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E ncy c l o p é d ie d e l’h o n n ê te h o mm e

nsée — sagesse — philosophie — pensée — sagesse — philosophie — pensée — sagesse — philosophie — pens

Décadence et fin de Civilisation 5


“Essai sur la fin d’une civilisation” de Marcel de Corte
par Guy Colomb

D
e MARCEL de CORTE (1905-1994), C'est ce qu'il se propose de montrer dans cette
né à Genappe dans le Brabant, ancien étude sur "la fin d'une civilisation".
doyen de l'Université de Liège, on
connaît "La doctrine de l'intelligence chez Aris- Introduction
tote", "La philosophie de Gabriel Marcel", D'abord qu'est-ce que la civilisation, et com-
"L'homme contre lui-même", et surtout "L'intel- ment la définir ? On sait que le mot vient du
ligence en péril de mort". Mais c'est son "Essai latin "civis" qui signifie "citoyen", c'est-à-dire
sur la fin d'une civilisation" qui retiendra ici no- "membre d'une cité." L'appartenance à un
tre attention. groupe social (famille, tribu, clan ou "gens") est
La pensée du professeur belge a été nourrie le premier maillon de la chaîne qui relie l'indi-
à la fois d'Aristote et de spiritualité chrétienne, vidu à un ensemble, ce qu'Aristote exprimait
c'est-à-dire d'une philosophie de la nature en- en définissant l'homme comme " un animal so-
richie de la lumière du christianisme. D'une cial", c'est-à-dire qui vit en société. Il n'aurait
façon générale on peut dire que ce qu'il re- pas été possible à l'homme primitif de vivre en
proche à la pensée moderne, c'est d'être une solitaire, dans sa hutte il était entouré de sa fa-
réflexion non pas sur la réalité des choses, mille, et, ne se sentant pas suffisamment fort
mais sur la représentation intellectuelle de cette pour lutter seul contre les éléments et contre les
réalité. "Toute la philosophie moderne est un animaux, il s'adjoignit des compagnons pour
effort contre nature pour réduire la présence chasser et pourvoir à ses besoins élémentaires,
solide des choses que l'intelligence rencontre, c'est-à-dire pour vivre. Le sauvage à l'état pur,
à une représentation mentale qui a lieu dans sans aucune relation, dont rêva Rousseau, est
la conscience." Réduire l'être à la seule quan- un mythe. Il eût été semblable à une pierre, or
tité mesurable, et exprimer la réalité concrète une pierre ne vit pas. Pour l'homme, la civilisa-
et vivante par des chiffres ou des lois scienti- tion est donc la forme naturelle de la vie avec
fiques, lui paraissent une très grave erreur dont laquelle elle finit par se confondre. La civilisation
les conséquences peuvent être infiniment dan- d'un peuple n'est-elle pas en effet l'expression
gereuses pour l'homme, c'est-à-dire pour nous. de la vie de ce peuple, c'est-à-dire de sa nourri-

