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Revue d'histoire littéraire de

la France

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Société d'histoire littéraire de la France. Auteur du texte. Revue
d'histoire littéraire de la France. 1998/11-1998/12.

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ARLETTE MICHEL
La beauté de Dieu dans la première partie du Génie du christianisme
MICHEL DELON
« L'orgue de Chateaubriand »
JEAN-PAUL CLÉMENT
L'utilisation du mythe de Saint-Louis par Chateaubriand dans les controverses politiques
de l'Empire et de la Restauration
EMMANUELLETABET
Chateaubriand et Bossuet orateur
JEAN-CHRISTOPHE CAVALLIN
Chateaubriandmythographe : autobiographieet injonctiondu mythe dans
les Mémoires à" outre-tombe
FABIENNEBERCEGOL
Chateaubriand et l'art de la conversation dans les Mémoiresd'outre-tombe
TATIANA WEBER-MAILLOT
La scène médiévale dans l'oeuvre de Chateaubriand
SYLVAIN MENANT
La Vie de Rancé dans le débat philosophique
Revue d'Histoire littéraire de la France
Publiée par la Société d'Histoire littéraire de la France avec le concours du CNRS
et du CNL

DIRECTION
Sylvain Menant.

COMITÉ DE DHOECTION
Mme Madeleine Ambrière-Fargeaud, MM. Michel Autrand, Claude Duchet, Marc Fumaroli,
Mme Mireille Huchon, MM. Sylvain Menant, Claude Pichois.

COMITÉ DE LECTURE
M. Robert Aulotte, Mme Marie-Claire Bancquart, MM. Jean Céard, Antoine Compagnon,
Georges Forestier, Louis Forestier, Etienne-Alain Hubert, Robert Jouanny, Jean-Louis Lecercle,
Mme Christiane Mervaud, MM. Max Milner, Jean Pierrot, René Pomeau, René Rancoeur, Pierre-
Louis Rey, Jean Roussel, Roland Virolle, Roger Zuber.

COMITÉ DES RECENSIONS


Mme Madeleine Ambrière-Fargeaud, MM. Michel Autrand, Jean Céard, Claude Duchet,
Georges Forestier, Sylvain Menant, Mme Christiane Mervaud, M. Claude Pichois.

Secrétaires de rédaction : Mme Catherine Bonfils, M. Dominique Quéro,

RÉDACTION
Les manuscrits (en double exemplaire et accompagnés si possible de la disquette informatique
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France Étranger
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Particuliers I Individuals D 400 FF D 520 FF
98e
NOVEMBRE-DECEMBRE1998
ANNÉE-N°6

Sommaire

INFORMATIONS 1034

Chateaubriand
ARTICLES
Ariette MICHEL La beauté de Dieu dans la lre partie
:
du Génie du christianisme 1035
Michel DELON : « L'orgue de
Chateaubriand » 1047
Jean-Paul CLÉMENT : L'utilisation du mythe de Saint-Louis

par Chateaubriand dans les contro-


verses politiques de l'Empire et de la
Restauration .................. 1059
Emmanuelle TABET :. Chateaubriand et Bossuet orateur ... 1073
Jean-Christophe CAVALLIN : Chateaubriand mythographe : autobio-
graphie et injonction du mythe dans
les Mémoires d'outre-tombe 1087
Fabienne BERCEGOL : Chateaubriand et l'art de la conversa-
tion dans les Mémoires d'outre-tombe 1099
Tatiana WEBER-MAILLOT : La scène médiévale dans 1* oeuvre de
Chateaubriand 1125
Sylvain MENANT : La Vie de Rancé dans le débat philo-
sophique 1137

REVUE. D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE (98' année) XCVIII 6


1034 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

COMPTES REIMDUS
XVIe siècle (J. MIGOZZI, D. BJAÏ, R. CRESCENZO, B. BOUDOU,
M. ENGAMARRE, M. JOURDE, A.-R POUEY-MÔUNOU) .
XVIIe siècle
. . . ..
(J. GARAPON, F. WILHELM, D. MONCOND'HUY, D. DES-
..... 1147

COTES, B.LOUVÀT, A. GÉNETIOT, J.-P. COLLINET, S. REQUEMORA) 1157


. .
XVIIIe siècle (J.-P. SEGUIN, G. MILET-GHYS, O. H. SELLES, K. AST-
BURY, C. SETH, F. MARCHAL, I. MARASESCU, L. MACÉ, À. BLANC,
V. GÉRAUD, N. MASSON, D. DIOP, P. TESTUD) 1168
,
XIXe siècle (A. MICHEL, A. MURA-BRUNEL, C. BRUNET, M. DOTTIN-
ORSINI) 1182
XXesiècle (A. SCHAFFNER, D. ALEXANDRE, J.-P. DE NOLA, A. KIBÉDI
VARGA, N. MACÉ-BARBIER, L. PEETERS)
...... 1188

RÉSUMÉS 1199

TABLE DES MATIÈRES 1998 1202

INFORMATIONS

« Du domaine de la ruse aux frontières du topos » : sous ce titre se tiendra à l'Université


de Toronto du 12 au 15 mai 1999 le XIIIe colloque international de la SATOR portant sur les
topoi narratifs de la ruse dans le roman français avant 1800, et/ou sur les limites du topos,
Pour tous renseignements, écrire au centre SATOR, Robarts Library, 130 St George St.,
Toronto, Ontario, M5S 3H1, Canada (e-mail : centre.sator@utoronto.ca).

Les 25 et 26 juin 1999 se tiendra à la Faculté des Lettres de l'Université de Metz, orga-
nisé par la Centre de recherche « Michel Baude - Littérature et Spiritualité », un colloque inti-
tulé : « Discours et enjeux de la Vanité en Europe, de là fin du Concile de Trente à l'aube des
Lumières ». Pour tous renseignements, s'adresser à Anne-Elisabeth Spica, Université de
Metz, UFR Lettres et Sciences humaines, De du Saulcy, F-57045 Metz Cedex 01 (e-mail :
spica@zeus.univ-metz.fr).

Le congrès du CI.R 17 (CentreInternationalde Rencontres sur le xvir siècle) consacré aux


« Recherches des jeunes dix-seprjémisles» se tiendra à Bordeaux les 28, 29 et 30 janvier 1999.
Renseignements et inscriptions auprès de Charles Mazouer, 8 rue de la. Chênaie, F-33170
Gradignan, ou auprès de la secrétaire du colloque, Mme Gisèle Schwal, tél. : 05 56 84 51 07 ;
télécopie : 05 56 84 50 38.

Un groupe de recherches sur les mémoires et journaux d'Ancien Régime (XVIe, XVIIe,
XVIIIe siècles) est en cours de constitution. Les enseignants et chercheurs, français et étran-
gers, intéressés par les activités d'un tel cenue, sont invités à écrire à Jean Garapon, profes-
seur à l'Universitéde Bretagne occidentale, Faculté Victor-Segalen, 20 rue Duquesne, BP 814,
29285 Brest, France.
LA BEAUTE DE DIEU
DANS LA PREMIÈRE PARTIE
DU GENIE DU CHRISTIANISME'

': ARLETTE MICHEL*

Par ce titre, nous indiquons d'emblée que nous prenons au sérieux


la pensée religieuse de :Chateaubriand, et spécialement quand elle met
l'esthétique au, service de la théologie, quand elle propose une poétique
de Dieu.
Les critiques les plus feras d'orthodoxie ont volontiers soupçonné
chez l'auteur du Génie quelque légèreté en le voyant fonder son apologé-
tique dans l'idée que la vérité du christianisme se déduit de sa beauté, des
images exaltantes pour l'imagination et touchantes pour la sensibilité qu'il
sut créer. La légèreté est peut-être de leur côté : si le christianisme est vrai
parce que beau, saisissant et touchant à la fois, c'est qu'aux yeux de notre
auteur, tel est Dieu. Nous nous interrogerons donc sur ce qui nous appa-
raîtcomme une théologie du beau dans le Génie du christianisme, sur les
principaux caractères et sur les effets qui désignent la beauté de Dieu,
Cela nous çonduka essentiellement à définir les formes que,revêtent
chez Chateaubriand les épiphanies du sublime où se révèle Dieu. Nous
essaierons de montrer comment les manifestations de la beauté de Dieu,
dans les textes, témoignent de la fidélité de Chateaubriand à l'esthétique
classique —- souvenir de la beauté comme harmonie, du sublime des
ténèbres, du sublime de l'illumination dans la hauteur, du sublime propre-
ment chrétien de rabaissement. Cela nous conduira aussi à noter les
inflexions originales que leur impose Chateaubriand : nous essaierons en
particulier de préciser la vertu esthétique attribuée au mystère dans la

* Université de Paris-Sorbohne (Paris-IV).

RHLF, 1998, n° 6, p. 1035-1046


1036 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

beauté que le cosmos reçoit de la beauté de Dieu ; d'autre part nous tente-
rons de fixer à quelles conditions le sublime des ténèbres se renverse en
sublime de lumière dans la manifestation du Dieu caché — Deus abscon-
ditus ; enfin, à propos du Dieu incarné, nous montrerons comment dans le
sublime chrétien s'allient douceur et pathétique.

Dans la première partie du Génie du christianisme intitulée « Dogmes


et doctrine », Dieu est défini à plusieurs reprises comme beauté essen-
tielle et souveraine, beauté qui se manifeste en même temps comme
source et objet du plus haut amour et qui, de ce fait, donne de la beauté
à ce qu'elle touche. Nous pouvons lire en effet au chapitre 1 du livre II
que la Divinité «est la véritable source des grâces. Dieu est si bien la
beauté par excellence, que son nom seul prononcé avec amour suffit pour
donner quelque chose de divin à l'homme le moins favorisé de la nature,
comme on l'a remarqué de Socrate »'. Notons en passant que l'allusion
à Socrate situe cette réflexion sur la beauté de Dieu dans le souvenir
de la tradition platonicienne : pour Platon, en effet, le beau est splen-
deur du vrai2.
Cette première idée —la beauté de Dieu embellit tout ce qu'elle
touche— est au coeur de l'un des principaux arguments apologétiques
du Génie. Aux yeux de Chateaubriand les beautés de la création attestent
les pouvoirs de l'imagination divine, elles manifestent la poétique d'un
Dieu créateur d'images, des images de sa propre beauté : « On pourrait
dire que l'homme est la pensée manifestée de Dieu, et que l'univers est
son imagination rendue sensible »3. Notons que Chateaubriand qui voit en
Dieu un « souverain Régulateur » ne le conçoit pas comme un grand hor-
loger : son « intelligence supérieure » est créatrice de beauté. Or, cette
beauté est précisément caractérisée dans le Génie comme harmonie — les
« harmonies de la nature » qui fondent en elles les beautés contraires
impliquées par la plénitude divine. L'assimilation de la beauté à l'har-
monie, à la justesse des proportions et des rapports montre en Chateau-
briand une fidélité à la tradition classique. Cette tradition esthétique est
néanmoins infléchie dans une direction que nous voudrions un peu pré-
ciser maintenant.

1. Génie du christianisme, 1re partie, 1. II, chap. 1, Pléiade, p. 513.


2. Platon, Phèdre, 246 {OEuvres complètes, Pléiade, t. II, p. 35). Chateaubriand se défend de
recourir dans son apologétique aux ressources de la théologie (1re partie, 1.1, chap. 1, p. 470) ; les
références ou les allusions que Son texte propose à saint Augustin donnent à penser qu'il n'igno-
rait pas, chez lui, une théologie de la beauté de Dieu : voir par exemple Confessions, 1. X,
chap. 34, § 53 (« Deus meus, et decus meûm »).
3. Génie, 1re partie, 1. V, chap. 2, p. 558.
LA BEAUTÉ DE DIEU 1037

Là « beauté par excellence » de Dieu reflétée dans les tableaux dé la


nature rie peut en effet se définir que par le jeu des contraires/Alors que
ceux-ci forment, dans l'homme, un «chaos» depuis la faute originelle,
depuis qu'Adam a cessé de s'entretenir avec Dieu dans le jardin4, les
beautés contraires se conjuguent en harmonie dans les spectacles de la
nature : l'infini est enclos dans lafinitude, la multiplicité se joint au même :
Ainsi Dieu a su réunir dans son ouvrage ladurée absolue et la durée progres-
sive : la première est placée dans le temps, la seconde dans l' étendue : par celle-là,
les grâces de l'univers sont unes, infinies, toujours les mêmes ; par celle-ci, elles
sont multiples, finies, renouvelées : sans l'une, il n'y eût point eu de grandeur dans
la création ; sans l'autre, il y eût eu monotonie5.
Si nous considérons les paysages de Chateaubriand, les «deux pers-
pectives de la nature » qui servent, au chapitre 12 du livre V, à illustrer le
sentiment du divin qui émane de la splendeur du monde, on perçoit de
façon concrète comment cette harmonie des contraires peut s'établir. « La
perpétuelle magnificence », la « majesté et la grâce des formes »6, la gran-
deur puissante et la douceur s'y rencontrent dans un caractère qui en
assure le lien : il s'agit du mystère. Le mystère est, du point de vue de la
théologie, le premier attribut de Dieu. Pour Chateaubriand le mystère
conserve évidemment cette valeur, mais il acquiert aussi une vertu esthé-
tique. On se rappelle la formule décisive qui ouvre le chapitre intitulé
audacieusement : « Dé la nature du mystère » : « Il n'est rien de beau, de
doux, de grand dans la vie, que les choses mystérieuses »7. La vertu esthé-
tique du mystère pour Chateaubriand est très proche de la grâce8 : celle-ci
ajoute à la beauté le «je ne sais quoi » qui rapproche sa splendeur har-
monieuse de la mesure humaine, qui la rend sensible au coeur, touchante.
Comme la grâce, le mystère se manifeste en effet par le clair-obscur, ï'in-
flexion presque imperceptible d'une ligne ou d'une musique. Rappelons
seulement les dernières lignes du texte si fameux qui achève le « beau
spectacle d'une nuit sur les déserts du Nouveau-Monde »:
Dans une savane, de l'autre côté de la rivière, la clarté de.la lune dormait sans
mouvement sur les gazons : des bouleaux agités par les brises, et dispersés çà et là,

4. Ibid., partie, 1. I, chap. 7, p. 493. Pour restaurer la «communication » perdue entre Dieu
1re

et l'homme, et puisque l'homme né pouvait plus monter vers Dieu, il fallait que Dieu descendît
vers lui : seule l'Incarnation pouvait rétablir « l'union entre la pureté et le crime, entré une réa-
lité éternelle et le songe de notre;vie » (p; 494).
5. Ibid., partie, 1: V, châp. 2, p. 559.
1re
6. Cette rencontre de la majesté et de la grâce est une caractéristique constante de là beauté
de Dieu où qui vient de Dieu : voir Atala, Prologue, Romans et Voyages, Pléiade, t.1, p. 34 : « La
grâce est toujoursunie à la magnificencedans les scènes de la nature».
7. Génie, 1re partie, 1.1, chap. 2, p. 472.
8. Le mystère, la grâce : ces mots ont, dans nos textes, et leur sens théologique et leur sens
esthétique.
1038 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

formaient des îles d'ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès,
tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un
vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin par intervalles, on entendait les
sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se
prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires9.
Cette présence du mystère qui voile et révèle ensemble « la beauté de
Dieu » en accentue la dimension essentielle qui, plus encore qu'harmo-
nieuse, peut-être, est sublime par la dimension d'infini qu'il suggère. La
vertu esthétique du mystère désigne alors sa réalité ontologique en Dieu.
Sans doute aperçoit-on ici la distance qui sépare Chateaubriand de
Bernardin de Saint-Pierre dont il reprend la théorie des « harmonies » :
chez l'un les harmonies entrent dans le.dessein d'un hédonisme esthé-
tique ; chez l'auteur du Génie, dans une théologie du sublime et du mys-
tère de Dieu 10.

Nous avons essayé de suggérer comment Dieu se propose à la recon-


naissance de l'homme à travers l'oeuvre ordonnée par son imagination.
Artiste, il se communique dans le mystère d'une harmonie. Il se révèle
aussi directement à la conscience mais quelle mesure peut exister entre le
Dieu caché, le Dieu formidable et la créature ? A la contemplation heu-
reuse de la beauté de Dieu voilée dans son oeuvre s'oppose le saisissement
que provoque la fulguration du sublime.
Attachons-nous un instant aux effets que. peut produire, sous ses
diverses formes, la révélation de la beauté de Dieu. La contemplation des
splendeurs de la nature est d'autant plus heureuse que, curieusement, s'y
mêle la « mélancolie », c'est-à-dire une attente heureuse en même temps
que le sentiment d'un manque. « Le coeur de l'homme suffit à peine pour
sentir » ce qui, dans une telle approche du divin, est désir, pressentiment
et nostalgie de la beauté parfaite entrevue, beauté qui promet la plénitude
du bonheur. Dans Atala, Chateaubriand avait évoqué ce « secret de mélan-
colie »" qui est non seulement appelé au coeur de l'homme par l'intuition
de la beauté divine mais qui est inscrit par Dieu dans la nature même
comme le signe d'une promesse : un signe de sa présence.

9. Génie, 1" partie, 1. V, chap. 12, p. 592.


10. Bernardin de Saint-Pierre dans ses Études de la nature tire d'un épiçurisme chrétien le
sentiment de la divinité : voir Étude, XII (éd. Crapelet, ,1804, t. III). Ainsi y a-t-il un plaisir du
mystère (p. 174-176), de l'ignorance même; de la mélancolie (« La nature est si bonne qu'elle
tourne à notre plaisir tous ses phénomènes », p. 181), de la ruine, des tombeaux et de la solitude.
Tous les thèmes de Chateaubriand sont bien là mais dans un climat hédoniste dont il se détache
largement.
1L Atala, éd. cit., p. 89 et Génie, 1^ partie, 1. V, chap. 12, p. 592 (« la grandeur, l'étonnante
mélancolie de ce tac-Ieau »...).
LA BEAUTÉTJE DIEU 1039

Rien de Cette euphorie ne subsiste dans l'approche directe du divin :


ici Dieu ne se révèle qu1 à travers le bouleversement caractéristique du
sublime. En effet Dieu ne se laisse deviner par la conscience qu'appelé
par son « inquiétude », comme un Dieu obscur, caché, accablant de
ténèbres —^-Deus absconditus. Il s'agit bien ici d'une confrontation qui se
fait par le saisissement: l'ébranlement qui arracherla conscience à elle-
même dans un mélange de terreur et de fascination. Dé la Trimté mystère
premier de Dieu pour l'homme, Chateaubriandécrit qu'elle « accable nos
sens desa gloire ». Évoquant la convergence des sagesses et des théolo-
gies aussi bien bibliques que païennes, il précise : « Là, Dieu est repré-
senté Comme quelque chose d'obscur ; sans doute, mais à forcé de
lumière : des ténèbres couvrent là vue, lorsqu'on cherche à contempler le
soleil » 12. Parcette formule; l'auteurdu Génieie désigne en Dieu la ren-
contre des deux formes du sublime : le sublime: de l'élévation vers la
lumière et dans la lumière ; le: sublime des ténèbres qui inspiré la terreur.
L'idée d'une telle rencontre, caractéristique de l'expérience mystique,
s'explique dans lé Génie du christianisine par Fantlmjpologiereligieuse de
l'auteur fondée dans là doubléconscience dela misère de l'homme due à:
la chute première et de sa grandeur due à la magnificence de son origine et
à la suprême dignité de ses fins dernières13. Aussi Rapproche du sublime
en Dieu revêt-elle dans nos textes dès caractères opposés. Lé sublime du
Dieu secret ne se révèle à la conscience habitée par un insatiable désir que
par la ténèbre, le silence, les images du néant ou de ce « demi-néant » créé
par Dieu et gui est la mort. Ce sont les ténèbres humaines, le vide congé-
nital de l'homme qui appellent, exigent le paradoxe d'un Dieu voiler cou-
vert de nuit et de silence qui, en quelque sorte, lui corresponde :
Il est certain que notre âme demande éterneilement ; à peine à-t-ellê obtenu
l'objet de sa convoitise, qu'elle demandé, encore : l'univers entier ne- la satisfait
point. L'infini est le seul champ qui lui convienne ;(...). Enfin gonflée, et non ras-
sasiée de ce qu'elle a dévoré, elle se précipite dans le sein de Dieu, où viennent se
réunir les idées de l'infini, en perfection, en temps eten espace ; mais elle ne se
plonge dans la Divinité, que parce que cette Divinité est pleine de ténèbres, Deus
absconditus 14.

12. Génie, 1er partie, 1.I, chap, 4, « De la Rédemption», p. 479 sq. ; 1. II, chap. 4, p. 522.
13. Ibid., 1er partie, 1. I, chap. 4, p. 482 : « Si l'homme a été crée, il a été créé pour Une fin
quelconque :or, ayant été créé parfait, la fin à laquelle il était appelé ne pouvait être que parfaite.
Mais la cause finale de l'homme a-t-elle été altérée par sa chute ?Non, puisque l'homme n'a pas
été créé de nouveau ; non, puisque la race humaine n'a.pas été anéantie, pour faire place à une
:
autre race. Ainsi l'homme, devenu mortel et imparfait par sa désobéissance, est resté toutefois
avec des fins immortelles et parfaites». :
14. Ibid., V partie, 1. VI, chap. 14; p. 603. Cette image du Deus absconditus se trouve dans
les Pensées de Pascal (fragment 11, éd. Lafuthà : « c'est-même lé nom qu'il se donne-dans les
Écritures, Deus absconditus ») ; Pascal s'inspire de saint Augustin ; voir par exemple Enarratio
in Psalmmn, XXX, II, Sérmo III, § 8. et 12.
1040 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Tel est le Dieu de « l'inquiétude », désiré en même temps que redou-


table et redouté qui fascine l'homme, et spécialement dans le temps où
celui-ci est le plus porté à la sombre exaltation des passions : « Dieu
devient l'immense génie qui tourmente tout à coup l'adolescent, et qui
remplit les facultés de son âme inquiète et: agrandie » 15.
Ce pouvoir fascinateur du sublime divin, accentué par les ténèbres
humaines elles-mêmes, s'enracine dans une connivence trouble et mysté-
rieuse avec le revers négatif de l'altérité absolue de Dieu : ainsi se trouve
fondée, dans l'oeuvre de Chateaubriand, l'équivalence toujours menaçante
du sublime de plénitude et du vide, du tout et du rien16. Mais il s'agit ici
des épiphanies du sublime divin réservées à la misère humaine. Quand
l'auteur du Génie tente de fixer ce que pourra être la contemplationface à
face du «Dieu vivant» réservée aux justes, alors le sublime peut se
déployer en pleine lumière, il est l'objet d'une saisie extatique qui est à la
fois passivité absorbée en Dieu et transport de joie. Que l'on se figure
l'âme «passant d'admiration en admiration, et ne s'apercevant de son
existence que par le sentiment prolongé de cette admiration même ». Et
Chateaubriand ajoute :
Concevez de plus Dieu comme souveraine beauté, comme principe universel
d'amour ; représentez-vous toutes les amitiés de la terre, venant se perdre ou se
réunir dans cet abîme de sentiments, ainsi que des gouttes d'eau dans la mer, de
sorte que l'âme fortunée aime Dieu uniquement, sans pourtant cesser d'aimer les
amis qu'elle eut ici-bas.

Telle est donc « l'extase éternelle des cieux » 17.


Le sublime divin se révèle cette fois dans le rayonnement de la pure
lumière, dans la puissance du plus immense amour. Ici majesté et ten-
dresse se nouent dans l'absolu de l'élévation. Ne nous étonnons donc pas
de voir Chateaubriand rappeler, dans ce chapitre consacré au «bonheur
dés justes », le patronage de Platon et de son Phédon, d'Augustin et sur-
tout de Fénelon dont il cite abondamment la description de l'élysée qui
orne le Télémaque 18. Est-il besoin de rappeler que Fénelon est, pour Cha-
teaubriand, l'un des maîtres du sublime où, dans l'élévation, se joignent la
lumière et le rayonnement de la transparence absolue de l'amour 19 ? Le

15. Génie, 1er partie, 1. I, chap. 8, p. 495.


16. Mémoiresd'outre-tombe, 1. XXII, chap. 26, Pléiade, 1.1, p. 908 (« Ce rire qui sort du tom-
beau est-il Dieu, la seule réalité dérisoire, qui survivra à l'imposture dé l'univers ? »).
17. Génie, 1er partie, 1. VI, chap. 8, p. 626 : Chateaubriandrenvoie à saint Augustin (voir par
exemple De civitate Dei, 1. XI, chap. 12 et 31).
18. Platon, Phédon, 80, 81 (Pléiade, t. I, p. 800), 100 (p. 845) ; Augustin, voir note 17 ;
Fénelon, Les Aventures de Télémaque, 1. XIV, Pléiade, t. II, p. 246.
19. Fénelon, Lettre à l'Académie : voir l'éloge du style de saint Bernard : « On trouve en lui
.
de la délicatesse, de l'élévation, du tour, de là tendresse, et de la véhémence », Pléiade, t. II,
p. 1154 : c'est l'idéal même de l'auteur du Télémaque.
LA BEAUTÉ DE DIEU 1041
.

sublime, dans la transparence et la douceur, est alors nuancé par la grâce


— qui revêt ensemble sa dimension théologique et sa vertu esthétique.
Ainsi la lumière qui environne et transfigure les bienheureux répand-elle
en eux l'apaisement et la joie — lumière qui, aux yeux des vivants, ne
serait que ténèbres :
Une lumière pure et douce se répand autour des corps de Ces hommesjustes, et
les environne de ses rayons comme d'un vêtement : cette lumière n'est point sem
blable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels, et qui n'est
que ténèbres ; c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière. .
Baignés d'un tel rayonnement les bienheureux éprouvent « une joie
douce, noble, pleine de majesté » qui est en même temps, et à chaque ins-
tant, « un saisissement de coeur » 20.

Nous avons évoqué deux; modes de la beauté de Dieu sensibles à tra-


vers deux types d'épiphanie différents : inscrite dans les merveilles de la
création, la poétique de Dieu se révèle dans la magnificence des « harmo-
nies » que tempère pour l'homme là grâce du mystère et de la mélanco-
lie ; quant à l'altérité absolue de Dieu lui-même, elle ne peut se deviner
que dans le sublime terrible à la misère humaine, adorable à l'âme appe-
lée à se fondre dans son rayonnement. Ajoutons maintenant que Dieu s'est
révélé à travers le Christ, c'est-à-dire dans une beauté « sublime et tou-
chante ». Ainsi la sublimité essentielle de Dieu se rend sensible au coeur :
elle se communique dans l'élévation là plus transparente et là plus émou-
vante du sentiment de l'amour. Là magnificence de Dieu, son absolu où
s'équivalent lé tout et le rien, exaltent et accablent l'imagination. Sa dou-
ceur fait défaillir le coeur et le ravit On ne peut ici qu'accumuler les
témoignages tirés du Génie. Au mystère redoutable de la Trinité, Chateau-
briand oppose « la touchante Rédemption », l'Incarnation qui comporte
« les vérités les plus ravissantes de la nature » ; « ce qu'il y avait dé plus
sublime et de plus doux dans la fable » devient vérité dans la conception
du Christ dont toute la vie est « sublime et touchante » ; de cette histoire
l'Écriture témoigne : aussi y rencontre-t-on, avec la « simplicité », « le
touchant et le sublime». La «sublimité» du christianisme est donc
d'abord «douceur » et la charité « grâce et joie »21..

20. Génie, V partie, 1. VI, chap. 8, p. 625 sq.


21. La Rédemption, .p; 480 ; l'Incarnation, p. 486 ; l'histoire du Fils de l'homme, p. 495 ;
l'Écriture, p. 485. La conception virginaledu Christ est pour Chateaubriandl'emblème parfait du
divin dans l'union qu'il établit entre la puissance sublime-deDieu et la grâce toute pure^dans sa
fragilité : voir Génie, 1er partie, 1. L chap. 5, p; 486 sq..: «Partout en effet la force naît de la
grâce : le fleuve sort de la fontaine, le lion est d'abord nourri d'un lait pareil à celui que suce
l'agneau (...). Il nous semble, qu'on pourrait dire quelquechose d'assez touchant sur cette femme
mortelle, devenue la mère immortelle d'un Dieu rédempteur»...
1042 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

On reconnaît ici la fidélité de notre auteur au sublime fénelonien,


sublime qu'avait aussi pratiqué celui qui, pour Chateaubriand, est le génie
frère de Fénelon, c'est-à-dire Massillon. Quand, au livre El de la 4e partie
de son apologie, il présente l'image de « Jésus-Christ et de sa vie », il
reprend certes, pour le portrait même du Christ, un beau texte de VEssai
sur les révolutions et se flatte même de n'avoir rien à y changer. En fait,
il le remodèle complètement en l'enveloppant dans des commentaires
empruntés pour une part au Discours sur l'histoire universelle de Bossuet,
pour une large part également, aux théologiens anglais Jortin et Clarke22.
Ce qui nous importe davantage, c'est que le noyau primitif du portrait du
Christ tiré de V Essai offre des analogies frappantes avec celui qui figure
dans la Profession de foi du vicaire savoyard de Rousseau et qu'il laisse à
penser que Jésus n'a de divin que la force exquise de sa tendresse :
Si la morale la plus pure, et le coeur le plus tendre ; si une vie passée à com-
battre l'erreur, et à soulager les maux des hommes, sont les attributs de la Divinité,
qui peut nier celle du Christ ? (...) partout la pitié le trouve bénissant les pleurs de
l'infortuné ; dans son amour pour les enfants, son innocence et sa candeur se décè-
lent ; la force de son âme brille au milieu des tourments de la croix ; et son dernier
soupir, dans les angoisses dé là mort, est un soupir de miséricorde23.

Reprise dans le Génie pour servir de conclusion au chapitre qui nous


occupe, cette image pré-renanienne du Christ y est renouvelée pour
rejoindre l'inspiration du sublime chrétien des Béatitudes. Dieu de dou-
ceur, le Christ était d'un caractère « aimable, ouvert et tendre », d'une
charité « sans bornes » : c'est bien pourquoi il est en même temps le
« Dieu des larmes » (pour emprunter la belle expression d'Ernest Hello).
« Le Christ ressentait des douleurs ; son coeur se brisait comme celui d'un
homme ». Dans le Christ ces dispositions psychologiques sont transcen-
dées, portées au sublimé par la rencontre de la plus haute élévation avec
la plus complète humilité dans un amour totalement transparent qui ne se
refuse à aucune douleur. Ce témoignage sur Dieu porté par le Christ s'ins-
crit en effet dans les Béatitudes dont Chateaubriand évoque le souvenir :
« Bienheureux ceux qui pleurent ; bienheureux ceux qui ont faim et
soif » 24. Plus encore il se donne à contempler dans la Passion.

22. Bossuet, Discours sur l'histoire universelle, 2e partie, chap. 19, « De Jésus-Christ et de sa
doctrine ». D'autre part, sur les emprunts de Chateaubriand aux théologiens anglais John Jortin,
Beilby Porteus, Clarke, voir les notes de M. Regard (Génie, Pléiade, p. 1847-1849).
23. Essai sur les révolutions, 2e partie, chap. 34, Pléiade, p. 384.
24. Génie, 3e partie, 1. IV, chap. 1, p. 944 : le chapitre s'achève par le paragraphe tiré de
VEssai sur les révolutions (voir note 23). Les formules christiques des Béatitudes, p. 943, nais-
sent de la compassion pour les douleurs humaines : « Du spectacle même de cette foule pauvre
et malheureuse, il fît naître ses béatitudes ». L'image de la douceur du Christ, assez fade dans
VEssai; est complètement renouvelée dans le Génie par le fait que l'auteur conclut son texte par
une page consacrée aux larmes très amères du Christ sur Jérusalem et aux larmes de sang du
Jardin des oliviers (p. 945).
LA BEAUTÉ DE DIEU 1043

Le souvenir du Christ de Rousseau est effacé. Par-delà les sources


anglaises, c'est le souvenir de Fénelon et de Massillon qui est rétrouvé25.
L'auteur du Génie est, on le sait, familier des Sermons de Massillon,
comme a commencé de le montrer dans sa thèse en préparation Emma-
nuelle Tabet26. Sans doute Chateaubriand estimait-il son génie personnel
proche de celui du sermonnaire si l'on en juge par les louanges qu'il
adresse à sa manière et à son style — « son style favori, c'est-à-dire le
sentiment et les imagés ». Le style n'est que la tràce du génie intime : or,
tel qu'il se manifeste dans les grands Sermons de Massillon que notre
auteur se plaît à évoquer — « serinons sur la mort, sur l'impénitence
finale, sur le petit nombre des élus, sur la mort du pécheur, sur la néces-
sité d'un avenir, surla passion de Jésus-Christ »27—ce génie est celui de
la douceur et de la tendresse. Notons aussitôt que cette douceur ne peut
être soupçonnée de fadeur ou de complaisance pour les facilités du senti-
ment : Massillon:a en effet « des mouvements plus pathétiques et dés pen-
sées plus profondes » qu'on ne l'attendrait communément de la douceur28.
Sa douceur, parce qu'elle relève de l'amour, manifeste et tempère en
même temps le rayonnement du sublime :— du sublime qui désigne, on le
sait, une catégorie du beau et une qualité de style.
Ajoutons à ce portrait du Christ une dernière nuance. Dieu de dou-
ceur jusqu'à la folie la plus haute de l'amour, Dieu de douleur jusqu'à
devenir un « modèle de douleurs et de misère» et «le plus malheu-
reux des mortels »,: le Christ représente alors « la plus brillante copie

25. Le Christ de l'Essai est assurément très proche de celui de l'Emile : voir 1. 4, Pléiade,,
p. 625 sq. (à propos de l'Évangile et du Christ) : « Se peut-il qu'un livre à la fois si sublime et si
simple soit l'ouvrage des hommes ? Sepeutil que celui dont il fait l'histoire ne soit qu'un
homme lui-même ? Est-ce là le ton d'un enthousiaste ou d'un ambitieux sectaire ? Quelle dou-
ceur, quelle pureté dans ses moeurs ! quelle grâce touchante dans ses instructions ! quelle éléva-
tion dans ses maximes ! quelleprofonde sagesse dans ses discours !» Quand il annote l'Essai en
1826 Chateaubriand commente très longuement(Impartie,chap. 24, p. 126) son attitude à l'égard
de Rousseau Vil dénigre la «Profession de foi-du vicaire savoyard» ; comparantRousseau et
Fénelon, il précise qu'on trouve chez Rousseau des « sentiments profonds », mais «Tarement les
sentiments élevés » ; il conclut : « il a peu de la flamme divine de Fénelon.» (p. 127) qui naît de
«la hauteur de ses leçons» (2e partie, chap. 26, p. 364). Dans la Défense du Génie du christia-
nisme, XI (Pléiade, p. 1106), il cite avec'-'éloge la Vie de Fénelon de Ramsây <jui désigne ainsi
l'originalité de la manière de Fénelon et de son Traité de l'existence de Dieu : elle consiste à
« répandre partout des sentiments pour toucher, pour intéresser, pour saisir le coeur ». On remar-
quera que Chateaubriand présente en des termes très proches la manière de Massillon (voir
-
note 27) qui est en grande part la sienne dans le Génie.
26. Consacrée à l'influence de la tradition du xvir siècle sur Chateaubriand, cette thèse fait
en particulier le point sur le rôle de l'héritage augustinien, de Pascal, Bossuet, Massillon chez
notre auteur.
27. Génie, 3' partie, 1. XV, chap. 3 « Massillon », p. 859.
.28. Ibid. Chateaubriand cite, pour achever son chapitre, le mot de Massillon sur le cercueil de

'
Louis XTV : « Dieu seul est grand, mes frères ». Il sonne comme du Bossuet par son sens de la
grandeur et son élévation : le pathétique y est le langage delà profondeur dépensée.
1044 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

de cette beauté souveraine qui réside sur le trône des cieux »29. Il ne repré-
sente jamais mieux le paradoxe du sublime chrétien qui postule l'équi-
valence des contraires — suprême élévation et pire abaissement — que
dans ce temps où il incarne « la souffrance de Dieu », pour reprendre une
formule du Père Varillon ou, pour employer celle de Chateaubriand,
« les mystères d'un Dieu persécuté » 30. Qui soupçonnerait chez notre
auteur quelque sentimentalité religieuse se rappellera que le Dieu de
Chateaubriand est le Deus absconditus qui se révèle à l'inquiétude
humaine à travers le voile sublime, terrible et fascinateur, du néant et un
Dieu dont la puissance se mesure à sa tendresse, c'est-à-dire à sa faiblesse
et à sa douleur.
Dans le chapitre consacré à la Rédemption, paraphrasant le Sermon
sur la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ de Massillon, évoquant
aussi Milton31 — et se rappelant peut-être saint Ambroise, Chateaubriand
évoque la consternation du ciel devant le péché d'Adam qui transforme
l'humaine nature façonnée à la ressemblance de Dieu en on ne sait quels
débris — « c'est un palais écroulé et rebâti avec ses ruines : on y voit des
parties sublimes et des parties hideuses (..,), de fortes lumières et de pro-
fondes ténèbres » 32. Cette première douleur de Dieu le contraint à interro-
ger les puissances célestes pour savoir qui aurait assez d'amour pour venir
au secours de l'infortuné humaine ; force lui est de constater que « la plus
sublime des puissances créées n'aurait pas eu assez de force » pour se
dévouer au salut de l'homme: «où les anges auraient-ils pris pour
l'homme l'immense amour que suppose le mystère de la croix ? » Seul le
Christ, parce qu'il n'est pas créé mais parce qu'il est Dieu lui-même, pou-
vait prendre sur lui un tel sacrifice :
Aucune substance angélique ne pouvait, par la faiblesse de son essence, se
charger de ces douleurs, qui, selon Massillon, unirent sur la tête de Jésus-Christ
toutes les angoisses physiques que la punition de tous les péchés commis depuis le
commencement des races pouvait supposer, et toutes les peines morales, tous les
remords qu'avaient dû éprouver les pécheurs en commettant le crime. Si le Fils de
l'homme lui-même trouva le calice amer, comment un ange l'eût-il porté à ses
lèvres ? Il n'auraitjamais pu boire la lie, et le sacrifice n'eût point été consommé33.
En Dieu le sublime de la douceur infinie coïncide avec la douleur infi-
nie ; le sublime irénique du plus haut amour se conjugue à l'extrême du

29. Ibid., 4' partie, 1. III, chap. 1, p. 944.


30. F. Varillon, L'Humilité de Dieu, Le Centurion, 1974 et La Souffrance de Dieu, Le
Centurion, 1975. Voir Génie, 1" partie, 1.1, chap. 8, p. 499 ou encore 1. I, chap. 4, p. 480 : « Ne
le demandons point à notre esprit, mais à notre coeur, nous tous faibles et coupables, comment un
Dieu peut mourir ».
31. Voir Milton, Paradis perdu, livre X, vers 55 et s.
32. Génie, 1" partie, 1. III, chap. 3, p. 535.
33. Ibid., 1* partie, 1.1, chap. 4, p. 483 sq.
LA BEAUTÉ DE DIEU 1045

pathétique : nous avons quitté l'ordre du sentiment pour celui de la


contemplation ; ou plutôt admirons comment, pour Chateaubriand, le sen-
timent débouche sur l'intuition spirituelle d'un Dieu personnel, et com-
ment cette intuition se nourrit d'une théologie de la beauté;de Dieu, en
l'occurrence d'une christologie dont les Béatitudes et la croix sont les
deux pôles en même temps que le centre unique où elles s'identifient
paradoxalement.

