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Stéphane Laurens
Topshiaki Kozakaï
Pierre Janet et la mémoire sociale
1. Grace au programme des cours de Janet au collège de France à partir de 1902, on voit qu’il
réoriente ses recherches dans de nouvelles directions à partir de 1921, année de son cours sur
l’évolution du comportement moral et religieux (Ellenberger, 1994, p. 369). Cf. les analyses de
Prévost (1973) ainsi que l’article de Minkowski (1960) à propos des dernières publications de
Pierre Janet ainsi que les numéros 413 et 414 du Bulletin de psychologie où sont réédités
quelques-uns des plus importants de ces derniers textes.
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2. Ainsi, comme le constatait Maine de Biran un siècle plus tôt : « Il me paraît difficile de tra-
cer d’une manière bien nette les limites qui séparent la faculté appelée mémoire, de celle que
l’on continue d’appeler imagination, ou de voir là autre chose que des degrés ou quelques cir-
constances particulières de l’exercice d’une même propriété représentative ou reproductive des
images » (Maine de Biran, 1805/1924, p. 429).
3. Quand à Condillac, il est encore plus formel : mémoire et imagination ne sont pour lui qu’une
seule et même faculté psychologique dont le nom change (soit mémoire soit imagination) en
fonction de ce sur quoi elle porte. Mémoire et imagination varient sur un même continuum ou
chacune représente deux niveaux différents. « Ainsi il y a dans l’action de cette faculté deux
degrés, que nous pouvons fixer : le plus foible est celui, où elle fait à peine jouir du passé ; le
plus vif est celui, où elle en fait jouir comme s’il étoit présent. Or, elle conserve le nom de
mémoire, lorsqu’elle ne rappele les choses, que comme passées ; et elle prend le nom d’imagi-
nation, lorsqu’elle les retrace avec tant de force, qu’elles paroissent présentes. L’imagination a
donc lieu dans notre statue, aussi bien que la mémoire ; et ces deux facultés ne différent que du
plus au moins. La mémoire est le commencement d’une imagination qui n’a encore que peu de
force ; l’imagination est la mémoire même, parvenue à toute la vivacité dont elle est suscep-
tible » (Condillac, 1754, p. 38).
Ainsi, pour Condillac les idées peuvent avoir une vivacité plus ou moins forte. Lorsqu’elles ont
une faible vivacité, il s’agit d’un souvenir, le souvenir d’avoir vu, senti… dans un espace de
temps passé, révolu, tandis que lorsque leur vivacité est forte ces idées agissent comme s’il
s’agissait du présent, comme si on voyait toujours, on sentait encore. L’imagination est « cette
mémoire vive, qui fait paroître présent ce qui est absent » (Condillac, 1754, p. 222).
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4. Ce point essentiel de la théorie de Janet est salué par Halbwachs (1942) : « Ce qui est très
remarquable dans tout ce chapitre, c’est que Janet revient sans cesse sur cette idée que la
mémoire est un fait social (cela, avant lui et moi, personne, a ma connaissance, ne l’avait dit
aussi nettement). Par là, il entend un fait qui répond aux nécessités de la vie sociale. Il se place
au point de vue de l’action des conduites. La mémoire est une conduite qui répond à certaines
conditions. Si celles-ci ne se présentent pas, il n y a aucune raison de se souvenir. Or, ces condi-
tions sont celles de la vie en société. » Étonnamment, et comme le déplore d’ailleurs Halbwachs
(1942), Janet ne cite jamais ses travaux sur la mémoire. Ceci est assez étrange car Janet (1936,
p. 232) cite le livre de Blondel Introduction à la psychologie collective et attribue à Blondel le
mérite de montrer le rôle des cadres sociaux pour ranger nos souvenirs. Or, dans le chapitre de
son livre consacré à la mémoire, Blondel (1928) souligne l’importance des idées d’Halbwachs
et de son « ouvrage capital sur Les cadres sociaux de la mémoire ».
