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Anthropologie et Sociétés

Bêtes de terrain : Savoirs et affects dans l’invention de


l’ethnozoologie
Julien Bondaz

Résumé de l'article
Liaisons animales
Volume 39, numéro 1-2, 2015 L’invention de l’ethnozoologie en Afrique de l’Ouest entre
1928 et 1960, à une période où l’ethnologie française se
professionnalise et où de nouvelles méthodologies d’enquête
URI : id.erudit.org/iderudit/1030838ar
de terrain sont mises en place, donne à voir la construction de
DOI : 10.7202/1030838ar savoirs inédits, à la croisée de l’ethnologie et de la zoologie.
Les ethnologues africanistes de l’époque, et Marcel Griaule en
premier lieu, entretiennent des relations variées et souvent
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privilégiées avec les animaux. Une certaine fascination pour la
faune africaine joue à coup sûr un rôle dans l’intérêt
scientifique que ces ethnologues développent pour les savoirs
zoologiques locaux. Décrire les manières de faire de
Éditeur(s) l’ethnozoologie oblige ainsi à tenir compte des manières dont
les ethnologues sont affectés par les animaux concernés, à
Département d’anthropologie de l’Université Laval travers le goût qu’ils entretiennent pour la chasse, leurs
pratiques de collecte et de capture, ou encore leurs gestes
d’attachement.
ISSN 0702-8997 (imprimé)
1703-7921 (numérique)

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Citer cet article

Bondaz, J. (2015). Bêtes de terrain : Savoirs et affects dans


l’invention de l’ethnozoologie. Anthropologie et Sociétés, 39
(1-2), 37–59. doi:10.7202/1030838ar

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BÊTES DE TERRAIN
Savoirs et affects dans l’invention de l’ethnozoologie

Julien Bondaz

Dédié aux oiseaux qui volent


haut dans le ciel d’Afrique.
Lebeuf 1950 : 71

Nous ne saurons jamais ce qu’a pensé Koguem, l’un des principaux


informateurs de Marcel Griaule, en découvrant la Grande galerie de zoologie du
Muséum national d’histoire naturelle, les 26 et 27 août 1952. A-t-il établi une
analogie entre ce musée parisien souvent comparé à l’arche de Noé et l’arche
du mythe de création dogon, révélé à Griaule lors de ses enquêtes en Afrique de
l’Ouest2 ? En cet été 1952, un même objectif réunit les deux hommes, l’ethnologue
et son informateur, qui explique leur visite du Muséum, puis celle du parc
zoologique de Vincennes, le lendemain : il s’agit d’intégrer l’ensemble des animaux
(et plus largement des objets de la nature) dans des tableaux classificatoires.
Koguem cherche à reconnaître dans les animaux exposés ceux qui sont présents
au pays dogon ; Griaule note sur son carnet leurs noms dogon et scientifique,
ainsi que quelques renseignements ethnographiques. Autrement dit, l’objectif est
d’établir une ethno-classification, d’articuler déterminations scientifiques (issues
de la nomenclature linnéenne) et savoirs zoologiques dogon. Cet épisode, étape
méconnue des enquêtes ethnographiques de Griaule, témoigne ainsi de la rencontre
entre différentes techniques de mise en ordre du monde (muséale, mythique et
scientifique) et constitue un moment intéressant de l’histoire de l’ethnozoologie.
Le terme d’ethnozoologie est créé à la fin du XIXe siècle, pour désigner
l’étude de « l’ensemble de la faune qui rentre, sous une forme ou sous une
autre, directement ou indirectement, dans la vie et la pensée des populations »

1. Dédicace de Quand l’or était vivant…


2. Au début du XIXe siècle, Geoffroy de Saint-Hilaire considérait par exemple que « le Muséum
d’histoire naturelle se formule arche de Noé, par une consécration, à peu près exclusive, de
tous les efforts pouvant donner à l’arche un représentant pour chaque sorte de production
naturelle » (De Saint-Hilaire 1835 : XI). Sur l’arche du monde dans les mythes de création
ouest-africains, voir Griaule (1948a).

Anthropologie et Sociétés, vol. 39, nos 1-2, 2015 : 37-59

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(Mason 1899 : 50)3. Cette nouvelle science est alors considérée comme un premier


chapitre de l’étude de la zootechnie. Le terme est véritablement consacré avec
la parution du livre des anthropologues Junius Henderson et de John Peabody
Harrington, Ethnozoology of the Tewa Indians (1914). Cependant, la naissance de
l’ethnozoologie en France est habituellement considérée comme plus tardive et
située dans les années 1960, années marquées par la parution de l’article d’André-
Georges Haudricourt sur la domestication des animaux (Haudricourt 1962), la
création de la Société d’ethnozoologie et d’ethnobotanique (SEZEB) en 1965, et
celle de la section d’ethnozoologie du Laboratoire d’ethnobotanique au Muséum
national d’histoire naturelle un an plus tard4. Pourtant, entre l’apparition du terme
aux États-Unis et l’institutionnalisation de cette nouvelle discipline en France,
de nombreux ethnologues africanistes, à commencer par Griaule, s’intéressent
aux savoirs zoologiques des populations étudiées sur le terrain. Ces ethnologues
bricolent et inventent ainsi une ethnozoologie.
Faire l’histoire de cette invention de l’ethnozoologie oblige cependant à
articuler quatre approches différentes. Une histoire institutionnelle permet de
comprendre les enjeux liés à la disciplinarisation de l’ethnologie (Sibeud 2006)
et le rôle joué par le modèle naturaliste dans son institutionnalisation (Jolly 2001 ;
De L’Estoile 2005). L’histoire de la création de l’Institut d’ethnologie en 1925
témoigne ainsi du rôle central joué par Marcel Mauss dans la professionnalisation
des ethnographes et de la diffusion de ses principes méthodologiques. Lors
de l’inauguration de l’institut, Mauss insiste sur l’importance qu’il convient
d’accorder aux savoirs naturalistes des populations étudiées : « Il faut faire de
l’ethno-botanique et de l’ethno-zoologie. Les indigènes sont souvent plus forts que
nous pour ces choses »5. Le rattachement du Musée d’ethnographie du Trocadéro
au Muséum national d’histoire naturelle, trois ans plus tard, puis le développement,
à partir de 1938, de l’Institut français d’Afrique noire (IFAN), sous la direction de
Théodore Monod (Adedze 2003), expliquent également l’intérêt des ethnologues
africanistes pour les savoirs naturalistes indigènes. Ils permettent de mieux saisir
le fait qu’ils rassemblent sur le terrain des collections d’animaux morts, mais aussi
vivants, aux côtés de collections plus classiques d’objets ethnographiques6.

3. Il est intéressant de rappeler à ce sujet que la fameuse polémique entre Franz Boas et Otis
T. Mason de 1877 a porté précisément sur l’application (défendue par le second) du principe
morphologique de la nomenclature linnéenne au classement des collections ethnographiques
(voir Stocking 1974 : 8-12).
4. C’est également dans les années 1960 que le terme d’ethno-entomologie entre en usage en
France. Jusque-là, l’étude des relations que les hommes entretiennent avec les insectes est
incluse dans l’ethnozoologie. Ce point soulevant des questions en partie spécifiques, il ne sera
pas développé ici (voir à ce sujet Bondaz 2013).
5. « Institut d’ethnologie. Séance d’ouverture du 14 janvier 1926 », notes prises par Griaule, archives
de la Bibliothèque Éric-de-Dampierre (Nanterre). Voir également Mauss (2002 [1947] : 85).
6. Et ce alors même que, depuis la fin du XIXe siècle, les collectes d’animaux se raréfient et que, pour
les sciences naturelles, les études en laboratoire l’emportent sur les voyages (Denis 2006 : 80).