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ture, de ses mœurs, de sa langue, de sa sensibi- cles, ce sont les fruits d'une relation entretenue
lité artistique, de ses croyances et de ses rites avec la réalité des événements, relation éprou-
religieux ? La civilisation française du XVIIIe siè- vée et ressentie, parfois douloureusement (les
cle, par exemple, ne se confond-elle pas avec guerres). Et pour Marcel de CORTE, c'est la
la vie de la société et des individus de cette forme de cette relation que l'homme entretient
époque ? Notons que c'était déjà l'opinion de avec le monde qui l'entoure, qui définit une ci-
Bernanos : "La civilisation n'est pas seulement vilisation et en constitue l'essentiel. Car cette
l'œuvre de l'homme, elle est l'homme même", relation de l'homme avec le monde - ou la na-
in "La liberté Pour quoi faire ?". ture - peut prendre différentes formes : elle peut
Mais toute vie se déroule suivant un rythme être vécue et sentie intérieurement à la façon
immuable : naissance, croissance, maturité et du lien qui unit les membres d'une même fa-
déclin. Rien d'étonnant, donc, que ce rythme mille, et dans ce cas l'homme se sent intégré à
soit celui des civilisations humaines, et puisque l'univers. Dans l'attitude contraire, il ne subsiste
"toute vie est promue à la mort", il est vain d'es- aucun lien affectif entre l'homme et la nature,
pérer pour elles un progrès indéfini, comme on celle-ci est appréhendée de l'extérieur, elle de-
a pu l'imaginer. La vie d'un individu dépend de vient un objet d'analyse et de mesure afin de la
son hérédité et de l'accumulation des forces ac- soumettre, de la dominer ou de l'exploiter. Pour
quises pendant sa croissance ; ces forces - phy- être plus clair, prenons un exemple. Un paysan,
siques et morales - demeurent déposées en lui un artiste et un savant entretiennent des rapports
et mises en réserve. Une civilisation dépend, bien différents avec la nature. Le paysan la res-
elle aussi, de son passé, de son histoire et de sa pecte, l'admire, la redoute et l'aime à la fois,
tradition qui constituent pour elle une réserve elle lui est familière, et il est toujours plus ou
de forces lui permettant de réagir et de repartir moins conscient du lien qui le rattache à elle
en avant en cas de déclin, comme pour l'indi- dont il se sent si proche. Pour le peintre, ses
vidu en cas de maladie. De même que certains formes, sa lumière et ses couleurs sont un en-
résistent mieux que d'autres aux accidents en chantement. Quant au botaniste, au physicien
raison de leur robustesse, certaines civilisations et à l'astronome, elle est une nature en quelque
ont une vitalité et un pouvoir de développement sorte abstraite, ils la saisissent de l'extérieur, s'ef-
et d'extension plus puissants que d'autres : "Il forçant de la mesurer, d'en découvrir les lois et
existe des civilisations gonflées de sève, et des de les traduire en chiffres, c'est-à-dire d'en don-
civilisations stagnantes. La loi de la vie et de ner une représentation abstraite.
l'être est l'inégalité concrète. Tel arbre de la forêt Les deux premières attitudes, sensibles à l'as-
dépasse son voisin qui puise dans la même terre ; pect qualitatif des choses, furent celles de l'An-
telle civilisation s'élève au-dessus des autres tiquité qui considérait l'homme comme un élé-
dans la mesure où les racines de l'homme qui ment du Cosmos c'est-à-dire un membre de
la crée sont plus vitalement enfoncées dans l'ex- l'Univers. Celui-ci constituait une grande famille
périence du réel". où l'homme avait sa place, et aux lois de la-
quelle il devait se conformer – sequere naturam
L'homme et la nature – sinon il encourait le châtiment de Zeus ou Ju-
L'histoire et la tradition sont les résultats d'une piter, veillant à la bonne marche du Monde,
expérience vécue en commun au cours des siè- comme un enfant désobéissant est puni par son

