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Anthropologie et Sociétés
Résumé de l'article
Liaisons animales
Volume 39, numéro 1-2, 2015 L’invention de l’ethnozoologie en Afrique de l’Ouest entre
1928 et 1960, à une période où l’ethnologie française se
professionnalise et où de nouvelles méthodologies d’enquête
URI : id.erudit.org/iderudit/1030838ar
de terrain sont mises en place, donne à voir la construction de
DOI : 10.7202/1030838ar savoirs inédits, à la croisée de l’ethnologie et de la zoologie.
Les ethnologues africanistes de l’époque, et Marcel Griaule en
premier lieu, entretiennent des relations variées et souvent
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privilégiées avec les animaux. Une certaine fascination pour la
faune africaine joue à coup sûr un rôle dans l’intérêt
scientifique que ces ethnologues développent pour les savoirs
zoologiques locaux. Décrire les manières de faire de
Éditeur(s) l’ethnozoologie oblige ainsi à tenir compte des manières dont
les ethnologues sont affectés par les animaux concernés, à
Département d’anthropologie de l’Université Laval travers le goût qu’ils entretiennent pour la chasse, leurs
pratiques de collecte et de capture, ou encore leurs gestes
d’attachement.
ISSN 0702-8997 (imprimé)
1703-7921 (numérique)
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dutilisation/]
Julien Bondaz
3. Il est intéressant de rappeler à ce sujet que la fameuse polémique entre Franz Boas et Otis
T. Mason de 1877 a porté précisément sur l’application (défendue par le second) du principe
morphologique de la nomenclature linnéenne au classement des collections ethnographiques
(voir Stocking 1974 : 8-12).
4. C’est également dans les années 1960 que le terme d’ethno-entomologie entre en usage en
France. Jusque-là, l’étude des relations que les hommes entretiennent avec les insectes est
incluse dans l’ethnozoologie. Ce point soulevant des questions en partie spécifiques, il ne sera
pas développé ici (voir à ce sujet Bondaz 2013).
5. « Institut d’ethnologie. Séance d’ouverture du 14 janvier 1926 », notes prises par Griaule, archives
de la Bibliothèque Éric-de-Dampierre (Nanterre). Voir également Mauss (2002 [1947] : 85).
6. Et ce alors même que, depuis la fin du XIXe siècle, les collectes d’animaux se raréfient et que, pour
les sciences naturelles, les études en laboratoire l’emportent sur les voyages (Denis 2006 : 80).
7. Je fais ici référence au texte de Jacques Revel, « L’histoire au ras du sol » (Revel 1989).
8. Les classifications naturalistes sont d’ailleurs elles-mêmes travaillées par les catégories
coloniales, la dénomination des plantes et des animaux se retrouvant dotée d’une dimension
politique (Schiebinger 2004 : chap. 5).
9. Sur les rapports entre publications scientifiques et textes littéraires à cette époque, voire
Debaene (2010).
10. Les données présentées dans cet article sont issues de recherches menées essentiellement dans
les archives de la Bibliothèque Éric-de-Dampierre (Nanterre), dans celles du Musée du quai
Branly (anciennes archives du Musée de l’Homme), dans celles de l’IFAN-Cheickh Anta
Diop, à Dakar, et au Laboratoire des mammifères et oiseaux du Muséum national d’histoire
naturelle de Paris. Je remercie Marie-Dominique Mouton, Sarah Frioux-Salgas, Hamady
Bocoum, Thiéyacine Ngom et Patrick Bousses pour l’aide qu’ils m’ont apportée au cours de ces
recherches ; ainsi qu’Éric Jolly pour la lecture attentive qu’il a bien voulu faire de cet article.
