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PORTRAITS ET SOUVENIRS

BERNARD GAVOTY

Reynaldo Hahn,
Marcel Proust
et la Belle Epoque

$ J l faut bien se dire une chose : l'art n'est pas nécessaire ici-bas.
* Ce qu'il y a de beau en lui, c'est qu'il est totalement inutile et
que nous nous accrochons tous à la croupe d'une éblouissante chimère
dont la conquête n'est indispensable à personne. Enivrés d'un mirage
sublime, qui nous éloigne de tout ce qui fait le besoin et le fond
de la vie terrestre, nous nous envolons, risquant notre existence, vers
des horizons enflammés. Pourquoi ? Pour rien — et c'est cela qui
est beau, je le répète : pour le désir de mettre un peu de beauté sur
tant de laideur, et voilà tout. L'art n'est pas utile, c'est triste à dire ;
il n'a jamais amélioré personne d'une manière efficace, définitive; il
n'a jamais produit de transformation que sur lui-même; jamais un
pays et une époque n'en ont été plus dépourvus que la divine Galilée
et le temps où Jésus préparait le nouveau monde. Bien au contraire, il
est aisé de vérifier que les époques les plUs favorables à l'art et les
plus riches en chefs-d'œuvre ont été les plus démoralisées. Cela
n'amoindrit en rien l'art. Mais enfin, il faut que l'artiste sache qu'il
n'a de mission à remplir qu'envers lui-même et envers Dieu — ce
qui revient au même, 'si l'on y réfléchit... ».

Qui écrit cela ? U n homme de lettres ? Nullement. U n jeune


musicien de dix-neuf printemps, né au Venezuela, en 1875, d'une
mère espagnole et d'un père germano-hollandais. Venu tout bébé
en France avec les siens, i l entre au Conservatoire à l'âge de dix ans :
« Je n'ai guère fait d'* études » et le français n'est même pas ma
langue maternelle... » Enfant prodige, élève de Massenet, qu'il adore,
le jeune Reynaldo n'a pas treize ans lorsqu'il compose sa première
mélodie : Si mes vers avaient des ailes. Elle est gracieuse, faussement
naïve, très habile même : rapidement, elle fera le tour du monde.
Déjà Reynaldo Hahn mène de front les deux coursiers attelés à son
char : la musique et la littérature. D'ailleurs, i l ne les conçoit pas