"Nous avons tenté de rassembler quelques-uns des attributs de la beauté


de Dieu tels qu'ils se donnent à admirer dans la première partie du Génie
du christianisme. Nous l'avons fait en accordant le plus grand crédit à la
pensée religieuse de Chateaubriand et en particulier à la théologie du beau
qu'elle implique et développe.
Rappelons qu'elle manifeste un Dieu non point horloger mais artiste
dont l'imagination se plaît à imprimer les images de son essentielle har-
monie dans le cosmos, images où la magnificence toujours renouvelée est
tempérée par la grâce de la douceur et du mystère. Sans doute excède-
t-elle de loin l'humaine mesure : du moins lui inspire-t-elle le bonheur de
l'admiration et dé la nostalgique mélancolie. Tel se révèle Dieu à travers
la poétique qu'il met en oeuvre dans les « scènes de la nature ».
Mais le Dieu de Chateaubriand, parce qu'il est altérité absolue, secrète
et impénétrable, ne se laisse lui-même deviner qu'à travers l'approche du
sublime, selon la double modalité qu'exigent et la misère constitutive de
l'homme et la grandeur à laquelle il est appelé. Au palais ruiné qu'est
l'homme travaillé par l'inquiétude, Dieu se révèle à travers la ténèbre et
l'absence, dans un sublime fascinateur ; mais Celui-ci n'est que l'envers
de l'illumination extatique que livrera aux justes la contemplation de
l'ainour absolu dans son rayonnement.
Pour rendre possible cette ultime élévation, Dieu manifeste dans le
Christ la forme la plus humaine et pourtant la plus incompréhensiblement
divine du sublime qui lui appartient en propre : la douceur toute-puissante
du plus haut amour qui fait accepter le dernier degré de la douleur dans
l'abaissement et jusque dans la mort. Chateaubriand est ici au plus près de
ses maîtres de prédilection : Bossuet, penché surTes gouffres de la mort,
de Massillon et Fénelon qui lui transmettent l'esprit des Béatitudes et le
sublime de la pure transparence dans l'amour absolu.
Chateaubriand rie reniera aucune de ces images de la beauté de Dieu
fixée dans le Génie du christianisme. Sans doute l'euphorique contempla-
tion des merveilles de la nature.se fera-t-elle plus rare dans l'oeuvre ulté-
rieure. L'inquiétude de Dieu s'approfondira dans une croissante expé-
rience du néant, de la présence-absence dé'Dieu (jusqu'à la tentation de
1046 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

n'y plus trouver que le rien) : demeurera toujours, plus présente que l'es-
prit des Béatitudes, la croix qui lui paraît surplomber l'histoire et achever
son destin personnel. Comment ne pas se rappeler les derniers mots des
Mémoires où Chateaubriand se voit assis au bord de sa fosse, attestant
qu'il descendra « hardiment le crucifix à la main, dans l'éternité ».
« L'ORGUE DE CHATEAUBRIAND »

' MICHEL DELON*

Le Génie du christianisme paraît le 24 "germinal an' X, soit le


14 avril 1802. Le Concordât entré la France et la Papauté vient d'être
adopté par l'Assemblée. Quatre jours plus tard, le 18 avril, un Te Deum
est célébré à Notre-Dame pour"fêter la paix'des armes; et* celle des
consciences, c'ést-à-dire le traité d'Amiens et lé Concordat. Le bourdon
de Notre-Dame sonné pour la première fois après dix années de silence
>
déchristianisateur, suivi, quelques minnutes plus tard par toutes les églises
de la capitale. Alain Corbin;à récemment rappelé l'importance idéo-
logique mais aussi sensible de l'événement dans ce qu'il nomme le « pay-
sage sonore » duxix* siècle1. Là sonnerie des cloches est restée au centre
de polémiques et de luttes de pouvoir durant toute la Révolution, mais
aussi sous l'Empiré et tout au long du siècle. Chateaubriand consacre un
chapitre à l'émotion sensuelle et spirituelle des cloches, il ne manque pas
d'évoquer également la place dé l'orgue dans la saturation des solli-
citations sensibles que la liturgie sublime en acte de foi, L'instrument a
sa placé dans le luxe du rite catholique et participé à la convergence
des arts qui le.caractérise : «Lorsqu'au milieu des lampes, des masses
d'Or, dés flambeaux, des parfums, aux soupirs de l'orgue, au balance-
ment des cloches, au frémissement des serpents et des basses, cet hymne
[le Te deum] faisait résonner les vitraux, les souterrains et les dômes
d'une basilique, alors il n'y avait point d'homme qui ne se sentît trans-
7

porté, point d'homme qui n'éprouvât quelque mouvement de ce délire que


faisait éclater Pindare aux bois d'Olympie, ou David au torrent de

* Université de Paris-Sorbonne (Paris-TV).


1. Alain Corbin, Les Cloches de lajerfe: Paysage sonore et culture sensible :dans les cam-
pagnes auXIX''siècle,AlbinMichel, 1994.
RHLF, 1998, h° 6, p. 1047-1057
1048 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DELA FRANCE
.

Cédron »2. On dit souvent que l'imaginaire de Chateaubriand est plus


visuel et plastique que sonore. Il n'en est que plus intéressant de réunir un
dossier des références à l'orgue et de le replacer dans le contexte de
l'époque. Une problématique s'esquisse qui concerne l'origine religieuse
de l'orgue, l'esthétisation du sacré et le statut théorique de la musique,
l'effacement de la technicité pour naturaliser l'instrument.
Dès les fragments préparatoires au Génie du christianisme, Chateau-
briand affirme : « Le culte évangélique est tellement formé pour l'harmo-
nie qu'il a rempli ses temples de musique, inventé l'orgue et donné des
soupirs à l'airain même » 3. La dernière partie de la phrase sera reprise
dans la version finale du livre. Les historiens de la musique remarquent
que l'hydraule qui est l'ancêtre de l'orgue moderne date de l'Antiquité
grecque. L'origine de l'instrument est païenne et profane et il n'a pas été
reçu sans réticence dans les églises chrétiennes. « Il ne semble pas que le ;

caractère sacré de l'instrument soit tenu pour établi avant le xve siècle, et
encore est-il prohibé durant les temps de pénitence (Avent, Carême, etc.),
au moins jusqu'au xviiie siècle.»4. Jean Guillou, pour sa part, évoque l'en-
trée « houleuse et tant contestée »5 de l'orgue au sein de l'Église qui l'a
pourtant adopté pour finalement presque le monopoliser. Le clergé s'est
méfié de ce que l'instrument pouvait représenter de sensuel et de profane,
et cette méfiance n'a pu qu'être ranimée au cours d'une époque sinon de
déchristianisation, du moins de laïcisation comme le xviiie siècle. Sur ce
point comme sur tant d'autres, Lùuis Sébastien Mercier est un témoin
attentif et se montre sensible à l'ambivalence de l'instrument. Dans son
utopie, ou plutôt uchronie, L'An 2440, il en fait l'instrument religieux par
excellence, le seul à être admis dans le temple de la capitale future : « On
n'entendait point de sons discordants. La voix des enfants même était for-
mée à un plain-chant majestueux. Point de musique sautillante et profane.
Un simple jeu d'orgue (lequel n'était point bruyant) accompagnait la voix
de ce grand peuple et semblait le chant des immortels qui se mêlait aux
voeux publics »6. Mais une telle évocation d'un culte idéal permet à Louis
Sébastien Mercier de critiquer l'usage de l'orgue dans les églises de son
temps. Il commence par rappeler les recommandations des conciles :
« Les. orgues doivent plutôt exciter la dévotion qu 'une joie profane ; ce
n'est pas moi qui le dis, c'est le concile de Cologne 1536. Les orgues ne
joueront que des airs pieux, c'est encore du concile d'Augsbourg 1548.
2. Essai sur les révolutions. Génie du christianisme, éd. Maurice Regard, Bibl. de la Pléiade,
Gallimard, 1978, p. 791.
3. Ibid., p. 1358.
4. Roger Cotte, « De l'église au temple maçonnique. Instruments de musique sacrés, réguliers
ou coutumiers », Corps écrit, 35, L'Instrument, PUF, septembre 1990, p. 149.
5. Jean Guillou, « Ces perspectives, ces fenêtres organiquement rythmées... », ibid., p. 127.
6. L'An 2440. Rêve s'il en futjamais, éd. Raymond Trousson, Bordeaux, Ducros, 1971, p. 180.
.L'ORGUE DÉ CHATEAUBRIAND 1049

Durant l'élévation de l'hostie et du calice, et jusqu'à l'âgnus- Dei, les


orgues ne doivent point jouer: cela me fâche un peu, mais voyez le
concile provincial de Trêves 1549 »7. Tant de recommandations semblent
être restées lettre morte ou avoir été oubliées dans les églises parisierines
que fréquenté Mercier, « L'abus presque général de n'avoir que dès pas-
sages sous les doigts, et cela par défaut de génie et d'application, cet abus
est devenu si criant que les chansons ont prévalu sur l'orgue, de manière
qu'il n'a plus rien de cette majesté convenable à un temple ». «L'orgue, a
dit Grèsset, attire l'impie étonné dans nos temples ». Cet impie, Mercier
se demande s'il n'en ressort pas, après le plaisir du concert, tout aussi
impie qu'il y était entré. « L'archevêque de Paris a défendu les Te Deum
du soir et les messes de minuit en musique, dans deux églises de Paris,
Saint-Roch et l'abbaye Saint-Germain, à cause de la multitude qui venait
pour entendre l'organiste, et qui ne conservait pas le respect dû à la sain-
teté du lieu. Il est bien inconcevable que des catholiques se portent à des
profanations aussi scandaleuses, tandis que lès réformés sont si respec-
tueux dans leurs églises »8. S'il commence et finit par là question du rap-
port entre profane et sacré, le chapitre que Mercier consacre aux orgues
chante aussi lés louanges de l'organiste Daquîn, celles du facteur Cliquot
qui a perfectionné l'instrument et fabriqué l'orgue de Saint-Sulpice ins-
tallé en 1781 ; il vante surtout les pouvoirs de l'orgue lui-même, «le roi
des instruments»,qui «les contient tous »9.
L'insistance sur l'origine sacrée de l'orgue est d'autant plus nécessaire
dans tout le mouvementde retour au christianisme qui prépare le traité de
Chateaubriand. Mme de Genlis, par exemple, insère dans son roman Les
Chevaliers du Cygne, ou la Cour de Chàrlemagne un chapitre intitulé
«L'Origine dé l'orgue »^ fiction qui rattaché directement l'invention de
l'instrument au développement du christiânisrne. Le narrateur de ce récit
enchâssé vivait avec sa famille à Bagdad et pratiquait le culte chrétien à
l'intérieur de sa maison: «Tes uns chantaient les psaumes, les autres
jouaient de divers instruments, ce qui formait un concert très bruyant ; ma
chambre donnait sur la rue, le peuple s'arrêtait pour nous écouter, on sut
bientôt le motif de ces chants religieux ; l'intolérance mahométane s'en
alarma, et elle obtint du calife un édit qui fut publié dans toute la ville et
qui défendait sous peine de la mort à tous les chrétiens de s'assembler
pour chanter leurs prières » 10. Comme la prière individuelle reste autori-

1 Tableau de Paris, éd. établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet, Mercure de France,

8
T994,t.I, p.314.
Ibid.,p.'iM:
9. Ibid,, p. 315.
-

10. Mme de Genlis, Les Chevaliers du Cygne, ou la Cour de Chàrlemagne, Hambourg, 1795,
t. H, p. 206-207.
1050 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

sée, le. narrateur décide de répondre à l'interdit en imaginant « un instru-


ment, explique-t-il, qui pût imiter tous ceux que je connaissais et même la
voix humaine ». Il y travaille six mois et invente « un instrument d'une
grandeur énorme » auquel il donne le nom d'orgue. Les passants ne veu-
lent pas croire que l'organiste soit seul avec son invention, il est accusé
d'avoir enfreint le règlement, arrêté, conduit devant le calife auquel il fait
une démonstration : « Alors je demandai au calife la permission de m'as-
seoir vis-à-vis mon buffet, et à l'instant même je me mis à chanter et à
jouer. Aussitôt que le calife entendit ce bruit éclatant et harmonieux imi-
tant si parfaitement des flûtes, des cors, des hautbois et la voix humaine,
il se leva avec transport [...] »".- L'organiste est accueilli à la cour du
calife et l'orgue envoyé comme cadeau par les ambassadeurs partant à la
cour de Chàrlemagne. Peu de temps après Les Chevaliers du Cygne,
Chateaubriand répète que le christianisme a « inventé l'orgue ».
La fable de Mme de Genlis et l'affirmation de Chateaubriand servent
d'argument dans le grand débat de la Contre-Réforme sur l'utilisation des
ressources du sensible dans le culte religieux, débat renouvelé au début du
XIXe siècle lorsque la nouvelle apologétiquerécupère la pensée esthétique
des Lumières.La distance prise par le xviiie siècle à l'égard du culte et de \
la tradition religieuse, qu'elle soit interprétée comme déchristianisationou
comme mutation de la foi, a permis l'émergence d'une esthétique de la
religion. Ce n'est pas un hasard si l'un des pionniers dans cette recherche
d'une poétique du christianisme est. Diderot l'incrédule qui se passionne
pour la grande peinture religieuse et pour la représentation des martyres,
qui s'interroge sur la force du rituel et sur la possibilité de sublimer par
l'art les violences de la foi. Chateaubriand et son ami Fontanes n'hésitent
pas à citer l'encyclopédiste et à s'approprier son analyse des beautés sen-
sibles, de la religion. Pour critiquer le Cours de morale religieuse de
Necker et vanter la supériorité du catholicisme sur le culte réformé, le
Mercure de France en 1800 recourt à Diderot : « J'aime, disait-il, [...] une
vieille cathédrale couverte de mousse, pleine de tombeaux et des ombres
de nos aïeux. Ces voûtes noircies par les siècles, retentissent du même
chant funèbre qu'Athènes entendait sous Périclès ; l'orgue, les cloches, la
voix solennelle des prêtres, les tableaux des Raphaël, des Dominiquin, des
Lesueur, suspendus aux murailles ; les statues des Michel-Ange et des
Coustou,. placées à ces autels et sous ces portiques, ces fleurs, ces feux,
ces parfums, cette pourpre et cette soie, ces vases d'argent et d'or, ces
cérémonies pompeuses et mystiques ; ces enfants vêtus de lin, et ces
hommes de la solitude et du silence, qui me retracent les costumes et les
moeurs de l'Antiquité : tout ce spectacle porte à mon âme des émotions

11. Ibid. p. 211.


:-L'ORGUE DE CHATEAUBRIAND.-; 1051
; . -

profondes »1?. Diderot insiste sur la continuité de l'Antiquité païenne à la


modernité chrétienne, et le journaliste du Mercure lui-même admet l'équi-
valence entre la mélopée des Grecs et le chant grégorien. Le Génie du
christianisme marquera plutôt les discontinuités, mais la page de Diderot
annonce les chapitres de Chateaubriand consacrés aux Beaux-Arts et au
culte. Elle passe en revue l'architecture, la musique, la peinture et la
sculpture, puis les ingrédients rituels de l'émotion religieuse. Chateau-
briand n'a qu'à développer chacun de ces points, en les réinvestissant
d'une signification théologique. Diderot vantait la potentialité esthétique
d'une religion dont il critiquait le danger moral et social, Chateaubriand
rétablit le lien entre beauté et vérité du christianisme. La nuit de Noël, par
exemple, ne provoque pas seulement l'émotion sensible ; elle éveille une
conscience morale : « Les troupes d'enfants qui adoraient la crèche, les
églises illuminées et parées de fleurs, le peuple qui se pressait autour du
berceau de son Dieu, les chrétiens qui, dans une chapelle retirée, faisaient
leur paix avec le ciel, les alléluia joyeux, le bruit de l'orgue et des cloches
offraient une pompe pleine d'innocence et de majesté » 13. L'orgue ne fait
pas l'objet de tout un chapitre du Génie, au même titre que les cloches,
mais il reparaît assez régulièrement pour dessiner l'espace esthétique et
religieux de la foi.
Chateaubriand reprend à son compte les ressources suggestives de
l'instrument, souvent exploitées par la poésie descriptive des-dernières
décennies du xviiie siècle. Les Fastes de Lemierre passait en revue, à
grand renfort de périphrases, les festivités qui rythment le cours de l'an-
née. La fin novembre célèbre sainte Cécile, patronne des musiciens :
Ta fête plus qu'une autre appartient aux concerts :
Sous tes doigts s'anima ce grand corps organique,
De tubes inégaux assemblage harmonique.
Élevé dans le Temple et dont le son divin
Nous charma tant de fois, sous le jeu de Daquin14.
L'abbé Delille n'était pas en reste dans L'Imagination qui souligne,
d'un bel oxymore, les paradoxes du culte tridentin :
L"orgue majestueux retentit dans les temples,
Et les sens enchaînés par ces charmes puissants,
S'armèrent pour un culte armé contre les sens 15.

12. Mercure de France, XI, I" frimaire an IX, 22 novembre 1800. Voir Michel Delon,
« Diderot et le renouveau catholique du Consulat. Un fragment de lettre oublié », Recherches sur
Diderot et l'Encyclopédie, 2, avril 1987, ainsi que Jean Seznec, «Diderot et le Génie du chris-
tianisme », Journal ofthe Warburg and Courlauldlnstitutes, 15. 1952.
13. Génie du christianisme, p. 912.
14. Lemierre, Les Fastes, ou:les Usages de l'année, poème en seize chants, Paris, 1779,
p. 293-294.
15. L'Imagination, chant VII, OEuvres de Delille, Paris, Fume, 1833, t. VIII, p. 264.
1052 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Si tous les Beaux-Arts parviennent à concilier ainsi plaisir sensuel et


signification religieuse, selon les recommandations des théologiens de la
Réforme catholique, la musique acquiert à la fin du xviiie siècle un statut
particulier. Le principe d'imitation, par lequel le classicisme définissait
généralement les arts ne convenait en musique qu'à l'opéra et au chant, il
excluait la musique instrumentale qui ne représentait aucune réalité
concrète. La peinture, la sculpture ou même l'architecture montrent une
nature sensible. A la musique semblent dévolus un monde idéal, une réa-
lité spirituelle. Diderot déjà la désignait comme « le plus puissant » ou
«le plus violent des Beaux-Arts»16, art de l'évocation plus que de la
représentation, de l'effet plus que de la précision de l'image. Il est facile
d'interpréter cette efficacité, particulière à.la musique dans un sens spiri-
tualiste. C'est ce que fait Mme de Staël quand elle résume en une phrase
la nouvelle conception de la musique : « Parmi les arts, la musique seule
peut être purement religieuse » 17. Au poesis ut pictura de l'âge classique
succède le poesis ut musica du romantisme.
Aussi ne s'étonne-t-on pas que Chateaubriand place la musique en tête
de la troisième partie du Génie du christianisme. Elle viendrait du ciel et
;
serait destinée à y retourner. Chateaubriand coriimence par répéter selon la
tradition : « En effet, la musique, considérée comme art, est une imitation
de la nature », mais c'est pour mieux en exorciser toute définition pure-
ment empiriste et sensuelle, et glisser avec Platon de la nature réelle à la
belle nature ou nature idéale : « sa perfection est donc dé représenter la
plus belle nature possible» 18. Le plaisir serait relatif et le beau absolu.
Celui-ci engage déjà une idée de perfection. La religion y ajoute celle de
mystère. Chateaubriand peut conclure : « Le chant nous vient des anges,
et la source des concerts est dans le ciel. / C'est la religion qui fait gémir,
au milieu de la nuit, la vestale sous des dômes tranquilles ; c'est la reli-
gion qui chante si doucement au bord du lit de l'infortuné. Jérémie lui dut
ses lamentations, et David ses pénitences sublimes ». Le christianisme
vient couronner ce passage du paganisme romain au judaïsme, et du
judaïsme à la religion de l'humble et du solitaire : « la religion chrétienne
est essentiellement mélodieuse, par la raison seule qu'elle aime la soli-
tude ». A la société toujours menacée par le bruit et le brouhaha s'oppose
une solitude vouée à l'écoute de la nature, à la célébration du Créateur.

16. Voir les lettres du 28 octobre 1771 et du 24 décembre 1773, Correspondance,éd Georges
Roth-Jean Varloot, Paris, Éd. de Minuit, t. IX, p. 215 et t. XHI, p. 139, ainsi que l'addition à la
Lettre sur les aveugles, OEuvres complètes, DPV, t. IV, p. 100, Le Neveu de Rameau, ibid., t. XTI,
p. 168 et les Leçons de clavecin, ibid., t. XIX, p. 351.
17. Corinne ou l'Italie, éd. Simone Balayé, Paris, Gallimard, 1985, coll. «Folio», p. 224-
225. Voir S. Balayé, «Fonction romanesque de la musique et des sons dans Corinne»,
Romantisme, 3, septembre 1972.
18. Génie du christianisme, p. 787.
L'ORGUE DE CHATEAUBRIAND 1053
J

Chateaubriandreprend alors la formule des fragments préparatoires : « Le


christianisme a inventé l'orgue, et donné des soupirs à l'airain même. Il a
sauvé la musique dans les'siècles barbâtes » 19, -.
r L'image de la religion qui donne « des soupirs à l'airain même »,
image reprise:dans le chapitre suivant par les « soupirs de l'orgue », joue
du contrasté; entreTa massivité du: métal et l'impondérable du soupir, la
dureté de Takain, traditionnellement voué aux actions guerrières, et la
douceur-d'une voix parvenue aux limites dé l'expression, qu'elles soient
extatique, ou souffrante. Désincarnée, désentravée des pesanteurs maté-
rielles, là musique marquerait un élan vers la spiritualité, une sublimation
des affections terrestres en un amour céleste. Chateaubriand joue aussi
comme ses contemporains dé la polysémie du mot harmonie qui renvoie
à là musique aussi bien qu'à là métaphysique, au plaisir sensuel aussi bien
qu'à l'amour de l'ordre. « Ainsi le musicien qui veut suivre là religion
dans ses rapports, est obligé d'apprendrel'imitation des harmonies de la
Solitude [,..] Religion de paix ! vous n'avez pas, comme les autres cultes,
dicté aux humains des préceptes de haine et de discorde, vous leur avez
seulement enseigné l'amôùr etT'harmome»20. Le terme est à prendre au
sens où Temployait Bernardin de Saint-Pierre qui, après avoir composé
les Etudesi de ;la nature, rnit en chantier des Hannonies de la naturezx. Il
désigne un plaisir, une complémentarité et une prédestination, une satis-
faction, une solidarité et une finalité. Les harmonies de, la nature feraient
pressentir auxhommes une religion qui est elle-même leçon d'amour et
d'ordre, de bonté et de beauté. - '
La musique n'est plus technique et artifice, elle émane de la nature qui
elle-même .vibre de spiritualité. Alors que lé long article que YEncyclo-
pédie consacrait à l'Orgue-était essentiellement technique et; présentait
l'instrument comme une, machme complexe, comme une preuve-nouvelle
du génie inventif de l'être'humain, alors que Diderot imaginait en termes
d'acoustique et de mécanique un « nouvel orgue sur lequel on pourra exé-
cuter toute pièce, de musique à deux, trois, quatre, etc., parties »22; le
Génie'du'christianisme met. sans cesse en parallèle les bruits delà nature

19. Ibid., p.788.


::: 20. Ibid., p. 788 et 789.
;21. Un des livres du-.Génie duchristianisme s'intitule « Harmonies de la religion chrétienne
avec les scènes de l'a nature etles passions du coeur humain» (troisième partie, livre cinquième,
p. 873). .Dans ce ..livre, le chapitre Il est consacré aux « Harmonies physiques », le livre VI aux
«Harmonies.morales ». Quand, il. évoque les paysages américains dans les Mémoires' d'outre-
tombe, Chateaubriand se compareà un musicien notant ce que lui dit « quelque grand-maître des
harmonies ». (livre VII, chap. 7, éd. J.-C. Berchet, Classiques Gàrnier, 1989, t. I, p. 406). Voir,
plus généralement, le numéros de la revueRomantisme, « Théorie des harmonies »£(1973), :
; 22. « Quatrième mémoire. Projet d'un nouvel orgue », Mémoires sur différents:'sujets, de
mathématiques, OEuvres complètes, DPV, t. JJ, p". 306. Il s'agit ici d'un « orgue d'Allemagne » ou :
orgue mécanique. Le Dictionnaire de musique de Rousseau ne consacre pas d'article à l'orgue.
1054 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

et les sons de l'orgue, dans une assimilation plus générale de la nature et


de l'art. Une continuité s'impose, des troncs aux colonnes, des forêts aux:
nefs gothiques : « Les forêts ont été les premiers temples de la divinité, et
les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l'architecture »23.
Les feuillages suggèrent les chapiteaux, l'orgue et les cloches imitent la
vie sonore des bois. « L'architecte chrétien, non content de bâtir des
forêts, a voulu, pour ainsi dire, en imiter les murmures ; et, au moyen de
l'orgue et du bronze suspendu, il-a attaché au temple gothique jusqu'au
bruit des vents et des tonnerres, qui roule dans la profondeur des bois » 24.
L'imitation artistique n'est plus tant la transcription d'une réalité sensible
que la continuation dé la Création divine. Le souffle créateur dépasse les
oppositions entre le matériel et le spirituel. L'orgue devient la voix de la
pierre ou du métal, la force aussi du passé qui transforme la matière
en mémoire.
Le mouvement d'écriture va ici des églises gothiques auxquelles est
consacré tout le chapitre, vers la nature qui les inspire. L'inverse est sen-
sible dans un fragment du Génie du christianisme primitif. Ce n'est plus
l'oeuvre d'art qui rappelle son modèle naturel, c'est le décor naturel qui
est interprété comme annonce de l'oeuvre d'art. Chateaubriand décrit une
scène américaine. Le voyageur européen et l'Indien passent devant une
tombe, et la forêt se transforme en temple. «[,..] un bois de sapins conduit
à vos sépulcres, et ses colonnes, marbrées de vert et de feu, forment le
péristyle de ce temple de la mort. Dans ce bois règne sans cesse un bruit
solennel, comme le sourd mugissement de l'orgue ; mais lorsqu'on
pénètre au fond du sanctuaire, on n'entend plus que le chant des oiseaux,
qui célèbrent à la mémoire des morts une fête éternelle »25. Une relation
de complémentarité s'établit entre le silence, le bruit sourd de la forêt et
le chant clair des oiseaux, c'est-à-dire entre la mort, la mémoire et la vie
présente. A quelques corrections près, le passage est repris dans Atala. Le
parallèle est seulement accentué entre le sanctuaire naturel et une église
chrétienne : le « bruit solennel » devient un « bruit religieux », et le
« chant des oiseaux » « les hymnes des oiseaux »26. La nature et l'art ne se

23. Génie du christianisme, p. 801. Dans une lettre à Chateaubriand en 1831, le marquis de
Custine réintroduit la dimension technique, mécanique de l'instrument. Après avoir évoqué la
cathédralede Séville dans des termes proches de ceux du Génie (« Figurez-vous une vallée ren-
versée et dont la profondeurforme une nef soutenue par les troncs des vieux arbres qui seraient
restés debout pendant ce bouleversement de la nature »), il ajoute : « L'orgue de Séville est un
des plus fameux, des plus grands et des plus sonores de l'Europe : il a des soufflets qui ressem-
blent à des machines à vapeur» (L'Espagne sous Ferdinand VII, Paris, François Bourin, 1991,
p. 213).
24. Ibid., p. 802.
25. Ibid., p. 1363.
26. Les Natchez. Atala. René, éd. Jean-Claude Berchet, Le Livre de poche classique, 1989,
p. 135-136.
L'ORGUE DE CHATEAUBRIAND 1.055

contentent plus de s'imiter et de se compléterons se rejoignent parfois


dans ce mixte d'art et de nature qu'est la ruine, construction humaine
remaniée par l'usure du temps et l'envahissement de la végétation.
L'architecture gothique est conçue comme un jeu avec le vide ; le temps
qui la transforme en ruine prolonge le travail des artistes anonymes, il ne
fait que multiplier les vides et, dans le double sens du mot,: les jours.
L'église éventrée, dévastée, devient, elle-même un orgue gigantesque, sur-
humain, qui chante mieux que tous les instruments humains. « Le vent
circulé dans les ruines, et leurs innombrables jours deviennent autant de
tuyaux d'où s'échappentdes plaintes ; l'orgue avait jadis moins de soupirs
sous ces voûtes religieuses »27. Modelée par les siècles, c'est l'église
entière qui se change en orgue, et l'architecture en musique* la massivité
de la pierre en.souffle de la voix.
L'orgue résonne comme une rémanence du passé ou une manifestation
de l'au-delà. Sous sa forme monumentale, il est annexé par la liturgie^
Sous sa forme miniature d'instrument mécanique et portable, d'orgue de
barbarie, il met en scèneTa fuite du temps, il se fait l'écho des souvenirs
qui s'estompent. Déjà Louis Sébastien Mercier vantait «le son mélo-
dieux » des orgues nocturnes jouées par les musiciens de rue ; dans Te
demi-somnolence du sommeil qui vienti il « prête l'oreille à ces sons qui
s'éloignent et qui dans le lointain ont encore plus de charmes »28, L'orgue
semble être investi par l'opposition entre la veille et le sommeil, le sou-
venir et l'oubli, l'ici et l'ailleurs, Joseph Joubert qui fut un disciple de
:
Mercier avant de devenir l'ami de Chateaubriand exprime dans ses
carnets le même goût pour les musiciens de nuit : «Cette musique est
ravissante pendant le silence de la nuit et dans Je lointain d'une multi-
tude de rues désertes ; les hommes:les plus insensibles ne peuvent l'écou-
ter sans émotion »29. Dans les Mémoires d'outre-tombe, Chateaubriand
transpose l'éloignement spatial en profondeur historique. L'écho musical
devient jeu de mémoire, dernier souffle du passé avant l'oubli. Chateau-
briand rêve par: exemple au destin de l'Aiglon; le fils de Napoléon, tôt

27. Génie du christianisme,p. 886. Dans une évocation des ruines par René, « la voix de dieu
dans son temple » désigne sans doute l'orgue : « Quel labyrinthe de colonnes ! Quelle succession
d'arches et de voûtes:! Qu'ils sont beaux ces bruits qu'on entend autour des dômes, semblables
aux rumeurs des flotsdans l'océan, aux murmures des vents dans les forêts, ou à,la voix de Dièù
dans son temple ! » (Les Natchez. Atala. René, p. 320).
28. Tableau de Paris, t. I, p. 1051. Dans un roman contemporain de Mercier, la musique
d'orgue déclenche la mémoire affective :« Je me suis arrêté pour entendreun orgue ambulant.
[...] Cet air qu'autrefois j'entendais avec tant de plaisir m'a causé une extraordinaire émotion, un
déluge de pleurs s'est échappé de mes yeux » (Marquis de Langle, Amours ou Lettres d'Alexis et
de Justine, Neuchâtel, 1786, p. 12).
.29. Les Camets.de Joseph Joubert, éd.André Beaunier.Paris, Gallimard, 1938, p. 72; n?!jè
éd. Jean-Paul Corsetti, Paris, Gallimard, 1994,1.1, p. 113, Une s'agit pas ici de musique d'orgue.
Quelques pages plus haut, Joseph Joubert raconte une discussion avec Louis Sébastien Mercier.
1056 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

disparu: «De ce fils, éclos comme les oiseaux du pôle, au soleil de


minuit, il ne restera qu'une valse triste composée par lui-même à
Schoenbriinn, et jouée sur des orgues dans les rues de Paris, autour du
palais de son père »30. Dans Les Chevaliers du Cygne de Mme de Genlis,
la voix de l'orgue faisait entendre la résistance de la foi chrétienne,
capable de déborder les interdits. Un seul chrétien pouvaitprier au nom de
tous. Sa volonté figurait le choeur entier des fidèles, de même qu'un seul
martyr témoigne pour toute une communauté. Dans le passage des
Mémoires d'outre-tombe, l'orgue mécanique signale un éloignement, un
effacement. Les grandes orgues religieuses deviennent orgues portatives,
de même que la musique militaire se résout en valse triste, et l'épopée en
ritournelle, à moins qu'une fidélité populaire se manifeste dans un hom-
mage discret à l'Empereur.
Sans doute Chateaubriand ne consacre pas de chapitre particulier aux
orgues, mais leur présence s'impose au fil du Génie du christianisme
comme la voix d'une humanité déchirée entre matière et esprit, mort et
éternité, permanence de la nature et fugacité des traces humaines. Une
équivalence s'établit entre la voix, le souffle, l'esprit. La mécanique de
l'instrument participe à la vie secrète de la nature, à la vie mystérieuse de
la mémoire, à l'invisible vie de l'esprit. Le style même de l'Enchanteur,
dans sa diversité et sa puissance, appelle la comparaison avec l'orgue. On
trouve l'image sous la plume de Joseph Joubert qui, le 21 novembre 1819,
oppose dans ses carnets sa propre impuissance littéraire à la vitalité créa-
trice de son ami. « H est un instrument à vent, je suis un instrument à
cordes. Il lui suffit de souffler; moi j'ai besoin de me monter. Il faut
mettre mes nerfs d'accord, alors je rends une harmonie ». Un peu plus
bas, Joubert résume elliptiquement sa réflexion: «L'orgue de Chateau-
briand »31. La formule rend un juste compte de la puissance chromatique
de l'écrivain. Sans les accords de cet instrument poétique, Balzac ni Hugo
n'auraient sans doute écrit leurs pages fameuses sur l'orgue. La scène bal-
zacienne se situe dans une île espagnole : un général français est soudain
saisi par un Magnificat joué à l'orgue dans l'église d'un couvent de
Carmélites ; émotions religieuses et profanes se mêlent, foi et souvenirs
amoureux. L'orgue, explique le romancier de La Duchesse de Langeais,
est « le plus grand, le plus audacieux, le plus magnifique de tous les ins-

30. Mémoires d'outre-tombe, livre XX, chap. 10, éd. J.-C! Berchet, Classiques Garnier, 1992,
t. II, p. 399. Jean-Marie Roulin me signale également dans les Mémoires une messe à la cathé-
drale de Prague : « On y chantait avec accompagnement d'orgues » (livre XXXVIII, chap. 7).
31. Les Carnets de Joseph Joubert, éd. André Beaunier, p. 896-897 ; nelle éd. Jean-Paul
Corsetti, t. U, p. 590. J'adopte la lecture de J.-P. Corsetti, André Beaunier donnant : « L'orgue et
Chateaubriand». Un an plus tôt, Joubert notait déjà : « Je suis une harpe éolienne. Aucun vent
n'a soufflé sur moi » (éd. André Beaunier, p. 881 ; nelle éd. Jean-Paul Corsetti, t. II, p. 570). On
sait la place que joue la harpe éolienne dans Corinne (p. 84 et 231).
L'ORGUE DE CHATEAUBRIAND 1057

truments créés par le génie humain ». « H est un orchestre entier, auquel


une main habile peut tout demander, il peut tout exprimer [...] Plus un
poète en écoute lés gigantesques harmonies, mieux il conçoit qu'entre les
hommes agenouillés et le Dieu caché par les éblouissants rayons du sanc-^
tuaire les cent voix de ce choeur terrestre peuvent seules combler les dis-
tances, et sont les seuls truchements assez forts pour transmettre au ciel
les prières humaines dans l'omnipotence de leurs modes, dans la diversité
de leurs mélancolies, avec les teintes de leurs méditatives extases, avec les
jets impétueux de leurs repentirs et les mille fantaisies de toutes les
croyances »32. Au même moment, Hugo écrivait :
L'orgue majestueux se taisait gravement
Dans la nef solitaire ;
L'orgue, le seul concert, le seul gémissement
Qui mêle aux cieux la terre !

La seule voix qui puisse, avec le flot dormant


Et les forêts bénies,
Murmurer ici-bas quelque commencement
Des choses infinies ! 33

32. Balzac, La Duchesse de Langeais, La Comédie humaine, Bibl. de la Pléiade, t. V, p. 912^


Philippe Bertault signale d'autres pages de Balzac sur l'orgue dans Balzac et la musique reli-
gieuse, Paris, Jean Naert, 1929, ainsi qu'Immaculada Linarës et Ana Monleon,.dans.Musica y
Literatura. El organo en la literatura francesa del siglo XIX, éd. par Dolôres Jimenez,
Universitat de Valencia, 1994.
33. Hugo, «Dans l'église de*** », Les Chants du crépuscule, OEuvres complètes, éd. Jean
Massin, Le Club français du livre, t. V, p. 468. Le présent article prolonge et développe un
exposé présenté à l'initiative de Polorès Jimenez à l'Université de Valence : voir le recueil cité,
Musica y Literatura. El organo en la literaturafrancesa del siglo XIX.
L'UTILISATION DU MYTHE DE SAINT-LOUIS
PAR CHATEAUBRIAND
DANS LES CONTROVERSES POLITIQUES
DE L'EMPIRE ET DE LA RESTAURATION

JEAN-PAUL CLÉMENT*

Chateaubriand s'était proposé un grand dessein : celui de faire trois


tragédies. La première, sur un sujet antique, consacrée à Astyanax, le fils
infortuné d'Andromaque et d'Hector. Là seconde empruntée à l'Écriture
— ce sera Moïse, tragédie en cinq actes avec des choeurs, qui lui coûtera,
affirme-t-il, un long travail, qu'il.ne cessera de revoir et de corriger durant
vingt années ; il le fera lire à Talma mais connaîtra, après les succès d'es-
timé obligée de l'Abbàye-aux-Bois, un échec dont il ne se relèvera point,
au théâtre Montansier, en 1838. Enfin, il rêvait d'une troisième tragédie,
sur un sujet « tiré de l'histoire des temps modernes » : « Saint-Louis eût
été le héros de ma tragédie romantique »], écrit-il dans la préface, de
Moïse, au tome XXII des OEuvres complètes publiées chez Ladvocat,
Cette tragédie n'a pas vu le jour. — sans doute aussi Chateaubriand
n'était-il pas particulièrement doué pour le genre dramatique. Mais il n'en

* institut d'Études Politiques, Paris ; Maison de Chateaubriand, Châtenay-Malabry.