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Un deuxième type d’approche, qui relèverait plutôt de la micro-histoire,


est nécessaire pour comprendre ces pratiques de collecte mixte. Il s’agit de
décrire et d’analyser le travail ou le vécu des ethnologues pour ainsi dire « au
ras du terrain »7. L’enjeu est ici de rendre compte de la diversité des relations
qu’ils entretiennent avec les animaux domestiques ou sauvages rencontrés sur
place, en documentant leurs méthodes d’observation zoologique, leurs gestes de
capture ou encore les formes d’attachement dont ils témoignent. La dimension
politique de ces collectes ne doit pas être occultée. On observe en effet « autour
des collections naturalistes deux séries d’histoires hétérogènes : une histoire des
sciences autour des classifications et une histoire coloniale lors de la collecte,
l’une classe les objets, l’autre les rapporte » (Daugeron 2009 : 21)8.
Cette idée de l’ethnozoologie comme science coloniale (on parle parfois à
l’époque de « zoologie coloniale ») invite par ailleurs à adopter une perspective
épistémologique. Son histoire témoigne en effet de la rencontre entre un
paradigme de la collecte (De L’Estoile 2005 ; Debaene 2006) et un paradigme
de la chasse (Bondaz 2011) dans le développement de l’ethnographie de terrain
en Afrique, à la fin de la période coloniale.
Proposer une telle histoire de l’ethnozoologie nécessite enfin de s’intéresser
à celle de l’écriture ethnographique. Les données les plus nombreuses sont à
rechercher moins dans les publications scientifiques des ethnologues (sinon
dans leur péritexte ou dans celles consacrées à des problématiques proprement
ethnozoologiques), que dans leurs textes plus littéraires (récits de voyage ou
journaux intimes), dans leurs correspondances ou dans leurs matériaux de
terrain (carnets et photographies) 9. Ces divers documents sur les animaux
et sur les savoirs zoologiques des populations étudiées témoignent ainsi de
la variété des registres rédactionnels et des stratégies de légitimation des
ethnologues de l’époque (Jolly et Lemaire 2011). Ils permettent de saisir les
interférences cognitives et affectives à l’œuvre dans la constitution des savoirs
ethnozoologiques et d’esquisser les fondements empiriques et les conséquences
théoriques de l’entrée des animaux en ethnologie10.

7. Je fais ici référence au texte de Jacques Revel, « L’histoire au ras du sol » (Revel 1989).
8. Les classifications naturalistes sont d’ailleurs elles-mêmes travaillées par les catégories
coloniales, la dénomination des plantes et des animaux se retrouvant dotée d’une dimension
politique (Schiebinger 2004 : chap. 5).
9. Sur les rapports entre publications scientifiques et textes littéraires à cette époque, voire
Debaene (2010).
10. Les données présentées dans cet article sont issues de recherches menées essentiellement dans
les archives de la Bibliothèque Éric-de-Dampierre (Nanterre), dans celles du Musée du quai
Branly (anciennes archives du Musée de l’Homme), dans celles de l’IFAN-Cheickh Anta
Diop, à Dakar, et au Laboratoire des mammifères et oiseaux du Muséum national d’histoire
naturelle de Paris. Je remercie Marie-Dominique Mouton, Sarah Frioux-Salgas, Hamady
Bocoum, Thiéyacine Ngom et Patrick Bousses pour l’aide qu’ils m’ont apportée au cours de ces
recherches ; ainsi qu’Éric Jolly pour la lecture attentive qu’il a bien voulu faire de cet article.

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Manières de voisiner avec les bêtes


La génération des ethnologues formés par Mauss est la première à partir sur
le terrain, mais le choix que certains d’entre eux font de partir en Afrique ne saurait
trouver d’explication unique, ni simplement institutionnelle ou circonstancielle.
Dans le faisceau des raisons possibles, la fascination pour un continent réputé
pour sa faune sauvage joue sans doute un rôle. Enfant, Griaule a été marqué par
les récits de son grand frère, de douze ans son aîné, militaire en poste en Afrique,
qui rapporte à la maison des caméléons ou des serpents conservés dans du formol,
des peaux de crocodile et des oiseaux empaillés, mais aussi des animaux vivants,
notamment trois singes (Fiemeyer 2004 : 16‑17). Henri Lhote, naturaliste avant
de devenir ethno-archéologue, a insisté à plusieurs reprises sur son attachement
enfantin pour un crocodile nommé Cro-Cro, offert par le fiancé de sa sœur11.
Plus tard, Georges Balandier a expliqué à quel point la photographie d’un
gorille abattu par un chasseur, présentée par un camarade de classe à l’heure de
la récréation, a pu jouer un rôle dans sa vocation (Balandier 1957 : 5). S’il reste
difficile d’évaluer le rôle des souvenirs d’enfance dans l’expérience de terrain de
ces ethnologues et de leurs collègues, on constate du moins que plusieurs d’entre
eux, une fois sur le terrain, s’entourent d’animaux domestiques ou apprivoisés,
auxiliaires de voyage ou compagnons de solitude. Lors de sa première enquête
ethnographique, en Éthiopie, Griaule s’attache ainsi à une guenon qu’il appelle
Bankou (Griaule 1934 : 45-46). C’est également un singe, nommé Boubou,
qui accompagne Lhote lors de sa première mission au Sahara. Lhote note que
ce « compagnon de route » lui a été offert par une jeune femme qui l’a elle-
même allaité. Boubou partage ses angoisses et ses souffrances lorsqu’il s’égare
dans le Tanezrouft (Lhote 1936 : 151-161) et, lorsqu’il décède, Lhote l’enterre
respectueusement :
C’est à cause de tout ce que cette compagnie représentait pour moi d’apport
et de soutien, que je fais alors ce que font les vieilles dames de nos pays
pour leur « chienchien », j’enterre Boubou dans le désert et sur le monticule
funéraire je place une inscription indiquant : « Ci-gît Boubou, mon petit
compagnon d’aventure ».
Lhote 1936 : 168
Lors de la mission Dakar-Djibouti, c’est le chien Potamo qui accompagne
Griaule et son équipe. Marcel Larget adopte cependant un chat, tandis que
Michel Leiris s’attache à plusieurs animaux sauvages collectés par la mission
(Bondaz 2011). Lors de la mission Sahara-Cameroun, après le départ de Griaule
et de Chombart de Lauwe, c’est également un chien que Jean-Paul Lebeuf achète

11. Devenu jeune homme, Lhote adopte également un lionceau pendant quelques mois, alors qu’il
est employé par son beau-frère pour convoyer des animaux sauvages de Bordeaux jusqu’au
Muséum national d’histoire naturelle de Paris (Vérité 2010 : 28).

