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Sous la direction de
Claude PENNETIER et Bernard PUDAL Sous la direction de

Le sujet communiste Claude PENNETIER et Bernard PUDAL

Identités militantes et laboratoires du ((moi »


Le sujet•
communiste

France comme dans nombre de pays ex-<< commlllistes •, lès ·archives

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des partis communistes et des État ,, communistes • se sont largement
ouvertes depuis une vingtaine d'années. La découverte et les analy~es des .
Ego-docun1ents (journaux intimes, correspondances, autobiographies de parti.
autocritiques, etc.), des entretiens biographiques, et Jes archives poJicières ou
judiciaires, désormais accessibles, reno.uvellent hos.peréèptions, ossifiées·et
simplificatrices, des ''sujets» communistes. . · ·
Portant aussi bien sur des pays communistes que sur des partiÙoi:nmuriistes
Identités militantes et laboratoires du «moi»
occidentaux (notamment le PCF), cet ouvrage présente ce.nouveau dom.aine de
recherche qui, s'affranchissant des controverses historiogràphiques tradition" ·
nell es, ouvre la voie d'yn véritable renouveau de !:histoire des.éoromlffiistr1es ét ·
des communistes. . · ·.·. ·
Claude PENNETIER, chercheur au CNRS (Centre
Directeur du Maitron, Dictionnaire DWJfiTaJonume. m.o.I11JP.m.llln '~ 'YV\~ cvvt~.
social (Éditions de l'Atelier} Il artirne
Bernard PUDAL est Professeurde sCience pot.rttm'te'à 'urtî'vet~ité l?,arjs[IY)lil$t'fVantefietf
La Défense et chercheur azlCSU ~
1989 et dUn monde défait, U Ccç•qui1int,.:2.00~;·,;;
Ils ont co-dirigé · es t.!Ontinill}ÎI@E~i

P~''f{~:SES UNIVERSITAI'RES DE RENNES


Collection « Histoire » Sous la direction de
Dirigée par Frédéric CHAUVAUD, Florian MAZEL, Claude PENNETIER et Bernard PuDAL
Cédric MICHON et Jacqueline SAINCLIVIER

Günef et Enunanuel SZUREK (dlr.),


Tura et Français. Une histoire culturelle, 1860-1960, 2014, 388 p.
BouDET et Xavier HÉLARY (dir.),
Jeanne d'Arc. Histoire et mythes, 2014, 292 p.
Luc CHANTRE, Paul D'HoLLANDER et Jérôme GRÉVY (dir.),
Politiques du pèlerinage du XVII' siècle à nos jours, 2014, 384 p.
Le sujet communiste
Didier BoiSSON et Élisabeth PINTO-MATHIEU (dir.),
La conversion. Textes et réalités, 20 14, 424 p.
Emmanuel NAQUET,
Identités militantes
Pour l'Humanité. La Ligue des droits de l'homme de l'affaire Dreyfos à la défaite de 1940, 2014,
688 p.
Fabrice BRANDU et Michel Poll.RET avec la collaboration de Flavio BoRDA n'AGUA et Sonia
et laboratoires du «moi »
VERNHES- RAPPAZ,
Les corps meurtris. Investigations judiciaires et expertises médico-ltga!es au XVIII' siècle, 2014,
392 p.
Donald REm,
Egours et égoutiers de Paris, trad. Hélène Chuquet, 2014, 256 p.
Judith BONNIN,
Les V(1)'ages de François Mitterrand. Le PS et le monde (1971-1981), 2014, 344 p.
Frédéric RÉGENT, NIORT et Pierre SERNA (dir.),
Les colonies, la Révolution française, la loi, 2014, 304 p.
Henri CouRRIÈRB,
Le comté de Nice et la France. Histoire politique d'um intégration, 1860-1879, 2014, 400 p.
Laurent QmNTON,
Digérer la défaite. Récits de captivité des prisonniers de guerre français de la Seco11de Guerre
mondiale (1940-1953), 2014, 356 p.
François DuBASQUE et K.ocHER-MARBŒUF (dlr.),
Terres d'élections. Les dynamiques de t'ancrage politique, 1750-2009, 2014, 430 p.
Vincent JoLY et Patrick HARISMENDY (dlr.),
Algérie: sortie(s) de guerre, 1962-1965, 2014, 232 p.
Ma'ité BILLORÉ,
De gré ou de force. L'm·istocratie normande et ses ducs (1150-1259), 2014, 448 p.
Claudy VALIN,
Lequinio. La loi et le Salut public, 2014, 332 p.
Mathieu DA VINHA, Alexandre MARAL et Nicolas Mn.ovANOVIC (dir.),
Louis xrv, l'image et le mythe, 2014,392 p. Collection «Histoire''
Axelle BRODIEZ-DOLINO er Bruno DuMONS (d.ir.),
La protection sociale en Europe au XX siècle, 2014, 184 p. PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES

Of'lll1r.::
Les auteurs

Claude PENNETIER. chercheur CNRS, directeur du DBMOMS (Dictionnaire


biographique, mouvement ouvrier, mouvementsocial).
Bernard PUDAL, professeur de science politique, université de Paris-Ouest-
Nanterre-La Défense, CSU (CNRS).
Paul BoULLAND, historien, chercheur au Centre d'histoire sociale du xx• siècle
de Paris I.
Ioana CIRSTOCEA, chercheuse au CNRS/Laboratoire SAGE (UMR 7363),
Strasbourg.
Yves COHEN, directeur de recherches à l'EHESS.
Catherine DEPRETTO, professeur d'histoire culturelle (russe), Paris 4, EUR'ORBEM
(UMR8224).
Isabelle GoUARNÉ, docteur en sociologie, chercheuse CNRS.
Cet ouvrage est publié dans la continuité du programme ANR Maitron
Christophe LE DIGOL, maître de conférences en science politique, Paris-Ouest-
(Centre d'histoire sociale du xx•siède/CSU)
Nanterre-La Défense.
Publié avec le soutien de l'équipe CSU~CRESPA.
Avec le soutien de l'université Paris X. Kevin MoRGAN, professeur d'histoire à l'université de Manchester (Grande-
Bretagne).
Brigitte STUDER, professeur d'histoire contemporaine, université de Berne
(Suisse).
© PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES
UHB Rennes2- Campus de La Harpe
2, rue du doyen Denis-Leroy
35044 Rennes Cedex
1
www.pur-editions.fr l!·
Mise en page: Michel SouLARD •
1
35250 CHBVA[GNÉ 1
michel-soulard@orange.fr !
pour le compte des PUR 1.
t
ISBN 978-2-7535-3481-0 f
ISSN 1255-2364 1
Dépôt légal : 3' trimestre 2014 1
t 7
Introduction
Le « sujet » communiste
1.

Claude PBNNETIER, Bernard PUDAL

Peu après l'effondrement des régimes« communistes» en 1989-1991,


l'ouverture de nombre d'archives d'État et de parti a suscité de très grands
espoirs dans la communauté des historiens, des sociologues et des politistes
spécialistes de ce champ de recherches, que ces derniers s'intéressent aux
sociétés ayant peu ou prou été 11 soviétisées 1 », au premier chef l'URSS
évidemment, aux partis communistes, y compris ceux du monde occidental,
ou au mouvement communiste international. S'il est désormais acquis que
cette 11 révolution archivistique >> n'a pas mécaniquement conduit à
une révolution historiographique - les archives ne pouvant à elles seules
provoquer une révolution des paradigmes analytiques- elle n'en a pas
moins considérablement modifié les conditions de la recherche, ne serait-ce
qu'en offrant quantité de matériaux contraignant à se défàire définitivement
de représentations surplombantes, celles, en particulier, de l'école totalita-
rienne dont il importe, néanmoins, de ne sous-estimer ni les apports ni
l'hétérogénéitê2. Celle-ci, quoi qu'il en soit, privilégiait les institutions de
la dictature et les effets de domination sur des masses supposées atomisées 3 •
Ni l'historicité, ni la complexité des rapports qu'entretenaient les agents
sociaux, communistes ou non, ni leur capacité à se distancier ou à opposer
des formes d'action individuelles ou collectives plus ou moins informelles,
n'étaient placées au cœur des analyses. Or, il faut bien l'avouer, ces sujets
communistes ne laissent pas de troubler l'analyste depuis que la disparition
sans coup férir des régimes communistes pose à nouveaux frais la question
de la croyance communiste. À tout le moins, cet événement historique,
compte tenu des ressources que détenaient les pouvoirs communistes, est

L B. PuDAL, « Le soviétisme "• p. 162-172, Nouveau Manuel de Science Politique, A CoHEN, B. LAcROIX,
P. RruTORT (dir.), La Découverte, 2009.
1 2. Cf. B. SruoER, «Totalitarisme et Stalinisme "• in Le Siècle des commu.zismes, M. DREYFUS, B. GROPPO,
C. INGERFLOM, R. LEw, C. PENNilTIER, B. PUDAL, S. WoLIKOW (dir.), Seuil, 2004, p.33-63.
t 3. Pour une récente histoire des Soviets studies depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, on se
reportera à D. C. ENGEl\MAN, Know your enemy, 1he rise and fat! ofAmerica's Soviet E'<perts, Oxford
l University Press, 2009, 459 p.
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CLAUDE PENNETIER ET BERNARD PUDAL INTRODUCTION

symptomatique des failles, des faiblesses et de l'échec du travail de légiti- rentes approches prosopographiques sans s'interdire d'explorer les logiques
mation des régimes communistes 4• multiples qui sont susceptibles de rendre compte de la singularité des trajec-
Inattendu au regard des typifications antérieures de l'homo sovieticus, toires militantes, ce qui correspond à un «souci de comprendre les stratégies
l'une des domaines qui s'est progressivement constitué, notamment grâce des acteurs » tout en se prémunissant autant que faire se peut du « risque
à la masse des « ego-documents 5 » désormais accessibles ainsi qu'à l'ensemble de réductionnisme 10 ». De ce point de vue, il s'inscrivait dans l'héritage
des rapports d'enquête individ.uels (archives jud.iciaires et de policeo~ d'une histoire sociale française attentive aux destins militants qui a su
entretiens biographiques de chercheurs) met au cœur de son questionne- complexifi.er sès approches en intégrant les apports, par exemple, de la
ment le« sujet» communiste appréhendé soit dans le prolongement des micro-histoire et ceux, nombreux, de la sociologie. C'est à cette ambition
recherches sur l'identité sociale et politique comme chez Sheila Fitzpatrick que nous avons donné le nom de sociobiographie.
et ses disciples, soit en se référant plus volontiers à Michel Foucault comme
chez Brigitte Studer ou Igal Halfin, soit, en France, ou en Angleterre (Kevin Le « sujet » stalinien, le sujet communiste
Morgan), dans le cadre de recherches socio-biographiques fondées à la fois
sur les biographies collectives et l'étude des trajectoires et carrières militantes, Parler de « sujet» à propos du communisme, des communistes et des
dont l'impulsion vient parfois de loin -le« Maitron »notamment- mais citoyens des sociétés communistes, ça n'est certes pas réhabiliter l'idée
qui doivent cependant à la sociologie une part essentielle de leur construc- d'un sujet libre de toute détermination. Comme le notait en son temps
tion d'objet. Au-delà des différences entre chercheurs, qui tiennent aux Louis Althusser, l'ambiguïté du terme sujet mérite d'être rappelée: « dans
modalités spécifiques de leur recours aux sciences sociales, à leurs stratégies l'acception courante du terme, sujet signifie en effet 1) une subjectivité
de recherche propres et aux types d'archives prospectées, ce champ d'inves- libre: un centre d'initiatives, auteur et responsable de ses actes; 2) un être
tigation international, labellisé parfois comme celui des« Soviet subjectivi- assujetti, soumis à une autorité supérieure, donc dénué de toute liberté, sauf
ties 6 », se caractérise sans doute moins par ces différences 7 que par de d'accepter librement sa soumission 11 ». En inscrivant la question du sujet
stimulants échanges dont témoigne la tenue de plusieurs colloques inter- dans cette aporie, ce que le philosophe visait n'est en un sens rien d'autre
nationaux8 dans la lignée desquels s'inscrit cette publication résultant pour que l'énigme que tentent d'approcher ceux qui désirent restituer aux actions
l'essentiel du colloque sur la sociobiographie des militants que nous avons individuelles leur complexité et leur opacité, leurs multiples dosages de
tenu à Paris en décembre 2010 9• Ce colloque faisait le pari d'associer diffé- réflexivité située et de non-réflexivité, d'assujettissements et d'adaptations
secondaires (E. Goffmann), d'inertie et de stratégie (Pierre Bourdieu), de
4. M. CHRISTIAN dans sa thèse montre bien tout l'intérêt d'une histoire sociale des Partis communistes
où se donne à voir une sorte de progressif désinvestissement de croyance, bien antérieur aux crises
quant à soi (Lüdtke Alf) et de don total de soi. Plutôt que de s'enfermer
de 1989-1991, qui affecte les communistes eux-mêmes. Parti et société en RDA et en Tchécoslovaquie dans des querelles épistémologiques, les « social-scientits » ont cherché à
(Une histoire comparée des partis communistes au pouvoir du début des années 1950 à la jin des mettre au point des stratégies de recherche sur le communisme, fondées sur
années 1970}, thèse de Doctorat d'Histoire, Genève, 2011.
5. Journaux personnels, autobiographies de parti, auto-rapports, autocritiques, mémoires. les archives désormais accessibles, qui ont au moins en commun de se
6. Cf. dans ce volume notamment la mise au point introductive de C. DEPRETTO er« Soviet Subjectivities donner comme objet ces rationalités ambivalentes de l'acteur, aux déclinai-
Discourse, Self-Criticism, Imposture» de M. GRIESSE, Kritika, vol. 9, n' 3, Summer 2008, p. 609-624.
sons individuelles multiples, qu'ils tentent de déceler au cœur des pratiques
7. Sur ces différences, on se reportera à l'ouvrage de S. FtTZPATRICK, Tear offlhe Masks! (Identity and
imposture in twentierh-century Russia}, 2005, Princeton University Press, dans lequel elle expose individuelles ou d'institutions. On en trouvera, pour l'URSS, un bilan
son itinéraire d'historienne progressivement conduire à prendre toute la mesure de ces entreprises historiographique et une illustration récentes dans l'ouvrage que Malte
soviétiques d'identification et d'auto-identification, rejoignant ainsi le courant des« soviet subjecti-
vities" tour en se distinguant nettement de leur théoricisme. Comme elle l'écrit clairement: "They
Griesse a consacré à ces questions, où il souligne les multiples dimensions,
focus is on the self and subjecrhood, mine on identity and identification", p. 8. les dynamiques et les ambivalences au cœur des interactions de la « personne
8. B. SruDER. B. UNFRIED, I. HERRMANN éd., Parler de soi sous Staline. La construction identitaire dans prise entre ses liens avec les proches et son rapport au système politico-
le communisme des années 1930, Paris, MSH, Série Colloquium, 2002; B. STUDER. H. HAUMANN éd.,
Stalinistische Subjekte. Sujets staliniens. Stalinist Subjects, Zürich, Chronos Verlag, 2006; Agents Of 10. P. MtNARD, « !Jiistoire sociale en héritage " dans La Grande chevauchée (jaire de l'histoire avec
The Revolution (New biographical approaches to the history ofinternational communism in the age of Daniel Roche), Droz, 2011, Genève, p. 30.
Lenin and Stalin), K. MoRGAN, G. COHEN et A. FuNN (Eds), Peter Lang, Bern, 2005, p.21-35; Il. L. ALTHUSSER, «Idéologie et Appareils idéologiques d'État "• La Pensée, n' 151, juin 1970, p. 37.
Gesichter in der Menge (Kollektivbiographische Forschungen zur Geschichte der Arbeitbewegung, On s'étonnera peut-être de cerre référence- passée de mode, mais la mode est-elle un critère dans
B. GROPPO und B. UNFRIED (dir.}, Akademische Verlagsanstalt, 2006, 221 p. (Acres des Journées de nos disciplines? Rappelons que Louis Althusser, dans cet essai, s'interrogeait, comme philosophe
l'International of labour and social his tory, Linz, septembre 2005). marxiste, sur le mystère de« l'interpellation des individus en sujet», une formulation dont la langue
9. La sociobiographie des militants autour des chantiers du Maitron. Ce colloque, tenu à la BnF, n'avait marxiste ne doit pas occulter ce qu'elle devait aux phénomènes de reconnaissan.ce-méconnaissance
pas pour seul objet le monde communiste. Cf. «Le mouvement ouvrier au miroir de la biographie "• mis en évidence par Bourdieu et Passeron qui avaient tenu un séminaire à l'ENS, en 1962-1964, à
B. GROPPO, C. PENNETIER. B. PUDAL (dir.}, n' 104-105, Matériaux, 2011-2012, BDIC. l'invitation de Louis Althusser, ou aux analyses lacaniennes' du " sujet"·

10 11
CLAUDE /'ENNETfER ET BERNARD /'UDAL INTRODUCTION

idéologique 12 ». La langue stalinienne avait elle-même son propre .vocabu- particulièrement en France. N'en retenir que la dimension inquisitoriale
lairè pour désigner l'une des formes les plus suspectes des stratégies du sans en interroger les modes d'appropriation et les usages par les militants,
«sujet communiste», celle de ceux qui échappaient à l'emprise de l'insti- qui s'étagent du don de sa vie racontée au parti, signe d'un travail d'iden-
tution sous les dehors de leur attachement, les hommes « à double face )), tification en voie d'accomplissement (le fameux bonheur communiste
qu'on opposait à ceux dont« l'esprit de parti» semblait garantir la loyauté qu'exprime l'idée de «seconde naissance »), à la fabrication consciente
la plus« librement consentie», mais dont on ne manquait pas de« vérifier>> d'un dossier personnel stratégiquement orienté, en passant par l'acceptation
cependant, périodiquement, qu'elle continuait à les habiter effectivement... routinière d'une sorte de curriculum vitae relativement désinvesti,
Les purges, périodiques, en étaient l'un des effets. Tout citoyen soviétique, manquer ce qui fait de« l'identité communiste>> l'enjeu où s'est noué ce
a fortiori tout militant communiste, était appelé à dévenir un « sujet >> du que d'aucuns n'hésitèrent pas à dénommer la« civilisation communiste>>.
monde communiste, autrement dit à se confronter activement aux entre- Se donner pour objet le<{ sujet» communiste, c'est aussi re-trouver la
prises d'identification et de catégorisation sociale dont il était l'objet. Sheila labilité des institutions identitaires communistes, leurs contradictions et
Fitzpatrick distingue de ce point de vue l'« impersonation » de l'imposture. leurs fantasmes: au cœur de la volonté d'emprise, comme toujours, le vain
Alors que cette dernière suppose une conscience frauduleuse, l'<< imperso- désir de contrôler l'autre absolument. Au lieu de partir de supposées identités
nation »s'entend au double sens d'assumer le rôle proposé et/ou de l'investir communistes, c'est au contraire le travail social et politique identitaire
avec sa vraie personnalité 13, de« faire corps avec» une institution au point communiste qu'il faut viser, à l'instar de ce que propose Joan W. Scott:
d'être parfois« l'institution faite homme». Ce qui implique un travail sur « Il devrait être possible pour les historiens de "rendre visible l'assigna-
soi réussi sans jamais être totalement garanti, toute identification ou auto- tion d'une identité au sujet" (Spivak), non pas au sens d'une appréhension
identification s'inscrivant dans une historicité au cours de laquelle la de la réalité d'objets observés, mais en tant qu'effort visant à comprendre
propension à investir sa « vraie personnalité >> peut être remise en cause. le fonctionnement des processus discursifs complexes et changeants par
Parler de « sujet communiste >> ne se résume pas, par conséquent, à privilé- lesquels les identités sont attribuées, refusées ou acceptées; et, parmi ces
gier telle ou telle modalité des processus de subjectivation. Il s'agit au processus, ceux à côté desquels oa passe, et qui justement produisent leurs
contraire d'ouvrir l'analyse à l'ensemble des« situations» où les différentes effets parce qu'ils n'ont pas été remarqués. Pour cela, il faut changer de
facettes de« l'identité)) sont interpellées, questionnées, façonnées, controu- perspective, et considérer l'émergence des concepts et des identités comme
vées, mises en crise, etc. Parler de« sujet communiste)), c'est aussi s'inter- des événements historiques qui nécessitent d'être expliqués. Ce qui ne signi-
roger sur le travail sur soi -les techniques de soi chères à Michel Foucault- fie pas que l'on refuse de prendre en considération les effets de ces concepts
auquel procèdent les communistes désireux de « faire corps avec » ou et de ces identités, ni que l'on renonce à expliquer les comportements
comme un de leurs effets; mais cela signifie que l'apparition d'une autre
contraints d'adopter des manières d'être conformes aux attentes sociales,
identité n'est ni inévitable ni déterminée, qu'il ne s'agit pas de choses qui
étatiques et politiques, qu'elles fussent explicites ou implicites. Là encore,
sont là depuis toujours dans l'attente qùon les exprime, choses qui existe-
plutôt que d'essentialiser « l'identité ,, mieux vaut comme le propose ront toujours sous la forme qui leur a été donnée par un mouvement politi-
Sheila Fitzpatrick, utiliser ce terme (ou son équivalent de sujet) comme que ou à un moment historique particulier 15. ''
un « raccourci en vu d'étudier les réélaborations complexes de l'auto-
identification qui sont associées à la Révolution russe 14 ». Il en est ainsi, par Quels que soient leurs matériaux et les pays ou institutions politiques
exemple, de la pratique des autobiographies de Parti qui s'institutionnalise communistes concernées, dans cet ouvrage sont réunies des études habitées
à l'époque stalinienne dans l'ensemble des partis communistes, et tout par ces projets« constructivistes"· Dans la mesure où l'un des paris de ce
livre est de faire dialoguer les recherches sur les sujets communistes, que
12. C'est le sous titre donné à son ouvrage Communiquer, juger et agir sous Staline, Peter Lang, 2011, ceux-ci soient appréhendés dans les pays communistes ou dans les partis
536 p. Pour une première tentative de synthèse de l'histoire soviétique nourrie notamment par ce communistes de pays non-communistes, nous avons jugé utile' cYassoder
sous-champ international de recherches, on pourra se reporter à l'ouvrage d'A SuMPF, De Lénine
à Gagarine (Une hisruire sociale de l'Union soviétique), Gallimard, 2013, 931 p. des recherches souvent artificiellement séparées. Alors même que l'une des
13. Tour projet identitaire requiert la personnification (impersonation), aux deux sens proposés par le caractéristiques majeures du système communiste mondial fut l'immense
Dictiunnaire d'Anglais d'Oxford~; 1) "assumer le caractère du personnage; jouer le rôle de»; 2) et
"l'invesrir avec sa vraie personnaliré, (J'incarner). Mais dans certains cas ou dans certaines circons-
travail d'homogénéisation, évidemment traversé de contradictions, d'échecs
tances, la personnification devient imposture, que le DEO définit comme " l'action ou la pratique et de retraductions, qui donne néanmoins son unité au« communisme»,
visant à s'imposer aux autres; tromperie délibérée ou frauduleuse) », Becoming Suviet, Chapter I,
p. 18 de Tear ufthe Masks, op. cit. 15. J. W. ScoTT, 7héurie critique de l'histoire (idmtités, expériences, politiques), Fayard, 2009, p. 112-
14. Op. cit, p. 9. !13.

12
CLAUDE PENNETIER ET BERNARD PUDAL INTRODUCTION

les frontières nationales recoupent trop souvent les frontières savantes, ce celle du dirigeant mais aussi celle du couple. Notre seconde contribution
qui, en ce cas comme dans d'autres, n'a évidemment pas lieu d'être. Parce relève de la biographie collective. Consacrée aux femmes communistes,
que la matrice soviétique imprime sa marque, en Chine comme en France, elle nous introduit à la question d'un féminisme sans féminisme, une
à toutes les entreprises communistes d'interpellation des individus en sujets sorte d'injonction contradictoire caractéristique de l'identité féminine
communistes, la première partie de l'ouvrage lui est consacrée. communiste. Isabelle Gouarné rend compte de sa recherche sur les intel-
Catherine Depretto nous introduit aux « Soviets Subjectivities >> dont lectuels philosoviétiques qui participe à renouveler l'étude de l'introduction
elle rappelle les différents courants, avant d'analyser de façon critique du marxisme en France, non seulement en politique mais aussi, par de
le travail de l'un de ses plus notables représentants, Jochen Hellbeck. multiples voies, dans l'ensemble des sciences sociales. Cette étude que
Brigitte Studer propose ensuite une synthèse de son approche du « sujet nourrit une posture visant à restituer la complexité et les tensions des
stalinien ))' qu'autorisent notamment ses recherches sur le mouvement engagements intellectuels, participe pleinement, dans le cas français, du
communiste international et ses instances de formation, en particulier redéploiement des recherches sur les mondes académiques communistes 18 •
l'École léniniste Internationale, tandis qu'Yves Cohen inscrit sa réflexion Paul Boulland, à partir de sa thèse d'histoire sur les cadres communistes de
pragmatiste sur le sujet stalinien au regard des entreprises concurrentes mais 1945 à 1974 souligne les enjeux et les limites de ces politiques de cadres
plus similaires qu'on ne pourrait le croire, de « rationalisation » des conduites trop uniment pensées comme bureaucratie efficace sous le titre « "Des
des agents sociaux dans le monde communiste et dans le monde occidental 16 • hommes quelconques"? La politique des cadres du PCF au prisme de la
loana Cirstocea enfin, s'appuyant sur des archives roumaines découvertes sociobiographie >>. Pour conclure cette partie, Kevin Morgan offre
pour sa thèse, celles de Brasov, offre une étude de cas particulièrement une stimulante analyse comparative France/Grande-Bretagne qui nous
stimulante où se donnent à voir les contradictions et négociations qui sont introduit, par le biais des recherches biographiques, aux déclinaisons natio-
au principe de« l'adhésion» au régime communiste. nales très variables du modèle partisan communiste et par conséquent des
Dans la seconde partie - le sujet communiste ce sont différentes modes de subjectivation.
facettes de la question du sujet communiste, principalement en France, qui Enfin, compte renu de l'importance des biographies collectives et des
sont au cœur des contributions id rassemblées. Nous proposons deux contri- ressources biographiques dans toute recherche qui tente de saisir au plus
butions à l'analyse du« communiste>> des années 1930, moment où se fixe près les carrières militantes, la contribution de facture méthodologique plus
durablement l'identité du PCF. Les deux prennent appui sur une recherche générale de Christophe Le Digol, sur la méthode prosopographique elle-
prosopographique au long cours en voie d'achèvement, ayant déjà donné même, vient clore cette deuxième partie. ·
lieu à maintes publications 17• Fondée sur l'exploitation d'un corpus de
1200 individus et de près de 1 500 autobiographies de parti, ces contribu-
tions sont pour nous l'occasion de justifier le projet sociobiographique
tendu entre l'analyse statistique et l'étude de cas individuels. Dans
un premier texte, tout en validant le recours aux autobiographies de parti
comme ressources pour une biographie collective, nous essayons de montrer
tout l'intérêt d'une étude de cas où les chercheurs sont confrontés à l'irré-
ductible singularité, souvent énigmatique faute de sources suffisantes, des
récits autobiographiques et des trajectoires militantes. En nous appuyant
sur le cas Albert Vassart dont nous exploitons l'exceptionnelle correspon-
dance (1928-1931) avec Cilly Geisenberg (sa future compagne), ses
autobiographies de parti (1925, 1931, 1933) ainsi que ses Mémoires
(années 1950), c'est le travail de construction de soi comme communiste
-et ici dans le déchirement angoissé- que nous analysons sur deux scènes,

16. Cf. d'Y. CoHI!N, Le Siècle des chefs (une histoire transnationale du commandement et de l'autorité),
Mitions Amsterdam, 2013, 864 p.
17. On peut se reporter à Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, C. PBNNBTIER, 18. I. GouARNÉ, L'Introduction du marxisme rn France, PUR, 2013. On pense ici notamment aux
B. PuDAL (dir.), Belin, 2002 ainsi que nos contributions aux colloques mentionnés. recherches d'Alain Blum et de MartineMespoulet.

14 15
Première partie
LE SUJET STALINIEN
La « Soviet Subjectivity »:
le journal personnel comme laboratoire du moi
dans l'URSS stalinienne

Catherine DEPRETTO

Le contexte historiographique
Les études sur la « Soviet Subjectivity >> sont solidaires du « tournant
culturel>> qui marque l'historiographie de l'URSS à compter des années 1990
et s'attache à retracer les logiques sociales ou individuelles, en opérant à
partir du subjectif. Les travaux d'histoire sociale des deux décennies précé-
dentes (1970-1980) avaient déjà largement battu en brèche l'idée que la
société soviétique était.totalement atomisée et que ses représentants étaient
entièrement manipulés par la propagande d'un État totalitaire omnipo-
tent 1• Avec l'ouverture des archives, l'effondrement de l'URSS et l'abolition
de la censure soviétique en 1991, l'accès à de nouveaux documents a donné
une impulsion décisive à la volonté de prise en compte de l'individuel. Au
nombre de ces matériaux figurent les lettres adressées par les citoyens sovié-
tiques à différentes institutions, aux dirigeants de tous niveaux et surtout
les rapports (compilations) de la police(« svodki Tcheka-OGPU-NKVD »),
« enquêtes >> sur les « opinions» de groupes donnés de la population, menées
par les organes de sécurité et leurs informateurs à propos d'événements
précis 2 et dont l'exploitation rigoureuse a permis de cerner l'« univers d' ~pi­
nions», les« humeurs>> des Soviétiques 3.
1. P. l<ENBZ, 7he Birth of the Propaganda State: Soviet methods of mass mobilization 1917-1929,
Cambridge UP, 1985.
2. N. WERTH, «Une source inédite: les svodki de la Tchéka-OGPU »,Revue des études slaves, lXVI,
1994, 1, p.17-27. Exemples de« svodki »,accessibles en français, inN. WBRTH, G. Mouu.Ec éd.,
Ropports secrets sovittiques 1921-1991: la société russe dans les t/Qcuments confidentiels, Paris, Gallimard,
1994. Voir la série des publications de documents de ce type concernant la campagne,
réalisées sous direction de V. P. DANILOV.
3. En russe « Mir mnenii », expression proposée par E. ZuBKOVA dans Poslevoennoe obshdmtvo: politika
i povsednevnost 1945-1953 [La société soviétiqu; dans l'après-guerre: politique er vie quotidio;nne
1945-1953], M., 1999/2000, p.l3, 222-223. Ed. en anglais Russia after the Wflr: Hopes, Illusions
and Disappointments 1945-1957, New York, 2001. On peut proposer un autre terme pour rendre
compte de cette forl)le particullère « d'opinion», celui de~ Eigen-Sinn • (mot à mot: quant à soi,
entêtement), terme proposé, à propos des ouvriers allemands.de RDA, par l'lùstorien AJf Lüdtke.

19
CATHERINE DEPRETTO lA • SOVIET SUJJ]ECTIVITY »

Un autre type de sources est venu alimenter cette réflexion sur l'univers cette expression qu'on pourrait tout simplement traduire par« subjectivité
mental des citoyens soviétiques, les nombreux « ego-documents 4 », soviétique », à la réserve près que « Subjectivity >> a, dans leur conception,
mémoires, correspondances, et en particulier les journaux personnels un sens actif de « processus » et correspond davantage à l'idée de « subjec-
(dnevniki, zapiski, zapisnye knizhki) dont la courbe de publication est, tivation )) 1 au sens foucaldien.
depuis vingt ans, véritablement exponentielle et qui bénéficient d'un centre Cette interrogation sur l'individuel dans une société totalitaire s'esc
spécifique de collecte, le " Centre de documentation: archives du peuple » trouvée confortée par deux autres domaines: les travaux français sur
(Centr dokumentatsii: Narodnyi arxiv) à Moscou. l'autobiographie et le journal intime (équipe de Philippe Lejeune 9 et
Le journal personnel est supposé être le lieu par excellence où le sujet Catherine Viollet) qui ont connu un développement important et l'histo-
note ce qu'il préfère ne pas dire publiquement, d'où son importance en riographie du communisme français qui s'est également penchée sur la
Russie, encore plus que dans d'autres pays, comme source privée livrant composante personnelle de l'engagement communiste 10 • Certains points
une parole autre, face à la masse démesurée des documents officiels et des de contact entre les deux domaines ont été concrétisés par des manifesta-
archives bureaucratiques. Il était quasiment admis, en outre, que la période tions scientifiques communes qui ont fait date 11 • Plus généralement, cet
soviétique avait sonné le glas de l'écriture intime, à la fois pour des raisons intérêt pour l'univers intérieur d'individus séparés est lié au développement
sociales (émigration et persécution des élites) et politiques (dangerosité de de l'histoire du quotidien (Alltagsgeschichte) et de la micro-histoire.
la tenue d'un journal dans un État policier) 5• Or, on avait continué à écrire Si l'on peut avoir l'impression d'un développement du champ des études
des journaux à la période soviétique, y compris sous la terreur stalinienne portant sur la « subjectivité soviétique })' il ne faut pas se cacher que cette
et dans toutes les couches de la population. approche rencontre de fortes résistances; certains dénient toute possibilité
C'est certainement la découverte d'un ensemble· relativement important d'utilisation de ces sources privées parce que rédigées sous la terreur par des
(une centaine dans un premier temps, dans les archives de l'actuel FSB) de individus dont les facultés mentales étaient fortement altérées. C'est en
journaux de ce type qui a stimulé l'intérêt pour les manifestations d'une particulier le point de vue de l'historien italien, Andrea Graziosi ou du
intériorité soviétiqué. Une publication fait date de ce point de vue: le sociologue russe, Boris Dubin 12 •
volume fntimacy and Terror, édité par Véronique Garros, Thomas Lahusen, D'autre part, les représentants de la« Soviet Subjectivity >> ne sont pas
Natalia Korenevskaya en 1995, anthologie de fragments de journaux les seuls à s'intéresser au for privé de l'homo sovieticus, ni aux processus
personnels, traduits en anglais, avec une brève introduction et quelques d'écriture de soi; certains sont sensibles aux mêmes questionnements, mais
annotations 7 • abordent leur matériau de façon moins systématique, comme le chercheur
Mais le terme de ({Soviet Subjectivity >> a véritablement été lancé par allemand Malte Griesse 13• D'autres analysent parfois les mêmes textes, mais
Jochen Hellbeck, un chercheur d'origine allemande dont la carrière a
commencé aux États-Unis et dont la thèse Laboratories of the Soviet self: Oleg Knarkhordin est aujourd'hui recteur de l'Université européenne de Saint-Pétersbourg;
Igal Halfin enseigne à l'université de Tel Aviv (compte rendu de son avant-dernier ouvrage Stalinist
diaries ofthe Stalin Era, soutenue en 1998, mettait au jour un massif impor- Confessions: Messianism and Ttmor at the Leningrad Communist University. Pittsburgh, UP Pittsburgh,
tant de journaux personnels de la période stalinienne. C'est lui, et dans 2009, par F.-X. Nérard, Cahiers du monde russe, 5014, 2009, p. 836-840.
une moindre mesure Igal Halfin et Oleg Kharkhordin 8 , qui ont popularisé 9. Parmi ses derniers ouvrages, cf. Signes de vie: le pacte autobiographique 2, Paris, Le Seuil, 2005.
10. Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Belin, 2002, publié sous la direction
de C. PENNBTIBR, B. PunAL.
4. Sur l'origine de la notion, cf. W. Scl!ULZB éd., Ego-dokumente: Amliîherung an den Memchen in der 11. Colloque • Emre les lignes, les frontières, les siècles et les genres: écrire, lire, éditer le journal
Geschichte, Berlin, Akademie Verlag, 1996, en particulier p. ll-30. personnel (Russie, XIX'-XXI' siècles) »,Véronique Garros et Catherine Violier, Philippe Lejeune et
5. G. NrvAT, « Le journal intime en Russie », in Russie-Europe: la jin du schisme, Lausanne, Elena Gretchanaia, 2004, dont certaines contributions ont été publiées dans les Cahiers du monde
rAge d'homme, 1993, p.143-l46; id p.146. russe, 5011, 201 O. B. STUIJER, B. UNFRIBD, I. HBRRMANN éd, Parler de soi sous Staline. La construc-
6. Il ne faudrait pas croire qu'il ny avait pas eu de publication de journaux personnels avant cette date; tion identitaire dans le communisme des années 1930, Paris, MSH, Série Colloquium, 2002;
certains journaux avaient déjà été découverts et publiés (extraits), en particulier ceux de h j)ériode B. STUDER, H. HAUMANN éd., Stalinistische Subjekte. Sujets staliniens. Stalinist Subjects, Zürich,
du si.èj!,e de l.eninyad (cf. D. GitANYN, A. ÀDM.I.OVICR éd., Blokadnaia kniga tUvre du siège de Chronos Verlag, 2006.
Leningrad!, M., Sovets\di j)isate\, l9B2 t)' éd. complétée et cmrigéej; réédlùons successives depuis A. GRAZrosr, " The New Soviet Archivai Sources », Cahiers du monde russe, 40, 1999, 1/2, p. 60;
cette <late) sans corn\)ter \es ·loumaux <lont ~existence etait connue <lei:'U:IS \ont<,temrs, CQmme ce\ul B. Dusm, «Limites et ressources de l'écriture autobiographique», Pravo na lmia. Biograftia kak
<lu ctiti(\lle Ïtttéraite Komei "I chou\rovs'ri llBB2-l969), un des )oumaux \es \?\us \ongs ll9\ll-l%9) :par"tl;aJJ[Pla istoricheskogo p1'0tsessa: vwrye chteniia pamiati Veniamina lo.ffi, [Le droit d'avoir un nom:
et un des tares traduits en français, Journal. t. l, Paris, "Payard, l997, t.2, ibidem, l99B. comme paradigme du processus historique: secondes journées à la mémoire de
7. l'ar mi les Ùlaristes, A. An.hilovsky, L Go mung, S. l'odlubny, V. Stavsky... Version allemande: . SPb., Nord-Vest, 2005, p.l9-28.
Das Wahre Leben. Tagebücher aus der Stalin-Zeit, Berlin, Rowohlt Berlin, 1998. une thèse à l'EHESS, sous la direction de Jutta Scherrer, Communiqt<er, jt<ger
8. I.:un comme l'autre travaillent à partir d'autres sources, en particulier les dépositions des :.la personne prise entre ses liens avec les procb.es et son rapport au système
politiques pendant les vagues de répression. l'our la Hsre de lems travaux, cf. la bibliographie ~~~<)!O!liqtle •, dont il a tiré un livre, publié en 2011, chez Peter Lang, sous le même titre.

'){)
CATHERINE DEPRETTO
LA« SOVIET SUB]ECTlV!TY«

avec des outils différents, comme la sociologue russe Natalia Kozlova


Hellbeck et ses partisans opposent à l'idée implicite, considérée comme
(1946-2002), qui a été marquée par Pierre Bourdieu et Norbert Elias et qui dominante, du sujet cartésien, rationnel, conçu comme entité, une repré-
est 1'auteur d'un très bel ouvrage, trop peu connu, Gens soviétiques: scènes sentation du sujet, envisagé comme processus d'individuation, comme
d'histoire (Sovetskle liudi. Stseny iz istorii 14). Le terme de Soviet Subjectivity l'expression d'une subjectivité travaillée par les disciplines. Ce cadre e~t
s'est imposé suite à un effort de promotion (publications systématiques,
appliqué au contexte de l'URSS stalinienne danslaquelle on pourrai;
numéro spécial de la revue Ab Imperia [Kazan], articles dans la revue améri- repérer l'existence de processus de subjectivation, correspondant à la volonte
caine Kritika, etc.) mais la vague qui l'a porté semblerait aujourd'hui de se conformer aux modèles d'identification proposés par le régime. Au
retombée. La parution en 2006 de l'ouvrage de Jochen Hellbeck, Revolution sujet,, libéral» est ainsi opposée l'idée d'un sujet illibéral, contextualisé et
on my mind: writing a diary under Stalin, marquerait à la fois l'aboutisse- historicisé 18 •
ment de quinze ans de recherche et le début d'un certain recul de cette En quoi cette approche se distingue-t-elle du paradigme totalitaire et
15
problématique • Aussi est-ce à l'apport de Jochen Hellbeck que Je présent des travaux sur le conditionnement des esprits qu'il a nourri 19 ? Elle
article sera consacré en priorité.
implique d'abord la p:rticipation active des sujets ~ces p~ocess~s de trans-
formation, le sujet n étant pas simplement paSSif, mais acnf (agency).
La « Soviet Subjectivity »: Hellbeck soutient, en outre, que les diaristes soviétiques ordinaires avaient
un « nouveau révisionnisme »? une conception moderne du sujet, au sens où ils le pensaient ~omme ~e fru~t
d'une élaboration qu'ils entendaient mener à bien. Ce travail sur so1 s~ratt
Ce courant doit d'abord une partie de ses questionnements à l'ouvrage enfin la conséquence de la force de subjectivation, induite par la révolution.
de Stephen Kotkln sur Magnitogorsk, Magnetic Mountain. Stalinism as a Celle-ci se serait accompagnée d'une interrogation sur les questions d'iden-
16
Civilization , qui, ainsi que son titre J'indique, définit le stalinisme comme tité individuelle (qui suis-je?, comment puis-je évoluer?). Hellbeck écrit:
une civilisation, comme un ensemble de règles, incluant celJe de J'identifi-
cation sociale, définie par l'État, mais aussi intégrée par les membres de la "En conséquence, les citoyens soviétiques n'avaient pas d'autre choix que
société qui apprennent le «parler bolchevik» (bolshevik speaklng). Les d'être conscients de leur moi comme d'une catégorie politique distincte,
interrogations prioritaires portent désormais sur la question de l'identité comme sujet personnel identitaire, susceptible d'être soumis à l'examen
public, comme une entité qui pouvait être modelée et améliorée par
personnelJe, de J'auto-définition du sujet par rapport au système politico-
un travail sur soi-même 20 • »
idéologîque, par rapport au pouvoir. Au centre des préoccupations figure
la question de la subjectivité qui signifie une capacité de réflexion et Ce qui intéresse le chercheur, ce sont les processus de travail sur soi de
d'action, dérivée d'un sens cohérent du mol. Un moi dont on cherche à ces sujets soviétiques, tels qu'on peut les repérer dans certains journaux
déterminer s'il a été manipulé et jusqu'à quel point par un système qui personnels, qualifiés de« laboratoires du moi''· Ce qui est analysé, ce sont
proclamait la création d'un homme nouveau, la rééducation du matériau les mécanismes de cette subjectivation d'un type particulier, la constitution
humain. de ce sujet« illibéral "· D'où le lien entre une méthode et un corpus spéci-
À la base de la ''Soviet Subjectivity >> se trouve une réflexion sur le sujet, fique, J'un étant solidaire de l'autre.
qui n'est pas sans rapport avec les travaux du dernier Foucault 17. Jochen Hellbeck ne prend en compte que des journaux dans lesquels perce
une forte interrogation sur soi; sont écartés les journaux personnels infor-
14. Mosk:va, Evropa, 2005. Compte rendu, C. DEPRETTo, «Ego-documents en Russie et en URSS: matifs, descriptifs, les journaux littéraires (création d'une œuvre) ou scien-
recherches actuelles •· Revue des études slaves, LXXVIII, 2007, 4, p. 515-521. N. KOZLOVA a aussi
édité, avec I. SANDOMIRSKAIA, le récit autobiographique d'une Soviétique à demi illettrée, Une tifiques (journaux sur les milieux professionnels). Dans les journaux ~élee­
fomme russe dans le siècle:journal de Evgenia Kisse/iiJI)a 1916-1991, Patis, Albin Michel, 2000. donnés, le chercheur s'intéresse, en outre, exclusivement aux mécantsmes
15. Cambridge MA, Harvard University Press, 2006. L:introduction et les trois premiers chapitres
mettent en place les termes de la problématique; les chapitres suivants analysent des cas particuliers,
et pas aux contenus; il a tendance à ne retenir d'un journal que les entrées
ceux de Zinaida Denishevskaia (1887-1933) qui passe d'une hostilité à la révolution à une adhésion qui correspondent à son questionnement. Les journaux pris en compte ne
enthousiaste; de Stepan Podlubny, puis de Leonid Poremkin, d'Alexandre Afinogenov... Sur cet
ouvrage, cf. C. DI!PRETTO, art. cité, p. 518-520. 18. Anna Krylova, « The Tenadous Liberal Subject in Soviet Studies », Kritika, vol. 1, 2000, n' l,
16. Berkeley, University ofCalifurnia Press, 1995. p.119-146. . ' .. . .
17. M. FoucAULT, " 1980-1981: Subjectivité et vérité», Résumé des cours: 1970-1982. Conférences, 19. Voir. en particulier, M. HEU.ER, La machine et /es rouages: la fonnatron de l'homme sovtetJque, Parts,
essais et leçons du Collège de France, Paris, Julliard, 1988; M. FoUCAUU', L'Herméneutique du Slifet: Gallimard, 1994.
cours au Collège de France (1981-1982), F. G~tos,F. EwALD, A. FONTANA éd., Patis, Gallimard- 20. J. HllLLBECK, « · Working, Struggling, Becoming: Stalin-Era Autobiographical T~xts •:· .~n
Le Seuil, 2001. Bdgitte Studet, B. UNFRIED, !. H!!RRMANN éd., Parler de soi sous Staline. La constructton tdenntam!
dam le communisme des ann.ées 1930, ·Paris, MSH, Série Colloquium, 2002, p.l87.

22
23
CATHERINE DEP!IETTO LA • SOVIET SVBJECTIVITY"

concernent que des individus soucieux de devenir des citoyens exemplaires. Décembre 1932:
Le chercheur se penche, de préférence, sur des sujets au moi scindé, déchirés «Je ne peux pas prendre la parole librement, de façon tranchée en disant
entre leur origine sociale, leur fidélité au passé et le. désir d'être intégré au ce que je pense, je dois dire uniquement ce que tout le monde dit. Il faut
grand projet collectif. De fuit sont laissés hors champ les témoignages de suivre la ligne de moindre résistance... Cela fait de moi un lèche-bottes,
Soviétiques qui adhèrent plus difficilement ou développent des pensées une canaille qui se dissimule.
<<déviantes))' comme la jeune Nina Lougovskaia 21 • Enfin les processus de Aujourd'hui j'ai demandé au chef de notre groupe du Komsomol
subjectivation qui sont décrits dans ces travaux concernent les débuts du pourquoi il y avait des chefs; je me suis échauffé de plus en plus et j'ai
stalinisme, 1929-1941 et sont inadéquats pour des périodes postérieures. attiré les soupçons sur moi. Ce n'est pas prudent. Cela ressemble à Crime
Dans le cas de Hellbeck, en outre, sa démarche semble fortement tribu- et châtiment de Dostoïevski. ''
taire, d'un journal particulier dont la lecture a constitué une véritable Automne 1934:
révélation, le journal du fils de paysans ukrainiens dékoulakisés Stepan
Philippovich Podlubny (s'il n'est pas le premier à l'avoir analysé, il lui a « Il y a deux personnes en moi. Un bureaucrate qui répète tous les jours:

consacré le plus de pages). Le cas de Podlubny (1914-1998) est exceptionnel fais attention, respecte les consignes, ne dis pas de bêtises, fais attention à ce
que tu dis. Celui-là me donne constamment des ordres. C'est cet homme-là
à plus d'un titre. Rares, en effet, étaient les paysans déracinés à tenir
qui est le plus présent en moi. Et il y en a un autre, celui-là accumule dans
un journal; sa métamorphose dans les années 1930 est assez spectaculaire,
son esprit toutes sortes de saletés, de détritus... C'est cette vieille maladie
tout comme sa réussite professionnelle, malgré les aléas de son parcours dont qu'est mon origine et mon éducation qui se manifeste. ,
dix-huit mois de camp entre 1938 et 1941. Podlubny a tenu son journal
pendant une bonne cinquantaine d'années, de 1931 aux années 1980, l'a Janvier 1935:
agrémenté de souvenirs et de commentaires (le tout représente un ensemble «Aujourd'hui réunion à huis dos de notre section du Komsomol. Pour la
de 980 pages manuscrites) et Hellbeck a pu s'entretenir avec lui avant sa première fois j'ai senti que mon idéologie est d'une certaine mesure corrom-
mort. La partie de son journal considérée comme la plus intéressante pue. J'ai remarqué qu'il y a deux groupes de jeunes qui pensent différem-
concerne les années 1930; elle n'a pas été éditée en russe, mais existe en ment. Et cette fois, j'ai clairement senti que j'appartenais au second groupe,
traduction allemande 22 . celui qui pense de manière réactionnaire. En partie, ce n'est pas très
Fils de dékoulakisés ukrainiens, déportés à Arkhangelsk, Stepan agréable. I:opinion que j'ai aujourd'hui de ce qui est en train de se passer
Podlubny se cache avec sa mère à partir de 1930 sous une fausse identité à dans le pays (reprise de la répression après l'assassinat de Kirov, C. D.) va
Moscou; il réussit à se faire embaucher dans un établissement de formation me gêner à l'avenir si je n'arrive pas à me rééduquer. J'ai remarqué que je
suis en retard de beaucoup par rapport à la partie avancée de ces gens
technique, lié à la Pravda, puis à intégrer un institut d'études médicales
cultivés auxquels je croyais appartenir il n'y a pas si longtemps. Moi qui
(1935). Dans le même temps il rejoint le Komsomol et commence à se
veux me consacrer aux sciences sociales je dois avoir les idées du
forger une identité soviétique idéale. On comprend ce qui a séduit Hellbeck:
premier groupe de la jeunesse. Si ce n'est pas le cas, on ne me laissera pas
le journal met en scène un individu stigmatisé par le régime comme fils faire d'études. »
d'ennemi de classe, en situation illégale, qui craint à tout moment d'être
démasqué et qui essaye d'étouffer en lui ce qui a trait à sa première identité; Ces entrées (et d'autres) montrent comment le diariste accepte et
Ü s'efforce de devenir un citoyen exemplaire, apprécié par ses supérieurs et intériorise la condamnation des ennemis de classe au point de se flageller
ayant de l'ascendant sur ses camarades. Cette transformation« d'un loup pour sa psychologie « réactionnaire », corollaire de son origine sociale
en brebis» (Hellbeck) s'accompagne d'un processus d'acculturation: il lit, impure. Il essaie d'éradiquer les traces de son ancienne identité sociale qui
va au cinéma, soigne son apparence vestimentaire etc. C'est aussi consciem- risqueraient toujours d'empoisonner son âme. Le journal lui sert en quelque
ment (\Ull fait taire en lui œ (\Ui pourrait le faire remar(\uer ou dissimule sorte à se purger de ses mauvaises pensées, ces «saletés et détritus )) que lui
œ (\ni. ré:'fè\.etait en \ui. \e b.\s d.e paysan \(\uand., a'iec ses camatades, ü d.oi.t inspire son origine sociale.
tta'lai.\\et dans \es cham:çn>, \)at exem\)\e). h ùtte ~ i.\\usttati.ori., 'ioki <\ue\o,_ues Cependant, cette constatation sur la nécessité de surveiller ses propos,
ent~:ées Ô..u \ouma\ catactéùsti.o,_ues ô..e ce ttavili sur soi.-, \es mahô..tesses ô..e le fait que tout le monde ne se comporte pas de la même façon peut
\anlbalbe 'i>Ont œ\\es ô..u ô..\at'tste ·. . différemment comme un témoignage perspicace concernant
d'embrigadement et de propagande, l'absence de liberté
'll.}ournat d'une écolière ;oviéti~ue, l'axis, ùtffont, 2()()).
22. J. l:'IF.LLBECK éd., Tagebucb au; Mo;kau 1931-1939. Munich, 19%.

24
CATHERINE DEPRETTO LA • SOVIET SUB]ECTIVITY •

22 décembre 1933: La seconde année, j'avais faim à moitié et rien à me mettre sur le dos.
La troisième année, je n'avais faim qu'au tiers et j'avais de quoi m'habiller.
« On peut diviser la jeunesse ou plus exactement les idées de la jeunesse
Maintenant je n'ai plus faim; la nourriture n'est pas terrible mais je ne
en deux groupes différenrs. Un des groupes, celui qui a la faveur du régime
connais plus la faim. »
existant, ce sont des perroquets officiels qui ne comprennent rien en
général ou qui font simplement ce qu'on leur demande de faire et qui Automne 1934:
n'ont jamais d'avis propre, qui font ce qu'on leur dicte sans réfléchir.
«Pendant presque 5 ans j'ai vécu de façon illégale. Comme c'est dur de
Ces gens-là se débrouillent bien dans les sciences et se ressemblent tous,
supporter une existence illégale ... Psychiquement j'étais un petit animal
comme un troupeau de moutons. Il y a une autre catégorie que j'appellerais
terrorisé. J'avais peur du moindre pas non réfléchi, d'un point de vue politi-
libérale, au sens où elle n'a pas eu la même éducation, des gens aux idées pas
que et en ce qui concerne la prudence ... Toute l'existence repose sur l'inven-
stéréotypées, d'avant-garde. On voit nettement que cette catégorie est plus
tion, Il faut se souvenir de ce qu'on a dit à l'un pour répéter la même chose
profonde, plus développée, plus compétente que la premiêre. Ils font tout
dans les moindres détails. Il fàut se souvenir de ce qu'on a dit hier, de ce
en silence. Ils considèrent tout de façon critique [... ] du point de vue des
qu'on a dit l'année passée et de la manière dont on l'a dit, se souvenir de ce
connaissances, on sent qu'ils ne savent pas, en général, comme la première
qu'on a dit de ses parents, de ses amis. »
catégorie, mais plus en profondeur. Ce sont des gens profonds. Ils regardent
la vie droit dans les yeux, pas avec un regard embrumé, ils n'ont pas peur 24 janvier 19.35:
de dire la vérité. Souvent ils figurent dans les listes de ceux qu'on désigne
comme n'étant "pas des nôtres".» «Ces derniers temps je trouve que ma façon de penser m'entra1ne trop
loin. Je vois la vie de façon trop réelle. Cela altère ma psychologie ... Je suis
Il y a plus, même si Podlubny est mû par un fort désir de &ire oublier trop lucide et je vois trop d'éléments négatifs de grande envergure, que je
qui il est et n'hésite pas à tenir des propos très durs sur son père, responsable ne devrais pas voir. Je suis seul à avoir ces idées ... Je commence à m'isoler,
de sa situation de paria 23 , ce qu'il s'impose se fait au prix de grandes je deviens un renégat, on ne me fait plus confiance, on me rejette et je
souffrances, d'échecs; il réussit à traverser indemne la campagne de passe- reste seul alors que mes amis sont tous ensemble ... Je ne fais pas partie
portisadon24, mais il est approché par les services de sécurité qui lui deman- de ceux qu'on a invités à la datcha, parce qu'on ne me fait pas confiance
dent de devenir un informateur, lui rappellent ses origines et s'en servent idéologiquement ... en ce moment la question de la vigilance de classe est
très importante. >>
pour le terroriser; il a souvent peur de s'être laissé aller à des propos trop
libres; certaines entrées laissent deviner ses souffrances et la violence Malgré sa nouvelle identité dont il est fier il reste attaché à son Ukraine
subie. natale:
Fin 1933:
«J'aurais envie d'écrire des vers sur les déportés, sur l'Ukraine du sud et
«Pendant ces trois années passées à Moscou, je n'ai pas souvenir d'avoir sur le Nord lointain, sur la forêt et sur le blé d'Ukraine 25 • >>
jamais été rassasié. Je n'avais jamais assez à manger. La première année tout
ce que je pouvais faire c'est essayer de ne pas mourir de fàim. Cela m'arrivait
Après l'assassinat de Kirov (1er décembre 1934), il compare les exécu-
de ramasser un croûton gelé dans la rue, d'en ôter la neige et la terre et de tions massives avec la réaction la plus noire sous Stolypine: Hellbeck l'ana-
le manger, tout en craignant de tomber malade. lyse comme une sujétion à la terminologie du pouvoir, un emprunt au
manuel d'histoire du parti; il est vrai que sa position reste ambiguë, mais
23. Comme dans toutes les périodes de changement social brutal le conflit de générations a tendance ces remarques trahissent peut-être aussi autre chose qu'une adhésion aux
à prendre une importance décuplée. Podlubny n'est pa• le seul pour qui l'adoption des valeurs du valeurs du régime. Dans la seconde moitié des années 1930, on trouve des
régime passe par une rupture avec le père. On peut rapprocher son cas de celui du poète soviétique
Aleksandr Tvardovski (1910-1971), dont toute la famille a été dékoulakisée et déportée au début propos critiques, que Hellbeck note, mais dont il ne tient pas compte dans
des années 1930, sans que cela ne semble ébranler, du moins en apparence, ses convictions commu- son analyse. Après avoir lu Quo vadis? de Henryk Sierùdewicz, Podlubny
nistes. Toute son œuvre poétique et son activité éditoriale dans les années où il se trouve à la tête
de Novyj mir (publ. d' Unt j()Urn/t d7van Dmissovitch de Solzhenirsyn en 1962) montrent néanmoins
qualifie Staline de « Néron russe ».
que la tragédie de la paysannerie russe est sa préoccupation première. Voir aussi l'éclairage plus On pourrait multiplier les exemples qui peuvent être lus de manière
nuancé que jettent sur Tvardovski les extraits du journal de son ami, l'écrivain Aleksandr Bek, opposée. Cela tient à la nature même du document utilisé; le journal
concernantla période 1935-37, Voprosy literatury, 2003, 1, p. 291-313.
24. Ce néologisme désigne l'introduction d'un système de passeport intérieur (à compter du décret 25. Certes on peut aussi considérer qu'il stigmatise celte envie d'écrire sur son Ukraine natale comme
de décembre 1932), qui visait à diminuer l'exode rural et à expulser des villes tous ceux que le régime un résidu de sa mauvaise origine. Tous les extraits du journal de Podlubny sont ttaduits du russe à
soviétique considérait comme indésirables dont les • koulaks • et leurs familles qui avaient pu s'y partir des citations du journal faites par Natalia Kozlova, dans Soveukie liudi: tseny iz istorii, op. cit.,
cacher. chapitre« Neuqachnib (le raté), consacré à Podlubny, p.187-253.

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CATHERINE DEPRETTO LA «SOVIET SUB]ECTIVITY •

personnel est sans doute ce qui est le plus difficile à exploiter, en raison de tique sont différents des journaux au sens traditionnel; ces récits personnels
sa nature fondamentalement subjective. Celui de Podlubny a été tenu dans d'un genre nouveau sont remplis par les valeurs et les catégories de la révolu-
des conditions particulières: outre la terreur ambiante, il vit dans un foyer tion soviétique.
surpeuplé, sans table, sans coin pour s'isoler et l'on ne sait pas qui est à Néanmoins, l'opposition entre une subjectivité libérale à l'occidentale
l'origine de la tenue de ce journal, est-ce une initiative personnelle ou a-t-il et une subjectivité illibérale à la soviétique mériterait d'être nuancée, non
répondu à l'injonction d'un supérieur? seulement parce qu'elle propose une conception trop étroite de l'individu
D'une manière générale, pour interpréter correctement un journal, il occidental, mais aussi parce qu'elle risque de rendre absolue l'expérience
faut analyser le texte dans sa totalité car chaque journal est un système d'un nombre limité de sujets.
spécifique qui impose sa propre dé de lecture. La.limite principale de ces D'autre part, il est impossible d'appliquer à l'ensemble de la population
analyses tient au fuit qu'elles procèdent par sélection et montage de citations les conclusions obtenues à partir de cas particuliers: tout le monde ne
qui viennent illustrer plus que démontrer. D'autre part, il n'y a pas d'analyse u marche » pas, y compris dans les années 1930; l'opposition des paysans
suffisamment fine du langage, ni de recherche de ce que le diariste entend est bien connue; le retrait prudent d'une partie de l'intelligentsia est égale-
par telle ou telle expression de son cru, qui revient de manière récurrente. ment attesté. Ce qui est repéré par Hellbeck pour les années 1929-1941 ne
Dans le cas de Podlubny; le premier pas dans la recherche d'une nouvelle peut être étendu à la totalité de la période soviétique; il est sans doute
identité réside dans le choix du russe pour tenir son journal; écrire en impossible de trouver des « laboratoires du moi )) du type du journal de
russe est d'abord pour lui le moyen de se défaire de son ukrainien natàl; Podlubny pour les années 1960-1970. Au contraire, les journaux de ces
au fil des pages, la langue se civilise; il y a de moins en moins d'expres- années témoignent d'efforts pour se détacher de plus en plus des catégories
sions très familières (voire grossières), de fautes de grammaire, d'ukrai- de pensée officielles 26 •
nismes; le langage officiel, les stéréotypes, les clichés prennent une part de I.:affirmation selon laquelle les sujets soviétiques avaient une conception
plus en plus importante. Mais, là encore, la reprise des catégories du régime moderne du moi a aussi tendance à faire perdre de vue la spécificité de ce
n'implique pas forcément une adhésion; le recours au « parler bolchevik'' qui se passait en URSS, à faire oublier la terreur et la répression, comme si
ne signifie pas forcément croyance: les diaristes (surtout ceux de l'origine tout cela se déroulait dans un univers ordinaire 27 • I.:accent mis sur les
de Podlubny) n'avaient tout simplement pas d'autre langage à leur dispo- processus sans tenir compte des contenus ou des circonstances historiques
sition. Quel sens précis mettaient-ils sous ces expressions stéréotypées pour concrètes banalise l'expérience de ce travail sur soi qui serait proche de
nous? phénomènes repérables dans d'autres sociétés modernes. Ce qui domine
dans l'URSS stalinienne, c'est quand même le recul de la subjectivité, de
La « Soviet Subjectivity »: pro et contra l'auto-analyse, de la conscience de soi, de la communication entre les
individus. Comme le rappelle David L. Hoffmann:
Un des points décisifs de la démarche de Jochen Hellbeck est de mettre « Le système soviétique, partageait avec d'autres systèmes politiques
en évidence la participation des individus à la construction des identités modernes la volonté d'influer sur le sens de soi de ses citoyens, mais, dans
soviétiques, sans verser dans aucun moralisme, en refusant de partager la le même temps, il s'en distinguait par le type de moi qu'il cherchait à
société soviétique uniquement entre victimes et bourreaux. Cette approche développer. Ce moi ne devait pas être individualiste; [... ] le système sovié-
insiste sur la capacité de mobilisation, dans un sens certes particulier, du tique mettait en avant une subjectivité illibérale dans laquelle la vie privée
régime soviétique, qui proposait des formes d'identification, acceptées et était éradiquée et les individus supposés atteindre leur plein épanouissement
intériodsées par les individus. Hellbeck et ses partisans ne rechignent pas à par la participation à la vie sociale ... L'examen futur de la subjectivité sovié-
ana\yser à..es propos contomùstes, stéréoty\?és ·, \\s ne cherchent \?as à \he tique devra prêter attention aux interférences entre discours officiel et non
entte \e.s Ü'{,ne.s, se\on ~ atÙ.t\\Ù.e \a ~\w,, ~én.éra\em!!n.'i. t~~an.Ù.\\e, mils te~at­
Ù.en.t ce ~~\ !!\?:.\ kt\.'i. !!'i. \!! "?tf!l:l..\"\f!l:l..'i. ~\\ \?.~Ù!!\\'f... \\\?:. ~Jn'i. m.\.\?. f!n. a'!~nt \\n 26. Cf. par exemple, le journal de l'hisrorien Serguei Sergueievich DMITRillV (1906-1991), paru, en
- partie, en plusieurs livraisons successives dans la revue historique russe, Otechestvennaia istoria
m.~th\.~\\ n.~J\\."!1!~\\, \e\?. \~J\\t\1.~\\'f.. Ù.!!\?. " ~J\:,\?.c.\\t\?. "', ù.e ~t~\.h!!n.œ ~ œ\\'f.. ù.~ nationale], en 1999-2001.
~\\t!!s, \?.\\t \1!\?:.~\\e\\?:. ~Jn. tt~'<i~\i.\t en ~t\~J~\\..~. \\\?:. n.~J\\\?. t\:'!"1!.\!!n.t Ù.e"> façon, il semble difficlle d'admettre la« co-production • des interrogatoires entre détenu
au moment des grands procès, même si, dans le cas de communistes arrêtés, on a
\n.~è:\te\?. Cl,_\\\ Ù.~Jn.n.en.t en.'!\!!&. ~~et~\\\\?:.\~J\n..~nn.n., \\\?:. \1.\J\\\?. tn.!!'i.'i.en.t rormés de la même façon; il n'est pas possible de faire abstraction
contre \a pro)ect\on non cri.ti.que de nos catégoùes mentales, . '!.11~-";•q:ucu"'" était obtenue cette • co-écriture », le recours il des moyens coercitifs,
cette notion de sujet cartésien et übéra\. Les journaux de la contre les individus, la torture.
CATHERINE DEPRETTO LA «SOVIET SUBJECTIV/TY •

officiel et aux identifications hybrides développées par différents segments de Nicolas Timasheff, 1he Great Retreat et à son interprétation du stalinisme
de la population 28 ... » des années 1930 32 •
Cela étant, ces travaux sont à prendre en considération comme tenta-
Le contraste est saisissant entre les journaux des dernières décennies de
tives intéressantes pour essayer d'approcher de manière plus sophistiquée
l'Ancien régime (années 1900-1910), qui correspondent à l'apogée du
ce qui s'est passé au niveau individuel à la période soviétique:
genre 29 et les journaux de la période soviétique où dominent les silences,
les non-dits, l'absence même d'un langage adapté pour parler des émotions, " Ce que la rhétorique de la guerre froide aurait étiqueté "lavage de '
du vécu, du ressenti, ce qui va faire des sujets soviétiques, et pour longtemps, cerveau", en qualifiant les diaristes de "dupes des communistes" peut
des « taiseux », des « chuchoreurs », selon les mots de l'historien anglais maintenant être interprété comme un projet moderne relativement réussi
engendrant de nouvelles façons de penser, de ressentir er d'agir, à défaut
Orlando Figes 30 •
de créer complètement des hommes et des femmes soviétiques nouveaux.
En conclusion, les études sur la « Soviet Subjectivity » ne sauraient
Comme les nationalismes intégristes qui transforment les tribus en nations
donner naissance à un nouveau paradigme, alors même que leurs représen-
et les paysans en patriotes, le socialisme soviétique d'État a créé ses propres
tants revendiquent le dépassement de l'opposition modèle totalitaire/ sujets, suffisamment prêts à se sacrifier, à tuer et à mourir pour un idéal plus
histoire sociale par en bas 31 • Certes, la participation active des individus à important que la vie elle-même33. »
l'élaboration des vérités officielles qui sont issues des institutions centrales
de l'État et servent les intérêts du régime tend à corriger une stricte approche
totalitaire, insistant sur la toute-puissance de l'idéologie et réduisant les Quelques titres 34
citoyens soviétiques à des victimes. I.:approche par le subjectif permet
également de nuancer une certaine tendance l'histoire sociale à désidéo- Travaux représentatifs de la « Soviet Subjectivity »
logiser les comportements et à faire disparaître toute notion d'individu.
Textes
Néanmoins, l'analyse de ces « laboratoires du moi >> peut finalement
apparaître comme venant renforcer le paradigme totalitaire puisqu'en HALFIN I., From Darkness to Light: Class, Consciousness, and Salvation in
intégrant les catégories mentales officielles et en voulant se conformer à Revolutionary Russia, Pittsburgh, Un. of Pittsburgh Press, 2000.
l'offre identitaire du régime, les sujets participent eux-mêmes à une forme -éd., Language and Revolution: Making Modern Politicalldentities, London,
d'asservissement (Habermas,« colonisation pad'État des mondes vécus»). Portland, Or., Frank Cass, 2002.
En affirmant se simer au-delà des oppositions historiographiques, les tenants - Terror in My Soul: Communist Autobiographies on Trial, Cambridge
de la« Soviet Subjectivity »cherchent à s'imposer dans le champ des études MA-London, Harvard UP, 2003.
sur l'URSS, selon une pratique coutumière: on pourrait rapprocher cette - Intimate Enemies: Demonizing the Bolshevik Opposition 1918-1928,
revendication du mauvais procès intenté aux États-Unis à l'ouvrage classique Pittsburgh, UP Pittsburgh, 2007.
- Stalinist Confessions: Messianism and Terror at the Leningrad Communist
28. D. L. HoFFMANN, " Power, Discourse, and Subjeccivity in Soviet History », • The Analysis of University, Pittsburgh, UP Pittsburgh, 2009.
Subjectivization Pracrices in the early Stalinist Society "• Ab lmperi(), Kazan, 3, 2002, p. 273-278;
ici, p. 275: "The Soviet system shared an emphasis on its citizens's sens of self with other modern 32. The Great Retretd: the growth and decline ofCommunism in Russia, New York, E. P. Ourton, 1946.
policical systems, but at the same ti me distinguished itselfby the type of selfit sought to cultivate. Dans Stalinist values: the cultural norms ()JSmJiet modemity. 1917-1941, Ithaca, N. Y., Cornell
This selfwas not to be individualistic [...] the Soviet system promoted an illiberal subjectivity; where University Press, 2003, David L. HOFFMANN a contesté l'idée que l'abandon de certains éléments
private !ife was eradicated, and individuals were supposed to reach their full potenrial through révolutionnaires dans le communisme stalinien de la seconde moitié des années 1930 était l'équi-
participation in social li fe. • et p. 277: "ln future examinations of Soviet subjectivity we should be valent d'un Thermidor, d'une simple restauration de valeurs d'Ancien régime, ainsi que l'affirmait
attentive to the interplay of official and unoffidal discourses and the hybrid identifications devel- Timashelf. Il a insisté au contraire pour montrer comment ces éléments participent d'un projet de
opped by various segments of the population .. ." "The Soviet system promoted an illiberal subjecdv- sodété moderne inédit. À ce sujet, cf. également le bloc thématique de la revue Kritika, 5, 2004,
ity, where private !ife was eradicated, and individuals were supposed to reach their full potential 4, p.651-733.
through participation in social !ife". 33. Cf. R. G. SÜNY, compte rendu de Revoluti()n on my mind. Slavic Review, 66, 2007, l, p.106-108;
29. À cette période correspond en particulier l'impressionnant massif des journaux des poètes symbo- ici p. 108: "What in Cold War rhetoric would have been labeled 'brain washing', with the diarists
listes et apparentés, Valerii Briussov, Aleksandr Blok, Milthail Kuzmin ... as 'dupes of the commullists' can now be seen to have been a rather successful modernist project of
30. O. FlGllS, Les chuchoteurs: vivre et survivre sous Staline, traduit de l'anglais par Pietre-Emmanue\ Dauzat, creatîng-Jf not fully 'New Soviet Men and Women", then new ways of thinking, feeling, and acting.
préface nEmmanue\ Catrihe, Paris, Denoë\, 2009. IJke· the integral nationalisms that mrn tribes imo nations, and peasanrs inra patriots, Soviet State
3l.j. Htll.UW.CK, Revolution on my mimi, op. cit., "Q.l2. "l<ieo\ogy may be bette~: 11nùerstoo<i IlS a ferment Socialism created its own subjects dedicated et1ough to sacrifice, klll, and die for an ideal \atger than
wor\lin~ i.n i.n<\i.vi.ù11ah and. 'Qm<l11dn~ a ~teat <leal. ct vari.aûon IlS \t i.nteracts wi.tn t'ne ~llb\ecûve \i.re Hfè irself."
o\ a \'arÙc\lh.r \'er;on:' Abréviations: CMR: Cahiers dt1 monde msse, Paris, EHESS.

31
CATHERINE DEPRETTO LA "SOVIET SUB]ECTIVIT'/•

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la généalogie de la personnalité russe], SPb., Moskva, EUSPb, Letnij sad, and London, Cornell UP, 2000.
2002. Bloc thématique: « Écrits personnels: Russie xvme-xx" siècle ll, CMR, 50,
Russian Review {The), "Soviet Subjectivlty", 60, 2001, 3, p. 307-359 2010,1; contient plusieurs articles ayant trait aux années 1930-1970.
(contient les articles de Eric Naiman, "On Soviet Subjects and the GARROS V., KoRENEVSKAYA N., LAHUSEN T. éd, Intimacy and Terror: Soviet
Scholars Who Make Them", p. 307-315, lgal Halfin, "Looking lnto the Diaries ofthe 1930's, New York, 1995 (contient la traduction en anglais
"Oppositionists" Souls: Inquisition Communist Style", p. 316-339 et de fragments de journaux personnels, entre autres ceux deA. Arzhilovsky,
Jochen Hellbeck, "Worklng, Struggling, Becoming: Stalin-Era L. Gornung, S. Podlubny, V. Stavsky. .. ); version allemande: Das ~hre
Autobiographical , p. 340-359). Leben. Tagebücher aus der Stalin-Zeit, Berlin, Rowohlt Berlin, 1998.
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entretiens avec Igal Halfin, Jochen Hel! beek, contributions de Aleksandr nienne: Traces des pratiques communicatives dans le journal
Kustarev, David L. Hoffmann, Jeremy Smith, Svetlana Boym, Il'ja d'A. G. Man'kov », CMR, 49, 2008, 4, p. 605-628.
Gerasimov, Alla Sal'nikova, Dietrich Beyrau, Yasuhiro Matsui, Igal Communiquer, juger et agir sous Staline: la personne prise entre ses liens avec
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(textes en russe et en anglais). Main; Berlin; Bern [etc.]: Peter Lang, 2011.
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CATHERINE DEPRETTO

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STUDER B., HAuMANN H. éd., Stalinistische Subjekte. Sujets staliniens.
Stalinist Subjects, Zürich, Chronos Verlag, 2006.
Au milieu des années 1930, une directive de l'Université communiste
des minorités nationales de l'Occident à Moscou, où étudient de nombreux
communistes étrangers, fixe les principes supposés améliorer l'efficacité de
l'enseignement. Elle enjoint aux enseignants qu'ils «sont cerisés connaître
le visage politique de chaque étudiant en particulier et ceci non pas
de manière formelle, mais sérieusement; il faut connaître leur véritable
1
nature ''·
Cette injonction résume sans doute une des particularités majeures du
type de rapport que le système politique stalinien a construit avec ses
citoyens. Il s'intéresse de manière détaillée à leur fuçon de penser, d'agir et
de se comporter, à leur origine sociale et leur socialisation, à leur conduite
citoyenne et à leurs convictions politiques. Pour cda il met en place
une série de techniques qui ne fournissent pas seulement les informations
désirées, mais qui en outre font entrer les personnes dans un jeu d'interac-
tion avec le pouvoir et font appel à leur subjectivité. En effet, pour que les
enseignants puissent à ce point connaître les élèves, il faut que ceux-ci
s'« ouvrent l>, qu'ils soient prêts non seulement à communiquer leurs don-
nées biographiques, mais aussi à « tout dire ,, sur eux-mêmes. Autrement
dit, ils doivent faire état d'une disposition de transparence quant à leur moi
et d'une volonté de rendre accessible toute leur personne au pouvoir. C'est
ce qu'ils font en général avec plus ou moins bonne grâce. Ainsi, l'élève
allemand Reifdédare: ·
« Oui, j'ai trompé le parti [en manquant d'honnêteté). Le parti a bien
raison d'exiger de la part d'un communiste qu'il découvre sans réserve tous
les aspects de son passé. C'est comme cela qu'il a la possibilité de juger
une personne et de l'aider à surpasser ses fautes et à se développer... Bon,
j'ai volontairement caché c.ette erreur de mon passé ... Par conséquent, le
parti n'avait pas la possibilité de m'évaluer correctement. Le parti m'avait

1. Traduction de l'allemand. Le texte parle çle « Wesen »qui peut sc traduire soit par l'être profond ou
la nature d'une personne. (Esquisse d'une proposition d'amélioration de la formation des càdres dans
le secteur allemand, s. d. [après 1933, probablement 1935], RGASPI, 53lf1/75.}

34 35
BRIGITTE STUDER PENSER LE SUJET STALINIEN

pourtant fait confiance. Et je l'ai trompé. Même lorsque j'ai do rédiger des pratiques et de l'analyse pragmatique, Yves Cohen a, quant à lui, étudié
deux biographies ici à Moscou, je n'ai rien dit ... Il aura fallu le cas Riecker la construction de soi au sommet du pouvoir stalinien en mettant en
[un autre élève] pour que je réalise la portée de mon erreur et que j'aille en lumière l'interdépendance entre la fonction administrative et politique des·
parler au parti 2. '' dirigeants soviétiques et la consdtution de soi 4. D'autre part, dans le champ
Affirmer que le parti communiste s'intéresse de près à la biographie, qu'il de l'histoire du communisme, une série de travaux s'est penchée sur les
.fait même appel à la subjectivité des personnes et qu'il utilise celle-ci en tant partis communistes occidentaux, respectivement sur le transfert des prati-
que ressource du pouvoir, comme à l'inverse mettre en jeu sa subjectivité ques (auto)biographiques du parti soviétique vers les autres partis commu-
relève d'une stratégie d'intégration, voire de « carrière », et même d'une nistes et le Komintern, se référant soit à la socio-histoire et Pierre Bourdieu,
volonté d'adhésion, contredit la vision traditionnelle du stalinisme comme soit plutôt à l'histoire socio-culturelle et Michel Foucault 5•
un Léviathan tout puissant, voire un simple État policier qui frappe aveuglé- Ces recherches ont apporté des premières réponses à la question
ment. Avec la fin de la Guerre froide et du monde bipolaire, s'est ouvert la comment « interpréter )) l'intérêt que le pouvoir stalinien portait au(x)
possibilité d'une mise en perspective nouvelle du pouvoir stalinien et, ce sujet(s), au singulier comme au plufiel. La relation construite entre le
qui nous intéresse id, c'est de repenser le mode de fonctionnement du pouvoir et les gouvernés, ou plus précisément entre le parti et ses membres,
communisme en tant que phénomène non seulement soviétique mais trans- a été qualifiée d'« emprise biographique )) pir Claude Pennetier et Bernard
national. En effet, contrairement à ce que l'interprétation totalitariste a fait Pudal, ce qui se joue dans les situations concrètes pour les acteurs de « travail
croire, les sources devenues accessibles après le collapsus de l'Union sovié- sur soi 6 ''·À partir de;1:exemple empirique des écoles internationales de
tique invitent les sciences sociales et notamment l'histoire à réfléchir à cadres du Komintern, cette contribution propose une réflexion sur la spéci-
nouveau à la conceptualisation de ce régime. C'est ainsi que depuis près ficité ou non de l'importance accordée par le stalinisme à la biographie
d'une quinzaine d'années, une profonde mutation, sinon un retournement individuelle et la subjectivité. Avec un certain décal<l.ge, on retrouve dans
des perspectives a saisi les approches historiques du communisme/ ces écoles les pratiques qui s'établissent progressivement dans le parti
stalinisme: on est passé de la recherche de « l'homme communiste », bolchevik et qui seront éventuellement reprises par les partis communistes
un produit statique et désindividualisé du pouvoir, à la recherche du sujet. en Europe de l'Ouest. En tant que lieu où se constitue l'avant-garde (les
Cela vaut autant pour les études sur les partis communistes que pour celles cadres) des partis de l'Internationale communiste, ces écoles peuvent
sur l'Union soviétique. Cette évolution s'est faite en concomitance avec fonctionner comme des verres grossissants qui permettent de voir en détail
l'évolution générale de l'historiographie qui, pour le dire schématiquement, les attentes changeantes auxquelles est confronté le futur responsable stali-
est passée des structures impersonnelles à la << découverte » de la part des nien durant l'entre-deux-guerres et les pratiques qui doivent servir à son
acteurs, du rôle des personnes et des sources qu'elles ont léguées à l'histoire. ajustement. Ces écoles forment également un espace de rencontre et de
Dans le cadre des études russes, on parle de « l'école de la subjectivité», confrontation entre les normes culturelles soviétiques et européennes, où
initiée par Stephen Kotkin, pour laquelle les travaux de Jochen Hellbeck s'élabore la relation entre le parti soviétique et ces communistes étrangers
sur les journaux intimes er de Igal Halfin sur l'autobiographie de parti et venus étudier en URSS. Comment se déroulent ces échanges entre les
l'aveu font référence 3. En ne partant non pas des discours mais de l'histoire
Gôttingen, V&R uni press, 2004; 1. PAPERNO, Stories of the Soviet Experience: Memuirs, Diaries,
2. Procès-verbal de la réunion du parti du secteur« JA »de I'ELI, 27 février 1937. RGASPI, 495/187/ Dreatm, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2009.
3003 (traduit de l'allemand comme les références suivantes). 4. Y. CoHEN, « La ca-construction de la personne et de la bureaucratie: aspects de la subjectivité de
3. S. KoTKJN, Magnetic Mountain. Stalinism as a Civilization, Berkeley, University ofCaUfornia Press, Staline et des cadres soviétiques (années 1330) •, in B. Studer, H. fuuMANN (dir.), Sujets staliniens.
1995. Hallin et Hellbeck ont reproché à KOtkln une conception morale du sujet et défendu une vision Lïndividu et le système en Union Soviétiqm et dam le Comintern, 1929-1953, Zurich, Chronos, 2006,
radicalemem constructiviste dans le cadre du tournant. linguistique dans leur article: "Rethinldng p. 175-196. S. FlTZPATRICK s'est également tournée vers la quesrlon de.Ja construction de l'identité,
the Stalinist Subject: Stephen Katkin's 'Magnetic Mountain' and the Stare of Soviet Historical sans pour autant adopter une approche« subjectiviste •· Elle s'intéresse explicitement non pas à
Studies" .]ahrbücher for Geschichte Osteuropas 44, 1996, 3, p.456-463. Sans exhaustivité, citons parmi l'identité personnelle, mais à l'identité sociale des individus (Tear Offthe Masks! ldentizy and Imposture
leurs principales publications: J. HELLBllCK, Tagebuch at<S Moskau 1931-1939, Munich, dtv ln twentieth-century Russ/a, Princeton, [N. J.], Prinçeton University Press, 2005, p. 9)
Doku mente, 1996; le même, Revolution on My Mind. Writing a Diary Under Stalin, Cambridge/ 5. C. PENNETIER, B. PUDAL, «Écrire son autobiograplùe (Les autobiographies communistes d'institu-
Mass., London, Harvard UP, 1!l!l6; l. HALFIN, Terror in My Sou!. Communist Autobiographies on tion, 1931 •1939) », Genèses 2311996, p. 53-75.; les mêmes (dù:.), Auwbiographies, autocritiques, aveux
Trial, Cambridge, Harvard Un.t'<etsh:y l'ress, 2Cl\H ·, \e même, Red Alttobiographies: Initiating the dam le monde communiste, Paris, Belin, 2002; B. STUDER, B. UNFRIED, Der stalinistische Parteikader.
Bolshevik Se!f, Un\vetitty otWas\..tn~cm l'se.s, 1\î\\. Sm \a con.sùtuùcm <k soi en Ull.SS à t;:avets h ldentitiitsstiftende Praktiken und Diskurse in der Sowjetunion der dreijiiger ]ah re, Kôln, Weimar, Bôhlau,
'\)\\.to\e \\.\lto\Jic'!)tll.'l''ni(\ue \'oh \1.\lss\ ~ '1:>. 'S.wu"...._ '1:>. U1ilrll:l.\\U, \. H~\1.~><-m< \0.\t~, Parler de soi sous 2001 (une version russe a paru chez Rosspen en 2011).
Staline. La construction identit<tire dans le communisme des années 1930,\!?.l:\s,~\\v.)\'\~ ~"- \11.W..':>\\:. C. PENNETIER, B. PuoAL, Autobiographies... , op. cit., B. STUDER, « I.:être perfectible. La formation du
'S.~:t\~ CJ::.\\<:>'\_\;.\\;.<'()., \"\<:> 'l, 'll:\1:\'l-,',.\\.<.\..\..V,"<R.~'f....\\.'<.\..\..'<.V.. \.~\'1.~, A"to\o\Qtf1.1.~b'lt1.1.\ ~Yil.tt\m \n · par le "travail sur soi" », Gen~ses 5112003, p. 92-113.
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membres du parti et le pouvoir/l'institution? Et est-ce que ce qui s'y passe il est responsable de tout le bateau, avec sa cargaison et ses passagers.
nous apprend quelque chose sur le type de pouvoir stalinien? Gouverner, un « art » selon le philosophe, pour lequel il crée le terme de
Avant d'examiner de plus près les modalités de ces échanges entre les « gouvernementalité ))'c'est viser à« obtenir quelque chose de la popula-
autorités des écoles internationales de cadres, qui elles-mêmes représentent tion» du point de vue de ses comportements. Pour orienter la conduite des
le parti-État stalinien, et leurs élèves, il faudra introduire deux aspects du personnes, pour les inciter à agir dans un sens donné, il est fàit appel à des
régime imposé par le parti bolchevik, essentiels pour notre problématique normes et des contrôles (et non pas à la discipline de caserne). Les moyens
et sans lesquels l'intérêt porté à la<( nature véritable» des personnes demeu- mis en œuvre ne sont donc pas la force et la violence (en tout cas pas princi-
rerait suspendu dans le vide. Il s'agira aussi de présenter les principales palement), mais des formes d'action consensuelles et des« libertés)), C'est
écoles de cadres mises sur pied par le parti bolchevik. Dans un second temps, par elles-mêmes que les personnes se conforment. La discipline passe par
le rega.çd portera sur le dispositif de ces écoles avec leurs pratiques et leurs les sujets, le contrôle social est intériorisé. Cette forme de gouvernement ne
attentes cognitives, psychologiques et culturelles. Enfin, à la fin de ce réprime pas la subjectivité des citoyens, elle la rend au contraire productive
parcours empirique, nous interrogerons le rapport à la subjectivité dans le pour ses objectifs. Les «techniques de pouvoir>> et les « techniques de soi >>
stalinisme. (les « formes à travers lesquelles les individus peuvent et doivent se recon-
naître en tant que sujets 9 ») sont fonction l'une de l'autre. Les premières
Observer les comportements, et les modifier « déterminent la conduite des individus, les soumettent à certaines fins ou
à la domination, objectivent le sujet», les secondes leur« permettent [... ]
Comme l'a montré Peter Holquist, les Bolcheviks instaurent dès leur d'effectuer, seuls ou avec l'aide d'autres, un certain nombre d'opérations sur
prise de pouvoir un régime de surveillance de la population afin d'observer leur corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites, leur mode d'être; de
les comportements, mais aussi de les modifier 7• Ils s'inscrivent par cela dans se transformer afin d'atteindre un certain état de bonheur, de pureté, de
une conception et une pratique de la politique héritées en même temps des sagesse, de perfection ou d'immortalité 10 >),Avec cette proposition théorique,
Lumières et de la guerre totale. Ils appliquent en effet l'idée éclairée la subjectivité peut être interprétée comme le produit d'une expérience faite
d'une rationalité scientifique pour gouverner la société et font usage des non seulement dans une interaction avec d'autres personnes, mais égale-
formes de mobilisation politique issues du xrx• siècle comme le parti de ment dans une confrontation avec un cadre structurel donné.
masse et la presse populaire. Surtout, ils conçoivent la politique comme C'est dans le cadre de cette grande entreprise de technologie sociale que
un moyen pour changer la société et l'être humain un« parti d'un type des questionnaires sont introduits dans le Komintern dès le début des
nouveau )), selon la formule de Lénine. Une conception de la gouvernance années 1920. Ils font partie du dispositif peu à peu mis en place pour que
qui implique le déploiement de techniques de surveillance afin de collecter les autorités puissent détenir le savoir indispensable au contrôle du processus
toutes les informations considérées comme nécessaires à l'évolution du de sélection, à la vérification de ses résultats et si nécessaire à l'ajustement
potentiel de la société et des citoyens et qui se distingue de la police (sans des outils de gestion.
pour autant rendre caduc le maintien de l'ordre public). Certes, comme le Les techniques mises en œuvre sont néanmoins spécifiques en tant que
remarque Holquist, une telle pratique de surveillance et une telle concep- produit de leur époque et peuvent varier selon le contexte. Dans le cas du
tion de la gouvernance sont généralement identifiées au pouvoir bolchevik. pouvoir bolchevik, Peter Holquist constate, d'une part, une certaine conti-
Or il s'agit d'une forme moderne de pouvoir dont Michel Foucault a nuité dans les pratiques de surveillance avec l'État impérial et notamment
montré les contours et les caractéristiques dans ses travaux, un pouvoir basé celles développées au cours de la Grande guerre. La violence en fait partie.
sur la gestion de la population et non plus du territoire 8• Pour reprendre sa D'autre part, le pouvoir bolchevik formule son propre agenda politique.
métaphore du vaisseau, le capitaine ne fait pas que commander son équipe, Son projet d'émancipation de la société nécessite la création d'un« homme
7. P. HoLQUIST, « What's so Revo!urionary about the Russian Revolution? State Practices and the nouveau/d'une femme nouvelle». Il n'innove pas totalement. Le marxisme
New-Style Politics, 1914-21 »,in D. L. HoFFMANN, Y. KoTSONIS (dir.), Russîm1 Modernity. Po/itics, et son concept de révolution exigeaient dès le xiX" siècle une transformation
Knowledge, Practices, Houndsmills/Basingstoke, Macmillan's/St. Martin's Press, 2000, p.B7-1ll et
le même, Making War. Forging Revolution. Russia~ Continuum ofCrisis, 1914-1921, Cambridge MA, 9. M. FouCAULT, Histoire de la sexualité, vol. 2, L'usage des plaisirs, Par~s. Gallimard, 1984, p. 1O.
Harvard. University l'ress, 2002. 1O. Pour cette problématique, on se réli!rera parmi les nombreux textes de Mic~el Foucault particuliè-
8 .• La ''gouvetnement~lité" "·in M. FouCAULT, Dits et écrits, m. l'ar\s, Glll\imatd., l<;l'l4, p.635-657. rement à « Le sujet et le pouvoir », in M. FoucAULT, Dits et écrits, IV. Edition établie sous la
l\ h~t d.e. \a \eçon d.u l" !évüe.t l<:l78 d.e. son couts« Sé<:.ur\té, tettitoite., 'l,lOjl\Ùadon '' d.e.l<:l77-l<;l7\', direction de D. DEFERT et F. EwALD, Paris, Gallimard, 1994, p. 222-243 et« Les Techniques de
au Co\\è'be. d.e rrmce., '!Oit c.e. '10\ume d.e. \a 'l,lUb\i.c:.uion d.es couts d.e. M\.c\le\ ro\l<:au\t cÙe.'L Le. Se.\li\! soi >>, in ibid., p. 783-813, ainsi qu'à L'Hermlneutique du sujet. Cours au Collège de Fran~e
C.a\\\=\\ 1.\)\)4.. (1981-1982), pru:is, Gallimard/Le Seuil, 2001.
BRJ(!;FTTE STUDiiR PENSER LE SUJET STAliNIEN