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père. La seconde attitude est celle de la civilisa- Une autre conséquence se manifeste dans
tion moderne représentée par la science et la la volonté de faire "table rase" du passé, puisque
technique, qui entretiennent avec la nature un cette nouvelle civilisation se suffit à elle-même
rapport intellectuel, conceptuel et désincarné. et anéantit les particularismes hérités d'autre-
Le savant ne s'intègre pas à la nature, il s'en dé- fois. Aussi cherche-t-elle à briser les barrières
tache au contraire pour la traduire par des chif- géographiques et naturelles pour s'imposer sur
fres et des nombres. La nature du paysan est la totalité du globe de façon plus ou moins
une nature concrète, celle de la science une na- triomphante et autoritaire, convaincue de sa
ture abstraite. Le développement considérable puissance absolue. “Plus la raison humaine
de la science a eu pour conséquence la rupture s'acharne à dépouiller le monde de ses secrets
du lien (nous dirions du cordon ombilical) qui par une technique minutieuse et précise, plus
relie l'homme à la Nature (ou au Cosmos) ce l'homme lui-même, cet être incarné, plongé
qui a entraîné les effets pernicieux qu'il nous dans le monde, se déracine, pour ainsi dire,
reste à analyser. du monde, et se soustrait à sa condition de vi-
L'homme moderne, conditionné par la vant…” Juxtaposés au monde et à eux-mêmes,
science et la technique, se sent donc coupé nos contemporains ne sont plus organiquement
de la réalité concrète : "Dans un cas l'homme reliés. La civilisation actuelle est donc inhu-
s'insère dans le monde par la civilisation, dans maine (ici nous retrouvons Bernanos) en ce
l’autre il tend sans cesse à s'évader hors du sens qu'elle est désincarnée et abstraite, alors
réel et à se diluer dans le mécanisme de la ci- que l'homme est un être essentiellement in-
vilisation qu'il a monté." carné. (Pensons à Denis de Rougemont, "Penser
avec les mains" où un chapitre est consacré à
Conséquences cette incarnation de l'homme.) Cette civilisation
Une première conséquence pour l'homme moderne repose donc sur la prédominance de
est la perte de conscience de son unité au profit l'idée sur le réel. (C'est ainsi qu'au nom d'une
d'un éparpillement qui se veut universel. Il a idéologie on prendra des mesures économiques
perdu sa consistance et sa personnalité par suite et sociales qui vont à l'encontre et au rebours
de la disparition de ces petites communautés d'une économie saine et d'une société équili-
(famille, métiers, corporations, associations re- brée, et que le droit à la liberté sexuelle entraîne
ligieuses) qui étaient autant de liens concrets et une redoutable baisse de la natalité.)
réels qui reliaient les individus entre eux, et qui Les conséquences morales ne sont pas moins
étaient à leur mesure. Actuellement tout doit funestes. Il est évident que les techniques privi-
être "collectif" et "à l'échelle du monde". Même légient le corps de l'homme aux dépens de son
les croyances particulières ont tendance à se âme, la machine déshumanise l'homme, elle
fondre en une spiritualité informe et nébuleuse. décuple sa puissance, mais au détriment de sa
Or "la relation de l'homme au monde ne peut vie intérieure et de sa vie spirituelle. Pourquoi
être vécue et pensée par une collectivité, elle se donner de la peine, Pourquoi faire un effort,
est l'apanage de la personne… nul ne peut pren- puisque la machine le fait pour vous ? Pourquoi
dre ma place dans l'Univers, seuls les robots apprendre l'arithmétique à l'école puisque la
sont interchangeables… L'homme est donc de- calculette résout toutes les opérations sans risque
venu la mesure du monde qu'il crée." d'erreur ? L’effort devient inutile, et la volonté,