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pour lui tenir compagnie (Lebeuf 1950 : 117). Après la guerre, en mission chez
les Coniagui de Guinée, Monique de Lestrange s’entoure de plusieurs biches qui
se mêlent aux collections d’objets qu’elle constitue. Elle écrit :
Je viens d’acquérir une sculpture coniagui, un lézard de 35 cm, en bois
blanc agrémenté de gravures au couteau, ou plutôt pyrogravé. […] j’espère
ramener toute une ménagerie […]. Entre mes biches qu’il m’a fallu caresser
et nourrir cette nuit – elles m’ont réveillée par leurs larmes – les plumes de
mes masques, mon lézard, etc., je me sens tel Noé dans son arche.
De Lestrange 1948 : 94-95
Les animaux dont s’entourent les colons ou les missionnaires vivant sur
place font eux aussi l’objet d’un intérêt attendri, voire d’un investissement
affectif. En Éthiopie, au début de l’année 1933, Griaule prend deux photos du
singe du docteur Sassard. Lors de la troisième mission Griaule, le 11 août 1935,
Denise Paulme écrit à André Schaeffner : « Les Mc Kinney ont une petite biche
dont je ne peux oublier le regard : yeux énormes et si doux » (Paulme 1992 : 55).
Plus généralement, le spectacle offert par les bêtes est recherché. Lors
de la mission Dakar-Djibouti, plusieurs films et photographies d’animaux sont
réalisés : éléphants, hippopotames, oiseaux, etc. Les indices de leur présence
(fumés et laissées, empreintes, etc.) sont également photographiés (figure 1). Un
trou a d’ailleurs été aménagé dans le toit de la voiture de la mission « pour la
chasse ou certaines prises de vues cinématographiques » (Leiris 1934 : 283). Lors
de ses missions suivantes, Griaule se passionne pour la photographie aérienne. Il
écrit : « D’instinct, là où il n’y a pas d’hommes […] nous cherchons les animaux »
(Griaule 1943 : 128). Et il précise plus loin que les grandes antilopes sont « les
belles victimes du curieux, celles qui ne peuvent rien d’autre qu’attendre d’avoir
été savourées, intégrées dans les mémoires, cataloguées » (ibid.). Dans ses récits
de voyage, Lhote ne cesse de décrire les scènes animalières auxquelles il assiste,
tout comme plus tard Jean Rouch dans les articles qu’il envoie au journal Franc-
tireur (Rouch 2008). Parfois d’ailleurs, ce plaisir de l’observation zoologique
se change en jeu, comme lorsque Lebeuf s’amuse à tourmenter les singes qu’il
rencontre sur sa route (Lebeuf 1950 : 109).
Les parcs zoologiques présents dans les colonies sont également visités. À
Khartoum, c’est toute l’équipe de la mission Dakar-Djibouti qui se rend au jardin
zoologique, fondé en 1901. Son directeur, le major Parker, est photographié
dans la cage des lionnes ou donnant du sucre à l’hippopotame. Plus tôt, le
6 août 1931, Leiris avait visité le zoo de Bamako. Mais plus de vingt ans
plus tard, le 10 septembre 1952, c’est pour poursuivre ses recherches sur les
classifications dogon que Griaule y entraîne Koguem12. Entre espaces de mise

12. Entretemps, le zoo de Bamako a changé d’emplacement. D’abord en centre-ville, il déménage en


1949 dans la partie haute d’une forêt classée, en périphérie de Bamako. Sur les zoos coloniaux
en Afrique, et sur celui de Khartoum en particulier, voir Labuschagne et Walker (2001).

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Figure 1 : « Traces de Water Buck », mission Dakar-Djibouti, 1931-1933 (Fonds Marcel-Griaule,
Bibliothèque Éric-de-Dampierre, MAE, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, France)

en scène et lieux de savoir, les relations des ethnologues aux parcs zoologiques
témoignent ainsi de leurs rapports variés à la faune africaine et peuvent même
fonctionner comme envers du voyage. De Lestrange, qui rêvait de voir des
crocodiles lors de son séjour en Guinée, note ainsi : « je quitterai l’Afrique sans
en avoir vu un seul. Heureusement pour les voyageurs qu’il existe des zoos et
des cirques » (De Lestrange 1948 : 201).
De même, l’attention portée à l’environnement des populations étudiées,
dont témoigne bien l’intérêt de Griaule pour la biogéographie, apparaît comme
le versant scientifique de l’expérience que font les ethnologues d’une immersion
dans un paysage considéré comme naturel et sauvage. Jacques Walter, un apprenti
ethnologue, note par exemple : « Bords du Niger, à Komoguel. Dans la paix du
soir, les hommes se baignent, et les crocodiles, indifférents, les côtoient. Hommes
et bêtes réunis comme aux premiers temps de l’humanité » (Walter 1955 : 144).
Lieu commun de la littérature coloniale ou des récits de chasse consacrés à
l’Afrique, cette idée d’une harmonie primordiale entre les populations africaines
et la faune sauvage se retrouve également dans les témoignages d’ethnologues
confirmés. Griaule trouve par exemple dans le fait que les chiens et les humains
peuvent partager un même nom en Abyssinie « le signe d’une liaison plus étroite
entre l’homme et l’animal, d’une intimité plus grande qu’on ne l’observe dans
nos pays par exemple » (Griaule 1942 : 65). Quelques années plus tard, il a

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recours à une métaphore étonnante lorsqu’il écrit que « la terre est le terrier
immense où fouissent les hommes par destructions, aplanissements, tranchées
et griffures de routes, canaux, labours » (Griaule 1948b : 178). Les humains sont
pareils à des animaux fouisseurs, le terrain de l’ethnologue se change en terrier.

Des ethnologues sachant chasser


Dans l’une de ses publications destinées au grand public, Lebeuf précise :
« L’ethnographe n’est pas armé. S’il lui advient de voyager avec un chasseur et que,
par chance, la piste suive un fleuve, il arrive à ce dernier de tuer un hippopotame »
(Lebeuf 1954 : 68). Ce disciple de Griaule est effectivement réfractaire à la chasse,
même si, à l’occasion, il se laisse entraîner en brousse par Chombart de Lauwe,
pour tirer quelques pintades (Lebeuf 1950 : 54-55). Mais il généralise un peu vite :
non seulement la plupart des ethnologues de l’époque vont sur le terrain armés,
mais ils sont presque tous des chasseurs occasionnels, voire acharnés. Plusieurs
membres de la mission Dakar-Djibouti, à commencer par Griaule, chassent tout
au long du parcours, pour différentes raisons, mais le plus souvent par simple
plaisir (Bondaz 2011). Griaule photographie ses plus beaux tableaux de chasse,
tels ces sept canards tués d’un coup au lac de Tzuruk. En 1938-1939, c’est
d’ailleurs Jean Lebaudy, un aristocrate passionné de safari et conseiller pour la
chasse au Ministère des colonies, qui finance la cinquième mission Griaule. La
belle-sœur de Lebaudy, la comtesse Solange de Ganay, comme lui passionnée par
la chasse, fait à cette occasion son premier terrain au Tchad en tant qu’ethnologue
(c’est la troisième fois qu’elle participe à une mission Griaule). Quelques années
plus tard, elle témoigne de cette expérience en ces termes :
En 1938-39, je suis retournée avec la mission Lebaudy-Griaule, dans la
boucle du Niger, puis au Tchad, dans les régions déjà parcourues en 1931,
et jusqu’au lac Iro. J’ai suivi à nouveau les pistes où je chassais le buffle,
mais cette fois, au lieu d’une carabine, j’étais armée d’un crayon et d’un
bloc-notes, pour une chasse au document sans merci, tout aussi sportive, et
encore plus passionnante que l’autre.
De Ganay 1942 : 158
Le parcours de la comtesse de Ganay, qui témoigne parfaitement des
affinités entre la pratique cynégétique et l’enquête ethnographique, entre le
terrain de chasse et celui de l’ethnologue, est certes exceptionnel. De telles
affinités ne cessent cependant de s’observer dans les pratiques et de se lire dans
les écrits de ses collègues masculins13.

13. Parmi les femmes ethnologues, De Ganay fait figure d’exception. Le goût pour la chasse est
avant tout une affaire d’hommes, qui participe à la valorisation de la part d’aventure qu’ils
n’hésitent pas, selon les circonstances, à mettre en avant (Lemaire 2011). La place manque ici
pour développer la question des distinctions de genre dans les relations que les ethnologues
entretiennent avec les bêtes sur le terrain. Si la chasse est plutôt masculine, l’intérêt pour les
animaux et les savoirs zoologiques est largement partagé.