11. Devenu jeune homme, Lhote adopte également un lionceau pendant quelques mois, alors qu’il
est employé par son beau-frère pour convoyer des animaux sauvages de Bordeaux jusqu’au
Muséum national d’histoire naturelle de Paris (Vérité 2010 : 28).
pour lui tenir compagnie (Lebeuf 1950 : 117). Après la guerre, en mission chez
les Coniagui de Guinée, Monique de Lestrange s’entoure de plusieurs biches qui
se mêlent aux collections d’objets qu’elle constitue. Elle écrit :
Je viens d’acquérir une sculpture coniagui, un lézard de 35 cm, en bois
blanc agrémenté de gravures au couteau, ou plutôt pyrogravé. […] j’espère
ramener toute une ménagerie […]. Entre mes biches qu’il m’a fallu caresser
et nourrir cette nuit – elles m’ont réveillée par leurs larmes – les plumes de
mes masques, mon lézard, etc., je me sens tel Noé dans son arche.
De Lestrange 1948 : 94-95
Les animaux dont s’entourent les colons ou les missionnaires vivant sur
place font eux aussi l’objet d’un intérêt attendri, voire d’un investissement
affectif. En Éthiopie, au début de l’année 1933, Griaule prend deux photos du
singe du docteur Sassard. Lors de la troisième mission Griaule, le 11 août 1935,
Denise Paulme écrit à André Schaeffner : « Les Mc Kinney ont une petite biche
dont je ne peux oublier le regard : yeux énormes et si doux » (Paulme 1992 : 55).
Plus généralement, le spectacle offert par les bêtes est recherché. Lors
de la mission Dakar-Djibouti, plusieurs films et photographies d’animaux sont
réalisés : éléphants, hippopotames, oiseaux, etc. Les indices de leur présence
(fumés et laissées, empreintes, etc.) sont également photographiés (figure 1). Un
trou a d’ailleurs été aménagé dans le toit de la voiture de la mission « pour la
chasse ou certaines prises de vues cinématographiques » (Leiris 1934 : 283). Lors
de ses missions suivantes, Griaule se passionne pour la photographie aérienne. Il
écrit : « D’instinct, là où il n’y a pas d’hommes […] nous cherchons les animaux »
(Griaule 1943 : 128). Et il précise plus loin que les grandes antilopes sont « les
belles victimes du curieux, celles qui ne peuvent rien d’autre qu’attendre d’avoir
été savourées, intégrées dans les mémoires, cataloguées » (ibid.). Dans ses récits
de voyage, Lhote ne cesse de décrire les scènes animalières auxquelles il assiste,
tout comme plus tard Jean Rouch dans les articles qu’il envoie au journal Franc-
tireur (Rouch 2008). Parfois d’ailleurs, ce plaisir de l’observation zoologique
se change en jeu, comme lorsque Lebeuf s’amuse à tourmenter les singes qu’il
rencontre sur sa route (Lebeuf 1950 : 109).
Les parcs zoologiques présents dans les colonies sont également visités. À
Khartoum, c’est toute l’équipe de la mission Dakar-Djibouti qui se rend au jardin
zoologique, fondé en 1901. Son directeur, le major Parker, est photographié
dans la cage des lionnes ou donnant du sucre à l’hippopotame. Plus tôt, le
6 août 1931, Leiris avait visité le zoo de Bamako. Mais plus de vingt ans
plus tard, le 10 septembre 1952, c’est pour poursuivre ses recherches sur les
classifications dogon que Griaule y entraîne Koguem12. Entre espaces de mise
Figure 1 : « Traces de Water Buck », mission Dakar-Djibouti, 1931-1933 (Fonds Marcel-Griaule,
Bibliothèque Éric-de-Dampierre, MAE, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, France)
en scène et lieux de savoir, les relations des ethnologues aux parcs zoologiques
témoignent ainsi de leurs rapports variés à la faune africaine et peuvent même
fonctionner comme envers du voyage. De Lestrange, qui rêvait de voir des
crocodiles lors de son séjour en Guinée, note ainsi : « je quitterai l’Afrique sans
en avoir vu un seul. Heureusement pour les voyageurs qu’il existe des zoos et
des cirques » (De Lestrange 1948 : 201).