1. Ce terme "dé « romantique», mis en italique dans la préface de Moïse, s'éclaire à la lumière
du Génie du christianisme — nous reviendrons bien sûr sur cet ouvrage fondamental. Chateau-
briand, dans un chapitre consacré à Voltaire historien, cite assez longuement ce que Voltaire dit
de Louis IX. Ce portrait est juste, élégamment.écrit,mais rabaisse le héros, pense-t-il, et porte
avec lui une méprise. Saint-Louis est un grand homme et, ajoute Voltaire avec sa coutumièreiro-
nie, «sa piété;; qui était celle d'un anachorète; ne lui ôta aucune vertu de roi ». Méprise, dit
Chateaubriand : «C'est précisément le contraste des vertus religieuses et des vertus guerrières,
de l'humilité chrétienne et de la grandeur royale, qui fait.lé dramatique et la beauté du tableau »
(Génie du christianisme, III, III, VI, éd. Maurice Regard, Paris, Gallimard, Pléiade, 1978,
p. 844). On.voit s'esquisser ce qu'aurait été la tragédie de Chateaubriand. :::

RHLF, 1998, n° 6, p. 1059-1072


1060 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

demeure pas moins que l'image de Louis IX — Saint-Louis — occupe


une place considérable dans la pensée religieuse et monarchique de
Chateaubriand, telle qu'elle lui a été transmise par les chroniqueurs. La
figure sainte du roi mourant à Tunis après l'échec de la seconde croisade,
hantera Chateaubriand toute sa vie, de l' Itinéraire de Paris à Jérusalem,
où il relate la mort christique du roi en terre infidèle, jusqu'aux Mémoires
d'outre-tombe, sans omettre l'Analyse raisonnée de l'histoire de France
(1831) et l' Essai sur la littérature anglaise (1836).
Avant de devenir pour Chateaubriand l'incarnation du roi idéal, Saint-
Louis a joué un rôle dans le retour de Chateaubriand à des convictions
monarchiques qui ne sont guère présentes dans son premier Essai histo-
rique sur les révolutions, de 1797. Dégoûté de tout, malade, assis « au
bord de sa tombe », il avait écrit cet ouvrage, amer et désabusé ; cette
« orgie noire d'un coeur blessé » où, au travers des parallèles entre les
anciennes révolutions grecques et les deux révolutions modernes, celle
d'Angleterre et celle de France, filtre un nihilisme politique : « Eh ! mal-
heureux, nous nous tourmentons pour un gouvernement parfait, et nous
sommes vicieux ! bon, et nous sommes méchants ! Nous nous agitons
aujourd'hui pour un vain système, et nous ne serons plus demain ! »2
En 1797, Chateaubriand demeure le Breton frondeur qu'il était en
1789. S'il avait fui la Cour de Versailles lors de sa présentation au roi, en
exil il n'a que mépris pour cette émigration fate » rencontrée brièvement
<<

à Bruxelles, chez le baron de Breteuil, et qui de son côté l'ignore totale-


ment. Il donnait dans son premier ouvrage un portrait peu flatteur de
Louis XVI, et n'accordait à sa famille que quelques phrases indifférentes :
« S'il arrivait que l'Europe se formât en démocraties, écrivait-il, le dernier
des monarques détrônés serait aussi malheureux que Denys [le tyran de
Syracuse] ». Malheur partagé et donc moindre : « Depuis les premiers
âges du monde jusqu'à la catastrophe des Bourbons en France, observait-
il, l'histoire nous offre un grand nombre de princes fugitifs et en proie aux
douleurs, le partage commun des hommes ». A Louis XVIII, qui « erre
maintenant en Europe à la merci des hommes », l'émigré pauvre de
Londres décoche une pointe : « Cependant si un royaume florissant, un
peuple nombreux, une naissance illustre se réunissent pour augmenter
l'amertume des regrets de Louis, il ne saurait craindre, comme les rois de
l'antiquité, l'excès de l'indigence » 3. On comprend que dans la réédition
de 1826 de Y Essai sur les révolutions, qui fixera son oeuvre aux yeux de
la postérité, Chateaubriand, s'il eut la grande honnêteté intellectuelle de
donner le texte original, l'accompagnera de notes souvent caustiques à

2. Essai sur les révolutions, I" partie, chapitre LXX, éd. Maurice Regard, Pans, Gallimard,
Pléiade, 1978, p. 267.
3. Ibid., IIe partie, chapitre XII, p. 307.
LE MYTHE DE SAINT-LOUIS 1061
.

l'égard du jeune Caton rousseauiste de 1797. «Mes sentiments pour la


monarchie de Saint-Louis, s'exclame-t-il, et pour mes rois légitimes sont
nettement exprimés ici ; mais le parallèle entre Denys et les héritiers de
tant de monarques, offre la même impertinence qu'une foule d'autres rap-
prochements [...] »4. Seule échappait à l'indifférence — voire à l'imperti-
nence — de Y Essai (IIe partie, chapitre XVII) la mort de Louis XVI.
Chateaubriand y parlait de « deuil éternel de la France », et rappelait à ce
propos la phrase prêtée à l'abbé Edgeworfh de Firmont, se penchant à
l'oreille du monarque au moment où celui-ci s'apprêtait à monter à
l'échafaud : « Fils de Saint-Louis ! vous montez aux deux ».
UEssai était fondé sur le principe antique des cycles historiques
— façon de nier l'histoire : les hommes sont pris dans la fatalité de l'éter-
nel retour. Le Génie du christianisme (1801) marquera le réveil de la
conscience religieuse de Chateaubriand — auquel, on le sait, ont contri-
bué de nombreux événements : l'arrivée de prêtres français exilés en
Angleterre par le coup d'État dé Fructidor, l'influence de son ami
Fontanes, la mort de sa mère (1798) et celle, en odeur de sainteté, de Julie
de Farey. Le Génie réintroduit dans les sociétés la durée historique et, à sa
suite," la liberté humaine. Chateaubriand ouvrait une voie féconde à un
moment où l'histoire existait à peine. En montrant à ses contemporains
que la longue suite des âges rend témoignage de l'Évangile, il donnait un
fil conducteur à l'histoire jusque-là platement narrative, montrait le chan-
gement radical opéré dans la civilisation parle christianisme et lui rendait
son identité artistique, son autonomie politique et sociale. On rie s'éton-
nera-pas que ce retour à l'histoire soit dominé par cette « résurrection » du
Moyen Agé, considéré Comme « barbare » par Voltaire.
Avec le Génie du christianisme, Chateaubriand libère la création du
mythe gréco-latin, et cette prise de conscience nationale, qui marque le
triomphe définitif des modernes, est'là un apport capital. Notre passé,
pour lui, se prolonge et se renouvelle à travers les vieux chroniqueurs qui,
de même race quel'écrivain, peuvent parler seulement de ce qu'ils ont vu
et de ce qu'ils ont fait : Grégoire de Tours, Joinville, Commines, Froissart.
«Les églises et les sépultures où les morts sont allongés, habillés dans
toute la pompe gauloise; écrit-il, racontent notre histoire dans la pierre »,
et Saint-Denis la déroule magnifiquement avec les tombeaux de ses rois,
que l'écrivain appelle, dans lé ton somptueux de Bossuet, ces « grands
vaisseaux de la mort ».
Dans cet ensemble quelque peu mêlé •—' car Chateaubriand ne frag-
mente pas le Moyen Age : c'est un tout dans lequel il souhaite enraciner
la foi ressurgie des décombres de la Révolution —, Chateaubriand

4. Ibid., p. 307, note.de 1826.


1062 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

recherche les grands hommes qui ont incarné au plus haut point les vertus
chrétiennes. Tout d'abord Clovis, converti «en tombant aux pieds d'un
prêtre», dit-il, qui jeta «les fondements de-l'empire français». Puis
Saint-Louis, « arbitre des rois, et révéré même des Infidèles » ; et le
vieux connétable de Montmorency, qui « disait son chapelet au milieu
des camps ».
Cette vision émerveillée du Moyen Age, nous la retrouverons dans les
Études historiques, où Chateaubriand exalte la vie prodigieuse de cet
âge, vante son éducation, ses moeurs privées, ses arts et son sol « couvert
de dix-huit cent mille monuments, admirable architecture gothique ».
L'esprit n'a pas changé dans l' Essai sur la littérature anglaise, où il écrit :
« Tels furent ces siècles d'imagination et de force qui marchaient avec cet
attirail au milieu des événements les plus variés, au milieu des hérésies,
des schismes, des guerres féodales, civiles et étrangères ; ces siècles dou-
blement favorables au génie ou par la solitude des cloîtres, quand on la
recherchait, ou par le monde le plus étrange et le plus divers, quand on le
préférait à la solitude. Pas un seul point où il ne se passât quelque fait
nouveau, car chaque seigneurie laïque ou ecclésiastique était un petit État
qui gravitait dans son orbite et avait ses phases ; à dix lieues de distance,
les coutumes ne se ressemblaient plus. Cet ordre de choses, extrêmement
nuisible à la civilisation générale, imprimait à l'esprit particulier un mou-
vement extraordinaire : aussi toutes les grandes découvertes appartien-
nent-elles à ces siècles. Jamais l'individu n'a tant yécu [...] On fouillait le
passé ainsi que l'avenir; on découvrait avec la même joie un vieux
manuscrit et un nouveau monde ; on marchait à grands pas vers des desti-
nées ignorées, comme on a toute sa vie devant soi dans la jeunesse.
L'enfance de ces siècles fut barbare, leur virilité pleine de passion et
d'énergie, et ils ont laissé leur riche héritage aux âges civilisés qu'ils por-
tèrent dans leur sein fécond ».
Trônant en:majesté, apparaît nimbé de gloire le roi Saint-Louis, qui
était à peine cité dans Y Essai. Chateaubriand écrit dans la préface du
Génie — et ce texte est important: «Rempli des souvenirs de nos
antiques moeurs, de la gloire et des monuments de, nos rois, le Génie du
christianisme respirait l'ancienne monarchie tout entière : l'héritier légi-
time était pour ainsi dire caché au fond du sanctuaire dont je soulevais le
voile, et la couronne de Saint-Louis, suspendue au-dessus de l'autel du
Dieu de Saint-Louis. Les Français apprirent à porter avec regret leur
regard sur le passé ; les voies de l'avenir furent préparées, et des espé-
rances presque éteintes se ranimèrent » 5.

5. Génie du christianisme, op. cit., préface, p. 460.


-/LE MYTHE DÉ SAINT-LOUIS > :
1063

Ainsi; je Génie du ch
Concordat: en;en faisant une oeuvré de circonstàncev prépara la culture
pohtique à venir^ Cet humus dont se nourrira la Restauration. Saint-Louis,
le Moyen; Age, ses chevaliers, ne sont pas simples figurines ou décor
d'une reconstitution de-fantaisie,; mais les éléments symboliques d'une
idéologie monarchique et religieuse dont se servira Chateaubriand.; En
bref, le Génie est un arsenal où Chateaubriand fourbit les armes — à
toutes fins utiles car, enÎ801, nous ne sommes encore qu'à l'époque dû
Consulat; etBonaparte^-pour tout observateur éclairé, semble bien'déç
à rester au pouvoir, et non pas à suivre lés tracés du général Môrik lors-
qu'il rétablit la monarchie anglaisédes Stùarts. Ce n'est qû'en 1814, avec
le fameuxpamphlet De Buonaparte"etdes Bourbons, que Chateaubriand
utilisera le mytlie du -saint roi comme une armé au service de la dynastie
tombée et qu'il s'agit désormais de;réstaurer sur le trône de France -^- ce
trône qui, par excellence, est le trôné de SaintLouis, dontla'paternité glo-
rieuse le rapproche, d'une;cértame manière, dé Salomôn ou de David; Et
dès lors, Saint-Louis sera intimement lié aux combats de Chateaubriand
sous la Restauration. Après avoir;-dans une premièrepartie de son
ouvrage, montré les forfaits de NâpôIëon\ ces «Saturnales de la royauté »,
cet empereur sorti de la ; décadence romaine, qui prend ;dés cours ayéc
Talma pour «jouer à l'empereur », et l'avoir stigmatisé comme « usurpa-
teur du trône de Saint-Louis », Chateaubriand présente lès Bourbons,
consacrante chacun des membres;de là famille, du roi jusqu'au prince de
Condé, dès portraits flatteurs ^ sinon flattés.
Et faute de croire; de même que ses contemporains, au droit divin,
« poste ruine », Chateaubriand va fonder" le~ droit à régner sûr l'antiquité
de là race dans ce qu'elle à d'exemplaire, surtout lorsqu'elle peut se glo-
rifierde compter dans ses rangs un roi tel que Saint-Louis. Cet argument
de l'antiquité de la race est extrêmement important. Lorsque le pamphlet
paraît, le 4 avril, les jeuxsontjouési en partie^ mais en''.partie seulement; et
le 9 encore, le tsar Alexandre prétend ne pas reconnaître les Bourbons et
s'interroge sur un éventuel maintien au pouvoir de Napoléon. Avec ce
pamphlet, Chateaubriandlégitime les Bourbons et les couronne au nom de
l'histoire, en montrant que la dynastie est intimement liée à la formation
de la nation française. « Le roi, écrit-il, représente [...] l'idée de l'autorité
légitime, de l'ordre, de la paix, de la liberté légale et monarchique. Les
souvenirs de la vieille France, la religion, les antiques usages, les moeurs
de la famille, les habitudes de notre enfance, le berceau, le tombeau, tout
se rattache à ce mot sacré de roi : il n'effraie personne : au contraire, il
rassure ». Et d'ajouter : « Le sang noble et doux des Capet ne se reposait
de produire des héros que pour faire des rois honnêtes hommes. Les uns
furent appelés sages, bons, justes, bien-aimés ; les autres surnommés
1064 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

grands, augustes, pères des lettres et de la patrie. Quelques-uns eurent des


passions qu'ils expièrent par des malheurs, mais aucun n'épouvanta le
monde par ces vices qui pèsent sur la mémoire des Césars, et que
Buonaparte a reproduits ». D'autres annexes viennent s'y ajouter, telle
l'adversité rencontrée : « Depuis Robert, sixième fils de Saint-Louis dont
ils descendent, il ne leur a manqué, pendant tant de siècles, que cette
gloire de l'adversité, qu'ils ont enfin magnifiquement obtenue » 6.
Et, lorsqu'il s'agira, en 1820, d'exalter la famille à travers l'assassinat,
par Louvel, du duc de Berry, fils cadet de Monsieur, frère du roi,
Chateaubriand expliquera avec un sens aigu de la propagande politique ce
que représentent les Bourbons par rapport à Saint-Louis. Écoutons-le :
« Saint-Louis eut six fils. L'aîné, Philippe le Hardi, lui succéda, et sa
postérité occupa le trône jusqu'à la mort de Henri UI. Le dernier des fils
de Saint-Louis, Robert, comte de Clermont, épousa Béatrix de Bourgogne
[...] : celle-ci était l'héritière de la branche aînée des sires de Bourbon, [...]
d'où sortit, par Guillaume de Dampierre, la seconde maison des comtes de
Flandre. Charles le Bel érigea en duché-pairie le comté de Bourbon pour
Louis I", comte de Bourbon, fils aîné de Robert. Charles obligea Louis à
quitter le nom de Clermont pour prendre celui de Bourbon, parce qu'il
voulait réunir à la couronne la terre de Clermont où il était né [...] Ainsi
— et la phrase est superbe, car elle place Saint-Louis véritablement au
centre même de la dynastie — ainsi Dieu, partageant les enfants de Robert
le Fort, dans la personne de Saint-Louis, en deux familles, donna le
sceptre à l'une, et mit l'autre en réserve dans un rang moins élevé pour y
conserver ces vertus qui s'usent quelquefois sur le trône. Sujets avant
d'être rois, les Bourbons moururent pour les Français avant que les
Français mourussent pour eux [...] » 7.
Cette exaltation de Saint-Louis, à la fois clerc, preux, roi chevalier,
saint, conduit tout naturellement Chateaubriand à effacer quelque peu le
premier des Bourbons, Henri IV, alors que dans le même temps, la
Restauration n'a de cesse de le mettre en relief et— sans jeu de mots — en
médailles, gravures, cherchant à tirer profit de la popularité du Vert Galant.
Invariablement, Chateaubriand utilisera ce terme de « fils de Saint-
Louis » pour désigner les Bourbons. Le 9 janvier 1816, à la Chambre des
pairs, il prononce un discours ayant trait à la construction de la fameuse
chapelle expiatoire à la mémoire de Louis XVI et de sa famille. Pour la
première fois, il évoque Louis XVII, « ce roi enfant, ce jeune martyr qui
a chanté les louanges de Dieu dans la fournaise ardente ». Et il s'ex-
clame : « Il se lève, messieurs, dans toute sa gloire céleste, et il vous

6. De Buonaparte et des Bourbons, in Grands écrits politiques, éd. Jean-Paul Clément,


Imprimerie nationale, 1993,1.1, p. 92 et 93.
7. Mémoires sur le duc de Berry, in OEuvres complètes, éd. Ladvocat, t. m, p. 14-15.
LE MYTHEDE SAINT-LOUIS
1065

demande un tombeau. [..;] Malédiction sur lés scélérats qui nous obligent
aujourd'hui à tant de réparations vaines! Qu'elle soit séchée la main par-
ricide qui osa se lever sur cet enfant de Saint-Louis [...] » 8.
Si nous cherchons d'autres arguments pour lesquels Chateaubriand
utilise le mythe de Saint-Louis; nous les puisons là encore dans le Génie
du christianisme. Aplusieurs reprises, Chateaubriand y évoque le « bon
peuple dé Saint-Louis »9. Samt-Louis eut non seulementle mérite éminent
de conférer une autorité et une légitimité accrue à ses successeurs par le
parfum même -—si-l'on utilise un vocabulaire religieux — de ses vertus,
mais aussi d'instituer le peuple chrétien en tant que peuple ayant son
identité propre. Il rassemble autour de lui un peuple uni. Et là on sent très
bien dans quel sens se dirigeJa pensée de-Chateaubriand: ne serait-ce
pas, lorsqu'il écrit en 1814 DeBuonaparte• ei des Bourbons, le rôle de
Louis XVÏÏI de réunir ces deux peuples, de restaurer l'unité nationale,
l'ancienne et là nouvelle France, séparées par la Révolution et l'Empiré,
en conservant le.legs de Saint-Louis mais en y apportant les libertés
modernes, fruit d'une « société perfectionnée »— la liberté d'opinion et
le régime représentatif, que Chateaubriand d'ailleurs, avec une certaine
audace, recherche dans l'ancien état politique de la France et fait dériver
des États généraux délaissés par les Bourbons à partir de Louis XIÎI.
Le peuple de Saint-Louis, rassemblé dans une ferveur commune
autour de son roi, n'est-ce pas l'objectif politique que Chateaubriand sug-
gère encore à Louis XVIII restauré dans les Réflexions politiques, parues
eh octobre la même année 1814, donc sous la première Restauration ? En
termes modernes, ce roi ne doit pas entrer dans les vues: des ultras qui
veulent refaire 1'Ancien Régime, honni par Chateaubriand parce qu'abso-
lutiste et que l'absolutisme perd tout à ses'yeux, mais reconstituer l'Unité
nationale autour d'une monarchievénérable; antique, et qui,; sur les pas de
Saint-Louis, revient à ses origines. La Charte telle que Chateaubriand
l'interprète, est le code rajeuni dé nos anciennes libertés. Les-deùx France,
l'ancienne et la nouvelle, doivent se sentir à l'aise sous un régime repré-
sentatif, « où aucun de ces éxéès, écrit-il, n'esta craindre dans l'espèce de
monarchie rétablie [.-..] Pans çètté monarchie viennent se confondre les
deux opinions;; l'une ou l'autre comprimée produirait de nouveaux
désastres. Les idées/nouvelles donneront aux anciennes cette dignité qui
naît de la raison, et les idées- anciennes prêteront aux nouvelles cette

8. In Grands écrits politiques, op. cit., 1.1, p.. 124.


.
9. « L'écrivain religieux peut seul découvrir ici un profond conseil du Très-Haut : Si lès puis-
sances coalisées n'avaient voulu.que faire cesser lès violences delà Révolution, et laisser ensuite .
la France réparer ses maux et ses erreurs ; peut-être eussentrelles réussi. Mais TJieu vit l'iniquité
des cours, et il dit au soldat étranger : Je briserai le glaive dans ta main, et tu ne détruiras point
le peuple de Saint-Louis » (Génie du.christianisme, op. cit.,UI, UI, I, p. 833).
1066 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

majesté qui vient du temps. La Charte n'est donc point une plante exo-
tique, un accident fortuit du moment : c'est le résultat de nos moeurs pré-
sentes ; c'est un traité de paix signé entre les deux partis qui ont divisé les
Français : traité où chacun des deux abandonne quelque chose de ses pré-
tentions pour conduire à la gloire de la nation ». Même argument repris
dans De la Monarchie selon la Charte (1816), où Chateaubriand veut, en
tant que gentilhomme-citoyen, associer la vieille gloire de Du Guesclin à
la nouvelle gloire de Moreau. Nous le retrouvons enfin au moment de la
mort de Louis XVIII, lorsque Chateaubriand publie Le Roi est mort, vive
le Roi ! (1824), dans lequel il presse Charles X de se faire sacrer à Reims :
« Comme souvenir des premières assemblées de la nation, on demandait
aux grands et au peuple témoins du couronnement du Souverain, s'il y
avait âme qui voulût contredire. On lâchait ensuite des oiseaux dans
l'église, toutes les portes ouvertes : image naïve de la liberté des Français.
Notre constitution actuelle n'est que le texte rajeuni du code de nos
vieilles franchises. C'est cette constitution que les successeurs de
Louis XVIII devront désormais jurer de maintenir dans la solennité de
leur sacre, en ajoutant ce serment de la monarchie nouvelle au serment de
l'ancienne monarchie. Ainsi Charles X, après avoir reçu le complément de
sa puissance des mains de la Religion, paraîtra plus auguste encore, en
sortant, consacré par l'onction sainte, des fontaines où fut régénéré
Clovis. [...] Que Dieu accorde à Louis XVIII la couronne immortelle de
saint Louis ! que Dieu bénisse sur la tête de Charles X la couronne mor-
telle de saint Louis ! »50
Il est aussi une troisième raison, qui tient beaucoup à coeur à
Chateaubriand et tient au caractère même de la monarchie. Il évoquait
tout à l'heure, je l'ai cité, le «doux sang» des Capétiens. Ce que
Chateaubriand admire dans la dynastie capétienne — dont il excepte
Louis XI, tyran qu'il compare à un jacobin venu «faire l'essai de la
monarchie absolue sur le cadavre palpitant de la féodalité », ce prince tout
à.part, « placé entre le Moyen Age qui mourait et les temps modernes qui
naissaient, tenant d'une main la vieille liberté noble sur l'échafaud, de
l'autrejetant à l'eau dans un sac la jeune liberté bourgeoise [...] » —, c'est
de n'avoir jamais connu la tyrannie. Cette équanimité de la monarchie,
idéalisée pour les besoins d'une apologétique monarchique, nous la trou-
vons dès De Buonaparte et des Bourbons, qui est le texte premier- des
combats politiques de Chateaubriand. « Certes, écrivait-il, l'antiquité, plus
reconnaissante que nous, n'aurait pas manqué d'appeler divine une race
qui, commençant par un roi brave et prudent, et finissant par un martyr, a
compté dans l'espace de neuf siècles trente-trois monarques, parmi les-

10. Le Roi est mort, vive le Roi.', in OEuvres complètes, éd. Ladvocat, t. III, p. 306-307.
LE MYTHE DE SAINT-LOUIS 1067

quels on ne trouve qu'un seul tyran : exemple unique dans l'histoire du


monde, et éternel sujet d'orgueil pour notre patrie ». S'il ne se trouve
qu'un seul tyran, un monarque par contraste domine tous les autres : c'est
belet bien Saint-Louis, qui aurait infusé par une grâce surnaturelle cette
vertu du bien, du juste et de l'équitable. -
Dans les Études historiques, publiées eh 1831, Chateaubriandinsistera
sur le rôle de Saint-Louis rendant la justice sous son chêne de Vincennes,
qu'il exerce comme un sacerdoce modèle s'oppùsant à ce que, dans la
polémique du temps, Chateaubriand nomme la « politique des intérêts »,
qu'il n'aura de cesse dé combattre. Après avoir évoqué Saint-Louis le
héros combattant sur le pont de Taillebourg ou/à la Massoure, et le lettré,
il insiste en effet sur les bienfaits de ce roi qui «donne des audiences
publiques pu juge des différends au Plaids de la Porte, ou sous le chêne
dé Vincennes, sans huissier ou gardes », qui « résiste aux entreprises des
papes » et que « des princes étrangers [...] choisissent pour arbitre »."
A ces trois vertus que Chateaubriand prête à Saint-Louis, une autre
encore vient s'ajouter, qui vient à l'appui des batailles qu'il livre contre le
système des intérêts révolutionnaires et les esprits « positifs » : Saint-
Louis est l'archétype du monarque parfait, agissant selon la morale des
devoirs. Il suffit de se reporter à l'article de Chateaubriand paru dans Le
Conseivatew; De la morale des intérêts et de celle des devoirs(1819),
auquel il attachait une grande importance puisqu'il l'a repris presque inté-
gralement dans les Mémoires d'outreAombe. Pour lui, rien n'est véritable-
ment positif : tous les intérêts sont mobiles, sans lois, indéterminés. La
politique dés intérêts marque le retour à la « société physique», à la loi du
plus fort, et signe l'arrêt de mort de toute forme d'aristocratie, de tout ce
qui distingue, de toute supériorité, qu'elle soit sociale ou intellectuelle,
d'un prince ou d'un génie. Dans cette société, où l'individu se glorifie de
sa grandeur dans une sorte d'égoïsme insolent, la loi morale s'efface* le
machiavélisme individuel apparaît, l'intérêt et les chiffres l'emportent. Or
la conception des militaristes auxquels Chateaubriand répond -— celle de
Benmam, reprise par des idéologues français---se traduit par une sorte de
démythification du pouvoir, une sécularisation dans toutes choses; en un
mot, le refus de la transcendance: Tout est ramené à un principe de base :
la conservation de soi. L'égoïsme devient vertu, la probité et le respect
fondés sur un calcul prudent et bien combiné de nos intérêts comparés
— c'est Volney qui parle,-dans son Catéchisme (le mot ne manque pas de
sel) du citoyen, de 1794. La patrie est une communauté de, citoyens^ une
famille sans doute, mais où nul membre ne peut prétendre à la puissance
de ses avantagés que dans la proportion de ses travaux. «La société est
une banque d'intérêts », dit toujours le même Volnej'. A quoi Chateau-
briand répond : « Newton incrédule pèsera les mondes et ne pourra créer
1068 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

un peuple » — nous avons vu que c'était l'une des vertus de Saint-Louis


que la création d'un peuple chrétien.
Mais pour fonder ce peuple chrétien, il faut être de son siècle. Or, c'est
bien là où Saint-Louis fut admirable : il fut l'homme de son temps, il
incarna le Moyen Age dans ce qu'il avait d'exaltant pour les grandes
âmes. A côté de lui, que sont les ministres de Charles X, ces « pygmées »
étrangers à leur siècle ? L'importance d'être de son temps pour bien servir
sa patrie, nous la trouvons également dans le parallèle que Chateaubriand
esquisse entre Napoléon et Washington : le premier fut un Alexandre ana-
chronique dont les exploits sont retournés à la « stérilité des déserts »,
alors que Washington, avec un génie moindre, a fondé et assuré les bases
d'une République paisible. Pour Chateaubriand, seuls exerceront une
influence durable les hommes qui seront «tout entiers les représentants
des besoins, des idées, des lumières, des opinions de leur époque ». De
Louis XVIII, il écrit : « Ce prince comprenait son siècle, et était l'homme
de son temps : avec des connaissances variées, une instruction rare, sur-
tout en histoire, un esprit applicable aux petites comme aux grandes
affairés, une élocution facile et pleine de dignité, il convenait au moment
où il parut, et aux choses qu'il a faites ».
Non seulement Saint-Louis, le pieux monarque, est en harmonie avec
son temps, mais il le devance, par ces fameux Établissements où sont ras-
semblés, écrit Chateaubriand dans les Études historiques, « les diverses
coutumes de la monarchie, les ordonnances des rois, les canons des
conciles, les décisions des Décrétales, [..-.] mêlés au droit romain»
— Chateaubriand n'écrivait-il pas dans sa Note sur la Grèce (1825):
« Tout est bien dans les affaires humaines quand les gouvernements se
mettent à la tête du peuple et les devancent dans la carrière que ces
peuples sont appelés à parcourir. Tout est mal dans les affaires humaines
quand les gouvernements se laissent traîner par les peuples et résistent aux
progrès comme au besoin de la civilisation croissante ».
Certes, la politique de Saint-Louis se fit au nom de la paix civile.
Ainsi, avant de partir pour sa première croisade, il adressa à ses baillis les
instructions suivantes : « Nous vous mandons et prescrivons que pour
toutes les guerres [...] vous preniez et fassiez donner de notre part de
justes trêves [...] Ces trêves devront durer à partir de la prochaine nativité
de saint Jean-Baptiste, et n'attendez pas que les partis vous en
requièrent ». Après son retour, le roi impose une mesure encore plus radi-
cale, puisqu'en 1258, il interdit dans tout le royaume « les guerres, les
incendies, les destructions de charrue », etc.
Bien que Saint-Louis apparaisse comme un roi qui maintient les liber-
tés ancestrales, octroie des chartes, combat les infidèles, assure l'indépen-
dance du pays à l'égard de la papauté — et on sait combien l'auteur de La
LE MYTHE DE-SAINT-LOUIS 1069
.

Monarchie selon la Charte-était hostile à l'ultramontànisme -—, Chateau-


briand semblé ignorer que la justice royale, attribut essentiel de l'État, fut
l'un des instruments principaux dont usèrent les rois capétiens, inspirés
par les légistes nourris de droit romain* dans leur marche incessante dé la
suzeraineté vers la.sôuveramèté. pans les Études historiques* Chateau-
briand ne signale pas davantage; les deux ordonnances de Saint-Louis
affirmant en quelques principes clairs la primauté de la monnaie,royale
— tournois ,et aussi parisis — ayant désormais seul cours dans.: le
royaume, Laroyaùtémit en place un système monétaire cohérent, Cepen-
dant que lés agents n'hésitèrent pas à/empiéter sur les prérogatives des
barons pour réserver aux Capétiens lé contentieux/clé l'application-dé ces
ordonnances, A la fin du xiiie siècle* les pesanteurs du système seigneurial
commencèrent à s'éstomper, même si les grands fiefs n'avaient pas-dis-
paru.^Certes, comme lé rappelle Béaumanoir en son Coutumier, «/chaque
baron est souverain en sa barônnie», les princes des seigneurs continuent
à exercer une autoritéimmédiatesur les.ressortissants-de leur territoire de
puissance. Mais au-dessus de leurs propres lois* les règlements s'imposent
maintenant ; le droit; royal, c'est-à-dire celui dés légistes; Les tribunaux de
plus en plus sont ruinés par la concurrence dés juridictions royales ou
contrôlés par elles. Autant d'empiétements très concrets, renouvelés sans
cesse par lés agents royaux, qui manifestent la supériorité du Capétien et
vident progressivement de leur contenu les attributions que jadis les sei-
gneurs s'étaient appropriées à ses dépens, A la garde spéciale du baron,
qui'-fait de lui le protecteur naturel-de sa baronnie,:s'oppose désormais la
garde générale du roi," qui s'exerce sur tout le royaume. Le roi est souvé-
rainpar-dessus tout* écrit Béaumanoir— souverain: un terme qui* au
xrve siècle* sera de plus en plus réservé au roi.
.
Mais* en dépit de cette progression du pouvoir^ royal aux dépens des
libertés;-aristocratiques* la,forme ancienne de la/société demeure.,Saint-
Louis a maintenu un équilibre entré-la monarchie, qui doit effectivement
unir la nation et disposer des principaux attributs de là souveraineté; et la
liberté V— pour Chateaubriand, d'essence aristocratique. En revanche,
«c'est avec les Valois, et Charles VII en particulier, que cette « monarchie
féodale », ce bel -équilibre réalisé par Saint-Louis et sur lequel
Chateaubriand projette une vision « fénelonienne» se décomposé. Il lui
suffit de suivre la marche de rÉtat monarchique vers l'absolutisme; en
phrases courtes, souvent taillées à la serpe mais expressives, dans
YAnalyse raisôiinée:-jdel'histoire de France
— avec; cette remarque d'une
grande acuité : « Du point où la société était parvenue sous Charles:VII, il
était/loisible d ' arriver à la monarchielibre ou à là monarchie absolue : on
voit clairement le point d'intersection et d'embranchement dés deux
routes. Mais la liberté îs'arrêta et laissa/marcher le pouvoir ». Vient ensuite
1070 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Louis XI, puis les Bourbons, qui inaugurent la monarchie absolue et vont
se perdre dans la Révolution.
Aussi, paradoxalement — mais nous sommes en 1831, et non plus en
1814 ^—, les Bourbons, qui ont perdu le trône à partir de 1792, puis une
seconde fois en 1830, sont traités sans grande indulgence. Henri IV lui-
même est accusé, dans les Études historiques, d'ingratitude -— et l'on sent
que ce mot fort marque non seulement le caractère d'Henri IV, mais aussi
de toute la branche aînée des Bourbons. Certes Chateaubriand célèbre sa
bravoure, son esprit, sa magnanimité, son talent oratoire, l'excellence de
ses lettres, mais il achève son portrait par un sarcasme : « Disparaître à
propos de la vie est une des conditions de la gloire ».
Avec Louis XUI, « la monarchie des États expire ». « La monarchie
parlementaire meurt avec la Fronde », écrit-il —je ne fais, là encore, que
citer les interprétations de Chateaubriand. Avec Richelieu, « toutes les
libertés meurent à la fois » : la liberté politique dans les États, la liberté
religieuse par la prise de La Rochelle, et redit de Nantes ne fut que là
conséquence de la disparition du poids matériel des protestants. Il n'y a
qu'une seule chose et qu'un seul homme dans le règne de Louis XIII:
Richelieu. Il apparaît comme la monarchie absolue personnifiée, venant
mettre à mort la vieille monarchie aristocratique, à laquelle naturellement
il rattaché la personne même de Saint-Louis.
Il ne restait plus à Louis XIV qu'à paraître. « Superbe catafalque
de nos libertés que son siècle, éclairé par mille flambeaux de la gloire
qu'élevait alentour un cortège de grands hommes ». « Louis XIV comme
Napoléon, écrit Chateaubriand, chacun avec la différence de leur temps
et-de leur génie, substituèrent l'ordre à la liberté ». Atomisation de l'indi-
vidu, croissance de l'État, ce sont les deux caractéristiques des démo-
craties alors en gestation dans l'Europe du xvne siècle. Ensuite, la monar-
chie absolue, estime-t-il, va dégénérer, parce qu'absolue : « Après le
tombeau de Louis XIV, on n'aperçoit plus que deux monuments de là
monarchie absolue : l'oreiller des débauches de Louis XV et le billot de
Louis XVI».
La mainmise de l'État centralisé sur le corps social n'est pas seule-
ment le trait permanent qui joint le «nouveau» régime à 1' «ancien»,
Bonaparte à Louis XIV, c'est aussi ce qui explique, à travers une série de
médiations, la pénétration de l'idéologie « démocratique » (c'est-à-dire
égalitaire) dans l'ancienne société française: en d'autres termes, la
Révolution, dans ce qu'elle a de constitutif à ses yeux — État administra-
tif régnant sur une société à idéologie égalitaire —, est très largement
accomplie par la monarchie, avant d'être terminée par les Jacobins et par
l'Empire. Et ce qu'on appelle la «Révolution française », cet événement
magnifié comme une assomption, n'est qu'une accélération d'un procès/-
: :
-
LE MYTHE DE SAINT-LOUIS;. 1071
sus historique antérieurement engagé. En détruisant non pas l'aristocratie,
mais le principe aristocratique dansila société, là monarchie a supprimé la
légitimité de la résistance sociale à l'État.

Tous ces éléments ---l'antiquité dé la race, qui-est d'autant plus légi-


time qu'elle compte un saint et que ce saint à régné dans les temps les
plus reculés maisles plus féconds/ dé là France ; 1? idée que cette racé* en
dépit des aberrations :absolutistes,n'a connu que des rois/justes, bons,
héros parfois, honnêtes hommes toujours, qui ont su être aimés et rassem-
bler autour.d'eux un peuple unanime —, Chateaubriand les a repris dans
ses pamphlets politiques, en premier lieu pour aider à la restauration des
Bourbons, puis pour combattre les survivants du système impérial camou-
flés dans les gouvernements du début de la Restauration et Villèle et ses
ministres, en jouant habilement sur les diverses facettes du personnage de
Saint-Louis. Il reste, et c'est là-dessus que je terminerai, une raison, qui
justifie plus que d'autres l'admiration de Chateaubriand, car elle touche
non seulement l'homme politique, mais aussi se confond avec la personne
même de Chateaubriand, ses désirs et ses aspirations : l'un et l'autre, Saint-
Louis et Chateaubriand, ont rêvé l'Orient. Saint-Louis a entrepris deux:
croisades au nom de la foi ; Chateaubriand est allé en Grèce, dans l'Empire
ottoman, a visité Tunis et Carthage, a été adoubé chevalier du Saint
Sépulcre, etc. S'établit ainsi une sorte de communauté — sinon de coin-;
munion — de vues entre ce lointain souverain et l'écrivain Chateaubriand.
Dans les Etudes historiques, il écrit : « L'orient, malgré le mauvais succès
des croisades, resta longtemps pour les peuples de l'Europe le pays de la
religion et de la gloire ; ils tournaient sans cesse les yeux vers ce beau
soleil, vers ces palmes de l'Idumée, vers ces plaines de Rama où les
Infidèles se reposaient à l'ombre des oliviers plantés par Baudoin, vers ces
champs d'Ascalon qui gardaient encore les traces de Godefroi de Bouillon,
de Couci, de Tancrède, de Philippe-Auguste, de Richard-Coeur-de-Lion,de
saint Louis, vers cette Jérusalem un moment délivrée, puis retombée dans
ses fers, et qui se montrait à eux comme à Jcrémie, insultée des passants,
noyée de ses pleurs, privée de son peuple, assise dans la solitude».
C'est donc la figure de Saint-Louis en Croisé qui frappe d'étonnement
Chateaubriand, qui écrit dans le Génie du christianisme : « Deux fois atti-
rés par la beauté des ruines et des souvenirs, les Français ont tourné leurs
pas vers cette contrée [l'Egypte] : ce peuple de Saint-Louis est.travaillé
intérieurement d'une certaine grandeur qui le force à se mêler, dans;tous
les coins du monde, aux choses grandes comme lui-même »"'.

11. Génie du christianisme, op. cit., IV, II, II, p. 926.


1072 REVUE D HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

Dans l' Itinéraire, Chateaubriand avait fait connaître l'Empire tore mal
connu, presque inaccessible, monde mystérieux et farouche qui retenait
captifs les lieux où s'étaient formées les grandes civilisations : la Grèce et
la Judée, pays illustres tombés dans la décadence politique et sociale sous
le poids d'une tyrannie en déclin. Pour Chateaubriand, l'Islam signifie
obscurantisme et oppression absolue. En 1816, dans une proposition faite
à la Chambre des pairs, il réclamait les droits de l'humanité et adjurait ses
collègues d' « effacer la honte de l'Europe » en organisant une croisade
contre les puissances barbaresques qui mettrait fin au rapt des populations
dont les corsaires de Tripoli, de Tunis et d'Alger, en abolissant, sem-
blaient avoir indiqué à notre émulation l'objet d'un plus beau triomphe.
« Faisons cesser, dit-il, l'esclavage des blancs. Il est temps que les peuples
civilisés, ajoutait-il, s'affranchissent des honteux tributs qu'ils paient à
une poignée de barbares ». Il applaudira à la prise d'Alger, en 1830, après
avoir stigmatisé les tièdes, les affairistes qui trahissent la cause sacrée de
la chrétienté, notamment dans une Note sur la Grèce publiée en 1825.
On ne s'étonnera pas que les plus belles pages de l' Itinéraire de Paris
à Jérusalem soient consacrées à Saint-Louis et à la relation de sa mort ;
elles inclinent à rapprocher cette mort de celle du Christ. Saint-Louis nous
apparaît ici comme le Christ souffrant, le Christ de la Passion. Le roi du
XIII" siècle, c'est le Christ crucifié portant la couronne, c'est la nouvelle
image monarchique par excellence. De même que Saint-Louis avait tou-
jours considéré la croisade comme une forme de martyre. Peut-être
Chateaubriand a-t-il lu Mathieu Paris, dans sa Chronica majora, où il
déclare à sa mère, en 1241, au sujet des Tartares qui envahissent la
chrétienté: «Nous les repousserons, ou, s'il nous arrive d'être vaincus,
nous nous en irons vers Dieu comme des confesseurs du Christ ou comme
des martyrs ».
Il devient, avec la seconde croisade, le roi s'auto-sacrifiant, un des
aspects de la royauté sacrée dans diverses sociétés ; roi-hostie, il parvient
au terme d'une longue agonie à la grâce de mourir à l'image de Jésus.
C'est ce qu'a fort bien compris Chateaubriand lorsqu'il écrit — et c'est
sur ces mots que je terminerai mon propos : « La France qui ne se pouvait
consoler d'avoir perdu sur la terre un tel monarque, le déclara son pro-
tecteur dans le Ciel. Louis placé au rang des saints devint ainsi pour la
patrie une espèce de roi éternel » 12.

12. Itinéraire de Paris à Jérusalem, in OEuvres romanesqueset voyages, éd. Maurice Regard,
Paris, Gallimard, Pléiade, 1969, t. Il, p. 1211.
CHATEAUBRIAND
ET BOSSUET ORATEUR

EMMANUELLE TABET

Lorsque Ballanche cherchait à/définir sa poétique fondée sur le senti-


ment, c'était essentiellementPascal, « l'illustre solitaire de Port-Royal»1,
qu'il choisissait de convoquer pour illustrer la méditationchrétienne sur la
fragilité des choses humaines, sur l'incapacité de l'homme à vivre l'ins-
tant présent et sur la mélancolie qui naît de la solitude et du spectacle des
ruines. Or* s'il est vrai que cette figure mélancolique et-tourmentée de
« l'effrayant génie »2 occupe une place centrale dans le Génie du christia-
nisme, il nous semble que c'est surtout à travers Bossuet que Chateau-
briand, quant à lui, a défini avec le plus de précision sa propre esthétique.
En effet, celui qu'il appelle dans la Vie de Rancê « le plus grand des ora-
teurs »3 est Omniprésent dans son oeuvre, non comme un monument figé,
mais comme une voix à laquelle il s'identifie, une voix dé l'outre-tombe
qui « exhume après leur mort les pensées et les actions des hommes »4,
une voix qui au coeur même du monde, de l'éclat de la cour, s'est fait une
solitude pour en dire la vanité, une voix enfin qui exprime sa propre fra-
gilité ; et cette voix qui tombe, cette ardeur qui s'éteint5 est à l'image d'un
Chateaubriand qui cherche à inscrire au coeur même dé, son écriture le

1. Ballanche,Du sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et les arts, Lyon,
Ballanche et Barret, 1801, p. '123.
2. Génie du christianisme, III, II, 6, Paris, Garnier-Flammàrion, 1966,1.1, p. 426. '
3. Vie de Rahcé, éd. Letessier, Paris, Marcel Didier, 1955, -t. II, p. 229. '
4. L. Fr. dé Bausset, Histoire de J.-B. Bossuet évêque de Meaux composée sur'les manuscrits
originaux, Paris, Mellier frères, 1846, L. III, p.-101..'
5. Bossuet, Oraison funèbre du prince de Condê, dans Oraisons funèbres, éd. J. Truchet,
Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1988, p. 409.

