en juin 1968. Il a aussi réussi à faire en sorte que Dylan
des projecteurs et se cachait du regard du public depuis 1966, à la suite aborde le sujet qui était dans tous les esprits : savoir pourquoi il avait
d’un accident de moto dans le nord de l’État de New York. “Faire parler disparu ces dernières années. “Eh bien, Jann, je vais te le dire, a répondu
Bob était un gros coup, raconte Wenner. Et, à ce moment-là, il avait Dylan. J’étais sur la route depuis presque cinq ans. Ça m’a vidé. Je prenais
vu Rolling Stone et il avait le sentiment que c’était un truc honnête, en des drogues, beaucoup de trucs… Et je ne veux plus vivre comme ça.”
accord avec sa démarche philosophique, quelque chose d’authentique, Pour son interview épique en deux parties, en 1978, Jonathan Cott a
qui pourrait lui plaire.” rencontré Dylan tout au long d’une série de séances marathon, qui ont eu

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lieu un peu partout : dans les loges d’un concert à Portland, dans l’Oregon ; naît Wenner. Je suis juste là pour représenter le lecteur. Je travaille en
dans un bus de tournée ; dans un hôtel ; et dans un restaurant, où Cott et votre nom, pour vous faire entrer dans cette pièce avec cette
Dylan ont partagé un repas très arrosé. “Notre discussion est devenue personne.”
quelque peu… animée”, se souvient Cott. L’interview a été publiée à la Ils se sont finalement lancés dans une conversation qui abordait les
sortie du film de Dylan, Renaldo & Clara. Cott a demandé à Dylan pour- thèmes de ce qui était alors le dernier album en date de Dylan, Modern
quoi il se mettait dans une position si vulnérable en sortant un film dans Times, qui exprimait une vision sombre, presque désespérée, de l’Amé-
lequel jouaient en vedette son ex femme, Sarah, et Joan Baez, une autre rique. “On ne sait vraiment pas grand-chose au sujet du grand jour fati-
de ses ex. “Il faut être vulnérable pour être sensible à la réalité, a répondu dique qui va arriver, dira Dylan, parce que personne n’est revenu pour
Dylan. Et pour moi, être vulnérable n’est qu’une autre façon de dire qu’on nous en parler. On ne peut que supposer certaines choses, en fonction de
n’a plus rien à perdre. Je n’ai rien d’autre à perdre que les ténèbres. Je suis ce qu’on nous a enseigné… Je pense que quand on vieillit, on en arrive
bien au-delà de tout ça… Ça n’a rien à voir avec la fin de mon mariage. tous à ce sentiment, d’une façon ou d’une autre. On en a assez vu pour
Mon mariage est derrière moi. J’ai divorcé. Ce film est un film.” savoir que les choses se passent d’une certaine façon et que, même si elles
La première partie de l’interview fait l’objet d’un article de couverture en ont changé, elles vont toujours se passer comme ça.”
janvier 1978 (c’était la neuvième couverture pour Pour l’interview suivante, en 2009, Wenner fait appel à l’histo-
Dylan ; il y en aura dix-neuf en tout). Annie rien Douglas Brinkley, qui se rend à Paris. Il se retrouve en
Leibovitz prendra la photo de une pendant une coulisses, à regarder Dylan serrer la main du président de la
séance informelle, dans son studio de New York, République française d’alors, Nicolas Sarkozy, et de sa femme,
saisissant une image emblématique de Dylan avec Carla Bruni. “Je peux comprendre pourquoi il dirige la France,
ses lunettes noires. La deuxième partie de l’inter- précisera Dylan. Il est sincère, chaleureux et extrêmement
view paraîtra en novembre 1978 – avec une photo sympathique. J’ai demandé à Sarkozy, ‘Pensez-vous que tout ce
de couverture montrant un Dylan moins enjoué. truc de mondialisation est foutu ?’ Je savais qu’ils venaient
Elle a été prise à la fin d’une longue tournée et, plu- d’avoir une grande réunion du G20 et qu’ils avaient probable-
tôt que de laisser un photographe de Rolling Stone ment discuté de ça. Je ne pensais pas qu’il me répondrait, mais
entrer, Dylan a fait prendre quelques clichés à un je lui ai demandé quand même.” Brinkley demande à Dylan
pote dans les toilettes du Madison Square Garden pourquoi il a passé des décen-
(on voit clairement un urinoir 1 nies à effectuer sa tournée
sur la couverture). prétendue sans fin (“Never
Quand Kurt Loder s’est assis Ending Tour”). “Tu n’entends
face à Dylan en 1984, l’écriture jamais dire à propos de Oral
du chanteur avait beaucoup Roberts ou de Billy Graham
changé : la phase chrétienne [des télévangélistes améri-
“born again” de Dylan était cains, ndlr] qu’ils font une
terminée et il essayait de trou- tournée de prédicateur sans
ver sa place en pleine période fin, lui répond Dylan. Est-ce
MTV. Dylan était d’une hu- que quelqu’un a un jour traité
meur particulièrement com- Henry Ford de fabricant de
bative, donnant des réponses voitures sans fin ? Et Donald
tranchantes à chaque ques- Trump ? Quelqu’un dit-il qu’il
tion, de sa conversion reli- poursuit une quête sans fin de
gieuse (“Je n’ai jamais dit que c o n s t r u c t i o n
j’étais born again, c’est juste d’immeubles ?”
un terme des médias”) à ses La dernière fois que Dylan a
2 3
paroles anti-NASA (“Quel est parlé à Rolling Stone, c’était
l’intérêt d’aller sur la Lune ?”). en 2012, au moment de la
“Tout ce que vous pouvez faire, c’est d’essayer COVER-BOY sortie de son album Tempest.
de rapporter ce qu’il dit, explique Loder au- À cette époque, quand Mikal Gilmore a rencontré
Trois des 19 unes de Rolling Stone
jourd’hui. Vous ne pouvez pas commencer à Dylan à Santa Monica, il a eu droit à une étrange
consacrées à Dylan. (1) Mars 1974.
l’analyser et lui dire, ‘Tu sais, eh bien, ce n’est (2) Janvier 1978, avec une photo surprise. “Il portait une sorte de casquette en laine
pas vrai.’ Parce que, d’une façon ou d’une autre, signée Leibovitz. (3) Novembre 2001. et, dessous, une perruque de cheveux roux à la Beat-
ça peut être vrai pour lui.” les, se souvient Gilmore. Je ne lui en ai pas parlé,
Malgré ses passes d’armes avec les divers inter- mais ce n’était manifestement pas ses cheveux. Ça
vieweurs du magazine, Dylan a maintenu une m’a amusé et, au début, plus ou moins désarçonné.”
relation amicale avec Wenner. Au fil des années, quand Dylan était en Gilmore a interrogé Dylan sur sa tendance à parsemer ses chansons ré-
ville, Wenner pouvait régulièrement lui rendre visite dans les loges. En centes de citations d’auteurs tel que le poète américain Henry Timrod
novembre 1999, Dylan s’est même adressé à lui au cours d’un concert et (1829-1867), sans les leur attribuer. Il a touché là un point sensible. “Tous
l’a appelé sur scène, quelque chose qu’il ne fait que rarement, pour qui ces enfoirés malfaisants peuvent aller croupir en enfer, a-t-il répondu,
que ce soit dans le public. “Il y a beaucoup de gens de Rolling Stone ici ce faisant référence aux gens qui critiquaient sa façon de faire. Je travaille à
soir, a-t-il dit. Après le concert, ils vont venir dans les loges et m’inter- l’intérieur de ma forme d’art. C’est aussi simple que ça. Je travaille avec
viewer, alors maintenant je vais les interviewer.” ses règles et ses limitations. Ces mecs sont des figures autoritaires, qui
En 2007, Wenner a retrouvé Dylan à Amsterdam pour une interview vous expliquent que telle forme artistique est meilleure qu’une autre. Mais
destinée à un numéro spécial 40e anniversaire de Rolling Stone. Il supplie ça s’appelle l’écriture de chansons. Ça a à voir avec la mélodie et le rythme,
littéralement Dylan de prendre leur conversation au sérieux. “Tu ne et ensuite, tous les moyens sont bons. Tu t’appropries tout ce que tu veux.
m’aides pas beaucoup, lui dit Wenner. Qu’est-ce que je peux faire pour On fait tous ça.”
que tu le prennes au sérieux ?” Dylan renverse l’histoire. “Je le prends Chaque journaliste de Rolling Stone qui a interviewé Dylan a obtenu de
sérieusement, assure-t-il. Bien sûr que si. C’est toi qui es ici pour être fêté. lui des choses extrêmement différentes, ce qui était précisément le but de
Quarante ans… quarante années avec un magazine qui bénéficie main- Wenner. “Chacun veut faire ressortir quelque chose qui soit pertinent
tenant clairement d’une vraie reconnaissance intellectuelle.” Wenner a pour son point de vue sur le gars, note-t-il. Et ses points de vue sont aussi
© DR

publié leur échange mot pour mot. “Les gens ont adoré cette partie, recon- variés que Bob lui-même.”

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FESTIVAL
La première édition de
l’événement avait réuni plus
de 100 000 fans.

Décollage immédiat
Pour sa deuxième édition, le Download Paris voit les choses en grand en s’invitant
sur la base aérienne de Brétigny-sur-Orge, au Sud de Paris.
Par Baptiste Manzinali

S
i les solos du guitariste français y avait franchi le mur du camping gratuit accessible pour Henenlotter, 1990). Un DJ pren-
de Slayer, Gar y Holt, son. Pour y parvenir, les fleurons les tentes, caravanes et camping- dra le relai pour les campeurs
vous font décoller, le de la flotte aérienne internatio- cars, une scène live sera réservée préférant tutoyer l’aube en plein
Dow nload Festival a nale rock et metal ont été enga- aux campeurs, prise d’assaut dès air plutôt que dans leur sac de
tout prévu pour que vous puis- gés. System of a Down, Blink 182, le jeudi 8 juin pour les premiers couchage. Des bars et espaces
siez prendre votre envol. Après Green Day, Slayer, Gojira, Suici- arrivants et tous les soirs jusqu’à restaurations seront à la disposi-
avoir investi l’Hippodrome de da l Tendencies, Prophets of la nuit du 11 au 12 juin avec dix tion des festivaliers et tous les
Longchamp en 2016 lors de sa Rage, Dinosaur Jr…pas moins de groupes dont Black Peaks, Hyp- matins des maraichers locaux
première édition dans l’Hexa- 55 groupes ont répondu à l’appel no5e, Darktribe et Hell of a Ride. viendront proposer leurs pro-
gone, réunissant pas moins de e t s’empa r er ont de s qu at r e Un cinéma animé par l’associa- duits frais.
100 000 personnes sur trois scènes extérieures gigantesques tion Panic ! diffusera, après les C’est en exclusivité française que
jours, le rendez-vous atterrit réparties sur 7 hectares. De l’ar- concerts, des fi lms alternatifs et le supergroupe Prophets of Rage,
cette année sur le tarmac de la tillerie lourde qui devrait garan- gores : Dude Bro Party Mas- formé des membres fondateurs
base aérienne BA217 de Bréti- tir, à coup sûr, une pluie de déci- sacre III (Tomm Jacobsen, 2015), de Public Enemy, Cypress Hill et
gny-sur-Orge les 9, 10 et 11 juin bels sur la base aérienne. Deathgasm (Jason Lei Howden, Rage Against the Machine, se
prochains. Et l’objectif est clair, Comme tout bon festival qui se 2015), À la recherche de l’Ultra- produira au Download Festival
réitérer l’exploit de 1952 où pour respec te, l’ex pér ience ne se Sex ( Nicolas & Bruno, 2015) et Pa r is. Créée en 2016 à L os
la première fois un av ion limite pas à la scène. Outre le Frankenhooker (Frank Angeles en réaction à la cam-
pagne électorale aux Etats-Unis,
la for mation a cla irement
LADIES FIRST annoncé la couleur : des textes
Avec pas moins de 26 concerts répartis sur trois scènes, Causette, le p ol it i sé s pio c hé s d a n s leu r
mensuel féminin et féministe, entre dans le monde des festivals par la propre répertoire avaient déjà
grande porte. Le mag propose fin juin et pendant quatre jours un nouveau donné lieu à la sortie d’un EP en
rendez-vous transculturel à Bordeaux, le Festival solidaire, autour d’une août dernier, intitulé The Party’s
programmation presque essentiellement féminine : Norma, Yelle, Over.
Airnadette, Cléa Vincent, Corine, Crenoka ou Sônge mais aussi Kila Brox,
Bob Log III ou encore Loretta and the Bad Kings. Et, au chapitre des Download Festival Paris
curiosités, la rappeuse malienne Sianna et la country girl venue de Nashville 9,10 et 11 juin, base aérienne BA217
Stacy Collins. Quant à Oxmo Puccino, c’est accompagné d’Edouard Ardan de Brétigny-sur-Orge (Essonne).
et Tyrsa qu’il proposera une création inédite.
Tarifs : 69 euros la journée
www.festival-causette.com / 22-25 juin / Bordeaux (134 euros en VIP), 165 euros
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le pass 3 jours (345 euros en VIP).

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SCÈNE

DVD ROCK
The
Rolling
Stones
Olé Olé Olé !
A Trip across
Latin America
Eagle Vision

Le rock’n’roll trip sud américain


qu’ils ont conclu par un concert
gratuit à La Havane a été jugé
suffisamment important pour
justifier ce documentaire qui
nous entraîne dans les coulisses
du périple des quatre vieux
briscards anglais : un zeste
de répétitions, l’arrivée à l’hôtel,
la réunion autour du concert
historique à Cuba, un “Honky
Tonk Blues” revisité par Mick
et Keith dans les backstages…
Sans oublier les “confidences”

“ Je n’écoute que les grands anciens ” de rigueur (Keith au bord d’une


piscine) et les fans en extase
(beaucoup de très jolies filles,
À 80 ans bien sonnés, Kris Kristofferson n’a pas l’intention de laisser question de réputation). On
est loin de Cocksucker Blues,
la camarde lui dicter la fin de son parcours. mais l’esthétique un rien pub
Par Vincent Guillot des images n’empêche pas
de savourer les quelques extraits

L
a voix rauque et enrouée show télé il y a huit mois et cela l’Amérique ne semble pas l’inspi- live dans lesquels les Stones
de Kris Kristofferson est sort maintenant. Waylon Jen- rer plus que ça, contrairement alignent avec conviction leur
caractéristique. Jamais nings était l’une des personnes notamment à Willie Nelson, le immuable best of. Olé Olé Olé…
ALAIN GOUVRION
fatigué, malgré la mala- que j’appréciais le plus au monde. dernier géant de sa génération
die de Lyme, il plaisante à l’idée Il était comme un frère pour moi. qu’il reconnaît côtoyer encore. “Je
d’aller à nouveau à la rencontre de Sa musique était incroyable. ne m’implique pas en politique. Ce
son public. ‘Larger than life’, selon moi.” n’est pas mon business. Je laisse
“Je me sens bien comme un vieux La country old school, c’est ce qui Neil Young à ses combats !” The Who
bonhomme de 80 ans. Je continue nourrit son quotidien. “La country Écrire de nouveaux titres, il en est Live at the
à vivre comme je l’entends et de ce est pour moi la seule et vraie encore capable. Sur The Cedar Isle of Wight
qui me plaît, donc jusqu’ici, l’âge musique. Je veux dire l’ancienne. Creek Sessions, sorti en juin 2016, 2004
ne peut vraiment pas me bles- La nouvelle ? Je suis le dernier sur il avait gratifié la planète de nou- Eagle Vision
ser. Je me sens plutôt bien, les gros cette planète à qui on peut poser velles compositions. Des titres
problèmes sont derrière moi.” Sur cette question ! Je n’écoute que les qu’il n’oubliera pas d’inclure à ses 2004. Les Who remontent
scène, il saura se montrer à la hau- grands anciens. À mon âge, c’est ce prochaines set lists. “Évidem- sur la scène du festival de
teur de sa légende. Pas dupe pour qui reste pour parler à mon cœur.” ment, j’aime chanter les derniers Wight… Là où ils avaient donné
autant, il évacue ses doutes avec titres que j’ai composés. Mais je un concert historique en 1970.
un trait d’humour dont il a le sais que les hits marchent à coup Townshend et Daltrey n’ont pas
secret : “Je ne crois pas que qui ce sûr, alors qu’avec les nouveaux, joué en Angleterre depuis la
soit ait jamais pensé que j’étais un “JE NE CROIS PAS c’est une chance sur deux…” Il ter- mort de John Entwistle deux ans
vocaliste fabuleux, donc le poids QUE QUI CE SOIT mine cette phrase avec le rire de plus tôt. C’est le sessionman
de ce vieillissement-là n’est pas AIT JAMAIS PENSÉ ceux qui sont bien décidés à Pino Palladino qui officie à la
trop difficile à supporter. Jusqu’à n’écrire le mot “fin” au bas du der- basse dans un line-up visant
présent je n’ai pas à subir de
QUE J’ÉTAIS nier chapitre que lorsque bon leur l’efficacité – le fils Townshend,
conséquences.” UN VOCALISTE semblera. Même les plateaux de Simon, à la guitare, celui
D’ailleurs, l’homme n’est pas resté FABULEUX.” cinéma l’attirent encore. On le de Ringo Starr, Zak Starkey
inactif ces derniers temps. On l’a verra dans de petits rôles, cette à la batterie, John “Rabbit”
vu en juillet 2015 participer à un année dans The Star, de Timothy Bundrick aux claviers. Ce soir-là,
show en hommage à Waylon Les vieux standards, c’est ce qu’il Reckart, et en 2018 dans Blaze ils s’appliquerontà faire revivre
Jennings pour la télévision amé- entonne dès qu’il empoigne les d’Ethan Hawke, un film retraçant leur légende face à une foule
ricaine. Un album et un DVD, instruments qui ne le quittent le parcours du musicien country immense, de “Substitute”
Outlaw, de cette performance jamais. “J’ai toujours une guitare Blaze Foley. Et notre légende de à “My Generation” en passant
enregistrée au Moody Theatre ou deux à portée de main. Je joue conclure sur la question de rempi- par des extraits de Tommy,
d’Austin, et qui réunit, outre toujours de bons vieux trucs ler encore ensuite : “Je suis sûr que Who’s Next et Quadrophenia…
no t r e v ie i l hom me , A l i s on dépassés. Mais je suis toujours ça peut se reproduire. Je continue sans jamais faire oublier
Krauss, Willie Nelson et Eric prêt si l’inspiration me venait à me produire sur scène, donc il l’alchimie explosive de leur
C hu r c h ent r e aut r e s , e s t à pour composer à nouveau.” Et ce, n’y a pas de raison que je ne section rythmique originale. A.G.
© DR

paraître ces jours-ci. “C’était un même si la situation actuelle de tourne plus.”

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ROCK & ROLL

DVD ROCK
“Je chasse de nouvelles idées
partout”
Songwiter par excellence avec plus de deux cents titres à son actif, dont une B.O. de
James Bond, Pål Waaktaar-Savoy, tête pensante de A-ha, n’a jamais cessé d’écrire.
Par Alma Rota

S
Nick Cave & on nom ne vous dit peut-
The Bad Seeds être rien ou tout au plus
vous fera penser à un
Clair obscur meuble Ikea. Mais, si l’on
Tourné en noir et blanc vous fredonne le refrain de “Take
de circonstance durant on Me”, il est certain que la célèbre
l’enregistrement de Skeleton
onomatopée “A-ha !” vous sortira
Tree, on suit ici la douleur
immédiatement de la bouche. Avec
de la création d’un album
par un véritable musicien dans plus de 50 millions d’albums ven-
un pur processus d’expression dus, le compositeur de ce tube
artistique. Sans calcul ni planétaire, Pål Waaktaar-Savoy,
recherche du refrain ou de s’est imposé, au fil du temps,
l’harmonie qui pourrait plaire comme l’un des grands pop son-
ou vendre. Andrew Dominik, gwriters des années 1980-1990,
le réalisateur, a dû mettre mais reste un musicien discret qui
des mois pour obtenir le droit revendique son besoin de simpli-
de filmer l’accouchement cité et de liberté dans le travail et
de chansons si intimes. Le ton les relations humaines. “La mu-
est grave, sombre, même si on sique, c’est déjà difficile en soi alors Depuis la création de son premier tration où la page reste désespéré-
sent l’homme entouré de ses
je n’ai pas envie de plus de compli- projet, à l’âge de 15 ans, en 1976, ment blanche. “Il faut maintenir la
proches. De l’omniprésence
de Warren Ellis, le complice cations.” Malgré le succès interna- Spider Empire, rebaptisé The pression et espérer que quelque
de toujours, à l’apparition tional du trio norvégien, Pål admet Bridges, Pål compose comme il chose de bon va en sortir.”
de sa femme et de son fils, qu’il n’a jamais vraiment trouvé la respire. “Je chasse de nouvelles Une chanson doit sonner sur une
rien n’y change. Coincé entre sérénité et la liberté dont il a besoin idées partout, à chaque instant. simple guitare acoustique pour
la douleur de l’expression pour écrire dans le star system, Cette dynamique créative perma- “être sûr qu’elle vaut le coup d’être
et l’impératif de la naissance mais que celui-ci lui a donné cette nente, c’est ma façon de vivre.” Des enregistrée en studio”. Il admet
des chansons, on assiste, liberté tant recherchée : “Quand tu centaines de chansons sommeillent qu’en vieillissant, il est de plus en
impuissant et admiratif, à la peux coller une chanson de plus de dans ses tiroirs, belles au bois au plus difficile de se surprendre et
naissance de titres tels que 8 minutes comme ‘Cold as Stone’, dormant qui attendent le baiser de d’avoir ce sentiment d’inventer. “Tu
“Jesus Alone”, ou “Distant Sky”. enregistrée en quasi-live chez leur prince-interprète pour s’éveil- dois toujours te mettre en face de
Le tout, dans une ambiance de Prince à Paisley Park sur un album ler et prendre vie : “Quand tu as une nouvelles situations pour voir si tu
réflexion sur le sens de la vie
de A-ha (Memorial Beach), tu sais arrives à en tirer de la matière.”
et sa place dans le monde.
La mise à nu de l’artiste est que tu n’as plus rien à prouver : tu
es déjà une popstar !”
“HAIR, LE SEUL Alors, il modifie son angle de vue en
changeant de lieu, oscillant entre
profonde et réelle. Le moment
est rare, précieux, parfois À 13 ans, la comédie musicale ALBUM QUE son appartement de Brooklyn et sa
dérangeant. Nul doute que
ce documentaire fera date,
Hair provoque son premier frisson
musical : “Le seul album qu’on avait
J’AI DISSÉQUÉ maison en Norvège.
Compositeur polymorphe, il s’im-
comme une démonstration à la maison et que j’ai disséqué sous SOUS TOUTES pose des contraintes et se remet en
de ce qu’est un artiste habité
par son art et tentant de mettre
toutes ses coutures. Un songwriting
bien ciselé et très habile sur le plan
SES COUTURES.” question chaque jour. Des centaines
de chansons figurent sur son
en forme l’émotion pure qui harmonique.” Avec un sourire ti- compte Spotify. Il en aime une de
vit en lui. À des kilomètres de mide, il avoue qu’il serait amusant deadline, tu prends ce que tu as de temps en temps, mais se compare à
toute contingence commerciale, d’écrire un opéra rock. Puis il dé- meilleur en stock à cet instant et tu un réalisateur incapable de regar-
l’homme en noir s’ouvre le
couvre Hendrix, The Doors, Joy le mets sur cet album.” Pour lui, un der un film sans l’analyser et penser
cœur et le ventre sous nos yeux.
Rien n’est gai chez Nick Cave, Division et le mouvement punk. En petit rien peut devenir source d’une à ce qui se passe derrière la caméra.
qui semble marcher sur un fil, quittant sa Norvège natale pour étincelle de créativité : une simple Ses derniers coups de cœur ?
uniquement retenu au monde l’Angleterre, à la création de A-ha, phrase (“The sun always shine on Arcade Fire et Tame Impala. “J’ai
par l’amour à partager. ce sont les groupes caracolant en TV”, du présentateur de la météo toujours admiré les gens comme
Sombre et brillant à la fois, tête des charts, comme Softcell ou anglaise), la musique accrocheuse Robbie Robertson de The Band, qui
jamais désespéré, c’est une The Smiths qui influenceront son d’un groupe à la radio, la lecture a plusieurs chanteurs et des person-
réelle exception. travail. En 1994, il fonde Savoy avec d’un livre (comme Le Talisman, de nalités différentes pour qui écrire.”
SILVÈRE VINCENT sa femme Lauren, un projet où il Stephen King et Peter Straub, qui L’expérience ultime pour un com-
© JUST LOOMIS

One More Time with Feeling peut exprimer les multiples facettes hante les albums Hunting High positeur ? Qui sait...
(Iconoclast & Pulse Films/P.I.A.S.)
de ses influences musicales, notam- and Low et Scoundrel Days), et Waaktaar & Zoe, World of Trouble
ment son côté “rock 70’s”. même une grande période de frus- (Drabant Music).

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ROCK & ROLL
MON STYLE

Le chic punk
made in L.A.
de Benjamin
Booker
E
n 2014, alors que son premier album de punk-blues
venait d’arriver dans les bacs, Benjamin Booker s’est fait
connaître en assurant la première partie de Jack White
et en participant à plusieurs festivals. Après une longue
tournée, il s’est rendu à Mexico. “Ça a changé ma vie”, déclare le
musicien, interrogé sur ce voyage d’un mois lui ayant inspiré son 1
nouvel album Witness. Booker conserve des souvenirs de son
voyage chez lui à Los Angeles, d’un T-shirt de Charles Bukowski
à un masque de tigre en bois sculpté qu’il a acheté à une femme
qui “devait avoir 100 ans ”.. Le déménagement de Booker de La
Nouvelle-Orléans vers Echo Park, où il s’est installé pour être plus 3
près de sa petite amie, a influencé son look : “Avant, j’étais assez
stylé, je mettais des chemises à pois, dit-il, mais aujourd’hui, je
traverse une phase plus relax.”
PATRICK DOYLE

4 5
2

7
11

Du blues à Bukowski
1. Booker, chez lui 2. Le masque acheté sur 10
un marché de Mexico pendant ses vacances.
3. Un 45-tours acheté en tournée : “Quand
on vient de Floride, c’est comme ça qu’on se
sent.” 4. Casquette La Vie aquatique dégottée
dans une boutique en Corée 5. T-shirt Charles
Bukowski. 6. Les Damnés de la Terre, de Frantz
Fanon : “Ça parle de la colonisation et de
son effet sur les peuples colonisés.” 7. Un des 9
pins de Booker : “C’est vrai. Il y a une part
de mal dans chacun de mes groupes préférés.”
8. Son rack de pédales 9. Sa Les Paul rouge.
10. Reproduction d’une œuvre de l’artiste
Emory Douglas, membre des Black Panthers.
11. Tourne-disque Crosley. 8

Ju i n 2 017 Photographies par The1point8

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2 3

ÉTOILE DES NEIGES


(1) Vue extérieure du chalet principal.
(2) La salle de projection du Tricotin,
avec ses sièges de la Swiss Air et son
incroyable système sonore. (3) La
chambre-bureau de Claude Nobs, ou
la distance travail-repos réduite au
minimum. (4) La guitare collector de
John McLaughlin. (5) Le plus ancien
jukebox du lieu, un Wurlitzer des
années 1930.(6) L’escalier menant au
grand salon du chalet principal.
(7) Bandes anciennes côtoient
supports d’enregistrement de pointe.
1
7 6 5

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ROCK & ROLL

Les trésors de Monsieur Claude


Sur les hauteurs de Montreux, le chalet du fondateur du mythique festival continue
de dévoiler son bric-à-brac d’objets et de souvenirs. Par Xavier Bonnet

U
n 1er mai à Montreux… Si, d’ici Dans chacune de ces pièces, dans les esca- pour la bouffe (une cuisine immense). Pas-
à deux mois, l’effervescence liers qui les relient, c’est la passion d’un sion pour la chine (bon nombre d’objets du
battra à nouveau son plein homme qui vous saute aux yeux. Les pas- lieu sont de seconde main, récupérés çà et
pour une 51e édition du festi- sions, s’agirait-il de dire plutôt. Passion là comme ces chaises de salon, héritage de
val de jazz (mais pas que, loin pour les artistes, qui le lui rendaient bien, l’ancien casino de la ville que le festival
s’en faut) dont le casting a encore de quoi la preuve : ici, au mur, un autoportrait de investissait chaque été jusque dans les
laisser… coi, rien de tout ça aujourd’hui. David Bowie, là, un buste de Carlos San- années 1980). Passion encore pour les tech-
Plutôt l’illustration par l’exemple – par l’ab- tana – offerts chaque fois par l’artiste en nologies de toutes sortes, autre de ses pro-
surde ? – du fameux “Y a pas l’feu au lac !”, personne ; ailleurs, un téléphone d’enfant, fondes marottes l’ayant amené à vouloir
en ville comme dans les entrailles de l’orga- cadeau de Sheryl Crow, symbole du temps essayer chaque nouveauté audio ou vidéo
nisation de l’événement où chacun semble incommensurable que Nobs passait der- au fil du temps, pour son plaisir personnel
vaquer à ses petites occupations ou pour les besoins du festival.
sans la moindre once de stress. Car dès les premières heures de ce
Que dire alors de ce silence feutré Homme de passions, der nier, Nobs avait ex igé que
qui semble avoir figé les Hauts-de- Claude Nobs était un chaque prestation y soit captée, en
Caux, à quelque 1 000 mètres d’al- collectionneur invétéré. audio les deux premières éditions,
titude et une petite demi-heure de en audio et vidéo à partir de 1969.
trajet en train à crémaillère d’un C’est cet étonnant dédale de mas-
autre âge – et dont on préfère ne ters, des premières bandes deux
pas s’inquiéter de l’état des engre- pouces pesant 15 kilos chacune au
nages lorsqu’il effectue un arrêt sur format dernier cri, que renferme
une pente à 8 ou 10 degrés ? L’effet a insi le bunker, ex tension en
est saisissant, sensation renforcée béton de l’ancienne ferme vieille
par le manteau de neige qui s’est de 300 ans, baptisée “le Tricotin”,
installé dans la matinée. C’est là, achetée et transformée dans les
entre deux chalets installés à flanc années 1980 et qui constitue le
de montagne – avec vue sidérante second chalet, le premier dans
sur la ville et le lac Léman –, sur l’ordre chronolog ique puisque
près de 3 000 mètres carrés, que se Nobs n’occupera le principal qu’à
niche l’âme du Montreux Jazz partir de 2006.

“DANS CHAQUE PIÈCE,


Festival et surtout de celui qui en L’histoire veut que le maître des
fut le fondateur en 1967, le grand lieux se soit décidé à rapatrier – et

DANS LES ESCALIERS


ordonnateur, le poumon, le cœur et racheter – l’ensemble des bandes
les tripes : Claude Nobs. en découvrant, horrifié, que cer-
Plus de quatre ans après sa dispari-
tion (janvier 2013) à la suite d’un QUI LES RELIENT, taines d’entre elles ayant gravé un
concert d’Ella Fitzgerald avaient
accident de ski de fond, Nobs reste
omniprésent dans tout ce qui a rap- C’EST LA PASSION été réutilisées par la Télévision
suisse romande – qui les stockait
port au festival. Dans les deux cha-
lets, c’est au quotidien ou pas loin D’UN HOMME QUI VOUS jusqu’alors gracieusement – pour
y enregistrer des matchs de foot-
que l’on veut continuer à en faire
vivre la ferveur, l’imprévisibilité, la SAUTE AUX YEUX.” ball de seconde division suisse.
Aut a nt d’a rch ive s pré c ieu se s
convivialité. Simon Lepêtre, son désormais classées à l’Unesco et
ancien assistant, est désormais chargé de la rière un combiné ; à l’étage inférieur, un dont le programme de numérisation s’est
gestion de la demeure, de son intendance piano offert par Freddie Mercury ou une achevé en novembre dernier sous la res-
comme du calendrier des nombreuses mani- guitare collector de John McLaughlin. Pas- ponsabilité de l’École polytechnique fédé-
festations que l’on continue à y organiser sion pour la musique en général – des juke- rale de Lausanne, point de départ à d’autres
© DR © PAGE CI-CONTRE : XAVIER BONNET

pendant le festival. Le lieu est ouvert à tous box par douzaines, datant des années 1930 projets scientifiques qui n’en sont encore
les artistes à l’affiche et divers partenaires : aux années 1960 pour ce qui est de leur qu’à leurs balbutiements (on évoque ainsi
s’y tiennent ainsi une cinquantaine d’événe- p e d ig re e ; u ne c ol le c t ion de prè s de des programmes de stockage d’une partie
ments par an en moyenne et Simon ne dit pas 40 000 vinyles scrupuleusement réperto- de ces données numériques sur de l’ADN
autre chose au moment d’accompagner le riés derrière d’immenses armoires en fer dont la durée de v ie serait de 100 000
visiteur privilégié à travers les quatre niveaux comme on n’en voit guère que dans les ans…). Une forme d’intemporalité – d’im-
du grand chalet, tous reliés par un ascen- banques (suisses ou non). Passion pour les mortalité ? – qui n’aurait pas manqué de
seur : “On fonctionne un peu comme si trains miniatures (des racks de plusieurs fa sciner le créateur or ig inel de cet te
Claude était en vacances… Ou en voyage.” mètres de long sur des dizaines de niveaux), matière première…

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TRÉSORS ENTERRÉS

Toile de maître
Frappé par la maladie d’Alzheimer en plein
enregistrement de “Ghost on the Canvas”,
Glen Campbell a eu un mal fou à terminer
l’album. Le résultat, pourtant, est miraculeux.
Pour Julian Raymond, son producteur,
c’est le souvenir le plus fort de sa carrière.
Par Bertrand Deveaud

L
’effet est étrange. Est-ce la star qu’il admire le plus est pour
volontaire ? La photo de la lui une consécration, un cadeau
pochette de Ghost on the même. D’autant que Meet Glen
Canvas, dernier album de Campbell marque le retour du
chansons originales de Glen chanteur, quinze ans après son
Campbell, est sombre et à moitié dernier disque. À l’époque de leur
floue. C’est tout juste si on recon- première rencontre, en 2007, sa
naît le chanteur, photographié de mémoire commence pourtant à lui
loin. Comme si une partie de lui jouer des tours. “Il avait plus de
s’était effacée, comme si l’album 70 ans, je me disais que c’était dû à
flottait dans la brume. l’âge”, essaie de comprendre Julian.
Certes, Ghost on the Canvas est En réalité, Glen est déjà malade, et
l’œuvre d’un vieil homme affecté sa santé ne va cesser de se dégrader.
par la maladie, et à la fin de sa vie. “Il oubliait ce qu’il avait fait 5 mi-
Dès les premières notes, on sent nutes avant, et il me reposait sans
bien une certaine gravité. Et peut- cesse les mêmes questions”, précise
être même le testament de l’un des Kim Campbell, sa quatrième
plus grands artistes de la musique femme (épousée en 1982 et qui lui
américaine du xxe siècle. Pourtant, a donné trois de ses huit enfants).
dès que l’on entend sa voix, c’est “Mais la musique et l’amour des
lumineux. Une voix profonde, siens semblaient lui redonner des
riche, extraordinairement claire et ailes”, ajoute-t-elle. Soutenu par sa d’Elvis Presley, de Frank Sinatra,
précise, qui occupe toute la place. femme, Glen décide alors d’enre- des Beach Boys et des Doors, ces
Et des chansons magnifiques, gistrer un nouvel album – le der- monuments avec lesquels il avait
pleines de douceur et de vigueur, nier – tant qu’il est encore temps. travaillé quarante ou cinquante
parmi les meilleures que le “Old tôt”, s’étonne encore Ju-
ans plus tôt”
Country Boy” ait jamais enregis- lian. Et puis, le miracle. “Par mo-
trées en cinquante ans de carrière. “UNE VOIX Tout commence bien. Glen ments, la musique lui revenait. Sa
Ghost on the Canvas est un album PROFONDE, est heureux de retourner en stu- voix, son jeu de guitare, étaient
solaire, surtout pas crépusculaire
comme pourrait le laisser croire sa
RICHE, CLAIRE dio. Mais très vite, la maladie re-
prend le dessus. “Il enregistrait
meilleurs que jamais. Des mo-
ments magiques !”
pochette. Même s’il a été enregistré ET PRÉCISE, QUI une chanson et, quelques minutes Glen Campbell va alors entamer
dans la douleur… OCCUPE TOUTE après, il était incapable de s’en une tournée d’adieu. Un marathon
“C’est incroyable qu’il ait réussi à souvenir. Ni de la musique, ni des de 151 concerts à travers toute
aller jusqu’au bout, en chantant si LA PLACE. ” textes, raconte Julian Raymond. Il l’Amérique, avec ses enfants, musi-
bien et en jouant de la guitare était incapable de mémoriser ciens eux aussi, et un prompteur
comme ça”, se souvient Julian Et ce sera avec Julian Raymond, quoique ce soit, de se concentrer. Il pour l’aider. Julian était là, la plu-
Raymond, producteur de l’album. son producteur et ami, son fils semblait perdu.” part du temps. “Certains soirs,
En mars 2010, lorsque débute spirituel. “Lui seul pouvait accom- Les séances deviennent une c’était fabuleux ; d’autres fois,
l’enregistrement de Ghost on the pagner Glen jusqu’au bout, estime épreuve pour Glen. Il ne peut c’était plus compliqué, mais le pu-
Canvas, la maladie n’a pas encore Kim. Parce qu’il le connaît bien et travailler que quelques heures par blic l’a porté jusqu’à la fin. C’était
été diagnostiquée. Mais les pre- qu’il a une profonde admiration jour, parfois pas du tout. “Avant, incroyablement émouvant.”
miers signes ont déjà apparu. pour lui.” il pouvait enregistrer un album Aujourd’hui, Glen Campbell ne
Trois ans plus tôt, Julian et Glen Julian fait alors appel à Chris Isaak, en deux jours. Pour Ghost on the communique plus, il ne reconnaît
travaillent ensemble sur Meet Glen Paul Westerberg, Brian Setzer, Canvas, on a mis un an”, poursuit plus personne. Ni Julian, ni ses
Campbell. Pour Julian, c’est le rêve Jakob Dylan (le fils de Bob) et les Julian. Le vieux chanteur, malgré enfants, ni sa femme. Hospitalisé
d’un gosse. Glen était l’idole de ses meilleurs musiciens de Los tout, va s’accrocher. Et si sa mé- dans une unité de soins pour les
parents. Il grandit en écoutant “By Angeles, pour graver ce Ghost on moire lui échappe, ses instincts personnes arrivées au dernier
the Time I G e t to Phoenix ”, the Canvas. Que des chansons resurgissent et les vieux souvenirs stade de la maladie d’Alzheimer, il
© GETTY IMAGES © DR

“Whichita Lineman”, “Rhinestone originales inspirées par la vie tu- remontent. “Il avait du mal avec y reçoit un traitement à base de
Cowboy” et devient fan à son tour. multueuse de Glen, ses excès le présent, les choses nouvelles, musique. La seule thérapie qui,
“Sa musique fait partie de ma vie”, (drogue, alcool), ses passions, ses celles du quotidien, qu’il oubliait apparemment, lui permet de rester
reconnaît-il. Faire un disque avec regrets et ses derniers espoirs. aussitôt. Pourtant, il me parlait en vie.