De même, l’attention portée à l’environnement des populations étudiées,
dont témoigne bien l’intérêt de Griaule pour la biogéographie, apparaît comme
le versant scientifique de l’expérience que font les ethnologues d’une immersion
dans un paysage considéré comme naturel et sauvage. Jacques Walter, un apprenti
ethnologue, note par exemple : « Bords du Niger, à Komoguel. Dans la paix du
soir, les hommes se baignent, et les crocodiles, indifférents, les côtoient. Hommes
et bêtes réunis comme aux premiers temps de l’humanité » (Walter 1955 : 144).
Lieu commun de la littérature coloniale ou des récits de chasse consacrés à
l’Afrique, cette idée d’une harmonie primordiale entre les populations africaines
et la faune sauvage se retrouve également dans les témoignages d’ethnologues
confirmés. Griaule trouve par exemple dans le fait que les chiens et les humains
peuvent partager un même nom en Abyssinie « le signe d’une liaison plus étroite
entre l’homme et l’animal, d’une intimité plus grande qu’on ne l’observe dans
nos pays par exemple » (Griaule 1942 : 65). Quelques années plus tard, il a
recours à une métaphore étonnante lorsqu’il écrit que « la terre est le terrier
immense où fouissent les hommes par destructions, aplanissements, tranchées
et griffures de routes, canaux, labours » (Griaule 1948b : 178). Les humains sont
pareils à des animaux fouisseurs, le terrain de l’ethnologue se change en terrier.
13. Parmi les femmes ethnologues, De Ganay fait figure d’exception. Le goût pour la chasse est
avant tout une affaire d’hommes, qui participe à la valorisation de la part d’aventure qu’ils
n’hésitent pas, selon les circonstances, à mettre en avant (Lemaire 2011). La place manque ici
pour développer la question des distinctions de genre dans les relations que les ethnologues
entretiennent avec les bêtes sur le terrain. Si la chasse est plutôt masculine, l’intérêt pour les
animaux et les savoirs zoologiques est largement partagé.
moyen de tuer le temps ou une passion ambivalente. Elle est aussi l’un des
chapitres obligés des monographies qu’ils rédigent. Ligers, enquêtant sur les
Bozo, consacre deux articles à la chasse, respectivement à l’hippopotame (1957)
et à l’éléphant (1960), tandis que Jean Rouch consacre un article (1948) et un
film (1950) à la chasse à l’hippopotame des Songhay-Zerma14.
Cette pratique assez généralisée de la chasse a pour particularité d’être
généralement commune aux ethnologues et aux indigènes qu’ils observent. En
février 1935, c’est d’ailleurs parce qu’il est chasseur que Griaule est autorisé à
consommer, aux côtés des chasseurs dogon présents, les poulets immolés lors
d’un sacrifice de purification (Griaule 1937 : 137, note 1). À l’époque, la chasse
est souvent considérée comme un témoignage d’affinité entre les populations
occidentales et celles dites primitives, à rebours de tout évolutionnisme.
Reprenant une expression de Lévy-Bruhl, le vétérinaire Albert Jeannin, auteur
d’un guide pour la chasse en Afrique, estimait par exemple qu’il y a dans tout
chasseur « un fond indéracinable de mentalité primitive » (Jeannin 1945 : 215).
Cette communauté des pratiques, sinon des mentalités, explique le passage de
la chasse sportive à la collecte scientifique, autour de la notion de « cueillette
animale ». Mauss insistait en effet sur ce point :
La collecte simple, ou cueillette (animale, végétale), s’étudiera en faisant
collection de toutes les choses que recueillent les indigènes, en dressant
l’inventaire complet de tout ce qu’on rassemble et de tout ce dont on se
sert. Une erreur grave consiste à ne pas attacher assez d’importance à la
production naturelle, sur laquelle s’édifie la production humaine.
