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la France
DIRECTION
Sylvain Menant.
COMITÉ DE DHOECTION
Mme Madeleine Ambrière-Fargeaud, MM. Michel Autrand, Claude Duchet, Marc Fumaroli,
Mme Mireille Huchon, MM. Sylvain Menant, Claude Pichois.
COMITÉ DE LECTURE
M. Robert Aulotte, Mme Marie-Claire Bancquart, MM. Jean Céard, Antoine Compagnon,
Georges Forestier, Louis Forestier, Etienne-Alain Hubert, Robert Jouanny, Jean-Louis Lecercle,
Mme Christiane Mervaud, MM. Max Milner, Jean Pierrot, René Pomeau, René Rancoeur, Pierre-
Louis Rey, Jean Roussel, Roland Virolle, Roger Zuber.
RÉDACTION
Les manuscrits (en double exemplaire et accompagnés si possible de la disquette informatique
correspondante)et toute correspondance concernant la rédaction sont à adresser à :
M. Sylvain Menant, R.H.L.F., 112, rue Monge, BP 173, 75005 Paris. Fax : 01 45 87 23 30.
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d'Histoire littéraire de la France, 112, rue Monge, BP 173, 75005 Paris.
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Sommaire
INFORMATIONS 1034
Chateaubriand
ARTICLES
Ariette MICHEL La beauté de Dieu dans la lre partie
:
du Génie du christianisme 1035
Michel DELON : « L'orgue de
Chateaubriand » 1047
Jean-Paul CLÉMENT : L'utilisation du mythe de Saint-Louis
COMPTES REIMDUS
XVIe siècle (J. MIGOZZI, D. BJAÏ, R. CRESCENZO, B. BOUDOU,
M. ENGAMARRE, M. JOURDE, A.-R POUEY-MÔUNOU) .
XVIIe siècle
. . . ..
(J. GARAPON, F. WILHELM, D. MONCOND'HUY, D. DES-
..... 1147
RÉSUMÉS 1199
INFORMATIONS
Les 25 et 26 juin 1999 se tiendra à la Faculté des Lettres de l'Université de Metz, orga-
nisé par la Centre de recherche « Michel Baude - Littérature et Spiritualité », un colloque inti-
tulé : « Discours et enjeux de la Vanité en Europe, de là fin du Concile de Trente à l'aube des
Lumières ». Pour tous renseignements, s'adresser à Anne-Elisabeth Spica, Université de
Metz, UFR Lettres et Sciences humaines, De du Saulcy, F-57045 Metz Cedex 01 (e-mail :
spica@zeus.univ-metz.fr).
Un groupe de recherches sur les mémoires et journaux d'Ancien Régime (XVIe, XVIIe,
XVIIIe siècles) est en cours de constitution. Les enseignants et chercheurs, français et étran-
gers, intéressés par les activités d'un tel cenue, sont invités à écrire à Jean Garapon, profes-
seur à l'Universitéde Bretagne occidentale, Faculté Victor-Segalen, 20 rue Duquesne, BP 814,
29285 Brest, France.
LA BEAUTE DE DIEU
DANS LA PREMIÈRE PARTIE
DU GENIE DU CHRISTIANISME'
beauté que le cosmos reçoit de la beauté de Dieu ; d'autre part nous tente-
rons de fixer à quelles conditions le sublime des ténèbres se renverse en
sublime de lumière dans la manifestation du Dieu caché — Deus abscon-
ditus ; enfin, à propos du Dieu incarné, nous montrerons comment dans le
sublime chrétien s'allient douceur et pathétique.
4. Ibid., partie, 1. I, chap. 7, p. 493. Pour restaurer la «communication » perdue entre Dieu
1re
et l'homme, et puisque l'homme né pouvait plus monter vers Dieu, il fallait que Dieu descendît
vers lui : seule l'Incarnation pouvait rétablir « l'union entre la pureté et le crime, entré une réa-
lité éternelle et le songe de notre;vie » (p; 494).
5. Ibid., partie, 1: V, châp. 2, p. 559.
1re
6. Cette rencontre de la majesté et de la grâce est une caractéristique constante de là beauté
de Dieu où qui vient de Dieu : voir Atala, Prologue, Romans et Voyages, Pléiade, t.1, p. 34 : « La
grâce est toujoursunie à la magnificencedans les scènes de la nature».
7. Génie, 1re partie, 1.1, chap. 2, p. 472.
8. Le mystère, la grâce : ces mots ont, dans nos textes, et leur sens théologique et leur sens
esthétique.
1038 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
formaient des îles d'ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès,
tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un
vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin par intervalles, on entendait les
sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se
prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires9.
Cette présence du mystère qui voile et révèle ensemble « la beauté de
Dieu » en accentue la dimension essentielle qui, plus encore qu'harmo-
nieuse, peut-être, est sublime par la dimension d'infini qu'il suggère. La
vertu esthétique du mystère désigne alors sa réalité ontologique en Dieu.
Sans doute aperçoit-on ici la distance qui sépare Chateaubriand de
Bernardin de Saint-Pierre dont il reprend la théorie des « harmonies » :
chez l'un les harmonies entrent dans le.dessein d'un hédonisme esthé-
tique ; chez l'auteur du Génie, dans une théologie du sublime et du mys-
tère de Dieu 10.
12. Génie, 1er partie, 1.I, chap, 4, « De la Rédemption», p. 479 sq. ; 1. II, chap. 4, p. 522.
13. Ibid., 1er partie, 1. I, chap. 4, p. 482 : « Si l'homme a été crée, il a été créé pour Une fin
quelconque :or, ayant été créé parfait, la fin à laquelle il était appelé ne pouvait être que parfaite.
Mais la cause finale de l'homme a-t-elle été altérée par sa chute ?Non, puisque l'homme n'a pas
été créé de nouveau ; non, puisque la race humaine n'a.pas été anéantie, pour faire place à une
:
autre race. Ainsi l'homme, devenu mortel et imparfait par sa désobéissance, est resté toutefois
avec des fins immortelles et parfaites». :
14. Ibid., V partie, 1. VI, chap. 14; p. 603. Cette image du Deus absconditus se trouve dans
les Pensées de Pascal (fragment 11, éd. Lafuthà : « c'est-même lé nom qu'il se donne-dans les
Écritures, Deus absconditus ») ; Pascal s'inspire de saint Augustin ; voir par exemple Enarratio
in Psalmmn, XXX, II, Sérmo III, § 8. et 12.
1040 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
22. Bossuet, Discours sur l'histoire universelle, 2e partie, chap. 19, « De Jésus-Christ et de sa
doctrine ». D'autre part, sur les emprunts de Chateaubriand aux théologiens anglais John Jortin,
Beilby Porteus, Clarke, voir les notes de M. Regard (Génie, Pléiade, p. 1847-1849).
23. Essai sur les révolutions, 2e partie, chap. 34, Pléiade, p. 384.
24. Génie, 3e partie, 1. IV, chap. 1, p. 944 : le chapitre s'achève par le paragraphe tiré de
VEssai sur les révolutions (voir note 23). Les formules christiques des Béatitudes, p. 943, nais-
sent de la compassion pour les douleurs humaines : « Du spectacle même de cette foule pauvre
et malheureuse, il fît naître ses béatitudes ». L'image de la douceur du Christ, assez fade dans
VEssai; est complètement renouvelée dans le Génie par le fait que l'auteur conclut son texte par
une page consacrée aux larmes très amères du Christ sur Jérusalem et aux larmes de sang du
Jardin des oliviers (p. 945).
LA BEAUTÉ DE DIEU 1043
25. Le Christ de l'Essai est assurément très proche de celui de l'Emile : voir 1. 4, Pléiade,,
p. 625 sq. (à propos de l'Évangile et du Christ) : « Se peut-il qu'un livre à la fois si sublime et si
simple soit l'ouvrage des hommes ? Sepeutil que celui dont il fait l'histoire ne soit qu'un
homme lui-même ? Est-ce là le ton d'un enthousiaste ou d'un ambitieux sectaire ? Quelle dou-
ceur, quelle pureté dans ses moeurs ! quelle grâce touchante dans ses instructions ! quelle éléva-
tion dans ses maximes ! quelleprofonde sagesse dans ses discours !» Quand il annote l'Essai en
1826 Chateaubriand commente très longuement(Impartie,chap. 24, p. 126) son attitude à l'égard
de Rousseau Vil dénigre la «Profession de foi-du vicaire savoyard» ; comparantRousseau et
Fénelon, il précise qu'on trouve chez Rousseau des « sentiments profonds », mais «Tarement les
sentiments élevés » ; il conclut : « il a peu de la flamme divine de Fénelon.» (p. 127) qui naît de
«la hauteur de ses leçons» (2e partie, chap. 26, p. 364). Dans la Défense du Génie du christia-
nisme, XI (Pléiade, p. 1106), il cite avec'-'éloge la Vie de Fénelon de Ramsây <jui désigne ainsi
l'originalité de la manière de Fénelon et de son Traité de l'existence de Dieu : elle consiste à
« répandre partout des sentiments pour toucher, pour intéresser, pour saisir le coeur ». On remar-
quera que Chateaubriand présente en des termes très proches la manière de Massillon (voir
-
note 27) qui est en grande part la sienne dans le Génie.
26. Consacrée à l'influence de la tradition du xvir siècle sur Chateaubriand, cette thèse fait
en particulier le point sur le rôle de l'héritage augustinien, de Pascal, Bossuet, Massillon chez
notre auteur.
27. Génie, 3' partie, 1. XV, chap. 3 « Massillon », p. 859.
.28. Ibid. Chateaubriand cite, pour achever son chapitre, le mot de Massillon sur le cercueil de
'
Louis XTV : « Dieu seul est grand, mes frères ». Il sonne comme du Bossuet par son sens de la
grandeur et son élévation : le pathétique y est le langage delà profondeur dépensée.
1044 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
de cette beauté souveraine qui réside sur le trône des cieux »29. Il ne repré-
sente jamais mieux le paradoxe du sublime chrétien qui postule l'équi-
valence des contraires — suprême élévation et pire abaissement — que
dans ce temps où il incarne « la souffrance de Dieu », pour reprendre une
formule du Père Varillon ou, pour employer celle de Chateaubriand,
« les mystères d'un Dieu persécuté » 30. Qui soupçonnerait chez notre
auteur quelque sentimentalité religieuse se rappellera que le Dieu de
Chateaubriand est le Deus absconditus qui se révèle à l'inquiétude
humaine à travers le voile sublime, terrible et fascinateur, du néant et un
Dieu dont la puissance se mesure à sa tendresse, c'est-à-dire à sa faiblesse
et à sa douleur.
Dans le chapitre consacré à la Rédemption, paraphrasant le Sermon
sur la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ de Massillon, évoquant
aussi Milton31 — et se rappelant peut-être saint Ambroise, Chateaubriand
évoque la consternation du ciel devant le péché d'Adam qui transforme
l'humaine nature façonnée à la ressemblance de Dieu en on ne sait quels
débris — « c'est un palais écroulé et rebâti avec ses ruines : on y voit des
parties sublimes et des parties hideuses (..,), de fortes lumières et de pro-
fondes ténèbres » 32. Cette première douleur de Dieu le contraint à interro-
ger les puissances célestes pour savoir qui aurait assez d'amour pour venir
au secours de l'infortuné humaine ; force lui est de constater que « la plus
sublime des puissances créées n'aurait pas eu assez de force » pour se
dévouer au salut de l'homme: «où les anges auraient-ils pris pour
l'homme l'immense amour que suppose le mystère de la croix ? » Seul le
Christ, parce qu'il n'est pas créé mais parce qu'il est Dieu lui-même, pou-
vait prendre sur lui un tel sacrifice :
Aucune substance angélique ne pouvait, par la faiblesse de son essence, se
charger de ces douleurs, qui, selon Massillon, unirent sur la tête de Jésus-Christ
toutes les angoisses physiques que la punition de tous les péchés commis depuis le
commencement des races pouvait supposer, et toutes les peines morales, tous les
remords qu'avaient dû éprouver les pécheurs en commettant le crime. Si le Fils de
l'homme lui-même trouva le calice amer, comment un ange l'eût-il porté à ses
lèvres ? Il n'auraitjamais pu boire la lie, et le sacrifice n'eût point été consommé33.
En Dieu le sublime de la douceur infinie coïncide avec la douleur infi-
nie ; le sublime irénique du plus haut amour se conjugue à l'extrême du
n'y plus trouver que le rien) : demeurera toujours, plus présente que l'es-
prit des Béatitudes, la croix qui lui paraît surplomber l'histoire et achever
son destin personnel. Comment ne pas se rappeler les derniers mots des
Mémoires où Chateaubriand se voit assis au bord de sa fosse, attestant
qu'il descendra « hardiment le crucifix à la main, dans l'éternité ».
« L'ORGUE DE CHATEAUBRIAND »
caractère sacré de l'instrument soit tenu pour établi avant le xve siècle, et
encore est-il prohibé durant les temps de pénitence (Avent, Carême, etc.),
au moins jusqu'au xviiie siècle.»4. Jean Guillou, pour sa part, évoque l'en-
trée « houleuse et tant contestée »5 de l'orgue au sein de l'Église qui l'a
pourtant adopté pour finalement presque le monopoliser. Le clergé s'est
méfié de ce que l'instrument pouvait représenter de sensuel et de profane,
et cette méfiance n'a pu qu'être ranimée au cours d'une époque sinon de
déchristianisation, du moins de laïcisation comme le xviiie siècle. Sur ce
point comme sur tant d'autres, Lùuis Sébastien Mercier est un témoin
attentif et se montre sensible à l'ambivalence de l'instrument. Dans son
utopie, ou plutôt uchronie, L'An 2440, il en fait l'instrument religieux par
excellence, le seul à être admis dans le temple de la capitale future : « On
n'entendait point de sons discordants. La voix des enfants même était for-
mée à un plain-chant majestueux. Point de musique sautillante et profane.
Un simple jeu d'orgue (lequel n'était point bruyant) accompagnait la voix
de ce grand peuple et semblait le chant des immortels qui se mêlait aux
voeux publics »6. Mais une telle évocation d'un culte idéal permet à Louis
Sébastien Mercier de critiquer l'usage de l'orgue dans les églises de son
temps. Il commence par rappeler les recommandations des conciles :
« Les. orgues doivent plutôt exciter la dévotion qu 'une joie profane ; ce
n'est pas moi qui le dis, c'est le concile de Cologne 1536. Les orgues ne
joueront que des airs pieux, c'est encore du concile d'Augsbourg 1548.
2. Essai sur les révolutions. Génie du christianisme, éd. Maurice Regard, Bibl. de la Pléiade,
Gallimard, 1978, p. 791.
3. Ibid., p. 1358.
4. Roger Cotte, « De l'église au temple maçonnique. Instruments de musique sacrés, réguliers
ou coutumiers », Corps écrit, 35, L'Instrument, PUF, septembre 1990, p. 149.
5. Jean Guillou, « Ces perspectives, ces fenêtres organiquement rythmées... », ibid., p. 127.
6. L'An 2440. Rêve s'il en futjamais, éd. Raymond Trousson, Bordeaux, Ducros, 1971, p. 180.
.L'ORGUE DÉ CHATEAUBRIAND 1049
1 Tableau de Paris, éd. établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet, Mercure de France,
8
T994,t.I, p.314.
Ibid.,p.'iM:
9. Ibid,, p. 315.
-
10. Mme de Genlis, Les Chevaliers du Cygne, ou la Cour de Chàrlemagne, Hambourg, 1795,
t. H, p. 206-207.
1050 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
12. Mercure de France, XI, I" frimaire an IX, 22 novembre 1800. Voir Michel Delon,
« Diderot et le renouveau catholique du Consulat. Un fragment de lettre oublié », Recherches sur
Diderot et l'Encyclopédie, 2, avril 1987, ainsi que Jean Seznec, «Diderot et le Génie du chris-
tianisme », Journal ofthe Warburg and Courlauldlnstitutes, 15. 1952.
13. Génie du christianisme, p. 912.
14. Lemierre, Les Fastes, ou:les Usages de l'année, poème en seize chants, Paris, 1779,
p. 293-294.
15. L'Imagination, chant VII, OEuvres de Delille, Paris, Fume, 1833, t. VIII, p. 264.
1052 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
16. Voir les lettres du 28 octobre 1771 et du 24 décembre 1773, Correspondance,éd Georges
Roth-Jean Varloot, Paris, Éd. de Minuit, t. IX, p. 215 et t. XHI, p. 139, ainsi que l'addition à la
Lettre sur les aveugles, OEuvres complètes, DPV, t. IV, p. 100, Le Neveu de Rameau, ibid., t. XTI,
p. 168 et les Leçons de clavecin, ibid., t. XIX, p. 351.
17. Corinne ou l'Italie, éd. Simone Balayé, Paris, Gallimard, 1985, coll. «Folio», p. 224-
225. Voir S. Balayé, «Fonction romanesque de la musique et des sons dans Corinne»,
Romantisme, 3, septembre 1972.
18. Génie du christianisme, p. 787.
L'ORGUE DE CHATEAUBRIAND 1053
J
23. Génie du christianisme, p. 801. Dans une lettre à Chateaubriand en 1831, le marquis de
Custine réintroduit la dimension technique, mécanique de l'instrument. Après avoir évoqué la
cathédralede Séville dans des termes proches de ceux du Génie (« Figurez-vous une vallée ren-
versée et dont la profondeurforme une nef soutenue par les troncs des vieux arbres qui seraient
restés debout pendant ce bouleversement de la nature »), il ajoute : « L'orgue de Séville est un
des plus fameux, des plus grands et des plus sonores de l'Europe : il a des soufflets qui ressem-
blent à des machines à vapeur» (L'Espagne sous Ferdinand VII, Paris, François Bourin, 1991,
p. 213).
24. Ibid., p. 802.
25. Ibid., p. 1363.
26. Les Natchez. Atala. René, éd. Jean-Claude Berchet, Le Livre de poche classique, 1989,
p. 135-136.
L'ORGUE DE CHATEAUBRIAND 1.055
27. Génie du christianisme,p. 886. Dans une évocation des ruines par René, « la voix de dieu
dans son temple » désigne sans doute l'orgue : « Quel labyrinthe de colonnes ! Quelle succession
d'arches et de voûtes:! Qu'ils sont beaux ces bruits qu'on entend autour des dômes, semblables
aux rumeurs des flotsdans l'océan, aux murmures des vents dans les forêts, ou à,la voix de Dièù
dans son temple ! » (Les Natchez. Atala. René, p. 320).
28. Tableau de Paris, t. I, p. 1051. Dans un roman contemporain de Mercier, la musique
d'orgue déclenche la mémoire affective :« Je me suis arrêté pour entendreun orgue ambulant.
[...] Cet air qu'autrefois j'entendais avec tant de plaisir m'a causé une extraordinaire émotion, un
déluge de pleurs s'est échappé de mes yeux » (Marquis de Langle, Amours ou Lettres d'Alexis et
de Justine, Neuchâtel, 1786, p. 12).
.29. Les Camets.de Joseph Joubert, éd.André Beaunier.Paris, Gallimard, 1938, p. 72; n?!jè
éd. Jean-Paul Corsetti, Paris, Gallimard, 1994,1.1, p. 113, Une s'agit pas ici de musique d'orgue.
Quelques pages plus haut, Joseph Joubert raconte une discussion avec Louis Sébastien Mercier.
1056 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
30. Mémoires d'outre-tombe, livre XX, chap. 10, éd. J.-C! Berchet, Classiques Garnier, 1992,
t. II, p. 399. Jean-Marie Roulin me signale également dans les Mémoires une messe à la cathé-
drale de Prague : « On y chantait avec accompagnement d'orgues » (livre XXXVIII, chap. 7).
31. Les Carnets de Joseph Joubert, éd. André Beaunier, p. 896-897 ; nelle éd. Jean-Paul
Corsetti, t. U, p. 590. J'adopte la lecture de J.-P. Corsetti, André Beaunier donnant : « L'orgue et
Chateaubriand». Un an plus tôt, Joubert notait déjà : « Je suis une harpe éolienne. Aucun vent
n'a soufflé sur moi » (éd. André Beaunier, p. 881 ; nelle éd. Jean-Paul Corsetti, t. II, p. 570). On
sait la place que joue la harpe éolienne dans Corinne (p. 84 et 231).
L'ORGUE DE CHATEAUBRIAND 1057
JEAN-PAUL CLÉMENT*
2. Essai sur les révolutions, I" partie, chapitre LXX, éd. Maurice Regard, Pans, Gallimard,
Pléiade, 1978, p. 267.
3. Ibid., IIe partie, chapitre XII, p. 307.
LE MYTHE DE SAINT-LOUIS 1061
.
recherche les grands hommes qui ont incarné au plus haut point les vertus
chrétiennes. Tout d'abord Clovis, converti «en tombant aux pieds d'un
prêtre», dit-il, qui jeta «les fondements de-l'empire français». Puis
Saint-Louis, « arbitre des rois, et révéré même des Infidèles » ; et le
vieux connétable de Montmorency, qui « disait son chapelet au milieu
des camps ».