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ROCK & ROLL
NOUVEAUX ARTISTES

Cigarettes After Sex


Révélée sur Internet, cette formation de Brooklyn cultive un univers pop-rock brumeux et sexy.

I
l cite la brûlante “Chelsea Hotel No. 2” de Leonard Cohen millions de vues sur YouTube et remplit à guichets fermés des salles
comme référence. Le message est clair : Greg Gonzalez ne craint aux États-Unis comme en Europe. Un succès fou qui désarçonne
pas les textes sensuels. À raison, car c’est ce qui distingue les quelque peu Gonzalez. Après une signature en label et la reconnais-
sonorités voluptueuses et désabusées de Cigarettes After Sex de sance de son songwriting pour le moins tubesque, il prend alors un
la récente ribambelle de formations sous influence Joy Division. Texan peu de temps pour réfléchir au premier album éponyme de son groupe,
installé à Brooklyn depuis la fin de l’université, Gonzalez façonne son qui sera finalement enregistré en trois jours chrono… D’où la justesse
groupe depuis 2008. Le line-up semble aujourd’hui définitif, avec peu perfectible de ces dix morceaux aux mélodies imparables, dont les
Philip Tubbs aux claviers, Randy Miller à la basse et Jacob Tomsky à merveilleux “K.” et “Apocalypse”. Fort d’une voix veloutée, Gonzalez
la batterie. Outre les répé- cultive une atmosphère
titions de Cigarettes After o uat ée aux référenc es
Sex, Gonzalez s’occupe éclectiques, de Mazzy Star
aussi du Beekman Theatre, aux Smiths en passant par
un cinéma de Manhattan. New Order et, du
C’est dans la cage d’escalier côté des images, le
de celui-ci qu’il enregistre cinéma d’Antonioni
un des titres de ce premier et Kieslowski.
album, “Each Time You G o n z a l e z s ’o ff r e
Fall in Love”. Après des même un morceau
années passées dans nommé “John
l’ombre (ce qui lui va bien), Wayne”. Il y a en
Cigarettes After Sex effet quelque chose
connaît en 2015 un extra- de très visuel chez Ciga-
ordinaire effet de bouche à rettes After Sex, qui
oreille sur Internet avec le s’écoute de préférence une
single autoproduit “Affec- fois la nuit tombée, lorsque
t i o n”. S a n s m a i s o n d e les sentiments s’exacerbent
disques ni promotion, sa e t que les guitares ré-
musique sombre et sen- sonnent d’autant plus.
suelle atteint alors des SOPHIE ROSEMONT

Hazel English
Nouvelle fiancée de l’Amérique
Guitares d’inspiration new wave, production lo-fi, atmosphère nébu-
leuse : cette jeune et jolie Australienne installée à Oakland cultive une
pop électrique en clair-obscur, partagée entre enthousiasme et mélan-
colie. Une belle démonstration en est donnée avec la réunion de deux
EP, Just Give In / Never Going Home, format d’album détourné en
guise de présentations au monde. Sous la houlette du rockeur califor-
nien Jackson Phillips (qui officie par ailleurs sous le nom de Day Wave),
Hazel English réussit à partager ses états d’âme sans s’y perdre. S. R.

Aliocha
De la délicatesse du folk
Venant d’une famille d’artistes, Aliocha Schneider a délaissé les
planches pour se consacrer entièrement à la musique, qu’il manie
avec une dextérité assez impressionnante sur son premier album,
sobrement baptisé Eleven Songs. Son folk intemporel puise sa source
auprès d’Elliott Smith comme de Nick Drake, habillant ses ritour-
nelles de somptueux arrangements – signés par l’un des plus doués
producteurs français du moment, Samy Osta (Juniore, La Femme,
© DR

Feu ! Chatterton…). S. R.

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AGENDA CONCERTS
METRONOMY, PRIMAL SCREAM, AGNES OBEL, THE PRETENDERS (SI, SI !), ALT-J OU THURSTON MOORE,
LA FLOPÉE DE CONCERTS QUI ANNONCE L’ÉTÉ EST COPIEUSE ET DE QUALITÉ . COMME D’HABITUDE,
IL Y EN AURA POUR TOUS LES GOÛTS, PARTOUT EN FRANCE ET CHEZ NOS VOISINS LIMITROPHES. avec
POUR TOUS CES CONCERTS, LES PLACES SONT RÉSERVABLES SUR WWW.DIGITICK.COM

2017 18/07/2017 – Saint-Malo-


du-Bois – Théâtre de verdure Rammstein*
Les Wampas* 16/06/2017 – Dessel – Festival Graspop Metal Meeting
03/06/2017 – Arradon - Metronomy* 11-12-13/07/2017 – Nîmes – Arènes
Chapiteau 04/06/2017 – Saint-Brieuc –
24/06/2017 – Evreux – Place Poulain-Corbion
Hippodrome de Navarre 08/06/2017 – Marseille –
08/07/2017 – Couzeix – Théâtre Silvain
Esplanade du Mas de l’age 03/07/2017 – Paris –
14/07/2017 – Riberac – Philharmonie de Paris
Parc des Beauvières
15/07/2017 – Eu – Festival Primal Scream*
Le Murmure du son 08/06/2017 – Paris – La Gaîté
lyrique
Peter von Poehl* 10/06/2017 – Nîmes – Paloma/
07/06/2017 – Paris – Café Smac
de la danse 16/06/2017 – Borgerhout –
De Roma
Placebo*
07/07/2017 – Hérouville-Saint- Rufus Wainwright*
Clair – Château de Beauregard 10/06/2017 – Paris –
08/07/2017 – Liège – Festival Philharmonie de Paris
Les Ardentes
11/07/2017 – Zürich – Live Rammstein* 28/06/2017 – Monaco – Place Poulain-Corbion
at Sunset 16/06/2017 – Dessel – Festival Sporting Monte Carlo 29/06/2017 – Clermont-
Graspop Metal Meeting 02/07/2017 – Nimes - Arènes Ferrand – La Coopérative de Mai
Agnes Obel* 11-12-13 /07/2017 – Nîmes – 07/07/2017 – Cognac – Blues
14/06/2017 – Thônex – Thônex Arènes Blondie* Passions
Live/salle des fêtes 28/06/2017 – Paris – Olympia 10/07/2017 – Argelès-sur-Mer –
17/06/2017 – Rouen – Le 106 The Pretenders* Esplanade du lac
30/06/2017 – Clermont- 26/06/2017 – Paris – Salle Archive*
Ferrand – La Coopérative de Mai Pleyel 04/06/2017 – Saint Brieuc- Phoenix*
30/06/2017 – Marmande –
Plein air
08/07/2017 – Hérouville-Saint-
Clair – Château de Beauregard
09/07/2017 – Belfort – Site
de Malsaucy
13/07/2017 – Aix-les-Bains –
Esplanade du Lac

The Black Angels*


03/06/2017 – La Rochelle –
La Sirène
04/06/2017 – Saint-Brieuc –
Festival Art Rock
11/06/2017 – Nîmes – Festival
This is not a love song

Grandaddy*
06/06/2017 – Lyon -
Transbordeur
09/06/2017 – Mérignac –
Le Krakatoa
10/06/2017 – Nîmes- Festival
Rufus Wainwright* This is not a love song
10/06/2017 – Paris – Philharmonie de Paris 08/07/2017 – Hérouville-Saint-
Clair – Festival Beauregard
© DR

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Teenage 01/08/2017 – Bruxelles – Stade
Fanclub* Roi-Baudouin
05/06/2017 – Orléans –
L’Astrolabe Phoenix*
06/06/2017 – Bordeaux – Rock 29/09/2017 – Paris-
School Barbey AccorHotels Arena POPB
11/06/2017 – Nîmes- Festival
This is not a love song Interpol*
20/08/2017 – Saint-Malo –
Good Charlotte* La Route du Rock
07/06/2017 – Paris – Bataclan 05-06/09/2017 – Paris –
11/06/2017 – Bruxelles – Le Trianon
Ancienne Belgique
Les Insus*
Alt-J* 01/09/2017 – Ajaccio –
10/06/2017 – Rouen – Le 106 Théâtre de verdure
30/06/2017 – Montreux – Jazz 03/09/2017 – Perigueux – LAST TRAIN 
Festival Le Palio à Boulazac DERNIÈRE ESCALE AVANT L’ÉTÉ
02/07/2017 – Werchter – 15-16/09/2017 – Paris – Le groupe débute une tournée française très attendue.
Festival Rock Werchter Stade de France “Tu nous as évité un déchargement de van, on est plutôt contents.” À quelques
04/07/2017 – Lyon- Les Nuits heures d’un concert à Hambourg, Tim et Jean-Noël, bassiste et guitariste-
de Fourvière Nick Cave chanteur de Last Train, sont tout sauf anxieux. Normal, ils connaissent la
and the musique. Ils n’ont que la vingtaine, mais jouent ensemble depuis le collège et
Amanda Palmer* Bad Seeds* ont honoré plus de 300 concerts les trois dernières années. Juste le temps de
11/06/2017 – Paris – La Cigale 03-04/10/2017 – Paris – Zénith passer des clubs et bars alsaciens aux plus grands festivals de l’Hexagone. Une
10/10/2017 – Esch-sur-Alzette – ascension pas si fulgurante que ça, malgré la sortie de leur premier album il y
Fleet Foxes* Rockhal a tout juste un mois : “Ce bagage que l’on a derrière nous, on l’a toujours voulu
23/06/2017 – Lille – Aeronef et provoqué. Tout le développement du groupe s’est fait par le live. On a pris
04/07/2017 – Montreux – Jazz Marillion* le pari de sortir l’album après une tournée de trois saisons pour que les gens
Festival 07/10/2017 – Paris – Zénith l’écoutent,” lance Jean-Noël. Le déclic s’est produit en 2014, lorsque chacun
des membres de Last Train habitait dans une ville différente. Tim se souvient :
Thurston Moore Beth Ditto* “On posait des jours de congé, on séchait des cours pour aller jouer à Paris.
(Sonic Youth)* 30/06/2017 – Marmande – À aucun moment on pensait que cela deviendrait un job.” Depuis la sortie du
26/06/2017 – Lille – Aeronef Festival Garorock très attendu premier album Weathering, en avril dernier, Last Train est propulsé
27/06/2017 – Nancy – L’Autre 03/07/2017 – Montreux – en première partie de Placebo dans trois Zénith (Lille, Dijon et Toulouse) avant
Canal Jazz Festival de retourner aux sources en Allemagne dans des salles plus confidentielles.
01/07/2017 – Strasbourg – 03/10/2017 – Ramonville – “Le choc, c’était de passer des clubs aux Zénith, c’était très impressionnant. Là
La Laiterie Le Bikini du coup, en Allemagne, on est rodés.”
Après le Bataclan, Londres et Bruxelles, le groupe reprendra la route pour
Depeche Mode* Weezer* défendre un premier album calibré pour les festivals, aux couleurs multiples,
01/07/2017 – Paris – Stade 19/10/2017 – Paris - Olympia synthèse parfaite de deux décennies de rock. Douze titres qui témoignent des
de France larges influences du groupe, passant du grunge de Nirvana au rock psyché de
Fishbach* Black Rebel Motorcycle Club, tout en rappelant le son garage punk des Hives
Deep Purple* 27/10/2017 – Paris - Bataclan et la brit-pop d’Oasis. “On est catalogués groupe de rock’n’roll, or il y a un
aspect péjoratif à cela. On écoute vraiment de tout, donc c’est assez naturel
01/06/2017 – Lille – Zénith
que cela se retrouve dans notre musique, mais sur scène, une synthèse peut
03/06/2017 – Paris - Zénith Trust* vite devenir une bouillie. Je pense qu’on fait plus qu’aligner des riffs les uns
04/11/2017 – Saint Malo –
derrière les autres. On est plein d’énergie et on a des choses à dire”, estime
System of a Down* La Nouvelle Vague
Jean Noël. Huit titres de Weathering ont été expérimentés et modelés sur
07/06/2017 – Nancy – Zénith 06/11/2017 – Paris-
scène entre 2014 et 2016 avant l’enregistrement final. “C’était un dur labeur,
20/06/2017 – Nîmes – Arènes Le Bus Palladium car on était en tournée tout le temps, on s’est mis une énorme pression, mais
30/06/2017 – Arras – Main 07/11/2017 – Paris – au final, on en est très fier. Cet album a du sens pour nous.” Cet été, les quatre
Square Festival La Maroquinerie Alsaciens sont attendus dans douze festivals français et européens dont Art
08/11/2017 – Paris – Rock (Saint-Brieuc) le 3 juin et Musilac (Aix-les-Bains) le 13 juillet, et partageront
Foo Fighters* Bataclan l’affiche avec Anton Newcombe, Parcels, Les Insus, Sting, Midnight Oil,
03/07/2017 – Paris – 09/11/2017 – Paris – Airbourne, Hanni El Khatib, Arno, avant de retrouver Placebo le 12 août à
AccorHotels Arena POPB Le Trianon Landerneau. Mais Tim reste lucide : “Quand tu es en tournée, tu es dans une
10/11/2017 – Paris – ville ou un pays pour quelques heures seulement. Tout prend une ampleur de
À RÉSERVER DE TOUTE URGENCE Elysée Montmartre dingue, ça te donne parfois l’impression, à tort, que les groupes que tu croises
sont tes meilleurs potes.” BAPTISTE MANZINALI
Clap Your Hands Fink*
Say Yeah* 31/10/2017 – Caluire-et-Cuire – Last Train *
20/09/2017 – Paris – Radiant Bellevue 02/06/2017 – Ramonville – Le Bikini
La Maroquinerie 10/11/2017 – Paris – La Cigale 03/06/2017 – Saint-Brieuc – Festival Art Rock
11/11/2017 – Tourcoing – 24/06/2017 – Cerisy Belle Etoile – Festival Les Bichoiseries
U2* Le Grand Mix 30/06/2017 – Nort-sur-Erdre – Festival La Nuit de l’Erdre
25 et 26/07/2017 – Paris – 14/11/2017 – Esch-sur-Alzette - 07/07/2017 – Mauquenchy – Hippodrome
© DR

Stade de France Rockhal

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FLASHBACK
DERNIER MOT

Bonnie Raitt
La chanteuse évoque son enfance quaker, son départ de Harvard pour découvrir les légendes du blues,
et les conseils de son père.
Interview par PATRICK DOYLE

C
omment vous relaxez-vous quand vous êtes chez vous, en Lorsque Warner vous a rendu votre contrat au début des années 1980,
Californie ? quelle leçon en avez-vous tiré ?
En général, je fais une petite randonnée l’après-midi. Qu’il faut travailler avec une compagnie qui vous aime vraiment !
J’adore le comté de Marin parce qu’il y a une vingtaine de (Rire.) J’ai toujours été assez bonne en affaires et j’avoue que je suis
sentiers à moins de 30 minutes de chez moi. Ensuite, en général, je fais sans doute davantage femme d’affaires que musicienne. J’ai appris
une demi-heure de yoga avec une amie, soit par Skype, soit chez l’une en voyant les autres se faire arnaquer. Quand j’ai commencé à m’occu-
de nous. C’est ce qui me permet de rester en forme depuis cinq ans. per de la Rhythm & Blues Foundation, j’ai découvert qu’aucun des
J’aime aussi que des amis me rendent visite pour regarder Netf lix artistes préférés de ma collection de disques n’avait jamais vraiment
ensemble dans la soirée. J’essaye de ne pas trop regarder d’émissions reçu de royalties.
politiques le soir, pour ne pas m’énerver avant d’aller me coucher. Par quels jeunes artistes vous sentez-vous inspirée ?
Qu’avez-vous gardé de votre éducation quaker ? J’adore Father John Misty. J’ai vu certains de ses concerts récents, et
Aimer passer autant de temps dans la nature. Sans vouloir manquer je le trouve très intelligent. C’est de ce genre d’ironie dont nous avons
de respect aux pratiques religieuses d’autrui, le temps que je passe dans besoin en ce moment. J’ai mis quelques minutes avant de réaliser qu’il
la nature représente une expérience spirituelle bien réelle, bien plus jouait un personnage, mais plus je le vois, plus je l’aime. Non seule-
que dans une cathédrale ou en regardant des images pieuses : “Mon ment ce garçon est beau, mais en plus, il a du
Dieu, un petit écureuil est en train de me regarder depuis l’arbre, là- talent et il est drôle. Il m’a beaucoup
bas !” Quand j’étais petite, nous travaillions dur à comprendre ce que impressionnée.
nous pouvions donner aux autres, à la manière pacifique dont les Quel était votre livre préféré lorsque
conflits pouvaient être résolus dans le monde. C’est de là que vous étiez petite ?
vient une grande partie de mes valeurs. Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, de
Votre père, John Raitt, était un acteur légendaire Harper Lee. Enfant, on ne connaît pas
de Broadway. Quels conseils vous a-t-il donnés ? grand-chose de l’histoire : comment
“Fais comme si chaque concert était le premier.” Peu le monde “civilisé” a conquis le
importe que vous jouiez à Topeka dans le Kansas ou à reste du monde, l’horrible réalité
Broadway : le public mérite toujours le meilleur de de l’esclavage, ce que nous avons
vous-même. fait aux Indiens d’Amérique, com-
Vous avez abandonné Harvard pour vous produire avec ment nous avons pris la Californie
de célèbres bluesmen. Que vous ont-ils appris ? et le Texas. Cet ouvrage a joué un
En troisième année de fac, je me produisais en pre- rôle clef dans ma prise de conscience
mière partie de Mississippi Fred McDowell et de John sur la manière dont fonctionne le
Hammond Jr. J’étais amie avec le gars qui faisait monde.
tourner une grande partie de mes idoles blues. Je Vous militez depuis longtemps pour
cadrais avec ce qu’il cherchait parce que j’étais des causes comme l’énergie propre ou
différente et que je savais jouer un peu de tout. l’éradication de l’argent de la politique.
J’ai appris à construire un set, surtout grâce Comment faites-vous pour garder espoir
à Mississippi Fred McDowell : l’entrain, la sous Donald Trump ?
passion, la manière d’aller et venir entre C’est un combat que je mène au quotidien.
rock et chansons plus tristes. Il y a une expression que j’ai entendue pour
Quel est l’achat le plus fou que vous ayez fait la première fois chez les militants de Black
par pur plaisir ? Lives Matter, qui dit que les gens sont “réveil-
J’adore emmener mes amis au restaurant et lés”. L’élection de Trump les a réveillés en ce
organiser des rencontres entre gens diffé- qu’elle leur a prouvé qu’on ne pouvait pas faire
rents. Là où certains diraient : ‘Ça fait trop preuve de complaisance. Les élections ont eu lieu le
de monde !’, je laisse avec plaisir libre cours jour de mon anniversaire, qui tombait aussi lors de la
à mon extravagance. Ici, ce sont davantage dernière date d’une tournée de neuf mois. Pour l’occa-
des militants. À New York ou à Los Angeles, sion, j’avais reçu des cartes qui disaient : “Comme
je fréquente beaucoup de musiciens. cadeau, je t’offre la première femme président !” Mais
Pourquoi aimez-vous fréquenter des musiciens ? quand je suis sortie de scène, j’ai vu la tête des gens
Parce qu’on se comprend. On appelle les autres en coulisses à l’annonce des résultats. Du coup,
les “civils”. Les musiciens ont souvent un sens je suis remontée sur scène et j’ai chanté “I Can’t
de l’humour assez tordu. Beaucoup sont des Make You Love Me”. Ça m’a fait du bien de
fêtards professionnels. Si on n’a pas envie de pouvoir interpréter une chanson très triste.
se coucher, on ne se couche pas. D’une cer- J’ai eu beaucoup de mal à maîtriser mon
taine façon, on ne grandit jamais. Même désarroi, j’ai été vraiment très choquée. Mal-
si nous sommes plus vieux, on a toujours gré tout, je vois du positif dans la contrariété
l’impression de pouvoir faire tout ce que ressentent les gens.
qu’on veut sans être puni. Traduction et adaptation Kathleen Aubert

44 | R ol l i n g S t o n e | rollingstone.fr Illustration par Mark Summers

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GUERRE À LA
MAISON BLANCHE
À Washington, c’est un peu le far west depuis quelques mois. Résultat :
la Maison Blanche, sous l’impulsion de Jared Kushner, s’est retournée contre
Steve Bannon, symbole du conservatisme de Donald Trump, ce qui rend
le président plus dangereux que jamais.

Par Matt Taibbi

D
ans plusieurs dizaines d’années, s’il décrire. Ce n’est pas un accro des armes à feu, ni un des films à caractère politique, dont le très mauvais
reste quelque signe de vie sur Terre, ancien membre du Ku Klux Klan, et c’est déjà pas The Undefeated, un film sur Sarah Palin, aux airs
on parlera de ces 72 heures comme mal par les temps qui courent. Au départ, c’est d’hagiographie. Grâce à cette expérience, il fut vite
des plus cruciales du mandat du der- même un citadin des plus communs. Il a étudié à la pressenti pour reprendre les commandes de
nier président des États-Unis, Virginia Tech, à Harvard, et à la Georgetown School Breitbart.com, un site provocateur d’extrême droite.
Donald John Trump. Entre le 5 et le of Foreign Service. Il a fait fortune dans la finance Il a succédé à son fondateur, l’exaspérant et déses-
7 avril 2017, l’establishment politique et le divertissement (il a travaillé pour la Goldman pérant Andrew Breitbart, mort d’une crise car-
américain a tenté de réformer notre cinglé de pré- Sachs et, si l’on en croit la légende, il détiendrait une diaque. Bannon faisait de ce média un modèle de
sident. Problème : il n’a fait que le rendre infiniment partie des droits de la série Seinfeld). Ce n’est que réussite fulgurante quand il fut débauché par
plus dangereux et nous a rapprochés du Jugement sur le tard qu’il s’est mis à promouvoir l’ethnonatio- Trump, alors candidat, pour qu’il l’aide à faire cam-
dernier, une situation que nous n’avions plus connue nalisme, et c’est en toute connaissance de cause qu’il pagne. Rien n’aurait pu décrédibiliser davantage le
depuis la crise des missiles de Cuba. Bienvenue sous en a fait son leitmotiv intellectuel. déjà piètre sens du jugement de Trump que de faire
la gouvernance de Trump, la période la plus pourrie On dit de Bannon qu’il a passé la majeure partie de cet être odieux son premier conseiller.
de l’histoire américaine, où chacun de nos mouve- de sa vie d’adulte à lire des livres axés sur les violents À la fin des années 1990, Bannon était banquier
ments n’est que partie d’une synergie tourbillon- conflits des civilisations occidentales, les invasions à Hollywood. S’il fut de la signature d’importants
nante qui, telle une chasse d’eau, nous aspire de plus de hordes d’étrangers crasseux, les complots éli- contrats, il n’a jamais été important lui-même, dans
en plus vite vers le chaos et la destruction. Bonne tistes, les meurtres et la révolution. On parle d’ou- cet univers. Un reporter qui a connu Bannon à cette
nouvelle, mauvaise nouvelle : c’est pareil. On finira vrages comme Le Camp des saints, de Jean Raspail, époque se souvient que, même alors, il faisait tache.
tous dans le même siphon, peu importe le nombre un livre si crétin qu’à côté, on prendrait Les Carnets Quand il quittait le costume de businessman, il
de tours de cuvette. de Turner pour un roman de Mark Twain. Ce livre régalait le reporter d’observations croustillantes sur
Mercredi 5 avril. La journée commence par ce qui traite des conséquences de l’immigration massive certains titans de l’industrie cinématographique,
semble être une excellente nouvelle. Steve Bannon, en Europe, d’un continent pillé par des immigrants comme Mike Ovitz, figure importante de Disney,
ancien patron du site Breitbart News, et conseiller à la peau brune et aux “bras décharnés de Gandhi”, ou Edgar Bronfman Jr., ancien directeur de la
de Trump, est mis de côté à la Maison Blanche. et dont les entrailles des enfants “grouilleraient de Warner Music. Il les décrivait comme des carica-
Motif : celui qui avait publiquement annoncé qu’il vers”. On raconte aussi qu’il est fan de Julius Evola, tures de nobles déchus voués à dilapider leur
détruirait le gouvernement de l’intérieur aurait, fasciste italien, et du livre The Fourth Turning, qui fortune.
entre autres, insulté le gendre du président. Les affirme que les États-Unis vivent l’enfer toutes les “Il aimait parler, se souvient le reporter en ques-
informations fuitent de partout dans cette Maison quatre générations. Il avoue aussi aimer les livres de tion. Il n’arrêtait pas de parler de ces gens.” Il ajoute
Blanche plus poreuse que jamais. Les médias Trump, ce qui paraît ahurissant pour quelqu’un qui aussi qu’il aimait se confier à la presse, prémices de
jubilent : la sorcière est morte, Bannon est évincé, a fait des études supérieures. S’il est bien une com- ce qui lui vaudrait, plus tard, divers ennuis. Le
et c’est, enfin, un “ensemble d’adultes” qui s’occupe- paraison entre Trump et Hitler qui n’est pas régie reporter n’a pas su, néanmoins, déceler le futur idéo-
ront de guider le chef de la nation. Alléluia ! par la loi de Goldwin, c’est qu’il s’agit là de deux logue culturel qui deviendrait le pape du mouve-
Mais, quelques tours de cuvette plus tard, on démagogues aussi mauvais écrivains l’un que ment d’extrême droite. Bannon n’était, à l’époque,
apprend que cette mise à l’écart n’est pas une si l’autre. qu’un pseudo-intellectuel excentrique qui n’était
© VICTOR JUHASZ

bonne nouvelle que cela. Si Bannon est actuelle- Bannon s’est lancé en politique après sa carrière simplement pas fait pour le monde qu’il s’était
ment le réactionnaire le plus célèbre du pays, sa de banquier à la Goldman Sachs. Ce chemin l’a choisi. Et cela s’est reproduit plusieurs fois au fil de
panoplie de raciste primaire n’est pas facile à conduit à Hollywood : il a commencé par produire sa vie. L’histoire grouille d’hommes de l’ombre,

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cachés derrière le trône : Machiavel, Richelieu et qu’un autre que lui soit appelé “président” ? “Ce n’est dernier était incarné par Alec Baldwin et appelait
même Thomas Cromwell, à qui Bannon fut déjà pas vraiment de la Kremlinologie, confia un Bannon “Monsieur le Président”. “Vous avez vu
comparé. La plupart de ces personnalités furent Soviétologue renommé, car, dans cette Maison cette merde ?”, aurait dit Trump. Tous ces détails
assez intelligentes pour rester cachées. Bannon, Blanche-là, les fuites sont monnaie courante, et coïncident avec la nouvelle de l’éviction de Bannon
c’est le contraire : il n’a jamais manqué l’occasion tout le monde sait ce qu’il se passe.” Depuis le pre- du Conseil de sécurité Nationale où, évidemment,
de montrer qu’il n’avait rien à envier à Raspoutine, mier jour, et même avant, la présidence de Trump un stratège de la politique comme lui n’aurait, de
au point de faire la couverture du Time (“Le grand n’a de secret pour personne. toute façon, jamais dû se trouver (même Karl Rove

A
manipulateur”). Il n’a même pas hésité à faire la n’a jamais rien fait pour obtenir ce genre de job).
pub de sa marque en s’habillant tel un Charles u départ, le sale boulot était fait par des Peu de temps après, un confident de Banner –
Bukowski perdu chez Banana Republic. Bouffi, personnes extérieures. Les informateurs Mike Cernovich, son collègue journaliste d’ex-
sans cravate : Bannon ne quitte jamais son look hostiles à Trump faisaient quasiment trême droite – peut-être le dernier Américain
négligé, dont nous savons tous qu’il demande plus tout pour laisser fuiter ce que Trump et répugnant que Trump n’ait pas engagé à la Maison
d’entretien qu’une allure d’homme propre sur lui. ses associés faisaient aux agences de Blanche – a juré de dévoiler une pléiade d’anec-
Encore une fois, il détonne, dans le cercle des presse. Ces fuites se sont parfois muées en histoires dotes qui “briseraient bien des ménages” si Bannon
­costards-cravate qui entourent Trump. “C’est bien, explosives. Ce fut le cas, notamment, quand le était viré.
d’être un personnage obscur, déclara Bannon à Washington Post a publié un article sur certains “Les maîtresses, les sugar babies, la drogue, les
notre reporter, quelques semaines après la victoire échanges entre le général Michael Flynn et Sergey cachetons, les orgies : je sais tout. Tout sur tout”,
de Trump. Regardez Dick Cheney, Dark Vador, Kislyak, l’ambassadeur russe, ou quand les résu- affirmait Cernovich. Pour toute personne nor-
Satan. Ce sont eux, qui ont le pouvoir.” més détaillés des appels passés par Donald Trump male, c’est de la pure folie : un président prêt à
Son heure de gloire, il l’a connue lors de la au premier ministre australien Malcolm Turnbull prendre des décisions relatives à son staff après
Conservative Political Action Conference (CPAC) (et de leurs entretiens ahurissants) furent rendus avoir vu un sketch à la télé, un stratège en chef de
annuelle, fin février. Bannon, tel un éléphant, est publics. la Maison Blanche qui traite le gendre du président
monté sur scène avec Reince Priebus, le chef de De l’autre côté, le son de cloche des “officiels” de “cuck”, un magnat du Web qui fait chanter les
cabinet (imbécile primaire typique qui incarnait n’était pas le même : ils ont simplement affirmé au membres du gouvernement en public. Pire : tout
tout ce que le mouvement d’extrême droite conduit Post que Trump s’était juste vanté de l’immensité cela s’est produit sous les yeux de la nation tout
par Bannon détestait chez les Républicains), et a de la foule lors de son investiture à Turnbull et entière, qui a pu suivre ces événements en temps
rendu public un programme révolutionnaire. Il Enrique Peña Nieto, le président du Mexique. Où réel. Ces deux années de politique calamiteuse ont
déclarait alors que l’administration de Trump qu’il aille, et dans n’importe quel contexte, privé ou pris des airs de soap opera quotidien, une mise en
s’occuperait uniquement de la “déconstruction de non, Trump faisait une boulette, et elle finissait scène de notre déclin qui paraissait même nor-
l’état administratif”. Les opposants les plus dans la presse. On s’étonne encore que son premier male. Aucun souci.
tenaces, face à cette révolution, seraient les médias passage aux toilettes de la Maison Blanche ne se À peine Bannon avait-il été écarté que de nou-
“mondialistes” et “corporatistes” (comprenez soit pas retrouvé dans tous les bêtisiers du pays. velles alertes vinrent de la Maison Blanche, et
“juifs”) qui ont désavoué le “programme écono- Mais, à partir d’avril, après avoir, pourtant, déclaré furent accueillies avec joie, à Washington. Plus tôt,
mique nationaliste” de Trump. Ce dernier sembla la guerre aux médias et dit des reporters qu’ils cette semaine-là, on a appris qu’une horrible
épouser les idées révolutionnaires de Bannon. Il a étaient “les ennemis du peuple”, les conseillers les attaque à l’arme chimique avait fait 86 victimes
même nommé, dans son cabinet, plusieurs demeu- plus proches de Trump furent de plus en plus nom- dans la province syrienne d’Idlib, qui est aux mains
rés fanatiques connus pour leur haine du gouver- breux à parler dans la presse de façon anonyme. des rebelles. Au départ, Trump semblait camper
nement, comme Betsy DeVos et Scott Pruitt. Tous Le 6 avril, dans un article publié par le Daily sur sa volonté de ne pas “être le président du
deux s’inscrivaient parfaitement dans le pro- Beast, les “conseillers supérieurs” ont laissé fuiter monde” (ce qu’il a répété tout au long de sa cam-
gramme de “déconstruction”. Bannon triomphait. une flopée de détails sordides concernant une pagne, et qui s’inscrivait dans une posture isola-
Le fait que le New York Times l’ait surnommé altercation entre Bannon et Jared Kushner, le tionniste dictée par l’influence de Bannon).
“President Bannon” ne semblait plus si paradoxal. gendre du président. En titre, on pouvait lire que Mais, ce jeudi-là, tandis que Bannon ne semblait
Durant cette CPAC, Priebus, qui représentait Bannon avait traité Kushner de “cuck”, un terme plus en odeur de sainteté, Trump a soudainement
l’establishment du Parti républicain, fit semblant, d’argot d’extrême droite issu du milieu du porno et changé son fusil d’épaule et largué 59 missiles
tant bien que mal, de ne pas mépriser Bannon du qui désigne les Blancs qui aiment voir leur femme Tomahawk sur la Syrie, tuant sept personnes et
plus profond de son être. “Nous partageons le se faire prendre par des Blacks. détruisant au moins six avions de guerre. En un
même bureau, insista-t-il. Concrètement, nous Dans le lexique de la droite d’aujourd’hui, “cuck- instant, le discours que Trump tenait depuis sa
sommes ensemble de 6 h 30 à 23 heures.” servative” a remplacé le plus politiquement correct prise de fonction vola en éclats. Certains leaders
J’étais dans le public, ce jour-là, et même à “RINOs” (“Republicans in Name Only”, soit démocrates, comme Chuck Schumer ou Nancy
50 mètres de la scène, je sentais le malaise qui “Républicains de nom seulement”, en français). Pelosi, ont cessé de parler de Trump comme d’un
régnait. Quand Bannon s’est approché de Priebus D’après le Beast, Bannon utilisait sans cesse ce agent russe, pour saluer ces attaques. Encore plus
pour poser une main amicale sur son genou, ce vocabulaire d’adolescent attardé quand il se plai- bizarre : de nombreux journaux “libéraux” se sont
dernier a reculé plus vite qu’une chevrotine dans gnait de Kushner. Il répétait que le gendre de mis à chanter les louanges du président. Voilà le
une partie de chasse. Ce moment fit le tour de Trump voulait le “tuer à coups de surin et le balan- résumé de la deuxième journée des 72 heures qui
YouTube. Il incarnait la dynamique intenable dans cer par la fenêtre”. Il le qualifiait aussi de “mondia- ont vu la rédemption de Trump : les experts poli-
laquelle se trouvait la Maison Blanche qui, si l’on liste”, ce qui, visiblement, est encore plus grave que tiques, qui étaient jusqu’alors plus qu’hostiles à sa
en croit les politologues spécialisés, avait tout d’un d’être traité de démocrate. présidence, manquaient de mots pour féliciter le
simulacre de Kremlin. Cela ne surprit personne, mais, dans cet article, lanceur de bombe qu’il était devenu.
Qui était vraiment aux commandes de cette on apprit également que Trump lui-même en avait Le New York Times affirmait qu’en lançant une
nouvelle administration ? Combien de temps la marre que Bannon soit dépeint comme le vrai pré- attaque militaire “seulement 77 jours après son
vieille garde républicaine et la vague révolution- sident. Ce qui l’a particulièrement agacé, c’est que, investiture” (qu’est-ce que cela change ?), Trump
naire d’extrême droite tiendraient-elles, sous le dans un sketch diffusé dans l’émission Saturday semblait parti pour “changer l’image désorganisée”
même toit ? Et combien de temps Trump, qui ne vit Night Live, Bannon fut présenté comme la qui collait à sa présidence. La CNN qui, le matin
que sous le feu des projecteurs, supporterait-il Faucheuse, qui était là pour manipuler Trump. Ce même, avait diffusé un long reportage détaillant