du« vieiJ homme)) en vue de la construction d'une société nouvdle quoique finalités idéologiques qui gouvernent la création de ces institutions. L'idée
la hiérarchie du changement ait été disputée. Les Bolcheviks, tout comme qu'une formation politique est indispensable à tout communiste est certes
les partis communistes en Europe occidentale, partagent cette prémisse avec déjà présente, mais sa réalisation est laissée au bon vouloir de chaque patti
les socialistes et mettent, initialement, presque le même accent sur la forma- communiste. En effet, le 4• congrès de l'IC, en 1922, n'impose que le
tion, collective et individudle. Dans la première moitié des années 1920, principe de la création d'écoles de parti ainsi que l'organisation de cours
les partis communistes et socialistes ne se différenciaient pas fondamenta- pour leurs membres, soit le soir, soit le jour. La norme éducationnelle et le
lement par le type de formation ouvrière et de cours du soir offerts ou le rôle que le Komintern entend jouer se préciseront pourtant peu à peu. Avec
canon de textes classiques mis à disposition. Une même référence à la ratio- la bolchevisation en 1924, l'appd à l'auto-éducation, à la formation de
nalité des Lumières et au savoir en général comme conditions de possibilité cercles d'études et d'écoles du dimanche fait aux membres ne suffit plus aux
de l'être humain autonome et libéré -les unissait encore. Sous l'effet des yeux du Komintern. Dans le double souci d'implanter le tournant vers« le
événements et tournants politiques de l'histoire soviétique, dans un processus prolétariat>> et d'unifier idéologiquement les partis communistes depuis le
par palier, la formation communiste change cependant de forme, de ..- centre, la section d'agitation et de propagande du Comité exécutif de
contenu et de finalité. Les besoins pratiques de la guerre civile et la propa- l'Internationale communiste (CEIC), sous la plume de son responsable Bela
gation de la« révolution mondiale)) incitent les Bolcheviks, d'une part, à Kun, présente en novembre 1924 un projet pour l'établissement de cours
mettre sur pied des campagnes d'éducation politique pour les masses, internationaux à Moscou. On pense d'abord former une quarantaine de
d'autre part, à former un corps dirigeant stable. secrétaires de districts. Après que le BP du CC du PCU(b) a approuvé le
À l'école du parti, l'Université communiste Sverdlov fondée en 1919, projet et avancé les fonds, le projet est entériné par le 5< plénum du CEIC
viennent s'ajouter deux nouvelles institutions dès 1921, l'Université commu- en mars/avril 1925. Les premiers élèves arrivent en mai 1926. Ce n'est
niste des travailleurs de l'Orient, en avril, et l'Université communiste des qu'en 1928 que l'appellation École léniniste internationale (ELI en français;
minorités nationales de l'Occident (UCMNO), en novembre. La première MLS en russe) est adoptée. Formellement l'EU est affiliée à l'Institut
accueille les futurs cadres du Parti communiste unifié (bolchevik) (PCU(b)) Lénine, de fait, elle est sous le contrôle du PCU(b) et du présidium du
provenant du Caucase, d'Asie centrale et d'autres régions orientales de CEIC, plus précisément du département d'agitation et de propagande.
l'URSS, auxquelles se joignent les cadres des Partis communistes chinois, C'est donc avec le processus de bolchevisation que l'emprise idéologique
coréen, turque. À la fin de l'année, elle compte déjà 600 élèves en prove- du Komintern (et en corollaire celle des autorités soviétiques) sur les partis
nance de plus de 44 nations. Quant à la seconde, sa création repose sur communistes étrangers commence à se mettre vraiment en place. Mais le
un décret du pouvoir soviétique portant la signature de Lénine Il, Elle dispositif de contrôle ne s'établit que progressivement, en lien avec l' évolu-
accueille dans un premier temps les membres des communautés nationales tion de la politique soviétique. Par ailleurs, ce n'est sans doute pas le fait du
de la partie occidentale de l'Union soviétique (des Biélorusses, des Lettons, hasard que l'encadrement soit devenu plus strict au début des années 1930
des Lituaniens, des Allemands, des Finlandais et d'autres) ainsi que des alors que le nombre d'élèves a augmenté de manière significative. En effet,
émigrés européens installés en Russie soviétique. Dès le milieu des si les cours débutent en mai 1926 avec 70 personnes en provenance de
années 1920, des membres des partis communistes européens s'y ajoutent. 23 pays, les effectifS de l'EU prennent l'ascenseur après 1929 12 • On compta-
Les écoles internationales de cadres ont ainsi leur origine dans la guerre bilise ainsi 660 élèves pour la seule année scolaire 1931-1932 et 592 pour
civile et ciblent notamment les groupes communistes étrangers qui s'étaient 1936. Une estimation récente totalise 3 500 élèves pour l'EU entre mai 1926
constitués en se donnant pour tâche de faire de la propagande politique et le milieu de l'année 1938, lorsque l'école ferme ses portes 13 • Le chiffre de
parmi les cinq millions d'étrangers alors en Russie soviétique. Ce sont donc 5 000 élèves pour l'ensemble des écoles internationales avancé par
d'abord des impératifs pratiques de l'activité politique, plutôt que des Babitschenko semble donc plutôt correspondre à la limite inférieure 14.
Qui accédait à ces écoles? Le soin apporté à cette question autant dans
11. Sur ces écoles, on se reportera en particulier à Leonid G. WITSCHllNKO (qui fin parmi les premiers le listing des conditions que dans la procédure de sélection montre l'impor-
à accéder à ces archives), " Die Kaderschulung der Komintern », ]ahrbuch for histDrische
Kommunisforsrhung 1993, p. 37-59; e( avec!' accent sur les communistes allemands J. KôsTBNB!lRGER,
tance que les instances du Komintern accordent à cette question. Cela
« Die Geschichte der Kmnmunistischen Universitii.t der narionalen Minderheiten des Westens s'explique aisément, car il s'agissait d'un investissement dans le capital
(KUNMZ) in Moskau 1921-1936 ", ]ahrbuch fiit· hisrorische Kommttnismusfimchung 200012001,
p.24B-303 et \a même," Die Internationale Len\n-Schu\e (1926-1938) »,in M. BucKMILLER, 12. J. KôSTllNBERGER, «Die Internationale Lenin-Schule ... "• op. cit., p.290.
K. ME.SCHKAT (<\ir.], Biographisches Handbuch zur Geschichte der Kommunistlschen Internationale. 13./bid., p. 287.
Ein deutsch-rtmisches Farschungsprojekt, 'Ber\\n, Aka<\emie \ferh.'&, 1007, p.1S7 -309. 14. L. BAJJITSCHENKO, « Die Kaderschulung der Komintern », op. cit., p. 58.
BRIGJTTE STUDER PENSER LE SUJET STAliNIEN

humain dont les dividendes doivent revenir aux organisations communistes:' sélection. Dans certains cas, les PCs envoient du « matériel humain >> de
Il fallait garantir au mieux- comme le relève une circulaire de 1928 - « que qualité inférieure, soit parce qùils n'ont personne d'autre de disponible,
les élèves promus puissent servir de cadres pour leur parti 15 ». Investissement soit parce qu'ils aimeraient bien se débarrasser d'un militant un peu encom-
idéologique, certes, mais financier aussi: l'étudiant de l'EU recevait brant politiquement (ou qui risque la prison). Mais parfois aussi parce qu'ils
une bourse dont le montant était plus élevé que le salaire moyen d'un ouvrier n'accordent pas assez d'importance à ce processus très codifié. Pourtant, leur
soviétique. Les élèves prospectifs devaient par conséquent être sélectionnés choix ne représente qu'une première étape du recrutement. Après son
avec soin. C'est à partir de 1928 que le profil exigé devient plus ciblé. arrivée en Union soviétique, le candidat (qui est plus rarement une candi-,
Proches des exigences des universités ouvrières soviétiques 16 , les critères de date) est soumis à toute une série d'autres filtres d'observation et de contrôle.
sélection reposent sur les marqueurs politico~sodologiques appliqués de Si les procédures mises en œuvre émanent de diverses instances administra~
manière plus ou moins informelle par les Bolcheviks dans leur gouvernance tives (entre lesquelles les informations circulent), du parti soviétique, du
de la société. Dans ce premier temps, l'appartenance au parti et une origine Komintern et finalement des écoles de cadres elles-mêmes et relèvent incon-
ouvrière passent pour des gages de loyauté 17• testablement de techniques de pouvoir; elles som relayées par des " techni-
Afin de réaliser une sélection de futurs élèves faisant preuve d'un poten- ques de soi>> dont parle Michel Foucault 19 •
tiel politique et des capacités de direction estimées utiles par les autorités Il faut sans doute comprendre l'« état de bonheur, de pureté, de sagesse,
soviétiques et kominterniennes, dans les années 1930, les partis commu- de perfection ou d'immortalité>} dont parle Michel Foucault dans un sens
nistes reçoivent des instructions extrêmement précises sur le choix de leurs historique et non pas idéaliste. Le « bonheur >> ou la « perfection >> ou encore
candidats. Une origine ouvrière est certes un bonus, mais elle ne saurait <l l'immortalité » sont des états atteints de manière différente dans diffé-
plus suffire. Il faut que l'appartenance au parti ne soit pas trop récente et il rentes sociétés. Comme l'a fait remarquer l'historien Philipp Sarasin l'apport
faut pouvoir faire preuve d'une expérience politique pratique. En 1931, le théorique de la notion de « technique de soi » relève sans doute plus du
type d'expérience politique attendue est concrétisé. Les candidats envoyés Foucault philosophe que du Foucault historien 20 • Son analyse n'est pas
par le PC américain par exemple doivent a,u moins avoir travaillé au plan attachée à un lieu concret, même si elle s'applique à l'État libéral occidental
régional. Ils seront de préférence nés aux Etats-Unis, alors que les immi- et à son type de gouvernement. Par rapport au communisme soviétique, en
grants, notamment ceux de Russie, ne sont pas les bienvenus. Des critères revanche, Michel Foucault s'est contenté de quelques remarques allusives,
négatifs aident aussi à restreindre le corps des futurs cadres. Trois facteurs qualifiant le fascisme et le stalinisme de deux<< maladies du pouvoir 21 ».
sont déterminants, mis à part le manque d'expérience politique. D'abord, N'est-ce donc pas abusif d'appliquer les notions del< techniques de pouvoir>>
l'absence de transparence par rapport à son propre passé, introduit en 1931. et de « techniques de soi }) au stalinisme? Et si non, quelles sont les limites
Ensuite, une appartenance à un moment ou un autre à un groupe d' oppo- de leur usage? Enfin, quel est l'apport heuristique de ces notions?
sition ou une part active dans des luttes fractionnelles. Enfin, il faut être en
bonne santé. En effet, les personnes malades ou handicapées ne sont pas Subjectivation, objectivation
admises. Cet aspect est précisé en 1935: pas de maladies contagieuses ou
invalidantes, pas de maladies chroniques telles que la neurasthénie « dans Les informations biographiques qui vont alimenter les dossiers sont en
sa forme clinique)), pas de tuberculose, pas d'anémie aiguë 18 • effet d'abord fournies par les personnes concernées elles~mêmes. Les futurs
Toutefois, les dirigeants soviétiques et du Komintern ne font pas pleine- élèves rédigent au moins une autobiographie, et même plus fréquemment
ment confiance aux partis communistes étrangers pour le choix du corps plusieurs 22 • Ils doivent aussi se présenter devant plusieurs commissions et
estudiantin. Dans plusieurs cas, des divergences jalonnent le processus de y passer des interrogatoires souvent serrés 23 •
15. Circulaire à propos des nouveaux cadres de l'École léniniste envoyée aux CC des Partis commu- 19. M. FouCAULT,« Les Techniques de soi» ... , op.cit.
nistes, 4 décembre 1928, RGASPI 495/20/865. 20. P. SARASIN, «Foucault, Burckhardt, Nietzsche und die Hygieniker », in]. Martschukat (dir.),
16. I. HALFJN, From Darknm to Light. Glass, Conscioumess and Salvation in Riwalutionary Rmsia, Geschichte schreiben mit F(JUcault, Frankfurt, New York, Campus Verlag, 2002, p. 19 5-218.
Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2000, p. 237, 244. 21. M. FouCAULT, "Le sujet... »,op. cit., p. 224. Par rapport à sa position face au Gulag voir J. PLAMPF.R,
17. Sur l'importance du critère de • classe », mais aussi les difficultés des Bolcheviks à produire des « Foucault's Gulag », Kritika 3, 2002, 2, p.255-280.
taxinomies stables voir S. FrTZPATJUCK, • Ascribing Class. The Construction of Social Identity in 22. Lors d'une réunion de la commission permanente du CEIC,Ie 13 janvier 1932,1a décision est prise
Soviet Russia », 1hefoumal ofModem History, 65/1993, p. 745-770. d'eJiiger dorénavant une autobiographie de tous les nouveaux collaborateurs du Komintern (RGASPI
18. Conditions d'admission à !'~cole léniniste internationale en 1935-3936, RGASP!495/4/315. Pom 495/7/20).
plus de détails, B. STUDBR, Un Parti sous influence. Le Parti communiste suisse, une section du 23. Les listes des élèvey"camlidats refusés laissent entrevoir 1~ critères de sélection négative. Pa,r exempld:
Komintern 1931-1939, Lausanne, !:Âge d'Homme, 1994, p.235. • manque de fiabilité politique, mauvaise santé, origine sociale, pas d'expérience révolutionnaire,

42 43
BRIGITTE STUDER PENSER LE SUJET STALINIEN

Une objectivation des citoyens soviétiques par des techniques de pouvoir enseignants) fournissant leurs données à moult reprises. À commencer par
est documentée par les nombreux rapports et dossiers d'observation dont l'autobiographie de parti qu'ils rédigent dès leur arrivée et par les question-
disposaient les institutions soviétiques 24 • Pour en rester au Komintern et à naires qu'on leur soumet 28 • Plus proche de leurs convictions intimes, ou de
l'EU, le premier a été doté d'une structure contrôle des cadres en 1932, leur subjectivité, l'auto-rapport (ou le bilan personnel) ainsi que l'autocri-
la deuxième en 1933. Sa tâche est claire, mais pas simple: il s'agit de tique confrontent directement l'élève aux normes, aux valeurs et aux attentes
« prospecter, sélectionner, éduquer et employer les cadres 25 ''· Afin de officielles. ·
" connaître chaque élève sous toutes ces facettes», celui-ci disposera donc Lors de réunions de cellule ou du groupe auquel ils étaient affiliés, les
d'un « dossier personnel où son travail politique au sein du parti et son élèves devaient régulièrement faire rapport sur leurs progrès scolaires et sur
travail productif [ses études] seront enregistrés ». Ce dossier contiendra leur développement personneF9• Tout comme la critique et l'autocritique
« toutes les évaluations faites sur son travail », ainsi que « tous les matériaux (dont les séances se multiplient avec les années 1930 et qui changent peu à
qui permettent de le caractériser 26 ''· Conçu pour formater un futur corps peu de nature avec la montée de la répression jusqu'à la Grande Terreur
dirigeant (intermédiaire), le dossier de cadre des écoles internationales évolue de 1937-1938), ces formes instituées d'auto-examen exigent une confron-
avec les besoins du parti bolchevik. Comme l'orthodoxie politique se fait tation entre normes sociétales et disposition individuelle. Il fallait y pré-
plus exigeante, les tâches deviennent plus précises, En 1.~36, le secteur des senter de manière détaillée et systématique ses objectifs non atteints, ses
cadres (dont le personnel s'est étoffé) doit dès lors aussi apporter son soutien faiblesses, voire ses hésitations et désaccords politiques (ses << erreurs >> et ses
aux partis communistes pour << lutter contre les provocateurs et les espions, « déviations »). Pour l'élève Steinbeck, cela signifie admettre devant ses
ainsi que contre les agents de l'ennemi qui tentent de s'infiltrer 27 ''· professeurs et ses camarades de classe « qu'en général mes résultats scolaires
La concomitance entre techniques de pouvoir et techniques de soi, que sont bons dans la moitié des cas, mais juste satisfaisant dans l'autre... J'ai
Michel Foucault considère comme caractéristique d'un régime gouverne- une grande faiblesse. Je parle souvent à tort et à travers, alors, parfois ce que
mental, apparaît plus clairement dans les pratiques collectives utilisées dans je dis, semble contre-révolutionnaire. » Comme lorsqu'il avait dit: « Je
les écoles de cadres. Tous ces dossiers sont en effet alimentés en grande pourrais tuer Rosa Luxemburg si elle était toujours en vie pour les erreurs
partie par les personnes concernées elles-mêmes. I.:ingénierie sociale mise qu'elle a faites. » Mais, se justifie-t-il,« j'ai crû qu'elle était contre l'insur-
sur pied par le communisme soviétique, perfectionnée dans les années 1930, rection armée et qu'elle portait la responsabilité première pour l'échec de
qui veut orienter la «conduite des personnes» ne fonctionne pas seulement la révolution allemande 30 "· Comme après chaque rapport, dans ce cas
grâce à un appareil de spécialistes. Ceux-ci sont bien là pour collecter, aussi, une discussion s'ensuit dans le groupe. En général, les autres posent
classer, trier et transmettre plus loin les informations reçues, mais, surtout, de nouvelles questions, puis proposent des solutions comment corriger
ils font aussi appel à ceux-là même qu'ils supervisent. Les écoles de cadres ses erreurs ou changer son comportement pour qu'il soit conforme aux
sont doublement exemplaires à ce propos: d'abord parce qu'il s'agit de attentes envers un «vrai Bolchevik». Dans le cas précis, le groupe arrive à
membres du parti, ensuite parce qu'il s'agit d'une entreprise éducative. , la conclusion que le camarade Steinbeck est crédible quand il dit qùil veut
Néanmoins dans leur principe, on peut estimer qu'elles ne sont en rien s'amender. Sa remarque à propos de Rosa Luxemburg était d'ailleurs faite
particulières sur cet aspect du régime soviétique, les élèves (tout comme les «pour provoquer le camarade Hoffmann qui n'a jamais rien dit sur laques-
tion31 >>.
éducation religieuse ou dé&uts de caracrère » (liste se rapportant à des Autrichiens, sans date,
probablement vers 1934, RGASPI 531/1/110). 28. Pour l'appropriation de ces formes par le PCF, voir C. PENNBTIBR, B. PuDAL, «:Écrire son autobio-
24. Cf. N. WERTH, G. MouLLilC, Rapports secrets soviétiques, 1921-1991. La société russe dans les rapports graphie... », op. cit. et les mêmes, « La "vérification" (l'encadrement biographique communiste dans
conjidentielr, Paris, Gallimard, 1994. Pour le Komintern P. HuBEI!, "lbe Cadre Departmem, the OMS l'entre-deux-guerres)», Genèses 23/1996, p.l45-163.
and the '.Dimitrov and Manuilsky' Secretariat during the phase of the Terror", in M. NARINSKY, 29. J'ai décrit ces pratiques in, « I:être perfectible... »,op. çit. et in, • Liquidate the Errors or Liquidate
J. ROJAHN (dir.), Center ami Periphery. 7he History of the Comintern in the Light of New Domments, the Person l Stalinist Party Practices as Techniques of the Self», in B. STUDER, H. HAUMANN, Sujets
Amsterdam, IISH, 1996, p.l22-152 et pour le transfert des pratiques soviétiques au PCF. C. PENNilTIEI>, staliniens... , op. cit., p.l97-216. Les élèves ne sont pas seuls à devoir présenter devant le collectif
B. PuoAL, • La politique d'encadrement: l'exemple français», in M. DREYFUS etal. (dir.), Le Siècle des un «rapport de bilan • ou un « auto-rapport • (individuel). Les collectifS et les instituts doivent
communismes, Paris, Le Seuil (édition augmentée et mise à jour), 2004, p. 539-552. également le &ire. On parlera alors de « rapport de production "· Voir par exemple le rapport du
25. Proposition du département d'organisation (orgotde/) concernant les tâches du département de cadres responsable du parti (partorg) de l'UCMNO Braun sur l'année scolaire achevée du 3 avril1935,
du CEIC, 22 février 1932, RGASPI 495/4/413. Décisions concernant le département de cadres RGASPI, 529/2/473 ou les sténogrammes des assemblées générales des bureaux des groupes et des
(version provisoire), 8 février 1936, RGASPI 495/20/811, adoptées par le CEJC le 11 février 1936. cellules du parti à l'Institut du marxisme-léninisme, d'avril à octobre 1936, CAOD, 21211/37.
26. Esquisse d'une proposition d'amélioration de la formation des cadres dans le secteur allemand, sans 30. Sténogramme de la conférence du parti du 7 mars 1936 du l" et du 4' groupe du Il' cours de
date [après 1933, probablement 1935], RGASPI, 531/1/75. l'UCMNO, RGASPI, 529/2/473.
27.Ibid. 31. Ibid.
PENSER LE SUJET STALINIEN
BRIGITTE STUDER

Avant la mainmise de la Grande Terreur, le déroulement de ces séances nels » dont chacun est perçu comme une contribution personnelle au « prix
est plus ou moins ouvert. Les autres peuvent prodiguer des conseils, le du rachat commun '' et qui par un « mécanisme psychologique d'identifi-
groupe peut aussi prononcer des sanctions. rexamen de conscience peut cation progressive >> rattache encore plus au parti 36 •
finalement passer à un autre élève ou même à un des professeurs. Mais le Les communistes étrangers venus étudiés à Moscou sont souvent parmi
sujet qui doit présenter son auto-rapport se sownet au jugement du groupe, les plus dévoués à la « cause))' au parti. Ils se distinguent toutefois de leurs
les autres élèves et les enseignants. En exposant ses faiblesses, ses doutes, ses camarades soviétiques par leur appartenance nationale et leurs expériences
erreurs, mais aussi ses efforts et ses réussites, l'élève en question se confronte à l'étranger. Ils évoluent dans plusieurs« univers de règles», pour reprendre
aux normes collectives. Elles sont prescriptives. Se comporte-t-il de manière la terminologie de Lepetit. Même entre leur parti d'origine et le parti sovié-
conforme aux attentes? En dévie-t-il? Ses prises de positions poussent les tique, les « champs normatifs » ne se recoupent pas complètement. Et cela
autres à évaluer la distance entre ce qui passe pour correct et ce qui ne l'est vaut également pour leurs pratiques respectives. Cet élément peut rendre
pas. Les normes et les valeurs en vigueur sont rappelées par la discussion et l'assimilation plus difficile. De la part de l'administration soviétique et du
ajustées au cas précis. Par cet apprentissage, elles sont aussi renforcées et parti bolchevik, il peut passer pour une ressource d'autonomie, le possible
peuvent être appropriées par les personnes présentes qui sont mises en d'une « distance critique au passé incorporé dans les institutions et
situation de mesurer leur confOrmité avec les normes dominantes. 1'habitus 37 », un moyen de se soustraire intellectuellement, émotionnelle-
rajustement des habitudes, attitudes et conceptions personnelles, est au ment voire pratiquement au contrôle du parti 38 .
cœur de cette pratique introspective et confessionnelle. C'en est même le La « compétence >> dont les acteurs doivent faire preuve dans l'« action
but déclaré. En effet, tout contexte pédagogique et le stalinisme ne fait située>> est mise à l'épreuve dans les pratiques formalisées staliniennes que
pas exception - représente ce que Bernard Lepetit a décrit comme une nous traitons dans cet article. Lors de l'auto-rapport ou l'autocritique, les
« contrainte de situation 32 ». Ce que son approche pragmatique met en élèves des écoles internationales de cadres sont mis en situation d'apprendre
avant, c'est que face aux normes et aux taxinomies qui forment l'ensemble collectivement comment évaluer et si nécessaire corriger leur distance aux
des références et qui sont en général plurielles ou polysémiques (ou pour le normes soviétiques. Ils sont impliqués dans des pratiques qui consistent
stalinisme des années 1930 toujours changeantes), les acteurs historiques justement à tester leur compétence face « aux règles admises d'un jeu
doivent mobiliser leur << compétence » pour pouvoir s'orienter. Lepetit sociaJ39 >>.Tâche d'autant plus difficile dans le stalinisme des années 1930
entend par ce terme central pour son approche « la capacité à reconnaître que les règles sont instables. Les élèves y réussissent différemment, selon
la pluralité des champs normatifs et à identifier leurs contenus respectifs». leur capital scolaire antérieur, leur position dans le groupe, leurs capacités
De même, «l'aptitude à repérer les caractéristiques d'une situation et les rhétoriques et leur sens tactique 40 . Un certain nombre, pour lesquels les
qualités de ses protagonistes''· Enfin, «la faculté à se glisser dans les espaces tests semblent trop durs, veulent simplement quitter l'école, mais pour cela
interstitiels que les univers de règles ménagent entre eux, à mobiliser à leur il faut une autorisation. D'autres déclarent forfait face au niveau scolaire et
profit le système des normes ou des taxinomies le plus adéquat, à construire aux critiques. Ainsi le camarade Rôthig se considère comme un « handi-
à partir de règles et de valeurs disparates les interprétations qui organiseront capé>>, ill' a toujours déjà avant son arrivée à l'école, et ille sera encore
différemment le monde 33 ''· Si l'Union soviétique des années 1930 laisse quand ilia quittera. Il a trop de difficulté à comprendre les enseignements
peu- et même de moins en moins- d'espace à l'interprétation c'est parce politiques. « D'ailleurs, les critiques répétées me fatiguent» et elles « dimi-
que l'orthodoxie politique se resserre, en particulier après l'assassinat de nuent mon envie de travailler 41 ».
Kirov fin 1934, puis avec le premier procès de Moscou en aoüt 1936. Mais qu'est-ce qui motive les autres, ceux qui terminent les cours et qui
Comme l'a avancé Yves Cohen, dans l'univers stalinien prévaut le principe s'engagent pleinement dans les pratiques staliniennes de construction de
que le « moi du parti », le « moi communiste >> doit dominer tous les autres
36. Le Dieu des ténébres, Paris, Calmann-Lévy, 1950, p. 103.
« moi >> enchaînés aux différents engagements de la personne. Ces derniers 37. B. Ù!PETIT, «Histoire des pratiques ... "• op. cit., p.21.
doivent se soumettre jusqu'à, idéalement, ne faire plus qu'un avec le moi 38. Voir à ce sujet B. STUDBR. « Llquidate ... », op. dt.
39. B. LEPETIT, «Histoire des pratiques .. ,>>, op. cit., p. 17.
du parti 34. « Don de soi 35 » ou, selon Ignazio Silone, << sacrifices person- 40. Lepetit a déjà relevé ce point:« Aucune égalité n'est postulée entre les acteurs. Leur liberté est en
32. B. LBPETIT, «Histoire des pratiques, pratique de l'histoire», in le même (dir.), Les Formes de l'expé- proportion de leur position du moment, de la multiplicité des mondes a.uxquels leurs expériences
rience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 9-22, ici p. 20. biographiques leur ont donné accès, et de leu.rs capacités inférelltielles. " B. LEPETJT, « Histoire des
33./bid. pratiques ... "• op. cit., p.20.
34. Y. CoHEN, « La co-construction ... », op. dt. 41. Srénogramme de l'assemblée des groupes I et III du 4• cours de l'UCMNO, 25 février 1935,
35. M. lAzAR. « Le parti erie don de soi», Vingtitme siècle, 60, 1998, p. 3 5-42. RGASPI 529/1/551.

46 47
BRIG!TlE STUDER PENSERLESU]ETS~UNIEN

soi? Une lecture réductrice de la théorie du totalitarisme y voyait l'effet de selon la terminologie des écoles de cadres des années 1930) pour les parti-
la contrainte voire du lavage de cerveau, l'école dite révisionniste principa- cipants. La parole autobiographique est un moyen de fabrication d'histoire
lement un intérêt matériel (une carrière, une promotion sociale). La motiva- dans le mode du « jé 4 ». Elle mobilise les souvenirs personnels, les senti-
tion carriériste des élèves des écoles internationales fournie incontestable- ments, les émotions et les place sur un pied d'égalité avec le flux des grands
ment une première explication valable. Un avenir en tant que cadre du événements. En cela - et au-delà de la dimension individuelle - elle
Komintern ou de son parti une fois de retour dans son pays constitue contribue aussi à la formation d'un groupe avec son identité collective. Elle
une perspective attrayante non seulement du point de vue professionnel et crée donc quelque chose là où il n'y avait rien 45.
social, mais aussi, pour un communiste dévoué à la cause, du point de vue
moral et intellectuel. Mais se contenter de cette clé de lecture renvoie l'his- Une rationalité politique, un savoir pratique
toriographie à une conception prédéfinie des acteurs, proche du rational
choice, prompts à saisir toutes les opportunités matérielles. Ce n'est pas A quoi se réfère cette identité? L'importance du parti dans la société
dénier toute plausibilité à cette interprétation tout de même historiquement soviétique et plus particulièrement poùr tout communiste n'est plus à
située de se demander comment « fonctionnent » les communistes sous démontrer. Le parti occupe un rôle nodal autour duquel tourne toute
Staline, quel est le lien entre pouvoir et savoir, entre représentations collec- préoccupation pour ses membres, d'autant plus s'ils sont haut placés dans
tives et croyance individuelle, entre discours et pratiques, entre stratégies la hiérarchie et s'ils vivent en Union soviétique même. Si les intérêts du parti
d'assujettissement et construction du sujet. Pour aborder les ressorts des et sa « ligne générale » donnent le la pour la population soviétique, les
acteurs, il faut situer leurs actions dans le contexte du communisme de la membres du parti sont régis (ou sont censés l'être) par le parti in ost,
« décade rose » (Arthur Koestler 42) et plus précisément dans le contexte une disposition subjective que les Bolcheviks ont d'emblée définie comme
soviétique des années 1930. Rappelons que l'URSS de ces années-là est cette conscience politique développée qui conduit à l'identification totale
une société mobilisée de façon permanente par le pouvoir dans un effort avec le parti 46 . Le stalinisme se situe pleinement dans la continuité du
collectif de modernisation industrielle et culturelle (indépendamment des bolchevisme sur cette question fondamentale. Les besoins, les objectifs, les
résultats obtenus); pour le communisme en tant que mouvement interna- finalités du parti doivent déterminer la vie de tout communiste, et particu-
tional, la territorialisation de ses espoirs à l'Est passe pour le seul rempart lièrement de tout cadre. Staline l'avait déjà exprimé lors du XIII• congrès
contre le fascisme; appartenir à cette mouvance, c'est aux yeux de ceux qui du parti en 1924:
en font partie s'inscrire dans le sens de l'histoire. Enfin, le bolchevisme
« Un cadre doit savoir comment exécuter les directives, il doit les
d'abord, le stalinisme ensuite, font appel à la population dans son ensemble, comprendre, les adopter comme les siennes propres, leur attacher le plus
mais surtout à chaque individu en lui demandant de fournir et de mettre grand prix et en faire une composante de son existence même. Sans quoi,
régulièrement à jour sa grille biographique. Surtout, le pouvoir met en place la politique perd tout son sens et n'est que gesticulation 47 • »
un dispositif de la parole publique qui s'étend de la cellule de parti aux
soirées de mémoire où chacun raconte son expérience de la révolution en Comme cette citation l'indique, pour Staline et le stalinisme, « la
passant par les réunions de production dans les entreprises 43 • A moins de politique» n'a pas le sens large de gouverner, mais prend plutôt le sens étroit
s'isoler et donc de se rendre suspect dans une société qui rejette l'individua- de suivre le parti et ses intérêts 48 • Ce sont ces derniers qui fournissent les
lisme au profit du principe du collectif, la participation à ces formes schèmes de perception et de jugement. Si l'on définit la rationalité politique
d'échanges ne relève pas d'un choix, mais d'une obligation sociale. comme le champ épistémologique de possibilités dans lequel les problèmes
Pour l'historiographie, adopter la proposition théorique de l'usage de 44. R. l<LüGER, Dkhter und Hirtoriker- Fakten und Fiktionen, Wien, Picus Verlag (Wiener Vorlesungen
«techniques de soi» pour qualifier les pratiques soviétiques où chacun parle im Rathaus; vol. 73), 2000, p.41.
45. J'adapte cette idée de J. GowsTP.IN qui l'a développée à propos de son émde de la psychologie
de soi et de son rapport aux normes officielles revient d'abord à leur attri- cousinienne (« Foucault's Technologies of the Self and the Cultural His tory ofidentity », Arcadia.
buer la fonction de producteurs d'identité communiste (ou « bolchevik» Zeitschrift for Allgemeine und Vergleichende Literaturwissenschaft, 33, 1998, l, p. 46-64.
46. Cf. à ce propos R. STITI!S, Culture and Entertainment in Wartime Rusria, Bloomingwn-Indianapolis,
42. Le Dieu... , op. cit. Indiana University Press, 1995, p. 4.
43. B. STUDER, B. UNFRTED, !. HERRMANN, Parler de soi sous Staline ... , op. cit. Pour les « soirées de 47. Cité par M. LEWIN, Le Siècle soviétique, Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2003, p. 51. Notons
mémoire" (pamiatnye vechera), Andrea Zemskov-Züge, "Narrating the Siege of Leningrad: Official que Staline en conclut que « l'importance du département des cadres dans l'appareil du Comité
and Unofficial Practices in the Memorialization of the 'Great Patriotic War'", in Umettling Hirtory. central" est par conséquent décisive. Et:« Chaque fonctionnaire doit faire l'objet d'un examen
Archiving and Narrating in Historiography, sous la direction de S. JoBS et A. LüDTKE, Frankfurt attentif, sous rous les angles et de la façon la plus minutieuse qui soit." (ibid., p. 52)
a. M., Campus, 2010, p. 199-217, ici 203. 48. Cette réflexion est aussi celle développée par Y. COHEN, « La co-construction ... », op. cit.

48
BRIGITTE STUDER PENSER LE SUJET STALINIEN

peuvent s'articuler, la rationalité politique du stalinisme tourne pour ainsi « de la lutte contre les déviations de droite et de gauche et contre les
dire dans un mouvement circulaire, fermé: les cadres de référence qui légiti- Conciliateurs 53 ''·
ment l'action du parti sont fournies par le parti lui-même. Mais qu'en est-il de l'efficacité de ces discours et des pratiques qui les
Cette rationalité gouverne la formation des futurs cadres. Devenir accompagnent?
un« vrai bolchevik'' exige un dévouement total au parti. Autrement dit, il
faut placer en lui une confiance absolue, suivre ses choix et également tout «Parler bolchevik» et l'analyse du discours
lui confier. Il s'agit de ne rien cacher comme le démontrent les volumineux
corpus de sources des écoles de cadres. Celles-ci documentent l'importance Les sources à disposition font penser que la réponse dépend en partie
d'une posture de transparence comme l'illustre la citation du camarade Reif de ce que l'on cherche et de la méthode d' ar1alyse utilisée. Si, suivant l'his-
au début de cet article qui avoue avoir caché sa faute consistant à ne pas toire sociale traditionnelle, le critère est la promotion à une fonction
faire d'effort pour s'intégrer au collectif. dirigeante ou un poste salarié au sein des organisations communistes à la
En termes gramsciens, l'on peut dire que l'ensemble du dispositif des fin des études, ces écoles ont bien jouè un véritable rôle de pépinière de
écoles internationales de cadres est organisé de sorte à imposer l'hégémonie cadres entre 1927/28 et 1935/36 54 . Les bilans de l'EL! notent avec satis-
culturelle du parti soviétique. Pour preuve le contenu des cours qui, dans faction que les premières volées ont permis la création de nouveaux PC et
ses thèmes (comme la dictature du prolétariat en URSS, l'économie fournit le groupe dirigeant indispensable. Et que d'autre part, d'anciens
mondiale, les luttes révolutionnaires du XIX" siècle, la théorie et la méthode élèves ont servi de fer de lance dans la << liquidation de directions opportu-
de Marx et de Lénine, le programme du Komintern, la lutte contre le nistes »,par exemple aux États-Unis, en Pologne, en Suède, en Frar1ce, en
socialfascisme, l'expérience du parti soviétique) tend à ramener toute évolu- Espagne. Les possibilités de << carrière >> sont toutefois dépendantes de
tion historique à l'Union soviétique et à légitimer sans critique les choix l'importance du parti communiste. Les responsables de l'EU notent aussi
opérés par le parti communiste. Les objectifs pédagogiques sont encore plus que ces succès n'ont pas évité quelques échecs avec des qui ont rompu
explicites: la finalité principale derrière la formation des cadres des partis avec le parti, qui ont été exclus ou qui ont simplement abandonné l'activité
communistes frères est de « les rééduquer en tant que Bolcheviks 49 ». Ce politique 55 • Aucune étude n'ayant à ma connaissance analysé l'ensemble
qui implique que ces cadres étrangers doivent accepter la direction intellec- des promotions, cette indication sur les élèves allemands devra suffire: sur
tuelle et morale du parti soviétique, non pas parce que celle-ci leur est les 16 membres du comité central élus en 1939 cinq sont des anciens élèves
imposée, mais de manière librement conse~tie grâce à l'apprentissage et de l'EU. S'y ajoute encore avec Herbert Wehner un ancien lecteur. Un
l'intériorisation d'une hiérarchie de valeurs. A la fin de sa formation à l'EU certain nombre ont occupé des fonctions dirigeantes dans la guerre civile
et par son travail, l'élève doit avoir appris comment appliquer ses connais- en Espagne. D'autres sont eux-mêmes devenu enseignant dans une école
sances théoriques aux tâches qui attendent le mouvement communiste de cadres 56• En revanche l'efficacité pratique des cours ne semble pas
international et son parti 50 . toujours avoir été à la hauteur des situations concrètes de la lutte politique.
Un raisonnement qui régit l'ensemble du dispositif pédagogique 51 . Les élèves allemands sont ainsi peu préparés aux conditions d'illégalité57.
I.:élève qui a réussi sait comment mattriser le savoir enseigné. Il ne l'inter- La terminologie soviétique s'avère un handicap même dans un pays
prète pas, ille met en pratique, ill'« applique52 ''· I.:attitude à adopter démocratique. Les dirigeants communistes britanniques, par exemple, se
face au contenu des cours et des stages en entreprise est ainsi codifiée plaignent que les ouvriers ne comprenaient plus les anciens élèves et que,
par les responsables du Komintern. Quant à la référence intellectuelle et de plus, la police les repérait immédiatement à leur fàçon de s'exprimer.
l'orientation méthodologique, il s'agit de« la méthode du marxisme-léni-
nisme sur la base de la ligne générale du parti et de l'Internationale commu- 53. Lettre aux sections communistes de l'IC sur le recrutement des élèves de I'ELI pour la nouvelle
année scolaire, 23 mai 1931, RGASPI, 495/20/865.
niste », ainsi que (conformément aux besoins idéologiques du moment) 54. Pour le PC britannique, G. CoHEN, K. MoRGAN, « Stalin's Sausage Machine. British Srudents ar
the International Lenin School, 1926-37 ''• 20-Cmtmy British History 13, 2002, 4, p. 327·355.
49. • La tâche principale consiste à rééduquer de manière bo)chevique les cadres des nos partis-frères 55. Ce bilan fuit pour le 10' anniversaire de l'EL! n'est pas chiffré. Cité pat J. KosTI!NBERGER, • Die
étrangers. • Circulaire à propos des nouveaux cadres de l'Ecole léniniste envoyée aux CC des Partis Internationale Lenln-Schule... », op. cit., p. 302. Une étude sut les 160 élèves britanniques paryient
communistes, 4 décembre 1928, RGASPI 495/20/865. à la conclusion que ceux-ci ont joué un important rôle dirigeant à court terme d'lOS les années 1930,
50. Lettre aux sections communistes de I'IC sur le recrutement des élèves de I'ELI pour la nouvelle mais beaucoup moins pat la sul~e (G. CoHEN, K. MoRGAN, " StaHn's Sausage Machine ... "•
année scolaire, 23 mai 1931, RGASPI, 495120/865. op. cit.).
51. B. STtJDI!R, • I.:être perfectible ... •, op. dt. 56. J. KôSTI!NBERGE~ • Die Internationale Lenin-Schule... », op. dt., p. 302 et 305.
52. Ibid. 57.Jbid., p.303.

50 51
BRIGITTE STUDER PENSER LE SUJET STAUNIEN

Il apparaît donc (c'est en tout cas ce qu'indique l'état actuel des connais- Techniques de soi et pratiques situées
sances historiques) que les cadres du parti sortant de ces écoles maîtrisent
parfaitement la« langue bolchevik» dans sa version stalinienne, mais qu'à La notion de« techniques de soi» n'amène-t-elle pas également à conce-
l'instar de certains professionnels, ils ont de la peine à parler en d'autres voir l'individu comme un simple produit discursif? D'autant que son opéra-
termes et à concevoir le monde à travers d'autres logiques. Ce constat tionnalisation dans les types de pratiques que nous avons identifiés dans les
semble aller dans le sens de l'analyse du discours. Igal Halfin par exemple, cellules du parti dans les écoles de cadres et dans le Komintern consiste
un tenant radical du tournant linguistique, défend l'idée que l'identité est précisément dans l'apprentissage de la sémantique stalinienne? Et qu'elle
un pur produit du discours et que le soi du sujet est le reflet direct de sa repose sur le présupposé que le cadre d'orientation mis à disposition favorise
conscience. Il récuse une position épistémologique qui veut lire entre les l'appropriation des normes dominantes et exerce un effet structurant sur
lignes au profit d'une méthode qui consiste à prendre le texte des sources l'identité collective et individuelle par un processus d'intériorisation?
documentaires à la lettre 58 • De manière plus nuancée, J. Arch Getty, connu Faut-il en conclure que les communistes croient intimement ce qu'ils
pour ses travaux sur les purges, a lui aussi adopté une vision constructiviste disent? Leurs paroles sont-elles sincères? Ou sont-elles plutôt de circons-
de l'identité par le discours. Dans son introduction aux documents internes tance? Poser la question en ces termes serait ignorer le renouvellement des
de la direction du parti des années 1930, publiés avec Oleg Naumov, il sciences sociales ~epuis les années 1960-1970. Se serait oublier les nombreux
affirme en se référant à Michel Foucault: « Leurs identités sont un produit débats sur les cortditions de possibilité de la constitution de l'identité et du
des textes qu'ils ont créés, tout autant que cette langue est un outil de sujet, sur l'articulation entre la structure sociale et l'autonomie des acteurs,
promotion individuelle59. » sur l'historicité de la conscience de soi autant que sur l'emprise de la situa-
Le discours en tant qu'offre identitaire totalement intériorisée, et de tion sur l'action individuelle. Précisément, la nature située des interactions
manière définitive, constituant le seul horizon de référence est une inter- sociales est aujourd'hui une vision qui ne reste pas limitée aux écrits savants
prétation qui a été critiquée autant du point de vue de l'histoire sociale que comme l'illustre le passage suivant tiré d'un roman policier de l'auteure
du tournant pratique. Une telle approche peut conduire à une vision téléo- russe Alexandra Marinina où son héroïne explique:
logique où les acteurs historiques agissent selon leur vision du monde, voire <<Je vais vous dire, Pavel Dmitrievitch, l'erreur de la plupart des g~ns est
tout simplement leur idéologie, hors de tout contexte social, la terreur de tenter d'évaluer le contenu des paroles. On leur dit quelque chose et ils
n'étant alors que l'aboutissement inéluctable de la violence des théories sur s'efforcent de savoir si c'est la vérité ou non. Ce n'est pas comme ça qu'il
l'opposition. De manière concomitante, la marge d'autonomie de l'individu faut faire.
est réduite pratiquement à néant, le discours dictant toute conduité0 . -Ah bon? Et comment faut-il faire?
Entre un usage purement instrumental du langage et son intériorisation -Je vais vous expliquer. Ce ne sont pas les mots qu'il faut juger, mais
inconditionnelle, entre une conception des acteurs comme des stratèges les faits. Lorsque quelqu'un dit quelque chose, la vérité est qu'il a trouvé
chevronnés ou à l'inverse comme des « effets » du discours, il s'agit de nécessaire de dire ça. Vous saisissez la différence?
trouver une démarche qui laisse la place à la négociation entre le pouvoir -Pas vraiment.
et les individus, aux stratégies collectives et à l'appropriation partielle des -Alors je vais prendre un exemple. Une femme vous dit qu'elle vous
aime. Vous, comme la majorité écrasante de vos semblables, vous tâchez
discours.
de déterminer si elle dit la vérité ou non. Or, il s'agit là d'une activité
vide de sens et sans perspectives. Considérez les choses autrement. Dans
une situation donnée, cette femme a jugé nécessaire de vous dire qu'elle
vous aimait. La vraie question est de savoir pourquoi elle a dit ça. Les motifs
58. Outre ses ouvrages cités plus haut voir aussi I. HALFIN, lntimate Enemies. Demonizing the Bolshevik
qui sous-tendent son acte sont la vérité. Dans le cas présent,Ja vérité est
Opposition, 1918-1928, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2007. qu'elle veut que vous pensiez qu'elle vous aime. Pourquoi? ... La gamme
59. J. A. GETTY, O. V NAUMOV (dir.), The Road to Ten·or. Stalin and the SelfDestruction ofthe Bolsheviks, des motivations possibles est très riche et l'important, pour vous, c'est de
1932-1939, New Haven, London, Yale University Press, 1999. Citation p. 24. découvrir la bonne. Je le souligne encore: savoir si elle vous aime vraiment
60. Voir par exemple les CR de J. BABEROWSKI in Historische Zeitschrift 275, 2002, l, p. 242-243
(I. Halfin, From Darkness to Light... , op. cit.) et du même in Kritika 4, 2003, 3, p. 752-759 (A. Getty, n'est pas l'essentiel. Il faut seulement considérer qu'elle a estimé nécessaire
The Road to Terror... , op. cit.), de M. GRIESSE in Kritika 9, 2008, 3, p. 609-624 (Halfin, lntimate de vous le dire dans certaines circonstances bien définies. Vous pigez 61 ? »
Enemies... , op. cit.) et de F.-X. NÉRARD in Cahiers du monde russe, 50, 2009, 4, p. 836-840 (I. H.-u.FIN,
Stalinist Confessions. Messianism and Terror at the Leningrad Communist University, Pittsburgh, 61. f:· MAruNINA, Ne gênez pas le bourreau. Traduit du russe par GaliaAckerman et Pierre Lorrain, Paris,
Pittsburgh University Press, 2009). Editions du Le Seuil, Points, 2006, p. 91-92.
BRIGITTE STUDER PENSER LE SUJET STALINIEN

Si l'on prend au sérieux la proposition de l'histoire culturelle attentive « C'est faux d'aller tout de suite faire une déclaration auprès de la
au social, comme de l'anthropologie historique de considérer les modes de direction du secœur si un camarade utilise une formule qu'on considère
production et de diffusion de la culture comme un processus de réappro- soi-mêp:1e comme politiquement fausse. Il vaudrait mieux clarifier d'abord
s'il s'agit d'un malentendu, d'une expression mal comprise ou effectivement
priation permanente opérée par les acteurs, le questionnement adressé à ces
d'une erreur politique. »
derniers change de nature avec la prise de distance d'une conception du for
intérieur comme une donnée immuable, indépendante du contexte ou fixée De toute façon, estime-t-il non sans courage,« il est faux de voir d'abord
une fois pour toute par l'idéologie dominante. On ne cherchera plus << la un espion dans chaque camaradé6 ».
vérité » derrière telle ou telle énonciation, mais les conditions qui ont pu la Cette citation ne peut figurer ici qu'à titre d'illustration. J'ai fait ailleurs
produire et les motifs (souvent multiples) qui l'ont favorisée. Michel de la démonstration comment les futurs cadres communistes adaptent leur
Certeau, notamment, dans ses écrits sur les arts de fuite et les arts de dire a comportement de façon plus ou moins négociée face aux discours et aux
été parmi les premiers à porter l'attention sur la nature située des usages de normes du parti et comment ils font usage des pratiques de soi 67 . Pour
la parole. En distinguant l'énonciation (la parole) de la structure (la langue) terminer, j'aimerais renverser la perspeètive et passer du sujet à la question
il parvient à saisir l'espace d'action ouvert même à ceux qui sont pris dans du pouvoir stalinien.
des circonstances qui leur en laisse peu. Les agents adoptent les procédures
et les codes culturels d'un espace normatif donné, ils s'y s'adaptent, mais en Contrôle, discipline, répression
profitant de ses interstices. Face au pouvoir, les gens ordinaires mobilisent
les« ingéniosités du fàiblé 2 )), En s'appropriant la langue, en s'inscrivant Si l'on admet que les motifs d'action derrière les pratiques rhétoriques
dans des relations, en se situant dans le temps, ils font usage de<< tactiques», des membres du parti communiste peuvent être multiples et situés (ce qui
cet art de ceux qui non pas le/de pouvoir et qui doivent« jouer avec le rf exclue pas la conviction politique sincère), il n'est que logique qu'un pouvoir
terrain qui leur est imposë3 )), obsédé comme l'était la direction du parti stalinien par la sécurité intérieure
Les pratiques fonctionnent comme des improvisations qui présupposent ne fasse pas pleinement confiance à la parole. Cette méfiance prend forme
la connaissance et l'usage de codes. Selon la situation donnée, les répertoires dans le slogan de« vigilance >> qui incite au contrôle mutuel.
de schèmes d'action laissent la place à plus ou moins de détournement, mais En Union Soviétique, où la raison d'État a tendance à prendre le pas sur
ils ne peuvent complètement s'en détacher si, comme le suggère de Certeau, la discipline produite par la rationalisation et l'autorégulation individuelle,
l'énonciation est l'émanation d'un« nœud de circonstances, une nodosité la coexistence de différentes techniques de domination est singulièrement
indétachable du "contexte" 64 >>. Dans le stalinisme et ses écoles de cadres, malaisée dès le départ 68 • Les contrôles et les normes y sont étroitement
la langue se rigidifie et l'espace d'expression autonome se restreint. Les imbriqués avec la répression. Notamment dans les années 1930, le passage
sources s'en font témoins. Du moins dans le milieu des cadres du parti, elles de l'un à l'autre est rapide, même si la distinction n'est pas aussi nette qu'on
fournissent peu d'exemples de postures critiques face au contenu de l'ensei- pourrait le croire. En effet, de quoi s'agit-il lorsque le sténogramme d'une-
gnement proposé ou même de franche opposition aux pratiques pédagogi- séance d'auto-rapports conclut que tous les participants ont« pu prendre
ques imposées. Il n'empêche que les pratiques s'avèrent plus dynamiques conscience que nous tenons à jour un contrôle très précis sur tous les
que les discours ritualisés. Ainsi certains notent dans leur journal leurs camarades»? I.:exemple de la pratique de la critique et de l'autocritique le
difficultés à exposer de manière autocritique toutes leurs erreurs devant tout démontre encore plus clairement. Au cours des années 1930, son contexte,
le groupé 5• Dans certains rares cas, on trouve même des prises de position ses fonctions et ses règles évoluent. Vers le milieu de la décennie, les campa-
comme la déclaration que fait l'élève Buch dans son rapport de bilan gnes de vérification et de purge généralisées sont commuées en examens de
personnel. Il pense que: «cas>> individuels (delo) 69 • Alors que jusqu'alors, dans la tchistka (purge)

66. Réunion du parti du 2' groupe du l" cours de l'UCMNO, 25 mars 1936, ec suite de ce rapport,
62. M. DH CBRTJlAU, L'Invention du quotidien. Tome 1. Arts de faire, Paris, Gallimard 1990, p. XLIV. 10 avrill936, RGASPI 52912/473.
63./bid., p. 60. Cf. aussi G. SPIEGEL, « Introduction », in la même. (dir.), Practicing History. New 67. Cf." l!être perfectible ... », op. cît. et" Liquidate ... »,op. cit. ainsi que mon chapitre 6, in B. STUDER,
Directions in Historical 'Writing, New York, London, Routledge, 2005, p. 16-17. B. UNFJUED, Der stalinistische Parteikader. .., op. cit.
64. M. CBRTEAU, L'Invention du quotidien... , op. cit., p. 56. 68. Michel Foucault a lui-même concédé que ni la question de la souveraineté, ni cçlle de la discipli{l.e
65. C'est le cas par exemple d'une notice de sepœmbre 1934 du journal de l'Allemande Emma Tromm. n'étaient éliminées avec l'avènement de la gouvemementalité (La« gouveruementalité », op. dt.,
Ciré in V. PLENER, Leben mit Ho.lformg in Pein. Frauenschicksa/e unter Sta!in, Fra.nkfurr Oder p. 654).
Edicionem, 1997, p.211. 69. B. STUDBR, B. VNFRli!D, Der stalinistische Parteikader. .. , op. cit.

54 55
BRIGITTE STUDER PENSER LE SU]ET STAUNIEN

ordinaire, les acteurs pouvaient user de toutes sortes de tactiques d' autojus- par.le parti-État semble avoir reflué vers la position du« souverain>>. Malgré
tification (et les plus habiles s'en sortaient souvent assez bien), plaider tout, la notion de « gouvernementalité >> permet de changer la focale. À la
coupable devient la seule option. Avec la terreui, les rouages de l'échange différence de l'approche weberienne, l'attention se déporte de la légitimité
entre le pouvoir et les sujets, inhérent à tout État moderne (y compris à du pouvoir vers les techniques de domination et leurs effets sur les sujets 74 •
l'État soviétique) e;: à la gouvernementali;:é de Foucault, se grippent. Au Une approche théorique se référant aux « techniques de soi >> Michel
moment où l'idée que les sujets sont perfectibles est enterrée, et que parler Foucault permet d'appréhender l'échange qui se joue entre l'appareil du
de soi devant le parti peut mener à l'arrestation, la déportation ou la peine parti et chacun de ses membres individuellement. Elle éclaire la portée
de mort, la balance fragile de gouverner la conduite des hommes entre subjectivante de ces pratiques institutionnelles.
techniques de totalisation et techniques de subjectivation se déséquilibre.
Disons pour conclure que l'Union soviétique semble au mieux un cas
particulier de gouvernementalité, sans laisser-faire économique, sans
système judiciaire indépendant respectueux des libertés, sans contrôle
démocratique de l'institution étatique par la société, sans véritable auto-
nomie des agents du savoir, mais avec un appareil administratif et policier
de plus en plus tentaculaire, en fait une gouvernementalité non libérale,
a~toritaire 70 . La division du travail entre les institutions et les agences de.
l'Etat ainsi que l'autorité discursive de l'expertise scientifique et profession-
nelle demeurent embryonnaires dans les premières années du régime pour
être mises au service du pouvoir bureaucratique sous Staline alors que la
légalité passe complètement sous contrôle de l'orthodoxie politique 71 • Mais
l'URSS n'est pas Uile île et ce n'est pas non plus un autre continent. Le
régime soviétique lorgne vers l'Occident comme le font inversement les
régimes capitalistes d'Europe et d'Amérique vers l'URSS. La voie soviétique
vers la« modernité>> est incontestablement différente, mais elle ne se déploie -
pas sans lien avec le reste du monde comme le relève le champ croissant de
l'histoire transnationale et de-la circulation des objets et des idées 72 • Ce que
met en lumière la conception foucaldienne de l'État moderne, c'est qu'il ne
s'agit pas seulement d'une structure institutionnelle et administrative, mais
d'une combinaison complexe de techniques d'individualisation et de procé-
dures de totalisation. L'Union soviétique n'était pas gouvernée que par des
règles venues d'en haur7 3• Elle a fait appel à ses citoyens et plus directement
aux membres du parti communiste, elle a d'une certaine manière gouverné
par l'individuation, même si en fin de compte le type de domination exercé.
70. ·Sur les principaux éléments qui caractérisent la gouvernementalité se!on Micb.e! Foucault, Sécurité,
territoire, population. Cours atl Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard, 2004, en particulier
p.356-366.
71. L. ENGELSTEIN insiste sur œ point dans sa discussion critique de l'utilité de la notion de « gouver-
nemenralité » pour le régime soviétique (« Combined Underdevelopmeut: Discipline and tb.e Law
in Imperial and Soviet Russia », in ). GOLDSTEtN (dir.), Foucault and the Writing of History,
Cambridge, Blaà:well, 1994, p.220-236; 298-303).
n. M. DAVID-Fox,. Multiple Modernities vs. Neo-Traditiona!ism: On Recent Debates in Russian
and Soviet History », ]ahrbücher for Geschichte Osteuropas 64, 2006, 4, p. 535-555; Y. CoHEN,
"Circulatory Loca!ities. The example of Staltnism in tb.e 1930s », Kritika 11, 2010, 1, p.ll-45.
Cf. aussi Sophie CoEuRÉ, La grande lueur à l'Est. Les Français et l'Union soviétique 19I 7-1939, Paris,
Le Seuil. 1999. 74. G. PROCACCI, "Le grondement de la bataille "• in Au risque de Foucault. Textes réunis par D. France
73. Ce que concède aussi L. ENGELSTEIN, << Combined Underdevelopment »... , op. cit. et al., Paris, Éditions du Centte Pompidou, 1997, p.213-222, ici 217.
« Soi-même comme un autre»: l'individu aux prises
avec l'encadrement biographique communiste
(Roumanie, 1960-1970)

loana CîRSTOCEA

Lieu privilégié pour observer la production sociale et politique du« sujet


communiste», les documents produits au titre de l'encadrement biogra-
phique donnent un accès unique aux processus d'assignation identitaire.
En effet, ils permettent de restituer finement les jeux complexes entre,
d'une part, les mécanismes institutionnels visant à façonner de manière
autoritaire la réalité sociale et à lui imposer les logiques propres au projet
des États socialistes et, d'autre part, les actions des individus cherchant à se
conformer aux injonctions politiques tout en inventant des espaces d'auto-
nomie relative et des stratégies pour contourner la contrainte étatique et
même la tourner à leur avantage.
Prenant appui sur des travaux d'histoire sociale des socialismes opérant
avec des outils sociographiques (biographies collectives des militants, trajec-
toires et carrières d'acteurs engagés), la présente contribution est centrée sur
l'étude d'un cas circonscrit au régime communiste roumain. Nous partons
de l'analyse d'un dossier personnel d'encadrement biographique pour
proposer une réflexion en termes de fabrication de l'individu communiste
à travers des investissements institutionnels pluriels et parfois contradic-
toires, des interactions et des négociations avec un parti omniprésent, qui
prétend être le principal opérateur de différenciation et hiérarchisation
sociale et qui entend contrôler les parcours personnels de ses membres, voire
la société toute entière.

Le « sujet socialiste » saisi par le contrôle biographique


Lapratique du contrôle biographique 1, en usage depuis les années 1930
au sein des partis communistes, fait partie des « technologies du sujet »
1. Pour ce point de synthèse théorique, je me réfère à C, PENNETIER, B. PunAL, «Écrire son autobio-
graphie (les autobiographies communistes d'institution, 1931-1939 "• in Genèses. Sciences sociales et
histoire, 23, 1996, p. 53-75; Idem,« La "vérification" (l'encadrement biographique communiste dans

59
IOANA C!RSTOCEA • SOI-MÊME COMME UN AUTRE •

développées par les bureaucraties modernes, à savoir des dispositifs de De par leur nature même, les documents provenant de l'encadrement
surveillance et d'évaluation des individus par des institutions visant à définir biographique permettent donc de réfléchir à la fois en termes de logiques
des normes de conformité tout aussi bien qu'à contrôler leurs propres d'adhésion à l'institution communiste et en termes de construction sociale
frontières. Outil classique de gestion administrative, le dossier personnel des identités.
sert de base pour toute décision concernant le parco~rs d'un cadre com- En Roumanie, la section du PC responsable du contrôle des cadres
muniste et il donne accès au « regard » porté par rinstitution sur ses (<< resortul cadrelor »)s'organisa en août 19445, tandis que la Commission

membres. pour le contrôle des cadres se mit en place au sein du CC du PCR en 1945 6.
Il contient plusieurs types de documents: questionnaire autobiogra- Conformément à un document datant de 1957, la circulation des dossiers
phique (se présentant sous la forme d'un imprimé administratif de personnels des membres de la nomenklatura entre les divers échelons et
quatre pages pendant les années 1970 en Roumanie), fiches de synthèse, sections du PC était strictement réglementée, ces documents étaient secrets
évaluations et informations(« notes de relations» en traduction littérale du et inaccessibles aux personnes concernées 7• Selon des recherches récentes
roumain). Une partie de ces documents est produite par ou avec le concours portant sur le niveau local du PCR, sèulement 5 o/o des membres du PC
des membres des réseaux de sociabilité professionnelle, politique, mais aussi avaient un dossier d'encadrement en 1947 8 • La pratique se généralisa
informelle du militant, parfois sur la sollicitation d'un inspecteur volontaire rapidement, comme le montrent les vérifications systématiques à la fin des
ou permanent du PC, souvent à l'insu des personnes concernées; Savoir années 1940, qui conduisirent aussi à l'expulsion d'environ un cinquième
collectionné pour servir à la « mémoire bureaucratique 2 >>, le dossier des effectifs du parti 9.
personnel est le« produit objectivé de la rencontre entre un individu déten- Les documents qui servent de support pour notre démonstration
teur d'une identité sociale et une institution productrice de catégories identi- proviennent d'un fonds composé de plusieurs centaines de dossiers person-
taires3 » et il restitue le « côté subjectif des processus institutionnels 4 ». nels de cadres communistes constitués par le Comité municipal du PCR
Élément à la fois central et emblématique du dossier personnel, l'auto- de la ville de Bra§OV. Déposé au début des années 2000 à la Fondation pour
biographie manuscrite sollicitée à différentes occasi?ns à tout membre de l'étude de l'histoire récente de la Roumanie 10 , ce fut pendant longtemps le
parti est un document relativement codifié qui couvre une large palette de
5. «Afin d'assurer une politique correcte de recrutemenr des membres de parti [... ] par la promotion
dimensions permettant de reconstituer de façon détaillée le profil sociolo- des élémenrs prolétaires sains, évolués er disciplinés, ayant des perspectives de développemenr, et
gique du cadre communiste: origine, orientation politique des parents, état par leur éducation solide et permanenre , ; « sa tâche principale consiste à connaître parfaitement
civil, patrimoine, formation scolaire, formation et trajectoire professionnelle, et à signaler aux organes dirigeants les qualités et les défauts des membres de patti et des cadres [... ],
à proposer des mesures concrètes d'éducation et d'amélioration de leurs connaissances politiques,
fonctions dans les organisations communisres, sanctions et distinctions. Elle organisationnelles er conspiratives " (document en provenance du fonds CC du PCR, Section
représente un exercice de conformité au modèle idéal du militant popularisé Organisation, doss. 95/1944, cité dans A. MuRARU, « Seqia de cadre ca instrument de verificare §i
control în interiorul Pattidului Comunist, (La Section des cadres, un instrument de vérification
par voie de propagande et elle est censée aussi montrer que !'_individu, qui
et contrôle au sein du parri communisre), in De ce trebuie condamnat comunismul? Anuarul
tente de présenter un << soi » recevable, maîtrise le code- rhétorique tout aussi Institutului penn·u investigarea crime/or comunismului in Romdnia (Pourquoi faut-il condamner le
bien que social- en usage dans l'univers communiste. En même temps, la communisme? Annuaire de l'Institur pour l'investigation des crimes du communisme en
Roumanie), I, Ia§i, Polirom, 2006, p.l41-161 (p.143-144 pour la référence).
rédaction d'un tel document offre une possibilité de << négocier» avec l'ins- 6. Ibid., p.145-146.
titution et l'exercice d'écriture peut donner lieu à des tentatives de manipuler 7. Information en provenance d'un document conservé dans le fonds CC du PCR, Chancellerie, doss.
le code insritutionnel- ou plutôt ce que l'individu pense être ce code. 3111957 (Archives nationales historiques centrales de Bucaresr) et publié en 2002 par N. VIDENIE:
«De la autobiogralie la dela)iune. Material auxiliar la dosarele de cadre» (De l'autobiographie à la
l'entre-deux-guerres) "• in Genèses. Sciences sociales et histoire, 23, 1996, p. 145-163; Idem (dir.), «Une délation. Complémenrs aux dossiers des cadres), in M. ÜPREA et a/ii, Securi1tii partidului. Serviciul
internationale, des parris er des hommes», in M. DREYFUS et a/ii (dir.), Le siècle des communismes, de Cadre al PCR ca polifie politicd. Studiu de caz: arhiva Comitetului Municipal de Partid Brajov
Paris, Éditions de l'Atelier, 2000 (2004), 3' partie, p. 49.3-705; Idem (éds.), Autobiographi~s, autocri- (Les agents secrets du parti. Le Service des cadres du PCR en tant que police politique: les archives
tiques, aveux dans le monde communiste, l.'aris, Belin, 2002; F. EscuDJÉ, « Le fonctionnaire et la du Comité municipal du PCR Bra§ov), Ia§i, Polirom, 2002, p. 32-35.
machine bureaucratique. Contrôle biographique er construction des carrières dans l'appareil régional 8. A. MuRARU, "Secçia de cadre a Comirerului juderean al PCR Ia§i (1945-1948) (La Section des
du SED "• in Genèses. Sciences sociales et histoire, 53, 4, 2003, p. 93-112. cadres du Comité départemental du PCR Iasi, 1945-1948), in Structuri de partid 1i de stat în timpul
2. L. PRoTEAU, " Interrogaroire. Forme élémenraire de classification», in Actes de la recherche en sciences tegimului comunist, Anuarul Institutului de Investigare a crime/or comunismului in Romdnia
sociales, 178,2009, p.4-11 (p. 6 pour la référence). (Structures du parti et de l'État pendant le régime communiste, Annuaire de l'IICCR), III, IJ§i,
3. E. AGRIKOLIANSKY, « Biographies d'institution et mise en scène de l'inrellectuel. Les candidats au Polirom, 2008, p. 81-118 (p.100 pour la référence).
comiré central de la Ligue des droits de l'homme "• in Politix, 7, 27, 1994, p. 94-110 (p. 94 pour la 9. Id.,« Secçia de cadre ca instrumenr de verificare ... "• cit., p.145-146.
référence). 10. Institut roumain d'histoire récente: AIRIR, fonds C. M. Bv. Voir M. ÜPREA et al., op. cit. pour
4. H. S. BECKER, " Biographie et mosaïque scientifique "• in Actes de la recherches en sciences sociales, 62, un échantillon de documents, une description du corpus er l'explication de sa production dans le
1, 186, p.105-110 (p.108 pour la référence). contexte général du régime communisre roumain. Après l'avoir partiellement exploité dans notre
IOANA C!RSTOCEA "SOI-MEME COMME UN AUTRE»

premier et l'unique corpus de ce type accessible à la recherche dans ce Tel que le montre son autobiographie rédigée le 3 août 1966 15, le
pays Il. L'approche qui s'est imposée dans l'historiographie roumaine du titulaire du dossier, né en 1929 à Deva (une ville de taille moyenne située
régime communiste étant fortement ancrée dans les thèses « totalita- au centre ouest du pays), travaillait à ce moment-là dans une entreprise de
ristes 12 », l'encadrement biographique au sein du PC est assimilé à la Bra§OV, 2• ville industrielle roumaine à ce moment-là. Selon la « vérité du
surveillance de la population par la police secrète, comme l'indique le titre narrateur 16 », il s'agirait d'un professionnel compétent, détenteur de
même de l'unique ouvrage ayant abordé la question. plusieurs brevets d'invention, fort de l'expérience de différents postes de
À rebours d'une telle interprétation, nous proposons ici une analyse responsabilité sur ses lieux de travail et titulaire d'une décoration (Médaille
cherchant à saisir la complexité des rapports entre agents sociaux et insti- du travail) obtenue en 1959. Ancien élève et étudiant brillant, passionné
tution communiste, ainsi que les modes d'appropriation et les usages de la de sciences exactes et auteur de plusieurs publications dans des revues
norme politique et sociale que traduit la fabrication d'un cadre communiste spécialisées, il avait été retenu par les services secrets et fait l'objet
telle qu'elle se reflète dans la constitution de son dossier d'encadrement d'une enquête dans sa jeunesse. Soupçonné d'appartenir à un mouvement
biographique. Celui que nous avons choisi se compose de 60 documents clandestin, il avait été temporairement expulsé de l'université en 1948-1949,
étalés sur une douzaine d'années (1961-1973). Il fournit, ne serait-ce que ensuite ((blanchi)) mais l'épisode lui valut un stigmate qui allait s'avérer
grâce à ses dimensions, un exemple de «beau cas 13 » et une entrée généreuse tenace ille décrit comme tel dans l'autobiographie, tout en s'en distançant
pour déchiffrer le fonctionnement du régime communiste à la rencontre via une argumentation sophistiquée déployée sur plusieurs paragraphes 17.
entre projets individuels et familiaux d'ascension sociale, professionnelle et Traduisant en termes politiques des éléments banals de l'histoire person-
politique, d'une part, et une institution -le parti- qui, tout en détenant nelle18 qui sont intégrés dans une« stratégie de conformité 19 )), l'ingénieur
une position dominante symboliquement n'en est pas moins obligée de se cherche à illustrer son adhésion au régime par la démultiplication des
fabriquer une légitimité et de l'asseoir socialement. Le dossier personnel preuves de conformité susceptibles de compenser les éléments problémati-
auquel nous faisons référence fut constitué en 1966, au moment où le ques de son parcours. Aussi détaille-t-il des activités volontaires au sein des
titulaire, l'ingénieur Liviu Simion, âgé de 35 ans, fit sa demande d'admis- associations communistes de jeunesse, respectivement au sein du syndicat
sion au PC 14. de son usine, ou la participation à l'enseignement idéologique et l'étude des
documents du PC 20 .
thèse de doctorat, nous avons également étudié des éléments de ce corpus dans plusieurs publica-
tions. Se référer à I. CîRSTOCEA, Contribution à une sodowgie de la« transition» roumaine à travers 15. Il s'agir du document n' 12, in M. 0PREA et alli, 2002, p. 149-155 (ci-dessous" Al »).
le prisme de la condition féminine et des représentations de la féminité, thèse de doctorat en sociologie, 16. Y. CHEVALIER.« La biographie et son usage en sociologie,, in Revue .franç11ise de science politique,
Paris, EHESS, 2004; Id.,« E§alonul de mijloc al pattidului unie- norme Ji practîci de promovare • 29, l, 1979, p.83-10l.
(I!échelon moyen du parti unique. Normes et pratiques de promotîon), in M. 0PREA et alii, op. cit., 17. «Un courant d'extrême droite (legionar) s'est manifesté à un moment donné dans mon lycée, fàce
p. 46-79; Id., «Le devoir féminin entre norme communiste et pratique quotîdienne. Une étude de auquel je n'ai pas pris position, à la fois en raison de mon jeune âge et grâce à l'influence exercée par
cas,, in A. IONBSCU, O. ToM!lSCU·HATTO (éds.), Politique et société tians la Roumanie contemporaine, mon père qui se situait en dehors de tout parti politique ... Pendant ma première année d'université,
Paris, I.:Harmatran, 2003, p. 25-50; Id., " Cooptation et adhésion des femmes au parti communiste comme je n'avais pas réussi à trouver une place dans le foyer étudiant et en raison de la. situation
roumain », in R.-M. LAGRAVE (éd.), 2011, Fragments du commum'sme en Europe centrale et orientale, difficile de ma fàmille (mon frère étudiait dans une autre ville et notre père était décédé) j'ai dû
Paris, Éditions de I'EHESS, p. 143-191. chercher un logement à la mesure de mes modestes possibilités. C'esr ainsi que j'ai été amené à
11. Dans son article de 2008, A. MuRARU (dt.) exploite un corpus similaire en provenance d'une autre partager la chambre d'un étudiant inscrit dans la même année que moi, Cioadl Alexandru, que je ne
section locale du PC, à savoir le Comité municipal du PCR de la ville de laJi. . connaissais pas avant d'arriver à l'université. Ses apparences étaient celles d'un bon étudiant- il avait
12. Voir I. C!RSTOCllA, « Le "monde disparu" et la "société naissanre": représentations savantes de la été classé le premier au concours d'admission et il était actîf dans les organisations de jeunesse. Mais
sorde du communisme en Roumanie "• in Revue d'études comparatives Est-Ouest, 37, 3, 2006, il allait s'avérer par la suite que des saletés se cachaient derrière cette fàçade, qu'il m'avait été impossible
p. 113-142, pour une revue critique des principaux axes d'interprétarion proposés pax des travaux de prévoir. Le 29 mai 1948 il a été retenu par les organes de police de Timi~oara, en tant que membre
produitS en Roumanie pendant les 15 premières années postcommunistes, respectivement Geneses. d'une organisation subversive depuis ses années de lycée, une organisation à caractère extrémiste
Sciences sociales et histoire, 52, 2003 (livraison thématique • Les Archives de l'est •); M. DIŒYFUS (kgionarâ). Une enquête a été ouverte, dont plusieurs étudiants ont fait l'objet ... C'est à ce momem-là
et al. (dir.), Le siècle des communismes, Patis, Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières, 2004 (2000); que j'ai été retenu, en ma qualité de colocataire. Bien qu'innocent, j'ai été détenu jusqu'au
S. CoMBJJS (dir.), Archives et histoire dans les sociétés postcommunistes, Paris, La Découverte!BDIC, 16 février 1949.lorsque j'ai été libéré avec un premier lot d'étudiants innocents. Mon dossier n'a pas
2009, pour des aperçus historiographiques porrant sur d'autres pays de l'espace ex-soviétique. été transmis à la Cour martiale, je n'ai pas été jugé et je n'ai pas été condamné ... Suite à cet événement
13. J.-C. PASSERON, J. REvl!L, «Penser par cas. Raisonner à partir des singulaxités »,in Id. (éds.), Penser indépendant de ma volonté j'ai perdu une année d'études. Cette histoire allait avoir de nombreuses
par cas, Paxis, Éditions de l'EHESS, 2005, p. 9-44 (p. 12 pour la référence). conséquences sur mon activité ultérieure, elle a entraîné des soupçons et fait que je n'ai jamais pu être
14. Son ampleur- il est le plus épais du corpus et comporte 123 pages -lui valut d'être intégralement apprécié objectivement. C'est aussi la principale raison pour laquelle je n'ai pas pu oser demander
publié dans le volume édité pax M. OPRI!A et alii en 2002 (p.l25-216), accompagné d'un long l'admission aux Jeunesses Communistes, ni au PC plus tard» (Al).
commentaire par S. 0LARU: "Un dosax ca multe altele" (Un dossier entre autres), p. 95-112. Si 18. f. EsCUDIÉ, op. clt., p. 97.
nous nous sommes appuyée sur ce dernier pour rerracer la trajectoire sociale du protagoniste, nous 19. E. AGtUKOUANSKY, op. dt., p. 99.
l'interprétons toutefois dans une optique différente, fidèle au programme méthodologique résumé 20 .. " Pendant toute cette'période j'ai cherché à. m'acquitter au mieux des t~ches assignées parles organes
précédemment. politiques de l'usine. J'ai cherché à orienter mon activité selon les documents et directives du parti

62 63
IOANA ClRSTOCEA "SOI-MlME COMME UN AUTRE •

Enfin, le document introduit également les membres de sa famille suppose que l'aspirant à devenir membre du PC essaie de produire
étendue, 16 personnes au total, présentés à travers les catégories d'identifi- une image de soi-même conforme aux critères de l'excellence opérationnels
cation en usage. Les parents (père commerçant et mère institutrice), aisés au sein de l'institution. Pour ce faire, il peut aller jusqu'à omettre ou falsifier
au moment de l'instauration du régime communiste, auraient manifesté certains détails qu'il sait en dissonance avec le code légitime. Quant à l'ins-
leur bonne volonté politique en adhérant en 1944 au Parti social-démo- titution, elle va démonter l'autoportrait livré par le candidat à travers
crate, formation qui s'unifia ultérieurement avec le PC. Dans son témoi- une enquête qui prend plusieurs semaines et qui suppose que soient inter-
gnage livré en 1967, Liviu Simion affirme que sa mère «n'avait pas été viewées, pour valider les détails biographiques livrés par le candidat, diverses
admise au PC, comme elle était l'épouse d'un commerçant»- c'est-à-dire personnes appartenant aux réseaux de sociabilité de celui-ci. Le procédé est
identifiée à une catégorie sociale devenue indésirable après l'installation du connu par ce dernier et il est sous-entendu par la demande d'adhésion: le
régime communiste. Quant au père, il décéda en 1946, avant donc l'unifi- postulant au statut de membre de parti a effectivement l'obligation d'indi-
cation du PSD avec le PC. On voit défiler ensuite dans le document le frère, quer dans son autobiographie des noms de personnes susceptibles de
professeur dans une importante ville industrielle et membre du PC depuis pouvoir fournir des renseignements à s.on propre sujet.
1965; l'épouse, femme au foyer, ex-membre des Jeunesses communistes; En ce qui le concerne, Liviu Simion fournit 18 noms de personnes
la belle-famille composée de « paysans pauvres »; enfin, les tantes et oncle proches qu'il avait rencontrées à commencer par la période des études
maternels, des « ex-koulaks ». primaires et finissant par son dernier lieu de travail. Lenquête préalable à
son admission au PC (à laquelle 14 fonctionnaires ont participé à un titre
Devenir communiste ou un autre) ne s'y limite toutefois pas, puisque son dossier personnel fait
état de pas moins de 52 individus qui furent contactés pendant le processus
« Wrification 21 » de vérification pour livrer des renseignements sur la personne du candidat,
sur sa famille, sur ses sociabilités. Moins d'un tiers donc des personnes
La demande d'adhésion au PC une fois enregistrée, un vaste appareil sollicitées pour fournir des informations sont celles que le candidat avait
bureaucratique se mit en marche, qui cherchait à « vérifier » le candidat, lui-même indiquées. Questionnées par les fonctionnaires en charge du
voire à obtenir des informations détaillées sur son passé, au prétexte de contrôle biographique, elles produisent des portraits alternatifs de l'aspi-
confronter son profil aux critères requis pour être un bon communiste. Les rant, qui seront confrontés à la version biographique qu'il avait lui-même
informations relatives aux membres de la parentèle indiqués par Liviu composée. Lindividu soumis à la vérification est de la sorte en incapacité
Simion dans les documents autobiographiques 22 seront toutes passées au de maîtriser la mise en récit de son histoire personnelle: son « illusion
crible, à la suite d'un bouquet de demandes de renseignements 23 adressées biographique 25 »est constamment rabattue sur une multiplicité de versions
par le CM du PCR de la ville de Bra§OV aux comités politiques de concurrentes réunies dans quelques dizaines de pages écrites, qui couvrent,
plusieurs municipalités et districts 24 . Lampleur de l'enquête, qui n'est pas en gros, une période de plus de cinquante ans 26 •
exceptionnelle, s'explique notamment par le nombre élevé de membres du Lattention des inspecteurs sera surtout dirigée vers les éléments du profil
premier cercle de parenté du candidat (frère, épouse, oncles et tantes), ainsi personnel qui contrarient la figure idéale du militant communiste. Désignés
que par l'histoire personnelle même de Liviu Simion- dont les démêlés de dans le langage commun - des vérificateurs communistes mais aussi de la
jeunesse avec la police secrète suscitèrent tout de suite une attention parti- population en général jusqu'à nos jours- par l'expression« taches sur le
culière de la part de l'appareil de contrôle biographique. dossier », des détails non-conformes sont soulignés et annotés sur les
Précisons à ce stade, suivant Bernard Pudal et Claude Pennetier, que le documents. À l'exception de ceux livrés par le candidat lui-même, l'enquête
pacte autobiographique se trouvant à la base de l'encadrement communiste en dévoile rapidement d'autres: il s'agit d'épisodes euphémisés ou tout
ouvrier roumain ... J'ai fréquenté le secrétariat technique de l'usine, j'ai participé à certaines confé- simplement tus dans l'autobiographie, de traits de sa personnalité reflétés
rences et j'ai aussi fréquenté les cours d'enseignement politique,· section "économie concrète" >> par les interactions avec les collègues, de nouveaux éclairages sur l'histoire
(«Al»).
21. Cf. nore 1.
de la famille étendue.
22. Il s'agit de" Al " (cf. nore 15, supra), respectivement d'un complément d'autobiographie en date
du 16.12.1966, document n• 13, in M. ÜPRJ!.A et a/ii, 2002, p. 156-158 (« CA" ci-après). 25. P. BouRDIEU, " !.:illusion biographique "• in Actes de la recherche en sciences sociales, 62, 1986,
23. Émises et envoyées pour la plupart le 15 août 1966. p. 69-72.
24. Voir en annexes la liste de documents produits à l'occasion de la vérification biographique menée 26. !.:épisode le plus ancien correspond à l'émigration du grand-père paternel aux États-Unis avant la
entre juin !966 et octobre 1967. Première Guerre mondiale.
!OANA CIRSTOCEA "SO!-MlME COMME UN AUTRE •

Pour ce qui est des origines de l'aspirant, les inspecteurs apprennent que Explication
le gra:nd-père paternel de Liviu Simion était un agriculteur parti faire
forturte aux États-Unis en 1914 avec un de ses fils. De retour au pays I.:ingénieur aura l'occasion de s'expliquer sur une partie de ces éléments
en 1920, ce dernier monta un commerce et fit rapidement augmenter son au moment où un complément d'autobiographie est sollicité en
patrimoine: en effet, lors de son décès en 1946, le père du candidat détenait, décembre 1966. Répondant tour à tour aux diverses accusations sous-en-
en plus de son magasin, 4 propriétés immobilières et un vignoble. Quant tendues par ces documents qui contestent la version personnelle du récit
à la mère, institutrice, elle était issue d'uné famille rurale aisée 27 . Le projet de soi, Liviu Simion saisit l'occasion d'écrire ce second document autobio-
d'ascension sociale de cette famllle sera cûntinué à travers l'éducation des graphique pour damer à nouveau son innocence quant au moment
deux fils 28 , autant Liviu Simion que son frère suivant des études universi- 1948 30 •
taires (Polytechnique pour l'un, Faculté d'éducation physique pour l'autre). Pour ce qui est de l'« irascibilité », il fait appel pour l'expliquer au
Enfin, au moment du changement de régime, la mère devenue l'unique « stress '' provoqué par la surcharge de travail et à la préoccupation pour
support de la famille tenta d'en préserver le statut jouant la carte de l'adhé- bien s'acquitter de ses tâches. Au passage; il dénonce également« le manque
sion politique: selon les dires des voisins, mêmè après son expulsion du PC, de responsabilité " et« l'insouciance» de certains subordonnés 31 • Finement
elle continuera à s'investir dans la « mobilisation politique ,,, notamment élaborée, son argumentation est ainsi tournée vers la réaffirmation de ses
parmi les femmes. qualités professionnelles et des acquis rendus possibles par ses innovations
I.: enquête confirme également- voire elle en dévoile une série de faits et choix managériaux, qui << firent faire des économies à l'usine » et lui
problématiques dans la biographie de Liviu Simion lui-même. Les divers valurent d'ailleurs la médaille de 1959.
témoins évoquent des manifestations pro-américaines,· des sympathies de Au sujet de la sanction ministérielle, il précise que celle-là avait concerné
jeunesse pour des formations politiques de droite, sa participation aux l'ensemble de son équipe et qu'elle était due à une<< réalité objective)): le
activités d'un groupe subversif avec qui il avait partagé une période de plan n'avait pas été accompli pour des raisons techniques dont il n'était en
détention. Enfin, plus rapprochés dans le temps, certains épisodes inter- rien responsable. À ce point il formule en clair une idée seulement suggérée
venus sur un de ses anciens lieux de travail avaient conduit à l'ouverture. dans le premier document autobiographique:<< I.:erreur fut de ne pas avoir
d'une enquête par la Sécurité et à la rétrogradation professionnelle du contesté cette sanction, j'aurais bien dû le faire à ce moment-là"·
candidat 29• Les « note de renseignements '' révèlent également une sanction 30. • Emre l'automne 1947 et le 29 mai 1948 j'ai partagé mon logement à Timi~oara (11, rue Feldloara)
ministérielle émise à son encontre en 1963, mais aussi plusieurs« affaires» avec mon collègne CioaraAlexandru, un étudiant de la même faculré er de la même année que moi.
C'est un pur hasard que nous partageâmes cette chambre, car on ne se connaissait pas auparavant,
avec des subalternes. Enfin, son portrait moral s'épaissit, des aspects négatifs comme lui avait suivi le lycée à Belu§ et moi à Deva. Précédemment j'ignorais son existence même.
«ambition démesurée», «mépris des gens», «manque d'objectivité», Jusqu'au 29 mai 1948 je n'avais connaissance de rien de mauvais chez sa personne et dans son passé.
«arrogance,, «irascibilité», etc.- s'ajoutant aux traits de caractère qu'il Il avait été dassé premier au concours d'admission à la faculté, il était très actif dans les organisations
de jeunesse, il n'avait aucun vice, d'après ce que j'en savais à l'époque c'était un étudiant brillant.
avait lui-même mis en lumière et dont certains seront confirmés par La suite allait me montrer que j'avais torr. Le 29 mai 1948 les organes de la police secrète de
l'enquête. Timijoara se som présentés à notre domicile, ils ont procédé à une perquisition er l'ont emmené.
Moi on m'a emmené avec, pour la seule raison que je partageais ce même logement. Quelques.jours
plus rard j'ai été déclaré innocent er on m'a libéré. Mais j'ai été de nouveau rerenu le 11 juin 1948
par la Sécurité et je suis resté dans la prison de Timi§oara jusqu'au 16 février 1949. J'ai appris que
cela était dû au fair que d'autres étudiants arrêtés er libérés par la suite comme innocents s'étaient
enfuis, ce qui compliqua l'enquête. Un des étudiants retenus, Barcufeanu, avait déclaré qu'il me
27. En témoignent le statut d'« ex-koulaks" renseigné dans l'autobiographie pour situer socialement connaissait, sans toutefois m'accuser de quoi que ce soir. On se connaissait effectivement car nous
les tantes maternelles, mais aussi les études suivies par des membres de cette fratrie de 6- deux des étions, avec Cioarà Alexandru, abonnés à la revue Matematica. L'enquête n'a rieu révélé sur moi, je
filles sont devenues insrimtrices, un des fils est devenu comptable- ou bien leurs alliances matri- navais aucune connaissance de l'organisation subversive à caractère extrémiste (kgionar) fréquentée
moniales (deux des filles épousent des prêtres)- à une époque où les élites rurales éraient effective- par mon collègue Cioarà Alexandru depuis qu'il était élève au lycée. Je souligne que mon dossier
ment représemées par les prêtres er les instituteurs. n'a pas été transmis à la Cour martiale, que je n'ai été ni jugé ni condamné. Mon colocataire a été
28. Cf. B. PunAL, Prendre parti. Pour une sodologie historique du PCF, Paris, Presses de la FNSP, 1989, condamné à 4 ans de prison, car lui avait fait partie de cette organisation à Beiu§. 30 autres étudiants
p. 233: chez les familles des couches moyennes, la scolarité des enfants traduit fréquemment le ont été condamnés au même moment. Moi j'ai été mis en liberté avec 15autres personnes innocen-
projet famiüal d'ascension sociale. Voir aussi F. MUEL-DREYFUS, Le métier d'éducateur. Les instituteurs tes. Rien ne peut m'être reproché pour cette période-là. Le fait que j'ai pu m'inscrire à nouveau à
de 1900, les éducateurs spécialisés de 1968, Paris, Minuit, 1983, qui montre que la profession l'université tour de suite après confirme mon innocence. " (« CA»).
envisagée pour les enfants exprime la vision de la famille sur l'avenir. 31. On voir donc que d'une façon ou d'une autre l'individu prend connaissance des résultats de
29. Elle eut vraisemblablement lieu en 1961: des documents produits en 1961-1962 dans le cadre l'enquête le concernant, ou du moins de ce qu'eUe a révélé de ce qu'il avait omis en rédigeant son
d'une enquête conduire par la Sécurité sont inclus dans le dossier personnel er som effectivement autobiographie. Les éléments me manquent toutefois pour décrire précisément les interactions avec
mobilisés pour la vérification du candidat par le PC. l'appareil.