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sans objet, finit par s'atrophier. L'individu ne dans l'âme humaine les explications matérialistes
sait plus ni vouloir ni décider, il s'en remet à la et déterministes. Aux questions que nous nous
collectivité qui lui indique sa ligne de conduite, posons au sujet de notre nature, du sens de notre
ce qui est, de la part de l'individu, une abdica- vie et de notre mort, c'est-à-dire de notre desti-
tion et une démission. née, la science ne peut pas apporter de réponse,
Mais la plus grave de ces conséquences, sur car ce n'est pas là son domaine. Elle n'indique
laquelle insiste longuement Marcel de CORTE, ni l'usage ni la fin de cettepuissance sans cesse
est la perte du sens de la transcendance, par accrue qu'elle fournit à l'homme, Ces instruments
suite de la rupture du lien qui relie l'homme à merveilleux qu'elle met sa disposition, quel usage
Dieu. En effet, dans une civilisation entièrement en fera-t-il, à quelle fin serviront-ils ? Seules la
régie par la science et la technique, Dieu n'a vie spirituelle et la religion peuvent apporter une
plus de place. On n'a plus besoin de lui, ni de réponse et indiquer une voie.
ses dogmes, ni de ses interdits. Le scientisme,
qui remonte à l'époque des Lumières, s'est ef- Politique et société
forcé d'éliminer Dieu du monde et de l'âme hu-
L'auteur nous livre ensuite de nombreuses
maine, et il peut proclamer glorieusement "la
observations sur les rapports qu'entretient cette
mort de Dieu" sans se préoccuper des résultats
nouvelle civilisation avec le politique et le social.
qui en découlent.
Pour Platon et Aristote la politique était l'art de
Il est évident que lorsque l'homme se sentait gouverner les hommes en vue de la grandeur et
relié au monde ou au cosmos dont il n'était de la prospérité de la cité, ce qui assurait fierté
qu'un élément, il avait conscience de sa petitesse et bonheur aux citoyens. Cet art était considéré
et de sa faiblesse envers les forces gigantesques comme royal, sinon divin. À partir du XVIII° siè-
de la nature. Instinctivement il ressentait le mys- cle tout change. D'Alembert n'hésite pas à
tère de la transcendance d'un Dieu qu'il redou- écrire : «La politique n'est pas autre chose que
tait et vénérait à la fois. En face de tant d'élé- l'art de mentir à propos.» Et Voltaire : "La poli-
ments qui le dépassaient, et confronté à tique est l'art de tromper les hommes". (Il nous
l'inconnu de la vie, et surtout de la mort, partout semble qu'il faille distinguer entre "l'homme po-
présentes dans la nature, il ne s'estimait ni le litique" tel que l'entendait l'Antiquité, et le "po-
centre ni le maître du monde, et avait une liticien", qui est né avec la démocratie. Les au-
conscience claire de ses limites. Aussi avait-il le teurs anciens les reconnaissaient d'ailleurs :
sens du sacré, et était-il naturellement religieux. rappelons-nous les attaques d'Aristophane
Or l'homme moderne, tout désincarné qu'il contre le démagogue Cléon, ainsi que la ré-
soit, se rend compte que le pouvoir de la science flexion d'Aristote (Éthique à Eudème) : «La plu-
n'est pas illimité, qu'il lui est impossible, par part des hommes politiques ne méritent pas ce
exemple, de modifier le rythme des saisons, la nom : le politique est celui qui choisit les belles
violence des cyclones, des volcans, de la foudre actions pour elles-mêmes, alors que la plupart
ou des marées, et la biologie, malgré ses réussites, de ceux qui embrassent cette carrière le font
ne peut pas éliminer la mort. (Hubert REEVES, pour l'argent et le profit.»
savant de renommée mondiale, parle encore des Il s'ensuit un mépris des citoyens envers les
"mystères de l'Univers "). D'autre part la science professionnels de la politique, c'est-à-dire ceux
est incapable de combler le vide que laissent