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les liens présumés qu’entretenait Trump avec la de l’isolationnisme bombarde la Syrie, graisse la sur le bureau ; Sean Spicer, la commère de service,
Russie, ne tarissait pas d’éloges sur le roi des UV. patte à la présidente de la Banque centrale, et ne sait pas quoi faire face aux traits d’esprit de
Sur la MSNBC, Brian Williams avait les yeux qui serre volontiers la main à Jens Stoltenberg, Rob Gronkowski, dans la salle de presse, et papy
pétillaient en regardant la vidéo des attaques, qu’il ­l’Européen à lunettes qui préside l’OTAN. Rex Tillerson passe chaque épisode à jouer à
a décrites comme “sublimes”. Il a même cité Entre toutes les fuites et les dysfonctionne- cache-cache avec les médias. Les autres bêtes de
Leonard Cohen : “Je suis guidé par la beauté de nos ments, fin avril, le gouvernement américain avait foire répondent toutes à la caricature des politi-
armes” (“I’m guided by the beauty of our wea- tout d’un asile de fous aux murs de verre. Ici, aux ciens détestables qui gouvernent les États-Unis.
pons”). Trump eut alors une réaction pavlovienne États-Unis, on réagit différemment, évidem- Et, sur le côté, on retrouve Bannon, un facho
à l’amour que lui envoyait la presse : il avait passé ment. Cela fait si longtemps que l’on baigne dans bizarre qui représente les dizaines de millions de
ses premiers mois en fonction à tenter (en vain, cette marmite que l’on ne se rend plus compte que “personnes pitoyables” qui se sont ralliées à
généralement) de mettre en place ce qu’il avait pro- l’eau bout. Plutôt que de fuir de panique et de se Trump parce qu’il allait dans le sens des idées
mis de faire pendant sa campagne (le “Muslim réfugier dans les montagnes, on félicite Trump et qu’ils se faisaient, pensant qu’il les protégerait de
ban”, l’abrogation de l’Obamacare, le début de la ses dernières initiatives. Une semaine après l’at- l’invasion de l’armée de Mexicains aux entrailles
construction de son “grand, puissant et magni- taque menée en Syrie, l’administration Trump a pleines de vers et sortis d’un film de zombie –
fique mur”). Il n’eut pour retour que des refus caté- largué la plus grosse bombe non atomique jamais “C’est une maladie dangereuse et contagieuse qui
goriques et des caricatures toutes plus vicieuses les utilisée à la g uer re sur un coin reculé arrive dans notre pays par la frontière.” Tels
unes que les autres, dans Saturday Night Live. ­d’Afghanistan. Cette bombe MOAB (Massive étaient les mots de Trump.
Mais Trump a appris une chose  : lancez Ordnance Air Blast) de 9,8 tonnes, que les Bannon n’a pas été viré, et il a certainement eu
quelques missiles, et même vos ennemis com- Américains surnomment affectueusement “la une influence sur les dernières déclarations de
mencent à vous apprécier. Sur sa lancée, il s’est mis Mère des bombes”, aurait tué au moins 94 per- Trump concernant le fait de revoir la teneur de
à jeter à la poubelle toutes ses promesses de cam- sonnes, pour la plupart soldats et agents du certains partenariats commerciaux. Mais de
pagne. Celui qui avait juré de considérer officielle- groupe État islamique. nombreux témoignages affirment que Bannon a
ment la Chine comme un manipulateur de devise Paradoxalement, même avant l’épisode des perdu de son emprise à la faveur de Kushner et du
dans les cent premiers jours de sa présidence Tomahawk et de la Mère des bombes, Trump député Gary Cohn, ancien de Goldman Sachs,
déclare désormais : “Ce ne sont pas des manipula- avait lancé plusieurs vagues de missiles. D’après monstre avéré de la crise financière, incarnation
teurs de devise.” Le candidat Trump tentait de l’entreprise de surveillance britannique Airwars, de la branche corrompue de la classe politique
s’attirer l’amour des conspirationnistes du mouve- la coalition américaine a tué près de 1 755 civils en américaine. Il est le symbole de la kleptocratie de

“ EXISTE-T-IL UN SYMBOLE PLUS FORT DE LA CONFUSION


DÉPRIMANTE QUI RÉGIT CETTE DÉMOCRATIE OCCIDENTALE QUE
CE COMBAT EN INTERNE QUE SE MÈNENT CES DEUX RIVAUX ?
ment End the Fed en dénigrant Janet Yellen, pré-
sidente de la Réserve fédérale des États-Unis (“Elle
est très politique … Elle devait avoir honte d’elle.”) ;
Syrie et en Irak, rien qu’au mois de mars. Au mois
de mars 2016, on en comptait 196. Mais, pour les
experts, cette augmentation du nombre de civils

Wall Street, qui a volé Main Street pendant des
années, grâce à la bulle économique et à de sor-
dides complots visant à détourner les actifs (la
le nouveau Trump dit de Yellen : “Je l’aime bien, j’ai tués n’était que le résultat des “contraintes” de fraude aux prêts hypothécaires durant la crise des
beaucoup de respect pour elle.” Le candidat Trump cette prime à l’Amérique prônée par Bannon et à subprimes, par exemple).
disait de l’OTAN qu’elle était “obsolète” ; le nouveau laquelle se heurtait Trump. Pour vraiment gagner Existe-t-il un symbole plus fort de la confusion
Trump dit de l’OTAN qu’elle “n’est plus obsolète”. la confiance de ses pairs et les convaincre du fait déprimante qui régit cette démocratie occiden-
Le candidat Trump disait qu’il serait mieux “de qu’il est capable d’agir quand il le faut, le nouveau tale que ce combat en interne que se mènent ces
s’allier avec la Russie” ; le nouveau Trump affirme président devait aller contre l’une des seules opi- deux rivaux ? Difficile à imaginer. Bannon et
que les rapports entre les deux pays “semblent nions qui avaient un minimum de sens, dans sa Cohn, deux anciens banquiers de la Goldman,
condamnés à être médiocres.” vision chaotique du monde : sa réticence à se lan- deux personnages bilieux, obèses, qui siègent de

T
cer dans une bagarre d’écoliers à l’étranger. part et d’autre du trône, et qui susurrent leurs
ous ces retournements de situation ont En bombardant un État client de la Russie et idées malsaines aux oreilles du président.
un point commun : ils contrastent avec en larguant les plus grosses bombes non Le nationalisme ethnique violent face au capi-
les propos nationalistes et antimon- nucléaires de l’histoire, Trump s’est offert l’amour talisme sociopathe, “mort aux étrangers” versus
dialistes que tenait Trump, non seule- de l’Américain standard, accro à la guerre et aux “mort aux pauvres”, ça dépend de l’humeur de
ment comme candidat, mais aussi lors émissions de la Fox, et celui des néolibéraux de Trump. Enfin ça, c’est si le président ne se laisse
de son discours très controversé devant le Washington. Pour parler de façon politique, il a pas distraire par l’idée d’une aventure militaire
Congrès un moins plus tôt, alors qu’il était guidé prouvé qu’il était “sérieux”. Les révélations de ces visant à détruire une civilisation, idée que lui
par Bannon. Dans ce discours, Trump parlait de derniers mois montrent que la Maison Blanche aurait soufflé un autre “adulte” comme James
son ascension comme du fruit de la “rébellion” des est aujourd’hui une sorte de remake bizarre de Mattis, secrétaire à la Défense, John Kelly, secré-
électeurs, qui en avaient marre de voir le gouver- Real World ou Amish in the City (émission de taire à la Sécurité intérieure, ou H.R. McMaster,
nement de États-Unis dépenser des milliards et téléréalité dans laquelle cinq jeunes Amish conseiller à la Sécurité nationale. Qui est vrai-
des milliards de dollars en interventions mili- doivent vivre chez des adolescents de l’Amérique ment aux commandes de cette Maison Blanche ?
taires, tandis qu’il ignorait les problèmes qui “moderne”) : un groupe de campagnards un peu Plus on en découvre, moins on en sait. Une chose
minaient le pays. Ces électeurs, disait-il, “étaient bourrins gagnent le droit de vivre dans une rési- est certaine : aucune des décisions prises ne
unis par une même exigence, très simple : que dence classieuse, en plein centre-ville, et sont semble être la bonne. On continue de tournoyer,
l’Amérique pense d’abord à ses citoyens.” filmés en permanence, au grand plaisir des télés- dans cette cuvette, mais Dieu seul sait quand on
Désormais, celui qui semblait s’engager sur la voie pectateurs. Kellyanne Conway se masse les pieds finira dans le siphon.

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Le Glacier
Dangers
de tous les
Le scénario catastrophe qui est en train de s’écrire
dans les zones les plus éloignées de l'Antarctique –
conjugué avec la montée rapide des océans –,
pourrait provoquer un désastre à l’échelle planétaire.

PAR JEFF GOODELL

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Glaçant
Les conséquences de
la fonte des glaciers
auraient-elles été
sous-estimées ?
© GETTY IMAGES

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Antarctique
Ouest

Le glacier Thwaites situé se produire, le sud de la Floride dis-


paraîtrait sous 3 à 5 mètres d’eau,

dans l’ouest de l’Antarctique


emportant Miami, Fort Lauderdale,
Tampa et le palace estival des
Trump à Mar-a-Lago, près de Palm

est si éloigné que seules Beach. À Boston, le centre-ville res-


semblerait à un vaste parc aqua-

28 personnes y ont posé le pied.


tique. Et les seuls bâtiments resca-
pés seraient les très jolies petites
maisons anciennes perchées sur

K
Beacon Hill. Dans la baie de San
nut Christianson est un jeune gla- tant qu’elle atteint des proportions raison- Francisco, en Californie, tout ce qui se trouve-
ciologue. À 33 ans, frais émoulu nables. Les grandes marées, les tsunamis rait sous l’autoroute 101 serait englouti, même
de la prestigieuse université de provoquent parfois des catastrophes. Mais le Googleplex ; les aéroports de San Francisco
Washington, il s’est déjà rendu leurs conséquences sont raisonnables en et d’Oakland seraient transformés en pistes de
deux fois au fin fond de l’Antarctique. Avec une comparaison de celle qui pourrait nous tom- décollage et d’atterrissage pour les goélands et
poignée de scientifiques, il est parti de la base ber dessus bientôt. Et c’est Thwaites qui les canards sauvages. L’Océan s’enfoncerait
polaire de McMurdo et s’est lancé à motoneige pourrait bien la déclencher. très profond dans les terres californiennes,
et en camion équipé de chenilles pour un raid recouvrant ses déserts, jusqu’à Sacramento. Le

C
blanc de plus de 1 600 kilomètres. Ensemble, Texas aurait les pieds dans l’eau, mais aussi
ils ont affronté des tempêtes de neige, traversé e glacier est l’un des plus massifs de toute une partie de la Virginie, jusqu’à Norfolk.
des déserts glacés et mis à l’épreuve leur orga- la planète. C’est aussi l’un des plus Plus au sud, à La Nouvelle-Orléans, ce serait le
nisme. Tout pour ça, pour Thwaites. Pour qui ? exposés au réchauffement clima- même topo. Plus haut, sur la côte Est, les der-
Pour Thwaites, un gros glacier à la dérive au tique. Pour Knut et ses collègues, nières vagues de l’Atlantique viendraient mou-
bout de l’Antarctique. À l’ouest. Complètement Thwaites est dressé au bout de la péninsule rir à quelques centaines de mètres seulement
à l’ouest… “C’est vrai qu’on se sent un peu seul, antarctique comme un château de cartes. En de la Maison Blanche, à Washington DC. Et ça,
là-bas”, reconnaît Knut. apparence, il peut sembler très stable. Mais c’est que pour les États-Unis d’Amérique. Mais
Knut et ses compagnons y ont passé six lon- une fois le processus de fonte enclenché, le reste du monde ne s’en sortirait pas mieux.
gues semaines, montant et démontant leur Thwaites risque de s’effondrer d’un coup. C’est Des quartiers entiers de Shanghai, de Bangkok,
campement tous les deux ou trois jours. À ce que les scientifiques appellent “un effet de Jakarta, Lagos ou Londres seraient noyés. Le
chaque fois, ils ont criblé le glacier de trous seuil”. Et sa disparition empor- delta du Nil en Égypte, et tout le
et remonté tout un tas de carottes pour en tera avec lui tout un pan de pôle sud du Bangladesh aussi. Les
analyser la composition, les traces du passé, Sud qui fait la taille de la “On s’est trop îles Marshall et les Maldives
les strates. Mais ce n’est pas tout. Une fois la Pennsylvanie. Le niveau des retourneraient à la mer pour se
récolte de carottes opérée, Knut et ses potes eaux pourrait bien s’élever de
longtemps transformer en simples bar-
de banquise ont fourré la calotte glaciaire de plusieurs mètres. Les estima- rassuré à rières de corail.
bâtons de dynamite, d’explosifs. Leur but ? tions les plus basses tablent sur bon compte, Knut Christianson a tous ces
Savoir de quoi sont faits les sous-sols inac- 3  mètres. Mais avec l’effet scénarios en tête. C’est bien pour
cessibles de ce gros bloc blanc. La structure amplificateur de la gravité et
me confie cela qu’il se risque à passer d’in-
de sa partie cachée, la densité de sa glace. des marées, cela se traduirait Knut. On se ter minables semaines sur
Une fois l’explosion déclenchée, les capteurs par une hausse de près de disait que Thwaites. Combien de temps
donnaient un aperçu de ce relief invisible, 50 mètres par endroits, et New tiendra-t-il ? Knut a besoin de
York ou Boston seraient des
l’impact des
avec ses creux et ses bosses, enfouis sous des tout savoir de ce glacier et de son
millions de tonnes de glace et d’eau. Atlantide modernes. changements soubassement. Il cherche à
Ce qu’ils font nous concerne tous. Ils tentent Richard Alley est géologue climatiques mieux connaître la composition
de prévoir l’avenir, notre avenir. D’établir une auprès de l’université de Penn s’étalerait de son socle. Est-il poreux ? glis-
cartographie de la catastrophe annoncée. State. Aux yeux de ses pairs, il sant ? Ses sédiments sont-ils
Car ce qui se passe sur ce glacier et dans est l’un des meilleurs spécia- dans le temps, friables ? Le relief infraglaciaire
toute cette partie occidentale de l’Antarc- listes mondiaux des glaciers. Et qu’il serait présente-t-il des creux ou des
tique nous regarde. C’est une menace en pour lui, cela semble assez clair. progressif, saillants, autant d’irrégularités
cours qui pèse sur toute l’humanité… Le Si la façade occidentale de susceptibles de ralentir son glis-
réchauffement climatique a déclenché un ­l’Antarctique était amenée à se
surtout à sement le long de la plaque conti-
compte à rebours infernal. Sa conséquence décrocher, cela pourrait infliger l’échelle d’un nentale ?
la plus visible sera, à terme, la très probable des dégâts comparables à ceux continent

L
hausse du niveau de la mer et des océans et provoqués par le passage de
l’engloutissement de centaines de millions l’ouragan Sandy sur New York,
aussi e soir, rassemblés
d’habitations. Aujourd’hui, la moitié de la mais à l’échelle de toutes les vaste que sous leurs tentes, à
population mondiale vit sur une étroite côtes du globe ! Et durable. Car l’Antarctique. grignoter leurs coo-
bande de terre côtière. C’est là que sont dres- “une fois que l’eau s’est déversée, Maintenant, kies produits grâce à
sées des mégapoles comme New York ou précise Alley, elle ne se retire pas des fours solaires, Knut et ses
Miami. À portée de marée. À fleur d’eau. Une en quelques heures : elle stagne.” on sait que compagnons ont vécu loin de
montée du niveau des eaux peut être gérable, Imaginez un peu… Si cela devait c’est faux.” tout, loin du monde civilisé.

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risque est très élevé, m’a confié John
Kerry. C’est vraiment très inquiétant.
C’est dingue ce qui se passe là-bas !”
L’Antarctique est une terre sans peuple,
une nation sans gouvernement, du
moins au sens où on l’entend dans les
grands traités internationaux. Un vaste
désert blanc quasiment inconnu, mal-
gré les récits passionnants de grands
explorateurs comme le Britannique
Robert Falcon ou le norvégien Roald
Amundson qui ont conquis le pôle Sud.
Les faits remontent à loin. C’était au
début du siècle dernier, en 1911.
Aujourd’hui, l’Antarctique n’est connu
que par quelques scientifiques, de rares
explorateurs en mal de grand frisson et
des colonies de pingouins. Pourtant, si
une région du monde est bien cruciale
pour notre avenir, c’est bien ce conti-
nent-là. Sous ses glaces parfois épaisses
de plusieurs kilomètres, une ressource
vitale. Plus importante que le pétrole.
Plus précieuse que tout l’or du monde :
l’eau douce. Les deux tiers de l’eau
douce disponible dans le monde se
trouvent ici. Des milliards d’hectolitres
figés de part et d’autre des monts
Transantarctiques qui coupent le
continent en deux. À l’est du pôle, là où
le climat est plus froid et les espaces
AVANT APRÈS plus vastes, elle est plus abondante.
Ligne de faille. L’Antarctique ouest est plus escarpé. Il
Ci-dessus : La ligne de fracture
du plateau de glace Larsen C est fait de glaciers, de plateformes ins-
s’étend sur 200 kilomètres. tables, de banquises plus exposées aux
À droite : L’effritement de variations climatiques. Il y a encore
la plateforme de glace baptisée
“Larsen B”, en 2002, a déclenché quelques années, les scientifiques ne s’y
l’alerte. “L’Antarctique a été intéressaient pas v raiment.
longtemps considéré comme
un monstre assoupi, déclare
Difficilement accessible. Pas vraiment
le climatologue Mark Serreze. concerné par le réchauffement global.
Aujourd’hui, le monstre s’est Les experts pensaient qu’il était pro-
réveillé.”
tégé par les courants froids, comme si
un mur de protection invisible et natu-
rel avait été dressé entre lui et le reste
Mais ils avaient le sentiment d’être à leur bottes bien fourrées, face à la nuée de journa- de la planète… Grossière erreur.
place. Sur l’épicentre du drame. Au bon listes, John Kerry a reconnu qu’il s’était planté Les derniers rapports du Groupe intergouver-
endroit pour tentant de faire quelque chose. de glacier, voire même de pôle. “Les scienti- nemental d’experts sur l’évolution du climat
De savoir. De trouver des pistes pour éviter le fiques m’ont fait comprendre que pour bien (GIEC) prévoient que, d’ici 2100, le niveau de
pire. “On s’est trop longtemps rassuré à bon appréhender les effets du réchauffement cli- la mer pourrait bien s’élever de 30 centimètres
compte, me confie Knut. On se disait que matique, il fallait que j’aille voir du côté de à 150 centimètres – fourchette basse. Leurs
l’impact des changements climatiques s’étale- l’Antarctique.” Sans se démonter, Kerry l’a fait. projections tiennent à peine compte d’une
rait dans le temps, qu’il serait progressif, sur- En novembre dernier, pendant que Trump et donnée clé : la vitesse de fonte des glaces du
tout à l’échelle d’un continent aussi vaste que Clinton s’écharpaient sur tous les fronts dans Groenland au nord et surtout de l’Antarctique
© JOHN SONNTAG/NASA; NASA; MODIS/NASA

l’Antarctique. Mais maintenant, on sait que les dernières semaines de la présidentielle, le au sud. Il y a quelques années, James Hansen,
c’est faux.” secrétaire d’État est allé prendre l’air du côté le parrain du réchauffement climatique, m’a
L’été dernier, le secrétaire d’État John Kerry du pôle Sud. Pendant trois jours, Kerry a sur- glissé que, selon lui, les prévisions du GIEC
s’est rendu à Svalbard, un archipel perdu au volé la banquise en hélicoptère, multipliant les étaient très largement sous-évaluées. Hansen
milieu de l’océan Arctique. Il était en dépla- haltes pour déguster des plats typiques dans a fait ses propres calculs. Pour lui, cette éléva-
cement avec des spécialistes pour comprendre des camps de base improbables. À Marble tion des eaux se situerait plutôt autour d’une
l’impact du fameux réchauffement. Une belle Point, une équipe de scientifiques lui a parlé trentaine de mètres ! Pour étayer sa démons-
visite. Un glacier impeccable. De belles pho- de Thwaites, le fameux glacier. J’ai vu Kerry t r at ion , i l r app el le qu’i l y a eu de s
tos. Sauf que… Sur place, les pieds dans ses à son retour. Il a compris leur message s. “Le précédents.

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Antarctique
Ouest

I
l y a trois millions d’années, à l’ère du glace ont disparu par en dessous, sous l’effet photos satellites, des relevés topographiques
Pliocène, quand le niveau de gaz carbo- de nouveaux courants à peine plus chauds. La ont révélé leur grande fragilité. Loin d’être
nique présent dans l’atmosphère était à situation est dramatique. Reste à savoir com- monolithiques, les glaciers sont composés de
peu près comparable à son taux actuel bien de temps ces glaciers vont tenir avant de fibres instables, de couloirs de glace plus ou
et que la température moyenne était à peine fondre complètement. Pour l’heure, personne moins compacts, de ridules invisibles qui se
plus élevée qu’aujourd’hui, le niveau des océans ne le sait vraiment. Mais les projections sont font et se défont. Il a fallu attendre 1957, année
était plus élevé de 60 mètres. Cela laisse à pen- effrayantes. Si les deux pôles s’y mettaient, internationale de la géophysique, pour que des
ser une fonte massive des glaces des pôles. l’élévation du niveau général des mers et des scientifiques explorent sérieusement cet
L’expansion thermale des océans pourrait océans ne serait plus de quelques dizaines de immense désert de glace. En pleine guerre
entrer en ligne de compte aussi. Mais au final, centimètres. Elle se chiffrerait en mètres, froide, Américains et Soviétiques s’accordent
pour parvenir à une situation comparable à voire en dizaines de mètres. Sans compter pour mettre sur pied une expédition en
celle du Pliocène, il faudrait taper sérieusement l’effet démultiplicateur de l’attraction ter- Antarctique. Leurs chercheurs se lancent à
dans la réserve d’eau des pôles, Arctique restre et des marées ! l’assaut des glaciers inconnus de l’Antarctique
comme Antarctique. Jusqu’à présent, les scénarios des climatolo- Ouest. Ils passent de longs mois à en forer la
Les scientifiques ont compris depuis long- gues prévoyaient que la seule disparition du surface, prenant tout un tas de mesures. Et au
temps que le pôle Nord était un enjeu crucial. pôle Nord pourrait créer une hausse comprise final, ils font une première découverte. La sur-
L’Arctique a été rapidement impacté par le entre 5 et 6 mètres. Mais quid de l’autre pôle, face sur laquelle toute cette calotte repose est
réchauffement global, sans doute plus forte- l’Antarctique, le “big one”, comme disent les en pente. Elle repose sur un socle érodé, creu-
ment que n’importe quelle autre région du Américains ? Si les glaces antarctiques dispa- sée depuis des millions d’années.
globe. Il suffit de s’y rendre et d’ouvrir grand les raissaient, les conséquences seraient incom- “Imaginez un immense bol de soupe, rempli à
yeux pour s’en rendre compte. C’est flagrant. mensurables, avec une hausse probablement r a s d e g l a ç o n s” , e x p l i q u e S r i d h a r
Chaque été, la glace fond un peu plus. Ses eaux dix fois supérieure. On parle là d’une augmen- Anandakrishnan, glaciologue spécialiste des
s’écoulent dans des rivières d’un bleu étincelant tation possible allant jusqu’à 60 mètres du pôles auprès de l’université de Penn State. Dans
ou creusent de profondes cavités à travers la niveau de la mer et des océans ! Comme le cette analogie, la racine du glacier, c’est-à-dire
glace, comme des puits, appelés “moulins”. résume si bien le grand climatologue Mark le point précis où il ne repose plus sur le sol,
De l’autre côté, en Antarctique, un drame Serreze : “L’Antarctique a été longtemps consi- mais qu’une partie de sa masse commence à
moins connu, mais autrement plus grave est en déré comme un monstre assoupi. Aujourd’hui, flotter, cela représente le bord du bol. Et, en
train de se tramer. la bête s’est réveillée.” dessous, l’Océan peut atteindre plusieurs cen-
Tout a commencé en 2002, quand le plateau de taines de mètres. C’est le fond du bol. Le point

L
glace baptisé “Larsen B”, s’est décroché avant de contact entre le glacier et le fond marin (le
de disparaître complètement. Dans son sillage, e premier à s’en être rendu compte bord du bol) a été baptisé “grounding line” par
il a laissé quantité de glaciers flottants, dont s’appelle John Mercer. Il est glacio-
les scientifiques. C’est ce qu’on appelle la “ligne
l’érosion et la fonte sont en cours. Depuis la dis- logue et il a longtemps traîné une d’échouage”, le dernier point de contact entre
parition de Larsen B, le continent antarctique réputation d’excentrique. Mais ce le cul du glacier et le sous-sol terrestre. Au-delà
s’érode. Les glaciers de l’Ouest antarctique se n’est plus vraiment le cas… Mercer est né dans de ce point de contact, le sous-sol dessine une
détachent huit fois plus vite depuis cette date. une petite bourgade de l’Angleterre. Au milieu pente très inclinée qui peut s’étendre jusqu’aux
“Quand on a vu ça, on s’est tous dit : Mais quoi, des années 1960, il s’est fait connaître en monts Transantarctiques.
qu’est-ce qui se passe, là ?, se rappelle Ted conduisant sa première expédition scientifique

L
Scambos, directeur du Centre national de don- en Antarctique. À l’époque, la communauté
nées sur la glace et la neige à Boulder, dans le scientifique faisait à peine le lien orsqu’ils ont fait cette
Colorado. On a compris que les glaciers étaient entre les émissions de CO2 et le découver te, les
beaucoup plus fragiles qu’on ne l’imaginait.” réchauffement climatique. On membres de cette
Heureusement, les glaciers exposés dans le savait, certes, que les glaces
“Personne expédition ont trouvé
sillage de Larsen B ne sont pas très imposants. avaient fondu par le passé et que n’avait jamais cela intéressant. Ils étaient loin
À court terme, ce n’est pas eux qui vont faire cela avait provoqué une hausse vu ça, m’a de se douter des conséquences
brutalement monter les eaux. Mais cet épi- du niveau des eaux, mais le plus de leur trouvaille. Vingt ans plus
confié Alley.
sode a fait prendre conscience aux scienti- gros des spécialistes pensait que tard, le scientif ique Hans
fiques qu’ils avaient intérêt à mieux étudier c’était surtout dû à une histoire En général, Weertman a révélé que l’Antarc-
­l’Antarctique. Les images satellites les y ont de changement d’axe d’inclinai- un gros bloc tique Ouest était bien plus vul-
aidés. Elles ont révélé que la fonte des glaciers son de l’orbite terrestre, expo- de glace fond nérable qu’on ne se le figurait. Il
ouest antarctiques est en train de décroître sant d’un coup les pôles à davan- a mis en évidence que les cou-
dans des proportions inquiétantes. Reste à tage de lumière, donc de chaleur. lentement rants chauds océaniques pou-
savoir pourquoi. Car, à l’inverse de ce qui a pu On était loin encore de s’imagi- – mais avec vaient casser le verrou de la
être observé en Arctique, ici, au pôle Sud, les ner que les glaciers pouvaient Larsen B, on fameuse “ligne d’échouage” de
températures n’ont pas nettement augmenté. être bien plus sensibles que cela, ses glaciers et provoquer une
Restent les effets de l’Océan. D’après les scien- qu’il suffisait d’une augmenta-
a découvert rapide érosion par le fond.
tifiques, les courants profonds agissent sous tion infinitésimale de la tempé- qu’il pouvait À terme, les glaciers de l’Ouest
les glaciers, les érodant par la base. “Une rature pour provoquer une aussi se Antarctique pourraient bien se
simple hausse de quelques centigrades, c a t a s t r o p h e à l ’é c h e l l e dét a cher de leurs “point s
remarque Alley, chercheur à l’université de planétaire !
fracturer d’échouage” et se mettre à glisser
Penn State, provoque un choc thermique.” Et Aujourd’hui, toutes les études très très da ns le sens de la pente.
c’est ce qui s’est passé ici. Des pans entiers de des calottes glaciaires, des rapidement.” Immergés dans des eaux de plus

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Apocalypse polaire en plus profondes, ils seraient davantage expo-
sés aux courants chauds et, par conséquent,
fondraient de plus en plus vite. Au même
En Antarctique, les spécialistes du réchauffement moment, leurs extrémités saillantes forme-
climatique ont découvert que les océans raient une banquise flottante, plus fragile, plus
érodaient les glaciers par le fond. Ce phénomène friable et des blocs entiers finiraient par fondre.
A N TA R T I Q U E risque de déclencher leur disparition et C’est un cercle vicieux. Plus un glacier se
Thwaites
de provoquer une élévation considérable du détache, plus il se fissure et fond rapidement.
Glacier niveau des mers et des océans. Dans l’ouest
de l’Antarctique, les glaciologues craignent que

C
nous ayons déjà “grillé nos derniers fusibles”. 'est encore John Mercer qui, le pre-
Schémas d’une catastrophe annoncée. mier, va comprendre les implica-
tions des découvertes de Hans
1 Naissance d’un glacier : 2 La glace s’épaissit : Weertman. On l’a vu, il connaît bien
Il y a plus de 100 000 ans, la glace apparaît à la Avec la chute des températures et la fréquence accrue l’Antarctique, pour s’y être rendu plusieurs fois.
surface du littoral ouest antarctique. des chutes de neige, la glace s’est épaissie, creusant En 1978, dans un article intitulé “La menace
le socle terrestre sur lequel elle s’est établie.
d’un désastre”, Mercer publie ses conclusions
sur la banquise Ouest Antarctique, la partie la
plus vulnérable du continent, la plus exposée
aux courants chauds. Il déclare que l’équilibre
est encore plus instable que Weertman ne
l’imaginait. “Un désastre majeur pourrait
bientôt se produire, avec une élévation rapide
du niveau des eaux [de près de 5 mètres] due à
la déglaciation de l’Antarctique Ouest (…). Les
pays nordiques et une grande partie de la
Floride risquent de se retrouver engloutis.”
3 Le “vêlage” : 4 Fracturation de la calotte Mercer n’a pas d’échéance précise. Il prononce
Au fil du réchauffement de l’atmosphère, glaciaire : seulement une mise en garde. Pour lui, si l’hu-
la température des océans augmente et les courants
Avec les premiers signes de vêlage, le glacier est manité ne ralentit pas rapidement sa consom-
chauds attaquent la surface inférieure du glacier,
déstabilisé. Il commence à se fracturer. À mesure que
provoquant l’effondrement de son fronton.
des pans de glace s’effondrent et que les courants mation d’énergies fossiles, le pire pourrait bien
s’insinuent sous la surface, il est de plus en plus fragilisé. se produire dans les cinquante années à venir,
c’est-à-dire… maintenant ! Aujourd’hui, au
moment où vous lisez ces lignes, une autre pla-
teforme glaciaire, “Larsen C”, pourrait se déta-
cher de la péninsule. Après celui de son cousin
en 2002, ce décrochage n’est pas vraiment une
nouvelle. Il est en cours depuis des années. Une
large fracture le traverse déjà de part en part
sur près de 160 kilomètres. Et d’autres viennent
d’apparaître. Nul doute que le jour où cela se
produira, l’événement fera la une des jour-
naux… ou pas !
5 Le début de la fin :
Comme l’explique Alley, “la péninsule se fissure
Une fois le vêlage et la fracturation de la calotte enclenchés, tout le glacier commence à s’effondrer. Il se met
à glisser le long du plateau océanique et à dériver vers des eaux de plus en plus profondes. Les blocs de glace
continuellement. C’est une constante. Reste à
détachés sont plus importants. C’est le début de la fin, le moment que les scientifiques ont baptisé “le grand savoir ce qui va se passer après et surtout la
déballonnage”. réaction des glaciers.” Alley sait de quoi il parle.
Il a longtemps été l’élève de John Mercer, le
prophète. Il sait que “les glaciers situés derrière
la ligne de fracture provoquée par Larsen C ne
sont pas très imposants. S’ils ne s’éparpillaient
dans les eaux continentales juste après le déta-
chement de cette immense plateforme de glace,
il n’y aurait pas de risque à court terme d’élé-
vation du niveau des eaux. Pour résumer, on
serait loin de la g rande cata strophe
annoncée.”
Alley est un petit bonhomme, plutôt frêle,
barbu. Posé dans un coin de son bureau, un
hula-hoop. Il a aussi un don pour imiter
Johnny Cash. Lorsqu’il était étudiant, à l’uni-
© DR

versité de l’Ohio, Alley croisait souvent son

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Antarctique
Ouest

maître, John Mercer, dans les couloirs. Ils La fin de la terre à maintenir compacte sa partie sous-marine,
tapaient la discute. Alley a bien sûr lu son Le glaciologue Knut Christianson et les membres tout le reste de Thwaites, toute la glace expo-
fameux article – “La menace d’un désastre”. de son équipe ont monté et démonté plusieurs sée à l’air libre, reste extrêmement fragile.
Mais devant un groupe de scientifiques, il camps pour cartographier et dresser des relevés
Certes, comme Alley le sait bien, à mesure que
topographiques des entrailles de la calotte
s’est ouvertement demandé s’ils n’avaient pas glaciaire. “On se sent vraiment très seul ici”, la surface du glacier va s’éroder, il présentera
déconné. “Je me suis toujours dit qu’on avait remarque Knut. à l’Océan des blocs de glace de plus en plus
acquis assez de connaissances pour éviter le épais, durs, solides. Et sa bordure effondrable,

