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fr/1997/11/LEW/9443
NOVEMBRE 1997 - Pages 1, 6 et 7
En fait, la Chine est entraînée, d’un côté, dans une montée en puissance économique et
géopolitique. De l’autre, elle n’est pas sortie d’une difficile et parfois chaotique
reconversion économique et systémique, aux effets sociaux très déstructurants. Il en
résulte un décalage considérable entre ce que le pays est devenu après deux
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décennies de bouleversements postmaoïstes et ce qui est proclamé officiellement au
sommet du parti.
Cette difficulté est masquée par le déploiement de la ferveur patriotique, à la fois réelle
et manipulée, qui a pris depuis quelque temps le relais d’un marxisme-léninisme vide de
contenu.
Les problèmes de politique extérieure (ou celui de Taïwan, considéré comme une
question intérieure) n’ont été traités qu’en termes généraux et avec des accents de
bonne volonté, bien éloignés de l’agressivité manifestée encore récemment. L’essentiel,
c’est le bon ordre du pays et surtout une succession maîtrisée.
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les autorités gouvernementales par le parti. Dans la nouvelle direction, nul ne semble
avoir sur l’armée l’ascendant qu’un Mao ou un Deng ont eu en leur temps, même si
M. Jiang Zemin préside, depuis huit ans, la Commission militaire. La présence, au sein
du bureau politique, des deux vice-présidents de celle-ci, les généraux Zhang Wannian
et Chi Haotian, atteste certes de l’étroitesse des liens entre l’armée et le parti, mais elle
ne constitue pas pour autant un garant absolu de loyauté. Les appels à l’obéissance -
avant, pendant et après le congrès - sont trop insistants pour que l’on puisse penser
que la situation s’est normalisée de ce côté-là.
Tout au plus M. Jiang Zemin paraît-il avoir neutralisé l’armée. C’est ainsi que l’on
interprète l’absence d’un militaire dans l’organe suprême, le comité permanent du
bureau politique (contrairement à ce qui était prévu et comme c’était le cas lors du
précédent congrès). Il reste à prouver que M. Jiang Zemin peut désormais éviter les
pressions nationalistes, voire chauvines, que l’armée a exercées ces dernières années,
et tout particulièrement à propos de Taïwan au début de 1996.
Les questions de personnes ont occupé une bonne partie des délibérations de la
direction. Il en est résulté, entre autres, l’éviction de M. Qiao Shi, le président de
l’Assemblée nationale populaire (ANP), officialisée au congrès, comme résultat d’une
alliance entre MM. Jiang Zemin et Li Peng.
MAIS le rapport de forces ne préjuge en rien l’évolution des futures batailles politiques.
M. Zhu Rongji a un profil de technocrate réformateur, énergique et compétent, alors que
M. Li Peng, guère populaire, est définitivement identifié aux répressions de 1989. La
frilosité, sinon la crainte, l’emportent dans le domaine des réformes politiques, preuve
indiscutable d’un sentiment d’insécurité du régime. Il n’est pas question de revenir sur
les événements de Tiananmen de 1989, même si nul n’ignore qu’il faudra bien un jour
régler ce terrible passif.
Des voix se sont exprimées en ce sens durant le congrès, notamment celles d’anciens
membres du brain-trust de M. Zhao Ziyang. Par ailleurs, on a, certes, asséné la
sempiternelle sentence sur la nécessité des réformes politiques, mais en prenant le
moins de risques possible. On proclame une fois de plus la nécessité de lutter contre la
corruption, mais sans préciser comment et donc sans la moindre crédibilité :
omniprésent, ce phénomène vient plus que jamais, d’abord, des sommets du pouvoir et
ne saurait être dissocié du mouvement de reconversion des élites (4). Il existe toujours
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un énorme hiatus entre ce que la société est devenue et expérimente quotidiennement,
qui n’a plus grand-chose à voir avec les années maoïstes, et ce que le régime présente
comme projet politique de gestion de la Chine.