Cette vision émerveillée du Moyen Age, nous la retrouverons dans les
Études historiques, où Chateaubriand exalte la vie prodigieuse de cet
âge, vante son éducation, ses moeurs privées, ses arts et son sol « couvert
de dix-huit cent mille monuments, admirable architecture gothique ».
L'esprit n'a pas changé dans l' Essai sur la littérature anglaise, où il écrit :
« Tels furent ces siècles d'imagination et de force qui marchaient avec cet
attirail au milieu des événements les plus variés, au milieu des hérésies,
des schismes, des guerres féodales, civiles et étrangères ; ces siècles dou-
blement favorables au génie ou par la solitude des cloîtres, quand on la
recherchait, ou par le monde le plus étrange et le plus divers, quand on le
préférait à la solitude. Pas un seul point où il ne se passât quelque fait
nouveau, car chaque seigneurie laïque ou ecclésiastique était un petit État
qui gravitait dans son orbite et avait ses phases ; à dix lieues de distance,
les coutumes ne se ressemblaient plus. Cet ordre de choses, extrêmement
nuisible à la civilisation générale, imprimait à l'esprit particulier un mou-
vement extraordinaire : aussi toutes les grandes découvertes appartien-
nent-elles à ces siècles. Jamais l'individu n'a tant yécu [...] On fouillait le
passé ainsi que l'avenir; on découvrait avec la même joie un vieux
manuscrit et un nouveau monde ; on marchait à grands pas vers des desti-
nées ignorées, comme on a toute sa vie devant soi dans la jeunesse.
L'enfance de ces siècles fut barbare, leur virilité pleine de passion et
d'énergie, et ils ont laissé leur riche héritage aux âges civilisés qu'ils por-
tèrent dans leur sein fécond ».
Trônant en:majesté, apparaît nimbé de gloire le roi Saint-Louis, qui
était à peine cité dans Y Essai. Chateaubriand écrit dans la préface du
Génie — et ce texte est important: «Rempli des souvenirs de nos
antiques moeurs, de la gloire et des monuments de, nos rois, le Génie du
christianisme respirait l'ancienne monarchie tout entière : l'héritier légi-
time était pour ainsi dire caché au fond du sanctuaire dont je soulevais le
voile, et la couronne de Saint-Louis, suspendue au-dessus de l'autel du
Dieu de Saint-Louis. Les Français apprirent à porter avec regret leur
regard sur le passé ; les voies de l'avenir furent préparées, et des espé-
rances presque éteintes se ranimèrent » 5.
Ainsi; je Génie du ch
Concordat: en;en faisant une oeuvré de circonstàncev prépara la culture
pohtique à venir^ Cet humus dont se nourrira la Restauration. Saint-Louis,
le Moyen; Age, ses chevaliers, ne sont pas simples figurines ou décor
d'une reconstitution de-fantaisie,; mais les éléments symboliques d'une
idéologie monarchique et religieuse dont se servira Chateaubriand.; En
bref, le Génie est un arsenal où Chateaubriand fourbit les armes — à
toutes fins utiles car, enÎ801, nous ne sommes encore qu'à l'époque dû
Consulat; etBonaparte^-pour tout observateur éclairé, semble bien'déç
à rester au pouvoir, et non pas à suivre lés tracés du général Môrik lors-
qu'il rétablit la monarchie anglaisédes Stùarts. Ce n'est qû'en 1814, avec
le fameuxpamphlet De Buonaparte"etdes Bourbons, que Chateaubriand
utilisera le mytlie du -saint roi comme une armé au service de la dynastie
tombée et qu'il s'agit désormais de;réstaurer sur le trône de France -^- ce
trône qui, par excellence, est le trôné de SaintLouis, dontla'paternité glo-
rieuse le rapproche, d'une;cértame manière, dé Salomôn ou de David; Et
dès lors, Saint-Louis sera intimement lié aux combats de Chateaubriand
sous la Restauration. Après avoir;-dans une premièrepartie de son
ouvrage, montré les forfaits de NâpôIëon\ ces «Saturnales de la royauté »,
cet empereur sorti de la ; décadence romaine, qui prend ;dés cours ayéc
Talma pour «jouer à l'empereur », et l'avoir stigmatisé comme « usurpa-
teur du trône de Saint-Louis », Chateaubriand présente lès Bourbons,
consacrante chacun des membres;de là famille, du roi jusqu'au prince de
Condé, dès portraits flatteurs ^ sinon flattés.
Et faute de croire; de même que ses contemporains, au droit divin,
« poste ruine », Chateaubriand va fonder" le~ droit à régner sûr l'antiquité
de là race dans ce qu'elle à d'exemplaire, surtout lorsqu'elle peut se glo-
rifierde compter dans ses rangs un roi tel que Saint-Louis. Cet argument
de l'antiquité de la race est extrêmement important. Lorsque le pamphlet
paraît, le 4 avril, les jeuxsontjouési en partie^ mais en''.partie seulement; et
le 9 encore, le tsar Alexandre prétend ne pas reconnaître les Bourbons et
s'interroge sur un éventuel maintien au pouvoir de Napoléon. Avec ce
pamphlet, Chateaubriandlégitime les Bourbons et les couronne au nom de
l'histoire, en montrant que la dynastie est intimement liée à la formation
de la nation française. « Le roi, écrit-il, représente [...] l'idée de l'autorité
légitime, de l'ordre, de la paix, de la liberté légale et monarchique. Les
souvenirs de la vieille France, la religion, les antiques usages, les moeurs
de la famille, les habitudes de notre enfance, le berceau, le tombeau, tout
se rattache à ce mot sacré de roi : il n'effraie personne : au contraire, il
rassure ». Et d'ajouter : « Le sang noble et doux des Capet ne se reposait
de produire des héros que pour faire des rois honnêtes hommes. Les uns
furent appelés sages, bons, justes, bien-aimés ; les autres surnommés
1064 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
demande un tombeau. [..;] Malédiction sur lés scélérats qui nous obligent
aujourd'hui à tant de réparations vaines! Qu'elle soit séchée la main par-
ricide qui osa se lever sur cet enfant de Saint-Louis [...] » 8.
Si nous cherchons d'autres arguments pour lesquels Chateaubriand
utilise le mythe de Saint-Louis; nous les puisons là encore dans le Génie
du christianisme. Aplusieurs reprises, Chateaubriand y évoque le « bon
peuple dé Saint-Louis »9. Samt-Louis eut non seulementle mérite éminent
de conférer une autorité et une légitimité accrue à ses successeurs par le
parfum même -—si-l'on utilise un vocabulaire religieux — de ses vertus,
mais aussi d'instituer le peuple chrétien en tant que peuple ayant son
identité propre. Il rassemble autour de lui un peuple uni. Et là on sent très
bien dans quel sens se dirigeJa pensée de-Chateaubriand: ne serait-ce
pas, lorsqu'il écrit en 1814 DeBuonaparte• ei des Bourbons, le rôle de
Louis XVÏÏI de réunir ces deux peuples, de restaurer l'unité nationale,
l'ancienne et là nouvelle France, séparées par la Révolution et l'Empiré,
en conservant le.legs de Saint-Louis mais en y apportant les libertés
modernes, fruit d'une « société perfectionnée »— la liberté d'opinion et
le régime représentatif, que Chateaubriand d'ailleurs, avec une certaine
audace, recherche dans l'ancien état politique de la France et fait dériver
des États généraux délaissés par les Bourbons à partir de Louis XIÎI.
Le peuple de Saint-Louis, rassemblé dans une ferveur commune
autour de son roi, n'est-ce pas l'objectif politique que Chateaubriand sug-
gère encore à Louis XVIII restauré dans les Réflexions politiques, parues
eh octobre la même année 1814, donc sous la première Restauration ? En
termes modernes, ce roi ne doit pas entrer dans les vues: des ultras qui
veulent refaire 1'Ancien Régime, honni par Chateaubriand parce qu'abso-
lutiste et que l'absolutisme perd tout à ses'yeux, mais reconstituer l'Unité
nationale autour d'une monarchievénérable; antique, et qui,; sur les pas de
Saint-Louis, revient à ses origines. La Charte telle que Chateaubriand
l'interprète, est le code rajeuni dé nos anciennes libertés. Les-deùx France,
l'ancienne et la nouvelle, doivent se sentir à l'aise sous un régime repré-
sentatif, « où aucun de ces éxéès, écrit-il, n'esta craindre dans l'espèce de
monarchie rétablie [.-..] Pans çètté monarchie viennent se confondre les
deux opinions;; l'une ou l'autre comprimée produirait de nouveaux
désastres. Les idées/nouvelles donneront aux anciennes cette dignité qui
naît de la raison, et les idées- anciennes prêteront aux nouvelles cette
majesté qui vient du temps. La Charte n'est donc point une plante exo-
tique, un accident fortuit du moment : c'est le résultat de nos moeurs pré-
sentes ; c'est un traité de paix signé entre les deux partis qui ont divisé les
Français : traité où chacun des deux abandonne quelque chose de ses pré-
tentions pour conduire à la gloire de la nation ». Même argument repris
dans De la Monarchie selon la Charte (1816), où Chateaubriand veut, en
tant que gentilhomme-citoyen, associer la vieille gloire de Du Guesclin à
la nouvelle gloire de Moreau. Nous le retrouvons enfin au moment de la
mort de Louis XVIII, lorsque Chateaubriand publie Le Roi est mort, vive
le Roi ! (1824), dans lequel il presse Charles X de se faire sacrer à Reims :
« Comme souvenir des premières assemblées de la nation, on demandait
aux grands et au peuple témoins du couronnement du Souverain, s'il y
avait âme qui voulût contredire. On lâchait ensuite des oiseaux dans
l'église, toutes les portes ouvertes : image naïve de la liberté des Français.
Notre constitution actuelle n'est que le texte rajeuni du code de nos
vieilles franchises. C'est cette constitution que les successeurs de
Louis XVIII devront désormais jurer de maintenir dans la solennité de
leur sacre, en ajoutant ce serment de la monarchie nouvelle au serment de
l'ancienne monarchie. Ainsi Charles X, après avoir reçu le complément de
sa puissance des mains de la Religion, paraîtra plus auguste encore, en
sortant, consacré par l'onction sainte, des fontaines où fut régénéré
Clovis. [...] Que Dieu accorde à Louis XVIII la couronne immortelle de
saint Louis ! que Dieu bénisse sur la tête de Charles X la couronne mor-
telle de saint Louis ! »50
Il est aussi une troisième raison, qui tient beaucoup à coeur à
Chateaubriand et tient au caractère même de la monarchie. Il évoquait
tout à l'heure, je l'ai cité, le «doux sang» des Capétiens. Ce que
Chateaubriand admire dans la dynastie capétienne — dont il excepte
Louis XI, tyran qu'il compare à un jacobin venu «faire l'essai de la
monarchie absolue sur le cadavre palpitant de la féodalité », ce prince tout
à.part, « placé entre le Moyen Age qui mourait et les temps modernes qui
naissaient, tenant d'une main la vieille liberté noble sur l'échafaud, de
l'autrejetant à l'eau dans un sac la jeune liberté bourgeoise [...] » —, c'est
de n'avoir jamais connu la tyrannie. Cette équanimité de la monarchie,
idéalisée pour les besoins d'une apologétique monarchique, nous la trou-
vons dès De Buonaparte et des Bourbons, qui est le texte premier- des
combats politiques de Chateaubriand. « Certes, écrivait-il, l'antiquité, plus
reconnaissante que nous, n'aurait pas manqué d'appeler divine une race
qui, commençant par un roi brave et prudent, et finissant par un martyr, a
compté dans l'espace de neuf siècles trente-trois monarques, parmi les-
10. Le Roi est mort, vive le Roi.', in OEuvres complètes, éd. Ladvocat, t. III, p. 306-307.
LE MYTHE DE SAINT-LOUIS 1067
Louis XI, puis les Bourbons, qui inaugurent la monarchie absolue et vont
se perdre dans la Révolution.
Aussi, paradoxalement — mais nous sommes en 1831, et non plus en
1814 ^—, les Bourbons, qui ont perdu le trône à partir de 1792, puis une
seconde fois en 1830, sont traités sans grande indulgence. Henri IV lui-
même est accusé, dans les Études historiques, d'ingratitude -— et l'on sent
que ce mot fort marque non seulement le caractère d'Henri IV, mais aussi
de toute la branche aînée des Bourbons. Certes Chateaubriand célèbre sa
bravoure, son esprit, sa magnanimité, son talent oratoire, l'excellence de
ses lettres, mais il achève son portrait par un sarcasme : « Disparaître à
propos de la vie est une des conditions de la gloire ».
Avec Louis XUI, « la monarchie des États expire ». « La monarchie
parlementaire meurt avec la Fronde », écrit-il —je ne fais, là encore, que
citer les interprétations de Chateaubriand. Avec Richelieu, « toutes les
libertés meurent à la fois » : la liberté politique dans les États, la liberté
religieuse par la prise de La Rochelle, et redit de Nantes ne fut que là
conséquence de la disparition du poids matériel des protestants. Il n'y a
qu'une seule chose et qu'un seul homme dans le règne de Louis XIII:
Richelieu. Il apparaît comme la monarchie absolue personnifiée, venant
mettre à mort la vieille monarchie aristocratique, à laquelle naturellement
il rattaché la personne même de Saint-Louis.
Il ne restait plus à Louis XIV qu'à paraître. « Superbe catafalque
de nos libertés que son siècle, éclairé par mille flambeaux de la gloire
qu'élevait alentour un cortège de grands hommes ». « Louis XIV comme
Napoléon, écrit Chateaubriand, chacun avec la différence de leur temps
et-de leur génie, substituèrent l'ordre à la liberté ». Atomisation de l'indi-
vidu, croissance de l'État, ce sont les deux caractéristiques des démo-
craties alors en gestation dans l'Europe du xvne siècle. Ensuite, la monar-
chie absolue, estime-t-il, va dégénérer, parce qu'absolue : « Après le
tombeau de Louis XIV, on n'aperçoit plus que deux monuments de là
monarchie absolue : l'oreiller des débauches de Louis XV et le billot de
Louis XVI».
La mainmise de l'État centralisé sur le corps social n'est pas seule-
ment le trait permanent qui joint le «nouveau» régime à 1' «ancien»,
Bonaparte à Louis XIV, c'est aussi ce qui explique, à travers une série de
médiations, la pénétration de l'idéologie « démocratique » (c'est-à-dire
égalitaire) dans l'ancienne société française: en d'autres termes, la
Révolution, dans ce qu'elle a de constitutif à ses yeux — État administra-
tif régnant sur une société à idéologie égalitaire —, est très largement
accomplie par la monarchie, avant d'être terminée par les Jacobins et par
l'Empire. Et ce qu'on appelle la «Révolution française », cet événement
magnifié comme une assomption, n'est qu'une accélération d'un procès/-
: :
-
LE MYTHE DE SAINT-LOUIS;. 1071
sus historique antérieurement engagé. En détruisant non pas l'aristocratie,
mais le principe aristocratique dansila société, là monarchie a supprimé la
légitimité de la résistance sociale à l'État.
Dans l' Itinéraire, Chateaubriand avait fait connaître l'Empire tore mal
connu, presque inaccessible, monde mystérieux et farouche qui retenait
captifs les lieux où s'étaient formées les grandes civilisations : la Grèce et
la Judée, pays illustres tombés dans la décadence politique et sociale sous
le poids d'une tyrannie en déclin. Pour Chateaubriand, l'Islam signifie
obscurantisme et oppression absolue. En 1816, dans une proposition faite
à la Chambre des pairs, il réclamait les droits de l'humanité et adjurait ses
collègues d' « effacer la honte de l'Europe » en organisant une croisade
contre les puissances barbaresques qui mettrait fin au rapt des populations
dont les corsaires de Tripoli, de Tunis et d'Alger, en abolissant, sem-
blaient avoir indiqué à notre émulation l'objet d'un plus beau triomphe.
« Faisons cesser, dit-il, l'esclavage des blancs. Il est temps que les peuples
civilisés, ajoutait-il, s'affranchissent des honteux tributs qu'ils paient à
une poignée de barbares ». Il applaudira à la prise d'Alger, en 1830, après
avoir stigmatisé les tièdes, les affairistes qui trahissent la cause sacrée de
la chrétienté, notamment dans une Note sur la Grèce publiée en 1825.
On ne s'étonnera pas que les plus belles pages de l' Itinéraire de Paris
à Jérusalem soient consacrées à Saint-Louis et à la relation de sa mort ;
elles inclinent à rapprocher cette mort de celle du Christ. Saint-Louis nous
apparaît ici comme le Christ souffrant, le Christ de la Passion. Le roi du
XIII" siècle, c'est le Christ crucifié portant la couronne, c'est la nouvelle
image monarchique par excellence. De même que Saint-Louis avait tou-
jours considéré la croisade comme une forme de martyre. Peut-être
Chateaubriand a-t-il lu Mathieu Paris, dans sa Chronica majora, où il
déclare à sa mère, en 1241, au sujet des Tartares qui envahissent la
chrétienté: «Nous les repousserons, ou, s'il nous arrive d'être vaincus,
nous nous en irons vers Dieu comme des confesseurs du Christ ou comme
des martyrs ».
Il devient, avec la seconde croisade, le roi s'auto-sacrifiant, un des
aspects de la royauté sacrée dans diverses sociétés ; roi-hostie, il parvient
au terme d'une longue agonie à la grâce de mourir à l'image de Jésus.
C'est ce qu'a fort bien compris Chateaubriand lorsqu'il écrit — et c'est
sur ces mots que je terminerai mon propos : « La France qui ne se pouvait
consoler d'avoir perdu sur la terre un tel monarque, le déclara son pro-
tecteur dans le Ciel. Louis placé au rang des saints devint ainsi pour la
patrie une espèce de roi éternel » 12.
12. Itinéraire de Paris à Jérusalem, in OEuvres romanesqueset voyages, éd. Maurice Regard,
Paris, Gallimard, Pléiade, 1969, t. Il, p. 1211.
CHATEAUBRIAND
ET BOSSUET ORATEUR
EMMANUELLE TABET
1. Ballanche,Du sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et les arts, Lyon,
Ballanche et Barret, 1801, p. '123.
2. Génie du christianisme, III, II, 6, Paris, Garnier-Flammàrion, 1966,1.1, p. 426. '
3. Vie de Rahcé, éd. Letessier, Paris, Marcel Didier, 1955, -t. II, p. 229. '
4. L. Fr. dé Bausset, Histoire de J.-B. Bossuet évêque de Meaux composée sur'les manuscrits
originaux, Paris, Mellier frères, 1846, L. III, p.-101..'
5. Bossuet, Oraison funèbre du prince de Condê, dans Oraisons funèbres, éd. J. Truchet,
Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1988, p. 409.
silence qui la menace. C'est cette fusion de deux voix que nous tenterons
d'analyser ici en esquissant quelques grandes étapes d'une représentation
de l'aigle de Meaux qui se situe à l'opposé de la représentation scolaire
d'un classicisme figé : nous verrons alors plus largement qu'à travers la
figure de Bossuet orateur se profile chez Chateaubriand une vision du
xviT siècle qui ne se résume pas à la célébration d'un Grand Siècle idéa-
lisé où le mythe de l'ordre et de la perfection du style se conjuguerait à la
nostalgie d'une légitimité politique. De fait, lorsque Chateaubriand se
livre à ce qu'on pourrait appeler l'oraison funèbre de Bossuet, et à travers
lui de tout son siècle, il s'engage dans la démarche paradoxale consistant
à s'identifier à une voix dont pourtant il affirme, tout en l'exhumant,
qu'elle s'est définitivement éteinte et qu'elle s'évanouirait s'il prétendait
la ressaisir en l'imitant6. Et il nous semble dès lors que, le passé étant
nécessairement voué à l'évanescence, Chateaubriand va chercher chez
l'orateur chrétien, moins un modèle éternel de composition et de style,
qu'un certain rapport à une mémoire littéraire dont il se nourrit et où il
puise son originalité. Car Chateaubriand ne se contente pas de citer ou de
paraphraser Bossuet : il amplifie et prolongé la mélancolie qui se dégage
des Oraisons funèbres par ses développements sur la mort prochaine de
l'orateur et de son siècle, et, par delà son siècle, sur la ruine de l'ancien
monde ; la rupture de 1793 Confère alors à là méditation chrétienne sur la
vanité de la gloire des princes une dimension historique nouvelle, dont
l'orateur sacré se fait, rétrospectivement*le prophète.
