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Dominique Fessaguet
2009/4 - n° 109
pages 189 à 199
ISSN 0040-9375
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De l’ek-stase à l’extase
Dominique Fessaguet
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Une façon de projeter son froid et son noir sur une représentation du monde
extérieur, lui qui avait toujours si froid, enregistrant en studio avec un calori-
fère chauffant à plein près de lui ; faisant le tour de Toronto en voiture, enveloppé
dans des fourrures, le chauffage au maximum. M. Schneider raconte qu’un jour,
Léonard Bernstein était venu rendre visite à Glenn Gould, à Toronto, et que
celui-ci lui avait proposé de sortir et d’aller faire ce qu’il préférait à tout. Ils
sont donc partis, en voiture. Glenn Gould disparaissait, comme enseveli, sous
les couches de fourrures, écharpes, bonnets et gants dont il ne pouvait se pas-
ser. Ils ont roulé des heures ainsi autour de la ville, la radio à son volume
maximum. L. Bernstein, suffocant de chaleur et de sons, lui aurait demandé s’il
faisait cela souvent et Glenn Gould aurait répondu au comble du ravissement,
qu’il faisait cela tous les jours. Enfermé, protégé dans sa voiture/bulle, enve-
loppé par du « chaud », il tournait dans le froid. Quand il a fugué doucement
hors de notre monde, peut-être son noir et son froid l’avaient-ils gagné, dans
toute sa réalité psychique. Fuguer hors du monde n’est pas malaisé, mais com-
ment sortir de soi pour échapper à soi-même ? Quel autre art de la fugue faut-il
cultiver pour réaliser ce hors-soi, cette ek-stase ? Quand on est obsédé par les
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5. Ibid, p. 47.
192 TOPIQUE
6. Ibid p. 33.
7. Wolfson Louis (1970) Le Schizo et les langues, Gallimard, p. 251.
DOMINIQUE FESSAGUET – DE L’EK-STASE À L’EXTASE 193
de même façon avec le son protecteur ou agresseur. Lui qui se sentait pénétré,
envahi, effracté par la voix de sa mère qu’il percevait comme stridente, voire
hurlante, s’enfonçait ses écouteurs dans les oreilles, le son à grande puissance :
concrétude d’une lutte qui ne peut s’opérer qu’à l’intérieur de son oreille, et par
les mêmes voies.
Enfant, Glenn avait découvert fortuitement que le bruit d’un aspirateur lui
permettait de mieux entendre la musique dans sa tête, lorsqu’il jouait un mor-
ceau. Alors qu’il travaillait la Fugue K. 394 de Mozart, la femme de ménage
s’était mise à passer l’aspirateur à côté de son piano. Il en a dit que la musique
dans les passages forte fut submergée d’un halo de vibrato. Dans les passages
piano, il n’entendait plus ce qu’il jouait, seul le contact tactile avec le clavier
chargé d’associations acoustiques lui permettait de savoir ce qu’il jouait. C’est
ainsi qu’il prit l’habitude de procéder avec l’ « effet aspirateur » lorsqu’il avait
besoin d’apprendre l’empreinte tactile d’une partition nouvelle qu’il avait déjà
en tête. Il disait que cela développait en lui « l’oreille interne de l’imagination ».
Toujours créatif, il avait trouvé toutes sortes de bruits et de sons pour fabriquer
sa muraille de bruits. Il organisait ses couches d’isolement en mettant des cou-
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ner dans l’espace de sa pensée, butter contre la muraille de bruits qu’il avait
fabriquée ce jour-là. Les montages, les assemblages grâce aux techniques de
l’enregistrement, viennent nous montrer/reproduire ce jeu qu’il opérait en pen-
sée. Il disait que l’enregistrement pour lui n’était pas un moyen de diffusion ou
de conservation, mais bien d’une création d’une autre nature que le concert,
« conversation » avec l’auditeur qui va requérir d’autres moyens s’adressant à
une autre écoute, une sorte de « conversar » qui s’adresse aux autres comme à
Dieu, ainsi que le disait J.S Bach. Les moyens actuels de la technologie, à l’in-
verse d’autrefois, où l’alternative était de mettre en marche ou de fermer son
tourne-disque, offrent la possibilité de dispositifs de réglages encore simples,
mais qui permettent à l’auditeur des possibilités de participation. Réglages que
Glenn Gould considère comme encore primitifs, au regard de ce qu’il souhai-
terait. L’auditeur selon lui pourrait ainsi devenir interprète, et aller jusqu’à recréer
une version personnelle qui soit la sienne. Une sorte d’ouverture/duplication
vers sa façon de procéder ?
Dans son travail, il opérait sur la musique, la partition, un travail d’isola-
tion, de désorganisation puis d’appropriation : cloisonnement/ décloisonnement.
