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Andrzej Sapkowski

La Route Sans Retour


(Droga, z której się nie wraca)

Nouvelle incluse dans le recueil

Quelque chose s’achève, quelque chose


commence
(Coś się kończy, coś się zaczyna)

Copyright © Andrzej Sapkowski

Traduit librement de l’allemand vers l’anglais par Tina B.

Traduit librement de l’anglais en français en octobre 2015 par


Daneel53 (Rdaneel53@gmail.com)
(mise à jour du 18avril 2016)

« Droga, z której się nie wraca » a été publiée pour la première fois
dans Nowa Fantastyka en août 1988

Avertissement : Ce travail est une traduction libre qui n’a aucunement l’intention de rompre
un copyright ou de faire du profit. Elle a été faite dans le seul but de permettre aux fans de
prendre connaissance d’un texte qui n’a pas encore reçu de traduction officielle. Dès que cette
dernière sera disponible, le présent document ne sera plus mis en ligne par son traducteur.
La Route Sans Retour

L’oiseau au plumage multicolore qui se tenait sur l’épaule de


Visenna se mit à crier, battit des ailes, s’envola et disparut dans
la futaie. Visenna retint son cheval, écouta un moment, puis
continua avec précaution le long du chemin forestier.
L’homme semblait endormi. Il reposait sur son sac, posé
contre un poteau planté au milieu du croisement. Arrivée plus
près, elle vit que les yeux de l’homme étaient ouverts. Avant ça
elle avait remarqué qu’il était blessé. Le bandage improvisé qui
couvrait son épaule gauche et son bras était trempé d’un sang
qui n’avait pas encore viré au noir.
« Salutations, mon gars. » L’homme blessé toussa et cracha
la longue tige d’herbe qu’il mâchonnait. « Vers où vous dirigez-
vous, si on peut demander ? »
Visenna n’aima le « mon gars ». Elle abaissa son capuchon.
— On peut demander, répondit-elle, mais on doit justifier sa
curiosité.
— Excusez-moi, madame, dit l’homme en plissant les yeux.
Vous portez des vêtements d’homme. Et concernant la curiosité,
elle est parfaitement justifiée ! Ceci est un carrefour pas banal.
Une aventure intéressante m’est arrivée ici…
— Je vois, l’interrompit Visenna en regardant la forme
immobile dans une position peu naturelle couchée non loin de
là, à moitié cachée dans un buisson situé à dix pas à peine du
poteau.
L’homme regarda dans la même direction, puis leurs regards
se rejoignirent. Visenna fit semblant de ramener ses cheveux en
arrière et toucha le diadème qui était caché sous son bandeau en
peau de serpent.
— Ah, oui, dit calmement l’homme blessé, il y a un cadavre.
Vous avez des yeux rapides. Vous pensez sûrement que je suis
un bandit. Je suis dans le vrai ?
— Vous n’y êtes pas, dit Visenna sans retirer sa main du
diadème.
— Ah…, murmura l’homme. Oui. Hé bien…

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— Votre blessure saigne.
— Beaucoup de blessures ont cette étrange propriété.
L’homme blessé sourit. Il avait de jolies dents.
— Couverte par un bandage appliqué d’une seule main, elle
va saigner encore pendant un bon moment.
— Peut-être pourriez-vous m’honorer de votre aide ?
Visenna sauta au bas de son cheval, ses talons laissant des
traces profondes dans le sol mou.
— Je m’appelle Visenna, dit-elle. Je n’honore personne. Je
n’apprécie guère non plus que l’on s’adresse à moi de cette
manière. Cependant je vais soigner votre plaie. Vous pouvez
vous lever ?
— Oui. Dois-je ?
— Non.
— Visenna, dit l’homme en se redressant pour qu’elle puisse
retirer le bandage plus facilement. Un joli nom. Quelqu’un vous
a-t-il déjà dit, Visenna, que vous avez de jolis cheveux ? On
appelle ça cuivré, n’est-ce pas ?
— Non. Blond ardent.
— Ah. Quand vous aurez terminé, je vous donnerai une
brassée de lupins qui poussent dans un fossé près d’ici. Et
tandis que vous opérez sur moi, je vous raconterai ce qui m’est
arrivé. Vous savez, je suis arrivé par le même chemin que vous.
Et j’ai vu, à ce croisement, un poteau. Oui, celui-ci. Et sur ce
poteau il y a un panneau. Qui fait mal.
— La plupart des coups ont cette étrange propriété. Visenna
ôta la dernière couche du bandage sans prendre de soin
particulier.
— C’est vrai, je l’avais oublié. Où en étais-je… Ah oui. Donc je
m’approchais pour voir ce qui était écrit sur le panneau.
Terriblement mal écrit, j’ai connu autrefois un archer qui
pouvait pisser des lettres plus jolies que ça dans la neige. J’ai
lu… Hé, mais qu’est-ce que c’est que ça, Madame ? Quel genre
de pierre est-ce là ? Oh, bon sang, je ne m’attendais pas à cela.
Visenna fit parcourir doucement l’hématite sur la blessure.
Le saignement s’arrêta immédiatement. Elle ferma les yeux et
agrippa le bras du blessé avec ses deux mains, pressant
fermement ensemble les deux bords de la plaie. Elle lâcha prise.
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Les tissus s’étaient rejoints, ne laissant à la place rien d’autre
qu’une ligne rouge aux contours dentelés.
L’homme restait silencieux et observait attentivement.
Finalement il leva son bras avec précautions, l’étira, caressa la
cicatrice en secouant la tête. Il rajusta sa chemise et son
pourpoint ensanglantés, se leva, ramassa une ceinture à laquelle
étaient attachées une épée, une bourse et une gourde. L’attache
de la ceinture avait la forme d’une tête de dragon.
— Et bien ça c’est ce qu’on peut appeler de la chance, dit-il
sans détacher ses yeux de ceux de Visenna. Je rencontre une
guérisseuse en pleine zone sauvage, là où la Iaruga rencontre
l’Ina, là où normalement on a beaucoup plus de chances de
rencontrer un loup-garou ou, pire encore, un bûcheron aviné.
Comment puis-je payer mes soins ? Je suis un peu à court
d’argent en ce moment. Une brassée de lupins, ça suffira ?
Visenna ignora la question. Elle s’approcha davantage du
poteau, leva la tête — le panneau était cloué au niveau des yeux.
— « Vous, qui venez de l’ouest, lut-elle à haute voix, tournez
à gauche et vous pourrez en revenir. Continuez tout droit et il
n’y aura pas de retour ». Ça n’a aucun sens.
— Voilà qui est tout à fait conforme à ce que je pense, dit
l’homme tout en brossant des épines de pin collées à ses
chausses. Je connais cette région. Si vous continuez tout droit,
c’est-à-dire vers l’est, vous arrivez à la passe de Klamat, sur la
route des marchands. Pourquoi ne pourrait-on pas revenir de
là ? Des jolies filles à marier ? De l’alcool pas cher ? Une
ouverture pour devenir maire ?
— Vous faites digression, Korin.
L’homme ouvrit la bouche de surprise.
— Comment savez-vous que je m’appelle Korin ?
— Vous l’avez dit vous-même. Allez, continuez.
— J’ai dit ça ? L’homme la regarda avec défiance. Vraiment ?
Soit, peut-être… Où en étais-je ? Ah oui. Donc j’ai lu et je me
suis demandé quel imbécile avait bien pu inventer cette
inscription. Soudain j’ai entendu quelqu’un grommeler et
marmonner derrière mon dos. Je me suis retourné et j’ai vu une
vieille sorcière, cheveux gris, toute tordue et avec une canne,
bien entendu. Je lui ai demandé poliment ce qui n’allait pas.
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Elle murmura : « J’ai faim, cher guerrier, j’ai rien croqué depuis
ce matin. » Je me suis dit que la vieille sorcière devait avoir
encore au moins une dent. Je suis plutôt de bonne composition,
alors j’ai sorti de mon sac un morceau de pain et la moitié d’un
poisson fumé que j’avais reçus d’un pêcheur sur la Iaruga et je
les ai donnés à la vieille femme. Elle s’est assise, s’est mise à
mâcher, rogner et à recracher des arêtes. Je continuai à
regarder cet étrange panneau. Soudain la voix de la vieille
femme a retenti : « Vous êtes un brave homme, mon petit
guerrier, vous m’avez sauvée, vous méritez une récompense. »
Je voulais lui dire où elle pouvait se mettre sa récompense, mais
la sorcière a continué. « Venez plus près, j’ai quelque chose à
vous murmurer à l’oreille, un grand secret, comment vous
pouvez sauver beaucoup de gens de la misère et y trouver gloire
et fortune ».
Visenna soupira et s’assit près du blessé. Elle l’aimait bien,
grand, blond, avec un visage étroit et un menton prononcé. Il ne
puait pas comme la plupart des hommes qu’elle rencontrait.
Elle écarta l’impression tenace qu’elle parcourait sans but les
bois et les routes du pays toute seule depuis trop longtemps.
Korin continua son histoire. « Ha, me dis-je, opportunité
classique. Si la vieille n’est pas sclérosée et a toujours sa tête,
alors voilà qui pourrait se révéler utile pour un guerrier sans le
sou. Je me courbais et tendis l’oreille comme un pauvre idiot. Et
si mes reflexes n’avaient pas fonctionné, elle m’aurait eu en
plein dans la gorge. Je me suis jeté en arrière, le sang coulant de
mon bras comme une fontaine, mais la vieille brandissait un
couteau tout en criant, crachant et postillonnant. Je ne pensais
toujours pas que cela fut sérieux. Je me rapprochais pour
prendre l’avantage et remarquais qu’elle n’était plus du tout une
vieille sorcière. Des seins aussi fermes que de la pierre… »
Korin regarda en douce Visenna pour voir si elle avait rougi.
Visenna écoutait avec un intérêt poli.
« Où en étais-je… Ah. Je pensais que je n’avais qu’à la
pousser et la désarmer, mais rien à faire. Aussi forte qu’un lynx.
Je vis que sa main, celle qui tenait le couteau, allait glisser sous
peu hors de ma prise. Que pouvais-je faire ? Je l’ai vivement

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repoussée, j’ai sorti mon épée… Elle s’y est empalée elle-
même. »
Visenna était assise en silence, la main sur son front, comme
si elle ajustait son bandeau en peau de serpent la tête à autre
chose.
— Visenna ? Je l’ai raconté tel que ça s’est passé. Je sais que
c’était une femme et je me sens stupide, mais que je crève si
c’était une femme normale. Juste après qu’elle se soit effondrée,
elle s’est transformée. Elle a rajeuni.
— Une illusion, dit Visenna, pensive.
— Quoi ?
— Rien. Visenna se leva et marcha vers le cadavre qui gisait
sous la broussaille.
— Regardez. Korin vint jusqu’à elle. Une femme jeune
comme la statue d’une fontaine de château. Mais elle est
courbée et fripée comme le dos d’une vieille peau de cent ans.
Si… Visenna s’interrompit. Korin, avez-vous l’estomac bien
accroché ?
— Hein ? Qu’est-ce que mon estomac a à voir là-dedans ?
Mais si ça vous intéresse… je n’ai pas à me plaindre.
Visenna enleva son bandeau. Le joyau incrusté dans le
diadème brillait dans la lueur laiteuse de la lumière. Elle prit
position devant le cadavre, leva les mains et ferma les yeux.
Korin regardait, la bouche entre ouverte. Visenna courba
légèrement la tête et murmura quelque chose qu’il ne comprit
pas.
« Grealghane ! » ordonna-t-elle soudainement.
Le sous-sol bougea violemment. Korin sauta en arrière et
brandit son épée, figé dans une posture défensive.
« Grealghane ! Parle ! »
« Aaaaaaa ! » Un cri rauque enfla progressivement en
provenance du sous-sol. Le corps se courba, presque en
lévitation, ne touchant plus le sol qu’avec le dos et la tête. Le cri
diminua, se transformant en une suite de murmures et de cris
qui lentement devinrent des sons qui restaient cependant
incompréhensibles. Korin sentit une vague de froid descendre le
long de son échine, aussi irritante qu’une chenille en train de
ramper. Il banda ses poignets pour empêcher le tremblement de
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ses mains et combattit de toute sa volonté l’envie pressante de
s’enfuir dans les profondeurs de la forêt.
« Oggg… nnnn… nngammm », bégaya le cadavre tandis qu’il
griffait le sol avec ses ongles, des filets de sang s’écoulant de sa
bouche et éclatant sur ses lèvres. « Nam… eeeggg… »
— Parle !
Un épais faisceau de lumière s’écoula des mains écartées de
Visenna ; dans celui-ci la poussière dansait et s’accumulait. Des
feuilles mortes et des débris furent projetés du sol. Le cadavre
eut des secousses, commença à remuer les lèvres et, soudain, à
parler. De façon presque compréhensible.
— Croisement six miles sud de la source. Au plus. En…
envoyé. Le Cercle. Un garçon. L’é…tri… per. Un ordre.
— Qui ? hurla Visenna. Qui a donné l’ordre ? Parle !
— Fffff… ggg… genal. Toutes lettres, papiers, anneaux, amu…
lettes.
— Parle !
— …passe. Le Kochtcheï. Ge…nal. Prend les lettres.
Par…chemin. Il vient de Maaaa ! Iiiiiii ! Ennnn !!!
La voix puissante commença à vibrer et à se dissoudre dans
un horrible cri. Korin ne put en supporter davantage, il laissa
tomber son épée, ferma les yeux et pressa les mains sur ses
oreilles. Il resta ainsi jusqu’à ce qu’il sentit qu’on le touchait au
bras. Il se courba violemment, totalement, comme si quelqu’un
l’avait frappé dans les parties génitales.
— C’est fini, dit Visenna ; elle essuya la sueur de son front. Je
m’étais renseignée sur votre estomac.
— Quelle journée, grogna Korin. Il ramassa l’épée, la fit
coulisser dans son fourreau en prenant bien soin de ne pas
regarder en direction du cadavre désormais immobile.
— Visenna ?
— Oui ?
— Partons d’ici. Aussi loin de cet endroit qu’il est possible.