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!OANA C!RSTOCEA • SO!-MPME COMME UN AUTRE •

Lesprit qu'il considère injuste d'une mesure officielle est également À la différence de la première note de synthèse, le deuxième document,
dénoncé à l'occasion d'une demande de précisions supplémentaires sur le datant du 12 avril 1967, va gommer certaines << taches >>, en atténuer
patrimoine familial, qui lui permet de formuler une remarque critique sur d'autres 35 et surtout dresser un portrait positif fait de qualités répétées
le caractère illégitime de l'étatisation des propriétés privées: comme il avait solennellement: élève et étudiant « studieux », « bien préparé », « ayant
fait appel à un tour de phrase ambigu dans l' autobiographie 32 , il précise: obtenu de bons résultats» et« correct envers les professeurs et les collègues»
(répété deux fois) ; « professionnel bien préparé et compétent » (répété
« Pour ce qui est du patrimoine des parents, ils détenaient CHACUN
deux immeubles, c'est-à-dire quatre en tout. Ils one toutes été confisqués trois fois), « bon organisateur », connu pour son « honnêteté » et son
<< comportement correct envers son collectif de travail », etc. Larges et
en 1950, même si, compte tenu de leurs dimensions et vu aussi qu'ils
avaient été légués à ma mère, respectivement à moi et à mon frère après abstraites, ces catégories sont issues d'un processus de montée en généralité
le décès de notre père en 1946, ils n'auraient pas dû faire l'objet du décret et visent à« saisir l'individu dans les termes d'un code 36 >).
d'étatisation, ce dont nous nous sommes rendu compte ultérieurement. " Comment expliquer cette métamorphose que rien n'annonçait? En
Enfin, il explique aussi que sa mère avait été expulsée du PC à l'occasion endossant le rôle du détective, on peut fàire des déductions (qui restent tout
des vérifications de 1948, détail qu'il avait masqué dans l'autobiographie de même impossible à vérifier sans faire appel à d'autres types de documents)
«Al >>, ol.t il avait noté que le PC « ne l'avait pas acceptée » lors de son sur la base de deux autres documents produits dans l'intervalle qui sépare
unification avec le PSD en 1946. les deux notes de synthèse citées. Il s'agit de deux témoignages en prove-
nance d'un ancien collègue d'école de Liviu Simion (ingénieur lui aussi et,
au moment de l'enquête, doctorant de l'Académie des sciences sociales et
Acceptatiott
politiques du PC), sollicités par le CM du PCR de la ville de Bra~ov respec-
Sur la base de cette enquête Liviu Simion sera admis au PC en tivement le 21 janvier et le 7 avril1967. En relativement peu de mots, le
octobre 1967. Le processus pour le moins spectaculaire de production premier texte dresse un portrait enthousiaste de Liviu Simion. Quant au
d'un profil proche de l'image idéale du militant communiste est visible second document, il fut produit par la même personne suite à une demande
notamment à la comparaison de deux documents de synthèse émis par les expresse de précisions supplémentaires relatives à l'épisode de l'arrestation
inspecteurs du personnel à quelques mois d'intervalle 33• Le premier, datant en 1948. Landen collègue du candidat déclare son ignorance de la question
du 19 janvier 1967, reprend les informations biographiques découvertes mais il suggère à la fois que l'enquête continue auprès d'un autre ex-collègue
pendant l'enquête. Selon un schéma en usage, sont passées en revue la date et ami commun, un ministre en exercice cette fois 37• On peut faire l'hypo-
et lieu de naissance de l'ingénieur, son « origine sociale ))' ses études, sa thèse que la référence à un membre de la nomenklatura centrale, véritable
profession et sa fonètion au moment de l'enquête. Par la suite tous les figure d'autorité, finit par « convaincre>> les inspecteurs du CM de Br3_§ov.
éléments problématiques de son cas sont évoqués: inculpation pour activités On peut également y voir un geste d'intimidation à l'intention des fonction-
subversives et fréquentations d'un groupe mis en accusation et condamné, 35. Dans le second document, le rejet de la mère par le PC est expllqué par les «activités commerciales"
attitude incorrecte envers ses subordonnés, sanctions administratives et de la famille; les ondes et tantes • koulaks • sont présentés cette fois comme des «anciens fonction-
professionnelles, conduite immorale sur le lieu de travail, expulsion de sa naires, à présent sans appartenance politique >>, Précisons également une différence quantitative
significative entre les deux documents, le second étant visiblement plus court que le premier (46 lignes
mère du PC, statut d'ex-koulaks assigné à certains membres de sa famille, contre 70).
etc .. Remarquons à ce point, en suivant Florian Escudié, la circulation - au 36. F. EscumÉ, op. cit., p. 99. Un document datant de 1945, en usage à l:Ji'i, explicite la grille au principe
sens de reprise et reproduction de fragments de discours produits antérieu- de la rédaction d'évaluations concernant les membres du PC, qui fournissait aux responsables du
personnel un répertoire de motifS et formules à utiliser, par exemple: • connait la direction idéolo-
rement à la vérification au sein du PC même, ainsi que la coexistence de gique du PC "• «la met en application,.,« a un bon niveau politique»,« œuvre à l'amélioration de
plusieurs strates d'écriture, ou bien l'inertie des catégories de jugement son niveau politique "• « se préoccupe des problèmes qu'il rencontre », « les approfondit "•
«comprend fàcilement les problèmes»,« étudie les problèmes,., «est dévoué, discipliné, conscien-
propres à l'enquête 34 • cieux "• «manifeste de l'esprit critique et autocritique "• «est attentionné envers les camarades»,
32. " Lors du décès de mon père deux maisons composaient son patrimoine "• respectivement " le «a un bon comportement en dehors du PC "• «participe au travail collectif,.," connait les méthodes
panimoine de ma mère incluait deux maisons dans la ville de Deva, qui ont été confisquées de direction et de persuasion "• «s'acquitte de ses taches "• «se fait pousser pour s'acquitter de ses
en 1950" («Al >>). tâches», « a de l'initiative ,, « est capable de s'orienter tout seul "• « aide les autres », «s'intéresse à
33. " Notes d'étude " en traduction littérale du roumain. Il s'agit des documents n" 11 et 18, in la vie des camarades "• «est vigilent à l'égard des ennemis»,« a du potentiel» (A. MuRARU, « Seqia
M. ÜPRF.A et a/ii, 2002, p. 157-149, re$pectivemenr p. 165-166. de cadre ca instrument de verificare ... »,op. cit., p. 154).
34. Une enquête de la police secrète, ouverte en 1961, au moment où le comportement de Liviu Simion 37. Il s'agit de Bujor Almii§an (1924-1998), membre du parti communiste depuis 1945, élu au Comité
sur son liel.l de travail avait fait l'objet de plusieurs sanctions, sera ressuscitée et utilisée dans le cadre central et ministre des Industries minières (1969-1970), respectivement des Mines, du .pétrole et
de la vérification (voir supra, note 29). de la géologie (1970-1971).
IOANA C!RSTOCEA "SOI-MÊME COMME UN AUTRE»

naires engagés dans la vérification à l'échelon moyen du PC, qui n'oseraient connaissance plus fine de son mode de fonctionnement, peut-être aussi
pas aller plus loin et solliciter l'autorité centrale afin d'obtenir des informa- une aisance dans le maniement de ses codes.
tions supplémentaires sur l'aspirant. Il est difficile de trancher entre les Ainsi, Liviu Simion expose avec assurance l'ascension sociale de sa
deux et on ne va pas essayer de le faire ici. Toujours est-il que la note de famille et la constitution de son patrimoine. Il conteste explicitement dans
synthèse qui « nettoie » la trajectoire de Liviu Simion et en fait un candidat ce contexte la confiscation des biens par l'État en 1950, étalant son
conforme- donc admissible au PC- n'est rédigée que 5 jours après le argumentation sur plusieurs lignes, à la différence du premier document,
second témoignage de son ami haut placé. qui était bien plus synthétique là-dessué 3. Lorsqu'il se réfère à l' expul-
sion de sa mère du PC en 1948, il présente l'épisode sous une nou-
Consécration velle lumière et le met à présent sur le compte de sa propre arrestation et
inculpation.
Après son entrée au PC, Liviu Simion va poursuivre sa carrière et sera Dans une sorte de dialogue implicite avec les responsables de l'enquête
promu dans la hiérarchie de son entreprise en 1968, ce qui appuie la thèse biographique, il revient aussi sur ses démêlés avec la Sécurité et démonte les
de la convergence entre promotion politique et promotion profession- accusations tout en faisant appel à de nombreux détails ponctuels très précis,
nelle38. Il va aussi entreprendre une série de voyages à l'étranger pour ce qui montre à quel point l'épisode continue de marquer son existence mais
conclure divers contrats en rapport avec ses brevets d'innovation ou pour également qu'il avait une certaine connaissance de ce que l'enquête aurait
négocier l'acquisition de nouveaux équipements pour son usine. En pu en révéler. Sans reprendre entièrement le passage en question, précisons
1972 il se verra proposer« un poste de responsabilité>> dans le département seulement que dans le document« A2 >> il s'étend sur pas moins de 70 lignes
de la§i 39 . Vraisemblablement, cette promotion n'a pas lieu avant 1973, (par rapport à 30 dans la première version(« Al »),respectivement 36lignes
puisqu'à ce moment-là il sera encore soumis à une reprise de vérifications dans le document« complément d'autobiographie»(« CA»). Enfin, ce(tains
par le CM de Bra§OV, qui sollicite à nouveau des renseignements auprès détails absents du premier document autobiographique jettent une nouvelle
de la cellule politique de l'usine où il avait été embauché en début de lumière sur l'épisode: le document apporte des éléments inédits sur la période
carrièré0 • des études universitaires, mais aussi sur la détention et les sociabilités en
En 1973, dans le cadre de la nouvelle enquête, il est amené à rédiger prison. Il précise aussi que la réadmission à l'université après la fin de la
une deuxième autobiographie(« A2 ») 41 . La comparer avec celle de 1966 détention avait été possible grâce au « support du Ministère de l'Intérieur>>.
(«Al >>) est intéressant à plus d'un titre. Composés à des moments différents Enfin, l'ingénieur indique également comme possible garants de son
d'une carrière politique et professionnelle, les deux documents présentent innocence les « organes de la Sécurité de l'État de la ville de Timi§oara >> et il
quelques distinctions importantes, ce qui vient confirmer l'idée que la fournit aussi les noms de plusieurs anciens codétenus - avec qui il avait
forme du récit autobiographique est surdéterminée par les circonstances où vraisemblablement- de gré ou de force- gardé le contact pendant plusieurs
l'exercice de présentation de soi est effectué 42 . En effet, si elles sont orientées années.
par un principe de cohérence commun, les deux mises en récit du parcours Enfin, au-delà de ces considérations relevant notamment du style du
de vie sont différentes ~ plusieurs égards. Cela montre non seulement document, soulignons aussi un élément quantitatif: si la première autobio-
une évolution de la position de l'individu au sein de l'institution politique, graphie comptait 18 personnes de référence, leur nombre s'élève à 29 dans
mais également le fait qu'il en a acquis un savoir-faire pratique et une
43. «Mon père était originaire d'une famille pauvre de bergers. Enfant, il est parti aux États-Unis avec
38. Voir sur ce thème C. A. STOJCA, « Once upon a Time There Was a Big Pany: The Social Bases of son père et son frère pour gagner de l'argent et échapper à la pauvreté. Il y a passé l'intervalle
the Romanian Communist Pany (Part II) », in East European Politics and Societies, 20, 3, 2006, 1910-1922. De retour au pays il a acheté une maison et a ouvert une boutique à Deva. Il y a travaillé
2006, p.447-482; F. EscumÉ, op. cit., 2003; N. WERTH, Ptte communiste en URSS sous Staline, jusqu'à l'âge de 51 ans, en 1946,lorsqu'il est décédé. Je précise qu'il n'a pas eu d'employés payés, il
Paris, Gallimard, 1981; I. CîRSTOCEA, «Cooptation et adhesion ... », op. cit. a rravaillé avec sa famille et quelques apprentis (la plupart du temps un seul). Au fil des années,
39. Plusieurs documents dans son dossier monrrent qu'une nouvelle enquête avait été démarrée pat le grâce à ce qu'il a pu économiser, il a acheté 3 autres maisons, avec l'aide de ma mère qui était
CM du PCR de la ville de I~i, qui avait réclamé pour consultation et ensuite rendu au CM du PC institutrice. Son objectif était que chacun de ses fils soit propriétaire. Toutes ces 4 maisons familiales
de B~ov le dossier personnel de Liviu Simion. ont été expropriées en 1950, bien que leur statut ne corresponde pas au décret d'étatisation. La
40. À partir de ce moment, le personnage n'est plus visible, comme je ne me suis pas encore employée confiscation fur donc une erreur, car à l'époque les immeubles en question éraient notre héritage,
à des recherches sur d'autres archives que celles du CM du PCR de la ville de Br~ov. à ma mère, à mon frère et à moi-même, qui avions déjà l'âge de la majorité. I:expropriation a été
41. Il s'agit du document n•6, in M. ÜPREA etalii, 2002, p.l35-141. donc le résultat d'une erreur, les quatre maisons étant considérées à tort comme la propriété de notre
42. B. L.rn!RE, «Sociologie et autobiographie», in Id., L'esprit sociologique, Paris, La Découverte, 2007 mère. Er en tout cas, même si notre père était encore en vie, l'expropriation n'aurait pas dû avoir
(2005), p.l6!-171 (p.l69 pour la référence); aussi C. PENNETIER, B. PuoAL, "La vérification ... », lieu, car les immeubles ne provenaient pas d'une exploitation et leur superficie ne dépassait· pas les·
op. cit. limites établies pat la loi. Nous avons eu tort de ne pas contester cette mesure" (« A2 »).

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la seconde. 21 de ces personnes ne figuraient pas dans le premier document, importants au sommet de l'État en 1965, ainsi qu'au début d'une période
c'est-à-dire ce sont de nouveaux noms, sans qu'il s'agisse de nouvelles où le parti se préoccupait à la fois d'élargir ses rangs et d'« améliorer» sa
connaissances, voire d'individus qu'il aurait pu rencontrer pendant l'inter- composition par l'accroissement du nombre de personnes diplômées
valle écoulé entre 1966 et 1973. On constate que l'individu embrasse d'études universitaires 46 • Il est dès lors possible de considérer le parcours
parfaitement la logique du système de vérification: non seulement il étoffe personnel que nous venons de restituer dans les termes d'une rencontre
ses références, mais il les « rentabilise » aussi. Parmi les contacts qu'il entre un système individuel d'aspirations et une logique d'institution 47 •
indique, on retrouve effectivement quelques personnes qui occupent des À travers un processus d'ajustement, l'institution acquiert un professionnel
positions de prestige et/ou de pouvoir au sein de l'appareil de !!État commu- hautement qualifié, muni donc d'un important capital symbolique qui va
niste, par exemple deux employés au Ministère des Industries constructrices profiter au PC en le légitimant. En échange de son enrôlement politique,
de machines et outils, un vice-président du Conseil municipal du PCR de l'ingénieur Simion obtient la possibilité de faire pleinement reconnaître son
la ville de Timi~oara, ou bien un employé du Ministère de l'Intérieur- tous appartenance aux élites, malgré son pa~sé familial et politique qui l'auraient
des ex-collègues d'études. voué à la marginalité sociale et en tout cas politique - selon le canon
idéologique officiellement en vigueur.
« Le jeu du cadre » : conclusions En tant que professionnel, Liviu Simion ne doit pas grand-chose au PC,
sinon une reconnaissance tardive 48 , à la différence de nombreux « oblats >>
Plusieurs éléments se dégagent de l'étude de ce cas, si partiel que soit dont les dossiers personnels apparaissent dans le même corpus et dont nous
l'accès au fonctionnement de l'institution communiste qu'il fournit. Il s'agit avons pu étudier ailleurs certains profils. Dépourvu de capital politique
en premier lieu du regard généalogique appliqué par le PC aux individus: dans le contexte d'après-guerre (voire même riche en« capital négatif»), il
l'encadrement biographique implique la reconstitution de lignages et de s'appuie toutefois sur des ressources culturelles et professionnelles, ainsi que
réseaux de sociabilité étendus qui brouillent les catégories de « privé >> et sur un capital social informel, acquis pour une partie à l'époque de sa socia-
«public)), Lœil du système reconstruit les différents réseaux d'appartenance lisation scolaire et relevant, à l'origine, d'une logique autre que celle insti-
de l'individu, dont l'origine et le passé familial constituent des « traces tuée par le nouveau régime. On voit bien donc que si la vie privée est
indélébiles 44 ))' même après son acceptation en tant que membre légitime. contrôlée, elle n'en est pas moins une ressourcé9 qui peut finir par« neutra-
du PC. On voit alors que le rite d'institution représenté par le recrutement liser >> un profil social contraire à la norme du recrutement et de la promo-
au parti n'est que partiel, voire qu'il est réversible- ou, pour reprendre la tion affichée par le parti communiste. Un processus similaire de « neutra-
formule utilisée par Bernard Pudal dans l'introduction, «jamais garanti>>: lisation » d'une contre-ressource opère lorsque le stigmate social dû à
le passé non conforme n'est pas effacé, mais uniquement mis entre paren- une erreur de jeunesse dont le degré de réalité importe peu en fin de
thèses et à tout moment utilisable comme moyen potentiel de renforcement compte, mais qui avait pu apparaître à un moment donné comme vérita-
du contrôle institutionnel. blement problématique aux yeux du protagoniste lui-même- est effacé du
En même temps, le mode même de fonctionnement de l'institution se portrait synthétique du candidat à l'occasion de son admission dans
prête à des investissements stratégiques par l'individu: pour citer Florian l'institution.
Escudié, on ne doit pas sous-estimer « le jeu du cadre 45 ))' qui n'est pas Létude de ce dossier d'encadrement biographique- et l'« intelligibilité >>
dépourvu de moyens et peut utiliser les instruments de la domination du régime communiste qu'il rend possible en tant que « prise de réel 5° >> -
dans son propre intérêt, poursuivant des objectifs de carrière. En effet, permet d'apprécier sous une nouvelle lumière la question de la domination
Liviu Simion n'est pas une figure idéale-typique de communiste: son origine au sein du régime autoritaire et montre bien comment des espaces de
sociale et son passé ne le recommandant guère à devenir membre du parti, négociation entre individu et institutions politiques sont coproduits à
bien au contraire. Si l'on rapporte toutefois le moment où il a fait sa travers même le contrôle biographique. Malgré la rupture politique que la
demande d'adhésion au contexte politique général de l'époque, cette option
46. C.A. SroicA, op. dt.
devient compréhensible, comme il s'agit d'une époque de libéralisation 47. F. MuEL-DREYFUS, op. cit., p. 202.
relative du système communiste roumain, entamée après des changements 48. Rappelons qu'il a 35 ans au moment où il fait sa demande d'adhésion au parti et un profil profes·
sionne! déjà fort de plusieurs postes de responsabilité et réalisations reconnues dans son milieu.
44. S. FrTZPATRICK, Le stalinùme au quotidien: la Russie soviétique dans les années 1930, Paris, 49. M. CHRISTIAN,« Le parti et la vie privée de ses membres en RDA», in Histoire@Politique. PolitiqWJs,
Flammarion, 2002 (Oxford University Press, 1999), p. 122. çU/tures, sociétés, 7, 2009.
45. F. EscumÉ, op. cit., p. 105. 50. J-C. PASSERON, j. RaVEL, op. dt., p. 25.
JOANA ClRSTOCEA «SOI-MEME COMME UN AUTRE •

société roumaine a pu connaître pendant la seconde moitié du :xx• siècle, la ANNEXES


trajectoire professionnelle de Liviu Simion finira, en dépit des contrariétés
initiales, par confirmer voire même avancer le projet d'ascension sociale
imaginé et entamé par sa famille. La réussite de son frère lui-même promu Documents produits à l'occasion de la vérification biographique
et présenté dans « A2 >> comme professeur et membre du corps d'inspecteurs de Liviu Simion préalablement à son admission au PCR
de l'enseignement primaire pour le département de Prahova confirme {juillet 1966-octohre 1967) 53
également cette idée.
Soulignons, enfin, la possibilité que la logique du régime soit contestée
au cœur même de la vérification, lorsque, au détour d'une page d'autobio- [26.06.1966- demande adhésion au PC rédigée par Liviu Simion] 54•
graphie, le scripteur dénonce une mesure politique qu'il considère injuste 30.07.1966- <<appréciation de la cellule du PC de l'Usine Hidromecanica
ou illégitime. De nouvelles interrogations pourraient, me semble-t-il, Brajov au sujet du camarade ingénieur Simeon Liviu Remus>> (doc. 10).
émerger par rapport à de telles prises de position qui font apparaître le 3.08.1966 Autobiographie« Al» (doc.l2).
système de contrôle biographique en tant qù espace où la contestation est Non daté, « note de synthèse))' résumé d'« Al », met en évidence les périodes de
possible, ou en tout cas tolérée 51• l'activité professionnelle de Liviu Simion, respectivement le's personnes de
Malgré la portée analytique limitée de l'étude d'un cas isolé j'espère avoir référence pour chacune (doc. 60).
pu montrer id l'intérêt à questionner le régime communiste en faisant appel 15.08.1966- demande de renseignements au sujet de la belle-sœur de Liviu
à un appareil théorique novateur et à des sources documentaires produites Simion émise par le CM du PCR Bra;ov, adressée au Comité local du PCR
à travers le fonctionnement même du système de contrôle politique. Câmpia Turzii (doc. 8; réponse le 19.09.1966).
Dépassant les enjeux mémoriels dont témoignent les plus nombreux des 15.08.1966- demande de renseignements au sujet de Liviu Simion émise par
travaux produits depuis vingt par l'historiographie nationale, une telle le CM du PCR Brajov, adressée au CM du PCR de la ville de Timi;oara
démarche s'avère pleinement apte à révéler les mécanismes et les ajustements (doc. 9, réponses le 7.09.1966 et 10.11.1966).
15.08.1966- demande de renseignements au sujet de Liviu Simion émise par ..ttl
sociaux qui ont fait le « communisme au quotidien 52 ))' voire même à ouvrir
des pistes pour réfléchir à son héritage. le CM du PCR Brajov, adressée au CM du PCR de la ville de Re;ita (doc. 24,
réponse le 3.09.1966).
15. 08.1966- demande de renseignements au sujet de Liviu Simion émise par
le CM du PCR Bra;ov, adressée au CM du PCR de la ville de Hunedoara
(doc. 28, réponse le 29.08.1966).
15.08.1966- demande de renseignements au sujet des tantes de Liviu Simion
émise par le CM du PCR Bra.JOV, adressée au Comité du PCR du district de
Miercurea Ciuc (doc. 29, réponse le 27.08.19.66).
il1

15.08.1966- demande de renseignements au sujet de la belle famille de


Liviu Simion émise par le CM du PCR Bra;ov, adressée au Comité du
53. Un répettoire des documents compris dans le dossier personnel de Liviu Simion a été publié dans
M. Oprea et a/ii, 2002, p. 115-119, respectant l'ordre original de leur archivage par le service du
contrôle des cadres du CM du PCR Br~ov. La liste présentée id reprend exclusivement les
documents relatifS à la vérification entreprise en 1966-1967 à l'occasion de son admission au PC.
Afin de reconstituer la logique de fonctionnement du contrôle biographique ainsi que pour donner
un aperçu des temporalités d'une relie enquête, ils sont ordonnés chronologiquement (emre paren-
thèses, le numéro sous lequel le document a été publié dans le volume cité ci-dessus, accompagné,
le cas échéant, de la date où il a reçu une réponse). Enfin, pour clairement identifier les. producteurs
des documents, le code graphique suivant a été utilisé: en gras les documents rédigés par le titulalr!!
51. On peur se référer au dernier chapitre de l'ouvrage de J. ROWELL, Le totalitarisme au concret. du dossier; en italiques, les documents émis par le CM du PCR Br~ov; en caractères normaux
Les politiques du logement en RDA, Paris, Economica, 2006 pour une analyse des rapporrs entre les documents produits par d'autres services du parti en réponse aux sollicitations du CM du
ciroyens et pouvoir communiste à la lumière d'une collection de réclamations. PCRBr~ov. .
52. S. KOTT, Le communisme au quotidien. Les entreprises d'Etat dans fa société est-allemande, Paris, Belin, 54 .. Le document n'est pas conservé dans le dossier personnel, la date de sa rédaction figure dans l'auto-
2001. piographie du candidat (doc. 12). .

74 7'5
JOANA C!RSTOCEA «SOI-MEME COMME UN AUTRE"

PCR du district de Niisdud (doc. 33, réponses le 8. 09.1966 et le 9.09.1966- note de renseignements au sujet du beau-père de Liviu Simion
9. 09.1966). produite par le CM du PCR de la ville de Sângeorz-Bai (doc. 43).
15. 08.1966- demande de renseignements au sujet du frère de Liviu Simion 10.09.1966- note de renseignements produite par un cadre de la cellule
émise par le CM du PCR Bra;ov, adressée au CM du PCR de la ville de du PCR de l'Entreprise typographique« 13 décembre», Bucarest; sujet:
Ploie;ti (doc. 32, réponse le 31. 08.1966). Liviu Simion (entretien avec un ex-collègue de lycée) (doc. 46).
15.08.1966- demande de renseignements au sujet de l'oncle maternel de Liviu 19.09.1966- note de renseignements au sujet de la belle-sœur de Liviu
Simion émise par le CM du PCR Bra;ov, adressée au CM du PCR de la ville Simion produite par un cadre du CM du PCR de la ville de Turda
de Sibiu (doc. 34, réponse le 26.08.1966). (doc. 44).
15.08.1966- demande de renseignements au sujet de la tante maternelle de 10.11.1966- note de renseignements produite par un cadre du CM du
Liviu Simion émise par le CM du PCR Bra;ov, adressée au CM du PCR de PCR de la ville de Timi§oara (sujet: Liviu Simion, entretien avec des
la ville de Sibiu (doc. 35, réponse le 27. 08.1966). ex-collègues de travail) (doc. 21).
15. 08.1966- demande de renseignements au sujet de Liviu Sim ion émise par 25.11.1966- demande de renseignements àu sujet de Liviu Simion émise par
le CM du PCR Bra;ov, adressée au CM du PCR de la ville de Bucarest le CM du PCR Bra;ov adressée au CM du PCR de la ville de Bucarest
(doc. 36. réponse le 10.09.1966). (doc. 25, réponse le 21.01.1967).
15.08.1966- demande de renseignements au sujet de Liviu Simion et ses 25.11.1966- demande de renseignements au sujet des tantes maternelles de
parents émise par le CM du PCR Bra;ov, adressée au CM du PCR de la ville Liviu Simeon émise par le CM du PCR Brfl§OV adressée au Comité du PCR
de Deva (doc. 37). du district de Sebe; Alba (doc. 26, réponse le 29.12.1966).
18. 08.1966- note de renseignements sur le candidat Liviu Sim ion produite 9.12.1966- copie d'une note synthétique produite par la« Section C »du
par un « instructeur volontaire » du CM du PCR de la ville de Bra;ov Ministère de l'Intérieur (sujet: Liviu Simion; enquête de 1948 à la
(doc. 47). Sécurité) (doc. 17).
26.08.1966- note de renseignements au sujet de l'oncle maternel de Liviu 12.12.1966 -lettre émise par la Direction régionale Banat du Ministère de
ll
Simion produite par un instructeur du CM du PCR de la ville de Sibiu l'Intérieur, communiquant l'envoi vers la Direction régionale Bra§OV du
(doc. 41). Ministère de l'Intérieur d'une note d'étude relative à Liviu Simion
27.08.1966- lettre du Comité du PCR du district de Miercurea-Ciuc (doc. 31).
adressée au CM du PCR de la ville de Bra§OV en réponse au courrier du 22.12.1966- complément d'autobiographie(« CA») (doc. 13).
15.08.1966 (sujet: erreur de localisation) (doc. 30). 29.12.1966 -lettre f« constat») produite par un cadre du Comité du PCR
27.08.1966- note de renseignements au sujet de la tante maternelle de du district de Sebe§ (sujet: tantes maternelles de Liviu Simion) (doc. 51).
Liviu Simion produite par un instructeur du Comité du PCR du district 19.01.1967 sans titre [note d'étude!} (doc. 11).
de Sibiu (doc. 42). 21.01.1967- note de renseignements produite par un cadre de l'Académie
29.08.1966 -lettre du CM du PCR de la ville de Hunedoara adressée au des sciences sociales du PCR, Bucarest (sujet: Liviu Simion, entretien
CM du PCR de la ville de Bra§OV (sujet: changement de coordonnées avec un ex-collègue de faculté) (doc. 48).
d'une des personnes-références de Liviu Simion) (doc. 27). 24.01.1967- «référence» (renseignement») anonyme [ancien co-détenu
31.08.1966- note de renseignements sujet du frère de Liviu Simion de Liviu Simion] (sujet: détention de Liviu Simion en 1948-1949
produite par un cadre du CM du PCR de la ville de Ploie§ti (doc. 40).
3.09.1966 -lettre (« référence ») signée par un ingénieur de l'Usine
(doc. 52).
24.01.1967- « déclaration » signée par un ancien co-détenu de Liviu
Il
1.•:
mécanique de la ville de Re§ifa, ancien collègue de faculté de Liviu Simion (sujet détention 1948-1949) (doc. 53).
Simion, 1948-1952 (doc. 59). 24.01.1967 - « déclaration » signée par un ancien co-détenu de Liviu
7.09.1966- lettre («référence») signée par un ingénieur de l'Usine Simion (sujet: détention 1948-1949) (doc. 54) ..
mécanique de Re§iça, ancien collègue de Liviu Simion à l'Usine mécanique 24.01.1967 - « déclaration » signée par un ancien co-détenu de Liviu
deTimi§oara, 1960-1964 (doc. 58). Simion (sujet: détention 1948-1949) (doc. 55).
8.09.1966 -lettre (« constat») signée par le secrétaire du Comité local du 26.01.1967- note de renseignements produite par un cadre du CM du PCR
PCR de la commune de Rodna (sujet: la belle famille de Liviu Simion) Bra;ov après entretiens avec des anciens co-détenus de Liviu Simion à
(doc. 50). Timi;oara (résume les déclarations ci-dessus) (doc. 46).

7f..
!OANA C!RSTOCEA

9. 02.1967- demande de renseignements au sujet de Liviu Simion émise par


le CM du PCR Brtl{ov adressée au CM du PCR de la ville de Bucarest
(doc. 23).
7.04.1967- note de renseignements produite par un cadre de l'Académie
des sciences sociales et politiques du PCR, Bucarest (sujet: Liviu Sim ion,
entretien avec un de ses anciens collègues d'études universitaires)
(doc. 39). Étude comparée de la subjectivité et du travail
10.04.1967 -lettre du Comité local du PCR des Usines« 16 februarie »
adressée au CM du PCR Bra§OV pour annoncer l'envoi des documents
sur soi dans le communisme et le libéralisme
sollicités (doc. 38). entre les deux guerres
12.04.1967- note d'étude [note d'étude II] concernant le candidat Liviu
Simion CM du PCR Bra1ov (doc. 18). Yves CoHEN
12.10.1967- note secrète produite par la Direction régionale de la Sécurité
de Bra§OV, adressée au premier secrétaire du CM du PCR Bra§OV (sujet:
Liviu Simion) (doc. 16). Depuis une vingtaine d'années, les thèmes du sujet et de la subjectivité
13.10.1967 -lettre émise par la Direction régionale de la Sécurité de provoquent un intérêt croissant dans les sciences sociales et singulièrement
Bra§ov, adressée au premier secrétaire du CM du PCR Bra§OV pour en histoire et en sociologie. La comparaison historique sur le parcours du
communiquer l'expédition des documents sollicités (doc. 15) xxe siècle aide à comprendre la montée de cet intérêt qui est lié à la
dynamique de l'histoire elle-même. I.:histoire soviétique de la subjectivité
y joue un rôle majeur 1.
Il est frappant que le« travail sur soi » si répandu dans le monde commu-
niste depuis les années 1920 soit devenu récemment une pratique ordinaire
dans les entreprises des sociétés libérales 2 • Il n'y était certes pas ignoré, mais
il avait longtemps été réservé aux élites et aux cadres supérieurs. Dans les
vingt dernières années, les pratiques du travail sur soi ont gagné les échelons
inférieurs des hiérarchies pour s'imposer à tous les employés d'un très grand
nombre d'entreprises capitalistes.
Nous sommes face à un phénomène général des sociétés organisées. Le
dernier Foucault a souligné le rapport entre les sociétés et les pratiques de
soi en identifiant des configurations diverses de cette relation 3 :
1. Cette étude a été précédemment publiée en russe: « Jiwmocwoe, )10n)I(HOCTHOe H napTHl\Hoe << 5I ».
11ccne)loBa!Ufe cy6oeKTHBHOCTH H pa6oTbi Ha/1 co6oJ\ B KOMMY!Uf3Me H nH6epanmMe >> (Les je de personne,
de fonction et de parti. Étude de la subjectivité et du travail sur soi dans le communisme et le libéra-
lisme), dans Poccun XXl(Russie XXl), n'6, 2010, p.l25-155 (merci à Elena Mamikonian pour son
accueil éditorial).
2. !:expression était dans le vocabulaire des communistes: " Il est indispensable de travailler sur soi à
l'aide de l'autocritique», recommande en 1935 le responsable du parti pour le secteur allemand de
l'université d'Occident (destinée aux cadres bolcheviques de l'ouest de l'Union soviétique et d'Europe)
(B. UNFRIBD, « Parler de soi au parti. !:autocritique dans les milieux du Komintern en URSS dans
les années 1930 »,in B. STUDER, B. UNFRIED et I. HERRMANN (dir.), Parler de soi sous Staline, Paris,
Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2002, p.l52). Sur toute cette démarche, voir les
textes de B. STUDER, « Introduction », in B. STUDER, op. cit., p. 1-30; id., « I.:être perfectible. La
formation du cadre stalinien par le "travail sut soi"», Geneses, n'51, juin 2003, p. 92-113 et id.,
"Subjectivity as a Resource in Stalinism: Sorne Reflections on Governementality, Discipline and' the
Self", TimesofChange, Swiss Historical Convention, Berne, 15-17 mars 2007.
3. Parmi d'a uvees textes, M. FoUCAULT, «La technologie politique des individus» (1982), Dits et écrits,
vol. 4, Paris, Gallimard, 1994,p.813-828.

7R 70
YVES COHEN ÉTUDE COMPARÉE DE LA SUBJECTMTÉ ET DU TRAVAIL SUR SOI

«Comme d'autres "civilisations", le stalinisme des années 1930 a produit est une manière aussi de se construire soi-même 7• En général, toutes les
et appliqué des méthodes d'autoexamen propres à favoriser la maîtrise de prises de parti- ou leur absence- sont des modalités de la construction de
soi 4. , soi. !:hypothèse proposée id est que les cadres supérieurs de l'entreprise
Certes, mais aussi nous sommes face à un phénomène spécifique. libérale en font aussi l'expérience dès le début du xx" siècle avant qu'elle
D'une part, il s'agit de sociétés sécularisées. Le développement des techni- devienne récemment partagée par tous ses employés et que la pratique
ques de soi - même lorsqu'elles ont la forme d'un journal personnel qui soviétique et plus largement communiste est pionnière de ces pratiques
sert à l'auteur d'atelier pour sa propre transformation 5 -s'opère exclusive- sécularisées et fortement institutionnalisées du travail sur soi.
ment dans la perspecdve du renforcement d'un pouvoir politique et non Aujourd'hui, le travail sur le rapport à soi devient un instrument de
pas religieux. De plus, la « mattrise de soi» attendue dans les sociétés tradi- gouvernement privilégié dans les entreprises. C'est en particulier le cas en
tionnelles, de l'Antiquité à l'Ancien régime, concerne les élites dirigeantes France 8 • Réservé aux cadres jusqu'il y a ùne vingtaine d'années, le travail sur
et donc, en premier lieu, aristocratiques. Tout en ayant commencé par les soi devient progressivement une obligation institutionnelle pour le personnel
élites, l'expérience communiste étend la stylisation du sujet par lui-même à tous les niveaux hiérarchiques: il faut « s'impliquer )), « s'engager >> pour
jusqu'au niveau du citoyen ordinaire. Par ailleurs, il s'agit dans ce cas l'entreprise. Notons le paradoxe: cet investissement en faveur de l'entreprise
d'intensifier l'adhésion au régime dans l'attente d'une productivité politique où l'on est employé s'opère au moment même où celle-ci offre des emplois
mais aussi d'une productivité politiquement correcte dans tous les autres de plus en plus précaires. Il s'agit d'une transformation profonde de la
domaines de l'existence: le travail, la famille, l'ordonnance des relations relation d'emploi telle que le contrat de travailla définissait depuis la fin
privées, la culture, etc. (la séparation par le doublon public/privé a peu de • du XI.X" siècle. En effet, les employés (des cadres aux ouvriers) sont de plus
pertinence ici; en revanche, on peut réfléchir sur la circulation entre les en plus obligés de définir eux-mêmes les objectifs qu'ils s'engagent à
sphères diverses d'activité dont celle de la vie privée. atteindre. De plus, désormais, les subordonnés sont tenus d'évaluer eux-
On voit qu'il ne s'agit pas là des formes libres et émancipatrices du mêmes d'une part leur capacité à atteindre les objectifS qu'ils ont eux-mêmes
travail sur soi antique dont parle Foucault. Il s'agit au contraire de formes définis et d'autre part les résultats auxquels ils parviennent. La charge
institutionnelles et très encadrées par le pouvoir. Elles sont très variées. On confiée à la personne en tant que telle est infiniment plus grande. Non
trouve les biographies et autobiographies que les citoyens soviétiques ont seulement on se mesure à soi-même dans l'exercice de la tâche profession-
toujours plus l'obligation de rédiger aux étapes importantes de la vie, n:lle, comme auparavant, mais le moi, l'identité, la subjectivité sont profon-
comme la prise d'emploi ou de carte du parti, l'entrée dans l'armée, les dement en cause dans la capacité à atteindre des objectifs définis par
purges dans le parti, les promotions. Il y a aussi les autocritiques, discours soi-même et qui donc auto-définissent la personne. Les techniques du
sur ses fautes tenu devant des institutions diverses comme la cellule du travail sur soi deviennent le lot commun de l'entreprise capitaliste, s'ajoutant
parti. La logique du gouvernement stalinien a aussi conduit à l'invention aux autres techniques liées à la part matérielle et à la part intellectuelle du
travail. Ce qui n'était jusque dans les années 1980 qu'une pratique en vigueur
du« rapport sur soi» (samootcet) qui consiste à faire part au collectif (dans
l'entreprise ou l'administration ou dans le parti) de sa vie professionnelle, dans les sphères les plus hautes des entreprises se distribue largement, comme
!
politique et surtout privée. Toutes sont des techniques spécialement conçues un demi-siècle plus tôt en Union soviétique. Les méthodes sont spécifiques,
pour mobiliser le rapport à soi et capter au service du pouvoir l'énergie mais des rapprochements sont à faire, comme à propos de l'autocritique
déployée dans ces pratiques. Ceci ne signifie pas que ces formes épuisent qu'on tr?uve ausst. a' l' ouest ou entre le << coach )) et le (( camarade » désigné
toutes les pratiques possibles du travail sur soi. Celles-ci peuvent être privées pour assister un cadre prometteur mais peu expérimenté.
-et toujours explicites-, comme le journal intime, l'autobiographie ou la Une autre raison invite à envisager de manière élargie la question de la
correspondancé. Mais il peut y avoir d'autres formes qui ne sont pas expli- subjectivité. Elle tient à la situation générale des sciences sociales qui,
citement destinées à l'auto-façonnage. Ce peut être par exemple le compor- comme d'habitude, tentent de suivre au plus près le mouvement du réel.
tement vis-à-vis des autres dans une réunion d'accusation ou de purge qui Aujourd'hui, l'étude de la subjectivité, du sujet, de la personne est devenue
7. Y. ~OHEN, " La co-con~tr~ction de la personne et de la bureaucratie: aspects de la subjectivité de
4. B. STUDER, « I:êr.re perfectible "• op. cit., p. 93. Sraline er des cadres sov1éuques (années 1930) »,in B. STUDI!R er H. 1-IAuMANN (dir.), Stalinistische
5. ]. HELLBilCK, Revolution on my mind: writing a diary under Stalin, Cambridge (Mass.), Harvard Subj~kte/Stalinist Subjectr/SujetJ rtali~iens. lndividuum und System in der Sowjetunion und der
University Press, 2006. Kor:zmtern, 1929-1953, Chronos, Zurich, 2006, p.l75-196 (certains points en som repris ici).
6. M. GRIESSE Communiquer, jttger et agir sous Staline: la personne prise entre ses liens avec les proches et 8. Vou L. BOLTANSKI er È. CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999; É. PEZET
so/'1 rapport titt système politico-idl:ologique, Francfort-sur-le-Main, Lang, 2011. (dir.), Management et conduite de soi. Enquête sur les ascèses de la performance, Paris, Vuiberr, 2007.
YVES COHEN ÉTUDE COMPARÉE DE LA SUB]ECTJVITÉ ET DU TRAVAIL SUR SOl

une obligation, tout aussi bien en sociologie, en anthropologie qu'en avoir été longtemps le philosophe de la ((mort du sujet >l, est revenu au sujet
histoire. Il est difficile de dire en quelques mors d'où vient cet intérêt renou- dans ses deux derniers ouvrages: le sujet y est saisi dans les pratiques qui le
velé. On peut avancer que c'est l'un des résultats d'une défiance envers constituent, et en particulier dans les pratiques du travail sur soi. Sa fabrique
l'analyse structurale. Si les structures importent moins, alors les personnes n'est pas une action individuelle, elle est entièrement prise dans les jeux
gagnent en importance et les formes de leur subjectivité deviennent un enjeu de pouvoir au sein d'assemblages sociaux parfois peu mais parfois très
scientifique. Hors des sciences elles-mêmes, les théories de l'organisation organisés.
s'intéressent elles-mêmes de plus en plus à la subjectivité, ce que lesdites Dans ce texte, qui se veut exploratoire, seront lancées quelques pistes de
sciences sociales ne sauraient négliger. I:effondrement du communisme recherche et des hypothèses historiques susceptibles d'être poursuivies par
soviétique contribue à ces deux mouvements. Il était considéré comme le des travaux à venir, qu'ils soient de la présente plume ou le fait d'autres
règne du collectif et comme une victoire de la structure. Personne ne peut chercheurs. Nous commencerons par étudier comment saisir la subjectivité
plus croire ni à l'un ni à l'autre aspect. Certes, on peut soutenir encore que avant de revenir de façon spécifique sur les pratiques du travail sur soi.
le communisme était l'exemple même de la ({ machine bureaucratique», de
la (( bureaucratie impersonnelle9 >>. Mais on ne peut plus contester non plus Les je et les régimes de subjectivité
que les personnes se sont engagées en tant que personnes comme « rouages n
pour la construction de ces machines bureaucratiques impersonnelles. Les Le courant historiogr~phique qui s'est développé pour étudier les formes
personnes étaient bien là et le régime en faisait quelque chose: du travail sur soi est le résultat le plus surprenant de l'ouverture des archives
de l'URSS, de 1' accès plus facile aux documents personnels et du renouveau
« De nombreux journaux: des années 1930 témoignent de l'extraordinaire
de l'histoire depuis l'effondrement du bloc soviétique. Que le rapport à soi
implication personnelle de leur auteur dans le développement du système
et les formes du travail sur soi prennent une importance aussi considérable
soviétique 10 ."
dans l'histoire communiste- apparemment le monde du collectif et de la
L:historiographie du communisme à la soviétique ne manque donc pas disparition de soi - est un événement historiographique pour l'histoire du
de participer à ce mouvement plus vaste des sciences sociales. Une des xx• siècle en général dont on doit saisir toute la portée. Parmi les pionniers,
composantes de celui-ci peut être interprétée comme une relecture de la les uns parlent d'« encadrement biographique», les autres d'une« appré-
sociologie durkheimienne pour laquelle les pratiques sociales définies dans hension par le subjectif'' et de « cadre cognitif, voire émotionnel » des
le cadre de la société tout entière déterminent l'action des individus. La pratiques du communisme ou d'autres de « projet autobiographique
recherche en sciences sociales s'intéresse désormais à la fois au rapport collecrif le plus étendu qui ait été entrepris à l'époque moderne )}' tous
actif de la personne avec l'inextricable maillage des contraintes du réel et à phénomènes désormais aussi indétachables de l'histoire du communisme
l'évolution du statut de la personne dans le cheminement même du que l'était devenu le goulag u. La subjectivité, quelle que soit la manière
processus historique et des sciences qui l'analysent et contribuent à le dont on la définisse, a joué un rôle historique essentiel dans cette histoire
constituer. qui est une composante majeure du xx• siècle à l'échelle globale. Or, si l'on
Cette contribution s'intéresse à deux poinrs: d'une part l'hypothèse de veut intégrer cette histoire communiste dans le tableau mondial, il convient
l'Union soviétique comme pionnière au xx• siècle dans les pratiques du de trouver des modes d'analyse de la subjectivité. Certes, comme l'indique
travail sur soi imposées aux personnes ordinaires et non pas seulement aux Brigitte Studer, les bolcheviks au pouvoir en Union soviétique ont eu
dirigeants; d'autre part la proposition de méthodes pour saisir historique- recours à des formes utilisées dans les sociétés libérales :
ment la subjectivité. En effet, pour éviter le jeu infini des définitions de
celle-ci, nous choisirons de repérer la subjectivité dans les traces d'archives " M. Foucault[ ... ] avait noté que le stalinisme, "forme pathologique" du
pouvoir, utilise dans une large mesure "les idées et les procédés de notre
en identifiant les différents (( je » qui s'y déploient. Ces ({ je " attestent de la
rationalité politique" 12, >>
personne sous l'une ou l'autre forme de ses engagements. Il n'est pas
question de revenir à la conception d'un sujet solipsiste, cartésien, replié 11. Respectivement C. PBNNI!Tll!R et B. PunAL dans id. (dir.), Autobiographies, autocritiques, aveux dans
sur lui-même. Au contraire, et là encore nous suivrons Foucault qui, après le monde communiste, Paris, Belin, 2002, p.17, B. STUDBR dans B. STUDBR, Parler de soi... , op. cit.,
p. 6 et]. HBLLBilCK, "Working, Stmggling, Becoming: Stalin-EraAutobiographical Texts", un des
9. M. G!!LLI!R, Ma;hina i vintiki: istoriia formirovaniia sovetskogo cheloveka, London, Overseas textes centraux de ce courant, republié dans l'ouvrage précédent, citation p.16~ (l" public. in The
Publicacions Inrerchange, 1985. Russian Review, vol. 60, juillet 2001, p. 340-359).
10. B. STUDI!R, Parler de ;oi... , op. cit., p.165. Voir aussi M. LAZAR, « Le parei et le don de soi », 12. M. FouCAULT, " Le sujet et le pouvoir », in Dits et écrits IV. Paris, Gallimard, 1994, p. 224, cité in
Vingtitme siècle, n• 60, octobre-décembre 1998, p. 35-42. B. STUDBR, « I.:êtreperf~ctible ... ", op. cit., p.l12.

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YVES COHEN ÉTUDE COMPARÉE DE LA SUBJECTIVITÉ ET DU TRAVAIL SUR SOI

C'est noter des emprunts, des circulations, et emprunts et circulations Ces instances de discours sont à chaque fois singulières. Les apparitions
ne signifient pas identité des phénomènes ici et là, bien au contraire. Les d'un je ne désignent pas un moi toujours identique à lui-même, mais des
différenciations qui se créent au cours des emprunts ou leur préexistent configurations situationnelles où sont en jeu à chaque fois des relations
importent autant que les identités. Comment identifier les formes de pratiques identifiables. .
subjectivité qui se manifestent ici et là et en comparer les régimes? Dans une littérature foisonnante, un article d'Àlex.is Berelowitch livre
Orienté sur les pratiques de soi, le courant « ego-documentariste >> des pistes suggestives. I.:auteur évoque les mémoires de Boris Vannikov,
s'appuie sur des sources particulières auxquelles il offre une histoire qui leur ancien commissaire du peuple à l'armement. Celui-ci raconte que Staline
convient: autobiographies, matériel des purges, journaux intimes, etc., des lui demande son avis sur une arme nouvelle. Vannikov répond « qu'il ne
sources qui par définition disent« je» et qui ont la subjectivité comme objet s'occupe plus des armes, mais des munitions », à quoi Staline rétorque
pratique. Or, on peut aussi chercher la construction de soi et de la subjec- «qu'il lui demande son avis à lui, personnellement 15 >>. I.:article rapporte
tivité dans des documents qui disent peut-être aussi« je>> mais surtout qui l'échange à la troisième personne mais celui-ci s'est bien produit à la
ne sont pas les ego-documents dont se sert l'histoire ego-documentariste. première. Au premier moment, le commissaire cherche à échapper à la
Des documents de service ou d'activité institutionnelle suffisent, à condi- question de Staline en lui disant qu'il a changé de fonction. Le nouveau «je
tion qu'ils portent la marque du subjectif (le discours à la première personne) de fonction>> du commissaire aux munitions ne peut plus répondre puisqu'il
ou bien qu'ils soient des traces de pratiques qui prennent le subjectif comme s'agit d'une question sur les armes: Mais Staline et, en général, le bolche-
objet. Ignace Meyerson, psychologue français du xx• siècle partisan visme vont chercher la personne au:delà du titre pour accomplir même
d'une histoire des fonctions psychologiques, écrit que l'on doit chercher la une fonction limitée et de quelque ordre qu'elle soit. Le commissaire ne fait
personne non pas dans des états subjectifs relevant de « l'expérience pure» pas « un >> avec sa fonction et Staline peut le solliciter au-delà, dans ce
du moi, mais dans ses produits: qu'Alexis Berelowitch nomme sa « personne >>, comme opposée à la
« fonction »: « Staline s'adresse plus facilement à la personne qu'à la
«La personne, en effet, n'est pas un état simple et un, un fait primitif,
une donnée immédiate: elle est médiate, construite, complexe. Elle n'est fonction. » Le communisme et Staline requièrent en toute fonction la
pas une catégorie immédiate, co-éternelle à l'homme: elle est une fonction personne qui, dès lors, se définit, dans cette situation historique, comme
qui s'est diversement élaborée à travers l'histoire et qui continue à s'élaborer pouvant être requise sans cesse et sans considération de la fonction, du
sous nos yeux ... Lapersonne n'est saisissable que par ce qu'elle produit: ses de la position (ou de la place dans la famille). Vannikov s'est confronté au
actes et ses oeuvres 13 . >> je de secrétaire général de Staline qui en appelait à son «je de parti))' un je
surplombant, dominant chacun des je de fonction qu'il aurait pu adopter.
Disposer d'ego-documents n'est pas forcément nécessaire. D'autres attes-
Le moi de parti est chargé de coloniser les autres moi. ll n'est pas seulement
tations de pratiques témoignant de la subjectivité en acte ou traitant d'elle
celui d'une justification politique dans laquelle on pourrait ou non libre-
peuvent faire l'affaire. Quelques remarques du linguiste Émile Benveniste
ment basculer, avec ou sans compromis avec une autre logique. ll doit
suggèrent une solution pratique intéressante pour les historiens, qui consiste
s'imposer dans tous les engagements de la personne 16 • Le moi de la personne
à suivre les je dans la diversité de leurs occurrences. « La subjectivité dont
doit se confondre avec le moi de parti.
nous traitons ici [dans le langage] est la capacité du locuteur à se poser
Un cadre bien différent du monde soviétique montre comment saisir
comme "sujet" », écrit-il. Ce sujet ne se saisit que dans sa prononciation
cette distinction à l'œuvre en suivant les je. En France, en 1928, un nouveau
d'un je. Ce je, d'ailleurs, suppose quelqu'un à qui il s'adresse:« Je n'emploie
directeur technique est nommé chez Peugeot, le constructeur d' automo-
je qu'en m'adressant à quelqu'un, qui sera dans mon allocution un tu. >>
biles. Cette personne, Ernest Mattern, avait déjà détenu ce même poste de
Or, et c'est le point qui nous importe le plus ici:
1917 à 1922. ll passe chez Citroën en 1922, à Paris, où il devient l'un des
<<Je se réfère à l'acte de discours individuel où il est prononcé, et il en hommes de confiance de ce constructeur. Peugeot revient l'y chercher et
désigne le locuteur. C'est un terme qui ne peut être identifié que dans ce Mattern retrouve le même titre en février 1928. Or, au mois d'août de la
que nous avons appelé ailleurs une instance de discours, et qui n'a de référence même année, il écrit une lettre à Peugeot pour protester contre les condi-
qu'actuelle 14 • »
15. A. BERELOWITCH, « De Listopad à Onisimov. Deux visions du responsable stalinien », Cahiers du
13. 1. MEYERSON, Introduction de P1·oblèmes de la personne, Paris, Mouton, 1973, p. 8-9. monde russe et soviétique, vol. XXXII, n" 4, oct.-déc. 1991, p. 633, 634, 636.
14. Émile BENVENISTE, «De la subjectivité dans le langage» (1958), in Problemes de linguistique générale, 16. Laurent THIIvENOT, L'action au pluriel. Sociologie des régimes d'mgagement, Paris, La Découverte,
Paris, Gallimard, 1966, p.259-262 (c'est moi qui souligne). 2006.
YVES COHEN ETUDE COMPARl:E DE LA SUBJECTIVITÉ ET DU TRAVAIL SUR SOI

tions qu'il trouve. Lorsqu'il écrit:« Si j'avais écouté mon intérêt, je serais directe de Staline dont il est à ce moment le premier assistant. En été 1932,
resté à Paris JJ, ou bien« Je pensais que mon emploi me procurerait la satis- alors que la famine est en cours en Ukraine et dans le sud de la Russie,
faction d'être vraiment le chef de toute la technique de notre société ))' ce Staline s'inquiète de la situation en Ukraine car un grand nombre d'orga-
n'est pas le je de l'emploi qui parle. La personne est ici en jeu au-delà du nisations du parti communiste commencent à s'opposer à la politique du
titre: un autre parle que l'homme dans sa fonction. La lettre est insistante centre. Staline envisage de changer tout l'état-major politique, gouverne-
dans son usage du registre du plaisir personnel: mental et policier et invite Kaganovitch à reprendre la tête du parti en
«J'ai accepté vos propositions: 1) Par satisfaction morale; 2) Parce que Ukraine (il avait été secrétaire général du parti ukrainien de 1925 à 1928) 20 •
j'avais le désir de retourner dans l'Est; 3) Parce que j'étais resté attaché à la Dans sa réponse, Kaganovitch est d'accord sur tout. Il fait un point parti-
maison où j'avais vécu pendant 17 ans 17. J> culier <t sur la question qui concerne [sa] personne >J (« o moei persone »,
cet usage en russe du mot persona est très rare). Kaganovitch s'engage dans
Le je du titre se distingue ici d'un je que l'on pourrait dire réflexifet qui une flatteuse auto-évaluation qui montre qu'il est le seul à pouvoir faire ce
commente le premier. Ce ''je d'au-delà du titre JJ qui ne relève pas que Staline a défini, tant il a une grande expérience, un grand savoir-faire
d'un engagement spécifié, ce qui ne veut pas dire pour autant qu'il soit en dans le choix et la répartition des cadres, tant il connaît bien l'Ukraine, ses
mesure de contrôler tous les engagements, mais qu'il n'y est pas complète- hommes, son économie, tant l'atmosphère s'y est gâtée depuis son départ,
ment pris, d'une part, et que, d'autre part, il y est toujours un peu présent. etc. Staline a posé la question dans des termes si vastes et si remarquables ...
Ce je réflexif ne peut être saisi qu'en situation, comme une activité. Il se Aucune hésitation. De plus, lui dit-il, « vous avez non seulement le droit
distingue pourtant des logiques de la tâche, de la fonction, du titre, qui politique officiel, mais le droit moral, en tant que camarade, de disposer de
d'ailleurs ne peuvent être aussi saisis qu'en situation, comme des activités. celui que vous avez formé comme dirigeant politique, c'est-à-dire
Dans le c~s de l'activité sous le stalinisme, les dispositifs de la purge, de moi-même, votre élève ,, (soulignement de Kaganovitch). Nous sommes
l'autocritique, du rapport sur soi-même exigent de rendre compte verbale- pleinement dans le je de fonction: un je de fonction spécifique au fonction-
ment, par oral ou par écrit, et sans reste, de la tâche, du delo. Être commu- naire communiste avec un <<je de personne>> qui se présente comme dispo-
niste relève de la même exigence et est susceptible du même compte rendu. nible au parti. Mais, laissant paraître un je d'un autre ordre, Kaganovitch a
Le moi communiste- comme tâche- n'a-t-il pas cette particularité de glissé une petite phrase au milieu: '' Il faut dire que c'est un de ces moments
requérir tous ces autres moi présents, chacun à leur manière, dans chaque qui gâte le moral de recommencer à zéro avec les hommes dans cette
logique d'activité 18 ? La réflexivité encadrée par les épreuves diverses qui Ukraine-là! )) Kaganovitch ne sera pas envoyé en Ukraine.
organisent le rapport à soi ne cherche-t-elle pas à coloniser tout moi réflexif? Quelje parle quand Kaganovitch parle de son moral à Staline? Il y a
On pense à cet échange chez Platonov: bien une personne qui calcule pour soi, là, au plus proche de Staline et qui
«-Et toi, montre-moi un document où tu es effectivement une personne. se définit précisément par ce calcul, comme par l'affichage de la remise
-Et quelle personne je peux être pour toi? Dit Ciklin. Je ne suis personne. totale de soi. À l'autre bout, certes, il y a ceux qui, au plus fort des purges,
Nous avons le parti, la voici la personne 19• JJ comme Boukharine ou d'autres militants de moindre rang, réclament au
Mais ne reste-il donc rien? Dans le même type de relation écrite au parti de les exécuter pour leurs fautes, à qui semble-t-il, il ne reste plus rien,
sommet que Mattern, Lazar Kaganovitch (membre du bureau politique du sinon de persister à être ceux gui se construisent dans l'être de parti. Mais,
parti communiste bolchevique et secrétaire de ce parti pour la ville de comme le souligne Slavoj Zizek, ceux-là même n'ont pas forcément
Moscou) se livre au jeu sur les différents moi en réponse à une demande abandonné tout calcul: Boukharine cherche à conserver une position de
subjectivité par laquelle il garderait le droit de décider ce qui devrait figurer
17. Archives Maccern, lettre d'Ernest Maccern à Jean-Pierre Peugeot, août 1928. dans le rituel d'exécution et ce qui serait réservé à la politique intérieure:
18. Voir, sur la variété des moi virtuels aux prises avec Internee, Francis }AURÉGUIBBRRY, « Internet
comme espace inédit de construction de soi n, in Francis }AURÉGUIBERRY et Serge PROULX (dir.), cela même est intolérable au gouvernement stalinien. Le moi de parti doit
Internet, nouvel espace citoyen!, Paris, !:Harmattan, 2002, p. 223-245 {merci à Nicolas Auray être une remise entière, jusqu'au je réflexif2 1•
pour cette référence). !:auteur réfère avec pertinence à George Herbert MEAD, Mind, self and
society ftom the standpoint ofa social behaviorist (Chicago, The University of Chicago Press, 1934,
nouvelle trad. française, Paris, PUF, 2006) qui propose une typologie proche de celle qui est 20. O. KHLEVNIUK, R. U. DEVIs, L.P. KosHI!LBVA, E.A. Ris et L. A. RoGovA!A, Stali11 i Kaganovich.
avancée ici. Perepiska, 1931-1936 gg, Moscou, Rosspen, 2001, p.274 (lettre de Staline à iaganovitch du
19. Andrei PLATONOV, Kothvan (Lafouilk) (décembre 1929-avril1930), in Tchet~mgur, Tula, Priokskoe 11 août 1932).
knizhnoe izdarel'sr:vo, 1989, p.445 («-A ty, pokai' mne bym.aZku, èto ty dejscvitellno licol- Kakoe 21. S. ZtfEK, M>us avez dit totalitarisme? Cinq interventions sur les (mé;}usages d'une nation, Paris,
â te be lico? - skazal èiklin. - Â nikto; u nas parriâ- vot lico! n). Éd. Amsterdam, 2004. On' pense aussi à cet« observateur caché • qui subsiste, spectateur de la transe,

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YVES COHEN ÉTUDE COMPARÉE DE LA SUBjECTIVITÉ ET DU TRAVAIL SUR SOI

Par contraste, Mattern commentant son poste avec une certaine désil- débordant, pareil à une crue printanière, avec une discipline de fer pendant
lusion fait un usage libre de son je de personne. Ce je peut d'ailleurs être le travail, avec la soumission absolue pendant le travail à la volonté d'un seul,
rusé, comme de la part de Kaganovitch sur l'Ukraine. Assurément, ce même du dirigeant soviétique 25 . ,
je de personne dont fait usage Kaganovitch pourrait être ami-parti chez La subordination totale au chef unique pendant le travail, le déborde-
quelqu'un d'autre dans le commentaire des autres je engagés. Chez ment de la liberté démocratique tout le reste du temps. Durant la plus
Kaganovitch, il est entièrement de parti. Il ne s'agit pas d'un je privé grande partie des années 1920, ce directeur d'usine peut n'être pas commu-
(d'un private self comme on le lirait en anglais 22): il traverse toutes les niste, même si les « directeurs rouges » (des ouvriers communistes parfois
sphères et s'en réserve dans le même mouvement une propre. Mais c'est très rapidement promus) se font de plus en plus nombreux. Le edinona-
un je de personne daté et moderne du fait de la variété et de l'indépendance chalie est relancé en septembre 1929, pour protéger les chefs de la produc-
des « engagements » sectoriels, partiels de la personne, avec lequel il tion de l'ingérence du parti et du syndicat dans la gestion quotidienne.
compose. Ces je sont plus ou moins dégagés d'une logique familiale ou Prenons maintenant l'exemple de l'.usine Poutilov, une usine de grosse
religieuse pré-moderne que le micro-historien Giovanni Levi décrit remar- mécanique datant d'avant la révolution et située dans la ville de Leningrad
quablement dans son fon dam en tal Eredità immateriale 23 . Mais le je de parti (actuellement Saint-Pétersbourg). Elle est la seule, à ce moment-là, en
étroitement contrôlé ne laisse pas de place au jeu libre de la personne. Union soviétique, à fabriquer des tracteurs. Or, cet engin est peut-être
Surtout si celle-ci s'enchaîne elle-même en décidant de se fondre dans technique mais il est surtout très politique: il doit servir à convaincre la
un collectif- qui n'est pas moins contrôlé. C'est bien la personne qui parle paysannerie et en premier lieu l'opinion publique soviétique et mondiale
dans le journal d'un mineur à la date du 29 novembre 1930 que cite Jochen de la supériorité du socialisme sur la petite propriété privée morcelée, dans
Hellbeck: «Le sentiment le plus haut dont j'ai pu faire l'expérience dans sa capacité à développer l'agriculture. La pression venue du sommet est
ma courte vie, c'est celui d'être conscient du fait que je suis une partie du immense. Le tracteur que fabrique l'usine est une copie non certifiée du
collectif des mineurs», ce dont il y aurait mille autres occurrences 24 . Cette tracteur de Ford, le« Fordson ». I.:usine en a produit 3 000 en 1929. La
conscience est subjectivité. Du côté de chez Mattern, personne n'est en directive du centre pour 1930 exige un quadruplement: 12000 tracteurs
charge de requérir ni de conformer le «je de personne». Ni instance parti- .
auxque1s d mvent s' aJouter
. l''eqlilv
. al ent d e 2 000 en p1eces
.' d'etach'ees 26 .
sane, ni maître plus ou moins occulte pour contraindre Mattern à ciseler Moscou envoie des membres du bureau politique. Les cadres discutent de
un moi qui soit en mesure, en charge, en devoir d'englober tous les autres la meilleure manière d'introduire le edinonachalie (il est bien clair qu'il s'agit
au nom d'une institution ou d'une adhésion de niveau supérieur. du parti au niveau de l'usine, et non en ses niveaux supérieurs qui ne préten-
Une situation particulière, le monde industriel soviétique, permet de dent en rien abandonner leurs prérogatives de gouvernement). Les discus-
voir un je concentré sur la fonction précisément pour s'opposer aux sions sont vives et, au début de 1930, assez ouvertes.
ingérences du parti ... mais dans le cadre d'une directive du parti qui impose Plusieurs des« chefs», bien que communistes, expriment de la façon la
cette position aux dirigeants d'entreprise. Au début des années 1930, il se plus directe leurs griefs contre les « organisations », c'est-à-dire contre le
forme une configuration où les cadres de la production sont mis en frotte- parti communiste et le syndicat. Dzhigit, un vigoureux jeune ingénieur qui
ment avec les cadres communistes des entreprises. Avec le premier plan dirige un des plus gros ateliers de mécanique, membre du parti commu-
quinquennal, le parti bolchevique décide de relancer le« commandement niste, rapporte un incident qui l'a opposé à la cellule de son propre atelier.
unique». Il s'agit d'un principe déjà en force sous Lénine qui veut que dans Un rectifieur expérimenté avait commis des fautes et Dzhigit avait décidé
le cadre du travail, le dirigeant technique soit le chef inconditionnel et que de le licencier. Le bureau de la cellule s'est saisi de l'affaire pour défendre le
la démocratie reprenne ses droits dès la frontière du travail passée. Le edino- rectifieur. Quand l'un de ses membres a osé déclarer contre le bureau que
nachalie (commandement unique) est introduit par Lénine dès 1918: «c'était une ingérence dans les fonctions du chef, ça a commencé: "Qu'est-
«Il faut apprendre, écrit-il alors, à conjuguer l'esprit démocratique des ce que c'est que cette pagaille! La cellule a le droit de défendre un collabo-
masses laborieuses, tel qu'il se manifeste dans les meetings, impétueux, rateur! Il faut le laisser en place!", etc. Naturellement, je ne peux pas être
---
dans les états d'hypnose les plus profonds er que conteste la psychanalyse (M. BoRCH-}ACOBSEN, 25. V. I. LÉNINE, , Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets "• in Problèmes d'organisation de
Souvenirs d'Anna O. Une mystification centenaire, Paris, Aubier, 1995, p. 89). lëconomie socialiste, Moscou, Éditions du Progrès, s. d., p. 144 (» Ocherednye zadachi sovetskoi
22. J. HELLBECK, "Working, Srruggling... »,op. cit., p. 182. vlasti "• Sochinenia, t. 36, p. 203).
23. G. LEVI, L'ereditlt immateria/e. Carriera di un esorcista ne/ Piemonte del Seicento, Turin, Einaudi, 26. Y. CoHEN, " The Soviet Fordson. Between the Politics of Stalin and the Philosophy of Ford,
1985 (en français, Le pouvoir au village, Paris, Gallimard, 1989). 1924-1932 "• in H. BoN IN, Y. LuNG et S. ToLLIDAY (dir.), Ford. 1903-2003., 7he European History,
24. J. HELLBECK, "Working, Srruggling...", op. cit., p. 178. Paris, Plage, 2003, vol. 2, p. 531-558.
YVES COHEN ÉTUDE COMPARÉE DE LA SUBJECTIVITÉ ET DU TRAVAIL SUR SOI

d'accord avec de telles décisions et l'homme sera relevé 27 ». L'ingénieur Moscou AMO (1896-1956) 30 . Mais le régime commun est de se laisser
communiste défend son droit de « chef unique » contre le parti. Comme il dominer par le moi de parti et d'en fàire son moi pur et simple pour pouvoir
le dit à un autre moment, il s'exprime« en (son) nom 28 >>. répondre sans ennui à la requête de la personne qui peut toujours tomber
Des incidents similaires rapportés par le chef du laminage illustrent la sous une forme quelconque.
difficulté d'installer le edinonachalie. On ne sait pas si ce responsable est La requête impérative de la personne par le parti, c'est-à-dire par
membre du parti communiste, mais il a le «je de fonction >> vigoureux: une institution qui coiffe toutes les autres et revendique un droit d'inter-
vention dans toutes les sphères d'activité de ses membres et au-delà, est sans
« Je pense que les chefs qui sont ici ont beaucoup de querelles avec les
organisations. J'ai les dents fortes et je me prends souvent les crocs avec doute une particularité du communisme, et pas seulement du communisme
elles. Par exemple je veux fàîre passer un homme d'un laminoir à l'autre, au pouvoir. Les ressources du travail sur soi sont aussi exploitées dans
je le prends et je l'installe, on me dit qu'il faut se mettre d'accord avec les l'Internationale communiste à l'extérieur de l'URSS. L'intérêt de recourir
organisations, simplement je prends et j'installe 29." à la mobilisation de ces abondantes ressources n'a pas échappé aux penseurs
du management non plus. Il relève aùssi d'une histoire séculaire qui se
L'un et l'autre utilisent les mots d'ingérence et de gêne: les « organisa~
déroule dans le même siècle que celle du communisme et non sans des
rions » s'ingèrent et gênent beaucoup, dit le second (oni vmeshivaiutsia i
liaisons avec lui qu'il conviendrait d'identifier.
mnogo meshaiut).
Dans cette situation précise, celle où les responsables de la production
font valoir leurs besoins, le «je de parti >> des responsables même commu- La mobilisation des ressources du travail sur soi
nistes est plutôt minoré - au nom des intérêts supérieurs de la réalisation
Dans l'entreprise d'aujourd'hui, il faut« s'impliquer». Nous ne sommes
du plan. Un autre passage de la même réunion l'expose bien. Il est encore
plus aux relations humaines d'Elton Mayo ni au management par objectifs
de la bouche de Dzhigit et montre que ces cadres sont très conscients des des années 1960. La littérature de gestion des ressources humaines parle
menaces qui pèsent sur eux:
d'« engagement personnel 31 ».En France, l'Association nationale des direc-
«Je juge indispensable de remarquer que pour ce travail que nous menons, teurs des ressources humaines (DRH) a mené une enquête parmi ses
pour lequel nous exposons notre tête, on nous traitera par toute une série membres en 2008:
de noms d'oiseaux. Malgré tout ça, il nous faut dire que l'aide de la part des
« Un salarié engagé est une valeur ajoutée pour l'entreprise: 40% des
organisations de l'usine et de la Direction d'usine, nous ne la percevons pas
DRH prétendent que l'engagement génère des effets positifs en interne:
l en quoi que ce soit. Si je viens chez Vassili Fedorovich, je reçois toujours de
sa part un soutien et une aide entiers, mais c'est un soutien personnel." meilleure productivité, cohésion de groupe et motivation du personnel:
il "optimiser l'implication de tous", "volonté de créer une inter~activité entre
il Vassili Fedorovich est Grachev, le directeur de l'usine, un « directeur les services", "créer du lien, communiquer et fédérer", "besoin d'attirer les
rouge», Si son soutien est dit« personnel>> par Dzhigit, c'est que l'ensemble candidats et fidéliser les salariés" ... De toute évidence, il semble donc exister
«direction de l'usine» ne réagit pas correctement à ses yeux. Mais on peut un lien entre engagement et performance 32• "
voir aussi que Grachev réagit précisément comme on demande de le faire
La question est celle du salarié ordinaire. Chacun est appelé à travailler
à ces commandants uniques que prévoit le edinonachalie, lui~même tentant sur soi-même, même si les méthodes sont très variées. Certaines sont très
d'éviter l'intrusion du parti dans ses décisions.
discutées et contestées en France, surtout depuis quelques années où le
La position du manager communiste lui permet, à ce moment, d'assumer
nombre de suicides à l'intérieur des entreprises a beaucoup augmenté:
sa position de producteur fàce aux responsables du parti. Il peut argumenter
l'un des thèmes des discussions à ce propos est le« stress» auquel les salariés
qu'il est en charge des plus hautes fins communistes, celles de la construc-
sont soumis, en particulier en relation avec cette obligation nouvelle de
JI tion de la société nouvelle. De grands managers sauront traverser toutes les
« s'engager personnellement ». Ainsi, dans l'entreprise automobile Renault
époques et les pires purges en s'appuyant sur cet atout, comme le célèbre
Aleksei Likhachev, directeur de l'usine de construction d'automobiles de
30. T. K. LEONT'EVA, Likhachev, Moscou, Molodaia Gvardiia, 1979.
27. Tsentral'nyi gosudarcsvennyi arkhiv Sankt-Peterburga (soit Archives nationales centrales de Sai~t­ 31. M. THÉVENET, Impliquer les personnes dam l'entreprise, Paris, Éd. Liaisons, 1992; Wllliam A. KAHN,
Pétersbourg, désomais TsGASP), 1788/23/123/3ob, sténogramme de la réunion de la Direction " Psychological conditions of persona! engagement and disengagemenr.at work •, Academy of
d'usine, 26 avril 1930. Management journal, vol. 33, n•4, 1990, p.692-724. ·
28. TsGASP, ibid, 1788/23/123/1-7, 1788/23/123/88ob. 32. Site de l'AND RH [http ://www.andrh.fr/content/download/380/l922/lile/CP_engagement_
29. TsGASP, l788/231123/3ob. personnel_salaries_aout08.doc], consultée le 26 janvier 20~0.

9\J 91
ÉTUDE COMPARÉE DE LA SUBJECTMTÉ ET DU TRAVAIL SUR SOI
YVES COHEN

où plusieurs suicides de cadres techniques se sont produits, y a-t-il eu adressés. C'est en tout cas ce que les propos de ces chefs tentent de montrer.
une-protestation syndicale très vive contre<< l'enquête engagement>> à Ainsi, le directeur des usines d'automobiles Peugeot rapporte-t-il qu'à partir
laquelle tous les salariés ont été soumis en 2006. Les oublieux sont rappelés de 1918, il a « engagé une fois par an tous les collaborateurs sans exception
à l'ordre: «Je vous rappelle qu'il vous est demandé de répondre à cette à (lui) écrire personnellement pour (lui) signaler leurs initiatives et ce qui
enquête, ne serait-ce que pour témoigner de votre engagement 33 . >> Cette à leur avis, devait être changé>>. La première année environ un tiers des
politique de l'" implication» des personnes dans l'entreprise ne cache pas effectifs, soit 150 personnes, avaient répondu à l'appel; mais, note-t-il:
34
ses objectifs qui consistent à leur faire accepter la politique de la firme , « Comme j'avais pris la peine de rédiger (en dehors de mes heures de travail)
soit, dans le vocabulaire que nous avons adopté, acquérir un «je d'entre- de très longues réponses à tous ceux qui m'avaient écrit, je reçus l'année
prise35 >>. suivante les rapports presque au complet38. >>
Le travail sur soi dans les entreprises capitalistes n'a rien d'un~ nouveauté.
Un autre directeur appelle ce phénomène l'« autocontrôle >>:
Au début du xx< siècle, il était réservé à ses cadres supérieurs. A la suite de
la publication en 1891 d'un article sur le Rôle social de l'officier, sont " Les rapports servent à renseignei.le chef. Mais ils servent surtout à 1ui
prononcés en conférence ou publiés toute une série de « Rôle social de éviter de devoir faire des observations en constituant un autocontrôle pour
l'ingénieur>>. Il s'agit de prendre au sérieux la dimension sociale du travail tous les intéressés. Laisser un directeur, un chef de service ou un employé
d'ingénieur qui est un travail de chef Pour ce rôle social et ce commande- faire son travail sans contrôle, s'apercevoir un jour, par un dommage
coûteux, qu'il n'a pas fait tout son devoir, réclamer, blâmer et, éventuelle-
ment, il faut commencer par agir sur soi-même: « Pour remplir cette
ment congédier, ceci est la méthode de direction traditionnelle, spéciale-
mission [sociale], l'élève [des écoles d'ingénieurs] doit agir d'une part sur
ment dangereuse à appliquer à distance. J'ai résolu le problème en obligeant
lui-même, d'autre part sur les ouvriers. » Du point de vue de l'autorité, chacun à me communiquer à intervalles rapprochés et d'une manière précise
l'un des principaux auteurs de ce nouveau discours écrit: ce qu'il fait. Ce faisant, j'amène chacun à se surveiller lui-même39, >l
« :Lexpérience indique plusieurs procédés dont l'application judicieuse
Il est très difficile d'évaluer à quel point cette pratique était répandue
permet en général à l'homme de faire accepter sa suprématie sur ses sembla-
dans le tissu industriel français et plus largement européen (le dernier auteur
bles. De ces procédés, le plus efficace est l'exemple: pour commander aux
autres, il faut savoir se commander à soi-même; l'ouvrier qui voit son est belge et dirige une entreprise textile à l'échelle européenne), mais de tels
ingénieur non seulement irréprochable dans sa vie privée, mais encore rapports sont recommandés par les maîtres du management moderne4°.
laborieux, exact et sévère pour lui-même, acceptera plus volontiers les ordres Lautocontrôle est une composante de toutes les techniques de soi depuis
reçus 36 . >> l'Antiquité. lei, il vise à intégrer les normes du collectif et à s'intégrer en
personne dans l'institution commune. Mais il n'y a pas seulement autocon-
Le cadre d'entreprise est invité à travailler sur soi-même pour mieux trôle depuis l'intérieur de soi-même. Le dispositif suppose une soumission
gouverner les autres3 7 • de soi à une instance de contrôle externe, d'un niveau hiérarchique élevé
[une des principales méthodes est le rapport rédigé par le cadre et adressé
qui insère fortement la personne dans un cadre organisationnel: nous ne
au niveau le plus supérieur. D'une part, ce rapport est tenu de relater ce que sommes pas dans un simple rapport de soi à soi mais dans une exposition
'li
fait ce cadre et les initiatives qu'il entend prendre à l'avenir pour la marche réglée de soi-même qui laisse un tiers puissant inséré dans la relation à
de son secteur, et d'autre part, il sert de marque de l'adhésion à la fois à la soi-même 41 .
politique collective et à la personne du chef auquel ces rapports sont Cette manière d'être contraint de définir ses propres objectifs rappelle
il «l'émulation socialiste» à laquelle se livrent des brigades de militants et
33. [http :l/costkiller.ne!lactulacru-Renaulto/o20 o/o20Politique o/o20Achats %20- %20Enqu o/oEAte%20
Engagcmem.1006.hrrn), consultée le 22 février 2007.
34. K. SHIMIZU, Le toyotisme, Paris, La Découverte, 1999. 38. E. MATTERN, Note mr le classement des coUaborateurs, Sochaux, dactylographié, 1947, point 6
35. La« culture d'entreprise» se propose les mêmes fins. Voir É. GoollLIER, La culture d'entreprise, Paris, (soulignement d'EM), ciré in Y. COHEN, «Titre d'entreprise contre diplôme d'ingénieur. Les
La Découverte, 2006. ingénieurs gèrent les ingénieurs entre les deux guerres», in A. GRF.LON (dir.), Les inglnieurs de la
36. Compte rendu anonyme (initiales G. B.) du livre de M. BELLOM, La mission sociale des Écoles crise, Paris, Editions de l'EHESS, 1986, p. 86.
techniques à l'étranger et m France, avec tm programme d'action, Paris, Larose et Tenin, 19081 in 39. E. LANDAUER, « La direction à distance », IV Congres international d'organisation scientifique du
La Tee/mique moderne, mars 1909, p. 167; M. BELLOM, L'enseignement économique et social à l'Ecole rraoai~ Paris, CNOF, 1931, p. 5.
nationale supérieure des Mines. Le rôle économique et social de l'ingénieur, Paris, Publications du 40. C. U. CARPENTllR, Profit making in shop and factory management; New York, The Engineering
journal Le Génie civil, 1906, p. 16. · Magazine, 1908 (traduit en français en 1912); H. FAYOL, Administration indusrrieUe et génlrale,
37. Voir M. FoUCAtJLT, Le gortvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, Bulletin de la Société de l'Industrie minérale, n• 3, 1916 (traduit en de nombreuses langues).
Paris, Gallimard, Le Seuil, 2008. 41. Dans le monde soviétique, ce ciers est bien souvent affecté d'un nom, celui de Staline.

93
YVES COHEN ÉTUDE COMPARÉE DE lA SUBjECTIVITÉ ET DU TRAVAIL SUR SOI

d'ouvriers au cours du premier plan quinquennal. Sous l'égide du parti l'ouvrier pense et doit penser, ne serait-ce que pour réaliser la norme même
communiste, la base de ce jeu consiste à redéfinir les objectifs politiques ou . définie par l'agent taylorien qui ne peut jamais être purement et simplement
économiques en se lançant des défis les uns aux autres. Dans le monde · exécutée sans aucune agency de la part de l'opérateur. La chose est même
capitaliste français des années 1920 et 1930, l'autocritique existe aussi et reconnue puisque les grandes entreprises automobiles installent dans les
sous ce nom même, mais elle a cours dans l'artillerie: au lieu d'être soumis ateliers, au cours des années 1930, des« boîtes à idées» ou à« suggestions»
classiquement à une critique directe à la fin des exercices, «l'exécutant» pour recueillir ces réflexions ouvrières sur les améliorations à apporter à leur
présente« lui-même à l'assemblée sa propre critique». I:autocritique a ainsi poste. Mais cette reconnaissance d'une pensée ouvrière est extrêmement
«développé l'esprit de pénétration et l'habitude de la franchise 42 ». limitée et confinée à la tâche étroite que l'organisation du travail définit..
Il convient de noter que ces outils du travail sur soi sont d'ordre Avoir des idées n'est pas demandé à tous comme aux cadres, mais est offert
'discursif43• n s'agit de formuler par écrit des remarques, faits et propositions aux ouvriers comme une possibilité très canalisée. Les ouvriers pensent aussi
sur soi-même qui supposent un apprentissage de la réflexivité et de l'anti- · hors de la prescription même pour choisir de consentir ou non à ce cadre
cipation verbalisées et susceptible d'un échange oral ou écrit avec le desti- de travail. ··
nataire. La formation de soi peut cependant relever de schémas de compor- Est-ce à dire qu'aucun travail sur soi n'est prévu pour l'opérateur le plus
tement public non directement discursifs, c'est-à-dire où le moi n'est pas le subalterne? L usine paternaliste du XIXe siècle comme, au XXe siècle, celle aux
thème direct d'une pratique discursive mais l'objet indirect d'une pratique œuvres sociales plus intégrées à la gestion invite les ouvriers à vivre de façon
relationnelle très matérielle (qui bien entendu peut comporter des choses hygiénique, à ne pas se livrer au« fléau» de l'alcool, à avoir un comporte-
dites et même du discours). Ainsi, les conférences et ouvrages sur le rôle ment moral, parfois à fréquenter les bibliothèques. Des cours de couture
social de l'ingénieur recommandent-ils tous à l'ingénieur d'être attentifà ou de maintien de la maison peuvent être proposés aux ouvrières, aux
1 chacune des personnes placées sous sa responsabilité mais plus encore:
d'exercer ce souci non seulement dans le travail mais hors du travail, en
épouses et aux filles 46 . La vie ouvrière est soumise à surveillance comme par
le département social de Ford après 1914 pour bénéficier du Five Dollar
particulier à l'occasion de maladies ou de problèmes familiaux et d'y associer Day ou par les services sociaux des u~ines (quand les usines en disposent),
alors son épouse: le souci des autres suppose de s'intéresser en famille aux animés par des « infirmières visiteuses » ou des " surintendantes » (supe1·in-
familles 44 • La vie familiale est requise par la vie d'entreprise, le je de mari tendents). La pensée de la surveillance est productrice de pratiques institu-
par le je d'ingénieur, dans le cadre d'un souci moral qui relève tout autant tionnalisées. On attend simplement la transformation du comportement
d'une référence catholique (en l'occurrence, pour ces textes normatifs) que des ouvriers qui ne saurait passer, comme pour les cadres, par des rapports
de l'intérêt bien compris de l'entreprise. Le juste moi se forme dans ce écrits où le «je d'usine'' peut se ciseler.
double travail, discursif et comportemental. Ainsi, l'« ascèse » demandée au cadre de l'entreprise libérale n'est pas
Les ouvriers, de leur côté, sont dispensés du volet discursif. Si l'entre- proposée à l'ouvrier ou l'employé. Il suffit que celui-ci soit « contept ''· Le
prise se situe dans un cadre d'organisation taylorienne, on ne demande pas directeur des usines Peugeot écrit encore:
aux ouvriers de penser. Ils doivent se contenter d'exécuter les instructions « Les ouvriers de Peugeot doivent se plaire dans nos ateliers. C'est le désir
issues du bureau des méthodes. En fait, il y a bien là la conformation de nos Administrateurs, c'est mon désir de toujours. Ce serait d'ailleurs
d'une subjectivité en ceci que l'ouvrier sait que, pour sa hiérarchie, il n'a un non-sens de vouloir fabriquer avec un personnel mécontent. Je suis
pas à penser: « On ne vous demande pas de penser, il y a d'autres gens qui persuadé que le rendement d'un ouvrier [... ] content, sera autrement bon
sont ici payés pour cela », a dit Taylor lui-même à un ouvder 45. Certes, que celui d'un (ouvrier] hostile à notre maison 47 • ''
comme les sociologues, les ergonomes et les historiens l'ont montré,
ne signifient pas, de la part des pratiques rayloriennes, n'avoir aucun effet sur la subjectivité
x
42. Général MAURIN,« r~cole polytechnique et la formation du chef "• Information, 25 mars 1930, ouvrière.
p.l90. 46. G. NOIRil!L, • Du patronage au paternalisme: la restructuration des formes de domination de la
43. B. STUDER, « Introduction •, op. cit., p. 8-9. main-d'œuvre ouvriere dans l'industrie métallurgique française», Le Mouvement social, n' 144,
44. Voir en particulier A. B., « I:ingénieur et son rôle social», Études religiCIISes, philosophiques, historiques juillet-septembre 1988, p.17-36; A. GuESUN, • Le paternalisme revisité en Europe occidentale
et littéraires, t. LXN. janv.-avril1895, p. 193-219 et G. LAMIRAND,Le râle social de l'ingh1ieur. Scènes (seconde moitié du JOX' siècle, d~but-xx"siêcle) », Genêtes, n' 7, mars 1992, p. 201-211.
de la vie d'usine, Paris, Êd. de la Revue des Jeunes, Desdée et Cie, 1932. 47. Archives Mattern, Ernest MArrl!RN, manuscrit d'une conférence, 5 décembre 1936, p. 7; id., «Plan
45. F. B. CoPLBY, Frederick W. Taylor. 1he Father ofScientific Management, 2 vol., New York, Taylor quinquennal... "• op. cit. Ce rappott entre être content et être plus productif rappelle ,une affiche
Society, 1923, vol. I, p.189, cité par G. FRIEDMANN, Les problèmes humains du machinisme indus- soviétique de la même année' 1936 et célébrant le stakhanovisme: une masse de stakhanovistes (avec
triel Paris, Gallimard, 3' éd., 1961, p.258. Je remercie Séverin MuUer d'avoir attiré mon attention Stakhanov lui-même au, milieu) est surmontée de de,ux figures, celles de Kaganovitch et celle de
sur le fait que la négation de la pensée ouvrière et l'absence de mise au travail discursive de soi-même Khrouchtchev, alors premier secrétaire du parti communiste d'Ukraine, elles-mêmes surmontées

94
YVES COHEN ÉTUDE COMPARÉE DE LA SUB]ECTNJTÉ ET DU TRAVAIL SUR SOI

I..:entreprise libérale industrielle doit fournir des objets destinés au d'un processus dans lequel l'individu concret, sensuel, actif, réfléchissant,
marché et les ouvriers ont la charge de la part matérielle dont les managers est en même temps objet et sujet, créateur et créature de soi-même», c'est-
pensent alors, du côté de la gestion, qu'elle ne relève que d'un effort à-dire pratiquant entre autres des techniques de soi. Dans l'Union soviétique
physique. Le rapport d'activité relatant les choses faites et proposant des en développement, celles-ci sont très encadrées. Au sein des écoles interna-
choses à faire est une forme organisationnelle bien plus élémentaire que les tionales de cadres de Moscou, les enseignants « sont tenus de connaître le
'techniques de soi du communisme. Au début du xx< siècle, le «je d'entre- visage politique de chaque étudiant et ceci non pas d'une façon formelle
prise>> qu'il produit peut difficilement être candidat à un «je de personne» mais sérieusement, jusqu'à connaître leur essence réelle (Wesen) 5! ».
qui absorberait tous les autres. Comme l'indique Peter Holquist, l'horrime nouveau communiste est
En revanche, aujourd'hui, l'entreprise capitaliste, du cadre à l'ouvrier en « un être qui rejette avec emphase la notion bourgeoise et mesquine de
passant par l'employé, tous sont invités à « s'engager personnellement » "sphère personnelle" 52 ». Les communistes français ont cette formule:
pour elle et, pour ce faire, à pratiquer l'échange discursif (par oral et/ou par «C'est dans la mesure où toutes les survivances du« Moi» individualiste
écrit) 48 • Par ailleurs, la question se pose de façon récurrente de la réquisition seront détruites que se formera l'anonyme cohorte de fer des bolcheviks
de la vie privée par le je d'entreprise. Dans la relation entretenue avec français 53 ». Le moi qui se considère comme une partie du collectif des
un « coach» ou un« mentor», la vie privée de l'ouvrier ou de l'employé 131ineurs de]. Hellbeck, s'oppose au moi bourgeois que l'on entend en face.
libéral peut être mise en jeu, soit de façon directe, parce que certains de ses Ecoutons celui-ci sonner. François de Wendel, un des plus grands patrons
aspects peuvent gêner le travail, soit de façon indirecte, parce que l'inter- de France, « maître» d'une entreprise de sidérurgie, parle en 1928 de sa
vention personnalisée déborde de fait sur la vie intimé9. puissance en Lorraine:
Le communisme a des fins d'un autre ordre et même ses fins indus-
«Dans la métallurgie, en haut il y a moi; ensuite, il n'a rien, rien, rien ...
trielles sont politiques. Le monde du politique relève très largement de ensuite il y a Pont-à-Mousson. Ensuite, il n'y a rien, rien, rien. Ensuite,
pratiques langagières. Même dans l'entreprise, même au niveau des ouvriers, ensemble, les autres aciéries 54• »
la justification de soi doit passer par des pratiques de langage très dévelop-
pées qui accompagnent les dressages corporels non moins violents que dans Son entreprise, ses usines sont lui-même dans un je assumé. Mais alors,
l'entreprise capitaliste. De plus, leurs enjeux sont autrement graves pour et Staline en personne? Se commentant, il n'apparaît qu'à la troisième per-
Ji sonne. À l'occasion du premier« procès de Moscou» d'août 1936 où sont
~1 l'individu puisqu'il peut s'agir rien moins que de la liberté ou même, dans
les moments de la plus grande tension, de la vie, et non pas seulement condamnés à mort Zinoviev, Kamenev et plusieurs autres dirigeants bolche-
d'une perte de salaire, d'avantages ou d'emploi. La logique du marché est viques, Staline écrit à Kaganovitch et Molotov une lettre critiquant la
impérieuse, mais sous d'autres formes. Pravda pour son traitement trop personnel de l'affaire:
Au fond, les technologies de soi communistes procèdent d'abord « La Pravda n'a pas fait un seul article expliquant de manière marxiste
d'une volonté de police. Leur destin est d'aboutir à l'aveu sous les coups de le processus d'abaissement de ces salauds, leur visage sociopolitique, leur
la police politique. Le parti bolchevique est depuis sa création un parti de véritable plate-forme. Elle a tout ramené à une question personnelle, au
Il caractère conspiratif qu'il n'entend pas perdre en étant au pouvoir 5°. Le fait qu'il y a des méchants qui veulent prendre le pouvoir et des gentils au
secret et la surveillance interne sont des articulations essentielles. Mais ce pouvoir et elle a nourri le public de ce fatras puéril. »
parti fait aussi appel à une théorie qui, à propos de la personne, veut que
'!li
Il!. «le marxisme [... conçoive] l'être humain et son essence comme le résultat 51. A. KuRELLA, Der Mensch als Schopfer sein er selbst. Beitriige zum sozialistischen Humanismus, Berlin,
.Il Aufbau Verlag, 1958, p. 16 (texte de 1936), cité in B. STUDER, « l:être perfectible», op. cit., p. 92;
~1 Entwurf elnes Vorschlags zur Verbesserung der Kaderausbildung im deutschen Sektor, sans date
i
de celle de Staline saluant. l:inscription supérieure se lit ainsi: « La vie est devenue meilleure, [après 1933, probablement 1935], Archives centrales de Russie d'histoire sociale et politique
1
camarades, la vie est devenue plus joyeuse. Et quand la vie est plus joyeuse, le travail réussit mieux. », (Rossijskij gosudarstvennyj arhiv social'no-politicheskoj istorij, RGASPI), 53111/75, cité par id.,
r' B. SruoER, 'Têtre perfectible ...", op. cit., p. 101. « Subjectivity... », op. dt. •. 1
48. Il fàudrait ajouter le Japon à la comparaison et suivre les circulations internationales où sont prises 52. P. HOLQUIST, "Information Is the Alpha and Omega of Our Work': Bolshevik Surveillance in its
les formes qui y sont nées. Pan-European Context", The journal ofModern His tory. vol. 69, septembre 1997, p. 416.
49. Voir V. BRUNEL, Les managers de l'âme. Le développement personnel en entreprise, nouvelle pratique de 53. L'Humanité, 19 juillet 1924, citée par N. FRESCO, Fabrication d'un antisémite, Paris, Le Seuil, 1999,
pouvoir?, Paris, la Découverte, 2008 (2' éd. mod.) et A. SAUNIER, Le coaching individuel dans les p.246.
organisations: discours, pratique outillée, dispositifde gestion, stratégies d'acteurs, mémoire de mas ter 2 54. Pont-à-Mousson est une autre grande entreprise de métallurgie. J.-M. MoiNE, Les barons du fer.
en sociologie, Paris, EHESS, 2012. Les maftres de forges en Lorraine du milieu du XIX' siècle aux années 1930, Nancy, Presses universitaires
50. Voir Que foire? de Lénine, 1902: avant tout autre, même de caractère politique ou de classe, le de Nancy, 1989, p. 374, cité par D. WoRONOFP, François de Wendel Paris, Presses de Sciences-Po,
premier impératif est de construire un parti qui sache se protéger de la police tsariste. 2001, p. 181.
ÉTUDE COMPARÉE DE LA SUBJECTIVITÉ ET DU TRAVAIL SUR SOI
YVES COHEN

« Il faut dire dans les articles que la lutte contre Staline, Vorochilov, Toutes les techniques du travail sur soi communiste sont faites pour en
Molorov, Jdanov, Kossior et autres est une lutte contre les soviets, une lutte rabattre de la morgue individualiste au profit du collectif, mais pas
contre la collectivisation, contre l'industrialisation, une lutte, par voie de d'un collectif abstrait, du collectif stalinien. Non seulement elles sont publi-
conséquence, pour la restauration du capitalisme dans les villes et les campa- ques, mais elles doivent faire part de tout ce qui est d'ordre politique et aussi
gnes de l'URSS. Car Staline et les autres dirigeants n~ so~t pas des ~er~on­ non politique. Un outil est même spécialement inventé pour ça, le rapport
nes isolées, mais la personnification de toutes les vJCtoues du soc1al1sme sur soi. La forme est répandue dans les écoles internationales de cadres et
en URSS, la personnification de la construction, de l'industrialisation, de dans le parti communiste soviétique. Elle fait l'objet d'un échange au
l'essor de la culture en URSS, par voie de conséquence, la personnification sommet entre Jdanov et Staline au cours du plénum du comité central de
des efforts des ouvriers, des paysans et de l'intelligentsia laborieuse pour
février 1937:
l'anéantissement du capitalisme et le triomphe du sodalisrrie 55 • »
«-Jdanov. L:organisation du parti du kolkhoze Dzerjinski du rayon
Le vocabulaire stalinien s'élabore dans cette lettre même. Avant d'écrire Matveevskii de la région d'Orenbourg éçoute le rapport sur soi du commu-
« la personnification » (olicetvorenie), Staline avait commencé à écrire la niste Sidorov. "Il ne lit pas les journaux et n'est pas abonné. Avec sa femme,
matérialisation (ove!estvlenie: il a tracé puis biffé ovefest), terme traditionnel ça ne va pas bien. Avec les enfants non plus" ... »
du vocabulaire marxiste qui désigne la matérialisation, dans le travail, de
l'être de classe ouvrier. Le passage de la « matérialisation » à la « personni- La conclusion de Jdanov est de:
fication >> montre le vocabulaire stalinien s'élaborer dans l'écriture même. considérer que Sidorov n'éduque pas suffisamment sa famille.
{<

Cette manière qu'a Staline, saisie en situation, de parler de soi à la ~. Pourquoi est-ce que ça s'appelle rapport sur soi? - Jdanov.
troisième personne permet aussi d'attribuer une certaine probabilité à Parce qu'un communiste rend compte de son activité privée devant les
un souvenir de son fils adoptif, Artyom Sergeev, rapporté, mais non daté, communistes " (otcitivaet'sâ kommunist v liénoi svoei deâtel'nosti pered
par Simon Sebag Montefiore. Artyoll1 raconte une alt~rcatio~ entre Staline kommunistami) 58 ''·
et son fils Vassili. Le premier reproche au second d exploiter son nom: Le rapport sur soi n'est pas proposé, avant la guerre, au citoyen mais il
<< Mais moi aussi je suis un Staline ,,, répond Vassili. « Non, tu n'en es pas est pratiqué par le communiste de base. Comme la çonduite de vie
un, répond Staline. Tu n'es pas Staline et je ne suis pas Staline. Staline EST (Lebensführung) monastique était devenue, à l'époque moderne, la règle
·~ le pouvoir soviétique. Staline est ce qu'il est dans les journaux et les portraits, pour tous les fidèles, les formes du travail sur soi commencent à être établies
ce n'est pas toi, ce n'est pas même moi 56 ! >> dans des élites bien contrôlées et s'étendent progressivement à des groupes
.1 Autrement dit, Staline n'a pas de« je». Il n'a qu'une troisième personne
pour parler de lui. Ce n'est même pas un travail sur soi qu'il présent: ainsi.
moins fortement soudés. Dans cette généralisation des formes du travail sur

~
soi, l'expérience communiste a largement précédé celles du capitalîsme
Ce qui se dit et se montre sur lui ne le concerne pas comme SUJet, ne libéral. Mais on voit bien, à partir des années 1980 et surtout 1990,
concerne pas celui qui dit « je >>. C'est pourquoi il n'y a pas de culte de la comment ce qui est attendu des cadres supérieurs descend les marches
·~1 «personnalité»: Staline est une institution. Mais s'il est l'institution, alors hiérarchiques pour être exigé de tous les employés: l'engagement en
il n'est pas limité. «Staline pouvoir soviétique» peut tout se permettre. personne, la définition des objectifs personnels, le compte rendu des résul-
Sa personne n'est pas concernée. En a-t-il même une? Ce qu'il expose est tats obtenus, les propositions pour améliorer les formes de sa propre
la disparition du je. Le travail sur soi a pour fin de faire disparaître le soi, présence.
d'afficher cette disparition dans l'adhésion au pouvoir soviétique: « Staline » Les DRH (directeurs des ressources humaines) parlent de la contribu-
11 personnifie ce travail, avec toutes les conséquences que ceci comporte 57 • tion de « l'engagement personnel >> à la « performance>> de l'entreprise
Il
Mais au-delà de l'exposition (qui n'est pas un mensonge), peut-on admettre comme autrefois le directeur d'usine parlait des « ouvriers contents ». Il
qu'il n'y ait aucun Staline qui calcule pour soi? s'agit désormais d'un{< facteur» dans l'économie de la firme et qui est calcu-
lable. En tout cas, c'est noter que le travail sur soi a une productivité propre.
55. RGASPI, 558/11/94/32-39, Lettre de Staline à Kaganovitch et Molotov, 6 septembre 1936 (publiée Les communistes ont été les premiers à aller puiser dans les réserves qu'il
in O. Khlevniuk, op. cit., p. 664-665). •
56. S. S. MoNTEPIO!ll!, Staline. La cour du tsar rouge, Paris, Editions des Syrtes, 2005, p. 18 (traduction offre une fois stimulé et doté d'efficaces techniques discursives. La discipli-
légèrement modifiée sur le texte anglais}. narisation taylorienne comptait sur des réserves encore négligées de travail
57. Voir une discussion de ce point à partir d'autres sources dans Y. CoHEN, •The Cult of Number
One in an Age of Leaders », Kritika: Explorations in Rmsian and Eurasian History, vol. 8, n• 3,
été 2007, p. 597-634. 58. RGASPI, 558/11/18/16, plénum de février 1927, discours de Jdanov (810-11 du sténogramme).