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Après la Seconde Guerre mondiale, Bohumil Holas, qui vient d’être


recruté par l’IFAN, profite par exemple de ses enquêtes ethnographiques pour
noter de multiples renseignements cynégétiques (gibier présent, équipements et
campements de chasse existant) et surtout pour chasser, parfois frénétiquement.
À la fin de l’été 1952, par exemple, il abat en trois semaines trois éléphants dont
il prélève les défenses et se fait photographier à plusieurs reprises auprès de leurs
cadavres. À la même époque, c’est au contraire avec humour que le jeune Walter
relate son désir de chasse aux éléphants :
Les Pères Blancs nous invitent à chasser. Nous rêvions de grande chasse à
l’éléphant, et nous allons, en pleine nuit, tirer le lapin à bord d’une voiture
tous phares allumés. C’est un véritable massacre.
Walter 1955 : 197
Le goût que la plupart des ethnologues ont pour la chasse alterne ainsi
entre d’impressionnants tableaux cynégétiques et des déceptions le plus souvent
vite oubliées. On retrouve ici les deux registres classiques des récits de chasse
en Afrique : hauts faits d’arme d’un côté, ironie du chasseur bredouille de l’autre.
Pour poursuivre les exemples, à la fin des années 1940, Jean Rouch,
trouvant parfois le temps long dans les villages songhays où il enquête, part
régulièrement chasser les gazelles avec ses informateurs, Damouré Zika et
de Lam Ibrahim Dia (Rouch 2008 : 102). Quelques années plus tard, Jane, sa
première femme, passe un an avec lui entre le Niger et la Gold Coast (le Ghana
actuel). Elle raconte en ces termes ses journées en compagnie de son mari et de
ses deux informateurs :
Le plus souvent, on passe le temps sous une moustiquaire, à lire des récits
de voyage traitant de « grosses bêtes » et même de « sauvages ». Le soir,
on part à la chasse (sans white hunters recrutés par le Safariland Ltd.) qui
se solde généralement par quelques pintades, biches, hyènes, vautours,
phacochères ou de maigres chacals.
Jane Rouch 1956 : 33
Implicitement, la femme de Rouch oppose la chasse des ethnologues
à celle des touristes. Mais surtout, elle note comment les récits cynégétiques
émaillant la littérature de voyage ont pu jouer un rôle dans ce goût pour la chasse
partagé par la plupart des ethnologues.
Plus que tout autre peut-être, Lhote, sans doute parce qu’il fut naturaliste
avant d’être ethnologue, entretient avec la chasse un rapport ambivalent. C’est
pour lui à la fois un plaisir sportif, qui le conduit à publier un véritable récit
de chasse sous le titre Le Niger en kayak (Lhote 1946), un objet d’enquête
ethnographique auquel il consacre un ouvrage approfondi quelques années
plus tard (Lhote 1951), et une invitation au tourisme cynégétique, puisqu’il
participe à la rédaction d’un guide de la chasse en Afrique (Lhote 1954). Pour
les ethnologues de l’époque, la chasse ne constitue en effet pas seulement un

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Bêtes de terrain 45

moyen de tuer le temps ou une passion ambivalente. Elle est aussi l’un des
chapitres obligés des monographies qu’ils rédigent. Ligers, enquêtant sur les
Bozo, consacre deux articles à la chasse, respectivement à l’hippopotame (1957)
et à l’éléphant (1960), tandis que Jean Rouch consacre un article (1948) et un
film (1950) à la chasse à l’hippopotame des Songhay-Zerma14.
Cette pratique assez généralisée de la chasse a pour particularité d’être
généralement commune aux ethnologues et aux indigènes qu’ils observent. En
février 1935, c’est d’ailleurs parce qu’il est chasseur que Griaule est autorisé à
consommer, aux côtés des chasseurs dogon présents, les poulets immolés lors
d’un sacrifice de purification (Griaule 1937 : 137, note 1). À l’époque, la chasse
est souvent considérée comme un témoignage d’affinité entre les populations
occidentales et celles dites primitives, à rebours de tout évolutionnisme.
Reprenant une expression de Lévy-Bruhl, le vétérinaire Albert Jeannin, auteur
d’un guide pour la chasse en Afrique, estimait par exemple qu’il y a dans tout
chasseur « un fond indéracinable de mentalité primitive » (Jeannin 1945 : 215).
Cette communauté des pratiques, sinon des mentalités, explique le passage de
la chasse sportive à la collecte scientifique, autour de la notion de « cueillette
animale ». Mauss insistait en effet sur ce point :
La collecte simple, ou cueillette (animale, végétale), s’étudiera en faisant
collection de toutes les choses que recueillent les indigènes, en dressant
l’inventaire complet de tout ce qu’on rassemble et de tout ce dont on se
sert. Une erreur grave consiste à ne pas attacher assez d’importance à la
production naturelle, sur laquelle s’édifie la production humaine.
Mauss 2002 [1947] : 85-86
Pour l’étude de la production naturelle, la méthode est donc de collecter
ce que collectent les populations étudiées, en l’occurrence de chasser ce
qu’elles chassent. Cela revient ainsi à articuler passion cynégétique et logique
d’inventaire. Sur le terrain des ethnologues africanistes, la capture scientifique
rejoint la chasse sportive, Mauss rencontre Tartarin15.

Les animaux comme objets ethnographiques


La plupart des ethnologues africanistes de l’époque partagent l’idée
selon laquelle les animaux ne doivent pas seulement être envisagés comme
des trophées de chasse ou des spécimens zoologiques, mais aussi comme des
« objets ethnographiques ». Cette idée, qui reprend les principes maussiens,
est par exemple présente dans les Instructions sommaires pour les collecteurs

14. Entre 1957 et 1962, puis en 1972, il tourne par ailleurs deux films sur la chasse au lion.
15. Le personnage de Tartarin est parfois convoqué par les ethnologues. Dans son journal de la
mission Dakar-Djibouti, Leiris parle ainsi de « tartarinade » (Leiris 1934 : 255, 5 novembre).
Plus tard, c’est le jeune Walter qui se décrit comme « un Tartarin en promenade, plus qu’un
honnête campeur » (Walter 1955 : 9). Sur ce point, voir Brumana (2002).

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d’objets ethnographiques, rédigées à l’occasion de la mission Dakar-Djibouti.