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II

Tous deux sur le cheval de Visenna, ils cheminèrent


ensemble dans la forêt le long d’un chemin envahi et accidenté.
Elle était assise à l’avant de la selle, Korin sur la selle derrière
elle, les bras passés autour de sa taille. Visenna était
accoutumée depuis toute petite à apprécier les agréments que le
destin lui offrait sans arrière-pensée ; c’est pourquoi elle se
reposait avec plaisir sur la poitrine de l’homme. Tous deux
restaient silencieux.
Après bientôt une heure ce fut Korin qui se décida le premier
à parler.
— Visenna.
— Qu’y a-t-il ?
— Vous n’êtes pas juste une guérisseuse. Vous appartenez au
Cercle ?
— Oui.
— A en juger par cette… démonstration, une maitresse ?
— Oui.
Korin lâcha sa taille et attrapa le pommeau. Visenna leva les
yeux au ciel d’exaspération. Bien entendu il ne vit rien.
— Visenna.
— Qu’y a-t-il ?
— Avez-vous compris quoi que ce soit à ce qu’elle a… dit ?
— Pas grand-chose.
Ils redevinrent silencieux. Un oiseau multicolore qui voletait
dans les feuillages au-dessus d’eux se mit à crier fortement.
— Visenna ?
— Korin, faites-moi une faveur.
— Hum ?
— Arrêtez de parler. J’ai besoin de réfléchir.
La route dans la forêt les mena dans un ravin, dans le lit d’un
ruisseau qui étalait paresseusement ses méandres au milieu des
pierres et des troncs d’arbres noircis. Des odeurs de menthe et
d’ortie parfumaient l’air. A un moment le cheval glissa sur les
pierres humides, couvertes de terre et de limon. Pour éviter de
tomber, Korin serra à nouveau ses bras contre la taille de

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Visenna. Il écarta l’impression tenace qu’il parcourait sans but
les bois et les routes du pays tout seul depuis trop longtemps.

III

Le hameau était un village typique de bord de route qui


escaladait le versant de la montagne, constitué de huttes en bois
et terre battue, sales, éparpillées au milieu de clôtures tordues.
Tandis qu’ils approchaient, des chiens se mirent à aboyer. Le
cheval de Visenna continuait tranquillement son chemin au
milieu de la route et ne prêtait aucune attention aux gentils
cabots qui venaient tendre leurs museaux pour renifler ses
paturons.
Dans un premier temps ils ne virent personne. Puis, petit à
petit, arrivant de derrière les clôtures et des chemins menant
aux fermes, les habitants apparurent ; ils approchaient
lentement, pieds nus, avec des visages sinistres. Certains
portaient une fourche, d’autres un bâton ou un fléau. L’un
d’entre eux se pencha et attrapa une pierre.
Visenna arrêta son cheval et leva une main. Korin vit que
dans celle-ci elle tenait un petit couteau doré en forme de
faucille.
« Je suis une guérisseuse » dit-elle d’une voix sonore et
claire mais sans aucune agressivité.
Les paysans baissèrent leurs armes, échangèrent des regards
et commencèrent à murmurer. Il en arrivait de plus en plus.
Certains d’entre eux retirèrent leur chapeau.
— Comment s’appelle ce village ?
— Klucz.
— Qui dirige, ici ?
— Topin, madame. Là, dans la hutte.
Avant qu’ils n’aient le temps de bouger, une femme tenant
un enfant s’engouffra à travers la rangée des villageois.
« Maitresse… », gémit-elle en touchant doucement le genou de
Visenna, « Ma fille… Elle brûle de fièvre… »
Visenna sauta de sa selle, toucha la petite tête de l’enfant
puis ferma les yeux.
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— Elle sera en bonne santé demain. Ne l’enveloppez pas
autant.
— Merci, madame… Merci mille fois.
Topin, le responsable du hameau, était déjà sur la place, se
demandant ce qu’il devait faire de la fourche qu’il tenait en
main. Finalement il s’en servit pour dégager le désordre laissé
par les poules.
— Pardonnez-moi, dit-il en déposant la fourche contre le
mur. Madame. Et vous, monseigneur. Les temps ne sont pas
sûrs… Je vous en prie, entrez. Permettez-nous de prendre soin
de vous.
Ils entrèrent.
La femme de Topin, suivie par deux filles aux cheveux
couleur de lin pendues aux jupons de leur mère, leur servit des
œufs brouillés, du pain et du lait. Puis elle disparut dans sa
chambre. En comparaison de Korin, Visenna mangea peu et
avait l’air calme et maussade. Topin leva les yeux, se gratta çà et
là puis parla.
— Les temps ne sont pas sûrs. Non, pas sûrs. Ça ne va pas
bien, madame. Nous élevons des moutons dont la laine est
sensée être vendue, mais comme il n’y a pas de marchands,
nous avons dû abattre le troupeau. Nous abattons le troupeau
pour avoir quelque chose à mettre sur la table. Autrefois les
marchands voyageaient vers la passe pour aller prendre des
pierres jaunes et vertes dans les monts Amell, là où se trouvent
les mines d’où on extrait les pierres précieuses. Et quand les
marchands passaient ils prenaient de la laine, payaient et
laissaient d’autres marchandises. Aujourd’hui il n’y a plus de
marchands. Nous n’avons même plus de sel ; quoi que nous
abattions nous devons le manger dans les trois jours.
— Les caravanes restent à l’écart du village ? Pourquoi ?
Visenna touchait doucement sans cesse son bandeau.
— Ils évitent, grogna Topin. La route pour Amell est fermée,
ce damné kochtcheï s’est emparé de la passe et ne laisse pas
passer une seule âme. Pourquoi les marchands viendraient-ils
ici ? Pour mourir ?
Korin se figea, la cuillère suspendue dans les airs.
— Un kochtcheï ? C’est quoi, un kochtcheï ?

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— Eh bien, qu’est-ce que j’en sais ? Le kochtcheï, à ce qu’on
dit, est un mangeur d’hommes. A priori il se tient sur la passe.
— Et il ne laisse pas passer les caravanes ?
Topin laissa courir son regard à travers la pièce.
— Certaines, si. Les siennes, dit-on. Il laisse passer les
siennes.
Visenna fronça les sourcils.
— Que voulez-vous dire par « les siennes » ?
— Ben… les siennes, murmura Topin en blêmissant. Les gens
d’Amell l’ont encore plus dure que nous. Nous on peut au moins
se nourrir de la forêt environnante. Mais eux sont assis sur de la
roche nue et ne peuvent avoir que ce que les gens du kochtcheï
leur vendent en échange des pierres. Ce qui n’est pas bien parce
qu’il leur est demandé un prix très élevé pour les marchandises,
mais que peuvent faire les gens d’Amell ? Ils ne peuvent pas
manger les pierres après tout.
— Qui sont les gens du kochtcheï ? Des humains ?
— Des humains, des vrans et quelques autres. Des voleurs,
voilà ce qu’ils sont madame. Ce qu’ils nous prennent, ils
l’emmènent à ceux d’Amell et l’échangent contre des pierres
jaunes et vertes. Ils nous le prennent de force. Ils ont souvent
mis à sac les villages, violé les filles, les ont assassinées, brûlées.
Des voyous, ceux du kochtcheï !
— Combien sont-ils ? demanda Korin.
— Qui est sensé les compter, monseigneur ? Les villageois se
défendent eux-mêmes, se tiennent les coudes. Et en quoi ça
nous aiderait quand ils font des raids la nuit pour mettre le feu ?
Il vaut mieux leur donner ce qu’ils demandent. Parce que sinon,
disent-ils… Topin blêmit encore davantage, commença à
trembler violemment.
— Que disent-ils, Topin ?
— Ils disent que si le kochtcheï est en colère, il descendra de
la passe et viendra nous prendre ici, dans la vallée.
Visenna se redressa soudainement, son visage avait changé.
Korin sentit un frisson lui parcourir l’échine.
— Topin, demanda la magicienne, où se trouve le forgeron le
plus proche ? Mon cheval a perdu un fer sur la route.

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— Pas loin derrière le village, près de la forêt. Il y a un
forgeron et une écurie.
— Bien. Va maintenant, et demande s’il y a des malades ou
des blessés.
— Grand merci, miséricordieuse bienfaitrice.
— Visenna, lâcha Korin dès que la porte se fut refermée
derrière Topin. Aucun des fers de notre cheval n’a de problème.
Visenna resta silencieuse.
— Les pierres jaunes sont manifestement de l’ambre, les
vertes du jade, pour lesquelles les mines d’Amell sont célèbres,
continua Korin. Et pour aller à Amell il faut traverser le Klamat
au niveau de la passe. La route sans retour. Qu’est-ce qu’a dit la
vielle femme morte au croisement ? Pourquoi a-t-elle voulu me
tuer ?
Visenna ne répondit pas.
— Vous restez silencieuse ? Peu importe. Pour moi tout
s’éclaircit sans peine. La vieille peau au croisement attendait
que quelqu’un s’arrête à ce panneau stupide qui vous interdit de
continuer vers l’est. C’était le premier test : voir si le nouvel
arrivant savait lire. Puis la vieille avait sa deuxième vérification :
qui d’autre qu’un bon Samaritain du Cercle des druides aiderait
une vieille femme affamée ces temps-ci ? N’importe qui d’autre,
je parie, lui aurait piqué jusqu’à son bâton. Alors la vieille
maligne poussa plus loin ses investigations et commença à
parler de gens pauvres et malheureux qui avaient besoin d’aide.
Le voyageur, au lieu de la remercier avec un coup de pied et un
juron comme le ferait n’importe quel habitant des environs,
l’écouta avec attention. Oui, se dit la vieille, c’est bien lui. Le
druide qui vient ici pour éliminer les bandits qui terrorisent le
voisinage. Et comme elle avait sans aucun doute été envoyée par
lesdits bandits, elle a sorti son couteau. Ha ! Visenna ! Ne suis-
je pas un parangon d’intelligence ?
Visenna ne répondit pas. Elle se tenait face à la fenêtre.
Dehors elle voyait – les membranes semi transparentes
n’étaient pas un obstacle à sa vue – l’oiseau au plumage
multicolore installé dans un petit cerisier.
— Visenna ?
— Oui.

