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Moulinier-Brogi Laurence. Les merveilles de la nature vues par Hildegarde de Bingen (XIIe siècle). In: Actes des congrès de la
Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 25ᵉ congrès, Orléans, 1994. Miracles , prodiges et
merveilles au Moyen Age. pp. 115-131;
doi : https://doi.org/10.3406/shmes.1994.1653
https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1995_act_25_1_1653
SIÈCLE)
Autant le dire d'emblée : ce n'est pas pour les miracles que lui prêtent ses
hagiographes que la désormais célèbre abbesse allemande Hildegarde de
Bingen (1098-1 179), tenue pour sainte bien que jamais canonisée, a sa place
ici, mais pour l'originalité de sa vision de la Nature. Faisant sienne la
louange du Psalmiste, « Grandes sont les œuvres de Yahvé, Dignes d'étude
pour qui les aime » l, la sainte femme frottée de théologie a en effet glorifié
la Nature dans l'ensemble de son œuvre, et concilié amour de Dieu et désir
de savoir au point de composer, entre autres productions fort diverses, un
ouvrage de science naturelle intitulé Liber subtilitatum diversarum natura-
rum creaturarum, que nous connaissons aujourd'hui sous la forme de deux
traités, Physica et Causae et curae. Le regard porté par Hildegarde sur la
Nature est donc un regard à la fois curieux et émerveillé puisque la Création
n'était autre à ses yeux que l'ensemble des « merveilles de Dieu », les mira-
bilia Dei que chantent tous ses écrits. Fidèle en cela à l'enseignement du
Livre de la Sagesse, XI, 20 (Omnia disposuisti in mensura, numéro et
pondère suo), elle y voyait en effet un univers dominé par l'ordre, l'harmonie et
la proportion, comme en témoignent les longs développements consacrés
dans sa dernière œuvre, le Liber divinorum operum, aux proportions
régissant le cosmos ou encore le corps humain : la quatrième vision de cet ouvra-
1. Psaume 111, « Eloge des œuvres divines », La Bible de Jérusalem, Paris, Desclée de
Brouwer, 1975, p. 905.
1 16 Laurence MOULINIER
Questions de vocabulaire
Deux difficultés se dressent face à qui veut étudier les vues de l'abbesse
en ce domaine, et tâcher de définir ce que recouvrent pour elle les notions de
« monstre », de « prodige » et de « merveille » ; la première tient aux
flottements de son vocabulaire, et l'on est loin par exemple de retrouver chez elle
un emploi fidèle de la triade monstrum, portentum et prodigium définie par
Varron et glosée par Augustin 5 ; le second écueil vient de son goût prononcé
pour l'implicite, en d'autres termes de l'usage fréquent qu'elle fait de « covert
categories » : incontestablement, plusieurs créatures se présentent dans son
œuvre comme prodigieuses, voire monstrueuses, sans que ces qualificatifs
leur soient pour autant expressément appliqués. Il faut se souvenir, enfin,
2. Cf. Hildegarde de Bingen, Le livre des œuvres divines, trad. B. Gorceix, Paris, Albin
Michel, 1982, notamment p. 93-102.
3. I. Herwegen OSB, « Ein mittelalterlicher Kanon des menschlichen Kôrpers »,
Repertoriumfdr Kunstwissenschaft, 32 (1909), p. 445-446.
4. Etymologiarum librixx, XI, 3, cité par C. Lecouteux, Les monstres dans la pensée
médiévale européenne, Paris, Presses de l'Université Paris Sorbonne, 1993, p. 10.
5. « On les appelle monstres, de monstro parce qu'ils présagent quelque chose, et "signes"
et "prodiges" d'après porîendo et porro dico, parce qu'ils annoncent et présagent ce qui va
survenir» (De Civitaîe Dei, XXI, 8, cité par C. Lecouteux, Les monstres dans la pensée
médiévale européenne, op. cit., p. 9).
LES MERVEILLES DE LA NATURE VUES PAR HILDEGARDE 1 17
La Création toute entière est une merveille mais elle est extrêmement
variée, ce qui amène à se poser les questions suivantes : quel sens donner à la
rareté, à tout ce qui sort pour ainsi dire de l'ordinaire ? De tels phénomènes
portent-ils en eux, plus manifestement que les autres créatures, une marque
sacrée ? Montrent-ils plus nettement la présence de Dieu au sein de
l'Univers ? Enfin et surtout, quel nom leur donner, et peut-on à bon droit appeler
« monstre » ce qui est en son espèce ordinaire à la Nature ?