Griaule et Leiris invitent en effet à collecter ethnographiquement les « sous-
produits du gibier : os, fourrures, peaux, boyaux » (Griaule et Leiris 1931 : 15).
Dans sa Méthode de l’ethnographie, publiée de façon posthume, Griaule précise
qu’il faut entendre par objets « aussi bien ceux qui relèvent de l’ethnobotanique,
ou de l’ethnozoologie, ou de la morphologie sociale, que ceux qui relèvent des
techniques proprement dites » et considère « qu’un herbier ou une collection
de petits mammifères, si on les rattache à des usages humains, constituent des
documents de même ordre qu’une collection d’objets fabriqués ou qu’un acte
notarié » (Griaule 1957 : 44). Une même logique d’inventaire doit ainsi animer
les collectes botaniques, zoologiques et ethnographiques pour documenter
les milieux humains : « l’inventaire du tapis d’herbes et d’arbres assurera au
chercheur, par contrecoup, une base solide pour établir celui des peaux, plumes,
chairs, remèdes et données religieuses fournis par les animaux » (Griaule 1948b :
188, 191). Les consignes de Griaule rejoignent alors celles de l’IFAN, qui
préconisait, dans ses Conseils aux chercheurs, d’établir « l’inventaire zoologique »
des différentes colonies et de constituer des « collections d’animaux coloniaux »
(IFAN 1948 : 52). Les pratiques de collecte zoologique des ethnologues ne se
normalisent que petit à petit, mission après mission. Des hésitations concernant
l’intérêt qu’il convient d’accorder aux animaux marquent ainsi la mission Dakar-
Djibouti. Des centaines de fiches « Animaux », « Zoologie » ou « Ethnozoologie »
sont en effet produites, sans qu’une distinction claire soit établie entre le contenu
des unes et des autres : la plupart comportent les noms vernaculaires des animaux,
souvent accompagnés de renseignements ethnozoologiques. De manière plus
révélatrice encore, certaines fiches portent la mention « Ménagerie », raturée et
remplacée par « Ethnozoologie ». De même, en 1936, lors de la mission Sahara-
Cameroun, les premières fiches consacrées aux animaux sont d’abord intitulées
« Zoologie » avant d’être classées « Ethnozoologie ». Les bêtes capturées oscillent
ainsi entre le statut de spécimen zoologique et celui d’objet ethnographique.
La chasse constitue le principal moyen de se procurer des spécimens
zoologiques, tuer l’animal pouvant alors être présenté comme un « sacrifice »
(Dekeyser et Villiers 1948 : 8). Mais les ethnologues ont également recours à
d’autres modes d’acquisition, comme en témoigne la variété des indications
portées sur les fiches d’inventaire : « tué au fusil », « piège à ressort = une patte
broyée = coupée », « pris à la trappe (au consulat italien) », « tué à coups de pierre
par indigène », « acheté à l’indigène et mort en cage », etc.16 Comme le montrent

16. Les achats de spécimens zoologiques sont parfois l’occasion de quiproquos. Alors que Griaule
achète un poisson kõngo à une femme somono sur un marché et que la vendeuse lui demande
si c’est pour le sacrifier, il lui répond que c’est pour le manger (Griaule, registre de 1952,
p. 355, archives de la Bibliothèque Éric-de-Dampierre [Nanterre]). L’intérêt qu’il peut y
avoir à constituer une collection zoologique lui semblant sans doute trop difficile à expliquer,
l’ethnologue assimile ainsi, inconsciemment, la collecte à l’ingestion.

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Bêtes de terrain 47

les deux dernières indications, le rôle des auxiliaires dans ces collectes zoologiques
est souvent central. À chacune des missions, ils rapportent au campement les
bêtes qu’ils capturent ou qu’ils tuent, et certains d’entre eux sont recrutés pour
naturaliser les spécimens collectés17. Les poissons, les reptiles, certains oiseaux
et les petits mammifères sont placés dans des bocaux de formol, tandis que
d’autres oiseaux et les grands mammifères sont conservés « en peau », avec ou
sans crâne. Certains animaux sont ouverts pour prélever le contenu de l’estomac
ou extraire des embryons. Les fiches qui accompagnent ces différents spécimens
zoologiques ou embryologiques comportent, outre le nom, le lieu, la date et le
mode d’acquisition, ainsi que d’éventuels renseignements ethnozoologiques.
D’autres fiches rassemblent des données plus générales concernant les
usages locaux des animaux. Lors de la mission Dakar-Djibouti, une attention
particulière est ainsi portée aux présages et croyances concernant les animaux.
En 1935, Deborah Lifchitz et Denise Paulme rassemblent de nombreuses
données sur la place des animaux dans la littérature orale. Entre 1937 et 1939,
les catégories renseignées, pour l’essentiel par Solange de Ganay, se multiplient :
usages, alimentation, agriculture, chasse, zoologie, rites, croyances, religion. Sur
le terrain cependant, le travail de détermination des spécimens collectés conduit
dans un premier temps les ethnologues à présenter la dépouille des animaux
à leurs informateurs afin d’obtenir leurs noms vernaculaires accompagnés de
renseignements ethnozoologiques et d’établir la liste des espèces présentes
et connues, ainsi que leurs usages sociaux. Cette quête d’exhaustivité est
caractéristique des recherches menées par De Ganay juste avant la guerre, et
de son projet de publication consacré à l’ethnozoologie et l’ethnobotanique
des Dogon, justement intitulé Bêtes et plantes des Dogon (l’un des chapitres
prévus avait par exemple pour titre « Cigognes noires et blanches des falaises
nigériennes »). Ce projet restera cependant inachevé. Un intérêt marqué est par
ailleurs porté aux aspects appliqués de la zoologie, notamment à la zootechnie
et aux savoirs vétérinaires ou médicaux : enquêtes sur les maladies des animaux
domestiques ou sur le traitement contre les morsures de serpent, par exemple. En
1947, d’autres catégories apparaissent encore : aliments, boisson, jeux, médecine,
technique, divination, religion. Cependant, après la fameuse rencontre entre
Griaule et Ogotemmêli, à la fin de l’année 1946, et plus encore suite au travail
de classification conduit par l’ethnologue et Koguem à l’été 1952, les animaux
intègrent un discours mythique et des systèmes de correspondances18. La mise
en service du bateau-laboratoire Mannogo sur le fleuve Niger en 1955 témoigne

17. Leurs noms ne sont cependant qu’exceptionnellement indiqués. Sur cette division du travail
et l’effacement du rôle des auxiliaires dans les collectes ethnographiques ou zoologiques, voir
De L’Estoile (2005) et Jacobs (2006).
18. Les « conversations cosmiques [sic] de Griaule avec le chasseur dogon Ogotemmêli » sont
d’ailleurs considérées comme partie intégrante de l’histoire de l’ethnozoologie par Eugène S.
Hunn (2011 : 85).

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de l’intérêt renouvelé et systématique pour la collecte conjointe de données


ethnographiques et zoologiques. De nombreux oiseaux et poissons sont ainsi
collectés depuis cette vedette du CNRS qui porte le nom mandingue d’un silure19.
Les spécimens zoologiques collectés et naturalisés lors des différentes
missions sur le terrain posent peu de difficultés de transport et ne provoquent
guère d’attachement affectif, à l’exception des animaux rares. Lhote, par
exemple, qui a abattu un okaokao, petit mammifère particulièrement difficile à
trouver, découvre avec stupeur que des chiens en ont volé la peau et le squelette
consciencieusement préparés : « J’ai gardé depuis une dent à tous les chiens
touaregs, qui sont les animaux les plus sournois et les plus antipathiques que
l’on puisse imaginer » (Lhote 1947 : 96). Les bêtes capturées vivantes, beaucoup
moins nombreuses, font au contraire le plus souvent l’objet de soins attentifs et
souvent attendris. Les ethnologues sont en effet confrontés à une forte mortalité
des animaux ainsi rassemblés en ménagerie, qui meurent à cause des conditions
de transport ou se dévorent entre eux. Il faut parfois soigner ou nourrir à la petite
cuillère les plus faibles ou les plus jeunes. Lors de sa première mission, Griaule a
même l’occasion de « saisir sur le vif » un fait magico-religieux : Edjigou, chargé
des animaux destinés au Muséum, tue un corbivau à tête blanche appartenant aux
collections pour se confectionner un objet de protection (Griaule 1934 : 88-91).
Lors de la mission Sahara-Soudan, c’est une grosse tortue terrestre acquise
par Griaule qui concentre toute l’attention des membres de la mission. Le 19
mars 1935, Lifchitz écrit à Leiris : « Griaule a rapporté de Yugo de très beaux
masques qui feront de la collection du Troca une série magnifique, aussi une
tortue géante qui provoque un vif intérêt » (Paulme 1992 : 71). Un mois plus
tard, elle lui demande des nouvelles de la tortue, que Griaule a rapportée en
France : « Et la tortue, que devient-elle ? » (ibid. : 80). Le 16 novembre, c’est
Fernand Angel, assistant au Muséum, qui adresse une lettre à De Ganay pour
lui fournir les noms scientifiques de cinq reptiles rapportés par la mission. Il
précise : « Quant à la tortue vivante, donnée au Muséum au début du mois d’août,
on la nomme Testudo calcarata. C’est une très belle pièce, bien portante, qui
se trouve maintenant dans la ménagerie des reptiles ». La tortue de Griaule est
d’ailleurs rejointe au Vivarium du Jardin des plantes par une autre, collectée par
Lebeuf chez les Fali et envoyée au professeur Guibé, directeur du Laboratoire
d’herpétologie et d’ichtyologie du Muséum. Autre exemple d’attachement
pour les animaux collectés, en 1937, de Ganay ramène un lièvre et un écureuil
palmiste du pays dogon. Le lièvre est remis au Muséum mais elle garde chez
elle l’écureuil palmiste, nommé Grougnet. L’article savant qu’elle consacre
aux deux animaux se transforme alors en récit des péripéties du petit animal,
qui saute chaque matin sur le lit de l’ethnologue, joue à cache-cache dans les