A
désastre. Mais est-ce qu’on a fait depuis sa bordure de “vêlage” comme disent les spé-
découvertes de John Mercer ? N’est-on pas lley, l’imitateur de Johnny Cash, a cialistes, sera de plus en plus haute et massive.
pa ssé à côté de quelque chose de très beaucoup étudié la dynamique des Mais au fait, haute comment ? Quelle taille
important ?” glaces : comment elles se déplacent peut bien atteindre un piton de glace avant
Ces dernières décennies, les progrès de l’ima- (ou stagnent), comment elles se que son poids et les fissures internes ne le
gerie satellite ont offert aux chercheurs des comportent quand elles sont soumises à des fassent basculer brutalement dans l’Océan ?
v ues extrêmement précises de l’Ouest pressions, comprimées ou exposées à des Alley a estimé qu’elle pourrait atteindre
Antarctique. Elles confirment les hypothèses sources de chaleur. L’effondrement de jusqu’à 2 kilomètres de haut ! Soit deux fois
de Mercer. Vu de l’espace, on peut distinguer la Larsen B en 2002 l’a pris de court. Elle l’a sur- plus qu’El Capitan, le fameux bloc de granite
réduction de la masse de glace, sa vitesse de tout beaucoup inquiété. D’abord, parce que de la Yosemite Valley, en Californie. Il faut se
fonte. C’est le cas, de Thwaites, notamment. Larsen B ne s’est pas seulement détaché de la représenter des blocs de glace hauts d’un kilo-
Cet immense bloc de glace est en train de se péninsule, comme ce qui est en train de se mètre et plus tomber à l’aplomb dans l’Océan.
détacher de la péninsule. C’est flagrant. Et cela produire avec Larsen C. Les 3 000 mètres car- C’est digne d’une séquence de science-fiction.
n’annonce rien de bon. rés du bloc sont passés, en quelques semaines Surréaliste. À peine croyable. Mais Alley a
En 2014, deux spécialistes très réputés, en seulement, de l’état de manteau de glace par- beaucoup planché sur ce phénomène phy-
l’occurrence Eric Rignot, chercheur à la faitement lisse, à un puzzle éclaté d’iceberg. sique. Il a travaillé l’hypothèse de Thwaites et
NASA, et Ian Joughin, de l’université de Depuis cet épisode, les prophéties de Mercer tenté de savoir dans combien de temps elle
Washington, ont publié chacun deux articles ne cessent de hanter Alley. Désormais, il pourrait se produire.
sur la question. Tous les deux sont parvenus regarde le glacier Thwaites d’une tout autre Comme bon nombre de climatologues, Alley a
© COURTESY OF KNUT CHRISTIANSON

aux mêmes conclusions. “Nos simulations manière. Sa bordure effondrable, celle qui longtemps été fasciné par les chutes de glace
montrent que le processus de dislocation de prête le flanc à l’Océan, s’étire sur 150 kilo- du Jakobshavn au Groenland. Le Jakobshavn
la banquise flottante prolongeant le glacier mètres de long. Les glaces qui la composent est le glacier le plus rapide du monde. Oui…
de Thwaites est en cours”, écrit le premier. se dressent à plus de 550 mètres au-dessus du rapide ! Il dérive sur l’Océan à la vitesse verti-
Son confrère, Rignot, dit la même chose en niveau de l’eau – sans compter sa partie gineuse de 24 kilomètres par an. Tous ceux qui
moins de mots : “On a grillé les derniers immergée, profonde d’une centaine de mètres. ont vu des images de vêlages, de chute de glace,
fusibles.” S’il est vrai que la pression de l’eau contribue comme celles diffusées dans le documentaire

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intitulé Chasseur de glace : climat en péril – la des années sur l’impact du réchauffement cli- relatives à la physique des glaces, ainsi que sur
preuve par l’image, diffusé en janvier dernier matique sur le Groenland et l’Antarctique. la structure fondamentale de la glace (ou son
sur Arte, ont compris de quoi il s’agissait. Le Leur modèle étudie l’impact de la variation de absence, le cas échéant) et de “voir ce que ça
Jakobshavn a été filmé sous tous les angles. Il la température sur le niveau des eaux. Il repose donnait”. Ils l’ont fait. Et cette fois-ci, bingo, ça
y a quelques années, alors que je réalisais un sur tout un tas de données, allant du taux de a marché ! Alley, DeConto et Pollard ont
autre reportage, je l’ai survolé en hélicoptère. réverbération des rayons du soleil par la glace remonté le temps et recréé l’érosion des glaces
J’ai été stupéfait de découvrir toutes ses ner- à l’impact d’une variation d’un centième de telle qu’elle s’est déroulée au Pliocène. Ils
vures, toutes ses crevasses d’un bleu saphir. J’ai degrés de la température extérieure. Même si venaient de découvrir le chaînon manquant.
vu un énorme bloc s’effondrer d’un coup. Il est la science du climat a fait d’énormes progrès ces Leur modèle était opérationnel et fiable a
tombé d’aplomb, à pic, comme si une trappe dernières années, ce type de modélisation reste priori. Reste à modéliser le présent.
s’était ouverte sous lui. C’était, comme j’ai fini une gageure. Malgré toute la bonne volonté Quand DeConto et Pollard l’ont fait, ils ont
par le comprendre, un cas assez classique de dont font preuve ces scientifiques, il n’est pas découvert que, dans tous les scénarios reposant
vêlage. Le glacier, quand il tombe, ne se ren- encore établi que l’on puisse balayer tous les sur de fortes émissions de carbone – comme
verse pas. Il ne bascule pas. Il implose, facteurs entrants, tous les “inputs” impactant c’est le cas aujourd’hui –, au lieu d’obtenir un
littéralement. l’évolution du climat dans le monde réel. résultat nul du niveau d’augmentation des eaux
Mais revenons à Alley. Il est l’un des premiers Aujourd’hui, la seule manière de tester la fiabi- à l’horizon 2100, cette hausse atteindrait plutôt
à avoir étudié les multiples facteurs qui déclen- lité de ces modèles, dits prédictifs, est d’étudier les 90 centimètres, voire 1 mètre. Et ça, rien
chaient ce vêlage, avec les lignes de fracture, les le passé ! Paradoxal. Mais pourtant vrai. Il faut qu’en étudiant les glaciers de l’Antarctique
zones de compression, et la densité de la glace. Ouest ! Si on ajoute à cela les données relatives
Il y a beaucoup de différences entre le au Groenland, cette hausse est multipliée par
Jakobshavn et le Thwaites. Tout d’abord, le deux pour atteindre une élévation de 2 mètres
Ice Mavens
Thwaites est beaucoup plus massif. La bordure Christianson et du niveau des mers et des océans ! Les experts
effondrable du Jakobshavn s’étire sur une McMurdo Station du GIEC n’ont jamais osé franchir la barre du
quinzaine de kilomètres. Celle du Thwaites est (à gauche), la mètre dans leurs pires scénarios…
principale base
de 150 kilomètres. Ensuite, le Thwaites n’est
scientifique

D
pas enchâssé dans une crique, comme c’est le d’Antarctique.
cas du Jakobshavn. Il n’y a rien pour le retenir e leur côté, Knut Christianson et
ou le ralentir. S’il continuait de dériver, le ses collègues étudient le soubas-
Thwaites pourrait bien s’effondrer beaucoup sement de Thwaites, le fond du
plus rapidement que le Jakobshavn. Enfin, et bol sur lequel il a déjà commencé
ça pèse beaucoup dans la balance, le à dériver, sa rugosité, la présence d’irrégulari-
Jakobshavn ne se situe pas aux abords d’un tés à sa surface, tout ce qui pourrait finir par
bassin sous-marin. Le Thwaites, si. Le ralentir le glissement de Thwaites et le retenir
Jakobshavn s’effrite rapidement, il perd des peut-être encore un siècle ou deux.
pans entiers de glace, mais il n’a pas atteint son DeConto, lui, s’intéresse à son “firn”, la couche
“système de seuil” comme disent les scienti- de neige ancienne qui ne s’est pas encore trans-
fiques. Ce qui est le cas du Thwaites. Dernier formée en glace. “Selon la vitesse à laquelle le
point de comparaison : l’état de leur structure traversent les eaux fondues, la couche du firn
– et donc le degré d’avancement de leur dispa- pourrait bien ralentir la fracturation du gla-
rition. Cette donnée repose sur des considéra- cier”, explique-t-il. Comme une couche protec-
tions relatives à la physique glaciaire. Perché à trice. Pour l’heure, on n’en sait rien. Et quand
près de 100 mètres au-dessus de l’eau, la ligne l’effondrement de toute la plaque glaciaire de
d'effritement du Jakobshavn est l’une des plus l’Antarctique Ouest aura débuté, plus rien ne
hautes de la planète. Alley et les autres spécia- pourra l’arrêter, et notre monde sera balayé.
listes ont établi que les éperons glacés du balancer dans la machine à analyser toutes les Dans un monde rationnel, la conscience de ces
Jakobshavn et du Thwaites avaient une struc- données connues sur une situation passée et risques devrait conduire à des réductions
ture d’équilibre maximale fixée à 100 mètres voir si le résultat final correspond bien à ce qui rapides et importantes de nos émissions de
de hauteur. Au-delà, ils dévissent et s’ef- s’est passé il y a quelques années, ou quelques carbone. Dans un monde rationnel, des
fondrent dans l’Océan. Cela dit, même si cer- millions d’années… sommes plus importantes devraient être
taines parties du Thwaites font plus de DeConto et Pollard ont essayé de mathémati- allouées aux types qui se les pèlent sur la ban-
2 000 mètres de haut, Alley a estimé qu’aucune ser le climat tel qu’il était au Pliocène, il y a trois quise australe. Mais les Américains ont élu un
structure glaciaire n’était capable de supporter millions d’années, quand le niveau de l’oxyde président qui affirme que cette histoire de
une telle masse sur sa ligne de vêlage. de carbone présent dans l’air était comparable changement climatique est de la désinforma-
Conclusion, des glaciers avec un fronton océa- à ce qu’il est aujourd’hui, bien que les eaux tion, un président qui encourage la consomma-
nique d’une centaine de mètres de hauteur fussent plus hautes à l’époque de six bons tion d’énergies fossiles pour faire tourner nos
© COURTESY OF KNUT CHRISTIANSON

peuvent être relativement stables. Au-delà, faut mètres. Problème. Les deux chercheurs ont eu moteurs, un président qui a nommé l’ancien
pas rêver, “ça se casse la gueule, comme dit beau entrer tout un paquet de paramètres et de patron de la compagnie pétrolière Exxon à la
Alley, encore, encore et encore.” critères, ils ne sont jamais tombés sur le bon tête de sa diplomatie et qui préfère réduire les
Un jour, Alley était en train de bûcher sur la résultat. “On savait bien qu’il manquait un budgets fédéraux affectés à la recherche clima-
modélisation des données climatiques établies élément de dynamique dans notre modèle”, m’a tique pour dresser un mur à 70 milliards de
par deux confrères : Rob DeConto et Dave avoué DeConto... Jusqu’à ce qu’Alley s’en mêle. dollars entre son pays et le Mexique voisin !
Pollard. DeConto et Pollard ont bossé pendant Il leur a suggéré d’intégrer ses propres données Traduction et adaptation Sébastien Spitzer

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GLORY DAY
Fan inconditionnel
de Springsteen,
Antoine de Caunes
rencontrera le Boss
grâce à son ami
Garland Jeffreys.

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LA CULTURE ROCK

D'ANTOiNE
DE CAUNES
Chaque mois dans Rolling Stone, une personne du monde du spectacle,
du sport ou de la politique dévoile sa passion pour le rock. Épisode 17,
avec l’un des présentateurs emblématiques de Canal +, précurseur jadis
de la culture rock sur le petit écran (Chorus). Biberonné au rock anglais
des sixties, Beatles et Stones en tête, le journaliste, écrivain
et réalisateur est aussi un inconditionnel de Bruce Springsteen,
à qui il voue une véritable admiration.
Par PHILIPPE LANGLEST
Photographies de SABRINA LAMBLETIN

E
n 1978, dans la France giscar- (Monsieur N.). En 2013, Antoine prend les bord et n’écoutait que de l’opéra. Du Mozart,
dienne, Antoine de Caunes commandes du Grand Journal, succédant à principalement, avec la conviction qu’il était
s’empare d’un créneau horaire Michel Denisot. Il en sera brutalement passé à côté d’une carrière de contre-ténor
télévisuel pour y présenter, évincé deux ans plus tard. Touché mais pas – conviction qu’il était le seul à partager à la
grande nouveauté, du rock. coulé, il rebondit de nouveau sur Canal avec maison. (Sourire.) Mon éducation musicale
Chaque dimanche, à midi, il dynamite le L’Émission d’Antoine. Un magazine hebdo commence en février 1964, où le hasard a
PAF sur Antenne 2 avec son émission Cho- au ton pertinent et impertinent, à l’image de voulu qu’à 9 ans, j’accompagne la fille de
rus. Grâce à lui, c’est toute une nouvelle son présentateur. En ce 4 avril 2017, on notre médecin de famille à un concert de
scène rock (The Jam, The Stranglers, The retrouve le jeune sexagénaire, le jour de son ­S ylvie Vartan à l’Olympia. Un concert en
Clash…) qui connaît la consécration média- anniversaire, dans son bureau à Canal +. Sil- ouverture duquel se produisaient les Beatles,
tique, enflammant le petit écran en live pen- houette de jeune homme et l’œil extraordi- Trini Lopez et Paul Anka. Je me suis donc
dant 37 minutes. En 1982, c’est Les Enfants nairement espiègle, il revient pour Rolling retrouvé dans cette salle mythique avec, sou-
du rock qu’il dynamite avec Houba Houba, Stone sur les moments clés de sa culture rock, dain, ce rideau rouge qui s’ouvre sur les –
où il passe en revue l’actualité rock anglo- anecdotes comprises. Beatles chantant “Twist and Shout”. Je m’en
saxonne. Cinq ans plus tard, Antoine s’exile souviens comme si c’était hier. Ça été pour
sur TF1, présentant pied au plancher le cin- Comment êtes-vous tombé dans le rock? moi comme saint Paul sur le chemin de
glant et rythmé Rapido. De 1987 à 1995 sur Antoine de Caunes : Je vais essayer de faire court, Damas, comme une révélation.
Canal +, il transforme le plateau de Nulle car c’est une longue histoire. J’ai grandi dans Les Beatles, votre premier choc musical ?
part ailleurs en happening de dingue, cha- un environnement très musical avec des A. d. C. : Absolument ! Après ce concert, je me
hutant Philippe Gildas et son invité, à coups parents qui étaient de la génération précé- suis évidemment pris de passion pour eux.
de sketchs hilarants coécrits avec son com- dente et qui écoutaient, du côté de ma mère Un truc s’est passé entre moi et les Fab Four.
plice Laurent Chalumeau, en compagnie de (Jacqueline Joubert, ndlr), la chanson fran- Durant les années 1960, John, Paul, George
son comparse José Garcia. Attiré par le çaise – au sens noble du terme. À savoir : et Ringo avaient pris l’habitude de sortir des
cinéma, il est acteur (L’Homme est une Brel, Brassens et Trénet. Mon père (Georges 45-tours à dose massive. C’était d’ailleurs le
femme comme les autres) et réalisateur de Caunes, ndlr), lui, était tout à fait de l’autre graal à obtenir. Dès qu'ils en sortaient un

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ANTOiNE
DE CAUNES
nouveau, je n’hésitais pas à faire la queue ce qu’avait fait Jimmy Page sur les premiers de la batterie, tout comme Charlie Watts.
devant le disquaire pour être le premier à enregistrements de Led Zeppelin. (Sourire.) Autrement, je suis un inconditionnel de Max
débouler en cours avec, dans mon cartable, J’ai écouté pour la première fois l’album Sgt. Weinberg, le batteur du E  Street Band
“A Hard Day’s Night” ou “Can’t Buy Me Love”. Pepper’s, il y a cinquante ans, j’avais 13 ans. depuis 1974. Lui, c’est un vrai métronome.
Vous êtes alors plutôt attiré par ce qui se fait Aujourd’hui, j’en ai pile 63. (Sourire.) Mon Vous êtes un grand fan de Bruce Springsteen.
en France ? en Angleterre ? ou aux États-Unis ? été 1967 a été illuminé par la découverte de Avec quel album le découvrez-vous ?
A. d. C. :J’étais à 100 % dans le british beat. Je ce disque. J’étais à la campagne, je m’en- A. d. C. : J’ai découvert ses chansons avec son
n’aimais pas les yéyés. Hormis Nino Ferrer nuyais à périr, mais j’avais ce disque des deuxième album, The Wild, the Innocent and
et Dutronc qui, pour moi, égalaient la qualité Beatles qui tournait sur ma platine. J’ai passé the E Street Shuffle. Je me souviens encore de
anglaise, aucun ne trouvait grâce à mes yeux. trois semaines à ne faire que ça : l’écouter et la scène. Je sors le disque de sa pochette, je le
Je ne connaissais pas la musique américaine le réécouter, déchiffrer les paroles pour mets sur ma platine, je pose délicatement le
non plus. Je l’ai découverte plus tard, avec le savoir de quoi il parlait. D’une certaine saphir et j’écoute juste sept chansons lumi-
rock de Little Richard et Buddy Holly. J’étais manière, j’ai appris l’anglais en écoutant les neuses, implacables, comme “Rosalita (Come
allergique à la musique folk de Simon and Beatles. Out Tonight)”, qui me retourne la tête. Je
Garfunkel, c’était trop gentil, ça m’agaçait. Revenons à Led Zeppelin. Comment avez-vous découvre ce songwriter du New Jersey qui
Les Byrds sont passés sous le radar, mais j’y commencé à écouter leur musique ? sait me raconter des histoires et en devient
suis revenu après, tout comme Buffalo A. d. C. : Ce groupe arrive dans la désolation immédiatement fan. Quelques jours plus
­Springfield. J’ai emprunté des chemins très d’après Beatles. J’avoue que j’ai eu un peu de tard, je mets la main sur son premier opus,
désordonnés. Bob Dylan, que je découvre mal avec Let it Be. Alors, quand le groupe Greetings from Asbury Park, N.J., qui ne me
avec l’inusable “Blonde on Blonde”, m’a déboule avec son premier album, il renverse passionne pas tant que ça. Je le trouvais un
amené à Jimi Hendrix, puis vers Eric peu trop bavard, trop “post-dylanien”. Mes

“ Mon été 1967


­Clapton. Mais la toile de fond de ma culture découvertes “springsteeniennes” vont ensuite
rock, c’est la pop anglaise. En fait, j’ai grandi rapidement monter en puissance avec la sor-
et développé ma culture musicale avec les
Beatles, Stones, Kinks, Pink Floyd, Who et a été illuminé tie du bouillonnant Born to Run qui, dans ses
compositions et sa densité musicale, reste,
le british blues boom avec John Mayall. Son
Blues from Laurel Canyon fait d’ailleurs par- par Sgt. Pepper. avec Darkness of the Edge of Town, l’un de ses
meilleurs albums.
tie de mes disques préférés. C’est le premier
album qui précède le split des Bluesbreakers. J’étais à la Quand vous démarrez votre émission Chorus,
en septembre 1978, votre objectif, c’était vrai-
Je ne suis pas un grand fan de Mayall en tant
que songwriter, mais là, avec Mick Taylor à campagne, ment d’avoir Bruce Springsteen comme invité ?
A. d. C. : Pendant des mois, ça a réellement été
la guitare, c’est incontournable.
Du coup, plutôt Beatles que Stones ? je m’ennuyais mon obsession. À cette époque, il n’y avait
aucune trace visuelle du Boss. On l’écoutait,
A. d. C. : J’étais fan des deux. J’aimais incondi-
tionnellement les Beatles parce que je trou- à périr, mais on voyait sa tête, mais il n’y avait pas d’images
live. Je voulais parler de Springsteen à la télé,
vais qu’ils avaient réécrit la grammaire, mais
j’adorais les Stones. En résumé, j’adorais la j’avais ce disque mais rien n’y faisait. Pendant des mois, j’ai
mis la pression à sa maison de disques, CBS,
sophistication, le raffinement des Beatles et
j’adorais le côté primitif, basique des Stones. qui tournait sur en les suppliant : “Trouvez-moi des images
de Springsteen, il y a forcément quelque

ma platine.

Avec quels titres des Stones ? chose !” À chaque fois, on me répondait gen-
A. d. C. : Tout simplement avec leurs premiers timent que Springsteen ne donnait pas d’in-
singles. Comme beaucoup, je tombe sous le terview. Comme je suis très opiniâtre, j’ai
charme des riffs volcaniques de “I Can’t Get tout sur la table. Ce disque a d’ailleurs été un même faxé des demandes d’interviews au
No (Satisfaction)”. Ensuite, j’ai enchaîné avec motif de discorde à la maison. Les riffs de management américain. Mais ça ne débou-
le 45-tours Going Home, extrait de l’album Page et les roulements de batterie de Bon- chait jamais sur rien. Puis, un jour, j’ai fini
Aftermath. C’était le genre de morceau sto- ham ont fini par attiser des plaintes du voi- par mettre la main sur une copie 16 mm de
nien bien calibré, idéal pour draguer pen- sinage. Il faut dire les choses : Led Zep “Rosalita” qui traînait chez CBS France.
dant les boums. Après le décès de Brian s’écoute à fort volume, ou ne s’écoute pas ! J’étais tellement heureux que j’ai passé la
Jones et l’arrivée du grand Mick Taylor, le Au lycée Carnot, vous croisez Jean-Louis chanson pendant plusieurs émissions à très
groupe va vraiment peaufiner ses parties de Aubert, avec qui vous jouez de la batterie... hautes doses. (Rire.)
guitare. Il y a eu un avant et un après. Il suffit A. d. C. : Avec des copains du lycée Carnot, on Quand et comment rencontrez-vous le Boss en
de se plonger dans Exile on Main St. pour avait monté un groupe de rock dont j’étais le chair et en os ?
s’en rendre compte. batteur et qui s’appelait “Whoa Babe” ! De A. d. C. : Le rock, c’est une musique de scène, et
Revenons aux Beatles. Lequel de leur disque son côté, Jean-Louis Aubert, qui était égale- un concert qui vous retourne, vous vous en
ne vous lassez-vous pas de réécouter ? ment élève à Carnot, avait formé de son côté souvenez toute votre vie. Ma première ren-
A. d. C. : Sgt. Pepper’s, indubitablement. C’est le groupe Masturbation avec Olive, futur contre et mon premier live avec Springsteen
le cinquantième anniversaire, cette année. guitariste de Lili Drop. Un soir, Whoa Babe ! et le E Street Band se passe à New York, en
Pour l’occasion, le label Apple sort d’ici a donné un concert à la salle Saint-Pierre et septembre 1979, sur la scène du Madison
quelques jours une nouvelle version remas- ça a fini en jam avec Jean-Louis et Olive aux Square Garden. J’avais fait le déplacement
térisée, incluant enfin “Strawberry Fields guitares. Avec le recul, je préfère ne pas réé- et, malgré les difficultés pour le rencontrer,
Forever” et “Penny Lane” qui, étrangement, couter les bandes de ce concert mémorable. je voulais aller jusqu’au bout du rêve. J’ai ren-
ne figuraient pas sur l’édition originale. Je Qui sont vos batteurs favoris ? contré Bruce grâce à mon pote Garland
n’avais jamais trop saisi la subtilité de la A. d. C. : J’aime l’inventivité super discrète de ­Jeffreys, qui connaît le Boss depuis ses
remastérisation jusqu’au jour où j’ai écouté Ringo Starr. Il a une approche très musicale débuts dans le New Jersey. Après le concert,

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BORN TO BE WILD
Beatles, Kinks, Pink Floyd,
Stones et british blues boom
ont nourri la culture musicale
d’Antoine de Caunes.

j’ai retrouvé Garland au bar et on est allés The Jam, J. Geils Band ou encore Dire Dynamite himself parvient à me joindre au
ensemble voir Bruce dans sa loge. Depuis, on Straits. Du côté des groupes de rock français, téléphone dans le car-régie pour m’annoncer
a sympathisé, tous les deux. À chaque fois ils sont tous venus sur le plateau – de Télé- sa nouvelle décision : “Voilà, c’est James
que je le revois, j’ai l’impression de pour- phone à Little Bob Story en passant par Brown, je te passe un coup de fil pour te dire
suivre une conversation engagée il y a long- Trust. Les performances live y étaient plutôt que je revenais sur notre deal. Il me faut une
temps. Moi, je l’adore. Lui, il m’aime bien. bonnes, dans l’ensemble, mais on avait par- rallonge, et en cash. Sinon, je ne tourne pas.”
Une forme de camaraderie s’est installée fois du mal à tenir le public… La situation était intenable, les cars-régie
entre nous. Des souvenirs de tournages difficiles ? étaient sortis, tout était installé. Il m’était
Quels souvenirs gardez-vous de ce concert au A. d. C. : Le 2 mars 1980, on décide de faire impossible de reculer et de demander une
Madison Square Garden à New York ? venir The Clash au Palace, après s’être fait rallonge en cash à la chaîne. Du coup, je me
A. d. C. : Une épiphanie ! Une transe collective ! virer du Théâtre de l’Empire pour avoir suis engagé à lui apporter son pognon, soit
Le concert a été éblouissant. Je n’avais esquinté le beau plateau de Jacques Martin. environ 5 000 euros aujourd’hui, le lundi à
jamais vu quelqu’un se donner avec une telle Comme le prix du billet était fixé à 5 francs, son hôtel. Il a accepté en ajoutant : “Atten-
énergie sur scène. Je n’avais jamais vu non on s’est retrouvés très rapidement sold out. tion, don’t fuck around with me !” James
plus une telle concentration de musiciens Quand ils ont déboulé sur scène face à un Brown est venu, on a filmé le show et, à la fin
talentueux, totalement en phase avec leur public ardent et très enthousiaste, ils ont du concert, je me suis trissé à moto avec mes
leader. Ils étaient tous excellents ; de Steven tout de suite sorti l’artillerie lourde en ali- bandes 2-pouces au chaud dans les sacoches
Van Zandt à la guitare en passant par gnant “Spanish Bombs”, “London Calling” et arrière. Lui a moyennement apprécié l’his-
­C larence Clemons au saxophone ou Max “I Fought the Law” .Résultat : en 10 minutes, toire et, pendant deux ans, à chaque fois qu’il
Weinberg à la batterie. Ensuite, je l’ai vu deux caméras volées. Le concert s’est ter- venait à Paris, il demandait à son entou-
régulièrement et, à chaque fois, c’était excep- miné dans un pogo général auquel j’ai parti- rage de me retrouver...
tionnel. Mais ce concert au Madison Square cipé. (Sourire.) Mais il y a eu des histoires Vous seriez-vous vu rockstar ?
Garden, je ne l’oublierai jamais. bien plus compliquées… A. d. C. : Non, parce qu’en fait, j’ai fantasmé
Vous avez accueilli dans Chorus une grande C’est-à-dire ? cette histoire-là. Je pense qu’il n’y a pas plus
partie de la scène punk de l’époque ? A. d. C. :C’était quelques semaines après The grande émotion que d’être sur scène. J’ima-
A. d. C. : Pendant trois ans, cette émission a Clash. On devait tourner le concert de James gine ce qu’ont pu ressentir Jimmy Page ou
programmé une bonne centaine de groupes Brown au Pavillon Baltard et, contractuelle- Keith Richards quand ils enchaînaient les
de rock anglo-saxon et français. Tous, hor- ment, on était convenu d’une somme tout à concerts, dans les seventies. Mais pour moi,
mis Nina Hagen, qui est l’une des artistes les fait raisonnable entre le staff de l’artiste et cela reste du fa nt a sme. Tout comme
plus chiantes que j’ai rencontrées, étaient Antenne 2, qui produisait l’émission. Le Springsteen, qui soulève des stades entiers.
taillés pour la scène. Je garde un très bon concert avait lieu un samedi et, quelques J’imagine le plaisir que ça lui procure, c’est
souvenir des prestations de Costello, Police, heures avant qu’il n’arrive sur scène, Mister indéfinissable. 

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INTO THE WILD
Jonathan Wilson
dans les collines
à l’est de Los
Angeles, ambiance
Laurel Canyon.

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USIC

s
ET M
SUNS

This i
L . A. !
Après le passage à vide bling de la fin du xxe siècle, Los Angeles reprend
ses droits sur les arts et redevient l’une des capitales les plus excitantes
de la musique. Pas étonnant que les stars montantes s’y soient installées,
à l’image de Jonathan Wilson, notre guide du jour.
Reportage.

Par Sophie Rosemont


Photographie de Magdalena Wosinska

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C
SUNSET MUSIC

À n’être ainsi jamais enfermé, coincé, bloqué y déguster leur salade César. L’époque
dans cette ville béante que rien ne borne, le bohème dopée au LSD est bel et bien enter-
corps se sent libre de disposer de lui-même, rée – elle l’a été dès l’arrivée des années 1980,
car il a l’espace pour lui (…) Los Angeles, vil- alors que les groupes étaient sous cocaïne et
lage global impossible à cadrer, est l’inverse en pleine paranoïa. Les artistes se replièrent
d’un décor de cinéma.” dans des ranchs loin de la ville, ou sur la côte
Un village XXL ne se prêtant cependant pas Est. A lors sous l’emprise du disco du
aux f lâneurs à cause de son indispensable Studio 54, New York redevient “the place to
voiture, ce qui lui a longtemps valu d’être be” tout en engendrant le punk et le hip-hop.
’est une scène comme il en arrive moins aimée que San Francisco ou New Pendant ce temps-là, L.A. se recentrait sur
souvent à L.A. Flânant sur l’artère bobo York, sa plus grande concurrente. Européen, Hollywood et ses paillettes, ne le quittant
d’Abbot Kinney, à Venice Beach, on entre il est très facile de tomber amoureux de la que pour s’attarder sur les succès mains-
dans une boutique de produits en laine et Grosse Pomme : l’architecture est dépay- tream de groupes comme les tapageurs
peaux faits main au Mexique et en Californie. sante, le rythme à 100 à l’heure, mais l’utili- Guns N’Roses ou les Red Hot Chili Peppers,
Avec son feutre et sa longue chevelure, le ven- sation urbaniste est à taille humaine. Bus, dans les années 1990, tandis que le grunge
deur, Garrett, nous semble idéal dans le rôle métro : on sillonne Manhattan ou Brooklyn se jouait d’abord à Seattle.

R
du folkeux made in Laurel Canyon. Que à pied et l’ambiance de la ville, malgré la
nenni : en discutant avec lui de la program- diversité des quartiers, se dessine plus rapi- etour sur Sunset Boulevard et son
mation du festival Coachella, qui se déroule dement qu’à Los Angeles. Pour cette raison, célèbre Amoeba. Lieu de perdi-
la semaine suivante dans le désert califor- NYC a été sacrée épicentre artistique améri- tion pour tout mélomane qui se
nien, il nous apprend qu’il rappe sous le nom cain. Longtemps considérée comme syno- respecte, aux impressionnantes
de G West. Garrett aime autant le hip-hop nyme de Hollywood, Los Angeles n’avait, rangées de CD et vinyles. Les disquaires ne
East Coast de Wu-Tang Clan que le G-funk quant à elle, “que” le monopole de l’industrie manquent pas à Los Angeles, ni leurs clients.
californien des années 1990. Et aller tenter du cinéma… jusqu’au milieu des années Côté studios, si certains sont légendaires, ce
sa chance à New York ? “Je ne suis pas sûr que 1960, où David Geffen et consorts eurent n’est pas le même foisonnement qu’à New
ça fonctionne, répond-il en souriant. Ici, les l’ingénieuse idée de rassembler la crème du York : pourquoi aller payer son enregistre-
artistes se connaissent, se soutiennent, s’ap- folk-rock autour d’eux. ment à la minute près quand on peut instal-
précient, aussi bien les groupes d’indie pop ler son matériel chez soi ?

“ En remontant
que les rappeurs ou les rockeurs. Il y a une C’est le choix de nombreux artistes originel-
émulation bienveillante dans l’air.” Il est lement basés sur la côte Est. En 2010, David
vrai que l’on a pas, depuis l’âge d’or folk-rock
des sixties et seventies, compté autant d’ar- l'avenue Laurel Sitek, leader de T V on the Radio, nous
confiait s’être exilé à L.A. parce que non seu-
tistes à Los Angeles. Musique, art contem-
porain et spectacle vivant rejoignent donc le Canyon, on passe lement c’était la ville de David Lynch, mais
aussi (et surtout) parce qu’il y était moins
cinéma sous le soleil californien – comme des
insectes attirés par une ampoule. avec émotion cher de faire de la musique : “Regarder le
temps passer sur l’horloge accrochée aux

devant les
L
murs d’un studio de 5 mètres carrés de
a première chose qui réveille l’œil Brooklyn, ce n’était plus possible. Pouvoir
lorsqu’on sort de l’aéroport LAX,
situé à deux pas de l’Océan, c’est, en habitations imaginer un morceau en deux heures, deux
jours ou deux mois, c’est un luxe que je peux
effet, la lumière. Celle qui ne nous
quitte plus dès qu’on a posé le pied à Los de Jim Morrison, m’offrir à Los Angeles.” Même son de cloche
chez Moby. En 2016, il nous chantait les
Angeles, presque évanescente tant elle est
diffuse. Elle accompagne les rayons du soleil Frank Zappa louanges de sa ville d’adoption : “J’adore
Paris, Londres ou New York, qui sont des for-
de l’aurore jusqu’au crépuscule – parmi les
plus beaux du monde se déroulent ici, sur les ou Captain midables incubateurs de créativité. Mais il
y a 2 millions d’hectares de verdure à Los


bords du Pacific Ocean Blue chanté jadis par
Dennis Wilson. On le réalise bien assez tôt Beefheart. Angeles. C’est extraordinaire de se retrouver,
en seulement quelques minutes, en pleine
en fin d’après-midi, coincé dans des embou- nature, sans aucune autre présence humaine
teillages ayant inspiré la fabuleuse scène aux alentours. Ça remet les idées en place.”
d’ouverture de La La Land, où il n’y a rien Aujourd’hui, plus trace de l’osmose musicale Ce que conf irme Dave Longstreth, tête
d’autre à faire qu’à écouter la station de clas- qui régnait alors à Laurel Canyon. En remon- pensante de Dirty Projectors  : “Avec sa
sic rock local The Sound (100.3) et observer tant cette avenue à moitié plongée dans la lumière et son aura hollywoodienne, Los
le paysage rosé. Une ville horizontale (où végétation, on passe avec émotion devant les Angeles est un rêve mais aussi une ville
seuls s’élèvent les gratte-ciels de Dowtown) habitations de Jim Morrison, Frank Zappa jeune ; on peut y vivre sans avoir le senti-
étalée sur 1 300 kilomètres carrés – pour près ou Captain Beefheart. Peu de commerces, à ment d’être écrasé par l’histoire. L’atmosphère
de 4 millions d’habitants. “L’avenir est à por- part une épicerie, un bar où le symbole est très créative, on peut créer sa propre bulle,
tée des yeux, écrit justement Laure Murat peace & love a été dessiné sur les murs, et une comme un cocon.” Après des années passées
dans Ceci n’est pas une ville. Où que l’on soit, laverie. On remarque cependant la proximité à Montréal puis à Brooklyn, le Canadien Mac
ce n’est pas un immeuble, une rue, un quar- avec le Château Marmont, situé à quelques DeMarco vient de poser ses valises à L.A. :
© SOPHIE ROSEMONT

tier que l’on embrasse des yeux, mais un minutes à vol d’oiseau en contrebas, sur “Le temps y est agréable, le voisinage aussi.
panorama. Même à Downtown, hérissée de Sunset Boulevard. On y va déjeuner, profi- On échange facilement. New York est devenue
gratte-ciels des années 1920 et 1930, il y a tant du soleil qui s’infiltre dans le patio et du si chère que je me suis retrouvé à habiter à
toujours une trouée pour l’imagination. spectacle offert par le cheptel de stars venu une heure et demie du centre, ce qui est très

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1

LOS ANGELES TRIP


(1) La célèbre Capitol Tower, érigée
en 1956, un des symboles musicaux
de la ville, situé dans le quartier
de Hollywood. (2) Depuis le Getty
Center, vue plongeante sur Los
Angeles, cité des étoiles. (3) La
maison sur Laurel Canyon Boulevard
où vécut Jonathan Wilson, de 2005
à 2010. (4) Du Griffith Observatory,
vue sur l’urbanité verdoyante de
L.A. (5) L’incontournable disquaire
Amoeba, sur Sunset Boulevard.
(6) Un mur dédié à Elliott Smith,
disparu en 2003, à Silver Lake.
4
5

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SUNSET MUSIC

L.A. CONFIDENTIAL
Los Angeles
bénéficie d'une
extraordinaire
vivacité musicale,
à l'image de Ty
Segall (à gauche)
ou de Hanni
El Khatib.

difficile quand tu es artiste et que tu as besoin qui vit à deux pas d’ici, Ringo Starr, Tom de 1968. “Il a fallu dix hommes pour la por-
de rencontrer du monde. Ici, j’ai une maison Petty, Neil Young, Jackson Browne, ils sont ter, elle a voyagé en bateau”, explique fière-
plutôt qu’un deux-pièces riquiqui, je me suis tous là ! Pourquoi vivre ailleurs ?”, lance-t-il ment Wilson.