Dans le chapitre de son ouvrage Du sentiment consacré à l'étude des
modèles, Ballanche se faisaitl'écho de la vision que la fin du xvinc siècle
avait des écrivains religieux du Grand Siècle. Bossuet y incarne alors,
comme dans le Siècle de Louis XIV de Voltaire, la grandeur majestueuse
et sublime ; la langue de Fénelon est au contraire « gracieuse et pleine
d'onction», celle de Pascal est profonde et mélancolique. Ces paral-
lélismes et ces oppositions entre l'Aigle de Meaux et le Cygne dé
Cambrai, ou encore entre la rigueur inflexible de Bossuet et les doutes de
Pascal, seront largement repris jusqu'à la fin de la Restauration. Ainsi,
dans le Mercure de France, Tissot oppose à un Pascal inquiet et doulou-
reux, qui se plonge dans les abîmes du doute, le « magnifique Bossuet »
qui semble « planer » et « se séparer de la condition de ceux qu'il
condamne »7, « l'homme de toutes les autorités et de toutes les stabr-
6. Voir Mémoires d'outre-tombe, éd. J.-C. Berchet, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1.1,
p. 425 : « Respectons la majesté du temps ; contemplons avec vénération les siècles écoulés, ren-
dus sacrés par la mémoire et les vestiges de nos pères ; toutefois n'essayons pas de rétrograder
vers eux, car ils n'ont plus rien de notre nature réelle, et si nous prétendions les saisir, ils s'éva-
nouiraient ».
7. Mercure de France, novembre 1817, p. 197.
CHATEAUBRIAND-ET BOSSUET 107-5
lités »8. Mais chez Chateaubriand, la vision de Bossuet est, nous semble-
t-il, bien plus complexe, : chez lui en effet, Bossuet n'est plus ce maître
dont « la haute raison semble n'avoir connu ni doutes ni obscurités» 9
mais il est plutôt, comme Pascal, un « grand modèle de la mélancolie ».'° :
Sans cesse occupé du tombeau et comme penché sur les gouffres d'une autre
vie, Bossuet aime à laisser tomber de sa bouche ces grands mots de temps et de
mort, qui retentissent dans les abîmes silencieux de l'éternité. Il se plongé, il se
noie dans des tristesses incroyables, dans d'inconcevables douleurs [dans une pre-
mière version, Chateaubriandécrivait même : dans des mélancolies incroyables]1-.
Le discours oratoire de Bossuet est donc interprété ici, moins du point
de vue de ses effets Comme instrument de persuasion, que comme expres-
sion du coeur humain et de la subjectivité' de l'orateur ; l'ordre du dis-
cours,sa dispositio, tiaditionnellement conçue en fonction d'une certaine
efficacité de l'impression produite, est présentée ici par Chateaubriand
comme une série d'étapes dans lesquelles l'orateur s'engage tout entier,
jusqu'à se perdre. L'oraison funèbre ou le sermon se transforment en
confessions, lelangage n'est pas vraiment maîtrisé par l'orateur puisqu'à
travers son discours, celui-ci s'engage jusqu'au bout* en une sorte de
confrontation dramatique, dans l'épreuve dunéant. Chateaubriand semble
donc appliquer à l'oeuvre oratoire de Bossuet l'interprétation des Pensées
pascaliehnès comme mise à nu des tourments d'une âme mélancolique.
Dans cette perspective, le discours apologétique relève autant de là plainte
lyrique, de «l'expansion d'un coeur accablé dé regrets », selon l'expres-
sion du Mercure de Francèn, que de Fart de persuader.
Or c'est tout particulièrement dans l'Oraison funèbre du prince
de Coudé que cette fusion du moi de l'orateur et du contenu de son
discours apparaît le plus nettement, et c'est la raison pour laquelle la der-
nière des grandes oraisons funèbres est si souvent citée dans l'oeuvre de
Chateaubriand ï
8. Sainte-Beuve, article sur l'édition Havet des Pensées, dans Grands Écrivains français,
« xvir siècle. Philosophes et moralistes », Paris, Gàrnier, 1928, p. 126-143.
9. Mercure de France, pluviôse an IX (1803), p. 395;
10. Lettre à M. de Fontanes sur la deuxième édition de l'ouvrage de Mme de Staël
(22 décembre 1800), dans Essai sur les Révolutions - Génie du christianisme, Paris, Gallimard,
1978, p. 1272.: « Ni l'Angleterre, ni l'Allemagne n'a produit Pascal et Bossuet, ces deux grands
modèles de la mélancolie».
11. Génie du christianisme, éd. cit, t. II, p. 20.
12. Mercure de France, Nivôse an XIII, p. 164 : compte-rendu dé l'édition des Oraisons
funèbres de Bossuet avec un commentaire de M.Bourlet de Vauxcèlles chez Migneret. Chez
Chateaubriand, l'interprétation du Discours sur l'histoire universelle rejoint également l'idée
d'une fusion du moi de l'historien et de son sujet: «il élève ses lamentations prophétiques à tra-
vers la poudre et les débris du genre humain » (Lettre à Fontanes du 22 décembre 1800, éd. cit.,
p. 1277).
" "
. ..
1076 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
vaporeux, d'idéal, comme des souvenirs : les soleils couchants de Milton en rap-
port avec son âge, la nuit de ses paupières et la nuit approchante de sa tombe, ont
un caractère, de mélancolie qu'on ne retrouve nulle part .
Cependant, à propos de Bossuet, Chateaubriand va plus loin encore
dans sa réflexion sur l'écriture de la vanitas, lorsqu'il évoque, au
deuxième tome des Mémoires, la postérité de l'oraison du prince de
Condé ; car alors, ce n'est plus seulement l'approche de la mort de l'ora-
teur qui confère rétrospectivement au texte sa mélancolie, mais aussi la
ruine du vieux monde qui s'achèvera sous la Terreur :
Le vieux Condé,:dans son testament* déclare qu'il n'est pas sûr du pays qu'il.
habitera le jour de sa mort. O Bossuet! que n'auriez-vous point ajouté au chef-
d'oeuvre de votre éloquence, si lorsque vous parliez sur le cercueil du grand Condé,
vous eussiez pu prévoir l'avenir17.
De fait, ce « peu qui nous reste d'une si auguste naissance », ces
« vaines marques de ce qui n'est plus » 18 évoquées par Bossuet, sont eux-
mêmes, à l'époque de Chateaubriand, anéantis par les ravages de la
Révolution et par l'usure du temps. Condé laissait au moins derrière lui le
monde dans lequel il avait vécu, la mémoire de ses actes et l'assurance
d'une sépulture digne de sa gloire. Or Chateaubriand nous dit que
Chantilly est désormais en ruines et que les traces des pas de Condé y ont
été effacées. Dans le passage des Mémoires qu'il consacre à Condé, face
dans vos tombeaux, pour ne pas voir votre nom terni, votre mémoire abolie et votre
prévoyance trompée dans vos amis, dans vos créatures et plus encore dans vos
héritiers et dans vos enfants25.
25. Oraisonsfunèbres, éd. cit., p: 348 ; Chateaubriand a souvent paraphrasé sur le mode élé-
giaque de la déploration cette méditation sur l'oubli, que reprend eh particulier le père Aubry
dans Atala ; voir Atala, Paris, Garnier, 1958, p. 134:: « Si un homme revenait après sa mort, je
doute qu'il fût revu avec joie, par ceux-là même qui ont donné le plus de larmes à sa mémoire » ;
voir aussi René, Paris, Garnier, 1958, p. 224': «Qu'est-ce donc que l'hommedont la mémoire
périt si vite ?...», et MOT, éd. cit., t. II,--p". 29.
:
26. Voir ViedeRdhcé, éd. cit., t. II, p. 212 et 307. '.'
27. Mélanges littéraires, OEuvres complètes, Paris, Furne,1841* p. 160. -.''•
28. Oraisonsfunèbres, éd. cit., p. 174.
'".'-29. MOT, n,XXH\25, II, p..545. .
t.
1080 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
32. Dans cette.perspective, le texte littéraire est semblable aux diverses couches de la
mémoire : «Chacun de nous, en fouillant à diverses profondeurs dans sa mémoire, retrouvé une
autre couche de morts, d'autres sentimentséteints, d'autres chimères:,. » (MOT, IY-VI, 4)." ,.
3.3. Nodier, Mélangés jdé littérature et dé critique, 1820,1.1, p..273 sq., cfedans Al Kettler,
Lettres de Ballanche à Madame Récamier,p. 103et Ballanche, lettre du 14 mars 1816.
34,Voir Marcêllus, Chateaubriandet son temps, p. 112-113 et 288-289:
35- Génie du christianisme, in, IV, 4, éd. cit; t. H, p.20.
36. Sermons; choisis de Bossuet, précédés de réflexions sur lesnouveaux sermons'deBossuet,
par l'abbé Maurj'j. Paris, Grapëlet, 1803.
3J: Génie du christianisme, Il,V 4, éd. cit., t: :I, p. 371. -
: 38 Ibid.,III II 5t I p
423.:
1082 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIREDE LA FRANCE
des tours et des images qui fait de lui, aux yeux de Chateaubriand ou de
Fontanes, un « poète »39. Le « nouveau Chrysostome »40 a donc été placé
«sur les confins de deux Empires opposés», selon l'expression de
Villemain41 ; il a annoncé l'avenir en exhumant le passé, et en remontant
au génie de l'Antiquité, il a, paradoxalement, créé une langue dont
d'Aiembert ou La Harpe disaient que personne ne l'avait parlée avant lui42
— idée que Chateaubriand a reprise dans le Génie du christianisme lors-
qu'il écrit : « l'évêque de Meaux a créé une langue que lui seul a par-
lée »43. Bossuet s'est donc fait le passeur d'un monde à l'autre, échappant
ainsi au.conformisme des nonnes esthétiques de son temps.
Or, comme Bossuet, Chateaubriand a lui aussi puisé son originalité
dans les textes du passé dont il s'est imprégné et nourri, et il a été, selon
son propre mot, «placé entre deux univers pour en être le lien»44.
Comme lui, Chateaubriand a le sentiment d'avoir forgé, dans sa résurrec-
tion du passé, une langue nouvelle, une langue que, déclare-t-il, Fontanes
ne parlait pas encore45. Et lorsque l'abbé Maury nous dit que Bossuet
insérait dans sa langue le style métaphorique dont il trouvait le modèle
dans les Saintes Écritures, pour nous transporter dans une « région incon-
nue », on pense à Chateaubriand qui déclarait avoir, par une traduction
fidèle et littérale du Paradis Perdu de Milton, ressuscité Une langue nou-
velle, pleines d'images inconnues, elles-mêmes empruntées à, la poésie
des Anciens46. De fait, comme. Bossuet, chez qui/les «termes avaient
changé d'acception et le langage fut bouleversé comme le coeur »47, selon
l'expression même du Génie, et qui a su dépasser les normes du beau
classique par ce sublime qui persuade contre les règles43, René, nous dit
39. Voir Génie du christianisme, III, TV, 4, éd. cit., t. II, p. 23, et Villemain, La Tribune
moderne. M. de Chateaubriand, Paris, Michel Lévy, 1958, p. 74 : « M. de Fontanes, l'imagina-
tion pleine de Virgile et de Milton, et adorant Bossuet comme on adore un poète... ». On peut
noter cependant que, dans son Siècle de Louis XIV, Voltaire parlait, à propos des Oraisons
funèbres, d'une « grandeur majestueuse qui tient un peu,de la poésie »,
'' 40. MOT, II, XVIII, 4, éd. cit., t.n, p. 240. '
41. Villemain, Essai sur l'oraison funèbre, préface à Choix d'oraisons funèbres de Bossuet,
Fléchier, Massillon, Bourdaloue, Mascaron, Paris, Testu, 1813, p. 42.
42. La Harpe, Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne, Paris, Didier, 1834, p. 756.
et d'AIembert, op. cit., p. 145-146 : « on croirait que la langue dont il se sert n'a été créée que
pour lui ».
43. Génie du christianisme, III, IV, 4, éd. cit., p. 20.
44. MOT, II, XIII, 11, éd. cit., t. II, p. 53.
45: MOT, I, XI, 3, éd. cit., 1.1, p. 594.
46. Vas.Essai sur la littérature anglaise suivi du Paradis perdu et de poèmes traduits de l'an-
glais, Paris, Furne, 1843, p. 336.
47. Génie du christianisme, III, IV, 4, éd. cit., t. II, p. 21.
48. Voir Bossuet, Panégyrique de l'apôtre saint Paul, dans OEuvres, Paris, Gallimard, 1961,
p. 357 : « De là vient que nous admirons dans ses admirables Epîtres une certaine vertu plus
qu'humaine qui persuade contre les règles, ou plutôt qui ne persuade pas tant qu'elle captive les
entendements ; qui ne flatte pas les oreilles, mais qui porte ses coups droit au coeur ». -..
CHATEAUBRIAND ET BOSSUET 1083
Chateaubriand dans son Essai sur les Révolutions, « détourne les mots de
leur acception naturelle »49, et crée ainsi cette voix qui elle aussi « semble
venir d'une région inconnue » 50. Et plus généralement, il puise le fonde-
ment même du vague des passions dans l'inanitas augustinienne, dans le
« vide du coeur », et dans la méditation sur ce que Bossuet appelait « la
persécution de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie humaine,
depuis que l'homme a perdu le goût de Dieu »51.
Du reste, si Bossuet s'est nourri des oeuvres du passé, il n'a pas pour
autant puisé en elles de nostalgie pour une Antiquité idéalisée s'il a pu
fondre dans son oeuvre le passé et l'avenir, c'est parce qu'il a aussi vécu
dans son temps, parce que « son corps était dans le monde et son esprit au
désert »52, tout comme Chateaubriand a mis « [sa] main dans le siècle et
[son] esprit au désert » 53. Et cette relation de Bossuet avec le passé peut
être utilement éclairée par sa confrontation avec la vision du passé chez
Rancé. De fait, au contraire de Bossuet, Rancé, par sa rupture avec le
monde, et « en voulant faire retourner l'humanité aux rigueurs de
l'Orient », s'est trompé « de siècle et de climat » 54. Chateaubriand oppose
alors à la terrible aphonie de Rancé cette voix de Bossuet qui s'élève
au coeur même d'un monde dont il affirme le néant, entre le siècle et
l'éternité. Le Bossuet de la Vie de Rancé tente donc de forcer le silence
du « dernier des solitaires » en le poussant à écrire et à publier ses
oeuvres. Car Bossuet, « émerveillé » par les textes de Rancé, croyait
encore à la puissance de ces mots pour lesquels le solitaire de la Trappe
n'avait plus que méfiance. Si donc Rancé est l'homme de l'oubli, qui
tentera toute sa vie d'imposer le silence aux fantômes qui le hantent,
Bossuet est la voix du souvenir, qui immortalise ceux qu'il rencontre, qui
exhume, non seulement la mémoire des hommes et des peuples, mais
aussi cette mémoire littéraire et religieuse dont il se nourrit et qui fait
de son texte la superposition de couches temporelles, comme autant de
réminiscences. Dès lors, le dialogue entre Rancé et Bossuet figure en
quelque sorte la tension, qui parcourt les Mémoires et plus encore la
Vie de Rancé, entre d'une part l'aspiration à immortaliser une vie par
la biographie ou l'autobiographie, et d'autre part la conscience de la
vanité de cette entreprise. Ainsi, dans la Vie de Rancé, Chateaubriand
rappelle le souvenir de celui qui déclarait pourtant que « le propre d'un
Le texte littéraire est donc lui aussi, comme le contenu qu'il décrit,
voué à l'oubli, ce que Chateaubriand avait déjà évoqué à plusieurs
reprises dans ses développements sur la mort des langues60. Par là même,
il prolonge et amplifie la méditation de Bossuet sur « ce je ne sais quoi
qui n'aura plus de nom dans aucune langue »61 : la langue même dans
laquelle parle Bossuet hé sera bientôt plus qu'une langue morte et qui ne
sera plus présente que dans le chant d'une grive. Ainsi, aptes avoir cité les
derniers mots de l'oraison du prince de Condé, Chateaubriand écrit :
Soyez donc Bossuet, pour qu'en dernier résultat votre chef-d'oeuvre survive,
dans la mémoire d'un oiseau, à votre langage et à votre souvenir chez les hommes62.
/ JËAN-CHRISTOPHE CAVALLIN*
;* Université de Vérone,,
l.Af Kettler,,Lettres ;de _
Ballanche à madame Récamier, Honoré Chanipïon, Paris, 19S6,
160.
2;Chateaubriand, Mémoires;d'outre-tombe (abrév/: MOT),[p. 464, Édition -dû Centenaire,
Flammarion; Paris, 1982, tome: 1, p. 464.
3. Virgile, Enéide, Livrëll, y:-789. :
4.MOT,l,p:
5. Ovide, Métamorphoses, XiK,y. 164-165.
6. MOT, IV, IL
7. Le Tasse, La Jérusalem délivrée, chant XVI, 9-12.
8. MOT, IV, X.
CHATEAUBRIAND MYTHOGRAPHE 1089
tion hybride d'un instrument qui est tout à la fois une lyre épique et une
épée lyrique9.-
Autre exemple. Dans son récit de sa traversée de l'Atlantique vers les
Etats-Unis, Chateaubriand hybride les deux légendes analogiques de
Moïse traversant le désert de l'Egypte à la Terre promise et de Noé tra-
versant les eaux du déluge d'un ancien monde détruit à un nouveau
monde a venir. Des séquences àe la Genèse et de l'Exode y sont textuel-
lement traduites, mais les livres saints jamais cités. L'incrustation cryp-
tique de ces séquences configure le portrait de l'homme des Mémoires sur
les archétypes ancestraux des deux grands passeurs bibliques et « agran-
dit » son voyage en Amérique, qui revêt la forme d'un grand mythe de
passage, non pas celui du Nord-Ouest, que le jeune homme allait cher-
cher, mais du passé à l'avenir, c'est-à-dire de l'ancien continent et de l'an-
cien régime monarchique vers le nouveau continent et le nouveau régime
démocratique des Etats-Unis.
Autre exemple encore. Dans le récit de son émigration anglaise et de
ses tristes amours avec la jeune Charlotte Bungay, Chateaubriand hybride
les deux épisodes d'Énée retardé à Carthage entre la destruction de Troie
et la fondation de Rome, et du Dante accueilli par Béatrice à l'entrée du
Paradis. Divers fragments de l'Enéide et de la Divine Comédie y sont tex-
tuellement traduits, mais leurs sources jamais citées. Le visage de
l'homme des Mémoires est ainsi configuré, de façon cryptique, sur celui
d'Énée et sur celui du narrateur de la Divine Comédie, tandis que celui de
Charlotte Bungay se compose-d'une hybridation des divers caractères
mythiques de Dicton et de Béatrice. Cette configuration mythographique,
pourvu qu'on sache en lire en série les indices analogiques fournis par des
fragments de citations isolés, fait du récit de l'émigration anglaise une
longue méditation allégorique sur le douloureux cycle d'initiation, de
sacrifice et d'expiation nécessaire au progrès palingénésique d'une
époque et d'une personnalité.
Dernier exemple. Dans son récit de son séjour dans les montagnes
suisses, entre la France et l'Italie; dans l'été 1832, Chateaubriandhybride
les diverses légendes de Moïse sur le mont Abarim, entre sa terre natale
d'Egypte et les champs de la Terre promise; d'Énée arrêté à Carthage;
entre Pergame détruite et Pergâme reconstruite, et de Renaud retardé dans
les beaux jardins d'Armide entre Jérusalem perdue et Jérusalem recon-
quise. Des fragments de la Bible, de Virgile et du Tasse y sont textuelle-
ment traduits, quoique jamais cités. Leur incrustationcryptique configure
le portrait de l'homme des Mémoires sur les archétypes mythiques d'Énée
9. « On veut que les Français soient fils d'Hector : je croirais plutôt qu'ils sont fils d'Achille,
car ils manient, comme ce héros, la lyre et l'épée ». MOT, 11, VU, 4, p. 270.
1090 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
11. Études historiques sur la chute de l'empire romain, Chez Ledentu Libraire, Paris, 1834,
Préface, p. 60. /
'''/
ll.lbid. :-
1092 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Chacune de ses actions doit être envisagée à la fois comme une action
individuelle, c'est-à-dire comme un élément de sa biographie, et comme
une allégorie mythique, c'est-à-dire comme le chiffre d'une intelligence
mythique.
Ballanche, quant à lui, fort des principes herméneutiques du philo-
sophe napolitain, déchiffre toute l'histoire universelle selon une loi ou
« formule générale » qui n'est que « le développement des deux dogmes
générateurs de la déchéance et de. la réhabilitation, dogmes qui se retrou-
vent dans toutes les traditions générales de l'humanité et qui sont le chris-
tianisme même » 13. Les héros de la mythologie comme les acteurs de
l'histoire légendaire ne sont que des essences symboliques qu'il faut
déchiffrer dans un sens providentiel et mystique faisant de l'histoire une
longue et douloureuse suite de cycles d'initiations palingénésiques,
chaque initiation impliquant un sacrifice et chaque sacrifice, à son tour,
impliquant une expiation, soit un cycle de régénération dialectique entre
humanité perdue et humanité rachetée.