19. Heterobranchus bidorsalis (en bambara : mànɔgɔ, où nɔgɔ signifie « sale », « visqueux ») joue,
selon Griaule et Dieterlen, un rôle important dans les mythes des populations riveraines du
fleuve Niger.

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draps avec elle ou l’accompagne à une conférence de la Société des africanistes


(De Ganay 1941 : 26-28) ! L’écureuil palmiste décède cependant rapidement et
sa peau accompagnée de son crâne sont offerts par l’ethnologue au Muséum 20.
L’animal de compagnie finit en spécimen zoologique.

De la zoologie à la mythologie
L’intérêt que la plupart des ethnologues africanistes portent aux animaux
les conduit à entamer un long travail de détermination des spécimens récoltés :
il s’agit pour eux à la fois de traduire dans le langage des zoologistes les
appellations vernaculaires des espèces et de comparer ou de confronter la
nomenclature linnéenne des premiers aux classifications des indigènes. Sur le
terrain, les ethnologues demandent à leurs informateurs (ceux qui sont chasseurs
en priorité) les noms locaux des animaux qu’ils leur présentent en insistant
sur les distinctions entre les différentes espèces et en essayant d’obtenir des
classifications. Ces injonctions à classer les animaux conduisent parfois les
informateurs à établir des distinctions supplémentaires, entre individu mâle
et individu femelle, par exemple, voire à reproduire les classifications que les
ethnologues projettent sur la faune locale21. Ces derniers connaissent cependant
très mal la taxonomie scientifique et doivent également solliciter des zoologistes.
On assiste ainsi à un double travail de détermination des spécimens, les
ethnologues s’adressant d’une part aux indigènes pour obtenir les noms et les
classifications vernaculaires, d’autre part à des zoologistes réputés pour intégrer
les spécimens collectés dans la nomenclature linnéenne.
Avant la Seconde Guerre mondiale, ces spécimens sont envoyés à Paris
et déterminés par les zoologistes du Muséum. La reprise des fiches après
le retour de la mission Dakar-Djibouti en France témoigne par exemple des
méconnaissances initiales de ses membres en zoologie. Ils échouent à identifier
les animaux collectés (« Fouine ? » « Blaireau ou putois ? ») et confient donc le
travail de détermination aux zoologistes du Muséum national d’histoire naturelle
(« désignée comme civette par le Muséum »). Si la plupart des espèces sont déjà
connues, quelques-unes sont nouvelles et les spécimens collectés sont alors
définis comme types de l’espèce. Deux espèces nouvelles sont d’ailleurs décrites
et dédiées à des ethnologues par Angel, assistant d’herpétologie au Muséum.
Une grenouille rapportée par la mission Dakar-Djibouti est ainsi nommée
Rana Griaulei en hommage à Griaule (Angel 1934). Deux ans plus tard, parmi
plusieurs espèces ou sous-espèces nouvelles ramenées par Lhote (Angel 1936a),
un lézard, Philochortus Lhotei, lui est dédié (Angel 1936b). Lhote, naturaliste de
formation et passionné par les serpents, consacre d’ailleurs un article aux reptiles
du Sahara et du Soudan avec Angel (Angel et Lhote 1938).

20. Catalogue général Mammifères et oiseaux du Muséum national d’histoire naturelle, entrée
n° 13bis, n° 1248.
21. C’est l’un des reproches adressés à la méthode d’enquête de Griaule (Van Beek et al. 1991 :
154 ; Jolly 2001-2002 : 99).

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Après la Seconde Guerre mondiale, ce sont les chercheurs de l’IFAN qui


sont sollicités : le zoologiste Dekeyser à l’IFAN de Dakar ; Fauque, le directeur du
Centrifan de Bamako, qui sert de relais ; ou encore Jacques Daget, l’ichtyologiste
qui met en place la base IFAN de Diafarabé à partir de 1950. Aux dépôts ou
aux envois de spécimens répondent des courriers adressés aux ethnologues sur
leur terrain ou à leur bureau parisien, qui comportent les noms scientifiques des
espèces collectés. Le travail des zoologistes permet alors de résoudre certaines
contradictions dans les efforts de détermination des informateurs. En 1955,
Dekeyser identifie ainsi une genette collectée par Griaule, ce qui permet à ce
dernier de trancher : « kono na anaga est bien la même que kono na, ce qui donne
raison aux gens de Sanga : Genetta Genetta senegalensis »22. Pour résoudre de
telles contradictions, il arrive également que les ethnologues, une fois rentrés
à Paris, expédient des lettres à des colons ou à des informateurs présents sur
leur terrain pour obtenir le nom vernaculaire de certains spécimens ou des
informations complémentaires. Un réseau dense se tisse ainsi, non seulement sur
le terrain mais aussi à distance, entre ethnologues, zoologistes et informateurs. La
construction des savoirs ethnozoologiques donne alors à voir les relations entre
institutions et la division du travail qui caractérisent les sciences coloniales. Les
chercheurs de l’IFAN demandent également aux ethnologues de leur fournir des
informations. Début 1955, sur son terrain ivoirien, Holas part en pirogue pour
rechercher et photographier des crocodiles, pour le compte de Villiers, qui rédige
un ouvrage sur les tortues et les crocodiles de l’Afrique occidentale française
(Villiers 1958). Les travaux ethnographiques de Griaule et de Holas sont
d’ailleurs cités par Villiers dans les parties « Folklore et religion » de son ouvrage.
Pour Griaule, le travail sur les classifications locales (le terme d’ethno-
classification ne sera employé qu’à partir des années 1960) prend toute son
ampleur à partir des enquêtes menées avec Koguem, en particulier lors de son
séjour à Paris. Il ne s’agit alors plus seulement d’établir une nomenclature,
mais d’intégrer l’ensemble des objets de la nature (animaux et végétaux) dans
des tableaux de correspondances où figurent également des parties du corps,
des institutions dogon ou encore des êtres mythiques, en les classant dans un
nombre limité de « familles » (vingt-deux ou vingt-quatre selon les informateurs).
Comme le note Éric Jolly, « après les collectes botaniques et zoologiques des
années trente, à des fins muséographiques, la mise en boîte de la flore et de
la faune locale devient ainsi, en 1952, un outil pour reconstituer des systèmes
de classification » (Jolly 2001-2002 : 99). La même logique classificatoire est
développée par Lebeuf chez les Fali, où douze catégories permettent d’établir des
équivalences entre parties du corps, membres de la famille, graines comestibles,
poissons, mammifères sauvages et oiseaux (Lebeuf 1961 : chap. 11). Ces
analogies conduisent alors Griaule et Lebeuf à articuler récits mythiques et
données ethnozoologiques.