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qui trouvent en elle la source de leurs revenus que les techniques actuelles sont le fruit d'une
et de leurs substantiels avantages. Le politicien collectivité d'ingénieurs et de chercheurs - bu-
devrait, en principe, représenter la société ; en reaux d'études –, et l'ensemble des sciences est
réalité il se coupe d'elle et s'en détache, et la trop vaste pour être perçu par un seul individu.
société se sent mal défendue et mal comprise Les sciences requièrent donc une spécialisation
de ses élus. (Par exemple les agriculteurs, les rigoureuse qui s'exprime par la division du tra-
commerçants, les artisans, les petites entre- vail. Mais cette spécialisation risque de détruire
prises, les médecins et les professions libérales, la relation qui unit l'homme à son entourage
c'est-à-dire la classe moyenne, sont-ils repré- naturel. Elle dépersonnalise l'individu qui ne
sentés équitablement au Palais Bourbon qui ne devient qu'une pièce interchangeable dans un
compte principalement que des avocats, des ensemble, et l'homme n'est plus qu'un instru-
fonctionnaires, des instituteurs ou des techno- ment au service de la machine. "L'homme, isolé
crates ? Thibaudet parlait déjà de "La Répu- de ses contextes sociaux, se dilue en quelque
blique des professeurs"). sorte dans son travail qui prendra une allure mé-
Le tissu actif de la société s'est effacé devant canique." Et nous assistons à la naissance de
la classe, le parti, le syndicat, les associations. l'homme-robot. Voué au service des techniques,
"Tous les traits de la vie publique actuelle ont l'homme ne peut que s'avilir.
leurs racines dans la disparition du social au D'autre part la division du travail partage les
profit du collectif."Et l'État, de plus en plus cen- hommes en deux groupes distincts : les travail-
tralisateur et omnipotent détient tous les pou- leurs manuels et les travailleurs intellectuels. Les
voirs aux dépens des groupes sociaux. Il les premiers sont astreints à une coopération col-
consulte parfois, pour la forme, mais il les lective en vue d'une production de masse au
contraint de subir son autoritarisme (comme meilleur prix. Il s'agit d'un effort organisé pour
exemple on pourrait citer la loi des 35 heures, amalgamer les ouvriers individuels afin d'en faire
celle sur la présomption d'innocence, la perte une sorte de travailleur géant unique. Les tra-
de notre monnaie nationale etc.). "La politique vailleurs intellectuels participent, eux aussi, à
se développe pour elle-même et en elle-même, cet esprit collectif, car ils doivent concourir à la
en fonction de son propre contenu." Autrement prospérité de l'ensemble (usine, firme, magasin,
dit, elle se coupe de la société pour suivre sa banque multinationale, etc.) A tous ses niveaux
propre idéologie, et c'est cette idéologie qui la civilisation technicienne est donc une civili-
dicte les décisions de l'État. C'est pourquoi l'État sation de masse. Elle exclut d'ailleurs la notion
s'enferme en lui-même, et la nation est dirigée de classe, car maîtres et esclaves sont également
selon une doctrine rigide, abstraite et plus ou soumis aux exigences de la technique et à la
moins utopique sans égard aux réalités écono- réussite financière de l'entreprise. Si donc la
miques et au juste équilibre de la société. technique libère l'homme des forces de la nature,
elle l'asservit aux exigences de la collectivité qui
Collectivisme écrase la personnalité de chacun. "L'homme de-
Ces dogmes intangibles sont la source du ni- vient incapable de vivre concrètement la relation
vellement social et d'un égalitarisme généralisé, entre son travail et son résultat." Il perd ainsi
c'est-à-dire collectiviste, que l'influence des toute relation avec le concret qui se noie dans le
techniques vient renforcer. Il est évident, en effet, collectif, c'est-à-dire l'impersonnel.

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Le christianisme a subi le contrecoup de cette Christianisme
civilisation technicienne et matérialiste qui re-
Tout ceci est très grave pour le christianisme
jette tout élément religieux. "Le propre du ratio-
qui est victime d'une double déviation : l'une
nalisme moderne est de désincarner l'homme
que l'auteur appelle "le christianisme bourgeois",
en séparant en lui l'esprit et la vie". Ce qui se
et l'autre "le christianisme progressiste". Le pre-
traduit par la perte du sens du sacré, nous l'avons
mier est une religion tout extérieure, conven-
vu, mais aussi du sens du prochain, car dans
tionnelle, formaliste, sans conviction intime de
une collectivité - à la différence d'une commu-
la part de ses adeptes, et qui demeure étrangère
nauté - les hommes demeurent comme séparés,
à leur vie quotidienne. C'est la religion des
et juxtaposés les uns aux autres, sans lien affectif
"bien-pensants" de Bernanos. À cette forme ar-
qui les rassemble (sinon de jalousie et de déni-
tificielle et superficielle de religion, l'auteur op-
grement, exemple : les H.L.M.). L'homme mo-
pose le christianisme paysan de Péguy qui "est
derne, désincarné, se détourne de ses cadres or-
nourri des sèves de la création".
ganiques naturels que sont la famille, le métier,
les traditions, l'histoire, la patrie. Nous avons Quant au christianisme "progressiste" c'est
perdu le contact avec ces intermédiaires, c'est- celui où une sentimentalité sans discernement
à-dire le contact entre ce qui nous attache à la l'emporte sur les vérités du dogme et de la foi.
terre et ce qui nous rattache au ciel. Ce sont là, Celles-ci s'effacent devant une charité un peu
selon Simone Weil que cite Marcel de Corte, floue et nébuleuse. Il se caractérise également
"ces biens mélangés qui réchauffent et nourris- par une défiance envers l'autorité et la hiérarchie
sent l'âme et sans lesquels, en dehors de la sain- de l'Église, et une sympathie dangereuse pour
teté, aucune vie humaine n'est possible." (Nous les idéologies à la mode : égalitarisme, évolution,
retrouvons ici une idée chère à Gustave Thi- progrès, où se mélangent utopie et générosité.
bon). Or "le christianisme n'est social que s'il est
d'abord personnel". Il faut donc être un chrétien
Puisque Dieu est supprimé de sa conscience,
orthodoxe soumis aux règles de sa religion avant
l'homme se réfugie dans des religions ersatz,
de vouloir christianiser les masses et l'humanité".
c'est-à-dire les idéologies que lui propose la ci-
Il faut bien se mettre dans la tête, et surtout dans
vilisation moderne : l'humanitarisme, le mon-
le cœur, que le christianisme n'est fait ni pour
dialisme, l'égalitarisme universel, la politique,
sauver les masses, ni pour promouvoir les va-
et surtout le progrès, représentant autant d'éva-
leurs d'une civilisation, mais pour introduire en
sions hors du réel quotidien. "La religion vérita-
chaque être humain concret le ferment de la
ble est désormais l'idéologie politique". Le mythe
grâce."
d'un progrès illimité de l'humanité est un dogme
de la religion marxiste et un refuge pour les Comment porter remède à ces maux ? Ce sera
âmes désemparées, la religion de Dieu est rem- l'objet de la conclusion.
placée par la religion de l'homme, fin et origine