RHLF, 1998, n° 6, p. 1073-1086


1074 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

silence qui la menace. C'est cette fusion de deux voix que nous tenterons
d'analyser ici en esquissant quelques grandes étapes d'une représentation
de l'aigle de Meaux qui se situe à l'opposé de la représentation scolaire
d'un classicisme figé : nous verrons alors plus largement qu'à travers la
figure de Bossuet orateur se profile chez Chateaubriand une vision du
xviT siècle qui ne se résume pas à la célébration d'un Grand Siècle idéa-
lisé où le mythe de l'ordre et de la perfection du style se conjuguerait à la
nostalgie d'une légitimité politique. De fait, lorsque Chateaubriand se
livre à ce qu'on pourrait appeler l'oraison funèbre de Bossuet, et à travers
lui de tout son siècle, il s'engage dans la démarche paradoxale consistant
à s'identifier à une voix dont pourtant il affirme, tout en l'exhumant,
qu'elle s'est définitivement éteinte et qu'elle s'évanouirait s'il prétendait
la ressaisir en l'imitant6. Et il nous semble dès lors que, le passé étant
nécessairement voué à l'évanescence, Chateaubriand va chercher chez
l'orateur chrétien, moins un modèle éternel de composition et de style,
qu'un certain rapport à une mémoire littéraire dont il se nourrit et où il
puise son originalité. Car Chateaubriand ne se contente pas de citer ou de
paraphraser Bossuet : il amplifie et prolongé la mélancolie qui se dégage
des Oraisons funèbres par ses développements sur la mort prochaine de
l'orateur et de son siècle, et, par delà son siècle, sur la ruine de l'ancien
monde ; la rupture de 1793 Confère alors à là méditation chrétienne sur la
vanité de la gloire des princes une dimension historique nouvelle, dont
l'orateur sacré se fait, rétrospectivement*le prophète.
Dans le chapitre de son ouvrage Du sentiment consacré à l'étude des
modèles, Ballanche se faisaitl'écho de la vision que la fin du xvinc siècle
avait des écrivains religieux du Grand Siècle. Bossuet y incarne alors,
comme dans le Siècle de Louis XIV de Voltaire, la grandeur majestueuse
et sublime ; la langue de Fénelon est au contraire « gracieuse et pleine
d'onction», celle de Pascal est profonde et mélancolique. Ces paral-
lélismes et ces oppositions entre l'Aigle de Meaux et le Cygne dé
Cambrai, ou encore entre la rigueur inflexible de Bossuet et les doutes de
Pascal, seront largement repris jusqu'à la fin de la Restauration. Ainsi,
dans le Mercure de France, Tissot oppose à un Pascal inquiet et doulou-
reux, qui se plonge dans les abîmes du doute, le « magnifique Bossuet »
qui semble « planer » et « se séparer de la condition de ceux qu'il
condamne »7, « l'homme de toutes les autorités et de toutes les stabr-

6. Voir Mémoires d'outre-tombe, éd. J.-C. Berchet, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1.1,
p. 425 : « Respectons la majesté du temps ; contemplons avec vénération les siècles écoulés, ren-
dus sacrés par la mémoire et les vestiges de nos pères ; toutefois n'essayons pas de rétrograder
vers eux, car ils n'ont plus rien de notre nature réelle, et si nous prétendions les saisir, ils s'éva-
nouiraient ».
7. Mercure de France, novembre 1817, p. 197.
CHATEAUBRIAND-ET BOSSUET 107-5

lités »8. Mais chez Chateaubriand, la vision de Bossuet est, nous semble-
t-il, bien plus complexe, : chez lui en effet, Bossuet n'est plus ce maître
dont « la haute raison semble n'avoir connu ni doutes ni obscurités» 9
mais il est plutôt, comme Pascal, un « grand modèle de la mélancolie ».'° :
Sans cesse occupé du tombeau et comme penché sur les gouffres d'une autre
vie, Bossuet aime à laisser tomber de sa bouche ces grands mots de temps et de
mort, qui retentissent dans les abîmes silencieux de l'éternité. Il se plongé, il se
noie dans des tristesses incroyables, dans d'inconcevables douleurs [dans une pre-
mière version, Chateaubriandécrivait même : dans des mélancolies incroyables]1-.
Le discours oratoire de Bossuet est donc interprété ici, moins du point
de vue de ses effets Comme instrument de persuasion, que comme expres-
sion du coeur humain et de la subjectivité' de l'orateur ; l'ordre du dis-
cours,sa dispositio, tiaditionnellement conçue en fonction d'une certaine
efficacité de l'impression produite, est présentée ici par Chateaubriand
comme une série d'étapes dans lesquelles l'orateur s'engage tout entier,
jusqu'à se perdre. L'oraison funèbre ou le sermon se transforment en
confessions, lelangage n'est pas vraiment maîtrisé par l'orateur puisqu'à
travers son discours, celui-ci s'engage jusqu'au bout* en une sorte de
confrontation dramatique, dans l'épreuve dunéant. Chateaubriand semble
donc appliquer à l'oeuvre oratoire de Bossuet l'interprétation des Pensées
pascaliehnès comme mise à nu des tourments d'une âme mélancolique.
Dans cette perspective, le discours apologétique relève autant de là plainte
lyrique, de «l'expansion d'un coeur accablé dé regrets », selon l'expres-
sion du Mercure de Francèn, que de Fart de persuader.
Or c'est tout particulièrement dans l'Oraison funèbre du prince
de Coudé que cette fusion du moi de l'orateur et du contenu de son
discours apparaît le plus nettement, et c'est la raison pour laquelle la der-
nière des grandes oraisons funèbres est si souvent citée dans l'oeuvre de
Chateaubriand ï

8. Sainte-Beuve, article sur l'édition Havet des Pensées, dans Grands Écrivains français,
« xvir siècle. Philosophes et moralistes », Paris, Gàrnier, 1928, p. 126-143.
9. Mercure de France, pluviôse an IX (1803), p. 395;
10. Lettre à M. de Fontanes sur la deuxième édition de l'ouvrage de Mme de Staël
(22 décembre 1800), dans Essai sur les Révolutions - Génie du christianisme, Paris, Gallimard,
1978, p. 1272.: « Ni l'Angleterre, ni l'Allemagne n'a produit Pascal et Bossuet, ces deux grands
modèles de la mélancolie».
11. Génie du christianisme, éd. cit, t. II, p. 20.
12. Mercure de France, Nivôse an XIII, p. 164 : compte-rendu dé l'édition des Oraisons
funèbres de Bossuet avec un commentaire de M.Bourlet de Vauxcèlles chez Migneret. Chez
Chateaubriand, l'interprétation du Discours sur l'histoire universelle rejoint également l'idée
d'une fusion du moi de l'historien et de son sujet: «il élève ses lamentations prophétiques à tra-
vers la poudre et les débris du genre humain » (Lettre à Fontanes du 22 décembre 1800, éd. cit.,
p. 1277).
" "
. ..
1076 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Lorsqu'enfïn, s'avançant lui-même avec ses cheveux blancs, il [Bossuet] fait


entendre les accents du cygne, montre Bossuet un pied dans la tombe et le siècle de
Louis, dont il a l'air de faire les funérailles, prêt à s'abîmer dans l'éternité, à ce
dernier effort de l'éloquence humaine, les larmes de l'admiration ont coulé de nos
yeux et le livre est tombé de nos mains 13.
Dans ce dernier cas en effet, la mélancolie qui se dégage de l'oraison
est accrue et approfondie par le pressentiment que celle-ci vient clore
l'oeuvre de l'orateur et annonce sa mort prochaine. Et si Chateaubriand,
par une sorte de contamination des styles, emploie ici, pour évoquer là
mort prochaine de Bossuet, les termes d'abîme et d'éternité dont lui-
même avait relevé la récurrence dans les oraisons funèbres, c'est que
la voix de Chateaubriand procédant à l'oraison funèbre du vieux monde
se fait l'écho de celle de Bossuet qui, en s'éteignant, enterre son siècle.
Certes, l'admiration pour cette péroraison où viennent se confondre
les funérailles d'un héros, les funérailles d'une époque tout entière, et les
funérailles de l'orateur lui-même est assez courante chez les contem-
porains de Chateaubriand14 : le convoi de Condé fut aussi à leurs yeux
celui d'une époque. Mais la répercussion de l'oraison de Condé dans
les Mémoires et dans la Vie de Rancé va au-delà de cette admiration
pour un grand morceau d'éloquence. En effet, cette voix de Bossuet
qui s'éteint —du moins les contemporains de Chateaubriand ont-ils
conçu cette dernière oraison comme la fin d'une oeuvre oratoire —, cet
adieu final confère rétrospectivement au discours de Bossuet cette fra-
gilité qui se fait l'écho de la fragilité des choses humaines. Or, préci-
sément cette menace du silence qui pèse sur la voix de l'orateur ou de
l'écrivain, ce sentiment d'une ardeur qui s'éteint et qui ne parvien-
drait plus à exhumer les morts et à renouer avec le passé, ne sont pas
sans rappeler l'une des interrogations fondamentales des Mémoires : com-
ment le narrateur vieillissant pourra-t-il redonner vie à un passé désor-
mais lointain ? Ou, comme le demande Chateaubriand lui-même, « com-
ment renouer avec quelque ardeur, la narration d'un sujet rempli jadis
pour moi de passion et de feu ? » 15. Ainsi, chez Chateaubriand comme
chez Bossuet, l'écriture ne saurait masquer ni la vanité du monde ni sa
propre fragilité.
Deux grands modèles d'écriture de la vanité se dégagent alors de la
confrontation entre le Pascal de Ballanche et le Bossuet de Chateaubriand.

13. Génie du christianisme, t. II, p. 24.


14. Voir par exemple déjà chez d'Alembert, Éloge de Bossuet, dans Éloges lus dans les
séances publiques de l'Académiefrançaise, Paris, 1779, p 147-148 ; voir aussi L. Fr. de Bausset,
op. cit., t. II, p. 28 et A. Nettement, préface à l'édition des Oraisons funèbres de Bossuet,
Fléchier, Massillon, Mascaron, Bourdaloue et Larue, Paris, Dufour, 1842.
15. MOT, IL XIII, 3, t. II, p. 19.
CHATEAUBRIAND ET BOSSUET 1077

Chez Ballanche, comme chez bon nombre de romantiques, le fragment


pascalien, par son inachèvement même, par sa forme instable, et qui est
comme une trace sensible de la mort qui a interrompu l'oeuvre en cours
d'élaboration, redouble et mime en quelque sorte l'instabilité sur laquelle
l'auteur méditait : c'est donc d'un texte troué et inachevé que se dégage
toute la mélancolie de la réflexion pascalienne. Bossuet au contraire,
comme Chateaubriand, considère lui-même son oeuvre comme achevée
lorsqu'il lui adresse son adieu : ce n'est donc plus, dans son cas, de l'in-
achèvement dé l'oeuvre que provient la mélancolie, mais de ce pressenti-
ment de la fin qui l'attend, qui conduira Chateaubriand à réinterpréter
cette oeuvre comme une oeuvre crépusculaire. De fait, c'est à Milton que
Chateaubriand, dans son Essai sur la littérature anglaise, compare
Bossuet, tous deux ayant à cinquante-neuf ans composé le chef-d'oeuvre
par lequel ils annonçaient leur fin. Chez l'un comme chez l'autre en effet,
le sentiment d'une mort prochaine se reflète dans la mélancolie de ce/
qu'ils dépeignent pour mieux l'approfondir :
Les descriptions du Paradis perdu ont quelque chose de doux, de velouté, de
..-

vaporeux, d'idéal, comme des souvenirs : les soleils couchants de Milton en rap-
port avec son âge, la nuit de ses paupières et la nuit approchante de sa tombe, ont
un caractère, de mélancolie qu'on ne retrouve nulle part .
Cependant, à propos de Bossuet, Chateaubriand va plus loin encore
dans sa réflexion sur l'écriture de la vanitas, lorsqu'il évoque, au
deuxième tome des Mémoires, la postérité de l'oraison du prince de
Condé ; car alors, ce n'est plus seulement l'approche de la mort de l'ora-
teur qui confère rétrospectivement au texte sa mélancolie, mais aussi la
ruine du vieux monde qui s'achèvera sous la Terreur :
Le vieux Condé,:dans son testament* déclare qu'il n'est pas sûr du pays qu'il.
habitera le jour de sa mort. O Bossuet! que n'auriez-vous point ajouté au chef-
d'oeuvre de votre éloquence, si lorsque vous parliez sur le cercueil du grand Condé,
vous eussiez pu prévoir l'avenir17.
De fait, ce « peu qui nous reste d'une si auguste naissance », ces
« vaines marques de ce qui n'est plus » 18 évoquées par Bossuet, sont eux-
mêmes, à l'époque de Chateaubriand, anéantis par les ravages de la
Révolution et par l'usure du temps. Condé laissait au moins derrière lui le
monde dans lequel il avait vécu, la mémoire de ses actes et l'assurance
d'une sépulture digne de sa gloire. Or Chateaubriand nous dit que
Chantilly est désormais en ruines et que les traces des pas de Condé y ont
été effacées. Dans le passage des Mémoires qu'il consacre à Condé, face

16. EsSai sur la littérature anglaise, Paris, Furne, 1843, p: 208.


17. Mémoires d'outre-tombe, Paris, Bordas, « Classiques.Gàrnier», 1992, t. II, p. 178:
18. Oraisonfunèbre du prince de Condé, dans Oraisonsfunèbres, éd. cit., p. 407.
1078 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

aux jardins abandonnés de Chantilly, il recueille alors les bribes de l'orai-


son de Bossuet dont il parsème son texte pour mieux faire sentir combien,
de ce monde qu'évoquait Bossuet, il ne reste plus que quelques « statues
mutilées ». Le palimpseste de Chateaubriand, en ne laissant plus entrevoir
que lès débris épars du texte de Bossuet, en amplifie le message, puisqu'il
redouble le sentiment de la fragilité de la gloire par l'évocation de
l'écroulement d'un monde. De même, dans la Vie de Rancé, il se livre à
une sorte d'oraison funèbre de Bossuet qu'il achève en déclarant :
L'aigle qui s'était en passant reposé un moment dans ce monde reprit son
vol vers l'aire sublime dont il ne devait plus descendre. Il n'est resté de Bossuet
qu'une pierre19.
Dans ce passage de la Vie de Rancé consacré au séjour de Bossuet à la
Trappe, deux éléments nous semblent particulièrement significatifs.
D'abord, alors que ce séjour de Bossuet a pu être présenté comme une
veillée d'armes avant d'entamer ses grandes luttes contre les hérésies20,
Chateaubriand, par une étonnante distorsion temporelle21, en fait une
veillée funèbre précédant la mort de Bossuet. En outre, contrairement au
cardinal de Bausset qui termine son ouvrage par l'évocation de l'éclat du
tombeau et des funérailles de Bossuet22, Chateaubriand pour sa part met
l'accent, dans la Vie de Rancé, sur le néant dans lequel est retombé celui
qu'il appelle le « sublime génie »23. Ainsi Bossuet, le grand historien de la
ruine des empires et l'orateur des princes anéantis, selon sa propre
expression24, est lui-même pris par la ruine d'un monde dont il est pré-
senté rétrospectivement comme le prophète. Bien plus, si les princes de
Bossuet étaient anéantis mais glorieux, Chateaubriand nous apprend que
cette gloire même n'était que vanité, en nous présentant, dans son dernier
ouvrage, une monarchie déchue, des rois en fuite, des têtes tranchées, des
cercueils brisés. La péroraison de l' Oraison funèbre de Michel Le Tellier
prend alors, à la suite de 93, une résonance nouvelle. Bossuet y apostro-
phait en effet les riches de la terre en déclarant :
Ha ! si quelques générations, que dis-je ? si quelques années après votre mort
vous reveniez, hommes oubliés, au milieu du monde, vous vous hâteriez de rentrer

19. Vie de Rancé, éd. cit., t. II, p. 230.


20. Voir par exemple A. Nettement, notice sur Bossuet, dans Oraisonsfunèbres de Bossuet,
Fléchier, Massillon, Mascaron, Bourdaloue et Lame, précédées d'études historiques sur ces ora-
teurs par A.Nettement, d'études littéraires sur l'oraisonfunèbre par La Harpe et de notices bio-
graphiques par Dussault, Paris, Dufour, 1842.
21. En effet, au coeur du séjour de Bossuet à La Trappe datant de 1682, Chateaubriand insère
la mort de Bossuet en 1704 ; voir Vie de Rancé, t. II, p. 229-230.
22. L. Fr. de Bausset, op. cit., t. II, p. 340-344.
23. Voir Vie de Rancé, éd. cit., t. II, p. 230, variante : «il n'est resté de ce sublime génie
qu'une pierre ».
24. Oraisonfunèbre d'Henriette-Anned'Angleterre, dans Oraisonsfunèbres, éd. cit., p. 173.
CHATEAUBRIAND ET BOSSUET 1079

dans vos tombeaux, pour ne pas voir votre nom terni, votre mémoire abolie et votre
prévoyance trompée dans vos amis, dans vos créatures et plus encore dans vos
héritiers et dans vos enfants25.

De fait, à la suite des exhumations commises sous la Terreur, et dont


le souvenir a hanté l'oeuvré de Chateaubriand jusque dans la Vie de
Rancé26, cette image des grands de la terre rentrant dans leur tombeau a
pris rétrospectivement une valeur prophétique : comme l'écrivait Cha-
teaubriand en 1803, dans un article sur le poème de Michaud intitulé Le
Printemps d'un Proscrit, «les. fantômes des rois sont.alors sortis de
l'ombré éternelle », pour se replonger, épouvantés, dans leur sépulcre ; et
ils sont donc «descendus deux fois dans la nuit des tombeaux»27.
Chateaubriand poursuivait alors son évocation des exhumations de Saint-
Denis par ce qui nous semble être une paraphrasé de Y Oraison funèbre
d'Henriette-Anne d'Angleterre. Bossuet* paraphrasant lui-même les
Psaumes, y déclarait eh effet, à propos des princes et des conquérants :
« Ils mourront, et en ce jour périront toutes leurs pensées. », et il ajoutait :
Dieu qui foudroie toutes nos grandeursjusqu 'à les réduire en poudre, ne nous
laisse-t-ir aucune espérance?28

Chateaubriand condense ainsi ce texte; :


Qu'est-ce donc que cette pensée de l'homme, qui laisse des traces profondes
jusque dans là poudre du néant 1

Et dans les Méinçires il poursuivra encore sa réduction.du texte de


Bossuet en parlant de « pensées de poussière» et prolongera plus globa-
lement sa réécriture de Bossuet dans son chapitre sur Saint-Dénis29. Dans
cette même perspective d'une double mort des princes, les outrages de 93
redoublant leur mort proprement dite, Chateaubriand renouvelle alors,
dans la Vie de Rancé, là misé en scène dramatique de l' Oraison funèbre
de Michel Le Tellier en la renforçant par l'idée que les grands de ce
monde n'auront pas seulement perdu leur renommée, mais aussi le sens
même de la pérennité d'un monde qui avait pu donner une raison d'être à
leur action : non seulement leur nom tombe peu à peu dans l'oubli, mais

25. Oraisonsfunèbres, éd. cit., p: 348 ; Chateaubriand a souvent paraphrasé sur le mode élé-
giaque de la déploration cette méditation sur l'oubli, que reprend eh particulier le père Aubry
dans Atala ; voir Atala, Paris, Garnier, 1958, p. 134:: « Si un homme revenait après sa mort, je
doute qu'il fût revu avec joie, par ceux-là même qui ont donné le plus de larmes à sa mémoire » ;
voir aussi René, Paris, Garnier, 1958, p. 224': «Qu'est-ce donc que l'hommedont la mémoire
périt si vite ?...», et MOT, éd. cit., t. II,--p". 29.
:
26. Voir ViedeRdhcé, éd. cit., t. II, p. 212 et 307. '.'
27. Mélanges littéraires, OEuvres complètes, Paris, Furne,1841* p. 160. -.''•
28. Oraisonsfunèbres, éd. cit., p. 174.
'".'-29. MOT, n,XXH\25, II, p..545. .
t.
1080 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

les exhumations sous la Terreur ont brisé la continuité même de la


mémoire. Chateaubriand déclare alors, en une nouvelle condensation du
texte de Bossuet :
« Et bien, peuple royal de fantômes », je me cite (je ne suis plus que le
temps), « voudriez-vous revivre au prix d'une couronne ? le trône vous tente-
t-il encore ? Vous secouez vos têtes, et vous vous recouchez lentement dans
vos cercueils »30.
L'identification de la voix de Chateaubriand à celle de Bossuet, se
manifestait déjà au dernier tome des Mémoires, lorsque Chateaubriand
répétait à Bossuet les propres paroles de l'orateur31 ; dans la phrase que
nous venons de citer, elle est devenue si complète et si intime que
Chateaubriand en se citant lui-même paraphrase Bossuet tout en affirmant
que son moi n'est plus que le temps. Du reste, cette parenthèse, «je ne
suis plus que le temps », nous semble être une belle réponse à Y'Oraison
funèbre de Yolande de Monterby où Bossuet écrivait :
Tout mon être dépendant du temps, (...) il s'ensuit que (...) si je ne suis le
temps, je me perds, parce que ma vie demeure arrêtée ; et d'autre part, si je suis le
temps, qui se perd et coule toujours, je me perds nécessairement avec lui.

L'être n'est que par le temps, déclare Bossuet ; Chateaubriand répond


que la voix de l'écrivain n'est que le témoin du temps, jusqu'à se perdre
dans ce temps même, jusqu'à n'être plus que l'écho de textes enfouis. Or,
qu'est-ce que la citation sinon précisément la marque par excellence de
l'insertion dans le texte d'une profondeur temporelle? Cette incise de
Chateaubriand — « Je me cite, (je ne suis plus que le temps) » — nous
semble dès lors essentielle puisqu'elle éclaire de façon plus générale le
statut que prennent les citations, les emprunts ou les paraphrases de
Bossuet dans l'oeuvre de Chateaubriand. En effet, si de Bossuet il n'est
resté qu'une pierre, si le monde dans lequel il vivait s'est définitivement
écroulé sans que l'on puisse espérer le ressusciter par un simple retour au
passé, si les traces des héros dont l'orateur célébrait la mémoire se sont
désormais effacées, Bossuet n'est plus un monument, il n'est plus qu'une
voix ; en d'autres termes, citer Bossuet, ce n'est plus — ou en tout cas
plus seulement — avoir recours à une auctoritas, mais c'est aussi, et sur-
tout, insérer dans son texte les débris d'un passé, comme autant de
marques du temps. Dès lors, si, selon Chateaubriand, le moi de l'écrivain
« n'est plus que le temps », c'est qu'il se confond avec ces voix du passé
dont, à l'instar de Bossuet, il recueille les débris sans pourtant prétendre
30. Vie de Rancé, éd. cit., t. II, p. 212.
31. MOT, IV, V, 10, Paris, Flammarion, 1982, t. IV, p. 310 : « En rasant le mur de la cathé-
drale de Meaux, j'ai répété à Bossuet ses paroles : "l'homme arrive au tombeau traînant après lui
la longue chaîne de ses espérances trompées" ».
CHATEAUBRIAND ET BOSSUET
1081
.

lès ressusciter, en un texte: où viennent se juxtaposer les «diverses pro-


fondeurs »32 de la mémoire littéraire.
Et si Chateaubrianclchoisit deconvoquer Bossuet en particulier, c'est
d'une part, comme nous l'avonsvu, parce.quêcelui-cin'a cessé dé médi-
ter sur le temps et sur la mort, mais c'est aussi parce qu'il conduit cette
méditation en remontant lui-même dans le temps -par une citation
constante des grand textes de l'Antiquité chrétienne; Citer Bossuet,.;c>est
donc inscrire dans son texte une remarquable densité temporelle. En effet,
lorsque Joubert reprochait à Chateaubriand ses citations quià ;disait-il, ne
sont bonnes qu'à briser les cercles tracés par la magie », il exceptait
<<

Bossuet de cette critique: Bossuet, lui, disait-il, pouvait se permettre de


citer sans rompre le charme de son discours, car il citait en chaire. Et du
reste Chateaubriand lui-même, pour justifier la récurrence des citations
dans Une oeuvre que Ballanche: et Nodier qualifiaient de « mosaïque »3?,
rappelle à Marcêllus que lés plus grands écrivains du siècle de Louis XIV
se sont nourris de citations34 et déclare dans le Génie du christianisme, h
propos de Bossuet : « La citation est si-bien fondue avec le texte qu'elle
ne fait plus qu'un avec lui 35. La fusion, chez Bossuet, entre écriture et
>>

réécriture, entre l'insertion de corps étrangers :au texte et la création per-


sonnelle,; sera donc un modèle pour Chateaubriand;Car c'est bien dans là
tradition chrétienne que l'orateur sacré estallé chercher cesublime qui lui
a permis d'échapper ; aux règles/strictes d'un classicisme étroit; cette
« forée violente et impétueuse » que BossUet attribuait à l'éloquence de
saint PauLet que depuis la fin du xviiie siècle les critiques attribuaient à
Bossuet ; ainsi, l'abbé Maury écrivait par.exemple ;
Bossuet fond si bien les pensées de l'Écriture avec les siennes, qu'on croirait :
qu'il les crée, ou du'moins, qu'elles ont été conçues pouf l'usage qu'il en fait (...).
Il n'est donc pas moins original lorsqu'il cite que lorsqu'il crée36. '
C'est en effet dans le sublime homérique ou dans récriture biblique,
où « chaque verset s'étonne du verset qui l'a précédé »37, que Bossuet a
trouvé ce que Chateaubriand désigne comme « une sorte de brusquerie: de
pensée et de style »38i et il a emprunté aux Pères de l'Eglise une audace

32. Dans cette.perspective, le texte littéraire est semblable aux diverses couches de la
mémoire : «Chacun de nous, en fouillant à diverses profondeurs dans sa mémoire, retrouvé une
autre couche de morts, d'autres sentimentséteints, d'autres chimères:,. » (MOT, IY-VI, 4)." ,.
3.3. Nodier, Mélangés jdé littérature et dé critique, 1820,1.1, p..273 sq., cfedans Al Kettler,
Lettres de Ballanche à Madame Récamier,p. 103et Ballanche, lettre du 14 mars 1816.
34,Voir Marcêllus, Chateaubriandet son temps, p. 112-113 et 288-289:
35- Génie du christianisme, in, IV, 4, éd. cit; t. H, p.20.
36. Sermons; choisis de Bossuet, précédés de réflexions sur lesnouveaux sermons'deBossuet,
par l'abbé Maurj'j. Paris, Grapëlet, 1803.
3J: Génie du christianisme, Il,V 4, éd. cit., t: :I, p. 371. -
: 38 Ibid.,III II 5t I p
423.:
1082 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIREDE LA FRANCE

des tours et des images qui fait de lui, aux yeux de Chateaubriand ou de
Fontanes, un « poète »39. Le « nouveau Chrysostome »40 a donc été placé
«sur les confins de deux Empires opposés», selon l'expression de
Villemain41 ; il a annoncé l'avenir en exhumant le passé, et en remontant
au génie de l'Antiquité, il a, paradoxalement, créé une langue dont
d'Aiembert ou La Harpe disaient que personne ne l'avait parlée avant lui42
— idée que Chateaubriand a reprise dans le Génie du christianisme lors-
qu'il écrit : « l'évêque de Meaux a créé une langue que lui seul a par-
lée »43. Bossuet s'est donc fait le passeur d'un monde à l'autre, échappant
ainsi au.conformisme des nonnes esthétiques de son temps.
Or, comme Bossuet, Chateaubriand a lui aussi puisé son originalité
dans les textes du passé dont il s'est imprégné et nourri, et il a été, selon
son propre mot, «placé entre deux univers pour en être le lien»44.
Comme lui, Chateaubriand a le sentiment d'avoir forgé, dans sa résurrec-
tion du passé, une langue nouvelle, une langue que, déclare-t-il, Fontanes
ne parlait pas encore45. Et lorsque l'abbé Maury nous dit que Bossuet
insérait dans sa langue le style métaphorique dont il trouvait le modèle
dans les Saintes Écritures, pour nous transporter dans une « région incon-
nue », on pense à Chateaubriand qui déclarait avoir, par une traduction
fidèle et littérale du Paradis Perdu de Milton, ressuscité Une langue nou-
velle, pleines d'images inconnues, elles-mêmes empruntées à, la poésie
des Anciens46. De fait, comme. Bossuet, chez qui/les «termes avaient
changé d'acception et le langage fut bouleversé comme le coeur »47, selon
l'expression même du Génie, et qui a su dépasser les normes du beau
classique par ce sublime qui persuade contre les règles43, René, nous dit

39. Voir Génie du christianisme, III, TV, 4, éd. cit., t. II, p. 23, et Villemain, La Tribune
moderne. M. de Chateaubriand, Paris, Michel Lévy, 1958, p. 74 : « M. de Fontanes, l'imagina-
tion pleine de Virgile et de Milton, et adorant Bossuet comme on adore un poète... ». On peut
noter cependant que, dans son Siècle de Louis XIV, Voltaire parlait, à propos des Oraisons
funèbres, d'une « grandeur majestueuse qui tient un peu,de la poésie »,
'' 40. MOT, II, XVIII, 4, éd. cit., t.n, p. 240. '
41. Villemain, Essai sur l'oraison funèbre, préface à Choix d'oraisons funèbres de Bossuet,
Fléchier, Massillon, Bourdaloue, Mascaron, Paris, Testu, 1813, p. 42.
42. La Harpe, Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne, Paris, Didier, 1834, p. 756.
et d'AIembert, op. cit., p. 145-146 : « on croirait que la langue dont il se sert n'a été créée que
pour lui ».
43. Génie du christianisme, III, IV, 4, éd. cit., p. 20.
44. MOT, II, XIII, 11, éd. cit., t. II, p. 53.
45: MOT, I, XI, 3, éd. cit., 1.1, p. 594.
46. Vas.Essai sur la littérature anglaise suivi du Paradis perdu et de poèmes traduits de l'an-
glais, Paris, Furne, 1843, p. 336.
47. Génie du christianisme, III, IV, 4, éd. cit., t. II, p. 21.
48. Voir Bossuet, Panégyrique de l'apôtre saint Paul, dans OEuvres, Paris, Gallimard, 1961,
p. 357 : « De là vient que nous admirons dans ses admirables Epîtres une certaine vertu plus
qu'humaine qui persuade contre les règles, ou plutôt qui ne persuade pas tant qu'elle captive les
entendements ; qui ne flatte pas les oreilles, mais qui porte ses coups droit au coeur ». -..
CHATEAUBRIAND ET BOSSUET 1083

Chateaubriand dans son Essai sur les Révolutions, « détourne les mots de
leur acception naturelle »49, et crée ainsi cette voix qui elle aussi « semble
venir d'une région inconnue » 50. Et plus généralement, il puise le fonde-
ment même du vague des passions dans l'inanitas augustinienne, dans le
« vide du coeur », et dans la méditation sur ce que Bossuet appelait « la
persécution de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie humaine,
depuis que l'homme a perdu le goût de Dieu »51.
Du reste, si Bossuet s'est nourri des oeuvres du passé, il n'a pas pour
autant puisé en elles de nostalgie pour une Antiquité idéalisée s'il a pu
fondre dans son oeuvre le passé et l'avenir, c'est parce qu'il a aussi vécu
dans son temps, parce que « son corps était dans le monde et son esprit au
désert »52, tout comme Chateaubriand a mis « [sa] main dans le siècle et
[son] esprit au désert » 53. Et cette relation de Bossuet avec le passé peut
être utilement éclairée par sa confrontation avec la vision du passé chez
Rancé. De fait, au contraire de Bossuet, Rancé, par sa rupture avec le
monde, et « en voulant faire retourner l'humanité aux rigueurs de
l'Orient », s'est trompé « de siècle et de climat » 54. Chateaubriand oppose
alors à la terrible aphonie de Rancé cette voix de Bossuet qui s'élève
au coeur même d'un monde dont il affirme le néant, entre le siècle et
l'éternité. Le Bossuet de la Vie de Rancé tente donc de forcer le silence
du « dernier des solitaires » en le poussant à écrire et à publier ses
oeuvres. Car Bossuet, « émerveillé » par les textes de Rancé, croyait
encore à la puissance de ces mots pour lesquels le solitaire de la Trappe
n'avait plus que méfiance. Si donc Rancé est l'homme de l'oubli, qui
tentera toute sa vie d'imposer le silence aux fantômes qui le hantent,
Bossuet est la voix du souvenir, qui immortalise ceux qu'il rencontre, qui
exhume, non seulement la mémoire des hommes et des peuples, mais
aussi cette mémoire littéraire et religieuse dont il se nourrit et qui fait
de son texte la superposition de couches temporelles, comme autant de
réminiscences. Dès lors, le dialogue entre Rancé et Bossuet figure en
quelque sorte la tension, qui parcourt les Mémoires et plus encore la
Vie de Rancé, entre d'une part l'aspiration à immortaliser une vie par
la biographie ou l'autobiographie, et d'autre part la conscience de la
vanité de cette entreprise. Ainsi, dans la Vie de Rancé, Chateaubriand
rappelle le souvenir de celui qui déclarait pourtant que « le propre d'un

49, Essai sur les Révolutions, Gallimard,1958,p. 270.


: 50. MOT éd.:cit,II,VlII,9 t II,p,275
51. Bossuet; Lettre au .Père Caffqro contre les spectacles(1694),cité dans Marcellus, op. cit.,
p. 30 et parSainterBéuve,Chateaubriand'etson groupe littéraire sous l'Empire,:!, 3%0.
52: Géniedu chritianisme III,IV
53. MOT,IV,Xll, 9.
4 éd
cit t
II
p 20
54. Me de Rancé, éd: cit.,t. Il, p. 290
1084 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

chrétien est d'être sans souvenir, sans mémoire et sans ressentiment » 55 ; il


va ainsi plus loin encore que Bossuet en allant jusqu'à écrire la vie de
celui qui avait renfermé en lui-même son histoire. Mais en même temps,
lorsqu'il évoque la Trappe, c'est moins pour en montrer la pérennité, que
pour témoigner de l'impossibilité qu'il y aurait à la faire revivre: la
Trappe, nous dit-il, a été ensevelie sous les ruines, et il serait vain de la
déblayer, car « on ne s'arrête plus pour écouter les échos des vieux mal-
heurs »56. Pourquoi donc en écrire l'histoire ?
Ce paradoxe est également celui qui caractérise la démarche même
dès Oraisons funèbres : Bossuet évoque la mémoire du défunt, tout en
affirmant que le souvenir périt très vite dans la mémoire des hommes. Il
affirme donc dans un même temps l'immortalité du prince et la fatalité de
l'oubli ; il énumère les titres de gloire tout en rappelant « combien promp-
tement disparaissent tous les fantômes du monde»57. Or, cette tension
propreàl'oraison funèbre traverse aussi le récit que fait Chateaubriand de
la vie du grand réformateur de la Trappe — récit qui aurait dû se rappro-
cher de la légende, et qui s'en situe pourtant à l'opposé, précisément parce
qu'au lieu d'immortaliser une vie dans ce qui de tout temps « devra être
lu », il affirme que Rancé est tombé dans l'oubli et qu'il est finalement
vain de vouloir faire revivre la Trappe. Et c'est là aussi la raison pour
laquelle Chateaubriand rompt avec le topos d'exorde du roman historique,
à savoir la description d'un monument qui marque la pérennité du passé :
dans la Vie de Rancé, non seulement la Trappe est en ruines, mais, comme
dans la dernière partie des Mémoires, ces ruines ne parlent plus58. Et la
conclusion du premier livre de la Vie de Rancé résume bien cette tension
propre à l'écriture de l'oraison funèbre
Quand vous remueriez ces souvenirs qui s'en vont en poussière, qu'en reti-
reriez-vous, sinon une nouvelle preuve du néant de l'homme ? Ce sont des
jeux finis que des fantômes retracent* dans les cimetières avant la première heure
du jour59.

Le texte littéraire est donc lui aussi, comme le contenu qu'il décrit,
voué à l'oubli, ce que Chateaubriand avait déjà évoqué à plusieurs
reprises dans ses développements sur la mort des langues60. Par là même,
il prolonge et amplifie la méditation de Bossuet sur « ce je ne sais quoi

55. Ibid., p. 223.


56. Ibid., p. 337.
57. Oraison funèbre du prince de Condé, dans Oraisonsfunèbres, éd. cit., p. 407.
58. Voir par exemple MOT, IV, V, 9, à propos des raines d'un monastère en Allemagne : « Là
furent des passions qui appelèrent le silence et le repos avant le dernier repos et le dernier
silence. Trouvèrent-elles ce qu'elles cherchaient ? ces ruines ne le diront pas ».
59. Vie de Rancé, éd. cit., 1.1, p. 83.
60. Voir Essai sur la littérature anglaise, p. 260-261 et MOT, II, VIII, 9 et III, III, 12.
CHATEAUBRIAND ET BOSSUET 1085

qui n'aura plus de nom dans aucune langue »61 : la langue même dans
laquelle parle Bossuet hé sera bientôt plus qu'une langue morte et qui ne
sera plus présente que dans le chant d'une grive. Ainsi, aptes avoir cité les
derniers mots de l'oraison du prince de Condé, Chateaubriand écrit :
Soyez donc Bossuet, pour qu'en dernier résultat votre chef-d'oeuvre survive,
dans la mémoire d'un oiseau, à votre langage et à votre souvenir chez les hommes62.

Et cette réflexion sur la perte de la mémoire, bien que déjà présente


dans les toutes premières oeuvres de Chateaubriand, ne fera que s'anrpli-
fier dans le contexte mental et culturel de l'après 1830 : que restera-t-il
donc, pour ce que Chateaubriand appelle une « génération qui n'appar-
tient plus au passé »63,-de ce Grand Siècle qui, comme la Trappe, n'est
plus qu'un « objet de curiosité »64.? L'évocation constante, dans la Vie de
Rancé, de l'oubli dans lequel sont tombées les oeuvres du xvnc siècle se
fait alors l'écho d'une évolution générale depuis la fin des années 1820 :
certes les progrès de l'érudition ont rendu possible une connaissance nou-
velle et plus complète de ce siècle, mais.les écrivains n'en sont plus, selon
le mot de Sainte-Beuve dans un article sur Fontanes, des_« reflets prolon-
gés »65 ; les historiens tentent certes de faire revivre, par une critique éru-
dite et objective, un passé devenu lointain, mais les auteurs du xviie siècle
sont désormais rangés sous la rubrique de « littérature ancienne »66.
Ballanche peut donc écrire : « bientôt, la littérature classique ne sera plus
que de l'archéologie »67.:
Mais chez Chateaubriand, la réflexion sur la postérité du texte de
Bossuet dépasse la question de la relation à un siècle en particulier : elle
met en jeu la notion même de mémoire littéraire. De fait, à la métaphore
humaniste du monument éternel avec lequel rivalisait le texte littéraire68,
fait place, chez Chateaubriand, celle de l'écho transmis par le chant,; ici, le
chant de la grive, ou ailleurs, le chant deJ'alouette qu'aucun voyageur

61. Bossuet,-Oraison funèbre de Henrietted'Angleterre, dans Oraisons-funèbres, éd. cit.,


p. 173 : « il [notre corps] devient un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue ; tant
il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses mal-
heureux restes ».
- ' 62. MOT, I, VII, 11, éd. citr, L I, p. 422.
63. MOT, IV, XI, 2.
64. Vie de Rancé, éd. cit., t.H, p. 352. ?
65. Portraits littéraires, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 557. '
"66. Voir Sainte-Beuve, note à l'article « Boileau », dans Portraits littéraires, éd. cit., p. 5 ; il
rappelle aUssi dans ses Causeries du lundi (I, p. 115) le scandale qui éclata lorsque pour la pre-
mière fois on osa dire que la littérature du xvir- siècle était «une littérature admirable mais
ancienne». / '
67. Ballanche, Essai sur les institutions sociales, OEuvres, 1833, t. H, p. 103,. cité dans
A. Kettler, Lettres de Ballanche à Mme Récamier, Paris Champion, 1996, p. 118-119.
68. Voir F. Joukovsky, La gloire dans la poésie française et néolatine du XVI' siècle, Genève,
Droz, 1969.
1086 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

« n'entendra jamais dans les champs de Vérone sans se rappeler Shakes-


peare»69, ou enfin, cette «canzone solitaire», échappée de la tombe de
Pétrarque et qui « continue à charmer le Vaucluse d'une immortelle mélan-
colie »70. Aussi, le message du Siècle de Louis XIV de Voltaire est-il très net-
tement infléchi : chez Chateaubriand, les oeuvres de Bossuet et de ses
contemporains ne sont pas des «temples du goût», des «lieux de mé-
moire », sièges d'une commémoration collective ; la mémoire littéraire se
transmet plutôt comme le chant d'une grive qui fait écho, chez le lecteur, à
ses souvenirs les plus intimes. La mémoire littéraire/loin d'être figée en une
célébration du siècle classique,'est donc aussi, et peut-être surtout, une
mémoire « affective » et involontaire, cette « voix d'un rêve oublié »7', sem-
blable aux souvenirs dont Rancé rie parvient à se défaire. Ainsi dans l'oeuvre
de Chateaubriand, la citation ou la réécriture scellent moins la consécration
d'une auctoritas qu'elles ne témoignent d'une communion des voix.
Mais en dernier lieu, et pour conclure, on peut noter que ce que
Chateaubriand dégage du siècle de Louis XIV, c'est aussi, par delà cette
fusion des voix, la nostalgie d'une voix absente : en effet,, le vieux roi
Louis XIV descendaitle dernier dans la tombé et, nous dit Chateaubriand,
« il hé trouve auprès de lui pour parler de son siècle que le vieux duc de
Villéroi »72. La voix de Bossuet à donc manqué à celui qui, selon le mot
de là Lettre à Fontanes13, a «survécu à son siècle», au moment où
« parmi les débris du passé se remuaient les premiers nés de l'avenir »74.
Or, dans les Mémoires, Chateaubriand se demande pourquoi lui-même a
« survécu au siècle et aux hommes à qui [il] n'appartenai[t] plus par la
date de [sa] vie »75, lui qui se situe alors, comme Louis XIV, entre « un
ancien monde [qui] finit et le nouveau [qui] commence »76^ Ainsi, comme
Louis XIV, Chateaubriand ne trouvera pas de voix pour témoigner de sa
mort et pour faire le lien entre le monde qu'il quitte et cette aurore dont il
ne verra pas se lever le soleil. C'est pourquoi l'auteur des Mémoires com-
blera lui-même, comme par anticipation, l'absence d'un nouveau Bossuet,
immortalisera lui-même sa propre mémoire et se fera le passeur entre les
deux rives en dévenant à son tour celte « voix dolente des regrets du
passé, et qui sonne le couvre-feu »77.
69. MOT, IV, VI, 4.
70. MOT, II, XIV, 2, éd. cit., p. 70.
71. Chateaubriandqualifiait ainsi les vers de Marcelle : « Paroles de poésie et de langueur,
voix d'un rêve oublié, chagrin d'un songe » (Vie de Rancé, éd. cit., 1.1, p. 79).
72. MOT, IV, IV, 14.
73. Lettre à Fontanes, sur la campagne romaine (10 janvier 1804), dans OEuvres romanesques
et voyages, Paris, Gallimard, 1969, t. II, p.1487.
74. Vie de Rancé, éd. cit., t. II, p. 351.
75. MOT, II, XXIV, 17, éd. cit., t. II, p. 712-713.
76.MOT,lV, Xn, 10.
77. MOT, II, XXIV, 17, éd. cit., t. Il, p. 712.
U CHATÉAUBRlAND MYTHGGRAPHE.
AÙTOBIOGRAPHIE
ET INJONCTION DU MYTHE,
DANS LES MÉMOIRES D'OUTRE -TOMBE

/ JËAN-CHRISTOPHE CAVALLIN*

Dans une lettre de mars 1816 à madame Récamier, Ballanche critique


l'épopée des Martyrs, à ses yeux trop imitée des anciens, et écrit de la
composition de Chateaubriand :
Elle n'est qu'une mosaïque très belle à la vérité, mais une mosaïque. On y
retrouve Homère et Virgile, la Bible et Ovide, traduits quelquefois textuellement1.
Homère et Virgile, la Bible et Ovide. Dans les Mémoires d'oulre-
tombe surabondent les traductions textuelles et non explicitées de grands
textes classiques. Le « Maintenant adieu, souvenez-vous de mon fils »2
que Charlotte Ives, devenue Lady Sutton, prononce en 1826 en quittant
Chateaubriand est une traduction textuelle du « Jamque vale, et nati serva
communis amorem »3 que le fantôme de Creuse soupire à son époux Enée
fuyant la ruine de Pergame. Le « mon frère n'avait pas encore quitté la
robe »4 appliqué à Jean-Baptiste Chateaubriand, frère du mémorialiste,
lors de sa présentation à Louis XVI, est une traduction textuelle du
« neque adhuc projecerat héros virgineos habitus »5 des Métamorphoses

;* Université de Vérone,,
l.Af Kettler,,Lettres ;de _
Ballanche à madame Récamier, Honoré Chanipïon, Paris, 19S6,

160.
2;Chateaubriand, Mémoires;d'outre-tombe (abrév/: MOT),[p. 464, Édition -dû Centenaire,
Flammarion; Paris, 1982, tome: 1, p. 464.
3. Virgile, Enéide, Livrëll, y:-789. :
4.MOT,l,p:
5. Ovide, Métamorphoses, XiK,y. 164-165.