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— C’est quoi, un kochtcheï ?
— Korin, dit Visenna d’une voix tranchante en se tournant
vers lui. Pourquoi vous mêlez vous de choses qui ne vous
concernent pas ?
— Ecoutez – Korin ne tint aucun compte du ton de sa voix –
je suis déjà concerné, comme vous dites, par vos affaires. A ce
qu’il semble, j’ai failli être assassiné à votre place.
— Par hasard.
— Il me semblait que les magiciennes ne croyaient pas au
hasard, mais plutôt aux attractions magiques, à la chaine des
évènements et d’autres trucs comme ça. Ecoutez, nous sommes
sur le même cheval, au propre comme au figuré. Pour faire
court… Je vous offre mon aide pour cette mission, dont je peux
très bien imaginer le sujet. Je prendrai un refus comme un signe
d’arrogance. On m’a dit que vous, du Cercle, regardez de haut
les simples mortels.
— C’est un mensonge.
— Voilà qui est parfait ! Korin lâcha un grand sourire. Alors
ne perdons pas de temps. Galopons jusque chez le forgeron.

IV

Mikula serra davantage le morceau de métal avec sa pince et


le retourna dans les braises. « Appuie, Czop ! » ordonna-t-il.
L’ouvrier attrapa le manche du soufflet. Sa face joufflue
luisait de sueur. Malgré la porte grande ouverte, il régnait dans
la forge une chaleur insupportable. Mikula leva la tige pour la
déposer sur l’enclume puis se mit à donner quelques coups de
marteau bien sentis pour l’aplanir.
Le charron Radim, assis sur un épais rondin de bouleau,
suait aussi à grosses gouttes. Il déboutonna son surcot et sortit
sa chemise de ses chausses.
— C’est facile pour toi de dire ça, Mikula, dit-il. Tu sais tout
de la science des combats. Tout le monde sait que tu n’as pas
passé toute ta vie dans ta forge. Autrefois, à ce qu’on dit, tu
tapais des têtes au lieu du fer.

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— Alors soit heureux d’avoir quelqu’un comme ça de ton
côté, répondit le forgeron. Je te le répète, je n’ai pas l’intention
de ramper devant eux plus longtemps. Ni de leur servir
d’esclave. Si tu ne viens pas avec moi, alors j’irai tout seul, ou
avec n’importe qui ayant du sang dans les veines et pas de la
petite bière. On ira dans les bois et on les finira un par un si on
arrive à les attraper. Combien sont-ils ? Trente ? Peut-être
même moins que ça. Et combien de villages y a-t-il de ce côté ?
De grands gaillards bien forts ? Appuie, Czop !
— C’est ce que je fais !
— Encore plus !
Le marteau battait l’enclume en rythme, presque de façon
mélodique. Czop appuyait sur le soufflet.
Radim cracha dans une main et l’essuya sur le haut de sa
botte. « Facile pour toi de dire ça, répéta-t-il. Et combien
d’hommes de Klucz vont se joindre à nous ? »
Le forgeron laissa tomber son marteau, silencieux.
— C’est bien ce que je pensais, dit le charron. Personne ne
viendra.
— Klucz est un petit village. Tu devrais demander à Porog et
à Kaczan.
— Je l’ai fait. Je t’ai dit ce qu’il en est. Sans des soldats de
Mayen, personne ne bougera le petit doigt. Certains disent : ces
bobolaks et ces vrans, on peut en prendre un, deux, voire trois
avec nos fourches, mais qu’est-ce qu’on fera si le kochtcheï nous
tombe dessus ? Nous enfuir dans la forêt ? Et nos masures, nos
affaires ? On ne peut pas les transporter sur notre dos. Et nous
sommes impuissants contre le kochtcheï, tu le sais bien.
— Comment pourrais-je le savoir ? Est-ce que quelqu’un l’a
vu ? cria le forgeron. Peut-être n’y a-t-il pas de kochtcheï ? Peut-
être veulent-ils seulement vous faire peur, bande de paysans.
Est-ce que quelqu’un l’a vu ?
— C’est pas des histoires, Mikula. Radim hocha la tête. Tu
sais très bien qu’il y avait de véritables assassins dans les
escortes des marchands, couverts de ferraille. Et combien
d’entre eux sont revenus de la passe ? Pas un seul ! Non, Mikula.
Nous devons attendre, je te dis. Si le châtelain de Mayen nous
envoie de l’aide, alors ça sera une autre histoire.
-14-
Mikula reposa le marteau et mit la tige dans les braises une
fois de plus.
— Les militaires de Mayen ne viendront pas, dit-il, morose.
Les seigneurs se querellent entre eux. Mayen contre Razwan.
— Pourquoi ?
— Qui comprend le pourquoi et le comment quand ces
nobles Seigneurs se combattent ? Si tu me le demandes, parce
qu’ils s’ennuient, par orgueil ! hurla le forgeron. Je l’ai vu, ce
châtelain. Pourquoi paie-t-on des taxes à un connard pareil ?
Il retira la tige des braises, projetant des étincelles qui
s’agitaient dans tous les sens. Czop se jeta en arrière. Mikula
attrapa le marteau, tapa une fois, deux fois, trois fois.
— Quand le châtelain a chassé mon employé de chez lui, je
l’ai envoyé au Cercle pour aller chercher de l’aide. Auprès des
druides.
— Chez les sorciers ? demanda le charron, incrédule.
Mikula ?
— Ceux-là même. Mais mon garçon n’est pas encore revenu.
Radim secoua la tête, se leva et rajusta ses chausses.
— J’sais pas, Mikula, j’sais pas. C’est trop pour moi, tout ça.
Mais ça mène à la même chose : nous devons attendre. Termine
ton travail, ils viendront bientôt et je dois…
Devant la forge, un cheval hennit.
Le forgeron se figea, le marteau dressé au-dessus de
l’enclume. Les dents du charron commencèrent à
s’entrechoquer, il blêmit. Mikula remarqua que ses mains
s’étaient mises à trembler. Il les lissa machinalement sur son
tablier de cuir ; ça n’arrangea rien. Il avala sa salive et se dirigea
vers l’ouverture de la porte, à travers laquelle on pouvait voir
des silhouettes de cavaliers. Radim et Czop suivirent et se
postèrent juste derrière lui. En sortant, le forgeron déposa la
barre de fer contre le mur près de la porte.
Il vit six individus, tous à cheval, qui portaient des gilets
bardés de cuir, des cottes de maille, des casques en cuir avec
une protection nasale en acier qui couraient comme une ligne
de métal entre de gros yeux couleur rubis qui leur mangeaient la
moitié du visage. Ils restaient assis sans bouger sur leur cheval,
sans sembler être particulièrement sur leurs gardes. Mikula, qui
-15-
laissait son regard sauter de l’un à l’autre, vit leurs armes : de
courtes lances avec de larges lames. Des épées avec des gardes
curieusement forgées. De larges haches. Des glaives aux lames
dentelées.
Deux d’entre eux se tenaient face à l’entrée. Un grand vran
sur une monture grise, portant un manteau et un soleil comme
emblème sur son casque. Et l’autre…
« Maman », murmura Czop dans le dos du forgeron. Puis il
commença à sangloter.
L’autre cavalier était un humain. Il portait un manteau noir
de vran, mais derrière le casque en forme de bec c’étaient des
yeux bleu pâle qui les regardaient, pas des yeux rouges. Dans
ces yeux se voyaient tant de froideur, de violence larvée que
Mikula sentit une terrible peur s’abattre sur lui, lui fouettant les
intestins, lui flanquant la nausée et des frissons dans le dos. Il
restait calme. Le forgeron entendit les mouches voleter au-
dessus du tas de fumier derrière la barrière.
L’humain au casque en bec d’oiseau fut le premier à parler.
« Qui est le forgeron ? »
La question n’avait pas de sens, le tablier en cuir et son
attitude désignaient Mikula au premier regard. Le forgeron
resta silencieux. Du coin de l’œil il remarqua un petit geste fait
par l’homme aux yeux pâles à l’un des vrans. Le vran s’inclina
sur sa selle et fit voler le glaive qu’il tenait par le milieu du
manche. Instinctivement, Mikula se courba, s’accroupit et se
couvrit la tête et les épaules. Le coup, cependant, ne lui était pas
destiné. La large lame atteignit Czop au cou et pénétra
profondément en oblique, dévastant clavicule et vertèbres. Le
jeune homme chancela en arrière contre le mur de la forge,
s’effondra contre le montant de la porte et tomba par terre
devant l’entrée.
« Je vous ai posé une question » leur rappela l’homme au
casque en forme de bec sans quitter Mikula des yeux. Sa main
gantée touchait la hache accrochée à sa selle. Les vrans situés
plus loin allumèrent un feu, enflammèrent des torches et se les
passèrent. Calmement, sans se presser, ils entourèrent la forge
et tinrent les torches au niveau du toit de chaume.

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Radim ne put en supporter davantage. Il mit son visage entre
ses mains, se mit à sangloter et courut soudain droit devant lui
entre deux chevaux. Quand il fut arrivé au niveau d’un vran de
grande taille, celui-ci lui enfonça avec désinvolture une lance
dans l’estomac. Le charron hurla, s’écroula, contracta et étendit
deux fois ses jambes. Il ne bougea plus.
« Eh bien, que dis-tu de ça Mikula, ou quel que soit ton
nom ? » dit Yeux pâles. « Il n’y a plus que toi. Et tout ça pour
quelle raison ? Pour avoir essayé de rallier les gens à ta cause ?
Et pour avoir cru que nous n’en saurions rien ? Tu es stupide.
Dans les villages, il y en a toujours pour dénoncer les autres afin
d’entrer dans nos bonnes grâces. »
Le toit de chaume de la forge se mit à grésiller, puis craquer,
cracha de la fumée jaune et finalement s’enflamma, se mit à
flamber, cracha des étincelles pour finalement lâcher un épais
nuage de braises.
« On a attrapé ton compagnon, nous avons eu une
conversation au sujet de l’endroit où tu l’as envoyé. Nous
attendons également celui qui doit venir de Mayen », continua
l’homme au casque en forme de bec. « Oui Mikula, tu as mis ton
sale nez là où tu n’aurais pas dû. Et pour cela tu vas maintenant
subir de sérieux désagréments. Je pense que ça vaut bien de
t’accrocher au gibet. Y a-t-il un bon gibet dans le coin ? Ou
encore mieux : on t’accroche par les pieds à la porte d’une
grange et on te pèle la peau comme on le ferait avec une
anguille. »
« Bon, assez bavardé » dit le grand vran avec un soleil sur le
casque tout en jetant sa torche à travers la porte ouverte de la
forge. « Tout le village sera bientôt là. Finissons-en avec lui,
prenons les chevaux dans l’écurie et barrons nous d’ici.
Pourquoi donc faire souffrir les autres vous plait-il tant, à vous,
les humains ? Surtout quand ça ne sert à rien ? Allez, finis-le. »
Yeux pâles ne regarda pas le vran. Il s’inclina sur sa selle,
dirigea le cheval vers le forgeron. « Entre là-dedans » dit-il. Une
envie de meurtre brillait dans ses yeux pâles. « Dans le
bâtiment. Je n’ai pas le temps de t’exécuter comme il le faudrait,
mais je peux au moins te faire griller. »