5. Si on trouve assez peu de référence à Durkheim dans ces analyses de Janet, on trouve en
revanche très souvent des références aux travaux des anthropologues et des sociologues tels
ceux de Lévy-Bruhl, Mauss, et dans une moindre mesure à ceux d’Halbwachs, dont on sait les
liens avec l’approche de Durkheim. Janet fut tout particulièrement inspiré par les travaux de
Baldwin (dont il reprit le terme de socius, un concept qui devint central dans le système proposé
par Janet) (Ellenberger, 1994, p. 429-432).
6. Cette évolution majeure de la société fut notamment soulignée par Tarde (1898) : c’est le pas-
sage de la foule au public. La foule est la forme sociale primitive, elle « présente quelque chose
d’animal » et les influences sont fondées sur les contacts physiques, le rapprochement des corps
(Tarde, 1898, p. 32). À l’inverse, dans le public, il existe un lien d’influence même en l’absence
de tout contact physique, de tout rapprochement. L’émergence de la mémoire dans la société
constitue pour Janet ce que représente le passage de la suggestion de proximité (ou par contact)
à la suggestion à distance (ou idéale, spirituelle) pour Tarde.
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7. Tarde (1898) insiste lui-aussi beaucoup sur ce point : grâce au public cette nouvelle forme du
lien social qui permet la suggestion à distance, sans contact, la société peut largement s’étendre.
C’est la condition sine qua non pour constituer une nation ou tout groupe de plusieurs millions
d’individus.
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convient que le narrateur, celui qui se remémore adopte dans son récit
un certain nombre de règles. Sans le respect de ces règles, le récit n’aura
pas la capacité de faire ressentir ce qui s’est passé. De ce point de vue,
le problème de la mémoire rejoint celui de la narration 8. On peut ainsi
trouver une autre origine à la mémoire, une origine dans laquelle elle est
indépendante de l’action et des faits : la mémoire élémentaire est un jeu
destiné à amuser, émouvoir un auditoire avec des histoires racontées
(Janet, 1929, p. 289).
« Ce qui intéresse les hommes, c’est la joie et la tristesse, c’est la
provocation des sentiments de confiance ou de désespoir. Eh bien, la
mémoire peut les produire à peu de frais, rien que par la parole. Vous
raconter des combats, des victoires, vous dire que le pays a été sauvé,
cela peut encore vous émouvoir aujourd’hui, quoique ce soit heureuse-
ment passé. Les premières populations se sont réjouies par tous ces
récits de victoires et de défaites, elles se sont émotionnées ; c’est la troi-
sième période de la mémoire, la période que nous appelons fabulation.
La fabulation est tout justement un développement considérable de la
mémoire, parce qu’elle amuse. La littérature, la poésie ont évolué dans
ce sens et ont donné à la mémoire une grande puissance » (Janet, 1928,
p. 614).
Ce passage obligé par le récit, donc par la fabulation, pour la
mémoire et celui qui en est, permet bien sûr de rapporter des événe-
ments auxquels il a assisté, mais permet aussi d’inventer, d’imaginer.
C’est pourquoi, pour Janet (1928, p. 298), l’imagination naît de la
mémoire et en est une partie. Ainsi, comme le remarque James (1915,
p. 266-267), « nous racontons plutôt ce que nous voudrions avoir dit ou
fait que ce que nous avons réellement dit ou fait ; peut-être, lors d’un
premier récit, pouvons-nous distinguer la réalité de la fiction ; mais
bientôt celle-ci élimine celle-là où elle règne seule désormais ».
De plus par la fabulation, il y a de toute façon une transformation
de l’événement et ceci constitue donc toujours un défaut de réalité, un
défaut de vérité de la mémoire (Janet, 1928, p. 289)
Ainsi, lors de cette troisième période de l’évolution de la mémoire,
imagination et mémoire sont confondues à cause même du mécanisme
(la narration) qui permet à la mémoire d’atteindre son but : faire éprou-
ver à un autrui n’ayant pas assisté à un événement ce que le narrateur a
éprouvé en assistant à cet événement.