I
bricolé un petit home studio, ma fiancée a en riant.
son étage pendant que je fais n’importe quoi Après cinq ans passés dans une maison en ci, il a enregistré les disques de son
avec ma batterie… Nous y sommes beaucoup bois de Laurel Canyon, on lui a demandé de meilleur ami Josh Tillman, alias
plus heureux.” quitter les lieux. Motif : tapage nocturne. En Father John Misty, mais aussi le deu-
Si New York a une scène musicale vivifiante, réalité, il ne faisait que de la musique, enre- xième album de Karen Elson, Double
celle de Los Angeles est en ébullition. Ariel gistrant notamment son sublime premier Roses, ou le premier solo du multi-instru-
Pink, Hanni El Khatib ou Ty Segall pour le album Gentle Spirit : “À l’époque, tout le mentiste australien Cameron Avery, proche
rock, Foxygen ou Lord Huron pour le folk et monde venait chez moi, c’était formidable, de Tame Impala et des Arctic Monkeys. En
le psyché, les sœurs Haim pour la pop indie, on enchaînait les jams, il y avait un feeling... quelques années, Wilson s’est imposé comme
Kendrick Lamar ou Anderson .Paak pour le Je n’étais pas très connu, il n’y avait pas de le producteur le plus recherché du moment.
rap, DJ Kazell pour l’électro… Avec des réseaux sociaux, d’Instagram, nous vivions Un peu trop, même, d’après lui : “J’ai dû refu-
concerts tous les soirs programmés au El Rey en plein dans la magie de Laurel Canyon. ser beaucoup de projets. Car j’ai peu de temps
Theater, au Foxy ou encore au Troubadour, Mais aujourd’hui, il n’y a plus vraiment pour faire ma musique, qui est ma priorité
il y a de quoi faire et de quoi s’inspirer. d’artistes qui y vivent. C’est mort.” absolue. Inviter quelqu’un ici, laisser ses

O
En 2010, Wilson a déménagé quelques kilo- chansons envahir mon studio, ce n’est pas
u pas, selon Jonathan Wilson, qui mètres plus loin, à l’est. Depuis, il n’a cessé rien. J’ai viré mon manager il y a deux
nous reçoit dans sa maison située de per fectionner sa nouvelle maison  : semaines, car il voulait que je devienne
au croisement des quar tiers “Chaque dollar de ce que je gagne est réin- populaire à tout prix, que je travaille pour
d’Echo Park, Los Feliz et Silver vesti dans mon matériel !” Il a d’abord amé- des stars qui ne m’intéressent pas. Je suis très
Lake, à deux pas du superbe Elysian Park. À nagé un studio à l’étage, bénéficiant d’une instinctif. Ceux qui écoutent mon travail
15 heures, il vient à peine de se réveiller et vue sur la nature luxuriante californienne. avec Karen et Josh pensent que je vais pou-
cache son regard fatig ué derr ière ses Une batterie, un piano, plusieurs claviers et voir faire de même avec leurs chansons. Or,
lunettes de soleil. Dans un quartier résiden- des dizaines de guitares sont confortable- lorsque Josh me fait écouter une démo, c’est
© DR ; SOPHIE ROSEMONT

tiel mais situé à deux pas du secteur le plus ment installés dans cet antre post-hippie. En déjà extraordinaire ! Il doit déjà y avoir une
branché et arty de Los Angeles, il vit à la fois dessous, il a fait construire une cabine personnalité qui me touche.”
en autarcie et en ouverture sur le monde – ou exceptionnellement performante, pour Il n’a donc pas décliné lorsque Roger Waters
plutôt, sur les artistes les plus célèbres du laquelle il a fait venir de Londres une en personne l’a convoqué sur son nouveau
coin : “Ici, il y a des légendes, Quincy Jones, impressionnante console de mixage datant disque, Is This the Life We Really Want? et

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mutuellement accompagnés sur scène ou en
studio. On sort ensuite s’asseoir quelques ins-
tants sur la terrasse qu’il partage avec la mai-
son voisine, où vit une partie de l’année Conor
Oberst, connu pour ses groupes Bright Eyes
et Monster of Folk. On évoque les couleurs du
Joshua Tree, où il va souvent puiser son inspi-
ration, et celles des toiles de Kerry James
Marshall, artiste afro-américain actuelle-
ment ex posé au MOCA (Mu seu m of
Contemporary Art, Los Angeles).

C
ar, du point de vue de l’art contem-
porain, Los Angeles a également
réussi, comme pour la musique, à
retrouver voix au chapitre. Avec
850 galeries et musées au compteur, Los
Angeles possède le plus grand nombre de
lieux consacrés à l’art par habitant au monde.
Autrefois mal famé et désertique une fois les
bureaux fermés, Downtown voit encore des
SDF et freaks arpenter ses avenues, mais
aussi des lieux d’arts réputés comme le Night
Gallery, Maccarone et Hauser & Wirth,
inaugurée en 2016. En plus des historiques
STUDIO PARADISE MOCA, LACMA et Getty (duquel on peut
Jonathan Wilson admirer une vue époustouflante sur la ville),
dans son studio
elle a également accueilli en 2015 le Broad
de L.A. où il convie
le gratin de la scène Museum, fondé par le grand collectionneur
californienne (et donateur) Eli Broad. Ce qu’on appelle le
et d’ailleurs. Arts District pourrait concurrencer très


Avec 850 galeries et musées au
lui a demandé de tenir la guitare sur sa tour-
née mondiale. “Je vais beaucoup apprendre.

compteur, Los Angeles possède le


Non seulement je suis un grand fan de Pink
Floyd, mais cela a du sens d’accompagner un
artiste aussi indépendant que Roger. C’est
important d’honorer les aînés, ceux qui nous plus grand nombre de lieux consacrés


ont tant apporté. Ils m’intéressent bien plus
que mes contemporains. Ils ont plus d’his-
toires à raconter.” Cependant, il est actuelle-
à l’art par habitant au monde.
ment en train de travailler avec Natalie
Mering, alias Weyes Blood, chanteuse aussi artistique ambiante ? “Tous les jours, je vais sérieusement Manhattan, Saint-Germain-
intello que surdouée, et a invité Lana Del Rey courir dans la verdure, sous le soleil, dans les des-Prés ou le centre londonien. Se consa-
à poser sa voix sur l’un de ses prochains titres. montagnes, je vais plonger dans l’Océan. crant désormais entièrement à sa compagnie
J’aime conduire, donc j’adore sillonner les L.A. Dance Project, Benjamin Millepied ne
Ce nouvel album, dont il nous fait écouter routes des canyons. On peut avoir une mai- s’y est pas trompé et s’installe dans des nou-
quelques morceaux en avant-première, devrait son, de l’espace, ce n’est pas une bataille pour veaux locaux partagés avec la prestigieuse
sortir début 2018. Il marque un virage dans la exister. C’est ce qui permet d’avoir plus d’ins- Ghebaly Gallery. Au programme : deux stu-
carrière de Wilson : exit le folk mélancolique piration. Vivre à Brooklyn dans un studio dios de répétitions ou résidence, ainsi qu’un
à la Laurel Canyon ! On y entend du Fleetwood minable et sale, avec des voisins bruyants qui espace dédié aux performances. De quoi, là
Mac comme du Steely Dan, du George se plaindront de votre musique, enregistrer aussi, titiller l’ego d’un New York City Ballet.
Harrison période années 1980 : “J’ai tellement dans un studio dont chaque heure coûte une Si les Doors, Lee Hazlewood, Frank Ocean
lu sur moi : ‘1972, Laurel Canyon, croisement fortune, mais où on entend ce que fait le ou encore Courtney Love ont chanté la
de Joni Mitchell et Franz Zappa’, qu’il fallait groupe dans la pièce à côté, c’est cauchemar- beauté de L.A. comme ses dérives, il est dif-
que je sorte de ce cliché, même si cette culture desque. J’admire vraiment ceux qui réus- ficile, lorsque notre avion décolle de la piste
fait partie de moi.” Pourtant, Wilson n’est pas sissent à monter leur projet musical à New du LAX, de ne pas fredonner, le sourire aux
de Los Angeles. Il est né en Caroline du Nord, York sans se faire influencer par le style de lèvres, la déclaration de Randy Newman à la
dont il s’est échappé dès qu’il a pu. Il est leurs voisins. À L.A., c’est plus facile de trouver cité des anges, “I Love L.A.” : “Look at that
© SOPHIE ROSEMONT

d’abord passé ici, où il a essayé sans succès de son propre son.” Et de rencontrer les stars qu’il mountain / Look at those trees / Look at that
monter un groupe, puis par New York, avant admire tant, comme Jackson Browne, dont il bum over there, man / He’s down on his knees
de revenir en 2015, décidant de ne plus la quit- est devenu très proche et avec lequel il vient de / Look at these women / There ain’t nothing
ter. Pourquoi cet attachement, outre la vitalité terminer un nouveau disque – après s'être like ’em nowhere.”

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CŒURS SOLITAIRES
La légendaire
pochette avec
tous les “héros”
de l’orchestre
du Sgt. Pepper,
créée par Peter Blake
et immortalisée
par le photographe
Michael Cooper.

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Sgt. Pepper

“ It was
fifty
years
ago today ”…
Les Beatles célèbrent en grande pompe
le cinquantième anniversaire de leur
chef-d’œuvre de 1967 en publiant un coffret
“définitif” incluant, pour la première fois,
les coulisses des sessions d’un album qui
a changé la face du rock. Ou comment Sgt.
Pepper’s Lonely Hearts Club Band est devenu
la bande-son du fameux Summer of Love.

PA R A L A IN GOU V RION

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BEATLES
Sgt. Pepper

E
N 2006, ALORS QU’IL TRAVAILLAIT SUR L’IMPRESSIONNANT quelque chose qui n’a jamais encore été
collage sonore qui deviendrait Love, la bande-son du spectacle entendu, un nouveau genre de disque avec de
Beatles créé par le Cirque du Soleil à Las Vegas, Gilles Martin, le nouveaux genres de sons…”
fils de Sir George Martin, eut l’idée de superposer la rythmique de
la dernière chanson de l’album Revolver, “Tomorrow Never Knows”, Pour créer ce “nouveau genre de disques avec
à la mélodie de “Within You Without You”, sorte de raga pop de nouveaux genres de sons”, les Beatles
empreint de mysticisme qui ouvrait la face 2 de Sgt. Pepper’s Lonely bénéficient désormais d’un temps de studio
Hearts Club Band. L’une comme l’autre représentait une avancée et d’un budget illimités. Exit les albums enre-
très audacieuse par rapport à son époque : la psychédélique “Tomorrow Never Knows”, gistrés de façon stakhanoviste entre deux
enregistré en avril 1966, était le pur produit d’expérimentations en studio, avec ses tournées : les sessions du futur Sgt. Pepper’s
boucles sonores (loops) avant-gardistes qui en feraient le seul morceau de l’histoire Lonely Hearts Club Band (et des quelques
à avoir été mixé en direct – et donc impossible à reproduire deux fois de façon iden- titres qui s’y rattachent) vont s’étaler sur une
tique. De son côté, “Within You Without You” de George Harrison, enregistré entre période de quatre mois, chaque titre étant
mars et avril 1967, marquait la rencontre entre des musiciens traditionnels indiens peaufiné jusqu’à la perfection, donnant lieu
(hélas, non crédités) et une section de cordes classiques, dans une évidente volonté à de multiples versions ou prises. Cette
de fusion qu’exploraient au même moment, mais de façon plus érudite, le sitariste liberté doit toutefois s’accommoder de cer-
Ravi Shankar – dont Harrison était l’élève – et le violoniste Yehudi Menuhin dans taines contraintes qui, paradoxalement, vont
l’album West Meets East. stimuler la créativité des quatre musiciens et
de leur génial producteur épaulé par un
Outre le fait de souligner la filiation entre accepté un second rôle dans How I Won the jeune ingénieur du son, Geoff Emerick. La
Revolver et Sgt. Pepper’s Hearts Club Band, War, un film de guerre satirique réalisé par première de ces contraintes, c’est qu’au tour-
le mash-up “Within You Without You/ Richard Lester (A Hard Day’s Night, Help!) nant 1966-1967, les studios d’Abbey Road
Tomorrow Never K nows” concocté par avant de retrouver Paul McCartney et le sont encore équipés des mêmes magnéto-
Martin Junior rappelait à la génération 2.0 manager des Beatles Brian Epstein le temps phones 4-pistes qui les ont obligés à réaliser
(celle de la compilation 1) à quel point les d’une escale à Paris, puis de regagner sa pro- des miracles sur Revolver. En clair, cela
Beatles avaient contribué à repousser les priété de Weybridge dans le Surrey. Ringo signifie que chaque chanson doit faire l’objet
frontières de la musique populaire, soit en Starr, lui, s’offre un peu bon temps à Malaga de multiples trackings afin de regrouper sur
puisant dans les ressources technologiques en compagnie de son épouse Maureen… une seule et même piste plusieurs instru-
les plus avancées de leur temps (en l’occur- tandis que l’hyperactif Paul McCartney, ments et/ou voix.
rence, des bandes magnétiques remplies de Londonien dans l’âme, côtoie le gratin du
toutes sortes de sons passant de façon aléa- monde de l’art, assistant entre autres à la Ce qui s’avérait déjà délicat à l’époque de
toire, y compris parfois à l’envers, dans la party de lancement du magazine under- Rubber Soul – où le groupe ne se limitait déjà
cabine de mixage des studios d’Abbey Road), ground International Times où se pro- plus à la traditionnelle formule voix, gui-
soit en l’ouvrant aux instruments (sitars, duisent les formations psychédéliques Pink tares, basse et batterie avec, ici ou là, un
t abla s, d i lr uba s, t a mbu ra s…) et au x Floyd et Soft Machine. Non sans échafauder zeste de piano ou autre – prend des allures
gammes complexes utilisés dans la musique de nouveaux projets pour le groupe, qui de casse-tête kaf kaïen dès lors que l’on
indienne. entend se consacrer désormais exclusive- décide d’enrichir les nouvelles chansons
ment au travail en studio… d’une invraisemblable palette de couleurs
Il n’est pas vraiment certain sonores allant d’un trio de cla-
que les Beatles étaient rinettistes (“When I’m Sixty-

“ Un album qui constituerait


conscients qu’ils allaient accou- Four”) à une section de cuivres
cher d’un chef-d’œuvre qui fas- (“G ood Mor ning, G ood
cinerait – et que l’on célébrerait Morning”) en passant pêle-
– encore cinquante ans après sa
sortie quand ils se retrouvèrent
une réponse au monumental mêle par : un orgue de fête
foraine et un glockenspiel
en studio en novembre 1966,
soit cinq mois après l’enregis-
Pet Sounds des Beach Boys. ” (“Being for the Benef it of
Mister Kite”) ; une harpiste et
trement de “She Said She Said”, une section de cordes (“She’s
autre acid song figurant dans Leaving Home”) ; un nombre
Revolver. Tout juste aspiraient-ils alors à À Abbey Road, les premiers échanges entre conséquent d’effets incluant des bruits de
enregistrer un album qui constituerait une les Beatles et George Martin sont éloquents : basse-cour (la reprise de “Sgt Pepper’s
réponse au monumental Pet Sounds des McCartney, en position de leadership, Lonely Hearts Club Band”) ; sans oublier un
Beach Boys, enregistré au même moment explique clairement sa vision de l’avenir orchestre symphonique destiné “à remplir”
que Revolver, mais sorti juste avant ce artistique des Beatles. “Ce que nous voulons, les “24 mesures vides” d’un morceau final
dernier… dit-il, c’est placer la barre très haut, faire le qui se doit d’être résolument grandiose
meilleur album que nous ayons jamais réa- (“A  Day in the Life  ”). Même si George
Après avoir pris la décision d’arrêter les lisé…” À ses côtés, Lennon, qui, une quin- Martin contournera la difficulté en synchro-
tournées après leur concert au Candlestick zaine de jours plus tôt, a rencontré une nisant occasionnellement deux 4-pistes – ce
Park de San Francisco le 29 août, les Beatles artiste conceptuelle japonaise du nom de qui n’avait jamais été fait jusqu’alors –
se sont accordé un break pour souffler cha- Yoko Ono à l’Indica Gallery de Londres, est Sgt. Pepper n’en reste pas moins un album
cun de leur côté. Début septembre, George sur la même longueur d’ondes : “Ce qu’on dont chaque chanson sera réalisée par
Harrison s’est envolé pour l’Inde avec sa veut dire, c’est que si nous ne tournons plus, strates successives, de version en version,
femme Patti afin de prendre des cours de nous pouvons enregistrer de la musique que comme un peintre poserait des couleurs sur
© GETTY

sitar avec Ravi Shankar. John Lennon a nous n’aurons pas à interpréter live et… créer sa toile. Chaque prise fait l’objet d’un

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GETTING BETTER
Les Beatles
présentent leur
nouvel album à la
presse au domicile
londonien de
leur manager
Brian Epstein, en
mai 1967.
Le Summer of
Love a trouvé sa
bande-son.

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BEATLES
Sgt. Pepper

prémixage (dit “reduction mix”) qui sert à Nantis de ces deux merveilles (mais aussi de McCartney. J’ai justement une petite chan-
libérer de l’espace pour instiller d’autres “When I’m Sixty-Four”), les deux songwri- son portant ce titre sur le feu…”
instruments. ters du groupe ne doutent plus une seconde

C
être en mesure de surpasser Pet Sounds. C’est À un moment où nombre de musiciens se
’est cette méthode de travail qui sans compter sans le label Capitol, qui leur détachent du format single pour délivrer des
nous vaut aujourd’hui de décou- réclame d’urgence un nouveau single pour le albums de plus en plus ambitieux (les Who
vrir, dans le coffret saluant les début de l’année 1967. De mauvaise grâce, le avec A Quick One, Bob Dylan avec Blonde on
50 ans de Sgt. Pepper, l’évolution groupe accepte de lâcher dans la nature Blonde, les Byrds avec Fifth Dimension),
de morceaux que l’on ne connaissait jusqu’ici “Strawberry Fields Forever” et “Penny Lane”, l’idée n’est pas plus mauvaise qu’une autre…
qu’à travers les bootlegs (tel The Psychedelic qui sont publiées à la mi-février sous la forme Même si elle ne suscite pas forcément un
Years 1966-68) ou les extraits présentés dans d’un 45-tours exceptionnellement doté de enthousiasme délirant, notamment chez
leur Anthology (1996). Soit, entre autres deux faces A. Un choix que George Martin George Harrison : “Je croyais qu’on était en
merveilles, des prises alternatives de “She’s qualifierait rétrospectivement “d’épouvan- studio pour faire le prochain disque, mais
Leaving Home”, de “Sgt. Pepper’s Lonely table erreur”, puisqu’il n’atteindra que la deu- Paul suivait son idée d’un groupe fictif,
Hearts Club Band” (avec des guitares encore xième place des charts britanniques, rom- racontera-t-il. Cet aspect-là ne m’a pas vrai-
plus agressives), de “Within You Without pant ainsi avec la longue série de numéro un ment intéressé, à part la chanson-titre et la
You” (George donnant ses instructions aux du groupe… Certains critiques musicaux pochette.”
musiciens indiens) de “Getting Better” et s’avouant même quelque peu désarçonnés
bien sûr de “A Day in the Life” - sans l’accord par la douce folie sonore émanant de “It was twenty years ago today/ Sgt. Pepper
de piano(s) final, encore “hummé” vocale- “Strawberry Fields”. taught the band to play…” Avec ses guitares
ment par les Beatles. Il y a aussi et surtout élec tr ique s t onitr ua nt e s ( jouée s pa r
ces quatre versions (prises 1, 4, 7 et… 26 !) de McCartney et Harrison) et son pont baroque
“Strawberry Fields Forever” qui émergent joué par une “fanfare” composée de quatre
e n f i n o f f i c i e l l e m e n t d a n s l’é d i t i o n
SuperDeluxe de Sgt. Pepper. On le sait, ce “ Inventer cors d’harmonie (“french horns”, en anglais),
la chanson en question, mise en boîte en
monument hautement hallucinogène signé
Lennon, avec ses paroles oniriques (“Let me un groupe fictif quatre petites sessions, constituait effective-
ment une introduction parfaite pour un
take you down / cause I’m going to…”, etc.) et
son orchestration folle (les arrangements de qui permettrait disque racontant une histoire, d’autant que
sa durée n’excédait pas les 2 minutes. Mais
violoncelles de Martin bâtis autour des licks pour Ringo Starr, “en écoutant les deux pre-
de guitare “sitaristiques” de Harrison) n’ap-
paraîtra finalement pas sur l’album, pas plus
de prendre des miers titres, on peut se rendre compte que ce
devait être un ‘album-spectacle’. C’était Sgt.
que le “Penny Lane” de son alter ego
McCartney, une chanson de facture plus
distances avec Pepper et son Lonely Hearts Club Band, avec
un tas d’autres attractions et ça devait se
classique, mais tout aussi sublime.
l’entité Beatles. ” dérouler comme un opéra-rock… Mais on n’a
pas été plus loin que Sgt. Pepper et Billy
Premier morceau sur lequel le groupe s’est mis Shears (qui chante “With a Little Help From
à travailler au début des sessions de Sgt. My Friends”). Là ,on s’est dit : ‘Et merde ! Ça
Pepper, ce qui n’était au départ qu’une simple Au départ, McCartney avait caressé l’idée ne fait que deux chansons !’ Le titre est resté
ballade folk composée par Lennon sur le tour- d’axer le nouvel album des Beatles autour de tel quel, ainsi que le sentiment que tout est
nage de How I Won the War va connaître au la thématique de l’enfance. “Strawberry relié, bien qu’en fin de compte, ça n’était pas
f il des prises d’incroyables mutations Fields Forever” et “Penny Lane” avaient en le cas.” Dans une interview réalisée en 1980,
soniques. “Strawberry Fields Forever” va commun d’avoir pour source d’inspiration John Lennon sera tout aussi catégorique :
nécessiter cinquante-cinq heures de studio et Liverpool, qu’elles évoquent le parc d’un “On a dit que Sgt. Pepper était le premier
v i ng t - s i x pr i s e s (r é p a r t ie s e nt r e le orphelinat de l’Armée du Salut situé non loin concept album, mais ça ne tient pas la route.
24 novembre et le 22 décembre 1966) avant de la maison de sa tante Mimi pour John, ou Aucune de mes contributions à l’album
d’aboutir à deux versions “finales” ayant pour bien cette artère commerçante, à deux pas n’avait quoi que ce soit à voir avec l’idée du
seul défaut d’être jouées sur des tempos diffé- de là, qui inspirerait bientôt Paul. Mais en Sgt. Pepper et de son groupe. Mais ça fonc-
rents et que John Lennon, insatisfait, deman- l’absence de ces deux titres phares, tout tionne parce qu’on avait dit que ça fonction-
dera à George Martin de superposer l’une sur semble remis en question… Du moins nait.” De là à affirmer qu’en 1967, tout ce que
l’autre par le biais de l’un de ses bidouillages jusqu’au moment où McCartney, de retour disaient les Beatles était parole d’évangile…

E
de génie dont il a le secret… À l’opposé, “Penny d’un voyage aux États-Unis, propose aux
Lane”, enregistrée quasiment dans la foulée, autres un nouveau concept : inventer un t pourtant, de fait, ça fonction-
apparaît comme la quintessence d’une pop groupe fictif qui leur permettrait de prendre nait… On peut dire que ça fonc-
british dont McCartney avait déjà édicté les de la distance avec l’entité Beatles… Un tionnait même très bien. Dès sa
dogmes avec “Good Day Sunshine” ou “For No groupe dont le nom s’inspirerait de ceux des sortie (le 1er juin 1967), il fut évi-
One” : une chanson à la fois mélancolique et formations psychédéliques de la West Coast dent que l’on ne pouvait aborder Sgt. Pepper’s
ensoleillée qui semblait capturer les vibra- ou, comme le résumerait humoristiquement Lonely Hearts Club Band autrement que
tions d’une Angleterre euphorique, rayonnant Lennon, avec “des noms à rallonge du style comme un tout. Certains partis pris choisis
sur le monde entier aussi bien en musique ‘Fred and His Incredible Shrinking Grateful par le groupe confortaient, il est vrai, cette
qu’au cinéma ou dans la mode, ainsi que l’écrit Airplane”. “J’ai dit aux autres : ‘Que diriez- fascinante illusion, comme celui de n’en
en substance le journaliste Ian McDonald vous d’un groupe qui serait notre double, extraire aucun single ou de vouloir que les
dans son indispensable Revolution in the quelque chose comme, disons, Sgt. Pepper’s morceaux s’enchaînent sans le moindre
Head: The Beatles’ Records and the Sixties. L onely Hea r t s’ ?, se souv iend ra Pau l si lenc e (u ne aut r e i n nov at ion), t el s

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les mouvements de quelque symphonie
excentrique aux multiples facettes, toutes
plus chatoyantes les unes que les autres.

E
couter Sgt. Pepper, c’était exacte-
ment comme regarder dans un
kaléidoscope. On passait sans
cesse d’une couleur à une autre,
d’un détail pointilliste d’un arrangement à
cette touche de lumière apportée par quelque
instrument d’apparence exotique. On y
entendait un groupe qui rockait sans chichi
(le disque contient quelques-unes des plus
belles parties de guitares électriques jamais 1
enregistrées Qui excellait autant dans l’art
de la pop song optimiste (“Getting Better”) 1. FREAKY HAPPENING…
que dans un registre purement émotionnel MCCARTNEY DIRIGE L’ORCHESTRE
SUR LA LÉGENDAIRE MONTÉE
(“She’s Leaving Home”)… Qui s’amusait à INSTRUMENTALE DE “A DAY
p a s t ic he r le s v ie i l le s c h a n s on s de s IN THE LIFE” DANS LE STUDIO 1
années 1940 pour leur redonner vie (“When D’ABBEY ROAD. HORMIS
“SHE’S LEAVING HOME”, DONT
I’m Sixty-Four”) ou qui vous entraînait de
LE SCORE EST SIGNÉ MIKE
l’autre côté du miroir (“Lucy in the Sky With LEANDER, LES ARRANGEMENTS
Diamonds”), voire dans une fête foraine hal- DE SGT. PEPPER SERONT
lucinatoire (“Being for the Benefit of Mister ENTIÈREMENT ÉCRITS PAR LE
PRODUCTEUR GEORGE MARTIN.
Kite”). Même les chansons dites de remplis- 2. I READ THE NEWS TODAY…
sage “ fonctionnaient ” à merveille, que ce soit LE MANUSCRIT DE “A DAY IN THE
“Good Morning Good Morning” (que Lennon LIFE” ÉCRIT PAR LENNON A ÉTÉ
VENDU AUX ENCHÈRES À UN FAN
renierait plus tard, la qualifiant de “piece of
EN 2010 POUR 1,2 MILLION DE
garbage”) ou “With a Little Help From My DOLLARS. LES PAROLES DU
Friends”, tardivement composée pour Ringo SEGMENT COMPOSÉ PAR PAUL
par Lennon et McCartney, qui deviendrait NE FIGURENT PAS SUR CETTE
PREMIÈRE VERSION, NI LE
deux ans plus tard l’un des hymnes de FAMEUX “I’D LOVE TO TURN YOU
Woodstock dans sa version interprétée par ON” QUI VAUDRA À CE MORCEAU
Joe Cocker. D’ÊTRE CENSURÉ PAR LA BBC.
2. TAKE FOUR… LES BEATLES
AU TRAVAIL SUR LES BASIC
En dehors des sporadiques interventions de TRACKS DE “A DAY IN THE LIFE”, À
l’un sur les chansons de l’autre, la parfaite ABBEY ROAD. L’ENREGISTREMENT
complémentarité des talents de John Lennon DURERA CINQ JOURS, ENTRE LE
19 JANVIER ET LE 22 FÉVRIER 1967.
et de Paul McCartney, qui composaient DANS LE MIXAGE FINAL, ON
désormais le plus souvent séparément, allait PEUT ENTENDRE LA SONNERIE
atteindre son apogée avec “A Day in the Life”, DU RÉVEIL QUI MARQUAIT LA FIN
quatrième titre mis en chantier par le groupe DU BREAK DE 24 MESURES
2
VIDES AU MILIEU DU MORCEAU.
(le 3  janvier  1967) lors des sessions de
Sgt. Pepper. À la base, la chanson sonnait
3
comme une morne méditation inspirée à
Lennon par la lecture de deux articles parus
dans les journaux – dont l’un sur la mort,
dans un accident de voiture, de Tara Browne,
l’héritier des brasseries Guinness, également
proche du groupe. Mais le côté post-­
situationniste des paroles pouvait aussi sug-
gérer une perception du monde réel quelque
peu altérée par le LSD que Lennon consom-
mait alors régulièrement. Le vers “I’d love to
turn you on” (une expression hippie signi-
fiant, en gros, “J’aimerais te brancher”, au
sens initiatique du terme) a interpellé
© MICHAEL OCHS ARCHIVE/GETTY

McCartney dès la première fois que Lennon


lui a joué le morceau. “On s’est regardé
mutuellement et on s’est dit : ‘On sait ce qu’on
est en train de faire là, n’est-ce pas ?”, racon-
tera-t-il dans le documentaire Anthology. Ce
que les deux complices étaient en train de
faire, c’était tout simplement de risquer de

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BEATLES
Sgt. Pepper

s’attirer les foudres de la censure… Chose que d’ordinaire habitués à des ambiances nette- œuvre à la fois unique et intemporelle.
la prude BBC ne se priva pas de faire, bannis- ment plus collet monté, tandis que certains Même la pochette du disque était une œuvre
sant de ses ondes “A Day in the Life”, au motif des participants, munis de caméras, cap- d’art en soi, avec cet orchestre imaginaire
qu’elle faisait un peu trop clairement réfé- turent des images stroboscopiques qui ser- aux uniformes fluorescents posant autour
rence à la drogue préférée de Timothy Leary. viront de base au film promotionnel très d’une grosse caisse à son nom devant un

M
psychédélique de la chanson. À l’issue de amalgame de photographies de personnages
ais ce n’est pas uniquement cette séance tout à fait particulière, tous les que l’on pouvait passer des heures à tenter
pour cette raison, somme happy few présents applaudissent spontané- d’identifier (aucune indication n’en faisait
toute assez triviale, que la ment la “per formance” de l’orchestre. mention à l’intérieur).

I
dernière chanson de L’accord final, joué simultanément sur trois
Sgt.  Pepper allait constituer le sommet pia nos à queue pa r Ma r tin, L ennon, nspirée d’un croquis griffonné par
absolu de la carrière des Beatles – et de la McCartney, Evans et Starr, ne sera, lui, enre- McCartney, elle était l’œuvre de l’artiste
collaboration entre Lennon et McCartney. gistré que douze jours plus tard… Peter Bla ke, que le photog raphe
“A Day in the Life” ne ressemblait à rien de Michael Cooper fixerait sur pellicule
ce qu’on avait entendu jusqu’ici. Sa structure Réalisée en quelque trente-quatre heures de lors d’une séance qui durerait plusieurs
elle-même – deux thèmes musicaux distincts studio, “A Day in the Life”, qui constitue à heures, le 30 mars 1967, jour de l’enregistre-
entrecoupés par une spectaculaire montée l’évidence un sommet insurpassable, tant au ment de “With a Little Help From My
orchestrale allant crescendo vers un accord niveau de la composition que de la produc- Friends”. McCartney raconterait ultérieure-
de mi majeur, suivi d’une seconde qui termi- tion, s’impose comme la pièce maîtresse de ment qu’ils avaient souhaité offrir quelque
nait le morceau – semblait vouloir faire l’édifice Sgt. Pepper, cette lumineuse cathé- chose de spécial à leurs fans en souvenir “du
exploser toutes les limites en matière de drale sonore d’un éclectisme étourdissant, si temps où on se tapait une demi-heure de bus
­songwriting pop. méticuleusement façonnée, à laquelle, pour acheter un disque sous une pochette
comme par magie, elle semble donner tout marron” – une possible rémanence de la thé-
“A Day in the Life” était aussi le parfait son sens. Certes, prises individuellement, matique de l’enfance initialement envisagée
exemple du morceau intégralement créé en ainsi que certains le souligneront alors, les pour l’album. Mais il est certain aussi que, à
studio dont les Beatles rêvaient à l’entame de chansons de Sgt. Pepper pouvaient sembler partir d’un certain stade des sessions, le
leur projet… Lorsque McCartney a suggéré à moins immédiates que celles de Revolver ou groupe autant que son label avaient compris
Lennon de compléter son segment avec l’une de Rubber Soul. Mais elles n’en composaient qu’ils tenaient là un disque d’une qualité
de ses propres chansons inachevées (“Woke pas moins, au final, une fresque aussi capti- exceptionnelle, dont l’artwork se devait de
up, fell out of bed…”), ni l’un ni l’autre n’a la vante que magnifiquement séquencée, dont marquer les esprits, quel qu’en soit le coût –
moindre idée de la façon dont ils vont les McCartney dirait un jour qu’il s’agissait en l’occurrence 3 000 livres, soit cent fois plus
relier. Lors de l’enregistrement des basic- moins alors pour le groupe “de chercher des que la moyenne en 1967. Outre ses deux volets
tracks, McCartney, s’inspirant du travail du singles accrocheurs que d’écrire un roman”. dépliables, on y trouvait même, glissés à l’in-
compositeur d’avant-garde John Cage, a sim- térieur, des goodies (moustache, galons, etc.)
plement suggéré de laisser deux séquences Avec sa collection de vignettes musicales de à découper sur un support cartonné ! Tout
de vingt-quatre mesures – comptées par leur styles et d’humeur différents et ses textes à comme celle de Revolver (signée Klaus
road manager Mal Evans dont on peut per- tiroirs ouvrant la porte à toutes sortes d’in- Voormann) l’année précédente, la pochette
cevoir la voix sur le disque - destinées à être terprétations, le foisonnant “roman” de de Sgt. Pepper serait récompensée d’un
remplies ultérieurement. Trois semaines l’orchestre du Sgt. Pepper n’allait pas tarder Grammy Award dans la catégorie arts gra-
dura nt , L ennon, McCa r tney et St a r r à percuter l’imaginaire planétaire. Une fois phiques, avant de devenir l’une des plus ico-
(Harrison étant relégué aux bongos) vont de plus, les Beatles avaient su capturer l’es- niques de l’histoire du rock…
méthodiquement retravailler leurs parties prit de leur époque et le transcender en une
instrumentales et vocales, jusqu’à obtenir C’est sur la reprise de “Sgt. Pepper’s Lonely
l’effet qu’ils désirent. Hearts Club Band”, gravée en une journée à
la suggestion de leur assistant Neil Aspinall
Ce n’est que le 10 février que George Martin
convoquera un orchestre classique de qua- “ L’onde de choc parce qu’ils trouvaient qu’il manquait “un
petit quelque chose pour compléter la face 2”,
rante et un musiciens dans le studio 1 d’Ab-
bey Road pour coucher sur bande magné- provoquée que les Beatles bouclent les sessions de
Sgt. Pepper le 1er avril 1967. La dernière pièce
tique ce que McCartney lui a décrit comme
un gigantesque “happening” sonore “f lip- par Sgt. Pepper du puzzle ayant trouvé sa place (c’est-à-dire
entre “Good Morning Good Morning” et
pant”, dont le producteur écrira néanmoins “A Day in the Life”), les premiers acétates
la partition pour chaque instrument. Chaque
glissando orchestral – partant de la note la
ne se limite pas sont pressés quelques jours plus tard lors
d’une ultime séance nocturne. Lorsqu’ils
plus basse de chaque instrument pour mon-
ter vers la plus haute possible – sera enregis-
au seul public, quittent Abbey Road aux premières lueurs
de l’aube, les Beatles filent directement vers
tré trois fois sur deux 4-pistes synchronisés
dans une atmosphère festive, le groupe ayant
elle touche l’appartement de “Mama” Cass Eliott, du
côté de King’s Road. Après avoir ouvert les
décidé d’inviter pour la circonstance le gra-
tin du Swinging London, dont les Rolling également fenêtres et placé des haut-parleurs sur les
rebords, ils passent l’album dans son intégra-
Stones, leurs amies Marianne Faithfull et
Anita Pallenberg et Donovan. Faux nez, les musiciens du lité à volume maximum, réveillant un voisi-
nage qui, si l’on en croit la légende, ne s’en

monde entier. ”
hauts-de-forme et autres déguisements sur- offusqua nullement, bien au contraire… Dès
réalistes sont distribués à des musiciens sa parution, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts

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3

1 4

1. ALL TOGETHER NOW


JOHN LENNON, PAUL MCCARTNEY, RINGO STARR ET GEORGE
HARRISON POSENT POUR LES PHOTOGRAPHES DEVANT LA MAISON
DE BRIAN EPSTEIN, LORS DE LA PRÉSENTATION DE SGT. PEPPER.
2. THE LOVELY LINDA
LE 15 MAI 1967, AU BAG O’NAILS DE LONDRES, MCCARTNEY FAIT
LA CONNAISSANCE DE LINDA EASTMAN, UNE JEUNE PHOTOGRAPHE
NEW-YORKAISE. ILS SE MARIERONT DEUX ANS PLUS TARD.
3. POP ROYALTY
PAUL MCCARTNEY ET MICK JAGGER DANS LE TRAIN QUI EMMÈNE
LES BEATLES À BANGOR POUR ASSISTER À UNE CONFÉRENCE DU
MAHARISHI MAHESH, LE 25 AOÛT 1967. ILS Y APPRENDRONT LA
MORT PAR OVERDOSE DE BRIAN EPSTEIN DEUX JOURS PLUS TARD.
4. WITHIN YOU WITHOUT YOU
GEORGE HARRISON, ÉLÈVE DE RAVI SHANKAR, TRANSCENDERA
SA PASSION POUR LA MUSIQUE INDIENNE, DANS SA SEULE
CONTRIBUTION À L’ALBUM, « WITHIN YOU WITHOUT YOU ».