Chez Ambroise Paré par exemple, nous dit Jean Céard, le terme de
« monstre » convenait pour désigner aussi bien des êtres manquant à la
forme ordinaire de leur espèce que ceux qui avaient une propriété
remarquable, c'est-à-dire aussi bien les individus monstrueux que les espèces
monstrueuses, pour reprendre les distinctions de saint Augustin 13. Or, bien
qu'un tel distinguo ne soit nullement explicite chez Hildegarde, il faut y
recourir si l'on veut rendre compte du caractère tantôt négatif tantôt, au
contraire, positif qu'elle attache à ces êtres d'exception.
12. Cf. Gervais de Tilbury, Le livre des merveilles. Divertissement pour un Empereur
(Troisième partie), éd. A. Duchesne, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 20.
13. Cité de Dieu, XVI, 8, cité dans Ambroise Paré, Des monstres et prodiges, édition J.
Céard, Genève, Droz, 1971, p. XXXV.
14. H. Schipperges, « Ein unveroffentlichtes Hildegard-Fragment », Sudhoffs Archivfiir
Geschichte der Medizin, 40 (1956), p. 41-77, p. 73.
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15. Beatae Hildegardis Causae et curae, éd. P. Kaiser, Leipzig, Teubner, 1903, p. 47 : Et
omne genus humanum in monstra transmutatum et transformatum, ita quod etiam aliqui ho-
mines secundum bestias mores et voces formantes constituebant currendo, ululando et viven-
do.
16. S. Hildegardis abbatissae subtilitatum diversarum naturarum creaturarum libri no-
vem (Physica, dorénavant cité sous ce seul titre), dans S. Hildegardis abbatissae opera omnia,
éd. J.P. Migne, Patrologie latine (désormais abrégé en PL), 197, col. 1117-1352, col. 1268 :
Et sicut homo naturam suam destituit, pecoribus se commiscens, ita etiam et pecora in aliud
genus suum se aliquando in commixtione ducunt. Et sic etiam pisces a génère suo in aliud
genus interdum in effusione seminis sui déclinant, et aliud genus extraneum generi suo produ-
cunt.
17. Voir par exemple les deux animaux monstrueux omant le fol. 225 v° de VHortus deli-
ciarum de Herrade de Hohenbourg (Herrade of Hohenbourg, Hortus deliciarum, éd. R. Green,
Londres-Leyde, 1979, vol. 2, pi. 147) ou la diatribe de saint Bernard, tonnant contre les
représentations de telles créatures sur les chapiteaux romans : « A quoi bon, dans ces endroits, ces
singes immondes, ces lions féroces, ces centaures chimériques, ces monstres demi-hommes
[...] ? Ici, l'on voit une seule tête pour plusieurs corps ou un seul corps pour plusieurs têtes ;
là, c'est un quadrupède ayant une queue de serpent et plus loin c'est un poisson avec une tête
de quadrupède... » (Apologia, XII, 28, trad. M.-M. Davy, cité dans M. Gaily, C. Marchello-
Nizia, Littératures de l'Europe médiévale, Paris, Magnard, 1985, p. 76).
18. Voir par exemple la description des sauterelles dans Apocalypse, 9, 7 (« Or ces
sauterelles, à les voir, font penser à des chevaux équipés pour la guerre ; sur leurs têtes on dirait
des couronnes d'or, et leur face rappelle des faces humaines ; leurs cheveux, des chevelures de
femmes, et leurs dents, des dents de lion » ; « elles ont des queues pareilles à des scorpions »,
etc.) ou celle de la Bête (Apocalypse, 13, 2) : « La Bête que je vis ressemblait à une panthère,
avec les pattes comme celles d'un ours et la gueule comme une gueule de lion » (citations
tirées de La Bible de Jérusalem, op. cit., respectivement p. 1826 et 1829).