98 99
YVES COHEN ÉTUDE COMPARÉE DE LA SUB]ECTMTÉ ET DU TRAVAIL SUR SOI

physique et mental. Le commissaire du peuple à l'industrie lourde des, prise>). Or celui-ci, assisté de « coachs ))' de psychologues et de consultants,
débuts de findustrialisation soviétique l'a bien reconnu. Avant le lancement a une frontière poreuse avec le "je de personne >> qu'il tend aussi à s'arrimer.
du mouvement stakhanoviste au mois d'août 1935, qui fuit éclater les Il s'agit là d'un débat très actuel et très vif dans le monde de l'entreprise, de
normes de travail précédemment définies, la dispute est vive sur la difficulté la gestion et des sciences sociales qui s'intéressent à elle et parfois d'un débat
d'augmenter la productivité du travail. Elle se rapporte à ces normes qui de société quand se produisent des événements aussi graves que des suicides
sont établies de façon standardisée à l'échelle de toute l'Union soviétique. dans les entreprises. On pourrait même se demander si nous sommes si loin
Dans une conférence industrielle de mai 1935, ce commissaire du peuple, de ce «je de parti >> qui avait cours dans le monde soviétique.
Ordjonikidzé, vieil ami de Staline, scande: « Les normes teqhniques sont Ainsi l'histoire comparée de la subjectivité au xx• siècle pourrait
toujours inférieures aux normes possibles. » Et il poursuit en disant: « Nous permettre d'éclairer la tendance des phénomènes qui se déploient sous nos
n'avons pas de normes techniques ... Nous avons des réserves immenses. yeux. Mais à une condition: que les pouvoirs respectent cette vocation
Nous devons apprendre comment les pousser en avant 59 • » Pour évoquer première des sciences sociales (et de l'histoire au premier rang) à être criti-
un autre ordre de travail, non pas le travail qui dépense de la force physique ques à l'égard des pouvoirs. ··
ou mentale en vue de produire des objets ou des services, mais ce travail qui
prend sa propre personne pour objet en vue de la transformer, le mot de
« productif» vient aussi comme naturellement sous la plume de l'histo-
ilil rien-ne d'aujourd'hui. Ainsi B. Studer écrit-elle: « Le modus operandi de la
fabrication du cadre stalinien a recours à l'auto-inspection, faisant ainsi
un usage productif de la subjectivité 60 • >> Cette productivité est politique
d'abord pour le communisme. Elle est économique d'abord, mais politique
aussi, pour les managers capitalistes.

iUii
Conclusion
Il resterait encore beaucoup d'études empiriques et de réflexions métho-
dologiques à mener pour conduire cette enquête comparative sur les diffé-
rents régimes de subjectivité que le xxe siècle a vu se déployer.
Ne peut-on pas déjà dire que parmi tous les je possibles, il en est un qui
ne renvoie ni à une institution ni à un titre, mais peut accompagner tous
les autres pour constater, réfléchir, commenter, peser, un «je de personne»
et non un «je de titre >> ou <<je de fonction »? Le parti communiste repré-
sente au xxesiècle une institution qui s'adjuge le droit d'arraisonner le
<<je de personne)): «je de parti>> et «je de personne>> ne doivent faire qu'un,
d'une part; ce je fondu doit coloniser tous les autres je de titre et y imprimer
~Il sa marque. Cela suppose un travail qui a ses techniques. Le communisme
en a élaboré de savantes. Mais le capitalisme libéral n'ignore pas la produc-
Uli
tivité du travail sur soi. Il la développe spécialement envers ses cadres au
~Il début du xx• siècle, pensant à ce moment que c'est inutile pour les catégo-
ries subalternes. Aujourd'hui, les ressources du travail sur soi sont mobili-
sées à tous les niveaux des hiérarchies de l'entreprise libérale. Sans doute
est-ce la mise en culture non d'un «je de parti » mais d'un «je d'entre-
59. Ciré par L. H. SlEGELBAUM, "Soviet Norm Determination in Theoryand Practice, 1917-1941",
Soviet St11dies, vol. 36, n' 1, 1984, p. 59 (c'est moi qui souligne).
60. B. SruDER, « I:être perfectible ...., op, cit., p.l05.
Deuxième partie

ÊTRE COMMUNISTE EN FRANCE

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Eauto-analyse d'un dirigeant communiste
et d'un couple communiste:
Albert Vassart et Cilly Geisenberg-Vassart 1
Bernard PuDAL, Claude ·.PENNETIER