RHLF, 1998,n° 6, p.. 1087-1098 / :


1088 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

d'Ovide, appliquée à Achille travesti en jeune vierge parmi les filles de


Lycomède. La description de la halte de l'homme des Mémoires et de
madame de Récamier sur l'île de Maïnau6, dans l'été 1832, est une tra-
duction littérale de la description que le Tasse donne des jardins enchan-
tés d'Armide7 dans le seizième livre de La Jérusalem délivrée. L'avant-
dernier chapitre des Mémoires, rendant compte d'une promenade du
mémorialiste autour des arches interrompues de l'aqueduc de Maintenon8,
multiplie les références cryptiques à l'épisode de l'arche de Noé arrêtée
sur le mont Ararat et interrompue dans sa traversée du déluge.
On pourrait ainsi multiplier les citations et palimpsestes, tous impli-
cites, à travers lesquels les Mémoires font revivre les textes, les épisodes
et les personnages classiques sous les vêtements de cette histoire moderne
que représente la vie du mémorialiste. On pourrait multiplier les citations,
et notre érudition s'épuiserait bien plus tôt de concevoir que la virtuosité
et l'immense culture de Chateaubriand de fournir. Aussi bien l'importance
de tels réemplois cryptiques ne réside-t-elle pas tant dans leur utilisation
massive que dans leur statut poétique singulier. Les uns et les autres ne
sont pas tant des tessons isolés, ornant et antiquisant le texte des
Mémoires de leurs nombreux caprices que les indices, en chaque point,
d'une cohérence sous-jacente et d'une logique symbolique qu'il est néces-
saire d'exhumer.
Afin de mieux définir la fonction éthico-poétique de cette constante
imitation des anciens dans les Mémoires d'outre-tombe, nous voudrions
donner quelques exemples de cohérences profondes qu'y crée le palimp-
seste de fragments de textes classiques.
Dans le quatrième livre de la première partie des Mémoires, double
récit de ses débuts dans la carrière militaire et de ses congés de semestre
dans les cercles littéraires parisiens, la recollection et la lecture analogique
de ces divers tessons de textes classiques permet de constater que le
mémorialiste configure son récit sur celui d'Achille soldat et musicien
caché et travesti parmi les filles de Lycomède. Certains fragments des
pages d'Ovide sur la découverte d'Achille par Ulysse sont textuellement
traduits par le mémorialiste, mais Ovide jamais cité. L'incrustation cryp-
tique de ces fragments transforme le récit mémorialiste en une riche médi-
tation sur les grandeurs et les misères respectives de la mâle renommée
militaire et de la plus ambiguë renommée littéraire, soit de l'épée et de la
plume, en même temps qu'elle propose, sous une forme mythique, une
redéfinition profonde de la création poétique post-révolutionnaire, créa-

6. MOT, IV, IL
7. Le Tasse, La Jérusalem délivrée, chant XVI, 9-12.
8. MOT, IV, X.
CHATEAUBRIAND MYTHOGRAPHE 1089

tion hybride d'un instrument qui est tout à la fois une lyre épique et une
épée lyrique9.-
Autre exemple. Dans son récit de sa traversée de l'Atlantique vers les
Etats-Unis, Chateaubriand hybride les deux légendes analogiques de
Moïse traversant le désert de l'Egypte à la Terre promise et de Noé tra-
versant les eaux du déluge d'un ancien monde détruit à un nouveau
monde a venir. Des séquences àe la Genèse et de l'Exode y sont textuel-
lement traduites, mais les livres saints jamais cités. L'incrustation cryp-
tique de ces séquences configure le portrait de l'homme des Mémoires sur
les archétypes ancestraux des deux grands passeurs bibliques et « agran-
dit » son voyage en Amérique, qui revêt la forme d'un grand mythe de
passage, non pas celui du Nord-Ouest, que le jeune homme allait cher-
cher, mais du passé à l'avenir, c'est-à-dire de l'ancien continent et de l'an-
cien régime monarchique vers le nouveau continent et le nouveau régime
démocratique des Etats-Unis.
Autre exemple encore. Dans le récit de son émigration anglaise et de
ses tristes amours avec la jeune Charlotte Bungay, Chateaubriand hybride
les deux épisodes d'Énée retardé à Carthage entre la destruction de Troie
et la fondation de Rome, et du Dante accueilli par Béatrice à l'entrée du
Paradis. Divers fragments de l'Enéide et de la Divine Comédie y sont tex-
tuellement traduits, mais leurs sources jamais citées. Le visage de
l'homme des Mémoires est ainsi configuré, de façon cryptique, sur celui
d'Énée et sur celui du narrateur de la Divine Comédie, tandis que celui de
Charlotte Bungay se compose-d'une hybridation des divers caractères
mythiques de Dicton et de Béatrice. Cette configuration mythographique,
pourvu qu'on sache en lire en série les indices analogiques fournis par des
fragments de citations isolés, fait du récit de l'émigration anglaise une
longue méditation allégorique sur le douloureux cycle d'initiation, de
sacrifice et d'expiation nécessaire au progrès palingénésique d'une
époque et d'une personnalité.
Dernier exemple. Dans son récit de son séjour dans les montagnes
suisses, entre la France et l'Italie; dans l'été 1832, Chateaubriandhybride
les diverses légendes de Moïse sur le mont Abarim, entre sa terre natale
d'Egypte et les champs de la Terre promise; d'Énée arrêté à Carthage;
entre Pergame détruite et Pergâme reconstruite, et de Renaud retardé dans
les beaux jardins d'Armide entre Jérusalem perdue et Jérusalem recon-
quise. Des fragments de la Bible, de Virgile et du Tasse y sont textuelle-
ment traduits, quoique jamais cités. Leur incrustationcryptique configure
le portrait de l'homme des Mémoires sur les archétypes mythiques d'Énée

9. « On veut que les Français soient fils d'Hector : je croirais plutôt qu'ils sont fils d'Achille,
car ils manient, comme ce héros, la lyre et l'épée ». MOT, 11, VU, 4, p. 270.
1090 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

et de Renaud, et celui de madame Récamier, présente à ses côtés en


Suisse, sur les grandes ancestralités légendaires de la carthaginoise Didon
et de l'enchanteresse Armide. Tout l'épisode suisse se dépouille ainsi de
sa singularité biographique et devient une méditation historique et spiri-
tualiste sur les rapports dialectiques qu'entretiennent, pour les générations
post-révolutionnaires, les trois notions de terre natale, de terre d'exil et de
terre promise, c'est-à-dire du passé, du présent et de l'avenir.
Une telle redéfinition à caractère mythographique de la séquentiation
des Mémoires implique une profonde et complète redéfinition de l'éthique
autobiographique de Chateaubriand. On se trompe et on est déçu à lire les
Mémoires comme un texte de nature confessionnelle. Ils sont un texte
figuratif où le sens clair n'est que l'enveloppe d'un autre discours, qui le
configure, et obéit quant à lui à une autre logique — soit une logique de
symbolisation historique et providentialiste. Dans le langage des Études
historiques, on pourrait dire que, dans les Mémoires, la vérité individuelle
n'est que le symbole ou l'incarnation de la vérité historique ou « histoire
des destinées d'un peuple », et de la vérité religieuse ou « ordre de la pro-
vidence divine ».
Afin de mieux comprendre le statut singulier de ces innombrables
palimpsestes cryptiques entaillant le récit des Mémoires d'outre-tombe, il
est nécessaire de prendre en compte la genèse de l'éthique autobiogra-
phique présidant à la composition de l'oeuvre et, avant tout, de repérer les
sources théoriques de cette éthique inattendue.
Dans l'année 1830, Chateaubriand abandonne à la fois sa carrière poli-
tique et son projet d'écrire une grande histoire de France. Il reporte alors
sur les Mémoires son grand dessein de représenter les destinées histo-
riques de son peuple et de son époque. Il en complète les parties non
encore écrites et en agrandit les parties déjà écrites pour douer le récit des
événements privés de sa vie d'une portée générale, soit d'une signification
allégorique universelle insuffisamment accentuée lors de leur première
rédaction.,Le discours des Mémoires passe ainsi de l'ordre individuel du
récit de vie à l'ordre exemplaire de la mythologie historique, et de l'ordre
de la narration biographique à celui de l'épopée symbolique des destinées
générales de l'humanité. C'est le sens de la très célèbre citation de la
Préface testamentaire des Mémoires :
Si j'étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans
mes mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes, l'épopée
de mon temps, d'autant plus que j'ai vu finir et commencer un monde, et que
les caractères opposés de cette fin et de ce commencement se trouvent mêlés dans
mes opinions10.

10. MOT, Préface testamentaire, p. 4.


CHATEAUBRIAND MYTHOGRAPHE 1091

Dans cette déclaration programmatique, Chateaubriand définit l'esthé-


tique générale de son grand-oeuvre autobiographique.On y peut lire, d'une
part, la formulation synthétique an mythe originaire de mort et de-renais-
sance dont là dimension cosmogonique configure toutes les parties de l'ou-
vrage (la geste originaire de ce mythe étant la Révolution française) ; et,
d'autre part, la formulation de ce principe génétique de l'éthique des
Mémoires qu'est le principe de double inclusion figurative de l'histoire de
l'homme dans l'histoire de son temps et de l'histoire de son temps dans
l'histoire de l'homme : dans la personnedu mémorialiste sont inscrites et
représentéesles catastrophes et l'épopée de son époque, tandis quelamême
dualité de passé et d'avenir compose à la fois la formule génétique de
l'homme («les caractères opposés de cette fin et de ce commencement se
trouvent mêlés dans mes opinions ») et là formule historique de son temps.
En tant qu'ils entendent représenter l'odyssée de leur époque dans la
personne d'Un homme, les Mémoires sont donc, non pas du tout l'affabu-
lation mythomaniaque d'une subjectivité complaisammeht appliquée à sa
propre exaltation, mais bien, au sens lé plus objectif, la manifestation
mythologique de l'essence de cette époque à travers la révélation de là
vérité spirituelle d'une existence.
Afin de douer Sa personne de la faculté d'allégoriser la période histo-
rique qui était là sienne, Chateaubriand se servit des théories fondamentales
de ces deux grands théoriciens du mythe que furent le Giambattista Vico de
Là Scienza riuova et le Pierre-Simon Ballanche des Essais de palingénésie
sociale. Une présentation détaillée des thèses de ces deux historiens-phi-
losophes se peut lire dans la préface des Études historiques, ouvrage
immédiatement antérieur à la refonte des Mémoires selon la nouvelle
perspective dû << grand dessein » de symbolisation historico-spiritualiste.
Pour Vico et selon les termes du/Chateaubriand des Études, histo-
riquesi les mythes et les histoires légendaires des débuts de l'humanité
sont des fables vraies dans lesquelles se peut déchiffrer toute l'histoire
civile des peuples primitifs. « Hercule, Hermès, Orphée, Romulus écrit
Chateaubriand, sont, pour Vico, le typejdéal des moeurs et des idées d'une
époque; »". Dans ces figures héroïques, les poètes mythographes des
débuts de l'humanité «allégorisentles temps » 12.
La Préface testamentaire des Mémoires\ ne dit pas autre chose:
Uhomme dès Mémoires est une allégorie des temps dans lesquels sa vie
fut plongée et son portrait doit donc être lu et déchiffré comme un de ces
universels fantastiques (universàlè fahtastico) où types idéaux (tipo
idéale) ou caractères poétiques (carqttéro poetico) des mythes primitifs.

11. Études historiques sur la chute de l'empire romain, Chez Ledentu Libraire, Paris, 1834,
Préface, p. 60. /
'''/
ll.lbid. :-
1092 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Chacune de ses actions doit être envisagée à la fois comme une action
individuelle, c'est-à-dire comme un élément de sa biographie, et comme
une allégorie mythique, c'est-à-dire comme le chiffre d'une intelligence
mythique.
Ballanche, quant à lui, fort des principes herméneutiques du philo-
sophe napolitain, déchiffre toute l'histoire universelle selon une loi ou
« formule générale » qui n'est que « le développement des deux dogmes
générateurs de la déchéance et de. la réhabilitation, dogmes qui se retrou-
vent dans toutes les traditions générales de l'humanité et qui sont le chris-
tianisme même » 13. Les héros de la mythologie comme les acteurs de
l'histoire légendaire ne sont que des essences symboliques qu'il faut
déchiffrer dans un sens providentiel et mystique faisant de l'histoire une
longue et douloureuse suite de cycles d'initiations palingénésiques,
chaque initiation impliquant un sacrifice et chaque sacrifice, à son tour,
impliquant une expiation, soit un cycle de régénération dialectique entre
humanité perdue et humanité rachetée.
Délivré des contraintes de genre imposées par l'histoire scientifique,
Chateaubriand a abondamment exploité dans ses mémoires l'enseigne-
ment des grands historiens dont il avait présenté les théories dans ces
Études historiques dont la rédaction est tout juste antérieure à la redéfini-
tion profonde du dessein des Mémoires d'outre-tombe. Il a appliqué à la
relecture-écriture de sa vie à la fois le principe de « lecture allégorique »
de Vico et la « formule générale » ou loi palingénésique de Ballanche. On
comprend bien que l'essentiel d'une telle mythologisation, ou agrandisse-
ment symbolique, n'est pas tant qu'elle fasse perdre de sa véracité ou de
son authenticité biographique au portrait d'homme qu'elle configure ou
transfigure — ce qu'elle ne peut manquer de faire dans les distorsions
qu'elle impose aux accidents de l'existence pour les faire coïncider avec
la règle générale de symbolisation mythique —, mais bien que la transfi-
guration qu'elle opère dote ce récit d'une profondeur de significations et
d'une richesse d'idéalités dont l'aurait privé une écriture plus fidèle aux
faits, c'est-à-dire moins prompte à appliquer aux conjonctures pleines de
hasard et d'aléas d'une existence dans le temps la noble correction de
grandes formules poétiques. La vérité, dans les Mémoires, n'est jamais le
résultat d'une fidélité aux faits, mais toujours le résultat d'une adéquation
aux exigences de l'allégorisation mythographique.
L'écriture autobiographique de Chateaubriand consiste donc en un
double procès de lecture et de réëcriture de son existence ; chacun des
traits de son caractère, chacun des événements de sa vie se trouvent, en un
premier temps, déchiffrés (ou lus) selon une double loi d'allégorisation

13. Études historiques, op. cit., préface, p. 61.


CHATEAUBRIAND MYTHOGRAPHE 1093

historique et de symbolisation du « mythe chrétien », pour être en un


second temps chiffrés (ou écrits) de manière à respecter la double signifi-
cation enveloppée en eux. Le procès de configurationmythique opéré par
l'écriture correspond donc, non pas à une improvisation superfétatoire et
complaisante^ mais à une pratique respectueuse du caractère originaire-
ment figuratif de toute existence. Aussi bien l'écriture des Mémoires est-
elle plutôt mythographique que mythologisante, en ce que l'élément
mythique enveloppé en elle n'est pas un apport ou une création de l'écri-
ture, mais un élément exhumé de la vie elle-même et ultérieurement
enchâssé dans le récit. de celle-ci ; si le Chateaubriand écrivain des
Mémoires est plus mythbgraphe que mythologue, c'est qu'il n'écrit le
mythe de sa vie que dans l'exacte mesure où il lit sa vie comme un mythe,
c'est-à-dire qu'il y déchiffre à la fois l'épopée mythique de son époque et
« le mythe chrétien » renouvelé. En d'autres termes, l'écriture mythogra-
phique du mémorialiste, loin d'être un exercice de mythomanie littéraire,
n'est que la conséquence nécessaire d'une pratique de lecture de soi déri-
vant elle-même d'une philosophie concevant chaque individu comme un
type universalisable, c'est-à-dire Comme une figure dés destinées histo-
riques et spnimelles de l'humanité tout entière.
Nous ne pourrions donner meilleure définition de l'identité poétique
de l'homme des Mémoires que celle que l'Orphée de Ballanche donne de
ce Thamyris qui fut, comme successeur d'Orphée, à la fois « poète mytho-
graphe », hiérophante civilisateur et « chantre de.l'humanité ». Thamyris
parle à Évandre de la transfiguration qu'opéra en sa personne la révélation
de sa mission civilisatrice et déclare
Il me fut annoncé, Évandre, que je serais appelé à remplir les fonctions de
myste dans wï de ces drames sacrés qui sont la gloire du labyrinthe. Mais avant
de revêtir ainsi le caractère et les sentiments d'un personnage symbolique, je
devais être admis à admirer un autre genre de drame, où le spectacle était l'événe-
ment lui-même14.

Chateaubriand voulut peindre en l'homme des Mémoires un homme


qui, à l'instar d'Orphée et de Thamyris, les deux grands poètes mytho-
graphes des débuts de l'humanité, avait joué le rôle de myste dans le
drame sacré de fin et de renouvellement d'un monde qui s'ouvrit sur
les années terribles et profondément palingénésiques de la Révolution, et
qui avait eu « le caractère et les sentiments d? un personnage symbo-
lique », c'est-à-dire avait été capable de représenter le grand dessein pro-
videntiel des destinées humaines à une époque donnée. Le portrait de
l'homme des Mémoires est donc, aux antipodes d'un portrait psycho-

14. Ballanche, Orphée, m OEuvres complètes, Slatkine reprints, 1968,-p. 515.


1094 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

logique, un portrait symbolique à la fois de l'histoire des hommes et de


leurs hautes destinées.
Ce n'est que dans cette perspective générale d'une autobiographie
allégorique que peut se comprendre le statut de la présence cryptique de
fragments de textes classiques dans les Mémoires d'outre-tombe.
Les secrets de la création de « l'homme des Mémoires », c'est-à-
dire du héros central du mythe autobiographique de Chateaubriand, sont
contenus dans la formule génétique de sa figuralité. Le mémorialiste a
employé à la composition de ce héros ces mêmes essences mythiques,
types universels et caractères poétiques dont Vico et Ballanche avaient
longuement démontré la nature figurative. Ces types ancestraux ne sont
autres que les héros et figures légendaires de l'histoire universelle, soit les
grands exemplaires humains du patrimoine culturel occidental. L'homme
des Mémoires est donc un palimpseste derrière lequel transparaissent les
grandes ancestralités fabuleuses célébrées aussi bien par « les croyances
des peuples » que par «i les souvenirs de l'histoire » et par « les chants
des poètes ».
Le caractère inattendu d'une telle conjecture s'estompe un peu si l'on
veut bien réfléchir au fait que Chateaubriand n'a fait que transposer au
domaine de l'autobiographie une méthode communément employée par
les grands auteurs de l'âge classique dans la création de leurs caractères
héroïques. On sait, et Chateaubriand savait, combien les épisodes et les
personnages du Télémaque de Fénelon doivent aux épisodes et aux per-
sonnages de l'Odyssée et de l'Iliade, ce qui paraît assez naturel, mais
encore des livres saints et de l' Enéide. On sait, et Chateaubriand savait,
combien les épisodes et les personnages de la Jérusalem délivrée du Tasse
doivent à Homère et à Virgile. L'imitation des Anciens fut une doctrine et
une pratique assez universellement répandues dans la littérature euro-
péenne pour qu'il soit besoin d'insister, et Chateaubriand l'a en outre
abondamment pratiquée lui-même dans la composition de son épopée
chrétienne des Martyrs.
L'identité littéraire de l'homme des Mémoires est donc le produit, d'es-
sence figurative, d'une identification à diverses ancestralités légendaires,
choisies pour leur aptitude à allégoriser le grand mythe historico-spirituel
retracé par Chateaubriand tout au long de son travail dé mémorialiste.
Qu'une individualité soit considérée comme authentique dans les seules
ressemblances qu'elle présente à l'égard de grands types ou altérités exem-
plaires ; que le discours de la personnalité ne puisse s'exprimer autrement
qu'à travers un discours généalogique de descendances idéales ; que le
principe d'autorité puisse s'appliquer au discours de la vérité individuelle,
voilà autant de postulats témoignant de ce que M. Crouzet appelle une
« bonne volonté mimétique » qui ne deviendra irrecevable que dans l'uni-
CHATEAUBRIANDMYTHOGRAPHE 1095

vers nouveau de la doctrine romantique^ laquelle s'installera « dans, la


contestation nominaliste de tout concept et de toute généralité » 15.
Palimpseste pluriel de diverses figures mythiques, Chateaubriand est
ayant tout l'hybridation de trois grandes figures de passeurs pris eux-
mêmes dans une aventure palingéhésique de fin et de recommencement
d'un monde, c'est-à-dire dans une aventure où apparaît admirablement la
lutte chère à Ballanche du principe statiônnaire et du principe progressif,
soit du principe d'immobilité et du principe de mouvement. Ces trois
figures de passeurs légendàiressont Moïsê> Noé et Énée. Moïse parce que
prophète de l'exode dans le désert entre une terre natale abandonnée et
une terre promise jamais atteinte. Noé parce que nautonier de l'abîme
entre un ancien monde aboli et un nouveau monde à venir. Énée parce que
perpétuel exilé entre Troie-Pergame détruite et Rôme-Pergame recons-
truite. Ces trois passeurs sont des types idéaux parce que chacun à leur
tour des figures de grands conservateurs palingénésiques qui surent éviter
une désastreuse solution de continuité entre le passé et l'avenir en conser-
vant qui la totalité des espèces, qui F arche sainte et qui les pénates pater-
nels pouf les faire revivre, par le biais d'un processus légitime de.« pas-
sation de vertus », sous les formes nouvelles d'une réalité future. À ces
figures principales s'ajoutent par hybridation et de façon topique diverses
figures analogiques secondaires : parmi lesquelles celle de Renaud, dont
la croisade correspond elle aussi à une entreprise de réhabilitation symbo-
lique, celle d'Ulysse, de Colomb, ou encore d'Achille.
De ces archétypes de légende, l'identité de l'homme des Mémoires est
un palimpseste à la fois ductile et métamorphique. La configuration moï-
séenne de certains aspects, caractères ou parties de son récit autobiogra-
phique, par exemple, à laquelle s'emploie le mémorialiste n'est rien
moins que systématique et massive: elle ne s'applique pas de force à
toute son existence, ni n'en résume la vérité ; elle l'éclairé et l'idéalise de
lieu en lieu, avant qu'une autre figure ou un autre modèle, plus conve-
nants localement, c'est-à-dire plus à même d'en accentuer et chiffrer la
pluralité de sens mystiques, ne se superposent à elle, ne s'y combinent ou
ne là relaient pour mieux configurer la richesse de tel autre événement ou
incidence biographique.
Aussi bien nne multitude d'épisodes et de détails narratifs ou descrip-
tifs des Mémoires ne prennent-ils tous leur sens que déchiffrés comme
symboles, segments ou éléments du mythe qu'ils développent.
Nous ne voudrions prendre qu'un exemple d'un de ces chiffres sym-
boliques qui émaillent le texte des Mémoires : l'opposition des roseaux

15. M. Crouzet, La poétique de Stendhal. Essai sur la genèse du romantisme, Paris, Flamma-
rion, 1986, tome 1, p. 19.
1096 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

et des chênes de Combourg. Dans les chapitres consacrés à la Syl-


phide16, Chateaubriand évoque en ces termes les roseaux de l'étang du
château paternel :
Les roseaux agitaient leur champ de quenouilles et de glaives 17.

Cette description a été ajoutée, à une date postérieure à 1830 (c'est-à-


dire postérieure à la redéfinition allégorique de l'éthique des Mémoires),
au Manuscrit de 1826. Les « quenouilles » décrivent les hampes pelu-
cheuses des roseaux, et les « glaives », leurs feuilles lancéolées. La des-
cription paraît pourtant autrement complexe, et évoque confusément
Hercule et la reine Omphale échangeant les emblèmes de leur sexe, lui
tenant la quenouille, elle tenant l'épée. On pense aussi à telle passage des
Études historiques où Chateaubriandécrit :
C'est par les femmes que l'ancienne société s'unit au monde moderne : dans ce
mariage, dont nous sommes nés, les deux sociétés se partagèrent les sexes : la
vieille prit la quenouille, et la jeune l'épée 18.
Et on pense surtout à cet extrait de La Scienza nuova de Vico sur le
passage de l'âge héroïque à l'âge vulgaire (pour le philosophe napolitain,
le mythe d'Hercule est l'allégorie de ce passage de « l'âge des héros ou
Pères de famille » à l'âge de l'histoire vulgaire) :
Après une vie glorieusement remplie et laborieuse (c'est-à-dire une vie
héroïque), Hercule dévient efféminé et file aux pieds d'Omphale, c'est-à-direqu'il
accorde aux plébéiens le droit héroïque des champs. Le mot « viri » des Latins
remplaçait le mot « héros » des Grecs.
Hercule devint furieux pour s'être trempé dans le sang du centaure Nessus, de
ce représentant des plébéiens de natures diverses ou de sang mêlé.
A l'époque du retour de la barbarie, on appelait « biens de la lance » les pro-
priétés féodales, et « biens du fuseau » les propriétés du bourgeois 19.
Qu'est-ce à dire sinon que cette combinaison de la quenouille et du
glaive représente pour Vico le signe iconographique d'une révolution, soit
d'une hybridation sexuelle du politique (le héros de l'âge ancien est le
« vir », c'est-à-dire « homme » ou principe actif, le plébéien de l'âge nou-
veau est le « mulier »20, ou la femme comme catégorie mythique, selon
Vico et Ballanche, c'est-à-dire le principe passif) ? Cette combinaison et
cette confusion de la quenouille et du glaive symbolisent donc la dégéné-

16. MOT, i, in.


17. MOT, I, III, 13, p. 131.
18. Études historiques, op. cit., « Étude quatrième », p. 137.
19. G. Vico, La Scienza nuova, op. cit., Livre II, ehap. V : « Délia politica poetica », p. 468-
469, Biblioteca Universale Rizzoli, Milano, 1977 (notre traduction).
20. « La mulier des XII Tables n'est point pour moi la femme, c'est l'individu frappé du
caractère passif ; c'est l'inops, le plébéien... Mulier est une expression mythique ». Orphée, op.
cit., p. 526.
CHATEAUBRIAND MYTHOGRAPHE 1097

rescence de l'âge héroïque—- mais Chateaubriand n'écrit-il pas ailleurs


que la plume est une « dégénération » de l'épée ?
Aussi bien, la révolution apportée dans la nature du jeune chevalier de
Combourg par la Sylphide, cette révolution qui correspond en lui à la
naissance mythique de la faculté poétique est-elle analogique^dans l'ordre
du mythe, à la révolution qui entraînera la chute de l'Ancien Régime et
l'abâtardissement de l'ordre social. Le personnel et le politique sont inti-
mement liés dans l'ordre du mythe. Une même figure d'hermaphrodisa-
tion de l'ordre viril — figure longuement commentée par Vico et par
Ballanche — sert à chiffrer les deux légendes du devenir poétique de
Chateaubriand et du devenir démocratique de l'ordre politique européen,
l'un et l'autre symbolisés par une figure d'hermaphrodisme.
Une autre opposition enrichit le discours symbolique des chapitres
consacrés à la Sylphide : celle des chênes et des roseaux. Les chênes sont
un emblème iconographique multiplement repris par les différents pro-
logues des premiers livres des Mémoires, déplorant successivement
l'abattis des bois de Combourg etla perte des bois de la Vallée-aux'-loups.
Pourquoi cette opposition radicale entre les chênes perdus et les
roseaux qui ont survécu aux tempêtes de l'histoire des hommes ? Parce
que « les arbres », toujours selon Vico, sont le signe héroïque des souches,
lignages et lignées héroïques, tandis que « les roseaux » sont le symbole
des mariages plébéiens, mariages naturels, fugitifs et sans descendance
parce que non sanctifiés par la: loi. Pour Vico, l'épisode mythologique.
d'Apollon poursuivant Daphné qui se transforme en arbre, donc en
lignage légitime est le symbole des mariages héroïques21, tandis que l'épi-
sode mythologique de Pan poursuivant Syrinx qui lui échappe en se trans-
formant en roseau est le symbole de la sexualité vagabonde et sans
racines à laquelle était condamné le commercium sexualé des mariages
plébéiens ou vulgaires22. Il faudrait lire plus attentivement les chapitres
consacrés à la Sylphide pour se rendre compte à quel point Chateaubriand
a su renouveler les interprétations du philosophe napolitain dans ces
figures d'hybridation et d'hermaphrodisation, dans cette opposition des
chênes et des roseaux de Combourg, les uns abattus et les autres survivant
aux tempêtes révolutionnaires, c'est-à-dire dans ce lent et minutieux pro-
cessus de chiffrage mythographique des lieux de sa propre jeunesse.
Nous soutenons qu'une même lecture herméneutique doit être appli-
quée au déchiffrement de l'ensemble des livres composant les Mémoires
d'outre-tombe, ainsi que des innombrables éléments descriptifs et narra-
tifs composant ces différents livres — qu'il s'agisse, par exemple, du

21. Vico; La Scienza nuova, op. cit., Livre II, chap. IV ; « Dell'iconimica poetica », p. 377.
22. Ibid., chap. V, p. 465.
1098 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

cyprès dépérissant de Pauline auquel Chateaubriandfait allusion dans son


récit de l'exécution du duc d'Enghien et qui est un symbole de l'arbre de
vie dépérissant et oublié dans un paradis terrestre dont les hommes furent
chassés par ce premier meurtre politique de Napoléon, péché originel du
régime, qui dérangea les harmonies de l'univers ; ou qu'il s'agisse encore
des arches interrompues de l'aqueduc de Maintenon, magnifique palimp-
seste derrière lequel transparaît l'arche de Noé arrêtée dans la périlleuse
fin du déluge et qui doué d'un caractère mythique l'interruption de la car-
rière politique du mémorialiste, nouveau Moïse éconduit dans sa grande
oeuvre de restauration conservatrice:
Il existe des manuscrits de Ballanche contenant le plan d'un récit des
« sept jours cosmogoniques » qui vont des États généraux de 1789 à l'exil
de Napoléon. Pour l'auteur d'Orphée, la Révolution était cette « époque si
puissamment palingénésique »23, dans laquelle se pouvait lire comme à
livre ouvert le dogme identique de la déchéance et de la réhabilitation
manifesté dans une de ces grandes périodes d'initiation progressive du
genre humain qui revêt toujours la forme mystérieuse et pénible d'une
épreuve infligée comme expiation. Ballanche n'acheva jamais son grand
projet d'épopée révolutionnaire. Ce fut Chateaubriand qui l'exécuta, non
sans en avoir considérablement modifié le caractère, c'est-à-dire non sans
avoir substitué un type de symbolisation cryptique et figurative au dis-
cours d'une allégorisationexplicite et massive — le même Chateaubriand
qui avait déjà écrit dans ses Martyrs le grand mythe d'expiation palingé-
nésique contenu dans les premiers temps du christianisme.
Dans les Mémoires d'outre-tombe, l'imitation des anciens est donc
une application poétique du principe de renaissance palingénésique.
Fontanes a appris à Chateaubriand à « mettre la langue classique dans la
bouche de ses personnages romantiques » 24. Le mémorialiste s'est sou-
venu de la leçon de son vieux maître. Les gestes de Noé, de Moïse,
d'Énée, de Renaud et de tant d'autres héros bibliques, antiques et chré-
tiens revivent de la vie de l'homme des Mémoires, à laquelle cette confi-
guration cryptique permet d'accéder à l'universalité d'une existence
symbolique. Chateaubriand compile les anciens et en compose, par innu-
trition, le visage du héros de son épopée. L'écriture de sa propre vie est
avant tout une relecture de grandes vies héroïques. Il renouvelle plus qu'il
n'improvise. Dans les Mémoires d'outre-tombe, la mémoire est son génie.

23. Orphée, op. cit., p. 417.


24. MOT, II, I, 11, p. 29.
CHATEAUBRIAND
Et L'ART DE LA CONVERSATION
DANS LES MÉMOIRES DfOUTRE-TOMBE

FABIENNE BERCEGOL*

Il peut paraître surprenant et quelque peu aventureux de prétendre


trouver une réflexion sur l'art de la conversationchez un auteur qui a au
contraire tout fait pour laisser de lui l'image d'un homme amoureux avant
tout de la solitude et des rêveries qu'elle favorise. Chateaubriand n'a de
fait jamais cessé de clamer son horreur de la société et de souligner le
malaise, l'ennui qu'il éprouve à se retrouver dans ces 'salons et autres
lieux de réception mondaine dont sa carrière politique notamment lui
impose la fréquentation. Loin de s'y habituer, nous le voyons au contraire
être de plus en plus tenté de laisser là toute gloire, pour s'enfuir à jamais
dans quelque humble retraite. Qu'il suffise ici de rappeler les véritables
« supplices »' que sont pour le jeune homme nouvellement arrivé de sa
province ses apparitions contraintes à la cour de Louis XVI et le bonheur
inexprimable avec lequel il s'y dérobe pour retourner à ses « habitudes
solitaires»2. Bien des années après, on constate que l'ambassadeur reçu
en grande pompe à Londres n'a pas d'autres réactions et se met lui aussi
à regretter amèrement les temps heureux de son exil, alors qu'il était
misérable, mais riche de sa solitude et de son anonymat. Si l'on ajoute à
cet « instinct solitaire »3 un tempérament naturellement réservé, une dis-

* Université de Paris-Sorbonne(Paris-IV).
1. Chateaubriandemploie le mot pour désigner là-journée de chasse avec le roi àlaquelle il
doit participer. Voir Mémoires d'outre-tombe, éd. de M. Levaillant et G. Moulinier, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, t. I, p. 130. Toutes nos références au texte dés
Mémoires renverront désormais à cette édition. Nousutiliserons l'abréviation MOT.
2. Ibid., 1.1, 134. '
p.
3. Ibid., 1.1, p. 72.

RHLF, 1998, n°6,p: 1099-1124 ; V


.
1100 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

crétion dictée par la crainte de la raillerie4, et surtout, un fond de tristesse,


un penchant au spleen qui paralyse le rire5, on obtient bien le portrait d'un
homme décidément peu fait pour goûter les délices de la conversation et
la penser comme un art.
On ne s'étonnera donc pas que les critiques qui ont ces dernières
années analysé sous divers angles la conversation et le savoir-vivre auquel
elle est liée n'aient pas cru bon de regarder de son côté. Le préjugé est
même assez tenace pour que l'un des plus brillants spécialistes du genre,
Marc Fumaroli, puisse se contenter de faire ce constat : « Le plus grand
écrivain du siècle, l'idole de l'Abbaye-aux-Bois, n'a pas aimé la conver-
sation. Il a même éprouvé pour elle une véritable aversion »6. Le jugement
est sans nul doute conforme aux clichés sur la personnalité de
Chateaubriand véhiculés par l'histoire littéraire et l'iconographie : il ne
résiste pourtant pas à la lecture attentive de son oeuvre qui, avec une
constance non moins remarquable, témoigne de son intérêt pour la
conversation et les qualités qu'elle requiert. L'analyse des portraits permet
notamment de rouvrir le dossier, dans la mesure où l'on s'aperçoit alors
que de l'Essai sur les révolutions à la Vie de Rancé, ce dernier a toujours
porté une attention particulière à la maîtrise de la parole de ses modèles,
et a toujours soigneusement caractérise leur façon de s'exprimer et de
soutenir une conversation. Ainsi, l'un des premiers longs portraits qu'il ait
composés, celui de Malesherbes dans VEssai sur les révolutions, est en
grande partie consacré à l'analyse des « charmes » de sa conversation, qui
révèle chez cet homme déjà âgé une « énergie » à laquelle on ne s'atten^
dait pas et qui fascine7. Il arrive même parfois que ce soit là le seul élé-
ment d'un portrait : de M. Lemoine par exemple, nous ne connaîtrons
guère plus que le plaisir qu'il donne à Chateaubriand en le gratifiant du
genre de conversation qu'il dit aimer, « simple » et alliée « à la bonté du
coeur et à la sûreté du caractère » 8. Il est peu d'éloges qui ne contiennent

4. Dans l'autoportrait qu'il insère dans ses Mémoires, Chateaubriand analyse longuement
cette circonspection due à la défiance qui le caractérise et qui lui a valu bien des déboires : « Si
j'essaie de commencer un récit, soudain l'idée de sa longueur m'épouvante ; au bout de quatre
paroles, le son de ma voix me devient insupportable et je me tais. Comme je ne crois à rien,
excepté en religion, je me défie de tout : la malveillance et le dénigrement sont les deux carac-
tères de l'esprit français ; la moquerie et la calomnié, le résultat certain d'une confidence ». Voir
ibid., 1.1, p. 380.
5. Relisons cet aveu : «Je dois pardon à mes amis de l'amertume de quelques-unes de mes
pensées. Je ne sais rire que des lèvres ; j'ai le spleen, tristesse physique, véritable maladie ». Voir
ibid., t. II, p. 625-626.
6. M. Fumaroli, « La conversation», Trois Institutions littéraires, Paris, Gallimard, coll.
«Folio/Histoire», 1994, p. 193.,
7. Chateaubriand, Essai sur les révolutions, éd. de M. Regard, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 1978, p. 330 (le portrait figure dans une note de l'édition originale de 1797).
8. Chateaubriand, MOT, t. II, p. 625.
L'ART DE LA CONVERSATION- 1101

ainsi un tableau flatteur des qualités d'élocution, mais aussi de naturel, de


goût et, nous le verrons, d'esprit, qui font les agréments d'une conversa-
tion. De même, pas un portrait-charge où le causeur né soit visé ,qu'il
s'agisse, nous y reviendrons, de Talleyrand, des révolutionnaires de 1789
et notamment de Fouetté, discrédité par la banalité affligeante Jet le
cynisme affronté de sa trop prolixe conversation9, ou encore dé Mme de
Lieven, elle aussi condamnée par la pauvreté et là bêtise de son bavardage :
Madame de Lievén, au visage aigu et mésavenant, est une femme commune,
fatigante, aride, qui n'a qu'un seul genre de conversation, la politique vulgaire,; du
reste, elle ne sait rien, et elle cache la disette de ses idées sous l'abondance de
ses paroles10.,
Si Chateaubriand s'arrête autant sur les talents ou les ridicules que
révèlenf ses modèles en conversant, c'est aussi qu'il trouve là l'un des
plus sûrs moyens de peindre leur caractère et d'eh pénétrer toutes les
nuances. Dès propos cités ou seulement résumés se déduit aisément lé
porttait moral. Il lui suffit•'-ainsi de rapporter l'une de ses conversations
avec le Dauphin à Prague, de souligner son incapacité à parler d'autre
chose que dé la santé du roi, pour faire comprendre que cet homme, pour-
tant non dépourvu de qualités (Courage, probité), est désormais aussi
creux que ses propos, aussi épuise que là dynastie qu'il incarné";
Il est Une autre constante qui trahit l'intérêt dé Chateaubriand pour la
pratique de la conversation, lés dons qu'elle réclame et surtout, lésmoeurs
auxquelles elle est liée'..'-: ce sont ses tableaux des salons parisiens dé
l'Ancien Régime qui,: là encore d'un bout a l'autre de l'oeuvre, des
Natchez la Vie de Rancéj, s'organisent autour des mêmes motifs pouf
à

célébrer les vertus de cette civilisation de la parole artiste. A travers essen-


tiellement l'analyse de quelques sociétés de conversation évoquées daris
les Mémoires d'outre-tombé, nous voudrions précisément comprendre ici
les raisons de cette fascination, voir quel idéal, à la fois rhétorique et
social, Chateaubriand a pu trouver réalisé dans ce prestigieux passé. Nous
pourrons ainsi le situer dans ce mythe de la conversation qui se développe
au xrcj siècle et constater une fois de plus son originalité, puisque si
Chateaubriand reste fidèle "a cet héritage; il sait aussi T adapter à Ses
propres rêves et rester ouvert à la séduction d'autres voix.