19. Liber vitae meritorum dans Analecta sacra Spicilegio Solesmensi parata, éd. J.-B.
Pitra, t. 8, Nova sanctae Hildegardis opera, Mont Cassin, 1882, p. 7-244, par exemple p. 11,
« Verba joculatricis » : Tertia vero imago homini assimilabatur, excepto quod tortuosum na-
sum habebat, et quod manus eius ut pedes ursi erant, et quod pedes ipsius ut pedes grifonis
120 Laurence MOULINIER
apparuerunt, ou p. 13, « Verba ignaviae » : Quinta vero imago velut humanum caput habebat
excepîo quod sinistra auricula eius ut auricula leporis erat, sed tamen tantae quantitatis quod
ipsa idem caput totum operiebat.
20. C. Lecouteux, Les monstres dans la pensée médiévale européenne, op. cit., p. 167.
21. Cf. Physica, vin, praefatio, op. cit., col. 1337-1338.
22. Cf. Physica, vin, op. cit., col. 1338 : vernies, qui in natura sua diabolicis artibus ali-
quantum assimilantur.
LES MERVEILLES DE LA NATURE VUES PAR HILDEGARDE 121
Parmi tous ces animaux qui se distinguent par une propriété étonnante, il
faut bien sûr faire une large place à ceux qui se signalent par leur taille
gigantesque. Le gigantisme est en effet un motif qui tient à cœur à Hildegarde,
et l'importance qu'elle accorde au prodige de taille dépasse le cadre de son
œuvre scientifique. Dans la Physica, on le note d'emblée puisque l'ordre des
chapitres à l'intérieur de chacun des livres zoologiques semble refléter un
ordre de taille décroissant : chaque livre s'ouvre en effet sur l'animal le plus
gros de chaque catégorie, dans l'ordre le cetus, le griffon, l'éléphant et le
dragon (le plus grand de tous les serpents, ou même de tous les animaux
terrestres d'après Isidore 34).
Il est en tout cas rangé, dans cette aire culturelle, parmi les prodiges, les
portenta, comme le prouve par exemple le Summarium Heinrici (écrit
v. 1000-1020), «véritable ouvrage de référence en Allemagne au XIIe
siècle » 36, qui « reprend les traditions tératologiques attestées chez Isidore et
tente de donner pour chaque nom de monstre son équivalent allemand ». De
fait, l'intérêt majeur de ces gloses, toujours d'après C. Lecouteux, est de
montrer « la difficulté que rencontrent les auteurs médiévaux face à des
vocables qui n'existent pas dans leur langue » 37. On y lit ainsi, au chapitre
« De Portends » :
32 Isidore de Seville, Etymologies livre XII, éd. J. André, Paris, Les Belles Lettres, p. 101 :
Gripes vocatur quod sit animal pinnatum et quadrupes.
33. Physica, VI, 1, « De Griffone », col. 1287.
34. Isidore de Seville, Etymologies livre XII, op. cit., p. 135 : Draco maior cunctorum ser-
pentium, sive omnium animantium super terram.
35. C. Lecouteux, Les monstres dans la pensée médiévale européenne, op. cit., p. 67.
36. M. Curschmann, « The German Gloses », dans Herrade of Hohenbourg, Hortus deli-
ciarum, op. cit., vol. 1, p. 63-80, p. 65.
37. C. Lecouteux, Les monstres dans la pensée médiévale européenne, op. cit., p. 25.
38. Summarium Heinrici, éd. R. Hildebrandt, Berlin-New York, De Gruyter, 1982, t. 2,
p. 28.
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Penser le gigantesque
39. J. Chassanion, De giganîibus, eorumque reliquiis, atque Us, quae ante annos aliquot
nostra aetate in Gallia reperte sunt, Bâle, 1580.
40. F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (XW -XIIIe s.).
L'Autre, VAilleurs, VAutrefois, Paris, Honoré Champion, 1991, p. 589.
41. Etymo., XI, 3 : Falso autem opinantur quidam ... praevaricatores angelos cumfiliabus
hominum ante diluvium concubuisse et exinde natos gigantes (cité par J. Berger de Xivrey,
Traditions tératologiques ou Récits de l'Antiquité et du Moyen Age en Occident sur quelques
points de la fable du merveilleux et de l'histoire naturelle, Paris, Imprimerie Royale, 1836,
p. 189). Cette version provenait vraisemblablement du Livre d'Enoch, apocryphe composé au
Ier siècle av. J.C. : « les anges devinrent amoureux des filles des hommes, s'approchèrent
d'elles et enfantèrent des géants » {Le livre d'Enoch, Paris, R. Laffont, 1975, p. 19, cité par F.
Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale, op. cit., p. 607).
42. Cf. C. Lecouteux, Les monstres dans la pensée médiévale européenne, op. cit., p. 30.
43. Sur la place des géants dans l'œuvre de Dante, voir R. Lemay, « Mythologie païenne
et révélation chrétienne éclairant la destinée humaine chez Dante : le cas des géants », Revue
des études italiennes, Dante et les mythes, neUe s., 11 (1965), p. 237-279.
44. Cf. J. Chassanion, De Gigantibus, op. cit., p. 12.
124 Laurence MOULINIER
45. Cf. C. Lecouteux, Les monstres dans la pensée médiévale européenne, op. cit., p. 16.
46. J. Chassanion, De Gigantibus, op. cit., p. 25 : Sed neque nostra haec aetas suis gigan-
tibus caruit.
47. Cf. Giraldi Cambrensis Opera, éd. J.F. Dimock, Londres, 1867, vol. 5, Topographia
Hibernica, p. 1-204, p. 141 et 144.
48. Cf. M. Gally, C. Marchello-Nizia, Littératures de l'Europe médiévale, op. cit., p. 100.
49. Louanges, trad. L. Moulinier, Paris, La Différence, 1990, n° 72, « De sancto
Matthia », p. 104 : Tune Matthias per electionem Divinitatis / sicut gigas surrexit.
50. Liber vitae meritorum, op. cit., p. 238 : Ego vis divinitatis - gigas magnus in virtute
super omnem hominem processi.
51. Ibid., p. 158 : Tune idem Filius Dei exultavit, et in altitudine divinitatis, ut gigas, hoc
in gaudio suo habuit, quod nec timor nec dubium in ipso erat.
LES MERVEILLES DE LA NATURE VUES PAR HILDEGARDE 125
dans l'Ancien Testament 52, sans que le mot gigas figure pour autant dans le
texte de la visionnaire 53. Mais dans ce même Liber vitae meritorum, un vice
comme l'envie prend la forme monstrueuse d'un hybride qui présente entre
autres des traits de gigantisme humain 54. Dans le Scivias, la figure de
Goliath est également négative, et symbolise le diable dans son orgueil 55 ;
en outre, une lettre de Hildegarde au patriarche de Jérusalem 56 met en scène,
dans un passage fort obscur (dont je me demande si la source n'est pas
l'œuvre des Mythographes du Vatican) 57, la lutte des géants et des aigles,
qui se termine par la victoire de ces derniers grâce à l'intervention du soleil.
Les géants y font donc figure d'engeance à combattre.
Les géants humains pouvaient être vus comme des êtres portés à un
certain nombre de désordres ultérieurs et représenter entre autres, y compris, on
l'a vu, pour Hildegarde, les dangers auxquels mène l'orgueil ou la démesure
humaine ; mais en était-il de même pour le monde animal ? En d'autres
termes, les géants animaux, ces créatures énormes constituées uniquement de
force physique, étaient-ils perçus à leur tour comme un danger pour
l'équilibre de la nature, pour l'ordre de la Création ?
52. Voir entre autres les Psaumes, notamment 18, 10 (« II inclina les cieux et
descendit ») ; 95, 3 (« Car c'est un Dieu grand que Yahvé, un Roi grand par-dessus tous les dieux ») ;
97, 9 (« Très-Haut sur toute la terre, surpassant de beaucoup tous les dieux ») ; 144, 5
(« Yahvé, incline tes cieux et descends »), etc. (trad. La Bible de Jérusalem, op. cit., passim).
53. Liber vitae meritorum, op. cit., p. 17 : Virenim iste tantae proceritatis, quod a summi-
tate nubium coeli usque ad abyssum pertingit, Deum désignât.
54. Ibidem, p. 107 : Secundam autem imaginem monstruosam formam habentetn vidi,
cuius caput et scapulae ac brachia homini aliquantum assimilabantur, exceptis manibus,
quae ut manus ursi erant ; sedpectus et venter ac dorsum ipsius humanum modum in grossi-
tudine excedebant.
55. Scivias, III, 1, cap. 18, op. cit., p. 346 : Et sicut Goliath surrexit ad despectum David,
ita erexit se diabolus in praesumptionem in semetipso, volens similis esse Altissimo.