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désunis. Pour lui, le rôle essentiel de la musique est d'accroître le
pouvoir de pénétration des mots, de sensibiliser l a phrase : « Une
syllabe évocatrice, écrit-il à Edouard Risler (1), un élan qui donne
l'illusion de la parole, voilà qui m'emballe au delà de toute expres-
sion. Je n'ai jamais ressenti, entends-tu, jamais, une émotion intérieure
en écoutant une œuvre symphonique, quelle qu'elle soit, même de
Beethoven, même de Mozart. Je ne suis ému qu'au théâtre, ou
lorsqu'il y a des paroles. C'est un phénomène inexplicable, mais
certain. Devant une œuvre purement instrumentale, je n'éprouve que
de l'admiration, mais je ne m'y mêle pas. Une phrase musicale me
charme et me ravit, mais elle m'émeut rarement : seuls les sentiments
me bouleversent. »
Ses dieux sont alors Massenet, Gounod et Saint-Saëns, non seule-
ment parce qu'ils sont d'admirables musiciens, mais parce qu'en eux
l'intelligence gouverne sans cesse le talent et que les sentiments sont
sous la dépendance d'un sens critique aigu. « L'acte du jardin, dans
Faust, est livré à l'amour, c'est entendu, mais l'enthousiasme y reste
gouverné par la réflexion — ce qui ne nous empêche pas d'être émus
jusqu'au fond du cœur. Merveille du moment où, pour la première
fois dans l'histoire du théâtre lyrique, l'amour s'avance 'sur la scène
et se met à chanter... »
C'est dans les salons parisiens que le jeune Reynaldo fait ses
débuts. Chez la princesse Mathilde, on aime médiocrement la musique,
mais la maîtresse de maison a du caractère. Elle se réclame à bon
droit de son oncle illustre : « Sans « lui », bougonne-t-elle, je vendrais
des oranges dans les rues d'Ajaccio. Enfin, nous avons un militaire
dans la famille t »
U n peu plus tard, Reynaldo sera invité chez M m e Aubernon, qui a,
selon le mot aussi méchant que drôle de Montesquiou, « l'air d'une
reine Pomaré aux cabinets ». Chez cette aimable dame, qui offre à
dîner tous les mercredis et samedis, Reynaldo fait la connaissance du
baron Doazan qui, avec Robert de Montesquiou, inspirera à Proust
le personnage de Charlus.
Autre salon musical : celui de la marquise de Saint-Paul, née
Diane de Feydeau de Brou. Bonne pianiste, mauvaise langue, sur-
n o m m é e « le serpent à sonates », elle s'attire du terrible Montesquiou
un mot acerbe : « C'est aussi dommage pour le paganisme et pour
le christianisme qu'elle s'appelle à la fois Diane et Saint-Paul ! »
E n son hôtel de l'avenue Hoche, M m e A n n a n de Caillavet,
l'égérie d'Anatole France, reçoit par tradition les célébrités. E t
cependant, « je n'aime pas, dit-elle, les gens arrivés, parce que, en
général, ils arrivent si fatigués l » U n soir, devant le jeune Marcel

(1) Edouard Risler et Alfred Cortot furent, au Conservatoire, dans les clas-
ses de piano, les amis intimes de Reynaldo Hahn : « Cortot, au regard d'encre
de Chine — Risler: deux yeux bleus dans un cœur d'or. Nous formions un
trio inséparable ».

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Proust, Capus, D'Annunzio et Loti, Porto-Riche se fâche tout rouge
en apprenant que le comédien Truffier a rimé sur lui un quatrain
insolent :

J'aimerais mieux, n'étant pas chiche,


Qu'on me servît sur un plateau
Un verre de pauvre porto,
Que quatre vers de Porto-Riche.

Chez M m e de Saint-Marceaux, F a u r é et Messager, anciens condis-


ciples de l'école Niedermeyer, tous deux élèves de Saint-Saëns, jouent
à quatre mains certain Quadrille tétralogique, qui parodie les thèmes de
l'Anneau du Nibelung, entendu à Bayreuth, et qu'ils interprètent en
style d'opérette, avec des broderies improvisées et d'ailleurs impré-
visibles.
Ce n'est toutefois chez aucune des nobles dames citées plus haut (2)
que Reynaldo Hahn fait ses débuts. Sur le conseil de son ami Massenet,
Alphonse Daudet confie au débutant la brève musique de scène d'une
de ses pièces : l'Obstacle. D'emblée, i l se prend d'affection pour
Reynaldo, qui devient rapidement l'ami de ses deux fils : Lucien et
Léon. A quinze ans, Reynaldo est déjà l'auteur des Chansons grises,
qui ont la vertu d'apaiser les souffrances du maître : « Allons, mon
petit musico, jouez-moi ma chère musique préférée. Aidez-moi à
rester un marchand de bonheur ! » « Reynaldo, note Léon Daudet,
fut pour mon père un vrai enchanteur. Les mélodies qu'il lui faisait
jouer trois fois de 'suite, d'un génie si précoce, si savantes et déliées, si
perspicaces et mollement sensuelles, le mettaient positivement en
extase. Il fermait à demi les yeux, assis dans son grand fauteuil. Sa
main nerveuse pressait le bec de sa canne. Ses lèvres entrouvertes
paraissaient boire le son. » Les Chansons grises, Trois jours de
vendanges, Cimetière de campagne, tant d'autres bijoux, ciselés par
Reynaldo, émerveillent jusqu'aux Goncourt, qui ont cependant horreur
de la musique. U n soir Reynaldo chante des chansons bretonnes :
autour de l u i , Daudet, L o t i et Zola font les chœurs... Depuis son
jeune âge, i l a pris l'habitude de chanter en s'accompagnant au
piano :