-17-
Mikula fit un pas en arrière. Dans son dos il sentait la
chaleur de la forge en flammes, à l’intérieur de laquelle des
débris du plafond s’écrasaient sur le dol dans un bruit de
tonnerre. Un autre pas. Il chancela sur le corps de Czop et le
bâton que le garçon avait entrainé dans sa chute.
La tige.
Le forgeron se courba à la vitesse de l’éclair, prit fermement
en main la lourde barre de fer et, sans se redresser, l’enfonça
dans la poitrine de Yeux pâles avec toute la force dont la haine
qui l’habitait était capable. La barre en forme de couteau
pénétra dans la cotte de maille. Mikula n’attendit pas que
l’homme tombe de son cheval. Il courut à travers la cour.
Derrière lui, des cris, le bruit de sabots frappant le sol. Il arriva
à l’abri à bois, agrippa fermement une bûche appuyée sur le mur
et frappa immédiatement, à l’aveugle, à mi-hauteur. Le coup
toucha le museau de la monture grise avec une couverture verte.
Le cheval se cabra, désarçonnant le vran avec un soleil sur le
casque qui s’abattit dans la poussière de la cour. Mikula fit un
pas de côté, une lance courte s’enficha en frémissant dans le
mur de l’abri. Un deuxième vran sortit son épée et éperonna son
cheval pour sortir de la trajectoire sifflante de la bûche. Trois
autres arrivèrent au galop, hurlant et gesticulant sauvagement
avec leurs armes. Mikula grognait tandis qu’il se défendait avec
le lourd bâton. Il toucha quelque chose, un autre cheval qui
hennit, les jambes arrière commençant à flageoler. Le vran resta
en selle.
Par-delà la clôture, venant de la forêt, un cheval arriva en
trombe et heurta violemment la monture grise à la couverture
verte. Le cheval gris se déroba, les reins démolis, et fit tomber le
grand vran qui essayait de rester en selle. Mikula n’en crut pas
ses yeux quand il vit comment le nouveau cavalier en devint
deux, un gringalet en capuche appuyé sur le cou du cheval et un
homme aux cheveux blonds tenant une épée assis à l’arrière.
La longue et fine épée fit deux demi-cercles, deux éclairs.
Deux vrans furent jetés bas de leur selle et chutèrent
lourdement au sol au milieu d’un nuage de poussière. Le
troisième, presque arrivé au niveau de l’abri, se tourna vers
l’étrange duo et prit un coup sous la barbe, juste au-dessus de la
-18-
plaque de métal qui lui protégeait la poitrine. La lame brilla
lorsqu’elle ressortit de la gorge peu après. L’homme blond sauta
de son cheval et courut à travers la cour pour faire tomber le
grand vran de son cheval. Le vran sortit sa lame.
Au milieu de la cour, le cinquième vran essayait de reprendre
le contrôle de son cheval qui se dérobait face à la forge en feu. Il
leva sa hache, regarda autour de lui, hésita. Finalement il
poussa un grand cri et fonça vers le nabot qui se tenait sur le
cou du cheval. Mikula regardait le petit quand celui-ci rejeta son
capuchon en arrière et enleva un bandeau qu’il avait sur le
front, et il comprit l’étendue de son erreur. La fille écarta son
abondante chevelure blond ardent et cria quelque chose
d’incompréhensible tout en dirigeant ses mains vers le vran. Un
fin rayon de lumière, aussi brillant qu’un éclair, sortit de ses
mains. Le vran fut projeté hors de sa selle et s’écrasa dans le
sable. Ses vêtements fumaient. Le cheval, freinant des quatre
fers, hennit et secoua la tête d’avant en arrière.
Le grand vran avec un soleil sur le casque s’éloigna
lentement à reculons de l’homme blond vers l’abri, les jambes
pliées, les deux mains – l’une tenait une épée – tendues devant
lui. Le blond se jeta en avant, quelques coups furent échangés.
L’épée du vran vola sur le côté tandis que lui-même restait
coincé dans la lame qui l’avait empalé. L’homme blond se recula
et retira sa lame avec un grand geste. Le vran tomba sur les
genoux puis s’effondra, le visage dans le sable.
Le cavalier qui avait été jeté à bas de sa selle par les éclairs
de la fille aux cheveux blond ardent s’était remis à quatre pattes,
cherchant une arme dans les environs. Mikula s’était remis de
sa surprise ; il fit deux pas, empoigna la barre et l’écrasa sur le
cou de l’homme à terre. Des os craquèrent.
« Ça n’était pas nécessaire », entendit-il quelqu’un dire à
côté de lui.
La fille en habits d’homme avait des taches de rousseur et
des yeux verts. Un étrange joyau brillait sur son front.
— Ça n’était pas nécessaire, répéta-t-elle.
— Madame… Le forgeron en commença à bégayer et tint sa
barre comme un hallebardier tiendrait son arme. Ils ont… brûlé

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la forge. Donné la mort au garçon. Et Radim… sauvagement
abattu par ces bandits. Madame…
L’homme blond retourna avec un pied le corps du grand
vran, l’inspecta, puis se rapprocha en rengainant son épée.
— Eh bien, Visenna, dit-il, maintenant je suis franchement
impliqué. La seule chose qui me pose soucis est de savoir si j’ai
bien descendu les bonnes personnes.
Visenna leva les yeux.
— Vous êtes le forgeron, Mikula ? demanda-t-elle.
— Oui. Et vous, Maitres, êtes-vous du Cercle des Druides ?
De Mayen ?
Visenna ne répondit pas. Elle regardait vers l’orée de la forêt,
là où une foule se rapprochait rapidement.
— Ce sont les nôtres, expliqua le forgeron. Ceux de Klucz.

« On en a eu trois ! » beugla le chef à barbe brune du groupe


de Porog en posant le manche de sa faux sur le sol. « Trois,
Mikula ! Ils ont poursuivi les filles dans les champs, et là on…
L’un d’eux a réussi à s’échapper en attrapant un cheval, le fils de
pute ! »
Ses gens, regroupés en cercles autour des feux de camp
dressés dans la clairière qui projetaient dans la nuit tombante
des gerbes d’étincelles, crièrent, applaudirent et firent résonner
leurs armes les unes contre les autres. Mikula leva les deux
mains et demanda un peu de silence pour pouvoir entendre les
rapports.
— Quatre ont chevauché vers nous la nuit dernière, dit le
vieux et osseux sheriff de Kaczan. Quelqu’un avait dû raconter
que je suis de ton côté, forgeron. J’ai juste eu le temps de
grimper sur le toit de la grange, de tirer l’échelle puis, ma
fourche à la main, je leur ai crié « Venez, canailles, qui en
veut ? » Ils allaient mettre le feu à la grange, ce qui aurait été la
fin pour moi, mais les gens ne sont pas restés rien qu’à regarder,
ils leur sont tombés dessus. Ils avaient des chevaux, alors ils ont

-20-
essayé de détaler à travers la foule. Certains des nôtres sont
tombés, mais on a réussi à en faire tomber un de sa selle.
— Est-ce qu’il vit ? s’enquit Mikula. Je vous avais dit d’en
prendre un vivant.
— Eh bien… L’homme fit un geste vague… Ça, on n’y est pas
arrivés. Les filles avaient de l’eau bouillante, elles l’ont attrapé
les premières…
— J’ai toujours dit que les filles sont chaudes à Kaczan,
murmura le forgeron en se grattant derrière la tête. Et le
cafteur ?
— On l’a trouvé, répondit laconiquement le vieux, sans
s’attarder sur les détails.
— Bien. Et maintenant, braves gens, écoutez. Nous savons
déjà où ils sont. Sur le versant de la montagne, près des cabanes
des bergers, il y a des cavernes dans la roche. C’est là que les
bandits ont fait leur trou et c’est là qu’on va aller les attraper.
On va mettre du foin et du petit bois sur des chariots et les
enfumer comme des blaireaux. On va bloquer le chemin avec
des barricades pour qu’ils ne puissent pas s’échapper. C’est ce
dont je me suis entretenu avec le guerrier que voici, qui
s’appelle Korin. Et moi-même, comme vous en avez eu des
échos, j’ai quelques connaissances sur la façon de combattre.
Avant de venir m’installer à Klucz, je me suis battu contre les
vrans aux côtés du général Grosim pendant la guerre.
Des cris de guerre sortirent de nouveau de la foule, mais
furent promptement couverts par des propos qui s’exprimèrent
lentement et avec incertitude dans un premier temps. Puis se
firent nettement entendre. Finalement, le silence tomba.
Visenna s’avança de derrière le forgeron et se tint près de
Mikula. Elle n’atteignait même pas son épaule. La foule
commença à murmurer.
Mikula leva à nouveau les deux mains. « Le temps est venu,
dit-il d’une voix forte, pour que je vous révèle que j’ai demandé
de l’aide au Cercle des Druides, vu que le châtelain de Mayen ne
nous en fournira pas. Je sais parfaitement que certains d’entre
vous vont me regarder curieusement à cause de cela. »
La foule se calma lentement mais restait agitée de
chuchotements.
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« Voici Dame Visenna, dit lentement Mikula. Du Cercle de
Mayen. Elle a répondu à notre appel à l’aide. Ceux de Klucz la
connaissent déjà, car là-bas elle a soigné les gens et rétabli leur
santé grâce à ses pouvoirs. C’est un petit bout de femme, mais
son pouvoir est immense. Cela va bien au-delà de notre
entendement et ça nous fait peur, mais cela nous sert dans notre
combat. »
Visenna se retenait de faire des commentaires, elle ne disait
pas un mot et ne faisait pas un geste envers la foule rassemblée.
Mais le pouvoir à peine voilé de la frêle magicienne aux tâches
de rousseur était incroyable. Avec surprise, Korin sentit
comment un enthousiasme étrange s’emparait de lui, comment
la peur de ce qui attendait sur la passe, la peur de l’inconnu, se
réduit, s’évapora, perdit toute importance tant que le joyau sur
le front de Visenna brillait.
« Alors comme vous le voyez, continua Mikula, nous
pouvons faire quelque chose contre le kochtcheï. Nous n’allons
pas y aller seuls, nous ne serons pas sans défense. Mais
auparavant il faut nous débarrasser de ces bandits ! »
« Mikula a raison ! » cria l’homme barbu de Porog. « Magie
ou pas, on s’en fout ! Allons à la passe, tous ! Pour en finir avec
la racaille du kochtcheï ! »
La foule hurla son accord à l’unisson, levant des faux, des
piques, des haches et des fourches qui reflétaient les flammes
des feux de camp.
Korin se faufila en direction de la forêt à travers les rangs des
gens qui se trouvaient près de lui, trouva une marmite
suspendue au-dessus d’un feu, un bol et une cuillère. Il racla
dans le fond les restes brûlés de gruau au lard. Il s’assit, posa le
bol sur ses genoux, mangea lentement en recrachant des écorces
de céréales. Quelques temps après il sentit une présence à ses
côtés.
« Asseyez-vous, Visenna » dit-il la bouche pleine.
Il continua de manger tout en louchant vers son profil, vers
la cascade de cheveux rouge sang qui luisaient à la lueur du feu.
Visenna resta silencieuse, le regard plongé dans les flammes.
— Hé, Visenna, pourquoi restons-nous assis ici comme deux
vieilles chouettes ? Korin reposa le bol par terre. Je ne
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comprends pas, ça me rend triste et ça me donne froid. Où ont-
ils caché le clair de lune ? Il y avait un petit tonneau ici il y a à
peine une minute ; le diable l’a pris. Il fait noir comme…
La druidesse se tourna vers lui. Ses yeux brillaient d’une
étrange étincelle verte. Korin se tut.
— Oui. C’est vrai, dit-il au bout d’un moment en éclaircissant
sa voix. Je suis un bandit. Un mercenaire. Un voleur. Je suis
devenu tout ça parce que j’aime me battre, peu importe avec
qui. Je connais le prix de l’ambre, du jade et de toutes les autres
pierreries que l’on trouve dans les mines d’Amell. Je veux du
butin. Du profit. Je me fiche de savoir combien de ces gens vont
perdre la vie demain. Que voulez-vous savoir d’autre ? Je peux
le dire tout seul, vous n’avez pas besoin d’utiliser cette chose
étincelante que vous avez sous votre bandeau en peau de
serpent. Je n’ai pas l’intention de vous cacher quoi que ce soit.
Vous avez raison, je ne colle pas avec vous ni avec votre noble
mission. Voilà. Bonne nuit. Je vais dormir.
Malgré ses paroles il ne se leva pas. Il prit seulement une
brindille et la lança dans les bûches enflammées.
— Korin, dit Visenna tranquillement.
— Oui ?
— Ne partez pas.
Korin baissa la tête. Un geyser de flammes bleues jaillit d’un
morceau de bois dans le feu. Il la regarda mais ne put soutenir
l’intensité de ces féériques yeux étincelants. Il tourna la tête vers
le feu.
— N’en demandez pas trop à vous-même, dit Visenna en
s’enveloppant dans sa cape. Il est habituel que les gens
anormaux projettent de la peur. Et le dégoût de soi.
— Visenna…
— Ne m’interrompez pas. Oui, Korin, ces gens ont besoin de
notre aide, ils nous sont reconnaissants, souvent très
sincèrement, mais ils nous méprisent, ils ont peur de nous, ne
nous regardent pas dans les yeux et crachent derrière notre dos.
Les plus intelligents, comme vous, sont plus francs. Vous n’êtes
pas une exception, Korin. Beaucoup m’ont dit qu’ils se sentent
indignes d’être assis près d’un feu avec moi. Mais il arrive aussi