a
des techniques toutes-puissantes qui, dans un
avenir indéterminé, assureront son bonheur.
"L'homme contemporain croit à la technique
omniprésente de la même manière que ses an-
cêtres lointains croyaient aux dieux".

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Conclusion déjà : "Age quod agis". Et c'est dans cette humilité
et ce respect de notre condition terrestre que no-
Tout porte à croire que cette civilisation tech-
tre âme connaîtra une ascension vers les réalités
nicienne et collectiviste sera triomphante dans
spirituelles. «Qui fidelis est in minimo et in majori
l'immédiat. Mais dans cette révolution et ce bou-
fidelis est». C'est en suivant cette voie que
leversement des cadres anciens, une chose de-
l'homme trouvera sa dignité et sa liberté véritable.
meure, toujours immuable, car elle est le fonde-
Et, de la liberté, Marcel de Corte nous donne
ment de notre être métaphysique : c'est "le rapport
cette excellente définition, que n'auraient pas
invariant de l'homme au monde qui fonde toute
désavouée Epictète, ni Spinoza : "la liberté est
civilisation." Ce rapport n'est pas de l'ordre du
dans l'acceptation de la nécessité et des limites
concept ni de la formule abstraite, mais de l'ordre
de l'être, et non dans leur destruction."
du vécu : "Il n'est saisissable qu'à la pensée qui le
vit en l'incarnant dans le comportement quotidien Ce serait une erreur de lutter de l'extérieur
de l'homme." Et Marcel de Corte ne manque pas contre cette civilisation technicienne en voulant
de rendre hommage à la sagesse antique qui ne lui imposer une contre-civilisation. La renais-
dissociait pas l'homme de la nature : "Si l'on vou- sance, en effet, ne peut venir que de l'intérieur,
lait à toute force l'exprimer (ce rapport), c'est à elle ne peut être qu'une réaction spontanée -
l'harmonie, à l'équilibre grec qu'il faudrait recou- mais persévérante de la part de ceux qui refusent
rir". Et ce sont les activités et les hommes les plus le despotisme des idéologies et des idées offi-
proches de la nature qui peuvent nous servir cielles, ainsi que la toute-puissance des tech-
d'exemple, car ils représentent à la fois le sens du niques. Ce refus est l'apanage d'un petit nombre
sacré, et une certaine grandeur de l'âme, tels qu'ils d'esprits indépendants qui ont le courage de se
existaient autrefois dans le clergé et dans la no- situer à contre-courant des idées à la mode, et
blesse. Pensons aux moines et aux chevaliers des de le proclamer. Ils défendent ainsi leur esprit
siècles passés ! "Aucune civilisation véritable ne critique, l'indépendance de leur jugement, et
s'est passée de religion et d'élites". leur foi religieuse. Ce sont là des élites dont la
valeur réside dans la force de leur caractère et
Mais il faut vivre dans le temporel, et le chris-
tianisme ne peut reprendre vie que par un retour la fermeté de leurs convictions. Elles constituent
aux principes de la tradition qu'il a fondée, et une nouvelle noblesse, et, de même que l'an-
qui s'exprime dans les structures naturelles et les cienne ne transigeait pas avec l'honneur, elles
habitudes de la vie quotidienne que sont la fa- ne transigent pas avec les valeurs morales et hu-
mille, la profession, la paroisse, la région, la pa- maines qu'elles défendent. Ces élites représen-
trie. Tout en demeurant à la mesure de l'homme, tent l'homme dans ce qu'il a d'aristocratique,
ces structures lui proposent des finalités qui le car le vrai noble est le médiateur - ou le lien –
dépassent. Grâce à elles, nous prenons entre lui-même et les autres, entre le réel et
conscience d'une réalité commune à tous, et l'idéal, comme le prêtre est le médiateur entre
d'un sentiment qui nous unit. C'est pourquoi l'homme et Dieu. Et puisque dans toute civili-
l'auteur nous propose l'exemple de Sainte Thé- sation mourante il existe des signes de résur-
rèse de Lisieux qui recommandait "la fidélité dans gence d'une nouvelle vie, "l'avenir est aux saints
les petites choses", c'est-à-dire l'accomplissement et aux héros".
scrupuleux de son devoir dans "l'humble néces- Guy Colomb
sité terrestre quotidienne". Les Latins disaient