Autant que Balzac ou Sainte-Beuve, Chateaubriand nous semble-donc


avoir: contribué au xixe siècle à la naissance de ce mythe de la CQhversa-

9.jbi<U,t. 1, p. 945.
10,fbid„ Lll, p. 78.
11.Ibid t II, ,p-.667.
1102 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

tion, né de l'admiration mêlée de nostalgie que suscite le souvenir idéalisé


des salons du xvne et du xvnr siècles qui virent son épanouissement. De
ce mythe, Chateaubriand reprend en effet tous les lieux communs, et
d'abord, l'idée en fait depuis longtemps admise que c'est bien là une spé-
cificité de la nation française, un privilège qui plus que tout autre attache
le Français à son pays et alimente, dès qu'il est ailleurs, son « regret indé-
finissable de la patrie » 12. Ainsi, de retour de son exil anglais, Chateau-
briand, malgré un premier mouvement d'humeur, retombe très vite sous le
charme de « la sociabilité qui nous distingue, ce commerce charmant,
facile et rapide des intelligences, cette absence de toute morgue et de tout
préjugé, cette inattention à la fortune et aux noms, ce nivellement naturel
de tous les rangs, cette égalité des esprits qui rend la société française
incomparable et qui rachète nos défauts », et il conclut, en une formule
que n'aurait pas reniée Mme de Staël : « après quelques mois d'établisse-
ment au milieu de nous, on sent qu'on ne peut plus vivre qu'à Paris » 13.
L'aveu est précieux, car nous y découvrons déjà plusieurs des qualités qui
expliquent l'attachement durable de Chateaubriand à ce type de vie
sociale : l'alliance de l'utile et de l'agréable, cet idéal d'échanges nom-
breux au cours desquels on s'instruit, on fait part de sa pensée et on l'en-
richit, sans jamais cesser de faire plaisir et de se faire plaisir. Comme il
l'avait fait dans Les Natchez et comme il le refera dans la Vie de Rancé 14,
Chateaubriandfait surtout l'éloge de cet espace de liberté et d'égalité que
crée cette sociabilité en négligeant rang et titre, pour ne prendre en
compte que le mérite personnel et la place qu'il donne dans l'ordre de
l'esprit. Avec beaucoup de perspicacité, il devine ainsi le rôle de « contre-
institution » 15 qu'ont eu et que peuvent avoir des assemblées organi-
sées selon ce principe : on comprend que le défenseur des libertés, que
l'écrivain soucieux de promouvoir la figure de l'homme de lettres ait
applaudi à cette démocratie idéale qu'établissent de telles moeurs en
marge d'une société fortement hiérarchisée et d'un pouvoir toujours teinté
de despotisme.

12. A la suite de Voltaire, Mme de Staël fait de la conversation « le partage naturel des
Français » et voit dans « ce plaisir de causer » qu'ils ne retrouvent nulle part ailleurs là principale
cause de leur « mal du pays », lorsqu'ils sont à l'étranger. Voir De l'Allemagne, éd. de S. Balayé,
Paris, Garnier-Flammarion, 1968,1.1, p. 101.
13. Chateaubriand,MOT, 1.1, p. 440.
14. Tout comme Chactas sensible au « ton d'égalité » qui règne dans le salon où il est accueilli,
Chateaubriand loue, dans la Vie de Rancé, « le mélange de la société », « cette égalité intellec-
tuelle » qui s'imposèrent à l'hôtel de Rambouillet. Voir Les Natchez, OEuvres romanesques et
Voyages, éd. de M. Regard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, t. I, p. 259
(livre VI) et Vie de Rancé, éd. de A. Berne-Joffroy, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986, p. 54.
15. L'expression est de M. Fumaroli. Voir Trois Institutions littéraires, p. 127. Sur cet espace
démocratiquelibéré par les salons parisiens et son influence politique, voir encore sa préface à
L'Art de la conversation, Paris, Dunod, coll. « Classiques Garnier », 1997, p. XXVU sq.
L'ART DE LA CONVERSATION 1103
Appartenant au «génie de la nation», comme le disait Voltaire, la
conversation est plus précisément aux yeux de Chateaubriand le propre
d'un art de vivre qui s'est développé dans les sociétes; monarchiques. De
fait pour lui comme pour tous ceux qui cherchent à faire revivre cet idéal
au XIXe siècle, la véritable conversation est, selon la définition de: Mme de
Staël, «un art Ubéràl, qui n'a ni but ni résultat'que lé plaisir qu'on y
trouve » 16. Contraire à Y échange sérieux ou strictement utilitaire, elle vaut
d'abord, nous y reviendrons, par sa' gratuité, son enjouement, sa finalité
purement ludique.-C'est dire qu'elle est le privilège des:hommes de loisir,
qu'elle né peut se déployer que. dans des temps de luxe et d'oisiveté,
quaiid peuvent être Oubliés soucis et devoirs, quand travail et argent n'ac-
caparent pas encore les esprits. Chateaubriand a pulé vérifier lors dé son
voyage aux États-Unis. dans Une société envahie par 1' « esprit mercan-
tile » où 1' «intérêt» est en train -âë devenir « le vice national *, on ne
cause plus, on ne saitparler que « piastres et dollars, billets de banque et
argent, hausse et baisse des fonds »17. Il en va de même en France : repre-
nant là encore un:iieu commun du discours sur la; conversation: au
xrxjsiècle, Chateaubriand voit dans.le triomphe de l'affairisme et de la
philosophie utilitariste sous là Monarchie de Juillet là-Cause principale de
la perte de cet art de converser .Comme Balzac notamment, il contribue
18

donc à donner de la société d'Ancien Régime l'image quelque peu stéréo-


typée d'une civilisation du loisir, de la douceur de vivre et des raffine-
ments exquis, que la Révolution a fauchée et que l'essor du capitalisme
industriel a achevée.
C'est dire qu'il est convaincu que l'idéal de conversation dont elle
était porteuse appartient à un passé révolu.et ne se trouve plus qu'à l'état
de survivance chez quelques rare?u personnes qui ont eu le. privilège de
Connaître cet âge d'or. Il faut donc bien comprendre que faisant leur por-
trait dans ses Mémoires, Chateaubriand a conscience d'être une fois de

16; Mme dé Staël, op.-cit,.t. I, p. 103.


17 ChateaubriandMOT
t p277
279

18. Dans Autre étude de femme, Balzac fait le même diagnostic : si la tradition des soupers où.
l'on pouvait longuement causer s'est perdue, «.c'est que, sous aucun régime, il n'y a eu moins de
gens Casés, posés et airivés.que sous le règne de Louis-Philippé où là Révolution'â recommencé
légalement.Tout le.mondé court vers quelque but, pu trotte après; là fortune. Le temps est devenu
la plus chère denrée, personne ne peut donc se livrer à cette prodigieuse prodigalité dé rentrer,
chez soi le lendemain pour se rëveiller.tard ».Voir OEuvres complètes,Paiis, Club de l'Honnête
homme/:1.956, t. IV, p. 560. Les auteurs dé « physiplogies» qui s'iritëressentà la conversation et:
à ses coutumes font ehcôre:le,mêméconstat. Ch. Strosetzki, dans l'article qu'il leur consacre, cite
par exemple ce jugement de Mériclet, auteur de la « Physiologie del'esprit» : «On ne cause
plus-aujourd'hui. Chacun de hùus est si vivement préoccupé de ses intérêts et de sa personne
qu'il n'y aplus de conversation. [...] Pour savoir'causer, il faut être oisif...:». Voir « Rhétorique
et conversation dans les "physiologies-'littéraires du XIX' siècle», Savoir-Vivre I, soûs la direc-
tion d'A. Montandon, Césura, Lyon Édition,: 1990, p. 146.
1104 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

plus le dernier témoin d'une époque révolue, dont il lui appartient de don-
ner la vision ultime : position que le mémorialiste aime parce qu'elle
magnifie son témoignage, lui donne tout son sens et tout son prix, et sur-
tout, parce qu'elle lui inspire ce sentiment de mélancolie qui lui découvre
paradoxalement la beauté des êtres et des choses. Il sourd en effet du
spectacle de cette civilisation disparue un charme funèbre auquel
Chateaubriand est particulièrement sensible et qui explique en grande par-
tie que l'éloge prédomine dans le tableau qu'ilen fait dans les Mémoires.
L'écriture du deuil favorise de toute évidence l'idéalisation : Chateau-
briand n'est jamais plus enclin à l'indulgence que lorsqu'il se sait peintre
d'une beauté à l'agonie. Certes, il y a, çà et là, dans les Mémoires, des cri-
tiques qui montrent le revers de la médaille et prouvent qu'à l'égal de
Rousseau, il a su lever le masque et voir ce qui pouvait se cacher sous des
dehors de politesse parfaite et de désintéressement. Ainsi, dans un passage
où il renvoie du reste dos à dos la société démocratique et la société aris-
tocratique, il donne ce conseil ironique :
Dans la société aristocratique,jouez au whist, débitez d'un air grave et profond
des lieux communs et des bons mots arrangés d'avance, et la fortune de votre génie
est assurée19.
C'est, à la manière de Rousseau, réduire la conversation à un jeu, à un
art de parvenir qui s'embarrasse peu de vérité et de sincérité, pourvu que
la cause de l'intérêt personnel soit bien servie. C'est surtout faire le pro-
cès du bel esprit, en soulignant son artifice et sa frivolité. Chateaubriand
le dénonce encore en la personne de Rivarol, ce « dieu de la conversa-
tion », comme l'appelait Chênedollé, devenu la coqueluche des salons,
auquel il consacre précisément un portrait vengeur qui ridiculise sa
fatuité, sa coupable légèreté, et rabaisse son esprit, en le faisant jouer
contre son talent20. On pourrait en dire de même de Chamfort, mais le por-
trait-charge qu'il lui réserve dans ses Mémoires nous semble délibérément
noirci pour des raisons idéologiques et surtout, ne fait pas oublier l'éloge
du brillant causeur, si séduisant par ses anecdotes, que le jeune Chateau-
briand avait inséré dans une note de l'édition originale de Y Essai sur les
révolutions, et auquel, quoi qu'il en dise, il doit encore beaucoup2'.
En dépit de ces critiques qui prouvent sa lucidité, c'est donc bien un
hommage que rend Chateaubriand aux sociétés de conversation de

19. Chateaubriand,MOT, t. II, p. 12.


20. Ibid., t. I, p. 312. Chateaubriand rencontre Rivarol à Bruxelles, alors que, misérable, lui-
même rejoint l'armée des Princes : il fait de lui le type de cette « haute émigration » pleine de
morgue et d'insouciance qu'il hait.
21. Ibid., t. I, p. 141-142 et Essai sur les révolutions, p. 122. Pour une étude plus approfon-
die de ce portrait, voir F. Bercegol, La Poétique de Chateaubriand : Le Portrait dans les
« Mémoires d'outre-tombe », Paris, Champion, 1997, p. 276.
L'ART DE LA CONVERSATION 1105

l'Ancien Régime dans les Mémoires d'outre-tombe22. Rienne le montre


mieux, du reste, que l'admirable portrait de Mme de Vintimille23 : nous
nous y arrêterons longuement car, à travers l'évocation de cette femme
habituée du salon de Pauline de Beaumont sous le Consulat, Chateau-
briand analyse avec beaucoup de finesse ce que fut l'esprit de la conver-
sation à la française et excelle à rendre les moeurs raffinées des cercles qui
virent son triomphe. C'est là sans nul doute l'un des plus vibrants éloges
qu'il ait jamais écrits à la gloire de cette civilisation qui reposait autant sur
un art de vivre que sur un art de parler, comme il le souligne lui-même
dans la Vie de Rancé, à propos de la société' de Mme de Rambouillet :
« La politesse de l'esprit se joignit à la politessedes manières ; on sut éga-
lement bien vivre et bien parler »24. Ainsi, à travers Mme de Vintimille,
Chateaubriand loue d'abord une «urbanité » dont les Français ont désor-
mais perdu le sens, c'est-à-dire un certain idéai de vie sociale, synonyme
de civilité, de politesse, de courtoisie qui instaure selon Furetière «une
manièi-e honnête, douce et polie d'agir, de converser ensemble »25. Ce
savoir-vivre, Chateaubriand a bien vu qu'ilgavait pour ultime finalité
l'harmonie, mission délicate qui revient a établir entré des individus
« appartenant à des rangs divers et à diverses destinées »un climat habi-
tuel de concorde, un échange qui paraisse naturel et reste aussi fertile
qu'agréable. Comme le dit Mme de Staël, il s'agit d'arriver à jouir les uns
des autres «comme si tout était commode, union et sympathie dans le
monde »26. Il faut pour cela des règles de vie commune ; il faut notam-
ment que chaque participant comprenne qu'il est là moins pour briller per-
sonnellement que pour agrémenter de ses talents la réunion. Que la
conversation soit essentiellement Une pratique collective fondée avant tout
sur là valorisation réciproque,: Chateaubriand le dit lorsqu'il précise que
l'agrément dé cette société « tenait à la variété des esprits et à la combi-
naison de leurs différentes valeurs », c'est-à-dire à la création d'un espace
commun permettant à la fois l'affirmation de soi et du,groupe. Idéal
d'équilibre difficile à atteindre^ qui accepté la singularité individuelle,

22. Ajoutons que la remarque vaut aussi pour la Vie de Rancé, Certes, l'ironie n'est pas
absente du tableau qu'il y fait des sociétés de conversationde l'Ancien Régime, dont il dénonce
sans complaisanceles défauts. Il semble;néanmoins que ces'réticences soient moins dictées par
le dédain que par la conscience de plus en plus vive qu'il a de la vanité de tous ces plaisirs :
comme à son habitude, Chateaubriand ne les dénigre pas ; il les met à distance, en souligne l'éva-
nescence, sans pour autant leur ôter leur irrésistible attrait.
23. Chateaubriand, MOT, 1.1, p. 453.
24. Chateaubriand, Vie de Rancé, p. 54.
25. C'est du moins ainsi qu'il définit lé terme de «civilité», dont il fait un des synonymes
possibles d' «urbanité», plus rarement employé. Pour une définition plus développée des deux
termes, voir l'article qui leur .est consacré dans le Dictionnaire raisonné de la politesse et du
savoir-vivre, sous la direction d'A. Montandon, Paris, Seuil, 1995,-p. 91-109.
26. Mme de Staël, pp. cit., 1.1, p. 110.
1106 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

mais pour faire de la diversité une source d'enrichissement collectif.


Insistant sur cette quête d'une unité d'où doit se dégager une satisfaction
mutuelle, Chateaubriand rejoint les théoriciens classiques de la conversa-
tion qui ont fait d'elle une école de savoir-vivre, un haut lieu de civilité,
précisément dans la mesure où elle enseignait cette soumission de l'indi-
vidu au jeu de la communauté et à son bonheur, ce retrait de soi en faveur
de l'autre, à qui il faut d'abord chercher à plaire. On se rappelle du reste
que pour La Bruyère, tout l'art de la conversation revient à permettre à
l'autre de briller et d'être ainsi content de lui autant que de vous:
« L'esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup
qu'à en faire trouver aux autres: celui qui sort de votre entretien content
de soi et de son esprit, l'est de vous parfaitement », le plaisir « le plus
délicat » étant selon lui « de faire celui d'autrui »27.
Une telle attitude suppose, bien sûr, de Inattention, de la complaisance,
une écoute de l'autre, bref, une science des égards que définit la notion de
bienséance. De fait, si cette dernière permet d'éviter pour soi le ridicule
en apprenant l'art de la convenance dans les actes comme dans les
paroles, elle permet surtout de témoigner du respect à autrui, en adaptant
à son rang, à son goût, son ton et ses propos. Un tel idéal de mesure et
d'adéquation, ennemi de toute forme d'excès, requiert un sens de la
décence et de la discrétion sur lequel Chateaubriand insiste lorsqu'il sou-
ligne la retenue et la modestie dont fait preuve Mme de Vintimille tant
dans ses propos que dans son caractère : « son langage était circonspect,
son caractère contenu, son esprit acquis». Surtout, Chateaubriand se
montre sensible à ce sentiment de sécurité que donne le respect des bien-
séances en créant un espace social ordonné par un ensemble de règles
stables, capables de pacifier les relations humaines et de faciliter l'inté-
gration en mettant au coeur du système le souci du ménagement d'autrui :
La peinture des petits scandales qu'ébauchait une piquante raillerie, sans être
offensante, nous faisait mieux sentir le prix de notre sûreté.
Face à un monde changeant, chaotique, ballotté au gré des caprices de
l'Histoire, les bienséances lui apportent la sécurité et la confiance d'une
vie bien réglée, d'où est banni tout imprévu menaçant, où la politesse
intervient surtout pour discipliner et apaiser les rapports humains, en
maintenant les conflits dans les limites de la décence et de la bien-
veillance. N'est-elle pas pour Joubert « une sorte d'émoussoir qui enve-

27. La Bruyère, Les Caractères, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, «De la société et de la


conversation », n° 16, p. 153-154. Le même idéal de sympathie et de réciprocité dans les rapports
humains se retrouve dans cette définition de la politesse : « Il me semble que l'esprit de politesse
est une certaine attention à faire que par nos paroles et par nos manières les autres soient contents
de nous et d'eux-mêmes », ibid., n° 32, p. 157.
/ L' ART DE LA CONVERSATION 1107

loppe les aspérités de notre caractère et empêche que les autres n'en
soient blessés » ? Comme nous le rappelle Chateaubriand, il s'ensuit une
certaine pratiqué de la raillerie, «piquante» mais pas «offensante », sur
laquelle il revient souvent28, parce qu'il a fort bien compris que ce savoir
railler était la pierre de touche de cet art de la conversation conçu à la fois
comme art de la bonne compagnie, comme modèle moral et social, et
comme art de parler.
Affaire de goût dans tous les sens du terme; la raillerie a de fait depuis
toujours été considérée comme l'épreuve par excellence de la civilité et de
sa quête de distinction et de grâce. Le goût de. Chateaubriand pour cette
raillerie qui sait amuser sans faire souffrir est à lui seul l'écho de toute une
tradition occidentale qui à la fois prise et condamne le discours facétieux
et s'évertue à distinguer entre certaines formes de plaisanterie et d'hu-
mour, considérées comme indispensables aux relations humaines et à la
gaieté de la conversation, et d'autres, plus proches de la dérision et du sar-
casme, qui, en blessant leur destinataire, rompent cet idéal d'urbanité har-
monieuse, de concorde sociale que nous avons reconnu comme étant au
fondement de cette, société de conversation29. Cette ambivalence du dis-
cours classique oscillant entre interdit et obligation, La Rochefoucauld la
résume fort bien dans cette maxime dans laquelle il remarque que « la
raillerie est une gaieté agréable de l'esprit, qui enjoué la conversation, et
qui lie la société si elle est obligeante, ou qui la trouble si elle ne l'est
pas »3Q. Force est de constater que Chateaubriand hérite de cette attitude
mixte, faite à la fois de séduction et de répulsion, à l'égard de la raillerie.
De fait, nul n'a mieux évalué que lui la gravité des blessures qu'elle pou-
vait infliger et n'a donc mieux compris combien cette agressivité, cette
cruauté dont elle pouvait facilement se charger,étaient contraires au res-
pect que l'on doit à autrui. D'un bout à l'autre de sa carrière, Chateau-
briand n'a cessé dé condamner ce penchant a la dérision, ce plaisir pris à
se moquer, qui caractérisent à ses yeux le peuple,français. Il ne s'épargne
du reste pas lui-même. Au contraire, c'est avec un sens très prononcé de
la faute qu'il se laisse aller à composer des portraits railleurs, aussitôt
vivement condamnés pour leur ironie facile et surtout, méchante. Déjà
dans l'Itinéraire, les remords le poussaient à chercher une justification au
portrait satirique de son interprète Jean, finalement expliqué par le désir

28. Il se plaît par exemple à citer B. Constant faisant l'éloge dé Mme Récamier et de « cette
t
malignité douce qui s'en amuse [du ridicule] sans jamais blesser ». Voir MOT, II, p. 160.
29. Voir à ce propos l'article de D. Bertrand, « Le bon usage du rire et de la raillerie selon le
discours de la civilité au xvn' siècle en France», Savoir-Vivre I, p. 63-84, repris en partie dans'
l'article « Raillerie » au Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre, p. 731-750.
30. La Rochefoucauld;Maximes,Paris, Garnier-Flammaribn, 1977, « Maximesposthumes »,
n° 34, p. 104-105.
1108 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

de répondre à la curiosité des lecteurs : il en profitait en outre pour faire


la différence entre « ces sortes de caricatures » méprisées de lui et « la
bonne plaisanterie, la raillerie fine, la grande ironie du style oratoire, et le
haut comique »31. Il agit de même à plusieurs reprises dans les Mémoires
d'outre-tombe : ainsi la galerie de portraits de gens de lettres n'est-elle pas
plus tôt terminée qu'il se repent de s'être laissé entraîner « à cet esprit
caustique [qu'il] méprise » 32 et de nouveau, à la fin de son portrait
moqueur de Saint-Martin, il avoue :
Il me prend un remords : j'ai parlé de M. de Saint-Martin avec un peu de
moquerie, je m'en repens. Cette moquerie que je repousse continuellement et qui
me revient sans cesse, me met en souffrance ; car je hais l'esprit satirique comme
étant l'esprit le plus petit, le plus commun et le plus facile de tous ; bien entendu
que je ne fais pas ici le procès à la haute comédie33.
Comme les classiques, Chateaubriand s'efforce donc de distinguer
entre diverses formes de rire et aspire à ce contrôle de soi, à cette régula-
tion des passions qui lui permettraient de dompter cette inclination.
Remarquons toutefois que ce ne sont pas seulement les bienséances
sociales qui le poussent à rechercher cette discipline. Chateaubriand n'en-
tend pas par là préserver seulement des liens de sociabilité, voire d'amitié
ou d'estime. Néfaste à l'équilibre et à l'harmonie nécessaires à la poli-
tesse, la raillerie est surtout grave à ses yeux parce qu'elle est contraire à
la charité chrétienne, à ce devoir de bienveillance et de déférence à
l'égard d'autrui qu'impose la religion. Chateaubriand pressent qu'elle est
une offense faite à Dieu, dans lainesure où elle atteint l'homme dans sa
dignité de créature de Dieu. C'est à l'évidence cet interdit religieux34,
beaucoup plus qu'un quelconque impératif de civilité, qui explique sa
sévérité et son souci de maîtriser la raillerie pour la rendre inoffensive.
Les règles du savoir-vivre trouvent chez lui leur fondement plus haut,
dans une métaphysique de l'homme issue de la pensée chrétienne.
Reste que Chateaubriand n'arrivera jamais à renoncer totalement aux
cruautés de la raillerie. A peine dénoncée et regrettée, la moquerie réap-
paraît sous sa plume et envahit le texte. C'est là une contradiction durable
qu'il ne surmontera pas, parce que le polémiste notamment en lui connaît

31. Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, OEuvres romanesques et Voyages, éd. de


M. Regard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, t. II, p. 952.
32. Chateaubriand, MOT, 1.1, p. 1055 (il s'agit en fait d'un commentaire qui devait terminer
la galerie de portraits et que M. Levaillantcite donc dans les variantes).
33. Ibid., t. I, p. 474. On pouiTait ajouter encore à la liste cette autre réflexion de
Chateaubriand : « Je me moquais quelquefois des ministres et je donnais cours à ce penchant iro-
nique que j'ai toujours réprouvé en moi ». Voir ibid., t. H, p. 19.
34. Sur cette tradition théologique de censure du rire et de la raillerie, voir D. Bertrand, « Le
bon usage du rire...», p. 65 ou article «Raillerie», Dictionnaire raisonné de la politesse...,
p. 733.
L'ART DE LA CONVERSATION 1109

trop bien l'efficacité d'une telle arme et le plaisir qu'elle procure. Au


moins peut-il faire en théorie l'éloge de cette parole qui raille sans offenser
et qui fait la supériorité d'une conversation. Le jugement qu'il porte dans le
portrait de Mme de Vintimille a ainsi le mérite de reconnaître dans ce savoir
railler un atout et un catalyseur de la vie sociale, propice à la création de
liens de connivence et de complicité, à partir du moment où le rire qu'il pro-
voque n'est préjudiciable à personne. N'oublions pas en effet que le plaisir
avoué par Chateaubriand de se sentir en « sûreté » naît précisément de la
pratique d'un humour qui réjouit sans blesser, propre à consolider la cohé-
sion ludique du groupe, aie faire communier dans un rire bienveillant, d'où
ne naît aucune tension. C'est dire encore que Chateaubriand reconnaît dans
ces formes décentes de là raillerie un ingrédient nécessaire à l'agrément des
échanges, rejoignant là encore toute une tradition classique pour qui la
raillerie bien maîtrisée est, selon une métaphore culinaire bien établie, le sel
de la conversation, cette pointe de piquant apte à en relever savoureusèment
la teneur, à condition d'être utilisée avec modération et de rester indolore.
Mlle dé Scudéry est sans nul doute l'un des meilleurs porte-parole de ce
goût mondain qui trouve dans la fine raillerie, soigneusement distinguée
de la satire acerbe-et blessante, l'agrément ie plus subtil de la conversa-
tion, celui le plus à même de procurer ce plaisir, de mettre dans cette
situation de délicat divertissement que les hommes et les femmes de sa
classe recherchent dans la compagnie les uns des autres. Aussi avoùe-
t-elle dans l'entretien qu'elle lui consacre dans son roman Le Grand
Cyrus qu' « elle ne trouve point de conversation plus douce, que celle où
il y a je ne sçay quelle agréable malice meslée, qui la rend plus divertis-
sante, et plus animée »35. Assurant ainsi au discours une gaieté pétillante
et charmante qui le sauve de l'insipide et de l'utile, la raillerie devient la
forme supérieure de cet enjouement dont les mondains font l'essence de
la conversation, tant comme rituel social que comme exigence esthétique.
De fait, si cette pratique de la raillerie relève d'un idéal de sociabilité;
fondé sur la discipline des passions, sur là régulation des relations
humaines au nom de l'honnêteté et de la politesse, sa réussite fait aussi
apparaître un enjeu stylistique, dans la mesure où elle requiert une cer-
taine qualité d'esprit, faite d'ingéniosité, de nouveauté et de délicatesse
dans l'expression. N'oublions pas en effet que dans la langue classique et
dans l'emploi, c'est évident, qu'en fait encore Chateaubriand dans cepor-

35. Cité par D. Dénis dans son article, «Conversation et enjouement au .XVIIe siècle :
l'exemple de Madeleine de Scudéry », Du Goût, de la Conversation et des Femmes, Etudes ras--.
semblées et présentées par A. Montandon,.Associationdes Publications de la Faculté des Lettrés
et Sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1994, p. 122. Pour une étude plus approfondie de
l'art de la conversation chez cet auteur, voir encore son livre, La Muse galante. Poétique de la
conversation dans l'oeuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Champion, 1991'.
1110 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

trait, la raillerie recouvre toutes les formes du mot d'esprit, de la trou-


vaille, de la plaisanterie. Dès lors, à travers l'éloge de ce savoir railler où
excelle Mme de Vlntimille, c'est plus généralement le goût de Chateau-
briand pour la conversation spirituelle, tout en saillies et en finesse, que
nous sommes amenée à envisager. Or, l'analyse des portraits des
Mémoires d'outre-tombe nous prouve que nul n'a plus contribué que lui à
faire du mot d'esprit et des qualités qu'il révèle l'emblème de la conver-
sation à la française. Remarquons tout d'abord que le portraitiste ne
manque jamais une occasion de louer l'esprit de ses modèles, cette apti-
tude qu'il leur reconnaît de produire des discours enjoués et plaisants,
ponctués de traits aussi pénétrants que brillants. De Mme de Boigne,
« spirituelle », à Mme Récamier, dont l'esprit est avec justesse apprécié
par P« homme qui a eu le plus d'esprit après Voltaire », Benjamin
Constant, de sa mère, « douée de beaucoup d'esprit », à Mme de Duras,
dont Chateaubriand souligne 1' « élévation de l'esprit», avant de revenir
dans un second portrait sur cet « esprit qui réunissait quelque chose de la
force de la pensée de Mme de Staël à la grâce du talent de Mme de La
Fayette » 36, on n'en finirait pas d'énumérer toutes ces personnalités, au
demeurant souvent féminines, qui ont d'abord séduit Chateaubriand par la
finesse, la délicatesse et la perspicacité de leur esprit.
Si le portraitiste néglige rarement d'évaluer le degré d'esprit de ses
modèles, il se plaît surtout à citer ces ingénieuses réparties qui ont révélé
leur talent et assuré leur renommée37. Mme de Staël remarquait que « les
bons mots des Français ont été cités d'un bout de l'Europe à l'autre »38 :
une oeuvre comme les Mémoires d'outre-tombe contribue largement à
cette publicité, dans la mesure où Chateaubriand, à l'instar, du reste, de
Saint-Simon et à la suite de Tallemant des Réaux, fait souvent de ses por-
traits autant de florilèges de paroles à effet, de chapelets d'anecdotes ne
restituant sommairement une scène que pour permettre d'apprécier la
réussite du bon mot auquel elle a servi de décor. Ainsi en va-t-il du por-
trait de Mme de Coi'slin, constitué pour l'essentiel d'une succession de
mots d'esprit de la dame, que Chateaubriand se contente de remettre en
contexte pour les rendre intelligibles, sans commenter davantage.
Retenons ici cet exemple, peut-être le plus savoureux de tous :
Au moment où elle était prête à passer, on soutenait au bord de son lit qu'on ne
succombait que parce qu'on se laissait aller ; que si l'on était bien attentif et qu'on

36. Voir successivement, MOT, 1.1, p. 387, t. II, p. 159,1.1, p. 16, 904, 931.
37. Dans sa conversation aussi, Chateaubriand se plaisait à reprendre les bons mots des per-
sonnages célèbres. Sainte-Beuve nous fait ainsi le récit d'une conversation fort animée chez
Mme Récamier au cours de laquelle Chateaubriand, pour une fois «en train de verve et de
gaieté », fit rire tout le monde en citant quelques traits d'esprit de Henri IV. Voir Cahiers, Paris,
Gallimard, 1973,1.1 (Le Cahier vert), p. 69-70.
38. Mme de Staël, op. cit., 1.1, p. 103.
L'ART DE LA CONVERSATION 1111

ne perdît jamais de vue l'ennemi, on ne mourrait point : «je le crois », dit-elle :


« mais j'ai peur d'avoir une distraction ». Elle
expira39.

L'extrême sobriété dont fait preuve Chateaubriand en s'interdisant de


développer la citation prouve qu'il a compris qu'un bon mot, s'il se dis^
tingue bien sûr par son à-propos^ sa pertinence, sa brièveté et sa vigueur
piquante, se caractérise plus encore par sa puissance de suggestion, par les
sollicitations qu'il exerce sur la pensée et l'imagination de son destina-
taire. Par sa mise en scène, Chateaubriand nous fait comprendre, pour
reprendre ici F avis de François de Callièrès, théoricien dû mot d'esprit du
XVIIe siècle, que « l'une des marques les plus essentielles de sa perfection
est lorsqu'il fait penser beaucoup plus qu'il ne dit »40. Sa discrétion pré-
serve ainsi l'essentiel du plaisir que procure le bon mot, en laissant le lec-
teur libre d'en développer le sens, d'en apprécier à sa guise la délicate
réussite et d'en pressentir l'insaisissable virtuosité.
De fait, peut-être plus encore qu'un effet de brillant ou de drôlerie, il
se dégage de telles piquantes réparties un charme particulier, un je ne sais
quoi de séduisant qui tient à l'élégance dé la pensée, à une légèreté de
caractère qui n'est dans le cas de Mme de Coislin que la manifestation la
plus sublime d'un noble détachement, d'une dignité et d'un courage assez
fort pourretournerenplaisanterie la situationla plus: tragique. Cet irrésis-
tible attrait vient encore à l'évidence de la rapidité heureuse et opportune
de la parole, de la finesse du propos et de son imprévu, de sa nouveauté.
Jouant ainsi sur le plaisir de la surprise et du mystère^ puisque ce charme-
là reste malgré tout indéfinissable, et partant, inépuisable, 'doté eh outre
d'une grande force Révocation,; le bon mot nous semble relever par excel-
lence d'une esthétique de la grâce, qu'il illustre dû reste encore par l'éton-
nante facilité dé repartie dont il est le frait. De fait, merveilleux, il l'est
aussi par cette impression qu'il donne d'une parole qui coule de source,
sans effort ni calcul. Les traités classiques ont d'ailleurs particulièrement
insisté sur l'incompatibilité entre la raillerie et les formes de recherche ou
d'étude. La plaisanterie, rappelle François de Callièrès, doit apparaître
comme Un jaillissement spontané : « il faut qu'un bon mot ne sente en
rien la préparation et!'étude, mais qu'il naisse spontanément sur le champ
et qu'il surprenne son auditeur, par la nouveauté aussi bien que par la
force, la"justesse et la beauté de la pensée, que le sens en soit naturel et
point guidé ni contraint»41. C'est bien parce qu'il déroge à cet impératif

-. 39. Chateaubriand, MOT; L I, p. 581.


40. Cité par J.-P. Sermain dans son article, «La conversation au dix-huitième siècle : un
théâtre pour les Lumières ? », Convivialité et Politesse. Du gigot, des mots et autres savoir-vivre,
Etudes rassemblées et présentées par A. Montandon, Association-des Publications de la Faculté
des Lettres et Sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1993, p, 118.
41. Cité par D. Bertrand, article « Raillerie », Dictionnaire de la politesse...,-p. 748.
1112 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

de spontanéité, parce qu'il a besoin de «rédiger intérieurement» à


l'avance « un mot à effet »42 que Talleyrand se voit privé, dans le vigou-
reux portrait que lui consacre Chateaubriand à la fin de ses Mémoires, de
cette réputation de bel esprit que tous ses contemporains lui reconnais-
saient au contraire volontiers43. A ce manque d'à-propos qui trahit tout
simplement en lui l'absence de don pour la conversation, il faudrait
encore ajouter sa méconnaissance des bienséances dans le choix qu'il fait
de ses victimes, et plus que tout, ce ridicule qui consiste à vouloir briller
en affichant son esprit et qui oublie ainsi que le véritable esprit est au
contraire celui qui n'a pas conscience de lui-même et sait se rendre si
naturel qu'il en devient presque imperceptible.
Au souci de Talleyrand de forcer l'admiration par des « phrases brèves
à prétention de profondeur, derrière lesquelles il n'y avait rien », Chateau-
briand oppose donc cet idéal d'un esprit si raffiné qu'il dénie l'art et finit
curieusement par donner toutes les apparences du naturel. C'est ce
miracle de bon goût que la Marianne de Marivaux, on s'en souvient,
découvre avec un inexprimable bonheur dans le salon de Mme Dorsin :
Ce ne fut point à force de leur trouver de l'esprit que j'appris à les distinguer ;
pourtant, il est certain qu'ils en avaient plus que d'autres et que je leur entendais
dire d'excellentes choses, mais ils les disaient avec si peu d'effort, ils y cherchaient
si peu de façon, c'était d'un ton de conversation si aisé et si uni qu'il ne tenait qu'à
moi de croire qu'ils disaient des choses les plus communes. Ce n'était point eux
qui y mettaient de la finesse, c'était de la finesse qui s'y rencontrait ; ils ne sen-
taient pas qu'ils parlaient mieux qu'on ne parle ordinairement ; c'étaient seulement
de meilleurs esprits que d'auues et qui, par là, tenaient de meilleurs discours qu'on
a coutume de tenir ailleurs, sans qu'ils eussent besoin d'y tâcher, et je dirais volon-
tiers sans qu'il y eût de leur faute ; car on accuse quelquefois les gens d'esprit de
vouloir briller [...] ; oh ! il n'était pas question de cela ici et, comme je l'ai déjà dit,
si je n'avais pas eu un peu de goût naturel, un peu de sentiment, j'aurais pu m'y.
méprendre et je ne me serais aperçue de rien. Mais à la fin, ce ton de conversation
si excellent, si exquis, quoique si simple, me frappa44.

Valorisantà son tour cette suprême aisance, cette gracieuse négligence


qui font tout le prix de la parole spirituelle, Chateaubriand retrouve cette
alliance paradoxale de la distinction et du naturel que les mondains ont
placée au coeur de leur idéal de la conversation. Rappelant que sa réussite
s'oppose à toute idée d'effort ou d'étude, et; notamment que le bon mot

42. Chateaubriand, MOT, t. n, p. 901.


43. Dans son imposante biographie de Talleyrand, Georges Lacour-Gayet multiplie les témoi-
gnages de contemporains saluant son génie de la conversation. On rétiendra le mot de Mme de
Staël : «Si-sa conversation pouvait s'acheter, je m'y ' ruinerais ». Voir G. Lacour-Gayet,
Talleyrand, Paris, Payot, 1990 (réimpr.), p. 1276. Pour une étude plus approfondie de ce long
portrait, voir F. Bercegol, « Un portrait de combat : Talleyrand dans les Mémoires d'outre-tombe
de Chateaubriand », Atala, n° 1, 1998, p. 9-30.
44. Marivaux, Vie de Marianne, Paris, Garnier, 1963, p. 211.
L'ART DE"LA CONVERSATION 1113

relève moins d'une technique que du génie de l'improvisation, il contri-


bue ainsi à promouvoir l'idge que -cet art de la conversation est d'abord le
fruit d'une grâce mondaine qui est donnée, la manifestation d'une perfec-
tion à la fois esthétique êfrnorale qui suppose naissance et appartenance à
une élite. Aussi bien pouvons-nous remarquer que Mme de Coislin
« n'avait aucunes lettres, et s'en faisait gloire » : « femme du plus grand
air »45; elle est l'incarnation parfaite d'une certaine aristocratie qui ne
doit qu'à sa naissance, qu'à sa fréquentation du beau monde, l'élégance
de ses manières et la virtuosité dé sa conversation46. Son savoir railler,
par son aisance, sa délicatesse et plus que tout, sa spontanéité, est
l'expression même de cette supériorité quasi naturelle que se reconnaît la
noblesse et par laquelle elle tente de se distinguer des bourgeois qui vou-
draient l'imiter.
Son talent de conteuse en est encore l'illustration : Chateaubriand
découvre en effet en écoutant ses histoires que la valeur d'une conversa-
tion tient moins aux,sujets abordés* à leur intérêt, qu'à la manière de les
traiter et surtout, de les mettre en scène, Mlle de Scudéry l'avait déjà fait
remarquer : << Ce n'est pas assez dépenser plaisamment les choses ; il faut
encore qu'il y ait je ne sais; quel tour à l'expression, qui achève de les
rendre agréables; ; il faut même que l'air du visage, le ton de la voix, et
toute la personne; en général, contribuent à rendre plaisant ce qui de lui-
même né l'est pas tant »47ï Comédienne-née,Mme de Coislin excelle dans
cet art de la représentation qui suppose une gestuelle, un jeu de l'expres-
sion et de la voix ; elle excelle surtout a faire rire, en jouant spontanément
de la surprise,suscitée parle contraste entre sapropre réserve et le contenu
plaisant de son récit : ;
Les histoires que faisait madame de Coislin ne pouvaient se retenir, car il n'y
avait rien dedans ; tout était dans la pantomime, l'accent et l'air de la conteuse :
Jamais elle né riait II y avait un dialogue entre monsieur et madame Jacqueminot,
dont la perfection passait tout Lorsque dans la conversation enue les deux époux,
madame Jacqueminot répliquait -:: « Mais monsieur Jacqueminot ! » ce nom était
prononcé d'un tel ton qu'un fou rire vous saisissait. Obligée de le laisser passer,
madame de Coislin attendait gravement, en prenant.du tabac48.