-23-
que ce soit nous qui ayons besoin de l’aide de… personnes
normales. Ou de leur compagnie.
Korin garda le silence.
— Je sais, continua Visenna, que ce serait plus simple pour
vous si j’avais une longue barbe blanche qui descend jusqu’à ma
ceinture et un nez crochu. Alors la répulsion envers ma
personne ne rendrait pas vos idées si confuses. Oui, Korin,
répulsion. Cette chose étincelante que je porte sur le front est
une calcédoine. C’est d’elle que je tire une grande partie de mes
capacités magiques. Vous avez raison, avec l’aide de la
calcédoine il m’est facile de lire les pensées les plus élaborées.
Les vôtres sont excessivement simples. Ne me demandez pas de
trouver ça plaisant. Je suis une magicienne, une sorcière, mais
aussi une femme. Je suis venue parce que je désirais dormir
avec vous.
— Visenna…
— Non. Je ne veux plus continuer. Pas maintenant.
Ils restèrent assis tranquillement. L’oiseau multicolore,
perché sur une branche au plus profond de la forêt, sentit la
peur. Ils étaient des chouettes dans les bois.
— Vous en avez rajouté un peu, lâcha finalement Korin, avec
la « répulsion ». Mais j’admets que vous provoquez chez moi
une sorte de… malaise. Vous n’auriez pas dû me laisser voir
cette scène au croisement. Avec le cadavre, vous voyez de quoi je
parle ?
— Korin, dit calmement la magicienne, quand vous avez
passé votre épée à travers la gorge du vran à la forge, j’ai failli
vomir sur la crinière du cheval. Mais laissons reposer nos
spécialités. Nous devrions cesser cette conversation qui ne mène
nulle part.
— On devrait l’arrêter.
La magicienne resserra encore davantage sa cape autour
d’elle. Korin envoya quelques épines de pin dans le feu.
— Korin ?
— Oui ?
— J’espère que vous ne serez plus indifférent au nombre de
gens qui vont perdre la vie demain. Humains et… autres. Je
compte sur votre aide.
-24-
— Je vous aiderai.
— Ce n’est pas tout. Il y a encore le problème de la passe. Il
me faut ouvrir la route qui traverse le Klamat.
Avec le bout lumineux d’un bâton, Korin montra les autres
feux de camp où les gens dormaient ou devisaient
tranquillement.
— Avec notre glorieuse armée, cela ne devrait pas être un
problème.
— Notre armée disparaitra chez elle dès que je cesserai
d’embrumer leurs têtes de magie. Visenna sourit tristement.
Mais je ne les embrumerai pas. Je ne veux pas qu’un seul
d’entre eux meure pour une cause inconnue. Et le kochtcheï
n’est pas leur affaire mais celle du Cercle. Je dois aller seule à la
passe.
— Non, vous n’irez pas seule, dit Korin. Nous irons
ensemble. J’ai appris, Visenna, depuis ma plus tendre enfance,
quand je dois m’enfuir et quand le moment n’est pas encore
venu. J’ai perfectionné ce savoir durant des années de pratique,
c’est pourquoi on me considère aujourd’hui comme courageux.
Je n’ai pas l’intention de faire le moindre mal à l’opinion que
vous avez de moi. Vous n’avez pas besoin de m’embrumer de
magie. Commençons par aller voir à quoi ressemble le
kochtcheï. A ce propos, que croyez-vous que soit le kochtcheï ?
Visenna baissa la tête.
— Je crains, murmura-t-elle, que ce ne soit la mort.

VI

Les autres ne se laissèrent pas enfermer sans défense dans


les grottes. Ils attendirent en selle, immobiles, droits, leurs yeux
dirigés vers les rangs de paysans armés qui arrivaient de la
forêt. Le vent qui soulevait leurs manteaux les faisait ressembler
à des oiseaux de proie blafards, aux plumes hérissées,
effrayants, inspirant du respect et de la peur.
« Dix-huit » compta Korin, debout sur ses étriers. « Tous à
cheval. Six autres chevaux à proximité, une charrette. Mikula ! »

-25-
Le forgeron modifia rapidement la formation de sa
compagnie. Ceux avec des piques et des lances se mirent à
genoux à la limite des buissons, la base de leurs armes ancrée
dans le sol. Les archers prirent position derrière les arbres. Les
autres reculèrent dans la fûtaie.
L’un des cavaliers s’avança vers eux. Il arrêta son cheval, leva
une main au-dessus de sa tête et dit quelque chose.
— Une feinte, murmura Mikula. Je les connais, ces fils de
pute.
— Il faut s’en assurer, répondit Korin qui sauta de sa selle.
Viens.
Lentement, ils marchèrent tous les deux vers le cavalier. Peu
après, Korin remarqua que Visenna les suivait.
Le cavalier était un bobolak.
— Je vais être bref, dit-il sans démonter. Des petits yeux
pétillants brillaient, à moitié cachés par la fourrure qui couvrait
son visage. Je suis le chef actuel du groupe que vous voyez là-
bas. Neuf bobolaks, cinq humains, trois vrans, un elfe. Les
autres sont morts. Il y a eu une divergence d’opinion entre nous.
Notre chef précédent, dont les plans nous ont conduits ici, est
allongé dans cette caverne, ligoté. Faites de lui ce que vous
voulez. Nous voulons partir.
— Effectivement ce fut bref, grogna Mikula. Vous voulez
partir. Et nous, on veut vous couper la gorge. Qu’est-ce que vous
en dites ?
Le bobolak montra les dents, redressant sa petite silhouette
sur la selle.
— Croyez-vous que nous vous craignons au point d’être prêts
à faire des concessions ? Vous, une bande de couards en
chaussures de toile ? S’il vous plait… Si vous insistez nous
marcherons sur vos bedaines. C’est notre marché, paysan. Je
sais que nous prenons un risque. Même si certains d’entre nous
tombent, les autres passeront. C’est la vie.
— La charrette ne passera pas, répondit Korin
vigoureusement, c’est la vie.
— On s’est préparés à ça.
— Qu’y a-t-il dans la charrette ?
Le bobolak cracha par-dessus son épaule droite.
-26-
— Un vingtième de ce qu’il restait dans les grottes. Et pour
être tout à fait clair : si vous nous demandez de laisser la
charrette derrière nous, nous n’accepterons pas. S’il nous faut
quitter cet endroit sans le moindre bénéfice, ça ne sera pas sans
combattre. Alors qu’est-ce qu’on fait ? S’il faut nous battre je
préfèrerais le faire maintenant, ce matin, avant que le plein
soleil ne commence à brûler.
— Vous êtes courageux, dit Mikula.
— Comme tous ceux de ma famille.
— On vous laissera passer si vous déposez vos armes.
Le bobolak cracha à nouveau, cette fois par-dessus son
épaule gauche, pour changer.
— Il n’en est pas question, gronda-t-il d’un ton cassant.
Korin éclata de rire.
— Voilà ce qui vous ennuie. Sans vos armes, vous n’êtes
rien !
— Et vous, qu’êtes-vous donc sans vos armes ? répondit le
petit sans émotion. Un prince ? Je vois bien ce que vous êtes.
Me croyez-vous aveugle ?
— Avec des armes vous pourriez revenir demain, dit Mikula.
Disons, pour récupérer ce qu’il reste dans les grottes. Pour faire
davantage de bénéfice.
Le bobolak montra les dents.
— Ça a été une option. Mais nous l’avons laissée tomber
après une courte discussion.
— Vous avez bien fait, dit soudain Visenna tout en quittant
l’abri du dos de Korin pour venir se camper fermement devant
le cavalier. Vous aviez raison de la laisser tomber, Kehl.
Korin eut l’impression que soudain le vent avait enflé, qu’il
commençait à hululer entre les rochers et les herbes, l’assaillant
de froidure.
Visenna continua avec une étrange voix métallique.
— Chacun d’entre vous qui essaiera de revenir ici mourra. Je
le vois et je vous le dit par avance. Partez d’ici immédiatement.
Maintenant. Celui qui voudra revenir mourra.
Le bobolak se pencha en avant et regarda la magicienne par-
dessus le cou de son cheval. Il n’était plus très jeune, sa fourrure
était presque cendrée, striée de blanc.
-27-
— C’est vous ? C’est ce que je me disais. Je suis heureux
que… Mais assez avec ça. Je vous ai dit que je n’ai pas l’intention
de revenir ici. Nous avons rejoint Fregenal pour faire du profit.
C’est terminé. Maintenant le Cercle nous souffle dans le cou,
ainsi que tous les villages aux alentours, mais Fregenal ne
rabâche que domination du monde. Nous en avons assez de lui
et de cette créature sur la passe.
Il tira sur les rênes de son cheval et fit tourner son cheval.
— Pourquoi est-ce que je dis ça ? On s’en va. Adieu.
Personne ne répondit. Le bobolak hésita, regarda vers la
lisière de la forêt puis laissa son regard glisser le long de la
rangée de ses cavaliers immobiles. Il se pencha à nouveau sur
l’encolure de son cheval et regarda Visenna dans les yeux.
— J’étais contre l’attaque contre vous, dit-il. Maintenant je
sais que j’avais raison. Si je vous dis que le kochtcheï est mort,
vous irez quand même à la passe, n’est-ce pas ?
— C’est exact.
Kehl se redressa, cria quelque chose à son cheval puis partit
au galop vers les siens. Immédiatement les cavaliers firent un
convoi autour de la charrette et prirent la direction de la route.
Mikula était déjà près de ses hommes pour leur parler, histoire
de calmer l’homme barbu de Porog et tous les autres qui
voulaient du sang et leur revanche. Korin et Visenna
regardèrent en silence la compagnie passer à côté d’eux. Ils
avançaient lentement, regardaient droit devant eux, faisaient
preuve de calme et de froide distance. Seul Kehl leva sa main en
un signe de départ quand il passa près d’eux, tout en regardant
Visenna avec une étrange expression. Puis il éperonna
brusquement son cheval, trotta par-delà la tête du convoi et
disparut entre les arbres.

VII

Ils trouvèrent le premier corps juste à l’entrée des cavernes,


recroquevillé, allongé entre des sacs de coton et une pile de petit
bois. Puis le chemin s’embranchait, à la fourche ils virent les
deux morts suivants – l’un presque sans tête suite à un coup
-28-
avec une masse ou le manche d’une hache, l’autre couvert de
sang séché résultant de nombreux coups. C’étaient tous des
humains.
Visenna retira le bandeau de son front. Une lumière fut
émise par le diadème, plus brillante que le feu des torches, qui
éclaira l’intérieur sombre de la caverne. Le passage menait à
une grotte plus grande. Korin émit un léger sifflement. Contre
les murs se tenaient des coffres, des sacs et des barriques, des
piles de selles et de harnachement, des ballots de laine, des
armes, de l’équipement. Quelques coffres étaient éparpillés,
vides. D’autres étaient pleins. En passant Korin vit un gros tas
d’ambre, des morceaux de jadéite cassés, des agates, des opales,
des chrysoprases et d’autres joyaux qu’il ne connaissait pas. Sur
le sol rocailleux, étincelant çà et là de pièces d’or, d’argent et de
cuivre, gisaient des ballots de fourrure éparpillés : marmotte,
lynx, renard, loup.
Sans même ralentir un instant, Visenna avança rapidement
vers une étroite et sombre caverne éloignée. Korin la suivit.
« Je suis ici », émit une forme sombre et indistincte gisant
sur une couche de guenilles et de fourrures qui recouvraient le
sol.
Ils s’approchèrent. L’homme ligoté était trapu, chauve et
obèse. Une large ecchymose lui recouvrait la moitié du visage.
Visenna toucha son diadème, pendant un moment la
calcédoine brilla encore plus fortement.
— Ça n’est pas nécessaire, dit l’homme ligoté. Je vous
connais. J’ai oublié comment vous vous appelez. Je sais ce qu’il
y a sur votre front. Ça n’est pas nécessaire, je vous dis. Ils m’ont
attaqué durant mon sommeil, pris mon anneau, détruit ma
baguette. Je n’ai plus aucun pouvoir.
— Fregenal, dit Visenna. Vous avez changé.
— Visenna, murmura le gros. Je me souviens. Je pensais que
ce serait un homme, c’est ce que j’avais transmis à Manissa. Ma
Manissa a peut-être intercepté un homme.
— Elle n’a pas réussi, fanfaronna Korin tout en regardant
autour de lui. Et oui, quelqu’un devait lui donner la mort qui lui
était due. Elle y a vraiment mis du sien.
— Dommage.