Club Band connaît un impact culturel De passage à Londres, David Crosby des psychédéliques sont plus le fruit d’un long et
énorme, toutes générations confondues, se Byrds a été l’un des premiers convertis. minutieux travail en studio que des extrava-
classant immédiatement en tête des charts Invité à Abbey Road, il a écouté la version gances lysergiques qui dominent chez la plu-
britanniques (où il restera numéro un finale de “A Day in the Life” et confesse avoir part des groupes issus de cette mouvance.

L
dura nt v ing t-sept semaines d’af f ilée) été incapable de dire quoi que ce soit pendant
comme américains (quinze semaines). La de longues minutes après que les ultimes e culte dont Sgt. Pepper va très
critique est pareillement enthousiaste. résonances du fameux accord de piano se vite faire l’objet passera naturel-
Dans le Times, Kenneth Tylan n’hésite pas soient estompées. “J’étais sur le cul”, avouera- lement par sa réputation de “drug
à parler d’un “événement décisif dans l’his- t-il. Crosby repartira avec un acétate de la album” et la recherche métho-
toire de la civilisation”, ce qui, rétrospecti- précieuse galette qu’il s’empresse de faire dique par les fans d’allusions aux drogues
vement, peut paraître un rien exagéré. écouter à Paul Kantner, le leader de Jefferson que ses paroles (imprimées au verso de la
L’onde de choc provoquée par Sgt. Pepper Airplane, dans le lobby d’un hôtel de Seattle, pochette, une première pour les Beatles)
ne se limite pas au seul public, elle touche en présence d’une centaine de fans. Kantner sont supposés renfermer– celles de “Lucy
également les musiciens du monde entier. vit la découverte de Sgt. Pepper comme une in the Sky With Diamonds”, aux initiales
Trois jours après la sor tie de l’album, révélation, quelque chose qui explosait tout sauf cryptiques, ne laissant, elles, pla-
l’A mér ic a i n Ji m i Hend r i x ouv re son “comme une renaissance”. Quelques jours ner guère de doutes et ce, malgré les déné-
concert au Saville Theater par une reprise plus tard, le 16 juin, le Monterey Pop Festival gations de son auteur. Alors que la BBC
abrasive de “Sgt. Pepper’s Lonely Hearts donne le coup d’envoi du Summer of Love, censure cette pauvre “Lucy” et “A Day in
© GETTY/DR

Club Band”, en présence de McCartney et dont Sgt. Pepper va devenir la bande-son… the Life”, certains vont jusqu’à en dénicher
de Harrison. même si, en réa lité, ses embr uns dans “Fixing a Hole”, dans le “I get high” de

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BEATLES
Sgt. Pepper

Pop up !
Considérée par Peter Saville, le graphiste du punk, comme “un instantané
de la culture pop londonienne des sixties dont les Beatles constituaient l’épicentre”,
la pochette de Sgt. Pepper est sans doute la plus iconique de l’histoire du rock.

I
nitiée par Paul McCartney, la pochette Wells, Aldous Huxley, Oscar Wilde, William côtés des quatre membres de l’orchestre du
de Sgt. Pepper est l’œuvre du peintre S. Burroughs, James Joyce ou encore George Sgt. Pepper, tandis qu’une simple inscription
britannique Peter Blake, l’un des Bernard Shaw…) ; des acteurs et actrices sur le vêtement d’une poupée (“Welcome to
maîtres du pop art anglais avec pour la plupart hollywoodiens tels que Mae the Rolling Stones”) salue leurs vieux amis
Richard Hamilton, et de sa femme Jann West, Marlon Brando, James Dean, W .C. et supposés rivaux.
Haworth. C’est par l’intermédiaire de son ami Fields, Fred Astaire, Laurel et Hardy, Tony En affichant de telles références, les Beatles
galeriste Robert Fraser, alias Groovy Bob, Curtis, Marylin Monroe, Marlene Dietrich rappellent à ceux qui ne l’avaient pas encore
figure incontournable du Swinging London Lenny Bruce, le screen cow-boy Tom Mix ou compris qu’ils sont beaucoup plus qu’un
et proche des Beatles, qu’il se retrouve impli- encore Johnny “Tarzan” Weissmuller ; des simple groupe de rock et qu’ils s’inscrivent
qué dans le projet, qui passera à la postérité gourous exotiques (Sri Yukteswar Giri, dans un mouvement artistique et culturel
grâce au photographe Michael Cooper, autre Ma havat a r Babaji, Pa ra ma ha nsa beaucoup plus large, dont ils édictent les
connaissance de Fraser. Yogananda) et un sulfureux maître de l’oc- tendances, notamment à travers les choix
L’idée est alors de rassembler tous les “héros” culte (Aleister Crowley, alors très en vogue esthétiques de leurs pochettes – les éditions
du fameux orchestre des cœurs solitaires du chez les rockstars) ; des peintres, des archi- Deluxe et Super Deluxe de la nouvelle mou-
Sgt. Pepper, incarnés par les Beatles eux- tectes et des plasticiens ; une pin-up de ture de Sgt. Pepper propose, entre autres
mêmes dans leurs flamboyants uniformes Vargas et un explorateur (le fameux goodies, un booklet comprenant de nom-
proto-edwardiens. Dr Livingstone) ; sans oublier, histoire de breuses photographies des coulisses du
Plutôt qu’un banal collage, Blake et le groupe faire bonne mesure, quelques figures histo- s ho o t i ng de M ic h a e l C o op e r, le
optent pour une soixantaine de silhouettes riques comme Karl Marx, le psychiatre Carl 30 mars 1967.
grandeur nature (dont les photographies Gustav Jung, Sigmund Freud ou T.E. Maintes fois pastichée (notamment par
seront collectées par les fidèles Mal Evans et Lawrence (Lawrence d’Arabie), ainsi qu’une Frank Zappa et ses Mothers of Invention
Neil Aspinall) qui seront collées sur du carton poignée de musiciens (Bob Dylan, Dion pour l’album We’re Only Here in It for the
et colorisées par Blake lui-même. Le “casting” DiMucci, Stockhausen et leur ami des pre- Money, sorti l’année suivante), la pochette
suggéré par McCartney, Lennon, Harrison et miers jours, le regretté Stuart Sutcliffe)… de Sgt. Pepper est alors la plus chère qui ait
Blake (Ringo Starr n’y participe pas) est pour Tout comme le boxeur Sonny Liston, les jamais été réalisée (3 000 livres sterling)…
le moins éclectique. Beatles y apparaissent sous leur incarnation Peter Blake ne percevant, lui, que 200 livres,
On y croise des écrivains et des poètes de cire en provenance directe du musée de ce qui l’agace toujours autant, dit-on, cin-
(Edgar Allan Poe, Dylan Thomas, H.G. Madame Tussaud – une idée de Blake – aux quante ans plus tard. A. G.

© DR

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“With a Little Help From My Friends”… composition sur le disque, la seconde, “It’s révélés au grand public : aucune chanson
voire dans le “Henry the Horse” de “Mister Only a Northern Song” (qu’on retrouvera inédite mais des versions alternatives (ou
Kite”. Paul McCartney lui-même ne se pri- plus tard sur Yellow Submarine), ayant été intermédiaires) issues des sessions, appor-
verait pas de jeter de l’huile sur le feu en rejetée. tant un éclairage nouveau sur la genèse
devenant la première popstar à admettre d’un disque qui a changé la face du rock.

S
avoir pris du LSD lors d’une interview télé- Même Lennon, qui a pourtant épaulé sans
visée qui allait provoquer quelques remous, faillir McCartney durant la fabrication de elon Giles Martin, l’idée de cette
y compris au sein du groupe… Sgt. Pepper, renâclera sur le fait que ce soit édition commémorative est née
désormais lui qui décide du moment où le en 2015, après qu’il avait remixé
Évidemment, l’inf luence de Sgt. Pepper groupe doit entrer en studio, ne lui laissant la compilation 1. Enchantés par le
(souvent considéré comme le plus grand pas assez de temps pour composer – même résultat, McCartney et Starr donnent leur
album de l’histoire du rock, y compris par si, en réalité, cette sensation est principa- accord pour qu’il s’attaque au monument
ce magazine) s’étendrait bien au-delà de lement due à la profonde phase de doute Sgt. Pepper, qu’il va intégralement remixer
ces considérations planantes. Comme le qu’il traverse, “exilé” qu’il est à Weybridge, avec son collaborateur Sam Okell. Et ce
formulerait l’écrivain Mikal Gilmore dans miné par un mariage à l’agonie et passant pour une bonne et simple ra ison  : le
un essai pour Rolling Stone, l’album est le plus clair de ses journées à prendre de mixage stéréo initial, quelque peu diffus,
reçu – et restera dans les mémoires – l’acide et à regarder la télévision. Quelques n’avait jamais donné entière satisfaction
comme un vibrant “appel au rassemble- mois plus tard, la disparition soudaine, aux musiciens comme à leur producteur.
ment”. “À bien des égards, les Beatles alors qu’ils se trouvaient à Bangor avec leur A lors que le groupe, George Mar tin et
avaient représenté cet idéal tout au long (de nouveau gourou, le Maharishi Mahesh, de Geoff Emerick avaient passé de longues
leur odyssée musicale), écrit-il. À travers Br ia n Epstein, l’ homme qui les ava it semaines sur le mi x mono du disque,
eux, nous étions témoins du pouvoir cultu- découverts, laissera le groupe désorienté. seules quelques heures avaient été consa-
rel qu’un groupe pop et son public pou- Paradoxalement, l’année 1967 va s’avérer crées, sans même la présence des Beatles,
vaient créer ; avec Sgt. Pepper, les possibi- l’une des séquences les plus productives de à sa version stéréo. Giles Martin affirme

“ BIEN QUE NUL N’EN SOIT VRAIMENT CONSCIENT ALORS,


Sgt. Pepper dissimulait aussi les premières fissures entre
les quatre musiciens. Chacun désormais suivait sa propre voie,
personnellement ou artistiquement.  ”
lités pa ra issa ient sa ns limites. L e son histoire. À la sortie de Sgt. Pepper, les n’a v o i r e n r i e n d é n a t u r é l e s o n d e
rock’n’roll semblait entrer en collusion avec Beatles ont déjà enregistré plusieurs nou- Sgt. Pepper. “Il n’y a rien de nouveau, c’est
les tensions sociales et politiques des six- veaux morceaux (dont “Magical Mystery l’album qu’ils ont enregistré, affirmait-il
ties.” Pour le songwriter James Taylor qui, Tour”, “Baby You’re a Rich Man” et “It’s All récemment à Rolling Stone. Tout ce qu’on
quelques mois plus tard, auditionnerait Too Much”) et ils s’apprêtent à interpréter a fait c’est ôter les strates de compression
pour le label lancé par le groupe, Apple en mondovision à la télé “All You Need Is qui étaient nécessaires lorsqu’on publiait
Records, Sgt. Pepper incarne simplement Love”, une chanson de John en parfaite de la musique en 1967. À présent, c’est leur
“le miroir d’une culture tout entière”. adéquation avec le Flower Power ambiant. album… Des gars réunis dans une pièce

B
Suivront, durant ce Summer of Love déci- en train de faire du bruit.” Le résultat,
ien que nul n’en soit vraiment dément très studieux pour eux, “ Your époustouf lant, est particulièrement per-
conscient alors, Sgt. Pepper dis- Mother Should Know”, “Blue Jay Way”, ceptible sur la f in du disque, la sublime
simulait aussi les premières fis- “The Fool on the Hill” et l’immense “I am partie de batterie de Starr prenant notam-
sures entre les quatre musiciens. the Walrus”. ment une nouvelle dimension sur “A Day
Chacun désormais suivait sa propre voie, in the Life”.
p er son nel lement ou a r t i s t iquement . Des quatre Beatles, McCartney sera celui
L’indéniable prédominance de McCartney qui demeurera le plus attaché à Sgt. Pepper Magnif iquement restauré et complété
sur la création de l’album a suscité quelques au fil des années, s’impliquant notamment dans le coffret Super Deluxe par le docu-
frustrations chez ses partenaires. Ringo dans le documentaire It Was Twenty Years mentaire inédit The Making of Sgt. Pepper
Starr confessera s’être souvent ennuyé Ago Today réalisé pour les vingt ans de (1992), cette édition ultime constitue sans
durant les sessions, au point d’avoir eu le l’album. Pourtant, jusqu’à cette année, les doute le plus bel hommage au groupe et à
loisir d’apprendre à jouer aux échecs tandis Beatles avaient toujours rechigné à ouvrir son génial producteur, George Martin,
que Lennon et McCartney s’adonnaient à les archives du groupe pour des rééditions décédé l’an dernier. “A splendid time is
d’interminables overdubs avec l’évidente de prestige, comme l’ont fait tant d’artistes guaranteed for all” : il y a cinquante ans
complicité de George Martin. Encore sous des sixties-seventies, de Bob Dylan aux de cela, ils nous l’avaient promis… et c’est
le coup de son voyage en Inde, Harrison Beach Boys en passant par les Who ou Led toujours aussi vrai aujourd’hui.
n’est pas réellement parvenu à se connecter Zeppelin. Celle de Sgt. Pepper est donc rela-
Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band Special
avec le concept imaginé par Paul, se bor- tivement une surprise, d’autant que le cof- Anniversary Edition
nant, dira-t-il, “à jouer ses parties de gui- fret Super Deluxe propose pas moins de Super Deluxe [4CD/DVD/Blu-ray boxed set]
t a re” et ne sig na nt qu’une seu le trente-quatre titres qui n’avaient jamais été – Apple / Capitol/Universal.

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ÉCLECTIQUE
Des Black Keys
aux side-projects
en passant par
les aventures solos
et la production,
le guitariste multiplie
les pistes créatives.

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Dan Auerbach

Nashville
spirit
Nouveau solo pour la moitié des Black Keys, qui a convoqué la crème
des musiciens du répertoire classic rock américain. Rencontre.
Par SOPHIE ROSEMONT
Photographie par CLAUDE GASSIAN

C
hemise rose à pois, veste nouvelles idées”, dit de lui son acolyte des m’a semblé naturel d’enregistrer mes
militaire, œil bleu fati- Black Keys, Patrick Carney. À raison : der- propres chansons, entre les quatre murs de
gué par le décalage rière ses allures classiques, Waiting on a mon studio, Easy Eye Sound.
horaire et, évidemment, Song déborde d’énergie et d’une volonté de Vous avez procédé de manière plutôt scolaire,
guitare rutilante à ses faire de l’époque 2.1 un nouvel âge d’or du cependant, en écrivant puis enregistrant dans la
pieds : Dan Auerbach, rock’n’roll. Ce que nous confirme le musi- foulée vos titres. Pourquoi ?
soit 50  % des Black cien entre deux grandes gorgées d’eau D. A. : Je voulais rester concentré durant une
Keys, est prêt à répondre aux questions. minérale – il est encore un peu tôt pour le période très précise. Ne penser à rien
Même si l’on sait que le jeu de l’interview whisky… d’autre. Être immergé totalement dans la
n’est pas sa tasse de thé. Sa timidité passe Waiting on a Song serait-il votre album le plus musique. Donc j’ai partagé mon temps afin
parfois pour de l’arrogance auprès des néo- joyeux à ce jour ? d’être efficace. Durant tout l’été dernier, du
phytes, et il se renferme dans sa coquille à DAN AUERBACH : Oui, les planètes ont été ali- lundi au mercredi, j’écrivais des chansons
la moindre allusion lui semblant trop gnées sur cet album. Il s’est fait avec avec John Prine et David “Fergie” Ferguson.
personnelle. facilité, enthousiasme, beaucoup de Puis j’enregistrais du jeudi au samedi, avec
Cependant, Auerbach semble (un peu) plus confiance aussi. Je crois qu’il reflète une Duane Eddy, Bobby Wood, Gene Chrisman,
serein et souriant qu’à l’accoutumée. Il y a excitation que je n’avais vraiment jamais Dave Roe… Dans cette configuration, il
de quoi : ce solo succède à Keep It Hid, paru connue jusqu’ici. Pourtant, faire un deu- faut utiliser deux parties différentes de son
sous son nom propre en 2009 dans une xième solo n’était pas une décision cerveau et, après la routine des concerts
certaine indifférence, et à son side-project consciente. Il est né de l’urgence vitale de des Black Keys, il en avait besoin pour se
The Arcs, dont le Yours, Dreamily (fruit faire une pause, après des mois de tournée motiver. Au final, nous avons fait plus de
d’un travail collectif avec notamment avec les Black Keys, et du temps passé sur cent morceaux. J’ai choisi ceux qui fonc-
Richard Swift) avait fait son petit effet il y les productions d’autres artistes. J’avais tionnaient le mieux les uns avec les autres.
a deux ans. “Dan est le meilleur guitariste besoin d’être à la maison. Ça m’a fait un Quant à ceux qui ont été écartés, rien n’est
que j’ai jamais connu, toujours à l’écoute de bien fou. Après avoir repris mes esprits, il perdu ; certains me serviront peut-être

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Dan Auerbach

pour un prochain disque. point Nashville me correspondait. C’est ici partie de guitare. Simple et efficace. Il n’a pas
Comment était-ce de travailler avec Duane Eddy, que sont nées de grandes histoires de la envoyé de solo, non, juste de la rythmique.
grande légende américaine de la guitare ? country et du rock’n’roll, il n’y a pas de bling, C’est ce qui est fabuleux avec ce type d’artiste.
D. A. : Duane est un vieux grigou qui reste un juste plein de sons différents qui se croisent. Son principal objectif, c’est de faire sonner la
vrai badass. Son jeu est unique, d’une telle Waiting on a Song a été enregistré live. Est-ce un chanson encore mieux. Ce n’est pas “moi,
énergie ! Jamais on ne croirait qu’il a 78 ans. parti pris ? moi, moi” : il n’y a aucune volonté d’imposer
J’ai beaucoup appris de lui et des autres D. A. : Absolument. Tout le monde enregistrait un ego, mais juste celle d’apporter sa
musiciens de l’album. Ils ont dédié leur vie comme ça dans les années 1960 et puis, dès contribution.
à la musique. Pour cela, il faut avoir du la fin des seventies, on a compartimenté Entre les Black Keys avec Pat Carney, vos side-
talent, la foi, un peu de chance aussi… C’est l’orchestration, on a rajouté des overdubs projects comme Blakroc et The Arcs, on a l’impres-
sans doute pour cette raison qu’ils ont partout… La musique a perdu de sa sincérité. sion que vous cherchez à tout prix à éviter de vous
encore le feu en eux. Gene Chrisman et C’est ce qui peut arriver de pire. Même sur mettre en avant…
Bobby Wood ont joué sur tant de chansons l’album de Lana Del Rey, j’ ai imposé du live. D. A. : J’ai toujours fait de la musique qui me
que j’adore, des titres d’Elvis ou de Dusty Après, on peut évidemment bidouiller un tient énormément à cœur, toujours pris tout
Springfield. Bobby a été numéro un à la micro ici, une corde de guitare là. Mais enre- seul mes décisions… Franchement, j’ai eu de
radio quand il n’était encore qu’un lycéen. Il gistrer live, cela permet non seulement de la chance de rencontrer le succès malgré ma
était là, sur son piano, avec ses cheveux jouer ensemble, dans la même pièce, mais tête de mule. Rien n’est jamais acquis, je le
blonds et bouclés, à 17 ans ! En m’entourant aussi de s’écouter les uns les autres. On a sais, mais pour autant, je ne changerai
de ces gars-là, j’ai eu l’impression de pour- beaucoup de liberté, donc plus de créativité. jamais de manière d’agir : faire ce qui me
suivre cette tradition. Faire partie de cette Pour la cohésion orchestrale, on n’a pas semble pertinent, juste. Aujourd’hui, ce que
histoire, c’est précieux. trouvé mieux. Le son en sort organique, sin- je souhaite plus que tout, c’est être en studio
Vous-même semblez très attaché à l’idée créer cère, chaud… et faire des disques. En fait, je n’ai jamais
votre propre histoire musicale à Nashville… Vous est-il arrivé d’improviser en studio ? aimé être sur scène. De nombreux artistes en
D. A. : C’est vrai, j’essaye de construire ma D. A. : Oui, bien sûr, pendant quelques jams ont besoin pour se sentir exister, mais pas
petite communauté de musiciens, de l’envi- spontanés. Mais notre méthode de travail moi. Être sous la lumière m’angoisse, je

“ Je n’ai jamais aimé être sur scène. De nombreux


artistes en ont besoin pour se sentir exister,
mais pas moi. Être sous la lumière m’angoisse… ”
sager comme une petite usine, créative, très était très procédurière, à l’ancienne ! n’aime pas la rockstar attitude… Et hormis
saine d’esprit et très heureuse. Comme l’a J’écrivais les chansons, et je faisais écouter le salaire, rien ne m’intéresse réellement sur
fait, à sa manière, Jack Clement, le produc- les démos aux musiciens, dans le but de les tournées. (Rire.) Je préfère vivre en
teur de Johnny Cash, avec qui ont travaillé réfléchir tous ensemble aux arrangements. autarcie.
certains des musiciens de Waiting on a Song. Ils prenaient des notes sur leur carnet, et non D’ailleurs, vous ne semblez pas jouer le jeu des
On le surnommait “Cowboy”… Il est mort sur un smartphone… Puis ils faisaient des réseaux sociaux…
en 2013, à Nashville, après avoir œuvré pen- suggestions et ensuite, hop, tout le monde au D. A. : Surtout pas. Moins on la ramène, mieux
dant des décennies pour la bonne santé boulot. À partir de ce moment-là, tout pou- c’est. Je ne suis pas sur Instagram, ni sur
musicale de la ville. C’était le meilleur ami de vait arriver. Une fois passé à la moulinette de Facebook, mon téléphone me sert juste à
Johnny Cash et il a contribué à son succès, Duane ou de Bobby, un morceau peut ne passer des coups de fil. Si on suit toutes les
mais il a aussi révélé d’autres grands artistes plus du tout ressembler à ce qu’il était à petites choses qui arrivent chaque minute
comme Don Williams, il a écrit pour Jerry l’origine. dans ce monde absurde grâce à la magie
Lee Lewis… Mais je l’admire surtout pour On entend la guitare de Mark Knopfler sur “Shine nocive d’Internet, on ne peut pas se consa-
avoir imposé le premier album de country on Me”… Une autre dimension que celle de Duane crer à son art. Ça peut même rendre dingue.
songs d’un musicien noir, Charley Pride. Eddy ou Gene Chrisman ! Donc je me préserve.
C’est exactement ce que j’aimerais faire : au- D. A. : En effet, même s’ils ont tous un point Votre famille a-t-elle changé votre manière de
delà du carcan social et économique, commun : leur singularité. Il y a si peu de voir les choses ?
rassembler des mecs talentueux autour guitaristes qui ont leur propre son, immédia- D. A. : Les enfants changent la perspective de
d’une seule et même chose : la musique. tement reconnaissable. Mark en fait partie. nos existences, nous rendent plus sûr de nos
Quitte à y laisser tout mon temps et mon On sait que c’est lui à la première seconde. décisions. On a moins le droit aux doutes, à
argent. Quand j’ai écouté ce que donnait “Shine on l’hésitation… Ma fille aînée, Sadie, a 9 ans.
Considérez-vous toujours Nashville, où vous vous Me”, je me suis dit qu’il serait parfait dessus. Elle commente ma musique, mais ne semble
êtes installé en 2010, comme “le Hollywood de la J’en ai parlé à mon manager, qui a décidé de pas plus intéressée que ça. Moi-même, je n’ai
© CLAUDE GASSIAN

musique pour les gens du Sud” ? tenter sa chance et de le lui envoyer, en lui commencé à m’intéresser à la guitare qu’à
D. A. : Oui ! (Rire.) Maintenant que j’ai eu le demandant ce que le titre lui inspirait. Deux 14 ans. Elle a encore quelques années devant
temps de me poser, j’ai pu réaliser à quel jours plus tard, Knopfler l’a renvoyé, avec sa elle pour se lancer !

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STUDIO LINE
C’est dans ses studios
à Nashville, entouré
de musiciens, que
Dan Auerbach dit se
sentir le mieux.

Qu’est-ce que vous a appris votre travail de pro-


ducteur sur les disques de Ray LaMontagne ou
Waiting on a Song, titre par titre
Lana Del Rey ?
D. A. : Que c’est passionnant et chronophage Waiting on A Song Never in My Wildest Dreams
à la fois. On apprend à ne pas se laisser C’est la première chanson que David “Fergie” L’un des titres les plus calmes du disque, qui
Ferguson, John Prine et moi avons écrite, joue sur la frontière entre réalité et rêve. J’ai
dépasser par les événements. Chaque jour,
chez moi. Elle reflète toute l’excitation que les pieds sur terre, mais la tête dans ma bulle.
il se passe quelque chose de différent. Le
je ressentais à l’idée de cet album. Cherrybomb
lundi, on doit encourager l’artiste à
Malibu Man L’une de mes préférées! C’est la première fois
reprendre tel passage de sa chanson. Le
C’est un hommage à Rick Rubin, coécrit avec que j’utilise du sifflet, sur l’ordre de Fergie,
mardi, on doit rassurer son ego, lui dire qu’il un vrai country boy. Je ne le regrette pas.
est formidable. Le mercredi, on doit fédérer Fergie, qui est un de ses proches amis et
qui a été, entre autres, ingénieur du son sur Stand by My Girl
les musiciens, qui se sentent délaissés. Et
les American Recordings de Johnny Cash. On a imaginé le personnage d’une fille dont
ainsi de suite. Ça peut être très drôle ou très
Beau casting, non? la famille travaille dans la mafia et qui est
agaçant, mais c’est rafraîchissant de sortir maltraitée par son petit copain. Il n’est pas
de sa zone de confort. Livin’ in Sin
près de plaquer la nana, car sa vie est en jeu.
Vous lui dédiez le titre “Malibu Man” : quelle est Un solo rockn’roll très vicieux signé Duane
Comme dans n’importe quel couple, au final…
votre relation avec Rick Rubin ? Eddy, de trois notes seulement. Il sait toujours
exactement quoi faire, c’est épatant. Undertow
D. A. : Je le connais depuis quelques années. Les souvenirs reviennent comme des vagues.
Nous devions travailler ensemble sur des Shine on Me Ils peuvent parfois être plus forts, surprenants,
projets qui ne se sont pas faits, mais sommes Le sultan du swing Mark Knopfler à la guitare, et vous attaquer quand vous vous y attendez
restés en contact. Rick est un personnage donc. Et un vidéo clip totalement barré… le moins. J’ai été nostalgique, je ne le suis plus.
fascinant, qui a su s’adapter à beaucoup Je me suis fait plaisir! Le présent et le futur m’intéressent bien
d’artistes, de tendances et de circonstances. King of a One Horse Town davantage, désormais. Ça doit être l’âge.
Je suis allé chez lui, dans sa maison, perchée Il parle de la peur de se remettre en question, Show Me
en haut des collines de Malibu. C’est très de l’échec, qui empêche d’aller voir ailleurs Une conclusion idéale qui, je l’espère, donnera
© CLAUDE GASSIAN

beau. Mais je préfère mon studio sans et de sortir de sa zone de confort. C’est envie aux auditeurs de rejouer le disque. Je
fenêtres de Nashville à une vue sublime sur quelque chose que l’on ressent tous à un l’ai écrite avec Bobby Wood, un des musiciens
le Pacifique. Allez savoir pourquoi ! moment donné de nos vies. que j’admire le plus au monde.

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ALBUMS......................... P. 83
CINÉMA.......................... P. 90
LIVRES ............................ P. 96

Une offre qu’on


ne peut refuser
De retour en solo après presque
deux décennies, Steve Van Zandt
revisite son répertoire passé.

Little Steven &


The Disciples Of Soul
Soulfire
Wicked Cool Records/UME
★★★★

Q
uand il n'est pas occupé à faire le tour du monde
ou enfermé en studio avec le E Street Band et
Bruce Springsteen, à dispenser des cours sur le
garage rock dans Little Steven’s Underground
Channel, son émission de radio sur SiriusXM, Steve Van
Zandt compose… Principalement pour ses copains…
avant de partir écumer avec eux les clubs du New Jersey
dans des gigs enflammés. Mais ce n’est pas tout : ces dix-
huit dernières années, outre squatter le spot de droite du
Boss, on a pu le voir incarner le mobster Silvio Dante dans
l’une des meilleures séries de l’histoire, Les Sopranos, et
dans son faux spin-off Lilyhammer, racontant par le
menu l’histoire d’un ex-mafieux planqué dans les neiges
norvégiennes. Jamais lassé, il dirige aussi son propre label,
Wicked Cool Records.
C’est donc avec ses comparses des Disciples of Soul, le
groupe qu'il a créé pour son premier disque solo en 1982,
(Men Without Women), que Little Steven revient dans les
bacs : “J'ai toujours été très thématique dans mon travail,
très conceptuel, déclarera Van Zandt. Je ne peux pas sim-
plement publier un recueil de chansons, ça ne fonctionne
pas chez moi, je dois voir les choses en grand. Donc, cet
album propose bien évidemment des reprises de vieux
titres et certains que j’ai écrits et co-écrits au cours des an-
nées.” Ainsi retrouve-t-on des covers de James Brown, de
Southside Johnny et de Bruce bien sûr, d’Etta James, de
Gary U.S. Bonds, de Jimmy Barnes ou des Breakers. “Je
n'ai que très peu d’intérêt pour le monde moderne ”, dit-il à
propos de ce nouvel album qui adopte une approche très
Phil Spector avec ce son soul/rhythm’n’blues en diable,
teinté de riffs cuivrés rappelant les Asbury Jukes mêlé avec
du garage rock qu’il affectionne tant.
Pour roder la tournée qui s’ensuivra cet été, dont une
date à Paris, il est allé s’échauffer au Paramount Theatre,
dans le New Jersey, le 22 avril dernier. D’une rare efficacité
en live – avec plus de quarante années de route, rien
d’étonnant – il y a envoyé une setlist de 24 titres enflam-
més, et a reçu la visite de son voisin, le Boss lui-même,
pour le grand finale. BELKACEM BAHLOULI

En concert à la Cigale (Paris) le 28 juin.