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Note : Au cours de ce parcours de "La fin d'une civi- sité de Liège, intitulée : Essai sur la fin d’une civili-
lisation" - œuvre remarquable par la précision des sation. Cet ouvrage publié une première fois en
analyses et la force des convictions - nous avons 1949 à la “Librairie de Médicis“, vient d’être ré-
rencontré des affinités avec la pensée de Bernanos, édité conjointement par les Éditions Rémi Perrin
Denis de Rougemont, et surtout Gustave Thibon. et “L’Âge d’Homme”.
Mais je pense qu'il faut évoquer également l'œuvre Marcel De Corte était un universitaire
de Julius Evola qui, comme Julien Freund l'a souligné, belge nourri d’hellénisme et de la lecture des
a étudié, lui aussi, le déclin des civilisations sous un
Pères de l’Église. Catholique convaincu, il est
aspect philosophique, voire métaphysique. Et tous
connu par ses travaux sur Aristote dont la pensée
deux aboutissent pratiquement à la même conclu-
a beaucoup enrichi sa réflexion. Son livre se pro-
sion : ils ne voient de salut que dans un retour non
pose de déterminer les racines métaphysiques et
pas au passé, mais à la Tradition, c'est-à-dire à une
ontologiques de la crise actuelle de notre civilisa-
conception des rapports entre l'homme, la nature et
tion dont la cause provient, selon l’auteur, d’une
Dieu, qui s'inspire de l'enseignement reçu des An-
ciens et de la religion chrétienne. C'est cet ensei- désincarnation de l’homme – devenu un être de
gnement, en effet, qui a fondé la civilisation non pas plus en plus artificiel – et de la rupture du lien qui
technicienne mais véritablement humaine que nous unit à l’Être, c’est-à-dire à la Nature au sens où
avons connue pendant vingt-cinq siècles, et qu'il l’entendaient Aristote et les Anciens (De natura
nous faut reconstruire. rerum), et aux réalités spirituelles (on peut penser
à une correspondance avec Evola). Il s’agit donc
–––––––– d’un ouvrage difficile, à lire lentement, mais du
plus grand intérêt. Je pense qu’il aurait ravi Freund
Il est vraiment dommage que Julien Freund qui y aurait retrouvé bon nombre de ses propres
– qui a inspiré les quatre parties qui précèdent opinions ; lui qui, se proposait de relancer l’étude
celle-ci n’ait pas eu connaissance de l’étude de de la métaphysique, notamment dans son livre
Marcel De Corte (1905-1994), doyen de l’Univer- Philosophie philosophique.

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