-29-
Visenna inspecta la caverne, se dirigea d’un pas assuré vers
un coin, retourna une pierre avec le bout de sa chaussure, retira
d’un creux situé en dessous un petit pot d’argile enroulé dans du
cuir. Avec son couteau doré elle en découpa une petite bande, en
tira une liasse de parchemins.
Fregenal la regarda avec hostilité.
— Bien, bien, dit-il, la voix tremblant de haine. Voilà qui
mérite des éloges. On sait trouver des objets cachés. Que sait-on
faire d’autre ? De la divination dans une gorge de bœuf ? Guérir
des flatulences de génisse ?
Visenna lut feuille après feuille sans faire attention à lui.
— Intéressant, dit-elle après un moment. Il y a onze ans,
quand vous avez été exclu du Cercle, certaines pages ont disparu
de certains livres interdits. C’est plaisant de voir qu’elles ont été
retrouvées et même enrichies de commentaires, pas moins.
Quand je pense que vous avez eu l’audace d’utiliser la double
croix d’Alzur maintenant, maintenant ! Je n’imagine pas que
vous ayez oublié le destin dévolu à Alzur. On pense que
certaines de ses créatures errent encore à travers le monde,
parmi lesquelles la dernière, le vij, qui l’a tué et a détruit la
moitié de Maribor avant de s’enfuir dans les bois qui bordent la
rivière.
Elle enroula quelques pages de parchemin, les glissa dans
une poche située au niveau des manches de sa veste. Elle
déroula les pages suivantes.
— Aha, dit-elle en fronçant les sourcils. La formule de la
racine d’arbre, légèrement modifiée. Et ici, le triangle dans un
triangle, une méthode qui permet de générer une séquence de
mutations qui provoquent un énorme gain de masse corporelle.
Et qu’est-ce donc, Fregenal, qui vous a servi de créature
d’origine ? Cela ressemble à une araignée commune. Fregenal, il
y a quelque chose qui manque. J’espère que vous savez de quoi
je parle ?
— Je suis heureux de voir que vous l’avez remarqué. Le
sorcier fit un grand sourire. Une araignée commune, dites-
vous ? Quand cette araignée commune descendra de la passe, le
monde virera au cauchemar. Dans un premier temps. Et après il
hurlera.
-30-
— Oui, oui. Où sont les sortilèges manquants ?
— Nulle part. Je ne voulais pas qu’ils puissent tomber dans
de mauvaises mains. Et surtout pas dans les vôtres. Je sais que
tout le Cercle rêve de la puissance que de tels sortilèges peuvent
apporter, mais n’y comptez pas. Vous ne serez jamais capables
de créer quoi que ce soit ne serait-ce qu’à moitié aussi
épouvantable qu’un kochtcheï.
— Il semble que vous ayez reçu un coup sur la tête, Fregenal,
dit calmement Visenna. A cause de cela on dirait que vous
n’avez pas encore retrouvé toutes vos facultés intellectuelles.
Qui parle de création ? Votre créature doit être détruite,
éradiquée. Grâce à la simple inversion du sort de fabrication, un
effet miroir. Le sort de fabrication, bien sûr, a été ajusté à votre
baguette, alors il doit être réajusté à ma calcédoine.
— Assez de « doit être », grogna le gros homme. Vous pouvez
rester ici jusqu’au jour du Jugement Dernier à dire « doit être »,
mademoiselle l’intelligente. Où avez-vous trouvé l’idée stupide
que je pourrais vous donner le sort de fabrication ? Vous
n’obtiendrez rien de moi, vivant ou mort. J’ai une protection. Ne
me lorgnez pas comme ça ou cette pierre va vous brûler le front.
Allez, dépêchez-vous de me délivrer, mes membres
commencent à s’engourdir.
— Si vous voulez je peux vous donner quelques coups de
pied, sourit Korin. Ça devrait remettre votre circulation en
marche. Vous ne semblez pas prendre la mesure de la situation,
espèce de gros porc chauve. Dans un instant les paysans seront
ici, ceux que vous avez effrayés, et ils vont vous écarteler avec
leurs chevaux. Avez-vous déjà vu comment ça se passe ? Ce sont
les bras qui se déboitent en premier.
Fregenal courba le cou, les yeux exorbités, et essaya de
cracher sur les bottes de Korin. Mais c’était difficile dans la
position où il se trouvait, ce qui fait qu’il ne cracha que sur son
propre menton.
— Voilà, grogna-t-il, voilà ce que je pense de vos menaces !
Vous ne ferez rien ! Vous espérez ramasser gros, espèce de
vagabond ! Mais tout ça vous passe bien au-dessus de la tête !
Demandez-lui pourquoi elle est là ? Visenna ! Eclairez-le, il
semble vous prendre pour une noble libératrice des opprimés,
-31-
une guerrière pour le bien du bon peuple ! Mais c’est pour
l’argent, espèce de crétin ! Un bon gros paquet d’oseille !
Visenna restait calme. Fregenal se redressa, les liens
distendus, se tourna sur le côté en ramenant ses pieds sur les
genoux.
— C’est pas vrai, hurla-t-il, que le Cercle vous a envoyée pour
rouvrir le robinet d’or qui s’est asséché ? Parce que le Cercle tire
profit des mines d’ambre et de jade, il impose une taxe aux
marchands et aux caravanes comme paiement pour les
amulettes de protection qui, comme cela a été démontré, sont
inefficaces contre le kochtcheï !
Visenna ne répondit pas. Elle ne regardait pas l’homme
ligoté. Son regard restait sur Korin.
— Aha ! cria le sorcier. Vous ne contestez pas ! Ça veut tout
dire. Avant, seul les Anciens étaient au courant, et on faisait
croire aux novices comme vous que le seul but du Cercle était de
combattre la Mal. Ça ne me surprend pas : le monde change, les
gens commencent à comprendre qu’ils peuvent vivre sans la
magie et les magiciens. Avant que vous ne l’ayez compris vous
n’aurez plus de travail, vous devrez vivre de ce que vous avez
volé jusque-là. Rien ne vous intéresse, sauf le profit. C’est
pourquoi vous allez m’enlever mes liens sur le champ. Vous
n’allez pas me tuer ni me laisser tuer parce que cela signifierait
des pertes encore plus importantes pour le Cercle. Et le Cercle
ne vous pardonnerait pas une chose pareille, c’est bien évident.
— Ca ne l’est pas, dit Visenna froidement, les bras croisés
contre sa poitrine. Voyez-vous, Fregenal, les jeunes pousses
comme moi ne font pas très attention aux biens matériels.
Qu’est-ce que j’en ai à faire que le Cercle fasse du profit ou des
pertes, ou même qu’il cesse d’exister. Je peux très bien vivre en
guérissant les flatulences de génisses. Ou les impotents et les
vieux barbons comme vous. Mais ça n’est pas très important. Ce
qui est important est que vous voulez vivre, raison pour laquelle
vous usez votre langue. Tout le monde veut vivre. C’est pourquoi
vous allez me donner maintenant le sort de fabrication.
Immédiatement. Puis vous m’aiderez à trouver le kochtcheï et à
le détruire. Et sinon… Eh bien, je pense que je vais aller faire

-32-
une promenade dans les bois. Après ça je pourrai toujours dire
au Cercle que je n’avais pas remarqué les paysans en colère.
Le sorcier montra les dents.
— Vous avez toujours été cynique. Déjà bien avant, à Mayen.
Tout particulièrement dans votre relation avec les hommes.
Vous n’aviez que quatorze ans mais il y avait déjà plein de bruits
qui circulaient sur vos…
— Stop, Fregenal, l’interrompit la druidesse. Ce que vous
dites ne m’impressionne pas le moins du monde. Et lui non
plus, ce n’est pas mon amant. Dites que vous êtes d’accord. Et
cessez les bavardages. Parce qu’en fait, vous êtes d’accord !
Fregenal leva les yeux et détourna son regard.
— Evidemment, coassa-t-il. Vous me prenez pour un
imbécile ? Tout le monde veut vivre.