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saisissant rassemblé dans la phrase qui montre à cet instant, l’identité pour lui
entre : pensée et action.
Développer leurs idées, écrire, ont été le fait de Louis Wolfson comme de
Glenn Gould, l’un sur le langage, l’autre sur la musique. Le livre de Louis se
présente comme le récit de la fabrication d’un système langagier paradoxale-
ment complexe et simple dans le même temps, de son évolution, et de sa fonction
apaisante de survie psychique. On y trouve détaillés tous les procédés employés
pour esquiver le danger de la voix maternelle/ langue anglaise. Il en est autre-
ment pour Glenn Gould, provocateur plein d’humour et de dérision parfois, il
développait des idées sur la musique, le piano, l’enregistrement et les théori-
sait. Ses propos sur la nécessité du travail de la négation sont paradigmatiques
dans sa manière de travailler et de penser. Comment ne pas se retrouver captif
des présupposés positifs d’un art tel que la musique, était la question qu’il avait
adressée à des étudiants lors d’une conférence. Il les mettait en garde en leur
rappelant qu’il convenait de ne pas négliger l’immensité du territoire de la néga-
tion à partir duquel un système se construit, sinon on risquait d’écarter les
inventions dont l’idée créatrice dépend. Pour cela, il convient d’avoir assuré
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parfois ouvrir toutes les portes, quand on s’est par trop resserré au fond de soi,
seul avec soi-même.
« Je me trouve sur une autre planète, parfois même dans un autre système
solaire, et il semble que j’en sois le seul habitant. J’ai la sensation d’une extra-
ordinaire allégresse car la possibilité m’est donnée – et l’autorité – d’imposer
mon propre système de valeurs à toute forme de vie qui pourrait exister sur cette
planète ; j’ai le sentiment que je peux créer un système de valeurs complet et
planétaire à ma propre image »18
Il disait en souriant que c’était un de ses rêves, est-ce bien sûr que c’était
uniquement un rêve ?
Dominique FESSAGUET
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Résumé : Parce qu’il lui fallait sortir de soi, échapper à la douleur, s’extraire de son
corps menacé de toutes parts par les impacts du monde, G. Gould cultivait la « fugue » et
le paradoxe : comment toucher à cette ek-stase, sinon en se repliant au creux de soi, dans
l’univers clos de sa pensée par un jeu d’enveloppements semblables aux couches intermi-
nables et protectrices de ses vêtements ? Lorsque, plus tard, abandonnant les concerts et le
monde, il s’enferma dans la solitude, retiré en lui-même, inlassablement, il s’abîmait en
pensée dans le jeu du clavier et la musique. Il la désarticulait, la décomposait, la transfor-
mait, la re-créait enfin. Un piano dans la tête, il travaillait jusqu’à l’indicible de l’extase.
Il existe chez G.Gould des mécanismes psychiques originaux qu’il applique à la musique :
tout d’abord, travail de destruction des liens, isolation, qui ne sont pas sans évoquer des
mécanismes schizophréniques sur la pensée, puis une transformation, sorte de ré-élabora-
tion qui le sort de la destructivité, pour l’amener vers une créativité retrouvée, cette appro-
priation d’un langage musical détruit/créé l’amenant aussi à une ré-appropriation de soi.
On pourrait parler d’un travail de la pensée qui recréerait la voix de la musique jusqu’à
l’extase d’un auto- engendrement.
Mots-clés : Gould – Ek-stase – Musique – Extase – Pensée schizophrénique – Auto-
engendrement.
Summary : In his constant attempt to free himself from self, to escape pain and break
out from a body threatened on all sides by the world about it, Glenn Gould cultivated
escape in the art of fugue and paradox. How could such a state of ek-stase be achieved if
only by withdrawing into his innermost being, into the confidential universe of inner
thought and by creating a series of envelopes around himself like layer upon layer of pro-
tective clothing. When later in life Gould refused to perform in public and withdrew from
the world into solitude, a state of total retreat into self, he would endlessly abandon him-
self to a world of thought where only his keyboard and music existed. Music he would
disarticulate, decompose, transform and re-create time and again. He would tirelessly play
the piano which inhabited his mind until an inexpressible point of ecstasy was reached.
Glenn Gould exhibits a number of original psychic mechanisms which he applies to
music. Firstly, his destruction of bonds and his isolation, so reminiscent here of schizoph-
renic thought mechanisms, but also the transformations, the re-elaborations which enable
him to escape the grip of destructiveness and lead him down the path towards recovered
creativity and the appropriation of a musical language at once both destroyed and re-crea-
ted, towards a re-appropriation of self. One might speak here in terms of thought proces-
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ses capable of re-creating musical voices in turn leading to the ecstasy of self-engender-