Du do premier au final do,


Glissent les doigts de Reynaldo.

note Jean Cocteau, qui ajoute : « Une cigarette éternelle ïécendrait


au coin de ses lèvres, une bouffée de son s'envolait dans un fil de
fumée. » Familier du même spectacle, Mallarmé y va d'un quatrain
obscur et flatteur :

(2) Exception faite de la princesse Mathilde, chez qui le petit Reynaldo,


âgé de neuf ans, jouait et chantait au piano des refrains d'Offenbach.

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•it

Vi»'-
La fleur qui chante au langage
Du poète Reynaldo
Hahn tendrement le dégage
Comme en l'allée un jet d'eau.

Plus tard, se trouvant à Venise en mondaine compagnie, Henri


de Régnier se souviendra d'avoir entendu Reynaldo, embarqué sur
une gondole, chanter, en s'aidant d'un petit piano droit, ses Venezia :

Reynaldo, vous chantez, cigarette à la bouche,


Des airs vénitiens langoureux et troublants...

« J'ai toujours été grand lecteur, note Reynaldo Hahn. Je crois


bien, ma foi, que j'ai tout lu. Parmi mes préférés, Alphonse Daudet
occupait une place de choix. Couché à plat ventre et par terre, le
menton dans les mains, je dévorais les Lettres de mon moulin, F r o -
mont jeune et Risler aîné, Jack, Sapho, le Petit Chose, le Nabab, les
Rois en exil... Sous l'empire de la douleur, ses lèvres fines et ses
yeux d'un brun foncé avaient par moments une sorte de défaillance
frémissante — ces lèvres et ces yeux qui avaient connu toutes les
crispations de la souffrance... »
U n soir, Daudet plaisante sa femme sur le désir, exprimé par elle,
de visiter un asile d'aliénés :
— Mais, voyons, lui dit-il, tu sais bien, Julia, que c'est toujours
la même chose : on voit une folle qui croit qu'elle a cinq ans et qui
s'imagine être la reine Victoria...
— C'est vrai, dit Goncourt, mais la plus embêtante, c'est celle
qui se croit Paul et Virginie !
U n autre jour, en présence de Maurice Donnay, Reynaldo s'aban-
donne aux délices de l'exagération :
— J'ai fait hier un déjeuner fabuleux pour un franc vingt-cinq :
du saumon, de la langouste, du canard, un fromage exquis, du Corton
et un entremets des dieux!
— Pour un franc vingt-cinq, s'exclame Donnay : ça, je ne le
croirai jamais !
— Evidemment ! conclut Reynaldo : mais avouez que ce n'était
pas cher !
Personne, mieux que Reynaldo Hahn, n'a sans doute compris
Alphonse Daudet. Après la mort du romancier et lors de la parution
d'un volume de souvenirs dédié par Léon à son père, Reynaldo écrit
à son ami : « Ce que vous n'aurez pu fixer, c'est le mystère brûlant et
doux qui émanait de lui et qui s'est évanoui à jamais. » E n quelques
mots, mieux qu'en un long article, tout est dit.