Soumis aux pressions de la population et de larges secteurs des élites, qui s’expriment
notamment dans le cadre plus ouvert des débats de l’ANP, le régime envoie des
signaux pour marquer son intention de ne pas trop tarder à faire des propositions de
réformes politiques. Celles-ci viseraient au moins à une meilleure gestion de
l’administration, à la construction d’un véritable système légal et à l’introduction, dans
les années à venir, des embryons de participation populaire, bien entendu sous
contrôle. Patience donc. Pour le moment, on se contente de faire avancer la
modernisation de l’administration et de réduire le poids de la bureaucratie d’Etat, qui est
passée de 9,25 millions de fonctionnaires en 1992 à 7,25 millions en 1996.
Le discours officiel autour du XVe congrès redonne vie à la théorie de la « phase initiale
du socialisme ». Si ce n’est pas une nouveauté, il s’agit néanmoins d’une indication
codée sur ce qui se prépare. C’est au XIIIe congrès du PCC, en 1987, que cette
thématique avait été lancée par le dirigeant réformateur Zhao Ziyang. Avec ce concept,
ce dernier se faisait fort de poursuivre le cours réformiste, alors attaqué par une aile
puissante du parti. Ce mot d’ordre représentait un compromis politique entre différents
courants du PCC, comme le sera plus tard son pendant, la célèbre formule du
« socialisme de marché », une façon sinueuse d’affirmer la perpétuation du régime et
de ses fondements « socialistes » tout en allant de l’avant vers le marché non
socialiste : le postcommunisme organisé à l’intérieur du « communisme ».
Car, dans les faits, la question n’est plus de savoir quelle étape du « socialisme » on
construit, mais quelle forme de capitalisme (de système de marché généralisé) s’établit ;
de déterminer dans quelle mesure le régime peut maintenir les bonnes performances
économiques et, en même temps, diriger le mouvement sans être submergé par ses
conséquences, dans une logique de défense des intérêts nationaux. Ce qu’il a réussi à
faire remarquablement depuis les débuts de la réforme.
La situation économique, qui reste favorable dans ses grandes tendances, mais aussi
l’ampleur de l’ouverture sur le monde poussent à l’approfondissement des évolutions en
cours. Les options prises par le congrès sur une privatisation partielle de l’économie
industrielle d’Etat reflètent moins l’audace de la direction actuelle qu’une tentative de
rattraper et de contrôler un mouvement, en cours, à l’allure assez désordonnée. Selon
la Banque mondiale, l’équivalent de 10 milliards de dollars de biens de l’Etat a déjà été
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vendu à des intérêts particuliers depuis dix ans, en toute illégalité ou par des
arrangements obscurs (5).
Une vaste enquête, menée sur un échantillon de 40 000 familles de citadins, confirme la
hausse des ressources : les trois quarts des familles ont des revenus annuels
supérieurs à 10 000 yuans, en augmentation de 70 % sur 1991. Mais il est très frappant
de constater que 55 % des familles riches (plus de 100 000 yuans par an) sont
concentrées dans la seule province du Guangdong (limitrophe de Hongkong) qui,
largement intégrée à l’économie mondiale, se situe depuis longtemps à l’avant-garde
des changements. Si une ville comme Shanghaï ou les provinces côtières du Zhejiang
ou du Jiangsu sont bien représentées dans cette Chine de la prospérité, l’arrière-pays
en est pratiquement absent (9). Et, à Shanghaï, l’écart entre les 10 % les plus riches et
les 10 % les plus pauvres a quadruplé entre 1990 et 1996 (10).
Cette coupure entre ceux qui progressent et ceux qui sont menacés est visible dans la
réforme du secteur d’Etat, qui est présentée comme la priorité du pays. C’est l’un des
rares domaines où le discours officiel autour du XVe congrès dépasse parfois les
généralités (11). S’il s’agit d’une thématique récurrente depuis les débuts de la réforme,
à la fin des années 70, il semble que l’on entre dans la phase décisive de la
restructuration d’un secteur qui fut l’incarnation du « socialisme chinois » et même, à sa
façon, la forme concrétisée du « socialisme » étatique du XXe siècle. Les textes officiels
abordent la question des formes de propriété, de privatisation, de large désengagement
de l’Etat dans ce secteur.
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entreprises, dont 7 000 dirigées directement par le gouvernement central). L’Etat devrait
se maintenir seulement dans le secteur des infrastructures et celui qui concerne la
sécurité nationale (12).