Délivré des contraintes de genre imposées par l'histoire scientifique,
Chateaubriand a abondamment exploité dans ses mémoires l'enseigne-
ment des grands historiens dont il avait présenté les théories dans ces
Études historiques dont la rédaction est tout juste antérieure à la redéfini-
tion profonde du dessein des Mémoires d'outre-tombe. Il a appliqué à la
relecture-écriture de sa vie à la fois le principe de « lecture allégorique »
de Vico et la « formule générale » ou loi palingénésique de Ballanche. On
comprend bien que l'essentiel d'une telle mythologisation, ou agrandisse-
ment symbolique, n'est pas tant qu'elle fasse perdre de sa véracité ou de
son authenticité biographique au portrait d'homme qu'elle configure ou
transfigure — ce qu'elle ne peut manquer de faire dans les distorsions
qu'elle impose aux accidents de l'existence pour les faire coïncider avec
la règle générale de symbolisation mythique —, mais bien que la transfi-
guration qu'elle opère dote ce récit d'une profondeur de significations et
d'une richesse d'idéalités dont l'aurait privé une écriture plus fidèle aux
faits, c'est-à-dire moins prompte à appliquer aux conjonctures pleines de
hasard et d'aléas d'une existence dans le temps la noble correction de
grandes formules poétiques. La vérité, dans les Mémoires, n'est jamais le
résultat d'une fidélité aux faits, mais toujours le résultat d'une adéquation
aux exigences de l'allégorisation mythographique.
L'écriture autobiographique de Chateaubriand consiste donc en un
double procès de lecture et de réëcriture de son existence ; chacun des
traits de son caractère, chacun des événements de sa vie se trouvent, en un
premier temps, déchiffrés (ou lus) selon une double loi d'allégorisation
15. M. Crouzet, La poétique de Stendhal. Essai sur la genèse du romantisme, Paris, Flamma-
rion, 1986, tome 1, p. 19.
1096 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
21. Vico; La Scienza nuova, op. cit., Livre II, chap. IV ; « Dell'iconimica poetica », p. 377.
22. Ibid., chap. V, p. 465.
1098 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
FABIENNE BERCEGOL*
* Université de Paris-Sorbonne(Paris-IV).
1. Chateaubriandemploie le mot pour désigner là-journée de chasse avec le roi àlaquelle il
doit participer. Voir Mémoires d'outre-tombe, éd. de M. Levaillant et G. Moulinier, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, t. I, p. 130. Toutes nos références au texte dés
Mémoires renverront désormais à cette édition. Nousutiliserons l'abréviation MOT.
2. Ibid., 1.1, 134. '
p.
3. Ibid., 1.1, p. 72.
4. Dans l'autoportrait qu'il insère dans ses Mémoires, Chateaubriand analyse longuement
cette circonspection due à la défiance qui le caractérise et qui lui a valu bien des déboires : « Si
j'essaie de commencer un récit, soudain l'idée de sa longueur m'épouvante ; au bout de quatre
paroles, le son de ma voix me devient insupportable et je me tais. Comme je ne crois à rien,
excepté en religion, je me défie de tout : la malveillance et le dénigrement sont les deux carac-
tères de l'esprit français ; la moquerie et la calomnié, le résultat certain d'une confidence ». Voir
ibid., 1.1, p. 380.
5. Relisons cet aveu : «Je dois pardon à mes amis de l'amertume de quelques-unes de mes
pensées. Je ne sais rire que des lèvres ; j'ai le spleen, tristesse physique, véritable maladie ». Voir
ibid., t. II, p. 625-626.
6. M. Fumaroli, « La conversation», Trois Institutions littéraires, Paris, Gallimard, coll.
«Folio/Histoire», 1994, p. 193.,
7. Chateaubriand, Essai sur les révolutions, éd. de M. Regard, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 1978, p. 330 (le portrait figure dans une note de l'édition originale de 1797).
8. Chateaubriand, MOT, t. II, p. 625.
L'ART DE LA CONVERSATION- 1101
9.jbi<U,t. 1, p. 945.
10,fbid„ Lll, p. 78.
11.Ibid t II, ,p-.667.
1102 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
12. A la suite de Voltaire, Mme de Staël fait de la conversation « le partage naturel des
Français » et voit dans « ce plaisir de causer » qu'ils ne retrouvent nulle part ailleurs là principale
cause de leur « mal du pays », lorsqu'ils sont à l'étranger. Voir De l'Allemagne, éd. de S. Balayé,
Paris, Garnier-Flammarion, 1968,1.1, p. 101.
13. Chateaubriand,MOT, 1.1, p. 440.
14. Tout comme Chactas sensible au « ton d'égalité » qui règne dans le salon où il est accueilli,
Chateaubriand loue, dans la Vie de Rancé, « le mélange de la société », « cette égalité intellec-
tuelle » qui s'imposèrent à l'hôtel de Rambouillet. Voir Les Natchez, OEuvres romanesques et
Voyages, éd. de M. Regard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, t. I, p. 259
(livre VI) et Vie de Rancé, éd. de A. Berne-Joffroy, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986, p. 54.
15. L'expression est de M. Fumaroli. Voir Trois Institutions littéraires, p. 127. Sur cet espace
démocratiquelibéré par les salons parisiens et son influence politique, voir encore sa préface à
L'Art de la conversation, Paris, Dunod, coll. « Classiques Garnier », 1997, p. XXVU sq.
L'ART DE LA CONVERSATION 1103
Appartenant au «génie de la nation», comme le disait Voltaire, la
conversation est plus précisément aux yeux de Chateaubriand le propre
d'un art de vivre qui s'est développé dans les sociétes; monarchiques. De
fait pour lui comme pour tous ceux qui cherchent à faire revivre cet idéal
au XIXe siècle, la véritable conversation est, selon la définition de: Mme de
Staël, «un art Ubéràl, qui n'a ni but ni résultat'que lé plaisir qu'on y
trouve » 16. Contraire à Y échange sérieux ou strictement utilitaire, elle vaut
d'abord, nous y reviendrons, par sa' gratuité, son enjouement, sa finalité
purement ludique.-C'est dire qu'elle est le privilège des:hommes de loisir,
qu'elle né peut se déployer que. dans des temps de luxe et d'oisiveté,
quaiid peuvent être Oubliés soucis et devoirs, quand travail et argent n'ac-
caparent pas encore les esprits. Chateaubriand a pulé vérifier lors dé son
voyage aux États-Unis. dans Une société envahie par 1' « esprit mercan-
tile » où 1' «intérêt» est en train -âë devenir « le vice national *, on ne
cause plus, on ne saitparler que « piastres et dollars, billets de banque et
argent, hausse et baisse des fonds »17. Il en va de même en France : repre-
nant là encore un:iieu commun du discours sur la; conversation: au
xrxjsiècle, Chateaubriand voit dans.le triomphe de l'affairisme et de la
philosophie utilitariste sous là Monarchie de Juillet là-Cause principale de
la perte de cet art de converser .Comme Balzac notamment, il contribue
18
18. Dans Autre étude de femme, Balzac fait le même diagnostic : si la tradition des soupers où.
l'on pouvait longuement causer s'est perdue, «.c'est que, sous aucun régime, il n'y a eu moins de
gens Casés, posés et airivés.que sous le règne de Louis-Philippé où là Révolution'â recommencé
légalement.Tout le.mondé court vers quelque but, pu trotte après; là fortune. Le temps est devenu
la plus chère denrée, personne ne peut donc se livrer à cette prodigieuse prodigalité dé rentrer,
chez soi le lendemain pour se rëveiller.tard ».Voir OEuvres complètes,Paiis, Club de l'Honnête
homme/:1.956, t. IV, p. 560. Les auteurs dé « physiplogies» qui s'iritëressentà la conversation et:
à ses coutumes font ehcôre:le,mêméconstat. Ch. Strosetzki, dans l'article qu'il leur consacre, cite
par exemple ce jugement de Mériclet, auteur de la « Physiologie del'esprit» : «On ne cause
plus-aujourd'hui. Chacun de hùus est si vivement préoccupé de ses intérêts et de sa personne
qu'il n'y aplus de conversation. [...] Pour savoir'causer, il faut être oisif...:». Voir « Rhétorique
et conversation dans les "physiologies-'littéraires du XIX' siècle», Savoir-Vivre I, soûs la direc-
tion d'A. Montandon, Césura, Lyon Édition,: 1990, p. 146.
1104 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
plus le dernier témoin d'une époque révolue, dont il lui appartient de don-
ner la vision ultime : position que le mémorialiste aime parce qu'elle
magnifie son témoignage, lui donne tout son sens et tout son prix, et sur-
tout, parce qu'elle lui inspire ce sentiment de mélancolie qui lui découvre
paradoxalement la beauté des êtres et des choses. Il sourd en effet du
spectacle de cette civilisation disparue un charme funèbre auquel
Chateaubriand est particulièrement sensible et qui explique en grande par-
tie que l'éloge prédomine dans le tableau qu'ilen fait dans les Mémoires.
L'écriture du deuil favorise de toute évidence l'idéalisation : Chateau-
briand n'est jamais plus enclin à l'indulgence que lorsqu'il se sait peintre
d'une beauté à l'agonie. Certes, il y a, çà et là, dans les Mémoires, des cri-
tiques qui montrent le revers de la médaille et prouvent qu'à l'égal de
Rousseau, il a su lever le masque et voir ce qui pouvait se cacher sous des
dehors de politesse parfaite et de désintéressement. Ainsi, dans un passage
où il renvoie du reste dos à dos la société démocratique et la société aris-
tocratique, il donne ce conseil ironique :
Dans la société aristocratique,jouez au whist, débitez d'un air grave et profond
des lieux communs et des bons mots arrangés d'avance, et la fortune de votre génie
est assurée19.
C'est, à la manière de Rousseau, réduire la conversation à un jeu, à un
art de parvenir qui s'embarrasse peu de vérité et de sincérité, pourvu que
la cause de l'intérêt personnel soit bien servie. C'est surtout faire le pro-
cès du bel esprit, en soulignant son artifice et sa frivolité. Chateaubriand
le dénonce encore en la personne de Rivarol, ce « dieu de la conversa-
tion », comme l'appelait Chênedollé, devenu la coqueluche des salons,
auquel il consacre précisément un portrait vengeur qui ridiculise sa
fatuité, sa coupable légèreté, et rabaisse son esprit, en le faisant jouer
contre son talent20. On pourrait en dire de même de Chamfort, mais le por-
trait-charge qu'il lui réserve dans ses Mémoires nous semble délibérément
noirci pour des raisons idéologiques et surtout, ne fait pas oublier l'éloge
du brillant causeur, si séduisant par ses anecdotes, que le jeune Chateau-
briand avait inséré dans une note de l'édition originale de Y Essai sur les
révolutions, et auquel, quoi qu'il en dise, il doit encore beaucoup2'.
En dépit de ces critiques qui prouvent sa lucidité, c'est donc bien un
hommage que rend Chateaubriand aux sociétés de conversation de
22. Ajoutons que la remarque vaut aussi pour la Vie de Rancé, Certes, l'ironie n'est pas
absente du tableau qu'il y fait des sociétés de conversationde l'Ancien Régime, dont il dénonce
sans complaisanceles défauts. Il semble;néanmoins que ces'réticences soient moins dictées par
le dédain que par la conscience de plus en plus vive qu'il a de la vanité de tous ces plaisirs :
comme à son habitude, Chateaubriand ne les dénigre pas ; il les met à distance, en souligne l'éva-
nescence, sans pour autant leur ôter leur irrésistible attrait.
23. Chateaubriand, MOT, 1.1, p. 453.
24. Chateaubriand, Vie de Rancé, p. 54.
25. C'est du moins ainsi qu'il définit lé terme de «civilité», dont il fait un des synonymes
possibles d' «urbanité», plus rarement employé. Pour une définition plus développée des deux
termes, voir l'article qui leur .est consacré dans le Dictionnaire raisonné de la politesse et du
savoir-vivre, sous la direction d'A. Montandon, Paris, Seuil, 1995,-p. 91-109.
26. Mme de Staël, pp. cit., 1.1, p. 110.
1106 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
loppe les aspérités de notre caractère et empêche que les autres n'en
soient blessés » ? Comme nous le rappelle Chateaubriand, il s'ensuit une
certaine pratiqué de la raillerie, «piquante» mais pas «offensante », sur
laquelle il revient souvent28, parce qu'il a fort bien compris que ce savoir
railler était la pierre de touche de cet art de la conversation conçu à la fois
comme art de la bonne compagnie, comme modèle moral et social, et
comme art de parler.
Affaire de goût dans tous les sens du terme; la raillerie a de fait depuis
toujours été considérée comme l'épreuve par excellence de la civilité et de
sa quête de distinction et de grâce. Le goût de. Chateaubriand pour cette
raillerie qui sait amuser sans faire souffrir est à lui seul l'écho de toute une
tradition occidentale qui à la fois prise et condamne le discours facétieux
et s'évertue à distinguer entre certaines formes de plaisanterie et d'hu-
mour, considérées comme indispensables aux relations humaines et à la
gaieté de la conversation, et d'autres, plus proches de la dérision et du sar-
casme, qui, en blessant leur destinataire, rompent cet idéal d'urbanité har-
monieuse, de concorde sociale que nous avons reconnu comme étant au
fondement de cette, société de conversation29. Cette ambivalence du dis-
cours classique oscillant entre interdit et obligation, La Rochefoucauld la
résume fort bien dans cette maxime dans laquelle il remarque que « la
raillerie est une gaieté agréable de l'esprit, qui enjoué la conversation, et
qui lie la société si elle est obligeante, ou qui la trouble si elle ne l'est
pas »3Q. Force est de constater que Chateaubriand hérite de cette attitude
mixte, faite à la fois de séduction et de répulsion, à l'égard de la raillerie.
De fait, nul n'a mieux évalué que lui la gravité des blessures qu'elle pou-
vait infliger et n'a donc mieux compris combien cette agressivité, cette
cruauté dont elle pouvait facilement se charger,étaient contraires au res-
pect que l'on doit à autrui. D'un bout à l'autre de sa carrière, Chateau-
briand n'a cessé dé condamner ce penchant a la dérision, ce plaisir pris à
se moquer, qui caractérisent à ses yeux le peuple,français. Il ne s'épargne
du reste pas lui-même. Au contraire, c'est avec un sens très prononcé de
la faute qu'il se laisse aller à composer des portraits railleurs, aussitôt
vivement condamnés pour leur ironie facile et surtout, méchante. Déjà
dans l'Itinéraire, les remords le poussaient à chercher une justification au
portrait satirique de son interprète Jean, finalement expliqué par le désir
28. Il se plaît par exemple à citer B. Constant faisant l'éloge dé Mme Récamier et de « cette
t
malignité douce qui s'en amuse [du ridicule] sans jamais blesser ». Voir MOT, II, p. 160.
29. Voir à ce propos l'article de D. Bertrand, « Le bon usage du rire et de la raillerie selon le
discours de la civilité au xvn' siècle en France», Savoir-Vivre I, p. 63-84, repris en partie dans'
l'article « Raillerie » au Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre, p. 731-750.
30. La Rochefoucauld;Maximes,Paris, Garnier-Flammaribn, 1977, « Maximesposthumes »,
n° 34, p. 104-105.
1108 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
35. Cité par D. Dénis dans son article, «Conversation et enjouement au .XVIIe siècle :
l'exemple de Madeleine de Scudéry », Du Goût, de la Conversation et des Femmes, Etudes ras--.
semblées et présentées par A. Montandon,.Associationdes Publications de la Faculté des Lettrés
et Sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1994, p. 122. Pour une étude plus approfondie de
l'art de la conversation chez cet auteur, voir encore son livre, La Muse galante. Poétique de la
conversation dans l'oeuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Champion, 1991'.
1110 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
36. Voir successivement, MOT, 1.1, p. 387, t. II, p. 159,1.1, p. 16, 904, 931.
37. Dans sa conversation aussi, Chateaubriand se plaisait à reprendre les bons mots des per-
sonnages célèbres. Sainte-Beuve nous fait ainsi le récit d'une conversation fort animée chez
Mme Récamier au cours de laquelle Chateaubriand, pour une fois «en train de verve et de
gaieté », fit rire tout le monde en citant quelques traits d'esprit de Henri IV. Voir Cahiers, Paris,
Gallimard, 1973,1.1 (Le Cahier vert), p. 69-70.
38. Mme de Staël, op. cit., 1.1, p. 103.
L'ART DE LA CONVERSATION 1111
747.
47. Cité par D. Bertrand dans son article sur la « Raillerie » du Dictionnaire raisonné, de la
politesse..., p.
48. Chateaubriand,M07^ t. I,p.:580.
1114 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
49. Dans son article sur la « Raillerie », D. Bertrand rappelle que la bienséance commandede
ne pas rire de ses propres plaisanteries et cite d'autre part un jugement d'Ortigue de Vaumorière
qui préconise précisémentde jouer d'un tel décalage pour faire rire : on « ne peut surprendreplus
agréablement pour faire rire, que de dire quelque plaisanterie d'un air froid et sérieux ». Voir op.
cit., p. 742 et 747.
50. Chateaubriand, MOT, t. I, p. 453. Cette variété de la conversation avait déjà séduit
Chactas dans Les Natchez : « Chacun enseignait son voisin, et était enseigné par lui : tour à tour
les propos étaient graves commeceux des vieillards, fugitifs comme ceux des jeunes filles ». Voir
op. cit., p. 259.
51. Cité par A. Montandon dans son article « Conversation » du Dictionnaire raisonné de la
politesse..., p. 140.
L''ART DE LA CONVERSATION 111.5
56.Jbid.itS, p.220-221. ;
.
57. Voir sur ce point l'ouvrage de référencéde R,: Maazi,L'Idée du bonheur dans la littéra-
ture et la pensée françaises au XVIII' siècle, Genève-Paris, Slatkihe Reprints, 1979, p. 330-385
(réimpr. de l'éd. de-i960). Sur Clarens plus précisément comme résurgence du-mythe de
I'Àrcadié, voir M. Fumaroli, Trois Institutions littéraires,-p. 161 sq.
58, Tous les contemporains attestent ce contraste entre un-Chàteaubriand épanoui dans l'en-
tretien privé et au contraire, froid, réservé, voire muet parce que profondément ennuyé, dès que
la compagnie se fait trop-nombreuseet trop mondaine.'Sainte^Beuvê,dans.sà chronique du salon
1118 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
de Mme Récamier, souligne ce silence presque hautain, trop rarement brisé par quelques échanges
passionnés. On se rappelle du reste que dans le salon de Mme de Duras comme à l'Abbaye-aux-
Bois, Chateaubriandavait pris l'habitude de venir avant tout le monde profiter de la compagniede
l'hôtesse et de battre très vite en retraite dès que la foule affluait... Sur le rituel de l'Abbaye-aux-
Bois, voir F. Wagener, Madame Récamier, Paris, Jean-ClaudeLattes, 1986, p. 379-444.
59. Chateaubriand, MOT, t. II, p. 221.
60. Ibid., t. II, p. 174.
.
61. Ibid., V II, p. 221.
62. A. de Vigny, Journal d'un poète,' Paris, M. Lévy, 1867, p. 905.
L'ART DE LA CONVERSATION 1119
63. Chateaubriand parle effectivement dés soirées passées « dans cet abri de l'amitié ». Voir
MOT, 1.1, p. 455. Sur l'amitié au xviii siècle comme élément essentiel du bonheûr dans le repos,
vokR.Marrzi, op.:«Y., p. 359-362. -
64. Sur ce thème, de la société parfaite, sur le jardin comme décor obligé du bonheur dans le
.
repos, voir encore ibid:, p. 334-335,- 368-374 .. . .
65.Chateaubriand,:MOT, t.I, p. 455.
.
66.:Sur cette tradition, voir M. Fumaroli, préface §. L'Art de là conversation;p. v sqi-.
67,Chatéaubrtand MOT;t.I,p.:455..;.';V
1120 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Les pages que nous venons d'étudier nous prouvent donc à quel point
Chateaubriand est resté jusqu'à la fin de sa vie fasciné par le modèle à la
fois social et rhétorique que représente à ses yeux cet art de la conversa-
tion à la française qui s'est épanoui sous l'Ancien Régime. Quels que
soient ses griefs à rencontre de la noblesse et de son idéologie, l'éloge
qu'il fait de cette civilisation et de ses orateurs dans les Mémoires révèle
le profond attachement de l'aristocrate qu'il est et demeure pour une cer-
taine forme de savoir-vivre, fait de civilité, d'élégance et de politesse, apte
à assurer le triomphe des belles manières et des moeurs raffinées. Comme
les hommes de son temps, Chateaubriand reste sensible à cet idéal de
grâce et d'exquise simplicité qui fait toute la supériorité de la conversa-
tion de ces nobles formés à l'école du monde70. Idéal de bon goût et de
68. Sur cette volonté qu'ont les penseurs du xvmc siècle de mêler badinage mondain et
réflexion philosophiquepour arriver à diffuser un savoir, mais sur un mode ludique, voir S. Pujol,
« De la conversation à l'entretien littéraire », Du Goût, de la Conversation et des Femmes,
p. 142-143.