Illustration par Al ain Frétet rollingstone.fr | R ol l i n g S t o n e | 83

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GUIDE MUSIC
(le shuffle-boogaloo sort cette fois l'intégrale
de “Mother Nature”) ou des excellents Noodles.
bercent doucereusement Treize titres retrouvés sur
(“Bad Dreams”). un album, des 45 tours et
Son meilleur disque ! différentes compilations
PASCAL DUVAL d'époque qui démontrent
Chuck Berry à quel point cette scène
Chuck alternative à l'alternatif
Dualtone / Decca / Universal contenait des perles
★★★★ cachées – que même John
Le testament musical du Peel, à la BBC, savait
patriarche du rock’n’roll. reconnaître. Rock'n'roll
Ultime sursaut de fierté, garage mêlé de punk-rock,
comme pour rappeler Compilation une énergie brute, des
qu’il avait (presque) tout Follow The Sun compostions originales
inventé : en entamant cet Nick Cave & The Bad Seeds Mexican Summer/A+lso et efficaces, un sens
album, le premier depuis Lovely Creatures ★★★½ de la mélodie personnel
1979, Chuck Berry savait Mute /BMG ★★★★ Anthologie de rock-folk mais bien réel, les cinq
qu’il était en train australien seventies Angevins furent un vrai
Trois décennies de rock réunies en un best of
d’orchestrer sa sortie… Une Véritable petite curiosité, espoir d'ici jusqu'à la
sortie à la hauteur de sa cette compilation donne disparition de leur

D
légende, qui foudroie par e leurs débuts embroussaillés de From Her un coup de projecteur sur bassiste, qui brisa l'élan.
ses accents de sincérité, to Eternity (1984) au renouveau bluesy de la scène folk-rock L'occasion de réentendre
son incurable nostalgie, Push The Sky Away (2014) – auquel australienne de la fin des “Power Men”, “Only Need
sa volonté farouche de succède l’infinie tristesse de Skeleton Tree, années 60 et du début des Your Love”, “Right Or
retourner aux racines. enregistré après le décès d’un des fils de Nick Cave années 70. Pas de tubes Wrong”, “Dirty Soul”,
Pas de guests de prestige mais dont aucun titre n’est ici présent –, les Bad internationaux ici, mais et l'occasion d'entendre
(hormis Tom Morello), mais Seeds ont su se renouveler. Raconter des histoires vingt chansons d’artistes que le rock d'ici a une
un groupe (plus son fils qui se ressemblent parfois sans jamais se répéter, peu connus, voire obscurs, histoire musclée et
Charles Berry Jr.) tout torturer les mélodies sur du rock industriel, les à classer en trois sous- sans artifice. SILVÈRE VINCENT
entier au service de celui cajoler sur un format plus orchestral, privilégier les catégories : les titres
qu’on surnomma guitares puis, après le départ de Mick Harvey en post-psychédéliques (les
le “ Shakespeare 2009, s’approprier davantage les claviers. Le tout plus intéressants), parmi
du Rock’n’Roll ”… et pas sans perdre en route leur patte post-gothique lesquels brillent
pour rien. À l’image des vaguement inquiétante. C’est ce que l’on entend l’irrésistible “Easy” du
teen love stories chantées dans ce best of de 2 CD (trois en version “deluxe”), groupe Mata Hari et “Hey,
dans “Big Boys”, Berry qui réunit 21 titres parus en 1984 et 2014, sous la Can You Come Out and
lançait un ultime coup houlette de Cave et de Harvey – fidèle partenaire Play” de Megan Sue Hicks, GRIMME
d’œil dans le rétroviseur, la depuis l’époque de The Birthday Party, il n’allait pas pas si loin du Jefferson The world’s all wrong
voix toujours prenante, les laisser cette rétrospective se faire toute seule. Airplane ; les airs soft-rock but It’s all right
licks de guitare toujours D’autant qu’elle surprend toujours, même lorsqu’on un peu ringards taillés pour Hot Puma records
tranchants, arpentant connaît déjà par cœur son corpus. Cave est autant la FM, qui n’ont rien ★★★★
des thèmes qui lui celui qui éructe son désir sur “Deanna”, qui le à envier à ce qui se faisait Folk-pop-électro,
appartenait plus qu’à transcende dans “Into My Arms” ou qui le à l’époque aux USA ; et les voire plus !
quiconque : le superbe transforme en conte vénéneux format pop avec belles ballades folk comme Grimme est à la fois
blues “Dutchman” et “Where The Wild Roses Grow” – duo avec Kylie “The Orange Tree” de vintage et moderne. C’est
ce “Lady B. Goode” Minogue qui sera le seul tube grand public du Cathie O’Sullivan ou ici le premier album solo
démarqué de l’un de ses groupe. Ne respectant pas un ordre chronologique “Cement River” de Steve du lyonnais Victor Roux,
plus grands classiques. mais plutôt mélodique, Lovely Creatures nous Warner. Un clin d’œil à compositeur-producteur et
Le résultat est aussi présente en effet une galerie de personnages, tantôt toute une époque où le fan de Bob Dylan, David
inespéré qu’émouvant. charmants, tantôt effrayants, sortis de la plume soleil ne brillait pas qu’en Lynch et Aphex Twin.
ALAIN GOUVRION agile et poétique de Nick Cave. Des compagnons de Californie. KATHLEEN AUBERT Bricoleur de sons mais
route dont on aurait tort de se priver. SOPHIE ROSEMONT aussi d’images, ce
passionné de cinéma,
peinture, vidéo et arts
Fonda façon Raisins de la dans sa maisonnette de numériques ajoute ainsi
colère. Garçon étrange qui St. Louis, son cuivré Manic une dimension visuelle à
sous le couvert d’une Revelations confirme ses son univers musical.
luxuriante old time music qualités de conteur social Il imagine lui-même
Pokey LaFarge guillerette et déhanchante (“Riot In The Streets” qui The Noodles les clips doux rêveurs qui
Manic Revelations du bassin, chronique son évoque les émeutes The Noodles accompagneront chaque
Rounder/Universal XXIe siècle de façon raciales de Ferguson), (Nineteen Something/P.I.A.S.) chanson de son disque au
★★★★ sombre et inquiète : “Les de vocaliste théatral ★★★★ rythme d’un par mois. Une
Pokey cuivré et énervé ténèbres ? La colère ? délicieusement extra- Des archives d'énergie “pop-folk organique” qui
Pokey LaFarge, ce blaze, C’est dans mon chant, terrestre (tremolo Toujours dans le projet de se concentre sur le beau et
hors du temps ! Et ce look dans ma passion qu’elles pâmant, timbre mettre en lumière les les plaisirs simples de la
: à la fois le poète beat ressortent. Entourées de androgyne) et de groupes français vie, afin qu’elle reste belle,
Jack Kerouac, Jean Gabin belles paroles et d’une trousseur de mélodies qui anglophones d'avant le envers et contre tout.
© DR

du Jour se lève, Henry belle mélodie.” Enregistré swinguent leur mère net, Nineteen Something LORAINE ADAM

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The Curse Roger Waters Becca Stevens Camille Jason Isbell
Calcutta Sunrise Is This the Life Regina OUÏ and the 400 Unit
Pitshark Records ★★★½ We Really Want? Ground Up Music/The Orchard Because The Nashville Sound
La Suède, l’autre pays Columbia/Sony Music ★★★ ★★★★½ ★★★½ Southeastern Records/Thirty Tigers
du garage Un homme en colère… Concept album royal Un retour affirmatif ★★★½
Le retour gagnant des Les projets et les intentions Avec ce quatrième album, On l’avait un peu perdue Country, Nashville & Co
Suédois qui jouent toujours alambiqués, Roger Waters la jeune compositrice de vue depuis le très barré Si Jason Isbell est parvenu
dans la pure lignée des nous y a pour ainsi dire américaine s’éloigne de Ilo Veyou (2011). Elle, à se faire une place au
Nomads qui auraient habitués tout au long de sa l’univers jazz pour des au contraire, s’est soleil au sein de la
rencontré Link Wray. carrière. Et il a beau s’être orchestrations pop d’une (re)trouvée. S’isolant constellation Americana,
Comparaison facile pour un passé un quart de siècle majestueuse délicatesse, en dans une grande maison que ce soit au sein de
troisième album à nouveau entre Amused to Death, le parfait accord avec la provençale du XIIe siècle, Drive-by Truckers jusqu’en
chez Pitshark après un dernier album solo, la thématique qu’elles travaillant l’aspect 2007, en solo ou avec
passage chez Closer filiation est bien respectée. soutiennent. À travers de chorégraphique de The 400 Unit depuis, il ne
Records. Cette fois Tour à tour attrayant et nombreuses références sa musique, Camille semble plus vouloir s’en
post-produit à Los Angeles indigeste, Is This the Life… littéraires et historiques, a imaginé un nouvel contenter. C’est en effet
par Dave Klein, ce nouveau renoue avec ce qu’il sait c’est en effet aux reines que album qui devrait même une coloration plus rock qui
LP nous rappelle que le faire de mieux et de pire : l’artiste à la voix fluide et convaincre ceux qui ne parcourt cette virée à
noyau dur de cette des mots qui vous sautent envoûtante consacre ce l’étaient pas jusqu’ici par travers le Nashville Sound.
musique qu’on aime tant, au visage, une mise en disque aux mélodies riches, l’insaisissable chanteuse Façon aussi de tordre le
dans laquelle on entre scène sonore qui vire trop subtiles et puissantes à la française. Inspiré d’un cou à certains clichés
comme en religion, a juste souvent au démonstratif. fois. Elle y chante besoin de contestation persistants ? Du coup, les
besoin d’un moteur basse/ Les thèmes ne changent Elizabeth Ire, la reine Mab et face aux contraintes du guitares électriques
guitare/batterie et de guère – si ce n’est le Ophélie pour les références monde, OUÏ est, comme n’hésitent pas grésiller, la
beaucoup d’énergie. Et on nouveau nonosse Trump à à l’ère shakespearienne, son nom l’indique, un batterie à élever le ton,
est servi : de “No Doubt ronger : les puissants à mais aussi sa grand-mère, antidote positif et sans que notre homme y
About You” à l’instrumental l’avidité jamais rassasiée, Freddie Mercury et sa muse incroyablement lumineux. perde son identité ni ne
“Calcutta Sunrise” qui les leçons non apprises du dans un duo avec David Rythmes impairs, délaisse les consonances
donne son titre à l’album, passé. Les clins d’œil Crosby, avec qui la jeune production sophistiquée country-pop qui ont forgé
en passant par les “King musicaux à Wish You Were femme a collaboré. Une et incursions électroniques sa réputation. Ses
Of Irritation”, “I'm Ready” Here, Animals et The Wall démarche artistique et sont donc au programme, réflexions (“White Man’s
ou “No Limits”, on prend peuvent alors affleurer ici intellectuelle féministe offrant des bijoux de pop World”), angoisses
sa dose, comme un retour ou là. Après tout, si Gilmour rappelant celle de Tori inclassable tels “Lasso”, (“Anxiety”), leçons de vie
aux basiques recycle des rivières sans Amos, dont Stevens avoue “Fontaine de lait”, “ (“Hope the High Road”),
indispensables. fin, pourquoi Waters s’en s’être beaucoup inspirée. Piscine ” ou le superbe y gagnent en tranchant et
SILVÈRE VINCENT priverait-il ? XAVIER BONNET KATHLEEN AUBERT “Seeds”. S. R. en acidité. XAVIER BONNET

JAZZ

Avishai Cohen Fred Pallem


Cross My Palm With & Le Sacre
Silver du tympan
ECM ★★★ Soul Cinema !
Un peu plus d’une année
Train Fantôme ★★★
après le superbe et Après avoir revisité
introspectif Into The l’œuvre de François de
Silence, premier album Roubaix, Fred Pallem
du trompettiste pour continue son cinéma en
ECM, Avishai Cohen, technicolor, et s’approprie,
encadré de deux de ses le temps d’un disque
plus fidèles lieutenants méchamment groovy,
(le pianiste Yonathan quelques B.O. funky
Avishai et le batteur et soul jazz triées sur
Nasheet Waits) et d’un nouveau venu (le contrebassiste Barak Mori, le volet. À la tête d’un grand orchestre déchaîné, notre homme revoie
récemment repéré aux côtés de Madeleine Peyroux), continue à et corrige à sa manière, gourmande et exubérante à souhait (tout en
dérouler un jazz lumineux et aéré, se jouant des blancs et des trous restant très fidèle aux originaux), quelques perles de Lalo Schifrin
d’air, taillé à la perfection pour l’esthétique si particulière (au-delà (Magnum Force, Dirty Harry), Roy Ayer (La Panthère noire de Harlem)
des années) du label munichois. Avec Cross My Palm With Silver, ce ou Quincy Jones, pour finalement porter à incandescence, à grands
disciple de Lee Morgan et surtout de Miles Davis (qui hante coups de diaboliques chorus de saxos et de solos de guitares
littéralement chaque plage de ce disque), s’impose une fois de plus engorgées, le soundtrack frénétique et pulpeux d’un impérissable
comme un subtil improvisateur, tout en nuances et en retenue, et chef-d’œuvre de Russ Meyer (Beyond The Valley Of The Dolls). De quoi
comme un coloriste né. Impressionniste. PHILIPPE BLANCHET embraser, cet été, les nuits rouges de Harlem ou de Palavas. P. B.

Ju i n 2 017 ★★★★★ Classique | ★★★★ Excellent | ★★★ OK ! | ★★ Mouais… | ★ Euh…

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GUIDE MUSIC
sonore multi facettes, où il avec The Righteous Mind est
manie bossa-nova, french l’occasion rêvée de refermer
touch, folk orchestral ou les plaies un peu plus
disco 80’s, il égrène des rapidement. Rien que pour
portraits brefs de ce que ce “Base Is Loaded” aux
nous sommes aujourd’hui, guitares qui vous vrillent la
Bob Marley & en 2017, dans nos villes colonne vertébrale et ce
The Wailers et dans nos souvenirs. piano digne des meilleurs
Exodus 40 – C’est à la fois léger et bars de contrebande, le
The Movement Continues grave, contemplatif et traitement – de choc – sera
Universal ★★★½ entraînant... bref, réussi. radical. Thrash punk, pub
Commémo signée Ziggy S. R. rock ou brièvement jazzy (le
Exodus est-il le meilleur temps d’un “Something’s
album de Bob Marley ou Gonna Get Its Hands On
“juste” son meilleur You” espiègle au possible)
assemblage de chansons ? quand il n’invoque pas les
Dans la version Bad Seeds de Nick Cave
remasterisée proposée ici (“Aldecide”), Super Natural
pour son quarantième brûle tout sur son passage,
anniversaire, le constat n’a Michael Nau avec les éructations
pas changé, à savoir celui Sufjan Stevens, Some Twist à la Tom Waits faussement
d’un manque d’unité Nico Muhly, Bryce Dessner Full Time Hobby / Pias ★★★ chaotiques et plus
flagrant. La puissance des & James McAlister Nouveau talent graveleuses que
“Natural Mystic”, Planetarium confirmé ! jamais en guise de
“The Heathen”, “Exodus”, 4AD ★★★★ En 2016, nous faisions lance-flammes fatal.
“Jamming” reste, elle, connaissance avec l’indie XAVIER BONNET
La paix des étoiles
inaltérée, au-delà des folk de Michael Nau,

S
reproches faits alors à ufjan Stevens nous a habitués à des chansons chantre folk du Maryland
Marley, selon lesquels il sublimes et ce n’est pas son nouveau projet qui, après s’être fait
avait laissé entre la qui sera l’exception. Avec Nico Muhly, connaître avec le groupe
Jamaïque et Londres (où (compositeur émérite de musique minimale), Bryce Cotton Jones, publiait son
l’album fut enregistré) la Dessner (entre autres guitariste pour The National) premier album solo,
sécheresse roots des et James McAlister (batteur et programmateur Mowing. Une réussite vite
albums précédents. proche de Stevens), il signe le premier (et unique ?) rattrapée par ce second Beth Ditto
Curieusement, la volonté album d’un drôle de collectif. En effet, celui-ci avait effort tout aussi accompli, Fake Sugar
de Ziggy Marley était de déjà vu le jour sur scène en 2012, interprétant des où l’on manipule la guitare Columbia / Sony
proposer un “ajustement” titres inédits de Sufjan Stevens, accompagné de deux dans une autre galaxie ★★★
de l’album qui révèle ensembles de cordes et de cuivres. Sublime, spatio-temporelle, à la fois Girl power (pop) !
la force originelle des dix forcément sublime, mais tombé dans l’oubli proche et lointaine. Après avoir annoncé
titres qui le composent. Il puisqu’entre temps, Stevens avait publié Carrie & La production lo-fi et les la séparation de Gossip,
s’est donc replongé dans Lowell, l’un des plus beaux disques de folk mélodies à la Hazlewood Beth Ditto revient sur le
les bandes pour y introspectif du XXIe siècle. Le temps de reprendre sont pour beaucoup dans devant de la scène, en solo
dénicher ici des prises son souffle et de convier à nouveau tous ses amis ce rêve éveillé qui confirme cette fois. Et c’est une bonne
voix inédites, là des musiciens en studio – le temps manquant souvent –, ses talents de songwriter nouvelle : dès “Fire”, le rock
variantes instrumentales, voici enfin Planetarium. Comme son nom l’indique, le temps de ces douze refait surface, souligné
afin de proposer un l’album obéit à un fil conducteur narratif s’articulant titres. Mention très bien d’une guitare sexy et du
nouveau mix plus autour des planètes, chacune servie par une pour “Good Thing”, “How chant à la fois gospel et soul
respectueux de l’esprit orchestration foisonnante. A la fois expérimental, You’re So For Real” et de miss Ditto. Sans tabou,
général de l’album. Le organique et spatial, donc, et l’utilisation du vocodeur “Light That Ever”. S. R. elle revisite les thèmes de
bilan ? Assez maigre, et d’autres machines ajoutent à la beauté onirique de l’amour, de l’amitié et de
convenons-en. Ces ces mélodies souvent bouleversantes. On plonge dans l’indépendance féminine
“nouvelles versions” un univers mythologique où les étoiles nous consolent sur fond de mélodies
n’apportent rien de des déceptions terrestres, au même titre que le chant toujours accrocheuses…
fondamental. de Stevens, exceptionnellement pur et habité, Avec des échos country ici,
XAVIER BONNET réconforte le plus désespéré des mortels. À l’instar du new wave là, ou encore
film du même nom de Rebecca Zlotowski, tout aussi des arrangements
réussi et sorti en 2016, qui rappelait la noirceur de Jim Jones & the électronisants. Elle ne se
l’âme humaine en indiquant néanmoins les portes de Righteous Mind refuse rien, et tant mieux,
la rédemption. SOPHIE ROSEMONT Super Natural car on se laisse emporter par
Hound Dawg ★★★½ l’énergie contagieuse de
La forme change, pas le “In and Out”, “Oo La La” ou
Pas moins de 19 titres depuis les années 90, offre fond “Savoir Faire”. On accroche
Bertrand Burgalat occupent le nouveau à la pop francophone des OK, on ne s’en est toujours un peu moins lorsque Ditto
Les choses qu’on ne peut recueil de Bertrand lettres de noblesse – et pas tout à fait remis, mais il ralentit la cadence sur “We
dire à personne Burgalat : ambitieux ? Non. ce bien avant ce qu’on va bien falloir faire avec. Ou Could Run” (très Coldplay
Tricatel Juste représentatif des appelle la nouvelle scène sans en l’occurrence : la dans le genre) ou “Love in
★★★ immenses capacités de hexagonale, qui s’est sans Revue du sieur Jones n’est Real Life”, mais qu’importe,
Faire passer l’auteur-compositeur et aucun doute inspirée de plus. Depuis trois ans ! tant que la sincérité est là…
© DR

le message pop interprète français qui, Burgalat. Sur une trame Réjouissons-nous, cet album Et c’est le cas. S. R.

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Justin Mathis VINYLES
Townes Haug
Earle Wild DITES 33
Kids Country
Nueva Onda
La sélection de la rédaction avec les magasins Cultura…
in the Street Records
New West ★★★★ Booker T. & the MG’s
★★★★ Green Onions
Héritage à tous les étages Lumineux métissage blues, Stax ★★★★
Son nom évoque à la fois son père folk-rock et country En tant que groupe maison du label Stax, les quatre musiciens de Booker T.
Steve et le mentor de ce dernier, Européen et citoyen du monde, & the MG’s forgèrent littéralement le son du fameux label de Memphis,
Townes Van Zandt. Avec près d’une Mathis Haug abolit depuis quatre jouant sur un nombre invraisemblable de classiques soul et rhythm’n’blues
demi-douzaine d’albums à son actif, albums les frontières entre les interprétés par Otis Redding et autres Wilson Pickett. Loin de rester
l’héritier se pose en synthèse des hommes et les genres musicaux. d’anonymes sessionmen, Booker T. (orgue Hammond) Steve Cropper
styles de ses illustres prénom et Placé sous le signe des (guitare) Lewie Steinberg (basse) et Al Jackson Jr. (batterie) publient dès
patronyme. Traditionnel mais rock, rencontres, Wild Country navigue 1962 un premier album instrumental dont la pochette ultra kitsch fait
référence à “Green Onions”, ce morceau aussi minimaliste qu’obsédant
pointu mais accessible, sa musique, à vue entre folk, bluegrass, rock
né d’une improvisation destinée à une face B. Ce titre repris par la terre
lardée de grooves de contrebasse et country, empruntant par
entière (dont les Blues Brothers) marque l’acte de naissance d’un groupe
montre son goût prononcé pour instants à la chanson réaliste qui insuffle ici tout son groove dans une poignée de reprises
tout ce qui est authentique. Et cela allemande ou au zydeco de (“I Got a Woman”, “Twist & Shout” etc.) ponctuée d’une suite à peine
prend ici une forme définitive : on Louisiane, et mettant à l’honneur démarquée du hit qui le rendra célèbre, “Mo’ Onions”. ALAIN GOUVRION
voyage dans le Deep South avec accordéon, violon, mandoline et
bonheur, ses titres rythmant la piano autant que guitares. En
balade. Loin de son Tennessee digne héritier de Tom Waits et Stand By Me
natal ? Pas tant que ça : blues, soul, Dylan, l’Allemand à la voix Original Motion Picture Soundtrack
rockab’, tout y passe. Kids in the sincère s’y interroge en anglais, Atlantic ★★★½
Street montre un Justin enfin mais aussi en français et dans sa En 1986, le sous-estimé Rob Reiner adapte au cinéma une nouvelle
heureux. Après sa longue errance langue maternelle sur l’avenir de de Stephen King (Le corps, extrait de Différentes saisons) : l’histoire
addictive, il mène une existence notre société. Avec sa drôle de de quatre adolescents qui, en 1959, partent à la recherche du corps
sobre qui, heureusement, continue bande, le musicien cosmopolite d’un enfant de leur âge en longeant une voie de chemin de fer…
de le motiver à affronter les nous off re un album généreux, Cet authentique petit chef-d’œuvre sur la perte de l’innocence
(où brillait déjà un jeune acteur du nom de River Phoenix) distillait
lumières trop criantes Nashville. spontané et vivant qui
une délicieuse bande-son d’époque : on y croisait aussi bien Buddy
BELKACEM BAHLOULI redonnerait le sourire aux plus
Holly (“Everyday”) que les Coasters (“Yakety Yak”), Jerry Lee Lewis
grincheux. On a beau chercher, il (“Great Balls of Fire”), les Del Vikings (“Whispering Bells”), Shirley
n’y a rien à jeter. KATHLEEN AUBERT & Lee (“Let the Good Times Roll”) les Silhouettes (“Get A Job”)…
sans oublier, bien sûr, Ben E. King et son immense “Stand By Me”.
Ruby Une B.O. (et un film !) à redécouvrir.
Shoes ALAIN GOUVRION
Run Fleet
Like Mad Foxes The Supremes
CEM-Sonic Crack-Up I Hear a Symphony
★★★ Nonesuch/ Warner
Motown ★★★
L’alliance anglo-havraise ★★★½ De symphonie, il était déjà question depuis longtemps à la Tamla
Né d’une rencontre reportée – ils De belles Motown… Des symphonies soul et funky, soyeuses et luxuriantes,
s’étaient frôlés à la fin du groupe retrouvailles dont les Supremes étaient toujours les plus emblématiques égéries
Kotton Krown durant les 80's –, S’ouvrant sur les mêmes en cette année 1966. À l’image de la chanson-titre, Diana Ross et ses
Ruby Shoes est un duo franco- tonalités qui concluaient copines délivraient dans cet album une douzaine de standards
anglais installé au Havre, formé de Helplessness Blues (2011), le étincelants tels que “With a Song in My Heart”, “Without a Song”,
Pinky (voix et guitares) et du nouvel album des Fleet Foxes “Stranger in Paradise” ou “Wonderful, Wonderful”. Le tout produit
dessinateur Kokor (basse et reprend tout ce qu’on aime chez par le mythique duo Brian Holland-Lamont Dozier, à l’exception
chœurs) sur fond de boite à eux. Et tout ce dont Robin de la reprise paradoxalement très Swinging London du “Yesterday”
des Beatles, griffée Norman Whitfield. A. G.
rythmes. Sur le papier, ça pourrait Pecknold, leader du groupe, est
être fade, énième expérience capable. Son folk reste collectif,
artistique à deux... Mais si je vous poétique, bucolique et d’une Forrest Gump : The Soundtrack
dis que sur ce CD, enregistré bienveillance prompte à Epic ★★★★
à New York, on retrouve les l’amertume. Le chant est rêveur, “Maman disait toujours : la vie, c’est comme une boîte
sonorités et ambiances aimées les harmonies frôlent le lyrisme de chocolats : on ne sait jamais sur quoi on va tomber.” À l’inverse de
chez PJ Harvey ou The Kills avec tandis que les guitares tiennent la réplique culte prononcée par son héros, la bande originale de Forrest
une touche de B-52's, déjà cela salon et conversent à leur guise, Gump ne contenait aucune mauvaise surprise… bien au contraire. Avec
donne de meilleures sensations, rehaussées de chœurs à la la complicité de quelques-uns des plus grands des artistes rock, pop et
folk, elle balayait, au diapason des mésaventures du candide Forrest,
non? “Garden Of Delights” rappelle Crosby, Stills & Nash. Déjà vu ?
quelque cinquante ans de l’histoire des États-Unis en trente-deux
Blondie des débuts, “Simple Simon Au contraire, pourquoi vouloir morceaux de légende… Le réalisateur Robert Zemeckis y alignait un
Says” est une perle minimaliste inventer lorsqu’on peut briller casting incroyable: Elvis Presley (“Hound Dog”), Joan Baez (“Blowin in
presque disco avec guitare, le reste dans la réinterprétation, ici the Wind”) Bob Dylan (“Rainy Day Women #12 & 35)”, Simon & Garfunkel
est à l’avenant. L’ennui, c’est que ce revue par une production multi (“Mrs. Robinson”), Creedence Clearwater Revival (“Fortunate Son”),
premier digipack ne contient facettes ? Crack-Up est très Jefferson Airplane (“Volunteers”) mais aussi les Beach Boys, les Byrds,
que six titres et ça, c’est beau, comme tous les disques Randy Newman, les Doors, Buffalo Springfield et bien d’autres. Depuis,
de la frustration assurée. de Fleet Foxes jusqu’ici. Forrest n’a jamais cessé de courir… dans nos cœurs. LÉON DESPREZ

Le duo du mois. SILVÈRE VINCENT À écouter en boucle. S. R.

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SON&OBJETS
Par PIERRE STEMMELIN

SUPER TREND

Bleu de travail Edwin


Pour son pantalon Chino 45 et sa veste
Suit Jacket, Edwin, spécialiste des jeans, a choisi
la toile en coton Habutai Chambray. D'origine
HI-GADGET
japonaise, du fabricant Kuroki, c'est un tissu GALETTES NOMADES
initialement conçu pour les ouvriers du bâtiment,
parmi les plus épais de sa catégorie. Crosley Cruiser le couvercle. Il lit les 33, 45 ou 78-tours.
200 et 250 € Eh oui ! Emporter en vacances ses disques À l'avant de la valise sont installés deux petits
vinyles et sa platine, c'est possible. La Crosley haut-parleurs large bande pour diffuser la
Cruiser était donc indispensable à notre musique du vinyle ou d'une source Bluetooth.
sélection pour l'audiophile en vadrouille de Une sortie RCA est également présente
ce numéro. Certes, elle n'est pas toute jeune, pour brancher la platine sur une chaîne hi-fi,
et des modèles similaires existent chez ainsi qu'une prise mini-jack pour raccorder un
de nombreuses autres marques. Cependant, casque audio. La Crosley Cruiser est disponible
la Crosley Cruiser est certainement la en de nombreux coloris et des éditions limitées
plus légitime. Elle se présente comme une sont régulièrement proposées. La dernière,
petite valise en carton. Le tourne-disque dévoilée à l'occasion du Disquaire Day, était
à entraînement par courroie est sous à l'effigie de Star Wars. À partir de 100 €

HI-GADGET
ACOUSTIQUE MAJEURE
Oxbow Volley short Cowon Plenue 2
Cet été, Messieurs, découvrez la cuisse. Avec Pas de connexion réseau, pas d'appli distrayante, les baladeurs audiophiles sont faits pour
Oxbow, la marque des surfeurs normands fondée la musique, rien que pour la musique et en hi-res (haute résolution), s'il vous plaît. Parmi
en 1985, le short de plage se porte bien au-dessus les constructeurs, deux font référence : Astell & Kern et Cowon dont le modèle le plus abouti
du genou. Idéal pour pratiquer le beach-volley, est le Plenue 2 ici présent. Celui-ci est un modèle de seconde génération, équipé de la puce
il se décline cette année en couleurs fluo dernier cri "Velvet Sound" de chez AKM. Il dispose de 128 Go de mémoire, qu'il est possible
d'inspiration mexicaine "Buena Vista Surf". de tripler en lui ajoutant une carte micro-SD – de quoi stocker l'équivalent de plus de
À partir de 47 € 1 000 albums compressés sans perte. Et surtout, ne l'appelez pas baladeur "MP3", ce serait
lui faire insulte : le Cowon Plenue 2 vise beaucoup plus haut. Il est compatible avec les fichiers
audio jusqu'en 24 bits/192 kHz ou DSD 5,6 MHz, soit une définition mille fois supérieure
au CD audio. 1 300 €

New Balance NB 247


Contrairement aux autres marques de sneakers,
New Balance se vante d'avoir conservé une
grande partie de sa production en Angleterre
ainsi qu'aux États-Unis et n'est pas du genre
à inventer des modèles tous les quatre matins.
Sa nouveauté 2017 est la NB 247, la chaussure
à porter 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, déclinée
en version cuir ou textile. À partir de 85 €

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Mini-enceintes Bluetooth : HOT GADGET

SANS FIL ET EN BÉTON


un air de vacances
Pour mettre dans une valise, partir à la plage ou en randonnée, ces appareils
sont bien pratiques. Mais attention : la qualité du son est parfois aussi
ridicule que l’encombrement. Évitez de vous traîner une casserole en suivant
notre sélection de cinq modèles qui savent vraiment ce qu'est la musique.

BEOPLAY P2
Design ★★★★★
Fonctions ★★★
Prix ★★½
Sans bouton, elle se pilote au toucher et cultive
un look classe, épuré, prenant la forme d’une
mini-pochette accessoire de mode. Pour autant,
elle n'a pas un son trop poli et sait s'énerver un peu
lorsqu'on le lui demande. 170 €

UE ROLL2
Design ★★★★½
Fonctions ★★★★★
Prix ★★★★★
À la dernière enceinte Wonderboom d'Ultimate
Ears (UE) nous préférons l'ancienne Roll, en forme
de disque volant, totalement étanche et excellente Master & Dynamic est une jeune marque
à l'écoute. Son tarif a baissé depuis son lancement de produits audio, créée en 2013, animée
l'an dernier, ce qui en fait une bonne affaire. 100 €
par un collectif d'artistes et de designers
new-yorkais. Ses casques au look
intemporel, légèrement néovintage,
JBL FLIP 4 assemblés à partir de matériaux nobles
Design ★★★ comme le cuir et l'aluminium, sont
Fonctions ★★★★½ désormais connus aux quatre coins
Prix ★★★½
du monde, appréciés tout autant pour
Ce petit cylindre ne craint pas de plonger sous leur style que pour leurs performances
l'eau et dispose d'une batterie plutôt généreuse, qui
lui assure une douzaine d'heures d'autonomie. 140 € sonores (deux qualités trop rarement
réunies). La marque s'attaque maintenant
au domaine des enceintes sans fil et
vient d'annoncer son premier modèle, la
HOUSE OF MARLEY CHANT SPORT BT MA770. Celle-ci sera proposée à un tarif
Design ★★★★ plutôt élevé, mais réunit les ingrédients
Fonctions ★★★★ pour devenir un
Prix ★★★★
DES FORMES produit iconique.
Esprit roots, rasta et surtout green pour cette
RECHERCHÉES, Son coffret, est
mini-enceinte du fils du roi du reggae. Son corps UNE LIAISON SANS pour commencer,
waterproof est réalisé à partir de particules de bois FIL CHROMECAST, réalisé à partir
et de polypropylène recyclés. 100 € d'un matériau
UN COFFRET
EN COMPOSITE souvent réservé
à des enceintes
DE BÉTON… LES bien plus haut
BOSE SOUNDLINK COLOR II INGRÉDIENTS de gamme,
Design ★★★★½ D'UNE FUTURE pour ne pas dire
Fonctions ★★★★ ENCEINTE ésotérique. Il
Prix ★★★½
ICONIQUE SONT est en composite
Sa nouvelle version est résistante aux éclaboussures de béton, qui
pour ne pas avoir peur du bord de la piscine RÉUNIS.
et, comme toujours chez Bose, son rendu sonore permet une très
est sacrément gonflé. 140 € bonne absorption
des vibrations parasites, primordiale
en acoustique. Cette enceinte présente
des formes très travaillées et intègre
JABRA SOLEMATE MINI des haut-parleurs de grande qualité avec,
Design ★★★½ notamment, deux boomers à membrane
Fonctions ★★★ Kevlar de 10 centimètres. Enfin, pour
Prix ★★★★★ permettre à cette enceinte de 100 watts
Ce n'est pas une nouveauté, mais toujours un des de recevoir de la musique sans fil,
meilleurs rapports qualité-prix. On la trouve souvent par le wi-fi, Master & Dynamic a choisi
avec des rabais de plus de 30 %. Elle est robuste la solution qui monte en ce moment,
et chante juste, du moment qu'on ne lui demande
le système Chromecast de Google. 1 900 €
© DR

pas trop de volume. 80 €

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CINÉMA

Rodin, maître tout en nuances


De ses fragilités à ses obsessions, un portrait ciselé du précurseur de la sculpture moderne.
Rodin incompris. Sa conception des matériaux (la fils d’une vie personnelle où il n’a pas su être
Avec Vincent Lindon, Izia Higelin, terre avant tout, pour ses possibilités de à la hauteur – aussi bien auprès de ses maî-
Séverine Caneele... modelage), son amour pour les arbres et les tresses que de sa compagne d’une vie, Rose
Réalisé par Jacques Doillon formes de la nature, son intransigeance ar- Beuret, magistralement interprétée par
HHHH tistique et, aussi, son incapacité à tirer les ­Séverine Caneele. SOPHIE ROSEMONT

P
our être tout à fait fr a nc, on
craignait que le costume de Rodin ne
soit, après la tempétueuse interpréta-
tion de Gérard Depardieu en 1988 chez FOCUS
Bruno Nuytten, trop large pour les épaules HHhH
de Vincent Lindon. Dès les premières mi- Avec Jason Clarke, Rosamund Pike,
nutes du film (qui se situe aux 40 ans du Jack O’Connell, Jack Reynor…
sculpteur, lorsque l’État lui commande enfin Réalisé par Cédric Jimenez
une œuvre, qui sera La Porte de l’Enfer), HHH½
cette peur s’estompe face à son investisse- Déchu de l’armée pour avoir déshonoré une
ment total et sans esbroufe, servi par la re- jeune femme sans l’épouser, Reinhard Heydrich
(Jason Clarke) trouve réconfort dans les bras
constitution et les recherches de Doillon, qui de Lina (Rosamund Pike), qui l’initie au nazisme.
a collaboré avec le musée Rodin et tourné Son “cœur de fer” et sa sauvagerie lorsqu’il Jan Kubis (Jack O’Connell) et Jozef Gabcik
dans la fameuse maison de Meudon. De la s’agit de terroriser communistes et juifs (Jack Reynor) qui l’attaquent. Adapté du roman
blouse de travail à la longueur de la barbe en le sacrent rapidement comme bras droit de de Laurent Binet, HHhH respecte l’humour noir
passant par la courbe marbrée d’une statue, Himmler et chef de la Gestapo. D’où le surnom et la précision de son auteur, même s’il est loin
de HHhH, acronyme de “Himmlers Hirn heisst d’y être entièrement fidèle. Mais porté à l’écran,
rien n’est laissé au hasard. On est aussi sé- Heydrich” (“le cerveau de Himmler s’appelle le récit ne perd rien de sa force : après avoir
duit par la prestation d’Izia Higelin, qui in- Heydrich”). Nommé commandant de la suivi, médusé, l’ascension sanguinaire de
ter prète la Camille Claudel qu’a connu Bohême-Moravie, il a tout le loisir de réfléchir Heydrich, on passe du côté des résistants et
Rodin : jeune, enjouée, farouchement indé- à la solvabilité de la solution finale. Ce dossier, il de leur foi sacrificielle qui sauvèrent le monde.
pendante. Elle disparaît du film lorsqu’elle aura le temps de le transmettre au Führer avant S’étant jusqu’ici illustré dans le polar, Cédric
de mourir des suites de ses blessures. Car, le Jimenez prend l’histoire à bras-le-corps et fait
sort bruyamment de la vie de son mentor, en 27 mai 1942, alors que Heydrich traverse Prague de HHhH un film bipolaire porté par la justesse
toute logique. On suit ce dernier dans ses en voiture, il est victime d’un attentat fomenté du jeu des acteurs, y compris des seconds rôles
états d’âme créatifs, en particulier lorsqu’il par la Résistance. Ce sont les Tchécoslovaques comme Céline Sallette ou Mia Wasikowska. S. R.
s’agit de défendre bec et ongles son Balzac
© DR

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The Jane Doe Identity Esprit brillant et indépendant féru
Avec Brian Cox, Emile Hirsch, de philosophie, elle fit tourner
Olwen Kelly… la tête à Paul Rée, Nietzsche et
Réalisé par André Øvredal Rilke, qui lui dédia ses plus beaux
HHH½ poèmes. À la cinquantaine, elle
Dans cette morgue crématorium découvre la psychanalyse aux
installée au sous-sol, c’est côtés de Sigmund Freud, qu’elle
peu dire qu’elle en a vu passer pratique avant de devoir renoncer,
des macchabées, la famille Tilden. à l’arrivée du nazisme. Un destin
Pas moins de trois générations passionnant servi par trois
depuis 1919 que l’on… découpe excellentes actrices – dont la
au scalpel et scalpe, décor(ps)tique lumineuse Katharina Lorenz. S. R.
et formolise… Sauf que, pour le
coup, le père Tommy (Brian Cox) Conspiracy
et le fils Austin (Emile Hirsch) vont Avec Noomi Rapace, John
sacrément en baver avec l’autopsie Malkovich, Michael Douglas… 1
en dernière minute de cette Réalisé par Michael Apted
troublante et blafarde inconnue. HHH½
Avec des effets et des codes Mise au vert dans des services
à l’ancienne (portes qui s’ouvrent et sociaux londoniens après un
grincent, spectres aperçus à travers attentat qu’elle n’a pas pu déjouer,
des miroirs déformants, radio qui l’interrogatrice de la CIA Alice
grésille et change toute seule de Racine est convoquée pour déjouer
programme, allusions ésotériques, une attaque biologique imminente.
une… pincée de gore, juste ce Les choses vont vite se compliquer…
qu’il faut), le réalisateur norvégien Porté par la prestation toute
André Øvredal nous plonge dans en rage retenue de Noomi Rapace,
une angoisse claustrophobe à même et l’intervention savoureuse de
de favoriser quelques rigidités Michael Douglas et John Malkovich,
passagères chez le spectateur. Conspiracy bénéficie d’un scénario
XAVIER BONNET peu enclin aux temps morts
qui tient le spectateur en haleine 2
Wùlu jusqu’à la dernière minute.  S. R.
Avec Ibrahim Koma,
Inna Modja… Churchill
Réalisé par Daouda Coulibaly Avec Brian Cox, Miranda
HHHH Richardson, John Slattery…
Ladji est un garçon travailleur Réalisé par Jonathan Teplitzky
et honnête, apprenti chauffeur à HH½
Bamako. Il vit avec sa sœur Aminata, Réglons le problème d’emblée :
qui se prostitue. Lorsqu’on donne Brian Cox ne ressemble pas “tant
au neveu du patron le poste qui que ça” au sieur Winston dans
devait lui revenir, il décide de gagner cette biographie se concentrant sur
sa vie autrement… Avec son premier les préparatifs du débarquement
long métrage, Daouda Coulibaly en Normandie. Cela ne l’empêche
réussit à peindre un contexte social pas de le sublimer au moment
et politique complexe (la corruption d’enfiler ses costumes et de
qui a provoqué la chute du président mordiller ses cigares. À défaut 3
malien Amadou Toumani Touré d’être toujours convaincant,
en 2012) sur fond d’intrigue de polar cet éclairage sur un homme entre 1. Brian Cox et Emile Hirsch, légistes de père en fils dans “The Jane Doe
et de drame familial. Si Ladji convictions et faiblesses ne fait Identity”, aux prises avec une étrange autopsie, loin d'être une formalité.
2. Radioscopie du Mali des années Toumani Touré, drame familial, polar :
est introverti, réfléchi, interprété qu’en renforcer la stature. X. B. ce “Wùlu” brille par la qualité de ses acteurs, à l'image d'Ibrahim Koma.
par Ibrahim Koma, tout en mutisme 3. La rencontre de deux ados (Phénix Brossard et Alex Lawther) vient troubler
douloureux, le personnage Departure des vacances paisibles. “Departure” évoque avec finesse des sujets sensibles.
d’Aminata, joué par la chanteuse Avec Juliet Stevenson, Alex
Inna Modja, brille par sa complexité, Lawther, Phénix Brossard… tout en délicatesse, acteurs C’était déjà le cas avec
partagé entre désespoir rentré Réalisé par Andrew Steggal performants, pointes d’onirique : High Rise et sa peinture d’une
et vulgarité assumée.  S. R. HHH Departure évoque aussi bien la société inégalitaire dans le
Ado pétri de grandes ambitions fièvre idéaliste de l'adolescence cadre d’une tour il y a deux ans,
Lou Andreas-Salomé littéraires, Elliot (Alex Lawther) et que la désillusion féminine. Joli. S. R. ça ne manquera pas de se
Avec Katharina Lorenz, sa mère Beatrice (Juliet Stevenson) poursuivre avec ce Free Fire
Liv Lisa Fries, Nicole Heesters... passent leurs dernières vacances Free Fire qui porte très bien son nom.
Réalisé par Cordula Kabiltz-Post dans leur maison du sud-ouest Avec Cillian Murphy, Armie En gros, ça défouraille et tire
HHH de la France : le père souhaite Hammer, Brie Larson… à vue du début à la fin dans
Après le biopic consacré à Paula la vendre. Tandis que Beatrice Réalisé par Ben Wheatley cette vente d’armes qui tourne
Modersohn-Becker, voici celui voué rumine son chagrin, Elliot rencontre HHH mal entre Irlandais et trafiquants
à une autre grande figure féminine Clément (Phénix Brossard) et Pas de doute, Brian Wheatley bostoniens en complet-veston.
de l’histoire : Lou Andreas-Salomé. tombe sous son charme... Images aime faire grincer des dents. Un “canardage” jouissif ! X. B.
© DR

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SÉRIE TV

En Mars !
Une série de science-fiction française sans moyens “à l’américaine” et captivante de bout en bout ?
Une mission tout à fait possible !