Les egos-documents 2 d'Albert Vassart 3 - ses autobiographies de Parti


ill!
(1925; 1931; 1933), ses Mémoires (1957) et surtout la correspondance qu'il
entretint durant les années 1928-1931 avec Cilly Geisenberg 4 (qu'il épousa
1. Nous ne serions trop remercier nos relectrices : Sophie Coeuré et Brigitte Sruder, notamment, qui
nous a« invité» à prospecter le contexte de formation de Cilly Geisenberg en Allemagne qui rend
compte du caractère exceptionnel de ce couple, ainsi que Sylvie Tissot et Catherine Achin. Dans les
citations des lettres de Cilly et d'Albert Vassart nous ayons respecté l'orthographe qui est d'ailleurs
bonne dans la cas d'Albert. Cilly n'écrit pas encore un français parfait; nous avons parfois complété,
entre cochet, un mot pour le rendre intelligible. ·
2. Les • ego-documents » constituent une part non négligeable des archives personnelles, celles où le
clivage privé-public est à la fois utilisé, mis en scène et mis en cause par un individu aux prises avec
le travail sur soi. Cf. Ph. ARTIÈRES, J.-F. W, Archives personnelles (Histoire, anthropologie et sociologie),
Armand Colin, 2011. Dans le monde communiste, cette transgression a une histoire spécifique
résultant notamment du renversement théorique qu'opère Marx rapportant l'être de l'homme à son
être social. Cf L'idéologie Allemande.
3. Albert Vassart (1898-1958) fut secrétaire de la Fédération Unitaire des Métaux de 1925 à 1930,
membre du comité central de l'Internationale Syndicale Rouge de 1928 à 1930, du Comité central
du Parti Communiste Français de 1926 à 1939, du Bureau Politique et secrétaire du Parti de 1929 à
1934, représentant du PCF au Comité Exécutif de l'IC en 1934-1935, Maire de Maisons-Alfort de
1935 à 1939. Fin novembre 1939, il rompt avec le PCF. Arrêté néanmoins le 6 décembre, il affirmera
lli être resté « d'un mutisme absolu pendant ses interrogatoires par la police ». Condamné à 5 ans de
prison, il est libéré en septembre 1941. Il adhère début 1942 au POPF de Gitton. Victime d'une
lll! première tentative d'assassinat en juin 1942. Une attestation du secrétariat d'État aux Forces Armées
(15 mars 1949) d'appartenance aux F.F.C. certifie qu'il a servi en qualité d'Agent P.! au réseau N.N.B
~~~ (Libération Nord?) du 1/5/44 au 30/9/44. Dans les Archives Tasca consultées par Denis Pechanski,
U! il aurait souligné au juge Perez, durant l'instruction du procès contre le POPF, que sa femme est juive,
~Il que plusieurs membres de la famille de celle-ci ont été exterminées dans les camps (dont son frère
en 1942) et que sa mère mourut au Ghetto de Varsovie. Ce n'est qu'en avrill948 que la direction du
POPF passa en procès devant la chambre civique. Albert Vassart fut condamné à la dégradation natio-
nale à vie mais immédiatement absout en raison des services rendus à la Résistance (Le Monde,
9 avrill948). Sollicité notamment par Branko Lazitch, il rédigea ses Mémoires dans les années 1950,
mais renoua aussi avec le Groupe Monatte. Une seule recherche lui a été consacrée, celle de Nathalie
Topalov, Essai biographique sur Albert Va.wir~ militant communiste et syndicaliste (1 898-1931}, Mémoire
de Maitrise d'Histoire, Paris VII, octobre 1991, 105 p +annexes.
4. Cilly Vassart naquit à Sprottau dans une famille juive. Son père possédait à Berlin un petit magasin
de cuir qui fit faillite pendant l'inflation de 1923. Sa mère était originaire d'une communauté juive
de Prusse de l'ouest. Ses parents, réduits à la misère, vivaient de l'aide des associations caritatives
juives. Son père mourut en juillet 1934 et sa mère vécut à Berlin d'une allocation pour pauvreté.
BERNARD PUDAL ETc':LAUDE PENNETIER I:AUTO-ANALYSE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE

en septembre 1931) constituent une manne archivistique d'autant plus notamment, vise à contester l'histoire édifiante que le PCF entend faire
exceptionnelle qu'elle concerne l'un des principaux dirigeants de la CGTU prévaloir. Elles se caractérisent moins par une analyse de son passé commu-
{Fédération de la métallurgie) et du Parti communiste français de ces niste que par un témoignage sur l'appareil central qui se targue d'être de
années vingt et trente de fonda~on et de formation. Ces ego-documents première main, ce qui explique sans doute qu'elles furent l'une des sources
jalonnent une trajectoire politique de détachement progressif du Parti privilégiées de toutes les histoires « internes >} du PCF7. Longtemps restées
communiste et nous introduisent, en particulier grâce à la correspondance, inédites, elles ne furent publiées qu'à partir de 1994, en six livraisons, dans
au « travail sur soi » de ce militant de plus en plus habité par le doute, à Les Cahiers d'histoire sociale sous le titre Les Mémoires de Vassart 8 •
deux doigts de se retirer du« mouvement}) en 1930-1931, sauvé in extremis De sa correspondance avec Cilly Geisenberg Qanvier 1928-juin 1931 ),
par l'élimination/marginalisation du<< group(\ Barbé-Celor 5 »,délégué du nous exploiterons en premier lieu ses lettres (au nombre de 301), confiées
Parti français à Moscou, puis progressivement relégué vers le secteur à Jean Maitron après la mort de Cilly (1963) par sa fille 9 • Frappé par la
municipal sous le Front Populaire, avant de quitter le PCF peu après le richesse de celles-ci, Jean Maitron les avait fait dactylographier pour
Pacte Germano-soviétique. éventuelle publication, projet qu'il ne pùt mener à son terme. Seuls quelques
Ses autobiographies de Parti, bien qu'elles relèvent toutes trois de l'enca- extraits documentèrent un dossier sur la période« classe contre classe}) dans
drement biographique propre au monde communiste, Alber;: Vassart les rédige Le Mouvement social 10 • Il s'agit d'une correspondance« amoureuse,, et
dans des contextes d'énonciation bien différents. De l'Ecole de Bobigny «politique}} entre deux dirigeants communistes éloignés l'un de l'autre
{mi-novembre 1924-fin janvier 1925), destinée à former l'élite militante - elle étant en URSS puis principalement en Allemagne, lui en France -,
ouvrière d'un parti en voie de bolchevisation, date la première autobiogra- tous deux projetant de vivre ensemble alors que toutes sortes de difficultés
phie, réalisée dans le cadre d'un exercice collectif auquel s'adonnent, sous la s'opposaient à leur idylle: la séparation entre Cilly et son mari, ex-secrétaire
férule d'Alfred Kurella, instructeur de l'IC, tous les élèves-militants. La de l1nternationale des Travailleurs de l'enseignement, ne se fait pas sans diffi-
seconde (1931-1932) et la troisième (1933) procèdent de la politique de
<< vérification >> de la commission des cadres, qu'il a lui-même contribué à
rédigées sur le papier à en tête de la Commission syndicale ouvrière er paysanne du POPE Au libéra-
lisme, d'après Vassart, doit être substituée une société fondée sur des principes communautaires. Il
instituer en 1931 comme il tint à le souligner dans ses Mémoires, et comme participe aussi à la société du Mont-Dore. Les journées d'études du Mont-Dore (10 au 14 avril1943
nous en constatons la trace dans les archives: les premières évaluations puis en septembre) réunissent les mouvements qui « ont vu le jour depuis 1940 pour donner
une armature idéologique et un contenu pratique à« la" Révolution nationale», cf. Antonin Cohen,
adjointes aux autobiographies de Parti sont de la plume d'Albert Vassart. De Vichy à la Communauté euriJpéenne, p.261 et suiv., PUF, 2012. Après guerre, il intervient dans
Les Mémoires datent des années 1950, époque où il collabora avec l'école des cadres de la Confédération des Travailleurs Indépendants, à l'Association française des
Branko Lazitch et Guy Lemonnier (Harmel), apportant ainsi sa pierre, non Amis de la liberté (1954-1956 au moins), au Centre d'Éducation Ouvrière de la CGT-FO.
7. Ce que reconnaît Phllippe Rob rieux dans son HistiJire intérieure du Parti communiste (Fayard, 1984,
sans certaines réticences semble-t-il, à ces nombreuses entreprises « anti- Tome 4, p. 566-567): "Les divers papiers et, plus encore, la correspondance qu'il a léguée fonnent
communistes6" dont une des dimensions, sous l'impulsion d'Angelo Tasca un tout d'une exceptionnelle richesse historique. »
8. Dans les n'3,4, 5, 6, 8, 9 et 10 (?). (1994-1998), Albin Michel, revue semestrielle. Il y a un appareil
Cilly Geisenberg fréquenta une école juive de 6 à 15 ans, comme boursière. Elle fut membre de critique. Une tentative de publication avait été faite par Branko Lazitch en 1968 chez Gallimard,
I'USPD de 1917 à 1921, du KPD de 1922 à 1929 et travailla pour les Éditions du KPD de 1920à Annie Kriegel était pressentie pour mettre au point cette édition. Ce projet non plus n'a pa.; abouti.
1922. Mariée avec un responsable du syndicat des enseignants, Ludwig Geisenberg, ancien respon- Lettre de Branko Lazitch à lise, fille de Cilly,13 mars 1968, Fond Vassart, IHS, bibliothèque
sable de l'Internationale des travailleurs de l'enseignement jusqu'en 1928, elle le quitta pour un Souvarine. La conservation et le destin de ces mémoires peuvent être rapprochées de celle de celles
lfi!ll Suédois, avant de se lier à Moscou, en 1927, avec Albert Vassart qui fut l'amour de sa vie. Ils décidè- d'Henri Barbé (Souvenirs de militant et de dirigeant ciJmmuniste, s. d., inédit.) dont nous avons pu
rent de vivre ensemble. Cilly, qui parlait et écrivait assez bien le français, demanda à être affectée au consulter l'original à la Horrvert institut, identique à la copie qui figurait dans les papiers de Jean
SRI français. Ses responsables l'envoyèrent à Berlin. Ses relations amoureuses passèrent par une Maitron.
relation épistolaire et quelques rencontres à Berlin ou à Liège. Cilly Vassart avait été exclue du Parti 9. llse Eisen, la fille de Cilly, se retrouva dépositaire des archives d'Albert et de Olly après la mort de
communiste allemand en 1929 pour sympathie pour le groupe Brandler qui s'éloignait de la ligne sa mère à Paris en 1963. Dans une lettre adressée à Branko Lazitch (8 mars 1968} eUe raconte ses ·
de I'IC. Pour reprendre contact avec le communisme français, elle reconnut •avoir commis une grave déconvenues avec les souvenirs d'Albert Vassart qu'elle a remis à un certain Francis Féraud {ou
faute•, et obtint sa réintégration. Sa signature appara1t dans (l:Ouvrière) en 1932 et à trois reprises Férand), journaliste aux {Petites affiches} : «Albert avait en effet aussi noté ses souvenirs de la période
dans les (Cahiers du bolchevisme) en 1936, au bas d'articles sur les femmes. Présente à Moscou 1939-1946, d'une part à la Santé emre les lignes de deux livres et d'autre part dans un cahier très
d'octobre 1934 à mai 1935 avec Vassarr, elle travailla pour le secrétariat latin de l'Internationale épais- cette dernière partie après la Ubération ». Ayanr tout confié à Féraud (ou Férand) celui-ci
communiste er pour le secrétariat international des femmes. lui rendit des documents incomplets: « un des deux livres manquait et dans le cahier on avait fait
5. C. PeNNI!TII!R, B. PunAL, «Deux générations de militants communistes français (1931-1951) en plusieurs coupes au rasoir pour enlever cerralnes pages ». « Ces souvenirs de l'Occupation et des
proie à des procès d'épurations internes "• in J. GoTOV!TCH, A. MORELLI (coordonné par), expériences personnelles qu'il avait làltes n'avaient pas- au contraire deses mémoires de ]'~près­
Militantisme, militants, Bruxelles, EVO, 2000, p.l15-133. . guerre au Front populaire- été rédigÇes ni naturellement été recopiées à la machine. Ils contenaient
6. On connaît mal la vie d'Albert Vassart durant l'Occupation er ensuite. Le fond Vassart (13 boîtes) de évidemment certains passages assez controversés~. Fond Vassart, IHS.
l'Institut d'Histoire Sociale (La" Souvarine ») n'offre que peu de documents • Vassarr • à l'exception 10. « Quelques documentS relatifs à la tactique classe contre clàsse ., Le MIJuvement social, n• 70
d'une • Note sur les mesures économiques et financières" (15 août \943, 30p. manuscrites) (janv.-mars, 1970), p. 25-29

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BERNARD PUDAL ET CLAUDE PENNETIER L'AUTO-ANALYSE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE

cultés et le devenir du deuxième enfant issu de ce premier mariage (Ilse) en Des autobiographies de parti aux Mémoires en passant par la correspon-
est l'un des enjeux; de plus, Cilly, exclue du KPD en juillet 1929 pour dance, autrement dit du registre biographique que partagent les com-
« brandlérisme 11 », ne maîtrise pas suffisamment la langue française pour munistes qui adhèrent au référentiel socio-biographique de l'époque, aux
pouvoir trouver rapidement du travail en France, dans le secrétariat ou registres auto-analytiques, dont la correspondance offre, comme par effrac-
comme sténo-dactylo, à un moment où la crise s'aggrave et où les étrangers tion, un accès privilégié, c'est ce travail sur soi qu'on se propose d'exhumer
rencontrent de plus en plus de difficultés 12 • Albert Vassart, de son côté, en exploitant la séquence doublement critique (amoureuse et politique)
souvent malade (il est tuberculeux), n'envisage pas sans crainte, au moment des années 1928-1932, et ses effets réflexifs. Ainsi que le rappelle
où il songe à quitter, sinon le Parti communiste du moins l'« appareil » Emmanuel Bourdieu:
comme ille dit, de retourner à l'usine. Follement amoureux, comme en << Dès que le cours habituel des, occasions d'agir est modifié de manière
témoigne plus qu'éloquemment cette correspondance 13 , le couple parvint significative, autrement dit, dès que le seuil d'adaptation acritique de nos
à ses fins, non sans traverser. des périodes d'incertitude, d'angoisse, de dispositions est dépassé, tout se p~se comme si la réflexion et la délibéra-
démoralisation et de crises dont Albert Vassart tient une sorte de chronique tion consciente de l'agent· prenait le relais de ses dispositions pour guider
clinique. son action. Bref, la conscience critique est le fruit de situations critiques,
Trois types d'ego-document par conséquent, trois types d'injonction à c'est-à-dire extra-ordinaires 16 , >>
écrire sur soi dans des contextes historiques qui ne se recouvrent que partiel- C'est une des dimensions essentielles du travail sur soi que cette tenta-
lement. On peut les étudier comme des documents relevant de « l' autocom- tive, souvent chimérique, de substituer le réflexif et l'analytique au confort
préhension » du militant, ce terme dispositionnel désignant, dans le fil de des certitudes dispositionnelles.
Roger Brubaker, « une subjectivité située 14 >>. Sans impliquer une concep- Si cette sociobiographie prend appui sur la biographie collective que
tion du moi comme entité homogène et limitée, il renvoie à la représenta- nous réalisons par ailleurs, elle court néanmoins le risque de la sur-inter-
tion à la fois cognitive et affective que l'individu se fait de lui-même et des prétation d'un insaisissable« je 17 ».Reconnaissons que les historiens doivent
mondes sociaux auxquels il participe. Les conditions d'énonciation de ces accepter de se laisser surprendre par des sources dont la richesse dépasse
ego-documents, et par conséquent les censures et auto-censures qui les leurs capacités interprétatives, ce qui ne revient pas à user d'un subterfuge
spécifient, diffèrent suffisamment pour qu'on puisse comparer leurs straté- rhétorique pour céder à une mode, mais à prendre acte de cette simple règle
gies discursives. Seule la correspondance donne accès, et sans doute très de méthode édictée par: « les causes, en histoire pas plus qu'ailleurs, ne se
partiellement, au for intérieur 15 d'Albert Vassart et au« travail» intellectuel postulent pas. Elles se cherchent>> (p. 985, Apologie) 18.
in progress qui s'impose à lui dans cette période critique de la vie du PCF,
aux postes qu'il occupe, alors parmi les tout premiers au moment où les
Cautobiographie de 1925 à l'École de Bobigny
principaux dirigeants sont soit dans l'illégalité soit en prison.
I.:enquête biographique par la collecte d'autobiographies se met progres-
11. Du nom de Heinrîch Brandler, communiste allemand membre du préstdium de l'Internationale
sivement en place dans les années vingt pour prendre une forme institu-
communiste en 1925-1927 puis opposant aux orientations de l'IC.
12. (21 février 1931), Désireuse de travailler pour aider au financement de l'éducation de sa fille, Albert tionnellement plus nettement codifiée (sur la base d'un questionnaire
l'informe qu'en France les choses ne sont pas simples: "Actuellement, le contrôle des étrangers est impératif et associé à une commission de vérification spécifique) au début
très sévère par suite du chômage déjà important. Pour nous marier, il faut compter- s'il n'y a pas
d'accide!1l- deux mois au moins, C'est après ce délai seulement que tu pourras chercher à travailler. des années trente. Le statut de l'autobiographie de Parti est variable suivant
Je 11e peux pas dire dans quelle mesure à ce moment là cela sera facile ou difficile. Il y a la crise .. , »; les moments, les enjeux et les militants concernés. Si l'institution entend
"A plusieurs reprises, les camarades m'ont proposé du travail pour toi, lorsque je pensais que tu conduire une enquête sociologique et politique sur les « individus >J, les
viendrais d'un jour à l'autre. » Il lui dit qu'il lui faudra apprendre le français et la sténo. Il gagne
peu, dit-tl: 1400 francs par mois comme permanent, soir le salaire de base d'un ouvrier métallur- autobiographies elles-mêmes couvrent un large spectre comme l'attestent
giste parisien. Il n'a pas d'économies pour installer le ménage.
l3. Un extrait parmi mille autres: « Mais toutes les raisons qui me font aimer ton corps jusqu'à l'ado- 16. E. BouRDIEU, Savoir foire (contribution à une théorie dispositionnelle de l'action), Le Seuil, 1998,
rarion et un peu au-delà des limites de la raison ne constituent pas tout mon amour. Pour d'autres p.166.
raisons aussi puissantes er aussi émouvantes, j'aime ton âme autant que ton corps. J'aime ton 17. Toute étude d'un cas individuel devrait être proscrite en un certain sens mais le problème que pose
intelligence, tes goûts, ta sensibilité, tes connaissances, toutes les formes de ta vie intellectuelle et nécessairement une correspondance intime que caractérise une grande licence des propos er la
morale." Lettre dtt22 août 1929, de Toldmoos (sanatorium) où il séjourne. description de ses " états d'âme » comme celle qu'entretiennent Albert Vassart et Cilly Geisenberg,
14. Brubaker (Roger)," Au-delà de ''l'identité"», ARSS, n' 139, 2001, p. 66-85. c'est précisément qu'elle nous met en contact avec cette complexité de" l'individu » dont Durkheim
15. C. PENNliTIBR. B. PuDAL," For intérieur et remise de soi dans l'autobiographie communiste d'ins- disait qu'il est un infini ...
titution (1931-1939): l'étude du cas Paul Esnault »,in Le For intérieur, PUF, 1995. 18. M. BLOCH, Apologie pour l'histoire, 1941. Nouvelle édition, Patis, Colin, 1999.

11\1\
BERNARD PUDAL ET CLAUDE PENNETIER L'AUTO-ANALYSE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE

la lecture et l'analyse de près de 1500 autobiographies d'institution. Du fait peine 25 ans, il recoure à un style qui demeurera le sien: sans ambages, tout
des appropriations multiples qu'en font les autobiographes, elles s'étagent en ne répugnant ni aux anecdotes significatives ni aux métaphores, voire aux
de l'autobiographie collective (Annie Emaux) au curriculum vitae, jusqu'à jeux de mots. Vassart appartient à cette cohorte de militants ouvriers suffi-
l'esquisse d'une auto-socio-analyse. Lautobiographie de parti, prise dans les samment dotés scolairement pour écrire sans difficulté. De plus, hyper-mné-
jeux d'une institution totale ouverte, assujettie peu à peu à une vision sique, semble-t-il, il s'afflige, dans sa correspondance avec Cilly, de perdre
cryptique de l'histoire, est tout à la fois un rite d'institution, le curriculum peu à peu cette aptitude. Le référentiel biographique<< marxisant» -mélange
vitae d'un postulant au rôle de fonctionnaire de la révolution, une des pièces hybride de << marxisme » et de sociologisme spontané -, impose son mythe
d'un dossier d'inquisition possible, un moment privilégié d'objectivation biographique Qean Peneff2 2) à ce processus de subjectivation et Vassart, s'il
sociologique de soi, un acte oral ou d'écriture où se mêlent, selon des n'y déroge pas, tient à mettre en exergue l'idée que rien n'était joué.
combinatoires multiples et chaque fois spécifiques, remise de soi et distance Aucun mécanicisme dans sa recherche ·des causalités qui l'orientent vers le
à l'institution 19 • PCF. Certes, il mentionne d'entrée de jeu ses origines prolétariennes, la
misère familiale, sa fierté d'être un ouvder hautement qualifié (mouleur);
I.:ensemble de ces dimensions certes, il rappelle le violent sentiment d'injustice qu'il ressentit quand il dut
forment la trame des autobiographies d'Albert Vassart quitter l'école, mais il prend soin de noter que ces situations, et les affects qui
leur sont associés, ne purent acquérir que progressivement un sens politique
1111il
Dès l'École de Bobigny, les élèves furent donc requis de rédiger une et ne jouèrent que peu à peu comme « déterminations »:
autobiographie dont les consignes rédactionnelles données par le commu- <<À l'école communale, je me distinguais par des bons résultats, car j'avais
niste allemand Alfred Kurella semblaient assez floues. Il s'agissait de valider une bonne mémoire et je retenais les leçons sans difficultés. Je complétais
l'émergence d'une élite ouvrière « bolchevique » française et les scripteurs mon instruction primaire auprès du curé de village: je lui ai plu et il a
furent conviés à expliciter leur itinéraire vers le communisme 20 selon des promis de faire de moi un prêtre. Mais profitant avec plaisir de ses leçons
modalités performatives analogues à des prophéties auto-réalisatrices. Ces et de ses livres, je ne croyais, cependant, pas à la vérité de ses théories et
bolcheviques apprenaient à le devenir en relatant leur conversion. Mais les lorsque j'ai eu douze ans, il renonça à son affaire.
auto biographes étaient assez libres, plus sans doute qu'ils ne le seront jamais, Entre dix et douze ans, j'ai obtenu le certificat scolaire et à cette époque
la contrainte institutionnelle étant moins prégnante qu'elle ne le devint avec remonte aussi ma première déception et ma première révolte.
la stalinisation. Le registre sociologique et politique structure la narration de En effet, j'avais pour voisin de classe le fils du directeur de l'usine tout
la prise de conscience, tandis que l'acte autobiographique lui-même initie au à fait incapable d'apprendre ou de retenir la moindre chose. Néanmoins,
«don de soi» au Parti 21 en abrogeant les frontières des espaces sociaux diffé- malgré la différence de nos aptitudes, j'ai quitté l'école à douze ans, tandis
que le fils du directeur est entré au collège-lycée.
renciés dans lesquels« fonctionnent» les communistes. C'est cette intrigue
rabsurdité d'une telle sélection m'a profondément choqué, mais vivant
qu'adopte Albert Vassart qui s'affaire à rendre compte des étapes de sa« prise dans un milieu habitué docilement à supporter toutes sortes d'injustice, j'ai
de conscience» et de son choix progressif de l'option bolchevique. Âgé d'à assez rapidement oublié ma peine et je suis rentré à l'usine. »
19. C. PENNBTIER, B. PuoAL, (Dir.), Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste,
Il ne dissimule pas, bien au contraire, ses atermoiements pendant la
IWIIII
Belin, 2002, 368 p.
20. Certaines autobiographies ainsi collectées fourniront la matière d'un ouvrage russe intitulé La guerre de 14-18, ni son patriotisme initial, et, usant d'un même procédé
génération léniniste du prolétariat français. D'autres ont pu être consultées dans les archives du rhétorique tout au long de son autobiographie, il récuse toute linéarité
RGASPI à Moscou.
21. Macha Tournié a bien voulu rraduire l'introduction de Kurella, et nous l'en remercions. Kurella dit
d'un parcours qui mènerait sans contradictions de «l'instinct de classe » à
avoir sous les yeux les aura biographies de ses audireurs qui répondent à la question « comment la<< conscience prolétarienne», comme en témoignent ces deux extraits où
êres-vous devenu communiste?» Si l'on en croit Kurella,les aurobiographies de cette jeune généra- s'exprime cette sensibilité exacerbée à l'historicité des destins individuels,
tion à laquelle appartient Vassarr constimem « une merveilleuse anthologie du matérialisme histo-
rique qui mer en relief le fait que l'existence détermine la conscience et non l'inverse». I:un des thématique qu'il reprendra dans ses Mémoires bien plus tard en l'imputant
changemenrs qu'il s'agit d'opérer avec cette nouvelle génération concerne les rapports entre la vie à son initiation au marxisme, à Bobigny précisément:
privée er la vie publique. Le« moi» du militant doir êrre roralemem absorbé par son «moi» politi-
que, rel est le but recherché: « Celui qui connaît le mouvemem communisre ouest-européen issu <<J'ai fait rapidement connaissance de quelques jeunes camarades appar-
des rréfonds de la social-démocratie, sait qu'il y est si difficile de lutter contre la routine individuelle tenant au cercle syndical et anarchiste. Dans l'ensemble,'· les idées exprimées
même chez les meilleurs camarades. Tant qu'il s'agit du travail du parti, raut va à merveille. Mais
imroduire le parti dans sa vie privée, la subordonner aux ordres et au contrôle du parti -alors là,
non ... Il en est tour autrement dans la génération léninisre. Elle vit et meurt pour le parti ... >> 22. ] . PENEFF, op. cit.

110 Ill
L'AUTO-ANALYSE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE
BERNARD PUDALET CLAUDE PENNETIER

dans ces milieux coïncidaient avec les miennes sur l'injustice et l'inégalité rera certains points sombres, me permettra de revenir dans ma fédération
à l'école et à l'usine; mais le ton des journaux comme "Bataille syndi- mieux armé pour la lutte contre le régime présent, en même temps elle
cale" me décontenançait (surtout les articles sur l'anti-militarisme et sur la me donnera la possibilité de partager mes connaissances acquises avec des
pension des soldats, c'était en 1913); l'injustice me révoltait, mais l'armée camarades tout aussi assoiffés de connaissances, mais moins chanceux que
me semblait comme quelque chose au-dessus de l'ignominie ambiante et moi n'ayant pas eu de possibilité de suivre les cours de notre école 23, ,
j'étais un patriote tout en étant révolté. Sa culture politique et l'intensité de son autodidaxie, associées à sa
Je connaissais peu le mouvement politique, cependant je suivais avec jeunesse et à son savoir~faire de syndicaliste ouvrier, toutes ces dimensions
sympathie le mouvement communiste qui commençait à se développer,
essentielles de son capital politique initial furent à l'évidence perçues par
mais je trouvais les militants de province assez ternes se distinguant peu de
les dirigeants communistes, tant en URSS 24 qu'en France. Elles joueront
leurs adversaires socialistes et comme je conservais mes relations avec de
un rôle dans les responsabilités qui lui seront ultérieurement attribuées
nombreux libertaires en Meurthe-et-Moselle j'ai pu étudier rapidement de
façon conséquente les travaux de Sorel, Bakounine, Nietzsche, Malatesta, comme secrétaire administratif du Parti, liquidateur~gérant de la Banque
Kropotkine et Armand.» Ouvrière et Paysanne, responsable de la mise sur pied d'un véritable Centre
de documentation où il fera .la connaissance d'un intellectuel de formation,
Dans une période idéologiquement confuse et très conflictuelle au sein le jeune philosophe Georges Politzer, auquel il se liera d'amitié et dont il
du Parti communiste (le travail d'homogénéisation partisan est en cours), fera son témoin à son mariage avec Cilly.
cette recherche inquiète d'un accord« idéel>> personnellement investi semble'
relever d'un type de croyance politique sinon spécifique du moins très
accentué chez Vassart. V autobiographie de 1925 révèle son penchant
La correspondance amoureuse: 1928-1931
« intellectualiste >> (goût pour les idées, les doctrines, les analyses documen- Toute correspondance amoureuse a ses règles. Celle-ci s'inscrit dans
tées, la lecture et la controverse), un atout dans cette période de promotion l'avènement de l'autonomisation du« couple amoureux>> durant la période
« d'intellectuels organiques >> mais aussi l'une des médiations personnelles 1920-1960 25 • Mais une autonomisation particulière. Albert Vassart
nécessaires à son investissement militant. découple son jugement à différentes reprises en distinguant deux registres:
« Une fois adhérent du parti, je voulais rattraper le temps perdu à errer « comme amoureux » et « comme communiste ». Venjeu, cependant, est
dans le brouillard de l'anarchie; je voulais assimiler tout l'enseignement bien de bâtir un couple communiste comme en témoigne sa réaction lorsqu'il
de Lénine et des autres marxistes. Dire que j'ai effectivement réussi, serait apprend que la mère de Cilly, contrairement à leurs craintes, ne s'oppose
exagéré, car dans ce coin perdu de la province où je vis, il nous arrive plus pas à leur union.
souvent d'agir que d'étudier la théorie; souvent la bonne volonré rem-
«Comme amoureux, je me réjouis beaucoup d'avoir ta mère avec nous,
place la certitude qu'on est sur le bon chemin et, il est probable que de temps
mais cependant comme communiste, je pense que c'est un peu pénible
en temps je suis trop à gauche; de toute façon cela se fait involontairement.
de constater que la plupart des camarades responsables qui connaissent
Très souvent, en province il y a trop peu de militants suffisamment
notre ~ituation ont sur la question une attitude plus "réactionnaire" que
instruits et leur ignorance est la cause de nombreuses erreurs néfastes pour
celle dune femme de 60 ans qui pourtant n'a jamais manifesté l'intention
l'organisation; beaucoup de militants responsables, entièrement absorbés
de détruire le régime d'hypocrisie que nous subissons ... La morale juive
par le travail actif, n'ont jamais étudié le régime contre lequel ils luttent,
serait-elle plus humaine que la morale communiste? C'est assez paradoxal
d'où les raisons de leurs déviations et défaites. ------
Quant à moi, jedevais souvent résoudre les problèmes à l'aveugle, selon 23. Sa correspondance témoigne aussi de ce« besoin» de théorie. Dans sa lettre du 21 novembre 1928
l'inspiration du moment; je débattais sur les choses que j'ignorais et en il écrit: • J'al commencé la lecture de toute la littérature qui a été publiée récemment dans 1~
nouvelle collection marxiste. Il y a dans cette collection un livre de Boukharine très intéressant sur
bonne foi soutenais des thèses absolument fausses et, en ce sens, je ne suis le matér~alism~, la dialectique, .etc. C'est très simplement écrit mais en même temps très précis er
ni le seul ni le pire. >> souvent Je le hs étant couché; 1! me faut quelquefois beaucoup de volonté pour que les lignes ne
dansent pas devant mes yeux er pour que ta figure bien aimée ne vienne pas s'interposer entre le
À Bobigny, Vassart entame sa carrière de dirigeant révolutionnaire avide texre.er mon regard ... » Il s'agir de La Bibliothèque marxiste, aux ESI, qui venait de faire paraître de
d'en découdre avec l'ennemi de classe, mais aussi désireux de parfaire son D. Riazanov un "Marx et Ettgels »,de G. Plekhanov, • Les questions fondamentales du marxisme»
et deN. Boukharine, le livre que mentionne Vassart, • La théorie du matérialisme historique"·
capital théorique. 24. Il bénéficie des anticipations dont il fuit l'objet ne serait-ce qu'en obtenant très tôt dans sa carrière
militante la prise en charge par les soviétiques d'un séjour en sanatorium en Crimée, en 1927.
« C'est avec un grand plaisir que j'ai accepté la proposition d'aller à Comme ill' écrit à Cilly, il vit ce séjour comme un immense privilège.
récole léniniste qui me délivrera de mes théories mensongères, qui m' édai- 25. F. Dl! SINGLY, Sociologie de la famille col!temporaine, Paris, Nathan, 1993, p. 59-60.
BERNARD PUDAL ET CLAUDE PENNETIER L'AUTO-ANALYSE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE

et peut-être pourras-tu discuter de cette question avec tous les "orthodoxes" laire soutenu (en moyenne presque deux lettres par semaine; nombre de
qui se prétendent léninistes, mais qui se voilent la face quand nous avons ces lettres font deux à quatre pages, souvent plus, alors qu'elles sont toujours
la franchise de rechercher la meilleure formule d'émancipation sur le plan écrites dans des moments volés sur une vie militante proprement haras-
sentimental ... » (14 septembre 1928). sante, de surcroît à l'époque des poursuites judiciaires contre les dirigeants
Dans cette recherche de « la meilleure formule d'émancipation sur le communistes - dont Albert Vassart lui-même - pour complot contre la
plan sentimental», il ne s'agit pas, pour eux, de rabattre l'une des dimen- sûreté de l'État 27 • À la différence de beaucoup de couples communistes,
sions de leur identité sur l'autre, mais de les faire co-exister ou plus exacte- habituellement asymétriques, tous deux appartiennent aux cercles dirigeants
ment de les harmoniser. Cette harmonisation fait l'objet des «négocia- bien qu'ils ne soient pas au même niveau hiérarchique: la politique est leur
tions » de ce couple en voie de constitution. Il lui arrive, par exemple, à métier et le communisme leur engagement commun. Leur correspondance,
plusieurs reprises, de regretter que le ton de ses lettres soit trop « imprégné» irriguée par cette culture politique partagée, autorise Albert Vassart à livrer
du style du« militant». Les conditions qui entourent l'acte d'écriture ne à sa future compagne un tableau de l'évolution de son rapport<< personnel»
facilitent pas le passage du « sujet communiste » au « sujet amoureux» (cette qualification est de lui) au Parti communiste et à l'IC, tout en prenant
comme le donne à penser cet extrait de la lettre du 21 novembre 1928. soin- de crainte qu'elle ne soit interceptée par les services de renseigne-
ment- de donner trop de détails précis (noms propres, lieux, etc.). En
<<Et aujourd'hui, comme presque chaque fois que je t'écris la plupart du
retour, Cilly n'est pas avare d'analyses politiques personnelles. L<< effet de
temps, c'est au bureau aussitôt après le déjeuner c'est-à-dire entre une heure
vérité» qui résulte de cet échange épistolaire ne saurait être pris pour argent
et deux heures de l'après-midi. Bien souvent je ne suis pas encore rentré
à une heure mais cependant il faut que pour deux heures ma lettre soit comptant 28 , certes, mais la correspondance, et celle-ci notamment, doit
terminée. Quelque fois quand je n'ai pu m'échapper de la compagnie des aussi être créditée comme source relativement unique 29. ,.:.~

camarades qui déjeunent avec moi, j'essaie de t'écrire pendant le travail.


27. Dès mars-avrill927, le gouvernement passe à l'offensive politique et judiciaire contre le commu-
Mais c'est souvent difficile et c'est d'ailleurs un très mauvais exemple pour
nisme. I:affaire Cremet, une affaire d'espionnage dans les usines métallurgiques au profit de l'URSS,
les camarades employés. C'est pourquoi ma tant aimée, mes lettres sont si -un ami de Vassart- est révélée en avril 1927. À l'été 1927, une bonne partie du collectif dirigeant
souvent banales en même temps que très brèves. » est en prison. I:idée insurrectionnelle se diffuse notamment chez les plus jeunes mi\itants parisiens.
Le vr·congrès de l'IC (juillet-septembre 28) accélère le nouveau cours politiqtiltet accentue les .,:,
Attentifs à la réciprocité de leur relation, tous deux doivent mener tour logiques de rupture. Vassart prévient Cilly:« C'est une véritable croisade qui se prépare contre ta
à tour l'échange conformément aux règles qu'ils se sont fixées, même s'il est conception ma pauvre camarade. Tu n'as pas un peu peur?» (31 juillet 1928). En France, s'il ne
s'agit pas de prendre le pouvoir, se met en place une atmosphère de conspiration. À l'été 1929, le
aux yeux de Cilly un<< bonze». préfet de police fait arrêter 94 dirigeants auxquels s'ajouteront 14 autres inculpés de complot. Le
nombre d'inculpés de complot, lOI personnes,« fait du complot communiste du l" août 1929la
<<Mais comme tu ne m'as pas encore écrit je n'ose aborder trop de sujets plus importante opération de répression politique jamais engagée pat la III' République depuis sa i;H
dans mes lettres car nous serions obligés de faire le contraire de ce que création en 1875 » (p. 220), Frédéric MoNNIER, Le complot dam la république, La Découverte, 1998.
nous avons décidés. Si je pose trop de questions j'aurai sur toi une certaine Vassatt, relativement épargné grâce à son séjour en sanatorium, s'il est inculpé, n'est pas incarcéré
bien qu'il s'y attende tôt au tard. La désorganisation de la direction du PCF qui résulte de cette
avance. C'est moi qui dirigerai notre correspondance et tu seras obligé de
situation lui confère alors un rôle dirigeant notable. Il se sent lié d'autre part, même s'il doute de
répondre aux questions posées alors que nous avons décidé que c'était moi cette politique, à ses camarades. Ça n'est pas le moment de déserter... Dès le début de 1930, la haute ·.:~.~
qui répondrait et que c'est toi qui questionnerait» (10 février 1929). magistrature s'oppose une fois de plus au pouvoir exécutif. En mai 1930, tous les détenus ont été
relâchés.
Enfin, la « franchise», à tous les sens du mot, conditionne cette relation 28. « Que les correspondances soient célèbres ou anonymes, qu'elles soient soumises à des usages
à distance dont on peut faire l'hypothèse que la fragilité impose qu'ils surin- documentaires ou biographiques, elles sont tenues pour le plus sûr moyen de pénétrer, comme pat
effraction, dans les coulisses du privé. Toute leme ou toute correspondance a le pouvoir d'intriguer,
vestissent le<< dicible »,ce qui joue un rôle clef dans l'étonnante licence de d'éveiller la curiosité, d'embarrasser autant que de saisir ou de capter ce qu'elle porte de mystère et
leurs propos. À l'adversité, ils opposent en effet les seules armes dont ils d'implicite. Là réside, sans doute, la part de séduction exercée pat les lenres sur le lecteur, mais aussi
la résistance qu'elles opposent à un usage immédiat. La trace porte en elle l'idée de sens caché à
disposent: la sincérité, explicitement revendiquée 26 , d'un dialogue épisto- déchiffrer, une sotte d'esthétique du caché. Ouvrir une correspondance, c'est déjà participer de l'idée
ou de l'illusion que le caché est plus instructif que le visible ou l'apparent». Cécile DAUPHIN,« Les
26. «Tu sais pourtant bien, Cilly, que je peux comprendre, que je peux accepter tout ce qui se rapporte correspondances comme objet historique», Sociétés et Représentations, 2002/1, n" 13, p. 43-50.
à ton bonheur, à ta tranquillité. Tu sais bien aussi que tu es toujours entièrement maîtresse de ton 29. Ce qu'avait fort bien perçu Jean Maitron: «Il y a là, je crois, notait-il, un document unique pour
attitude envers moi, que tu ne dois te sentir liée pat aucune promesse, ni aucun engagement. Mais l'étude de la psychologie du militant, d'un militant plus exactement, un militant du sommet de
si tu sais tout cela, il faut cependant que tu comprennes aussi que tu dois toujours me dire ce qui l'appareil. Il n'est pas certain que les archives livreront un jour un autre document de ce genre.
se passe en toi, non parce que j'ai un "droit" quelconque sur toi, mais parce que j'ai aussi besoin de À la réflexion, je pense que tout devrait être publié: le politique ... et ce qui ne l'est pas.» D'lfls les
savoir ce que je dois faire. Il ne faut pas laisser de coins obscurs entre nous, ma Cilly, parce que c'est notes prises en lisant les lettres d'A etC, il avoue sa gêne« polir publier la partie intime de la
un trop grand motif de souffrance>> (12 janvier 1931). correspondance » mais décide finalement de tout publier ou « presque »: il s'interroge sur l'utilité

114 115
BERNARD PUDAL ET CLAUDE PENNETIER L'AUTO-ANALYSE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE

Le doute ravageur et le « travail sur soi >> du dirigeant << En période de capitalisme à peu près normal, avec une situation indis-
cutablement meilleure qu'en 1923-24, il n'est pas surprenant que beaucoup
Trois ans après l'allègre autobiographie de 1925, alors que la bolchevi- d'ouvriers préfèrent la ligne "paresseuse" suivie par les s. d. (sociaux-démo-
sation se poursuit et que s'ouvre la période« classe contre classe» marquée crates) à la ligne de "combat" proposée par le P.C.
par la ligne stalinienne, l'ère du doute s'installe. Le« sectarisme» et« l'irréa- Le capitalisme s'étant renforcé au cours de ces dernières années il est tout
lisme » de la « troisième période » vont en effet mettre à mal son investis- à fait naturel que ses alliés s. d. en tirent un bénéfice et ce n'est certainement
sement politique, i.e. son illusio 30 • pas en période de "paix sociale" que nous pourrons arracher beaucoup
Les critiques que suscitait à ses yeux la politique du PCF, Vassart ne les d'ouvriers à l'influence réformiste ... >>
avaient pas dissimulées 31 , mais ce qu'apporte la correspondance, c'est la Il poursuit en imputant l'influence des réformistes aux moyens consi-
relation de l'introspection angoissée et troublante que suscite la « décou- dérables (notamment la grande presse) dont ils disposent, allant jusqu'à
verte» progressive du désaccord, découverte qui s'effectue dans la confu- s'étonner qu'ils n'aient pas un appareil plus puissant:
sion. Confronté à la difficulté de comprendre la nature du doute qui
<<Personnellement je suis surpris d'une chose c'est de voir la lenteur avec
l'envahit mais aussi à la recherche de ses causes, Albert Vassart s'astreint à
laquelle les réformistes de chez nous, sur le plan politique et économi-
démêler l'écheveau des facteurs qui jouent un rôle (la maladie, une certaine
que, transforment leurs succès électoraux et leur influence en organisations
dépression liée à sa crainte que son union tant désirée avec Cilly n'aboutisse·
puissantes. Dans l'état actuel du capitalisme, il y a place pour un mouve-
pas, la situation politique elle-même, etc.) tout en auscultant au plus près ment réformiste très puissant, beaucoup plus puissant que le courant
les soubresauts de sa croyance politique en les mettant en rapport avec son révolutionnaire. »
<< caractère » (son pessimisme, son optimisme), son vieillissement (il n'a << Que cette stabilité soit précaire les communistes ne peuvent en douter.
pourtant que trente ans)et ses analyses politiques. Que nous allions vers de nouvelles crises et des luttes sérieuses c'est
également indiscutable. l'

La première crise de croyance: 1928-1929 Mais la masse ne vit pas et ne vivra jamais sur des perspectives si justes
qu'elles soient. Elle vit avec la réalité et si la réalité marque un progrès par
Dès 1928, Vassart, alors encore dirigeant syndicaliste, manifeste son rapport à une période précédente, si la réalité en un mot est supportable la
désaccord avec ce qu'il considère comme une instrumentalisation mécaniste masse« s'adapte» à cette réalité même si nous pouvons lui montrer tout ce
du syndical par le politique (cf. les Mémoires). Il livre dans sa correspon- que cette trompeuse sécurité cache de dangers ... »
dance le fond de sa pensée sur << la masse »: Ce réalisme entame son accord avec les analyses de l'IC et coïncide avec
un changement pour lui décisif dans sa position au cœur des enjeux de
du passage qui montre un Jacques Duclos" Don Juan» (lettre du 4 décembre 1928) ou celle dans direction. Dès juin 1928, par exemple, il dresse le constat d'une usure de
laquelle Vassart avoue son "aventure» avec la camarade Rab. (Maria Rabaté sans doute) {lettre du .:~ i
20 Juillet 1930) [les personnes concernées étaient en vie]. Toute la correspondance n'a pas été ses convictions :
conservée sans qu'on en sache toujours les raisons. Un lot de lettres a été brûlé par Willy, mari de
Cilly (notamment celles du 29 août et 4 septembre 1928). Cilly écrit en français, un français encore «J'avais la foi d'un fanatique dans notre cause et maintenant je me pose
imparfait mais suffisant pour tenir un régime épistolaire soutenu. souvent la question ''À quoi bon tant de sacrifices pour si peu de résultats".
30. À partir de 1927, l'IC définit une ligne stratégique, concrétisée par le mot d'ordre" classe contre
classe », découlant d'une analyse nouvelle de la crise générale du capitalisme (mai 1927,
Un révolutionnaire qui s'engage sur de telles routes peut aller très loin . ::~

VIII'Plenum; février 1928, IX'Plenum; juillet-août 1928, Vl'Congrès). I:époque serait à n'est-ce-pas Cilly. Je m'en rends parfaitement compte mais je ne reprends
une ''Troisième période » qui fait suite à celle de la stabilisation du capitalisme. Marquée par pas toujours facilement le dessus» (11 juin 1928).
l'accentuation des contradictions du capitalisme sur le plan national (intensification des antagonis- « Il n'y a pas surmenage seulement vois-tu il y a surtout épuisement ou '
1,,,
mes de classe, " radicalisation des masses ••) et international « aggravation de la menace de guerre
contre l'URSS). Deux thèmes deviennent prioritaires: lutte contre la guerre impérialiste et prépa-
plutôt usure» (22 juin 1928).
ratifs de guerre de la bourgeoisie et passage de la social-démocratie au social-impérialisme et au
social-fascisme. Toujours le from unique mais le centre de gravité se déplace vers le bas. Les Il se déclare « desséché », vieux, malade, envisage de démissionner
"masses» se radicaliseraient tandis que les" chefs» s'embourgeoiseraient. (2 juillet 1928) puis reprend courage, oscillant du pessimisme à l'optimisme.
31. En témoigne cette" caractérisation» par Maurice Thorez, le 24 décembre 1939 à Moscou:« Vassart.
Métallurgiste, venu de l'anarcho-syndicalisme, venu au PC vers 1923-1924. Fut fréquemment en « Samedi et les jours précédents le moral était assez mauvais. Aujourd'hui
désaccord (de droite) avec la ligne du Parti (1927- classe contre classe; 192~-1930; 1933-1934). il est meilleur. Mais il n'en reste pas moins, ma petite chérie, une nouvelle
On dut lui retirer le travail d'organisation; le mettre hors du B. P.; placé à l'Union des Municipalités
n'a pas donné satisf.~ction. Fut arrêté et relâché en octobre puis de nouveau arrêté ». RGASPI.,
preuve de la fragilité de mon état d'esprit. Je suis un peu désorienté de la
495 270 952. facilité avec laquelle je passe maintenant d'un point de vue à un autre.

11h 117
BERNARD PUDAL ET CLAUDE PENNETIER L'AUTO-ANALYSE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE

Le matin me voit tout à fait pessimiste et le soir me trouve entièrement nant hausser les épaules avec un scepticisme souvent découragé. Je suis aussi
optimiste ou réciproquement. moins sensible et moins généreux ... Un des paradoxes de mon séjour dans
les sphères du travail "collectif", c'est d'avoir développé en moi l'égoïsme
Auparavant j'avais l'habitude d'avoir une "ligne" non seulement politique en me montram trop souvem l'inutilité et même le danger des semimenrs
mais aussi morale. Je savais toujours ce que je voulais et quand je voulais qui - autrefois me paraissaient beaux ...
quelque chose j'avais la force de lutter pour y arriver... Maintenant il y a Le résultat global de tout cela, c'est qu'une assez grande "sécheresse" a
un changement mais pas à mon avantage et, quand fatigué de juger les remplacé une "fraîcheur" qui me paraissait saine. Toutes les manifestations
autres, je me décide à me juger moi-même je ne suis pas souvent très fier de ma vie morale se sont "rétrécies" pour ne pas se heurter continuelle-
du jugement rendu. » ment au mur de la morale "collective". Mon enthousiasme s'est refroidi, ma
s~~sibi~ité s'est émoussée, ma conscie?ce est devenue plus "élastique" ... Et
Le 17 août 1929, pensant être sorti de cette première crise, et après avoir Sl,J~ VOIS assez clairement la pente que représente un tel "rétrécissement", je
passé trois jours avec Cilly dans le plus complet bonheur, il tente n a1 pas encore trouvé les" avantages )).du niveau moral que j'ai atteint en
une synthèse de l'histoire de son apprentissage des logiques d'appareil et quatre ans "d'appareil".» ·
des effets, selon lui délétères, de celles-ci sur sa façon de faire de la
politique.
*
"J'ai remonté un peu loin dans le passé pour trouver le début d'une évolu-
« Quand j'examine avec attention les modifications qui se sont opérées
~io~ morale que je regrette profondément mais qui n'en est pas moins
en moi au cours de ces dernières années (de 1925 à 1929 je peux très facile-
md1scutable. Il faut encore ajouter à cela d'autres modifications physiques
ment trouver de multiples signes qui montrent qu'au lieu de me dévelop-
et intellectuelles. C'est vers la même époque- 1925-1926 que les consé-
per moralement, de m'élever, je me suis considérablement " médiocrisé ».
quences du surmenage et du régime de "vache enragée" dans lequel j'ai
Depuis que je suis entré dans "l'appareil" j'ai senti la nécessité d'une certaine
trop longtemps vécu ont commencé à se manifester. Intellectuellement
adaptation à ce milieu - nouveau pour moi - pour de multiples raisons.
d'abord,. vers la fin de 1925,)e travail devint pénible: difficulté pour rassem-
Je venais de très loin, des frontières de l'individualisme et je sortais de
bler rapidement des arguments autour d'une idée, fatigue rapide quand
l'usine, je croyais à trop de choses qui n'ont rien à voir avec la vie véritable
je voulais continuer à étudier autant que par le passé. J'avais l'impression
d'un "appareil": je me suis souvent, au début, heurté douloureusement à des
d'être "saturé", mon cerveau se refusait de continuer à "absorber» davantage
sentiments et j'ai assisté, sinon participé, à des "opérations" que je croyais
et pourtant, à ce moment-là, j'étais vraiment obligé d'étudier beaucoup,
très sincèrement réservés à la morale et à la classe que nous combattons ...
c'était l'époque de la décomposition du Cartel, de la crise financière, de la
J'ai compris très vite la nécessité de me débarrasser de ma "candeur
première discussion russe, etc.
naïve" et j'ai vu que la plupart du temps, il était réellement indispensable
Pendant quelques mois, je me suis senti vraiment« dépassé» par la situa-
de "hurler avec les loups" et de "préparer la sauce" avec les cuisiniers.
tion- il est vrai que je n:' étais pas le seul mais quand même c' esc pénible de
Mais la nécessité et même l'utilité d'une certaine adaptation au milieu et
constater que le "moteur" commence à se détraquer. Physiquement, c'est
à la mentalité de "l'appareil", les avantages des méthodes "collectives" sur
seulement en 1926 que j'ai pu "enregistrer » les résultats du surmenage.
ma vieille conception "individuelle" m'ont entraîné beaucoup plus loin
A la fin de l'année, j'étais tellement fatigué et malade que mon caractère a
qu'il n'aurait fallu. Et la fusion de ces deux méthodes, au lieu d'être pour
commencé lui aussi à se modifier. Le« ressort" qui me poussait toujours en
moi une cause de progrès moral et d'élévation m'a certainement "diminué"
avant, l'heureuse disposition d'esprit qui me faisait accepter avec le sourire
considérablement. I.:indépendance de caractère, la confiance dans la justesse
les plus mauvaises situations, l'optimisme systématique et beaucoup d'autres
de mon point de vue, ma volonté de lutter pour le faire aboutir, le dégoût
sentiments ou qualités sur lesquels je pouvais toujours m'appuyer ec qui
instinctif et presque physique de certaines méthodes de "travail", etc., tout
m'aidaient régulièrement ont commencé eux aussi, à se "rétrécir" au point,
cela s'est "use" au frottement et au contact permanent du milieu ... Les
non seulement de disparaltre complètement, mais même d'être remplacés
meilleurs poumons sont contaminés s'ils ne peuvent respirer qu'un air vicié.
par des sentiments ou des "qualités" exactement contraires...
Dans une certaine mesure il en est de même pour le "moral" et à force de
Dans les premiers mois de 1927, tout était vraiment malade en moi. Le
vivre dans un certain milieu, on peut aussi, moralement, s'intoxiquer. C'est
corps, le cerveau et "l'âme" ... C'est pour tout cela q).le je fus expédié en
mon cas, malheureusement et indiscutablement et c'est une chose qu'il faut
Russie et les docteurs après quinze jours de sana purent voir que les nerfs
inscrire au "bilan" dans le chapitre des "pertes". Sur de nombreux points
étaient peut-être encore plus malades que les poumons».
-pas sur tous- j'ai maintenant une conscience beaucoup plus "souple"
qu'il y a quatre ans. J'ai moralement moins de courage et, de nombreuses *
choses qui, autrefois, me faisaient bondir d'indignation, me font mainte-

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BERNARD PUDAl ET ClAUDE PENNET!ER l'AUTO-ANALYSE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE

" Quelques mois plus tard, je t'ai rencontrée, ma Cilly, et dès que j'ai Je voudrais bien ma Cilly que tu sentes maintenant que cette fois j'ai
senti naître en moi le sentiment qui nous est devenu si puissant, j'ai été complètement remonté le mauvais courant et cela sur tous les terrains. J'ai
désemparé. J'avais déjà à ce moment assez nettement conscience de ma repris goût à la lutte, au travail, à l'étude et cela constitue une base qui m'a
"régression". Je sentais tout le terrain que j'avais perdu et je ne croyais pas manqué pendant trop longtemps. C'est cette absence de base "idéologique"
qu'il me serait possible de remonter le courant ni même d'enrayer la chute qui a été la cause de tous les zigs-zags dans mes pensées et mes sentiments.
à un niveau plus bas encore. Maintenant je peux dire que j'ai passé le tournant dangereux mais je me
C'est pour cela que j'ai résisté, que j'ai lutté contre cet amour qui, dès rends compte que je reviens de très loin car il s'en est fallu de très peu pour
le début, a été et qui restera la plus belle chose que j'ai jamais vécue. C'est que je sois tout à fait et incurablement en bas de la pente.
en pensant à ma "décrépitude" que j'ai senti et que j'ai dit: "Nous nous C'est sans doute la dernière réaction de ma sentimentalité "anarchisante"
sommes rencontrés trop tard". C'est parce que je me sentais trop "pauvre" avant !~adaptation définitive à un mouvement que j'avais "imaginé" plus
que j'aurais voulu que nous puissions partir chacun de notre côté sans que beau et plus "pur" alors qu'il ne peut guère être "humainement" autre
tu saches le sentiment que tu m'avais inspiré .. : · chose que ce qu'il est. Je croyais avoir compris cela depuis longtemps
Mais je t'aimais tant, Cilly chérie, et je perdais si facilement la tête mais il y avait cependant en moi quelque chose de froissé et de dégoûté
lorsque j'étais près de toi, qu'un soir, l'amoureux intimidé a quand même quelquefois. J'avais tellement d'illusions autrefois et ces illusions étaient
osé prendre ton bras, puis ta main pour t'entra1ner dans une promenade tellement au-dessus de la simple réalité qu'il m'a été impossible de faire
sans but précis ... toutes les étapes d'un seul coup. Il y avait en moi beaucoup de chose que les
Nous aurions pu parler seulement de choses très raisonnables ri est-ce-pas, "sentiments" n'admettaient pas alors que la raison les avait admises depuis
ma Cilly, au cours de cette promenade. Nous avons même très sincèrement longtemps... Maintenant la lutte intérieure est finie et la raison triomphe
essayé: nous avons découvert à un certain moment un phare et le rôle de cet sur toute la ligne ... Je ne regrette pas trop le vieil "anarcho" qui a été battu
instrument est de montrer le bon chemin à ceux qui se sont égarés. C'est dans cette lutte car je crois que (depuis cela) si je suis moins "bon" au
sans doute grâce à ce phare qu'un peu plus tard j'ai trouvé le chemin de tes sens général et humain de ce mot, je suis quand même "meilleur" au sens
lèvres, ma tant aimée et que je n'ai jamais pu l'oublier depuis ... révolutionnaire et c'est le principal puisque ma principale aspiration c'est
C'est ainsi qu'au milieu des "ruines" qui étaient en moi et sur lesquelles de bien servir la cause de la révolution. »
je. me penchais souvent avec une sorte de désespoir, j'ai vu na1tre et grandir
En réalité, la crise, qu'il impute entre autres causes à sa difficile adapta-
le grand amour que j'ai pour toi. Et ce sentiment, en se développant, a non
tion aux logiques d'appareil (coups bas, calomnies, concurrences entre
seulement utilisé et absorbé tout ce qui restait de "bon » en moi, mais il
dirigeants, double-jeu supputé des uns ou des autres, instrumentalisations
a aussi "reconstruit>> bien des choses que je croyais a jamais détruites. Par
mon amour et pour ton amour j'ai pu regagner- moralement au moins- des rapports avec« Moscou», etc.) qu'il faut avoir le réalisme d'accepter,
une partie du terrain qüe "l'ambiance" de l'appareil rd avait fait perdre. sans en être par trop « éthiquement >> contaminé, est loin d'être terminée.
,!•,Il
Grâce à cet amour, j'ai pu souvent et facilement ''m'évader» et monter Elle va au contraire, nonobstant ses bonnes résolutions, s'aggraver au fur et
dans des régions où l'air n'était jamais empoisonné. Chaque fois que les à mesure de la « radicalisation>> de la politique «classe contre classe». En
hommes m'ont paru très bêtes, très méchants et, dans l'ensemble, peu novembre 1929, A. Vassart est enfin libéré de la direction de la Fédération
intéressants, je les ai abandonnés, je les ai laissés à leurs "combinaisons" et de la Métallurgie et, après d'autres postes envisagés, dont la responsabüité
à leurs petites histoires pour me réfugier près de la femme qui résume pour · du secteur éducatif, il devient secrétaire administratif du Parti 32, un poste
moi, qui personnifie toutes les raisons de vivre et d'aimer la vie. « créé» pour lui qui l'associe à la direction du PCF. Il entre de fait au BP
Dans ce sens, petite Cilly, mon amour pour toi a été souvent très égoïste et se trouve désormais au cœur du processus décisionnel et des tensions que.
et dans une certaine mesure, artificiel. Je t'aimais et je t'aime encore de cette suscite la politique de rupture impulsée par l'IC. Il est nommé au moment
façon parce que tu es pour moi "l'âme sœur" près de laquelle les petites
où 6 des 7 conseillers municipaux de Paris (Les Six) entrent en dissidence
misères et les grosses difficultés sont très vite oubliées ... Quand je peux te
créant un trouble profond dans le parti. Il suit à ce titre les finances et les
"rejoindre" en rêve, je ne "vois" plus rien autre chose que toi, c'est-à-dire
celle qui sait comprendre, qui sait expliquer, qui sait consoler et faire oublier prémices de ce que sera la commission des cadres puis quitte cette fonction
dans une caresse ou un baiser toutes les causes de mécontentement, d'ennui dès mai 1930 pour être chargé du Centre de Documentation du Parti, avant
ou de souffrances. Ce n'est là, naturellement, ~des multiples formes du de revenir un temps au secrétariat. Dès la fin novembre, la crise reprend le
sentiment "intérieur" que j'ai pour toi etc' est certainement le plus égoïste. dessus.
Mon amour "intérieur" est beaucoup trop grand, je crois, pour que je
32. 13 novembre 1929, «Depuis quelques jours, je suis responsable du secréwiat du PC. Ma "nomina-
puisse jamais le comprendre et te l'expliquer complètement ... tion" a donc Ueu au bon moment et vraiment je t'avoue que je suis très préoccupé actuellement. •

1?1
BERNARD PUDAL ET CLAUDE PENNETIER L'AUTO-ANALYSE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE

« Moi aussi je suis en train de glisser sur une mauvaise pente. Pas en ce Il dit compter sur son prochain voyage (en URSS) pour mettre de l'ordre
qui concerne mes sentiments pour toi, car je t'aime "oralement" et je te dans ses idées car il ne veut « pas rester avec une telle confusion dans le
désire "physiquement" plus complètement encore qu'à aucune autre époque· cerveau».
de notre relation. Mais politiquement et je peux même dire moralement je
sens se développer en moi des "idées" qui me paraissent vraiment dange·
Des « méthodes » à la « ligne »
reuses. J'ai souvent l'impression de ne plus "voir" et "sentir" les évènements
ou les individus de la même façon qu'il y a quelques années. Souvent, je ne Délaissant la seule critique des « applications aventuristes. ou sectaires
sens plus en moi cet "esprit de révolte" qui me poussait en avant, qui me
de la ligne politique "• l'étape qu'il franchit ensuite en 1930 le conduit à
soutenait dans les moments difficiles de la vie militante.
J~ suis en train de devenir un "suiveur" politique alors que jusqu'à présent
mettre en cause celle-ci et les analyses qui la justifient. Il lui faut peu à peu
j'ai été un "animateur". Quelquefois, trop souvent, l'envie me prend de raut admettre que tout ne vient pas des « méthodes " et approcher la mise en
laisser, pour retrouver une liberté de penser et d'agir que j'ai perdue et dont forme personnelle d'une nouvelle ligne, ce qui n'est pas sans dsquepour: sa
j'ai vraiment un grand besoin. carrière d'une part et ce qùi implique, d'autre part, le saut vers l'inconnu
Je ne sais pas encore si, au fOnd de tout cela, il n'y a pas un certain que représente ce re-positionnement:
découragement; en tout cas, il y a de plus en plus un manque de confiance « Le point de départ de mon désaccord portait sur les méthodes de travail
en général, dans les hommes, dans les méthodes et dans nos possibilités de du Parti et non pas sur le contenu de la ligne politique générale. Mais il
"réalisation" ... Je lutte contre cette évolution intérieure dont je comprends m'apparaît que c'est là une position momentanée. Ces méthodes sont la
malles causes mais dont je vois clairement la conclusion ... Mais je lutte
conséquence d'une ligne et si cette ligne est juste, les divergences sur les
sans résultats, jusqu'à présent. méthodes ne peuvent être que superficielles. Je sens bien que mes divergen·
De plus en plus fréquemment, je me sens "étranger » dans certaines
ces ne sont pas tellement superficielles et il est probable que la discussion
discussions. Je n'ai plus le même goût pour travailler, pour étudier, pour sur les méthodes fera apparahre des divergences sur la ligne politique. Et
discuter, etc. Pourtant, ce n'est pas le moment d'avoir une défaillance cat
c'est là que les difficultés commencent ... Quand je remonte un peu en
nous sommes bien peu nombreux pour défendre le mouvement révolu·
ar~i~re je m.e ~etrouv~ souvent en opposition "instinctive" avec la ligne
tionnaire en France. sutvte aux differentes epoques de la vie du Parti, (25 mars 1930).
Jusqu'à présent, j'avais milité dans le Parti avec routes mes forces, toute
mon intelligence, tout mon instinct. Maintenant il me semble que j'exécute Suivent trois pages passionnantes sur l'histoire du Parti depuis 1925 et
un "travail forcé » et si tu savais comme cela peut être douloureux pour son rapport aux différentes lignes politiques. Il est pour l'essentiel écartelé
moi, ma Cilly,. 1·'
entre ce qùil appelle son accord théorique et les constats qu'il fàit de l' effon·
Si nous étions en période "normale", si le parti était moins pauvre en drement de l'influence du Parti communiste français, non seulement sur le
militants, si nous n'étions pas attaqués avec une telle violence à l'intérieur
plan électoral mais au sein même du monde militant communiste. Mais,
et à l'extérieur par nos adversaires, j'aurais déjà demandé au Parti d'être
comme il ne cesse de le répéter dans ce courrier, il « sentait » la fêlure mais
remplacé. Mais actuellement parler d'une telle chose est impossible car cela
ressemblerait trop à un manque de courage, à un recul devant le danger, ce n'en comprenait pas les raisons:
qui n'existe pas du tout en moi. Au contraire, c'est seulement quand je suis . «Je ·:sentais" qu'avec cette tactique nous allions à la rupture que cette
vraiment dans la bataille que je me retrouve tel que j'étais il y a quelques tntranstgeance absolument juste théoriquement était pratiquement trop
années. Dans les réunions, dans les manifèstations, dans les bagarres, je me dure par rapport à notre capacité d'action» {lettre du 25 mars 1930).
sens vraiment avec~ camarades, avec le Parti.
Mais quand je suis au bureau, quand j'étudle les "thèses" kilométriques, La conclusion de cette analyse c'est qu'il:
quand j'examine la valeur exacte de routes les affirmations que je lis tous les « fàudrait apporter autre chose que des lamentations, des regrets et des
jours ou que j'entends autour de moi, quand je vois aussi toutes les saletés c~i~iques. Il faudrait apporter u~e ligne con;plète et je n'en ai pas encore; je
qui, de plus en plus, apparaissent dans la vie de notre mouvement, il y a en nat que des fragments, des pettts bouts. C est pour cela que je serai battu,
moi quelque chose qui se révolte et je me sens glisser quelquefois très loin, à moins que ... à moins que je ne sois pas aussi seul que je le pense à voir la
trop loin de ces thèses, de ces saletés, de ces choses [...] et des hommes qui réalité sans lunettes roses » (25 mars 1930).
les font, qui les acceptent ou qui les approuvent ...
Je ne sais pas, ma tant aimée, si tu me comprendras, car même pour moi, Il se réfugie alors dans un dédoublement tout à fait conscient qu'il
ces sentiments ne sont pas encore très clairs" (27 novembre 1929). compare à un voyage en train où il aurait « tiré les rideaux »:
BEmvARDPUDALE)CLAUDEPENNETIER L'AUTO-ANALYSE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE

«ressaie de vivre, en ce moment, un peu " replié )) intérieurement; c'est à avant tout dans un emploi "indépendant". Je ne sais pas à quoi cela tient, si
peu près comme si, dans un voyage en chemin de fer, je fermais les rideaux j'ai tort ou raison, mais il me paraît que ce sont les premiers seulement qui
du wagon pour ne pas v6ir un paysage qui me déplaît. .. Le train continue restent de bons camarades; les autres semblent "glisser" très rapidement et
de rouler quand même, et peut-être, au bout de quelque temps, "en levant donnent déjà l'impression d'être un peu "déclassés". Et moi, je voudrais bien
les. rideaux" je pourrai mieux regarder le paysage ... même s'il n'est pas sensi- quitter, à mon tour, l'appareille plus tôt possible>> (7 septembre 1930)33•
blement différent de c~i:lui d'aujourd'hui>> (Lettre du 2 avril1930). Et encore en 1931 où, découragé, il entreprend de dissuader Cilly de le
La fanatisatlon des militants, à ses yeux dé plus en plus flagrante, l'inter- rejoindre:
roge sur son aptitude pas si lointaine à avoir été« intoxiqué» (le mot est de « C'est parce que les observations que je peux faire sont réellement
lui). Son opposition, ouverte désormais, est condamnée par le« tribunal>> mauvaises, que je suis de plus en pl~s sceptique sur mes qualités et capaci-
du Parti (c'est ainsi qu'il désigne le secrétariat et le bureau politique) dit-il, tés. Ce n'est pas par amour de "l'auto critique" que je te dis cela, mais parce
mais on ne veut pas qu'il quitte l'appareil. Il a obtenu de pouvoir faire que c'est absolument exact.>>
« une déclaration politique écrite pour fixer nettement et complètement ma
Il s'affirme si épuisé qu'il ne voit plus d'avenir:
position » (27 mars 1930) qu'il ne semble pas avoir faite en définitive
(19 avril). Il s'avoue incapable de « travailler »: une sorte de répulsion «Et cette diminution physique m'apparait une sorte de déchéance. C'est
physique, dit-il, qui entraîne une vague de « paresse épouvantable »•• un sentiment à la fois masculin et prolétarien que tu dois comprendre ma
Personne, déplore-t-il, n'est susceptible d'entendre ou de comprendre ses Cilly>> (15 avril193l).
analyses. La majeure partie des militants Le 14 mai, U fait part d'une réunion de la direction du Parti sur son "cas"
«m'apparaissent vraiment "fanatisés" par une ligne qui me paraît de plus où on le suspecte de vouloir devenir le chef d'une opposition 34 • Les dirigeants
en plus "dans la lune". Et je suis vraiment troublé par cette constatation, emprisonnés sont peu à peu libérés et reprennent leur place. Vassart est alors
d'autant plus que je sens bien qu'il y a quelques mois j'étais au même degré relégué à la section "documentation" qui a en particulier une vocation à
intoxiqué qu'ils le sont à mes yeux actuellement» (21 avrill930). l'étude de l'économie. Elle n'est donc pas technique et le choix de Politzer
comme adjoint en témoigne, cependant elle est loin du vrai pouvoir.
Toujours inculpé mais en liberté provisoire, il s'attend à être soit arrêté
d'un moment à l'autre, soit démis de ses fonctions dans l'appareil. Se pose « Avec mon état d'esprit actuel et le profond dégoût que j'éprouve à
désormais la question de son reclassement social s'il est écarté des postes participer à la cuisine, je crois que ce nouveau travail est vraiment le seul
permanents: qui puisse m'intéresser... J'ai d'ailleurs déjà une r6f>utation flatteuse dans ce
domaine réputation qui a pour cause beaucoup plus la paresse des camara-
«Je suis ou plutôt j'étais un "manuel" très capable de travailler dans ma des qui trouvent naturel de demeurer ignorants que les faibles connaissances
profession qui est malgré tout fatigante et malpropre. Mais maintenant, que j'ai pu acquérir en cherchant à comprendre>> (14 mai 1930).
avec la rationalisation d'une part et ma mauvaise santé d'autre part, je ne
pense pas qu'il me sera possible de reprendre mon ancien "gagne pain" ... Là Toujours en opposition plus ou moins frontale au cours de l'année
encore, il faudra se "débrouiller" ... Ce ne doit paS être très facile si j'en juge 1930, il reprend espoir au fur et à mesure du redressement de ligne qui
par le grand nombre de camarades que je connais, qui ont essayé beaucoup semble se profiler dans l'IC.
de choses pour finalement être obligés de retourner à l'usine. Tu sais qu'en
<< Le C. C. a discuté de telle façon que nous allons avoir un véritable
France, et à Paris en particulier, il y a une quantité incalculable de jeunes
"tournant" dans la vie du Parti. La formule des deux fronts que j'avais
gens plus ou moins instruits et plus ou moins débrouillards qui "cherchent"
des emplois en dehors du travail manuel. Il y a toujours beaucoup plus de 33. Paul Boulland a raison d'insister sur la « métamorphose » qu'implique la professionnalisadon des
candidats que d'élus>> (4 mai 1930). milirants ouvriers et donc sur les refus de rôle qu'on peur parfois repérer, mais, une fuis opérée cette
métamorphose, il faut aussi souligner l'effet de cliquet qu'elle représente. Les dispositions ouvrières,
Il revient sur cette question du reclassement en septembre 1930: mêmes mérabolisées en dispositions ouvriéristes, se sont émoussées (capital physique, discipline de
travail, etc.} er« le retour à la production " comme le dit la langue de Parti, suppose une revitalisa-
"Je voudrais tant redevenir ce que j'ai été: un ouvrier qui sait se tion de ces dispositions« fatiguées • (cf. Emmanuel Bourdieu}, souvent coûteuse voire impossible.
"défendre" ... Depuis quelque temps je rencontre souvent des camarades Vassart, en observant ceux qui ont dû se résoudre à ce« retour», s'emploie à contrôler ce devenir
qui ont quitté l'appareil dans le cours des derniers mois. Il y a dans ces qui l'angoisse.
34. Non sans fondement comme en témoigne cet extrait de sa lettre: • Je me demande en ce moment
camarades deux catégories: les uns en sortant de l'appareil sont retournés à si je dois devenir le «chef" d'un mouvement d'opposition dans le Parti ou si il n'est pas préférable
l'usine; les autres ont essayé de se "débrouiller" d'une façon quelconque et de laisser les crabes dans leur panier. ,(lettre du 8 avrill930}.
BERNARD PUDAL ET CLAUDE PENNETIER L'AUTO-ANALYSE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE

proposée et pour laquelle on m'avait combattu est reprise officiellement, «Mais tu comprendras certainement qu'avant d'en arriver là, j'ai essayé
de même pour l'appréciation de la situation intérieure du mouvement» de continuer à rester le bon militant que j'étais ... J'ai travaillé, j'ai réfléchi,
(16 juillet 1930). j'ai examine tous les aspects, toutes les conséquences ... et j'en suis quand
« Maintenant on reconnaît une "crise" et on prend des mesures avec même arrivé là, c'est-à-dire à une sorte de suicide politique; ,,

c
lesquelles je suis d'ailleurs d'accord pour l'enrayer. Tout cela parce que
Après la liquidation du« groupe)) Barbé-Celor 1931), tout donne
l'Internationale a parlé assez durement aux "responsables". Naturellement,
on m'a encore attaqué à cette réunion mais "l'accent" n'était plus du tout à penser qu'Albert Vassart s'installe dans une sorte de dédoublement ou de
le même qu'auparavant et je ne manquais pas d'arguments pour répondre ... distance au rôle que facilitent le retour à une politique de Front unique
Malheureusement, le mal est fait trop profondément, je le crains, pour que moins radicale, l'orientation vers des politiques de Front populaire anti-fas-

( le "tournant" soit facilement efficace. Enfin, nous verrons comment sera


comprise l'application» (16 juillet 1930).
ciste et sa marginalisation au sein du groupe dirigeant par son affectation
au secteur municipal. Entre-temps, il avait représenté le PCF auprès de l'IC
(1934-1935), un poste d'attente et d'extériorisation des enjeux internes à
Le 9 mars 1931, il annonce à Cilly qu'il a discuté avec le Secrétaire du
la direction du Parti mais qui lui permit un témoin majeur du
Parti (Maurice Thorez) et que pour le moment il n'est pas envisagé de lui
tournant du Front populaire vu de Moscou 35.
retirer ses fonctions. Bien qu'épuisé (vertiges, maux de têtes, fatigue lanci-
Ce que donne à voir la correspondance de la carrière d'A. Vassart est
nante, etc.) il déclare à Cilly qu'il ne veut pas quitter le parti:
certainement ce qui est habituellement le plus difficile à documenter, à
« Par moments, je suis un peu dégoûté, désillusionné- on fait tellement savoir le rapport subjectif que le militant entretient avec l'institution. De
de fautes- mais naturellement je sais que c'est seulement dans le P. qu'on ce point de vue, cette documentation offre les matériaux indispensables, à
trouve la possibilité de lutter et je ne perds pas tout espoir de voir un redres- une« description à la fois interprétative et explicative ll du "sens indissocia-
sement futur" (12 mars 1931). blement subjectif et objectif que prend après coup comme carrière (pour le
Mais le doute est désormais solidement installé: sociologue mais aussi sous le regard rétroactif du sujet) une succession
d'actions, réactives, défensives, logiques, anticipatrides, etc.), que celui-ci a
" Je me sens complètement "étranger" dans certaines discussions qui
choisies en son nom personnel pour gérer ses rapports avec le pouvoir contrai-
naguère m'auraient certainement passionné» (9 avril1931).
gnant d'un appareil qui lui a imposé anonymement la gradation prédéter-
Il s'engage alors dans la voie du dédoublement: minée des sanctions ou des récompenses correspondant à ses réponses (ou
« Mes préoccupations, mes pensées appartiennent de moins en moins ses abstentions) choisies" (Jean-Claude Passeron, Biographies, etc.).
au mouvement parce que je ne crois plus suffisamment en lui. Concernant
J
'1

mes relations avec les Cdes (Camarades), l'évolution est aussi marquée. Un couple communiste
Extérieurement, il n'y a pas de changement si ce n'est dans ma partici-
pation de plus en plus rare aux conversations ou discussions politiques. Si la politique, et plus exactement la carrière politique au sein du mouve-
Mais intérieurement, je ne suis plus du tout le même pour "regarder" ou ment communiste, est dans ces années 1928-19 31 au cœur d'une sorte de
"écouter" les camarades. La plus grande partie de ce qu'ils disent ou écrivent drame pour A. Vassart, son couple avec Cilly lui offre une auue scène
me parait à côté de la vie, en dehors de ce qu'il faudrait dire ou faire pour critique, simultanément entrelacée à la vie politique et affranchie des enjeux
créer un véritable mouvement révolutionnaire ... Mais les meilleurs d'entre partisans, mais aussi compensatoire. Dans cette seconde dimension de la
les Cdes ont tellement pris l'habitude de mettre des formules creuses à la
correspondance se joue la conception qu'ils entendent se forger, comme
place des choses existant réellement que je suis convaincu qu'ils ne peuvent
« communistes ,, de leur vie de couple. Si la situation contraint A. Vassarc
pas comprendre cela. C'est une des raisons pour lesquelles le mouvement
ne m'inspire plus confiance. Les différents "tournants" ou "redressements" à fuire le don le plus absolu de sa vie racontée, elle ne suffit pas à expliquer
ne changeront pas ce cours qui dure depuis des années et, à mon avis, il n'y le désir de transparence qui transpire de leurs échanges. Tout y passe: non
a plus en France pour le Parti que deux issues: ou une liquidation plus ou seulement les comptes rendus (avec envois d'attestations médicales) de
moins longue qui nous ramènera à un état de secte sans aucune influence l'évolution de son état de santé mais aussi ses fantasmes érotiques, l'aveu de
véritable sur la marche des événements ou une série d'actions aventureu- .
ses faites "pour le communiqué" et dont chacune coûtera de plus en plus 35. Cilly et Albert VASSART, «The Moscow origines of rbe French Popular front "• in The Cominm·n:
Historical Highlights, édités par M. DRACHKOVITCH et B. LAzlTcH, 1%6. Des papiers de Vassart,
cher, tant au crédit politique du Parti qù aux ouvriers qui y participent ll dont le f11anuscrit de cet article, ont pu être consultés à la bibliothèque de l'université de
(9 avril 1931). Standford.

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BERNARD PUDAL ET CLAUDE PENNETIER L'AUTO-ANALYSE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE

son onanisme, celui de l'attrait de l'infidélité dans cette période de chasteté << Contrastant avec ses éléments constitutifs, les femmes des principaux

contrainte% ... Ils échangent aussi des livres, des romans en particulier, sur dirigeants mènent la vie privilégiée de la femme nouvelle de Weimar,
lesquels ils confrontent leurs lectures. Une véritable co-construction de ce souvent en compagnonnage ou mariées avec les leaders masculins. I.:élite
du mouvement communiste jouit de l'agréable style de vie des milieux
que devrait être à leurs yeux un couple communiste est à l'œuvre dans cette
d'avant-garde des grandes cités4°. ,
correspondance amoureuse. Pour comprendre cette surprenante entreprise,

1 il faut rappeler l'évolution du monde communiste sur ces questions et


surtout l'avant-gardisme des jeunes communistes allemands.
À la fin des années vingt s'opère la transition dans le monde communiste
d'une conception assez avant-gardiste de la femme et de la famille, non
Cilly, qui parle très librement dans sa correspondance de ses avorte-
ments, appartient à un parti communiste qui mène campagne pour l'abo-
lition de l'article 218 du code pénal (criminalisant l'avortement), depuis sa
fondation en 1919 et en a fait une de ses revendications principales 41 : non
4~ exempte de contradictions, à une conception en réalité plus traditionnelle
qui, sous couvert d'une revendication réaffirmée d'égalité, réinvestit biolo-
sans dilemmes:
« En revendiquant le slogan "notre corps nous appartient" et en menant,
~~~ giquement le social3 7 : seul, la bataille au Reichstag pour la complète décriminilasation de l'avor-
tement, le KPD atteint les limites de ses propres analyses de dasse4 2• "
~~~~ " Dès le milieu des années 1930 s'affiche et s'affirme une forme de
féminité "classique", basée sur les artifices de la beauté, sur la famille et la La « lutte sexuelle des jeunes » que conduisent les jeunes communistes
maternité 38 • » allemands se déploie au début des années vingt:
'~Il
Mais au moment de la constitution de leur couple et de leurs échanges « Assistés par des docteurs et des avocats (incluant sans s'y limiter
épistolaires, en 1928~1931, les débats et les "utopies" des années vingt sur Wilheim Reich), ils militent pour répondre aux besoins des jeunes urbains
les relations homme/femme font encore partie de l'imaginaire amoureux en conseils sur la sexualité, les contraceptifs, l'avortement, et de protection
des militants les plus désireux de transférer à l'ensemble des relations contre les parents ou les services administratifs répressifs» (p.l49).
d'autorité les principes subversifs du marxisme. C'est le cas de Cilly, épouse Cet avant-gardisme explique sans doute qu'Atina Grassmann puisse
de Ludwig Geisenberg, dit Willy, instituteur, semble-t-il ex-secrétaire écrire que la recriminalisation de l'avortement en URSS en 1936 ait
général de l'Internationale des Travailleurs de l'enseignement ou du moins provoqué un choc et une confusion similaire à celui que suscitera le Pacte
de sa branche allemande 39 • Membre du KPD dès sa fondation, berlinoise, Germano-soviétique de 1939 (p.159). Cilly, dont tout indique qu'elle parti-
Cilly participe pleinement, comme l'attestent ses lettres, de la culture cipe pleinement de cette culture, impose vraisemblablement cette liberté de
féministe du KPD des années vingt. La dénonciation de l'hypocrisie de la parole à laquelle elle est formée dans les années vingt au sein du KPD.
famille bourgeoise et de l'exploitation de la femme par l'homme fait partie Albert Vassart semble lui aussi désireux de fonder un couple dont l'hypo-
des topiques du KPD devant orienter la vie sexuelle et de couple, notam- crisie « bourgeoise » serait bannie. La correspondance est un des vecteurs
ment à Berlin pour ceux qui sont intégrés, ce qui est son cas, à la subculture des négociations de ce couple particulier qui doit gérer nombre de diffé-
de dirigeants familiers de ces thématiques et expérimentant pour eux-mêmes • rences: homme/femme; autodidaxie~primaire/études secondaires; français/
un mode de vie libéré: allemand; non-juif/juif; fidèle/exclue; ouvrier/employée-comptable, etc.
36. 27 mars 1931: "J'ai un désir vraiment fou, ma chérie, d'être près de toi, de t'embrasser réellement, Le << procès» au sujet de son divorce au sein du PCA 43, ses avortements, les
de t'aimer réellement. Je ne suis attiré par aucune autre femme que par toi ... Et pourtant je ne peux réactions de sa mère à son style de vie, sa réaction aux formules amoureuses
pas attendre "chastement" notre union tant de fois reculée mais si mes rêveries ont des conséquences
physiques ardlicie!les, je sens que cela me cause une véritable dégradacion physique er "morale"... • 40. A GRosSMANN, • German Communism and New Women • (Dilemmas and Contradictions), in
Est-ce propre au masculin se demande-t-il. Le désir d'une autre femme existe même s'il n'y pense Wômen and SocialiJm. Socialism and Wômen, Edited by H. GRUBBR and P. GRAVES, New York/
pas sans répulsion et tous deux semblent y avoir succombé au moins une fois, elle en juillet 1929, Oxford, 1998, p.135-168.
lui en juillet 1930. 41. Article. cité, p. 142.
37. Sur ces questions cf. le chapitre que Brigitte STUDER a consacré à « La femme nouveile " dans 42. Article cité, p. 145.
Le Siècle des communismes, Le Seuil, 2004, p.565-581. 43. La séparation avec Willy Geisenbergpasse par un divorce mais fàlt aussi l'objet d'une« inStruction»
38. Ibid, p. 573. interne au PCA. «Vendredi je t'écrivais de l'arbitrage devant le parti. Je n'aime pas raconter les
39. Laurent Frajerman, qui a consacré un mémoire à I'ITE perd sa trace après 1928 et le tournant évènements de ce soir-là. C'était tellement dégoûtant de voir • découvert" devant les juges du parti,
sectaire de I'IC et de l'ITE. Le Biographishes Handbuch zur Geschichte der Kommunistischen 3 camarades de la région berlinoise, toute ma vie de fèmme par un type comme Geisenberg qui
!nterntionale répertorie Ludwig Geisenberg, né en 1896, soit un an après Cilly. Un autre militant fàlsait un long discours pour fuire la preuve devant les camarades que je suis une femme immorale.
allemand se nomme Leo Geisenberg. Ce prénom se retrouve à plusieurs reprises dans la correspon- Je ne peux plus me souvenir de ce vendredi soir sans être dégoûtée. Tout notre amour sali et ces
dance de Cilly et il dispose d'un dossier de requête dans les Archives de la Ligue des droits de braves camarades, pères de familles et d'ailleurs allemands ne comprenaî[ent) pas comme[nt)
l'Homme (BDIC, dossier 245/1649). Est-ce un frère de Ludwig ou un parent? une femme, ayant un mari peut aimer un autre. On a ajourné le jugement er je ne sais pas comme

)')()
BERNARD PUDAL ET CLAUDE PENNETIER L'AUTO-ANALYSE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE

d'Albert Vassart, les effets éventuels sur la carrière de Vassart de sa dissidence Je te raconte cela parce que cela me préoccupe beaucoup, c'est le sort
brandleriste, pour Cilly; ses tendances dépressives, les incertitudes sur son d'une de mes amies et leur union était toujours fort heureuse » (Lettre
devenir professionnel, sa maladie, pour Albert Vassart, autant d'incidents de Cilly à Albert, 3 août 1928).
ou d'occasions qui conduisent à l'explicitation de leur conception du couple Ce cas d'école, si l'on ose dire, donne à Vassart l'occasion de livrer sa
communiste. Quelques exemples: conception du couple:
Craignant, ayant été exclue du PCA (juillet 1929), de jeter la suspicion
« Pourquoi es-tu tellement surprise par l'attitude du mari de ta cama-
sur lui, Cilly manifeste son inquiétude. La réponse de Vassart est l'occasion
rade H. Son aventure ne me paraît pas extraordinairement compliquée
pour lui de caractériser les couples communistes: mais au contraire bien« masculine», Le mari d'H. comme tous les hommes
"Je n'ai jamais dissimulé ta situation politique et quoique ''dans la ligne" -ou presque a besoin d'aimer la pu les femmes de différentes façons
j'ai indiqué que les conditions dans lesquelles tu avais été exclue étaient ou, si tu préfères, cherche à satisfaire des aspirations fort différentes. On
scandaleuses. J'ai également toujours dit que ton exclusion ne changeait peut dire qu'en général la femme <i !déale " doit posséder trois sortes
absolument rien à mes sentiments ni à la confiance politique que j'ai en de qualités pour plaire entièrement à un homme: 1) Affinité intellectuelle
toi. Et aucun militant ne m'a critiqué car, comme tu le sais, il n'y 2) Attrait physique. 3) Qualités ménagères. Quand l'une ou l'autre de
~ en France de ''responsables" qui aient su amener leurs compagnes ces qualités manque, l'union en apparence bien équilibrée du début est
participer au mouvement. La majorité, pour ne pas dire la totalité des bien vite boiteuse. Dans ces trois groupes de qualités la 1re et la 3' sont
femmes de militants, sont des ménagères plus ou moins sympathisantes; les seules vraiment durables. La deuxième au contraire peut changer
quelquefois, elles sont au Parti, même "employées" dans l'appareil, mais très rapidement car c'est celle qui est la moins résistante aux "influences
politiquement elles ne sont pas connues, elles n'ont pas de position, elles extérieures."
"suivent" ... et le plus souvent, elles suivent sans grande conviction et sans Il est tout naturel qu'à un moment donné le mari d'H. ait aimé sa femme
chercher à comprendre. entièrement. Mais il n'est pas surprenant qu'actuellement il ne trouve plus
Même "droitiste", rna Cilly, tu leur es infiniment supérieure en connais- auprès d'elle tout ce qu'il désire plus ou moins consciemment. Elle est
sance, en sincérité, en dévouement. Et je ne dis pas cela parce que je t'aime, pour lui une amie plutôt qu'une amante et personne ne peut dire, pas
en amoureux, mais parce que c'est absolument certain pour le militant que même l'intéressé, si cela pourra changer. I.:attrait physique qu'exerce sur lui
je suis. Par conséquent, il ne faut pas penser que tu me "compromettras" une autre femme n'est pas suffisant pour lui faire oublier toutes les autres
ou que tu me "gêneras" lorsque tu seras à Paris. Si je regrette ton exclusion, choses qui l'attachent à H.
c'est parce que c'est toi surtout qui risque d'en supporter les conséquences» Nous ne sommes encore arrivés à un stade d'évolution où l'on admet
(6 octobre 1929). que pour satisfaire aspirations un être humain peut avoir des
relations avec personnes ... I.:adultère reste toujours la consta-
Un autre incident va lui donner l'occasion d'une réflexion sur le tation et la condamnation de relations physiques alors que dans le monde
couple. Dans sa lettre du 3 août 1928, alors qu'elle co-habite encore avec intellectuel beaucoup d'unions "légitimes" couvrent des infidélités autre-
Willy Geisenberg, Cilly parle de son amie Hilve: ment profondes. S'il fallait dire ou dénombrer ce qu'est exactement l'adul-
« Hilve a aussi un fort chagrin. J'étais chez elle et elle rn'a dit que son mari tère entre deux êtres qui sont liés "légalement", si l'on avait la curiosité ou le
a aussi une autre femme. Elle n'est pas communiste, à 20 ans et ill' a dit à courage de rechercher pourquoi deux êtres se sentent attirés l'un vers l'autre,
Hilve quand elle était déjà malade, il ne voulait pas tromper sa femme. Tu il faudrait certainement élargir le sens du mot "adultère" car il est bien
sais c'est un camarade anglais. Hilve est complètement désespérée. Tu sais certain que "l'infidélité" intellectuelle est pour certaines personnes beaucoup
que j'aime beaucoup Hilve. Elle est une des femmes les plus intelligentes plus grave et plus c6rnplète que l'infidélité physique. Mais puisque nous
que je connais. C'est une chose très compliquée, car son mari ne veut pas n'en sommes pas encore là le mari de la pauvre H. a beaucoup de courage
vivre sans elle parce que toute sa vie intellectuelle est lié(e) avec elle mais il de poser la question comme ille fait. C'est un courage d'ailleurs inutile car
ne peut pas quitter l'autre femme qui l'a attiré physiquement. Que faire? il sera sans doute impossible à ton amie d'accepter le "partage" proposé. Je
J'étais complètement impuissante auprès de Hilve. Quand il aime une autre crois pourtant que c'est le seul moyen pour le moment. Avant de s'aban-
femme, pourquoi ne veut-ilia séparation de Hilve? Et quand il ne peut donner à l'idée de séparation, H. a une double bataille à mener. D'abord
pas quitter Hilve, pourquoi ne peut-il pas quitter l'autre femme? Je ne essayer de regagner son mari si toutefois elle l'aime assez pour
comprends pas encore bien et j'ai dit à Hilve qu'il faut être patiente. pardonner la "faute" qu'il a commise. Ensuite réfléchir elle-même et peser
----- les raisons pour lesquelles'elle reste attachée à lui. I.:aime-t-elle surtout physi-
on va juger, mais je sentais que ces hommes ne pouvaient pas cacher leur solid~ité avec G[eiseriberg].
quement ou au contraire parce qu'elle se sent intellectuellement beaucoup
qui érait aussi un homme. »

130 131
BERNARD PUDAL ET ClAUDE PENNETJER EAUJD-ANALYSE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE

d'affinités avec lui. Dans l'un ou l'autre cas elle pourrait peut-être ou elle ne si elle a tort ou raison de "suivre" les enseignements d'un tel guide >>

pourra pas tolérer l'infidélité partielle de son mari » (9 août 1928). (29 septembre 1929) 45.

À cette conception, étonnamment« moderne>> du couple, qu'on ne Sans qu'on puisse ici, malheureusement, reprendre l'intégralité des faits
saurait comprendre sans l'associer aux « théories » subversives en cours au qu'elle relate avec force détails, notons cependant que Cilly n'hésite pas à
sein du mouvement communiste dans les années vingt, dont témoigne rendre compte de son avortement de septembre 1928, six mois après
encore la publication de l'ouvrage d'Hoernlé en 1933 44 , il faut adjoindre un précédent avortement, avouant son angoisse tout en récusant l'idée
des attitudes dont Vassart sait lui-même qu'elles sont plus traditionnelles et qu'Albert Vassart serait responsable de cet état de choses dont la nature,
qu'il impute aux dérives de son « amour »: seule, veut qu'elle affecte les femmes.

« Je me sens tellement "pauvre" pour te donner ce que ru aurais


besoin à tous les points de vue que c'est dans cette impression de "pauvreté" Lectures romanesques et co-constr~ction du couple
qu'il faut voir l'origine de mes hésitations et de mon peu d'audace pour
te prier de venir près de moi... Je ne suis vraiment pas "révolutionnaire" Sans doute pour parfaire sa connaiss;nce de la langue française mais
pour tout ce qui concerne notre amour, je crains même d'avoir sur ce aussi parce que tous deux sont manifestement de grands lecteurs 46 , leur
point une conception "petite-bourgeoise" du ménage que je voudrais
installer pour toi et avec toi. L:amour et la misère me paraissent person-
correspondance est émaillée de leurs échanges sur les livres qu'ils lisent en
commun et qu'ils s'expédient. Les romans choisis semblent l'être en effet ,,
nellement assez naturels, mais il me semble que notre amour a besoin pour l'écho qu'ils peuvent avoir sur tel ou tel aspect du clavier de leurs
d'un certain cadre pour vivre et pour se développer. Ce 6e de la rue différences: Axelle de Pierre Benoît47 pour la relation entre un français et
Rottemb. ne me parait pas pouvoir être le cadre et j'en suis un peu attristé» une allemande (par analogie Jérôme, 60° latitude Nard de Maurice Bedel
(12 septembre 1929). aussi); Ô man gaye! 48 de Sarah Lévy pour la relation entre un non-juif et
Notons qu'ils mettront en application leur conception du couple en une« juive» (notons que dans le questionnaire qu'elle remplit à Moscou,
s'avouant mutuellement leurs relations avec d'autres partenaires et en Cilly, à la question sur sa nationalité, répond comme il est d'usage de le faire
réussissant à distinguer, après de longs échanges, ce qui ressortit aux en URSS:<< Juive»). D'autres ouvrages, Le Dieu des corps de Jules Romain,
exigences souvent irrépressibles du désir sexuel « physique >> et ce qui relève Climats d'André Maurois ou Les essais sur la sexualité de Freud renvoient à
du « couple ». La modernité de leur relation de couple, on peut aussi la leur<< gestion >> de leur relation amoureuse, en particulier la découverte pour

:~
saisir dans leur échange sur Freud. Cilly du plaisir sexuel.

« L'ouvrage du D' Freud qui a pour titre Essais sur la théorie de la sexualité. lu La famille Perlmutter et c'est, en effet très intéressant quoiqu'as-
« J'ai
Ce livre ne m'a pas appris grand chose, mais comme je le lisais avec toi, sez loin de la réalité. Il y a d'ailleurs dans tous les ouvrages de Panaït 49
j'étais quand même très heureux d'y trouver la confirmation en même temps un curieux mélange d'observation aiguë sur les êtres et les choses en même
que l'explication des sentiments assez complexes qui sont à l'origine de 45. Le 2 octobre 1929, Cilly met les choses au point sur Freud: « Quant à Freud, tu te trompes mon
routes les manifestations du désir et des caresses chez les êtres normaux Albert. Je ne suis pa.s trop adhérente de la psychanalyse- au moins pa.s sans réserves. Il y a dans
comme chez les anormaux: Peut-être l'as-ru déjà lu? Il doit être très connu cette doctrine beaucoup de juste, mais Freud est un savant bo11tgeois et il ne connalt pas ou ne sait
pas ba.ser sa doctrine sur le matérialisme hlstorique. Il y a quelques mois que le chef de notre groupe
en Allemagne car le sujet est traité avec la méthode psychanalytique ...
Thalheilmer [Auguste Thalheimer] a prouvé cela dans un article excellent qui à cet époque là encore
Je vais maintenant chercher les autres ouvrages de Freud car je veux me paraissait dans Rorhe Fahne. Cela ne m'empêche pas de reconnaltre que sur quelques questions
familiariser avec la théorie des "Complex" qui te sert à expliquer l'ori- essentielles de la vie sentimentale et intérieure des êtres humains Freud a eu des idées très justes.
gine et le développement de tes sentiments. Lorsque j'étais anarchiste, Mais on ne peut pas seulement expliquer la mentalité d'après la' psychanalyse sans prendre égard au ,'j
milieu et à l'ambiance sociale. Mais tu as raison de lire ces choses, il faut les connaître. Écris-moi
ces problèmes m'intéressaient beaucoup. Maintenant, le matérialisme m'a encore une fois sur ce sujet et dis-moi si tu es d'accord avec moi ou si j'ai tort"·
détourné de ces questions: mais comme je suis aussi follement amoureux 46. Cilly est ainsi en état de proposer une sorte de panorama de l'évolution de la littérature
et que ma tant aimée est une "disciple" de Freud, je veux essayer de savoir allemande à la demande de Vassart, ce qui implique, on s'en doute, une familiarité certaine avec
celle-ci.
44. HoERNLÉ Edwin, L'éducation bourgeoise et l'éducation prolétarienne, ESI, paris, 1933 (préface de 47. Pierre Benoît est un écrivain de droite, auteur de romans d'aventure comportant un certain érotisme.
Masson alia.s Victor Fay). Edwin Hoernlé, dans son ouvrage, généralise à la famille cette fonction Ses héroïnes, qualifiées de " bacchante • ou d'« amazone , conduisaient les hommes à leur perte.
insidieusement muti\an-œ de la relation pédagogique« traditionnelle"· La famille est" un allié invisi- 48. 1929.
ble de \a bourgeoisie "• affirme-t-i\, \es relations les plus fréquentes re\èvem de fautoritarisme: • Le 49. Il s'agit bien sûr de Panaït Istrati, encore en cour dans le monde communiste, juste avant qu'il ne
commandement se substitue automati(\uemem à \a paro\e convaincante, \a conection à \a~<"'.....,''""· publie Mm l'autre flamme (3 vol., 15 octobre, 1" novembre et 15 novembre 1929) à la NRF (le
amicale, \a (\llete\\e netveuse à \a <ii rection patiente. 'Brel \a comrai.me reml?\aœ \a c.amuad.erie. deuxième volume est en réalité de Victor Serge et le troisième de Souvarine).
BERNARD PUDAL ET CLAUDE PENNETIER L'AUTO-ANALYSE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE

temps qu'une grande part de fantaisie et de pure imagination ... », etc. le petit Jean qui l'a vu sur ma table disait en riant: "que le camarade Vassart
(26 août 1928). s'intéressait d'une façon surprenante des juifs, depuis un certain temps", et
«Je suis heureux que tu aies trouvé quelque intérêt à lire Axelle. l:auteur il voulait l'emprunter» (28 février 1929).
n'est pas un écrivain populaire, bien au contraire. Il a écrit des romans
Les lectures enfin sont propices à l'explicitation de leurs différences
considérés comme des chefs d'œuvre; entre autres !:Atlantide qui a connu
culturelles. Vassart craint, n'étant qu'un « primaire )), de lui être inférieur
en France un grand succès ... Je t'ai déjà parlé un peu des deux autres livres.
Mon amour, où es-tu et ]iréime. Ce sont deux livres récemment parus. dans l'explication de texte et Cilly s'emploie à le rassurer en distinguant
Mon amour a été couronné par l'Académie Française. Jérôme a obtenu le «l'instruction>> de« l'intelligence» et en se moquant gentiment de lui qui,
prix Goncourt. Ni l'un ni l'autre de ces livres ne mérite une telle distinction tout en répudiant tout penchant à l'intellectualité, n'en écrirait pas moins,
carils ne .peuvent supporter la comparaison avec d'autres livres qui sans à ses yeux, de bien jolies<< dissertations 51... >>
avoir été« couronnés>> leur sont beaucoup supérieurs. Mais comme tu m'as Albert Vassart, comme l'atteste cette èorrespondance, s'est résolu, comme
demandé des livres récents je cherche pour te les envoyer ceux dont on parle beaucoup d'anarcho-syndicalistes, à la« ~écessité >>d'un outil discipliné, le
actuellement 50 » (6 septembre 1928). Parti, mais il n'investit pas celui-ci d'une fonction surmoïque ou comme
«Je suis heureux que Le Dieu des corps t'ait intéressé. Je craignais qu'il ne objet, au sens psychanalytique du terme, ni ne peut se réfugier dans une
te choque un peu car il y a des détails que les gens bien pensants appelle- posture cynique. D'où l'extrême importance chez lui d'un accord intellectuel
raient« perversité». Moi, il m'a paru profondément humain: j'ai retrouvé
au Parti qui procède à la fois d'un investissement dans la théorie et d'une sorte
en le lisant bien des choses que j'ai éprouvées chaque fois que j'ai eu le
d'auto-analyse critique dont sa relation avec Cilly, sur une autre scène, fait
bonheur, sous des formes plus diverses et toujours renouvelées qu'il n'y a
entre les deux amants du livre ... Je t'enverrai Lucienne s'il existe toujours en aussi l'objet. Tout donne à penser qu'il s'agit bien là d'une disposition parti-
librairie mais ce n'est pas dans ce livre que tu trouveras les confidences de culièrement enracinée, qui aurait éventuellement pu le conduire à prendre
la femme. C'est la vie de la jeune fille et je crois que les impressions de la la tête d'une opposition s'il n'avait ressenti l'illégitimité de cette prétention.
femme paraîtront dans le livre annoncé Quand le navire» (7 mars 1929). Telle est du moins l'hypothèse que le faisceau d'indices que nous avons
reconstitué permet de suggérer. Pris au piège de ces impossibilités, lui restent,
Bien loin de limiter leurs lectures romanesques aux auteurs conseillés
comme ille reconnaîtra lui-même, le repli au sein du Parti sur des postes
ou connus pour leur proximité au mouvement communiste, Albert Vassart
plus techniques et l'espoir que les choses évolueront favorablement.
et Cilly prospectent la littérature « dont on parle »: Colette est à ce titre
mentionnée en passant. Certes, elle a lu Colas Breugnon de Romain Rolland
et Vassart lui propose de lire la trilogie de Jules Vallès (L'enfant, Le bachelier, Les autobiographies de parti de 1932 et 193352
L'insurge}, mais ils ne s'interdisent aucun roman dont ils peuvent penser
Nous ne détaillerons pas ici les deux ACI que rédige Albert Vassart
que la lecture les incitera à discuter de leur relatidn. 0 mon goye! de Sarah
en 1932 (mais étrangement datée de 1931 53) et en 1933, cette dernière
Lévy, dont les deux « héros » appartiennent aux classes dirigeantes vaut à
renvoyant à la précédente que Vassart estime plus détaillée. Nous en retien-
Albert Vassart qui l'a offert dédicacé, une« mise au point'' de Cilly sur la
bourgeoisie juive. 51. Dans le questionnaire biographique qu'elle remplit à Moscou en 1934 alors qùelle accompagne
Al ben Vassart et qu'elle est correspondante du magazine Regards, Ciliy déclare deux enfunts de son
« 0 mon Goye »... livre petit-bourgeois... Elle y reconnaît parfaitement mariage avec Willy (ludwig) Geisenbetg et se .dit comptable de profession. Ses parents sont, dit-elle,
son milieu d'origine... « mais c'est tellement loin et passé depuis longtemps des« petit-bourgeois et elle est de nationalité "Juive" et de citoyenneté "Française". Elle dit avait
achevé des études secondaires en Allemagne et parler le français, l'allemand et l'anglais, "imparfai-
que je ne puis point comprendre les soucis de cette femme (Sarah), etc. >> tement". Embauchée le 15 novembre 1934, elle sera débauchée le l" mai1935. Elle s'explique
longuement dans une lettre au CC du Parti Communiste Allemand datée du 25 mars 1932 où elle
Elle répond à sa dédicace que nous ne connaissons malheureusement demande sa réintégration au PC sur son oppositiotL Tout en reconnaissant une« grave faute et que
pas: les suppositions avec lesquelles j'ai adhéré au groupe Brandler étaient absolument fausses "• elle
détaille ses positions sur différentes questions en litige (la question syndicale, celle du Front unique,
« Mais cette inquiétude me vient très rarement. Nous sommes bien fuit la question de l'appréciation de la social-démocratie, celle du danger de guerre, etc). Elle obtient sa
l'un pour l'autre, mon chéri, et je n'ai jamais songé qu'il y a entre nous réintégration en janvier 1933 et, grâce à Vassart, accéde à un poste de collaboratrice au bulletin de
-communistes tous les deux- quelque différence de religion (nous n'en la Caisse des syndicats de France.
52. Les responsables des cadres ne sont pas exemptés de l'exercice autobiographique et souligner son
avons plus) ou de race. Mais naturellement ce livre était très intéressant et goût pour les« belles biographies., celles qui se livrent, qui explicitent, qui donnent à penser.
----- 53. Ce n'est pas un cas unique. D'autres Autobiographies de Parti sont antidatées, .des faits présentés
50. li s'agit de jérôme, 60 latitude Nord, de Maurice Bede!, Prix Goncourt 1927. Axelle et l'Atlantide
sont de Pierre Benoit. Le Dieu des corps dont il parle un peu plus loin dans la correspondance est dans la notice étant postérieurs à la date. Nous n'avons trouvé aucune explication convainquante
de Jules Romains. de cette constatation.

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BERNARD PUDAL ET CLAUDE PENNETIER L'AUTO·ANALY.SE D'UN DIRIGEANT COMMUNISTE ET D'UN COUPLE COMMUNISTE

drons principalement quelques élémenrs de la stratégie discursive qu'on Vassart tirait un bilan amer de son expérience militante, l'« expérience
peut déduire au regard des confidences faites quasi simultanément à Cilly. d'un métallo de tempérament libertaire devenu non un "robot" mais
S'il ne dissimule pas ses désaccords politiques, il insiste sur le fait qu'ils un apparatchick, un révolutionnaire professionnel, mettant le parti
n'ont jamais constitué un point d'appui à un quelconque travail fractionnel, au-dessus de tout sans jamais cesser de chercher à comprendre et qui a tenu
ce qui, dans cette période de dénonciation du « groupe», serait évidemment jusqu'au moment de la nausée pour constater à retardement qu'il avait pris
l'impardonnable faute. Mais il ne reconna1t pas qu'alors qu'il s'apprêtait à une mauvaise route et lutté pour un idéal progressivement dénaturé>> (note
quitter le Parti communiste, Cilly l'encourageait à rester au Parti et à d'A. V. pour une conférence au Cercle Zimmerwald, le 27 janvier 1957).
chercher des alliés au sein du Parti... autrement dit à s'engager dans le travail S'il s'agit d'un récit de vie, cette vie s'arrête en 1934, quand Vassart ne se
fractionnel. Il ne dit mot du fait qu'il a effectivement réfléchi à cette considère plus comme un témoin privilégié du groupe dirigeant. Il ajoute
hypothèse, puis qu'ill' a écartée. un addenda, cependant, par un témoignage sur le processus de décision qui
« Depuis mon entrée au Parti je n'ai jamais fait partie d'une opposition conduisit aux politiques de Front Populaire où il se donne un rôle clef: ne
organisée. Mais j'ai fait de l'opposition à la ligne du Parti principalement à fut-il pas dans cette période le représentànt du Parti communiste français
partir de mars 1930 et jusqu'après le 11 • Exécutif de l'I. C. Ma position a été auprès de l'IC. Témoin sans doute trop conscient du caractère énigmatique
condamnée à la Conférence nationale de mars 1930- où j'étais rapporteur de cette histoire, et rétif aux facilités dénonciatrices, Vassart se réfugie dans
sur le travail syndical- et à la Conférence nationale de mars 1931 ainsi que un récit factuel qui ne répond à aucun horizon d'attente: ni pamphlet
par plusieurs C. C. » (ACI, 1931-1932). vengeur ni acte d'accusation mais récit élagué, fondé sur ce qu'il a person~
nellement vécu et sur les responsabilités qu'il a effectivement exercées. Le
Son penchant pour l'auto~analyse se manifeste néanmoins dans l'ACI
manuscrit, reprographié, passera de mains en mains, bénéficiant de ce statut
lorsqu'il propose lui~même une évaluation de ses compétences qui met
incertain de document sur la « vie intérieure >> du Parti communiste à
l'accent à la fois sur l'étendue de ses connaissances et sur le doute quant à
une époque où le secret de Parti tenait lieu, pour les uns, de devoir d'auto-
la« qualité >> de ses connaissances. On est là certainement au cœur d'un des
censure et pour les autres de signe démonologique, de mystère à percer,
dilemmes du cadre dirigeant communiste:
c'est-à-dire à entretenir. .
«Mes connaissances marxistes sont très limitées. J'ai fréquenté l'école de Au terme d'une vie où ses croyances communistes, objets d'ajustements
Bobigny. Avant et depuis j'ai lu passablement: à peu près tout ce qui existe formateurs d'abord puis\d'ajustements traumatiques jusqu'à leur abandon,
d'œuvres marxistes en langue française. Mais évidemment "avoir lu" ne Albert Vassart s'attarde sur sa philosophie, qu'il nomme« dialectique», dans
peut pas signifier avoir étudié de façon approfondie. Comme connaissances
laquelle il voit une dimension structurante et permanente de sa « person-
générales, je suis un primaire. ]'ai quitté l'école à 11 ans avec un certifi-
nalité >>, sous-jacente à ses prises de position successives. Il y consacre
cat d'études. Depuis j'ai lu mais toujours sans étude systématique. Je ne
trois pages (p. 76-78) de ses Mémoires.
me connais pas d'aptitudes particulières. Je peux écrire assez correctement
un article. J'étais un agitateur passable avant d'être arrêté par la maladie. Le « Finalement, grâce à Kurella, j'ai appris à Bobigny que la méthode d'ana-
terrain sur lequel je me sens le plus à l'aise est certainement le travail syndi~ lyse marxiste était basée sur quatre règles fondamentales:
cal. Je n'aime pas beaucoup parler des choses que j'ignore ou que je connais Rien dans le monde n'est absolument immobile ou définitivement
à moitié seulement. C'est sans doute pour cela que j'ai pu faire quelque- fixé. Tout évolue et subit des transformations (naissance, croissance, déclin,
fois des discours reconnus bons. Mais ce goût des choses précises n'est pas disparition). I.:analyse marxiste se propose et permet de prévoir le sens et
toujours une véritable qualité pour un militant>> (ACI, 1931-1932). les étapes de ces transformations.
- Rien dans le monde n'est isolé. Il n'y a pas de développement absolu-
Les Mémoires ment autonome. Tout subit l'influence du milieu qui l'entoure et exerce aussi
une influence sur ce milieu. Par conséquent, il faut toujours voir les choses
Dernier type d'ego-document, les Mémoires 54 • I.:homme qui les rédige dans leur ensemble; analyser non seulement chaque question« en soi,, mais
ne dit mot de ses motifs ni de son projet mémoriel. Ces Mémoires ne en la rattachant à une époque, un milieu social, un pays réel, etc.
I.:analyse marxiste permet de discerner ce qui est essentiel ou secondaire
comportent pas d'introduction et il n'est pas certain qu'il ait lui~même
pour une question et dans un milieu donné ce qui peut favoriser ou contre-
donné ce titre: le paratexte fait donc étrangement défaut. On sait qu'Albert carrer l'évolution dans le sens du progrès économique, politique ou social.
54. Sans date, 426 pages. On dispose de plusieurs versions à .la dactylographie différente mais au - Rien dans le monde ne se développe selon une harmonie préétablie. Le
content\ \dent\q_ue. rythme de l'évolution est inégal, contradictoire. Ce développement inégal
BERNARD PUDAL ET CLAUDE PENNETIER

et contradictoire entraîne des modifications continuelles dans le rapport des


forces; il provoque dans des domaines très différents des crises de différente
nature.
-Dans une société divisée en classes, ayant des intérêts opposés, il n'y
a pas de neutralité ni d'opinion "au-dessus de la mêlée", il ne s'agit pas de
choisir entre ce qui est bien ou mal selon les règles de la morale "bourgeoise",
morale de la classe dominante qui opprime le prolétariat mais de se placer
toujours au point de vue des intérêts historiques de la classe ouvrière chaque
Vhistoire des marxismes revisitée
fois qu'il faut prendre position sur une question. » La biographie collective des intellectuels philosoviétiques
Cet intérêt pour la méthode d'analyse marxiste, on en retrouve effecti- de l'entre-deux-guerres
vement la trace dès 1926, dans sa brochure sur la stratégie des grèves, mais
aussi dans sa correspondance avec Cilly. Celle-ci se remémore avec Isabelle GouARNÉ
une certaine admiration ses propos sur la dialectique marxiste. Il n'est pas
interdit non plus de voir dans son amitié pour Georges Politzer l'effet
d'une certaine attirance pour la philosophie. Cette attention au« change- «Découverte du marxisme»,« initiation au matérialisme dialectique»,
ment » structure aussi une auto-réflexivité vraisemblablement assez rare. « prise de contact direct avec l'œuvre de Marx )) : c'est bien souvent par ces
ln fine, malheureusement, tout se passe comme si «l'évolution dialectique )) termes que les universitaires et les scientifiques français se rapprochant du
dont il a été,l'« objet)) et le «sujet)) gardait sa part d'irréductible opacité. Parti communiste qualifieront, dans les années 1930, la réorientation intel-
lectuelle à laquelle leur engagement politique les aurait conduits. Ces expres-
sions peuvent au premier abord étonner, puisque ni Marx ni Engels n'étaient
alors des inconnus parmi les intellectuels français de l'époque 1• Elles invitent
cependant à interroger les ruptures qu'a introduites dans les traditions de
pensée et les pratiques de recherche le ralliement de fractions importantes
du monde universitaire-scientifique français au communisme soviétique.
Cette question fut de fait sous-jacente à l'enquête que j'ai menée, dans
le cadre de ma thèse, sur les rapports emre les milieux universitaires-
scientifiques français et le monde communiste 2 • Dès les débuts de cette
recherche, la méthode biographique s'était imposée comme une entrée
privilégiée. Le travail qu'avait réalisé Nicole Racine avec Michel Trebitsch
et d'autres dans le cadre du Maitron. Dictionnaire biographique du mouve-
ment ouvrier/mouvement social, dirigé par Claude Penn etier, offrait, il est
vrai, une importante base de données prosopographiques. ranalyse biogra-
phique apparaissait, en outre, comme une voie de compréhension des
rapports entre engagement politique et production savante, le retour au
plus près des itinéraires individuels permettant de restituer le sens
d'un engagement politique, souvent perçu comme une mise en cause
pratique des normes et des valeurs académîques3.
1. C. PROCHASSON, «!:invention du marxisme français,, dans J.-J. BECKER, G. CANDAR (dir.), Histoire
des gauches en France, Paris, La Découverte, 2005 [2004), vo!.l, p. 426-443.
2. Cf. I. GouARI<É, L1ntroduction du marxisme en France. Philosoviétique et sciences humaines, 1920-1939,
Rennes, PUR, 2013. .
3. Voir, par exemple, les études de cas proposées par V. CHMŒARLHAC sur Lévi-Strauss ou par F. DENORD
et X. ZuNIGO sur Charles Bettelheim. V. CliAMilARLHAC, « Lévi-Strauss en socialisme·., Cahiers
d'histoire.. Rcvue d'ht'stoire critique, n"lOl, avril-juin 2007, p.83-99; F. DENORD,··Xavier ZuNIGO,

138 139
L'HISTOIRE DES MARXISMES REVISITÉE
ISABELLE GOUARNÉ

S'il visait initialement à comprendre les rapports que les universitaires et floues, fluctuantes et extensibles. La délimitation de la population impli-
scientifiques avaient pu nouer avec l'institution partisane communiste, le quait également une vision claire de ce qu'était un intellectuel-scientifique.
recours à la méthode biographique a permis finalement de mettre au jour Or, adopter les critères académiques, socialement légitimes, était probléma-
ce qui fut un des principaux canaux d'introduction du marxisme dans le tique dans le cadre d'une histoire du communisme, puisque ce mouvement
monde académique français, en particulier dans l'univers des sciences politique avait proposé une nouvelle conception de la science, ce que
humaines et sociales. On peut considérer, en effet, qu'à la fin des années 1930, Frédérique Matonti avait appelé une « épistémologie engagéé ». Dès lors,
le marxisme y est enfin introduit, parce qu'il donne alors lieu à un véritable où situer les dirigeants communistes qui se présentaient eux-mêmes comme
programme de recherche et a donc acquis une « valeur opératoire 4 ». En des théoriciens et des savants? Que faire des philosophes qui, avec le
revenant sur les différentes étapes de cette enquête, l'objectif sera donc ici marxisme, revendiquaient une posture scientifique? Que faire aussi des intel-
de montrer comment ce choix de méthode, en ouvrant de nouvelles lectuels peu reconnus dans l'univers académique, comme les instituteurs,
questions de recherche, a été un moyen de revisiter l'histoire des marxismes qui avaient fortement contribué à la production culturelle communiste?
en France. · Toutes ces questions étaient révélatrices des présupposés dans lesquels
l'approche prosopographique risquait d'enfermer le questionnement socio-
logique: délimiter la population renvoyait à des enjeux de définition qui ne
Faire la biographie collective
pouvaient être réglés au préalable, sans risquer de gommer les luttes symbo-
des intellectuels philosoviétiques
liques dont ils avaient fait l'objet. C'est donc, au contraire, le travail de
La prosopographie (ou biographie collective) consiste, comme le rappelle construction d'une image relativement cohérente et unifiée de l'intellectuel
Christophe Charle, à « définir une population à partir d'un ou plusieurs scientifique communiste qui est dès lors apparu comme l'objet principal de
critères et [à] établir à son propos un questionnaire biographique dont les ma recherche.
diverses variables ou critères serviront à la décrire dans sa dynamique sociale, Ce renversement du questionnement sociologique entraînait une redéfi-
privée, publique voire culturelle, idéologique ou politique selon la popula- nition de ma stratégie de recherche. Redéfinition d'abord de la période
tion et le questionnaire retenus 5 ». Étape décisive dont découle la suite de étudiée: alors qu'à l'origine, l'enquête prosopographique avait porté sur
l'enquête, la définition de la population à étudier a buté, au cours de ma une période large, allant de la formation du Parti communiste dans les
recherche doctorale, sur une série d'obstacles méthodologiques, m'obligeant années 1920 jusqu'à la crise symbolique ouverte par le Congrès du xxe
à redéfinir l'approche sociologique que j'avais initialement adoptée et qui PC(b) d'Union soviétique, c'est désormais sur l'entre-deux-guerres qu'il
visait, à partir d'une étude prosopographique des milieux universitaires- convenait de centrer mes investigations pour comprendre comment s'étaient
scientifiques communistes (des années 1920 aux années 1960), à examiner construits les rapports entre le monde universitaire-scientifique français et
les modes d'articulation entre investissement militant et activité savante. le monde communiste, dont les différentes composantes (en particulier, le
Parti communiste français, l'État soviétique et l'Internationale communiste)
étaient alors en voie de formation. Redéfinition ensuite de mon terrain
Enjeux de méthode et questions de recherche:
li'llvhl.lt d'enquête: confrontée aux difficultés soulevées par la définition a posteriori
la définition de la population à étudier
d'une population d'intellectuels-scientifiques communistes, ma démarche
~ tllillalt
Circonscrire la population à étudier, cette opération simple en apparence, a été de les contourner en prenant pour objet un groupe qui avait réelle-
eq~
ment existé; la question des contours de la population à étudier était ainsi
:m~~~l soulevait en fait, sur ce sujet, de nombreuses questions. D'abord, quels
critères politiques retenir? De toute évidence, le critère de l'adhésion au réglée de façon empirique, en suivant les frontières réelles du groupe.
! lillilllt1i
Parti communiste était beaucoup trop restrictif: il revenait à exclure de C'est en adoptant cette double orientation de recherche que j'ai été
'.1~1 l'enquête tous ceux qu'on appellera, à partir des années 1930, les« compa-
gnons de route », catégorie dont les frontières, du reste, apparaissaient
amenée à recentrer mes investigations sur la Commission scientifique du
Cercle de la Russie neuve, ce collectif d'intellectuels dont les liens avec le
monde communiste avaient été matriciels et qui avait rassemblé, entre 1932
«Révolutionnairement vôtre. Économie marxiste, militantisme intellectuel et expertise politique chez
Charles Bettelheim "• Actes de la recherche en sciences sociales, 158, juin 2005.
et 1939, une quarantaine de membres actifs 7 • Le Cercle de la Russie neuve,
4. Sur cette notion d'introduction en histoire des sciences, cf. Y. CoNRY, L'introduction du darwinisme
en France au XIX siècle, Paris, Vrin, 1974, chap.1". 6. F. MATONTI, «La colombe et les mouches. Frédéric Joliot-Curie et le pacifisme des savants "• Politix,
5. C. CHARLE, " Prosopography (collective biography) ,, dans International Encyc/opedia of the Social n'58, 2002, p. 109-140.
and Behavioral Sciences, Oxford, Elsevier Science Ltd, 2001, vol.l8, p.l2236-l224l. 7. La liste des membres figure à la fin du chapitre.
ISABELLE GOUARNÉ L'HISTOIRE DES MARXISMES REVISITÉE

en effet, fut lancé en 1927 par des intellectuels français de gauche et avec («Sciences en pays fascistes et en pays soviétiques,, 1936-1937), ensuite
le soutien de l'URSS, par l'intermédiaire de sa Société d'échanges culturels dans une perspective diachronique (« Progrès des sciences en URSS ))'
avec l'étranger (la VOKS 8). Sophie Coeuré, avait déjà montré l'importance 1937-1938).
politique que la VOKS attribuait à cette association, dont l'objectif était de Avec ces activités, la Commission scientifique du Cercle de la Russie
mieux faire connaître « les réalisations soviétiques » dans les müieux intel- neuve, initialement perçue comme un centre d'information sur la science
lectuels français et d'y créer un mouvement de sympathie à l'égard de soviétique, a finalement formé un véritable collectif, doté d'un style de
l'URSS 9• Regroupant surtout initialement des intellectuels-littéraires, le pensée particulier, perçu comme« marxiste"· Cette étiquette était de fait
Cercle de la Russie neuve se consacrait pour l'essentiel à la diffusion de films revendiquée par c: groupe d'intellectuels qui, en 1935 et 1937, avait
soviétiques, et ses activités restèrent peu intenses. En 1932, cependant, la fait paraître, aux Editions sociales internationales, une des principales
VOKS se montra soucieuse de redynamiser cette association et décida de maisons d'édition du Parti communiste français, deux volumes intitulés
la restructurer: une commission scientifique fut alors créée, en même temps À la lumière du marxisme. Ces publications témoignent du processus
que des commissions cinématographique, théâtrale etéconomique 10 • Elle d'insertion partisane que connaissait alors la Commission scientifique du
fut, dès ses débuts, dirigée par le psychologue Henri Wallon, et le physicien Cercle de la Russie neuve et qui aboutira en 1939 au lancement par le
Paul Langevin en accepta la présidence d'honneur à la fin de l'année 1932. Parti communiste d'une nouvelle revue, destinée au monde universitaire-
Elle avait pour but d'étudier et de faire connaître l'activité de l'URSS dans scientifique et intitulée La Pensée: cette revue sera désormais porteuse
le domaine scientifique, « en opposant à l'esprit de dénigrement et de d'un programme distinctif, celui du « rationalisme moderne », dans
mensonge, qui trop souvent encore travestit les résultats et les tendances, lequel se reconnaîtront des fractions nombreuses du monde universitaire-
un esprit de, sympathie vigilante sans laquelle il n'est pas de compréhension scientifique français
possible 11 )),
Très rapidement, la Commission scientifique rencontra un succès impor- Analyse de réseau et étude des biographies individuelles
. tant et devint la commission du Cercle la plus active et la plus nombreuse 12•
Espace de sociabilité pour les scientifiques et universitaires favorables à la Revenir sur l'histoire de la Commission scientifique du Cercle de la
Russie nouvelle, mais pour la plupart non adhérents du Parti communiste Russie neuve offrait, on le voit, une entrée privilégiée pour comprendre
français, elle constitua un lieu de discussion sur la nouvelle science sovié- comment s'étaient noués, dans l'entre-deux-guerres, les rapports entre
tique et la perspective marxiste dont elle se revendiquait. Quatre cycles de monde communiste et milieux universitaires français. La taille de ce groupe
conférences y furent organisés. Le premier portait sur « les rapports emre permettait, en outre, d'articuler l'analyse de son itinéraire collectif avec
science et technique >> ( 19 3 3-19 34) : il visait à interroger, dans les différentes l'étude approfondie et systématique des itinéraires individuels de ses
disciplines, la prétendue objectivité de la science, l'idée d'une« science pute membres. Cette enquête biographique devait, dans un premier temps,
et neutre » étant alors fortement contestée dans le discours soviétique qui permettre de repérer les différentes familles de trajectoires qui, dans les
insistait, au contraire, sur le conditionnement social de l'activité savante. années 1920 et 1930, avaient mené à l'engagement philosoviétique. Il
Le second cycle de conférences, organisé en 1934-1935, était lui consacré convenait pour cela de restituer les itinéraires individuels dans leurs diffé-
à « K. Marx et la pensée moderne >>: l'objectif était ici de faire dialoguer et rentes dimensions (histoire sociale familiale et individuelle, itinéraire
de confronter la pensée marxiste à celles d'autres philosophes, notamment scolaire et intellectuel, trajectoire militante, activités professionnelles,
français (Descartes, Meyerson, Bergson, Durkheim et d'autres). Enfin, les notamment), en mobilisant des sources variées, de première et de
deux derniers cycles de conférences furent centrés sur la science soviétique, seconde main: dictionnaires et études biographiques, notices nécrologiques,
envisagée d'abord dans une perspective comparative avec les pays fascistes témoignages et récits autobiographiques, mais aussi dossiers de scolarité et
8. VOKS est l'abréviation russe de Vsesojuznoe ob!eestvo kulturnoj sryazi s zagranicej. de carrière, archives de police, archives d'organisations politiques et d'ins-
9. S. CoEuRÉ, la Grande lueur à l'est. les Français et l'Union soviétique, 1917-1939, Paris, Le Seuil, titutions scientifiques, fonds privés d'intellectuels, etc.
1999, p.192-204 notamment.
10. Dans le courant de l'année 1932, d'autres commissions seront créées dans les domaines suivants:
Le recours à l'analyse de réseau 13 s'est ici imposé comme une méthode
littérature, beaux-arts, architècture, droit. de mise en ordre de cet ensemble hétérogène de données biographiques.
11. Présentation de la Commission scientifique du Cercle de la Russie neuve, février 1934. Rapport Elle offrait, en effet, une grille d'analyse simplifiée, permettant de classer les
a
adressé la VOKS. F. 5283, Op. 7, D. 178 (GARF).
12. Ses réunions rassemblent régulièrement une cinquantaine de membres. Dès 1932, trois sous- 13. Sur .cette méthode, voir le bilan· critique de C. LEMERCIER, "Analyse de réseaux et histoire », Revue
commissions médicale, pédagogique er juridique- sont créées et deviennent autonomes. d'histoire moderne et contemporaine, 52-2, avril-juin 2005. p. 88~ 112.

142 143
ISABELLE GOUARNÉ

membres du groupe en fonction des espaces sociaux qu'ils avaient fréquentés


avant de s'engager à la Commission scientifique du Cercle de la Russie
neuve. Six types de relations ont été distingués, en tenant compte à la fois
des liens d'interconnaissance et d'înterreconnaissance qui unissaient les
membres du groupe avant 1932 14 : les relations familiales; les relations de
type scientifique ou professionnel; les relations politico-intellectuelles, c'est-
à-dire les liens noués dans des espaces politiques propres aux intellectuels,
comme les revues (Europe, Clarté, Revue marxiste, par exemple); les liens
syndicaux; les relations dues à des sociabilités d'école (ENS et Polytechnique);
enfin, les liens maçonniques. La représentation graphique que propose le
logiciel d'analyse de réseau (UCINET) à partir de ce repérage donne une
image cartographiée des relations qui liaient initialement les membres de la
Commission scientifique du Cercle de la Russie: elle permet d'identifier des
sous-ensembles d'acteurs, qui présentent un même profil socio-relationnel
et donc probablement des itinéraires biographiques semblables 15 • Ainsi
utilisée, l'analyse de réseau fournissait un point de départ à la définition de
familles de trajectoires (voir illustration, hors texte). De fait, deux grands
ensembles ont pu de cette façon être distinguéés.
La première (faction de droite, points verts) rassemble des intellectuels-
littéraires qui, issus des jeunes générations d'après-guerre, eurent à s'intégrer
dans une société bouleversée: le rej et de la Première Guerre mondiale et de
cemç qui l'ont rendue possible discrédite à leurs yeux les logiques tradition-
nelles de carrière. Leur rapport au communisme soviétique s'enracine alors
dans un double mouvement: un mouvement de contestation tous azimuts
de l'ordre établi et des élites; un mouvement de projection vers l'URSS,
bien symbolique, objet de multiples appropriations, où il est possible
d'investir sa quête d'un nouvel ordre social 16• Dans les années 1920, ce
philosoviétisme se manifeste par des positions avant-gardistes, associant
subversion culturelle et radicalité politique. En témoignent les activités du
groupe Clarté et du groupe Philosophies dont nombre de membres rejoigni-
rent les rangs du nouveau Parti communiste (Paul Nizan et Georges Politzer,
par exemple) 17 •
14. Je m'appuyais ici sur la notion de capital social proposée par P. Bourdieu et définie comme« l'ensemble
des ressources accueUes ou potentielles qui sont liées à la possession d'un réseau durable de relations
plus ou moins insdtutionnalisées d'imerconnaissanœ et d'interreconnaissance ». P. BouRDIEU, • Le
capital social. Notes provisoires »,Actes de la recherche en sciences sociales, 31, janvier 1980, p. 2-3.
15. Cnmme le soullgne P. Bourdieu, « le capital social n'est jamais complètemenr indépendant du mit que
les échanges instituant l'intetconnaissance supposent un minimum~ d'homogénéité "objective" •
(P. BouRDIEU, « Le capital social. Notes provisoires •, art. cit.). Sur le rapport entre capital social et
attributs sociaux, voir, par exemple, F. HBRAN, "La sociabilité, une pratique culturelle», Économie et
statistique, 216, déc. 1988, p. 3-22; M. FoRSll, «La sociabilité», Économie et statistique, 132, avril1981,
p.39-48.
16. B. PUDAL, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses FNSP, 1989,
p.30-37.
17. Sur ces revues, voir notamment: N. RACINE, « Une revue d'intellectuels communistes dans les
années 1920: Clart~ (1921-1928) "• Revue française de sciencepolitique, 3,1967, p.484-519;
·•
L'HISTOIRE DES MARXISMES REVJSITÉE

I.:ouvriérisme et l'ami-intellectualisme qui marquent le Parti commu-


niste, notamment dans la seconde moitié des années 1920, rendent néan-
moins difficiles les positionnements simultanés aux avant-gardes politiques
et culturelles. Ces intellectuels sont ainsi contraints à des réorientations.
Certains s'efforcent de maintenir un double ancrage politique et intellec-
tuel, en se repliant sur le militantisme syndical enseignant de tendance
communiste (la Fédération unitaire de l'enseignement) et en optant pour
des univers académiques qui, comme les sciences sociales durkheimiennes,
autorisent des rapports au politique (Georges Friedmann, André Varagnac,
par exemple). D'autres renoncent à roure position intellectuelle socialement
valorisée et s'engagent dans une carrière militante au Parti communiste. Ils
commenceront à y exercer des responsabllités au début des années 1930: ils
seront alors étroitement associés à la promotion de la nouvelle élite commu-
niste thorézienne. Au principe de ces ruptures biographiques, se situent
souvent des situations identitaires critiques, dues à des décalages entre
histoire sociale familiale et itinéraire scolaire (le normalien Georges Cogniot,
par exemple, dont le pèœ était cultivateur) ou à des « déracinements )) cultu-
rels (Georges Politzer, émigré d'origine hongroise).
La seconde famille de trajectoires (à gauche, points oranges) regroupe
des acteurs liés au pôle universitaire-scientifique du champ intellectuel.
Aucun d'entre eux n'est au début des années 19 30 adhérent du Parti com-
muniste: si certains (comme les psychologues J.-M. Lahy et Henri Wallon
ou le biologiste Marcel Prenant) ont soutenu au moment du Congrès de
Tours, en 1920, l'adhésion à la Ille Internationale, ils se sont ensuite vite
éloignés du nouveau Parti communiste, qui, du reste, ne cherchait guère
alors à les mobiliser. :Cexpérience soviétique pouvait toutefois susciter dans
ces milieux universitaires des années 1920 une certaine sympathie.
À cette époque, en effet, les attaques répétées des hommes de lettres
contre la science et la technique remettaient en cause l'autorité sociale et
politique que les savants avaient acquise aux débuts de la III< République 18 •
La " faillite de la science )) était devenue un thème courant, même au sein
du mouvement ouvrier ol.tl' association entre progrès scientifique et progrès
social était de plus en plus contestée, depuis l'échec des Universités popu-
i
laires dans les années 1900 et la participation des savants à l'effort de guerre !1

en 14-18 19 . Une telle situation incitait les fractions les plus militantes du
monde universitaire-scientifique à réagir par la création d'organisations
M. TRl!BITSCH, • Les mésaventures du groupe Philosophies, 1924-1933 »,La l'evue des revues, 3,
printemps 1987, p. 6-11.
18. Sur l'alliance des écrivains avec le catholicisme, cf. H. SERRY, Ntlissance de l'intellectuel catholique,
Paris, La Découverte, 2004. Sur les luttes entre monde littéraire et monde savant, voir également
G. SAPIRO, « Le savant et le littéraire: les hommes de lemes contre la sociologie durkheimienne "•
dans J. HB!LIIRON, R. LENOIR. G. SAVIRO (dir.), l'our une histoire des sciences sociales, Paris, Fayard,
2004, p. 83-106.
19. A. RAsMUSSEN, «La gauche ede progrès ,, dans].-]. BECKER. G. ÛNDAR (dir.), Histoire des gauches
en France, Paris, La Découverte, 2005 [2004], vol. l, p. 342-361.

145
ISABELLE GOUARNÉ L'HISTOIRE DES MARXISMES REVISITÉE

autonomes, dont l'objectif affiché était la revalorisation de l'image de la Circulations d'idées entre la R•ance et l'URSS:
science: il en va ainsi avec l'Union rationaliste qui sera créée en 1930 par les appropriations françaises du marxisme soviétique
un groupe d'intellectuels dreyfusards dont certains se retrouveront en 1932
au Cercle de la Russie neuve (notamment, J.-M. Lahy, Paul Langevin, Depuis l'ouverture de ses archives en 1991, la VOKS a été au centre de
Henri Mineur, Marcel Prenant, Aurélien Sauvageot, Henri Wallon). plusieurs travaux historiques importants. Ces recherches ont permis

~1 Pour ces derniers, le communisme soviétique offrait des éléments de d'éclairer le fonctionnement de cette institution soviétique, son action dans
réponse à la mise en cause de la science. Affirmant le caractère scientifique les milieux intellectuels étrangers et son rôle dans la diffusion des images
de ses décisions politiques, l'État soviétique était perçu par ces universitaires positives sur l'URSS 20 • Toutefois, les effets du travail de mobilisation
politique qu'avait réalisé la VOKS auprès des intellectuels occidentaux, et
~~ français comme un pouvoir capable de reconnaître la science comme fonde-
ment de l'acrion et donc la légitimité du savant. Le communisme soviétique qui fut souvent analysé en terme de_ manipulation, avaient peu été inter-

'~1"li apparaissait donc comme un moyen de refonder l'alliance, de plus en plus


distendue en France, entre les élites politiques et les élites universitaires. Ce
rogés. Si le rôle attribué au Cercle de la Russie neuve dans le dispositif
d'influence soviétique était désormais bieh étudié, les appropriations qu'il
avait suscitées et leurs incidences sur les milieux universitaires-scientifiques
type de projections était d'ailleurs plus fréquent parmi les scientifiques dont
li
-Il
l'histoire sociale ascendante, familiale et individuelle, avait été rendue
possible par la politique scolaire et universitaire de la me République.
français restaient encore mal connues : cette question fut donc au centre de
mes investigations.
~li La Commission scientifique du Cercle de la Russie neuve formait avec
la VOKS ce qu'on peut appeler, en reprenant l'expression de Ioana Popa, le
Écrire l'histoire d'un groupe politico~intellectuel
<<circuit officiel )) de diffusion de la science soviétique: c'est en premier Heu .i.

Cette enquête biographique, dont je n'ai pu retracer ici que les grandes par ces institutions médiatrices que, dans les années 1930, étaient diffusés
lignes, permettait de saisir les multiples projections que suscitait la Russie les travaux scientifiques qui avaient été homologués par le pouvoir sovié-
soviétique dans les milieux intellectuels français de l'entre-deux-guerres. tique et qui étaient autorisés à circuler à l' étranger 21 • Ce circuit officiel était
En révélant la diversité initiale des philosoviétismes, la confrontation des bien sûr fortement politisé, d'abord parce que, dans la seconde moitié des ;•;
itinéraires individuels laissait entrevoir le travail d'unification qui avait été années 1920, la mise en place du système stalinien était allée de pair, en
nécessaire pour donner une image relativement cohérente de l'intellectuel- URSS, avec une indifférenciation croissante entre monde scientifique et
scientifique marxiste, communiste ou communisant: loin d'être le résultat monde politique. En outre, la diffusion à l'étranger de la nouvelle science
1
d'un processus individuel, l'adoption du marxisme reposait, semble-t-il, sur marxiste soviétique était, dans l'action de la VOKS, associée à des enjeux L
1!,

un travail collectif réalisé pour l'essentiel au sein de la Commission scien- politiques de légitimation et de valorisation du pouvoir bolchevique. La
tifique du Cercle de la Russie neuve. I:enjeu, en suivant ce groupe dans ses diplomatie culturelle soviétique poursuivait, en effet, un double objectif:
activités concrètes et ses relations avec son environnement politique, était d'une part, neutraliser à l'étranger l'influence idéologique de la bourgeoisie,
donc de restituer le travail d'invention d'une nouvelle posture« marxiste'' en impulsant un mouvement de sympathie à l'égard de l'URSS parmi les
qu'il avait accompli. Les sources disponibles, cependant, ne facilitaient intellectuels, perçus comme des alliés idéologiques de cette « classe '>
guère une telle démarche, les archives du Cercle de la Russie neuve ayant ennemie 22 ; d'autre part, utiliser leur autorité symbolique afin d'assurer la
été détruites par précaution à la veille de la Seconde Guerre mondiale: c'est plus large publicité aux réalisations du nouveau régime.
donc surtout à partir des archives du communisme, conservées en France 20. Outre la thèse déjà citée de S. Co!!uRÉ, voir notamment S. COEURÉ, R. MAzUY, Cousu de jil rouge.
et en Russie, que j'ai tenté de rendre compte des rapports que ce groupe J.Vyages des intellectuelsftançai.J en Union soviétique, Paris, CNRS éditions, 2012; M. DAVID-Fox,
avait entretenus avec les instances soviétiques et partisanes, et d'abord avec Showcasing the Great &periment. Cultural Diplomacy and m-stern Visitors to the Soviet Union,
1921-1941, Oxford/New York, Oxford University Press, 2012; L. STERN, Western intellectuals and
la VOKS, l'organisation qui était en URSS chargée des échanges culturels the Soviet Union, 1920-1940. From Red Square to the Left Bank, Londres & New York, Routlegde,
avec l'étranger et qui avait été à l'origine de la création du Cercle de la 2007; J.-F. FAYET," La Société pour les échanges culturels entre l'URSS et l'étranger {VOKS) .,
Relations internationales, 115, automne 2003, p.4ll-423; R. MAzVY, Croire plutôt que voir? Voyage1
Russie neuve. en Russie soviétique (1919-1939), Paris, Paris, O. Jacob, 2002.
21. I. Po PA, "Un transfert littéraire politisé. Circuits de traduction des littératures d'Europe de l'Est en
France, 1947-1989 »,Actes de la recherche en sciencessociales, 144, 2002/2, p. 55-69.
22. Sur la conception bolchevique du monde social, cf. S. FITZPATRlCK, « L:usage bolchevique de la
"classe". Marxisme et construction de l'identité individuelle», Actes de la recherche en scietlces sociales,
vol. 85, 1, 1990, p. 70-80.
ISABELLE GOUARNÉ L'HISTOIRE DES MARXISMES RE VISITÉE

Bien que fortement politisé, ce circuit officiel a pu fonctionner dans les auteurs étaient, pour la plupart, fortement critiqués dans le monde commu-
années 1930, au moins jusqu'en 1936-1937. Il a même permis la diffusion niste et même condamnés: avec la répression stalinienne qui frappa de
de toute une littérature soviétique dom on trouve trace dans la presse scien- nouveau violemment les milieux savants en URSS, à la fin des années 1930,
tifique française des années 1930 et qui concerne des domaines de recherche les écrits soviétiques qui avaient nourri les réflexions des intellectuels philo-
variés (folklore, histoire des sciences et des techniques, psychologie, linguis- soviétiques français devinrent illégitimes dans l'univers communiste. Ce fUt
tique, etc.). Conformément aux attentes de la VOKS, la Commission scien- le cas, par exemple, de l'école psychotechnique soviétique, dont les travaux
tifique du Cercle de la Russie neuve s'est, en effet, rapidement imposée dans avaient pourtant été diffusés à l'étranger avec l'appui du gouvernement
le monde académique français comme le principal lieu d'information sur soviétique et qui avait acquis une certaine reconnaissance internationale.
les recherches soviétiques, contribuant par exemple à la diffusion en France Il en va de même avec les écrits de N.l. Boukharine ou les thèses de
des travaux de l'école psychotechnique d'I. N. Spielrein, de l'historien des B. M. Hessen, qui contribueront à renouveler, en histoire des sciences, les
sciences B. M. Hessen ou encore du biologiste N. I. Vavilov. pratiques et les questions de recherche.
Avec cette fonction de médiation scientifique, ce groupe jouait un rôle La stalinisation du monde communiste rendit ainsi impossible toute
de filtre, favorisant ou non la diffusion des idées soviétiques et façonnant référence à ces écrits soviétiques, qui avaient profondément marqué les
aussi les lectures qui pouvaient en être faites. Ainsi, la réception du marxisme réflexions « marxistes » menées, à partir de 1932, par les intellectuels du
soviétique dans les milieux universitaires français s'est d'abord opérée à Cercle de la Russie neuve. Ces derniers, du reste, étaient alors engagés en
partir des réflexions menées au sein de la Commission scientifique du Cercle France dans un processus d'insertion partisane et, on le verra, étaient de ce
de la Russie neuve. En 1932-1934, les réunions du groupe furent consacrées fait encouragés à développer un marxisme« à la française>>,
à l'étude des « rapportS entre science et société >> et à la question de « l' objec-
tivité de la science ». I:enjeu par là était de redéfinir l'idée française de L'insertion partisane des intellectuels de p1•ofossion:
science, alors remise en cause, on l'a vu, dans ses deux dimensions, carté~ la fabrique d'un marxisme français
sienne et positiviste-scientiste. C'est donc à travers ce prisme que furent
appropriés les couples conceptuels du marxisme soviétique (matérialisme/ Bien souvent, dans les témoignages que les uns et les autres ont laissés,
idéalisme, dialectique/mécanisme, théorie/pratique): les discours récurrents le lancement, en 19 39, de la revue La Pensée. Revue du rationalisme rnodeme
dans l'entre-deux-guerres sur la « crise de la science >> et la << crise de la est présenté comme le résultat de l'itinéraire politique suivi par la
Raison>> furent interprétés comme une offensive« idéaliste», favorisée par Commission scientifique du Cercle de la Russie neuve et de son insertion
l'affaiblissement de la bourgeoisie; les savants seraient en réalité confrontés dans les structures partisanes communistes 23• Ce groupe d'intellectuels, qui
aux impasses du « mécanisme », auxquelles << le matérialisme dialectique >> avait émergé sous l'impulsion de la diplomatie culturelle soviétique,
permettrait de remédier en proposant une conception renouvelée de la indépendamment donc du Parti communiste français, fut, en effet, progres-
causalité et une vision unifiée des sciences. sivement associé à son entreprise culturelle. On peut ainsi retracer les étapes
Le marxisme que revendiqueront les intellectuels du Cercle de la Russie successives de cette intégration réussie: après avoir été mobilisés dans le
neuve fUt donc initialement façonné par cette appropriation d'idées vènues cadre des luttes antifascistes, dès 1932-1933, pour leur autorité symbolique,
d'URSS. Pourtant, cette référence soviétique sera par la suite largement les intellectuels du Cercle de la Russie neuve furent par la suite sollicités
oubliée: c'est même avec un certain étonnement qu'on découvre aujourd'hui pour leurs compétences professionnelles, d'abord dans le cadre des écoles
l'ampleur des circulations d'idées entre l'URSS et la France au cours des de formation du parti (l'Université ouvrière, en premier lieu), puis dans le
années 1930. Cet oubli tient en partie aux contradictions dans lesquelles cadre de ses maisons d'éditions 24 (aux Éditions sociales internationales,
furent pris les intellectuels du Cercle de la Russie neuve et qui rendirent notamment). Avec ces insertions localisées fUrent de fait remplies les condi-
finalement intenable leur rôle de médiation scientifique. tions nécessaires au lancement par le Parti communiste d'une nouvelle
Au cours des années 1930, il est vrai, avec la reprise et l'essor des relations revue destinée au monde universitaire-scientifique français, à savoir: la mise
culturelles soviétiques avec l'étranger, ce rôle de relais avait assuré au Cercle
de la Russie neuve une forte visibilité et même une certaine légitimité, la 23. Voir notamment le témoignage détaillé de P. WÉRENNE: «Le Cercle de la Russie neuve (1928Cl936)
science soviétique apparaissant de plus en plus comme un centre d'innova- et l'Association pour l'étude de la culture soviétique (1936-1939) »,La Pensée, 205, mai-juin 1979,
p.l0-25. .
tions intellectuelles. Cependant, au moment même où les travaux savants 24. Sur les éditions communistes françaises, cf. M.-C. BOUJU, Lire en communiste. Les Maisons d'édition
soviétiques furent largement diffusés, lus et appropriés en France, leurs du Parti communirtefomçaÎS, 1920-1968, Rennes, PUR. 2010.
\

148 149
ISABELLE GOUARNÉ
L'HISTOIRE DES MARXISMES REVISJTÉE

en place d'w1 dispositif d'eQ.cadrement politique des intellectuels de profes- Nous réagissons contre la montée des instituteurs dans nos cadres de direc-
sion, la constitution d'un groupe d'auteurs susceptibles d'intéresser un large tion de province27. "
public, enfin la définition d'un programme distinctif, celui du « rationa-
Fin 1936 s'ouvre donc une période difficile dans les relations entre les
lisme moderne "·
intellectuels de profession et les instances communistes. Considéré comme
Cette intégration partisane des intellectuels de profession ne fut pourtant
responsable des intellectuels dans le Parti communiste français, Georges
pas sans susciter des conflits. C'est du moins ce qui ressort de la consultation
Cogniot est contraint à l'autocritique, ce qu'Il fait dans l'autobiographie
des archives de l'Internationale communiste, conservées à Moscou (RGASPI).
communiste d'Institution qu'il rédige à Moscou en mars 19.37:
Elles permettent de saisir les multiples tensions qui ponctuent, dans la
seconde moitié des années 1930, les relations entre intellectuels de profession «Je considère que j'ai commis une faute sérieuse depuis 1932 en laissant
et instances communistes partisanes, et qui se sont d'abord cristallisées sur la quelquefois ma liaison avec eux [Marcel Prenant et Henri Wallon] et leur
lutte antifasciste. En 1936, en effet, les intellectuels communistes et commu- groupe se relâcher, car cela a été mis à profit par des adversaires du parti
nisants (Paul Langevin en tête) quittent l'organisation unitaire que forme, dans quelques occasions. Vers la même date, je suis intervenu en faveur de
la réintégration dans le parti du professeur Jean Baby, qui avait été exclu, je
depuis 1934, le Comité de Vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA),
ne suis pas sûr de n'avoir pas commis une faute en fàisant cette intervention
et fondent une organisation distincte Paix et Démocratie; or cette stratégie
qui réussit: ce camarade a mal travaillé depuis. Tout a déjà été exposé par
politique semble avoir été vivement critiquée par l'Internationale commu- moi à la direction de mon parti28 • ,,
niste. Au printemps et à l'été 1937, l'historien Jean Baby, qui en est considéré
comme l'initiateur, est violemment attaqué: lui, qui avait déjà été exclu du Le même ton autocritique imprègne le discours que G. Cogniot pro-
Parti communiste en 1929, est à nouveau jugé peu digne de confiance; et ses nonce d~v~t le Comité central du Parti communiste, quelques mois plus
Conférences sur le Capital, publiées par le Bureau d'éditions, sont alors retirées tard, en JUillet 19.37. Dans son intervention, qui sera largement diffusée
de la vente. sous forme de brochure, on peut lire:
Le philosophe René Maublanc, auteur de la brochure programmatique « C'est à cause de notre faiblesse, c' esr par notre faute à nous, intellectuels
de Paix et Démocratie, Le Pacifisme et les intellectuels (Bureau d'éditions, communistes, qui n'avons pas su dépister toutes les influences trotskystes,
1936), fait également l'objet d'une enquête interne, bien qu'il ne soit pas mener une lutte opiniâtre et argumentée contre elles, et en un mot, utiliser
membre du Parti communiste. Accusé de trotskisme, il reste défini comme le capital inappréciable que représentait la juste politique et l'autorité consi-
« un type honnête », « pas irréparable )), mais « très enfoncé » et « soumis à dérable de notre parti, que les milieux intellectuels français ont particuliè-
une influence mauvaise 25 l>. D'autres intellectuels du Cercle de la Russie rement fait preuve d'hésitation, d'irrésolution, de confusion dans la lutte
neuve sont également mis en cause par la Commission des cadres du Parti contre le fàscisme intérieur et extérieur et contre ses agents trotskystes. Nous
communiste français. La psychologue Hélène Gratiot-Alphandéry, qui avait devons avouer, à notre honte, que nous ne nous sommes ressaisis qu'avec
rejoint les rangs communistes en 1935, après son voyage en URSS, est, par lenteur pour reprendre à l'adversaire fasciste les positions que nous avions
souvent laissé occuper par ses agents trotskystes, du simple fait de notre
exemple, considérée comme « impliquée dans une affaire très grave de
insouciance politique, de notre légèreté, de notre négligence29. »
provocation» et est exclue du parti 26 •
Toutes ces affaires sont symptomatiques de la fà.çon dont les instances La consultation des archives du communisme permettait ainsi de rompre
communistes perçoivent alors l'afflux des intellectuels dans les structures avec les récits souvent enchantés du Front populaire, mettant l'accent sur
partisanes. Claude Pennetier et Bernard Pudal ont, en effet, montré le mouvement de convergence qui s'était opéré entre les intellectuels de
comment cette arrivée fut associée à la menace trotskiste. Dans le rapport
qu'il rédige à Moscou sur « le travail des cadres et la provocation dans le 27. F. 495, Op. lOa, D. 16. M. Tr~and, Bref rapport sur le travail des cadres et la provocation dans le
PC~, sans date [fin 1937]. C1té dans C. PENNETIER, B. PunAL, «La peur de l'autre: vigilance
PCF "• Maurice Tréand note ainsi:
anu:n:otskist.e et tr~vail s~ ~oi », d~s. B. STUDER, H. fLmMANN (dir.), Stalinistirche Subjektel
" Nous réagissons contre la poussée des intellectuels dans le parti. Nous Stalmm Sub;ectr/Su;m wtlmtenr. Indtvtduum und System in der Sowjetunion und der Komintern
1923-1953, Chronos, Zürich, 2006, p.253-271. '
sommes assez vigilants contre ce Comité de Vigilance des intellectuels. 28. Autobiographie communiste d'institution rédigée par G. Cogniot le 11 avrill937 (RGASPI Co ·
au Centre d'histoire sociale de Paris l/CNRS, Site Pouchet). ' pie
25. Dossier biographique du Comimem (RGASPI, Copie au Centre d'histoire sociale de Paris 1/CNRS, 29. L'Avenir de la culture: dircourr prononcé! k 23 juillet 1937 au Comité central du Parti communiste
Site Pouchet). .fomrais far Georger C,ogniot (rapporteur du Btttjget de l'Éducation nationale à la Chambre der députlr},
26. Dossier biographique du Comintern (RGASPl, Copie au Centre d'histoire sociale de Paris 1/CNRS, ~au/ ~atllant-Coutune~ (rédacteur en chefde l'Humanitl), Jean-Richard Bloch (au nom d'une dlllga-
Site Pouchet). tton dmu-lkctue!s), Pans, Comité populaire de propagande, 19.38.

1 1
ISABELLE GOUARNE
L'HISTOIRE DES MARXISMES REVISITÉE

profession et le Parti communiste dans le cadre de la lutte antifusciste. Cette le milieu des années 1930, afin d'ancrer le communisme dans la réalité
période correspond en réalité à une histoire bien plus conflictuelle, au cours nationale française, et auquel les intellectuels de profession avaient été étroi-
de laquelle la nouvelle élite ouvrière thorézienne sest appuyée sur l'autorité tement associés. Un vaste projet éditorial, placé sous la responsabilité du
symbolique et les compétences professionnelles des intellectuels pour sociologue Georges Friedmann, avait même été lancé dans ce but en 1935
conforter sa légitimité, tout en cherchant à se prémunir de toute forme de aux Éditions sociales lnternationales3 2 : un volume devait être consacré
contestation intellectuelle 30. On ne peut de ce fait rendre compte du travail à chaque grand penseur (Descartes, Diderot, Fourier, Proudhon, les
d'invention d'un marxisme français sans étudier les tensions et les luttes Humanistes de la Renaissance, Bayle et al.) pour montrer les liens qui
opposant les intellectuels traditionnels et les intellectuels de type nouveau unissent chacun d'entre eux au mouvement communiste et marxiste. Une
que prétendaient incarner les dirigeants communistes. C'est seulement, en nouvelle généalogie intellectuelle, reliant Marx à Descartes, avait ainsi été
effet, au terme de toute une série d'interactions et de confrontations construite et permettait au Parti cO'mmuniste français de se présenter
qu'un accord se fit autour de la définition du marxisme comme« rationa- comme le« Parti de la Raison militante».
lisme moderne ».
Cette lecture de Marx, on l'a vu, faisait écho aux enjeux qui travaillaient
Articuler histoire politique
alors le monde universitaire-scientifique français et qui avaient conduit ses
et histoire intellectueUe des marxismes
fractions les plus militantes à se rapprocher du mouvement communiste:.
ces intellectuels percevaient le communisme soviétique comme porteur Ce retour sur l'itinéraire collectif de la Commission scientifique du
d'une revalorisation symbolique de la science, et le marxisme comme le Cercle de la Russie neuve montrait que la définition du marxisme comme
sode idéologique de la nouvelle alliance, qu'ils appelaient de leurs vœux, « rationalisme moderne » n'était pas le résultat de l'imposition par en haut,
entre l'État et la science. par les instances communistes, d'une certaine conception marxiste, ni le
Pour les instances communistes, en revanche, la formule de « rationa- produit d'une entreprise intellectuelle totalement autonome, mais qu'en
lisme moderne '' restait suspecte en raison de son intellectualisme. Par réalité, cette nouvelle position épistémologique était née des échanges, des
exemple, la brochure de Georges Politzer sur « les grands problèmes de la circulations d'idées et des confrontations entre le monde communiste et
philosophie contemporaine>> (1938) fit l'objet de vives critiques de la part certaines fractions du monde universitaire-scientifique français. C'est donc,
de l'Internationale communiste. Si elle fut jugée« extrêmement utile>> et dans le dernier temps de ma recherche, la réception académique de cette
« d'une grande actualité )), les rapports établis entre marxisme et rationa- nouvelle lecture de Marx qu'il fallait examiner.
lisme suscitèrent bien des objections:
« On ne peut être d'accord avec une formulation que l'auteur donne Sciences sociales, marxisme
à la philosophie du marxisme, ainsi par exemple, il écrit: "Marx a uni et communisme dans les années 1930
les idées progressistes du rationalisme, les conceptions fondamentales du
matérialisme philosophique avec la nouvelle méthode des sciences moder- La lecture de la correspondance échangée entre les deux fondateurs de
nes (l'auteur a en vu la dialectique ... ). C'est ainsi que naît la philosophie la revue des Annales, Marc Bloch et Lucien Febvre, a joué à cet égard un rôle
marxiste, qu'elle devient la forme moderne de la philosophie". Une telle décisif, en m'invitant à porter un regard distancié sur la façon dont s'était
formulation simplifie et, par conséquent, donne une notion erronée du écrite l'histoire des marxismes 33 . Les idées de Marx et Engels avaient bien
caractère de la philosophie marxiste. Une simple association du matéria- connu une appropriation tardive dans les sciences humaines françaises, mals
lisme- et surtout du rationalisme- avec la dialectique ne forme nullement
elle ne se limitait plus, au milieu des années 1930, à quelques cercles d'intel-
le matérialisme dialectique 31 • '' ·
lectuels marginaux. Bien au contraire, le pôle Ie plus innovant de la disci-
I:aval que donne l'Internationale communiste en 1939 au lancement pline historique, l'équipe des Annales, avait, à partir de 1935-1936, fait
de La Pensée avec pour sous-titre « revue du rationalisme moderne» laisse preuve d'un vif intérêt pour ce queL. Febvre appela alors le «marxisme
penser que ces conflits d'interprétation sont alors suspendus et que, après vivant » des intellectuels philosoviétiques du Cercle de la Russie neuve.
sans doute d'âpres discussions, l'accord s'est fait sur cette labellisation. Elle I:enjeu de mes recherches fut donc d'étudier les conditions de cette
confortait, de fait, tout le travail de légitimation qui avait été réalisé, depuis
32. Cf. M.-C. BOUJU, Lire m communiste, op. cit., p.l03-104..
30. Cf. B. PuoAL, Prendre parti, op. cit., p. 183-192, p. 206-208 norrunment.
33. Cf. M. BLOCH, L. FEBVRE, Correspondance, Édition présentée et annotée par·a-. Mûu.BR, Paris,
31. Rapport non signé sur la brochure de Georges Politzer. F. 495, Op. 78, D. 165 (RGASPI). Fayard, 3 tomes, 1994-2003.

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ISABELLE GOUARNÉ L'HISTOIRE DES MARXISMES REVISITÉE

rencontre entre r univers des sciences humaines dutkheimiennes et le monde traditionnel, eut un effet fortement légitimant. Ainsi, à la fin des
communiste. Deux aspects de ce processus ont notamment été examinés. années 1930, le marxisme apparaîtra à beaucoup comme un des renouvel-
Le premier correspond au travail doctrinal réalisé par des intellectuels lements possibles des sciences humaines françaises, et ce même parmi les
du Cercle de la Russie neuve pour faire de Marx et Engels des références durkheimiens de la deuxième génération.
légitimes dans les sciences sociales durkheimiennes. Armand Cuvillier I.:évolution la plus significative est peut-être celle de Célestin Bouglé.
et René Maublanc, qui avaient été les élèves d'Émile Durkheim avant- Connu pour son engagement radical-socialiste, cet universitaire durkhei-
guerre, s'efforceront de lever les oppositions formulées par ce dernier, mien s'était montré très critique vis-à-vis de la Révolution bolchevique et
en 1897, contre le matérialisme historique et reprises ensuite par ses disci- de la politique soviétique. Il fut, en 1918, l'auteur d'une brochure intitulée
ples. Insuffisance des preuves empiriques, analyse erronée du statut de Qu'est-ce que le bolchevisme?, dans laquelle il accusait le bolchevisme d'être
l'économie, ignorance de l'autonomie et de l'efficacité propres des repré- le << pire ennemi du socialisme >>:
sentations collectives, ces critiques durkheimiennes reposeraient, selon « Le bolchevisme, écrivait-il, est .une expérimentation cruelle tentée
A. Cuvillier et R. Maublanc, sur une mauvaise lecture de Marx et Engels. sur le grand corps pantelant de la Russie par une équipe de docteurs
En fait, le marxisme proposerait une sociologie déterministe mais non sans scrupule. C'est aù nom du socialisme "scientifique" qu'ils préten-
réductionniste, tenant compte de l'action de multiples facteurs sociaux, dent opérer. Du dogmatisme marxiste, appliqué par du fanatisme slave,
une sociologie attentive aussi à la dimension idéologique et psychologique au plus grand bénéfice de l'impérialisme allemand: voilà le plus clair du
de la vie sociale. En 1936, la publication du manuel d'A. Cuvillier bolchevisme 35 . »
d'Introduction à la sociologie chez A. Colin fera date: elle contribuera à la Dans les années 1930, bien qu'il accueillit au Centre de documentation
légitimation académique de la « sociologie marxiste >>, présentée comme le sociale de l'ENS de jeunes intellectuels politisés à gauche et se réclamant du
prolongement et le renouvellement du durkheimisme. C'est donc grâce au marxisme (G. Friedmann, A. Varagnac, H. Mougin, A Cornu et d'autres),
travail doctrinal réalisé par A. Cuvillier et R. Maublanc que la référence C. Bouglé réaffirmera à maintes reprises l'opposition radicale existant,
conjointe à Marx et à Durkheim devient, au milieu des années 1930, d'après lui, entre la sociologie et le marxisme. En mars 1935, par exemple,
pensable dans l'univers des sciences humaines françaises 34• le cours qu'il consacra en Sorbonne aux rapports entre marxisme et socio-
La convergence entre sciences sociales et communisme a également logie sera marqué par une double exigence: discuter les thèses marxistes du
supposé la mise en œuvre d'un programme de recherches novateur, centré sur point de vue de« la sociologie», c'est-à-dire du point de vue durkheimien,
l'étude des techniques et du travail. La définition de ce programme se fondait et, en même temps, montrer tout ce qui sépare ces deux systèmes de pensée.
sur la critique de la notion de morphologie sociale qu'E. Durkheim avait En 1938, en revanche, dans le journal Marianne, C. Bouglé fera
posée comme principe explicatif du social. Le substrat fondamental résiderait une recension élogieuse du dernier livre de G. Friedmann, De la Sainte
non pas dans la morphologie sociale, mais dans le travail, dans l'action de Russie à l'URSS (Gallimard, 1938), qui se présente comme une enquête
l'homme sur la nature: ce postulat constitue l'hypothèse directrice de la sociologique sur la Russie soviétique. Dans son compte rendu, intitulé
nouvelle science sociale marxiste que chercheront à promouvoir les intellec- «Variations sur le marxisme "' C. Bou glé déclarait notamment:
tuels philosoviétiques du Cercle de la Russie neuve au cours des années 1930.
t «Au bout du compte, nous nous trouvons en face d'un marxisme, ne
Ses principaux représentants seront, à cette époque, Georges Friedmann avec
[bmiil disons pas édulcoré, mais enrichi et assoupli, prêt à tolérer, à accueillir,
ses recherches sur l'organisation du travail et l'idée de progrès, André Varagnac
à rechercher des nuances d'explications qui eussent fait frémir d'horreur,
avec ses travaux sur le folklore, et aussi André-Georges Haudricourt et
en notre temps d'étudiant, un P. Lafàrgue. Le plus curieux, c'est qu'à cet
Charles Parain avec leurs recherches historiques sur l'outillage agricole.
enrichissement, à cet assouplissement intellectuel, la Russie elle-même, la
Tous ces travaux« marxistes» susciteront, à partir de 1935, un véritable Russie des Soviets collabore 36 , ,
enthousiasme de la part des deux directeurs des Annales, en particulier de
L. Febvre qui apportera son soutien institutionnel et intellectuel à ces jeunes
chercheurs. Alors que, dans l'entre-deux-guerres, les réseaux en sciences 35. C. BeuGLÉ, Qu'est-ce que le bolchevisme?, Paris, Berger-Levrault, 1918. Texte repris dans les C4hiers
humaines et sociales se restructurent autour de l'histoire, un tel soutien de Anatole Leroy-Beaulieu, 1, janvier 1998 (numéro, réalisé sous la direction de D. CoLAS, intirulé
«Sociologues et politisres français fuce aux révolutions russes»),
l'équipe des Annales, le pôle le plus innovant de cette discipline au prestige
36. C. Bouc;LÉ, «Variations sur le marxisme», Marianne, 286, 13 avril 1938. Marianne était un hebdo-
34. Cf. !. GouARNÉ, • Marxisrne et durkheimisme dans l'entre-deux-guerres en France •, Durkheimia11 madaire littéraire et politique, lancé en 1932 par Gaston Gallimard et dirigé par Emmanuel Berl
Studies!Études durkheimiermes, vol. 17, 2011, p. 57-79. jusqu'en 1937.
ISABELLE GOUARNE L'HISTOIRE DES MARXISMES REVISITEE

La mise au jour d'un «collège invisible » On doit à M. Filoni la redécouverte d'une autre partie de l'enseignement
d'A Kojève: le cours qu'il dispensa, à partir de 1936, sur« la critique de la
Étudier les conditions de la rencontre entre sciences sociales, marxisme religion au xvne siècle: Pierre Baylé 0 ''·
et communisme permettait, enfin, de mettre au jour ce qu'on peut appeler
un «collège invisible))' c'est-à-dire un groupement scientifique officieux, «J'ai pris Bayle parce que le problème de la tolérance religieuse m'inté-
aux frontières floues, fonctionnant comme un groupe de solidarité 37• La resse, écrira-t-il en novembre 1936 à Leo Strauss. Ce qu'était pour [Bayle]
rencontre de l'équipe des Annales avec les milieux marxistes philosoviétiques l'opposition protestants-catholiques, c'est aujourd'hui l'opposition fascisme-
communisme. Je crois que les mobiles et le sens de la position intermédiaire
a donné lieu, en effet, dans la seconde moitié des années 1930, à la forma-
sont, chez Bayle, plus clairs que chez les actuels démocrates 41 • ,,
tion d'un réseau de chercheurs, partageant de mêmes intérêts politiques et
savants et structuré intellectuellement par un programme de recherches Cet intérêt pour la pensée de P. B;1yle correspond à un moment de
interdisciplinaire. Ce collectif proposait une science de l'homme unifiée par politisation dans l'itinéraire d'A. Kojève et de rapprochement avec les
un postulat commun, définissant le travail et la technique comme étant le milieux intellectuels philosoviétiques. C'est, en effet, aux Éditions sociales
lien social par excellence. À ce programme collaboraient des représentants internationales, dans la collection « Socialisme et culture )) dirigée par
des différentes disciplines: des historiens (M. Bloch et L. Febvre), des G. Friedmann, qu'A. Kojève espérait publier son travail sur P. Bayle. Ce
psychologues (J.-M. Lahy etH. Wallon), des sociologues (G. Friedmann, projet ne put aboutir, mais les notes de cours et le manuscrit conservés dans
H. Mougin), des folkloristes et ethnologues (A. Varagnac, C. Parain, ses archives 42 témoignent de la réorientation intellectuelle qu'avaient
J. Soustelle) ou encore des philosophes (R. Maublanc et A. Cuvillier). entraînée sa rencontre avec ce réseau de chercheurs et l'adoption d'une
I.:assodation des milieux marxistes philosoviétiques aux Annales n'a, posture<< marxiste».
certes, jamais abouti à la formation d'une véritable école, mais formait, dans Désormais attentif au conditionnement social de la pensée, A. Kojève
la seconde moitié des années 1930, un collectif de recherche, au sein duquel s'attachait dans ce travail à saisir « les bases économiques de l'attitude
des travaux se discutaient, des thèses s'élaboraient et des carrières scientifi- idéologique '' de P. Bayle et présentait une histoire sociale des formes du
ques s'engageaient 38 • Le marxisme a dès lors constitué un pôle d'attraction, travail intellectuel et de la notion de vérité: ce serait seulement, d'après lui,
auquel se sont ralliés des intellectuels venant d'horiwns théoriques diffé- avec l'introduction de l'économie de marché, et le développement qui en
rents, comme, par exemple, le psychologue Ignace Meyerson ou encore le résulte d'un pouvoir centralisé fort et d'une idéologie« mercantile ,, que
philosophe Alexandre Kojève, dont on sait le rôle qu'il a joué dans le renou- des formes collectives d'organisation intellectuelle se seraient mises en place
veau de la pensée de Hegel en France au cours des années 1930 39 • et qu'une vision historidsée et relativiste (et non plus universelle) de la
Né à Moscou en 1902 dans une famille de la bourgeoisie russe, A. Kojève vérité se serait alors développée.
avait quitté la Russie en 1920, en raison, semble-t-il, de la nouvelle politique Cette façon d'envisager l'histoire des idées aboutissait à une redéfinition
universitaire bolchevique qui l'empêchait de s'inscrire à l'Université. Après du rôle social de l'intellectuel. Partant d'un examen critique de la. doctrine
des études en Allemagne, à Heidelberg, il s'installa en 1926 à Paris, où son de la tolérance défendue par P. Bayle, A. Kojève rejetait la thèse d'une sépara:
beau-frère, Alexandre Koyré, l'introduisit à l'EPHE. Ce dernier, nommé ti~n entre la pensée et l'action, et par là entre la République des lettres et
au Caire en 1933, lui proposera de poursuivre son cours sur la philosophie l'Etat. Une telle posture ne serait pertinente, selon lui, que s'il existe des
religieuse de Hegel, ce qu'A. Kojève fera jusqu'en 1939 avec ses célèbres vérités immuables; or, s'il en est ainsi dans les sciences de la nature, ce
conférences. concept de vérité absolue n'a, en revanche, aucun sens dans les sciences
37. Nous reprenons cene notion de D. J. DB SoLLA PRICB et D. CRANE. Cf. D. J. DB SoLLA PRICB,
humaines. A. Kojève concluait ainsi à une justification philosophique de
Science et suprascimce, Paris, Fayard, 1972 [ 1963], chap. 3, " Les Universités invisibles et le voyageur l'État-savant qu'incarnait alors, avec le marxisme, le pouvoir bolchevique: '~
scienrifique prospère», p.67-97; D. CRANE, Invisible Co/Leges. Diflùsion tifKnolewdge i11 scienrific
Communities, Chicago, University of Chicago Press, 1972. « Si la vérité se créé par l'homme, on doit l'imposer activement et
38. La carrière d'André-Georges Haudricourt, par exemple, n'a été possible que grâce à l'insertion dans -'-"!!.l<!kill~!..lo· :CÉtat ne doit pas être sans idéologie. Il doit créer la vérité
ce collectif de chercheurs. humaine... Donc: ni fusion de la République des lettres avec l'Église et
39. Cf. G. }ARCZYK, P.-J. LA BARiliÈRE,« Cem cinquante ans de" 'on" hégélienne en France "• Genèses,
2, 1990, p.109-130; L. PINTO,« (Re) traductions. Phénom et "philosophie" allemande dans
les années 1930 »,Actes de la recherche en sciences sociales, 145, 2002, p.21-33. Sur la biographie 40, Ibidem, p.240-24l. Le cours de 1936-1937 a été récemment publié par M. Filol)i: cf. A. KOJÈVJ!,
d'A. Kojève, cf. D. AumœT, Alexandre Kojève. La philosophie, l'État et la fin de l'histoire, Paris, Grasset, Identité et Réalité dans le Dictionnaire de Pierre Bayle, Paris, Gallimard; 2010.
1990; M. FILON!, Le philosophe du dimanche. La vie et la pensée d'Alexandre Kojève, Paris, Gallimard, 41. Cité dans M. FILON!, Le philosophe du dimanche, op. cit., p. 242.
2010 [2008]. 42. Fonds A. Kojève, BNF-Mss, cartons !lb et 12.

156 157
I.:HISTOIRE DES MARXISMES REVIS/TEE
ISABELLE GOUARNE

!. indépendance de l'État, ni séparation de l'État, de la République des lettres


et de l'Église, mais: fusion de la République des lettres et de l'État contre
l'Église, fusion à base scientifique en vue de la création de la vérité humaine
(Hegel-Marx) 43 . »
ANNEXE

* ,-----··
Se trouve formulé, dans cette citation d'A. Kojève, ce qui fut, en France, Nom Né en Occupation professionnelle Position politique
Prénom Mort en (années 1930) (années 1930)
le ressort de l'engagement philosoviétique dans les milieux universitaires-
scientifiques, à savoir la défense de la culture scientifique et le souci de Abraham 1892 Chercheur en sciences Sympathisant communiste.
· refonder l'alliance, alors fragilisée, entre l'État et la science. C'est bien cet Pierre 1974 humaines, associé à l; équipe Adhésion all PCF (1945)
enjeu qui, au cours des années 1930, a rassemblé les fractions universitaires- des Annales. Critique li~téraire
scientifiques les plus militantes, attentives, avec la montée des fascismes, à
Baby 1897 Professeur d'histoire-géographie Adhésion au PCF (1925}.
la multiplication des discours contre la science, la technique et la machine. Jean 1969 dans Je secondaire à Paris Militant avec responsabilités
Cette rencontre aboutira à la définition d'une nouvelle science de l'homme (lycée Rollin) politiques. Plusieurs fois
marxiste, attirant, à partir de 1935-1936, de nombreux intellectuels, bien exclu du PCF
au-delà des cercles militants communistes.
Bayard 1895 Ingénieur PTT. Enseignant Proche (ou membre?) du PCF
Né dans un contexte de forte politisation, ce programme de recherche Marcel 1956 à l'tcole supérieure des PTT
ne retrouvera pas, cependant, après la Seconde Guerre mondiale son élan
initial. Les clivages politiques de la Guerre froide conduiront à son éclate- Bénichou 1908 Professeur de lettres dans Sympathisant communiste
ment; et c'est de façon dispersée que les intellectuels ralliés, dans la Paul 2001 le secondaire (École alsacienne, (début des années 1930},
lycée de Beauvais, puis proche de la gauche
seconde moitié des années 1930, à cette nouvelle conception marxiste de lycée Janson de Sailly) anti-stalinienne.
l'histoire totale poursuivront leurs recherches. Sans doute cette dispersion Adhésion SFIO (1934-1937)
a-t-elle contribué à l'oubli de ce programme marxiste, qui avait pourtant
suscité tant d'enthousiasme à la fin des années 1930. Bruhat 1905 Professeur d'histoire-géographie Adhésion au PCF (1925).
Jean 1983 dans le secondaire Militant avec responsabilités
Le détour par la biographie collective de la Commission scientifique du (lycée de Nantes, politiques
Cercle de la Russie, en permettant de repenser ensemble le destin intellec- lycée Buffon à Paris)
tuel et politique du marxisme dans la France de l'entre-deux-guerres, fut
l'occasion de mettre au jour cette filiation marxiste méconnue. Resserrée Chapelon 1884 Professeur d'analyse _Proche de laSFIO,
Jacques 1973 à l'Université de Lille puis sympathisant communiste
sur un petit groupe d'intellectuels, cette enquête avait pour contrepartie
et à l'École Polytechnique
une ambition totalisante, visant à articuler différentes échelles d'analyse, du
local au transnational, et à examiner les dynamiques sociales, politiques, Cognior 1901 Professeur de lettres dans Adhésion au PCF (1921).
idéologiques, intellectuelles et savantes de ce collectif. C'est grâce à cette Georges 1978 le secondaire, puis permanent Militant en voie de
du PCF (1928-1931, 1933, professionnalisation politique
approche localisée qu'ont pu être connectées l'histoire politique des intel-
puis à partir de 1936)
.lectuels communistes et l'histoire sociale des sciences. Les frontières entre
le monde communiste et les milieux savants français sont dès lors apparues Cohen 1884 Professeur à l'École des langues Adhésion au PCF
trop poreuses dans t'entre-deux-guerres pour qu'on puisse prétendre étudier Marcel 1974 orientales et directeur d'études (début des années 1920),
pour l'éthiopien àl'EPHE. puis désengagement.
le marxisme universitaire sans interroger l'histoire du communisme et du
Linguiste proche Sympathisant (ou membre?)
marxisme soviétiques. des durkheimiens du PCF dans les années 1930

lComo
Augwte
1888
1981
Professeur d'allemand
dans le secondaire à Paris
Adhésion à la SFIO (1914),
puis au PCF (1920)
(Petit Condorcet,
puis lycée Pasteur) 1
43. A. KoJÈYE, Bayle et Fantenelle, Manuscrit. Fonds A. Kojève, BNF·Mss, carton 12.

1 'iQ
ISABELLE GOUARNÉ L'HISTOIRE DES MARXISMES REVISITÉE

Nom Né en Occupation professionnelle Position politique Nom Né en Occupation professionnelle Position politique
Prénom Mort en (années 1930) (années 1930) Prénom Mort en (années 1930) (années 1930)

Couderc ' 1899 Professeur de mar:hémadques Engagement en faveur Labé renne 1902 Professeur de mathématiques Sympathisant communiste.
Paul 1981 dans le secondaire à Paris de la « popularisation » de Paul 1985 dans le secondaire à Paris Adhésion au PCF (1942)
(lycée Charlemagne, la science (Union rationaliste, (lycée Roilin, lycée Henri IV)
puis lycée Janson de Sailly) Palais de la Découverte)
Lahy 1909 Préparateur au Laboratoire Sympathisant communiste
Cuvillier 1887 Professeur de philosophie Membre de la SFIO Bernard NI de psychologie appliquée,
Armand 1973 dans le secondaire à Paris dirigé par son père J.-M. Lahy
(collège Chaptal, lycée Voltaire, (à partir de 1931),
puis Louis le Grand)
Lahy 1872 Directeur du Laboratoire Franc-maçon, Grand Orient
Feldman 1909, Professeur délégué Adhésion au PCF (1937) Jean- 1943 de psychologie appliquee de France (1901; membre
Valentin Russie de philosophie Maurice à I'EPHE (à partir de 1925) fondateur de la loge Agni).
1942 (Étampes, Laon, Fécamp). (ditJ.-M.) Adhésion au PCF (1920-1923).
Collaborateur du Centre Sympathisant communiste
de documenradon sociale dans les années 1930
de l'ENS
Lahy- 1881 Éditrice et écrivaine Symparhisante communiste.
Friedmann 1902 Sociologue. Assistant au Centre Symparhisant communiste. Hollebecque 1957 Adhésion au PCF (après
Georges 1977 de documentation sociale Militant Marie Seconde Guerre mondiale)
de l'ENS, puis professeur avec responsabilités politiques
à l'École Boulle. Langevin 1899 Professeur de physique dans Adhésion au PCF (1919-1924)
Associé aux Annales Jean 1990 le secondaire à Paris (à partir Membre du Cabinet
de 1933, lycée Henri IV) du Ministre de l'Air
Gratiot- 1909 Assistante au Laboratoire Adhésion au PCF (1935).
sous le Front populaire
Alphan déry 2011 de psychologie de l'enfant, Exclue en 1937,
Hélène dirigé par H. Wallon (EPHE) réintégrée un an après
Langevin 1872 Physicien. Professeur Militantisme polymorphe.
Adhésion à la SFIO, Paul 1946 au Collège de France (1909). Sympathisant communiste.
Hainchelin 1901 Professeur d'histoire-géographie
puis au PCF (1920) Directeur de l'École Adhésion au PCF (1944)
Charles 1944 à l'école primaire supérieure
de physique et de chimie
de Nancy
industrielles (1926)
Haudricourt 1911 Mission scientifique en URSS Adhésion au PCF
(1934-1935). Associé (date inconnue) Loeb 1904 Ingénieur PTT NI
André- 1996
aux Annales et au Musée Julien 1995
Georges
des arts et traditions populaires
Luc 1911 Professeur de philosophie Militant de gauche
Artiste. Attachée au Musée Symparhisante communiste Jean 1967 dans le secondaire et antifasciste. Membre
Humbert 1894
des arts et traditions populaires (à partir de 1934) du cabinet du sous-secrétaire
Agnès 1963
(1936-1940) d'État à l'enseignement
technique (Front populaire)
Husson 1901 Statisticien à la Statistique Franc-maçon, Grand Orient
Raoul 1967 générale de France. Recherches de France (1930; loge Agni Mau blanc 1891 Professeur de philosophi~ Sympathisant comm1.1niste.
en psychologie appliquée à partir de 193.3) René 1960 dans le secondaire (ÉCole Adhésion au PCF (1943)
(avec J.-M. Lahy) Alsacienne, lycée de Beauvais,
lycée Henri IV)
Korngold 1902, Élève de J.-M. Lahy à I'EPHE. NI
Suzanne Pologne Recherches en psychologie Mineur 1901 Collaboratrice scientifique Engagement maçonnique
1988 appliquée GabrJelle NI d'H. Mineur, puis, à partir de (Droit humain, 1932-1934)
·······-
1937, carrière administrative
dans le monde de la Recherche
L _ _ _ ......

160 161
L'HISTOIRE DES MARXISMES REVISJTEE
ISABELLE GOrJARNE

Ë
Né en Occupation professionnelle Position politique Né en Occupation professionnelle Position politique
Nom
Morren (années 1930) (années 1930) Morren (années 1930) (années 1930)
Prénom
.
1899 Astronome à l'Observatoire Engagement maçonnique, Sauvage oc 1897 Professeur à l'École Adhésion SFIO.
Mineur
de Paris Grand Orient (1927; Aurélien 1988 des Langues orientales, Engagement maçonnique,
Henri 1954
loge Agni à partir de 1933). chaire des langues finno- Grand Orient de France
Sympathisant communiste ougriennes (à partir de 19.31) (loge Agni, à partir de 19.32)
dans les années 1930
Sol ornon 1908 Physicien. Chargé de recherche, Adhésion PCF (1934-1942).
1912 Professeur de philosophie Membre du PCF Jacques 1942 Caisse nationale des sciences Militant avec responsabilités
Mougin
Hènri 1946 au Prytanée de la Flèche. dans les années 1930 (1934-1937). Charge~ de cours politiques
Associé au Centre (date d'adhésion inconnue)
de documentation sociale. Soustelle 1912 Ethnologue. Boursier Militant de gauche
Collaboration aux Amta!es Jacques 1990 de la Caisse nationale et antifasciste
des sciences, puis, à partir
Professeur de philosophie Adhésion au PCF (1927). de 1937, sous-directeur
Nizan 1905
dans le secondaire (1931-1932). Militant en voie de du Musée de l'homme.
Paul 1940
Permanent du PCF professionnalisation politique Associé à l'équipe des Annales
(à partir de 1932).
Écrivain et journaliste Talobre 1903 Ingénieur Électricité de France NI
Joseph NI
Pacaud 1906 Thèse de biologie en préparation Membre du PCF
(dir. M. Prenant). dans les années 1930 Var agnac 1894 Folkloriste. Boursier de Proche (ou membre?)
André 1952
Surveillant d'internat, boursier, (date d'adhésion inconnue) André 1983 la Caisse nationale des sciences du PCF au début
et, à partir de 19 37, assistant à (1933-1936). Conservateur des années 1920.
la Faculté des sciences de Paris adjoint au Musée des Arts Engagement maçonnique,
et traditions populaires Grand Orient (loge Agni,
1893 Professeur de lettres Sympathisant communiste. (1937-1941). à partir de 1933)
Parain
1984 dans le secondaire à Paris Adhésion au PCF (1946) Associé à l'équipe des Annales
Charles
(lycée Buffon, lycée Henri IV).
Associé à l'équipe des Annales Wallon 1879 Psychologue. Directeur d'études Adhésion SFIO (avant 1914).
Henri 1962 à l'EPHE (1927). Sympathisant communiste
1901 Physicien. Assistant (1923), Membre de la SFIO Professeur au Collège dans les années 1930.
Perrin
Francis 1992 puis Maître de conférences (années 1920-1956} de France (1937} Adhésion PCF (1942)
(1933) et Professeur (1935}
TABLEAU 1.- Liste des membres de la Commission scientifique du Cercle de la Russie neuve
à la Faculté des sciences de Paris
(1932-1939).
Politzer 1903, Professeur de philosophie Adhésion au PCF (1930).
Georges Hongrie dans le secondaire (lycée Militant en voie de
1942 d'Évreux, puis, à partir profi:ssionnalisation politique
de 1938, lycée de Saint Maur)

Prenant 1891 Professeur de philosophie Sympathisante communiste


Lucy 1979 dans le secondaire à Paris
(lycée Fénelon)

Prenant 1893 Biologiste. Chef de travaux Adhésion PCF (1920-1922


Marcel 1983 (1924), puis Maître ou 1923}.

J . de conférences (1928} et
Professeur (1931) à la Faculté
des sciences de Paris
Sympathisant communiste
dans les années 1930.
Réadhésion en 1943
La part des femmes,
des femmes à part ...

Claude PENNETIER et Bernard PuDAL

Une injonction contradictoire?


De 1920 aux années trente, la représentation de la femme subit, dans le
monde communiste, une profonde mutation, qui s'accomplit durant la
bolchevisation puis la stalinisation progressive du communisme français.
Alors que le premier communisme fait parde intégrante de l'histoire des
féminismes, que pour nombre de militantes communistes de ces premières
années, le combat féministe et le combat communiste sont étroitement
associés, il n'en est plus de même durant les années trente. La plupart des
féministes communistes, souvent institutrices (Marthe Bigot 1, Hélène Brion,
Noélie Drous, Pierrette Rouquet, Marthe Pichorel, Marcelle Brunet 2 , etc.),
ou intellectuelles (Madeleine Pelletier, Jeanne Mélin), ayant occupé parfois
des postes importants, quittent le Parti communiste ou en sont exclues
dans les années 1920, départs accompagnés par un reflux de l'engagement
des femmes:'' 2600 (3 à 4o/o) en 1924,964 (1,7o/o) en 1926,200 (0,6o/o)
en 1929 ''; après cette date les chiffres ne sont plus publidsés 3 • Les
deux histoires se séparent donc en conférant aux combats des femmes
communistes, peu à peu, l'incertain statut d'une lutte des femmes à ne pas
confondre avec les luttes féministes, renvoyant celles-ci à l'inessentiel en
mettant de surcroît en avant leur caractère « petit-bourgeois » pour mieux
les discréditer.

1. Pour les biographies des militantes citées, cf. le Maitron (Dictionnaire biographique, mouvement
ouvrier; mot<vemennocia/, Éditions de l'Atelier), version Maitron-en-ligne [hnp:ffmairron-en-ligne.
univ-parisl.frj pour consulter les notices révisées gdke à l'apport, notamment, des dossiers biogra-
phiques du RGASPI de Moscou.
2. Marcelle Brunet, ancienne membre du comité exécutif du Comité de la m• Imernationale se suicide
en 1926 à 41 ans.
3. Christine BARD et Jean-Louis RonBRT, «Le Parti communiste français et les femmes 1919-1939 "•
version originale inédite en français de« The french communist Pany and Women, 1920-1939: From
« feminism » to familialism », ed by Helmut GnuBl!R and Pamela GRAVES, W&men and Socialism,
Socialùm and \%men. Europe between the two \%rld Wlln, New York Oxford, Berghan Books, 1998,
p. 321-347. ChrL~tine BARD, Les filles dCMarianne. Histoire des féminismes 1914-1940, Fayard, 1995.

165
ClAUDE PENNET/ER ET BERNARD PUDAL lA PART DES FEMMES, DES FEMMES A PART...

Deux exceptions notables relient les années vingt aux années trente, Les effets en termes de responsabilités des femmes sont clairs: de
celles de Bernadette Cattanéo et de Cilly Vassarr 4, mais toutes deux feront près de 10% de femmes membres du Comité directeur en 1920 à 0% dans
défection après le Pacte Germano-Soviétique, événement qui précipite plus le Comité central en 1937. Une seule exception notable en 1936,
qu'il n'en est la cause un divorce aux racines plus profondes._Au mieux, dans Martha Desrumeaux, nous y reviendrons.
le contexte de la lutte anti-fasciste, en appellera-t-on à une alliance du
mouvement des femmes communistes avec les mouvements féministes,
mais une alliance qui suppose la claire explicitation de leur différence: % ')

« Notre parti, sans réserve et sans restriction, est pour l'égalité absolue de
la femme dans rous les domaines. Et cela point dans un but de propagande,
mais parce que cela correspond à la doctrine de notre parti qui se dresse
contre l'oppression de l'homme par l'homme et par coméquent contre
l'infériorité dans laquelle est maintenue la moitié de la population de notre
pays. Nous rencontrons des alliées dans les féministes qui, certes ne voient
-%
pas les causes de cette infériorité comme nous dans la structure de la société
actuelle et qui également ne voient pas le remède radical dans le change-
ment du régime actuel et dans son remplacement par une société nouvelle. 2,00
Mais les féministes, des femmes souvent cultivées, ayant une instruction qui
leur permettrait d'occuper tous les postes se voient arrêtées dans une carrière 0,00
..,.
par une barrière qui n'a pour cause que leur sexe.
0
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..... ~ .....
0\ (1)
..... ..... ..... ..... ..... ..... ..... ..... ...... ..... ..... ..... ..... ..... ......
Elles se révoltent contre cet état de choses et, sans encore vouloir se
pro.noncer contre l'un· ou l'autre des partis, se défendant même contre la GRAPHIQUE 1. -Place des femmes dans les Comités direct~mrs puis Comités centraux du Parti
"suspicion" de vouloir "faire de la politique", s'unissent pour obtenir les communiste.
droits civiques et économiques égaux pour la femme comme pour l'homme,
et notamment pour le droit de vote et l'éligibilité. Nous pouvons dire que Cette histoire est aujourd'hui solidement documentée 7• Reste que cette
l'action de notre parti, sa sincérité dans la volonté d'obtenir ces droits pour subordination symbolique des femmes communistes, comme femmes et
les femmes, lui a conquis bien des sympathies dans les milieux féministes.
comme communistes, n'implique nullement l'abandon de leur organisa-
La collaboration avec les féministes sur le terrain de l'égalité absolue des
tion, de leur sélection, de leur promotion et de leurs luttes; en particulier,
femmes est par conséquent nécessaire 5. »
en tant qu'elles sont le plus souvent salariées. Le Parti communiste maintient
Associé à un virilisme qu'exacerbent la période classe contre classe et le ses mots d'ordre d'égalité politique (droit de vote et d'éligibilité) durant
caractère « guerrier )) du stalinisme, ce processus conduit au retrait ou à toute cette période. Si presque aucune femme n'appartient aux instances
J'éviction des premières communistes, tout en ouvrant la voie à un ré-en- dirigeantes du Parti communiste, la croissance du parti et la multiplication
chantement spécifiquement communiste de la « femme nouvellé )} des actions contre la guerre et le fascisme 8 se concrétisent par le développe-
-pendant de« l'homme nouveau» stalinien qui emprunte à la tradition- ment du mouvement des femmes tandis que la direction communiste
ndle biologisation du social certaines de ses propriétés, dans le dessein d'y promeut une UJFF (Union des jeunes filles de France) qui met fin à la ,,."
inscrire le r61e militant des femmes communistes en canalisant leurs luttes
et leurs revendications. Pour les communistes des années trente, le mouve- 7. Ch. BARD et J.-L. RoBERT, « Le Parti communiste français et les femmes 1919-1939 "• art. dt.
Ch. BARD, Les filles de Marianne. Hist()ire des féminismes 1914-1940, Fayard, 1995. Cf. aussi
ment des femmes doit principalement s'enraciner dans le r6le traditionnel- G. DERMENJIAN, D. LOISEAU, « Itinéraires de femmes communistes » dans Lr sexe du militantisme,
lement dévolu aux femmes, celui qui les spécialise sur la famille, l'enfance, O. FILLIEULE, Patricia Roux (Dir.), Presses de Sc Po, 2009, p. 93-113.
8. Gabrielle Duchêne, qui représente la section française de la Ligue internationale des femmes pour la
l'éducation et la solidarité, voire la paix dont elles seraient des ambassadrices paix et la liberté au congrès d'Amsterdam (1932) « lance une nouvelle organisation, le Comité
« naturelles )), mondial des femmes contre la guerre et le fascisme ». p. 297. « En 1936, le comité revendique
600 000 membres » p. 297. (Christine Bard). À côté de Gabrielle Duchêne, des intellectuelles, Irène
4. Cf!'article consacré à Albert et Cilly Vassart dans l'ouvrage. Joliot-Curie, Luce Langevin, Lucie Prenant, une employée, Bernadette Cattanéo, une institutrice,
5. Cilly Vassarc dans les Cahiers du bolchevisme, l" octobre 1936, n' 16-17, • !.:alliance avec les Maria Rabaté, mais aussi une ouvrière syndicaliste Anroinerte Gilles. Maria Rabaté, secrétaire du
Féministes et ses condiriollS "• p.1111. Comité français des Femmes contre la Guerre et le Fascisme revendique en 1937, 200 000 femmes
6. B. SruoER, • La femme nouvelle», Le Siècle des c()mmunismes, p. 565-581, Le Seuil, 2004. dans 20 000 comités.
CLAUDE PENNETIER ET BERNARD PUDAL LA PART DES FEMMES, DES FEMMES A PARI:..

mixité de la Jeunesse communiste, dont Danielle Casanova, militante déter- politique. Il faudra attendre les années soixante-soixante-dix pour que
minée liée à l'appareil du Komintern, va devenir l'égérie. reviennent avec force, et non sans conflits internes, la question de la compa-
Cette refonte à la fois symbolique et organisationnelle du mouvement tibilité, de l'intrication aussi, des luttes féministes et des luttes sociales et
des femmes, l'IC en formule clairement les enjeux, comme en témoignent politiques.
ces extraits de L'Internationale Communiste (n°6, juin 1937):
« Ilest nécessaire de trouver les méthodes et les formes de développement !;enquête
d'un mouvement de femmes indépendant, sans craindre le "séparatisme
féministe". Ce faisant, il importe de tenir compte de la situation particu- Le corpus « femmes >> sur lequel porte cette étude est un sous-corpus
lière des femmes, dç leur psychologie, de leur manière de comprendre la d'une vaste enquête prosopographique sur l'encadrement militant du Parti
vie et d'envisager différents problèmes; il faut prendre en considération la communiste durant les années trente (1237 individus dont 121 femmes 10).
situation des jeunes filles et des mères, celle des hwalides et des femmes Rappelons en succinctement les modalités de constitution. Létablissement
âgées sans oublier que toutes sont, dans une mesure plus ou moins grande, du corpus à partir duquel une biographie! collective doit être conduite
des ménagères. dépend des sources disponibles et de la problématique de la recherche. Dans
Les femmes, par exemple, s'intéressent à la question des prix plus que les tous les cas, les sources doivent être suffisamment complètes si l'on se donne
hommes, car ce sont elles qui sont les ministres des finances de la famille. pour objet la connaissance intime - « sous toutes ses coutures » comme le
C'est la femme qui a la charge de l'éducation des enfants; elle s'intéresse aux suggère Christophe Charle 11 d'tm groupe limité, mais aussi adaptées au
questions de cuisine, de logement, de crèches, d'école, d'hôpital, d'assuran-
problème que l'on se pose. Le plus souvent, on peut se donner pour objet
ces sociales. Une quantité énorme de femmes se trouvent sous l'influence
un groupe dont les frontières tiennent à une forme d'institutionnalisation
de l'Église et de la religion; elles se laissent facilement subjuguer par toute
sorte de préjugés. Et là aussi une attitude particulière envers la femme (par exemple l'ensemble des parlementaires, les conseillers municipaux
s'impose" (p. 575-576). d'un département, les groupes dirigeants institutionnalisés 12 , ou le Conseil
Scientifique du Cercle de la Russie Neuve 13) ou être constitué comme
!.:enquête prosopographique que nous conduisons sur l'encadrement un échantillon d'un groupe plus large (par exemple un échantillon des
communiste des années trente permet de mieux connaître ces femmes qui écrivains dans une conjoncture historique donnée 14). Notre corpus relève
sont appelées à devenir des militantes et des dirigeantes communistes (la d'une sorte de combinaison de ces deux modalités. C'est un échantillon de
llli
première école centrale féminine date de février 1938), ces femmes« à part» 1237 individus de l'ensemble des cadres communistes des années 1930,
qui doivent transgresser les logiques de la domination sociale et masculine saisi à l'occasion des recherches du Maitron, sur la base des dossiers person-
\1:
en accédant au politique, autrement dit souvent surmonter une double nels gérés par l'IC, à condition qu'ils contiennent au moins une
illégitimité, de genre et sociale, tout en acceptant la part qui leur est dévolue Autobiographie communiste d'institution (ACI). En effet, le Parti commu-
au sein du monde communiste. Ne font-elles pas l'objet, alors, d'une sorte niste, dans une perspective de contrôle politique comme de promotion des
d'injonction contradictoire, un féminisme de fait qui ne peut se métamor- cadres, procède durant les années trente à une vaste collecte d'autobiogra-
phoser en un féminisme de plein droit 9 ? Toutes sortes de cas de figures phies de parti, sur la base d'un questionnaire de plus de 70 questions
seront à considérer. Pour celles qui demeureront communistes après portant sur leur trajectoire sociale, professionnelle, scolaire et intellectuelle
avoir été formées au féminisme communisant des années vingt, comme
Cilly Vassart ou Bernadette Cattanéo, cette injonction se traduira par 10. titre indicatif, le Maimm signale pour l'entre deux guerres 900 femmes communistes actives,
dont certaines disparaissent de la vie communiste avant le début de la collecte biographique
un dédoublement plus ou moins bien vécu; d'autres, comme Lucie Aubrac, en 1931.
malgré l'attirance qu'exerce sur elle le communisme et son peu de goût 11. Ch. CHARLB, « Du bon usage de la biographie comparée ou les trois âges de la biographie collec-
pour le féminisme revendiqué, l'autonomie qu'elle doit à sa trajectoire tive "• in La pan des mi!litants, sd, M. DREYFUS, C. PENNBTIER et N. ViBT-DEPAULI!, Les Éditions
de !'Atelier, 1996, p. 59-61. .
personnelle d'ascension sociale exceptionnelle s'avérera peu compatible 12. C'est le parti que l'un de nous avait adopté en étudiant les députés, les membres du CC et le~
avec l'esprit de discipline du parti. D'autres encore la plupart des nou- conseillers généraux de la Seine des années ttente. Cf B. PUDAL, Prendre parti, PFNSP, 1989.
velles recrues trouveront les voies d'un accomplissement négocié plus ou Cf. aussi Brigitte Studer, "Le corps dirigeant du Parti communiste suisse dans les années 1930:
une tentative de biographie çollecçive », in L1nternarilmale des dictionnaires, sd, Michel Dreyfus,
moins consciemment ou seront marginalisées avant de quitter l'action Claude Pennetier et Nathalie Viet-Depaule, Matériaux pour l'histoire de notre temps. 1994, n• 34.
p.49-53.
9. S. FAYOLLE, L'Union des Femmes Françaises de 1944 à 1965, th~se d'Histoire de Science Politique, 13. Cf. dans ce livre la contribution d'Isabelle Gouarné.
20 octobre 2005, Paris I. 14. G. SAPIRO, Laguem,des écrivains, 1940-1953, Fayard, 1990.

168 169
CLAUDE PENNETIER ET BERNARD PUDAL LA PART DES FEMMES, DES FEMMES A PART...

mais aussi sur leur trajectoire idéologique et militante 15 • Si, compte ten4 · Tout se passe donc comme si, dans les années trente, les services des
du nombre d'individus appréhendés et de notre connaissance des diverses cadres, en imposant la rédaction d'une autobiographie guidée par
couches de direction du Parti communiste, cette sélection est assez repré- un ensemble très complet de questions portant sur tous les aspects de la vie
sentative de l'encadrement communiste des années trente, son mode de sociale et politique des individus, avait réalisé une enquête sociologique sur
constitution est néanmoins spécifique. Il résulte des enquêtes biographiques le personnel communiste. Notre enquête s'apparente donc à une enquête
conduites au sein du mouvement communiste et, dans le cas français par sur une enquête qui se donnait en un certain sens le même objet que le
la commission des cadres que dirige Maurice Tréand, autrement dit par la nôtre: connaître son personnel. Le même objet mais bien évidemment pas
cellule administrative clef de la politique du personnel de l'entreprise la même construction d'objet. C'est cette« chance» documentaire que nous
communiste. Celle-ci, pour être propre au Parti communiste, n'en est pas avons saisie parce qu'elle permet à la fois l'analyse de l'enquête biographique
moins une modalité de toute gestion de personnel: sélection des individus · réalisée au sein du PCF- qui ouvre la voie à une réflexion sur le caractère
sur la base des compétences mesurées, supposées ou escomptées en vue socio-biocratique du monde communiste- et d'exploiter, mais autrement,
d'occuper l'ensemble des postes de l'entreprise partisane, des postes les résultats de l'enquête tels qu'ils se manifeStent dans cet effort« contraint »
dirigeants aux postes techniques; formation initiale et continue associée à·· d'écriture autobiographique des militants. Enfin, cette procédure extrême-
des logiques de progression dans la carrière militante; contrôle du travail ment complexe, dont les modalités sont d'abord pensées dans le cadre sovié-
effectué au sein de l'entreprise partisane et affectations (promotion, tique, présente l'immense intérêt de nous introduire au cœur d'un parti qui
mutation, marginalisation, relégation, élimination). se définissait comme une section d'un parti mondial, l'Internationale
À la base de notre enquête, un vivier considérable de plus de 9 000 dos- Communiste.
siers personnels français conservés dans les archives du Komintern au
RGASPJ1 6 , masse très inégale et dont nous ne possédons que depuis Le sous-corpus femmes : spécificités
trois ans les inventaires (demandés depuis longtemps et qui étaient censés
ne pas exister, reste d'une vieille culture du secret ... ). Près de 5000 dossiers L'étude du sous-corpus « femmes », mis en relation avec celui des
ont été sollicités sans que nous sachions s'ils avaient été conservés ou non, hommes, revient à s'intéresser aux modalités propres aux femmes commu-
2 500 demandes ont abouti. Les dossiers ont été consultés sur place ou nistes d'appartenance au communisme des années trente. Même limité (nb:
microfilmés, 1 500 contenaient le matériau qui est au centre de notre 121), l'apport en informations sociales, personnelles et politiques s'avère
enquête, les Autobiographies communistes d'institution de 1931 à 1939. conséquent et nous ouvre des dimensions peu explorées des spécificités du
Nous en avons retenu 1237 exploitables. Cependant les dossiers personnels militantisme des femmes, comme celui des rapports de couple au sein
contiennent aussi d'autres informations et, même épurés des rares feuillets d'un monde militant et de la dimension« féminine» de tout militantisme:
pouvant porter atteinte à « l'image » des organismes d'État soviétiques, ils la mère, la sœur, la fiancée, la compagne, l'épouse, la belle-mère, rarement
restent d'un grand intérêt. La méthode du sondage était exclue (pas de liste) la fille, mais aussi la religion, l'économie du couple, la sexualité, l'altérité.
et inappropriée. Nous nous sommes fondés sur une connaissance appro- Le sous-corpus « femmes » comporte des biais. Il n'y a bien sûr pas
fondie des diverses strates d'engagement pour dégager par appel, puis par d'élues municipales, les femmes étant inéligibles jusqu'en 1945 même si le
élargissement, un corpus qui n'est pas le reflet exhaustif de l'encadrement Parti communiste fit élire, en 1925 et 1929, quelques femmes dont l'élec-
réel et potentiel du Parti communiste. Il manque notamment des dirigeants tion fut aussitôt invalidée 17 • Figurent en surnombre les techniciennes du
encore en activité dans les années soixante-dix dont les dossiers avaient été parti que leur fonction prédispose au contrôle: secrétaires des élus locaux
extraits des dossiers du Komintern et conservés dans les archives de la et des groupes parlementaires, sténodactylos des organisations de masse,
commission de politique extérieure du PCUS, puis versés dans un autre secrétaires affectées à Moscou, traductrices.
centre d'archives, le RGANI, moins ouvert que le RGASPI. (dossiers 17. Aucune de ces femmes ne figure dans les dossiers du RGASPI, car ces initiatives politiques sont
consultables 70 ans après le décès, comme, par exemple, pour Jeannette antérieures au contrôle biographique; c'est aussi le signe du caractère limité de leur itinéraire
militant. C. PENNETIER, «Le mandat municipal dans l'itinéraire militant», J. GIRAULT, Des commu-
Vermeersch et pour Josette Cothias). nistes en France (années 1320-années 1360), Publications de la Sorbonne, 2002, p.319-338.
Sept femmes sont concernées en région parisienne et quelques-unes en province, ainsi à Douarnenez.
15. Voir le« Schéma d'autobiographie (1931, revue en 1937) "• 74 questions, dans C. PENNETIER et Seule Marie Lefebvre, cuisinière puis infirmière à Ivry-sur-Seine, Augustine Variot, animatrice du
· B. PuoAL, Autobiographies, autocritiques, aveux dam le monde communiste, Belin, 2002, p.154-156. Comité d'action féminine pour la paix contre le chauvinisme de Malakoff en 1915 (interview,
16. 10 000 dossiers français mais près de 10 o/o sont des dossiers documentaires sur des socialistes, des « I:action féminine au sein des assemblées municipales d'une élue» [I:Ouvrière], 22 avril1926) et
radicaux et même Charles De Gaulle, d'autres sont négligeables, signalement de militants douteux ... Joséphine Pencalec à Douarnenez ont laissé un souvenir dans la mémoire communiste locale.
CLAUDE PENNETIER ET BERNARD PUDAL LA PART DES FEMMES, DES FEMMES À PART...

35 ~------------------------------.~~--------- de la section féminine centrale du PC 18 , etla grande collecte de 1937-1938,


correspondant à fois à la nécessité de sélectionner les cadres pour maîtriser
l'afflux militant du Front populaire, et à la grande phase de vigilance en
URSS, en Espagne et dans les divers partis communistes.
Les collectes s'inscrivent donc dans les mêmes phases, que ce soit pour
les hommes ou pour les femmes et relèvent donc des mêmes logiques insti-
tutionnelles de vigilance. Les viviers géographiques de recrutement sont
proches eux aussi. On remarque juste que les femmes sont un peu plus
parisiennes et surtout beaucoup plus souvent de nationalité étrangère. Ce
1
peut-être, sur ce dernier point, un effet dè la vigilance à l'égard des militants
10 L.----
1 et militantes étrangères. .
Première différence significative, les femmes sont dans l'ensemble plus
jeunes de cinq ans, mais les répartitions par décennie nous indiquent
une place significative des femmes ou jeunes filles nées à partir de 1910,
1932 1933 1934 1935 1936 1937 1938 1939 ayant donc 26 ans ou moins à l'époque du Front populaire. La plus jeune de
ce sous-corpus, Marcelle Désirat, sténo-dactylo, adhère en 1935 en réaction
GRAPHIQUE 2. -Date des autobiograpies de femmes. à la menace d'extrême droite de février 1934. Elle deviendra secrétaire
technique du groupe parlementaire à la Chambre puis résistante et déportée.
350 Elle présente plusieurs des caractéristiques du corpus des femmes jeunes:
un niveau scolaire significatif (elle a fréquenté le cours complémentaire,
300 connaît un peu l'anglais, possède le brevet élémentaire, écrit avec facilité),
un milieu familial favorable: son père militant de l'ARAC et du SRI fut
250 communiste, (<< il n'a quitté le parti que par fatigue )) écrit-elle dans son
autobiographie); quant à son mari, ill' a précédée d'un an dans l'adhésion.
200 Les anciennes sont absentes, pas d'équivalents féminins des
Alfred Vaillandet, ancien maire de Bourges, né en 1864, ou d'un Marcel Cachin
150 né en 1869. Mais le versant féminin de la « génération du feu » (nées
entre 1880 et 1899) est sensiblement de même proportion que celui des
100 hommes (27,5 o/o contre 29,7). Beaucoup de femmes de ces générations
auraient pu être présentes, nous l'avons vu, comme Lucie Leiciague, née
50
en 1880, membre du comité directeur de 1920 à 1924 qui a rompu au
moment des déportations des opposants communistes en URSS en 1929.
0
Il reste néanmoins un nombre significatif de militantes de la première heure
1928 1930 1932 1934 1936 1938 1940
comme l'ouvrière du textile Zoé Simon, originaire de Tourcoing, qui adhère
GRAPHIQUE 3. -Date des autobiograpies d'hommes. au Parti communiste dès 1921, à la CGTU à sa création en 1922 et colla-
bore du journal communiste L'Ouvrière 19 • I.:élément ouvrier est très présent,
Pour comparer les corpus hommes et femmes, encore faut-il s'assurer moins cependant que les employées, comme Marie-Thérèse Gourdeaux,
que les questionnaires ont été recueillis dans les mêmes conditions et au standardiste aux PTT, membre du Comité central du Parti communiste de
même rythme. Sur deux plans, ll n'y a pas de différences notables. On 1926 à 1929, et femme d'un dirigeant de premier plan, Henri Gourdeaux,
découvre dans les deux cas une pointe de collecte en 1932-1933, suite à la 18. Mise à l'écart suivie d'un retour aux responsabilités, puis d'une • affaire·». À la Libération et dans
mise à l'écart du « groupe de la jeunesse )) , d'ailleurs accompagnée par l'éli- les années 1950, toujours communisre, elle était encore confrontée à la vigilance de la commission
mination de quelques femmes marquantes comme la populaire ouvrière du des cadres.
19. Norons que Zoé Simon remplir son autobiographie, le 28 septembre 1933, pendant un congrès
textile du Havre Odette Brière et la sténo-dactylo, Jeanne Buland, secrétaire national de la CGTU er sur papier à en-tête de la confédération.

172 173
CLAUDE PENNETIER ET BERNARD PUDAL LA PART DES FEMMES, DES FEMMES À PART...

d'ailleurs secrétaire de la commission centrale de contrôle politique et par public et de façon significative plus salariées supérieures du public. Seule
conséquent associé à la mise en place de la collecte biographique. Les une petite frange de 6% se déclare sans profession, c'est-à-dire ménagères
femmes travaillant aux PTT ont une présence non négligeable dans le alors que c'était le cas pour plus de 40% de leurs mères. Elles sont sinon
corpus, ainsi Marie Couette. Ne sont pas écartées non plus des intellec- en pleine promotion sociale, du moins dans une activité professionnelle
tuelles, comme Marcelle Hilsum, née en 1885, elie aussi femme de dirigeant, profondément différente de celle de leurs parents, à l'exception de celles qui
adhérente tardive qui n'a rejoint le parti qu'en 1934, sur la lancée du rallie- appartiennent au monde de l'usine ou du chantier où on constate
ment des écrivains et artistes à l'antifascisme. une grande proximité intergénérationnelle. C'est ainsi le cas d'Alice
Pour celles qui sont nées dans la décennie 1900-1909, les différences Cuvillers, fille d'une ourdisseuse dans la bonneterie à Romilly-sur-Seine
sont nettes: 49,4% pour les hommes, 39,8 o/o pour les femmes. C'est, du (Aube), qui fut une active militante communiste et syndicaliste de la bonne-
côté masculin, la décennie des grands dirigeants communistes, à commencer terie à Troyes puis une résistante déportée.
par le premier d'entre eux, Maurice Thorez. Certes tout un panel de Le militantisme communiste des femmes n'implique pas l'éloignement
femmes, ouvrières, employées, institutrices, entrent dans ce groupe mais il de leur famille. Pour celles dont les rappohs aux parents sont connus: 62 o/o
faut bien admettre qu'il a moins produit de cadres. restent proches, 14% ont de mauvaises relations (dont 9 o/o de rupture
Pour la période de naissance 1910-1921, le rapport est inversé, ce sont nette), reste 26 o/o de non-réponse, la source ne permettant pas de se
les femmes qui sont, proportionnellement, les plus nombreuses. prononcer. Il est vrai que nous manquons d'information pour 14% des
militantes et que l'éloignement géographique, les décès des parents ou
l'absence de parents pour les enfants de l'Assistance publique rendent
50 délicates l'évaluation 20 • Il n'est pas aisé de classer des situations complexes
45 mettant en jeu le père pour l'essentiel, comme porteur d'un positionnement
40 politique affirmé, mais aussi la mère, l'oncle, parfois les frères. La descrip-
35 tion évoque parfois la religion, généralement considérée comme un obstacle
à l'engagement, la franc-maconnerie souvent citée au titre de la vigilance,
30
11 Hommes le socialisme, le radicalisme ou l'anarchie. Le contraste entre le père et la
25 mère peut être souligné: « Père anticommuniste, mère bonté, sens de la
!l;ll'emmes
20 justice, aime Maurice Thorez 21 • >>
lS Les descriptions, sont parfois dramatiques: ma mère « n'avait aucune
10 opinion politique. Education petite-bourgeoise et victime de cette éduca-
tion puisque mon père la rendant malheureuse, elle n'a pas eu le courage
;~~~~~~~~~~~~~ de le quitter et s'est suicidée à 29 ans 22 )), Elle ajoute: mon père, << avec
lequel je n'ai aucune relation. Je ne sais pas qu'il ait aucune activité politique
1860-1879' la!I0-1S99 1900-19œ 1910-1921
mais n'aime que l'argent et ne regarde pas les moyens qu'il peut employer
GRAPHIQUE 4. -Période de naisssance des hommes et des femmes. pour en avoir. N'a aucun scrupule)), Nous sommes ici face à un cas carac-
térisé de rupture qui accompagne l'engagement d'une jeune femme scola-
Le niveau d'étude offre une autre différence significative. Celui des
femmes est de loin nettement plus élevé que celui des hommes. Une situa- 20. Accord politique total 5%
tion qui porte la trace d'une qualité de promotion de l'école primaire, du Proximité politique 26%
Rapports maintenus 31%
rôle des écoles primaires supérieures et de celui de l'enseignement technique ....................................................................... 62% de bonne entente
privé pour les métiers de bureau, particulièrement les cours Pigier. Il est vrai Rapports distanrs 5%
que ces formations sont recherchées dans le Parti communiste pour les Rupture avec la famille 9%
14 o/o de mauvaise entente
emplois techniques. il~i~~~~~·~·;·~&;~~~~hÎ~~~(;~;;~~~·é;~~~;:;) 5%
Ces femmes souvent éduquées sont engagées dans des voies profession- Parents décédés ou Assistance publique 6%
Pas d'informations 14%
nenes différentes de celles des hommes. Elles sont deux fois moins ouvrières 21. Yvonne BLEcH, RGASPI 495 270 5874.
et quatre fois plus employées du privé, cinq fois plus employées du service 22. Georgette CLERC, RGASPI, 495 270 5767.

CLAUDE PENNETIER ET BERNARD PUDAL LA PART DES FEMMES, DES FEMMES A PART...

Il faudrait signaler également les sœurs de dirigeants. Georgette Cadras,


dont les grands mérites sont salués lors de l'école centrale des femmes
en 1938 23 , est la cadette de six ans de Félix Cadras, membre suppléant du
Comité œntral. Dans le registre des ''fille de», on peut citer Mounette Dutilleul
qui, en dépit de ses compétences, n'aurait sans doute pas accédé à des
responsabilités de confiance à la commission des cadres sans la caution de
son père, Émile Dutilleul, trésorier du Parti. Isabelle Lareppe est tout
simplement la secrétaire parlementaire de son père, Pierre Lareppe, député
des Ardennes. Pauline Marty est à la fois la femme d'André Marty (provi-
soirement) et la belle-sœur de Gabriel Péri. Mais aucune des deux ne joue
un rôle significatif.
Parfois le mariage vient confirmer et renforcer un engagement comme
pour Rosa Michel (de son vrai nom Marie Wacziarg, née à Lodz, Pologne)
qui rencontre Walter Ulbricht à Moscou et l'épouse; elle deviendra journa-
liste à l'Humanité. De même l'institutrice Maria Rabaté a fait connaissance
GRAPHIQUE 5. -Niveau scolaire des femmes du corpus. d'Octave Rabaté dans un congrès de la CGTU. Si elle est un temps l'épouse
qui tente de suivre son kominternien de mari dans ses périples internatio-
risée jusqu'en classe de seconde, s'orientant vers le PCF en sympathisant naux, elle s'affirme finalement comme un élément majeur du Comité
avec les ouvriers clients du café de son père, tout en hésitant entre mondial des femmes contre la guerre et le fascisme. Fidèle à la ligne stali-
anarchisme et communisme. nienne en 1939, à la différence de Bernadette Cattanéo 24 , elle devient
Après avoir fait le vide au plus haut niveau de responsabilités en écartant après-guerre une figure du PCF, plus notable que son mari.
dès fin 1922, puis en 1924 et 1929, féministes, franc-maçonnes, intellec- Il faut bien une exception: Danielle Casanova, alors Périni, est déjà
tuelles, le Parti communiste peine à construire une direction féminine une responsable aguerrie de l'appareil illégal de la jeunesse lorsqu'elle fait
communiste. Même s'il dispose d'un vivier non négligeable, surtout à la connaissance, dans les cercles d'étudiants corses, d'un étudiant en droit,
l'époque du Front populaire, celui-ci ne répond pas à sa volonté d'ouvrié- Laurent Casanova, qu'elle entraîne au Parti communiste et épouse en 1933.
riser ses cadres, notamment parmi les plus jeunes. Ce groupe féminin, à Lorsqu'elle rédige son autobiographie à Moscou en 1935, Laurent Casanova
l'exception de quelques ruptures au moment du Pacte germano-soviétique, n'est encore qu'un obscur étudiant; il deviendra un des grands noms du
va s'affirmer dans la Résistance et, pour les survivantes, à la Libération. Parti communiste.
Pour saisir ce qui se joue dans cet univers militant féminin, nous allons Jeanne Buland, sténo-dactylo, élève de l'École léniniste internationale,
tenter de différencier des sous-groupes qui peuvent d'ailleurs se chevaucher secrétaire de la section féminine centrale du PC est certe la nièce de
Louis Castellaz, le conseiller municipal de Paris en rupture avec le parti, et
Socialisation et proximité la femme d'un permanent communiste de la banlieue Nord, Pierre Blond
(dit Lenoir), mais dans les deux cas, ces liens familiaux lui portèrent préju-
La division sexuelle du travail militant dans ces conditions favorise le dice. Elle est hostile à la dissidence de son onde, mais reste liée à Lenoir qui
recrutement de celles qui ont une socialisation politique familiale commu- disparaît des fonctions responsables en 1932, de toute évidence dans la
niste ou sont liées à des cadres du Parti: «Femme ou compagne de», «fille lancée de l'éviction du groupe dit Barbé-Celor.
de)}. Mais, nous le verrons, ce n'est pas le phénomène essentiel. Finalement, au regard des biographies, la dimension « femme de » est à
Les cadres femmes sont majoritairement mariées avec des communistes. nuancer. Le lien fort au parti s'impose, avec des exceptions comme celle de
52 o/o ont un mari militant. 23. • Excellente camarade, intelligente et capable [...] à !"esprit de parti très développé (... ] grandes
11 o/o un mari sympathisant. capacités de développement, a l'étoffe d'une militante d'avenir», RGASPI, 517 11887, Rapport
18 o/o sont célibataires. sur l'école centrale des femmes.
24 ..Eile l'accuse d'ailleurs d'être une indicatrice de police et explique ainsi sa rqpm~e au moment du
- 2 o/o séparées. Pacte ·germano-soviétique: • Témoignage, Maria Rabaté, une femme communiste "• Cnhieri. d'lJis-
- 17 o/o non précisé. toire de 11nstitut Maurice 7horez. n"29-30, 1979. Voir la notice du Maitron.

176 177
ClAUDE PENNETIER ET BERNARD PUDAL lA PART DES FEMMES, DES FEMMES À PART...

Jeanne Buland, mais dans les couples communistes, les femmes ne sont pas Enfant de l'Assistance publique, Hélène Grenier obtient le certificat
les moins déterminées à servir la cause et des circonstances exceptionnelles d'études primaires à onze ans. Femme au foyer après un licenciement, elle
comme la Résistance, leur donnent souvent l'occasion d'imposer leur adhère au Parti communiste en 1923 sous l'influence de son mari, mais,
personnalité. en 1929, son militantisme la déçoit. Dans sa cellule, confie-t-elle, les «res-
ponsables [... ] ne faisaient rien pour éduquer les camarades, du reste il était
Les femmes du peuple préférable de rester chez soi pour lire des livres de Lénine et de Karl Marx
que d'assister aux réunions qui n'étaient que des discours de bateau lavoir)),
Avons-nous dans ce corpus l'équivalent féminin des « fils du peuple »: Elle affirme dans son autobiographie datée du 6 juin 1933: «J'ai peut-
naissance populaire, entrée dans la vie professionnelle comme ouvrière, être été brutale avec les camarades mais vaut mieux être 10 et travailler
acquisition d'une culture politique dans le cadre du parti? « Les filles du que 20 et ne rien faire.» Elle fut exclue èn 1937.
peuple >> représentent 20% de notre corpus, le plus souvent ouvrières du Yvonne Laurent, fille et femme d'enseignant désire entrer au Parti
textile, parfois des cuirs et peaux. Quelques noms s'imposent: la retordeuse, communiste depuis 1934 mais, dira+elle plus tard, elle doit<< lutter contre
Zoé Simon, la pointeuse en dentelle, Georgette Cadras, la bonnetière les idées quelque peu moyenâgeuses de son mari qui admettait difficilement
Alice Cuvillers et la fileuse 25 Martha Desrumeaux. Zoé Simon, née en 1891, qu'une femme puisse militer sans son mari))' aussi n'adhéra-t-elle qu'en
n'a pas le certificat d'études. Syndicaliste efficace de Tourcoing (Nord), née novembre 1936. Ce n'est pas de ce côté que le parti pouvait se tourner.
en 1891, veuve, bien que déléguée à un congrès de l'ISR, elle ne joue
qu'un rôle politique limité. Alice Cuvillers est sa cadette de vingt ans, Institutrices et employées
titulaire du CEP, elle suit une école centrale de femmes. Née en 1911, !!
Marie Brachet, ouvrière gantière, a adhéré au Parti communiste en 1936 Les institutrices et les employées supérieures représentent 47% de notre
«venue par l'éducation paternelle, recommandée par lui au secrétaire de corpus. Nous sommes frappés par leur nombre et par leur appétence pour
section>> (Autobiographie). Dirigeante confirmée de la fédération des cuirs la politique. Elles réussissent dans les organisations de masse ainsi que dans
et peaux, elle reste confinée au registre syndical. Martha Desrumeaux, seule les structures spécifiquement féminines et représentent une transition entre
femme à accéder au comité central, n'y est pas maintenue. Elle est<< remise les féministes écartées des années vingt et les « filles du peuple >> à la promo-
à sa place>> en 1937, dans un registre plus sociétal que politique. Il est vrai tion contrariée. Bernadette Cattanéo retient l'intérêt, ainsi que l'employée
que l'interdiction par la CGT unifiée du cumul entre responsabilités politi- des postes Marie Couette, future responsable de la commission femme de
ques et syndicales a joué son rôle dans cette situation. la CGT, sans oublier l'institutrice Maria Rabaté. S'il y a une personnalité
Le Parti communiste ne semble pas avoir trouvé une ou deux figures de féminine qui aurait pu s'imposer pour le comité central (ce qui ne fut pas ;!!
femme à promouvoir sur le devant de la scène. Il lui aurait fallu puiser dans le cas), c'est Bernadette Cattanéo, née en 1899, bretonne d'origine ouvrière,
la catégorie des employées ou même des enseignantes. Peut-être même chez titulaire du seul CEP que son goüt de la lecture et sa fréquentation des
les femmes plus jeunes qui, comme Danielle Casanova, formée à l'école du milieux intellectuels a aidé à accéder à la qualification de rédactrice 27 • Elle :JI
K1M 26 à Moscou, se voyait assigner des fonctions de premier plan à l'UJFF entre au Parti communiste avec son mari en 1923, mais s'ils suivirent le ~ IÎ

et des missions de confiance en liaison avec l'Internationale communiste.


Son profil social de chirurgien-dentiste, cependant, ne correspondait pas '27. Bernadette Le Loer (épouse Cattanéo} alla à l'école primaire jusqu'à l'age de douze ans et eut un insti-
tuteur« socialiste anticlérical• qui l'influença considérablement. Dans ce pays où on était, disait-elle,
aux impératifs d' ouvriérisation. blanc ou rouge selon qu'on allait à l'église ou non, et alors que sa famille était très croyante, son
Le Parti communiste attendait peu des ménagères et des travailleuses maitre lui conseilla des lectures de philosophes du xvm•siècle et des romanciers du xrx• siècle qu'elle
intermittentes, notamment les couturières. Dans une situation souvent «dévorait» avidement et qui lui permirent d'acquérir • une instruction moyenne •· • C'est ainsi que
je connus les Voltaire, les Renan, les Jean-Jacques Rousseau, Diderot, Victor Hugo pèle mêle avec
transitoire, due parfois à l'ampleur du chômage pendant la 'première moitié George Sand, Loti et un grand nombre de romans sociaux, Zola en particuUer • (autobiographie
des années trente, elles forment une frontière poreuse avec les ouvrières. rédigée à Moscou en mars l93n. Elle suivit des couts de coupe et de couture dans un cloître de
religieuses à Bégard, puis partit à Rennes où elle fréquenta des milieux universitaires. Cet épisode
Surtout mobilisées dans les organisations de masse du PC, notamment les raconté par son fils ne manque pas de surprendre, car elle ne semble pas disposer des diplômes qui
associations contre le fascisme et la guerre, elles sont peu présentes dans permettent de suivre une scolarité universitaire; elle disait avoir sui viles cours d'Anatole Le Bras. La
l'encadrement. Les deux exemples suivants semblent des cas limites. suite de son itinéraire confirme un goût pour les rencontres avec des intellectuels. Elle vint à Paris
en 1919 et fréquenta les milieux dadaïstes (témoignage de son fils}. Elle travailla un peu dans la
25. • Varoleuse » dit-elle dans son autobiographie, celle qui apporte les bobines aux fileuses. confection, puis dans un journal de Bourse et enfin à la • Pharmacie " rue de Rome, qui fabriquait
26. KIM: Internationale communiste des jeunes (ICJ}. des médicaments et ou elle s'occupa, comme chef de service, du Journal des médecins.
CLAUDE PENNET!ER ET BERNARD PUDAL
LA PART DES FEMMES, DES FEMMES A PART...

même itinéraire politique jusqu'à la mort, elle semble être l'élément déter- de notre travail. Dans les réunions où les militants ouvriers se taisaient ou
minant. Responsable « femme>> de la CGTU et du Parti communiste, elle ~ien qua~d ils prenaient la parole, ils faisaient un effort pour calquer leurs·
est reconnue au plan international. Elle faisait équipe avec la militante mterventtons sur celles des pédagogues. De fait, la phraséologie a remplacé
d'origine allemande Cilly Vassart et l'institutrice Maria Rabaté, et en était l'étude des questions concrètes et dans l'ensemble on ne s'est pas soucié de
l'élément moteur. donner une structure solide à nos cellules. Les seuls instituteurs qui voient

~~
Aux 17 institutrices s'ajoutent deux professeurs, soit près de 15 o/o du les problèmes terre à terre, mais dans le cadre des défauts de la région,
29
corpus. En dépit du départ des enseignantes féministes et d'une deperdition sont Launay et Marie Doron'' (cité dans la biographie Marie Doron du
Maitron).
très importante de son influence dans la Fédération universitaire de l'ensei-
~ gnement passée à l'Opposition de gauche, le Parti communiste peut • I:ouvriérisation reste donc un impératif qui ne laisse qu'une voie étroite,
s'appuyer sur des cadres féminins fidèles, aux quatre coins de l'hexagone, presque accidentelle dans certains cas,· pour la promotion des femmes
liu"~
comme Jeanne Bourroux en Charente, Irène Calas dans l'Aube, Marinette militantes.
1: Delvaux dansles Deux-Sèvres, Marie Doron dans la Loire, Jeanne Fanonnel
à Paris, Madeleine Faraud dans les Alpes-Maritimes, Marguerite Joubert en
Les ~seignantes du cor~us viennent poùr moitié d'un müieu d'employés,
pour 20 Vo du monde ouvner et 30 o/o de la paysannerie; le plus souvent, la

~
'
tuil Loire-Inférieure, Marie Le Fur dans le Morbihan, Jeanne Léveillé dans
l'Oise, Marie-Louise Po belle en Côte-d'Or, Marie Rouxel dans la Manche...
À l'exception de Marie Doron, veuve d'un dirigeant régional et amie intime
de Benoît Frachon, qui rompt au moment du pacte 28 , leur itinéraire est
mère travaillait (75 o/o) et les 3.4 des maris, pour celles qui sont mariées, sont
i,nstituteurs. M~is.le niv~au de responsabilité de ces femmes n'est guère
elevé: .deux secretaires r~gwnales (Marguerite Bufiàrd 30 et Marie Doron qui

J caractérisé par la << fidélité » et la continuité.


entretiendront de conflictuels rapports avec le parti au début de la guerre),
~e: memb~es de con:ités régionaux ou même de sections. Autre particula-
t~ Le cas Doron mérite une attention particulière. Un rapport
de décembre 1937 d'Allard (le kominternien Giulio Cerreti) affiche claire-
n,te, un~ tr~s forte presence dans. les organisations de masse où leurs qualités
d orgamsauon et de propagandtste sont mises à profit.
ment la volonté de réduire la part des enseignants dans la direction régio-
~~.
' ~
nale, mais « sauve >> finalement la secrétaire régionale chargée des femmes: La formation müitante
"J'ai été obligé à la commission politique de m'élever fermement contre
•m la politique erronée qui consiste à placer partout aux postes de direction Les écoles communistes sont des sas d'entrée dans l'encadrement ou du
moins des lieux pour repérer des militantes à promouvoir. I:École léniniste
lJ des instituteurs ce qui empêche à nos cadres ouvriers de pousser et j'ai été
amené à expliquer terre à terre de quelle façon nous devons utiliser les
camarades intellectuels. On m'a compris. Profitant de cette victoire, j'ai
internationale de Moscou, dans ce cadre, aurait pu, plus que toute autre
école, favoriser la promotion de cadres féminins. Quinze femmes françaises
~
proposé de retirer 5 instituteurs dans la liste des candidats pour le CR et de y participent, certaines à partir de 1925 et au début des années trente
~~~ les remplacer par un paysan et par des ouvriers. » d'autres plus jeunes vont à l'école léniniste du KIM (International~
ll!ii1~ Communiste des jeunes) au milieu des années trente. Jeanne Buland est la
lilll1Jij Il précisait que sur la liste des 31 candidats, il y avait 11 instituteurs et
8 ou 9 permanents. Il ajoutait: première (1925-1928), mais aussi la plus sévèrement évaluée:« capacité:
~J "si j'ai été très énergique dans cette question c'est qu'à mon avis la fausse
moyenne, activité: insuffisante, succès: passables, a montré de l'insuffisance
dans le travail indépendant». Celle qui impressionne le plus l'encadrement
[j politique menée jusqu'ici à l'égard des instituteurs est en grande partie à
l'origine de l'état de désorganisation du parti dans la région et l'étouffe-
de l'EU est sans conteste Thérèse Capitaine (cf. supra). Mais même elle,
!!Iiiqi comme nous le verrons, ne parvient pas à surmonter son sentiment d'illé-
ment des cadres ouvriers et surtout de la politique ouvriériste menée par .•j.