Avec 70 milliards de yuans de pertes (contre 54 milliards en 1995), l’année 1996 aurait
été particulièrement difficile dans le secteur d’Etat : c’est un secteur déficitaire à 70 % et
qui grèverait toujours lourdement le budget national - 16,2 milliards de yuans de
subsides en 1995 (13) - quoique les aides se réduisent régulièrement depuis plusieurs
années.
Protéger les entreprises d’Etat pour éviter un chaos à la russe, voire une explosion
sociale urbaine, constituait même une composante essentielle du modèle chinois « de
transition ». Cela n’a pas empêché le régime d’entreprendre, ou de laisser se faire, un
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démantèlement progressif de ce secteur. Celui-ci est devenu minoritaire : de près de
80 % de l’activité industrielle en 1980, il est passé à un tiers à peine aujourd’hui (18).
Les mises en faillite, impensables il y a peu (malgré une loi de 1988 les autorisant), se
généralisent : 2 300 en 1995, 6 300 en 1996. Elles représentent souvent une façon
commode d’effacer les dettes, qui retombent à la charge des banques et du budget de
l’Etat. Et l’action du gouvernement facilite cette dérive en incitant à la fusion des
entreprises non rentables.
L’accord n’est certes pas unanime, dans la direction actuelle, pour lancer un
mouvement de privatisation de vaste ampleur qui - même dans le cadre de l’économie
mixte et sous la supervision, de facto ou de droit, de la puissance publique (nationale,
régionale ou locale) - ferait entrer le capitalisme, sur une grande échelle, dans le bastion
« socialiste ».
On perçoit des nuances dans les déclarations des hauts responsables. Pour démontrer
la prééminence du secteur public, les autorités additionnent la part du secteur d’Etat
(autour de 30 % de la production industrielle) et celle du secteur collectif (autour de 40 à
45 %) - mais ce dernier n’est quelquefois public que de nom : derrière lui se profile une
logique différente, moins liée à l’Etat qu’aux nouveaux réseaux de pouvoir, à la nouvelle
élite.
Le régime est cependant toujours hanté par la crainte d’une explosion sociale et veut
avancer, comme dans le passé, par des expériences-pilotes soigneusement choisies,
quitte à reculer s’il le faut. De plus, la Chine ne dispose pas encore d’un système
national de sécurité sociale : celle-ci repose toujours, pour une bonne part, sur les
entreprises ou sur des initiatives locales et régionales. C’est ainsi, par exemple, qu’un
tiers des écoles et hôpitaux sont encore directement gérés par les entreprises
d’Etat (19).
Résultat : on compte 26 000 cas d’« agitation ouvrière » (de diverse nature) pour les six
premiers mois de 1997, en augmentation de 59 % sur la même période de 1996 (21).
Ainsi, à l’Ouest, la province peuplée du Sichuan, en retard sur les grands changements
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économiques, a connu plusieurs explosions, dont un début d’insurrection à Nanchong :
20 000 ouvriers d’une entreprise d’Etat de textile quasiment en faillite ont fait grève - ils
ont même assiégé la mairie pour protester contre les six mois de retard dans le
paiement de leurs salaires.
Le pouvoir a mis l’étouffoir sur ces graves événements, qui n’ont été connus que
quelques mois plus tard. Plus récemment, en juillet, 9 personnes ont été arrêtées à
Mianyang, dans la même province, à la suite d’une manifestation provoquée par la mise
en faillite d’une entreprise de fabrication de la soie. Les ouvriers sont descendus dans la
rue et ont paralysé la circulation (22). Le régime hésite à utiliser la répression directe,
sauf - comme ce fut le cas lors des événements de 1989 - pour écraser toute forme
d’organisation ouvrière indépendante (23).
Mais Pékin recule moins souvent qu’il y a quelques années dans la poursuite de ses
objectifs : la généralisation de la logique de marché. Si les élites y sont acquises dans
des proportions de plus en plus importantes, le monde ouvrier d’Etat est partagé entre
la peur et l’hostilité. Le sous-emploi, qui est officiellement chiffré à 3-4 % (autour de 5
millions de personnes) - sans compter les travailleurs « déplacés » - dans les villes,
pourrait en concerner 16 millions en l’an 2000 (24). Le chômage atteint des niveaux de
l’ordre de 20 % dans certaines régions du Nord-Est (l’ancienne Mandchourie), zone de
vieille industrie lourde assez obsolète. Et 200 000 ouvriers, essentiellement du secteur
textile, ont été licenciés à Shanghaï en 1996. S’ils retrouvent en général un emploi dans
une économie en pleine expansion, c’est souvent dans des activités plus mal payées ;
sinon, ils reçoivent de modiques allocations de chômage. On estime que 400 000
travailleurs de cette ville se retrouveront dans la même situation dans les deux ans à
venir (25). Et, malgré les 10 millions d’ouvriers du secteur d’Etat déjà licenciés, on
calcule que 15 millions d’autres sont encore « en surnombre » (26).