Missions qu’ils engendrent vont rapidement en décu- quasiment toutes les énigmes qui vont émer-
Avec Hélène Viviès, Clément Aubert, pler l’attrait. “Notre leitmotiv était de proposer ger au fil des dix épisodes de 26 minutes qui
Arben Bajraktaraj, Mathias Mlekuz, une série d’aventure, avec un sous-texte écolo- la composent. Et si Missions se joue d’autres
Jean-Toussaint Bernard… gique, même si celui-ci ne s’est imposé que faits scientifiques – pas d’apesanteur dans le
Créé par Henri Debeurme, Julien Lacombe, progressivement, explique Lacombe, le réalisa- vaisseau de la mission Ulysse, ces manque-
Ami Cohen
teur. D’une certaine manière, on avait envie de ments sont pleinement assumés, voire reven-
OCS City, 10 épisodes à partir du 1er juin
parler de notre monde, de sa fin, mais sans tout diqués. “On a écrit une histoire qui pourrait
HHHH à fait se l’avouer dans un premier temps. Puis être vraie dans quelques années, considère

S 
érie de science-fiction française… on a relu tout ce qu’on avait écrit avant de jeter Ami Cohen, le plus scénariste du trio. Les
L’association de ces quelques mots ne à la poubelle l’équivalent d’une programmes de missions sur
va pas exactement de soi, sinon pour bonne moitié de la saison et d’inté- “LES PROGRAMMES Mars sont lancés et nous avons
plonger dans des abîmes de perplexité celui grer cette nouvelle donne, de ne DE MISSIONS SUR juste un peu extrapolé les théories
ou celle qui tente de s’attarder sur la question. plus avoir peur de l’intégrer. La MARS SONT LANCÉS, actuelles. On voulait rester dans le
D’ailleurs, c’est bien simple, la dernière qui science-fiction est en quelque sorte NOUS AVONS JUSTE vraisemblable, dans une sorte de
pouvait peu ou prou correspondre à la défini- la dernière frontière : c’est inhérent UN PEU EXTRAPOLÉ présent alternatif.”
LES THÉORIES
tion s’appelle Objectif Nul. Bingo, c’était il y a au genre que de se projeter et d’être Assumées sont également les cita-
ACTUELLES.
trente ans… C’est dire le défi qui attendait un poil philosophique.” tions qui jalonnent la série.
ON VOULAIT RESTER
Henri Debeurre, Julien Lacombe et Ami Que l’on ne s’y trompe pas non DANS LE L’omnipotence de l’ordinateur de
Cohen, le triumvirat à la tête de Missions, au plus, Missions sait aussi s’ancrer VRAISEMBLABLE.”  bord IRN et les casques de notre
moment de se lancer dans l’aventure. dans une forme de réel et ce, pas équipage “font” très 2001, ses
Si la trame de base de cette nouvelle odyssée de seulement parce qu’il s’agissait de la part des combinaisons semblent avoir été chipées à la
l’espace ne semble pas au départ déchirer la différents protagonistes de faire avec les salle des costumes d’Interstellar, le vaisseau
stratosphère par son originalité – une expédi- contraintes – budgétaires, temporelles – qui ne jurerait pas dans Star Wars, quand son
tion européenne sur Mars baptisée “Ulysse”, étaient les leurs. Il y a déjà les clins d’œil à la habitacle ne renvoie pas à Alien. Rien pour-
rapidement confrontée à une succession d’évé- vérité historique, à l’instar de Vladimir tant qui n’empêche Missions d’affirmer sa
nements qui vont singulièrement la compli- ­Komarov, ce cosmonaute russe mort dans sa singularité. De toute façon, dans l’espace,
quer et la perturber – ses multiples développe- capsule Soyouz en 1967 et que la série fait personne ne vous entendra crier, ni vous
© DR

ments et les questionnements philosophiques plus que revivre, puisqu’il est au centre de plaindre… XAVIER BONNET

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DVD

Mortelle
randonnée
Un classique du film d’horreur devenu culte
revient hanter les petits écrans…

P 
as sûr, à la réflexion, que le jeune Michael, avec son
blouson en jean denim et du haut de ses 13 ans, n’aurait pas
préféré continuer à aller chaparder des esquimaux sans le
camion réfrigéré du marchand de glaces plutôt que d’être amené à
s’inquiéter des disparitions successives dans le village (dont ses
deux parents), ainsi que d’étranges phénomènes survenant autour
et à l’intérieur du cimetière. Déjà, il
n’aurait pas eu à croiser la route de
Phantasm l’inquiétant Tall Man, le croquemort
Réalisé par Don Coscarelli
Avec A. Michael Baldwin, dont on sent très vite qu’il n’a rien
Angus Scrimm, Reggie contre les cadences infernales. Déjà,
Banister, Bill Thornbury un type qui porte tout seul un cer-
Sidonis/ESC Distribution cueil, c’est un brin suspect, non ?
HHH½ Au sein de la communauté des fans
d’horreur, Phantasm tient une place
à part. Pas pour rien si ce premier
volet a donné naissance à quatre suites. Comme souvent dans le…
genre monté de bric et de broc, avec des scènes qui s’enchaînent un
peu à la va comme j’te pousse, cette réédition est l’occasion de s’y
fondre à nouveau, entre sphères métalliques tueuses, insectes nés
de la métamorphose de doigts tranchés – si, si ! – et où les femmes
sont tour à tour intrigantes, fatales, meurtrières et immanquable-
ment blondes. Ah ! les fantasmes… XAVIER BONNET

L’Empereur du Nord Vendetta Et au milieu coule une rivière


Réalisé par Robert Aldrich Réalisé par Gregory Ratoff Réalisé par Robert Redford
Avec Lee Marvin, Ernest Borgnine, Avec Douglas Fairbanks Jr., Avec Brad Pitt, Craig Sheffer,
Keith Carradine Ruth Warrick, Akim Tamiroff Tom Skerritt
Wild Side Rimini Éditions Pathé
HHH½ HHH HHH½
Adaptation lointaine de The Road de Jack Dernier film de Douglas Fairbanks Jr. avant qu’il De la troisième réalisation de Robert Redford
London, L’Empereur du Nord était dès le départ n’aille servir l’armée américaine et ce, jusqu’à (après Des Gens comme les autres et Milagro),
dans l’esprit de son réalisateur à tous les Sinbad le Marin en 1947, Vendetta est l’occasion on retient volontiers la chronique familiale,
clochards et vagabonds qui, lors de la Grande pour lui de se confronter aux joies du double rôle, ces deux frères se jaugeant à l’aune de ce que
Dépression de 1933, se cherchaient un nouveau celui des frères siamois séparés à la naissance leur père a pu leur transmettre. On se focalise
destin, un nouvel espoir, en grimpant dans se retrouvant vingt ans plus tard pour se venger aussi – comment faire autrement ? – sur la
le premier train venu en passager clandestin. du baron Colonna (Akim Tamiroff, parfait dans splendeur des paysages du Montana qui font
Allégorie à peine voilée de la lutte des classes le rôle du vilain !) responsable jadis de la mort et sont le cadre, sublimés par la photographie
en même temps que condamnation de l’autorité de leurs parents. Une dualité qu’il endosse avec de Philippe Rousselot. Dans les bonus de cette
pour l’autorité et la violence dont elle se croit un plaisir manifeste, entre la flamboyance de édition restaurée, Tom Skerritt – qui incarne
obligée de se draper, le duel entre les hobos l’un et les renfrognements de l’autre. Ah ! comme ce fameux père révérend presbytérien s’efforçant
prêts à tous les subterfuges (Lee Marvin et il aurait été plus simple qu’ils ne s’éprennent pas de partager avec sa progéniture plus que la
Keith Carradine) et l’implacable chef de convoi tous deux de la comtesse Gravini, que convoite pêche à la mouche – explique comment Et au
(Ernest Borgnine) – avec pour les splendeurs également le vil Colonna… Entre comédie milieu… est essentiellement affaire de rythme(s),
de l’Oregon pour… ring – force parfois un peu romantique et film de cape et d’épée, de timing. De fait, les silences qui s’immiscent
le trait, mais c’est avant tout ce portrait en creux l’assemblage librement inspiré d’Alexandre dans ce qui lie les personnages entre eux ou les
et joliment poétique de ces laissés-pour-compte Dumas père peut paraître gentiment désuet. en éloigne sont aussi cruciaux que leur peinture
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que l’on retient. X. B. Il n’en garde pas moins un véritable charme. X. B. humaniste. À redécouvrir d’urgence. X. B.

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JEUXVIDÉO
Little Nightmares joue
avec les ombres et la lumière
pour nous projeter dans nos
pires cauchemars.

Qui a peur du méchant loup ?


Sorti il y a quelques petites semaines, “Little Nightmares”, développé par le studio suédois Tarsier,
nous propulse au plus profond de nos peurs enfantines. Cette madeleine de Proust de nos cauchemars
les plus enfouis mérite que l’on s’y plonge avec délectation…

L 
’horreur et le jeu vidéo ont tou- enfant affublée d’un ciré jaune, qui doit re-
jours fait bon ménage. Ce début d’an- trouver son chemin dans “The Maw”, sorte de
née, le septième épisode de la série maison de poupées en mouvements (serait-ce
Resident Evil a d’ailleurs su nous redonner un bateau ?), aux dimensions démesurées par
une forte dose de sueurs froides. Particulière- rapport à la petite taille du personnage. Dans
ment pour ceux qui s’y sont essayés via le des graphismes 3D du plus bel effet, façon
casque de réalité virtuelle de la PlayStation. Pixar, vous découvrez des salles, en essayant
Ma i s s i L i t t l e N i g h t m a re s e t de résoudre des énigmes pour pas-
­Resident Evil partagent quelques “DIFFICILE DE NE ser à la salle suivante. Il vous fau-
LITTLE NIGHTMARES points communs (la peur du noir, la PAS SUCCOMBER À dra venir à bout de toutes sortes de
PS4 / Xbox One / PC nécessité d’être patient, la frousse CES GRINCEMENTS mécanismes tordus ou grimper et
Tarsier Studios / Bandai Namco Games de se planquer pour échapper au DE PORTES, RÂLES sauter pour échapper à d’horribles
★★★★ pire des croquemitaines…), leurs DE CRÉATURES prédateurs (les collectionneurs de
Nous vous parlons souvent de jeux vidéo approches sont totalement diffé- OU PETITES poupées, sortes de créatures lyn-
qui se jouent à la première personne. rentes. Resident Evil jouait, malgré MÉLODIES DE chiennes, un cuisinier au masque
De jeux “à histoire”, où l’idée n’est pas de son côté cartoonesque redneck, la BOÎTES À MUSIQUE terrible armé d’un hachoir, les
se mesurer aux autres, mais juste de vivre carte du réalisme. Little Night- TROUVÉES c o nv i v e s d e s e s a t r o c e s b a n -
une intrigue. Depuis une dizaine d'années, ÇÀ ET LÀ.”
mares, lui, est beaucoup plus proche quets…). Bref, rien de nouveau.
ceux proposant une expérience narrative des univers tourmentés de David Lynch, de Nous nous étions déjà essayés à divers jeux
semblent se jouer de plus en plus en couple. Tim Burton ou, étonnamment, de ce monde indies qui brouillaient nos sens en jouant cette
On se passe le pad, on se conseille et on
étrange qu’avaient créé Marc Caro et Jean- balance entre horreur et beauté enfantine. On
profite à deux d’une expérience interactive.
Le jeu n'isole plus et permet parfois plus Pierre Jeunet avec le film La Cité des enfants peut ainsi penser à Limbo, ou Inside, deux
d'échanges que le fait de regarder un film perdus, en 1995. Une ambiance indéfinissable, grands titres de la scène indépendante de ces
ensemble. L'interaction est juste multipliée à la fois kawaii (ce côté “mignon” adulé par la dernières années. Mais Little Nightmares a le
par mille. Si vous êtes en couple, je vous culture japonaise) et insoutenable. mérite d’arriver à se démarquer lui aussi et à
conseille fortement de vivre l'aventure Dans Little Nightmares, vous incarnez un nous offrir quelques jolis frissons et séquences
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Little Nightmares avec votre ami (e). personnage que l’on imagine féminin, une marquantes.

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Utilisez la chaise du
pendu, il n'en aura plus
besoin. Vous pourrez
ainsi atteindre la
poignée de la porte
sur la droite et sortir
de la salle.

Il vous faudra aussi


faire preuve d'agilité Le but est ici de récupérer
et de rapidité pour une clef sur le plan de travail
échapper à vos de cet horrible cuisinier sans
poursuivants. finir dans sa marmite...

Première réussite, dont nous avons déjà expérimentée dans le domaine du jeu vidéo. dans laquelle il vous faudra recommencer les
parlé : l’aspect graphique. Chaque détail de Nul besoin d’être “hardcore gamer” pour en mêmes gestes et mourir bêtement des di-
Little Nightmares nous plonge dans un uni- apprécier toute l’essence. Le jeu est construit zaines de fois, juste parce que vous ne vous
vers surréaliste, des décors de toute beauté. en chapitres, et je peux vous assurer que toute serez pas placé exactement, “au pixel près”,
Le son n’est pas en reste, avec un sound de- personne, expérimentée ou pas, ressentira un sur un objet. Le genre de difficultés que l’on
sign tout en finesse. Difficile de ne pas suc- véritable frisson au début de chacun de ces imagine volontairement mis en place par ses
comber (pour le meilleur ou pour le pire) à chapitres, un de ceux qui vous feront redéfinir créateurs pour rallonger la durée du jeu et
tous ces grincements de porte, râles de créa- la place que vous accordez aux jeux vidéo par nous donner un supplément de challenge qui
tures planquées au-dessus d’une échelle ou rapport aux autres médias ( je ne peux pas peut finir par lasser. Et justifier le fait que le
petites mélodies de boîtes à musique trouvées spoiler, mais pensez “enfermement” et “faim”, prix d’un jeu vidéo est bien supérieur à celui
çà et là, sans oublier ces comptines façon ça pourra vous mettre sur la voie…). d’un album de musique ou d’un film ? Certes,
Aphex Twin, dont les voix enfantines font Malgré toutes ses qualités, Little Nightmares Little Nightmares coûte un peu moins cher
dresser les poils. Il faut souvent faire un effort a aussi certains défauts inhérents au jeu vidéo qu’un titre AAA (les gros jeux des majors qui
suprême pour oser ouvrir la porte suivante. depuis les débuts de sa jeune existence. Cer- nous font jouer des centaines d’heures), mais
Ou parvenir à se glisser dans un conduit suin- tains commencent à s’en affranchir, mais le il faudra un jour que le monde du jeu vidéo
tant qui nous propulse dans une pièce grouil- titre des créateurs suédois peine à nous faire comprenne que ce n’est pas la longueur d’une
lant de rats. oublier le fait qu’il est malgré tout un “jeu” : si œuvre qui fait sa qualité. D’autant plus que,
Enfin, Little Nightmares, dans toute sa sim- chaque chapitre commence et se déroule dans le cas de Little Nightmares, on aurait
plicité et son évidence, a tous les atouts pour comme un émerveillement, il ne peut s’empê- tout simplement pu se passer de ces difficul-
plaire à une audience qui n’es t pas cher de finir avec une séquence de fin pénible, tés inutiles… MATT MURDOCK

DANS LA CONSOLE
MARVEL, GUARDIANS PUYO PUYO TETRIS INJUSTICE 2 DRAGON QUEST SPACE INVADERS
OF THE GALAXY : PS4 / Nintendo PS4 / Xbox One / HEROES II (LIVRE / BIOGRAPHIE)
THE TELLTALE SERIES Switch Android / Apple IOS PS4 / PC Omaké Books
PS4 / Xbox One / PC / Sega NetherRealm Studios / Tecmo Koi / Square Enix par Florent Gorges
Android / Apple ★★★ Warner Bros Interactive ★★★★ ★★★★★
Telltale Games Entertainment
Tout le monde connaît Le jeu est certes sorti Space Invaders est devenu
★★★ Tetris, le jeu russe créé
★★★★ fin avril, mais il aurait l'un des monuments de
Avec l'adaptation de par Alekseï Pajitnov. Mais La série Injustice met été dommage de passer la pop culture de la fin du
Walking Dead, l'éditeur on connaît moins Puyo en scène les principaux à côté. “DQH” reprend siècle dernier. Sous-titré
Telltale a tout simplement Puyo, pourtant très gros personnages des comics le style de gameplay “Comment Tomohiro
redéfini le jeu vidéo succès de Sega en arcade DC dans un jeu de combat des titres Omega Force Nishikado a donné
d'aventure en misant sur au Japon au début des à grand spectacle. Batman, (dans lesquels on combat naissance au jeu vidéo
les dialogues, la qualité années 1990, sorte de The Flash, Wonder Woman, des milliers d'adversaires japonais !”, il s’agit en fait
d'écriture et la notion Tetris dans lequel on fait Green Arrow ou Superman avec une incroyable de la biographie de
de choix. Depuis, il disparaître les pièces en sont de la partie... et sensation de puissance) son créateur qui, tout
enchaîne les adaptations, fonction de leur couleur. quelques guests, comme dans l'univers du jeu au long de sa carrière,
comme celle des Gardiens L'association de ces deux Sub-Zero de Mortal de rôle Dragon Quest a multiplié les innovations
de la galaxie version James “hits” est imparable, Kombat, malheureusement et ses personnages signés révolutionnaires dans
Gunn : soit plus de fun, plus malgré un petit manque uniquement en DLC de la plume magique le domaine du jeu vidéo.
de rock et plus d'action. de finition. (contenu supplémentaire). d’Akira Toriyama. Un inventeur de génie !
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LIVRES

I fought the law


En racontant sa vie de brigand de grand chemin, Jack Black ne se doutait pas que bien des années
après sa mystérieuse disparition, la Beat Generation ferait de ses mémoires un livre culte. Hobo Blues.

PERSONNE NE GAGNE
JACK BLACK
Monsieur Toussaint Louverture
HHHH

“L a première fois que j’ai lu personne ne


gagne, c’était en 1926, dans une édition
reliée en carton rouge. Alors étouffé par
la classe moyenne et étriquée de Saint-Louis,
j’ai été fasciné par cette fenêtre qui tout à coup
s’ouvrait sur un monde souterrain fait de
pensions minables, de salons de billard, de
bordels, de fumeries d’opium, de prisons, de
cambrioleurs et de jungles de hobos.” William
S. Burroughs, à qui l’on doit ses lignes, avait
fait de cet ouvrage un de ses livres de chevet.
Tout comme Kerouac, d’ailleurs, et sans doute
bon nombre des membres de la Beat Genera-
tion. Et près d’un siècle plus tard après sa
première parution aux États-Unis, ce récit
autobiographique signé Jack Black (rien à
voir bien sûr avec le héros de Super Nacho ou
de Rock Academy !), voyou de haut vol et clo-
chard pas si céleste que ça, reflète une force et
une fraîcheur (pour ne pas dire une moder-
nité) quasi miraculeuses.
L’histoire commence comme un roman de marchandises de l’Union Pacific, attrapés au mutation. En 1906, Jack Black se fait pincer
Dickens, ou presque. Thomas Callaghan, vol comme dans une ballade de Woody la fois de trop, écope de vingt-cinq ans de
alias Jack Black, naît du côté de Vancouver ­Guthrie, aux campements de clodos infestés prison et se retrouve à San Quentin, avant de
en 1871. Sa mère meurt alors qu’il est tout de vermine, des fumeries d’opium de San rejoindre, grâce au soutien d’un journaliste,
jeune. Son père déménage à l’ hôtel et ne Francisco (où notre homme, accro à la bou- le club des écrivains taulards (difficile de ne
s’occupe guère de lui. À 11 ans, Jack apprend lette, tente de dépouiller un Chinois aux pas penser à Edward Bunker en lisant cer-
la mort de Jesse James et s’identifie déjà “à ongles crochus en le chloroformant) aux taines pages de ce livre), de travailler pour la
tous les fugitifs, hors-la-loi et persécutés de ce rades de Salt Lake City, où la gnôle a l’âcre MGM et de militer pour la réforme du sys-
bas monde.” Une vraie vocation : après avoir goût de l’alcool à brûler, en passant par une tème pénitentiaire. La morale est sauve.
bricolé chez un marchand de cigares qui ca- multitude de pénitenciers et une mémorable L’histoire pourrait en rester là. Mais Jack
chait un tripot dans son arrière-boutique, mutinerie à la prison de Folsom, ce formi- Black disparaît mystérieusement en 1932,
Jack met cap à l’ouest et s’embarque dans une dable livre d’aventures, digne d’un Jack noyé dans le port de New York d’après ce que
vie de hobo, puis de voleur, de cambrioleur et ­London, nous entraîne, au-delà du destin de diront certains, ou tué d’une balle dans la
enfin de “yegg”, entendez de “chignoleur” ex- ce fascinant bandit de grand chemin, dans le gorge par une vieille connaissance selon
pert en coffres-forts aussi récalcitrants que monde sidérant des rebelles et des tricards d’autres. On n’échappe pas à son destin. Et
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prometteurs. Des wagons de trains de d’une Amérique fin de siècle en pleine personne ne gagne…  PHILIPPE BLANCHET

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Wild Life
Ballade country estivale aux fins fonds du Vermont, dans un pays à la frontière entre la civilisation
et une nature sauvage de toute beauté.

A
nge se languit aux côtés de sa profonde solitude, mais restent farouchement
mère, une vieille hippie vêtue d’un attachés à leur coin de terre. La plupart des LE CŒUR
tee-shirt Grateful Dead. Clare écoute personnages de ce poignant recueil de nou- SAUVAGE
“Helpless” de Neil Young, en rêvant à Jack, qui velles de Robin Macarthur (un premier livre, ROBIN
se bat au Viêtnam. Lyn, une mère de famille où la plupart des textes se font habilement MACARTHUR
claquée, désherbe un potager, le cœur lourd, écho) sont des femmes qui attendent – parfois Albin Michel
en se rappelant sans doute le temps où elle un fiancé, un mari ou un fils – et surtout qui HHHHHH
était étudiante et où elle voulait devenir cherchent, même confusément, un moyen de
poète… Nous sommes dans un coin paumé du donner un sens à leur vie, dans un paysage qui
Vermont, au nord-est des États-Unis. Dans un “te donne l’impression d’être à la fois domesti-
décor de forêts d’érables et de conifères grim- quée et sauvage, mi-loup mi-humain, capable
pant sur les flans de crêtes rocheuses, de de t’avancer vers cette terrasse avec sa fumée et
champs rectilignes, de mobile homes défraî- ses rires, ou bien vers les bois, où tu pourrais
chis et d’exploitations agricoles en faillite. tranquillement, sans bruit commencer à mar-
Dans un pays rude, où les gens souffrent d’une cher.” Lumineux. P. B.

ICE CREAM & CHÂTIMENTS


NADINE MONFILS
Fleuve Éditions
HHH
La deuxième aventure du King from Charleroi. Alors
qu’il roule gaiement vers l’abbaye de Scourmont (où
les moines cisterciens brassent la trappiste de Chimay)
avec sa chienne Pricillia, Elvis Cadillac, sosie officiel du
King dans les Ardennes, écrabouille un vieillard et charge
AU SCALPEL discrètement son cadavre encore chaud dans le coffre
SAM MILLAR de sa voiture, avant d’aller rejoindre sa dernière conquête,
Seuil
une majorette de Marcinelle, bled rendu célèbre
HHH par Marc Dutroux... Suivent une longue hécatombe,
L’Irlandais Sam Millar nous et les nombreux rebondissements d’un de ces polars
BOBBY BEAUSOLEIL furieusement déjantés dont Nadine Monfils a le secret.
en avait déjà fait voir des vertes
ET AUTRES ANGES CRUELS Un “special comeback”, particulièrement réussi,
et des pas mûres. Ce superbe
FABRICE GAIGNAULT comme le vrai…
polar, encore plus frontal P. B.
Séguier
et surtout plus cru que
HHH½ les précédents, force encore
“Les riffs de John Cipollina, le guitariste à la SG du un peu plus les couleurs
Quicksilver Messenger Service, étaient peut-être ce qui du feu d’artifice. Confronté
incarnait le mieux la tendance du moment : rugueux, à un dangereux gangster
romantiques, lysergiques, planants, fiévreux. Effrayants aux pratiques peu courtoises
si l’on soulevait le tapis de la première écoute.” vis-à-vis des prostituées,
Le 29 juillet 1969, Bobby Beausoleil, protégé de Kenneth le détective privé de Belfast
Anger, guitariste du groupe The Orkustra (après avoir Karl Kane est passé à côté LE PURGATOIRE
fait ses classes chez Zappa), et accessoirement dealer d’un cinglé notoire qui séquestre CHUCK PALAHNIUK
pour des gangs de bikers, sonne à la porte d’une vieille deux malheureuses jeunes filles Sonatine
maison de Old Topanga Canyon, non loin de Santa dans une cave. Or, comme HHH
Monica, et poignarde Gary Hinman, qui lui avait fourgué le monde est petit et Belfast
de la mescaline synthétique frelatée. Quelque temps un village, ce psychopathe Madison, jeune ado rondouillarde, fille d’un couple de stars
auparavant, le jeune homme avait fait la connaissance en question, fraîchement sorti américaines branchées, est morte dans des circonstances
de Charles Manson, en train d’enregistrer des démos pour de prison, est loin d’être un mystérieuses, et a filé directement en enfer. À l’occasion
Dennis Wilson. Deux jours après ce meurtre, le massacre inconnu pour notre Sam Spade d’Halloween, elle revient sur terre hanter ses parents
de Sharon Tate et ses amis par “la famille” pétrifiait en Ford Cortina GT : des années et se retrouve coincée, telle une Cendrillon infernale
la Californie. De San Francisco à Los Angeles, ce livre plus tôt, alors que le détective et cynique, les douze coups de minuit sonnés, pour un an
aux allures d’enquête en clair-obscur, où l’on croise était encore un enfant, l’homme au purgatoire… Après Damnés, premier volet des aventures
un Gene Clark fantomatique et un Gram Parsons au bout a assassiné sa mère sous ses de Madison, l’auteur de Fight Club poursuit allègrement
du chemin, sombrant dans un motel du Joshua Tree yeux, avant de le violer. De quoi sa folle trilogie dantesque avec ce roman jubilatoire,
National Park, s’impose – au-delà du portrait d’un jeune laisser présager des retrouvailles parfois cradingue et gluant, bravant tous les tabous pour
ange déchu – comme l’évocation quasi élégiaque assez… saignantes. P. B. égratigner une fois de plus les travers (de porc) de
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d’une époque au bord du gouffre. Brillant. P. B. l’Amérique contemporaine. Allumé. P. B.

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RADIOCLASSIQUE

The Kinks
You Really Got Me
Retour sur le single de la dernière chance des frères Davies – Dave, 17 ans, et Ray, 22 ans –, ou comment
l’un des plus brillant groupes des Swinging Sixties a failli ne jamais voir le jour.

Par Philippe Barbot

U
n vieil ampli, une lame de rasoir et coup (!), le son grésillant et distordu que l’on Mais cela marque aussi le début d’une tenace
une guitare. Il n’en fallut pas plus désignera plus tard sous l’appellation de “fuzz”. inimitié entre les deux frères, laquelle se
pour inventer une sonorité qui En studio, les Kinks, f lanqués du batteur poursuivra même après la fin officielle du
révolutionna l’histoire du rock. Et Bobby Gra ha m et du pia niste A r thur groupe, en 1996. Anecdote : au moment où
propulsa un petit groupe de Britanniques Greenslade (Mick Avory, le drummer officiel, Dave se préparait à enregistrer son fameux
chevelus au premier rang des hit-parades. se contentant du tambourin), enregistrent une solo, Ray se crut obligé de venir le héler pour
Excitant, non ? Eh bien, justement, la chan- première prise de la chanson, sous la houlette l’encourager, provoquant un retentissant
son en question parle de ça : “You Really Got du producteur américain Shel Talmy, qui “Fuck off !” de la part du guitariste. Certains
Me”, “Tu m’excites tellement que je n’en dors œuvre aussi, entre autres, pour les Who. Le auditeurs à l’oreille extrafine affirment même
plus la nuit…” résultat, une version lente et zébrée d'écho, que l’interjection peut être décelée, à la fin du
Nous sommes au mois de juillet 1964, dans déplaît souverainement à Ray, qui déclare qu'il break de batterie qui introduit le chorus, et
les studios IBC de Londres. Sont présents Ray n’est pas question de publier ça et menace malgré le “Oh ! no !” proféré par-dessus par
Davies et son frère Dave, en com- le grand frère. Dave poursuivra la chamail-
pagnie du bassiste Peter Quaife lerie en affirmant, en 1998, que Ray aurait
et de quelques musiciens enga- tenté de s’attribuer la paternité de son son
gés pour l’occasion. Tout ce beau de guitare. Une sonorité depuis long-
monde est réuni pour enregistrer temps disponible au moyen de
le troisième single de la jeune car- pédales d’effets (plus la peine de
rière d’un groupe baptisé “les lacérer ses haut-parleurs), qui
Kinks”. Le single de la dernière inspira nombre de gratteux du
chance, vu que les deux premiers hard rock et du heavy metal. Et
ont été des bides commerciaux et le riff fut…
que la maison de disques, le label Quant à la chanson, désor-
Pye, commence à renâcler pour la mais considérée comme l’an-
su it e. Ju st ement , R ay mond cêtre du genre (au style réi-
Davies, le chanteur et composi- téré par les Kinks dans leur
teur de la bande, croit détenir le “All Day and All of the Night”
bon filon : un truc qu'il a écrit et copié par les Who dans
quelques mois auparavant en pia- “I Can’t Explain”), elle connut
notant dans son salon et que le un parcours plutôt mouve-
groupe a déjà expérimenté avec menté, reprise par des artistes
succès dans les concerts. Basée sur aussi dissemblables que Mott the
un riff de deux notes, la chanson Hoople, Robert Palmer, Sly and the
s’intitule “You Really Got Me”, Family Stone ou Toots and the Maytals.
sorte de supplique sexuelle adres- La “cover” la plus fameuse demeurant
sée à une fi lle anonyme (Ray dira celle d’un Van Halen débutant, en 1978,
plus tard qu’elle lui a été inspirée exhibant ainsi dès le premier album la vir-
par une danseuse dans un club) et que son tuosité guitaristique du Eddie en question.
frangin Dave décrira comme “une chanson “RAY DIRA QU'ELLE LUI A Une version qu’un Ray Davies ironique
d'amour pour les gosses de la rue”.
Au départ, Ray imaginait la mélodie comme
ÉTÉ INSPIRÉE PAR UNE déclara adorer parce qu’elle le faisait mourir
de rire…
une façon tranquille de rendre hommage à ses DANSEUSE DANS UN CLUB” Malgré les divers changements de style au
bluesmen préférés, Lead Belly ou Big Bill cours de leur carrière, les Kinks interpré-
Bronzy. Il avait même imaginé une ligne de même d’en boycotter la promo. Après le refus tèrent régulièrement “You Really Got Me”
sax, jouée à la façon du jazzman Gerry de Pye Records de financer un nouvel enregis- lors de leurs concerts. On peut en trouver
Mulligan, ou de Jimmy Giuffre dans l’instru- trement, le groupe, soutenu par son manager différentes versions (sans le mythique “Fuck
mental “The Train and the River”. Sauf que Larry Page, décide de mettre la main à la poche off !”) dans moult compilations et albums
Dave, le petit frère aux velléités de guitar hero, pour recommencer. Dave se fend même d’un live, comme le fameux One for the Road,
a décidé de transformer le tout en un riff solo de guitare tellement réussi que la légende en 1980. Séparés, les frères ennemis ont
féroce, un peu dans le style de la reprise du affirmera par la suite qu'il est l’œuvre de Jimmy continué de la jouer chacun de leur côté. En
classique “Louie Louie”, publiée par les Kings- Page – malgré les dénégations de ce dernier. décembre 2015, Ray Davies rejoignit même
men l’année précédente. Dans un accès de Publié le 4 août 1964, le single trône deux son frangin sur scène pour la chanter : la pre-
rage, il a même flanqué un vilain coup de rasoir semaines dans les charts britanniques avant mière fois en près de vingt ans que le tandem
dans la membrane du haut-parleur de son d’envahir les USA et le reste de l’Europe. La se retrouvait publiquement réuni. De là à
ampli (un Elpico AC-55, dit aussi “Little Green” carrière des kids Kinks est lancée : Dave n’a imag iner une reformation des K inks ?
– pour les amateurs), inventant du même… que 17 ans, et Ray 22. Arrête, tu m'excites !
© DR

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