Mauss 2002 [1947] : 85-86
Pour l’étude de la production naturelle, la méthode est donc de collecter
ce que collectent les populations étudiées, en l’occurrence de chasser ce
qu’elles chassent. Cela revient ainsi à articuler passion cynégétique et logique
d’inventaire. Sur le terrain des ethnologues africanistes, la capture scientifique
rejoint la chasse sportive, Mauss rencontre Tartarin15.
14. Entre 1957 et 1962, puis en 1972, il tourne par ailleurs deux films sur la chasse au lion.
15. Le personnage de Tartarin est parfois convoqué par les ethnologues. Dans son journal de la
mission Dakar-Djibouti, Leiris parle ainsi de « tartarinade » (Leiris 1934 : 255, 5 novembre).
Plus tard, c’est le jeune Walter qui se décrit comme « un Tartarin en promenade, plus qu’un
honnête campeur » (Walter 1955 : 9). Sur ce point, voir Brumana (2002).
16. Les achats de spécimens zoologiques sont parfois l’occasion de quiproquos. Alors que Griaule
achète un poisson kõngo à une femme somono sur un marché et que la vendeuse lui demande
si c’est pour le sacrifier, il lui répond que c’est pour le manger (Griaule, registre de 1952,
p. 355, archives de la Bibliothèque Éric-de-Dampierre [Nanterre]). L’intérêt qu’il peut y
avoir à constituer une collection zoologique lui semblant sans doute trop difficile à expliquer,
l’ethnologue assimile ainsi, inconsciemment, la collecte à l’ingestion.
les deux dernières indications, le rôle des auxiliaires dans ces collectes zoologiques
est souvent central. À chacune des missions, ils rapportent au campement les
bêtes qu’ils capturent ou qu’ils tuent, et certains d’entre eux sont recrutés pour
naturaliser les spécimens collectés17. Les poissons, les reptiles, certains oiseaux
et les petits mammifères sont placés dans des bocaux de formol, tandis que
d’autres oiseaux et les grands mammifères sont conservés « en peau », avec ou
sans crâne. Certains animaux sont ouverts pour prélever le contenu de l’estomac
ou extraire des embryons. Les fiches qui accompagnent ces différents spécimens
zoologiques ou embryologiques comportent, outre le nom, le lieu, la date et le
mode d’acquisition, ainsi que d’éventuels renseignements ethnozoologiques.
D’autres fiches rassemblent des données plus générales concernant les
usages locaux des animaux. Lors de la mission Dakar-Djibouti, une attention
particulière est ainsi portée aux présages et croyances concernant les animaux.
En 1935, Deborah Lifchitz et Denise Paulme rassemblent de nombreuses
données sur la place des animaux dans la littérature orale. Entre 1937 et 1939,
les catégories renseignées, pour l’essentiel par Solange de Ganay, se multiplient :
usages, alimentation, agriculture, chasse, zoologie, rites, croyances, religion. Sur
le terrain cependant, le travail de détermination des spécimens collectés conduit
dans un premier temps les ethnologues à présenter la dépouille des animaux
à leurs informateurs afin d’obtenir leurs noms vernaculaires accompagnés de
renseignements ethnozoologiques et d’établir la liste des espèces présentes
et connues, ainsi que leurs usages sociaux. Cette quête d’exhaustivité est
caractéristique des recherches menées par De Ganay juste avant la guerre, et
de son projet de publication consacré à l’ethnozoologie et l’ethnobotanique
des Dogon, justement intitulé Bêtes et plantes des Dogon (l’un des chapitres
prévus avait par exemple pour titre « Cigognes noires et blanches des falaises
nigériennes »). Ce projet restera cependant inachevé. Un intérêt marqué est par
ailleurs porté aux aspects appliqués de la zoologie, notamment à la zootechnie
et aux savoirs vétérinaires ou médicaux : enquêtes sur les maladies des animaux
domestiques ou sur le traitement contre les morsures de serpent, par exemple. En
1947, d’autres catégories apparaissent encore : aliments, boisson, jeux, médecine,
technique, divination, religion. Cependant, après la fameuse rencontre entre
Griaule et Ogotemmêli, à la fin de l’année 1946, et plus encore suite au travail
de classification conduit par l’ethnologue et Koguem à l’été 1952, les animaux
intègrent un discours mythique et des systèmes de correspondances18. La mise
en service du bateau-laboratoire Mannogo sur le fleuve Niger en 1955 témoigne
17. Leurs noms ne sont cependant qu’exceptionnellement indiqués. Sur cette division du travail
et l’effacement du rôle des auxiliaires dans les collectes ethnographiques ou zoologiques, voir
De L’Estoile (2005) et Jacobs (2006).