22. Griaule, Registre de 1955, p. 1026, archives de la Bibliothèque Éric-de-Dampierre (Nanterre).

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Bêtes de terrain 51

Le rôle essentiel joué par le yurugu dans le mythe de création dogon


explique ainsi l’importance qu’accorde Griaule à la détermination scientifique de
cet animal tout au long de ses recherches. Le mythe du « chacal yurugu », « sorte
de petit chacal au poil gris-roux » (Griaule 1937 : 114), est collecté par Griaule
dès 1931, la divination par le chacal concentrant également l’attention. Par la
suite, De Ganay essaie de préciser l’espèce concernée, yurugu bukari  (« chacal
gros ») ou yurugu pilu (« chacal mince, plus joli et répondant mieux aux
questions »). Elle corrige une erreur d’identification sur les fiches de 1931 en
indiquant qu’il ne s’agit pas de yurugu sulo kębęlę, qui est « le tige [la devise]
de tous les yurugu et non le nom d’une variété ». La première détermination de
l’animal est établie par un zoologiste du Muséum sur la base d’une photographie
d’un cadavre de yurugu prise en 1931. Après la Seconde Guerre mondiale, un
spécimen est envoyé à Dekeyser, le zoologiste de l’IFAN, qui propose une
nouvelle détermination. Griaule précise alors : « Cet animal avait d’abord été
pris pour Thos Aureus, au vu de photographies défectueuses. Il s’agit de Vulpes
pallida, renard pâle ou renard des sables » (Griaule 1949 : 84, note 1)23. C’est cette
nouvelle détermination qui servira de titre au Renard pâle, l’ouvrage posthume
de Griaule, cosigné par Germaine Dieterlen (Griaule et Dieterlen 1965), dans
lequel la photographie de 1931 est de nouveau utilisée, avec pour légende « Le
Vulpes pallidus » (planche XI, figure 2).
Le mythe de création des Fali relevé par Lebeuf soulève des problèmes
de détermination identiques. Pour les Fali, le monde trouverait en effet son
origine dans le choc primordial entre un œuf de tortue et un œuf de crapaud.
L’enjeu est alors pour l’ethnologue de déterminer de quelles espèces de tortue
et de crapaud il s’agit. Les informateurs de Lebeuf expliquent en outre que des
différentes parties de l’œuf de tortue et des enveloppes gélatineuses de celui du
crapaud sortent une terre mâle et une terre femelle, six animaux androgynes, la
crête du coq et un arbre. Lebeuf précise à ce sujet : « il est intéressant de noter
que, suivant l’avis de M. Guibé [le directeur du Laboratoire d’Herpétologie et
d’Ichtyologie du Muséum], les membranes gélatineuses de l’œuf de crapaud
ne peuvent être dénombrées qu’au microscope (instrument ignoré des Fali) »
(Lebeuf 1961 : 368, note 1). De la même manière que Griaule et Dierterlen
s’étonnent de la connaissance de Sirius, pratiquement invisible sans télescope,
par les Dogon (Griaule et Dieterlen 1950), Lebeuf fait part de sa surprise au sujet
des connaissances zoologiques et biologiques des Fali.

23. Il s’agit respectivement de Canis aureus, chacal doré (Linnaeus 1758) et de Canis pallidus,
renard pâle (Cretzschmar 1826). Le genre auquel appartient cet animal fait d’ailleurs
également débat, à la même époque, chez les zoologistes, qui hésitent entre Canis et Vulpes,
ce qui explique la confusion entre renard et chacal en français. Le genre Thos, également
remis en question, a conduit à tort des commentateurs à établir un lien entre le chacal des
Dogon et les divinités égyptiennes (Jolly 2007 : 197). Le cas du yurugu témoigne ainsi de la
complexité des enjeux de détermination des spécimens zoologiques.

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Les enjeux de détermination sont également importants lorsqu’il s’agit de


classer les masques zoomorphes, en établissant un lien entre les récits de création
des masques et les espèces qu’ils représentent (figure 2). Les commentaires
des informateurs à leur sujet, rassemblés dans la thèse de Griaule publiée sous
le titre Masques dogon (1938), sont d’ailleurs d’abord des récits de chasse
(Diertelen 1989). Le masque gomtogo pose par exemple un problème à Griaule :
Le masque fait penser à un Cervidé, mais comme il n’y a pas de cervidé
en Afrique, au sud du Sahara, il faudrait admettre qu’il s’agit du souvenir
d’un animal devenu légendaire, mais qui a peut-être existé autrefois dans
ces régions.
Griaule 1941b : 108
Après la Seconde Guerre mondiale, Griaule essaie d’identifier ce « pseudo-
daim », dont plusieurs informateurs, notamment Koguem et Hampaté Bâ, lui
assurent l’existence. Un jour, à Bamako, l’un de ses informateurs lui apporte
une bouteille de cognac de la marque Hine. Le logo figurant sur l’étiquette serait
un gomtogo.

Figure 2 : « Griaule, Ambibé, vieux masque et la tortue », mission Sahara-Soudan, 1935 
(Fonds Marcel-Griaule, Bibliothèque Éric-de-Dampierre, MAE,
Université Paris Ouest Nanterre La Défense, France)

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Bêtes de terrain 53

Le masque walu pose également des difficultés. Lors de sa visite au parc


zoologique de Vincennes, Koguem identifie un élan de Derby comme étant le
walu dogon. Le lendemain, Griaule téléphone à Louvel, le directeur du zoo, pour
avoir un complément d’informations. Il note :
Walu serait donc l’élan de Derby. Mais d’autre part le masque, dont
les cornes sont plutôt penchées en arrière et font un très léger coude,
rappellerait l’hippotrague. Il est vrai que certains masques ont 2 cornes en
V qui rappelleraient plutôt celle de l’élan.24
Entre les masques collectés, les spécimens zoologiques observés sur le
terrain ou dans des parcs zoologiques, les photographies de bêtes ou les images
trouvées au hasard, un bricolage des savoirs ethnozoologiques est donné à
voir. Le rapport des ethnologues aux figurations zoomorphes témoigne des
interférences entre le travail de détermination zoologique, les récits de chasse
et les considérations mythologiques. On comprend ainsi mieux pourquoi Holas,
ethnologue passionné (comme on l’a vu) par la chasse, rédige une partie
consacrée aux relations entre l’art africain et la faune sauvage dans un guide de
chasse (Holas 1956) ou pourquoi, dans une logique différente, ce sont d’autres
animaux qui serviront plus tard de titre au beau livre de Zahan sur les ciwaraw,
Antilopes du soleil (Zahan 1980). Masques ou sculptures zoomorphes et
spécimens zoologiques ne sont pas seulement, à l’occasion, collectés ensemble.
Ils partagent un même statut de spécimen et sont pris dans des logiques de
classification ou dans des réseaux de correspondance similaires25. Peut-être
même font-ils parfois l’objet d’une appréciation esthétique partagée.