Ce fabuleux développement de la mémoire grâce à la fabulation qui
donne au récit une organisation intelligente (Janet, 1936, p. 222) est
8. « Le phénomène essentiel de la mémoire humaine, c’est l’acte du récit. Le récit est un lan-
gage et au fond un commandement, mais qui a des propriétés particulières, celle de permettre à
des individus qui ont été absents au moment de certains événements de se comporter cependant
comme s’ils avaient été présents, le récit transforme les absents en présents. » (Janet, 1936,
p. 163-164) « Le récit permet à l’homme d’aujourd’hui de connaître le passé et même le passé
avant sa naissance, parce que la mémoire le rend présent à ces événements alors qu’il était
absent. » (Janet, 1936, p. 166).
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La réminiscence dramatique
9. À la fin de son livre Remembering, Bartlett analyse les bases sociales de la mémoire. Cette
analyse de Bartlett commence par une brève analyse de la théorie que Janet a développé dans
son livre L’évolution de la mémoire et de la notion du temps. Pour Bartlett (1932, p. 293), les
idées de Janet sont convaincantes et attirantes et il reconnaît même l’existence de nombreux
points communs entre sa théorie et celle du psychologue français, Cependant il ne reconnaît pas
l’influence de Janet sur ses travaux. Voici la note qui suit la première citation de Janet dans le
texte de Bartlett : « Many of the points made by Janet have a close resemblance to the general
line of approach which I have adopted in this volume. Perhaps I may be allowed to say that on
neither side was there any possibility of interchange of ideas on the subject, and that though, in
common with all other psychologists, I have for long had the greatest admiration for the psy-
chological work of Prof. Janet, I had completed this part of my study before Janet’s volumes
appeared. »
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10. Irène avait assisté à la mort de sa mère dans des circonstances particulièrement dramatiques.
Cette jeune fille de 23 soignait sa mère, malade depuis longtemps, avec un grand dévouement.
Depuis des semaines Irène ne s’était pas couchée, travaillant pour nourrir sa mère, la soigner et
pour approvisionner son père alcoolique. La mort de sa mère survint alors qu’Irène était à son
chevé, mais Irène ne le comprit pas, elle tentât des heures durant de ranimer le cadavre, de le
faire boire, de lui donner des médicaments, de redresser le corps… pendant que son père ivre
comme à son habitude vomissait ou ronflait dans un coin.
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réaction tout à fait nouvelle qui caractérise la mémoire, elle doit prépa-
rer un discours, elle doit suivant certaines règles traduire l’événement en
paroles afin de pouvoir tout à l’heure le raconter devant le chef » (Janet,
1919, p. 273). Entre ces deux types d’actes, il y a une différence fonda-
mentale : les premiers (se dissimuler, ramper…) se reproduiront à peu
près à l’identique lorsque à nouveau la sentinelle sera replacée dans les
mêmes circonstances (même poste, même terrain, arrivée de l’en-
nemi…). À l’inverse, les seconds, l’élaboration et la réélaboration du
récit, se produiront devant le chef, dans le camp, en l’absence d’ennemi.
« Le caractère important de ce discours c’est donc qu’il est indépendant
de l’événement à propos duquel il a été formé, tandis qu’il n’en est pas
de même pour toutes les autres réactions qui constituent la perception.
C’est la construction de cette nouvelle tendance qui constitue la mémo-
ration, tandis que son activation dans des circonstances indépendantes
de son origine après la question est la remémoration » (Janet, 1919,
p. 273).