L 'aîné de quatre ans de Reynaldo Hahn, Marcel Proust fréquentait


également chez Alphonse Daudet. Mais c'est chez l'aquarelliste
Madeleine Lemaire — elle fournira des traits à M m e Verdurin et à l a

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marquise de Villeparisis — que les deux jeunes gens font connaissance,
au mois d'août 1894. Dans son château de Réveillon, en Seine-et-
Marne, Madeleine Lemaire peint infatigablement des roses : « C'est
elle, note Montesquiou, qui, après Dieu, en a le plus créé... »
E n 1894, Reynaldo Hahn a tout juste dix-neuf ans. Ses expériences
sentimentales se résument à un amour platonique mais fervent qu'il
a éprouvé, dès sa quinzième année, pour Cléo de Mérode. Jusqu'à la
fin de sa vie, Cléo sera pour lui « ce qu'il y a de plus beau, de plus
parfait, de plus unique au monde », mais c'est un amour pur : aucun
geste ne le gâtera jamais. E n revanche la belle Liane de Pougy a conçu
pour Reynaldo un amour moins éthéré, auquel le jeune musicien
semble avoir opposé, sinon en paroles, du moins dans le domaine des
« réalités », une indifférence glaciale. I l aime « bien » Liane — mais
il ne l'aime pas vraiment. E t cependant, les lettres de Liane sont de
feu ! Toutefois, à quelques lignes de distance, elle appelle Reynaldo :
« Mon amant... mon seul amant » — puis elle l'informe de ses der-
nières conquêtes et de ses projets amoureux avec « le petit X . . . »
ou « le vieux S... ». Amour de tête !
A u cours de cet été 1894, se noue entre Proust et Reynaldo H a h n
une amitié « particulière ». C'est Proust qui a pris feu le premier.
D'abord le musicien le fascine : « Quand il se met au piano, avec
sa cigarette au coin des lèvres, tout le monde se tait, l'entoure et
l'écoute. Chaque note est une parole ou un cri. La tête légèrement
renversée en arrière, la bouche mélancolique, un peu dédaigneuse,
laisse s'échapper la voix la plus triste et la plus chaude qui soit. Cet
instrument de génie qui s'appelle Reynaldo Hahn étreint les cœurs,
mouille les yeux, courbe l'un après l'autre, dans une silencieuse et
solennelle ondulation. Jamais, depuis Schumann, la musique écrite pour
peindre la douleur, la tendresse, l'apaisement devant la nature, n'eut
des traits d'une vérité aussi humaine, d'une beauté aussi absolue. »
(3). L'exagération de Marcel Proust est assurément sincère.
C'est à Réveillon que se situe l'épisode des rosiers du Bengale,
noté par Proust dans Jean Santeuil. Les deux jeunes gens sont, à cette
époque, au plus brûlant de leur liaison. Celle-ci ne durera que deux
ans, mais elle se muera en une amitié qui durera jusqu'à la mort de
Marcel. « Douce, profonde, impénétrable amitié », griffonne Proust
en post-scriptum d'une lettre à son ami. L e futur auteur de la Recher-
che du temps perdu est musicien d'instinct, mais Reynaldo développe
considérablement ce don naturel — ce qui n'empêchera pas Marcel
Proust d'avoir, finalement, des goûts musicaux plus audacieux que
ceux de Reynaldo, résolument traditionaliste. D'emblée, Proust a
saisi ce qu'il y avait d'unique, de magique, dans le génie de Wagner
et l'art de Debussy. Quant à Wagner, i l n'a pas de peine à convaincre
Reynaldo, mais celui-ci demeure délibérément hostile à « Claude de
France » : le musicien l'inquiète et l'homme l'agace. Pour faire plaisir

(3) Marcel Proust: Chroniques.