VIII

Fregenal s’arrêta, essuya son front en sueur avec le revers de


la main.
— Derrière ces rochers commence un ravin. Les anciennes
cartes notent ça comme Duran-Orit, les gorges des souris. C’est
la porte vers Klamat. Il faut laisser les chevaux ici. A cheval nous
n’avons aucune chance de s’approcher sans être remarqués.
— Mikula, dit Visenna sans démonter. Attend jusqu’au
crépuscule, pas davantage. Si je ne reviens pas, n’entre pas dans
la passe, pour quelque raison que ce soit. Retourne chez toi. Tu
as compris, Mikula ?
Le forgeron opina. Il n’y avait plus que quatre villageois avec
lui. Le reste de la compagnie s’était évaporé sur la route comme
la neige en mai.
— Je comprends, Madame, murmura-t-il en louchant vers
Fregenal. Même si je suis surpris que vous fassiez confiance à ce
bâtard. Je pense que les paysans avaient raison. On aurait dû lui
tordre le cou. Il n’y a qu’à regarder ces yeux de porc, Madame,
cette tronche de traitre.
Visenna ne répondit pas. Protégeant ses yeux avec la main,
elle regardait vers la montagne, vers l’entrée du ravin.
-33-
— Passe devant, Fregenal, ordonna Korin en resserrant sa
ceinture.
Ils se mirent en route.
Après une demi-heure de marche ils virent le premier
chariot, renversé, en morceaux. Puis un autre, avec une roue
cassée. Des squelettes de chevaux. Le squelette d’un humain. Un
autre. Un troisième. Un quatrième. Un tas. Un tas d’ossements,
cassés.
— Quel fils de pute, dit Korin calmement, les yeux posés sur
un crâne dans les orbites duquel poussaient de longues tiges
d’orties. Ce sont les marchands, n’est-ce pas ? Je ne sais pas ce
qui me retient de…
— Nous avons un accord, l’interrompit précipitamment
Fregenal. Un accord. Je vous ai tout dit, Visenna. Je vous aide.
Je vous conduis. Nous avons un accord.
Korin cracha. Visenna le regarda, pâle, puis se tourna vers le
sorcier.
— Nous avons un accord, confirma-t-elle. Vous nous aiderez
à le trouver et à le détruire, ensuite vous pourrez partir. Votre
mort ne ramènera pas ceux qui gisent ici.
— Détruire, détruire… Visenna, je vous préviens à nouveau
et je vous le répète : étourdissez-le, paralysez-le, vous
connaissez les sorts pour ça. Mais ne le détruisez pas. Il vaut
une fortune. Vous pourrez toujours…
— Ça suffit, Fregenal. Nous avons déjà parlé de ça.
Conduisez nous.
Ils avancèrent, faisant attention à bien éviter les squelettes.
— Visenna, dit Fregenal en haletant quelques temps plus
tard. Etes-vous consciente des risques ? Ce n’est pas une
plaisanterie. Vous savez que l’effet miroir peut aller dans un
sens ou dans l’autre. Si l’inversion ne fonctionne pas, c’en est
fait de nous. J’ai vu de quoi il est capable.
Visenna s’arrêta.
— Pas d’excuses, dit-elle. Pour qui me prenez-vous ?
L’inversion marchera si…
— Si vous ne nous avez pas roulés, ajouta Korin, la voix
blanchie par la colère. Et si vous l’avez fait… Vous dites que vous
avez vu de quoi votre monstre est capable ? Mais savez-vous de
-34-
quoi je suis capable ? Je connais un coup qui ne laisse rien
d’autre à un homme qu’une oreille, une joue et la moitié de sa
mâchoire. Il peut survivre, mais jamais plus il ne pourra, disons,
jouer de la flûte.
— Visenna, calmez ce meurtrier, bégaya Fregenal après
avoir sensiblement pâli. Expliquez-lui que je ne pourrais pas
vous mentir, que vous auriez remarqué que…
— Ne parlez pas tant, Fregenal. Conduisez-nous.
Un peu plus bas sur le chemin ils découvrirent le chariot
suivant. Et les squelettes suivants. Eparpillées négligemment,
de blanches côtes enchevêtrées luisaient dans l’herbe, des tibias
dressés parmi les débris, ossements souriant sinistrement.
Korin était silencieux, ses mains en sueur agrippant fermement
la poignée de son épée.
— Attention, haleta Fregenal. Nous sommes tout près.
Marchez sans faire de bruit.
— A quelle distance réagit-il ? Fregenal, je vous parle.
— Je vous ferai signe.
Ils continuèrent d’avancer, surveillant les parois du ravin qui
étaient abruptes, couvertes de plantes rampantes, de massifs,
zébrées de trous et de fissures dans les rochers.
— Visenna ? Vous ne le sentez pas ?
— Si, mais de façon diffuse. A quelle distance est-il,
Fregenal ?
— Je vous ferai signe. C’est vraiment dommage que je ne
puisse pas vous aider. Sans ma baguette et mon anneau je ne
peux rien faire. Je n’ai aucun pouvoir. Excepté pour…
— Excepté pour quoi ?
— Ça !
A une vitesse à laquelle personne ne l’aurait cru capable,
l’homme obèse attrapa une grosse pierre sur le bord du chemin
et en frappa l’arrière de la tête de Visenna. Sans un soupir la
druidesse s’effondra sur le sol, le visage en avant. Korin sortit
son épée mais le magicien était incroyablement agile. Il tomba à
quatre pattes pour éviter l’épée, fit une roulade et écrasa la
pierre qu’il n’avait pas lâchée sur le genou de Korin. Korin hurla
et tomba ; la douleur lui coupa le souffle sur le moment, puis
une vague de nausée fit son chemin de son ventre vers sa gorge.
-35-
Fregenal sauta comme un chat, se préparant à assener un
nouveau coup.
L’oiseau multicolore tomba comme une balle, balayant le
visage du sorcier. Fregenal sauta en arrière, leva les mains et
lâcha la pierre. Korin, appuyé sur son coude, porta un coup avec
son épée mais manqua l’obèse d’un cheveu ; ce dernier se
retourna et courut vers la passe, hurlant et riant. Korin essaya
de se lever et de l’attraper mais sa tentative ne fit que générer
un voile noir devant ses yeux. Il retomba en arrière et envoya un
torrent d’injures vers le sorcier.
Arrivé à une bonne distance, Fregenal regarda en arrière
puis s’arrêta. « Espèce de sorcière entêtée ! cria-t-il. Espèce de
saleté à la tête rouge ! Tu voulais te montrer plus maligne que
Fregenal ? Me laisser gracieusement en vie ? Tu pensais que
j’allais vous regarder sagement pendant que vous le mettiez à
mort ?
Korin, toujours à terre, massait son genou pour calmer la
douleur qui battait. Visenna ne bougeait pas.
— Il arrive, cria Fregenal. Regardez ! Réjouissez-vous de
cette vision, car dans peu de temps le kochtcheï arrachera vos
yeux de vos crânes ! Il est déjà là !
Korin regarda autour de lui. De derrière un éboulement de
rochers, à une bonne centaine de pas, se dressaient les
articulations coudées et gauches des jambes d’une araignée. Peu
après, un corps de six mètres de diamètre s’avança en grondant
sur le tas de pierres, plat comme une assiette, couleur de rouille
et couvert d’excroissances piquantes. Trois paires de pattes
s’avancèrent de façon mesurée, transportant le corps plat par-
dessus les débris. La quatrième paire de membres, la frontale,
d’une longueur disproportionnée, était armée de puissantes
pinces, hérissées d’aiguilles pointues et de corne.
C’est un rêve, pensa Korin. Un cauchemar. Réveille-toi.
Hurle et réveille-toi. Hurle. Hurle. Hurle !
Il oublia son genou douloureux, courut vers Visenna et tira
sur son épaule toute molle. Les cheveux de la druidesse étaient
poisseux de sang qui coulait déjà le long de son cou.
« Visenna… ». Il déglutit, la gorge serrée par la peur.
« Visenna… »
-36-
Fregenal émit un rire plein de folie qui se réverbéra sur les
murs du ravin. Le rire se répercuta jusqu’aux oreilles de Mikula
qui était en train de foncer, hache à la main. Lorsque Fregenal le
remarqua du coin de l’œil, il était déjà trop tard. La hache
percuta son dos, un peu au-dessus de la hanche, et pénétra
jusqu’au manche. Le sorcier s’écroula au sol avec un cri de
douleur, arrachant la hache des mains du forgeron. Mikula mit
le pied sur son dos, retira la hache et frappa à nouveau. La tête
de Fregenal fit la culbute à travers les décombres, pour finir sa
course contre l’un des crânes qui reposait sous les roues du
chariot brisé.
Boitant, titubant sur les roches, Korin tirait Visenna derrière
lui ; elle était molle et sans réaction. Mikula se précipita vers
eux, attrapa la fille, la fit passer sans effort sur son épaule et
commença à courir. Même sans fardeau Korin était incapable de
le suivre. Il regarda par-dessus son épaule. Le kochtcheï se
rapprochait, faisant crisser ses jointures ; les pinces étendues
devant lui avançaient dans les hautes herbes, écartant les
pierres.
« Mikula ! » cria Korin, désespéré.
Le forgeron regarda en arrière, déposa Visenna, se précipita
vers Korin, le soutint et courut avec lui. Le kochtcheï prit de la
vitesse et souleva ses pinces piquantes.
« On n’y arrivera pas », haleta Mikula après un coup d’œil en
arrière. « On ne partira pas d’ici… »
Ils atteignirent le corps inanimé de Visenna.
« Elle saigne à mort », grogna Mikula.
Korin se reprit. Il tira la bourse de la ceinture de Visenna,
vida son contenu et attrapa, sans porter attention aux autres
objets, la pierre roussâtre couverte de runes, écarta les cheveux
blond ardent poisseux de sang et pressa l’hématite sur la plaie.
Le sang cessa immédiatement de couler.
— Korin ! cria Mikula.
Le kochtcheï était proche. Il étendit ses pattes antérieures,
les pinces grandes ouvertes. Mikula vit les yeux tourner sur les
antennes et la mâchoire coupante juste en dessous. Tout en
avançant le kochtcheï sifflait en rythme : « Tsss, tsss, tsss »
— Korin !

-37-
Korin ne réagit pas, chuchotant quelque chose sans enlever
l’hématite de la plaie. Mikula se précipita vers lui, pris son bras,
le retira de Visenna, prit la druidesse dans ses bras. Ils
coururent. Le kochtcheï, sans cesser un instant de siffler, leva
ses pinces, arracha son abdomen chitineux des rochers et se
précipita derrière eux. Mikula comprit qu’ils n’avaient pas une
chance.
En provenance de la passe, un cavalier en veste de cuir
déboula vers eux à une vitesse folle, une grande épée levée au-
dessus de sa tête enserrée dans un casque en cotte de mailles.
Dans le visage hirsute, de petits yeux pétillaient et des dents
pointues étincelaient.
En lançant un cri de guerre, Kehl plongea sur le kochtcheï.
Mais avant même qu’il n’ait atteint le monstre, les terribles
pinces se refermèrent, attrapant le cheval. Le bobolak tomba de
sa selle et s’écrasa sur le sol.
Sans effort apparent, le kochtcheï leva le cheval avec ses
pinces et le coinça contre l’excroissance pointue qui sortait de
l’avant de son corps. Les mâchoires coupantes se refermèrent
brusquement, le sang du cheval éclaboussa les pierres aux
alentours, des viscères fumantes de l’estomac défoncé partirent
en éclat sur le sol.
Mikula se précipita et remit sur pieds le bobolak mais ce
dernier le repoussa, brandit son épée, poussa un cri tellement
fort qu’il en couvrit les hennissements du cheval en train de
mourir et fonça sur le kochtcheï. Avec l’agilité d’un singe il
glissa sous les articulations épaisses et osseuses des membres
antérieurs et dagua un pédicule optique de toutes ses forces. Le
kochtcheï siffla, lâcha le cheval, balança ses pinces latéralement,
touchant Kehl avec les épines pointues, l’arracha du sol et le jeta
sur le côté. Kehl s’écrasa sur les rochers et lâcha son épée. Le
kochtcheï fit un demi-tour, étendit ses pinces et l’attrapa. Le
petit visage du bobolak était suspendu dans les airs.
Mikula hurla de colère, arriva près du monstre en deux
grandes enjambées, décocha un grand coup et toucha la
carapace de chitine avec sa hache. Korin quitta Visenna et, sans
y réfléchir à deux fois, partit de l’autre côté et usa de ses deux
mains pour enfoncer son épée dans un interstice entre la
-38-
carapace et une patte. Il s’arc-bouta et utilisa sa poitrine pour
enfoncer l’épée jusqu’à la garde. Mikula grogna et frappa à
nouveau, la carapace se fendit et un liquide verdâtre et puant
commença à bouillonner. Le kochtcheï siffla à nouveau, laissa le
bobolak et leva une nouvelle fois ses pinces. Korin s’affala au
sol, tirant sur son épée, en vain.
— Mikula, hurla-t-il, en arrière !
Tous deux prirent la fuite, intelligemment dans deux
directions différentes. Le kochtcheï hésita, fit racler son
abdomen sur les rochers et fonça vers Visenna qui était en train
de se mettre à quatre pattes, la tête pendante. L’oiseau
multicolore voletait un peu au-dessus d’elle, battait des ailes et
criait, criait, criait…
Le kochtcheï était proche.
Mikula et Korin se précipitèrent vers elle tous les deux et se
mirent dans le chemin du monstre.
— Visenna !
— Madame !
Sans s’arrêter, le kochtcheï étala ses pinces.
— Dégagez de mon chemin ! cria Visenna. Elle se mit à
genoux et leva les mains. Korin, fiche le camp de là !
Tous deux se jetèrent de côté, vers les murailles de la ravine.
— Hunenaa flammeaaoth kerelanth ! cria la magicienne
d’une voix puissante tout en étendant les mains vers le
kochtcheï. Mikula remarqua quelque chose d’invisible avançant
de Visenna vers la créature. L’herbe était écrasée, de petites
pierres étaient rejetées sur les côtés comme si elles étaient
prises sous le poids d’une grande sphère qui roulait à une
vitesse croissante. Une trainée irrégulière de lumière jaillit des
paumes de Visenna, toucha le kochtcheï et se répandit sur la
carapace comme un filet de langues de feu. Une détonation
éclata dans l’air avec un énorme boum. Le kochtcheï explosa,
éclaté en une fontaine verte de fluides vitaux et un nuage de
chitine, de pattes et de boyaux ; le tout jaillit dans les airs puis
se répandit en pluie et crépita sur les rochers, arrosant les
broussailles aux alentours. Mikula mit un genou au sol et se
protégea la tête avec les mains.

-39-
Tout était silencieux. Là où juste avant se trouvait le
monstre, il n’y avait plus qu’un cratère noir, rond, fumant,
éclaboussé de fluide vert et recouvert de lambeaux difficiles à
reconnaitre.
Korin essuya les traces vertes sur son visage et aida Visenna
à se lever. Visenna frissonna.
Mikula se pencha sur Kehl. Les yeux du bobolak étaient
ouverts. L’épaisse veste en cuir de cheval était en lambeaux ; au-
dessous on pouvait voir le peu qu’il restait d’une épaule et d’un
flanc. Le forgeron voulut dire quelque chose mais il n’y arriva
pas. Korin le rejoignit, soutenant Visenna. Le bobolak tourna la
tête vers eux. Korin regarda son épaule et déglutit difficilement.
— C’est vous, mon prince, dit Kehl doucement, avec calme,
vous qui aviez raison… Je ne suis rien sans mes armes. Et sans
mon bras ? C’est la merde, hein ?
Le calme du bobolak déconcertait Korin davantage que la
vue des os broyés qui sortaient des horribles blessures. Se dire
que la créature était encore en vie, c’était juste inimaginable.
— Visenna, murmura Korin en regardant la magicienne d’un
air suppliant.
— Il n’y a rien que je puisse faire, Korin, dit Visenna, la voix
cassée. Son métabolisme est totalement différent de celui d’un
humain… Mikula… Ne le touchez pas…
— Vous êtes revenu, bobolak, soupira Mikula. Pourquoi ?
— Parce que mon métabolisme est complétement différent…
de celui d’un humain, dit Kehl avec beaucoup d’effort, la voix
chargée de fierté. Un filet de sang coula de sa bouche et teinta la
fourrure cendrée. Il tourna la tête, regarda Visenna droit dans
les yeux.
— Eh bien, sorcière à la tête rouge ! Votre prophétie était
vraie, mais vous devez la concrétiser vous-même.
— Non ! gémit Visenna.
— Si, dit Kehl. Vous le devez. M’aider. Mon heure est venue.
— Visenna, soupira Korin, horrifié. Ne me dites pas que vous
voulez…
— Partez ! cria la druidesse en lâchant un sanglot. Partez
d’ici, tous les deux !