69. Voir sur ce point les analyses de M. Pinel qui montre comment, dans Les Martyrs et Les
Aventures du dernier Abencérage, la mer devient le lieu propice à une expérience de la commu-
nion des saints qui permet aux héros séparés de sublimer leur souffrance et de ne pas verser tota-
lement dans le désespoir : M. Pinel, La Mer et le Sacré chez Chateaubriand, Claude Alzieu,
1993, p. 209-223.
70. Dans un article récent, C.-I. Brelot montre que si la noblesse réussit à maintenir sa supé-
riorité pendant tout le XIX' siècle en matière de distinction et de belles manières, c'est précisé-
ment par une « surenchère à la simplicité » et l'affirmation d'un « savoir-être » qui échappe à
tout apprentissage, qui a l'insaisissable de la grâce. Voir « Savoir-vivre, savoir-être : attitudes et
pratiques de la noblesse française au XIXe siècle », Romantisme, n° 96, 1997, p. 31-40.
L'ART DE LA CONVERSATION 1121
71. II est évident que c'est, la profanation de ces valeurs esthétiques qui J'amène par exemple
à condamner les artistes romantiques dans le portrait qu'il leur consacre dans ses. Mémoires, 1.1,
p. 584. Pour une étude de ce portrait et de l'esthétique de Chateaubriand qu'il révèle, voir
F. Bèrcegol, La Poétique de Chateaubriand..., p. 200 sq.
: 72. C'est aussi la raison pour laquelle il prend tant de plaisir à entendre Louis XVIII raconter
des histoires en plein conseil, au grand dam des ministres affairés. Voir sur ce point notre.article
«Figures du désenchantement.: les rois et leurs portraits dans les Mémoires d'outre-tombe de
Chateaubriand », Bulletin de l'Association Guillaume Budé, décembre 1996, p. 329-331. '
73. J.-J. Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, Paris, Gamier-Flammarion,1967, p. 421 sq.
C'est dans l'une de ses lettres à Milbrd Edouard que Saint-Preux décrit ces matinées à l'anglaise
qui tranchent avec les « entretiens frivoles des.gens indifférents », au cours desquelles les amis
« réunis et dans le silence, goût[ent] à la fois lé plaisir d'être ensemble et la douceur du recueille- •
ment », tout en échangeantdes réflexions sur des sujets qui leur sont chers.
1122 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Reste que comme tous les écrivains du XIXe siècle sensibles à cette tra-
dition française de sociabilité et de conversation, Chateaubriand est
convaincu que cet idéal est définitivement révolu, parce qu'il était préci-
sément trop dépendant d'un mode de vie que la Révolution a ruiné.
Comme à son habitude, le mémorialiste ne ressuscite ces sociétés de
conversation que pour mieux en constater la fatale disparition : de ne...
plus en ne... plus, c'est bien un espace de perte que rouvre sa mémoire, de
plus en plus gagnée par le regret et la nostalgie. Et pourtant, ici comme
ailleurs, la grandeur de Chateaubriand vient certainement du fait qu'il ne
reste pas l'esclave de ce trop séduisant passé et se résigne, avec tristesse
mais lucidité, aux changements qu'apporte l'Histoire. Sachant pertinem-
ment qu'en ce domaine aussi, il serait vain d'espérer un retour des temps
heureux, il a le mérite de ne pas s'enfermer dans un culte stérile et se sou-
met aux nouvelles moeurs, pour être F « homme de son temps »74. Si le
tableau de cette civilisation dévorée par le temps reste dans les Mémoires
un long chant de deuil, il importe donc d'ajouter qu'il en sourd une
mélancolie qui n'aboutit ni à une vaine lamentation ni surtout à une
condamnation de l'Histoire en marche. Sa philosophie de l'Histoire reste
en effet fondée sur une idée de progrès, qui n'exclut pas la douleur, la vio-
lence, la ruine, mais qui lui interdit en tout cas de verser totalement dans
cette pensée de la décadence qui est au coeur du mythe de la conversation
tel que l'élabore le xixe siècle.
On le voit bien, par exemple, lorsqu'il traite de la période révolution-
naire, qu'il est loin de condamner en bloc et de réduire à une vaste entre-
prise de destruction qui n'aurait porté aucun fruit. Tout n'est pas à rejeter
pour lui dans cette révolution qui est pourtant totale, dans la mesure où
elle affecte, outre les institutions du pays, l'ensemble de ses structures
sociales et mentales, et l'oblige à se délivrer de ces « devoirs », « usages »
et « bienséances »75 qui réglaient, nous l'avons vu, les relations humaines
dans la société d'Ancien Régime et leur donnaient cette harmonie appré-
ciée de Chateaubriand. Or, dans un premier temps au moins, tant que la
guillotine n'a pas commencé son oeuvre de mort, Chateaubriand est séduit
par cette effervescence d'une société qui se libère de son passé, s'invente
de nouveaux lieux de parole et une nouvelle sociabilité, faisant ainsi se
côtoyer à Paris les salons d'autrefois où régnent encore « l'élégance et le
goût de la société aristocratique » et les salons nouveau-nés où brillent,
chez M. Necker, chez le comte de Montmorin, « toutes les nouvelles illus-
trations de la France, et toutes les libertés des nouvelles moeurs »76. Un
74. On se souvient que dans ses Réflexions politiques, Chateaubriand écrit que « pour être
l'homme de son pays, il faut être l'homme de son temps ».
75. Chateaubriand, MOT, 1.1, p. 181.
76. Ibid., 1.1, p. 183.
L'ART DE LA CONVERSATION ;' 1123
ll.Ibid.,XÏ, p. 176-177.
78. Il en cite quelques-uns dans ce portrait, par exemple, p. 177.
79. Voir sur ce point notre analyse du portrait de Mirabeau dans La Poétique de Chateau-
briand..., p. 356 sq.
80. Dans son article, J.-P Sermain cite un extrait fort intéressant des Éléments de littérature
de Marmontel,.dans lequel celui-ci constate qu'en marge de la conversationmondaine se déve-
loppent à la fin du xvnr siècle deux autres « styles », « le populaire » et « l'héroïque », qui se.
caractérisentpar leur expressivité,leur énergie, leur indépendance à l'égard de tout code, que ce
soit par ignorance ou par désinvolture. La conversationde Mirabeau nous semble fort bien illus-
trer ce « style » héroïque qui dédaigne les usages pour se faire entoutesingularité «l'expression
immodérée ou des mouvements de l'âme, ou des impressionsfaites sur l'imagination ». Voir « Là-
conversation au dix-huitièmesiècle : un théâtre pour les Lumières ? », p. 129. "
.
1124 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
TATIANA WEBER-MAILLOT*
Venu au monde en 1768 pour voir dix ans plus tard lemonde s'écrou-
ler, né au confluent des siècles, Chateaubriand reste irrémédiablement
partagé. Janus à deux têtes, son profil lumineux est tourné vers un avenir
neuf tandis que son côté sombre regarde le passé englouti. Il veut la
monarchie selon la Charte, les libertés publiques, celle de la presse sur-
tout, une éducation moderne pour le jeune Henri V, mais en même temps
il appartient au vieux monde très chrétien dés chevaliers, balayé parla
Révolution française. Ses contemporains étaient frappés par sa « tête che-
valeresque », lui-même se sentait un peu chevalier.:« je suis vieux
comme ce temps queje rêve et qui m'échappe»1, dit-il. Théoricien du
nouveau monde mais étranger au monde qui est le sien, il cherche donc à
retrouver le décor médiéval où il serait à sa place sans céder aux tenta-
tions réactionnaires qui voudraient «rétrograder vers [lui] »2 contre le
sens de l'histoire. Grande fragilité de ces temps passés : « si nous préten-
dions les saisir, ils s'évanouiraient » 3, affirme-t-il. La reconstitution du
Moyen Age obéit à des exigences contradictoires : le mémorialiste veut le
rendre à la vie sans l'arracher à la mort, le conjuguer au présent sans le
soustraire au passé, s'en emparer sans le saisir, s'en imprégner sans se
laisser envahir. A quelle étrange résurrection soumet-il donc le Moyen
Age ? Quel est le mode d'apparition de la scène médiévale ?
PITTORESQUES APPARITIONS
SPECTACULAIRES APPARITIONS -
l:MOT,t. I, p. 447-448..
8. Analyse raisonnée de l'histoire de France; in OEuvres complètes de Chateaubriand, t: X,
p.229:,:
9. Mélanges littéraires, p.\56S:'.
10.Ja'OEuvrescomplètes de. Chateaubriand,t. X, p. 495-497.
1.Voir ibid., p. 495.
; s-;
12; MOT; 11,p. io6.
1128 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
13. Ibid.
14. Génie du christianisme, 1.1, p. 280.
15. Ibid., t. II, p. 97.
16. MOT, t. IV, p. 62.
17. Essai sur la littérature anglaise, p. 496. Une étude stylistique précise de ces phénomènes
dépasseraitle cadre de cet article.
LA SCÈNE MÉDIÉVALE 1129
éclairée par une seule bougie qu'on ne le voyait plus ; on l'entendait seu-
lement encore marcher; puis il revenait lentement vers la lumière et
émergeait peu à peu de l'obscurité, comme un spectre, avec sa robe
blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle »25. La blancheur du
personnage et de son vêtement,.éclairés par la bougie, l'étendue du cos-
tume •— le manteau est long, le bonnet grand et haut — donnent à l'appa-
rition une visibilité dont l'écriture ne peut traduire l'intensité que par la
répétition, le ressassement, en revenant irrésistiblement à l'image de la
MYSTERIEUSES DISPARITIONS
26.1bid.,p. 111-112. :
1132 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
sur une perspective infinie », les forêts qui se dérobent « dans l'ombre, les
bruits et le silence », la statue échouée sur une île déserte, « rongée par la
mer et le temps » et dont l'origine est « inconnue », les religions qui cul-
tivent le « secret », les « choses impénétrables » et dont les divinités sont
« voilées ». Bref, le mystère, tapi dans l'ombre, le silence, le secret et le
vague, c'est ce qui, tout en se laissant pressentir, se dérobe à la vue, à
l'ouïe, à une perception claire, à un savoir entier. Le mystère médiéval
réunit tous ces traits.
Dans une évocation du Paris médiéval qui accompagne l'anecdote de
Bassompierre dans les Mémoires d'outre-tombe 6, Chateaubriand s'em-
7,
36. MOT, 1.1, p. 164-165. Voir aussi le même phénomène plus loin, p. 189
37. Voir Génie du christianisme, 1.1, p. 401, t. II, p. 188, MOT, t. I, p. 65.
38. Génie du christianisme, 1.1, p. 400.
LA SCÈNE MÉDIÉVALE 1135
SYLVAIN MENANT
«C'est pour obéir aux ordres du directeur de ma vie que j'ai écrit
1'histoire de Rancé: L'abbé Séguin me parlait souvent de ce travail et j'y
avais une répugnance naturelle»1. Dans l'Avertissement de la première
édition de sa dernière oeuvre, Chateaubriandfournit au lecteur une expli-
cation qui soulève plusieurs questions. Rancé était mort en 1700: il
n'était guère d'actualité, semble-t-il ; il n'avait été ni canonisé ni même
béatifié2. Il ne manquait pas de figures plus prestigieuses dans l'Église, et
dans un passé plus récent, pour fournir un sujet de travail pénitentiel à un
grand écrivain catholique. D'autre part, quelle que soit la révérence que
Chateaubriand manifeste pour l'abbé Séguin, rien ne l'obligeait à vrai dire
" à accepter sa suggestion, et c'est bien un choix libre qu'il a fait, malgré sa
xixc siècles une très large diffusion et un succès constant. La Grâce est
généralement associée au poème de La Religion, belle synthèse de l'apo-
logétique chrétienne après Pascal; Louis Racine, après de multiples réédi-
tions entre 1720 et 1840, fait l'objet en 1841 d'une « édition classique,
avec notes littéraires et historiques, par M. Geoffroy » 8. Voici le passage
de Louis Racine ; ils'agit.de l'ouverture du chant III :
Tel que brille l'éclair, qui touche au même instant [...']
Tel et plus prompt encor part le coup de la grâce,
n renverse un rebelle aussitôt qu'il l'atteint;
D'un scélérat affreux un moment fait un saint [...]
Saintementpénètre d'un spectacle effrayant
Rancé de ses plaisirs reconnaît le néant9.
Une note précise dans toutes les éditions qu'il s;agit de l'épisode du
cercueil. Élève d'un collège de la fin de l'Ancien Régime, Chateaubriand
ne pouvait pas ne pas connaître ce texte. Il est d'autant plus probable qu'il
l'avait remarqué que Louis Racine inauguré dans La Religion une voie
apologétique qui sera celle de Chateaubriand, «j'examine mon coeur, et je
reconnais que la morale chrétienne est conforme à ses besoins. J'embrasse
avec joie une religion aussi aimable que respectable.» 10. On trouve
d'ailleurs une citation de Louis Racine au début d'un chapitre du Génie
du christianisme 11. Mais le texte de Louis Racine, plus encore que comme
source indirecte de l'intérêt de Chateaubriand pour Rancé, constitue le
relais entre Rancé d'une part, Voltaire et les voltairiens d'autre part, dont
l'importance à Tanière-plan delà Vie de Rancé paraît décisive. Rancé a
fait l'Objet, dans les premières décennies du xvni« siècle, de plusieurs
ouvrages à caractère historique : une Vie de Dom Armand-Jean Le Bou-
thillier de Rancé, àbbé réformateur... dé la Trappe/par Pierre de Mau-
geon (Paris, 1702), une autre par l'abbé de Marsolïier (Paris, 1703), une
troisième par Dom de Nain (Paris, 1719), un Examen critique niais équi-
table des vies de feu M. l'abbé de Rancé par les sieurs MarsoUier et
Maugeon, par l'abbé Gervàise (Paris, 1742): On sait que Chateaubriand a
8. II s'agit d'une édition de La Religion, mais une édition deT823 comporte aussi La Grâce
{Poésies de Louis Racine, nouvelle édition, Paris, 1823). Les deux poèmes figurent aussi dans le
.recueil du « Panthéon -littéraire ». intitulé Petits poètes français depuis Malherbe jusqu 'à nos
jours avec des notices biographiques et littéraires sur chacun d'eux par M. Prosper Poitevin, 1.1,
.
Paris, Auguste Desrez, 1838.
9. Louis Racine, La Grâce, Paris, 1751, p. 39.
10./Wd., préface, p. xvii
11. «On connaît ces vers charmants de Racine le fils sur les migrations des oiseaux».
Suivent dix vers de La Religion qui s'achèvent par : «tout part : le plus jeune peut-être /
Demande, en regardant les lieux.qui l'ont vu naître, / Quand -viendra ce printemps par qui tant,
d'exilés / Dans les champs paternels se verront rappelés » et ce commentaire, allusion à ses sou-
venirs d'émigration : « Nous avons vu quelques infortunés à qui ce dernier trait faisait venir les
larmes aux yeux » (Génie du christianisme,livre V, chapitre VII).
1140 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
utilisé ces ouvrages, déjà cités et exploités par les éditeurs modernes de sa
Vie de Rancé12. Mais le débat feutré qu'ils reflètent à l'intérieur même de
l'Église et de la congrégation cède bientôt le pas à un débat beaucoup plus
ample et retentissant.
A l'origine, une mode littéraire, celle de l'héroïde qui se développe
dans les années soixante du xviiie siècle. Il s'agit, on le sait, d'une sorte
d'épître ou de monologue en vers où un personnage célèbre exprime ses
sentiments passionnés, à un moment décisif de son existence. Un homme
de lettres à la recherche du succès, Barthe (1734-1785), surtout connu
pour ses comédies, s'essaie comme beaucoup d'autres à ce genre poétique
en vogue, et en 1765, il a l'idée de choisir comme héros Rancé 13. C'est le
signe, d'ailleurs, de la notoriété du réformateur de la Trappe, puisque le
public ne pouvait s'intéresser au contenu de l'héroïde et en saisir la por-
tée que s'il connaissait assez précisément la vie de celui qui s'exprime
dans l'héroïde. L'héroïde de Barthe, publiée à Genève en 1765, s'intitule :
«Lettre de l'abbé de Rancé à un ami, écrite de son abbaye de la
Trappe » ; elle comporte environ 250 vers. Chateaubriand connaissait si
bien ce texte qu'il en cite deux vers dans la Vie de Rancé, en les attribuant
à tort à un autre poète, Colardeau : ces vers évoquent l'image obsédante
de Mme de Montbazon morte dans l'esprit de Rancé :
Je fuis vers ma demeure, éperdu, tourmenté :
La tête et le cercueil étaient à mon côté14.
En effet, dans l'héroïde de Barthe, Rancé raconte sa conversion selon
la version la plus romanesque. Gentilhomme débauché de la cour de
Louis XIV, il a une liaison avec la duchesse de Montbazon. Au retour
d'un séjour à la campagne, il rejoint sa maîtresse dans sa chambre : mais
elle est morte entre temps, et son corps repose sur le lit de leurs amours,
après avoir été décapité pour pouvoir entrer dans un cercueil trop petit.
Hélas je me croyais attendu par l'amour [.;.]
!
16:lbid,p.9.
17. Auteur d'une Apologie de la religion chrétienne, publiée en 1803 et rééditée en 1806 et
1821. Chateaubriand l'a connu dès son premier séjour à Paris.
1142 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
18. « Réponse d'un solitaire de la Trappe à la lettre de l'abbé Rancé », dans OEuvres de La
Harpe, t. III, Poèmes et poésies diverses, Genève, Slatkine, 1968, p. 409.
19. Ibid., p. AU.
20. Réédition dans Théâtre du XVIII' siècle, édition de Jacques Truchet, Paris, 'Bibliothèque
de la Pléiade, 1974, t. II, p. 832-885.
LA VIE DE RANCÉ 1143
-
Le tableau de l'office de nuit est alors repris dans une tonalité nou-
velle : loin d'être source de paix comme dans le poème de Barthe, il n'est
plus qu'un « concert bizarre »:
Quand nos frères, la.nuit, rassemblés dans le choeur,
Prolongent de leurs chants la pieuse langueur,
Je dis : loin de me joindre à leur concert bizarre,
O Dieu pardonne-moi de t'avoir cru barbare ! 25
26. Voltaire, OEuvres historiques, édition de René Pomeau, Paris, Bibliothèque de la Pléiade,
1968, p. 1197.
27. Lettre du 14 mars 1767 à P. M. Henri, D 14037.
28. D 14043, à M. P. de Chabanon.
29. Voir note 7.
30. OEuvres complètes de Voltaire, Genève et Oxford, vol. 63 A, Oxford 1990, p. 237 (éd. de
Ch. Todd).
31. Ibid.
LA VIE DE RANCÉ ': 1145
des choix irrévocables. Ces enjeux sont parfaitement clairs pour Buffon,
pour Diderot, ou, pour revenir aux commentaires que les Lumières ont
proposés du cas Rancé, pour un Barthe, pour un La Harpe, pour un
Voltaire. C'est à eux que répondait Chateaubriand dans le livre III du
Génie, aux chapitres TV et V ; il y repoussait point par- point toutes les
objections soulevées par les Philosophes contre les couvents, contre la
perpétuité des voeux, contre l'inutilité des moines, contre l'absurdité dé
l'ascèse. Il y proposait, au chapitre VI, un tableau de la Trappe qui repre-
nait les traits critiqués par La Harpe ou Voltaire, pour en montrer le sens
et la grandeur, et souligner qu'ils devenaient absurdes dès lors qu'on
oubliait le Dieu des chrétiens. « Ôtez le nom et la présence de Dieu à tout
cela, et le charme est presque détruit » 35. Les réponses, des réponses aux
objections des Lumières sont données dès 1801. Mais les questions que
soulevaient les Philosophes ne sont pas effacées pour autant. Elles conti-
nuent à diviser la société française et le monde politique du XIXe siècle.
Elles continuent à traverser un esprit et un coeur aussi sensibles aux appels
de la nature qu'aux attraits de la foi, tout esprit et tout coeur aussi sen-
sibles aux appels de la nature qu'aux attraits de la foi. Alors que la revue
de sa vie est terminée avec l'achèvement des Mémoires, alors que la mort
gagne peu à peu un corps usé, la conversation reprend entre Chateau-
briand et les écrivains de sa jeunesse. Canonisé par les uns, diabolisé par
les autres, Rancé est le signe même, resté aussi troublant, de la complexité
des questions sur l'homme que posent la vie monastique, le renoncement,
le regard sur la mort, les engagements sans partage. Ce qui contribue à
vaincre la « naturelle répugnance » du vieux Chateaubriand à se pencher
sur la vie de Rancé, ce n'est pas seulement l'esprit de soumission à son
directeur spirituel, l'attrait pour un personnage qui est comme son double
inquiétant et pour le monde qu'il représente, mais aussi la fidélité à un
débat avec les écrivains des Lumières dont ne s'est jamais dégagé ce
jeune homme du xvnr" siècle.
DENIS BJAÏ.