18. Les « conversations cosmiques [sic] de Griaule avec le chasseur dogon Ogotemmêli » sont
d’ailleurs considérées comme partie intégrante de l’histoire de l’ethnozoologie par Eugène S.
Hunn (2011 : 85).
19. Heterobranchus bidorsalis (en bambara : mànɔgɔ, où nɔgɔ signifie « sale », « visqueux ») joue,
selon Griaule et Dieterlen, un rôle important dans les mythes des populations riveraines du
fleuve Niger.
De la zoologie à la mythologie
L’intérêt que la plupart des ethnologues africanistes portent aux animaux
les conduit à entamer un long travail de détermination des spécimens récoltés :
il s’agit pour eux à la fois de traduire dans le langage des zoologistes les
appellations vernaculaires des espèces et de comparer ou de confronter la
nomenclature linnéenne des premiers aux classifications des indigènes. Sur le
terrain, les ethnologues demandent à leurs informateurs (ceux qui sont chasseurs
en priorité) les noms locaux des animaux qu’ils leur présentent en insistant
sur les distinctions entre les différentes espèces et en essayant d’obtenir des
classifications. Ces injonctions à classer les animaux conduisent parfois les
informateurs à établir des distinctions supplémentaires, entre individu mâle
et individu femelle, par exemple, voire à reproduire les classifications que les
ethnologues projettent sur la faune locale21. Ces derniers connaissent cependant
très mal la taxonomie scientifique et doivent également solliciter des zoologistes.
On assiste ainsi à un double travail de détermination des spécimens, les
ethnologues s’adressant d’une part aux indigènes pour obtenir les noms et les
classifications vernaculaires, d’autre part à des zoologistes réputés pour intégrer
les spécimens collectés dans la nomenclature linnéenne.
Avant la Seconde Guerre mondiale, ces spécimens sont envoyés à Paris
et déterminés par les zoologistes du Muséum. La reprise des fiches après
le retour de la mission Dakar-Djibouti en France témoigne par exemple des
méconnaissances initiales de ses membres en zoologie. Ils échouent à identifier
les animaux collectés (« Fouine ? » « Blaireau ou putois ? ») et confient donc le
travail de détermination aux zoologistes du Muséum national d’histoire naturelle
(« désignée comme civette par le Muséum »). Si la plupart des espèces sont déjà
connues, quelques-unes sont nouvelles et les spécimens collectés sont alors
définis comme types de l’espèce. Deux espèces nouvelles sont d’ailleurs décrites
et dédiées à des ethnologues par Angel, assistant d’herpétologie au Muséum.
Une grenouille rapportée par la mission Dakar-Djibouti est ainsi nommée
Rana Griaulei en hommage à Griaule (Angel 1934). Deux ans plus tard, parmi
plusieurs espèces ou sous-espèces nouvelles ramenées par Lhote (Angel 1936a),
un lézard, Philochortus Lhotei, lui est dédié (Angel 1936b). Lhote, naturaliste de
formation et passionné par les serpents, consacre d’ailleurs un article aux reptiles
du Sahara et du Soudan avec Angel (Angel et Lhote 1938).
20. Catalogue général Mammifères et oiseaux du Muséum national d’histoire naturelle, entrée
n° 13bis, n° 1248.
21. C’est l’un des reproches adressés à la méthode d’enquête de Griaule (Van Beek et al. 1991 :
154 ; Jolly 2001-2002 : 99).