45. Chateaubriand,MOr, 1.1, p. 577.


46.11 en va de même pour Mme de Vintimille, qui ne doit à l'évidence ses qualités de lan-
gage, de caractère et d'esprit qu'à son passé, d'habituée des salons les plus renommés du
xviiie siècle, que Chateaubriand rie se fait pas faute d'énumérer en guise de dernier hommage :
«Son langage était circonspect, son caractère contenu, son esprit acquis : elle avait vécu avec
mesdames de Chevreuse, de Longueville,-de La Vallière, de Maintenon, avec madame Geoffrin
et madame du Deffàrit -[sic] » (ibid,,L ï, p. 453), Les deux points utilisés ici suffisent, on le voit,
à suggérer que c'est bien à ses connaissances et fréquentations illustres qu'elle doit le meilleur de
son être et de sa conversation. ;

747.
47. Cité par D. Bertrand dans son article sur la « Raillerie » du Dictionnaire raisonné, de la
politesse..., p.
48. Chateaubriand,M07^ t. I,p.:580.
1114 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Bien sûr, en s'abstenant ainsi de rire de ses propres histoires, Mme de


Coislin obéit à un conseil souvent donné par les théoriciens de la conver-
sation, soit par souci de convenance, soit par souci d'efficacité49,mais elle
le fait sans y réfléchir. Le plus fascinant reste en effet ici cette aisance
souveraine de la conteuse, cette virtuosité que l'on admire sans pouvoir
Tanalyser, la réduire en procédés et en préceptes. Indéfinissable, son
talent émerveille précisément parce qu'il est fait de rien, parce qu'il tient
à un certain charme de sa personne et de son esprit que l'on ne peut sai-
sir, « retenir » et a fortiori imiter. Par là, il relève de cet idéal de singula-
rité, de grâce et de naturel qui échappe à tout apprentissage et dont
Chateaubriandfait l'apanage de ces grandes dames du passé habituées de
la cour et des salons.
L'exemple de Mme de Coislin et de ses histoires aussi gaies que vides
lui prouve encore que cette séduction subtile du naturel tient à la diversité
des sujets que peuvent aborder ces artistes de la parole. Elle est en effet
pour lui le signe d'une liberté qui fait tout le charme de la conversation en
permettant à chacun de s'y exprimer à sa guise, selon l'humeur du
moment. S'apprêtant à conclure son portrait de Mme de Vintimille, c'est
finalement sur ce privilège des « personnes distinguées » de « pouvoir
causer des choses les plus communes comme des choses les plus éle-
vées » que s'arrête Chateaubriand, avant de faire ce commentaire capital :
« simplicité de discours qui ne venait pas d'indigence, mais de choix »50.
Avec sa perspicacité habituelle, Chateaubriand discerne ici fort bien toute
la subtilité de la bienséance classique qui fait de la conversation une spon-
tanéité réglée, un espace où, à l'intérieur de certaines contraintes, le dis-
cours peut se dérouler en toute liberté et accueillir sans réserve toutes les
suggestions de l'instant. C'est du reste ainsi que le concevait Mlle de
Scudéry : « Il faut pourtant que la conversation paraisse si libre, qu'il
semble qu'on ne rejette aucune de ses pensées ; et qu'on dit tout ce qui
vient à la fantaisie, sans avoir nul dessein affecté de parler plutôt d'une
chose que d'une autre [...]. Ainsi je veux qu'on ne sache jamais ce que
l'on doit dire et qu'on sache pourtant toujours bien ce que l'on dit»51.

49. Dans son article sur la « Raillerie », D. Bertrand rappelle que la bienséance commandede
ne pas rire de ses propres plaisanteries et cite d'autre part un jugement d'Ortigue de Vaumorière
qui préconise précisémentde jouer d'un tel décalage pour faire rire : on « ne peut surprendreplus
agréablement pour faire rire, que de dire quelque plaisanterie d'un air froid et sérieux ». Voir op.
cit., p. 742 et 747.
50. Chateaubriand, MOT, t. I, p. 453. Cette variété de la conversation avait déjà séduit
Chactas dans Les Natchez : « Chacun enseignait son voisin, et était enseigné par lui : tour à tour
les propos étaient graves commeceux des vieillards, fugitifs comme ceux des jeunes filles ». Voir
op. cit., p. 259.
51. Cité par A. Montandon dans son article « Conversation » du Dictionnaire raisonné de la
politesse..., p. 140.
L''ART DE LA CONVERSATION 111.5

Chateaubriand est particulièrement sensible à cette fluidité souveraine de


la conversation qui, sans rien de calculé, embrasse au hasard te) ou tel
sujet et passe sans crier gare du badinage, des lieux communs aux sujets
les plus graves et les plus difficiles. Il y a là une aisance merveilleuse qui
répond au souhait de bannir de la conversation tout pédantisme, toute spé-
cialisation, bref, tout esprit de sérieux, afin de préserver cet enjouement,
ce principe de plaisir, qui en sont les caractéristiques essentielles. Mais
surtout, Chateaubriand voit dans cette souplesse et dans cette ouverture du
discours un souci exquis de « simplicité » dans lequel il reconnaît l'ultime
manifestation du bon goût, le signe distinctif d'une élégance tout aristo-
cratique qui fuit l'affecté et le pédant. Son génie est dès lors d'avoir réussi
à restituer, à travers ce portrait tout particulièrement, l'esprit de cette
urbanité raffinée dont la distinction n'est que grâce, simplicité et naturel.

De tels éloges sous la plume de Chateaubriand ne nous permettent


plus guère de continuer à le regarder comme un homme qui a nourri pour
la conversation « une véritable aversion ». Est-ce à dire pour autant qu'il
ait aimé le monde et ses éclats de voix ? Certainement pas, mais précisé-
ment, goût de la conversation et amour du monde ne sont pas nécessaire-
ment liés. Il nous semble en effet que si Chateaubriand a été ainsi mal
jugé, c'est parce qu'on n'a pas pris soin de distinguer cette horreur incon-
testable du monde et de ses plaisirs, de cette inclination pour la conversa-
tion telle qu'elle s'épanouit au sein de certaines sociétés privées. Il
importe de comprendre ici que l'hommage qu'il leur rend ne contredit
pas, mais au contraire renforce son mépris du monde et de ses relations
humaines dominées par la facticilé et la vanité. Il est sur ce point signifi-
catif de constater que lorsque Chateaubriand rend visite à Mme de Staël
retirée dans son château de Coppet, il s'étonne de sa tristesse et l'attribue
à cet amour funeste du monde qui l'empêche de trouver le bonheur dans
le repos sur ses terres, entourée de ses plus chers amis et assurée de tous
« les conforts de la vie » :
J'allai voir à Coppet madame de Staël ; je la trouvai seule au fond de son châ-
teau, qui renfermait une cour attristée. Je lui parlai de sa fortune et de sa solitude,
comme d'un moyen précieux d'indépendance et de bonheur ; je la blessai. Madame
de Staël aimait le monde ; elle se regardait comme la plus malheureuse des
femmes, dans un exil dont j'aurais été ravi52.
Si Chateaubriand ne peut comprendre ce désespoir et va jusqu'à le lui
reprocher amèrement, c'est parce qu'il y voit la manifestation d'une
nature vaine, qui a besoin du théâtre du monde pour briller, de son agita-
tion pour se sentir exister. C'est surtout parce qu'à ses yeux, cette vie à

52. Chateaubriand, MOT, t. J, p. 583.


1116 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

l'écart en compagnie de fidèles amis représente un idéal social, celui-là


même qu'il exalte lorsqu'il compose ses tableaux flatteurs de sociétés de
conversation. Chateaubriand a de fait très bien compris que pour être à ce
point libre, naturelle et sincère, la conversation exigeait un climat de
confiance et de bienveillance qui ne pouvait se trouver qu'au sein d'une
compagnie peu nombreuse et choisie. Qu'il évoque les réunions de la rue
Neuve-du-Luxembourg ou celles de l'Abbaye-aux-Bois, c'est toujours à
ce cadre d'une petite société d'amis se rassemblant dans un lieu privé,
loin du monde, de ses affaires, de ses désordres et notamment de ses
tracasseries politiques, qu'il rapporte les plaisirs de conversation qu'il
y goûte.
Prenons l'exemple du salon de l'Abbaye-aux-Bois : la description
qu'il en fait dans les Mémoires d'outre-tombe nous prouve qu'il a deviné
que même dans un tel décor, la conversation, pour être telle qu'il l'aime,
authentique, spontanée et presque familière, supposait, comme le dit fort
justement M. Fumaroli, « une certaine sécession, d'ordre privé, soutenue
par des affects privés (amitié, bienveillance) en marge des affaires, des
negotia de la vie publique et politique »53. Si ce salon peut donner l'im-
pression de faire revivre l'idéal de civilisation et de grâces sociales hérité
du xvif et du xvnr siècles, s'il peut notamment réussir à rappeler les
riches heures de l'hôtel de Rambouillet, c'est bien parce que l'univers de
conversation dont s'entoure Mme Récamier est d'un tout autre ordre que
celui du monde, et notamment de la cour et de ses intrigues politiques :
c'est celui, comme le dit encore M. Fumaroli, « privé, désintéressé, de
Yotium compatible avec une retraite intérieure et secrète », espace privilé-
gié qui permet « la récréation en société, mais en société choisie »54. Tel
est bien en effet pour Chateaubriandle charme du salon de Juliette : l'ar-
racher au monde et à ses soucis, à ses rôles, pour lui offrir le bonheur dans
le repos et la retraite, au milieu d'un cercle d'amis avec lesquels l'échange
peut être aussi franc que cordial, aussi libre que désintéressé. En témoigne
le récit de la soirée passée avec Talma à débattre de quelques vers de
Y Othello de Ducis : Chateaubriand la cite en exemple, parce qu'à l'égal
de ces disputes littéraires d'autrefois avec Fontanes qu'il rapporte avec la
même émotion et le même amusement55, il trouve là l'idéal d'une conver-
sation totalement libre et sincère, où l'on peut s'exprimer en toute fran-
chise et avec passion, parce que l'on est sûr de la bienveillance de son
interlocuteur et que l'on sait que la contradiction ne ruinera pas l'amitié,
parce que l'on a décidé surtout de faire fi des conventions du monde et de

53. M. Fumaroli, préface à L'Art de la conversation, p. xn.


54. M. Fumaroli, « L'empire des femmes, ou l'esprit de joie », La Diplomatie de l'esprit,
Paris, Hermann, 1994, p. 328.
55. Voir Chateaubriand,MOT, 1.1, p. 451.
,r L'AUT DE LA CONVERSATION .1117

ses intérêts. Tout le plaisir qu'éprouve Chateaubriand vient alors de cette


souveraine gratuité de la conversation, de cet état de disponibilité inté-
rieure qu'elle crée, en lui faisant oublier sa position dansle monde et ses
responsabilités.:-
.

Vers cette époque Talina demanda à madame Récamier à me rencontrer chez


elle pour s'entendre avec moi sur quelques-vers de V Othello de Ducis, qu'on ne lui
permettait pas de dire tels qu'ils étaient. Je laissai les dépêches et je courus au ren-
dez-vous ;,je passai la soirée à refaire avec le moderne Roscius les vers malencon-
treux : il me proposait un changement, je lui en proposais un autre ; nous rimions
à l'envi ; nous nous retirions à la croisée ou dans un coin pour tourner et retourner
un hémistiche. Nous eûmes beaucoup de peine à tomber d'accord pour le sens ou
pour l'harmonie. Il eût été assez curieux de me voir, moi, ministre de Louis XVIII,
lui, Talma, roi de la scène, oubliant ce que nous pouvions être, jouter de verve en
donnant au diable la censure et toutes les grandeurs du monde56.
On ne saurait mieux dire que de telles discussions l'enchantent parce
qu'elles sont d'abord un jeu, une compétition à finalité purement ludique,
dont la franche allure et le désintéressement s'opposent au monde et à ses
préoccupations.
C'est donc parce qu'il rend possible un tel détachement, une telle
expérience idéale d'échange passionné et amical sans autre fin qu'un pur
plaisir de l'esprit que le salon de l'Abbaye-âux-Bois séduit autant
Chateaubriand. Il lui"offre cet espaceprivilégié que tous les mythes litté-
raires élaborés autour des sociétés de conversation, les Iles Fortunées,
;

l'Arcadie, le banquet platonicien, définissent précisément comme le cadre


idéal : un elimatlibrê et détendu, favorisé par; le loisir-etle plaisir d'une
demeure privée, à T écart de la vie d'affaires et de la vie publique. C'est
donc bien a un idéal de retraite et non de vie dans le monde que
Chateaubriand^ en cela fidèle héritier de Rousseau et de cette nouvelle
Arcadie qu'est Ciarehs, associe en fin de compte les plaisirs de la conver-
sation : ils participent pour lui de cette quêté héritée du xvm' siècle du
bonheur dans le; repos, dans une vie tranquille; à l'intérieur d'un monde
clos converti en refuge57. Il est du reste tout à fait significatif de constater
que dans ses Mémoires'»:' Chateaubriand-laisserà d'autres, la duchesse
d'Abrantès notamment, le soin de peindre les réceptions à l'Abbâye-aux-
Bois au cours desquelles oh sait bien qu'il ne .briilàit pas par l'entrain de
sa conversation58, et se contente, lui, de décrire le seul espace qui le mette

56.Jbid.itS, p.220-221. ;
.
57. Voir sur ce point l'ouvrage de référencéde R,: Maazi,L'Idée du bonheur dans la littéra-
ture et la pensée françaises au XVIII' siècle, Genève-Paris, Slatkihe Reprints, 1979, p. 330-385
(réimpr. de l'éd. de-i960). Sur Clarens plus précisément comme résurgence du-mythe de
I'Àrcadié, voir M. Fumaroli, Trois Institutions littéraires,-p. 161 sq.
58, Tous les contemporains attestent ce contraste entre un-Chàteaubriand épanoui dans l'en-
tretien privé et au contraire, froid, réservé, voire muet parce que profondément ennuyé, dès que
la compagnie se fait trop-nombreuseet trop mondaine.'Sainte^Beuvê,dans.sà chronique du salon
1118 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

à l'aise, « l'asile solitaire », la « cellule »59 où il jouit du privilège de pou-


voir venir, avant l'arrivée des invités, méditer en silence en contemplant un
paysage enchanteur ou mieux, causer en tête à tête avec la séduisante
Juliette. On constate encore qu'il ne s'attarde guère à analyser l'influence
politique et littéraire pourtant bien réelle qu'a eu ce salon, ainsi que, du
reste, celui qu'animait déjà la belle Juliette sous le Directoire et le
Consulat. Lorsqu'il évoque ce dernier, il cite bien sûr le mot de Bonaparte :
« depuis quand le conseil se tiênt-il chez madame Récamier ? » et en pro-
fite pour louer ce don propre aux grandes maîtresses de salon qu'a Juliette
de réunir et de faire s'entendre des personnes d'origine et d'opinions
diverses60. Si Chateaubriand ne méprise pas, nous l'avons dit, cet espace de
liberté que créé le salon en marge du pouvoir despotique, s'il sait gré à
Juliette de jouer ce rôle de pacification sociale, on sent bien néanmoins que
son véritable plaisir est ailleurs. Il est précisément dans cette quiétude que
lui offre la compagnie de Juliette, dans « ces heures de paix » qu'il y goûte,
délivré de tout souci politique et de tout rôle mondain, et dans lesquelles le
chrétien qu'il est veut voir une image de ce repos que son espérance
appelle61. Certes, cette félicité est faite pour beaucoup de contemplation et
de silence. La conversation y garde pourtant ses droits, mais davantage
sous forme de dialogue intime. Affichant ainsi sa préférence pour
l'échange familier et presque confidentiel, Chateaubriand se rapproche de
Vigny qui avouait n'aimer que « la conversation en tête à tête avec une
femme qu'[il] aime, un homme d'un esprit élevé »62,
Les mêmes réflexions pourraient être faites à propos d'un des tableaux
les plus émouvants que Chateaubriand ait composés dans les Mémoires
d'outre-tombe : celui de l'été passé à Savigny en 1801 et de ces soirées
occupées à converser avec Pauline de Beaumont et quelques-uns de leurs
amis communs. Nous y retrouvons de fait ce même rêve de bonheur dans:
le repos qui exclut le monde, au profit non pas de la solitude, mais d'une
petite société idéale d'amis choisis. Tous les éléments de ce mythe du
repos joyeux hérité du xviiie siècle sont ainsi une fois de plus rassemblés :
le loisir studieux (Chateaubriand se remet à la composition du Génie du
christianisme), la retraite, le bonheur domestique et surtout, l'amitié que
Chateaubriand, à la manière de l'homme sensible du siècle des Lumières,

de Mme Récamier, souligne ce silence presque hautain, trop rarement brisé par quelques échanges
passionnés. On se rappelle du reste que dans le salon de Mme de Duras comme à l'Abbaye-aux-
Bois, Chateaubriandavait pris l'habitude de venir avant tout le monde profiter de la compagniede
l'hôtesse et de battre très vite en retraite dès que la foule affluait... Sur le rituel de l'Abbaye-aux-
Bois, voir F. Wagener, Madame Récamier, Paris, Jean-ClaudeLattes, 1986, p. 379-444.
59. Chateaubriand, MOT, t. II, p. 221.
60. Ibid., t. II, p. 174.
.
61. Ibid., V II, p. 221.
62. A. de Vigny, Journal d'un poète,' Paris, M. Lévy, 1867, p. 905.
L'ART DE LA CONVERSATION 1119

définit comme le sentiment apaisant par excellence, comme un idéal de


protection, « un abri »63 diffusant dans l'âme calme et plénitude. Le bon-
heur ici est dans son cadre naturel : celui de la retraite campagnarde, avec
une petite maison, un jardin et une société choisie64. Plus encore qu'à
l'Abbaye-aux-Bois qui irrite Chateaubriand par ses réceptions encore trop
mondaines, la conversation peut s'épanouir dans son décor idéal, celui de
ce « salon champêtre » 65, de ce jardin, véritable locus amoenus dont la des-
cription renoue avec la tradition des paysages bucoliques hérités de Platon
et transmis notamment à la France classique par l'intermédiaire du Forez
de YAstrée, où la nature se marie harmonieusement avec la parole
humaine intériorisée66. Loin des affaires citadines et des passions de la vie
active, de tels lieux incitent en effet à la contemplation et semblent natu-
rellement orienter la conversation vers des sujets élevés, vers une
réflexion, où le silence a certainement sa part, sur les grandes questions
que posent à l'homme l'univers ainsi que sa propre condition. Dans leur
retraite de Savigny, face au ciel étoile que découvrent les fenêtres de leur
salon, Chateaubriand et Pauline font revivre cette coutume antique de
l'entretien ascensionnel, de la quête entre amis du bonheur dans la médi-
tation et la recherche dialoguée d'une sagesse. Voici en effet dans quel loi-
sir contemplatif ils passent leurs soirées :
La nuit, quand les fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, madame
de Beaumont remarquait diverses constellations, en me disant que je me rappelle-
rais un jour qu'elle m'avait appris à les connaître : depuis que je l'ai perdue, non
loin de son tombeau, à Rome, j'ai plusieurs fois, du milieu de la campagne,
cherché au firmament les étoiles qu'elle m'avait nommées ; je les ai aperçues
brillant au-dessus des montagnes de la Sabine ; le rayon prolongé de ces astres
venait frapper la surface du Tibre6'.
Une telle scène ne peut manquer de nous rappeler les Entretiens sur la
pluralité des mondes de Fontenelle, où l'on voit un honnête homme ensei-
gnant à une jeune et spirituelle marquise, dans un parc, par une belle nuit
claire, les rudiments de l'astronomie. Mais prenons-y garde, dans les
Mémoires d'outre-tombe, la conversation a changé de sujet et de fonction,
tandis que les rôles s'inversaient : c'est désormais la dame qui enseigne,
qui a cette mission de guide spirituel que Chateaubriand lui attribue sou-
vent dans son oeuvre romanesque. C'est qu'il ne s'agit plus ici de mêler

63. Chateaubriand parle effectivement dés soirées passées « dans cet abri de l'amitié ». Voir
MOT, 1.1, p. 455. Sur l'amitié au xviii siècle comme élément essentiel du bonheûr dans le repos,
vokR.Marrzi, op.:«Y., p. 359-362. -
64. Sur ce thème, de la société parfaite, sur le jardin comme décor obligé du bonheur dans le
.
repos, voir encore ibid:, p. 334-335,- 368-374 .. . .
65.Chateaubriand,:MOT, t.I, p. 455.
.
66.:Sur cette tradition, voir M. Fumaroli, préface §. L'Art de là conversation;p. v sqi-.
67,Chatéaubrtand MOT;t.I,p.:455..;.';V
1120 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

l'utile à l'agréable, de diffuser un savoir sur un mode ludique, selon le


voeu des philosophes des Lumières notamment, afin d'éviter tout pédan-
tisme et tout dogmatisme68. L'astronomie n'est plus ici qu'un prétexte, car
Pauline entend moins transmettre des connaissances qu'initier-son compa-
gnon à une forme de sagesse qui passe par un art de la mémoire. L'essen1
tiel, pour cette femme qui se sait condamnée, est d'apprendre à son ami à
se souvenir d'elle, à retrouver sa présence dans l'absence de leur future
séparation. Le ciel, comme la mer pour d'autres héros de l'oeuvre roma-
nesque de Chateaubriand69, devient pour elle cet espace habité par la pen-
sée de l'être absent, qui doit rendre possible une sorte de relation spiri-
tuelle entre deux êtres que la mort aura bientôt séparés.' Née de la
contemplation, la conversation y reconduit alors, en se faisant la voix de
l'espérance, la voix d'une sagesse qui sublime la souffrance en s'élevant
jusqu'à une mystique de l'amour. Jamais Chateaubriand n'aura mieux
montré que portée par le génie d'un lieu et entraînée par le doux élan de
ramifié, la conversation pouvait s'élever jusqu'à ce degré de réflexion
spirituelle qui la rend curieusement proche de la méditation silencieuse.

Les pages que nous venons d'étudier nous prouvent donc à quel point
Chateaubriand est resté jusqu'à la fin de sa vie fasciné par le modèle à la
fois social et rhétorique que représente à ses yeux cet art de la conversa-
tion à la française qui s'est épanoui sous l'Ancien Régime. Quels que
soient ses griefs à rencontre de la noblesse et de son idéologie, l'éloge
qu'il fait de cette civilisation et de ses orateurs dans les Mémoires révèle
le profond attachement de l'aristocrate qu'il est et demeure pour une cer-
taine forme de savoir-vivre, fait de civilité, d'élégance et de politesse, apte
à assurer le triomphe des belles manières et des moeurs raffinées. Comme
les hommes de son temps, Chateaubriand reste sensible à cet idéal de
grâce et d'exquise simplicité qui fait toute la supériorité de la conversa-
tion de ces nobles formés à l'école du monde70. Idéal de bon goût et de

68. Sur cette volonté qu'ont les penseurs du xvmc siècle de mêler badinage mondain et
réflexion philosophiquepour arriver à diffuser un savoir, mais sur un mode ludique, voir S. Pujol,
« De la conversation à l'entretien littéraire », Du Goût, de la Conversation et des Femmes,
p. 142-143.
69. Voir sur ce point les analyses de M. Pinel qui montre comment, dans Les Martyrs et Les
Aventures du dernier Abencérage, la mer devient le lieu propice à une expérience de la commu-
nion des saints qui permet aux héros séparés de sublimer leur souffrance et de ne pas verser tota-
lement dans le désespoir : M. Pinel, La Mer et le Sacré chez Chateaubriand, Claude Alzieu,
1993, p. 209-223.
70. Dans un article récent, C.-I. Brelot montre que si la noblesse réussit à maintenir sa supé-
riorité pendant tout le XIX' siècle en matière de distinction et de belles manières, c'est précisé-
ment par une « surenchère à la simplicité » et l'affirmation d'un « savoir-être » qui échappe à
tout apprentissage, qui a l'insaisissable de la grâce. Voir « Savoir-vivre, savoir-être : attitudes et
pratiques de la noblesse française au XIXe siècle », Romantisme, n° 96, 1997, p. 31-40.
L'ART DE LA CONVERSATION 1121

distinction naturelle, ennemi de toute forme d'affectation, de démesure et


de grossièreté, auquel l'écrivain restera fidèle. A travers l'hommage rendu
à cette sociabilité des siècles passés, c'est bien sûr aussi tout un pan de la
sensibilité esthétique de Chateaubriand qui se révèle à nous, pour nous
rappeler que le père du romantisme français est resté jusqu?au bout fidèle
à des valeurs toutes classiques de goût, de mesure et de discrétion dont il
a voulu transmettre l'héritage aux générations à venir : c'est pour les avoir
oubliées que celles-ci se verront précisément souvent désavouées par lui71.
Si cet art de la conversation séduit encore autant Chateaubriand; c'est
qu'il représente à ses yeuxTe plus précieux joyau de cette civilisation du
loisir dont il se désole de voir la perte dans ce XIXe siècle bourgeois des
affaires et de l'industrie. A coup sûr la conversation d'Ancien Régime plaît
à Chateaubriand d'abord par cette gratuité, cette liberté,,ce sens du jeu
purement divertissant, qui en font l'exact opposé de cet esprit de sérieux et
de cette morale de l'intérêt qu'il abhorre plus que tout72. Comme Balzac, il
fait donc de son désintéressement enjoué le meilleur antidote à opposer à
F affairisme stérilisant de la nouvelle société. Mais il va plus loin ; de fait,
le tableau qu'il compose à plusieurs reprises de petits cercles d'amis se
réunissant à l'écart de toute vie publique finit par faire de la conversation
un élément à part entière de ce rêvé de bonheur dans le repos, dans une
vie de loisir, d'amitié et de contemplation, venu de l'Antiquité et que lui
transmet le xvnr siècle. Paradoxalement donc, la conversation l'attire en
tant qu'elle s'oppose au monde et s'accorde avec cet idéal de retraite qu'il
a poursuivi toute sa vie. Sans renier les valeurs de la conversation mon-
daine, on voit donc qu'il l'aménage en opposant nettement à la manière de
Rousseau dans La Nouvelle Héloïse l'espace public et ouvert du grand
salon de réception, à l'espace clos et restreint de l'intimité privée. Idéale,
la conversation l'est ainsi vraiment pour lui comme pour Saint-Preux lors-
qu'au sein d'une petite société choisie, elle se rapproche de la confidence
et de la méditation, et peut enfin, comme lors des matinées à l'anglaise de
Clarens73, se nourrir de.son contraire : le silence.

71. II est évident que c'est, la profanation de ces valeurs esthétiques qui J'amène par exemple
à condamner les artistes romantiques dans le portrait qu'il leur consacre dans ses. Mémoires, 1.1,
p. 584. Pour une étude de ce portrait et de l'esthétique de Chateaubriand qu'il révèle, voir
F. Bèrcegol, La Poétique de Chateaubriand..., p. 200 sq.
: 72. C'est aussi la raison pour laquelle il prend tant de plaisir à entendre Louis XVIII raconter
des histoires en plein conseil, au grand dam des ministres affairés. Voir sur ce point notre.article
«Figures du désenchantement.: les rois et leurs portraits dans les Mémoires d'outre-tombe de
Chateaubriand », Bulletin de l'Association Guillaume Budé, décembre 1996, p. 329-331. '
73. J.-J. Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, Paris, Gamier-Flammarion,1967, p. 421 sq.
C'est dans l'une de ses lettres à Milbrd Edouard que Saint-Preux décrit ces matinées à l'anglaise
qui tranchent avec les « entretiens frivoles des.gens indifférents », au cours desquelles les amis
« réunis et dans le silence, goût[ent] à la fois lé plaisir d'être ensemble et la douceur du recueille- •
ment », tout en échangeantdes réflexions sur des sujets qui leur sont chers.
1122 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Reste que comme tous les écrivains du XIXe siècle sensibles à cette tra-
dition française de sociabilité et de conversation, Chateaubriand est
convaincu que cet idéal est définitivement révolu, parce qu'il était préci-
sément trop dépendant d'un mode de vie que la Révolution a ruiné.
Comme à son habitude, le mémorialiste ne ressuscite ces sociétés de
conversation que pour mieux en constater la fatale disparition : de ne...
plus en ne... plus, c'est bien un espace de perte que rouvre sa mémoire, de
plus en plus gagnée par le regret et la nostalgie. Et pourtant, ici comme
ailleurs, la grandeur de Chateaubriand vient certainement du fait qu'il ne
reste pas l'esclave de ce trop séduisant passé et se résigne, avec tristesse
mais lucidité, aux changements qu'apporte l'Histoire. Sachant pertinem-
ment qu'en ce domaine aussi, il serait vain d'espérer un retour des temps
heureux, il a le mérite de ne pas s'enfermer dans un culte stérile et se sou-
met aux nouvelles moeurs, pour être F « homme de son temps »74. Si le
tableau de cette civilisation dévorée par le temps reste dans les Mémoires
un long chant de deuil, il importe donc d'ajouter qu'il en sourd une
mélancolie qui n'aboutit ni à une vaine lamentation ni surtout à une
condamnation de l'Histoire en marche. Sa philosophie de l'Histoire reste
en effet fondée sur une idée de progrès, qui n'exclut pas la douleur, la vio-
lence, la ruine, mais qui lui interdit en tout cas de verser totalement dans
cette pensée de la décadence qui est au coeur du mythe de la conversation
tel que l'élabore le xixe siècle.
On le voit bien, par exemple, lorsqu'il traite de la période révolution-
naire, qu'il est loin de condamner en bloc et de réduire à une vaste entre-
prise de destruction qui n'aurait porté aucun fruit. Tout n'est pas à rejeter
pour lui dans cette révolution qui est pourtant totale, dans la mesure où
elle affecte, outre les institutions du pays, l'ensemble de ses structures
sociales et mentales, et l'oblige à se délivrer de ces « devoirs », « usages »
et « bienséances »75 qui réglaient, nous l'avons vu, les relations humaines
dans la société d'Ancien Régime et leur donnaient cette harmonie appré-
ciée de Chateaubriand. Or, dans un premier temps au moins, tant que la
guillotine n'a pas commencé son oeuvre de mort, Chateaubriand est séduit
par cette effervescence d'une société qui se libère de son passé, s'invente
de nouveaux lieux de parole et une nouvelle sociabilité, faisant ainsi se
côtoyer à Paris les salons d'autrefois où régnent encore « l'élégance et le
goût de la société aristocratique » et les salons nouveau-nés où brillent,
chez M. Necker, chez le comte de Montmorin, « toutes les nouvelles illus-
trations de la France, et toutes les libertés des nouvelles moeurs »76. Un

74. On se souvient que dans ses Réflexions politiques, Chateaubriand écrit que « pour être
l'homme de son pays, il faut être l'homme de son temps ».
75. Chateaubriand, MOT, 1.1, p. 181.
76. Ibid., 1.1, p. 183.
L'ART DE LA CONVERSATION ;' 1123

homme incarne aux yeux de Chateaubriand le charme: de cette société


révolutionnée, où la parole échappe désormais à toute contrainte : Mira-
beau. Il suffit de deux rencontres au cours de banquets pour que le jeune
homme soit fasciné par le talent qu'il découvre aussi au tribun dans la
conversation intime :
Mirabeau parla beaucoup, et surtout beaucoup de lui. Ce fils des lions, lion:
lui-même à tête dé chimère, cet homme si positif dans les faits, était tout roman,
tout poésie, tout enthousiasme par l' imagination et le langage ; on reconnaissait
l'amant de Sophie, exalté dans ses sentiments et capable de sacrifice. [...] Mirabeau
m'enchanta de récits d'amour, de souhaits de retraite dont il bigarrait des discus-
sions arides77.

Certes, Mirabeau reste pour Chateaubriand un aristocrate qui hérite


notamment de sa classe le don de la conversation spirituelle, cet art des
bons mots appelés à passer à la postérité78. On voit bien néanmoins ici que
si sa parole le ravit autant, c'est pour des qualités tout autres de « bigar-
rure» et surtout d'enthousiasme,; qui signalent sa puissante originalité.
Hétéroclite, capricieuse, sa conversationreflète en effet son caractère dis-
parate, cette dualité essentielle dont Chateaubriand va faire le signe
distinctifdu grand homme. Sa force est d'être ainsi absolument singulière,
parce que pure expression d'une nature qui ne trouve de loi qu'en elle-
même : sans modèle, sans règle, la parole de Mirabeau est unique et
:
innnitable, parce qu'elle se fait la voix de ses passions. C'est dire encore
que sa force est dans sa fougue, dans cette ardeur qui ose s'exprimer dans
toute sa chaleur et qui fait pour Chateaubriand l'unité de l'homme poli-
tique et de l'homme privé en Mirabeau79. Avec lui, c'est donc un autre
style de conversation qui s'impose et que la Révolution va consacrer :
idéal d'une parole énergique qui se met au diapason des grandes passions
réhabilitées et ose les exprimer hardiment, sans plus aucun souci dé
mesure ni de convenance. Mirabeau devient ainsi le type de la grande âme
héroïque promis à un bel avenir, dont le discours, faisant fi des-usages, a
la forte expressivité dés tempéraments exaltés et farouchement indépen-
dants80. Alui seul, son portrait prouve donc que loin d'en rester à un culte

ll.Ibid.,XÏ, p. 176-177.
78. Il en cite quelques-uns dans ce portrait, par exemple, p. 177.
79. Voir sur ce point notre analyse du portrait de Mirabeau dans La Poétique de Chateau-
briand..., p. 356 sq.
80. Dans son article, J.-P Sermain cite un extrait fort intéressant des Éléments de littérature
de Marmontel,.dans lequel celui-ci constate qu'en marge de la conversationmondaine se déve-
loppent à la fin du xvnr siècle deux autres « styles », « le populaire » et « l'héroïque », qui se.
caractérisentpar leur expressivité,leur énergie, leur indépendance à l'égard de tout code, que ce
soit par ignorance ou par désinvolture. La conversationde Mirabeau nous semble fort bien illus-
trer ce « style » héroïque qui dédaigne les usages pour se faire entoutesingularité «l'expression
immodérée ou des mouvements de l'âme, ou des impressionsfaites sur l'imagination ». Voir « Là-
conversation au dix-huitièmesiècle : un théâtre pour les Lumières ? », p. 129. "
.
1124 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

exclusif et passéiste d'un seul type de conversation, Chateaubriand sait ne


pas se désintéresser de ces autres formes de prises de parole que réveille
l'Histoire.
Surtout, si la conversation n'est pas seulement sous la plume de
Chateaubriand ce « lieu de mémoire » dont parlait M. Fumaroli, « objet
quelque peu funéraire de célébration et d'historiographie »81, c'est qu'il
lui donne un nouveau souffle en l'érigeant en modèle poétique. Il faut de
fait revenir à l'idée que Chateaubriand y découvre des valeurs esthétiques,
des principes de style et de composition qui vont durablement influencer
son écriture82. M. Fumaroli lui-même est obligé de le reconnaître : cet
homme qu'il décrit comme ayant détesté la conversation a bel et bien
donné à ses Mémoires une « ampleur chorale »83 qui témoigne envers et
contre tout de son intérêt pour le genre. Force est ainsi de constater cette
construction polyphonique des Mémoires d'outre-tombe, oeuvre fondée
sur le dialogue, avec le lecteur, bien sûr, que Chateaubriand ne cesse de
solliciter, d'interroger, parfois même de réfuter et de morigéner, comme
pour recréer le cadre idéal de l'entretien familier avec un ami à qui l'on
peut tout dire84 ; dialogue aussi avec la communauté des écrivains, poètes,
héros de tous les temps et de tous les pays, avec lesquels le mémorialiste
entre en conversation par l'intermédiaire de la citation. Sa pratique inces-
sante dans les Mémoires revient bien en effet, à la manière des Essais de
Montaigne qui restent sur ce point le grand modèle, à rassembler autour
de l'écrivain cette société choisie d'amis lettrés communiant dans un
même loisir studieux, dans une même causerie aussi passionnante qu'en-
jouée. Comme Balzac ou Sainte-Beuve, il se pourrait donc bien que
Chateaubriand le solitaire écrive lui aussi pour retrouver par la littérature
un peu de ce bonheur oral et social perdu.

81. M. Fumaroli, Trois Institutions littéraires, p. 176.


82. Il serait ainsi certainementutile de faire le lien entre ce modèle conversationnel et le style
de Chateaubriand tel qu'il se déploie dans les Mémoires, libre, dégagé, volontiers capricieux,
relevé de traits incisifs, non dénués, il est vrai, de cruauté.
83. M. Fumaroli, Trois Institutions littéraires, p. 193.
84. Sur la présence de ce lecteur « virtuel » dans le texte des Mémoires, voir l'article de
M. Lehtonen, « Le lecteur dans les Mémoires d'outre-tombe », Mémoires de la Société néophilo-
logique de Helsinki, 1987, p. 241-252, repris dans Études sur le romantisme français, Helsinki,
1995.
LA SCENE MEDIEVALE
DANS L'OEUVRE DE CHATEAUBRIAND

TATIANA WEBER-MAILLOT*

Venu au monde en 1768 pour voir dix ans plus tard lemonde s'écrou-
ler, né au confluent des siècles, Chateaubriand reste irrémédiablement
partagé. Janus à deux têtes, son profil lumineux est tourné vers un avenir
neuf tandis que son côté sombre regarde le passé englouti. Il veut la
monarchie selon la Charte, les libertés publiques, celle de la presse sur-
tout, une éducation moderne pour le jeune Henri V, mais en même temps
il appartient au vieux monde très chrétien dés chevaliers, balayé parla
Révolution française. Ses contemporains étaient frappés par sa « tête che-
valeresque », lui-même se sentait un peu chevalier.:« je suis vieux
comme ce temps queje rêve et qui m'échappe»1, dit-il. Théoricien du
nouveau monde mais étranger au monde qui est le sien, il cherche donc à
retrouver le décor médiéval où il serait à sa place sans céder aux tenta-
tions réactionnaires qui voudraient «rétrograder vers [lui] »2 contre le
sens de l'histoire. Grande fragilité de ces temps passés : « si nous préten-
dions les saisir, ils s'évanouiraient » 3, affirme-t-il. La reconstitution du
Moyen Age obéit à des exigences contradictoires : le mémorialiste veut le
rendre à la vie sans l'arracher à la mort, le conjuguer au présent sans le
soustraire au passé, s'en emparer sans le saisir, s'en imprégner sans se
laisser envahir. A quelle étrange résurrection soumet-il donc le Moyen
Age ? Quel est le mode d'apparition de la scène médiévale ?

* Université de Paris-Sorbonne (Paris-TV).


