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École pratique des hautes études,

Section des sciences religieuses

Conférence de M. Christian Jambet


Christian Jambet

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Jambet Christian. Conférence de M. Christian Jambet. In: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses.
Annuaire. Tome 108, 1999-2000. 1999. pp. 245-248.

http://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0002_1999_num_112_108_13040

Document généré le 24/09/2015


Conférences de M. Christian Jambet
Chargé de conférences

Philosophie chiite : Ontologie et herméneutique chez Mollâ Sadrâ

Nous avons entrepris d'exposer et d'expliquer les éléments essentiels de


la philosophie de Sadr al-Dîn al-Shîrâzî, familièrement connu sous le nom
de Mollâ Sadrâ (979 ou 980 - 1 050 h./ 1 57 1 ou 1 572 - 1 640) en nous appuyant
sur la lecture de chapitres appartenant à sa grande Somme, al-Hikmat al-
muta 'âlîyafî l-asfâr al- 'aqlîyat al-arba 'a (neuf tomes, Qom, s.d. ), La Sagesse
suréminente dans les quatre voyages de l'esprit, et à l'ouvrage intitulé al-
shawâhid al-rubûbîya fî l-manâhij al-sulûkîya (édité par S. J. Ashtinâyî,
Mashhad, \961), Les témoins de la souveraineté divine dans les chemins du
pèlerinage spirituel. Notre examen a porté successivement sur les questions
suivantes : l'objet de la métaphysique, la réalité et la prééminence de l'acte
d'être (wujûd), l'essence de Dieu, la science de Dieu, l'unité de l'intellect,
de l'intellection et de l'intelligible, le sens ésotérique de la rétribution
corporelle, le salut spirituel.
Selon Mollâ sadrâ, les actes d'êtres multiples sont des modalités de la
manifestation divine, et cette « modalisation » de Dieu en tant qu'existant
n'est rien d'autre que la connexion de cet existant avec l'existant nécessaire.
C'est pourquoi l'on ne peut percevoir Dieu que selon le mode d'être constitutif
de la chose et qui est « l'étantité de cette chose ». On perçoit Dieu en chaque
chose et selon son propre acte d'être qui est une modalisation de l'être divin,
donc aussi un « voilement » de celui-ci. La modalisation est piuralisation,
multiplication, mais aussi expression. Le modèle ontologique de Mollâ Sadrâ
est foncièrement expressif (comparable en cela aux théologies du
néoplatonisme). L'acte d'être de chaque chose exprime, selon un certain
mode, le principe d'effusion, le principe substantiateur, al-qayyûm, et nous
revenons, par une dialectique interne, à l'exégèse du fameux hadîth « qui se
connaît soi-même connaît son Seigneur ». Nous ne pouvons connaître Dieu
qu'en nous connaissant nous-mêmes, mais, à l'inverse, nous ne pouvons
connaître, selon un certain mode, sinon par la perception de l'essence du

Annuaire EPHE, Section des sciences religieuses. T. 108(1999-2000)


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Réel. Le mouvement de la remonteejusqu'au principe est la perception de la