1. Deux corrections d'ordre historique : Louis XTI est-le beau-père,-non le père, de François I"
(p. 142) ; Anne de Bretagne fut sa seconde épouse, après répudiation de Jeanne de France.(p. 161).
1150 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
MAX ENGAMMARE.
JEAN VIGNES, Mots dorés pour un siècle de fer. Les Mimes, ensei-
gnements et proverbes de Jean-Antoine de Baïf : Texte, contexte,
intertexte. Paris, Honoré Champion, 1997. Un vol. 16 x 24 de 680 p.
les voix des multiples sources convoquées par Vigenère pour son annotation. Les
deux volumes de cette édition parviennent à fournir un ensemble clair, en diversi-
fiant les caractères d'imprimerie, comme l'avaient fait les premiers imprimeurs de
Vigenère — même s'ils ne retrouvent pas tout à fait leur élégance.
Il fallait également qu'apparaisse clairement l'histoire du texte, qui ne
s'acheva pas avec la mort de Vigenère en 1596, puisque parurent l'année suivante
la Suite de Philostrate (comprenant là traduction par Vigenère des Tableaux de
Philostrate le Jeune, des Statues de Callistrate et
des Héroïques de Philostrate
l'Ancien) et en 1614 un ensemble de gravures. Choisissant de travailler à partir de
l'édition de 1597 — sans toutefois retenirla Suite, jugée moins riche —, l'éditrice
a fait figurer en bas de page toutes les variantes autres qu'orthographiques, et l'on
trouve à la fin du dernier volume la reproductiondes soixante-huitgravures, pré-
cédées d'une présentation détaillée qui montre comment.cet ajout, qui, dans sa
« disparate », accentue « la déconstruction du recueil », modifie le projet de
Vigenère, pour qui les Images de Philostrate n'avaient d'autre réalité que textuelle.
Il fallait encore annoter l'ouvrage. Françoise Graziani explique que, ne voulant
pas « ajouter un commentaire au commentaire », elle a choisi de n'annoter que le
travail de traduction fourni par Vigenère. Ces notes constituent un apport nouveau,
en particulier sur l'usage fait par Vigenère traducteur des premières éditions du
texte de Philostrate et de la première traduction latine (Stephanus Negri, 1521).
Elles constituent cependant.un choix étrange, et finissent par placer le livre qu'on
lit dans un délicat entre-deux : malgré les fragments grées cités dans ces notes, ce
livre ne peut tenir lieu d'une édition bilingue (rappelons d'ailleurs que le texte
grec de Philostrate n'est pas disponible en France actuellement) ; pourtant, l'équi-
libre de l'ensemble s'en trouve: modifié, au détriment du commentaire de
Vigenère. En se. bornant à clarifier et compléter les références savantes fournies le
plus souvent par Vigénère lui-même, et à ajouter deux index (auteurs et artistes
cités) à la « Table des choses notables », l'éditrice s'interdit de mettre en relation
le travail de Vigenère avec celui de ses contemporains, sur le plan esthétique par
exemple : les rapprochements avec Montaigne, qu'elle propose rapidement:en
introduction, auraient pu être à cette occasion étayés, ou nuancés. Surtout, elle
s'interdit de montrer la cohérence des problématiques de Vigenère, qu'elle indique
pourtant en introduction : l'Argument de Pindare (p. 623-625) s'éclaire grande-
ment à être rapproché du Traicté des chiffres (1586), qui le recopie parfois et pro-
longe sa définition d'une « écriture spirituelle ».
Le commentaire se trouve donc entièrement concentré dans la riche
« Introduction » de l'ouvrage. Après une présentation de « Philostrate et la tradi-
tion de l'ecphrasis », centrée sur l'idée d'une « herméneutique masquée »
(p. XVII), l'auteur établit « l'histoire du texte et de sa réception », à partir du
xve siècle, et souligne que « Vigenère fut lé premier à lire Philostratè comme un
poète, et à s'intéresser à l'oeuvre comme formant un tout » (p. xxxiii). Elle évoque
ensuite « Biaise;de Vigenère et sa lecture des Images »; concluant que « le princi-
pal intérêt de [son] commentaire résidé dans sa pratique de l'hennéneutique »
(p. IV), qui repose sur la mise en oeuvre; d'un « principe comparatif » (p. LIX),
avant de conclure par un examen de la "Postérité
des Images », qui montre com-
ment le texte de Philostrate, avant et après Vigenère, a servi d'une part; aux
peintres, à la fois comme recueil dé sujets et comme cadre d'une réflexion théo-
rique sur le sujet de la peinture, et d'autre part aux poètes et écrivains, en particu-
lier pour des recherches reposant';sur la fonction allégorique attribuée.aux images
(esthétique jésuite des peintures ou Galeria de Giambàttista Marino). Ce dernier
nom indique bien dans quelle perspective est lu ici l'ouvrage de Vigenère: celle
de l'esthétique mondaine concettiste, rencontrant une tradition « herméneutique »
1156 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Le colloque important qu'a voulu Yvonne Bellenger délivre par ces Actes une
somme de données concrètes et d'hypothèses riches qui réévaluent l'action de la
famille de Lorraine, dont le mécénat artistique et l'influence politique forment les
deux faces indissociables. La contribution de spécialités diverses, le plan du
recueil, chronologique et centré sur les grandes figures de cette lignée, permettent
de mêler ces deux aspects à propos de chaque génération (« les princes lorrains »,
les premiers Guises, François de Guise, le cardinal Charles de Lorraine, Henri de
Guise, et « la fin des Guises ») en parcourant les événements de leur histoire (le
rêve italien, la réforme tridentine et les guerres de religion, l'assassinat de Blois).
Ce panorama très complet et divers, qui fait intervenir l'histoire, la musique (très
nombreuses contributions), la peinture, la littérature, l'architecture funéraire, et
montre leur interaction, frappe par son homogénéité. Le mécénat des Guises est lié
à une volonté politique ; il révèle certains réseaux d'influence, et l'exercice de
leurs fonctions prend une dimension artistique. De plus, l'analyse atteste une per-
ception nuancée des Lorraines chez les auteurs et les compositeurs, découvre des
indices sur leur idéologie, montre l'effort des artistes pour situer le mécénat dans
une conception de l'art et du pouvoir, et souligne une évolution de l'image du
mécène. Le poids de la tradition dans cette orientation constante, organisée, de la
famille va de pair avec ses nombreuses initiatives dans le domaine des arts.
Dès les premiers princes lorrains, la légitimité particulière de ces favoris du roi
prend sens dans la lutte d'influence qui les oppose aux princes du sang.
L'énormité de leurs ambitions s'articule à leur fragilité ; leur rôle éclaire d'ailleurs
plusieurs aspects de la politique royale. Il revêt des aspects religieux, dans le
contexte des guerres de religion et du Concile de Trente où le choix final du car-
dinal de Lorraine l'éloigné un temps du pouvoir; mais même quand ils se font
plus discrets, les Guises mènent une action religieuse, politique et intellectuelle
cohérente et profonde. Leur mécénat, novateur et exceptionnel par son ampleur et
COMPTES RENDUS 1157
sa durée, prend sens dans ce cadre car il est politique : il résulte d'une politique
familiale, traduit-et sert des aspirations ambitieuses. Intégrée à leur politique
comme moyen d'influence et de prestige, comme aspect d'un rôle politique et reli-
gieux, leur action artistique s'exercejusque après leur mort et chez leurs détrac-
teurs. Autour de François de Guise, les artistes envisagent les rapports des arts et
des armes dans une nouvelle image du prince guerrier. Avec le cardinal Charles
de Lorraine, leur réflexion est plus dense encore : à son mécénat novateur, lié à un
souci de rénovation spirituelle, répond une redéfinition du mécénat par les poètes
de la Pléiade, et les musiciens. L'influence des Guises accompagné en outre une
évolution des arts qui les met en scène, et s'exerce jusqu'à la dernière des Guises,
dans le domaine musical.
Très riche par sa mise en oeuvre diversifiée, ce recueil d'articles réunit l'in-
fluence et le mécénat comme autant de manifestations d'une ambition constante,
ample et décisive jusque dans ses fragilités. Il fait revisiter maints épisodes,
ébranle quelques certitudes historiques. Le rôle novateur de cette famille est mis
en rapport avec des aspects idéologiques, en cours d'évolution. La notion de
mécénat se précise par là même, et la figure du cardinal de Lorraine, la plus étu-
diée, sort renforcée de ce parcours. Un riche ensemble d'annexés vient compléter
ces apports.
ANNE-PASCALEPOUEY-MOUNOU.
Regards sur le passé dans l'Europe des XVIe et XVIIe siècles. Actes
du Colloque de Nancy II de décembre 1995. Textes réunis par
FRANCINE WILD, Berne, Peter Lang, 1997. Un vol. de 425 p.
faire entrer les oeuvres dans un cadre doctrinaire préétabli, ouvre indubitablement
des perspectives nouvelles, au confluent des disciplines.historique, sqcioréconanii-
que et littéraire;, et c'est là ce qui fait tout son «prix»,
BÉNÉDICTE LOUVAT.
JEAN DUBU, Racine aux miroirs. Paris, SEDES, 1992. Un vol. 16x24
de 561 p.
Ce substantiel volume, paru depuis déjà quelques années, mérite, mieux que
bien d'autres, qu'on le signale, même tardivement, aux lecteurs d'une revue qui se
consacre à l'histoire littéraire de la France, car il offre, dans ce domaine, un
modèle exemplaire d'intelligente sensibilité, comme d'exigeante probité pour ce
qui concerne la recherche du vrai tant sur la vie de l'écrivain que sur l'analyse de
son oeuvre. Le hasard seul (Habent sua fata libelli, mais les gros ouvrages non
moins), par un malencontreux concours de circonstances, l'a privé de recevoir ici
le tribut d'éloges dus à son auteur, de longue date reconnu comme un « racini-
sant», si l'on ose forger ce néologisme, de la plus haute qualité. Point ici de ces
fresques hâtives, ni de ces trop ambitieuses synthèses comme on en a vu depuis
quelque temps une étonnante mais éphémère floraison. Mais une mosaïque,
patiente autant que sagace, élaborée pendant plus de trois décennies, puisque les
études réunies dans ce recueil s'échelonnent de 1958 à 1991.
Voici donc le poète, non tel qu'en lui-même bien d'autres, plus téméraires,
l'ont en vain cherché, mais restitué plus fidèlement grâce à son reflet multiplié
dans les glaces d'une galerie analogue, mutatis mutandis, à celle où dut se prome-
ner de son vivant le dramaturge promu; courtisan. H en résulte un portrait
«éclaté», que J.Dubu, non sans cet humour qu'il tient de sa culture anglo-
saxonne, assimile à ceux que peignait Picasso dans la période la plus exacerbée de
son cubisme. Aucune agressive incohérence néanmoins ; tout au contraire une
exactitude presque pointilliste, pour ne pas dire scrupuleusement pointilleuse,
attentive aussi bien aux moindres détails de la biographie qu'aux nuances les plus
délicates d'une poésie entre toutes exquise. Une composition, en outre, soigneuse-
ment agencée et harmonieusement équilibrée, avec une division en cinq parties
qui s'enchaînent et se succèdent comme les actes dans une pièce régulière du
théâtre classique. En guise d'exposition est évoquée l'époque d'Uzès, dominée par
la figure du chanoine Sconin. L'action se noue lorsque débute la carrière de l'au-
teur dramatique. Péripétie : le poète tragique abandonne le théâtre pour mettre sa
plume au service du roi. Le dénouement approche-quand la tragédie profane
achevé de se transcender en drame sacré. Reste une sorte d'épilogue où les pers-
pectives s'élargissent, tandis qu'on y voit Racine prendre la stature d'incompa-
rable musicien du vers qu'il a gardée jusqu'à nous, offrant le visage que la posté-
rité se plaît encore à lui prêter et l'image de lui qui, forgée de bonne heure, s'est
perpétuée depuis trois cents ans, non sans altérations ou déformations inévitables.
On aimerait entrer davantage dans le détail. Mais il faut laisser aux admira-
teurs et amis de Racine le plaisir, non de découvrir des travaux dont la plupart sont
déjà bien connus; mais de les retrouver groupés dans un large choix qui permet
mieux d'en apprécier l'ampleur, l'importance et l'intérêt. Disons seulement que
tous apportent du neuf et.du solide, soit par ce qu'ils nous apprennent sur des
points encore obscurs ou mal étudiés dans la vie de l'écrivain, soit par les subtiles
analyses que J. Dubu consacre à la musique de ses vers comme à leur prosodie, ou
bien par ce qu'un exégète attentif et sensible sait y déceler de nuances très fines et
de suggestives résonances.
Ce beau livre, qui n'a pas attendu pour paraître le tricentenaire de 1999, n'en
apparaît pas moins comme un premier et brillant avant-coureur, et les fastes de
cette commémoration seront depuis longtemps passés qu'il n'aura rien perdu de
son actualité, car il appartient, par l'étendue de la documentation, sa diversité, sa
sûre précision, de même que par l'élégance très surveillée de l'écriture, à là caté-
gorie des ouvrages qui durent longtemps sans prendre aucune ride. Il peut être
1166 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
considéré comme l'hommage que rend à Racine l'un des plus éclairés et des plus
fervents parmi ses vrais fidèles, ce happyfew qui, laissant la critique racinienne à
ses polémiques et ses modes, entend continuer à goûter sereinement le plus par-
fait, profond et raffiné de nos classiques.
JEAN-PIERRE COLLINET.
genre anglais se perpétue plus tardivement au XVIIe siècle, alors que le genre fran-
çais opère une remise en cause bien avant 1660, En effet, si le voyagejoue un rôle
capital dans l'élaboration romanesque française, il tend à disparaître lorsque cette
nouvelle poétique naît. En Angleterre, en revanche, pas de renaissance poétique
romanesque, mais un motif arcadien qui est la véritable clé du succès du genre.
Finalement, selon L. Plazenet, l'imitation des romans grecs en France « a su arra-
cher le genre romanesque à son isolement », et en Angleterre, c'est principalement
la matière dramatique — et non les propriétés formelles — qui a intéressé les imi-
tateurs. L'étude s'achève en soulignant l'importance des effets d'influence entre
ces nations modernes, qui prolongent ainsi l'imitation des modèles antiques et
mènent à une véritable création originale, que seule une étude de la réception peut
vraiment envisager.
Enfin, cinq annexes sous forme de tableaux chronologiques, une dernière
annexe faisant l'état présent des recherches sur le sujet, une bibliographie sub-
stantielle de 120 pages, de nombreuses illustrations tirées pour la plupart des fron-
tispices des romans baroques et deux index viennent parfaire cette étude, qui, à
n'en pas douter, fait avancer la recherche sur le roman de façon décisive.
SYLVIE REQUEMORA.
Charles Amiel et Anne Lima proposent une très utile réédition de l'ouvrage de
Charles Dellôn, protégé de -Bossuet, qui"eut tant d'influencé sûr Voltaire,
Montesquieu, Challe, Tyssôt de Patot et tarit d'autres, mais qui pourtant reste
encore tellement obscur. Lés auteurs ont la conviction que cette relation de voyage
aux Indes, au Brésil et à Lisbonne à précipité la suppression du tribunal du Saint-
Office de Goa et préparé l'abolition des Inquisitions modernes. Pour prouver cette
idée, leur: études enrichit successivement de commentaires, et de 'nouvelles don-
nées génétiques, iconographiques, biographiques, historiques; littéraires et socio-
logiques. La Relation est ainsi précédée d'une longue (110 p.) et passionnante
étude, et suivie d'un dossier iconographique original et très soigné, illustrant de
nombreuses scènes dé l'Inquisition et dés épisodes dé la vie de Dellon lui-même,
ainsi que de textes d'autres auteurs importants en annexes, comme celui de Pyrard
dé Laval. Enfin, des notes érudites, un nécessaire-glossaire, une bibliographie
d'une trentaine de pages, un index et une table des nombreuses illustrations ornant
l'ouvrage (dont quatre dépliants),/viennentcdmpléterT'étude.
Remercions donc Charles Amiél et Anne Lima pour ce travail si riche qui
devrait permettre à grand nombre de lecteurs modernes de (redécouvrir ce texte
relevant à la fois du roman d'aventure et du pamphlet, pour toujours —-selon les
fameux critères classiques toujours d'actualité ^plaire en instruisant et instruire
en plaisant.
SYLVIE REQUEMORA
1168 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
losophique. Après Rousseau enfin et les moeurs comme une sorte de loi non écrite;
c'est la période révolutionnaire et post-révolutionnaire qui est interrogée : mora-
lisme «banal» de Marat ou de Babeuf, lucidité de Loustalot, etc. Certaines
contradictions sont concrètement insolubles, jusqu'au « retour à l'ordre » et aux
« bonnes moeurs » (Bonald).
Pour G. Benrekassa le mot moeurs n'est pas seulement un indice, c'est un labo-
ratoire où se jouent les grands flux de pensée qui commandent les visions poli-
tiques successives.
Dans «Le terme et la notion de citoyen dans l' Encyclopédie» (chap. 3), tout
l'effort de.G. Benrekassa, qui se démarque ostensiblement des études de lexicolo-
gie quantitative, est d'enlever au terme et à la notion ce que l'on pourrait leur
croire de stable. Remontant à Bodin, aux dictionnaires (bourgeois vs citoyen), à
Hobbes et à Pufendorf (on noté la place négligeable du concept chez Locke et
Fénelon), c'est à l' Esprit des lois que G. Benrekassa recourt pour situer les
devoirs du citoyen membre du souverain, la relation citoyen-concitoyen, et les
problèmes de la liberté publique. L'Encyclopédie et Diderot présentent « l'émer-
gence des éléments d'une théorie démocratique », mais avec de sérieuses nuances,
ainsi que l'article « Représentants » de d'Holbach, qui pose les problèmes de
l'égalité, de la délégation, de la représentation par ordres. Dans.l'article « Écono-
mie politique », où Rousseau suggère « une nouvelle théorie de la citoyenneté »,
on retrouve l'idée d'une conceptualisation instable et ambiguë : « Ces compromis
et ces transitions sont peut-être les vrais jalons de l'Histoire plus que les concepts
dans leur fuyante pureté » (123). :
5. Il m'a semblé voir deux lapsus p. 184 : les embrayeurs renvoient à la situation du message,
et non au message même. Et le nom de Jespersen est substitué à celui de Jakobson.
6. Ces perspectives me semblent converger avec les idées de J. Chouillet (Diderot, poète de
l'énergie, PUF, 1984), de G. Daniel (Le style de Diderot, Droz, 1986), voire avec ce que j'ai
esquissé dans Diderot, le discours et les choses, Klincksieck, 1978.
COMPTES RENDUS 1171
7. Dans sa conclusion, G. Benrekassa établit un contraste avec le Diderot des Mémoires pour
Catherine 11. Peut-être ce dernier est-il assez proche de Montesquieu dans sa création philo-
sophique par l'image.
1172 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
ne sont que des emplois, mais ceux-ci demandent à être compris dans leur insta-
bilité dynamique.
Les articles ici regroupés sont donc au confluent de la lexicologie historique et
politique, de l'histoire de la philosophie, et de l'histoire de la pensée, tandis que la
méthode de lecture qui les anime emprunte au genre de l'explication de texte,
voire à la stylistique et à la grammaire. Dans chacune de ces directions, plus que
lé concept, c'est le mouvement complexe de l'opération historique de conceptua-
lisation qui est systématiquement recherché. C'est là qu'est la tonalité,, c'est là
qu'est l'unité profonde et la réussite de ces méditations philosophiques et tex-
tuelles incisives sur un XVIIIe siècle qui est le soubassement de notre culture
sociale et politique8.
JEAN-PIERRE SEGUIN.
GAËLLE MILET-GHYS.
8. On peut regretter que la collection n'ait pas permis une bibliographie regroupée et un index.
COMPTES RENDUS 1173
actuelle de Mes Pensées se réduit le plus souvent aux critiques plutôt mal-
veillantes lancées par Voltaire, furieux de la pensée de La Beaumelle sur le statut
subalterne du poète — comme celui d' « un bouffon ou un nain » — à la cour de
Frédéric II (193, XLIX). En procurant la première édition moderne de ce texte,
Claude Lauriol espère cependant que : « La critique pourra désormais juger de
Mes Pensées après avoir lu l'ouvrage » (18). Comme dans ses travaux précédents
sur La Beaumelle, Cl. Lauriol suggère « une grille de lecture » qui, refusant une
interprétation marxiste du texte, souligné l'originalité de cet homme de lettres
cévenol et huguenot (2, 15). En dépit d'une composition incertaine et d'un ton
parfois assez présomptueux, Mes Pensées font découvrir en effet un jeune homme
ennemi du despotisme et passionné de la liberté. La Beaumelle tranche sur les
affaires politiques de l'Europe d'une manière qui rappelle souvent des traits de
Montesquieu, de Voltaire ou de Diderot. Conscient sans doute de la hardiesse de
son projet, La Beaumelle écrit : «L'âge de vingt-cinq ans est l'âge de l'héroïsme
et des talents » (106, CLXXXV), Comprenant les passages supprimés dans l'édi-
tion de 1751, de nombreuses notes et pièces annexes, cette excellente édition cri-
tique — à laquelle s'ajoute une bibliographie descriptive fort intéressante de
C. Fortuny — permet au lecteur d'apprécier l'audace des idées et le talent litté-
raire de La Beaumelle et de lui accorder, sa placé légitime dans la littérature du
XVIIIe siècle.