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à Reynaldo, Marcel Proust fera semblant d'admettre que la « petite
phrase de Vinteuil », appelée à symboliser l'amour de Swann pour
Odette, a été inspirée par la très fade Sonate en ré mineur pour violon
et piano de Saint-Saëns. E n réalité, cette phrase, idéale et composite,
fait allusion à différents ouvrages : à la Sonate de Franck, à celle
de Debussy, à la Sonate en la de F a u r é , au Quatuor, puis au Quintette
de Franck, à Lohengrin, à Parsifal — et surtout, peut-être, à l'adagio
de la Sonate de Lekeu, ainsi que le révélera Reynaldo Hahn après la
mort de Proust.
A u printemps de l'année 1895, Proust va passer un après-midi au
Jardin des Plantes avec Reynaldo. Les deux amis contemplent lon-
guement les « colombes poignardées » : i l s'agit, en fait, de pigeons
qui portent sur leur poitrine une tache rouge comme du sang. « Elles
ont l'air de nymphes qui se sont suicidées par amour et qu'un dieu
a muées en oiseaux », suggère Reynaldo. Cette étrangeté de la nature
cause une si vive impression à Proust qu'en 1913 i l songera un moment
à donner à l'un des chapitres de la Recherche le nom des Colombes
poignardées.
A u mois de septembre 1895, Marcel et Reynaldo font un séjour en
Bretagne. Reynaldo est ainsi fait qu'il voit simultanément, implacable-
ment, le double aspect des choses. L e même spectacle l'irrite et
l'enchante : « Que d'excursions odieuses, que de voyages éreintants !
Et tout cela pour ne voir que des choses brûlées, arides, plates, assom-
mantes et mélancoliques! Mais quelle rage a-t-on de partir toujours
pour dés contrées lointaines, de voyager dans des trains meurtriers, et
de coucher dans des lits indicibles, de manger des horreurs — nour-
riture d'auberge me dira-t-on : pas de choses compliquées, mais elles
sont toutes ratées ! —, de n'avoir rien de ce qu'il faut pour vivre ?
Certes, il y a, par-ci par-là, des choses remarquables. Mais il faut
payer ces oasis par des épreuves sans nom. Et puis, que trouve-t-on
de si merveilleux dans ces coiffes de Bretonnes, dans ces taudis mal-
sains et puants où l'on couche à douze dans un bahut hermétique-
ment clos ? Te dire la qualité des hôtels m'est chose impossible. Celui
que nous habitons est le meilleur de Belle-Isle : eh bien ! c'est l'auber-
ge des Adrets ! Pour comble, il a fallu coucher dans une chambre à
deux lits, étroite comme un couloir, noire comme une chaufferette.
Quant aux lits, Procuste lui-même les désavouerait. La nourriture est-
bretonne. Heureusement, la nature est miraculeuse. Je n'ai jamais
rien vu d'approchant. Les couchers de soleil sont inouïs. Notfs avons
eu tour à tour la mer rouge sang, violette nacrée, d'argent, d'or,
blanche, vert émeraude, et hier nous avons pu la voir, grâce au
soleil, entièrement rosée, couverte de voiles bleues. Ah! cher Coco (4),
si nous n'avions pas la volonté, nous nous abandonnerions saris cesse
au découragement. Je te dirai un jour tout ce que j'ai modifié en moi,
moralement et intellectuellement, au prix de grandes souffrances. Nous

(4) Cette lettre est adressée au peintre Coco de Madrazo.

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passons si peu de temps sur cette terre que la pensée de contribuer à
son rayonnement doit être notre premier 'souci. On ne rayonne vraiment
que par le génie ou la bonté. En ces deux mots se résume tout ce
vers quoi nous devons tendre. » Aller du particulier au général,
comme de l'amertume à l'enthousiasme, est le signe des natures riches
D e surcroît, tout ce qui précède n'est-il pas d'un écrivain-né ?