c~
gitimité. Ne négligeons pas Eva Carlier (de son nom Eva Neumann), de
nos camarades... Pourquoi l'organisation du Parti est-elle mauvaise? J'ai
l'impression que depuis des années les instituteurs ont dirigé virtuellement nationalité allemande qui fit un mariage blanc avec Aimé Carlier, mariage
la région et que par conséquent un état d'esprit très mauvais s'est fait jour qui finit par être réel. Présente à Moscou de 1927 à 1930, «elle est arrivée
même chez nos cadres ouvriers ... le parti a ressemblé davantage à un club à l'école avec une instruction supérieure », ses interventions sont bonnes,
de discutailleurs qu'à un organisme communiste de direction où tous les ses rapports bien élaborés, mais elle fut accusée de travail fractionnel bien
problèmes sont examinés et résolus, conformément aux fonctions objectives
---=---
28. Rupture qui fait d'ailleurs jouer les rapports de couple. Son compagnon, le député René-Émile
29. Roger Launay, instituteur.très actif dans les grèves ouvrières.
30. Ch. LANGEOIS, Marguerite. Biographie de Marguerite Bujfm·d-Flavien (1912-1944), Paris
Colin est mis à l'écart du parti alors qu'il n'a pas désapprouvé le pacre. Le Cherche Midi, 2009. '

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LA PART DES FEMMES, DES FEMMES A PART...
CLAUDE PENNETIER ET BERNARD PUDAL

qu'elle ait pris une position juste et ferme contre la déviation de droite dans l'AEAR. Elle devient secrétaire générale de l'Association des amis du peuple
le groupe [français]. Finalement, elle dut faire une autocritique qui sera chinois et, compagne de Gabriel Péri. Elle aurait été« sa grande conseillère»,
jugée satisfaisante par l'encadrement de l'école. Spécialiste des questions de selon la formule même du journaliste de l'Humanité. La communiste
l'immigration, elle fut à son retour chargée de la section centrale féminine allemande Cilly Geisenberg, occupe auprès d'Albert Vassart une place
du Parti communiste français. Dans son autobiographie du 6 janvier 1932, analogue. L'une et l'autre sont des actrices de l'action nationale et interna-
elle disait avoir compris à Moscou les dangers du « luxembourgisme >>. tionale des femmes, mobilisant sur les thèmes de l'antifascisme, des dangers
Certaines militantes parlaient déjà une langue étrangère, comme Blanche de guerre et de la défense de l'Espagne républicaine. l:une et l'autre seront
Marchand, dont le mari est Russe, ou Michèle Framson qui avait des origines broyées par les contradictions du communisme pendant la Seconde Guerre
russes. Plusieurs avaient travaillé avec la mission commerciale de l'URSS à mondiale.
Paris. Des situations diverses se présentaient, y compris la présence
d'une paysanne Lucienne Gasnier qui ne semble pas avoir joué un rôle après La double illégitimité
son retour. Une au moins séjournait à l'école au titre de la rééducation
politique, Georgette Giraud, compagne d'Henri Barbé qui avait été convoqué La double illégitimité, de genre et sociale, constitue un obstacle à l' enga-
à Moscou dans le cadre de l'élimination du groupe Barbé-Celor. Quelques- gement militant dont les instances de l'IC percevaient assez clairement
unes suive11t en URSS une école spéciale pour le travail clandestin, mais elles l'existence pour tenter d'alerter les militants contre leurs propres
31 inclinations:
sont mal connues car leurs dossiers ne figurent pas au Komintern .
Plus nombreuses sont celles qui sont à Moscou au titre du travail «Afin d'utiliser pleinement l'expérience accumulée dans le mouvement
technique: secrétariat, traductions. Les qualités attribuées au personnel des femmes, qui va grandissant, il est nécessaire de déclarer la guerre aux
féminin comme leurs capacités professionnelles font des militantes des faiblesses et aux préjugés à l'égard de ce mouvement qui existent dans nos
candidates prioritaires aux fonctions techniques de confiance. C'est parti- propres rangs et dans le mouvement ouvrier en général. Même dans les
culièrement le cas pour le secteur international, ce qui suppose un niveau rangs des Partis communistes, les survivances de l'attitude philistine, petite-
scolaire solide (la connaissance d'une langue ou du moins la capacité de bourgeoise, dédaigneuse envers la femme sont encore vivaces. Les hommes
l'acquérir rapidement) et une fidélité absolue. Elles sont souvent recrutées peuvent tout: se développer, s'organiser, diriger, lutter. Mais les femmes ne
jeunes car célibataires et extérieures aux coteries, tensions, ou solidarités le peuvent qu'à titre exceptionnel: il faut qu'elles soient particulièrement
énergiques, douées, pleines de talent. Si, parfois, dans le Parti ou dans les
produites par un militantisme ancien.
organisations ouvrières, on met la femme en avant, cela se fait pour la
Lise Ricol (Lise London) a fait un récit très riche de leur vie profession-
forme, d'une manière mécanique, sans qu'on ait la conviction profonde
nelle et politique à Moscou dans Le printemps des camarades32 , notamment
qu'il est nécessaire et possible de faire participer véritablement les masses
de leur réaction lorsque l'avortement fut interdit en URSS. Raymonde féminines à la lutte contre l'ennemi de classe commun 33. ,
Marty y rencontra Victor Joannès avant de devenir la seconde femme de <(Entre toutes les causes du grand retard des Partis communistes dans
son « patron » André Marty. Colette Barrlot resta pendant neuf ans à la le travail parmi les femmes, la plus importante est le sentiment d'infé-
section de presse de l'Internationale communiste et fit jusqu'à la fin de la riorité dont les femmes sont elles-mêmes atteintes; elles se considèrent
guerre les écoutes des radios étrangères. Elle fut cependa.Q.t soulagée de comme des personnes de deuxième, troisième ordre, n'ont pas confiance en
pouvoir revenir en 1946 en France où elle deviendra secrétaire de Marty. leurs forces, ne manifestent pas une initiative suffisante, ne cherchent pas
Ce travail administratif et politique attira des militantes étrangères qui à obtenir du Parti communiste qu'il fasse tout le nécessaire dans ce secteur
bénéficiaient d'un capital scolaire important et de compétences linguisti- du travaiJ34• "
ques. Leur savoir-faire dans le journalisme et les relations internationales On ne s'étonnera guère de repérer dans les autobiographies de femmes,
les mettent dans une grande proximité avec des dirigeants _:ommunistes de • mais aussi dans celles des hommes lorsqu'ils mentionnent et caractérisent
premier plan sans qu'elles accèdent elles-même, à une grande notoriété. l'engagement de leur compagne, de nombreuses traces de ce sentiment
Sophia Jancu, plus connue sous le nom d'Etienne Constant, issue d'illégitimité ou de ce désir de délimiter symboliquement l'exercice militant
d'une famille juive roumaine est très vite en contact avec les intellectuels de féminin.
31. Comme Louise Chef, vendeuse de magasin, envoyée parTréand suivre à Moscou, en 1936-1937,
des cours de fOrmation politique et technique de transmission auprès de l'OMS. 33. LTnternationale Communiste, n•G, juin 1937, p.574.
32. Le printemps des camarades, Le Seuil, 1996. 34. Ibid., p. 575.

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CLAUDE PENNET/ER ET BERNARD PUDAL LA PART DES FEMMES, DES FEMMES À PART...

Les appréciations sur les élèves de la première école centrale des femmes Tout porte à croire qu'elle ne réussira jamais à se défaire de ce sentiment
(14 au 16 février 1938) mentionnent comme autant d'obstacles à la prise d'imposture ou d'illégitimité dont elle fait ici l'aveu sans qu'on puisse, bien
de responsabilité le « manque de confiance en soi )), la « trop grande sûr, faute de sources complémentaires suffisantes, connaître précisément
modestie )) et la « faiblesse de la culture générale » de près de la moitié des l'origine. On sait cependant que ces sentiments d'illégitimité sont au cœur
élèves (nb: 24) : de l'histoire ouvrière, et qu'ils s'analysent au regard des mécanismes sociaux
concordants de toute nature qui tendent à les faire intérioriser par
"Seules 3 camarades avaient déjà suivi une école inter-régionale ou régio-
« petits », ce qui les conduit souvent à accepter les verdicts sociaux qui les
nale. Elles se classèrent parmi les meilleurs. Quelques-unes avaient suivie
des écoles de sections ou élémentaires, mais la grande majorité n'avait suivi font « taire >> ou les remettent « à leur place ». Redoublés pour les femmes
aucune école et presque toutes de ces dernières, rien lu. Outre que, dans par les effets de la domination masculine, ils peuvent alors s'imposer
ces conditions, il était difficile de faire de ces camarades des dirigeantes, durablement au point d'interdire toute promotion qui serait vécue comme
capables de diriger le travail à l'échelle de leur région, ce décalage de niveau une tromperie insupportable, surtout quand la sincérité totale de l'engage-
entre élèves suscite certaines difficultés dans le travail de l' école 35 » (Rapport ment et le désintéressement le plus absolu viennent paradoxalement
d'André Caresmel). exacerber l'angoisse de l'imposture.
I.:une des plus pathétiques expressions de ce sentiment d'illégitimité, on La crise de l'encadrement féminin conduit souvent à des promotions
la doit à Thérèse Capitaine (de son vrai nom Besi Reisbaum, elle avait fàit qui, soit parce qu'elles sont trop rapides, soit parce qu'elles redoublent
un mariage blanc avec un ouvrier français, Louis Capitaine). Dans l'auto- l'illégitimité ressentie, soit les deux, aboutissent à des déclassements dans la
biographie qu'elle rédige à l'ELI fin 1931 36, au-delà d'un itinéraire social hiérarchie partisane. Deux exemples: Rose Fuschmann (née en 1911 à
et militant déjà exceptionnel alors qu'elle n'a que 26 ans, elle fournit peut- Paris, employée de bureau), militante communiste parisienne, adhère aux
être la seule réponse à l'énigme que constitue sa carrière dans le mouvement Jeunesses communistes en 1928 et au Parti communiste en 1929. Militante
communiste. Bien qu'elle fasse en effet l'objet d'évaluations particulière- à la PST (Fédération sportive du travail), où elle rencontre son futur mari,
ment élogieuses pour son activité militante mais aussi pour ses aptitudes, dirigeant du mouvement sportif, Robert Mension, sans formation politique,
que soulignent les responsables de l'EU après ses deux années de formation elle est promue dès 1930 au secrétariat de la 4e Entente des Jeunesses
qui sont aussi des années d'observation des élèves, elle effectuera pourtant communistes (région parisienne) avec Victor Michaut et R. Tabou! après
l'essentiel de son parcours dans le monde ouvrier, à la base, sans exercer avoir été élue au CC des JC au congrès national des JC d'octobre 1929:
d'importantes responsabilités, y compris après la Deuxième guerre mondiale «Je m'y opposais- écrit-elle dans son ACI me sentant trop faible politi-
alors que, résistante et déportée, elle semble détenir toutes les ressources quement. J'ai dit aux camarades à ce moment-là qu'ils confondaient trop
militantes susceptibles de lui ouvrir la voie d'une ascension méritée. Fidèle vite enthousiasme et bonne volonté avec capacités réelles, mais il fallait des
jusqu'à la fin de ses jours au Parti communiste, à l'exception d'un désaccord femmes au CC alors on m'y a mis quand même. »
limité, en 1933, qui ne semble pas porter à conséquence, tout semble Elle démissionne du CC en 1930 pour devenir secrétaire de la cellule
indiquer qu'elle refuse les nombreuses propositions qui lui sont faîtes de 1981 du XIXe arrondissement de Paris en 1938, selon l'information que
«monter'' dans l'appareil du Parti. Elle conclut en effet son autobiographie donne Robert Mension dans sa propre A CI.
par une auto-évaluation dépréciative: Le cas de Martha Desrumeaux est exemplaire à un autre titre: elle se
" Un mot en ce qui concerne mon activité en général. J'ai toujours mis rapproche du cas idéal typique de la dirigeante ouvrière, issue du peuple,
le maximum d'effort pour militer au Parti mais j'ai toujours été surestimée susceptible de devenir cette « fille du peuple '' qui serait le pendant du « fils
par le Parti. Par le PCB comme par le PCF. J'ai jamais été à la hauteur de du peuple •> qu'incarna Maurice Thorez. I.:une des premières femmes à
mes taches et pour cette raison je les ai mal [réussi?). J'étais pas d'accord bénéficier de l'ELI, tout indique cependant qu'elle ne parviendra pas,
avec mon voyage en URSS pour la raison que je n'allais pas répondre aux malgré cette sorte de discrimination positive dont elle bénéficia, à se péren-
espoirs qu'on fondait sur moi. J'espère qu'ici on s'en rendra compte. Et en niser dans les postes dirigeants. Comme dirigeante du PC, elle fut évaluée
tirera les conclusions. » le 12 mars 1943 par Maurice Thorez (sous le pseudonyme «Jean ») qui
35. llilpport suri'école centrale des femmes (14 au 26 février 1938), André Caresmd, RGASPI, 517 1 ignorait alors son devenir depuis son arrestation.
1887.
36. Bien que non datée, elle indique dans le texte où elle rédige son autobiographie et on sait par ailleurs « Secrétaire de l'Union des Syndicats dlf Nord. Démissionnaire pour
qu'elle fut à l'EU en 1931-1932. cette raison du C. C. (en accord avec la direction du Parri). Assez faible

184 '185
t
:.
1.

ClAUDE PENNETJER ET BERNARD PUDAL lA PART DES FEMMES, DES FEMMES À PART...
!i politiquement, mais très dévouée, et au courant des questions du travail défendre "le droit des femmes à disposer d'elles-mêmes" et repoussâmes
syndical. Grande autorité sur les masses, Très fidèle. Au début de la guerre, tous les arguments d'Eisenberg et des autres intervenants prônant l'inter-
1 obligée de vivre dans l'illégalité, travailla à assurer les liaisons et le transport
du matériel de Belgique (où se trouvait D. [Duclos]) et la France. Elle
diction. Eisenberg, essayant de minimiser notre attitude disait, avec un brin
d'indulgence: "Elles sont bien filles du peuple français, qui ne s'est pas
[ rencontre quelques difficultés dans ce travail auquel elle n'était pas préparée. encore dépouillé de sa peau anarcho-syndicaliste" 37 • >>
Aussitôt l'invasion, elle rentra dans le Nord, ct reprit sa place à la direction
du travail du Parti. Fut arrêtée en août 1941. Pas de nouvelles depuis.» Si l'expression - le " droit à disposer » relève de l'anachronisme, il est
plus que probable que nombre de femmes communistes ont dû, dès lors,
La politique et ses contraintes culturelles imposent le plus souvent leur réserver au domaine du privé et/ou dissimuler leurs opinions et leurs prati-
implacable loi. Si Martha Desrumeaux est parvenue à franchir le seuil de ques. On peut penser qùil en fut ainsi d~ Cilly Vassart qui pouvait encore,
l'action politique et à accéder à un rôle dirigeant en un contexte où le quelques années plus tôt, discuter librement avec son futur mari des avorte-
« besoin » de femmes ouvrières dirigeantes est notoiremen~ criant, cette ments qu'elle avait subis et des conditiops dans lesquelles elle avait été
promotion était certainement trop fragile pour qu'elle puisse se maintenir amenée à se faire avorter. Rappelons que le PC dépose le 31 mars 1933
à ce niveau de la hiérarchie partisane. De quels titres peut-on se prévaloir encore une proposition de loi en faveur de la dépénalisation de l'avortement
quand on transgresse à ce point les normes sociales, quand on cumule les et qu'il diffuse en 1937, dans la Petite Bibliothèque Lénine, un choix de
interdits associés au double statut de femme et d'ouvrière « illettrée »? textes intitulé « De l'émancipation de la femme >> où l'on trouve le fameux
I.:autobiographie de Martha Desrumeaux répond implicitement à cette «La classe ouvrière et le néo-malthusianisme» dans lequel Lénine fustige
question: elle fait la liste des grèves auxquelles elle a participé, de leur le néo-malthusianisme, cette « tendance propre aux couples petits-bour-
durée, du nombre de grévistes mobilisés, de la violence subie et de l'enga- geois, ratatinés et égoïstes " tout en réaffirmant: « Certes, cela ne nous
gement total que ces luttes supposent. Ce sont ses « titres scolaires >>, ses empêche point d'exiger un changement complet de toutes les lois interdi-
" années d'étude >>, et elle en dresse le tableau consciencieusement. Son sant l'avortement ou la diffusion d'ouvrages de médecins ayant trait aux
capital politique, à défaut d'une culture théoriq_ue militante, port~ sur son moyens anticonceptionnels » (p. 29). La brochure, il est vrai, comprend
rôle propagandiste et ses prises de parole. A la censure socialement une annexe intitulée « Les rapports entre femmes et hommes >> où Clara
dominante, elle oppose son« corps» militant: l'oral, l'action et la foi. Mais, Zetkin conjure la jeunesse de s'adonner au sport et à l'étude, réprouvant
sous l'hagiographie de cette« passionara >>française, sourd l'enfermement «l'excès qu'on observe aujourd'hui dans la vie sexuelle »... (p. 74).
dans un destin «féminin '' et<< prolétarien >> qui, pour être exceptionnel, ne Le séparatisme homme/femme, mis en œuvre par le PCF avec la création
la relègue pas moins au « corps >> et à ses passions. de l'UJFF en décembre 1936, fait office de rampe de lancement pour l'UFF
qui verra le jour après guerre. Revendiquant 9 643 adhérentes, l'UJFF,
Gérer les « dérives » féministes fondée sur le principe de non-mixité, a suscité aussi des réactions dites
«d'incompréhension». On en trouve un témoignage dans les souvenirs de
La réorientation doctrinale sur les questions des femmes pendant les
Maroussia Naïtchenko. Elle déplore ce séparatisme et y voit, à juste titre,
années trente, en particulier en matière d'avortement et de liberté sexuelle,
une modalité de la reprise en main des jeunes communistes: « Dorénavant
n'alla pas sans susciter des réactions. Même si les données sont évidemment
aucune de ces deux organisations ne serait plus mixte. Les jeunes filles
fragmentaires, c'est du moins l'hypothèse que l'on peut faire à partir des
posséderaient leur propre journal qui présenterait des photos d'artistes, de
souvenirs de certaines militantes. Lise Ricol rapporte ainsi, que, sténo-dac-
cinéma, des chroniques de mode, des recettes de cuisine, mêlées à quelques
tylo dans l'appareil de l'IC à Moscou en 1935, elle apprit ainsi que ses
articles revendicatifs parlant de la condition des ouvrières. Ces nouvelles
camarades, lors d'une réunion d'information politique qui leur était
adhérentes n'étaient pas des militantes et répugnaient à vendre le journal à
destinée, l'abrogation de la loi sur la liberté de l'avortement et son lt.f
la criée>>. (Une jeune fille en guerre, Imago, p. 105). Sandra Fayolle, dans sa 1;1
interdiction:
thèse sur les femmes communistes, a relevé bien d'autres traces de ces
,, Je ne me souviens que d'un seul sujet qui ait suscité de vraies discussions: résistances 38 .
l'interdiction de l'avortement, dont la loi sera votée par référendum, en 1935,
après une longue campagne orchestrée par la presse, la radio, le cinéma et les
37. L. RIcoL; Le printemps des camarades, " Moscou et les petites prolétaires du Komintern », chap. 4,
dizaines de milliers de conférences tenues dans tout le pays. Habituellement p.142.
amorphes, mes collègues et moi, nous déployâmes une grande énergie pour 38. S. FAYOLLE, chap. 1, • Le choix de la non-mixité».
CLAUDE PENNETIER ET BERNARD PUDAL LA PART DES FEMMES, DES FEMMES A PART...

Préserver le parti des tendances féminisantes, on peut en voir aussi . Conclusion


une manifestation dans l'invention de femmes « compagnons de route ,,
qu'on associait aux mouvements de masse féminins et auxquelles on pouvait Si la tendance générale est « anti-féministe )), tout féminisme revendiqué
laisser une certaine liberté ... même lorsqu'elles étaient connues pour leur traduisant un désir<< d'autonomie>> incompatible avec la stalinisation, le
féminisme. C'est notamment le cas de Gabrielle Duchêne, mais aussi simple fait de s'engager syndicalement et politiquement, pour des femmes,
d'Irène Joliot-Curie, d'Andrée Viollls ou de Luce Langevin. On peut déceler a fortiori pour des femmes appartenant aux classes populaires, favorise les
une autre illustration de ces« résistances>> dans le destin de Lucie Aubrac, logiques sociales d'autonomisation. :Cintérêt d'une étude spécifique des
membre très active des JC auxquelles elle a donné son adhésion en 1932, femmes communistes dans les années trente c'est de nous introduire au
repérée à ce titre par les responsables aux cadres, vraisemblablement solli- , cœur des contradictions du sujet, ici du « sujet féminin )), Pour les femmes
citée pour une école de cadres puis progressivement marginalisée. Laurent communistes, si féminisme il y a, il s'agit d'un féminisme contrarié, dénié,
Douzou, dans la biographie qu'il lui a consacrée, formule plusieurs suspect, une sorte de féminisme sans féminisme qui a vraisemblablement
hypothèses pour expliquer cette frilosité des responsables aux cadres: conduit dans plus d'un cas à séparer l'ordre des pratiques et celui des
«Si la direction communiste aimait les militants entreprenants et comba- discours sans que, malheureusement, les sources, pour prendre toute la
tifs, elle les voulait aussi dociles et contrôlables. Son caractère entier, sa mesure de ces écarts, puissent être autres que fragmentaires.
répugnance à marcher dans les clous, son impulsivité, sa façon très "garçon
manqué" de se comporter dans un univers communiste qui avait une vision
très sexuée des rôles et des attitudes expliquent-ils que Lucie soit restée
confinée à un degré de responsabilité somme toute modeste 39 • »
Était-elle féministe s'interroge-t-il:
«La réponse à cette question n'est rien moins qu'évidente. Son courage
physique, sa tendance à faire fi de toute répartition sexuée des rôles, sa
qualité de fondatrice et de directrice (après guerre) de Privilèges des femmes
pouvaient la faire apparaître comme une féministe convaincue et consé-
quente >> (p. 241).
C'est pourtant une identité qu'elle ne revendique pas:
«C'est très curieux, dira-t-elle à Françoise Giroud, j'ai loupé ce combat.
J'en suis confuse maintenant, mais ça n'a pas été mon combat. Je trouvais
un peu ridicules Louise Weiss et ces jeunes femmes élégantes qui portaient
des chapeaux et qui se faisaient enchatner aux grilles du Sénat. Pour moi,
c'était un combat de bourgeoises» (p. 242).
Tout se passe comme si, bien qu'elle eût partagé la défiance communiste
à l'égard des féministes, son autonomie avait fait craindre qu'elle ne puisse
être habitée par« l'esprit de parti». Cet exemple, pour exceptionnel qu'il
puisse être, nous interroge sur la porte étroite par laquelle les femmes
communistes sont appelées à militer. Mais n'est-ce pas dans le regard de leurs
compagnons que se donne le mieux à voir les limites de leur engagement.