OTTO H. SELLES.
l'étude par un examen de Jane Austen pour montrer comment tous les éléments
des romans de correspondances entre femmes sont chez elle bouleversés et traités
par l'ironie, cependant que les techniques narratives la rapprochent de Mme de
Lafayette. Les problèmes de la transmission de la vertu et de l'héritage féminin
sont ainsi réécrits et transformés au XIXe siècle en roman d'éducation. Notes
détaillées, bibliographie et index.
KATHERINEASTBURY.
FRANCE MARCHAL.
Le « système » du progrès naît en France non pas à la fin du XVIIIe siècle mais
presque cent ans auparavant — voici sans doute la conclusion la plus importante
que tire Frédéric Rouvillois, divergeant ainsi des chronologies établies par
R. Gonnard, J. Ehrard ou divers théoriciens marxistes. Se fondant sur une analyse
nuancée des textes (non seulement) politiques de Fontenelle, de l'abbé Terrasspn
et de l'abbé de Saint-Pierre (tout en invoquant maint autre penseur, depuis les pro-
gressistes Descartes, Malebranche et Locke et jusqu'aux « pessimistes » Bayle et
Bossuet), l'auteur établit avec rigueur l'existence d'une réflexion cohérente sur
l'idée du progrès au tournant du XVIIe siècle. Conditionnée par l'essor de l'esprit
technicien, tout comme par les évolutions intellectuelles de l'époque (y compris
par la Querelle des Anciens et des Modernes, qui se donne dès lors à lire en rela-
tion avec ce débat plus général sur l'évolution de l'humanité), l'idéologie du pro-
grès emprunte les images de la mécanique (horloge,machine parfaite) pour conce-
voir l'histoire comme amélioration nécessaire, continue et perpétuelle de
l'humanité. Rompant avec la vision sceptique du flux et du reflux historique, tout
comme avec la conception chrétienne de la Providence, le progressisme postule la
domination de l'homme sur sa propre histoire.
C'est à ce point que s'opère la conjonction, annoncée dès l'introduction, avec
l'utopisme. Pour la plupart des progressistes, la ligne ascendante du progrès ne
1176 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
IOANA MARASESCU.
tante. Puis on situe Lesage dans l'espacé et dans le temps : se souvenant des ori-
gines de l'écrivain, J.Balcou rappelle quel pouvait être le contexte culturel en
Bretagne à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, tandis que A. Me Kenna;
montre comment :Gil Blas reflète l'évolution des idées morales : à la suite de
Malebranche et de l'abbé de Saint-Pierre, c'est « l'histoire d'une conversion de
l'amour presque naïf et myope en sagesse de l'honnête homme ». Henri Coulet
insiste de son côté sur l'esthétique de la variété, de l'inachèvement, du fragment
et sur le goût de la traduction que l'on trouvé également chez tous les romanciers
contemporains.
Homme de théâtre, Lesage a quelque peu éclipsé ses Collaborateurs : le recueil
qu'il édite exprime une vision plus littéraire que celle de Fuzelier, plus proche du
jeu et du spectacle (D. Trott). Ce théâtre emprunte beaucoup aux pastorales et à
l'opéra, dont il tire un spectacle plus franchement comique que satirique
(M. G. Evans). Françoise Rubellin, quant à elle, consacre un long article à l'étude
des parodies. Leur critique;stimulante, écho de la réception, met à nu les rouages :
en les imprimant, Lesage leur, confère une autonomie.; Dans les pièces duFrançais,
Crispin rival de son maiître et Turcaret, l'auteur au contraire se fait satirique et
moraliste, montrant à travers une vision pessimiste d'une ville-tripot où s'effon-
drent les structures familiales et sociales la mutation idéologique qui développera
une véritable conscience bourgeoise (Y. Moreau),
L'étude du romancier commence par l'examen des Lettres galantes
d'Aristénète, cette oeuvrette grecque traduite avec une infidélité voulue, et souvent
de seconde main (B, Bray). Françoise Gevrey montre que, si. Le Diable boiteux
s'inspire de l'espagnol, il a subi aussi l'influence de la nouvelle française et du
dialogue théâtral. Asmodée n'est pas sans rapport avec: le Ragotin du Roman
comique, tout en dementant aussi une figure de l'auteur. L'analyse par Pierre
Berthiaume d'une histoire enchâssée dans ceroman signale l'écart systématique
avec Rôjas : Lesage brise la symétrie et introduit une sensibilité qui rend ambiva-
lents les personnages,
Don GuzmaridlÂïfarachese présente pour sa part-comme la transposition libre
d'un des romans.fondateursde la littérature espagnole. Presque toujours, Lesage
part d'un texte préexistant pour écrire un palimpseste, quitte à refuser l'univers
désespérant de son modèle, dont il ne garde que l'agressivité du ton et l'humour
caustique (J. Cormier), Encore moins connues sont Les Aventures de Robert
Chevalier, dit Beauçheme, récit véridiquetransforméet Volontairement suspendu,
dont Francis Assaf met. en lumière les structures narratives originales.
Comme,dé juste, la part royale revient à Gil Blas. Cécile Cavillac y démasque
la dialectique du maître — ou du petit-maître — et du valet ; Glen Campbell, gra-
phiques à l'àppui, s'intéresse aux. récits enchâssés, mainteneurs de la présence
picaresque, qui multiplient perspectives et jeux de focalisation. Robin Howells, -à
la suite de Bakhtinei s'attache à l'aspect carnavalesque du roman, qui par son
aspect picaresque fait entrer le peuple et — timidement — la « corporalitéjoyeuse »
dans le roman de moeurs. C'est en effet un parti pris de gaieté, que, selon Jacques
Wagner, l'auteur et son hérôs choisissent, préférant l'esprit de dérision aux tenta-
tions de mélancolie et d'abandon lyrique. Dans un article dé synthèse, d'appa-
rence superficielle, mais aux notes très riches, Paur Pelckmans préfère nous entre-
tenir des différents aspects de la vieillesse dans le roman, ridicule ou parfois
admirable. En s'aidant d'une base de données, Michèle Weil compare les modèles
de violence chez Robert Challe et Lesage. Plus dépaysante est là place tenue par
le Canada chez Lesage comme chez ses contemporains, traitée sur le mode faus-
sement réaliste, ou comme utopie dans les Aventurés de Beauchesne, et plaisant
dans une pièce de la Foire,Les Mariages du Canada (F. Deloffre).
1178 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
iL restait à étudier les adaptations du Gil Blas pour adolescents et enfants : une
douzaine du XIXe siècle à nos jours. Tout abrégées et expurgées qu'elles sont, elles
témoignent de l'importance et du « classicisme » de l'oeuvre. Enfin, un « État pré-
sent », dû à Olivier Margerit, où l'on se rend compte que les études en langue
étrangère ou publiées à l'étranger l'emportent sur les études françaises, vient clore
ce très riche volume.
ANDRÉ BLANC
les hommes d'une redoutable clairvoyance » (p. 206). C'est donc une fois de plus
à la remise en cause que s'en tient Crébillon qui ne propose pas plus de solution
politique qu'il ne trace une morale amoureuse.
Les analyses de C. Cazenobe sont aussi fines que parfaitement documentées.
Elles présentent l'une des applications de l'ironie sceptique qui gouverne toute la
création dé Crébillon.
VIOLAINEGÉRAUD.
Dans leur éditorial, Jacques Berchtold et Michel Porret mettent l'accent sur
l'originalité de ce tome quaranté-et-unième des Annales de la Société Jean-
Jacques Rousseau dont l'éditeur et la périodicité changent par rapport aux précé-
dents. Ils y établissent aussi une classification que nous leur emprunterons en par-
tie pour rendre compte de cet ouvrage collectif composé de douze articles.
Un premier train d'articles s'attache à présenter des textes méconnus ou inédits
de Rousseau. Il s'agit de deux articles rigoureusement construits, d'une part du
seul Jean Starobinski, et d'autre part du"même et de Charles Wirz, intitulés res-
pectivement «Rousseau : notes en marge de Montaigne (textes inédits) » (p. 11-
56) et « Lettre sur la vertu, l'individu et là société, un texte oublié » (p. 313-327).
Jean Starobinski débusque les commentaires du lecteur Rousseau dans les
marges de son exemplaire dès Essais de Montaigne et les confronte aux passages
de ses oeuvres où apparaît la pensée,de Montaigne, mettant ainsi en lumière ses
omissions ou ses citations tronquées et d'une manière générale la dette de
Rousseau à son égard. La présence de Jean Starobinski et de Charles Witz est plus
discrète dans la présentation de la Lettre, sur la vertu, l'individu et la société mais
non moins documentée et précise. On apprend ainsi que cette lettre avait été inté-
grée à tort, dans une édition du XIXe siècle, à un groupe de six Lettres morales des-
tinées à madame d'Houdetot et qu'elle en avait été séparée à juste titre puisque le
destinataire de cette lettre de Rousseau semblé être masculin. Malgré l'oubli dans
lequel elle était tombée, les deux chercheurs soulignent qu'un des intérêts de cette'
lettre est de « confirmer le caractère hypothétique de l'état de nature » (p. 317).
1180 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Ajoutons à ces deux articles celui de Raymond Birn, « Les oeuvres complètes
de Rousseau sous l'Ancien Régime » (p. 231-264) ; article qui relate dans un style
feuilletonesque les dissensions entre les proches et les différents éditeurs de
Rousseau à propos notamment de l'édition posthume de ses Confessions.
Un second groupe d'articles est consacré à l'étude de la pensée politique de
Rousseau. Jean Ehrard, dans « Rousseau et Montesquieu : le mauvais fils réconci-
lié » (p. 57-77), s'intéresse à la dette de Rousseau à l'égard de l'oeuvre politique
de Montesquieu et affirme entre autres idées-forces que Rousseau a plutôt assimilé
l'esprit que la lettre de l'Esprit des lois dans son Contrat social (1762). Alfred
Dufour, « Rousseau : entre droit naturel et histoire. Le régime politique genevois,
de la Dédicace du "Second discours" aux "Lettres de la Montagne" » (p. 79-108),
ne parvient pas, quant à lui, à régler la question de savoir si le Contrat social est
un ouvrage en prise avec la réalité politique genevoise ou pas. Yves Touchefeu,
« Jean-Jacques Rousseau, le christianisme et la république » (p. 153-187), s'inter-
roge sur les dilemmes philosophiques de Rousseau partagé entre ses conceptions
de la citoyenneté et de la foi chrétienne : un bon chrétien ne fait-il pas un mauvais
citoyen ? Robert Walker, « Rousseau et la liberté » (p. 205-229) s'indigne presque
du parti-pris des penseurs libéraux qui ont vu en Rousseau un fossoyeur de la
liberté et considère que sa lecture assidue par certains révolutionnaires ne devrait
pas dispenser ces penseurs libéraux de lire Rousseau avec honnêteté.
Enfin, une troisième série d'articles est consacrée à l'analyse de certains
aspects des oeuvres de fiction de Rousseau. Dans son article intitulé, « Jean-
Jacques Rousseau : le trop-plein et le non-dit dans la "Première promenade" »
(p. 109-129) Dominique Froidefond démontre de façon convaincante que l'écri-
ture de Rousseau est celle du « ressassement étemel » (p. 129) en expliquant que
le « donc » présent au tout début des Rêveries « ne signifie pas rupture mais lien
entre le passé et le, présent » (p. 128). Emma Nardi, « Rousseau contredit Jean-
Jacques » (p. 131-151), présente habilement une correspondance passionnante
entre le prince de Wurtemberg, désireux d'éduquer sa fille selon les préceptes ins-
crits dans l'Emile, et un Rousseau très réticent à rentrer dans le jeu du prince.
Arnaud Tripet, « Rousseau et la Muse comique » (p 189-203), tente de retrouver
dans les écrits du citoyen de Genève des indices de son caractère enjoué et de sa
haine du rire de dérision.
Deux articles sur la postérité de Rousseau concluent ce recueil. Aussi bien
Lucia Omacini, « Parole véridique, parole mensongère. Le roman épistolaire après
Rousseau (1790-1820) » (p. 265-279) qu'Helmut Watzlawick, « Mémoires et thé-
rapie : les "anticonfessions" de Casanova» (p. 281-311) montrent précisément
l'influence de la Nouvelle Héloïse et des Confessions dans l'histoire littéraire de
l'Europe de la fin du xvirf siècle et du début du xrx° siècle.
Ce tome quarante-et-unième des Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau
paraît donc bien refléter la richesse et la diversité de la recherche actuelle sur
l'oeuvre du « Citoyen de Genève ».
DAVID DIOR
tion, s'ils se distendent parfois, sont toujours ressaisis opportunément par l'auteur,
et la conclusion, d'une belle fermeté, serait là pour en convaincre, si nécessaire.
Le chapitre 1 (« Émigration ») et lé chapitré II («.Exil») portent sur le passage
d'un monde rural à un monde urbain, qui excite les passions et favorise tous les
dérèglements. Le parcours de Rétif est-celui qui va d'une situation initiale mar-
quée par un bonheur fait d'innocence, de sécurité et-de certitudes, à une situation
de vulnérabilité morale suscitant le besoin d'une autre société, où une autorité
contraignante (de typé patriarcal) ,réglerait tous les conflits entre l'intérêt person-
nel et l'intérêt général. Le chapitre III ;(« L'impulsion de l'utopie ») analyse
notamment, et avec beaucoup de bonheur, les « Statuts dû bourg d'Oudun » et la
nouvelle « Les vingt épouses des vingt associés ». Le chapitre IV (« Les utopies
ultérieures ») montre, des:« Idées singulières »,aux Posthumes,, comment Rétif,
.
qui mesure mieux le fossé entre ses passions (et sa sexualité) et l'idéal harmo-
nieux auquel il aspire, situe ses rêves utopiques dans un ailleurs et lés placé sous
,
le signe d'une plus grande cbercition. Le chapitre V (« La quête de soi ») introduit
l'autre volet.de la demonstration : la fonction de l'autobiographie dans l' exprès-
sion du conflit crucial entre individu et société.. Rétif, déçu par ses tentatives, de-
solution par l'utopie, et confronté à un monde de plus en plus imprévisible; se
tourne vers lui-même comme vers la seule certitude. Le chapitre VI («Pères et
fils ») est centré suria Vie de mon père, vue commeune oeuvre où se réunissent
utopie et autobiographie, où çorivergérit le moi et l'autre. Après ces pages sur la
figure du père, l'auteur aborde, avec le chapitré VII (« Le roman familial »), le
récit d'enfance. Enfin le chapitré VIII .(« Le dernier tabou >>) traite de.la sexualité
rétivierme et notamment de l'inceste comme l'une des figures de l'utopie : il s'agi-
rait d'une échappée vers un monde pre-spciàl, où la stabilité de la famille (et de la
communauté) serait assurée, pour le bonheur de tous, par un système de relations
endogamiquës.
La conclusion montré d'excellente façon comment l'utopie et l'autobiographie
sont dans l'oeuvre de Rétif liées l'une à l'autre et contribuent à la représentation'
d'un monde idéalisé, conçu à partir d'ùn passé heureux^ un monde où le change-
ment, l'imprévisible, seraient le plus-possible réduits,.
On à quelque scrupule, à propos d'un travail aussi riche en perspectives sur
1
l'oeuvre de Rétif, à émettre deux régrets ; le. premier naît de l'absence de toute
référence aux la réflexipn'de l'auteur. ;
le second concerne Finformation bibliographique:, les Actes du colloque tenu à
Aùxerre en 1992 sur « Rétif et l'utopie :», publiés dans Études rétiviennes, n°-17,
1
semblent ignorés, ainsi: que. lés numéros de cette revue postérieurs à 1988. Quant
1182 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIREDE LA FRANCE
à la magistrale thèse de David Coward (1991), si elle est citée dans la bibliogra
phie, elle ne paraît pas avoir été utilisée dans le cours de l'étude.
PIERRE TESTUD.
l'aristocratie. Les trois chapitres suivants sont consacrés aux pôles essentiels de
l'idéologie bonaldienne; dans le chapitre 3, là théorie de la toute-puissance de
l'État qui efface les frontières entre le public et le privé, les théories du langage et
de la littérature dans le chapitre 4 (et les différends.avec Chateaubriand) ; le cha-
:
pitre 5 montre Bonald sous l'Empire : son combat pour ; une littérature de là
contre-révolution, son pessimisme sur le XIXe siècle décadent et inorganique. Les
chapitres 6 à 9 évoquent la retraite; de la carrière publique, les frustrations liées à
la première Restauration, le souci constant des rapports de l'Église et de l'État, les
efforts pour renforcer les positions de la propriété foncière aristocratique, jusqu'à
la défaite de l'ultra-royalisme. Un «Postludè » est consacré aux dernières années
(1830-1840) et à l'émigration de l'intérieur qu'elles réalisent:
Cette biographie intellectuelle de Bonald est complétée par une annotation,
une bibliographie (attention aux lapsus : Chateaubriand n'est pas l'auteur de
«Mémoires d'outre-tombeau ») et un utile index; On peut regretter l'usage très
limité dans cet ouvrage des citations-etplus encore le fait qu'en dehors de rares
mots reproduits en français, les citations soient toujours en anglais. On doit s'in-
terroger aussi sur le choix du point de vue opéré par David Klinck qui nous paraît
souffrir de quelque à; priori idéologique. Son objectif est en effet dé prouver que
l'oeuvre de Bonald constitue, par le caractère absolu de sa théorie du pouvoir et de
là pression de l'État sur les collectivités et les
cisme tandis que, par son souci d'ùn collectivisme-corporatiste, elle prépare
Maurias (cette idée était attendue) et le régime dé Vichy. D'autre part, pa) son
souci très positif de structuration du fait.social, la pensée bonaldiënne annoncerait
le structuralisme de Lévi-Strauss et le poststructuralisme de Foucault et Derrida.
Cette dérive des théories bonaldiennes vers le totalitarisme et vers la sociolo-
gie (à travers le saint-simonisme, Comté et Durkeim) nous paraît procéder, en par-
ticulier, d'une interprétation contestable de la pensée religieuse de Bonald qui,
détachée de la théologie catholique, est rapprochée du panthéisme et de l'idéa-
lisme romantique allemand (le Dieu de Hegel serait tout proche). Il nous semble
qu'en écartant les justifications âugustiniehneS de la pensée bonaldienne, c'est-à-
dire une théologie de l'amour infusée dans les rapports et les rôles sociaux, on
l'expose en effet à de redoutables déviations. On le voit, le livre de David Klinck
ouvre matière à discussion.
ARLETTE MICHEL.
1. Honoré de Balzac, La Comédie humaine, Études de moeurs. Scènes de la vie privée, Béatrix,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1976, tome II, p. 688.
COMPTES RENDUS 1185
leur unité dans leur dualité » (p. 382). Le roman balzacien constitue donc une réfé-
rence, présente à des titres divers, chez Stendhal, Zola, Huysfnans, Proust et
Claude Simon. Zola revendique d'ailleurs lui-même cette filiation, tout en prenant
ses distances. Fasciné, Huysmans l'est aussi ; mais il s'agit, dans A Rebours, d'un
modèle retourné et finalement retrouvé. La Comédie humaine est à la fois source
d'inspiration et d' « irritation » (p. 409) pour Marcel Proust : la parole sociale et
l'écriture fictionnelle font l'objet de pastiches. Le lien que la postérité établit entre
Stendhal et Balzac n'est pas de même nature : « dans les marges du Grand Livre »
(p. 424), Stendhal contribue toutefois à affranchir le roman du modèle balzacien.
Or, malgré les dénégations des tenants du Nouveau Roman, La Comédie humaine
continue d'être une lecture fondatrice. Ainsi la résurgence du phénomène de
« reparition » (p. 437), l'usage singulier de l'analepse et la tentative d'organisation
des fragments rapprochent-ils l'oeuvre de Claude Simon et celle de Balzac. Que
reste-t-il maintenant de Balzac ? Quelques bribes de textes ; une Comédie humaine
réduite à la «portion congrue» (p. 450) ! Il s'agit donc de rouvrir le dossier et
d' « admettre que [...] tout, littéralement, est à reprendre à nouveaux frais » (p. 454).
Le parcours effectué par ces articles — aussi denses que passionnants — fait à
l'évidence progresserla recherche balzacienne tout en définissant les enjeux d'une
poétique générale du roman. Il appert que, par-delà les aléas et les contradictions
de son élaboration, l'oeuvre balzacienne instaure un dialogue effectif avec le lec-
teur d'aujourd'hui.
ALINE.MURA-BRUNEL.