56. Epistola XXII, PL, 197, col. 179 : Altéra via plena aedificiorum erat in quibus aquilae
et alia volatilia habitabant. Altéra autem magnae optionis plena fuit, in qua gigantes concur-
rerunt, qui contra aquilas istas et caetera volatilia pugnabant sed eis praevalere non pote-
rant. Tune sol processit, et in extremo brachio suo aureos clypeos habuit, et contra gigantes
illos pugnavit.
57. Mythographi Vaticani 1 et 11, éd. P. Kulcsàr, Turnhout, Brepols, 1987 (Corpus
Christianorum Continuatio Medievalis, 91c), Mythographus I, 11, p. 6 : Fabula Titanarum,
Gigantum : Iupiter autem auxilio aquilae, que fulmina sibi portans ministrat, eos devicit et in
Ethna conclusit absque uno Titane, id est sole, et Mythographus il, 5, p. 100 : Aquila ...
Fingitur etiam in bello gygantum Iovi arma ministrare.
126 Laurence MOULINER
Mal connu, le monde marin fait peur aux terriens et nourrit un certain
nombre de leurs fantasmes. Comme l'expliquait Hraban Maur au IXe siècle,
si les poissons ont été nommés après et d'après les animaux terrestres, c'est
qu'ils ont été vus et connus plus tard 60. Or, de même que l'Occident
médiéval connaissait somme toute peu de reptiles et que les serpents connus par les
écrivains romains étaient devenus des dragons sous la plume de leurs
successeurs, de même certains animaux marins comme la baleine, le phoque ou le
marsouin avaient subi un traitement analogue pour se transformer en
belluae 61. Au sein de ce monde marin, obscur et inquiétant, la baleine était
toute désignée, par ses proportions gigantesques, pour devenir et rester, de-
58. Pour une étude détaillée des rapports entre la Physica et la littérature dont elle a pu
s'inspirer ou au contraire s'affranchir, notamment le Physiologus, je me permets de renvoyer
au chapitre VI (« Sources et influences ») de ma thèse, L'œuvre scientifique de Hildegarde de
Bingen, Université de Paris vm, 1994, ex. dactyl., vol. 2, p. 322-404.
59. Cf. Physica, VU, praefatio, col. 1312.
60. Cf. Hraban Maur, De Universo sive de rerum naîuris libri vigenti duo, éd. J.P. Migne,
PL, 111, lib. vm, cap. 5, « De Piscibus », col. 237.
61. C. Lecouteux, Les monstres dans la pensée médiévale européenne, op. cit., p. 11.
LES MERVEILLES DE LA NATURE VUES PAR HILDEGARDE 127
écrivait Isidore, et
Cete dicta ... ob immanitatem ; sunt enim ingentia genera beluarum et aequa-
lia montium corpora 65.
Que l'on opte pour une traduction de cetus par « baleine » ou « cète », il
s'agit dans les deux cas d'évoquer des espèces gigantesques et, puisque
Hildegarde reprend le terme de cetus associé à Jonas dans l'Ecriture, et par
Isidore lui-même 66, nous le rendrons par « baleine », désignation courante
du poisson de Jonas.
XCVllv0
62. Voir
et xcvni
par exemple
de la version
les planches
allemandeillustrant
du Liberlapiscium
sectionde
« Allerlei
Gesner parue
Wallfischen
en 1575,
» après
aux fol.
sa
mort (Fischbuch, Dos ist ein Kurtze doch vollkommene Beschreybung aller Fischen...newlich
durch S. Cunradt Forer.. An dos Teiitsch gebracht, Zurich, C. Froschover, 1575).
63. L'emploi de ceti par Philippe de Thaon est attesté en 1 1 19, et traduit par « grand
poisson de mer, baleine » par A.-J. Greimas, signification que l'on retrouve clairement au xme
siècle chez Brunetto Latini qui écrit :« Le cète est un grand poisson que la plupart des gens
appellent baleine » (Brunetto Latini, Livre du Trésor, trad. G. Bianciotto dans Bestiaires du
Moyen Age, Paris, Stock, 1980, p. 176). Dans le Roman d'Aeneas, en 1160, le terme de cetus
désigne en revanche, toujours selon A.-J. Greimas, un monstre marin indéterminé (cf. A.-J.
Greimas, Dictionnaire de l'ancien français jusqu'au milieu du XIVe siècle, Paris, Larousse,
1980, p. 98).