théophanie : la perception de l'essence du Réel dévoile lâfitra, la nature, la
réalité effective de soi-même et des choses, selon la thèse qui veut que
quiconque perçoit une chose d'entre les choses, de quelque perception qu'il
s'agisse, perçoit le Créateur (Asfâr, t. 1 , p. 1 16).
Ce schème directeur suppose que les actes d'être multiples (al-wujûdât)
soient bien distingués de l'être abstarait (i'tibân). Mollâ Sadrâ soutient que la
condition d'être de l'acte d'être n'est, en son essence, ni une substance, ni une
qualité, ni une autre catégorie. L'objet ultime de la métaphysique n'est donc
pas l'étant, tel qu'il s'entende et s'analyse selon les dix catégories. C'est plutôt
l'acte d'être, tel qu'il ne succombe pas à une condition d'être universelle.
L'être considéré comme universel, l'abstraction générale de l'être, n'est pas
l'existence effective qui dérive, dans l'existant possible, de l'acte d'être absolu
divin. L'être est l'immanence de l'absolu divin révélé dans l'existant lui-même.
Les réalités d'existence doivent donc être considérées comme des monades
d'existence, des ipséités concrètes qui, comme telles, ne sont pas soumises à
un concept universel, comme le genre, l'espèce ou la définition. L'être n'est
pas un accident, au sens où il serait subsistant par la quiddité. Mollâ Sadrâ
veut que l'être de l'être (wujûd al-wujûd) soit l'être même de la quiddité, et
non l'être d'une autre chose qui lui appartienne : « Nous choisirons de dire
que l'acte d'être de la substance est substance, de par la substantialité de cette
substance, non par une autre substantialité. Et ainsi l'acte d'être de l'accident
est accident par l'accidentalité de cet accident, non par une autre accidentalité.
L'acte d'être n'a aucune accidentalité envers la quiddité, dans la chose même,
mais seulement en fonction d'une considération purement mentale, en vertu
de l'analyse de l'intellect. » (Asfâr, t. 1, p. 63).
Mollâ Sadrâ fonde le statut de la science divine sur cette doctrine de la
prééminence de l'acte d'être. L'objet de la science divine ne peut être que
l'acte d'être. C'est une science qui n'a pas d'autre condition que l'absoluité
même de son objet ; elle nie les déficiences de non-être, elle se qualifie par
l'absence de « revêtements » et de « ténèbres ». L'essence divine s'actualise
par soi-même et est intelligée par soi-même, et son intelligence de soi-même
est l'acte d'être de soi-même, rien d'autre. L'être divin est pure liberté
(istighnâ'), il est activité pure et sujet de sa propre actualisation. Dieu est
causa sui. Mollâ Sadrâ va opérer une corrélation entre l'actualisation de soi
par soi et l'intellection par soi, dans la mesure où l'intellect ne fait qu'un
avec l'acte d'être. Le grand axiome de la théorie de la connaissance, c'est,
en effet, que connaître ne fait qu'un avec être. Dans la mesure où l'être
absolu est cause de soi, l'intellect coïncide exactement avec cet acte d'être
et, par conséquent, est intelligence de soi-même. Dans l'essence libre de
Dieu, cette actualisation, qui est connaissance pure, est une révélation
« présentielle », et dans cette auto-révélation de Dieu à soi-même s'efface
toute différenciation entre le sujet qui actualise et l'objet actualisé par lui.
Dès lors, il existera une échelle croissante d'intensités au sein des existants
qui procèdent de Dieu ; et, dans la mesure où il y a parallélisme entre l'être
et la connaissance, il y aura un parallélisme entre la croissance de l'acte
d'être et l'intensification dans l'intellection ou la perception : « Tout ce qui
est plus puissant en acte d'être est plus intense en actualisation et plus éminent
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dans l'activité intellective de soi-même. » (Asfâr, t. 6, p. 174). Plus une


existence est libre, plus proche elle est de la lumière divine, plus elle est
complète comme sujet qui intellige et comme objet d'intellection. Ce qui est
absolument vrai de la science divine sera relativement vrai des existants
nécessités à être. Ainsi l'intellect humain sera le miroir dans lequel se réfléchit
le sujet divin de l'existence et de la science. Il est à la fois lieu d'épiphanie,
car acte d'être et de connaissance ; et voile, à cause d'un certain degré de
déficience et de bassesse résultant de la dégradation nécessaire qui affecte
toute procession à partir du principe.
Nous sommes ainsi conduits à préciser ce qu'il en est de l'essence de la
connaissance. Mollâ Sadrâ écrit : « II semble que la connaissance fasse partie
des réalités-effectives dont les existences ne font qu'un avec leurs quiddités.
Comme il n'est pas possible de définir ces réalités-effectives, puisque les
définitions sont composées de genres et de différences, et qu'il s'agit de
choses universelles, tandis que tout acte d'être est singulier par son essence
et que sa connaissance déterminative se fait par une désignation complète, il
est impossible de la définir. » {Asfâr, t.3, p. 278). La connaissance n'est pas
une espèce naturelle. De la même manière que tout acte d'être est singulier
par soi-même, la connaissance est acte d'être singulier. Voilà pourquoi Mollâ
Sadrâ peut écrire que rien n'est plus connu que la connaissance. La
connaissance est première, au sens où l'existence est première. En effet, la
connaissance n'est rien d'autre que « l'état d'existence de l'âme », selon
une expression très puissante : hâla wijdânîya nafsânîya. Al-Wijdân voulant
dire passion, sentiment, forces psychiques, il s'agit d'un état de sentiment
existentiel, presque passionnel, non pas au sens d'une passivité, mais au
sens d'une intensité d'existence psychique. C'est l'état où l'âme se sent être
âme. Et c'est un état qu'obtient le vivant-connaissant par soi-même, sans
confusion ni obscurité.
Cette doctrine de la connaissance entendue comme pésence contredit,
selon Mollâ Sadrâ, celles de ses grands prédécesseurs, Avicenneet Sohravardî.
Mollâ Sadrâ critique successivement la thèse selon laquelle la connaissance
est négation (séparation d'avec la matière), celle selon laquelle elle est
représentation adéquate - adéquation de l'intellect et de la quiddité, et enfin
celle qui soutient que la connaissance est manifestation. En dernière instance,
si l'on suppose que la connaissance est une relation entre le sujet et l'objet,
la connaissance de soi devient incompréhensible. Car la connaissance que
nous avons de nous-mêmes par nous-mêmes ne peut s'actualiser comme
une relation de soi à soi. Dans cette hypothèse, il n'y aurait de connaissance
de soi que selon l'analogie et le « point de vue », c'est-à-dire d'une manière
purement métaphorique. L'identité du sujet et de l'objet en toute connaissance,
le modèle présentiel de la connaissance authentique, s'expliquent donc par
l'expérience fondatrice qu'est la connaissance de soi.
La connaissance est acte d'être, et elle connaît foncièrement l'acte d'être.
Pourtant nous voyons bien que l'intellect est irrésistiblement entraîné à
abstraire des réalités intelligibles, des objets de pure pensée, qui sont des
quiddités. 11 semble bien que Mollâ Sadrâ, commentant sur ce point Nasîr
al-Dîn Tûsî, ait parfaitement compris que l'intellect était en proie à ce que
nous nommerons une antinomie inévitable : ou bien il saisit la chose dans sa
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réalité-effective, c'est-à-dire qu'il intuitionne son acte d'être par la