39. L. Douzou, Lucie Aubrac, Perrin, Tempus, 2009, p. 59 et suiv., p. 64 pour la citation.

188 189
« Des hommes quelconques »?
La politique d'encadrement
au crible de la sociobiographie (1944-1974)

Paul Bouu.ÂN-o

La question des élites militantes communistes soulève deux enjeux


fondamentaux et étroitement associés du point de vue de l'histoire et de la
sociologie du PCF: celui de la constitution d'un personnel politique majori-
tairement issu des classes populaires et celui du pouvoir exercé par l'insti-
tution partisane sur ses membres. Dans son « ethnographie des commu-
nistes français >l, Annie Kriegel répondait .à cette problématique par
une formule qui synthétise le paradigme que nous nous efforcerons de
questionner ici: « Un dirigeant communiste se reconnaît à ce qu'il est •.1'
un homme quelconque 1• >> La connotation péjorative de ce dernier adjectif
est assumée par l'auteure, qui évoque la<< médiocrité 2 >>des dirigeants, dans
un registre symptomatique d'une double disqualification des militants et
des classes populaires. Au sens de « n'importe quel l>, le terme désigne égale-
ment des acteurs indistincts ou interchangeables, dans la mesure où « le
Parti constitue la dimension unificatrice dans laquelle les autres dimensions
se fondent jusqu'à disparaître 3 ». Sur ce point, l'enjeu interprétatif rejoint
aussi la question méthodologique de l'analyse des profils et des parcours
individuels.
Comme nous le montrerons dans le premier temps de ce chapitre, l'his-
toriographie<< totalitaire», à l'image des travaux d'Annie Kriegel, envisage
les caractéristiques des cadres à travers les motifs de la << sélection '' ou du
« contrôle>>, comme le signe de la capacité homogénéisatrice du parti 4• Les
matériaux biographiques désormais disponibles permettent de brosser
l. A. Krul!GIIL A. et Bout<.Gl!OlS G., Lescommunistes foznçais dans leur premier demi-siècle 1920-1970,
Paris, Le Seuil, 1985, p.209.
2. Ibid, p.210.
3. Ibid, p. 210. .
4. Dans la troisième partie de l'ouvrage d'Annie Kriegel («!:appareil •), les« hommes quelconques»
donnent son titre au chapitre IX, intercalé entre la description du • corps consacré» des permanents
(chapitreVIn) et celle des • mécanismes de sélection » (chapitre X) et de formation (chapitre XI)
des cadres.
• DES HOMMES QUELCONQUES •?
PAUL BOULLAND

un bilan à la fois plus précis et plus nuancé. Dans le même temps, ils militante. De notre point de vue, elle interroge aussi les processus sociaux,
conduisent à mettre à distance les sources ou les témoignages qui attestent historiques, politiques et biographiques qui ont conduit divers types
la« volonté d'emprise 5 »du PCF dès lors qu'elles en adoptent le point de d'acteurs à endosser le rôle« d'intellectuels de gestion des profanes 10 ».
vue et les représentations.
En combinant le traitement prosopographique traditionnel avec Co-construction d'une illusion
une lecture fine des trajectoires sociales, attentive aux possibles biographi-
ques, aux stratégies de présentation de soi et aux pratiques militantes, l'ana- Intrinsèquement associées par la matrice stalinienne 11 , la politique
lyse sociobiographique ouvre des pistes nouvelles. Elle permet d'interroger d'encadrement et l'entreprise communiste de promotion de militants d' ori-
la manière dont « certains habitus trouvent les conditions de leur accom- gine populaire déterminent le fonctionnement du PCF bien au-delà de
6 l'entre-deux guerres et des années de guerrè froide. En 1974, justifiant l' évo-
plissement, voire de leur épanouissement, dans la logique de l'appareil »,
sans toutefois poser la « délégation >> et la« remise de soi , comme ressorts lution - et par là même la perpétuation - d'une gestion centralisée du
premiers du rapport au parti et des politisations populaires,.ce qui consti- personnel politique, Marcel Zaidner 12, responsable national aux cadres,
tuerait une autre manière de valoriser, implicitement ou indirectement, le revendiquait encore cette « originalité du parti l3 ,, :
pouvoir de l'institution sur ses membres?. Notre approche vise en particu- " Si nous laissons suivre la pente vers quoi nous pousse la société actuelle
lier à interroger les marges de manœuvres et les ressources grâce auxquelles et la manière dont elle prépare les hommes, les ouvriers sont, au départ,
les acteurs s'orientent dans ou face au parti, ainsi que les dispositions les moins biens lotis. I1s sont privés de tOute préparation à l'exercice des
mobilisées par la carrière militante communiste, sans les réduire a priori à responsabilités dans la société. Cela commence à la maternelle pour aboutir
la discipline ou à la foi. Ainsi, la dernière partie de cette contribution, qui à l'usine. Si nous n'avions pas une conception politique pour prendre en
articule analyse des pratiques et des profils, étudie la manière dont les cadres compte cette réalité, plus exactement pour la combattre, la présence des
investissent et s'investissent dans un certain type de posture et de travail ouvriers dans les directions se réduirait sans cesse !4. ,

politiques. Dans un contexte marqué par les renouvellements sociologiques et


Nous nous concentrerons ici sur les militants qui constituèrent le cœur générationnels du corps militant, et notamment par une participation crois-
de l'appareil du Parti communiste de la Libération jusqu'aux années 1970, sante des enseignants dans les organismes locaux et fédéraux, ce constat
c'est-à-dire sur les cadres qui héritèrent du travail symbolique d'élaboration réaffirmait explicitement l'attachement du PCF à une " stratégie réfrac-
de« l'éthique ouvrière militante» mené entre-deux guerres par la génération taire15 >)opposée aux logiques du champ politique légitime:
précédente 8 • Ces militants furent confrontés à la gestion et à l'actualisation
« C'est au prix d'un contrôle social et d'une vigilance de tous les instants
du modèle du« cadre thorézien »,porté par l'aura de l'URSS et du commu-
l!l.fi que les chargés de la cooptation imposent, contre les mécanismes externes
nisme après la Seconde guerre mondiale mais concurrencé par la légitimité qui pénètrent le parti et "travaillent" en sens inverse, les normes de recru-
résistante et« l'esprit FTP », revalorisé par l'entrée en guerre froide puis
9
déstabilisé par la rapide dévaluation du « référentiel stalinien >) à partir de
10. B. PuDAL, «La vocation communiste et ses récits» in LAGROYF. J. (dir.), La politisation, Paris, Belin,
1953. Au-delà des enjeux politiques ou idéologiques, la sociobiographie des 2003, p. 147-161.
cadres communistes invite à inscrire cette question dans un contexte socio- 11. C. PE.NNETIER et B. PunA!., «La volonté d'emprise. Le référentiel biographique stalinien er ses
usages dans l'univers stalinien (éléments problématiques). "• art. dt., p.l7-24.
historique plus large. La reconstitution des trajectoires sociales n'interroge 12. To~s les militants cités dans les pages suivantes (dans le texte et en notes) disposent de notices biogra-
pas seulement les logiques d'émergence ou de production d'une élite phtques dans le Ma.tron, sur le site Maitron-en-ligne [http :llmaitron-en-ligne. univ-parisl.fr]. 1
13. Les thématiques de « l'originalité du Parti »ou de la« ré-identification révolutionnaire., jouent
IH11 5. C. PE.NNETI!\1?. et B. PunAL, • La volonté d'emprise. Le référentiel biographique stalinien et ses usages un rôle central dans le processus de rupture du Programme commun, notamment dans les inter-
ventions de Georges Marchais. Elles puisent très directement dans les constats dressés par le service

li
dans l'univers stalinien (éléments problématiques)», in C. PE.NNBTIEl\ et B. P!!DAL (dit.), Autobiographies,
autocritiques, aveux dam le monde communiste, Paris, Belin, 2002, p.1~-39. . o •
des cadres à partir de la fin des attnées 1960. Voir B. Puo,u, Prendre parti, op.cit., p.316-319;
6. P. BouP.DIBU, «La représentation politique», Actes de la recherche en smnces soctales, n 36-37, févnerl PUDAL B., Un. monde dlfoit, op. cit., p. 93-106; P. BouLLANo, Acterm et pratiques de l'encadrement
C!mlmuniste èl t1'11Vtrs l'exemple des fldération< PCF de banlierte parisienne (1944-1974), rhèse de
mars 1981, p.23.
7. Nous partageons ici la remarque de Julian Mischi qui met;n ~de co.~tre «un~ vis.ion potentiell~­ doctorat d'histoire, Université Paris!, 2011, p.l91-197.
ment misérabiliste selon laquelle la politisation ouvrière, stalmtenne pour fatre stmple, ne serait 14. Y. QmLÈS, « Cadres communistes. Une nouvelle vague. Yvonne Quilès s'entretient avec
a.
que «délégation" et "remise de soi au parti" » MISCHI, Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes Marcel Zaidner »,France nouvelle, 25 juin 1974, p. 8.
15. '(- Gl!ISSE~ « I.:autoritarisme des« dominés •: un mode paradoxal de l'autoritarisme politique?»
au PCF, Rennes, PUR, 2010, p.l5).
8. B. Pun,u, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la FNSP, 1989. mO. DABENE.,, V. GEISSEI4 G. MASSAP.DlllR (dir.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autori-
taires at< XXI' siècle. Co11ver;gences Nord-Sud, Paris, La Découverte, 2008, p. 198.
9. B. Pun,u, Un monde dlfoit, Paris, te Croquant, 2009.

192 193
PAUL BOULLAND • DES HOMMES QUELCONQUES •r

tement qui sont à la fois leur propre justification et le fondement le plus (membres des secrétariats fédéraux, dirigeants des syndicats et des organi-
légitime de leur pouvoir interne 16• » sations de masse) et certaines de leurs caractéristiques (responsabilités, âge,
Comme le souligne id Daniel Gaxie, la politique des cadres fonctionne profession, date d'adhésion). Selon Philippe Buron, l'exploitation de ces
aussi voire surtout comme processus de légitimation des tenants de l'appa- données souligne « la réussite organisationnelle communiste car l'appareil
reil. Dès lors, son histoire doit aussi être abordée comme le reflet et comme fédéral communiste en temps de guerre froide est conforme aux normes
·l'enjeu des concurrences ou des conflits de légitimité qui traversent le fixées par la direction: il s'agit d'un appareil ouvrier, jeune, politiquement
::r,
groupe dirigeant 17 • Pour cette raison, les documents produits par le travail ancien et culturellement homogène 21 ».En 1954, Marcel Servin, respon- 'l
sable aux cadres depuis 1947 et récemment promu secrétaire à l'organisa- il~
d'encadrement (listes de membres, statistiques sur la composition sociale,
rapports internes ou publics, etc.) n'offrent pas simplement des sources tion en remplacement de Lecoeur, tirait un bilan tout à fàit semblable. Au
descriptives sur le corps militant et ses composantes. Ils reposent aussi sur lendemain d'une réunion du Comité centtal, au cours de laquelle Maurice
l'entremêlement de diverses opérations de légitimation du parti, de ses Thorez avait pointé quelques lacunes dans le travail des cadres, il écrivait
dirigeants voire des responsables aux cadres eux-mêmes. dans une lettre personnelle au secrétaire général:
«Je ne t'écris pas parce que mon amour propre peut s'en trouver blessé,
Listes et statistiques partisanes: une réussite en trompe l'œil ce serait stupide, mais parce que les camarades du CC risquent de ne plus
s'y retrouver, placés qu'ils sont devant cette contradiction qu'il y a entre la
Durant une longue séquence historiographique, l'histoire sociale du condamnation du travail passé de la SMC [Section de montée des cadres)
personnel politique communiste n'a pu s'appuyer que sur des matériaux et l'accession au BP et au secrétariat du camarade qui en fut pendant 7 ans
limités, issus de sources imprimées ou de sources internes parcellaires. Leur le responsable.
exploitation, plus descriptive qu'analytique, n'était pas en mesure d'accéder Loin de moi l'idée de prétendre que tout fut bien dans le travail des
à toutes les logiques occultées sous la surface des listes de membres ou des cadres. Les défauts que tu as souligné [sic] à juste titre n'ont pas tous été

t)1 tableaux statistiques. Faute d'avoir pu constituer des séries longues ou fàute
d'avoir pu accéder à la complexité des trajectoires, elle ne pouvait tou-
jours observer en détailla chronologie, les mécanismes et le contenu des
évités. Mais néanmoins autre chose fut tàit que "de prendre les mêmes et
de recommencer", que de tourner en rond, que "d'éplucher les biogra-
phies en pensant plus à empêcher de monter qu'à faire monter". Pour s'en
convaincre, il n'est que de comparer les changements, que je considère pour
renouvellements. Les cercles dirigeants eux-mêmes n'échappaient que l'essentiel comme heureux, intervenus entre 1948 et 1954:
partiellement aux angles morts et aux effets « boîte noire>>. Ainsi, les travaux
JI d'Annie Kriegel 18 ou de Philippe Buron 19 apparaissent à la fois fondateurs,
dans les directions fédérales du Parti;
- dans les directions des fédérations d'industrie;
en termes de questionnement et de méthode, et contraints par des matériaux - dans les directions des organisations de masse.
qui réduisaient leur profondeur de champ. Nous pouvons illustrer ces effets Il n'est pas négligeable non plus qu'en ce qui concerne la composition
) de sources, et la manière dont ils conduisent à accréditer les proclamations
de l'institution elle-même, par l'article de Philippe Buton sur« l'appareil
sociale des directions fédérales et de nos écoles centrales, un changement
fondamental soit intervenu en faveur des cadres prolétariens.
11111!
de la guerre froide>>. Cette étude se fondait pour l'essentiel sur les carnets Tous ces nouveaux cadres ont, dans leur quasi-totalité, bien tenu le
J de l'ancien secrétaire à l'organisation Auguste Lecoeur, plus exactement sur
le« relevé du personnel militant de l'ensemble des fédérations 20 »qui recen-
coup, tant pendant les années difficiles des complots et de la répression
que pendant la bataille politique de ces derniers mois 22 • »

l
Q~ll
sait les principaux dirigeants départementaux du PCF pour l'année 1953
!6. D. GAXJE, Le ems caché, Paris, Le Seuil, 1998, p. 8 (le texte en gras est souligné par nous).
Malgré tout ce qui peut séparer les deux auteurs du point de vue des
conditions d'énonciation de leurs analyses, tous deux s'accordent à la fois

l 17. C'est dans cette perspective que nous J'avons analysée dans la première partie de notre thèse.
P. BOULl.AND, Acteurs et pratiques de l'encadrement communiste à travers l'exemple des ftdérations PCF
de banlieue parisienne (1944- 1974), op. cil., p. 37-198.
sur la capacité du parti à maîtriser la constitution de son personnel politique
et sur les résultats obtenus. Toutefois, la dimension justificatrice de la lettre
de Marcel Servin, dans laquelle il mettait en balance sa démission, suffit à
18. A. KRIEGEL et G. BoURGEOIS, Les communistes français dans leur premier demi-sitcle I920- I910,
op. cit. mettre en évidence que le travail des responsables aux cadres était tendu
19. P. BUTON, « I.:appareil de la guerre froide. Les secrétariats fédéraux du PCF au début des
années 1950 », 1>. BuTON, " Cappareil de la guerre froide. Les secrétariats fédéraux du PCF au début 21. BUTON P., • rappareil de ta guerre froide. Les secrétariats li!déraux du PCF au début des
des années 1950 •, Communisme, n' 10, Paris, CAge d'homme, 1986. années 1950 », art. cit.
20. Document décrit dans P. RoBRIEUX, Histoire intérieure du Parti communiste, t.4, Paris, Fayard.,l984, 22. Courrier manuscrit de Marcel Servin à Maurice Thorez, 21 octobre 1954, Arch. M. Thorez,
p. 918. Une copie de ce document figure dans les dossiers du Maitron où nous avons pu le consulter. Arch. Nat., 626 AP 284.

lQÂ
PAUL BOULLAND 'DES HOMMES QUELCONQUES •?

vers la production de résultats conformes, non seulement afin de réaliser les de l'attribution de telle fonction laisse ouverte la question des manières
objectifs du parti mais aussi pour assurer leur propre position au sein du ·d'occuper ou d'investir effectivement ces responsabilités et il ne signale
groupe dirigeant. qu'une étape dans le processus d'accès au statut de cadre. D'autres sources 28
Les limites de telles sources apparaissent tout particulièrement autour démontrent que la promotion des cadres se heurtait sans cesse à l'absen-
de l'enjeu des catégories sociales des militants, et plus spécifiquement de la téisme, aux multiples difficultés de la vie familiale ou personnelle des
part des ouvriers. Les statistiques produites par le parti sont logiquement militants, à leur manque de disponibilité ou au cumul des tâches, et permet-
tributaires des catégories mobilisées pour leur établissement. Dans les tent désormais d'envisager de multiples manières de se tenir à distance du
années 1960, la Section de montée des cadres fut régulièrement amenée à rôle 29 •
corriger ses outils, tant pour affiner sa perception que pour s'assurer des Enfin, l'image projetée par l'institution est étayée par les militants
l~ résultats satisfaisants 23 • Ainsi, en 1968, face à la baisse constate de la parti-
cipation des ouvriers dans les organismes fédéraux, elle redéfinit ses catégo-
eux-mêmes et par la manière dont ils restituent les étapes et les mécanismes
de leur parcours. La politique d'encadrement visait explicitement à éradi-
~~li ries sur la base du métier, afin de comptabiliser comme ouvriers des militants quer le registre de la candidature- et avec lui le spectre du carriérisme au
jusque là englobés sous l'intitulé de« Travailleurs d'État>> (SNCF, EDF- profit de la recherche des « meilleurs communistes », selon des critères
Îfi
j~ GDF, Arsenaux, PTT, etc.) 24• S'agissant des listes nominatives, selon un objectivés. Le motif de la sélection s'accorde donc parfaitement avec
Ill mécanisme déjà à l'œuvre avant-guerre 25 , les documents externes autant l'éthique du dévouement associée à toutes les formes d'engagement, et tout
qùinternes tendaient à affecter aux cadres l'identité sociale ou profession- particulièrement au militantisme communiste. De fait, mémoires et témoi-
nelle la plus conforme aux critères partisans, en dépit de la complexité des gnages privilégient des formulations qui insistent sur les sollicitations
trajectoires sociales. S'ajoute enfin la question des permanents, qui n'étaient émanant du « Parti », de ses dirigeants ou du collectif(« le Parti m'a
pas clairement signalés dans les sources antérieures à 1961, et qui restaient demandé)), «le Parti m'a confié la tâche de », « le secrétaire fédéral m'a
définis et comptabilisés en fonction d'une définition optimisée de leurs proposé>>, «les camarades m'ont désigné >>, etc). Or si en tant qù événement
origines professionnelles. On ne peut donc se contenter d'évoquer un du parcours individuel, la promotion peut effectivement survenir de
«appareil ouvrier'' ou des« cadres prolétariens>>. Comme nous le montre- manière inattendue 30, au sens littéral, elle découle aussi de dispositions à
rons dans les pages suivantes, il convient plutôt de s'interroger sur le type être choisi et à investir le rôle, qui, à l'image des rétributions du militan-
d'ouvriers ou de militants ouvriers qui s'insérèrent dans les logiques de tisme, sont « à la fois aperçues et refusées »:
promotion, en mobilisant de multiples aspects de leurs trajectoires sociales, « La prégnance et l'emprise des finalités officielles de l'action collective
y compris leur cheminement vers l'identité ouvrière elle-même. organisent les processus de scotomisation qui permettent de tenir ensemble
et l'engagement subjectivement désintéressé dans les finalités d'une action
Ill
Les limites heuristiques de la notion de sélection collective et les intérêts individuels investis dans cet engagement 31 . ,,

l
~h
Dans cette perspective, le motif de la sélection participe de« l'enchan-
1~< Les organigrammes tendent également à réifier les structures et peu-
tement qui consiste à s'en tenir aux représentations officielles du militan-
Ill vent donc conduire à valoriser par défaut les processus de qualification/
26 tisme comme pratique "désintéressée" 32 ''·Or, l'enchantement n'en continue
Il~ disqualification commandés par l'institution. Pour Annie Kriegel ou
Marie-Claire Lavabre 27 , l'important renouvellement que connaissaient les
pas moins d'opérer si l'on considère que les acteurs sont uniformément
saisis ou agis par les processus de sélection et donc uniment assujettis au
structures intermédiaires du parti caractérise des« organismes passoires>> et
il une représentation formelle autour d'un noyau dirigeant restreint.
pouvoir de l'institution. Ainsi, la thématique de « l'aveuglement », la récur-
ill rence des métaphores religieuses et du vocabulaire de la foi, voire, dans
Cependant, le simple enregistrement de l'appartenance à tel organisme ou
l.li 28. Arch. de la SMC, AD 93 261 J 21.
H 23. P. Bouu..AND, Acteurs et pratiques de l'encadrement communiste à travers l'exemple des ftdérations PCF 29. P. BoULLAND, • Sortir du rang? Rapports à l'usine des cadres ouvriers communistes "• Actes de la
de banlieue parisienne (1944-1974), op. cit., p. 173-183. . , recherche en sciences sociales, n"l95 (20 13/1).
24. Note dactylographiée à l'intention des membres du BP, datée du 10/07/1970, dosster «Etudes 30. Gaston Viens témoigne par exemple de son étonnement à l'annonce de son nom parmi les meml{res,
générales sur les CF •· AD 93 261 J 21/100. du Comité central, lors du XII' congrès du PCF (avril1950). Voir sa biographie par Claude Penneiier
25. B. PunAL, Prendre parti, op. dt. dans C. PENNETlER (dir.), Figures milita11tes en ViJI-de-Mq,rne, Ivry, Éditions de I'Ate)ier, 7009.
26. A. KruEGBL et BouRGEOIS G., Les Communistes français 1920-1970, op. cit., p.234-244. 31. D. GAX!E, «Rétributions du militantisme et paradoxes de l'action collective "• Revue suisse'de science
27. M.-C. LAVABRE, «Étude d'une population de cadres communistes: le Comité fédéral de Paris», politique, 11 (1), 2005.
Communisme, n•2, Paris, 1982, p.25-48. 32. Ibid.

196
• DES HOMMES QUELCONQUES»?
PAUL BOULLAND

une certaine mesure, l'utilisation extensive de la notion de discipline, ne ment impulsés par la direction et à la volatilité d'une majorité des militants
déconstruisent pas les prétentions de l'institution ou de ses membres. Elles qui peuplent ces instances.
se contentent d'opérer un retournement homothétique de ces prétentions eanalyse d'un certain nombre de caractéristiques renvoyant à la socia-
contre le parti et contre ses militants. lisation primaire permet toutefois de pousser l'analyse plus avant et d'iden-
tifier d'autres facteurs favorables à leur intégration dans l'appareil. :rétude
fait apparaître des cadres fédéraux majoritairement issus des catégories
Trajectoires sociales et accès au statut de cadre
populaires urbaines, et tout particulièremenç du monde ouvrier de la région
Afin de contourner les divers« effets de réel» de la politique d'encadre- parisienne, dans lequel ils étaient nés ou vécurent une majeure partie de
ment, il convient de passer sous la surface des listes pour reconstituer des leur jeunesse.
carrières, définies non seulement comme la succession des positions
occupées dans le parti mais plus largement comme un processus mobilisant CSP du père Effec(if o/o
l'ensemble de la trajectoire sociale des militants 33 • Les sources biographi-
OS/ Manœuvre 56 35,9
ques propres au monde communiste 34 permettent d'observer l'effet de Ouvrier qualifié 37 23,7
caractéristiques ou de facteurs qui n'apparaissent pas dans les représenta- Artisan 26 16,7
tions et les critères officiels du PCF, et plus particulièrement les éléments Employé 15 9,6
associés à la socialisation primaire, en amont de l'engagement (environne- Exploitant et ouvrier agricole 9 5,8
Commerçant 6 3,8
ment familial et origines sociales, scolarité, entrée dans la vie profession- Technicien 3 1,9
nelle, etc.). Nous l'évoquerons ici à travers l'exemple des cadres des fédéra- Profession libérale 3 1,9
tions de Paris et de banlieue parisienne, qui, à divers titres, correspondent Enseignant 1 0,6
au modèle militant central au sein du PCR Total 156 100

Les facteurs implicites de la promotion TABLEAU 1. Origine sociale d'après la catégorie socio-professionnelle du père, à partir
d'un échantillon de 156 militants.
Si l'on fait appel aux« critères conventionnels 35 '' proposés par les listes
de composition, les directions fédérales de banlieue parisienne apparaissent Cet environnement des origines est également marqué par une très forte
largement conformes aux orientations de la politique des cadres. Les. imprégnation communiste, en premier lieu à travers les parents. Sur
militants définis comme ouvriers y sont majoritaires (57o/o des 659 membres un échantillon de 166 militants, un peu moins d'un tiers (30,1 o/o) signalait
des comités fédéraux de banlieue entre 1953 et 1974) et essentiellement au moins un parent membre du Parti communiste, soit près de 39 o/o de
issus des rangs des ouvriers qualifiés (70% des ouvriers) et de la grande. ceux pour lesquels l'opinion d'au moins un parent est connue. I.:appartenance
industrie métallurgique (65% des ouvriers). À partir des années 1960, la au parti caractérisait prioritairement les pères, les mères se répartissant
part des catégories ouvrières s'érode, essentiellement au profit des techni- · ensuite entre sympathie et adhésion au parti. Le primat accordé au militan-
ciens, mais la présence des enseignants reste marginale dans l'encadrement tisme masculin était ici redoublé par la situation professionnelle des femmes,
fédéral de banlieue. Ce personnel politique est largement dominé par les moins enclines à adhérer dès lors qu'elles ne travaillaient pas36, Cependant,
générations formées au cours des années de guerre froide. Majoritaires la proportion de mères membres du PCF reste relativement élevée, et,
jusqu'aux années 1960, elles continuent d'occuper les postes dés des fédéra- même sans être adhérentes, elles pouvaient être en position de sympathie
tions dans les années suivantes. Enfin, on peut observer des phénomènes active ou d'engagement dans la mouvance communiste (UFF, Secours rouge
de turn-over qui correspondent à la fois aux mouvements de renouvelle- puis populaire, Mouvement de la Paix, etc.). La proportion de parents
simplement décrits comme « sympathisants ))' avec toute l'imprécision de
33. O. FILLIEULE, «Propositions pour une analyse processuelle de l'engagement individuel »,Revue cette mention, est également importante. Les militants signalant au moins
frauçaise de science politique, 1-2, voL 51, février-avril200L un parent sympathisant mais aucun membre du parti représentent 32,5 o/o
.34. Nous nous appuierons ici sur l'exploitation des dossiers biographiques conservés dans les archives
du PCF au niveau cenrral er fédéral (Val-de-Marne, Seine-Saint-Denis). Voir P. BOULLAND, ActeUYJ (41,8% des militants pour lesquels au moins un parent était identifié pour
et pratiques de l'encadrement communiste à travers l'exemple des ftdérations PCF de banlieue parisienne
36. D. LoiSEAU, « Les militantes de l'ombre: femmes de ... », in DREYFUS M., C. PENN ETIER,
(1944-1914), op. cit.
35. A. KRIEGEL et G. BOURGEOIS, Les Communistes.français 1920-1970, op. cit. N. ViET-DEPAULE, La part des militants, Paris, Éditions de l'Atelier, 1996, p. 264.

lQQ
PAUL BOULLAND
«DES HOMMES QUELCONQUES • i

ses opinions). Majoritairement ouvrières et implantée ~n région parisienne, élevé que le capital scolaire modal des individus de leur génération issus des
ces familles se situaient dans les << couronnes exténeures » du monde mêmes couches sociales 37 ».Le tableau ci-dessous analyse le niveau scolaire
communiste, composées d'électeurs du PCF, de lecteurs de l'Humanité et d'un échantillon de 169 militants, en fonction de la catégorie socio-profes-
surtout de syndiqués CGT. . sionnelle sous laquelle ils apparaissaient dans les listes de composition de la
Les militants en rupture avec les opinions de leurs parents apparatss~nt SMC.
donc très peu nombreux et cette forte insertion dans la culture commumste
détermine fréquemment des engagements précoces. Al'échelle de l'ensemble
des cadres fédéraux de banlieue, l'âge à l'adhésion se concentre dans la 1:l
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tranche 17-25 ans (488 sur 659, soit 74%) proportion légèrement renforcée /?f ·; ""
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parmi les militants nés à partir de 1910 (477 sur 612, soit 77,9 o/o) .. Les Il,
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années du passage à l'âge adulte apparaissent particulièrement proptces, s"' ô 0"'
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et rarement au-delà de 22 ans. Pour les enfants de sympathisants, on observe u
un léger décalage avec des adhésions plus nombreuses à partir de 18 ans et Artisans 2 1
Employés 2 3
au-delà, et surtout un étalement plus important, jusque vers 25-27 ans. 5 2 11 3 3 1 27
Enseignants
OS/Manœuvres 6
10 5 6 21
10 3 3 2 24
12~=====-~----~------~····--~--------····~-~~~--------~----~ Ouvriers agricoles 1
1
Ouvriers qualifiés 6 20 28 8 14 2 78
10~----~l-~--------------------------------------- Salariés supérieurs
Ménagères
1 1 2
Technicien

Total

TABLEAU 2
16

*'~
.--.E. ~5
l . 5
13
-Niveau scolaire selon la catégorie socio-professionnelle.
30
2 1

14
3

;~ lili' ~
2 .

Nous distinguons ici les élèves de l'enseignement primaire n'ayant


obtenu aucun diplôme(« Primaire,) des titulaires du seul certificat d'études
primaires(« CEP»). La catégorie de la scolarité« technique courte>> renvoie
aux militants titulaires d'un CAP ou de diplômes équivalents, tandis que
la catégorie« technique longue>> regroupe les titulaires du brevet industriel
ou commercial et les anciens élèves d'Ecoles nationales professionnelles.
GRAPHIQUE I. Age à l'adhésion des cadres nés après 1910 en fonction de l'opinion des
parents. Tous étaient également titulaires du CEP. Nous avons par ailleurs distingué
les anciens élèves de l'enseignement primaire supérieur, dont la plupart
obtinrent par la suite un diplôme technique.
L:homogénéité politique du r~seau soda! était l'un des aspects obs~rvé~
Ces militants, presque tous nés après la Première Guerre mondiale,
par le contrôle biographique et 1 o~ ?~urratt donc .renvoyer ~e: donn.ees a
des effets de sélection. Mais forte heredtté commumste et adheston precoce bénéficièrent d'un contexte général d'allongement de la scolarité, ce
contribuaient surtout à l'accumulation d'une expérience militante impor- qu'Antoine Prost a décrit comme le« prélude à la démocratisation scolaire,,
tante, notamment dans les organisations de jeunesse. Cette expérience et renforcé en 1936 par la loi Jean Zay élevant à 14 ans l'âge de l'école obliga-
l'insertion dans les divers réseaux du parti favorisaient à leur tour l'émer- toire38. Dans cette période, l'accès au secondaire restait cependant large-
gence des militants et leur intégration à l'encadrement partisan. ment fermé aux élèves issus des couches populaires qui participèrent surtout
A l'image du « groupe fondamental » du PCF, entre-~eux gue:res, les 37. B. PunAL, Prendre parti, op. cit., p. 131.
cadres fédéraux de banlieue étaient « détenteurs dun capttal scolatre plus 38. A. PRoST, Histoire de l'enseignement et de l'éducation (t. N, depuis 1330), Paris, Éditions Perrin, 1981,
p.225-255.

200
201
«DES HOMMES QUELCONQUES •?
PAUL BOULLAND

au développement de l'enseignement primaire supérieur (EPS) • La


39 l'accomplissement de tâches quotidiennes liées aux savoir-faire scolaires
poursuite des études au-delà du certificat d'études caractérise assez logique- (lecture, écriture, acquisition et restitution des connaissances, qualités de
ment les militants devenus employés, en cohérence avec les données réunies synthèse, etc). Il convient toutefois de ne pas naturaliser ce constat sur le
par Antoine Prost sur les anciens élèves des EPS 40 ou avec les données sur registre des « compétences >> ou des << capacités >> des militants mais plutôt
ces professions 41 . Cependant, l'accès à l'enseignement primaire supérieur d'observer les processus qui se nouent autour de la scolarité. Un certain
apparaît également comme une caractéristique forte parmi les militants nombre de ces militants, définis comme ouvriers tout au long de leur
ouvriers, essentiellement les ouvriers qualifiés, ce qui cette fois distingue carrière communiste, avaient pu envisager d'autres horizons sociaux, à la
faveur d'un parcours scolaire prolongé. C'est par exemple le cas de ceux qui
nettement les cadres communistes.
purent suivre un enseignement secondaire général ou qui tentèrent d'inté-
····-
····---.-----·····
grer les écoles normales. De plus, certains connurent effectivement diffé-
1:! rents univers professionnels en dehors de l'usine et du monde ouvrier. La
... î:l
!:: ~
gf c: ï! ::l séquence biographique du passage à l'âge adulte, par définition celle des
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~ -a possibles biographiques ou de« l'indétermination 43 ))'voit donc s'entrecho-
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quer des phénomènes fondateurs: fin de la scolarité et entrée dans la vie
professionnelle, premières formes d'engagement voire premières responsa-
~ ~ tl ....
;:,ço '~ bilités militantes.
u
····- Le traitement prosopographique permet d'identifier certaines caracté-
2 17 24 7 14 2 - 66 ristiques distinctives au cœur de ces processus. Pour autant, il convient de
Effectifs
3,04 25,76 36,36 10,60 21,21 3,03 100 o/o se prémunir contre tout « positivisme instrumental )) et contre tout « effet
Pourcentage
24,24o/o
de réel>> ou d'autorité du chiffre. I.:ho.lnologie ou l'homogénéité des profils
0--··· ne peut être rapportée a priori aux seuls mécanismes de sélection. Ce serait
42,4 1 1,1 lOO o/o négliger les processus qui, en amont, ont exclu différents acteurs ou catégo-
Pourcentages nationaux43 27,4 27,3
ries d'acteurs et favorisé l'engagement des autres. De plus, les données
TABLEAU 3 Comparaison du niveau scolaire avec les résultats nationaux pour les ouvriers réunies convergent vers certains enjeux, en particulier vers la séquence
qualifiés nés après 1918. biographique de l'émergence des vocations militantes, qu'il serait illusoire
ou réducteur d'appréhender sur un mode exclusivement quantitatif44•
La comparaison proposée par le tableau ci-dessus souligne globalement
I.:approche sociobiographique vise à éviter certains de ces écueils en resd~
que les cadres ouvriers se situaient nettement au-dessus du niveau scolaire
tuant et en comparant des histoires sociales individuelles qui articulent
moyen de leur catégorie socio-professionnelle. La différence se manifeste
l'approche collective de la prosopographie et l'échelle singulière de la biogra-
notamment dans la fàible proportion de militants n'ayant pas obtenu le
phie. Les données quantitatives permettent de situer systématiquement les
CEP, au profit de ceux qui suivirent un cursus technique long ou furent
acteurs et leurs trajectoires dans différents groupes ou espaces sociaux,
élèves de l'enseignement primaire supérieur. Le corpus comporte ainsi les
tandis que l'étude de cas et l'analyse fine des parcours, y compris dans leur
cas exceptionnels de deux ouvriers qualifiés et de deux OS ayant atteint le
niveau du baccalauréat. 43. G. MAUGER, • Jeunesse: essai de construction d'objet», Agora débats/jeunesses, 2010/3, n•56,
Ce capital scolaire relativement élevé apparaît favorable à l'acquisition p.9-24.
44. « !:autorité» ou la « valeur » accordée aux données quantitatives ne relèvent pas simplement de
du statut de cadre, lui-même marqué par l'exigence de formation et par « l'lllusion » de l'objectivation ou de l'objectivité par le chiffre. Elle tient aussi à la relative rareté des

39. Ibid. Voir également J.-P. BRIAND etJ.-M. CHAPOUUR, «!:enseignement primaire supérieur des ~ré-requis indispe~ables à leur usage et à leur critique (maltrise des outils statistiques, informa-
garçons en France, 1918-1942 "• Actes dela recherche en scienm sociales, n' 1, J981, p. 87-111. tt~ues, etc.), parm1 les. chercheurs en sciences sociales, en particulier historiens. Pour ceux qui
40. A. PROST, Histoire de l'enseignement et de l'lducation (t. IV, depuis 1930), op. cit., p. 225-255. d1sp~sent de ces compétences, la tentation est grande de capitaliser sur leur effet distinctif. En
41. R. SALAIS, "Le niveau de diplôme dans chaque catégorie socio-professionnelle>>, Economie et statis- consequence, une des dérives récurrentes de la prosopographle réside dans une forme de surenchère
mé.thodologi~ue ou quantitative qui conduit le plus souvent à privilégier- ou à justifier de privi-
tiques, n"l, 1970, p. 49-57. lég~er les élites soc1ales ou culturelles, qui offrent les meilleures opportunités d'accumuler infor-
42. Source: R. SALAIS, art. cit., p. 56. Dans ces statistiques, les élèves du cours complémentaire n'ayant
pas achevé le cursus ou n'ayant pas obtenu leur diplôme sont comptabilisés parmi les titulaires du mations et variables, de multiplier croisements et graphiques. Voir par exemple C. LllMl!RCIER,
seul CEP ou parmi les élèves des filières techniques. Toutefois, dans notre corpus, dix des quatorze E. PICARD, « ~uelle approche prosopographlque? », in P. NABONNAND et L. RoLLI!T, Biographie et
individus regroupés dans la rubrique "cours complémentaire/brevet élémentaire» avaient effectué prosopograph;e, Nancy, Presses universitaires de Nancy, inédit, disponible en ligne [http://halshs.
archives-ouvertes.fr/halshs-00521512/frl].
l'ensemble du cursus, six en obtenant le brevet élémentaire.

?ln
PAUL BOULLAND
"DES HOMMES QUELCONQUES"?

dimension personnelle et subjective, permettent de saisir toutes les possi-


détail a ici son importance. Dans ses questionnaires biographiques succes-
. .
bilités «d'élargir vers le bas 1e concept h tstonque d''m d'lVl'd u 45 >>.
sifs, Henri Fiszbin n'indiqua jamais sa formation de technicien en TSF alors
qu'il mentionna son expérience de chapelier 51 . Le travail sur soi que l'on
Identité ouvrière et vocation militante peut observer ici est double, à la fois dans la présentation de soi au parti
que constituent les réponses aux« bios » et dans les inflexions de la carrière
Parmi les cadres communistes et notamment parmi les militants les plus
professionnelle elle-même. Il dénote une incorporation de certaines règles
durablement ajustés au rôle, tels que les secrétaires fédéraux ou les m~mbres
du jeu, une volonté de s'y conformer qui n'est pas réductible à l'obéissance
du Comité central, on observe non seulement une forte concentration des
ou.a' 1a remtse
. de sot.52 . Il mam'fceste aussi une forme d'adaptation stratégique
caractéristiques évoquées ci-dessus mais surtout leur articulation dans des qlll constitue et atteste une disposition au rôle.
trajectoires sociales marquées par une intégration à l'ident.ité ouvriè.re ;onsé:
~nfin, ?n note que le déplacement qu'opèrent ces militants correspond
cutive de l'engagement 46 . Parmi de nombreux exemples, cttons celUi d He~r!
aussi au gltssement vers un autre type d'investissement scolaire ou culturel,
Fiszbin, secrétaire de la fédération de Paris (1961-1979), membre du Comite
à travers les lectures et les formations e.ff~ctuées dans le contexte militant.
central (1967-1979) et député communiste (1973-1978); exclu du PCF
Ainsi, entre 1946 et 1948, soit dans la période de sa réorientation, Henri
en Î981, à la suite de la crise de la fédération de Paris (1979-1981), militant
Fiszbin suivit successivement trois écoles du PCF et de 1'UJRF53. Les
et député socialiste (1986-1988). Né en 1930, dans une famille d'immigrés
militants qui purent satisfaire certaines aspirations professionnelles offrent
juifs polonais proches du PCF, Henri Fiszbin adhéra à.l'UJRF dè~ 15 ~ns et
ici un contrepoint marqué par un autre équilibre entre les investissements
en devint rapidement responsable pour le XIXe arrondtsse.ment. Tttul'a~re du
scolaires, professionnels et militants. Né en 1939 dans une famille ouvrière
CEP. il avait abandonné une école professionnelle le destmant au mener de
tech~icien en TSF pour travailler aux côtés de son père, artisan chapelier. proche du PCF, Robert Clément, entra dans la vie professionnelle à l'âge
de 15 ans, .comme OS dans une entreprise pharmaceutique. Il y suivit
Contre l'avis de ses parents, il s'orienta ensuite vers la métallurgie. En 1948,
il intégra le centre de formation professionnelle Be.rnard }~~ault et, avant
d~ran~ t~ots ans un~ ~ormation professionnelle jus qu'à l'obtention
dun dtplome de techntcten de fabrication. Adhérent de base à la CGT dès
même la fin de sa formation, entra dans une usme panstenne comme
• . son entrée à l'usine, il ne s'engagea au parti et au sein de l'UJRF qu'au terme
tourneur. Ce mouvement de réorientation professionnelle graduelle est ·
fréquent parmi les militants issus des milieux populaires juifs paris~e~s, qui
des~ formati?n. Dirigeant perman~nt des JC en banlieue parisienne puis
au mveau nanonal de 1962 a 1971, tl devint ensuite secrétaire de la fédéra-
passèrent d'abord par l'apprentissage du métier paternel avan~ de~ onenter
tion de Seine-Saint-Denis, membre du Comité central et président du
vers le monde ouvrier47. Leur exemple permet plus largement d envtsager des
Conseil général de Seine-Saint-Denis. Michel Germa, né en 1929 dans
phénomènes de réorientation ou de réajust:ment de~ inves~i~sements.
une famille ouvrière, adhérent du parti et des JC en août 1944, à 15 ans,
Linvestissement scolaire pouvait correspondre a un «projet famtl!al »et/ou
eut rapidement ses premières responsabilités comme secrétaire des JC puis
individuel ouvert à certaines perspectives d'ascension sociale voire de « déclas-
de l'UJRF à Vitry. Cependant, son activité se ralentit dans les années suivantes
sement par le haut48 ». Dans le cas d'Henri Fiszbin et des militants qui
alors qu'il était élève de l'école Estienne. À cette époque, il ne participait
présentent un parcours similaire, l'interruption des études restait en accord
que très peu à la vie du parti, au point d'être rayé de sa cellule en 1947.
avec les projets parentaux, .comm~ «. repri~e »-à tous les se~s du.ter~.e- de Employé dans diverses petites imprimeries dépourvues de structures syndi-
l'activité paternellé9, tandis que 1 onentatlon vers le statut d ouvner d mdus-
trie marquait une distanciation ou une rupture, parfois conflictuelle 50 • Un sympathies communistes de sa famille, son engagement dans la carrière militante fur tour aussi
critiqué, jusqu'à ce qu'il accède à un siège de sénateur, à la fin des années 1960. (Entretien avec Guy
Schmaus, mars 2000).
45. C. G!NZBURG, Le ftomage et les vers. L'univers d'un meunier du XVJ' s!ècle, Paris, A~bier, 1980, _P· 15.
46. P. BouLLAND, " Sortir du rang? Rapports à l'usine des cadres ouvners communtstes "• arr. ct~. 51. Cette euph~~sation d~ niveau scolaire n'est pas un cas unique. Guy Poussy ne faisait aucune men.tion
47. Parmi les militants qui entrent dans ce modèle, citons par exemple Henri Malberg, Marcel Za.tdner, de sa scolarne second:ure dans ses questionnaires, tout comme Marcel Zaidner n'indiquait pas son
passage par. le gymnasium lorsqu'il était réfugié en Suisse, durant la guerre.
Guy Schmaus, Alfred Gerson, etc. . . . . .
48. L. KEsTEL, La conversion politique. Doriot, le PPP et la quest1on du fosmme ftançms, Parts, Raisons 52. On pourrrut obs_erver un sem_blable ~fforr de conformation aux critères partisans pour d'autres
d'Agir, 2012, p.25 et suivantes. . . aspects du questionnement b10graphtque, tels que l'homogénéité politique du réseau social, les
parcours durant la Seconde guerre mondiale, etc.
49. On observe le même mécanisme dans le cas de Marcel Zaidner, qut renonça à pours~tvre ses études
au lycée pour intégrer l'atelier paternel durant trois ans, avant de refuser la perspewve de succéder 53. Cours de l'école élémentaire du parti en 1946, "cours moyen pour la jeunesse, en 1947 et en!i
à son père à la tête du commerce familial. une ~cole ~édérale de I'UJ!li'. en_ 1948. Par ailleurs, dans un questionnaire de février 1949, ~
50. Comme Henri Fiszbin, Guy Schmaus fit face à la désapprobation de ses parents lors~u'il abandonna mennon~a;t sa lect~re del Htst01re du PCb, du Manifest_e du parti communiste, de Salah·e, prix et
le métier d'artisan fourreur, aux côtés de son père, pour devenir ouvrier métallurgme. Malgré les profiter "'cl une parne" des brochures de la collection" Eléments.du communisme, des Éditions
sociales, constituée des œuvres classiques de Marx, Engels, Lénine et Staline.

204
PAULBOULLAND • DES HOMMES QUELCONQUES •!

cales ou politiques il n'adhéra de nouveau au PCF qu'en 1951, en même mais une pratique assidue de la lecture. Autre cas de figure, celui de
temps qu'il entrait à la CGT. Dirigeant de la section communiste de Vltry, Guy Fuléro 57 , reçu parmi les premiers au certificat d'études dans son canton
responsable aux cadres et secrétaire de la fédération du Val-de-Marne, il de l'Ain, qui ne put continuer sa scolarité en raison de la désorganisation
devint président du Conseil général. Il conviendrait d'analyser ces processus du service des bourses à l'été 1940. Orphelin de père depuis 1933, il dut
en incluant également les investissements dans la sphère privée, par exemple alors devenir garçon de ferme.
à travers la situation familiale (célibat ou vie en couple, nombre d'enfants, etc.), Pour certains militants, on peut véritablement parler d'un processus de
les conditions de logement, etc., aspects pour lesquelles nos données sont certification ouvrière directement impulsé par le parti. Le parcours de
malheureusement trop parcellaires. Marcel Rosette en offre un exemple saisissant par sa distance originelle avec
De manière générale, les mécanismes d'orientation vers le monde ouvrier une identité endossée très brièvement mais continuellement valorisée dans
sont très prégnants parmi les dirigeants formés au sein de l'UJRF 54 et du la suite de son parcours politique. Directeur de l'école centrale du PCF de
parti à la fin des années 1940 et dans les années 1950. Pour cette génération, 1955 à 1962 et membre du Comité central (1954-1959 et 1961-1987),
le phénomène puise directement dans le contexte de la Seconde guerre Marcel Rosette fut maire de Vitry (1965-1977) puis sénateur (1977-1986).
mondiale et de l'immédiat après-guerre. En premier lieu, l'attractivité du Tout au long de ce parcours, il fut défini comme « métallurgiste » ou « ancien
communisme se nourrissait de l'image extrêmement positive de l'Union métallurgiste))' tant dans les documents internes du PCF qu'à travers ses
soviétique et du PCF après le conflit. Les enjeux de la guerre et de la interventions publiques, en particulier lors des campagnes électorales. Cette
Résistance avaient de plus une résonnance particulière et très concrète pour définition socio-professionnelle s'était imposée tant auprès des commenta-
de jeunes gens qui furent souvent les témoins directs de l'engagement de teurs extérieurs Qournalistes, historiens, etc.) que des militants qui le
leurs proches, mais restèrent eux-mêmes à l'écart ou aux marges de la c6toyaient. Cette apparente conformité au modèle militant communiste,
Résistance, en raison de leur âge. C'est le cas de Claude Poperen, né en 1931, implicitement associée à l'idéal-type du militant autodidacte, en raison de
dont le frère aîné fut l'un des dirigeants de la Résistance dans les lycées son action en faveur de l'art contemporain, faisait écran une trajectoire et
parisiens. Robert Gerber, né en 1929, dont les parents furent tous deux résis- une identité sociales en réalité beaucoup plus complexes.
tants et dont le père mourut en déportation, contribua au ravitaillement de Le père de Marcel Rosette était un médecin originaire de l'île Maurice,
groupes FTP au cours de l'été 1944, par l'intermédiaire de sa mère. Ces descendant d'esclaves du Mozambique et proche des cercles intellectuels et
positions e11 retrait ou aux marges de l'action résistante concernaient égale- littéraires créoles. Né à Lyon, où son père achevait ses études, Marcel Rosette
ment les militants d'origine juive, contraints de se cacher, de se réfugier en résida à Maurice de 1927 au décès de sa mère, en 1932. Il vécut ensuite
province ou à l'étranger. On peut &ire l'hypothèse que cette expérience de dans l'Ain, à proximité de Bourg-en-Bresse où il fut élève du lycée Lalande
la guerre, vécue comme une situation de passivité forcée voire frustrante, jusqu'au niveau du second baccalauréat. Au sein de l'établissement, il prit
trouva une forme d'exutoire dans la radicalité des affrontements des part à de premières actions de résistance, d'abord spontanées et d'inspira-
premières années de guerre froide, lors des mobilisations contre la guerre tion gaulliste, puis intégra les FTP. Membre de l'état-major départemental
d'Indochine en 1949-1951 ou lors de la manifestation contre le général des FTP lors des combats de la Libération, il fut affecté à l'École des cadres
Ridgway en 1952 55. Enfin, sur un autre plan, la guerre et l'Occupation • jusqu'à sa démobilisation en octobre 1945. À son retour, Marcel Rosette
avaient parfois directement perturbé ou interrompu leur scolarité, contri- reprit ses études durant un an avant de devenir permanent, comme secré-
buant à relativiser leur rapport à l'école ou leur investissement scolaire. Ainsi, taire départemental de l'association des FTP-FFI de l'Ain et membre du
entre 1942 et 1945, au gré de l'exode de sa &mille en Isère puis en Suisse, bureau de la fédération communiste. En septembre 1947, un responsable
la scolarité de Marcel Zaidner fut interrompue à plusieurs reprises et alterna aux cadres lui suggéra de suivre une formation professionnelle accélérée afin
différents types d'établissement (pensionnat catholique, gymnasium, d'aller travailler en usine. Il lui conseilla de prendre contact avec les respon-
EPS, etc.) dans lesquels il se retrouva en situation d'isolement. Il en garda s~bles de la F.édération CGT des Métaux, sans doute dans la perspective
une certaine distance à l'égard des exercices les plus typiquement scolaires 56 dun apprentiSsage au centre Bernard Jugault. Nous ignorons toutefois si
54. Claude Poperen, Robert Gerber, Jean Garcia, etc. Pour autant, les documents issus de son activité militante (notes, discours, rapports) ne confirment
55. Vanessa Codaccioni évoque ainsi le« capital de haine • accumulé par cette génération, notamment pas ces difficultés.
f-· aurour du cas d'Henri Malberg. V. CoDDACIONI, Punir les opposants. PCF et procès politiques 57. r-:é en ~927 dans ~ne f~ille ouvrière. proche du PCF, Guy Fuléro adhéra au PCF et à l'UJRF à la
(1947-1962), Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 56 et suivantes. L1béranon. Établi à PariS en 1946, 1! y devint secrétaire de la section du VI• arrondissement
56. Marcel Zaidner attribue à ces aléas scolaires d'importantes difficultés en orthographe, qui expliquent 0949-1$156), secrétaire de la fédération de Paris (1965-1972) puis collaborateur du Comité centnù
selon lui l'abandon de ses études au lycée Colbert, en 1946 (entretien avec Marcel Zaidne~ mai 2011). {section d'organisation) {1972-1987).

?fl7
PAUL BOULLAND
«DES HOMMES QUELCONQUES •?

Marcel Rosette suivit effectivement une formation professionnelle. renees des sections locales du PCF 61 • Cette matière propose une série de
En janvier 1948, il fut en tout cas embauché comme métallurgiste à la récits de la pratique des cadres, restituant leur mode d'intervention dans les
Tréfilerie et Câblerie de Bourg. Il en fut licencié après seulement dix jours, débats, leur travail politique concret pour transmettre la ligne, vaincre les
en raison de son activité militante, et suivit alors une école fédérale du PCR réticences ou contrecarrer les oppositions. Le caractère individuel et subjectif
1 Il travailla ensuite durant deux mois comme manœuvre sur le chantier du de ces récits ouvre sur la perception des cadres eux-mêmes, de leur relation
)~
barrage de Génissiat. Il quitta cet emploi pour suivre les cours d'une école à la base, de leur rôle et de leur position. Ces rapports furent établis par 65
centrale du PCF où il fit forte impression sur les évaluateurs. De retour dans auteurs différents qui, dans leur très grande majorité, étaient des cadres
l'Ain, il redevint aussitôt permanent, comme secrétaire fédéral. ~xpérimentés et incarnant le modèle militant central du PCF dans notre
Dans ces fonctions, Marcel Rosette noua des liens d'amitié durables avec période. Il s'agit de militants ouvriers (60 o/o des auteurs de rapports), formés
l'écrivain Roger Vailland, établi dans l'Ain au début des années 1950, qui au cours de l'immédiat après-guerre et de la guerre froide (58,5 o/o adhérè-
transposa son parcours dans le roman Beau masque, à travers le personnage rent dans la période 1944-1953), anciens élèves des écoles centrales du PCF
du jeune secrétaire fédéral Chardonnet, « fils d'architecte franc-maçon (seuls 9 d'entre eux n'avaient pas suivi d'école centrale au moment de la
[ayant] quitté la Faculté de droit, en 1943, pour un maquis FTP '': rédaction), passés par de hautes fonctions dans l'appareil ou disposant déjà
« La guerre achevée, il avait fréquenté les écoles du parti, s'y était montré d'une solide expérience militante à l'échelon fédéral : seuls 16,3 o/o des
brillant élève et, à la sortie de l'école nationale, avait été désigné comme auteurs étaient membres du comité fédéral depuis moins de trois ans et au
permanent à l'organisation. À moins de trente ans, il se trouvait secrétaire contraire 42,7 o/o avaient exercé des responsabilités dans les secrétariats
fédéral, responsable d'un département, mais il n'avait encore jamais travaillé fédéraux ou au sein de la direction nationale du PCF.
dans une entreprise. Ce jeune général de division n'avait jamais servi dans
Dans le cadre de la préparation des congrès du PCF ou des conférences
le rang 58 . »
fédérales, les conférences de section réunissaient les délégués des cellules locales
De tels cas sont essentiels pour analyser la carrière et le statut de cadre. et d'entreprises, conviés à se prononcer sur les orientations du parti et à rendre
Au phénomène d' ouvriérisation du parti et de ses dirigeants sous l'effet des compte de la situation locale. La participàtion des délégués fedéraux remplis-
mécanismes et des critères de sélection institutionnels, ils ajoutent- voire sait deux objectifS: celui d'observer le fonctionnement des organismes locaux
même substituent le travail de définition de soi auquel s'astreignaient les et celui de transmettre ou de réaffirmer la ligne du parti. Les cadres étant
militants eux-mêmes. Cette lecture ne constitue pas pour autant« une inter- concentrés sur cette mission et assez logiquement enclins à valoriser la réussite
prétation cynique des intérêts au militantisme 59 ». C'est tout à la fois les de leur travail, leurs rapports n'offrent qu'un regard partiel ou biaisé sur les
potentialités de la carrière, avec ce qu'elle réalisait d'aspirations sociales et/ attitudes et les opinions de la base. La récurrence de certains griefs, la persis-
ou culturelles, et le travail pour la cause, avec ce qu'il mobilisait de leurs tance de certains foyers d'opposition, et plus généralement l'ampleur des
origines familiales et sociales ou de leur socialisation politique initiale, qui débats démontrent toutefois que s'exprimait une certaine variété de points de
étaient investis par les militants. vue, parmi lesquels l'action des cadres visait à contenir ou à marginaliser les
plus hétérodoxes. À côté des efforts pédagogiques, d'autres moyens y contri-
Les cadres comme intellectuels de gestion des profanes buaient: arguments disciplinaires ou affectifs (fidélité au parti, confiance dans
ses dirigeants), sélection et gestion du personnel politique, vigilance et disqua-
La pratique du rôle lifications, etc. Face à ce travail d'homogénéisation politique, l'attitude de la
Afin de cerner le type de dispositions investies dans le rôle et la posture base adhérente et militante ne peut être envisagée uniquement en termes
de cadre communiste, il convient d'articuler l'analyse des parcours à celle d'adhésion ou de conviction. Elle comporte aussi certaines formes d'auto-
des pratiques, avec la volonté de« comprendre la manière dont les individus censure ou un « choix tactique informé par une sage conscience des rapports
de forcé 2 » imposés par le fonctionnement du PCF.
"lisent" leur monde » en fonction de la «photographie précise des compo-
santes de leur vié0 ».Nous nous appuierons ici sur l'étude de 145 rapports 61. Ce corpus comporte 22 rapports dont les auteurs n'ont pu être identifiés. Les autres émanent de
rédigés par les dirigeants fédéraux de banlieue sud à l'occasion des confé- militants dont le parcours a pu être reconstitué en détail dans le cadre de notre étude sociobiogra·
phiq~e. Les documents s'étalent sur la période 1956-1972, de manière cependant inégale en
58. R. VAILLAND, Beau masque, Paris, Gallimard, 1954, p.227, texte en gras souligné par nous.
fonctwn des aléas de la conservation: 40 rapportS pour la période 1956-1959, 93 pour la période
59. D. GAXIE, «Rétributions du militantisme et paradoxes de l'action collective •, arr. cit. 1965-1968 et 12 pour la période 197\-1972.
60. T. TACIŒIT, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont droenus rétJ()I~tionnaim,
62.}. C. Scorr, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditio'ns
Paris, Albin Michel, 1997, p.21. Amsterdam, 2008, p.l.99.

208 209
«DES HOMMES QUELCONQUES •?
PAUL BOULLAND

De manière explicite et en creux, par les défauts qu'ils pointent, les mais qui peut être constamment pris en défaut ... Alors qu'il y a eu un débat
sur la question fondamentale de la résolution (rapport de force) que de
rapports des délégués fédéraux mobilisent un même schéma idéal de la
surcroît une discussion eut lieu entre lui, Y. Viens et moi, il n'a pas dit
<< bonne contérence »: ouverte par un rapport introductif présentant correc-
un seul mot dans son rapport. J'ai fait, en conséquence, un long exposé sur
tement l'ensemble des points de doctrine à traiter et leur articulation locale, le caractère de notre époquequi a fortement impressionné les camarades
celle-ci devait proposer une large participation des délégués, une discussion mais surtout ceux de l'IGN qui m'ont fait l'aveu, à l'issue de la conférence,
animée et positive, d'un<< bon niveau politique», sans être bloquée par des que toutes ces questions leur avaient échappées ...
questions de détail ou des interventions hostiles. Dans ces conditions, les
conférences et l'intervention des cadres fédéraux mettaient en œuvre la Discussion sur le projet de résolution
«science normale» du parti 63 . Au sein de cette activité parfois explicite- Le projet de résolution a été adopté à. l'unanimité ~près un débat qui a
ment décrite comme routinière, les cadres exprimaient leur satisfaction pris les 2/3 de la discussion de la conférence. Deux amendements seulement
voire leur plaisir à prendre part à de« bonnes discussions », inscrites dans ont été retenus par la conférence...
le paradigme prédéfini par la ligne du parti mais stimulantes parce qu'elles Par ailleurs, à la cellule de I'IGN des amendements initialement débattus
leur soumettaient des problèmes qu'ils pouvaient résoudre. et rédigés furent transformés en questions ou demandes d'explications à la
suite de notre intervention. Mais ces questions comportaient une clause
tendant à retransformer ces questions en amendements dans la mesure où
Extraits du rapport de Jean Hartmann sur la conférence les arguments et les explications du délégué fédéral ne les satisferaient pas.
de la section Saint-Mandé le 10 décembre 1966 Il faut croire que mes explications ont été satisfaisantes puisqu'ils ne sont
pas revenus à la charge. "
Jean Hartmann, né en 1923, était le fils de deux militants communistes.
[Parmi les motifS de débat, Jean Hartmann signale notamment]
Son père, conseiller municipal d'Ivry, fut fusillé en 1942. Titulaire du CEP,
« La mise en cause des possibilités d'accéder au socialisme par la voie
Jean Hartmann apprit le métier de boucher avant de devenir métallurgiste.
Membre des Pionniers dès huit ans puis militant des JC à 15 ans, il prit pacifique dans la forme la plus nette ou prétendant qu'il ne peut en être
part à la Résistance comme responsable des JC clandestines. Secrétaire de question et en tentant d'engager une bataille de citations de Lénine ...
Maurice Thorez au début des années 1950, puis membre du secrétariat Mais je me suis surtout évertué à démontrer que le chapitre 4 contenait
de la fédération Seine-Sud (1955-1961), il fut ensuite collaborateur du une démonstration théorique et très précise du contenu révolutionnaire
qu'implique le passage au socialisme (cet amendement n'a pas été soulevé
Comité central.
à nouveau dans la conférence) ...
<< Participation: il y a eu 21 délégués à la conférence, dont 5 femmes.
Tactique employée
Toutes les cellules étaient représentées mais la discussion s'est circonscrite
Le fait de ne pas connaître suffisamment de camarades sur qui s'appuyer
autour des interventions des cellules IGN Politzer et l'intervention du
constituait un handicap. Mais connaissant à peu de choses près les questions
camarade G.
susceptibles de venir, j'ai considéré qu'il fallait contre-attaquer avant même
Rapport qu'elles ne se manifestent. Cette tactique tendant à limiter la portée et
F. a surtout fait un rapport d'activité de Saint-Mandé; mais l'effort politi-
même l'expression des arguments des deux ou trois délégués en désaccord
que était faible et il s'est contenté de commenter le rapport de Georges
avec certains aspects fondamentaux de la politique du Parti en raison de
Marchais ou d'en lire de longs extraits. I.:attitude de F. dans la conférence
notions et points de vue extérieurs puisés dans une documentation étran-
a été globalement positive. Cependant, il s'est révélé comme me l'avait
gère à celle du Parti, a eu pour effet de rallier d'emblée la grande majorité
décrit J ., certes comme un bon camarade, mais conciliateur et prêt à accep-
des délégués à la conférence. Cette tactique empreinte de fermeté politique
ter des suggestions ou propositions sans approfondir ni réfléchir à leur
dont l'argumentation, en mettant en cause les idées et non les col portants,
portée. Il est alors catastrophé quand on lui dévoile le contenu réel ou les
a impressionné la plupart de ceux qui s'étaient promis d'intervenir. Prenant
intentions de leurs auteurs. Par conséquent, il a un esprit de Parti évident,
conscience qu'une majorité confortable se dégageait en faveur du projet de
résolution, ils ont tenté et finalement abandonné la bataille. C'est dans ces
63. T. KuHN, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2008 (1962, 1970}, notam-
ment p. 45-70. Nous appuyons également cette analogie avec la« science normale» sur l'usage qu'en
conditions que deux amendements ont été retenus sur les sept déposés sur
proposent Howard S. Becker et Robert R. Faulkner. Voir H. S. BECKER et R. R. FAuLKNER, " Qu'est·ce le bureau de la conférence.
qu'on jotte maintenant?» Le répertoire du jazz en action, Paris, la Découverte, 2011 (2009}, notam-
ment p. 208 et suiv.

,., 1 1
PAUL BOULLAND
«DES HOMMES QUELCONQUES •?

Conclusions des objections, des points de vue divergents ou dissonants, des remarques
Tout compte fait, je crois que cette conférence est d'autant plus positive critiques sur la ligne et son argumentaire, se trouvaient regroupés sous le
qu'il faut mesurer les résultats aux préoccupations que nous avions. Dans terme générique« d'incompréhensions ». Les mots som ici d'une grande
mes conclusions, j'al insisté avec force par rapport à Saint-Mandé, sur la importance, car ils traduisent un rapport à la base qui disqualifiait a priori
nécessité du travail de masse. Il est symptomatique que la cellule Politzer
presque toutes les objections, leur déniait toute légitimité comme opinion
où la discussion fut la plus sensée, aucun travail de masse n'est effectué. Je
ou expérience intégrables à la ligne pour les ramener à un déficit de connais-
crois que la nature des désaccords de certains camarades procède plus de leur
sances ou à un défaut de raisonnement.
sensibilité à la perméabilité de la pression politique et idéologique extérieure
au Parti plutôt qu'à des liens organiques qui pourraient exister et que je n'ai Les représentations scolaires que dénotent les rapports des délégués
pas détectés. Cette perméabilité s'explique à partir de deux secteurs: fédéraux se fondaient sur leur propre expérience. L'acquisition de leur statut
Pour les communistes de Saint-Mandé, c'est sans nul doute en raison de était étroitement liée au passage par les écoles fédérales et centrales du PCF
la composition sociale de la population et au fait qu'il y a un certain nombre tandis que l'exercice et la conservation de leurs responsabilités nécessitaient
de communistes non prolétaires dont un petit industriel, certes formé dans des efforts personnels constants d'actualisation et de renforcement de leurs
l'esprit communiste mais qui ont parfOis des difficultés à surmonter la contra- connaissances (« l'élévation du niveau idéologique»). Leur travail politique,
diction inhérente à leur condition sociale et leur appartenance au Parti. entre autre lors des conférences de section, reproduisait pour une grande
Quant aux ingénieurs et techniciens, ainsi que les directeurs, notamment part les mises en situation et les travaux pratiques proposés par les écoles
à l'IGN, la perméabilité s'explique surtout par le fait que la plupart lise
du parti et mobilisait les savoir-faire acquis ou renforcés à cette occasion
la presse et la documentation qu'ils situent à gauche (Le Monde, Nouvel
Observateur, L'Express) dans un esprit qu'ils disent« d'objectivité>> tout (préparation des discussions à travers les lectures théoriques et la presse,
compte fait petit-bourgeois. Sans doute quelques uns reçoivent même les assimilation et restitution des positions du parti, capacité à s'exprimer à
opuscules trotskistes et pro-chinois. l'oral, à intervenir et s'orienter dans le débat, etc.). Ainsi, les jugements sur
Tout ceci pour attirer l'attention de la direction fédérale sur la nécessité la qualité des rapports introductifs et des interventions, leur niveau de
de veiller à l'aide et la contribution politique de cette section en tenant préparation, d'exhaustivité ou de précision mobilisaient leur propre repré-
compte que la conférence n'a pas pu tout régler et que les questions peuvent sentation, acquise dans le cadre de la scolarité partisane, du travail néces-
resurgir à tout moment. >> saire à ce type d'exercice.
Les cadres se trouvaient de fait dans la situation« d'anciens bons élèves[ ... ]
prédisposés par toute leur formation et par toute leur expérience scolaire à
Les appréciations, et plus généralement les critères d'évaluation appli- entrer dans le jeu de l'institution 65 »,exigeant des autres militants un travail
qués par les cadres, sont symptomatiques de leur rapport à la base et à la identique à celui qu'ils avaient appris à fournir à l'école du parti et qu'ils
doctrine, ou pour le moins du rapport à la doctrine qu'ils manifestent dans continuaient à fournir au quotidien. Ils expriment le rapport pédagogique
ce type de documents et dans ce type de travail d'encadrement. Les attentes traditionnel et« l'idéologie professorale» qu'analysaient Pierre Bourdieu et
à l'égard des participants étaient structurés selon des représentations proches Jean-Claude Passeron, « mélange d'exigence souveraine et d'indulgence
d'un idéal scolaire dans lequel les qualités attendues combinaient assiduité, désabusée qui incline le professeur à tenir tous les échecs de la communi-
attention, participation orale, travail personnel de préparation et maîtrise cation, siinattendus soient-ils; pour consécutifs d'une relation qui implique
des pré-requis, discipline, etc. La ligne y apparaît comme la donnée première par essence la mauvaise réception des meilleurs messages par les pires récep-
et intangible de leur travail politique, le réel pouvant l'illustrer, mais non la teurs66 ».Ainsi, lors des conférences de section, le recours à la théorie ou le
contredire. Dans cette perspective, la base militante est essentiellement rappel à la doctrine apparaissent véritablement comme un discours savant
perçue comme destinataire des contenus politique, grâce au travail pédago- signalant et perpétuant la distance qui séparait cadres et militants de base
gique des cadres. Ainsi, les délégués fédéraux, sans doute soucieux par et sanctionnant l'autorité des premiers sur les seconds.
ailleurs de donner à voir leur implication, présentaient leurs interventions ~ette représ~nt~:ion du travail d'encadrement et plus généralement d~
dans les débats sur le mode de l'explication et interprétaient en retour pollt~que, tradUl,t lmcorporation de la valeur distinctive de comp~tences
l'attitude de la base en termes de compréhension 64 . Une grande majorité acqUlses et exercees dans le cadre partisan. Sur ce point, l'analyse d,es prati-
64. Ce paradigme scolaire structurait d'ailleurs plus largement les représentations de l'activité du parti 65. P. Bou!illœu, ].-Cl. PASSERON, La reproduction. Éléments pour une"théorie du système d'enseignement
et notamment de la propagande, évoquée comme la nécessité« d'éclairer les masses "• de "faire Paris, Editions de minuit, 1970, p. 138-139. '
comprendre à la population "• etc. 66.Jbid.

212 213
«DES HOMMES QUELCONQUES • r
PAUL BOULLAND

ques entre en résonnance avec les trajectoires sociales d'acteurs issus des supérieure et par l'affirmation croissante de critères de professionnalité ou
catégories populaires, passés par une scolarité prolongée et accédant en tant d'expertise dans les fonctions de représentation politique, la légitimité
que cadre à un rôle - et à une posture - << d'intellectuels de gestion des accordée aux élites populaires autodidactes ou formées à l'école du parti se
profanes 67 ».Tout en affichant une continuité de leur identité sociale, cette trouva progressivement dévaluée. Dans un premier temps, au cours des
dynamique réalisait indirectement ou partiellement les potentialités - années 1960 et 1970, la direction communiste déploya diverses stratégies
professi~nnelles, culturelles, sociales- inscrites dans leurs parcours scolaires d'adaptation, notamment sous l'égide de Waldeck Rochet. La période de
et les conduisait à faire l'expérience quotidienne d'une forme de déclasse~ l'aggiornamento marque une tentative d'agréger aux militants issus de la
ment par le haut, à travers les rapports entretenus avec la base. Plus que la matrice stalinienne ou néo-thorézienne un mode de légitimation fondé sur
délégation et la discipline, ce sont les dispositions à endosser ce rôle et sa la théorie, notamment sur la philosophie et sur les sciences sociales 70 • Dans
pratique qui expliquent l'investissement et le maintien dans la carrière sa figure du secrétaire général féru de philosophie, annotant Marx, Lénine
communiste. et Spinoza, dans un travail à la fois pour soi et sur soi, Waldeck Rochet
incarnait personnellement cet effort 71 . Cette tentative se prolongea, à la
même époque, dans la volonté d'associer cadres ouvriers et intellectuels de
V érosion d'un modèle profession au sein des différents secteurs d'élaboration théorique et straté-
Comme nous l'indiquions en introduction, les cadres communistes des gique de la direction (section des intellectuels, section économique, etc.).
années 1940 à 1970 furent les héritiers du travail symbolique opéré par la Dans la gestion des cadres, on trouve trace de cette évolution dans l'impor-
génération précédente. Ils purent s'orienter vers la carrière communiste en tance croissante accordée à la formation. A partir du milieu des années 1960,
faisant « l'économie du cynismé8 )}, à la fois parce que ce modèle militant le nombre d'élèves des écoles centrales connut un essor extrêmement impor-
articulait différents éléments structurants de leur socialisation (familiale, tant. De plus, à partir de 19?2, le PCF envoya une quarantaine de cadres
scolaire, politique, etc.) et parce qu'il bénéficiait d'une légitimité renforcée fédéraux suivre les cours de l'Ecole supérieure des sciences sociales du PCUS
dans l'immédiat après~guerre. Cependant, à partir du milieu des à Moscou 72 • Cette formation fonctionnait selon un modèle universitaire et
années 1950, le capital spécifique des cadres d'origine ouvrière et populaire dispensait des cours théoriques dans diverses disciplines, notamment l'his-
fut progressivement remis en cause par la déstalinisation et l'émergence de toire, l'économie politique, et la philosophie marxiste 73 • Cettestratégie
configurations politiques et partisanes qui tendaient à valoriser d'autres d'adaptation s'avéra toutefois insuffisante face aux transformations qui
capitaux politiques, en particulier celui des intellectuels de profession. Les ' affectaient à la fois le parti et la société française. Ses contradictions éclatè-
conférences de section étaient l'un des lieux de cette mise en concurrence rent au grand jour avec la rupture du Programme commun et à travers le
et, sous les affrontements idéologiques, les cadres livraient aussi une lutte ''repli sur la matrice stalinienne 74 »,notamment lors de la crise de la fédéra-
symbolique visant à imposer ou à préserver leur position et leur légitimité tion de Paris.
à faire la leçon, à tous les sens du terme. I.:exemple du rapport de Jean Lapp roche sociobiographique permet ici une analyse des cadres commu-
Hartmann sur la conférence de section de Saint-Mandé, qui comptait de nistes qui ne se limite pas à la capacité homogénéisatrice de l'institution
nombreux adhérents issus de l'Institut géographique national, en offre partisane, tant par ses sources que par sa mise en œuvre. Elle interroge
un exemple symptomatiqué9. Les rapports signalent également une impor- l'accès au statut de cadre et les conditions de sa pérennisation à partir d'his-
tante évolution dans le déroulement des conférences de section et l'inter~ toires sociales individuelles situées au croisement d'un ensemble de processus
vention des délégués fédéraux. À partir du milieu des années 1960, les sociaux, politiques et historiques. Dans cette perspective, l'appareil commu-
cadres promurent une pédagogie plus « active )}, visant la participation de niste apparaît moins peuplé« d'hommes quelconques>> que« d'exceptions
l'ensemble des délégués et suscitant de véritables débats contradictoires. Ce à la règle», au regard de l'identité ouvrière ou populaire qu'ils étaient sensés
basculement, lié à la « démocratisation >> affichée par le PCF, reflétait 70. B. PuoAL, U11 monde défait. Les communistes ftanfais de 1956 à nos jours, op. cir.
une volonté de s'adapter à de profondes transformations du public militant 71. J. VrGRBUX, Waldeck Rochet, une biographie politique, Paris, La Dispute, 2000.
72. Venvoi d'élèves se poursuivit jusqu'en 1975, mais, après 1968, le PCF y fut plus réticent. Ainsi,
et de sa composition, et plus largement de la société globale. Dans alors que les cadres envoyés dans la période 1962-1968 étaient recrutés parmi les dirigeants des
un contexte marqué par la massification de la scolarité secondaire et principales fédérations ou les membres du Comité central, les promotions suivantes étaient compo-
sées de militanrs beaucoup moins insérés dans J'appareil.
73. Le contenu de la formation nous est connu par les cahiers de Guy Poussy dont une copie a été
67. B. PuoAL," La vocation communiste et ses récits», arr. cit.
confiée àféquipe du Maitron et versée au Centre d'histoire sociale du xx< siècle.
68. P. BoURDIEU, Raisons pratiques, op. cit., p. 154.
74. B. PuoAL, Un monde défait, Les CfJmmunistesftanrais de 1956 à nos jours, op. cit., p. 99-106.
69. Voir encadré.

'11C:
PAUL BOULLAND

incarner. C'est ce que font apparaître diverses caractéristiques distinctives,


telles que leur capital scolaire et culturel, leur forte insertion familiale dans
le monde communiste ou leurs parcours professionnels. En retour, leur rôle
institutionnel captait et valorisait cette situation décalée, dans une relation
à la base fondée sur leur rapport privilégié à la doctrine et sur l'exercice
d'une autorité savante. Bien qu'officiellement déniés dans le contexte
partisan, les profits symboliques qui en découlaient furent l'une des condi- Regards comparatifs sur la biographie collective
tions favorables au maintien de l'appartenance et de l'investissement des des communismes français et britannique 1
cadres. I..:enjeu de la production et de la reproduction d'élites militantes
populaires concerne le communisme mais aussi d'autres sphères militantes,
Kevin MoRGAN
comme le syndicalisme. I..:effet de diverses reconfigurations sociales, et
notamment le déplacement des frontières scolaires, nous invite dès lors à
envisager une analyse des carrières communistes en fonction d'une soda-
histoire du militantisme, et plus spécifiquement des modèles militants et Le Parti communiste de Grande-Bretagne (PCGB) est resté un phéno-
des formes de professionnalisations politiques, articulant analyses indivi- mène politique marginal. Durant ses 71 années d'existence (1920-1991),
duelles, organisationnelles et macrologiques 75 .
il n'est parvenu à faire élire qu'une poignée de parlementaires et tout au plus
quelques centaines de conseillers municipaux; et alors qu'il était au
summum de son influence dans les années 1940, le nombre de ses membres
ne dépassa jamais les soixante mille. C'était devenu un lieu commun au
sein du Comintern de dire qu'il exerçait une influence proportionnellement
beaucoup plus importante, en particulier à l'intérieur des syndicats: «On
peut dire sans risque de se tromper qu'en Grande-Bretagne, un communiste
influence au moins cent ouvriers » avait ainsi calculé avec beaucoup d' opti-
misme le chef de l'Internationale syndicale rouge en 1926 2 • Comparé à
d'autres au plan international, le PCGB fit preuve d'une porosité et d'un
œcuménisme certain, et le communisme connut un certain succès dans la
mesure où il respecta et sut utiliser cette culture ouvrière unitaire et les
espaces politiques qu'elle offrait. Si l'histoire comparée des partis commu-
nistes s'intéresse à la fois aux différences qui existaient entre eux et au
nombre de leurs adhérents respectifs, les spécificités relatives à l'implanta-
tion du CPGB sont volontiers négligées. Malgré tout, il est impossible de
ne pas noter le contraste entre d'une part, le petit parti britannique, et son
rôle limité, et d'autre part un parti comme le PCF, dont l'influence au
niveau national et l'identité politique au sein de la gauche française sont
restées gravées jusqu'à aujourd'hui dans la vie politique liée à la mémoire
collective.
Le PCF a naturellement suscité une littérature beaucoup plus étendue
et de plus grande envergure que son homologue britannique, et ces travaux
concernant les partis communistes français et francophones ont constitué

1. Traduit de l'anglais par Michel Cordillot que nous remercions vivement (version revue de l'article
paru dans Matériaux pour l'histoire de notre temps, n" 104-105, 2011, p. 32-36).
75. F. SAWICKI, J. SIMÉANT, « Décloisonner la sociologie de l'engagement militant. Note critique sur 2. Lozovsky au 6' Plenum de la Commission executive de l'Internationale communiste Plenum
quelques tendances récentes des travalJ}( franc,ais. "• Sociowgie du travail, n" 51/1, 2009, p. 97-125. /IJprecorr, 25 mars 1926. . '

216 217
REGARDS COMPARATIFS
KEVIN MORGAN

pour nous un modèle de référence important quandj en 1999, nous nous Dictionary of Labour Biography, qui, désormais unanimement salué par
sommes lancés dans l'étude prosopographique du communisme britan- les critiques, en est à son 13• volume. Toutefois en procédant par l' accumu-
nique qui a nourri les brèves réflexions qui vont suivre 3• Jusqu'à cette date, lation de notices individuelles sans avoir défini des critères de regrou-
l'historiographie du communisme britannique avait à bien des égards évolué pements ou de priorité, le DLB ne saurait raisonnablement prétendre
parallèlement à celle du communisme français, quoiqu'à une échelle avoir à la fois l'étendue, la cohérence et les soutiens institutionnels qui
moindre et avec un décalage certain dans le temps. On avait ainsi connu sont ceux du Maitron en France. De ce point de vue, il s'inscrit pleinement
des périodes similaires de « révélations et de disqualifications réciproques>> dans une tradition qui, en matière d'histoire ouvrière, est extrêmement
(dans le cas britannique durant les années 1950 et 1960), puis des« histoires riche en biographies individuelles, mais se montre moins soucieuse
universitaires "militantes"» (durant les années 1970). Dans les années 1980 d'évaluer ces itinéraires et leur construction en adoptant une perspective
toutefois, ces approches débouchèrent non pas sur la r~pture des frontières d'ensemble. ·
disciplinaires et sur la multiplication des études sérieuses, mais sur :Cexistence d'un corpus important de travaux de ce genre portant sur le
une période de désintérêt universitaire général. En Grande-Bretagne, tout communisme français a constitué pour rious une découverte et un encou-
comme en France, l'ouverture des archives commûnistes fut marquée par ragement à l'époque où nous nous sommes lancés dans notre propre travail.
un bref retour à un type d'histoire-complot très marqué politiquement. Les Dans le même temps, il devint rapidement évident qu'une étude plus
travaux récents ont toutefois été caractérisés par l'apparition tardive approfondie des membres du PCGB allait nous amener à formuler des
d'un corpus de travaux plus nuancés, portant sur des problèmes plus vastes conclusions sensiblement différentes de celles qui semblent avoir l'assenti-
et mettant en œuvre des problématiques plus élaborées, lesquels s'appuient ment général dans le cas du PCF. Trois exemples de ces différences peuvent
désormais sur un ensemble de sources èomprenant des matériaux imprimés, être soulignés en ce qui concerne les caractéristiques et la fonction de la
des témoignages oraux et des documents d'archives 4• Au départ considérées biographie communiste:
comme relevant d'une sous-catégorie polémique au sein de l'histoire ouvrière 1. Bien qu'un système de contrôle biographique ait été mis en place en
britannique, les recherches sur le communisme britannique avaient un carac- Grande-Bretagne conformément aux même impératifs de discipline qu'en
tère quelque peu introspectif. Les travaux récents se sont engagés plus expli- France, sans intervention directe du Comintern après 1943, cette pratique
citement dans le champ d'une histoire sociale et culturelle élargie, en bénéfi- demeura de tout temps moins systématique et moins intrusive, avant de
ciant dans le même temps de l'existence au plan international d'une littérature disparaître rapidement après la crise de 1956. Il faut de ce point de vue
comparative sur le communisme. noter qu'il n'y a jamais eu de procès de Moscou à Londres, comme cela
En dépit de cette fécondation croisée, les corpus de recherche propres à semble s'être fait à Paris, ni aucune grande épuration sur le modèle de
chaque pays ont gardé des atouts et des caractéristiques spécifiques, et, l'affaire Barbé-Celor en France.
concernant la recherche française, la thématique la plus frappante à nos 2. En revanche, en tant que genre, la biographie publique de com-
yeux a été le type de sodobiographie qui s'est développée à partir et autour munistes britanniques fut à la fois plus étendue et plus personnalisée
du Maitron. Indépendamment de la vigueur de la tradition britannique en que son équivalent français. Si durant des années, le Fils du peuple de
matière d'histoire ouvrière et de l'influence exercée au niveau international Maurice Thorez demeura le seul exemple de biographie édifiante produite
par des historiens comme Eric Hobsbawm ou E. P. Thompson, la proso- en France, il a été relevé à juste titre que le « je >> autobiographique y est
pographie ouvrière n'a jamais vraiment été l'un de ses points forts. En faible, et que Thorez semble renoncer à toute trace d'histoire personnelle
fait, quand à la fin des années 1990 l'auteur du présent article a proposé de ou à tout trait de caractère qui puisse le différencier du parti. Ce contraire-
travailler à une prosopographie du PCGB, un des experts désigné par le ment aux autobiographies publiées des grands dirigeants communistes
Conseil de la recherche britannique concerné a admis avoir dû consulter britanniques, où le récit de la vie de l'individu est présenté moins comme
un dictionnaire pour découvrir ce que signifiait ce terme. En 1972, une source éventuelle de vulnérabilité ou de contamination, que comme
John Saville, un proche collaborateur de Hobsbawm et Thompson sachant, une forme de capital personnei5.
lui, ce qu'était la prosopographie, fit paraître le premier volume du 3. Pour ce qui est de l'autocritique, Berthold Unfried a souligné que la
3. Voir principalement K. MoRGAN, G. CoHEN et A. FLINN, Communists in British Society 1920-1991,
généralisation de cette pratique a mis en lumière des différences et des
Londres, 2007, en particulier les p.l-10 et 256-262 concernant les principes généraux sur la base malentendus entre les partis communistes occidentaux d'une part, et le
desquels cette recherche a été menée.
4. B. GROPPO et B. PunAL, « Historiograplùes des communismes français et italien », in M. DREYFUS 5. Sur ce point, voir K. MoRGAN, "Ainsi pour Gallacher? Quelques regards sur la construction de la vie
et al. {dir.), Le Siècle des commrmismes, Paris Les Édictons de l'Atelier, 2000, p. 67-81. communiste modèle en Grande-Bretagne", Communisme, n' 87, 2006, p.29-46.

')10
KEVIN MORGAN REGARDS COMPA!IATIFS

parti soviétique et l'appareil du Comintern de l'autre. Unfried a également S'agissant d'expliquer ces différences, on pense immédiatement aux
rdevé les variations existant entre les différents partis communistes occiden- différences existant dans la composition des adhérents et le poids de la
taux, et on ne peut pas douter que le PCF était davantage porté sur ce genre structure bureaucratique des deux partis. Le petit parti britannique n'était
de pratique stalinienne que ne l'était le PCGB 6• Unfried a en particulier pas doté d'un appareil lui permettant de veiller au bon fonctionnement du
cité l'exemple du communiste écossais William Cowe, que son refus de se contrôle biographique. La littérature communiste incluait certes des
conformer ;mx conventions propres à l'école léniniste internationale (ELI) ouvrages relevant du genre populaire que constituait la biographie; ils
n'empêcha pas de connaître une promotion rapide à la direction nationale étaient nécessaires pour toucher le cercle des lecteurs militants s'étendant
du Parti lors de son retour en Grande-Bretagne. Même si le cas de Cowe au-delà des adhérents du parti, et répondaient jusqu'à un certain point à la
n'était pas complètement représentatif, la pratique de l'autocritique ne fut demande émanant de ce marché. Plus fondamentalement, les processus de
jamaisJntégrée en Grande-Bretagne, et encore moins que quiconque par le remise au pas liés aux purges devaient rester mesurés pour tenir compte du
secrétaire général du PCGB, Harry Pollitt. Il n'aurait pas été imaginable en faible nombre des adhérents et du besoin qui en découlait de conserver
Grande-Bretagne de voir un ancien communiste intituler ses mémoires l'adhésion de ceux des dirigeants et des adhérents qui exerçaient des respon-
Autocritique, ainsi que l'a fait Edgar Morin; ou de voir un anticommuniste sabilités dans le mouvement ouvrier élargi.
donner le signal d'une autocritique nationale encore plus large, comme le Il est néanmoins clair que cela ne constitue qu'une explication partielle.
fit jadis Raymond Aron. Tandis que Thorez et Marty invoquèrent fréquem- En se référant aux caractéristiques génériques des sectes politiques, on
ment dans leur discours la nécessité de procéder à c::ette critique de soi-même, pourrait d'abord penser que plus un parti communiste était petit, moins il
et non pas seulement à celle du Parti en tant qu'acteur collectif, Pollitt était susceptible d'attirer ceux qui adhéraient par des calculs intéressés, et
s'abstint de faire véritablement son autocritique, même quand il fut plus son sentiment de repli et de détachement par rapport à la réalité qui
contraint d'abandonner ses fonctions en tant que secrétaire général au l'entourait était fort. Si l'on y ajoute la dépendance correspondante par
moment du pacte germano-soviétique. rapport à Moscou, cela fut par exemple vrai du Parti communiste des États-
Si ce genre de différences semble parfaitement évident aux historiens, on Unis durant la période de la Guerre froide. Ce fut d'ailleurs sur ces bases
ne pourrait pas dire que le Comintern lui-même n'en avait pas vraiment que l'Italien Tasca (A. Rossi) définit le PCGB comme étant« presque exclu-
conscience. En 1929, alors que la pratique de l'autocritique faisait rage au sivement» dépendant du Comintern 8 • Pourtant, comparé à d'autres partis
sein de l'Internationale, le responsable du Comintern, Manouilsky, développa communistes, le PCGB n'eut pas pour caractéristique d'être une organisa-
une critique acerbe du PCGB devant le 10e plénum du Comintern, se tion repliée sur elle-même.
demandant comment il se faisait que: C'est pour mieux prendre en compte ce paradoxe que nous avons été
«Tous les problèmes essentiels de l'Internationale communiste ne réussis- amenés à prendre en compte deux autres variables, la multiplicité et la
sent pas à animer notre parti fraternel britannique. Ce n'est pas que le multiplexité. La multiplicité du PCGB est frappante, bien que peut-être
parti communiste britannique ne vote pas les résolutions ou ne prend pas pas inattendue. Notre ouvrage intitulé Communists in British Society
position sur toutes les questions importantes ... Cependant, on ne sent comprend un chapitre intitulé « les communautés de fidèles ,, qui traite les
aucune connexion profonde ou organique avec tous les problèmes du milieux culturels et sociaux très divers dans lesquels les militants s' efforcè-
mouvement ouvrier mondial. Il paraît que tous les problèmes sont injectés rent de mettre en œuvre une politique communiste, quitte à susciter dans
par force dans les activités du parti communiste britannique [...] [et] il y a nombre de cas des tensions ouvertes. Cette dimension de l'histoire commu-
une sorte de système particulier qu'on peut caractériser comme une société niste est notoirement sous-estimée par une tendance bien connue de l'his-
de grands amis 7 • " toriographie communiste. Il n'en reste pas moins qu'il n'existe pas ici de
distorsions évidentes entre Français et Britanniques, et même, de ce point
6. B. ÙNFRll!D," Parler de soi au parti: l'autocritique dans les milieux du Comintern en URSS durant de vue, Américains - ainsi que le montrent clairement les travaux récents
les années 1930 "• in B. SmPBR, B. UNFRlEP et I. HERRMANN (dir.), Parler de soi sous Staline. La de Julian Mischi 9• Si l'Ancien Régime constitua davantage une diversité
construction idmtitaire dans k communisme des années trente, Paris, Éditions de la Maison des sciences
de l'homme, 2002, p.l47-162; B. UNFll.IEP, "I.:aurocritique dans les milieux komimerniens des centralisée qu'une unité décentralisée, cètte aspiration à la diversité cen-
années 1930 », in Cl. P!!NNETŒll. et B. PUDAL, Autobiographies, autocritiques, aveux, p.41-62; tralisée fut commune aux partis français et britannique, et cela ne saurait
B. UNPRlED, "Foreign Communisrs and the Mechanisms of Soviet Cadre Formation in the USSR",
in B. McLouGHIJN et K. McDEll.MOTT (dir.), Stalin's Timor. High Politics andMass Repression in .the 8. A. Rossi (Angelo Tasca), Physiologie dtt parti .Communilte ftançaù, Paris, Éditions Self, 1948,
Soviet Union, Basingsroke, Palgra:ve Macmillan, édition 2004, p.l?S-93. p.283-284.
?.lnprecorr, 25 septembre 1929, p.ll39-1140. 9. J. MISCHI, Servir la classe ouvrière. Sociabilitér militantes au PCF, Rennes, PUR, 201 O.