Le titre que Joëlle de Sermet donne à son étude et dont elle précise dès son
introduction l'extension — poésie comme démarche de connaissance, de pensée et
de comportement ; limites génériques de la poésie et du récit — répond à l'exi-
gence, justifiée, de dissocier les premiers recueils surréalistes de Michel Leiris de
son écriture autobiographique. Guidée par la recherche du « versant lyrique » de
l'oeuvre, Joëlle de Sermet soumet donc sa lecture en partie à la chronologie, en
partie à la diversité des essais poétiques de Leiris, qu'ils définissent une poétique
ou qu'ils la mettent en pratique. L'ouvrage est ainsi distribué en trois parties.
La première, intitulée « Un lyrisme paradoxal », montre avec force combien
l'interrogation sur le je lyrique se démarque de l'automatisme surréaliste. La ten-
sion du formalisme et de la fascination pour le signifiant (Simulacre, Glossaire)
apporte une réponse à l'échec du lyrisme traditionnel (Désert de mains). Le
Forçat vertigineux déplace, dans le récit en prose, cette écriture qui est jeu verbal
et produit autant l'illusion que la jouissance. La seconde partie, consacrée aux
récits oniriques de la même période surréaliste, renouvelle le constat de la partie
précédente : l'usage conscient et maîtrisé des matériaux oniriques a pour fin
de reconnaître l'étrange et d'y confronter le moi. Abandon au rêve et point de
vue extérieur, tensionnels, se retrouvent dans Le Pays de mes rêves. Le Point car-
dinal est une remontée vers les « sources de l'imagination poétique » (Breton).
Grande fuite de neige s'intègre aussi à la démarche surréaliste, puisqu'il tente de
dépasser la contradiction du mythe et du réel dans un « mythe vrai » fondé sur les
pouvoirs du langage. Et Aurora reprend, encore, cette tension irrésolue. La troi-
sième partie, située dans la perspective d'une rupture avec le surréalisme, dépasse
l'inquiétude provoquée par la scission entre conscient et inconscient : dédoublé, le
sujet jouit d'être, de se voir être et de n'être plus. L'écriture métaphorique et le
discours psychanalytique (cure de Leiris de 1929 à 1934) explorent et obscurcis-
sent le mystère. Les deux poétiques précédentes — formalisme et signifiant, et
exploration du mystère — sont réunies dans Haut mal, Failles, La Néréide de la
mer Rouge. Intitulée « De la lyre au miroir », cette dernière partie définit un
lyrisme cathartique, certes différent de l'autobiographie,mais préparant l'écriture
de l'aveu.
Joëlle de Sermet trace donc sûrement et finement un parcours nuancé dans
l'oeuvre de Leiris. De multiples références littéraires — aux surréalistes, à Nerval,
1. On l'on, relève d'inévitables coquilles, par exemple, p: 681 (lire extraits), p. 783 (lire
qu'espères-tu), etc.
1194 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
à Lautréamont, etc. — et une parfaite connaissance des états successifs des textes
de Leiris rendent plus convaincant encore, si besoin était, ce travail indispensable
à tout lecteur de Leiris.
DIDIER ALEXANDRE.
JEAN-PAUL DE NOLA.
COMPTES RENDUS 1195
just because it was just something they either wanted to write, or felt they needed
to write » (p. 105-106). M. Metzidakis cite ensuite un nombre très impressionnant
de romanciers et de poètes, français et anglo-saxons surtout, mais on ne comprend
pas trop s'ils ont tous recherché frénétiquement l'originalité et pourquoi leur véri-
table originalité serait un défaut.
Il faut enfin se demander si l'auteur de Différence Unbound ne mène pas un
combat superflu, déjà gagné par ceux qui ont annoncé, il y a quelques années déjà,
la Fin (celle de l'Histoire, celle de l'art, celle de la modernité). La post-modernité
que nous vivons aujourd'hui se caractérise par le fait de venir après, elle ne pose
plus le problème du progrès et de l'originalité : « anything goes, nothing changes »
(p. 248). La recherche de l'originalité est remplacée par la fascination de l'iden-
tité : répétition, copie, double (Andy Warhol n'est qu'un exemple parmi beau-
coup d'autres).
M. Metzidakis parle de problèmes passionnants, mais ne réussit pas à les situer
entièrement dans le contexte contemporain.
ÂRON KIBÉDI VARGA.
Dans cet essai, Juliette Frolich choisit d'étudier un aspect particulier du récit:
romanesque : le regard porté sur les « choses » dans les romans de Balzac,
Flaubert et Proust. Si l'auteur relève des correspondances dans la vision des salons
parisiens chez ces trois romanciers, notamment dans le rapport symbolique entre
les femmes entretenues et les objets, elle montre dès l'avant-propos les diffé-
rences : Balzac observe l'Objet en « documentaliste » et en « radiologue »,
Flaubert porte un regard de moraliste, et Proust redonne vie aux choses par une
écriture synesthésique.
Dans la première partie, J. Frolich nous fait passer d'un romancier à l'autre
dans une perspective anthropologique d'étude des mentalités et des modes, et res-
titue pour notre agrément, à grand renfort de citations commentées, le « rendu »
artistique et les liens étroits existant entre les hommes et les objets qui les expri-
ment dans les romans de ces trois artistes. Défilent alors devant nous les « femmes
meublées » ou femmes-objets des salons parisiens ou des « serres chaudes »,
« l'homme kitsch » que fustige Flaubert parce qu'il respire l'hypocrisie bour-
geoise. Un morceau savoureux nous est ensuite proposé avec la vision ensoleillée
d'Odette Swann, notamment au Bois de Boulogne.
La seconde partie, traitant de la poétique des objets, un peu à la manière
bachelardienne, relie l'objet à la rêverie dans l'écriture proustienne bien sûr, mais
aussi balzacienne, avec une étude du clair-obscur ou de la présence-absence dans
La Bourse par exemple. Des pages très intéressantes (« Le parti pris des choses »)
mettent en perspective Balzac et Haubert dans leur manière particulière de décrire
les objets, dynamique (ou si l'on peut dire «dynamisante») pour le premier,
« impressionniste » pour le second. L'ouvrage s'achève sur une étude de « l'écri-
ture nature morte » de Proust sur le mode de Chardin : à travers deux évocations
de tableaux (Le Buffet et La Raie) on comprend comment l'ait, pictural en l'oc-
currence, conduit Proust à l'art et comment l'écriture devient un moyen de redon-
ner vie aux objets. La synesthésie est capitale dans un morceau anthologique
COMPTES RENDUS 1.19.7.
LEOPOLD PEETERS.
RESUMES
« L'orgue de Chateaubriand »
On dit souvent que l'imaginaire de Chateaubriand est plus visuel et plastique que sonore.
La sonnerie des cloches et l'orgue occupent pourtant une place importante dans la rêverie et
la réflexion de Chateaubriand qui reprend à son compte les suggestions des poètes descriptifs
du XVIIIe siècle et l'esthétique de la religion esquissée par Diderot l'incrédule, Il donne à
l'orgue une origine chrétienne et à la musique une finalité spirituelle. Il développe ainsi les
leçons du concile de Trente sur le rôle du sensible dans la propagation de la foi, et les adapte
au contexte d'une France révolutionnée. Il cherche à dépasser toute contradiction entre l'art
et la nature, le sensible et le religieux. Le présent article situe Chateaubriand entre Bernardin
de Saint-Pierre et Mme de Genlis d'une part, Balzac et Hugo de l'autre. Il explique ainsi une
formule notée par Joseph Joubért sur ses carnets : « L'orgue de Chateaubriand».
MICHEL DELON.
1200 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Chateaubriand mythoqraphe
Partant de la découverte d'une présence massive, dans les pages des Mémoires d'outre-
tombe, de citations cryptiques de grands textes classiques, cet article s'attache à montrer que
Chateaubriand utilisa divers grands modèles ancestraux à la composition de l'homme des
Mémoires. L'objet de cette compilation était de douer le héros de son épopée « du caractère
et des sentiments d'un personnage symbolique », c'est-à-dire de le transformer en un de ces
« caractères idéaux » ou « universels poétiques » desquels Giambattista Vico écrivait que les
poètes anciens avaient allégorisé en eux toute l'histoire des temps primitifs. Le mémorialiste
a appliqué les principes de la lecture des mythes exposés par Vico et repris par Ballanche à la
RÉSUMÉS 1201
configuration de son propre personnage afin d'allégoriser en celui-ci le grand mythe de mort
et de recommencement du monde qu'il lisait dans l'histoire de son époque. L'identité de
l'homme des Mémoires est donc, non pas tant de nature psychologique ou biographique, que
d'essence allégorique et mythique.
JEAN-CHRISTOPHE CAVALLIN.
SYLVAIN MENANT.
TABLE DES MATIERES
Articles
AMBRIÈRE (M.), Alfred de Vigny connu, méconnu, inconnu 357
BAILBÉ (J.-M.), Vigny et « l'orchestre intérieur » : poésie et musique 473
BALSAMO (J.), Le « pétrarquisme » des Amours de Ronsard 179
BÉNICHOU (P.), Un Gethsémani romantique : « Le Mont des Oliviers » de Vigny 429
. . .
BERCEGOL (F.), Chateaubriand et l'art de la conversation dans les Mémoires d'outre-
tombe 1099
BOMPAIRE-EVESPUE (C), Roman balzacien, roman « idéologique » : les choix de
Barrés dans La Colline inspirée 583
CAMPANGNE (H.), Disputes et « crimes verbaux » : la querelle littéraire au XVIe siècle
en France 3
CAVALLIN (J.-CH.), Chateaubriand mythographe : autobiographie et injonction du
mythe dans les Mémoires d'outre-tombe:. 1087
CHAMARAT-MALANDAIN(G.), Le Christ aux Oliviers : Vigny et Nerval 417
CHOTARD (L.), Vigny lecteur de Corneille 403
CLÉMENT (J.-P.), L'utilisation du mythe de Saint-Louis par Chateaubriand dans les
controverses politiques de l'Empire et de la Restauration 1059
CORDONIER (N.), Quand l'écrivain courtise Marianne : langue, peuple et nation chez
Michelet, Giraudoux et Serres 617
DELOFFRE (F.), Aux origines de Candide : une « économie de roman » 63
DELON (M.), « L'orgue de Chateaubriand » 1047
FORESTIER (G.), Ecrire Andromaque. Quelques hypothèses génétiques 43
GOUJON (J.-P.), A propos du Nouveau Monde, d'un éditeur louche et de Félicien
Rops : quatre lettres inédites de Villiers de l'Isle-Adam à H. Ballande 553
HOWE (A.), La publication des oeuvres de Pierre Corneille (1637-1649) : sept docu-
ments inédits 17
HUBERT (E.-A.), Autres scolies sur Alcools d'Apollinaire 113
JARRY (A.), La femme dans l'oeuvre de Vigny 367
LOSKOUTOFF (Y.), « Lycidas en Pierrot, et Philis en Toinon » : le diminutif dans les
Amours de Ronsard 195
MACÉ (L.), Les premières censures romaines de Voltaire 531
MCILVANNEY (S.), Annie Emaux : un écrivain dans la tradition du réalisme 247
MARCHAL (S.), Les salons et le clientélisme littéraire : le cas Vigny 385
TABLE DES MATIÈRES. 1203
Notes et documents
Comptes rendus
.......................
La Fortune de Montesquieu. Montesquieu écrivain, Actes du colloque de Bordeaux,
janvier 19.89 (J. GEFFRIAUD ROSSO)
Saint Pierre Fourier. La pastorale, l'éducation, l'Europe chrétienne (B. CHÉDOZEAU)
659
135
.
FRAISSE (L.), Proust au miroir de sa correspondance (F. BESSIRE) 326
FR0LIÇH (J.), Des hommes, des femmes et des choses (N. MACÉ-BARBIER) 1196
GALLARDO (J.-L.), Lespectâcle de la parole. La Fontaine (B. DONNÉ)
...........
GELZ (À.), Postàvantgardistische Aesthetik (L.-PEETERS) ...................................... 1197
300
.
GENDRE (A.), Évolution du sonnet français (D. ALEXANDRE) ...................................... 169
André Gide, éd.D.H. Walker (L.PEETERS) ................................ 668
.
GIDE (A.) et HERBART (P.), Le scénario d'Isabelle (N. MACÉ-BARBIER)............................... 668
GILOT (M.) et SERROY (J.), La comédie à l'âge classique (E. MINÈL) 657
.
Going Public. Women and Publisbingin Early Modem France (B. DONNÉ)
GOYET (F), Le sublime du lieu commun. L'inventionrhétorique dans l'Antiquité et à
....... 151
JUNIUS (F.), De pictura veterum libri très, éd. C. NATIVEL (I. PANTIN) 290
KAFKER (F. A.), The Encyclopedists as a Group : a Collective Biography (D. DIOP) 660
.
KENNEDY (E.) et al, Théâtre, Opéra and Audiences in Revolutionary Paris (P. FRANTZ) 515
KLINCK (D.), The French CounterrevolutionaryTheorist Louis de Bonald (A. MICHEL) 1182
KLINKERT (A.), Bewahren und Lôschen (A. GELZ) 161
KOZLOVSKY (P.), Diorama social de Paris par un étranger (P. BERTHIER) 316
LA BEAUMELLE, Mes pensées ou Le qu'en dira-t-on, éd. C. LAURIOL (O. H. SELLES). 1172:
.
LA CEPPÈDE (J. DE), Les Théorèmes sur le Sacré Mystère de notre Rédemption
(R. CRESCENZO) 288
LA FAYETTE (MME DE), Romans et nouvelles, éd. A. Niderst (B. DONNÉ) 293:
LAFOND (J.), L'homme et son image. Morales et littératures de Montaigne à
Mandeville (R. ZUBER) 144
La Fontaine et l'Orient : réception, réécriture, représentation (B. DONNÉ) 298
LAMY (G.), Discours anatomiques, éd. A. BELGRADO (M. ESCOLA) 295
LECARME (J.) et LECARME-TABONE (E.), L'autobiographie(D. MADELENAT) 334
; .
LECLERC (Y.), Gustave Flaubert. L'Éducation sentimentale (D. PERNOT) 321
Lesage écrivain. Actes du colloque de Sarzeau (A. BLANC) 1176
L'ESTOILE (P. DE), Registre-journal du règne de Henri III, t. H (J. VIGNES) 651
LESKO BAKER (D.), The Subject of Désire. Petrarchan Poetics and the Female Voice
in Louise Labé (D. BJAÏ) -1151
.
LESTRINGANT (F.), L'expérience huguenote au Nouveau Monde (J. VIGNES) 650
La lettre clandestine, 5, 1996 (A. NIDERST) 304
La lettre et le politique (B. LEUILLIOT) 169
Lettres de Ballanche à Madame Récamier, éd. A. KETTLER (PH. RÉGNIER) 517
LEWIS (PH.), Seeing through the Mother Goose Taies (M. ESCOLA) 303
Littérature majeure, littérature mineuse (B. LEUILLIOT) 171
Littératures classiques, 29 : La Fontaine (N. GRANDE) 300
Littératures classiques, 30 : l'histoire au xvrr siècle (N. GRANDE) 303
LORNET (M. A.), Jan Martin translateurd'emprise (J. VIGNES) 502
LODDECKE (R.-M.), Literatur als Ausdruck des Gesellschaft (E. DÉCULTOT) 516
LYONS (J. D.), The Tragedy of Origins. Pierre Corneille and Historical Perspective
(P. RONZEAUD) 656
MACKINLEY (M. B.), Les terrains vagues des Essais (J. VIGNES) 506
MANCINI (S.), Oh, un amico ! In dialogo con Montaigne e i sùoi interpreti (J. VIGNES) 507
MARCETTEAU-PAUL (A.), Montaigne propriétaire foncier (J. VIGNES) 505
MARCUS (K. M.), The Représentation of Mesmerism in Balzac's Comédie humaine
(J.-P. SAIDAH) 664
MARIVAUX, Théâtre complet, éd. H. COULET et M. GILOT (F. RUBELLIN) 306
MARIVAUX, Les Fausses Confidences, éd. M. GILOT (A. RIVARA) 308
MARIVAUX, La Vie de Marianne, éd. J. DAGEN (A. RIVARA) 309
Clément Marot. Actes du colloque international de Cahors, 1996 (M.-D. LEGRAND) 277
.
MAROTIN (J.), Les années de formation de Jules Vallès (1845-1867) (L. LE GUILLOU) 319
Masques italiens et comédie moderne, p. p. A. RIVARA (C. BONFILS) 511
.
MAUDUIT (M.), Traité de religion contre les athées, éd. M. HYUN (B. CHÉDOZEAU) 294
..
Le mécénat et l'influence des Guises. Actes du colloque de Joinville, 1994 (A. P. POUEY-
MOUNOU) 1156
.
Mémoires et autres inédits de Nicolas Goulas (N. GRANDE) 147
,
METZIDAKIS (S.), Différence Unbound. The Rise of Pluralism in Literature and
Criticism (A. KIBÉDI VARGA) 1195
MICHON (H.), L'ordre du coeur : philosophie, théologie et mystique dans les Pensées
de Pascal (H. BOUCHILLOUX) 139
MILLET (O.), La première réception des Essais de Montaigne (1580-1640) (J. VIGNES)" 505
MINER (M.), Résonant Gaps between Baudelaire and Wagner (R. LLOYD) 159
,.
TABLE DES MATIÈRES 1207
(D.ALEXANDRE) ....................
L'OEuvre d'identité. Essais sur le Romantisme, de Nodier à Baudelaire (M. RËID).................. 518
OEuvres et critiques, XXI : Approches bacbelardiennes des oeuvres littéraires
(RMARCHAL) ......................................
PETROVICH (V. C), Connaissance et rêve(rie) dans le discours dés Lumières
PHILOSTRATE, Les Images..., trad,de BLAISE DE VIGENÈRE, éd. F. GRAZIANI (M. JQURDE)
662
1154
PICKERING (R.), Paul Valéry, la page, l'écriture (T.-V. TON-THAT) ...................... 328
PIETZ (D.), Zur literarisehen Rezeption. des Comtés de Saint-Simon (E: DÉCULTOT) 663.
PIZZORUSSO (A.), Figure del soggettô (A. TRIPET) ........................... 328
PLAZENET (L.) L'ébahissementet la délectation(S. REQUËMORA) ........................ 1166
POISSENOT (B.), Nouvelles Histoires tragiques (B.BOUDOU) ............................. 285
PONZIANO LAVATORI (G-),Language andMoney in Rabelais (B.BOUDOU) ...................... 1149
POULOT (D.), Surveiller et s'instruire (J.-M. RÔULIN) ................................. 314
PRAT (M.-H.), Les mots du .corps. Un imaginaire lexical dans Les Tragiques
d'A. d'Aubigné (D.BJAÏ) ..................................... 652
Présence de La Fontaine. Actes de la journée d'étude de Lyon, 1995 (B. DONNÉ)........................... 301
QUINET (E.), Lettres à sa mère, 1(1808-1820) (L. LE GUILLOU) .............................. .315
RABELAIS, Gargantua, éd. N. CÀZAURAN (J. VIGNES) 279.
RANDALL (M.), Building Resemblance (J. VIGNES) 275
Recherches et Travaux, n° 47. Hommage à Jean-Charles Gâteau (D. ALEXANDRE) 671
Regards sur le passé dans l'Europe des XVIe et XVIIe siècles. Actes du colloque de
Nancy II, 1995 (J. GARAPON) .................................. 1157
REGÔSIN (R. L.), Montaigne'sUnruly Brood (J. VIGNES) 508
Les Remarques de l'Académie Française sur le Quinte-Curce de Vaugelas, éd.
W. AYRES-BENNET et PH. CARON (V. HÉRAUD) ......................... 511
Renaissances européennes et Renaissance française, p. p. G. GADOFFRE (J. VIGNES) 501
Répertoire de la Correspondance de Lamartine (1807-1829) (P. BERTHIER).................... 316.
Revue des sciences humaines, 244 : Pascal. L'exercice de l'esprit (M. ESCOLA) ................ 143
RICHTER (M.), La moralité de Baudelaire (F. GARAVINI) ......................... 519
RizzA (C), Libertinage et littérature (À, GÉNETIOT) 1163
ROHOU (J.), Jean Racine entre sa carrière, son oeuvre et son Dieu (J. EMELINA)...................... 147
Roman 20-50, n° 22 : Joë Bousquet (D. ALEXANDRE)
........................ 669
Membres d'honneur
Mmes B. Jasinski, A. Rouait-Valéry, MM. Y. Abé, D. Alden, W.H. Barber, G. Blin, E. BonnefoUs,
T. Cave, L.G. Crocker, L. De Nardis, J. Favier, B. Gagnebint, R. Jouanny, Y. Kobayashi, J.L. Lecercle,
G. Lubin, J. Monfrin, R. Mortier, M. Nadeau, H. Nakagawa, R. Nicklaus, R. Pintard, A. Pizzorusso,
G. von Proschwitz, L.S. Senghof, P. Vemièret, Ch. Wirz.
Bureau
Conseil d'actarixiistration
Correspondants à l'étranger