connaissance présentielle (hodûr), et il parvient à saisir que l'acte d'être de
la quiddité fonde cette quiddité dans l'être. Ou bien il abstrait la quiddité de
la réalité concrète de la chose, il prend le « point de vue » de la quiddité, et
il sera irrésistiblement conduit à affirmer que la quiddité est antérieure dans
l'être à l'acte d'être, et à faire de l'acte d'être un accident de la quiddité.
Certes, il est possible et nécessaire de vaincre l'antinomie, en privilégiant la
saisie intuitive de l'être, mais tout le débat qui oppose les philosophies de
l'essence et la philosophie de l'existence s'éclaire : il est l'expression d'une
contradiction inhérente à l'intellect lui-même.

Nous avons consacré nombre de séances à l'étude du salut spirituel selon


Mollâ Sadrâ. Ce salut est obtenu par l'homme au terme de sa croissance, en
sa troisième « naissance » : « Lorsque se rompt l'attache entre l'âme et le
corps et que s'anéantit ce mélange, les réalités intelligées deviennent évidentes
à la contemplation, la conscience des intelligibles devient présence, la
connaissance devient vue concrète, et la perception devient vue intellective.
Alors la jouissance de notre vie intellective est plus parfaite et plus précieuse
que tout bien et toute joie. » (Asfâr, t. 9, p. 124 sq.). Cette troisième
« naissance » de l'homme succède à sa résurrection imaginale, ou seconde
« naissance », que nous avons étudiée en détail. Ce devenir de l'âme et de
l'intellect exigent une mort réelle, sur laquelle insiste Mollâ Sadrâ en des
textes saisissants. Il dit bien : la mort est un réel (Asfâr, t. 9, p. 237), par quoi
il entend la comparer à la naissance de l'enfant hors de la matrice. Le devenir
de l'homme est ainsi fait de morts et de naissances successives, sans qu'il y
ait de négativité absolue (Mollâ Sadrâ ne dit pas : la mort est le réel), de
sorte que cette succession exprime la vérité du mouvement intra-substantiel.
C'est en ce point que divergent la phénoménologie sadrienne de l'esprit et la
phénoménologie hégélienne. Sans doute quelque chose y est-il dit de la
différence la plus profonde entre l'ontologie achevée de l'islam et celle du
christianisme.

Élèves, étudiants et auditeurs assidus : Souâd Ayada, Cécile Bonmariage,


Hamid Boutmene, Ali Chakeri, Farid Djabi, Agnès Favard, D. Guentri,
Ibrahim Isitan, Florent Jakob, Hafiz Karmali, Monique Laporte, Djalali
Massoud, Orkhan Mir-Kasimov, Sima Orsini, Mojane Ozgoli-Membrado,
Yashar Saghaï, Slami Valik.

Publications du chargé de conférence

• Se rendre immortel, suivi de Mollâ Sadrâ shirâzî, Traité de la


résurrection, Montpellier, Fata Morgana, 2000, 189 pages.
• « L'étranger et la théophanie », Dédale, n° 9- 1 0, automne 1 999, p. 45 1 -
467.
• Postface à Nezâmi, Les sept portraits, traduit du persan par Isabelle de
Gastines, Paris, Fayard, 2000, p. 341-360.

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