A u reste, un des bonheurs de Reynaldo Hahn sera de collaborer,


sa vie durant, avec des hommes de lettres. A dix-sept ans, i l
compose un opéra, l'Ile du rêve, d'après le Mariage de Loti. Deux ans
plus tard, Catulle Mendès lui fournit le livret de la Carmélite, qui
retrace la douloureuse aventure de Louise de L a Vallière. De Shakes-
peare, i l tient le sujet du Marchand de Venise. René Fauchois lui inspire
Nausicaa et le « Oui » des jeunes filles. Avec R i p , i l écrit Brummet ;
avec Donnay et Duvernois, une revue et Malvina ; avec Fiers et Crois-
set, Ciboulette ; avec Guitry, Mozart, puis O mon bel inconnu. Reynal-
do a été à deux doigts de refuser Ciboulette, parce qu'il n'aime pas
l'odeur de l'ail. Croisset propose Citronnette, mais l a fadeur du titre
hérisse notre musicien. Sagement, i l revient à Ciboulette, qui lui vaudra
la gloire et, d'une manière épisodique l'aisance.
Pour mettre en musique Mozart, Guitry a songé tout d'abord à
Messager, dont le caractère acide fait craquer le projet. Alors Sacha
s'adresse à Reynaldo, qui hésite avant d'accepter : écrire une musique
qui ne soit ni un pastiche ni un outrage ? Finalement i l trouve une
solution élégante : i l se fiera, pour le principal, à son inspiration per-
sonnelle, mais, entre deux morceaux signés Reynaldo Hahn, i l
intercalera des épisodes de la plume de Mozart. Même, sur des
canevas harmoniques de Wolfgang-Amadeus, i l brodera, en bon
mozartien qu'il est, des mélodies de son cru. Ainsi mène-t-il à bien
une entreprise périlleuse. Aujourd'hui encore, Mozart est un succès
qui témoigne de l'incroyable « polyvalence » d'un talent que les
serins déclarent volontiers « facile ». Est-il vraiment si facile de passer
du style de l'opérette à celui de l'opéra, de composer dans le même
temps, ou peu s'en faut, Ciboulette et le Marchand de Venise, de faire
alterner les romances de Duparquet et les plaintes de Shylock, d'avoir
le même bonheur dans la conduite des Concertos pour piano et pour
violon que dans l'écriture serrée du Quintette et des deux Quatuors
à cordes, de soigner enfin la facture de la plus futile mélodie, parce
que, pour Reynaldo, tout ce qui dépend des prestiges du gosier
humain mérite qu'on s'y applique ?
« La voix ! la voix, c'est plus beau que tout ! Bien que naturelle,
organique, créée par Dieu, elle est le plus méprisé des instruments,
alors qu'elle les contient tous ! Instrument prodigieux, qui parle ! La
musique est devenue abstraite à cause de l'abolition de la voix. Quand
Orphée dompta les monstres de la route, connaissait-on l'orchestra-
tion ? « Tout cède au charme de la voix », a dit Bainville : tout, c'est