Conclusion
Une trentaine d’années après la visite du Muséum national d’histoire
naturelle par Griaule et Koguem, deux disciples de l’ethnologue, Diertelen et
Rouch, se rendent au Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren, en Belgique,
où sont exposées à la fois des collections ethnographiques et zoologiques.
Dieterlen s’arrête alors devant un diorama au centre duquel se dresse un
hippotrague naturalisé. Elle appelle : « Jean, venez voir cet animal superbe ! Et
fort bien représenté ! – C’est le… walu ? – Le walu dogon. – L’antilope-cheval. »
La scène, filmée par Luc de Heusch (1984), figure dans son film d’hommage à
Griaule, Sur les traces du renard pâle. Ici, ce n’est plus un informateur dogon
qui identifie des spécimens zoologiques conservés dans un musée, mais deux
ethnologues africanistes qui déterminent et localisent (c’est un « walu dogon »)
un animal naturalisé. Mais, de la même manière que Koguem rapprochait certains
spécimens du Muséum des animaux qu’il connaissait en confondant parfois deux

24. Griaule, Registre de mai 1952, p. 324, archives de la Bibliothèque Éric-de-Dampierre


(Nanterre).
25. Sur le « modèle du spécimen » comme point de rencontre entre objets ethnographiques et
collections naturalistes, voir De L’Estoile (2005).

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54 JULIEN BONDAZ

espèces ressemblantes, Dieterlen et Rouch commettent une erreur. Le diorama


devant lequel ils se trouvent est consacré à la savane australe et l’hippotrague
qu’ils identifient au walu n’est pas l’antilope-cheval (Hippotragus equinus),
présente en Afrique de l’Ouest et connue des Dogon, mais l’hippotrague noir
(Hippotragus niger), qui ne s’observe qu’en Afrique australe26. L’histoire de
l’ethnozoologie n’est donc pas seulement celle, conjointe, des pratiques de
collecte, de la circulation des spécimens et des regards croisés entre informateurs,
ethnologues et zoologistes. Elle témoigne également des tensions entre une
logique classificatoire héritée du modèle naturaliste et un certain goût pour
les analogies, entre l’exigence de déterminations scientifiques et le jeu des
projections esthétiques ou affectives.
L’intérêt des membres de l’École Griaule, et plus largement des ethnologues
africanistes, pour la faune africaine conjugue donc des motifs variés. Pour eux,
les animaux ont d’abord été bons à apprivoiser, à chasser ou à collecter, avant
d’être bons à penser. Cet intérêt porté sur le terrain aux bêtes et aux relations
que les populations locales entretiennent avec elles inaugure cependant des
recherches qui trouvent une assise institutionnelle avec la création, en 1966, du
Laboratoire d’ethnozoologie du Muséum d’histoire naturelle. Cette création est
d’ailleurs présentée rétrospectivement comme l’un des développements de l’école
Griaule par Dieterlen (1990 : 115)27. Raymond Pujol, son premier directeur, a
lui-même travaillé en Guinée française entre 1948 et 1952, pour les services de
l’Agriculture de la Guinée : « c’est là, au contact avec différentes ethnies, [qu’il
a] pris conscience de l’importance considérable des animaux dans ces sociétés »
(Chevallier et al. 1988 : 108). On aurait ainsi tort de penser que l’ethnozoologie a
été inventée dans des laboratoires ou des musées ou d’imaginer que la rencontre
entre l’ethnologie et la zoologie résulterait d’abord d’injonctions institutionnelles
et d’une exigence conceptuelle de bidisciplinarité. Elle trouve davantage son
origine dans les expériences et les pratiques de terrain, en particulier (mais pas
seulement) en Afrique pour ce qui concerne l’ethnologie française. Si l’histoire
de l’ethnozoologie reste encore à écrire, elle ne peut en tout cas pas se résumer
à une généalogie des concepts, ni à une chronologie des institutions. Elle doit
également tenir compte d’un certain goût pour la chasse, des gestes de capture,
des récits d’attachement, des approximations des ethnologues ou encore du rôle
des auxiliaires dans la construction des savoirs ethnozoologiques.

26. Pour une présentation détaillée du diorama, voir Thys van den Audenaerde (1994 : 52).
27. Cette filiation est cependant discutable. Elle occulte notamment le rôle central joué par le
professeur Roland Portères dans la création de ce laboratoire et l’influence qu’a pu avoir sur
lui Haudricourt (Bahuchet 2011).

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RÉSUMÉ – ABSTRACT – RESUMEN
Bêtes de terrain : savoirs et affects dans l’invention de l’ethnozoologie

L’invention de l’ethnozoologie en Afrique de l’Ouest entre 1928 et 1960, à une période


où l’ethnologie française se professionnalise et où de nouvelles méthodologies d’enquête de
terrain sont mises en place, donne à voir la construction de savoirs inédits, à la croisée de
l’ethnologie et de la zoologie. Les ethnologues africanistes de l’époque, et Marcel Griaule en
premier lieu, entretiennent des relations variées et souvent privilégiées avec les animaux. Une
certaine fascination pour la faune africaine joue à coup sûr un rôle dans l’intérêt scientifique

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Bêtes de terrain 59

que ces ethnologues développent pour les savoirs zoologiques locaux. Décrire les manières
de faire de l’ethnozoologie oblige ainsi à tenir compte des manières dont les ethnologues sont
affectés par les animaux concernés, à travers le goût qu’ils entretiennent pour la chasse, leurs
pratiques de collecte et de capture, ou encore leurs gestes d’attachement.
Mots clés : Bondaz, ethnozoologie, ethnographie, zoologie, Afrique, Marcel Griaule, chasse

Beasts of Field : Knowledge and Affects in the Invention of Ethnozoology

The invention of ethnozoology in West Africa between 1928 and 1960, at a time when
French ethnology is professionalized and where new methodologies of fieldwork are put
in place, shows the construction of unpublished knowledge, at the crossroads of ethnology
and zoology. The Africanist ethnologists of the time, Marcel Griaule in the first place, have
varied and often privileged relationships with animals. A certain fascination for African
wildlife certainly plays a role in the scientific interest that these ethnologists develop for local
zoological knowledge. To describe the ways of doing ethnozoology thus requires to take into
account the ways in which ethnologists are affected by the animals concerned, through the
pleasure that they maintain for hunting, their collection and capture practices or even their
gestures of attachment.
Keywords : Bondaz, Ethnozoology, Ethnography, Zoology, Africa, Marcel Griaule, Hunting

Animales en el trabajo de campo : conocimientos y sentimientos en la invención de la


etnozoología

La creación de la etnozoología en África del oeste entre 1928 y 1960, en un periodo


durante el cual la etnología francesa se profesionalizaba y se ponían en práctica nuevas
metodologías de investigación de campo, permite ver la construcción de conocimientos
inéditos, entre etnología y zoología. Los etnólogos africanistas de la época, Marcel Griaule
en primer lugar, mantienen relaciones diversas y con frecuencia privilegiadas con los
animales. Cierta fascinación por la fauna africana seguramente juega un rol en el interés
científico que esos etnólogos desarrollan por los conocimientos zoológicos locales. Describir
los procedimientos de la etnozoología nos obliga a tomar en cuenta las formas en que los
etnólogos fueron afectados por los animales concernidos, a través del gusto que tienen por la
cacería, sus maneras de acopio, de captura, e incluso sus gestos de apego.
Palabras clave : Bondaz, Etnozoología, etnografía, zoología, África, Marcel Griaule, caza

Julien Bondaz
CREA – Centre de recherches et d’études anthropologiques
Faculté d’anthropologie, de sociologie et de science politique
Université Lumière–Lyon 2
5, avenue Pierre Mendès-France
69676 Bron Cedex
France
j.bondaz@univ-lyon2.fr

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