Le journal officiel du parti, Le Quotidien du peuple, a reconnu, dans son éditorial du 1er
mai dernier, que la situation du monde ouvrier s’était dégradée, mais a promis que
l’approfondissement de la réforme aura des effets bénéfiques pour des millions de
travailleurs (27).
Ces effets se font cependant attendre dans une Chine qui, si elle progresse vite
économiquement, n’en connaît pas moins une pauvreté, certes en baisse, que les
autorités officielles estiment de l’ordre de 60 millions à 70 millions de personnes (28).
Sans compter les 300 millions de Chinois qui, essentiellement dans le monde rural,
vivent avec des ressources limitées.
Ainsi, pendant qu’on affiche, parmi les hiérarques, des convictions socialistes qui ne
convainquent plus personne (et surtout pas leurs proches, leurs enfants notamment, qui
vivent selon des logiques complètement différentes), on débat ouvertement jusque dans
les sphères officielles, mais à l’abri de l’opinion publique, du type de reconversion des
élites et du modèle de régime le plus à même d’assurer la prochaine étape de
transformation du pays.
On disserte à profusion, en haut lieu, sur les formes nouvelles, plus sophistiquées, de
gestion autoritaire, et sur le meilleur moyen d’utiliser les traditions et l’héritage culturel
du pays, dans le but d’éviter à la fois une explosion populaire qui reste la hantise des
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dominants et la déstructuration d’un univers chinois si compliqué à gérer, si riche de
risques et de potentialités.
(1) Lire Vincent Fourniau, « Pékin face au mouvement national ouïgour », Le Monde diplomatique,
septembre 1997.
(2) Summary of World Broadcast (SWB), Far East (FE), > no 2943, 12 mai 1997.
(3) Cf., par exemple, « Xinhua », reproduit in SWB, FE, no 2936, 29 mai 1997.
(4) Lire Jean-Louis Rocca, « Paradoxale modernisation », Le Monde diplomatique, mars 1997.
(6) SWB, FE, no 2998, 15 août 1997 ; Summary of World Broadcast, Far East Weekly (SWB, FEW),
no 494, 4 juillet 1997 ; China Daily, 6 septembre 1997.
(8) Lire Frédéric F. Clairmont, « Typhon financier sur les "tigres" d’Asie », Le Monde diplomatique,
octobre 1997.
(13) SWB, FE, no 2938, 6 juin 1997 ; Financial Times du 25 avril 1997.
(16) FEER, 28 août 1997 ; SWB, FE, no 3006, 25 août 1997 ; Françoise Lemoine, « Chine : la
transition inachevée », in Actuel Marx, no 22 , 1997, pp. 36- 38.
(20) François-Yves Damon, « Le devenir des usines textiles d’Etat », in Transitions, Bruxelles, 1997-
2.
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(22) FEER, 26 juin 1997, p. 1415 ; SWB, FE, no 2975, 19 juillet 1997.
(23) Voir, sur la condition ouvrière et les nouvelles formes d’exploitation, les témoignages rassemblés
dans le livre de Hsi Hsuan-wou et Charles Reeve, Bureaucratie, bagnes et business, Paris,
L’Insomniaque, 1997 ; ou la Lettre d’information de la Commission internationale d’enquête du
mouvement ouvrier et démocratique contre la répression en Chine, 25, rue Ledion, 75014 Paris.
(24) Selon une étude alarmiste parue dans le Renmin Luntan, 8 mai, in SWB, FE, no 2993, 9 août
1997.
(27) Renmin Ribao, 1er mai, in SWB , FE, no 2908, 2 mai 1997.
Lire :
- Vingt ans de réformes
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