La mémoire qui se construit est donc une narration, un récit que
l’individu se fait à lui-même à propos de l’action qu’il réalise (Janet,
1928, p. 308). Mais une fois réalisée l’action, ce premier récit qui l’ac-
compagne est réélaboré, perfectionné. Ainsi, la mémorisation est un tra-
vail qui « n’est pas fini quand l’événement est terminé, parce que la
mémoire se perfectionne en silence » (Janet, 1928, p. 266).
Pour illustrer cette construction, Janet utilise l’exemple, d’un petit
enfant qui est tombé et s’est fait mal alors qu’il était seul, isolé de sa
mère. Cet enfant préparera une belle histoire, il pourra même essayer
cette belle histoire en regardant son effet sur sa bonne. En l’essayant, il
verra si son histoire la fait pleurer, la force à le consoler et, en fonction
de l’effet qu’il obtiendra, il modifiera son récit, il perfectionnera son
roman. (Janet, 1928, p. 265-280)
Les souvenirs se perfectionnent donc peu à peu et c’est pour cette
raison « qu’après quelques jours, un souvenir est meilleur qu’au com-
mencement, il est mieux fait, mieux travaillé. C’est une construction lit-
téraire qui est faite lentement avec des perfectionnements graduels »
(Janet, 1928, p. 266).
Le récit et sa construction
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11. La plupart des observations sont faites sur des patients montrant telle ou telle absence de
fonction. C’est sur l’analyse de ces cas pathologiques que Janet arrive à déterminer ce qui est
essentiel ou non à la mémoire et à savoir quelle conséquence à par exemple le fait de ne pas tenir
compte du présent ou de ne pas réaliser une action…
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avec nous. Simplement pour raconter à ceux qui nous entourent les his-
toires qui les intéressent, il faut constituer pour eux une biographie.
« Du moment que vous êtes obligé de distinguer dans vos récits les
différents individus, vous devez connaître leurs histoires. Vous avez
devant vous un individu particulier, rien ne sert de lui raconter les his-
toires concernant mille autres personnages qu’il ne connaît pas ; cela ne
l’intéresse pas, cela n’arrange pas son action » (Janet, 1929, p. 290).
Ceci nous conduit à la construction de l’histoire ou de la biographie
de chaque individu qui participe à notre vie (Janet, 1929, p. 291).
C’est cette activité que nous réalisons lorsque nous nous rensei-
gnons sur telle personne ou racontons tel événement la concernant :
nous attribuons des actes caractéristiques réalisés par une personne à sa
biographie et nous faisons ensuite partager aux autres cette biogra-
phie… ce personnage, une fois que sa biographie est constituée et par-
tagée devient intéressant pour les autres et nous pouvons ensuite leur
raconter des événements nouveaux concernant ce personnage dont ils
partagent la connaissance de l’histoire. La réalisation des biographies a
d’abord été sélective : seule l’histoire de quelques-uns a été racontée et
remémorée (celle des personnages hors du commun, c’est-à-dire des
héros, des rois…). Puis, ce mécanisme s’est généralisé à tel point qu’au-
jourd’hui, « nous avons tous ce qu’on appelle un “curriculum vitæ” et
nous sommes obligés de le fournir à l’administration » (Janet, 1929,
p. 292).
Mais cette obligation fait suite à la généralisation de l’acte social
consistant à créer des biographies des personnes qui nous environnent,
c’est-à-dire à nommer et à rattacher des actes et des histoires à ces per-
sonnages. « Ces attributions des actes à la personnalité du sujet ou à la
personnalité du socius semblent se rattacher à l’une des dernières phases
de l’édification de la personnalité, celle de la biographie obligatoire. Un
perfectionnement de la personnalité dépend en effet de la mémoire, car
nous devons grouper autour de notre nom et des représentations corpo-
relles fondamentales l’histoire des actes que nous nous attribuons de
même que nous groupons autour des représentations élémentaires et des
noms des autres leurs actes caractéristiques » (Janet, 1937, p. 160).
Conclusion
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Références
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