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vrai. C'est pourquoi, après avoir terminé de vagues besognes en faveur
de vils instruments, de bois et de boyaux de porc, je reviendrai, et
pour toujours, à la divine voix... »
Cet hymne à la voix commente et justifie l'œuvre mélodique et
lyrique, extrêmement abondante, de Reynaldo Hahn. N'oublions pas
l'hymne à la chansonnette. I l sait par expérience qu'il n'y a pas la
grande et la petite musique, mais seulement, comme dit Saint-Saëns, la
bonne et la mauvaise. Pour Reynaldo Hahn, un artiste de music-hall
n'est en rien inférieur au chanteur d'opéra. Par la méconnaissance des
lois de l'expression vocale, bien des interprètes fameux de grands ouvra-
ges lyriques manquent le but, alors que certains chanteurs populaires
ravissent par leur talent, modeste et parfait. Aussi bien, notre musicien
prendra-t-il parfois autant de plaisir à entendre au cabaret un Fragson,
un Polin, un Mayol, un Dranem, une Polaire qu'un V a n Dyck,
une Materna, un Pinza, un Reszké, un Faure à l'Opéra. L'esprit
souffle où i l veut.
Tout ce qui a trait au chant le fascine. Ainsi note-t-il soigneuse-
ment les sanglots d'un enfant, le cri d'une marchande des quatre
saisons, l'ouverture des voyelles chez un sergent de ville enjoignant
de « circuler », les inflexions du politicien cherchant ses mots à la
tribune de la Chambre. Séjournant à Montauban pour y prononcer une
conférence, i l prolonge une promenade en voiture, pour le seul plaisir
d'entendre son conducteur rouler les r avec une variété qui l'enchante.
A ce passionné, tout est sujet d'étude, de remarques, d'observations.
A longueur de journée, i l lit des partitions lyriques, non pour les clas-
ser, mais pour les connaître : les Visitandines, Rdse et Colas, Camille et
le Souterrain, Cendrillon, Janot et Colin, tout Monsigny, tout D u n i , tout
Philidor, etc. Parallèlement, i l dévore Cousin, Diderot, Taine, Sainte-
Beuve, Nietzsche, Sévigné, Fromentin, Tolstoï, Dumas, Chateaubriand.
L a soif d'apprendre du jeune Liszt dessèche aussi Reynaldo, qui veut
tout savoir, tout assimiler.
Qu'est-ce que le chant? D u souffle imprégné de son. Qu'est-ce
qu'une mélodie ? L'expression musicale d'un texte poétique. Pour
laisser à ce texte et à l a mélopée qui l'enrichit leur valeur primor-
diale, Reynaldo en vient parfois à ne pas accorder à l'accompagne-
ment pianistique plus d'importance q u ' à la rampe au théâtre. Sa
conception est exactement opposée à celle de Gabriel F a u r é — objet
de son admiration — dont les mélodies sont, en réalité, des lieder, bien
plus proches de ceux de Schumann que des mélodies françaises d'un
Gounod.
Chanteur lui-même — i l avait une voix de baryton Martin, point
très forte, mais chaude et flexible — , Reynaldo H a h n n'est que
plus à l'aise pour ridiculiser certains conseils formulés par des
professeurs de chant pour suggérer à leurs élèves une posture conve-
nable. Que dites-vous de ceci : « La meilleure est la suivante : le buste
à peine penché en avant, la pointe des épaulés ênergiquement tirée
vers le sol, la partie postérieure rejetée en arrière, les jambes légère-

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ment écartées, afin que le bas de l'abdomen, bien dégagé, ne remonte
pas sous la pression des cuisses. Le chanteur évitera absolument de
se cambrer. Une dernière recommandation : donner aux lèvres une
forme d'égouttoir... » « J'ai essayé, note Reynaldo Hann, je n'ai pas
chanté, mais je suis tombé par terre ! »
Comme i l les connaît, les « chanteuses du dimanche », préten-
tieuses et incertaines ! L'une de ces dames enjouées s'apprête à
chanter quelques-unes de ses mélodies, accompagnée par l'auteur :
— Maître, comme j'ai peur !
—. Moins que moi, madame, dit sérieusement Reynaldo.
A un amateur qui, après avoir chanté affreusement faux, sollicite
l'avis du maître :
— Au moins, ai-je la voix juste ?
— Tout juste!
Dans Notes, journal d'un musicien, l'auteur de Ciboulette déclare
qu'il « demande un châtiment sévère pour les jeunes filles qui chan-
tent mal quand elles ne sont pas ravissantes; la peine de mort pour
celles qui s'accompagnent elles-mêmes en regardant la musique, sans
mettre la pédale ; la peine de mort précédée de flétrissure publique et
de torture pour celles qui s'accompagnent par cœur, en faisant de
fausses basses et en mettant la pédale tout le temps! D'ailleurs,
conclut-il, rien n'est pire que la jeune fille qui chante — sinon la
dame qui lit. Ah! les « fines diseuses » / La fine diseuse est une
femme corsetée, tuyautée, vernissée, à la bouche en pointe, à l'œil
luisant, à la fossette malicieuse, qui chante à tort et à travers, en
changeant la mesure et le sentiment du morceau, tantôt précipitant
le débit, comme pour glisser sur une image scabreuse, tantôt le ralen-
tissant on ne 'sait pourquoi, en coulant une œillade friponne, tout
en se détournant à demi, comme pour se refuser d'un air prometteur.
Dans la bouche de ces personnes, les choses les plus innocentes pren-
nent un goût de fruit défendu ».
E n marge de toute ironie, qu'elle est belle, cette réponse du
ténor Jean de Reszké à un élève qui l u i demande :
— Maître, où faut-il appuyer la voix ?
— Sur le cœur!