-40-
Mikula détourna le regard et tira Korin par le bras. Korin le
suivit. Il vit seulement Visenna se mettre à genoux aux côté du
bobolak, toucher doucement son front, caresser ses tempes.
Kehl se contracta, commença à trembler, se tendit puis se figea,
immobile.
Visenna pleura.

IX

L’oiseau multicolore sur l’épaule de Visenna inclina sa frêle


tête et fixa la magicienne avec ses yeux ronds et inertes. Le
cheval trottait le long de la route défoncée, le ciel était clair et
bleu cobalt.
— Tuuit tuiit trk, dit l’oiseau multicolore.
— C’est possible, acquiesça Visenna. Mais là n’est pas la
question. Tu ne comprends pas. Je ne blâme personne. Ce qui
me désole c’est que j’ai tout appris de cette affaire par Fregenal,
pas par toi. Ça me désole vraiment. Mais je te connais depuis
des années, je sais que tu n’es pas très causant. Je pense que si
je t’avais posé la question directement, tu m’aurais répondu.
— Trk, tuuuit ?
— Evidemment. Pendant un moment. Mais tu sais comment
c’est avec nous. Un seul grand secret et tout devient secret.
Finalement tout revient à une question d’échelle. Je ne refuse
pas d’être payée pour une guérison quand je sais que celui qui
m’offre de l’argent peut se le permettre. Je sais que le prix de
certains services peut être très élevé. Et pour de bonnes raisons,
tout devient de plus en plus cher et il faut prendre soin de soi.
Là n’est pas la question.
— Twwiiit. L’oiseau passa d’un petit pied sur l’autre.
Korriiin.
— Tu es très intelligent. Visenna sourit amèrement, pencha
la tête vers l’oiseau pour qu’il puisse toucher doucement sa joue
avec son bec. C’est ce qui m’ennuie. J’ai vu comment il me
regardait. Pas seulement une sorcière, pensait-il sûrement, mais
aussi une intrigante, cupide et calculatrice.
— Tuwiit trk trk tuuuiit ?

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Visenna tourna la tête.
— Eh bien, ce n’est pas un mal, murmura-t-elle en faisant un
clin d’œil. Je ne suis plus, comme tu le sais, une jeune fille, je ne
perds pas la tête si facilement. Cependant je dois admettre…
J’erre sans but depuis trop longtemps, seule… Mais ça ne te
regarde pas. Ferme ton bec.
L’oiseau se tut et ébouriffa son plumage. Ils se rapprochaient
de la forêt ; la route s’évanouissait dans les sous-bois sous une
épaisse canopée.
— Ecoute, lâcha Visenna après un moment. Qu’est-ce que tu
en penses, à quoi peut donc ressembler le futur ? Est-il vraiment
possible que les humains n’aient plus besoin de nous ? Pour des
choses simples, comme les guérisons ? Certes il y a des progrès
dans, par exemple, la phytothérapie, mais peux-tu imaginer
qu’un jour elle puisse permettre de soigner la coqueluche ? La
fièvre puerpérale ? Le tétanos ?
— Twiik twiiit.
— C’est aussi une réponse, je suppose. Théoriquement il
serait même possible que le cheval se joigne à notre
conversation à n’importe quel moment pour dire quelque chose
d’intelligent. Et le cancer ? Ils pourront maîtriser le cancer ?
Sans la magie ?
— Trrk !
— C’est ce que je pense aussi.
Ils pénétrèrent dans la forêt qui sentait le froid et l’humidité.
Ils traversèrent un cours d’eau peu profond. Visenna se dirigea
vers une petite colline, puis revint dans le courant qui montait
au niveau des étriers. Elle retrouva finalement le chemin, qui
était sablonneux mais envahi de végétation. Elle connaissait ce
chemin, elle l’avait suivi il y a à peine trois jours de cela, mais
dans la direction opposée.
— Il me semble, continua-t-elle, qu’un petit changement
nous ferait du bien. On s’atrophie, on se tient trop près et sans
critique de la tradition. Si je retourne…
— Twiit, l’interrompit l’oiseau multicolore.
— Quoi ?
— Twiit.
— Qu’essayes-tu de me dire ? Pourquoi non ?

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— Trrrrk.
— Quelle inscription ? Et quel poteau ?
L’oiseau s’agita sur son épaule, s’envola et disparut dans le
feuillage.
Korin était assis là, son dos reposant contre le poteau au
carrefour, et la regardait avec un grand sourire. Visenna sauta
de sa selle, s’approcha. Elle se sentit sourire contre sa volonté, et
de plus elle présumait que son sourire était peut-être un peu
niais.
— Visenna, l’appela Korin. Avouez-le, ne seriez-vous pas en
train de m’embrumer l’esprit avec une magie quelconque ?
Parce que je ressens une grande joie à cette rencontre, une joie
carrément surnaturelle. Spontanée, aussi dure que du bois. Ce
ne peut être que magique.
— Vous m’attendiez.
— Vous êtes incroyablement intelligente. Voyez-vous, je me
suis réveillé au petit matin et j’ai remarqué que vous aviez
décampé. Comme c’est gentil de votre part, me suis-je dit, de ne
pas m’avoir réveillé pour un stupide au revoir sans la moindre
signification. On peut très bien s’en passer. D’ailleurs après
tout, de nos jours, qui salue et dit au revoir ? Ce n’est rien
d’autre qu’une obligation, une habitude, n’est-ce pas ? Je me
suis retourné et j’ai dormi encore un peu. Ce n’est qu’après avoir
pris mon petit déjeuner que je me suis souvenu d’un truc
particulièrement important que j’avais à vous dire. Alors j’ai
sauté sur mon cheval et j’ai pris un raccourci.
— Et qu’avez-vous donc à me dire ? s’enquit Visenna en se
rapprochant, regardant les yeux bleus qu’elle avait vus dans ses
rêves la nuit précédente.
Korin dévoila ses dents en un sourire ravageur.
— C’est assez délicat, dit-il. Cela peut difficilement se
résumer en quelques mots. Je ne sais pas si je puis y arriver
avant le crépuscule.
— Commencez, pour le moins.
— C’est ça le truc. Je ne sais pas par où commencer.
— Sire Korin en manque de mots ; Visenna secoua
doucement la tête, toujours en souriant. Un évènement sans
précédent. Alors disons : commencez par le début.
-43-
— Ce n’est pas une mauvaise idée, rétorqua Korin, feignant
de redevenir sérieux. Vous savez, Visenna, j’ai trop longtemps…
— … parcouru sans but les bois et les chemins du pays tout
seul, finit la magicienne en enroulant ses bras autour de son
cou.
L’oiseau multicolore, là-haut dans les branches, battit ses
petites ailes, les étira et fit basculer sa tête en arrière.
— Trrrk twiit twiiit, dit-il.
Visenna quitta les lèvres de Korin, regarda l’oiseau et lui fit
un clin d’œil.
— Tu avais raison, répondit-elle. C’est vraiment une route
sans retour. Vole, dit-leur…
Elle hésita, puis renonça.
— Ne leur dit rien.

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Notes du traducteur

Tout d’abord un rappel. Le texte ci-dessus est passé par trois


traductions successives : du polonais à l’allemand, puis à
l’anglais et enfin au français. Nul doute que malgré toute la
meilleure bonne volonté du monde le style d’origine du texte de
Sapkowski a dû être quelque peu édulcoré, simplifié. Il se peut
que vous trouviez l’écriture un peu plate ; moi aussi. Mais sauf à
vouloir réécrire l’œuvre, je me suis seulement efforcé de rester
aussi proche que possible du texte anglais écrit par Tina. J’ai
essayé de donner un petit coup de fouet lors d’une deuxième
passe qui a suivi la traduction du texte entier mais je ne voulais
pas non plus réinventer le texte.

Beaucoup attendaient probablement, comme moi, de ce texte


qu’il confirme de façon explicite la rumeur amplement
répandue que les Visenna et Korin de cette nouvelle sont les
parents de Geralt. Force est de constater qu’il n’en est rien.
Visenna et Korin s’embrassent pour la première fois à la fin de
l’histoire, ils feront manifestement un bout de chemin
ensemble, mais rien ne laisse supposer qu’ils auront un enfant
et que celui-ci deviendra Geralt de Riv.

Cependant la ressemblance entre la Visenna guérisseuse de la


présente nouvelle et Visenna la guérisseuse, mère de Geralt,
telle que Sapkowski la décrit lors de leur rencontre dans
Quelque chose en plus est trop flagrante pour qu’on ait le
moindre doute sur le fait que ce soit la même personne :
De faible constitution, elle portait des vêtements d’homme. […]
Ses cheveux étaient serrés par un bandeau de peau de serpent.
[…] Ses cheveux étaient roux comme le feu.

Donc la Visenna de La Route Sans Retour est bien la mère de


Geralt. Après on peut toujours supposer que Korin est son père,
mais on n’en aura jamais aucune certitude.

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Une autre petite déception relative à Geralt est l’absence de tout
évènement daté ou situable dans le temps. En admettant que
Visenna et Korin aient donné le jour à Geralt, j’espérais trouver
dans le texte quelque chose qui permettrait de lui donner un âge
approximatif, mais aucune information de cette nature n’est
présente. Tant pis.

Par contre, une remarque intéressante que l’on peut se faire en


2015 est que Sapkowski s’est inspiré de cette nouvelle pour bâtir
une partie de l’intrigue de son dernier roman sur le sorceleur,
La Saison des Orages, sorti en 2013. En effet, dans ce dernier,
Geralt découvre que certains monstres ont été créés par des
mages qui expérimentaient le résultat de mutations sur des
animaux. Et on peut lire dans ce roman : « À partir de petites
créatures ordinaires, Malaspina, Alzur et Idarran, c’est
prouvé, ont créé des géants, tels ces myriapodes, ces araignées,
ces kochtcheïs et les diables savent quoi d’autre encore. » On
retrouve donc dans La Saison des Orages de 2013 une
évocation des sortilèges créés par Alzur que Fregenal a utilisés
pour créer un kochtcheï dans La Route Sans Retour écrite en
1988.

Quelques notes maintenant sur des détails de traduction.

Le texte anglais parle de « jasper », du jaspe, comme étant les


pierres jaunes. Or il n’existe pas à ma connaissance de jaspe
jaune, il est plus généralement rouge. J’ai donc remplacé le
jaspe par de l’ambre.

Le texte anglais cite les villages de Key, Sill et Stalk, dont les
noms ont été manifestement anglicisés. Si Key pourrait être
facilement francisé en La Clé, faute de trouver des noms
francisés satisfaisants pour les deux autres j’ai choisi de
redonner aux trois villages leurs noms polonais d’origine, à
savoir Klucz, Porog et Kaczan.

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Bien que certains noms soient différents dans les versions
allemandes et anglaises, j’ai redonné à tous les personnages les
noms originaux polonais qu’ils ont dans le texte de Sapkowski.

Dans le texte anglais le monstre est appelé « koshchey ». Or la


traductrice officielle de la version française de La Saison des
Orages, Caroline Raszka-Dewez, l’a traduit « kochtcheï ». Pour
des raisons évidentes d’homogénéité entre les versions
françaises j’ai décidé d’utiliser le même mot qu’elle (bien qu’il
soit plus difficile à prononcer).

Daneel53

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