220 221
REGARDS COMPARATIFS
KEVIN MORGAN

nous emmener bien loin s'agissant de comprendre les différences qui les années pendant les années 1930 et 1940), les communistes se virent
distinguaient. rarement empêchés d'exercer les rôles et fonctions multiples qui étaient
:Lautre variable, la multiplexité, est une notion liée aux travaux de les leurs au-delà des cercles communistes et des milieux qui leur étaient
l'anthropologue Max Gluckman. Tirée de l'étude des sociétés tribales, et directement liés. Ce fut particulièrement vrai au sein du mouvement
ultérieurement utilisée par les historiens qui ont travaillé sur les commu- ouvrier, où des militants communistes, pas toujours respectueux de la disci-
nautés de la Grande-Bretagne industrielle, elle cherche à comprendre dans pline du parti, occupèrent des responsabilités élevées au sein de syndicats
quelle mesure différents types de relations peuvent concourir à souder non communistes, en étant pleinement acceptés dans ce rôle. Au sein de
un groupe donné d'individus, de telle sorte que les influences exercées par la société d'une manière plus générale, il n'exista pas de McCarthysme
les liens de parenté, de voisinage, de travail ou en rapport avec les associa- à l'anglaise, et ce fut même, durant la Guerre froide qu'un intellectuel
10 communiste comme Eric Hobsbawm put entamer sa remarquable carrière
tions politiques et religieuses tendent à se renforcer mutuellement • La
notion de multiplexlté suggère par conséquent l'existence d'une cohésion au sein de l'une des universités les plus anciennes et les plus prestigieuses
et l'agrégation des loyautés de groupe au sein d'une même collectivité. du pays. Au plan intériel:!r, l'anti-communisme fut bien plus faible en
Comme le dit le sociologue australien Craig Calhoun, en lieu et place de Grande-Bretagne qu'aux Etats-Unis et vraisemblablement dans de nom-
la fragmentation <t d'individus discrets et totalement indépendants" vivant breux autres pays. La conséquence en fut que la discipline résultant de la
<t leurs nombreux drames sociaux séparément», elle tend à faire apparaître mentalité d'assiégés du parti s'en trouva allégée de manière,tangible. Même
des << personnes sociales soumises à d'innombrables contraintes pesant sur Harry Pollitt gardait la possibilité de faire en dehors du Parti une autre
leur autonomie individuelle», mais qui bénéficient dans le même temps de carrière, du moins jusque dans les années 1940, chose que l'on imagine mal
forts soutiens collectifs 11 • pour Thorez 12 •
Utilisée avec discernement comme une variable agissant dans le temps D'une manière générale, il est sans doute vrai que les identités politiques
et dans l'espace, la mutliplexité permet d'envisager la possibilité d'une en Grande-Bretagne sont moins focalisées sur le parti politique en tant
authentique typologie comparative des partis communistes. On pourrait qu'institution. On pourrait conclure sur ce contexte en soulignant l'ana-
ainsi placer à une extrémité les partis communistes au pouvoir, dont le logie existant entre les communistes britanniques et les socialistes ultra-
contrôle sur la société civile a imposé une sorte de multiplexité par l'inté- réformistes de la société fabienne. Les Fabiens furent parmi les plus impor-
gration verticale du parti-État et le déni d'espaces d'autonomie, légi.timés tants fondateurs du Parti travailliste britannique au début du xx" siècle et
par la notion fallacieuse d'intérêt communiste global. Dans une position ils exercèrent une profonde influence sur son développement au cours des
intermédiaire, on trouverait les partis, qui, comme le PCF, n'avaient pas de décennies suivantes. La stratégie adoptée par les Fabiens fut, de leur propre
moyens véritablement coercitifs, mais contrôlaient des contre-commu- aveu, celle qu'ils décrivaient comme une stratégie de permeation. Si l'on
nautés englobant, entre autres, les cellules du parti, divers mouvements consulte un dictionnaire pour trouver l'équivalent français de ce terme, il
sociaux, des confédérations syndicales, des réseaux de loisirs, des journaux, est intéressant de constater que l'on trouve<< filtration» ou« infiltration''·
des magazines et des entreprises appartenant au parti. On pourrait dire la Ce qui suggère instantanément un certain parallélisme avec les commu-
même chose à propos des partis de l'Allemagne de Weimar, ou de l'Italie nistes, qui ont avec quelque succès filtré, ou plutôt infiltré les syndicats et
d'après-guerre. Contrairement aux exemples cités, le PCGB ne bénéficia les milieux intellectuels, mais sans procéder de manière aussi furtive que les
pas, pour l'essentiel, des liens de renforcements mutuels résultant de la Fabiens. C'est à juste titre qu'en 1925 Lansbury, le futur dirigeant tràvailliste,
multiplexité. Il y eut par exemple peu de villes britanniques pouvant être qui avait à la fois des Fabiens et des communistes une connaissance intime,
comparées à la banlieue rouge, ou encore de syndicats ou de confédérations notait que « les premiers pouvaient apprendre au PC comment arriver au
syndicales alignées sur le parti communiste à rimage de ce qu'a pu être la pouvoir en ayant recours à la méthode de l'infiltration, des fractions et du
position de la CGT (ou avant elle, de la CGTU). noyautage d'une manière bien plus effective que ce que le parti n'avait
Mais dans le même temps, et contrairement à ce qui se passa pour les encore osé rêver 13 », On comprend ainsi mieux pourquoi les plus connus
membres du Parti communiste des États-Unis (sauf l'espace de quelques 12. On peut par exemple mentionner le cas de John Strachey, l'intellectuel communiste le plus connu
durant les années 1930, qui, moins de cinq ans après avoir rompu avec le PCGB en 1940 avait non
10. M. GtuCKMAN, «Les rites de passage,, in GtucKMAN, Essays on the Ritual of Social Relations, seulement rejoint le Parti travailliste et accédé à un siège au Parlement, mais devait également faire
Manchester University Press, 1962, p. 26-27 et passim. partie des gouvernements Attlee au cours de l'après-guerre, jusqu'à devenir ministre de la Guerre.
11. C. CALHOUN, The Questioll of C/ass Struggle. Social Foundations ofPopular Radicalism during the 13. Cité par.K. MoRGAN, Labour Legends and Russian Gold. Bolsheuism and the British Left. Part 1.
Jndustrial Revolution, Oxford, Basil Blackwell, 1982, p.150-159. London, Lawrence & W1shart, 2006, p. 77.
IŒVJNMORGAN
REGARDS COMPARATIFS

des socialistes fabiens, Sidney et Beatrice Webb, étaient devenus à la fin de Non seulement il est juste de parler d'un siècle des communismes
leur vie de fervents admirateurs de l'Union soviétique, et de ce qu'ils décri- pluriels, mais rien que dans notre petit coin de l'Europe du nord-ouest, il
vaient comme la « vocation à diriger » incarnée par le parti communiste existait certes ce bien commun que les partis communistes considéraient
soviétique. comme leur objectif central, mais aussi des différences significatives et
Les implications qu'entraîne cette manière d'envisager l'histoire du démontrables. Le communisme représentait un engagement, ou
communisme pour notre propre tentative de construire une prosopographie une confrontation avec des sociétés et des cultures qui étaient indéniable-
1 communiste peuvent être présentées ici brièvement. Afin de pouvoir repérer
ces différences, ou même simplement la possibilité qu'elles existent, nous
ment diverses, et dans ses manifestations diverses, il fut lui-même profon-
dément façonné par cette rencontre. On pourrait conclure en évoquant
) avons adopté ce que nous pensions être une méthodologie de recherche
ouverte sur trois points essentiels. Premièrement, nous avons cherché à
un dernier point de comparaison emre les partis français et britannique. Si
nous avons bien lu les travaux existants concernant le PCF, il semble généra-
utiliser l'éventail de sources le plus large possible, y compris donc la
) documentation concernant les rôles et les activités des communistes dans
lement admis que le pouvoir, le prestige, et les salaires au sein du parti
étaient concentrés au niveau du sommet et se diluaient à mesure que l'on
) différents contextes politiques et sociaux, et pas seulement les textes et les
archives émanant du parti communiste lui-même. Deuxièmement, et en
s'éloignait de ce sommet, qui était aussi le centre du parti. Telle était bien
évidemment la façon dont les choses étaient censées se passer au sein du

i
lien direct avec ce qui précède, nous ne nous sommes pas bornés à rassem- PCGB; et cela fut d'ailleurs en grande partie le cas durant la période de
bler des « données touchant à la carrière effectuée au sein du parti commu- l'entre-deux-guerres, avec le soutien matériel et moral et sous le contrôle du
niste » ainsi que l'a fait par exemple Harvey Klehr dans son étude des cadres Comintern. Toutefois, de façon progressive à partir des années 1940, les
dirigeants du Parti communiste américain 14 • Nous avons cherché à rassem- dirigeants communistes qui comptaient en Grande-Bretagne ne furent plus
bler des informations concernant l'ensemble des activités de chaque individu ceux qui dirigeaient le Parti, mais ceux qui avaient acquis un rôle leur
i
donné, que ce soit avant, pendant, ou après la période durant laquelle il a conférant influence et prestige au-delà du milieu de ses membres et proches

~
été membre du PCGB. Nous voulions en procédant ainsi contextualiser sympathisants. Des intellectuels comme Hobsbawm, et par-dessus tout les
son engagement communiste de durée très variable en le considérant nombreux dirigeants communistes au sein des syndicats eurent bien davan-
comme une partie intégrante d'une trajectoire personnelle envisagée de
) façon plus large et dans la durée. Enfin, et là encore en nous démarquant
tage d'influence que les hommes de l'appareil. Les véritables notables du
PCGB c'était eux; et comme nous le montrons dans notre livre, ils en
de l'approche mise en œuvre par Harvey Klehr, nous ne voulions pas nous avaient conscience, et les dirigeants du Parti aussi.
1 cantonner à traiter de l'élite du Parti, mais bien aborder l'ensemble des
différents niveaux d'activité communiste dans le temps et mettre en évidence
les interconnexions entre eux. Un des raisons de ce choix était précisément
de faire en sorte que notre recherche réponde à la question de savoir à quel
niveau au sein du parti s'attachaient les notions de pouvoir et de statut, et
comment cela avait évolué dans le temps. La simple hypothèse selon laquelle
le pouvoir était réparti en fonction de la hiérarchie formelle au sein du parti
et en fonction des règles et des conventions du centralisme démocratique
nous paraissait être une affirmation à vérifier plutôt que le cadre à l'intérieur
duquel notre recherche devait s'organiser. Le caractère non-pertinent
d'une méthodologie de recherche fermée n'est certainement pas quelque
chose de spécifique à l'histoire du parti communiste, et un projet de
recherche structuré autour de ses propres présupposés, ainsi que l'était celui
de Klehr, apparaît comme un exercice vain de raisonnement circulaire s'ins-
crivant dans la pire tradition des travaux datant de l'époque de la Guerre
froide.
14. H. KLEHR, Communist Cadre. 1he Social Background of the American Communist Party Elite,
Stanford, Cal., Hoover Institution Press, 1976.

224 22'i
lJ enquête prosopographique
1
Enjeux de méthode

Christophe LE DIGOL

1
''
1
Que le chercheur en soit conscient ou non, il lui est très difficile de
s'arracher aux hiérarchies qui structurent le champ académique: en
premier lieu, aux hiérarchies institutionnelles et intellectuelles qui classent
les producteurs de savoirs; en second lieu, à celles qui classent les activités
et les produits de la recherche, à savoir les objets, les théories et les prati-
ques. Souvent imperceptibles, ces systèmes de classement sont le produit
des luttes indissociablement sociales et scientifiques qui, menées au sein du
champ académique pour en définir les formes et les usages légitimes, condi-
tionnent les profits symboliques attachés aux stratégies de recherche. Ces
hiérarchies s'organisent en fonction de principes qui constituent eux aussi
l'enjeu de luttes permanentes pour en déterminer la valeur: le choix du
terrain comme des méthodes, le degré de légitimité sociale ou disciplinaire
des objets, le niveau de conceptualisation, etc. Ces principes de hiérarchi-
sation renvoient à des invariants structuraux et anthropologiques qui, tout
en s'exprimant différemment selon les disciplines, s'appliquent néanmoins
f
à l'ensemble du champ académique en le partageant entre l'abstrait et le
r concret, le concept et le descriptif, le noble et le roturier, le pur et l'impur,
F l'objectif et le subjectif, etc.
Dans cet univers ainsi structuré, la prosopographie, que certains
1 chercheurs nomment biographie collective, se trouve d'emblée classée par
ses propriétés les plus apparentes et réduite à sa fonction la plus prosaïque:
la description des individus composant un groupe. Elle consiste à rassem-
1 bler les éléments biographiques dont l'ensemble permet, à l'issue d'un travail
aussi long que fastidieux, de reconstituer les trajectoires biographiques de
la population sélectionnée. Dans les conceptions ordinaires du travail scien-
tifique, la prosopographie appartient a priori à la phase de recueil des
1 données et, à tort ou à raison, apparaît bien comme un préalable à l'analyse.
Ainsi se situe-t-elle du côté de l'avant, du recueil des données et de la prépa-
ration, et non du côté de l'après, de leur analyse, de l'accomplissement de
la recherche. Elle ne se range pas non plus du côté de l'abstrait, du concept

??7
CHRISTOPHE LE DIGOL L'ENQUÊTE PROSOPOGRAPHIQUE

et du noble mais du côté du concret, du descriptif et du roturier. Et dans Les textes s'appliquant à définir la prosopographie révèlent des luttes
un univers intellectuel qui accorde une haute considération aux concepts non seulement autour de ses usages mais également autour de sa définition
et aux idées, la prosopographie se situe ici bas, dans le concret et l'ordinaire légitimé. Ces luttes de définition prennent notamment la forme d'une lutte
de la vie scientifique. Qu'on le déplore ou non, la prosopographie occupe sur la désignation de cette méthode. Ainsi, les termes « sociobiographie >>
une place dominée dans le travail intellectuel. Cependant, son statut plus ou « biographie collective >> sont aujourd'hui souvent préférés à celui,
ou moins dominé dans les sciences historiques est fort logiquement indexé quelque peu méconnu, de << prosopographie ''· Ces termes expriment une
sur les cycles de valorisation/dévalorisation de ce genre particulier qu'est parenté avec la biographie et, ce faisant, avec le genre biographique alors
l'histoire sociale. que le terme<< prosopographie >>s'en écarte apparemment. Par conséquent,
À cette place dominée dans les hiérarchies académiques correspond ces reformulations ne sont pas neutres car elles affichent une continuité
un faible intérêt pour les enjeux épistémologiques que pose l'usage de cette entre l'enquête biographique et l' enquête-prosopographique. Cette diversité
méthode dans la recherche 1• Certes, des réflexions méthodologiques accom- de formulations révèle la variété des représentations que les chercheurs
pagnent parfois les introductions ou les préfaces des travaux prosopogra- engagent dans leur pratique, les systèmes d'é:: rationalisation qu'ils mobilisent
phiques, mais elles demeurent essentiellement marquées par les enquêtes autour de l'individuel et du collectif. En forçant un peu le trait, il y aurait
empiriques qu'elles introduisent. De fait, la prosopographie désigne d'un côté une conception qui s'appuie sur la continuité entre l'individuel
un ensemble d'opérations pratiques dont la seule utilité pour le chercheur et le collectif; de l'autre, une conception qui mettrait en œuvre une ratio-
résiderait dans ce qu'elle permet de faire le rassemblement des éléments nalité en rupture avec les présupposés investis dans le genre particulière-
biographiques des individus étudiés. Dans cette perspective, elles sont ment célébré de la biographie.
comme ces échafaudages que les ouvriers retirent une fois l'édifice bâti. Assurément, la méthode prosopographique peut se justifier au regard de
Rarement ces opérations pratiques sont interrogées en soi, analysant leur cette unique fonction de connaissance des agents sociaux composant
construction et leurs effets sur l'objet et les résultats de la recherche. Les une population. Et c'est d'ailleurs le sens que Claude Nicolet accorde
rares réflexions disponibles sont à porter au crédit des historiens Claude d'emblée à la prosopographie, celui d'un dictionnaire biographique. Au
Nicolet 2 et Christophe Charle 3 ou des politistes Bernard Lacroix 4 et risque de paraître naïf, c'est rappeler cette évidence qui constitue ce socle
Bernard Pudal, ce dernier étant l'auteur d'une longue note présentant le du métier d'historien: toute connaissance historique est connaissance des
Maitron5. Sur leurs traces, ce texte présente quelques pistes de réflexion faits du passé et, en ce sens, la connaissance des faits biographiques en fait
autour d'une méthode qui, sans doute en raison de sa position dominée pleinement partie. Mais Claude Nicolet ajoute un second sens en précisant
dans les hiérarchies académiques, demeure quelque peu obscure en dépit que la prosopographie est également « l'exploitation historique de ce
des retours réflexifS dont elle fait parfois l'objet par ses praticiens. matériel ». Les deux opérations principales de la méthode prosopogra-
phique, à savoir le recueil et le classement des données biographiques,
l. La notice intitulée • Biographie, prosopographie », rédigée par François Dosse, illusrre bien cette auraient alors pour enjeu de« révéler les structures du groupe envisage».
place seconde, voire secondaire, qu'on accorde habituellement à la prosopographle. I:auteur n'y Ces deux sens, ces deux définitions, impliquent et en même temps justifient
consacre que quatorze lignes à la fin de sa notice. Un «genre» qui ne semble pas mériter un dévelop·
pement complémentaire et autonome par rapport à celui dom le genre biographique a fait l'objet deux usages possibles de la prosopographie que l'historienne Françoise Autran
dans cette notice. François Dosse, • Biographie, prosopographie », in Ch. DELACROIX, F. DossE, a esquissés dès 1986 8 : en premier lieu, un usage érudit (la connaissance
P. GARCIA et N. ÛFFBNSTADT (dir.), Historiographies. Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, t. 1, factuelle) et, en second lieu, un usage analytique (l'explication historique
p. 79-85.
2. C. NrcoLBT," Prosopographie et histoire sociale: Rome et l'Italie à l'époque républicaine», Annales voire sociologique). Ces deux définitions correspondent aux deux concep-
ESC, 1970, 5, p.1209-1228. tions du métier d'historien qui s'affrontent depuis le xrxe siècle: une histoire
3. Ch. CHARLB, • Du bon usage de la biographie comparée ou les trois âges de la bio_graphie collective»,
in Cl. PBNNBTIBR. M. DRilYFUS, N. VIBT-DBPAULB, La part des militants, Paris, Editions de l'Atelier, 6. Ces luttes autour de la définition du travail prosopographique sont très perceptibles dans l'article de
1996; consul rer également la partie consacrée à la prosopographie dans Homo Historicu.r. Réflexions Claire LBMBI\CIBR et E. PtcARD, « Quelle approche prosopographique? "• dans Laurent RoLLET et
sur l'histoire, les historiens et les sciences sociales, Paris, Armand Colin, 2013, p. 94-108. Ph. NABONNAND (dir.), Les uns et les autres... Biographies et prosopographies en histoire des science!,
4. B. LAcROIX, « Six observations sur l'intérêt de la démarche prosopographique dans le travail hisro- Nancy. Presses Universitaires de Nancy. 2012, p. 605-630.
riographique », dans J.-M. MAYEUR. J.-P. CHALINE et A. Corbin (dir.), Les parlementaires de la 7. Cl. NICOLBT, L'ardre éques!Te à l'époque républicaine (312-43 av.]. -C.), t. 2: Prosopographie des
Ill' République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 27-42. chevaliers Romaim, Paris, Editions E. de Boccard, 1974, p. IX-X.
5. B. PuDAL, " Maitron Qean), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Paris, 8. F. AUTRAN, • Y a-t-il une prosopographie de l'État médiéval? », dans Françoise AuTRAN (dit.),
Les Éditions ouvrières, 1989 "• Politix, vol. 2, n' 7-8, octobre-décembre 1989, p.169-173; consulter Prosopographie et genèse de l'État. moderne, Actes de la rable ronde organisée par le Cçnrre National
également Bruno GROPPO, Cl. PENNETIBR er B. PuoAL, " Mouvement ouvrier: renouveau compa· de la Recherche Scientifigue et l'Ecole Normale Supérieure de jeunes filles, Paris, 22-23 octobre '1984,
raciste et biographique "• Matériaux pottr l'histoire de notre temps, n' 104-105, 2011, p. 1-5. Paris, École Normale Supérieure deJeunes Filles, 1986, p.14.

228 229
CHRISTOPHE LE DIGOL L~NQUlTEPROSOPOGRAPHIQUE

érudite versus une histoire scientifique. Toutefois, ces deux sens ne sont pas lisme du groupe. Ce substantialisme postule souvent l'homogénéité et l'uni-
indépendants l'un de l'autre et on peut logiquement supposer que la formité du groupe en réduisant les propriétés des agents le composant aux
compréhension de la structure du groupe, quand elle est posée explicite- propriétés qu'on lui confère. En fonction des objets d'une recherche, le
ment comme question, conditionne les stratégies de recueil des données «groupe>> se constitue et apparaît dans l'analyse de deux manières. Soit il
ainsi que les principes de classement les organisant. est d'emblée donné dans la recherche parce qu'il procède de l'étude
Toutefois, pour une méthode qui s'est appliquée à de nombreux groupes d'une institution, d'une fonction ou d'une activité. Il s'impose alors au
depuis son invention au xrx• siècle, il serait pour le moins problématique chercheur, dans ses formes socialement constituées et dans les images publi-
de réduire la prosopographie à l'usage qui découle de sa définition la plus ques par lesquelles des agents sociaux se donnent à voir comme « groupe»;
restrictive. La méthode prosopographique autorise une variété d'usages en soit il est ad hoc, l'objet de la recherche et les questions que se pose le
fonction des rapports à l'objet que les prosopographes et ses autres usagers chercheur impliquant la construction d'uh «groupe>) dont il s'applique à
engagent dans leurs pratiques et leurs questionnements. I.:apparente simpli- faire l'analyse sociale. Le groupe, tel qu'il est posé dans la recherche, apparaît
cité de ses opérations méthodologiques dissimule également des rapports alors comme le résultat d'un travail de construction intellectuelle voire
au monde et des systèmes de rationalisation particuliers. En toute discré- politique à l'issue duquel sont traités comme « groupe» des agents sociaux
tion, la prosopographie permet de lutter contre cet obstacle polymorphe qui n'apparaissent pas comme tels dans le monde social. Dans l'un et l'autre
qui encombre régulièrement la route qu'emprunte l'historien ou le socio- cas, le chercheur court le risque d'attribuer au groupe une vie et une volonté
logue: le substantialisme. Il désigne cette propension qu'ont les agents propres, indépendantes des agents qui le composent, ainsi qu'une capacité
sociaux et les scientifiques n'y échappent pas - à considérer les phéno- à agir qui se substitue à celles de ses membres. Le substantialisme se double
mènes observés comme des choses, à les concevoir comme des unités indivi- alors d'un animisme, le groupe recevant les propriétés anthropologiques
sibles auxquelles ils attribuent des propriétés substantielles. En l'occurrence, d'un individu.
l'obstacle substantialiste auquel la prosopographie se frotte est triple: consi- Comme le rappelaient déjà Charles Seignobos et Charles Langlois
dérer le groupe comme un objet, l'agent social comme un sujet et, enfin, en 1898 dans leur Introduction aux études historiques, «Le groupe, même
les propriétés biographiqùes comme objectives. sur les points où il est homogène, ne l'est pas entièrement; il se divise en
sous-groupes dont les membres diffèrent par quelques habitudes secon-
Du substantif à la substance daires ... 9 »De fait, l'utilité première de la prosopographie consiste à appré-
hender le multiple derrière l'unité ainsi qu'à mettre des noms et parfois des
D'emblée, il faut bien reconnaître que la prosopographie, en prenant visages à la place d'une étiquette, d'un label, d'un groupe ou d'une institu-
pour objet un groupe, contribue à lui donner une existence historiogra- tion. Ainsi, identifier et dénombrer les individus composant une population
phique, c'est-à-dire une certaine existence sociale, parfois indépendante du définissent à la fois un projet et des opérations pratiques qui engagent
sentiment de « faire groupe » des agents sociaux ainsi ressaisis à leur insu un rapport singulier au monde: le refus de l'accepter et de le décrire tel qu'il
dans une enquête prosopographique. I.:enquête suppose un travail de défini- se présente à nous. En soi, la méthode prosopographique est un parti pris
tion a priori de ce qu'est le groupe, de ses raisons d'être et, par conséquent, de la recherche historique qui refuse cette facilité consistant à mettre en
un travail de délimitation de ses frontières. Ce faisant, elle contribue à faire scène des groupes ou des entités qui, à l'occasion de fresques historiques,
de certaines propriétés biographiques le principe de regroupement d'agents s'animent et acquièrent une volonté propre en devenant des sujets de l'his-
sociaux sous un nom commun: le mouvement ouvrier français, les députés toire. De ce point de vue, il n'est pas étonnant que la prosopographie
de l'Assemblée constituante, l'ordre équestre sous la République romaine, apparaisse en histoire au moment où elle acquiert ses lettres de noblesse
etc. On comprend bien à quel point ces noms renvoient à différents modes scientifique, au moment où elle se constitue comme une discipline
de construction de ces groupes qui, souvent après coup, se trouvent objec- universitaire.
tivés par et dans le travail prosopographique. Et il est souvent tentant de À la lutte contre ce substantialisme du groupe érigé soit en objet soit
déduire une substance de leur nom en prêtant par surcroît au groupe (parfois) en sujet historique correspond un premier usage de la prosopo-
une unité qu'il ne possède pas nécessairement dans le monde social. graphie: la présentation des résultats des opérations d'identification et de
Dans ces conditions, il peut être paradoxal d'affirmer que la prosopo- dénombrement des membres d'un groupe. Présenter un portrait social ou une
graphie offre des instruments de lutte contre ce réflexe affectant tous les 9. Ch.-V. LANGLOIS, Ch. SEIGNOBOS, Introduction aux études historiqucs (1898), Paris, Édirions Kimé,
chercheurs, qu'ils soient historiens, sociologues ou politistes: le substantia- 1992, p.197-198.
CHRISTOPHE LE DIGOL LENQUlTEPROSOPOGRAPHIQUE

composition sociale du groupe permet de répondre à cette question simple engendre souvent deux produits historiographiques: le dictionnaire et la
mais fondamentale: de qui se compose le groupe? Des enquêtes prosopogra- description synthétique, les singuliers et le collectif14 •
phiques débutent souvent par cette question simple et le Dictionnaire biogra-
phique du mouvement ouvrier français en est une très belle illustration. Dans rindividu comme sujet
son avant-propos général, Jean Maitron n'explique pas autrement les raisons
qui président à cette vaste entreprise prosopographique: La prosopographie entend se distinguer du genre historique de la biogra-
phie dont l'enjeu consiste à mettre en récit ou en intrigue l'ensemble des
« I.:idée première d'élaborer ce Dictionnaire remonte à l'année 1955,
éléments et des faits biographiques qui composent la« vie>> d'un individu
au cours de laquelle je reçus plusieurs lettres d'historiens me demandant
des précisions sur tel ou tel militant français; précisions que j'étais bien en singulier 15 • Ce genre possède ses lois propres et, au nombre de celles-ci, se
peine, que quiconque eût été bien en peine de donner, car rien n'existait en range le déroulement chronologique et li:néaire de la vie que l'auteur expose
France ou à l'étranger qui permît de le faire. I.:élaboration d'un Dictionnaire dans sa biographie et que Pierre Bourdieu désignait comme relevant
biographique du mouvement ouvrier français m'apparut aussitôt devoir être d'une illusion biographique 16 • La trajectoire biogr~phique s'explique
œuvre collective et je pressentis divers collègues ou amis parisiens suscep- souvent soit par le hasard des événements soit par la force que la volonté
tibles de collaborer avec moi à ce qui ne pouvait être envisagé que comme du personnage lui confère. Cette alternative exclut la plupart du temps,
une œuvre de longue haleine 10... » mais pour des raisons différentes, tout rapport qù entretiendrait la trajec-
toire d'un individu avec une structure sociale et ses transformations. En
Faisant écho à cette question initiale, les premiers résultats d'une enquête
vertu des raisons pour lesquelles un individu se distingue et se montre digne
prosopographique prennent la forme d'un portrait social où la succession
pour son biographe d'avoir sa biographie, sa trajectoire biographique n'est
des notices biographiques fait place à une présentation synthétique et statis-
pas considérée comme une variation structurale 17 • Au contraire, les
tique du groupe, où la singularité des parcours biographiques cèdent la
propriétés de l'individu sont souvent saisies dans leur singularité, dans leur
place aux régularités sodographiques, c'est-à-dire à ce qui fait le groupe
aspect isolé et unique, la biographie devenant ainsi le royaume du non-
dans et au-delà de la singularité de ses membres 11 • Ainsi en est-il d'une autre
ordinaire, de l'extraordinaire et du destin exceptionnel.
enquête prosopographique, le Dictionnaire des constituants d'Edna Lemay,
publié en 1991 12 mais donnant notamment lieu à deux articles: un Encore faut-il souligner que l'enquête prosopographique ne rompt
jamais complètement avec le genre biographique et que l'illusion biogra-
premier article publié en 1977 dans la Revue d'Histoire Moderne et contem-
phique se retrouve toujours à l'œuvre dans la plupart des dictionnaires
poraine présentant les députés du tiers état à l'Assemblée constituante de
biographiques, dans l'ordre de présentation et l'organisation des données
1789, bien des années avant l'achèvement définitive et la publication de
l'enquête prosopographique; un second article, publié en 1991 dans les biographiques. :Lopération méthodologique qui suit le dénombrement et
l'identification des individus, à savoir le classement des faits biographiques,
Annales historiques de la Révolution française, au moment de la publication
du dictionnaire biographique 13 • :Lusage historiographique d'Edna Lemay reconduit la plupart du temps le déroulement linéaire d'une vie, de la
relève d'une prosopographie descriptive qui est en soi une conquête sur les naissance à la mort, quel que soit l'objet de la prosopographie. Ainsi, Edna
conceptions ordinaires du monde qui cherchent à chaque instant à s'imposer 14. Autre exemple de ce double résultat de l'enquête prosopographique, la thèse d'Éric Anceau, dirigée
dans le champ historiographique. On le voit, l'enquête prosopographique par Jean Tulard, donnera lieu à deux publications: É. A.Ncuu, Les députés du Second Empire.
Prosopographie d'une élite du XIX' siècle, Paris, Honoré Champion, 2000; Ê. A.'lcEAu, Dictionnaire
des députés du Second Empire, Rennes, PUR, 1999. De même, Chrisrophe Charle a réalisé des
10. Jean Maitron, "Avant-propos général •, dans J. MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du dictionnaires sur les universitaires sous la III' République et a publié quelques années plus tard
mouvement ouvrier fiançais, Première partie: De la Rtvalution Française à la fondation de la Premitre La République des universitaires: 1870-1940, Paris, Le Seuil, 1994.
Internationale, r. I: A à Cz, Paris, Les éditions ouvrières, 1964, p. 11. 15. Sur les usages de l'autobiographie et de la biographie en sciences sociales, J. PENEPP, La mlthode
11. Par exemple, sur la noblesse d'Empire, consulter l'article deN. PI!TITEAU, • Prosopographie et biogmphique, Paris, Armand Colin, 1990. Sur le retour du genre biographique en sciences sociales
noblesse impériale: de l'l:ûstoire d'une élite à l'histoire sociale», Histoire, économie et socilté, 1998, dans les années 1980, consulter B. PuDAL, « Du biographique entre « science" et « fiction "·
n•17-2, p. 277-285. Quelques remarques programmatiques », Politix, vol. 7, n" 27, 1994, p. 5-24.
12. E. H. LEMAY, Dictionnail'e des Constituants, Paris, Universitas, 1991, 2 vol. 16. P. BouRDum, « I:illusion biograpl:ûque •, Acres de la recherche en sciences sociales, 1986, n"62-63,
13. E. H. LBMAY, • La composition du tiers état de J'Assemblée ruttionale constituante: les hommes de p.69-72.
la continuité? », Revue d'histoire moderne et contemporaine, t. XXIV, 1977, p. 341-363. Quelques 17. Dans Mozart. Sociologie d'un génie, Norbert Elias réaffirme pour le cas de Mozart qu'une «analyse
années plus tard, à la parution de son dictionnaire, Edna Lemay publie un article conclusif: des str~ctu.re~ sociales [... ] perm.et d'expliquet,.en .un mot, les contraintes inéluctables qui pesaient
Edna Hindie LI!MAY, « Les révélations d'un dictionnaire: du nouveau sur la composition de sur un mdiV!du, la façon dont 1! se comporrrut v1s-à-vis de ces conrrainres, qu'il se soumit à· leur
l'Assemblée nationale constituante (1789-1791) », Annales bistoriques de la Révolution ftançaise, pression et en fût marqué dans sa création musicale ou qu'il essay~t de s'y dérober,' voire' de s'y
n"284, avril-juin 1991, p.159-189. opposer. " Norbert Elias, Mozart. Sociologie d'un génie, P.aris; Le Seuil, 1991, p. 26.

232 233
CHRISTOPHE LE D!GOL L~NQUlTEPROSOPOGRAPHIQUE

Lemay, dans son Dictionnaire des constituants, présente les données biogra- larité et le destin individuel. Le prosopographe renonce ainsi à l'hubris qui
phiques en trois phases: un avant, un pendant et un après de l'activité caractérise le biographe: la quête d'exhaustivité ou la révélation du sens
constituante des députés. Ce principe biochronologique de classement se d'une vie. La mise en récit biographique se dissout dans la mise en série
retrouve à l'identique dans de nombreux dictionnaires biographiques. C'est prosopographique. Grâce à l'enquête prosopographique, la connaissance
également le cas pour le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier historique échappe au singulier pour accéder soit à la variété soit à
français, même si les rubriques ne sont pas aussi bien distinguées que dans une nouvelle conception où la variété des données est traitée comme des
le Dictionnaire des constituants, le volume d'informations disponibles sur les variations dont il s'agit d'expliciter les principes.
ouvrie~s étant moindre que celui dont disposent les historiens sur les députés À ce niveau, deux usages de la prosopographie sont possibles: soit on
de la Constituante. Or, on peut raisonnablement penser qu'il existe des considère un dictionnaire biographique comme un ensemble de petites
variantes dans l'organisation et la présentation des données: par exemple, biographies et on projette sur celles-ci les mêmes présupposés qui orientent
toujours pour le Dictionnaire des constituants, privilégier les activités législa- le genre biographique. Les fiches biographiques sont alors des biographies
tives et les fonctions occupées à l'Assemblée constituante en plaçant les appauvries, non exhaustives, résultant d'une sélection a priori de données.
autres données après. Cette simple alternative montre à quel point la proso- Mais elles sont utilisables dans une perspective érudite. Soit on considère
pographie subit la logique naturelle de l'ordre biographique, la notice que la juxtaposition de fiches biographiques ne prend sens qu'au regard de
biographique étant sommée de reproduire dans son rythme et sa structure cette mise en série dont l'intérêt heuristique est finalement supérieur à
le déroulement chronologique d'une vie. l'addition des singularités biographiques 19 • Ce dernier usage définit ce que
La prosopographie se distingue toutefois du genre biographique par la l'on peut appeler une prosopographie explicative. Il s'agit de trouver dans
standardisation et la systématicité des informations composant chaque les propriétés biographiques des individus composant une population, alors
notice biographique. Le prosopographe soumet chaque individu au même considérées comme des propriétés éminemment sociales, une clé de compré-
questionnaire et chaque notice biographique s'organise de la même façon hension ou une explication d'un problème de recherche. Ainsi, les actions
en mentionnant - quand les sources historiographiques l'autorisent les d'un groupe trouvent leur explication dans les dispositions sociales des
mêmes données 18 • Pour l'ensemble de la population, le prosopographe membres du groupe ou plutôt dans la confrontation entre des systèmes de
sélectionne certaines propriétés biographiques (dates de naissances, parcours dispositions et des structures objectives qui définissent des horizons
scolaire, professions, fonctions occupées, etc.), identiques pour chaque d'attentes, des champs du possible et du probable. Ces propriétés biogra-
individu composant la population. Chaque individu, chaque vie d'individu, phiques deviennent alors des indicateurs à partir desquels le chercheur peut
se trouvent ainsi réduits à quelques éléments qui témoignent d'une trajec- saisir des processus et des logiques sociales à l'œuvre.
toire biographique, c'est-à-dire d'une succession de positions occupées. Au
premier abord, ces éléments constituent un appauvrissement considérable !Jobjectivité des propriétés biographiques
de la vie de ces individus, un résumé, une réduction, une trahison même.
Un amateur de belles biographies, aussi riches que complètes, constatera En quoi consiste le travail prosopographique? Si l'historien ou le socio-
avec regrets la pauvreté des informations d'une notice biographique, logue se réfèrent aux opérations pratiques (identifier, dénombrer, classer et
comparée à la richesse d'un récit de vie. Certes, mais en l'occurrence, les décrire) qui constituent l'enquête prosopographique, cette méthode apparaît
notices biographiques n'ont de sens et de valeur que relativement les unes bien comme le recueil et le classement de données biographiques permet-
par rapport aux autres. Chaque donnée est appréhendée non comme tant la description d'un groupe. Cependant, il convient de s'interroger sur
une singularité mais comme une variation dans l'espace des données de le sens des opérations pratiques et des données que le chercheur manie.
même nature que la population étudiée définit. Ainsi, les propriétés biogra- Tout bien considéré et en toute bonne foi scientifique, la prosopographie
phiques d'un individu s'apprécient par rapport aux propriétés biographi- apparaît également et surtout comme une collecte de documents en prove-
ques des autres individus composant le groupe. C'est pourquoi la succession nance d'horizons divers et possédant des statuts différents à partir desquels
et l'agrégation des notices biographiques, comme la standardisation et la le prosopographe extrait des données qui lui servent à composer sa notice
systématidté des données qui y sont consignées, autorisent mécaniquement biographique. Ce faisant, celui-ci met sur le même plan des données dont
le chercheur à délaisser les conceptions romanesques reposant sur la singu-
19. Sur les problèmes pratiques que pose la constitution des notices biographiques, consulter H. MILLET,
18. Sur ce point, consulter J. MAURJN, " La prosopographie romaine: pertes et profits», Annales ESC, " Notice biographique et enquête prosopographique », Mélanges de l'école françaire de !Wme.
1982, n• 5-6, p. 825. Moyen Age, Temps modernes, 1988, n• 100-101, p. 87-111.
CHRISTOPHE LE DIGOL EENQUtTEPROSOPOGRAPHIQUE

l'existence, du moment où elles sont produites jusqu'au moment où les en formulant deux observations: d'une part, les professions déclarées n'ont
prosopographes les exhument, est le résultat d'un travail d'objectivation et pas grand-chose à voir avec les professions et activités indiquées dans le
de conservation accompli par des institutions spécifiques: au premier chef, Dictionnaire des parlementaires français; d'autre part, que les députés font
les institutions qui dépendent de l'État, par exemple l'école ou l'armée, un usage stratégique des identités professionnelles apparaissant dans leurs
auxquelles s'ajoutent d'autres organisations ou activités sociales (les mouve- déclarations. Pour l'attribut« avocat l>, les députés qui le mentionnent en
ments politiques ou les archives notariales par exemple) en fonction des premier rang« n'éprouvent pas le besoin de mentionner une autre occupa-
groupes étudiés. Et qu'ont à voir les données produites par les institutions tion ou un mandat électif » alors que ceux qui ne le mentionnent pas
étatiques avec des correspondances, des mémoires ou des papiers de famille? ajoutent souvent d'autres attributs à leur identité principale. Ces déclara-
D'un côté, les données recueillies bénéficient du sceau de l'État et relèvent tions sont donc de véritables stratégies de présentation de soi consistant à
du fonctionnement ordinaire de ses institutions. De l'autre, les témoignages produire des identités sociales conformes aux profils politiques qui se
écrits ou les paroles recueillies à l'occasion d'entretiens (surtout pour les trouvent les plus valorisés à ce moment-là à l'Assemblée nationale. Par
prosopographies portant sur la période contemporaine) relèvent du privé un chercheur distrait, elles peuvent être considérées comme des sources
voire de l'intime, c'est-à-dire d'un autre type d'institutions. Les données dans la mesure où ce sont les intéressés eux-mêmes qui se présentent. En ce
biographiques n'ont donc pas le même degré d'attestation sociale et d' objec- sens, elles peuvent passer pour objectives. Mais les noter telles quelles dans
tivité, sans que l'on puisse entièrement faire de ce degré d'objectivité un dictionnaire biographique introduit un biais: enregistrer des stratégies
un indicateur de justesse ou de véracité des données. de présentation de soi qui, pour une bonne part, sont liées au système des
Ainsi, l'enquête prosopographique manie et associe des données qui luttes à l'intérieur d'une institution particulière, en l'occurrence l'Assemblée
relèvent de logiques sociales ou politiques (identification ou contrôle d'une nationale.
population, conservation d'une mémoire familiale, etc.) pour le moins De manière générale, le prosopographe enregistre le travail social et
étrangères les unes par rapport aux autres et d'institutions qui, au nom de politique d'objectivation de groupes ou d'institutions qui, à la faveur des
raisons sociales et d'intérêts qui leur sont propres, produisent et conservent données qu'elles produisent, conservent et transforment, contribuent à
certaines données comme elles en font disparaître d'autres. Or, comme les former des images d'eux-mêmes ou d'elles-mêmes en fonction de leurs
raisons pour lesquelles ces institutions objectivent et conservent ces données intérêts au présent. Parmi les leçons que l'on peut tirer de cet exemple, il
ne sont pas celles pour lesquelles les prosopographes les collectent, il devient en est une qui parah plus importante que les autres parce qu'elle touche au
nécessaire de s'interroger sur les conditions sociales de production et de sens des opérations que les prosopographes réalisent. Comme tout autre
conservation des documents afin de comprendre en quoi elles affectent méthode, l'enquête prosopographique consiste en un travail de conversion
une information biographique dont l'objectivité prête finalement à débats. de données à caractère social et politique, c'est-à-dire extra-scientifique, en
Cette enquête est d'autant plus nécessaire que le travail social de produc- données qui acquièrent un statut scientifique à l'issue d'opérations de
tion et de mise en forme des données biographiques reste discret et ses effets rassemblement, de classement et de description de propriétés biographi-
inaperçus 20 • Prenons l'exemple du Dictionnaire des parlementaires français, ques23. À la faveur de ce travail de conversion, l'objectivé devient objectif
publié en 1889, le« Robert et Cougny >>qui, avant l'enquête prosopogra- et cette nature objective se manifeste dans la construction des notices
phique sur le personnel parlementaire de la Troisième république 21 , avait biographiques: dans l'indication des sources ayant servi à la réalisation de
parfois le statut d'une source. Celui-ci a été étudié par Hervé Fayat et la notice biographique, dans l'absence de jugements de valeur (ce qui
Nathalie Bayon dans la Revue d'histoire du XIX' siècle 22• Dans leur article, ils distingue le genre prosopographique du genre biographique), dans la
analysent les déclarations que les députés rédigent à leur entrée en fonction standardisation et la systématicité des données permettant la comparaison
et les statistiques. Enfin, comment ne pas s'apercevoir, que ce soit dans les
20. Plus les logiques politiques de production des données sont visibles, plus les prosopographes som
contraints de les objectiver er de les analyser au cours de leur enquête. Cependant, ce type d'inter·
dictionnaires biographiques ou dans les descriptions synthétiques, que le
rogations demeure rare. Les profits qu'elles produisent quant à la connaissance de leur objet sont dispositif prosopographique tend à effacer la diversité et l'hétérogénéité des
pourranr importants. Consulter B. PuoAL, C. PBNNETIER (dir.), Autobiographies, autocritiques, aveux documents dont se sont servis les prosopographes pour produire leurs
dam le monde communiste, Paris, Belin, 2002.
21. Pour une presentation de cette enquêre, consulter Jean-Marie Mayeur, «Une enquête sur le yersonnel 23. l'intérieur même de l'univers scientifique, une démarche prudente, comme celle qui anime
parlemenœ.ire sous la III' République », Mélanges de l'École ftançaise de Rome. Moyen Age, Temps Christiane Klapish-Zuber, se posera la question de l'usage de bases de données élaborées dans
moderms, t. 100, n"l, 1988, p. 175-179. une perspective autre que la prosopographie. Ch. Ku.PrsH-Z1J!Il!R, « Du pluriel au singulier ou de
22. H. FAYAT, N. BAYON,«« Le Robert et Co ugny • er l'invention des parlementaires», &vue d'histtûre la collaboration entre histoire quantitative et prosopographie "• Mélanges de l'écoleftançaise de Rome.
duXI'>fsiècle, n"33, 2006, p. 55-78. Moyen Age, Temps modernes, 1983, n•lo0-1, p.241.

236 237
CHRISTOPHE LE DIGOL L'ENQUPTE PROSOPOGRAPHIQUE

données et, ce faisant, à fabriquer une objectivité que ne possèdent pas possible de s'en libérer complètement, l'attention portée aux conditions
toujours les matériaux bruts. d'objectivation des données recueillies par le chercheur, en particulier à
De ce point de vue, la saisie des données sociales par la démarche proso- l'histoirè des méandres et des détours par lesquels celles-ci lui parviennent,
pographique peut s'interpréter comme un dessaisissement ou un arrache- le libère en partie de son aveuglement et limite ainsi leurs effets dans l'ana-
ment de ces données biographiques aux logiques de production qui en ont lyse. I.:intérêt de la prosopographie réside dans la possibilité qu'elle offre au
initialement organisé les premiers usages sociaux et les premières mises en prosopographe de réagencer des données, déjà disponibles dans le monde
forme au profit d'une logique scientifique qui leur accorde une seconde vie. social, en fonction de logiques propres au champ académique. À ce titre, la
A contrario, avec le scepticisme qui s'attache à rendre compte des usages réalisation de l'enquête prosopographique devrait dans l'idéal être intime-
sociaux et politiques de la science ou, en l'occurrence, du travail historia- ment liée à la problématisation et aux hypothèses de travail afin que le statut
graphique, l'enquête prosopographique prend sens dans le cadre dominé qu'elle occupe malheureusement dans le champ académique
d'une nouvelle division du travail politique quand elle reconduit et poursuit -observable dans sa réduction à un «préalable )) ou à la phase du « terrain )) -
dans l'univers académique un premier travail politique (ou social) d'objec- ne puisse constituer un obstacle à l'accomplissement de la recherche pour
tivation de ces groupes. Cette division du travail politique consiste à prendre laquelle elle est à dessein mobilisée.
en charge la gestion symbolique des groupes ainsi traités en permettant au
travail social d'objectivation de perdre en apparence sa nature politique er
d'acquérir ainsi une objectivité qu'il ne possédait pas dans un état antérieur
de la division du travail politique. Ainsi en est-il du Maitron qui assume
très bien, comme Bernard Pudalle souligne en 1989, cette double fonc-
tion 44 : d'une part, un travail politique qui consiste à produire et à conserver
la mémoire de ceux qui ont contribué par leur action à construire le mouve-
ment ouvrier français et à en promouvoir les causes politiques; d'autre part,
un travail scientifique qui consiste à se donner moyens de transformer
cette mémoire politique en histoire qui respecte les canons de la démarche
propre aux historiens professionnels.
A l'issue de ces réflexions, il peut sembler paradoxal de souligner que
l'enquête prosopographique ne possède en soi aucune vertu. Comme toute
méthode, les usages de la prosopographie et ses effets heuristiques sont
conditionnés par les questions que se posent l'historien, le sociologue ou le
politiste. Chaque discipline est habitée par son histoire particulière qui
engage des façons différentes de poser les problèmes que l'enquête prosopo-
graphique permet d'éprouver. Et au sein même de chaque discipline, comme
nous 1'avons observé pour l'histoire, cohabitent des usages variés de l'enquête
prosopographique. Quels que soient ces usages et en dépit des efforts de
scientificité accomplis par les chercheurs, cette méthode introduit nécessai-
rement des biais liés aux conditions proprement sociales dans lesquelles sont
fabriquées les données qu'ils recueillent pour leur enquête. Ignorer ces biais,
c'est se condamner à reconduire dans 1' analyse le travail de mise en forme et
en ordre du monde social qu'accomplissent au jour le jour, et souvent en
toute discrétion, diverses institutions souvent liées à l'État 25 • S'il n'est jamais
24. Dans son" avant-propos général», Jean Maitron assume clairement cette double fonction, politique
et historiographique. Quelques années plus tard, Bernard Pudal s'inscrira toujours dans cette
perspective.
25. P. BouRDnm, "Esprits d'État. Genèse et structure du champ bureaucratique •, Actes de la recherche
en sciences sociales, 1993, n•%-97, p.49-62.
Conclusion
.I.?énigmatique sujet communiste

Claude PENNETIER, Bernard PUDAL

S'il est évident, pour Foucault,<< qu'on ne peut pas étudier les mécanismes
d'assujettissement sans tenir compte de leurs rapports aux mécanismes
d'exploitation et de domination 1 )), on ne saurait procéder à ces études sans
restituer les configurations aux déclinaisons multiples au sein desquelles
prennent sens ces assujettissements qui renvoient aux deux sens du mot
«sujet )) qu'il identifie: le «sujet soumis à l'autre par le contrôle et la dépen-
dance >> et « le sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la
connaissance de soi 2 >>.Les contributions de ce volume, chacune dans son
domaine, s'attachent à analyser différentes facettes de cet immense champ
d'investigation qui, de fil en aiguille, pose à la fois la question de l'inscrip-
tion des processus de subjectivation communistes dans l'ensemble des
processus historiques de longue durée qui caractérisent << l'État )) moderne
et celle de la modalité spécifique, elle-même plurielle suivant les pays, les
partis, les moments et les acteurs, de l'expérience communiste. :LÉtat, en
ce sens, pour suivre toujours Foucault est une << matrice de l'individualisa-
tion». Le pouvoir symbolique de nommer, de hiérarchiser, de légitimer et
de disqualifier, de« conduire les conduites>> des individus en imposant des
techniques spécifiques au monde communiste (l'autocritique, l'aveu, l'auto-
biographie d'institution, les identifications constructives l'homme
nouveau etc.), et, avec ces techniques, les représentations de soi et du
monde qui lui sont indexées appartient en propre à un État moderne, cette
fois dans une perspective éminemment mise en lumière par Bourdieu 3 • Il
est à l'œuvre dans le monde communiste, que ce soit dans les pratiques
intimes du journal<< personnel », dans les institutions éducatives (les écoles
de parti en particulier), dans les relations de pouvoir au plus haut niveau
l. M. FouCAULT,« Le sujet er le pouvoir "• Dits et Écrits, p.l04?.
2.lbidem, p.I046. ..
3. l:Érar soviétique, comme tour État, peut s'analyser comme • producteur de principes de classement»,
ce qui équivaut pour Pierre Bourdieu à donner taure sa place au symbolique: "Tout mon travail a
pour intention de faire une théorie matétialiste du symbolique que traditionnellement on qppose au
matériel » (p. 264), Sur l'État, cours au collège de France, Raisons d'agir/Le Seuil, 2012.

241
CLAUDE PENNETIER ET BERNARD PUDAL CONCLUSION

ou dans les multiples négociations des uns et des autres pour s'approprier innerve la société entière et qu'il importe d'étudier dans toutes ses dimen-
les catégories de représentation qu'on leur propose, et les habiter avec plus sions et ses différentes actualisations, chaque parti communiste, au pouvoir
ou moins de bonheur ou de sens du jeu. De ce point de vue, le commu- ou non, ayant dû s'approprier (au double sens d'imiter et de retraduire) ce
nisme, par son projet de réinventer, en les subvertissant, les principes cogni- registre biographique. C'est l'importance désormais centrale de ce capital
tifs devant fonder l'ordre social, constitue une sorte de laboratoire expéri- politique dans la vie soviétique, puis dans l'ensemble du monde commu-
mental qui donne à voir tout à la fois la puissance créatrice du monde social niste, des multiples jeux biographiques qu'il autorise et des multiples enjeux
par des croyances révolutionnaires, et son échec, en ayant porté à son sociaux au sein desquds il est pris qui peuvent justifier l'idée que nous avons
paroxysme l'écart entre les représentations et les pratiques. à fàire à une biocratie d'un type particulier, ou plus exactement à une socio-
Cette subversion des principes cognitifs implique une redéfinition totale biocratie. Roger Chartier a clairement énoncé l'enjeu de ces luttes de
du système de représentation du monde social et de ses hiérarchies. représentation:
Rappelons en les principes dans la mesure où ils sont au cœur du travail « les luttes de classification et de n:présentation sont [... ] constructrices
symbolièmeque propre à ce monde communiste. Par comparaison avec du monde social tout autant que les déterminations objectives qui séparent
notre système social où le capital économique et le capital scolaire jouent les classes et les groupes. Sont ainsi associées l'incorporation des structures
un rôle déterminant, on peut caractériser sociologiquement le soviétisme du monde~social par les individus,, en fonction de leur origine, trajectoire
comme un système que spécifie l'éradication du capital économique comme et appartenance, et les dominations rendues possibles par la perpétuation
principe de différenciation sociale (la propriété dite collective), et qui margi- des représentations qui fondent leur légitimité. C'est lorsque se fissurent
nalise - du moins dans les premiers temps le capital scolaire, lui-même ou se brisent ces représentations que critiques et ruptures deviennent
doublement suspect en tant que ressource des anciennes classes dominantes pensables 4• "
et savoir de légitimation de l'ancienne intelligentsia, et ceci bien que le Roger Chartier pense id aux ruptures et critiques qui ont précédé la
nouveau pouvoir soviétique ait composé avec l'andenne intelligentsia, elle- Révolution Française, la rendant culturellement possible. On peut émettre
même souvent désireuse de s'associer à un pouvoir dans lequel elle voulait l'hypothèse que, si des phénomènes analogues ont précédé Octobre 17,
voir une entreprise de modernisation de la société russe. C'est la raison pour l'instauration d'un ordre radicalement nouveau s'est rapidement heurté à
laquelle ce régime poHtique dut inventer un nouveau principe orchestrateur l'inertie d'un monde social encore trop éloigné de ce projet. En tout cas, le
des différences sociales « légitimes >> en mettant au premier plan le capital communisme se caractérise par une double régression au regard de ses
politique positif et négatif, comme mode de différenciation et de hiérarchi- croyances fondatrices: d'un côté le recours aux méthodes dictatoriales et à
sation sociale, comme fondement des identités sociales. D'où la nécessité la violence physique, de l'autre, le réinvestissement progressif de représen-
d'élaborer une cosmogonie de l'identité soci~le soviétique centrée sur le tations du monde empruntées à l'ordre ancien (un exemple simple, la rapide
capital politique, d'installer des services chargés de le codifier et d'évaluer réhabilitation par Staline de« l'inégalité >> au détriment de l'égalitarisme
les individus à l'aune de cette conception de l'identité, de développer tout généreux des débuts utopiques). Cette double régression, progressive,
un système symbolique de représentations (artistiques, littéraires, etc.) maintient cependant comme cadre et ambition explicites le projet révolu-
valorisant« l'homme nouveau» au détriment du vieil homme: l'aristocrate tionnaire, autorisant tout autant la manifestation des engagements militants
déchu, l'intellectuel « petit-bourgeois », le paysan « arriéré », l'individu les plus désintéressés et les pratiques les plus évidemment éloignées de ce
attaché à sa« nationalité >> ou à sa« religion >>. Cette cosmogonie ne pouvait projet. Dénoncer le caractère mensonger de l'idéologie communiste reven-
être que conforme à la lecture soviétique de la "théorie" marxiste-léniniste, diquée en révélant des « réàlités >> cachées, celles de la répression notam-
c'est-à-dire à la fois à la valorisation de la classe sociale à laqudle est dévolue ment, ou s'attacher au projet et à ses valeurs (de la thèse de la dégénéres-
officiellement le rôle d'acteur collectif révolutionnaire, la classe ouvrière, et cence de l'Êtat « ouvrier >> aux formes multiples de reconnaissance des
à celle de son « avant-garde )), le Parti. Cette contrainte logique inhérente «erreurs»), fut, on le sait, la ligne de partage plus ou moins explicite des
au récit révolutionnaire d'Octobre 17 va s'imposer, non sans difficultés et analystes.
déboires, tant les réalités qu'elle vise ne correspondent que partiellement
« Où placer le système soviétique dans le grand livre de l'histoire? s'inter-
aux fàits. Comme dans les sociétés politiques où il existe une noblesse à
laquelle on appartient par sa naissance ou par des procédures d'anoblisse- roge par exemple, Moshe Lewin ... Était-ce un système socialiste? Absolument
ment, le monde communiste a fait du registre biographique un registre 4. R. CHARTIER.« Le sens de la représentation», sile La Vie des idées, 22 mats 2013. Voir aussi la postface
d'explication, d'administration, de rationalisation, de légitimation, qui de la deuxième édition de Les origines cultt~relles de la Rivolt~tion française.
CLAUDE PENNET!ER ET BERNARD PUDAL

pas. Le socialisme, c'est quand les moyens de production sont la propriété


de la société, et non d'une bureaucratie. Le socialisme a toujours été conçu
comme un approfondissement de la démocratie politique, et non comme
son refus. Persister à vouloir parler du "socialisme soviétique" est une vérita-
ble "comédie des erreurs"! On est en droit de s'étonner du fait que le débat
sur le phénomène soviétique ait été et soit toujours mené en ces termes. Si
quelqu'un, mis en présence d'un hippopotame, déclare avec insistance qu'il
s'agit d'une girafe, va-t-on lui donner une chaire de zoologie 5 ? » Bibliographie sélective
Certes, il n'en demeure pas moins que c'est dans cette comédie des
erreurs que les sujets communistes, où qu'ils soient, dans les pays commu-
nistes comme dans les partis communistes, ont été amenés à jouer leur Nous n'avons retenu dans cette bibliographie sélective que les principaux articles et ouvrages
partition, pris au piège de représentations contradictoires, celles qu'ils directement en rapport avec la problématique du livre, laissant en notes les nombreuses
devaient, pour les plus militants, à leur foi révolutionnaire et celles qui références mobilisées par les auteurs sur l'histoire du communisme.
résultaient des pratiques dans lesquelles ils étaient engagés. I)'où l'extrême
importance des systèmes de contrôle des croyances et du sens supposé de
pratiques dont on cherchait à vérifier, sans pouvoir ni le penser ni se Identités biographiques FouCAULT M., L'Herméneutique du sujet:
l'avouer, qu'elles étaient toujours animées sinon par la conviction militante (théorie et méthodes) cours au Collège de France (1981-1982),
Frédéric Gros, François Ewald, Alessandro
au moins par le fidéisme. D'où aussi la fréquence de ces trajectoires de Actes du colloque de Royaumont, Sur t'in- Fontana éd., Paris, Gallimard-Le Seuil,
« désillusion», de « désenchantement », ou plus simplement de désengage- dividu, Paris, Le Seuil, 1987. 2001.
ment intime ou discret, suivant les risques encourus, évidemment sociale- BouRDIEU E., Savoir faire (contribution à - « Le sujet et le pouvoir "• Dits et écrits Il
ment plus conséquents dans les pays communistes que dans les partis une théorie dispositionnetie de l'action), (1976-1988), Quarto Gallimard, 2001,
communistes du monde non communiste. D'où, sans doute, cette sorte Le Seuil, 1998, p.166. p. 1041-1062.
d'aveu collectif d'échec qui a conduit à l'effondrement rapide et relative- BOURDIEU P., « I.:illusion biographique "• HAHN A., « Contribution à la sociologie
ment indolore du système communiste et des partis communistes. D'où Actes de la recherche en sciences sociales, de la confession et autres formes institu-
n•62, 1986, p. 69-72. tionnalisées d'aveu: autothématisation
peut-être, enfin, J'impact différentiel de l'idéologie, plus désintéressée dans -Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, et processus de civilisation », Actes de la
les partis communistes n'ayant pas accédé au pouvoir politique que dans Le Seuil, 2000 (réédition). Recherche en Sciences Sociales, n• 62-63,
les sociétés communistes où elle est devenue le langage de logiques sociales -Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1986, p. 54-68.
d'une autre nature comme tend à le prouver, sous nos yeux, le cas de la 2000. HAROCHE C. (dir.), Le For intérieur, Paris,
Chine que caractérisent trois ruptures par rapport a la période maoïste: BRUBAKER R., « Au-delà de "l'identité" "• PUF-CURAPP, 1995.
« L'abandon des "étiquettes de classe" pour caractériser les individus''; la Actes de la Recherche en sciences sociales, LAHrRE B., L'Homme pluriel: les ressorts de
réhabilitation du capital scolaire universitaire («Étudier devient une activité n•131, 2001, p.66-85. l'action, Paris, Nathan, 1998.
CHARLE C., « La prosopographie ou bio- LE BART C., I.:individualisation, Sciences PO
non seulement légitime mais appréciée )) ) ; « la légitimation de l'entreprise graphie collective. Bilan et Perspectives " Les Presses, 2008.
non publiqué ''·Trois ruptures qui progressivement refaçonnent le capital (p. 94-108), Homo Historicus, Armand LEMERCil!R C., PICARD E, « Quelle appro-
politique légitime caractéristique de ces sociobiocraties. S'engager dans des Colin, 2013. che prosopographique? ''• Laurent Rollet
recherches sur les« sujets communistes ''• c'est s'exposer par conséquent à DEVEREUX G., La renonciation à l'identité, et Philippe Nabonnand (dir.), Les uns et
un défi, mais aussi une chance. Un défi, parce que l'énigme des processus Payot, 2009. les autres... Biographies etprosopographies en
de subjectivation rencontre ici un cas particulier, un champ d'application DossE F., Le pari biographique. Écrire histoire des sciences, Nancy, Presses Univer-
spécifique, mais une chance parce que ce laboratoire donne peut-être plus une vie, Paris, la Découverte, 2005. sitaires de Nancy, 2012, p. 605-630.
ELIAS N., La société des individus, Paris, LBvt G., « Les usages de la biographie »,
facilement à voir, par différence, les conditions de félicité de systèmes Pocket, 1991. . Annales ESC, 1989, n•6, p. 1325-1336.
sociaux dont les transformations restent arrimées aux mécanismes de repro- FABRE D., MAsSBNzxo M., ScHMITT J.-C., LEVI-STRAUSS C., L'identité, Paris, PUF, Coll
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LE SUJET COMMUNISTE BIBUOGRAPHIE SÉLECTIVE

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LE SU]ET COMMUNISTE

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Publié sous la direction de Jean Maitron, [http :1/maitron-en-ligne.univ-paris 1.fr/]. i
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puis de Jean Maitron et Claude Pennetier, AFINOGENOV Alexandre, 22, 32. BERL Emmanuel, 155.
1964 à 1993, 44 volumes. Les noms d'acteurs cités dans ce volume, AGRIKOLIANSKY Eric, 60, 63. BEITELHEIM Charles, 139-140.
Dictionnaire biographique, mouvement notamment ceux qui concernent la France, ALEXANDRu Ciora., 63, 67. BEYRAU Dietrich, 32.
ouvrier, mouvement social, sous la direction la Grande-Bretagne et le Komintern, ont 1 ALMÂSAN Bujor, 69. BIGOT Marthe, 165.
de Claude Pennetier, à partir du tome 9, une notice dans le Maitron. Nous ne l'avons l ALTHUSSER Louis, 11. BLECH Yvonne, 175.
sous la direction de Claude Pennetier et pas précisé à chaque fois. l 1
ANcEAu Éric, 233. BLOCH Jean-Richard, 151.
Paul Boulland, 2006-en cours. ARMAND Ernest, 112. BLOCH Marc, 109, 151, 153, 156.
J ARoN Raymond, 220. BLOKAleksandr, 30.
1 ARTIÈRES Philippe, 105. BLOND Pierre (dit LENOIR), 177.
l AllZHILOVSKY Andrei, 20, 33. BwM Alain, 15, 246.

j AuBRAC Lucie, 168, 188.


AUFFRET 0., 156.
BoARELLI Marco, 246.
BOLTANSKI Luc, 81.
AuRAY Nicolas, 87. BONIN Hubert, 89.
AuTRAN Françoise, 229. BORCH-JACOBSEN Mikkel, 88.
BouCHET Thomas, 248.
B BouGLE Célestin, 155.
BABEROWSKI Jôrg, 52. Bou}u Marie-Cécile, 149, 153.
BABITSCHENKO Leonid G., 40-41. BouKHARINE Nicolas, 87, 113, 149.
BABY Jean, 150, 159. BouLLAND Paul, 7, 15, 125, 191, 193-194,
BAKOUNINE Michel, 112. 196-198,204,246,248.
BARBÉ Henri, 106-107, 127, 177, 182, BouRDIEU Emmanuel, 109, 125, 245.
' 219. BouRDIEU Pierre, 11, 22, 37, 65, 144, 192,

'
l
1
BARD Christine, 165, 167.
BARmOT Colette, 182.
BAYARD Marcel, 159.
213-214,233.238,241,245,246.
BouRGEOIS Guillaume, 191, 194, 196, 198.
BouRRouxJeanne, 180.
1
BAYLE Pierre, 157-158. BoYM Svetlana, 32.
BAYON Nathalie, 236. BRACHET Marie, 178.
BECKER Howard S., 60, 21 O. BRANDLER Heinrich, 106, 108, HO, 130,
1
BECKERJean-Jacques, 145. 135.
j
1
BEDEL Maurice, 133-134.
BEKAleksandr, 26.
BRAUN, responsable du parti à l'UCMNO,
45.
j BELLOM Maurice, 92. BRIAND Jean-Pierre, 202.
BÉNICHOU Paul, 159. BRIÈRE Odette, 172.

248 249
LE SUJET COMMUNISTE INDEX

BR~ON Hélène, 165. CLERC Georgette, 175. DIDEROT Denis, 153, 179. FILUEULE Olivier, 167, 198.
BRmssov Valerii, 30. CLÉMENT Robert, 205. DMITRIEV Serguei Serguelevich, 29. FILON! Marco, 156-157.
BRuBAKER Roger.s, 108, 245. CooDAClONI Vanessa, 206. DMrTRIEVICH Pavel, 53. FISZBIN Henri, 204-205.
BRUHAT Jean, 159. GoEuRÉ Sophie, 56, 142, 147. DoRON Marie, 180-181. FrTZPATRICK Sheila, 10, 12, .32, 37, 42, 72,
BRUNEL Valérie, 96. CoGNIOT Georges, 145, 151, 159. DossE François, 228, 245, 247. 147, 246-247.
BRUNET Marcelle, 165. CoHEN Antonin, 9, 107, 247. DOSTOÏEVSKI Fiodor, 25. FLINN Andrew, 10, 218, 247.
BucH, élève des écoles internationales, 54. CoHEN Gidon, 10, 51,218, 247. Douzou Laurent, 188. FoNTANA Alessandro, 22, 245.
BucKMILLER Michael, 40. COHEN Marcel, 159. DRACHKOVITCH M., 127. FoNTENELLE (Bernard Le BoUYER de), 158.
BuFFARD Marguerite, 181. CoHEN Yves, 7, 14, 37, 46, 49, 56, 79, 81, DREYFUS Michel, 44, 60, 62, 169, 199,218, FoRsÉ M., 144.
BuLANoJeanne, 172, 177,181. 89, 93, 98, 246. 228, 246, 248. FouCAULT Michel, 10, 12, 22, 37-39, 43,
BUTON Philippe, 194-195. CoLAs Dominique, 155. DROUS Noelie, 165. 5.2, 55-57, 79, 82-83, 92, 241, 245.
COLETTE, 134. DUBIN Boris, 21. FouRIER Charles, 153.
COLIN René-Émile, 180. DucHÊNE Gabrielle, 167, 188. FRACHON Benoit, 180.
CACHIN Marcel, 173. COMBES Sonia, 62. DucLOs Jacques, 116, 186. FRAJERMAN Laurent, 128.
CADRAS Félix, 177. CoNRY Yvette, 140. DuRKHEIM ÉmUe, 82, 109, 142, 154. FRANCE D., 57.
CADRAS Georgette, 178. CONSTANT Éùenne (Sophia JANcU), 182. DuTILLEULÉmile, 177. FRA.'I{SON Michèle, 182.
CALAs Irène, 180. COPLll'l Frank Barkley, 94. DUTILLEUL Mounette, 177. FRESCO Nadine, 97.
CALHouN Craig, 222. CORBIN Alain, 228. DZERJINSK! Felix, 99. FREUD Sigmund, 132, 133.
CANDARGilles, 139,145. CORDILLOT Michel, 217. DzHIGIT, 90. FRIEDMANN Georges, 94, 145, 15.3-157,
CAFITA1NE Louis, 184. CoRNu Auguste, 155, 159. 160.
CAPITA1NE Thérèse (Besi REISBAUM), 181, COTHIAS Josette, 170. FULÉRO Guy, 207.
184. COUDERC Paul, 160. EISENBERG, 187. FusCHMANN Rose, 185.
CARESMEL André, 184. CouETTE Marie, 174,179. ELIAS Norbert, 22, 233, 245.
CARLrERAimé, 181. CowB William, 220. ELSEN lise, 107. G
CARLŒR Eva (de son nom Eva NEUMANN), CRANE D., 156. ENGELS Friedrich, 113, 139. 153-154, 205. GAGARINE 12.
181. CREMBT Jean, 115. ENGELSTEIN Laura, .32-3.3, 56. GALLACHER Williamtasca, 219.
CARFENTBR Charles Underwood, 93. CUVILLBRSAJice, 175, 178. ENGERMAN David C., 9. GALLIMARD Gaston, 155.
CARRIÈRE Emmanuel, 30. CUVILLIBR Armand; 154, 156, 160. ERNAUXAnnie, 110. GARCIA Patrick, 228.
CASANOVA Danielle, 168, 177-178. EscuoiE Florian, 60, 63, 68-70, 72. GARCIA Jean, 206.
CASANOVA Laurent, 177. D EsNAULT Paul, 108. GARRos Véronique, 20-21, 33, 247.
CAsTBLLAZ Louis, 177. DABÈNE Olivier, 193. ETKIND Alexandr, 32, 246. GAsNIER Lucienne, 182.
CATTANÉO Bernadette, 166-168, 177, 179. DANILOV V. P. 19. EWALD François, 22, 39, 245. GAULLE (de) Charles, 170.
CELORPierre, 106,127,177,182,219. DAUPHIN Cécile, 115. GAXIE Daniel, 194, 197, 208.
CERRETI Giulio (.ALLARD), 180. DAUZAT Pierre-Emmanuel, 30. GEISENBERG Cilly, voir VASSART Cilly.
CERTBAU (DE) Michel, 54. DAVID-Fox Michael, 56, 147. FABRE D., 245. GmSBNBERG Uo, 128.
CHALINE Jean-Pierre, 228. DEFER Daniel, 39. FANONNEL Jeanne, 180. GEISENBERG Ludwig, Willy, 106, 128-130,
CHAMBARLHAC Vincent, 139. DELAcROIX Christian, 228. FARAUD Madeleine, 180. 135.
CHAPELON Jacques, 159. DELVAUX Marinette, 180. FAULKNER Robert R., 210. GEISSRR Vincent, 193.
CHAPOULIE Jean-Marie, 202. DENr.SHEVSKA!A Zinaida, 22. FAYVictoc, 132. GELLER MikhaiJ, 82.
CHARDONNET (personne de Roger Vailland) DENORD François, 139. FAYAT Hervé, 236. GERASIMOV Il'ja, 32.
208. DEPRETTO Catherine, 7, 10, 12, 19, 22, 32- FAYET Jean-François, 147. GERBER Robert, 206.
CHARLE Christophe, 140, 169, 228, 233, 33, 246. FAYOL Henri, 93. GERMA Michel, 205.
245. DBPRETTO Jean-Pierre, 33. FAYOLLE Sandra, 168, 187. GERSON Alfred, 204.
CHARTIER Roger, 243. DERMENJIAN Geneviève, 167. FEBVRE Lucien, 153-154, 156. GBTTY J. Arch, 52.
CHEF Louise, 182. DESCARTES René, 142, 153. FEDOROVITCH Vassili, 90. GILLES Antoinette, 167.
CHEVALŒR Yves, 63. DÉSIRAT Marcelle, 173. FELDMAN Valentin, 160. GmzBURG Carlos, 204.
CHIAPELLO Eve, 81. DESRUMBAuxMartha, 167,178,185-186. FÉRAUD Francis, 107. GIRAUD Georgette, 182.
CHRISTIAN Michel, 10, 73. DEVEREUX Georges, 245. FERRo Marc. 246. GIRAULT Jacques, 171.
CIRSTOCEAioana, 7, 14, 59,62, 70,246. DEVIS R. U., 87. FIGES Orlando, 30. GIROUD Françoise, 188.
LE SUJET COMMUNISTE INDEX

Gn-roN Marcel, 105. HrLSuM Marcelle, 174. KoTSoms Y., 38. LEMERCIER Claire, 143, 203, 229, 245.
GLUCKMAN Max, 222. HILVE, 130. KoTT Sandrine, 74. LEMONNIER (HARMEL) Guy, 106.
GoDELIER Éric, 92. HOBSBAWM Eric, 218, 223, 225. KoYRE Alexandre, 156. LÉNINE Vladimir Ilyitch, 12, 40-41, 50, 88-
GoFFMANN Erwing. 10. HoERNLÉ Edwin, 132. KozLOVA Natalia, 21-22, 27, 33. 89, 112, 179, 205,215.
GoLDSTEIN Jan, 49, 56. HoFFMANN, élève de l'EU, 45. KRJEGELAnnie, 107,191,194,196, 198. LENOIR Rémy; 145.
GoRNUNG L., 20, 33. HoFFMANN David L., 29-32, 38. KRILOVAAnna, 23. ~ LEONT'EVA T. K., 91.
GOTOVITCH José, 106, 248. HOLQUIST Peter, 38-39, 97. KRoPOTKINE Pierre, 112. LEPETIT Bernard, 46-47.
GouARNÉ Isabelle, 7, 15, 139, 154, 169, HUBER Peter, 44. Kmn'lThomas, 210. LÉVE!LLÉ Jeanne, 180.
247. HuGo Victor, 179. KuN Bela, 41. LÉVI Giovanni, 88,245.
GouRDEAUX Henri, 173. HuMBERT Agnès, 160. KuRELLAAlfred, 97, 106, 110, 137. LÉVI-STRAuss Claude, 139, 245.
GouRDEAUX Marie-Thérèse, 173. HussoN Raoul, 160. KusTAREV Aleksandr, 32. LÉVY Sarah, 133-134.
GRACHEV Vassili Fedorovich, 90. KuzMJN Mikhail, 30. LEw Roland, 9, 246.
GRANIN Daniil, 20. LEWIN Moshe, 49, 243-244.
GRATIOT-ALPHANDERY Hélène, 150, 160. lNGERFLOM Claudio, 9, 246. L LIKHACHEV Aleksei, 90.
GRAVES Pamela, 129, 165. IoNEscu Alexandra, 62. WARRIÈRE P.-J., 156. LiNDENBERGER Thomas, 247.
GRAZIOSI Andrea, 21. IsTRATI Panaït, 133, 135-138. LABÉRENNE Paul, 149, 161. LOEB Julien, 161.
GRELON André, 93. LACROIX Bernard, 9, 228, 247. LOISEAU Dominique, 167, 199.
GRENIER Hélène, 179. WJean-François, 105. LORRA1N Pierre, 53.
GRETCHANAIA Elena, 21. JARCzyK Gwendoline, 156. LAFARGUE Paul, 155. Lon Pli erre, 179.
GruESSE Malte, 10-11, 21, 32-33, 52, 80, ]AURÉGUIBERRY Francis, 86. LAGRAVE Rose-Marie, 62. LouGOVSKAIA Nina, 24.
247. jDANOV Andreï, 98-99. LAHIRE Bernard, 70, 245. LozovsKY Salomon, 217.
GROPPO Bruno, 10,218, 228, 246-247. ]OANNÈS Victor, 182. LAHUSEN Thomas, 20, 33, 247. Luc Jean, 24, 161.
GROS Frédéric, 22, 245. Joss S., 48. LAHY Bernard, 161. LilDTKEAlf, 11, 19, 48.
GROSSMANN Atina, 129. JouoT-CuruE Irène, 167, 188. LAHY]ean-Maurice, 145-146, 156, 161. L\JNG Yannick, 89.
GRUBER Helmut, 129, 165. JouBERT Marguerite, 180. LAHY-HOLLEI!ECQUE Marie, 161. LUXEMBURG Rosa, 45.
GuESLIN André, 95. ]UGAULT Bernard, 204, 207. LAMIRAND Georges, 94.
LANoAUER Edmond, 93.
LANGEOIS Christian, 181. MAITRON Jean, 10, 107, 115, 228, 232,
HABERMAS Jûrgen, 30. MGANOVITCH Lazar, 86-88, 95, 97-98. LANGEVIN Jean, 161. 238,248.
HAHN A., 245. KAHNWilliamA., 91. LANGEVIN Luce, 167, 188. MALATESTA Errica, 112.
furNCHEL!N Charles, 160. KAMENEV, 97. LANGEVIN Paul, 142,146,150,161. MALBERG Henri 204, 206.
fuLFIN !gal, 1Û, 20, 31-33, 36, 42, 52, KBNEZ Perer, 19. LANGLOis Charles, 231. MAN'KOV A. G., 33. 247.
247. KEsTEL Laurent, 204. LANSBURY, 223. . MAMIKONIAN Elena, 79.
HARocHE Claudine, 245. l<HARKHORDIN Oleg, 20-21, 32, 247. LAREPPE Isabelle, 177. MANOUILSKY Dmitri, 220.
HARTMANN Jean, 210-211, 214. KHLE.VNIUK 0., 87, 98. UERPPE Pierre, 177. MARCHAIS Georges, 193,210.
HAUDRICOURT André-Georges, 154, 156, KHROUCHTCHEV Nikita, 95. LAuNAY Roger, 180. MARCHAND Blanche, 182.
160. KIROV Serguei, 25, 27, 46. LAuRENT Yvonne, 179. MARININA Alexandra, 53.
HAUMANN Heiko, 10, 21, 34, 37, 45, 81, KrsSELIOVA Evgenia, 22. LAvABRE Marie-Claire, 196. MARTSCHUKAT J ., 43.
151, 246, 248. KLAPISH-ZUBER Christiane, 237. LAZAR Marc, 46, 82. MARTY André, 177, 182, 220.
HEGEL Georg, 156, 158. KLEHR Harvey, 224. LAzlTCH Branko, 105~107, 127. MARTY Pauline, 177.
HEILBRON Johan, 145. KLüGER R, 49. LE BART C., 245. MARTY Raymonde, 182.
HELLBECK Jochen, 14, 20, 22-24, 27-32, KoESTLER Arthur, 48. LE BRAS Anatole, 179. MARX Karl, 50, 105, 139, 142, 152-154,
36,80,83,88,97,247. KoJÈVEAlexandre, 156-158. LE DIGOL Christophe, 7, 15, 227. 179, 205, 215.
HELLER K., 36. KoRENEVSKAYA Natalia, 20, 33, 247. LE FUR Marie, 180. MASSARDIER Gilles 193.
HELLER Michel, 23. KoRNGOLD Suzanne, 160. LEcoEuRAuguste, 194, 195. MAssENZIO M., 245.
HÉRAN François, 144. KosHELEVA L. P., 87. LEFEBVRE Marie, 171. MAroNTI Frédérique, 141.
HERIIMANN Irène, 10, 21, 23, 34, 36, 48, KossiOR Stanislav, 98. LEICIAGUE Lucie, 173. MATSUI Yasuhiro, 32.
79, 220, 247. KôsTENBERGER]ulia, 41, 51. LEJEUNE ~hilippe, 21. MATTERN Ernest, 85-86, 88, 93, 95.
HESSEN Boris, 149. KoTKIN Stephen, 22, 36. LEMAY Edna, 232, 234. MAuBLANC René, 150, 154, 156, 161.

252 253
LE SUJET COMMUNISTE INDEX

MAuGER Gérard, 203. NÉRARD François-Xavier, 21, 33, 52. Poussy Guy, 205, 215. RouQuET Pierrette, 165.
MAuRIN Général, 94. NrcoLET Claude, 228-229. PRENANT Lucy (Lude), 162, 167. RoussEAu Jean-Jacques, 179.
MAuRIN Jean, 234. NIETZSCHE Friedrich, 43, 112. PRENANT Marcel, 145, 146, 162. Roux Patricia, 167.
MAuROIS André, 133. NrvAT Georges, 20. PRoCACCI G., 57. RoUXEL Marie, 180.
MAuss Marcel, 245. NIZAN Paul, 144, 162. PRoCHASSON Christophe, 139. RoWELL Jay, 74.
MAYEuRJean-Marie, 228,236. NOIRIEL Gérard, 95. PROST Antoine, 201-202.
MAYo Elton, 91. PROTEAU Laurence, 60.
MAzUY Rachel, 147. 0 PROUDHON Pierre-Joseph, 153. SAHPOVAL Y., 246.
Mc CARTHY, 223. ÜFFENSTADT Nicolas, 228. PROULX Serge, 87. SAL'NIKOVA AJla, 32.
McDERMOTT Kevin, 220. ÜLARu Stejârel, 62. PuDAL Bernard, 7, 9-10, 14, 21, 34, 37,44- SALAIS Robert, 202.
McwuGHLIN Barry, 220. ÜPREA Marius, 61-64, 68, 70. 45, 59,64,66,70, 72,83,105-106,108, SAND George, 179.
MEAD George Herbert, 87. ORDJONIKIDZE Grigory, 100. 144, 150-152, 165. 169-170, 192-193, SANDLER Stephanie 32-33.
MEAD Margaret, 257, 246. 196, 201, 214-215, 218, 220, 228, 233, SANDOMIRSKAIA 1., 22.
MELIN Jeanne, 165. p 236, 238, 241, 246-247. SAPIRO Gisèle, 145, 169.
MENSION Robert, 185. PACAUD André, 162. SARASIN P., 43.
MESCHEAT K., 40. PAFERNO Irina, 33. SAUNIER Adhémar, 96.
MESPOULET Martine, 15. PARAIN Charles, 154, 156, 162. QmLÈs Yvonne, 193. SAUVAGEOT Aurélien, 146, 163.
MEYERSON Ignace, 84, 142, 156. PASSERON Jean-Claude, 11, 62, 73, 127, SAVILLEjohn, 218.
MrcHAUT Victor, 185. 213,246. SAWICKI Frédéric, 216.
MICHEL Rosa (Marie WACZIARG), 177. PELLETIER Madeleine, 165. RABATÉ Maria, 167, 177, 179-180. ScHER.Rl!R Jutta, 21.
MILLET Hélène, 235. PENCALEC Joséphine, 171, RABATE Octave, 177. SCHMAUS GuY, 204.
MINARD Philippe, 11. PENEFF Jean, 11 L 233, 246. RAciNE Nicole, 139, 144, 247. ScHMITT J.-C., 245-246.
MINEUR Gabrielle, 161. PENNETIER Claude, 7, 9-10, 14, 21, 34, 37, RAsMussEN Anne, 145. ScHULZE Winfried, 20.
MINEuRHenri, 146, 162. 44,45,59,64,70,83, 105-106,108,139, REr cH Wilheim, 129. ScOTT Jean-Claude, 209.
MISCHI Julian, 192, 221. 150-151, 165, 169-171, 192, 197. 199, REIF, élève des écoles internationales, 35, ScOTT Joan W., 14, 246.
MOINE Jean-Marie, 97. 220, 228, 236, 241,246-248. 50. SEIGNOBOS Charles, 231.
MoiNE Nathalie, 33. Ptru Gabriel, 177, 183. REISBAUM Besi, 184. SERGE Victor, 133.
MoLOTOV Viatcheslav, 97-98. PERRIN Francis, 162. RENAN Ernest, 179. SERRY Hervé, 145.
MoNATTE Pierre, 105. PESCHANSKI Denis, 105. REVEL Jacques, 62, 73. SERVIN Marcel, 195.
MoNNIER Frédéric, 115. PETITEAU Natalie, 232. RIAZANOV David, 113. SHIMIZU Koïchi, 92.
MoNTEFIO.Rl! Simon Sebag, 98. PEUGEOT Jean-Pierre, 86. RrcOL Lise, 182, 186-187. SIDOROV, 99.
Mo.RELLI Anne, 106. PEZET Éric, 81. RIDGWAY Général, 206. S!EGELBAUM Lewis H., 100.
MoRGAN Kevin, 7, 10, 15, 51, 217-218, PICARD Emmanuelle, 203, 229, 245. RlECKER, élève des écoles internationales, SIENKIEWICZ Henryk, 27.
223,247. PICHOREL Marthe, 165. 36. SILONE Ignazio, 46.
MoRIN Edgar, 220. PINTO L., 156. Ris E. A., 87. SIMÉANT Johanna, 216.
MouGIN Henri 155-156, 162. PLAMPER]., 43. RrrTERSPORN GaborT., 34. SIMION Liviu, 62-78.
MouLLEC Gaël, 19, 44. PLATONOV Andrei, 86. RruTORT Philippe. 9. 247. SIMON Zoe, 173, 178.
MOZART, 233. PLEKHANOV Gueorgi, 113. RoBERT Jean-Louis, 165, 167. SINGLY (de) François, 113.
MuEL-DREYFUS Francine, 66, 73. PLENER Ulla, 54. RoBRIEuxPhilippe, 107, 194. S!ROT Stéphane, 247.
MüLLER B., 153. PoBELLE Marie-Louise, 180. RoccA J.-L., 244. S!TTES R., 49.
MuLLER Séverin, 94. PoDLUBNY Stepan Philippovich, 20, 22, 24, RocHET Waldeck, 215. SMITH Jeremy, 32.
MuRARU Andrei 61-62,69. 26-29,33. RoGOVAIA L. A., 87. SuMPFA. 12.
PoUTZERGeorges, 113,125,138,144-145, ROJAHN J., 44. SoLLA PRieE (de) D. J., 156.
162, 210, 212. RoLLAND Romain, 134. SOLZHENITZN AJexandr, 26.
NABONNAND Philippe, 203, 229, 245. PoLLAK Micheal, 246. RoLLET Laurent, 203, 245. SoLOMON Jacques, 163.
NAIMAN Eric, 32. Pollin Harry, 203, 223. RoMAIN Jules, 133-134. SoREL Georges, 112.
NAi'TCHENKO Maroussia, 187. PoPA Ioana, 147. RosETTE Marcel, 207-208. SouSTELLE Jacques, 156, 163.
NARINSKI Milthaïl, 44, 248. PoPEREN Claude, 206. RôTHIG, élève des écoles internationales, SoUVARINE Boris, 106-107, 133.
NAuMoV Oleg, 52. POTEMKIN Leonid, 22. 47. SPJEGEL Gabrielle; 54.
LE SUJET COMMUNISTE

SP!BLREIN 1. N., 148.


SPINOZA, 215. ULBRICHT Walter, 177.
STAKONOV, 100. UNFRIED Berthold, 10, 21, 23, 34, 36-37,
STALINBArtyrom Sergeev, 98. 48, 55. 79,220,219,247.
STALINE Joseph, 10, 12, 21, 23, 27, 32, 36-
37,48-49, 56, 70, 79-81, 85, 87, 93. 96-
100,205,220,243,246-248. VAILLAND Roger, 208.
STALINE Vassili, 98. VAILLANDET Alfred, 173. Table des matières
STAVSKY v:. 20, 33. VAILLANT-COUTURIER Paul. 151.
STEINBECK, élève de l'EL!, 45. VALLÉS Jules, 134.
STERN 1., 147. VANNIKOV Boris, 85.
STITES Richard, 49. VARAGNACAndré, 145, 154-156, 163.
STOICA Câd.lin Augustin, 70, 73. VARLOT Augustine, 171. Claude PllNNETIER et Bernard PUDAL
STOLYPINE Piotr, 27. VASSART Albert, 14, 105-138, 166, 183. Introduction. Le (( S!t}et " communiste . .. .. .. .. . .. .. .. .. .. .. .. .. .................... 9
STRACHBY John, 223. VAS SAliT Cilly (GEISENBERG), 14, 105-138,
STRAUSS A., 246. 166, 168, 180, 183. 187. Première partie
STRAUSS Léo, 157. VAvrLOvN. 1., 148. LE SUJET «STALINIEN»
STUDER Brigitte, 7, 9-10, 14, 21, 23, 32, VERMEERSCH jeannette, 170.
34-37, 42, 45, 47-48, 50, 55, 79-83, 94, VERNANT Jean-Pierre, 246. Catherine Depretto
96, 100, 128, 151, 166, 169, 220, 246· V!DENIE Nicolae, 61. La « Soviet Subjectivity ": le journal personnel, laboratoire du moi
248. VmNs Gaston, 197. dans l'URSS stalinienne ............................................................ 19
SüNY Ronald Grigor, 31, 33. VIENS Yan, 211.
SVERDLOV, 40. VtET-DBPAULB Nathalie, 169, 199, 228, Brigitte Studer
246. Penser le sujet stalinien . . . .. . . .. . . .. .. . . . . . . . .. .. .. . . . .. . . .. . . . . . . . .. .. . . . ........ 35
VtGREUX]ean, 215,248.
TABOUL Raymond, 185. VIOLLET Catherine, 21. Ioana Cirstocea
TACKETTTimothy, 208. VIOLLIS Andrée, 188. « Soi-même comme un autre »: l'individu aux prises avec l'encadrement
TALOBRE Joseph, 163. VoLTAIRE, 179. biographique communiste (Roumanie, 1960-1970)............ ................... 59
TASCA Angelo (A. Rossr), 105-106, 221. VoROCHILOV Kliment, 98.
TAYLOR Frederick, 94. Yves Cohen
TcHouKOvsKI Kornei, 20. Etude comparative des régimes de subjectivité dans l'entre-deux-guerres
THALHBIMBR Auguste, 136. WALLON Henri, 142, 145-146, 156, 163. (Union soviétique, France). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .......... 79
THÉVENBT Maurice, 91. WEBB Sydney et Beatrice, 224.
THÉVENOT Laurent, 85. WEHENKBL Henri, 248. Deuxième partie
THOMPSON Edward Palmer, 218. WERNER Herbert, 51. 1 ÊTRE COMMUNISTE EN FRANCE
·l
THOREz Maurice, 116,126,174-175.185, WEiss Louise, 188.
WENDEL (DE) François, 97.
j
195. 219-220, 223. Bernard PuoAL et Claude PENNETIER

1'
TIMASHBFF Nicolas, 31. WERTH Nicolas, 19, 44, 70,248. L'auto-analyse d'un dirigeant communiste et d'un couple communiste:
ToLLIDAY Steven, 89. WoLIKOW Serge, 246, 248. Albert Vassart et Cilly Geisenberg· Vassart.......................................... 105
ToMsscu-HATTO Odette, 62. WoRONOFF Denis, 97. l
ToPALOV Nathalie, 105. Isabelle GouARNÉ
ToURNIÉ Macha, llO.
TRÉANDMaurice, 150-151, 170, 182. ZAIDNBR Marcel, 193, 204-206.
j L'histoire du marxisme revisitée (la biographie collective
des intellectuels philosoviétiques dans l'entre-deux-guerres} ....................... .139

l
TREBITSCH Michel, 139, 145, 247. ZAY Jean, 20 1.
TROMM Emma, 54. ZBTKIN Clara, 187. Claude PENNBTillR et Bernard PuDAL
TuLARD Jean, 233. ZrzEK Slavoj, 87. La part des femmes, des femmes à part............... :. . .165
TVARDOVSKI AJeksandr, 26. ZoLA Émile, 179. J
ZuBKOVA Elena, 19.
ZuNIGO Xavier, 139.

256 257
LE SUJET COMMUNISTE

Paul BouLLAND
" Des hommes quelconques ;, ? La politique des cadres du PCF
au prisme de la sociobiographie. . . . . . . . . . . . .. .. . . .. .. . . . . .. . . .. .. . .. . .. . . ........ .191

Kevin MoRGAN
Regards comparatifS sur la biographie collective
des communismes fiançais et britannique. ......... . . ... .... ············ .......... 217

Christophe LE DIGOL
La prosopographie. Quelques commentaires sur une méthode méconnue ....... .227

Claude PENNETIER et Bernard PuDAL


Conclusion: l'énigmatique sujet communiste .............. . . ............... .241

BibHographie sélective....................................... ................ 245


Index .................................................... ........................ 249

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