V ers la fin de sa vie, en 1945, après un long exode dans le midi


de la France, Reynaldo Hann revient à Paris, « la seule ville
habitable, où l'on respire à l'aise, parce que l'air a des références... ».
Il est élu membre de l'Institut et n o m m é directeur de l'Opéra. U n jour
de première, invité dans sa loge, j'arrive en retard et je m'excuse à
voix basse :
— Je suis confus, cher maître : j'ai manqué toute une partie du
premier acte !
— L'auteur aussi : vous êtes quittes...

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C'est un des derniers bons mots que je lui ai entendu prononcer.
A u cours de ses derniers mois, i l fait deux ou trois tournées en province
avec Ninon Vallin dont i l juge la voix « idéale, enchanteresse ». I l
jouit jusque-là d'une santé de fer. Très rapidement, sans cause
apparente, i l décline. Des somnolences répétées paraissent suspectes
à son entourage. U n examen approfondi décèle une tumeur au
cerveau. O n l'opère en vain.
L e 3 février 1947, ses obsèques sont célébrées en l'église de
la Madeleine, sa paroisse. L'orchestre de l'Opéra exécute le Requiem
de F a u r é . M o n confrère Edouard Mignan me cède aimablement les
claviers de son orgue, illustrés par les doigts de Saint-Saëns et de
Fauré. Je joue un Prélude et Fugue de Saint-Saëns et une Sonate de
Mendelssohn — deux pages que le défunt chérissait. J'ai l'honneur
d'accompagner à Pernet et à Arnoult des fragments de Mors et Vita.
L a voix mordante d'Endrèze lança l'Ego sum de Gounod. Puis
Mlles Sigala, Mahé et Pifteau unissent leurs timbres aériens dans
l'admirable Trio de la Carmélite.
Tout Paris est là : tous ceux que le « Vénézuélien de Paris » a
séduits, amusés, émus, charmés — qui lui doivent de belles soirées,
de jolies fêtes, des bons mots, des partitions. O u i , en vérité, tout Paris
est venu : non pas seulement le Paris officiel des corps constitués,
mais le Paris anonyme, le Paris des rues. Pendant un discours,
sous le péristyle de l'église, une simple ouvrière se détache de la
foule et dépose sur le cercueil un tout petit bouquet de violettes :
ce qu'autrefois on appelait « deux sous de violettes ». C'est l'hommage
de Ciboulette. Rien, je crois, n'aurait plus é m u notre Reynaldo que
cette offrande humble, touchante, furtive et jaillie du cœur.
U n petit maître ? Sans doute, et même assurément. Nous ne
diminuons en aucune manière Reynaldo H a h n en le situant à sa
vraie place. Lui-même le savait. A certains moments, i l le regrettait.
A d'autres, i l goûtait la sage ivresse de faire le mieux du monde
le beau métier dont des maîtres admirables l'avaient instruit. Grand
personnage à la verve étincelante, moraliste spirituel, cœur sensible
réfugié dans la gaieté, omniscient, écrivain d'exception, i l a vécu à
l'ombre des cimes, où les esprits délicats affirment leur talent dans
le sillage du génie. Nous savons de reste que le charme de l'univers
est dans la diversité, qu'un monde uniquement peuplé de grandioses
exceptions serait inhabitable et que l'ambition de tout homme doit
être, modestement, d'apporter — bloc ou caillou — sa pierre à
l'édifice des générations.

BERNARD GAVOTY
de l'Institut

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