64. Summarium Heinrici, op. cit., p. 63.
65. Etymologies livre XII, op. cit., p. 187.
66. Ibid. : qualis cetus excepit Jonas.
128 Laurence MOULINIER
67. Cf. P. Rousset, « Le sens du merveilleux à l'époque féodale », MA, 62 (1956), p. 25-
37, p. 29.
68. F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale, op. cit., p. 458 ;
voir aussi à ce sujet J. Le Goff, « Le merveilleux nordique médiéval », dans S. Deven (sous la
direction de), Pour Jean Malaurie, 102 témoignages en hommage à quarante ans d'études
arctiques, Paris, Pion, 1990, p. 21-28.
69. Brunetto Latini, Le livre du Trésor, op. cit., p. 176. Cf. Isidore, Etymologies livre XII,
op. cit., p. 187 : cuius alvus tantae magnitudinis fuit ut instar obtineret inferni, dicente
Propheta : « Exaudivit me de ventre inferni ».
70. Cf. Il Fisiologo, éd. F. Zambon, Milan, Adelphi, 1975, 3e éd. 1990, p. 56.
LES MERVEILLES DE LA NATURE VUES PAR HILDEGARDE 129
plus grand poisson qu'on ait jamais vu », commence ainsi à son tour le grand
Albert, pour en arriver à une évocation totalement irréaliste des yeux et des
« cils » du monstre :
« ses yeux sont très grands (l'orbite d'un seul œil peut contenir quinze
hommes, parfois même vingt) » 71.
On n'est pas loin, dans ce texte, du xrjxrj qui engloutissait des navires
entiers dans les « Histoires vraies » composées par Lucien de Samosate au Ile
s. après J.C. 72 et certes, chez Hildegarde aussi, le cetus a toutes les
caractéristiques du monstre, bien que, là encore, le mot n'apparaisse pas. Ce n'est
pas seulement un poisson, nous dit-elle, il a aussi « la nature des bêtes
sauvages comme le lion et l'ours » :
Elle commence par montrer que sa taille étonnante est en réalité tout à
fait conforme à la Nature : comme plus tard chez Ambroise Paré, la mer
apparaît ici comme un inépuisable réservoir de vie 74, un milieu éminemment
vital qui explique que les animaux qui y demeurent puissent atteindre une
taille gigantesque ; est donc ébauché ici un raisonnement que Jérôme
Cardan, dans son traité De Subtilitate, portera à son terme en écrivant que
« la mer est toute vitale et pleine de monstres » et que « les bestes sont
grandes aus eaus, principalement en la mer ... parce qu'en l'Océan la chaleur
et l'humeur servent à l'augmentation et la saline à la conservation » 75.
71. Trad. L. Moulinier, « Les baleines d'Albert le Grand », Médiévales, 22-23 (1992),
p. 117-128, p. 120.
72. Cf. Luciano di Samosata, Storia vera, trad. U. Montanari, Rome, Tascabili Newton,
1994, p. 45.
73. Physica, V, I, « De Celé », op. cit., col. 1269.
74. Cf. Ambroise Paré, Des monstres et des prodiges, op. cit., p. XL.
75. Jérôme Cardan, De la subtilité, trad. fr. Richard Le Blanc, Paris, 1556, fol. 224v.
1 30 Laurence MOULINIER
76. Hildegarde de Bingen, Le livre des subtilités des créatures divines (Physique), trad. P.
Monat, Grenoble, Jérôme Millon, 1989, vol. 2, p. 90.
77. J. Céard, La Nature et les Prodiges. L'insolite au XVIe siècle en France, Genève, Droz,
1977, p. 37.
78. Hildegarde de Bingen, Le livre des subtilités des créatures divines (Physique), op. cit.,
vol. 2, p. 92.
79. Ibid.
LES MERVEILLES DE LA NATURE VUES PAR HILDEGARDE 131
80. S. Houdard, Les sciences du diable. Quatre discours sur la sorcellerie, Paris, Le Cerf,
1992, p. 72.
81. Saint Augustin, De Civitate Dei, XVI, 8, cité par J. Berger de Xivrey, Traditions
tératologiques, op. cit., p. XVI.
82. J. Le Goff, « Le merveilleux nordique médiéval », op. cit., p. 23.