23. Il s’agit respectivement de Canis aureus, chacal doré (Linnaeus 1758) et de Canis pallidus,
renard pâle (Cretzschmar 1826). Le genre auquel appartient cet animal fait d’ailleurs
également débat, à la même époque, chez les zoologistes, qui hésitent entre Canis et Vulpes,
ce qui explique la confusion entre renard et chacal en français. Le genre Thos, également
remis en question, a conduit à tort des commentateurs à établir un lien entre le chacal des
Dogon et les divinités égyptiennes (Jolly 2007 : 197). Le cas du yurugu témoigne ainsi de la
complexité des enjeux de détermination des spécimens zoologiques.
Figure 2 : « Griaule, Ambibé, vieux masque et la tortue », mission Sahara-Soudan, 1935
(Fonds Marcel-Griaule, Bibliothèque Éric-de-Dampierre, MAE,
Université Paris Ouest Nanterre La Défense, France)
Conclusion
Une trentaine d’années après la visite du Muséum national d’histoire
naturelle par Griaule et Koguem, deux disciples de l’ethnologue, Diertelen et
Rouch, se rendent au Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren, en Belgique,
où sont exposées à la fois des collections ethnographiques et zoologiques.
Dieterlen s’arrête alors devant un diorama au centre duquel se dresse un
hippotrague naturalisé. Elle appelle : « Jean, venez voir cet animal superbe ! Et
fort bien représenté ! – C’est le… walu ? – Le walu dogon. – L’antilope-cheval. »
La scène, filmée par Luc de Heusch (1984), figure dans son film d’hommage à
Griaule, Sur les traces du renard pâle. Ici, ce n’est plus un informateur dogon
qui identifie des spécimens zoologiques conservés dans un musée, mais deux
ethnologues africanistes qui déterminent et localisent (c’est un « walu dogon »)
un animal naturalisé. Mais, de la même manière que Koguem rapprochait certains
spécimens du Muséum des animaux qu’il connaissait en confondant parfois deux
26. Pour une présentation détaillée du diorama, voir Thys van den Audenaerde (1994 : 52).
27. Cette filiation est cependant discutable. Elle occulte notamment le rôle central joué par le
professeur Roland Portères dans la création de ce laboratoire et l’influence qu’a pu avoir sur
lui Haudricourt (Bahuchet 2011).
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RÉSUMÉ – ABSTRACT – RESUMEN
Bêtes de terrain : savoirs et affects dans l’invention de l’ethnozoologie
que ces ethnologues développent pour les savoirs zoologiques locaux. Décrire les manières
de faire de l’ethnozoologie oblige ainsi à tenir compte des manières dont les ethnologues sont
affectés par les animaux concernés, à travers le goût qu’ils entretiennent pour la chasse, leurs
pratiques de collecte et de capture, ou encore leurs gestes d’attachement.
Mots clés : Bondaz, ethnozoologie, ethnographie, zoologie, Afrique, Marcel Griaule, chasse
The invention of ethnozoology in West Africa between 1928 and 1960, at a time when
French ethnology is professionalized and where new methodologies of fieldwork are put
in place, shows the construction of unpublished knowledge, at the crossroads of ethnology
and zoology. The Africanist ethnologists of the time, Marcel Griaule in the first place, have
varied and often privileged relationships with animals. A certain fascination for African
wildlife certainly plays a role in the scientific interest that these ethnologists develop for local
zoological knowledge. To describe the ways of doing ethnozoology thus requires to take into
account the ways in which ethnologists are affected by the animals concerned, through the
pleasure that they maintain for hunting, their collection and capture practices or even their
gestures of attachment.
Keywords : Bondaz, Ethnozoology, Ethnography, Zoology, Africa, Marcel Griaule, Hunting
Julien Bondaz
CREA – Centre de recherches et d’études anthropologiques
Faculté d’anthropologie, de sociologie et de science politique
Université Lumière–Lyon 2
5, avenue Pierre Mendès-France
69676 Bron Cedex
France
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