1. Mémoires d'outre-tombe, édition M. Levaillant, Paris, Flammarion, 1982, t. IV, p. 44.
2. Ibid., t. I,"p. 317.
3. Ibid.
-

RHLF, 1998, n° 6, p. 1125-1136


1126 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

PITTORESQUES APPARITIONS

Recréer le Moyen Age : en 1824, l' Histoire des ducs de Bourgogne de


R de Barante est un modèle inespéré. Les recensions de Chateaubriand en
décembre 1824 et mai 1825 expriment un infini sentiment de reconnais-
sance : aux yeux de Chateaubriand, Barante a évité les écueils de « l'his-
toire prétenduephilosophique »4 qui, en divisant, disséquant, découpant et
apprêtant artificiellement le matériau historique, échoue à ressusciter le
passé : « Les moeurs et les usages ne se mettent point à part dans le coin
d'une histoire, comme on expose des robes et des ornements dans un ves-
tiaire, ou de vieilles armures dans les cabinets des curieux ; ils doivent se
montrer avec les personnages, et donner la couleur au tableau »5. En
mêlant les événements aux moeurs et les moeurs aux événements, l'histoire
totale de Barante, comme celle des anciens chroniqueurs, est à l'image de
la vie ; l'écriture parvient à ranimer le passé médiéval, à créer l'illusion de
sa présence : « On voit tout, on est présent à tout »6, s'émerveille
Chateaubriand. Et il insiste, seule la restitution des moeurs, des usages et
des coutumes in situ peut donner à l'histoire cette force hallucinatoire. A
un Moyen Age ascétique qui ne parle qu'à l'intellect, cadavre froid dont
les parties ont été dissociées, triées, classées selon les procédures d'une
dissection toute scientifique, il oppose le corps entier, généreux, vigou-
reux d'un Moyen Age qui se voit, qui se manifeste comme un monde
vivant. Mêlés à la narration, les costumes, les coutumes, les moeurs et les
usages rendent le Moyen Age visible, vivant, chatoyant : pittoresque en un
mot. Ils « donnent la couleur au tableau » : la métaphore médicale de la
dissection ne parvient plus à décrire le travail de l'historien qui s'emploie
à recréer pour les yeux la totalité médiévale : c'est au registre de la pein-
ture que s'adresse Chateaubriand. Dès qu'il est question d'évocation
médiévale, il y a systématiquement recours : la main « dessine », « trace »,
« colore », « représente » des scènes « pittoresques » dans dès « tableaux
pittoresques ». Certes, ce qualificatif est régulièrement associé au Moyen
Age par les contemporains de Chateaubriand ; mais chez Chateaubriand,
il n'accompagne pas seulement au sens figuré une réflexion sur la préten-
due « naïveté » du Moyen Age ; son sens étymologique, réactivé, est mis
au service d'une vision proprement picturale.
De fait, parmi toutes les sources de son pittoresque Moyen Age, il en
est une à laquelle Chateaubriand accorde une autorité supérieure. Dans les:

4. Mélanges littéraires, in OEuvres complètes de Chateaubriand, édition Sainte-Beuve, Paris,


Garnier, 1859, t. VI, p. 569.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 570.
LA SCÈNE MÉDIÉVALE 1127

manuscrits médiévaux qu'il a eus entre les mains en Angleterre à


l'époque de l'émigration7 ou.dans les livres moyenâgeux illustrés qu'il a
pu consulter comme la Mer des histoires et chroniques de France*, c'est
moins dans les textes que dans les « vignettes » que Chateaubriand va
chercher l'image la plus vive du Moyen Age : « les vignettes des manus-
crits, déclare-t-il dans la recension du livre de Barante, donnent l'idée
la plus nette des usages du temps. On y voit des batailles, des cérémo-
nies publiques, des prestations de foi et d'hommage, des intérieurs de
maison et de palais, des vêtements de toutes formes et de toutes les
classes de la société » 9. C'est ce Moyen Age en images que Chateau-
briand reproduit par l'écriture. Par exemple, le texte consacré aux cos-
tumés dansl'Essai sur la littérature anglaise 10 est directement inspiré de
ces vignettes montrant « des vêtements de toutes formes et de toutes les
classés de là société »". Pour donner vie et visibilité au passé, il suffit de
"copier; dé décalquer les enluminures médiévales. Décrivant au début des
Mémoires d'outre-tombe les « moeurs féodales » de ses parents à
.
Combourg, Chateaubriand ajoute : «j'en reproduirai d'autant plus volon-
tiers lé tableau qu'il semblera calqué sur les vignettes des manuscrits du
Moyen:Age»12^

SPECTACULAIRES APPARITIONS -

Or, que montrent ces vignettes ? Précisément une foison infiniment


variée d'images hautes eh couleur dont le relief est si puissant qu'elles
plongent l'observateur, reporté comme par magie au temps des chevaliers,
dans unirnonde vivant, voyant,foisonnant; bruyant, une sorte de spectacle
total dont la richesse visuelle et sonore est une véritableprovocation pour
les sens.-Au point qu'on:a l'impression que l'évocation médiévale ne
demande;auçun effort au sujet écrivant, comme; si la force était du côté de
F objet écrit (décrit), comme si;; dans l'espace littéraire, l'initiative; de la
perception revenait ici moins à l'instance perceptive:qu'à la chose perçue,
moins a l'observateur qu'au spectacle lui-même : tonitruant, ostentatoire,
le Moyen Age semble s'imposer comme par effraction aux sens débordés;
de Chateaubriand.

l:MOT,t. I, p. 447-448..
8. Analyse raisonnée de l'histoire de France; in OEuvres complètes de Chateaubriand, t: X,
p.229:,:
9. Mélanges littéraires, p.\56S:'.
10.Ja'OEuvrescomplètes de. Chateaubriand,t. X, p. 495-497.
1.Voir ibid., p. 495.
; s-;
12; MOT; 11,p. io6.
1128 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Son insolence sonore attire l'oreille irrésistiblement. Ainsi, quand le


« petit chevalier de Combourg » se remémore la foire de l'Angevine, c'est
une débauche de sons, de chants et de bruits qui envahit l'écriture13. Dans
le Génie du christianisme, le regard se trouve à son tour provoqué. Quand
Chateaubriand se souvient d'une bataille de la Jérusalem délivrée, l'in-
tensité des lumières et des couleurs donne au tableau une force presque
aveuglante 14. La splendeur visuelle du Moyen Age est telle que le regard
se trouve à son insu séduit et capté. Dans les églises gothiques, ce sont les
vieux tombeaux qui attirent l'oeil du visiteur : « Dans ce labyrinthe de
tombeaux, quels sont ceux qui vous frappent davantage ? Sont-ce ces
monuments modernes, chargés de figures allégoriques [...] ? A peine y
jetez-vous un coup d'oeil : mais vous vous arrêtez devant ce tombeau
poudreux, sur lequel est couché la figure gothique de quelque évêque,
revêtu de ses habits pontificaux... » 15. Dans les Mémoires d'outre-tombe
de même, substituant à la description terne et décevante du choléra en
1831 le «tableau frappant» des épidémies du Moyen Age, Chateau-
briand, les yeux rivés sur le passé, se laisse emporter par la séduisante
splendeur des catastrophes médiévales dont la force est celle d'un spec-
tacle total, pour les yeux et pour les oreilles : « Figurez-vous un drap mor-
tuaire flottant en guise de drapeau au haut des tours de Notre-Dame, le
canon faisant entendre par intervalles des coups solitaires pour avertir
l'imprudent voyageur de s'éloigner, un cordon de troupes cernant la ville
et ne laissant entrer ni sortir personne, les églises remplies d'une foule
gémissante, les prêtres psalmodiant jour et nuit les prières d'une agonie
perpétuelle, le viatique porté de maison en maison avec des cierges et
des sonnettes... » 16.
En somme, Chateaubriand peut se laisser entraîner par la dynamique
de son objet. Pour en accueillir la richesse visuelle et sonore, il lui suffit
d'en décliner l'infinie diversité par une écriture de la copia un peu anar-
chique visant à l'exhaustivité, au moyen des listes, des accumulations, des
dénombrements, des larges vues d'ensemble ; en leur associant quelques
gros plans sur des détails insolites, il lui suffit d'en reproduire, en une
écriture pointilliste, les formes « gothiques », les curieux contours,
comme ceux de ces drôles de souliers à la poulaine qu'il se plaît à suivre
dans le « tableau général du Moyen Age » 17. L'écriture s'emploie à ména-
ger un espace où le Moyen Age peut venir se produire, un espace où il

13. Ibid.
14. Génie du christianisme, 1.1, p. 280.
15. Ibid., t. II, p. 97.
16. MOT, t. IV, p. 62.
17. Essai sur la littérature anglaise, p. 496. Une étude stylistique précise de ces phénomènes
dépasseraitle cadre de cet article.
LA SCÈNE MÉDIÉVALE 1129

peut jouer le magnifique;spectacle de son apparition. Du pittoresque, pure-


ment visuel, nous sommes donc passés à la plénitude du spectaculaire;
Si F on revient maintenant aux Mémoires d'outre-tombe et au passage
sur le choléra, que dit Chateaubriand ? Il manifeste sa déception vis-à-vis
de cet avatar moderne des grandes épidémies du Moyen Age : « Et chacun
continuait de vaquer à ses affaires, et les salles de spectacles étaient
pleines » 18, regrette-t-il : le choléra de 1831 est si peu spectaculaire que
les Parisiens, en un significatif transfert, vont chercher le spectacle sur la
scène des théâtres ; si peu spectaculaire que Chateaubriand, de son côté,
préfère remplacer dans le texte la tragédie amorphe et sans couleurs de
l'épidémie moderne par le puissant spectacle des pestes médiévales. Et si
le Moyen Age se voit mieux, se manifeste mieux que le présent, c'est
parce qu'il a, aux yeux de Chateaubriand,plus d'imagination que lui. Le
spectacle d'aujourd'hui est cantonné dans lés salles de théâtre" et de
concert ; au Moyen Age, le spectacle est partout. L'imagination contem-
poraine n'appartient qu'à quelques artistes ; le Moyen Age, quant à lui, est
tout entier artiste. C'est le temps de « l'imagination grande, vive, vaga-
bonde » 19, de « l'imagination libre et inépuisable »20 qui enfante, en un
fécond désordre créateur, des formes variées, nombreuses^ originales.
Mais, signalons-le aupassage, si les spectacles du Moyen Age attirent
tant Chateaubriand, c'est aussi parce que ceux du présent ne l'attirent
plus. Dans le chapitre du Génie du christianisme consacré aux « tom-
beaux dans les églises », dans le récit du choléra des Mémoires d'outre-
tombe, si l'oeil se laisse entraîner par les images médiévales, c'est parce
qu'il n'est pas retenu par l'autre théâtre, celui de la modernité, dont les
spectacles sont ternes et mous. C'est en fait de l'écart que bénéficie le
Moyen Age. Il a peut-être simplement le privilège d'offrir une alternative
à la vision d'un monde connu, habituel, désespérément familier. Aussi
Chateaubriand est-il victime d'une illusion rétrospective quand il imagine
que les hommes du passé, comme liai fascinés par le spectaculaire décor
qui les entourait, se regardaient et s'écoutaient vivre avec délices : le
Moyen Age était favorable au génie, dit-il, «par le monde le plus étrange
et le plus divers »2i. Mais précisément, cette provocation; visuelle ne vaut
que pour le lointain observateur, pour l'étranger. La vision d'un Moyen
Age pittoresque et spectaculaire est en grande partie le fantasme d'une
conscienceblasée en quête d'altérité : pour les hommes du Moyen Age, le
Moyen Age avait certainement la fadeur du présent. L'insistance avec
laquelle Chateaubriand signale la différence médiévale est un indice. Il est

18. MOT, t. JV, p, 62.


19. Essai sur la littérature anglaise, p. 517.,.
20. Ibid.,p.494.
21. Ibid., p. 502. '
1130 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

ainsi toujours à l'affût des empreintes concrètes, poussière, rouille,


mousse, graminées qui marquent au sceau du temps écoulé les monu-
ments et les objets du Moyen Age. Leur présence est le gage de cet écart
historique qui attire le regard, de cette altérité qui est source de visibilité.
Moeurs, coeurs, coutumes, costumes, usages, décor, tout est changé : c'est
au fond moins l'imagination médiévale que la différence médiévale qui
fait la plénitude visuelle et sonore du lointain passé ressuscité.
Quoi qu'il en soit, qu'on y lise la créativité médiévale ou les illusions
de Chateaubriand, le Moyen Age apparaît se montre, se manifeste avec
une force exceptionnelle. Mais si l'on doit désigner son lieu privilégié
chez Chateaubriand, c'est à Combourg, le manoir féodal où le jeune
François-René grandit, le domaine gothique où l'on parle de lointaines
généalogies, où revivent les « droits féodaux »22 et où l'on vit en cheva-
liers23, qu'il faut aller l'observer.
Or, le Moyen Age domestique de l'enfance a un visage, une figure
emblématique, celle du père, le fidèle héritier des moeurs du passé,
l'homme qui recrée le Moyen Age à l'échelle du château breton, ce per-
sonnage anachronique qui chaque soir se promène, « comme un spec-
tre »24, dans la grand'saile de la forteresse* avant de se retirer. « Comme
un spectre », dit Chateaubriand. De fait, monsieur de Chateaubriand est
un peu le spectre du Moyen Age, le fantôme du passé qui se lève sur
Combourg comme l'astre de la nuit. A travers lui, c'est tout le Moyen Age
de Chateaubriand qui se manifeste. Or, à quoi ressemblent les apparitions
du fantomatique personnage ?
Le spectre se produit, à grand renfort d'effets spectaculaires, sous les
yeux médusés de ses enfants : « Il était vêtu d'une robe de ratine blanche,
ou plutôt d'un espèce de manteau que je n'ai vu qu'à lui. Sa tête, demi-
chauve, était couverte d'un grand bonnet qui se tenait tout droit.
Lorsqu'en se promenant, il s'éloignait du foyer, la vaste salle était si peu 5

éclairée par une seule bougie qu'on ne le voyait plus ; on l'entendait seu-
lement encore marcher; puis il revenait lentement vers la lumière et
émergeait peu à peu de l'obscurité, comme un spectre, avec sa robe
blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle »25. La blancheur du
personnage et de son vêtement,.éclairés par la bougie, l'étendue du cos-
tume •— le manteau est long, le bonnet grand et haut — donnent à l'appa-
rition une visibilité dont l'écriture ne peut traduire l'intensité que par la
répétition, le ressassement, en revenant irrésistiblement à l'image de la

22. MOT, 1.1, p. 69.


23. Voir T. Weber-Maillot, « Le tombeau des chevaliers », Bulletin de l'association
Guillaume Budé, décembre 1997, p. 280-293.
24. MOT, 1.1, p. 69.
25. Ibid.
LA SCÈNE MÉDIÉVALE .1131

«robe» et du « bonnet blanc », par deux fois désignés. Le phénomène


conjugue d'ailleurs intensité visuelle et profondeur sonore puisque toute
la scène est rythmée par le « bruit mesuré » des pas de monsieur de
Chateaubriand.L'apparition de ce spectre du Moyen Age est, comme toutes
les scènes médiévales, un spectacle pour les yeux et pour les oreilles.

MYSTERIEUSES DISPARITIONS

Mais si l'on observe mieux les méandres de la promenade, on voit que


le spectacle propose, plutôt qu'une exhibition de l'apparition, une succes-
sion d'apparitions et de disparitions : « Lorsqu'en se promenant il s'éloi-
gnait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée qu'on ne le voyait plus ;
on l'entendait seulementmarcher dans les ténèbres ; puis il revenait lente-
ment et émergeait peu à peu de l'obscurité ». L'imparfait a ici valeur ité-
rative ; aussi l'apparition disparaît-elle, à'-intervalles réguliers, comme si
elle était avalée par l'ombre : alors que le son demeure, la scène est régu-
lièrement interrompue par des séquences sans visibilité qui ne sont pas de
simples pannes transitoires de la représentation, mais les signes avant-
coureurs d'un anéantissement total, comme la suite le confirme : «Dix
heures sonnaient à l'horloge du château ; le même ressort qui avait sou-
levé le marteau de l'horloge semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa
montre, la montait, prenait un grand flambeau d'argent surmonté d'une
bougie; entrait un moment dans la petite tour de l'ouest, puis revenait, son
flambeau à la main, et s'avançait vers sa chambre à coucher, dépendante
de la petite tour de l'est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage,
nous l'embrassions en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous
sa joue sèche et creuse sans nous répondre, continuait sa route et se reti-
rait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur
lui»26. « Le marteau semblait avoir suspendu ses pas » : à partir de cet
instant, le son se coupe et la scène devient silencieuse. Le spectre se
penche « sans nous répondre » et l'on sait que Chateaubriand a supprimé
les paroles du père qui figuraient dans le manuscrit de 1826. Quant à la
vision, après une ultime disparition provisoire « dans la petite tour de
l'ouest », elle s'efface, elle se dérobe définitivement aux regards en « se
retirant au fond de la tour ». Peut-on encore parler ici de plénitude
visuelle et sonore? Au lieu de nous jouer, dans sa présence pleine et
entière, le spectacle total auquel le mémorialiste nous a habitué, monsieur
de Chateaubriand, fantomatique allégorie du Moyen Age, semble nous
jouer un mauvais tour : il nous prive tantôt de l'image, tantôt du son, puis

26.1bid.,p. 111-112. :
1132 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

des deux pour finir. D'ailleurs, le spectre du père convoque à sa suite


toute une série d'apparitions étranges qui se manifestent sur le même
mode que lui, conjuguant présence et absence.
En effet, dans le chapitre qui suit, quatre récits d'apparition se succè-
dent, dont le plus élaboré est le conte maternel du revenant. Comment se
présentent-ils ? Dans le premier récit, l'apparition est intermittente,
comme celle de monsieur de Chateaubriand : « un certain comte de
Combourg, à jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à cer-
taines époques ». Mais surtout, l'apparition est lacunaire, elle a le pouvoir
de cacher une partie de son image : « sa jambe de bois se promenait aussi
quelquefois seule avec un chat noir » 27. Face à cette figure incomplète, le
regard est comme frustré. Les deux récits qui suivent sont parfaitement
symétriques. Dans le premier, les soeurs de Chateaubriand, seules dans
leur chambre, « lisaient ensemble la mort de Clarisse. Déjà tout émues des
détails de cette mort, elles entendent distinctement des pas dans l'escalier
qui conduisaient à leur appartement »2S. Dans le récit suivant, monsieur de
Chateaubriand « écrivait seul près du foyer au bout de la grand'salle ; on
ouvre une porte derrière lui, il tourne la tête et aperçoit une espèce de haut
lutin à face d'ébène, roulant des yeux hagards »29. La première apparition
s'adresse aux oreilles (« elles entendent distinctement des pas »), jamais
les soeurs ne la voient puisqu'elle reste cantonnée derrière « la porte de
leur chambre ». L'autre apparition s'introduit à l'inverse en ouvrant la
porte de la grand'salle et si elle est silencieuse, au moins est-elle bien
visible : « il aperçoit une espèce de haut lutin ». Le spectacle est donc tou-
jours lacunaire : ici, c'est le son qui manque, là, c'est l'image et, en fin de
compte, les apparitions s'évanouissent : dans le premier récit, le bruit des
pas qui s'éloignent « se perd dans la profondeur du château » ; dans
l'autre, « l'apparition noire (...) sort, perce les ténèbres et se cache dans la
nuit », comme si l'ombre avait le pouvoir d'absorber le bruit et d'avaler la
vision. Le conte du revenant amplifie les lacunes. Tinténiac et son écuyer
pénètrent dans une ancienne abbaye où les accueille « un ermite blanchi
d'âge ». A l'heure de la prière, c'est précisément au moment où les Ave
Maria font place au silence que le fantôme apparaît, comme si le son et
l'image ne pouvaient coexister, comme si le spectacle médiéval était
condamné à rester incomplet : « le frère (...) alterna d'abord les Ave Maria
puis il se tut. Johan lève les yeux ; il aperçoit au lieu du solitaire un fan-
tôme qui le regardait »30. Ici, l'apparition ne disparaît pas dans la nuit, elle
ne se dérobe pas au regard comme dans les autres récits : le fantôme

21. Ibid, p. 111.


28. Ibid, p. 112.
29. Ibid.
30. Ibid., p. 114-115.
LA SCÈNE MÉDIÉVALE 1133

indique au chevalier l'escalier de la crypte :' Johan descend et le spectre le


suit. Mais si l'apparition ne s'enfuit pas, c'est le spectacle tout entier qui
disparaît : « Le reste de l'histoire est perdu »31, interrompt Chateaubriand.
Et comme madame de Chateaubriand, le mémorialiste ne fait.rien pour
combler la « fatale » lacune et garde à la scène son inachèvement. Tous
les récits ménagent donc des failles dans le tableau : lacunes visuelles,
lacunes sonores, défauts d'informations, le spectacle demeure incomplet.
Les trois autres histoires gothiques qui viennent plus loin dans les
Mémoires d'outre-tombe confirment le constat : dans l'aventure du régis-
seur Livorel, l'apparition reste silencieuse puis se dérobe au regard32;
l'histoire empruntée au Trésor des âmes du Purgatoire s'achève sur un
silence, sur une absence : « Que dit le quatrième damné? Il ne vint
pas »33 ; quant au conte du Chevalier Vert, il tire son efficacité d'un art
consommé de l'ellipse34. >;

Les apparitions médiévales, en décevant les sens au lieu de les enva-


hir, ne sont plus guère ostentatoires : le spectacle de leur apparition
annexe celui de leur disparition et leur manifestation se dit désormais
moins sur le mode de l'excès que sur celui du manque. Ici, le spectacle,
dévoré par l'ombre ou par le silence, n'est plus intégralement déchiffré
par l'oeil ou par l'oreille ; là, par les ellipses ou les interruptions, des
informations manquent à la compréhension. Moins sonore, moins visible
ou moins lisible, le Moyen Age semble se dérober. Ses spectacles pleins,
foisonnants, denses, exubérants, analysés sous le signe du pittoresque et
du spectaculaire, sont contredits par des spectacles ténus, retenus, ambi-
gus, lacunaires. En fait, pour répondre au pittoresque, un mot manque ici
et Chateaubriand lui-même nous le souffle dans le Génie du christia-
nisme : c'est le mystère.
Reportons^nous au chapitre intitulé « De la nature du mystère »3S.
L'auteur se garde bien de donner une définition de dictionnaire ; il choisit
de décliner les exemples les plus séduisants du mystère. Le vocabulaire de
l'entre-deux est d'abord convoqué. Chateaubriand parle des « sentiments
[...] qui nous agitent un peu confusément», des « coeurs [...] entrouverts »
« qui s'entendent à demi-mot ». Le mystère conjugue présence et absence,
apparition et disparition, savoir et ignorance. C'est alors le versant;
sombre, caché, ignoré, dérobé qui oriente la description. Chateaubriand
évoque les vertus « qui aiment à se cacher aux regards », les sciences
«qui laissent toujours quelque chose à deviner et qui fixent nos regards

31. Ibid., p. 115.


32. Ibid., p. 206-207.
33. Ibid., p. 207.
34. Ibid., p. 409.
35. Génie du christianisme, 1.1, p. 60-61.
1134 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

sur une perspective infinie », les forêts qui se dérobent « dans l'ombre, les
bruits et le silence », la statue échouée sur une île déserte, « rongée par la
mer et le temps » et dont l'origine est « inconnue », les religions qui cul-
tivent le « secret », les « choses impénétrables » et dont les divinités sont
« voilées ». Bref, le mystère, tapi dans l'ombre, le silence, le secret et le
vague, c'est ce qui, tout en se laissant pressentir, se dérobe à la vue, à
l'ouïe, à une perception claire, à un savoir entier. Le mystère médiéval
réunit tous ces traits.
Dans une évocation du Paris médiéval qui accompagne l'anecdote de
Bassompierre dans les Mémoires d'outre-tombe 6, Chateaubriand s'em-
7,

ploie à brouiller la visibilité du tableau : il est plongé dans un clair-obscur


qui fait songer aux veillées à Combourg : « des rencontres avaient heu
tantôt à la lumière des flambeaux, tantôt dans l'épaisseur des ténèbres » ;
il multiplie les clôtures et les espaces fermés, « murs », « remparts »,
« quartiers clos » qui arrêtent le regard et « cachent l'existence » pour
reprendre ses termes. D'ailleurs, l'architecture médiévale, observée dans
les cathédrales ou à Combourg, ajoute toujours à l'obscurité et au silence
une profondeur labyrinthique qui foisonne de ramifications, d'ailes
cachées, de passages secrets, de portes dérobées qui font obstacle à la pro-
gression du regard et à l'investigation37. Et comme le fantôme qui s'en-
fonce dans les ténèbres, le monument médiéval a son origine qui « se perd
dans la nuit des temps »38. Si, dans le conte du revenant, la vieille basi-
lique est plongée dans une « brume blafarde », c'est aussi pour accentuer
l'opacité du tableau. Quant aux mousses, à la rouille et à la poussière, on
disait tout à l'heure qu'elles signalaient l'objet médiéval au regard, mais
elles ont en même temps la vertu de le lui dérober un peu : recouvert,
dégradé, caché, il gagne en mystère ce qu'il perd en visibilité, comme les
monuments ruinés qui, privés de pans entiers de leur architecture, se pré-
sentent incomplets au regard. Mais quel est le rôle de ces lacunes, de ces
obstacles qui contrarient la perception et la connaissance ? Quelle est la
fonction du mystère ?
Il faut revenir ici à l'évocation des promenades spectrales de M. de
Chateaubriand. La disparition de son fantôme silencieux ne laisse pas les
spectateurs indifférents : les enfants, libérés, se mettent aussitôt à parler,
ils sont interloqués, ils s'interrogent, ce silence et cette fuite les ont
enflammés ; maintenant, ils voient des fantômes partout ; les coins
secrets, les endroits obscurs pourraient être hantés : « [mes soeurs] me fai-
saient regarder sous les lits, dans les cheminées, derrière les portes, les

36. MOT, 1.1, p. 164-165. Voir aussi le même phénomène plus loin, p. 189
37. Voir Génie du christianisme, 1.1, p. 401, t. II, p. 188, MOT, t. I, p. 65.
38. Génie du christianisme, 1.1, p. 400.
LA SCÈNE MÉDIÉVALE 1135

passages et les corridors voisins »39 : « mon imagination allumée, conclut-


il, se propageant sur tous les objets, ne trouvait nulle part assez de nourri-
ture et aurait dévoré là terre »40. L'aveu est explicite : le mystère stimule
l'imagination.
On voyait tout à l'heure Chateaubriand s'évertuant à peindre le
tableau le plus exhaustif et le plus précis possible ; on le voit maintenant
sacrifier des pans entiers de sa toile, brouiller les contours du dessin,
gâcher le puissant spectacle total en supprimant des images, des bruits,
des informations, en atténuant la visibilité, la lisibilité de la scène pour le
plus grand bonheur de l'imagination. On le voit substituer à l'écriture
abondante un écriture rare, lacunaire, elliptique, allusive ; à une écriture
pointilliste, un art de l'estompe nourri de phénomènes d'imprécision et
d'indécision référentielles41. On le voit créer des zones d'ombre ou de
clair-obscur, de silence, de vagué, de vide où l'imagination* stimulée, peut
venir s'exercer. Les failles et les lacunes constituent son merveilleux
royaume. Ainsi, dans le Génie du christianisme, pourquoi Chateaubriand
préfère-t-il la tombe gothique au monument moderne ? « Vous vous arrê-
tez devant ce tombeau poudreux, sur lequel est couchée la figure gothique
de quelque évêque, revêtu de ses habits pontificaux, les mains jointes, les
yeux fermés ; vous vous arrêtez devant ce monument où un abbé, soulevé
sur le coude et la tête appuyée sur la main semblerêver à la mort. Le som-
meil du prélat et l'attitude du prêtre ont quelque chose de profondément
mystérieux», conclut-il. En effet, le prélat en prière et l'abbé, la tête
appuyée sur la main, semblent voir de merveilleux spectacles par-delà le
sommeil de la mort. Mais leurs yeux sont fermés, l'accès à leurs images
nous est donc refusé. Cet ailleurs que leur attitude désigne a l'avantage
de se dérober à notre regard et à notre savoir : c'est à l'imagination de
venir l'inventer.
Le mystère a besoin d'ombres, de silences,'de vague, de questions
irrésolues, d'histoires inachevées, de dessins estompés, de tableaux
incomplets, quand le pittoresque et le spectaculaire réclament le nombre,
l'intensité*la précision, la plénitude. Parallèlement, l'écriture du mystère
stimule l'imagination du lecteur, tandis que l'écriture du spectaculaire, en
se contentant d'accueillir l'imagination du Moyen Age, bride celle du lec-
teur. Ici, c'est là créativité du Moyen Age qui sature le spectacle ; là, c'est
là créativité du lecteur qui en comble les lacunes. Le Moyen Age pitto-
resque et le Moyen Age mystérieux supposent donc deux types d'écriture
contradictoires : le premier convoque une visibilité et une lisibilité que le
second révoque. Tiraillé entre ces deux possibilités, Chateaubriand est

39. MOT, 1.1, p. 111.


,
40. Ibid,p. 117. '.
41. L'analyse stylistique de ces phénomènes dépasserait le cadre de cette étude.
1136 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

souvent embarrassé vis-à-vis du Moyen Age. Au début du chapitre « Vie


et moeurs des chevaliers » dans le Génie du christianisme, il fait l'aveu de
ce malaise : « les sujets qui parlent le plus à l'imagination ne sont pas les
plus faciles à peindre ; soit qu'ils aient dans leur ensemble un certain
vague plus charmant que les descriptions qu'on en peut faire, soit que
l'esprit du lecteur aille toujours au-delà de vos tableaux »42. De fait, on le
voit souvent hésiter, pour un même motif, entre une version pittoresque et
une version mystérieuse, entre la description exhaustive et le vague sti-
mulant. Il en va ainsi des voeux des chevaliers. Dans le Génie du christia-
nisme, Chateaubriand choisit la seconde voie : « ces fêtes des châteaux
avaient toujours quelque chose d'énigmatique : c'était le festin de la
licorne, le voeu du paon ou du faisan »43. Ici, le mystère, nommé, est crée
par une écriture allusive qui désigne sans montrer. Dans le tableau de
moeurs de l'Histoire de France, Chateaubriand, de la même façon, dit
moins pour faire rêver plus : « barons et chevaliers s'engagent dans des
repas mystérieux à porter la guerre dans un pays, faisant voeu sur un paon
ou sur un héron d'accomplir des faits d'armes pour leurs mies »44. Au
contraire, dans le chapitre sur Philippe de Valois, la lacune descriptive et
narrative est comblée, le vague remplacé par l'exhaustivité : « Sainte-
Palaye regarde le voeu du héron comme un fait réel rimé ; alors on chan-
tait l'histoire, comme jadis dans la Grèce [...]. Au commencement de
l'année 1328 [...], Robert d'Artois, retiré en Angleterre, était allé à la
chasse... »45, et voilà au bout de trois pages tout le voeu du héron
dévoilé. Avec le motif du voeu, les deux démarches sont successivement
essayées. Ailleurs et le plus souvent, le Moyen Age de Chateaubriand
se tient dans l'équilibre précaire et la tension féconde des deux écri-
tures contradictoires.
Chateaubriand a voulu montrer les moeurs, les coutumes, les lieux et
les objets médiévaux pour faire revivre contre son temps qui lui est étran-
ger le Moyen Age qui lui ressemble. Mais le mystère brouille le vivant
tableau et rend opaque le décor ressuscité : en le rendant étrange, il le rend
un peu étranger. Rendre présent le Moyen Age tout en cultivant son
absence : les contradictions de Chateaubriand s'inscrivent dans un schéma
ambigu où l'écriture du pittoresque exhibe le Moyen Age que l'écriture du
mystère dérobe. C'est dire que Chateaubriand cherche en même temps
dans le Moyen Age le réconfort de l'identité et l'inconfort de l'altérité :
fascinante magie de ces temps qui savent être proches et lointains à la fois.

42. Génie du christianisme, t. II, p. 184.


43. Ibid., p. 187.
44. Analyse raisonnée de l'histoire de France, p. 125.
45. Ibid., p. 132-133.
LA VIE DE RANGE
DANS LE DÉBAT PHILOSOPHIQUE

SYLVAIN MENANT

«C'est pour obéir aux ordres du directeur de ma vie que j'ai écrit
1'histoire de Rancé: L'abbé Séguin me parlait souvent de ce travail et j'y
avais une répugnance naturelle»1. Dans l'Avertissement de la première
édition de sa dernière oeuvre, Chateaubriandfournit au lecteur une expli-
cation qui soulève plusieurs questions. Rancé était mort en 1700: il
n'était guère d'actualité, semble-t-il ; il n'avait été ni canonisé ni même
béatifié2. Il ne manquait pas de figures plus prestigieuses dans l'Église, et
dans un passé plus récent, pour fournir un sujet de travail pénitentiel à un
grand écrivain catholique. D'autre part, quelle que soit la révérence que
Chateaubriand manifeste pour l'abbé Séguin, rien ne l'obligeait à vrai dire
" à accepter sa suggestion, et c'est bien un choix libre qu'il a fait, malgré sa

«répugnance naturelle». Quelles raisons pouvait avoir le vieux prêtre,


alors nonagénaire, de pousser son illustre pénitent à écrire précisémentla
vie dé Rancé, et le pénitent à>épouser ce choix? Pourquoi dans cette
période et non plus tôt ? Pourquoi cette « répugnance naturelle » chez
Chateaubriand ? Les commentateurs de la Vie de Rancé ont déjà souligné
le caractère paradoxalement personnel de cette «vie de saint» d'excep-
tion, la réutilisation de fragments antérieurs, les liens entre le héros du
livre et son biographe, entre Rancé et les Mémoires d'outre-tombe juste

* Université de PariS-Sorbonne (Paris-TV).


1. Chateaubriand, Vie de Rancé, éd. critique avec une introduction, dés notices, des variantes
et des notés par Femand Letessier, Paris, Librairie Marcel Didier, Société des Textes français
modernes, 1955, 2 vol:, L I, p. 10. C'est à cette édition que l'on renverra désormais.
" 2. Sa cause est loin d'être entendue:; voir par exemple H. Bremond, « L'abbé Tempête »,

Armand de Rancé, réformateur de la Trappe, Paris, .Hachettej 1929.

RHLF, 1998, n° 6, p. 1137-1146


1138 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

achevés3. On peut fonder sur la lecture de textes caractéristiques des


Lumières françaises quelques hypothèses nouvelles et complémentaires
qui aident à répondre aux questions que soulève la Vie de Rancé.
J'aimerais montrer que la figure de Rancé cristallise, vers 1843, le débat
autour de la vie monastique, et que ce rôle lui est conféré par une tradition
dont sont responsables des Philosophes du xviiie siècle et leurs amis, tra-
dition probablement connue de Chateaubriand et de son directeur de
conscience. Traiter du cas de Rancé, c'est ainsi, pour Chateaubriand, une
dernière fois, entretenir avec les écrivains du xviiie siècle un dialogue qui
déjà était à l'origine de son oeuvre, dans l'Essai sur les Révolutions et
dans le Génie du christianisme.
Chateaubriand lui-même et ses savants éditeurs citent parmi les
sources de la Vie de Rancé le pamphlet protestant de 1685, attribué à
Daniel de Laroque, Les Véritables Motifs de la conversion de l'abbé de la
Trappe*. C'est là que se trouve pour la première fois l'épisode du cercueil
de la duchesse de Montbazon : sa vue inopinée aurait provoqué la conver-
sion de Rancé, amant de la duchesse, et son entrée à la Trappe. Signalons
en passant que cet épisode est considéré comme une légende par les plus
récents spécialistes de Rancé5 ; il est vrai qu'ils suivent en cela la
constante tradition des historiens internes à la Trappe, qui est aussi celle
de Saint-Simon, ami de Rancé.- Il est d'autant plus frappant que Chateau-
briand, lui, reprend cet épisode comme vrai, et cite lui-même la source,
avant de s'engager dans une longue discussion historique6. Cet épisode de
la conversion^ de Rancé devient au xviiie siècle, comme je l'ai montré
ailleurs7, une sorte de topos : c'est sans doute le poète Louis Racine, fils
de Jean Racine, qui T'a popularisé (en l'édulcorant un peu), grâce à un
développement de son poème La Grâce (1720) qui connut au xviiie et au

3. Voir notamment Marie-JeanneDurry, La Vieillesse de Chateaubriand, 1830-1848, Paris, Le


Divan, 1933, 2 vol., 1.1, p. 552 et t. II, p. 435 : « La Vie de Rancé elle-mêmedoit nous livrer les
motifs de cette répugnance et nous permettre de déduire par quel processus l'oeuvre se construir
sit ». Voir aussi, t. II, p. 394-395, i. I, p. 534-539 et t. II, p. 415-421 ; t. I, p. 553-561 et t. H,
p. 436-445 ; t. II, p. 455. Voir aussi l'édition de F. Letessier, notamment t. II, p. 338, note 1 et
« Introduction », p. xxx-xxxvu, et la communication de Pierre Clarac, « Chateaubriand à la
Trappe (1843)», recueillie dans A la recherche de Chateaubriand, Nizet, 1975, p. 195-210
(reprise pour l'essentiel dans la préface de son édition de la Vie de Rancé, Paris, Imprimerie
Nationale, 1977).
4. Cologne, chez Pierre Marteau. Voir dans l'éd. citée de F. Letessier, 1.1, p. 85-86 (début du
livre second).
5. Voir la Correspondance complète de l'abbé de RanCé, publiée par A. J. Krailsheim, Paris,
Cerf et Citeaux, 1993,1.1, p. 12.
6. Vie de Rancé, 1.1, p. 86, note a.
7. « Conversion fanatique, conversion philosophique : Rancé, Louis Racine, Barthe, La Harpe
et L'Ingénu », dans Voltaire et ses combats, publié par Ulla Kolving et Christine Mervaud,
Voltaire Foundation, Oxford, 1997,1.1, p. 263-269,
VA VIE DE RANCÉ 1139

xixc siècles une très large diffusion et un succès constant. La Grâce est
généralement associée au poème de La Religion, belle synthèse de l'apo-
logétique chrétienne après Pascal; Louis Racine, après de multiples réédi-
tions entre 1720 et 1840, fait l'objet en 1841 d'une « édition classique,
avec notes littéraires et historiques, par M. Geoffroy » 8. Voici le passage
de Louis Racine ; ils'agit.de l'ouverture du chant III :
Tel que brille l'éclair, qui touche au même instant [...']
Tel et plus prompt encor part le coup de la grâce,
n renverse un rebelle aussitôt qu'il l'atteint;
D'un scélérat affreux un moment fait un saint [...]
Saintementpénètre d'un spectacle effrayant
Rancé de ses plaisirs reconnaît le néant9.
Une note précise dans toutes les éditions qu'il s;agit de l'épisode du
cercueil. Élève d'un collège de la fin de l'Ancien Régime, Chateaubriand
ne pouvait pas ne pas connaître ce texte. Il est d'autant plus probable qu'il
l'avait remarqué que Louis Racine inauguré dans La Religion une voie
apologétique qui sera celle de Chateaubriand, «j'examine mon coeur, et je
reconnais que la morale chrétienne est conforme à ses besoins. J'embrasse
avec joie une religion aussi aimable que respectable.» 10. On trouve
d'ailleurs une citation de Louis Racine au début d'un chapitre du Génie
du christianisme 11. Mais le texte de Louis Racine, plus encore que comme
source indirecte de l'intérêt de Chateaubriand pour Rancé, constitue le
relais entre Rancé d'une part, Voltaire et les voltairiens d'autre part, dont
l'importance à Tanière-plan delà Vie de Rancé paraît décisive. Rancé a
fait l'Objet, dans les premières décennies du xvni« siècle, de plusieurs
ouvrages à caractère historique : une Vie de Dom Armand-Jean Le Bou-
thillier de Rancé, àbbé réformateur... dé la Trappe/par Pierre de Mau-
geon (Paris, 1702), une autre par l'abbé de Marsolïier (Paris, 1703), une
troisième par Dom de Nain (Paris, 1719), un Examen critique niais équi-
table des vies de feu M. l'abbé de Rancé par les sieurs MarsoUier et
Maugeon, par l'abbé Gervàise (Paris, 1742): On sait que Chateaubriand a

8. II s'agit d'une édition de La Religion, mais une édition deT823 comporte aussi La Grâce
{Poésies de Louis Racine, nouvelle édition, Paris, 1823). Les deux poèmes figurent aussi dans le
.recueil du « Panthéon -littéraire ». intitulé Petits poètes français depuis Malherbe jusqu 'à nos
jours avec des notices biographiques et littéraires sur chacun d'eux par M. Prosper Poitevin, 1.1,
.
Paris, Auguste Desrez, 1838.
9. Louis Racine, La Grâce, Paris, 1751, p. 39.
10./Wd., préface, p. xvii
11. «On connaît ces vers charmants de Racine le fils sur les migrations des oiseaux».
Suivent dix vers de La Religion qui s'achèvent par : «tout part : le plus jeune peut-être /
Demande, en regardant les lieux.qui l'ont vu naître, / Quand -viendra ce printemps par qui tant,
d'exilés / Dans les champs paternels se verront rappelés » et ce commentaire, allusion à ses sou-
venirs d'émigration : « Nous avons vu quelques infortunés à qui ce dernier trait faisait venir les
larmes aux yeux » (Génie du christianisme,livre V, chapitre VII).
1140 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

utilisé ces ouvrages, déjà cités et exploités par les éditeurs modernes de sa
Vie de Rancé12. Mais le débat feutré qu'ils reflètent à l'intérieur même de
l'Église et de la congrégation cède bientôt le pas à un débat beaucoup plus
ample et retentissant.
A l'origine, une mode littéraire, celle de l'héroïde qui se développe
dans les années soixante du xviiie siècle. Il s'agit, on le sait, d'une sorte
d'épître ou de monologue en vers où un personnage célèbre exprime ses
sentiments passionnés, à un moment décisif de son existence. Un homme
de lettres à la recherche du succès, Barthe (1734-1785), surtout connu
pour ses comédies, s'essaie comme beaucoup d'autres à ce genre poétique
en vogue, et en 1765, il a l'idée de choisir comme héros Rancé 13. C'est le
signe, d'ailleurs, de la notoriété du réformateur de la Trappe, puisque le
public ne pouvait s'intéresser au contenu de l'héroïde et en saisir la por-
tée que s'il connaissait assez précisément la vie de celui qui s'exprime
dans l'héroïde. L'héroïde de Barthe, publiée à Genève en 1765, s'intitule :
«Lettre de l'abbé de Rancé à un ami, écrite de son abbaye de la
Trappe » ; elle comporte environ 250 vers. Chateaubriand connaissait si
bien ce texte qu'il en cite deux vers dans la Vie de Rancé, en les attribuant
à tort à un autre poète, Colardeau : ces vers évoquent l'image obsédante
de Mme de Montbazon morte dans l'esprit de Rancé :
Je fuis vers ma demeure, éperdu, tourmenté :
La tête et le cercueil étaient à mon côté14.
En effet, dans l'héroïde de Barthe, Rancé raconte sa conversion selon
la version la plus romanesque. Gentilhomme débauché de la cour de
Louis XIV, il a une liaison avec la duchesse de Montbazon. Au retour
d'un séjour à la campagne, il rejoint sa maîtresse dans sa chambre : mais
elle est morte entre temps, et son corps repose sur le lit de leurs amours,
après avoir été décapité pour pouvoir entrer dans un cercueil trop petit.
Hélas je me croyais attendu par l'amour [.;.]
!

Dieu ! je vois un corps pâle, inanimé, livide ;


Ce corps était sans tête; et mon oeil égaré
Ne trouve, en le cherchant, qu'un tronc défiguré15.
Rancé s'enfuit et supplie Dieu de pardonner à la femme qu'il a entraî-
née au péché et à une mort sans repentir. Lui-même va faire pénitence à la

12. Vie de Rancé, 1.1, p. XVI-XXL.


13. L'existence de ce texte est signalée par Louis Du Bois, l'historien de la Trappe contem-
porain de Chateaubriand(Histoire civile, religieuse et littéraire... de la Trappe... avant et depuis
la Révolution, Paris, Raynal, 1824, p. 268-270 ; voir Vie de Rancé, 1.1, p. 95, note 4).
14. Vie de Rancé, t. I, p. 95. L'erreur s'explique par la plus grande notoriété de Colardeau
comme auteur d'héroïdes : il est à l'origine de la vogue du genre (1758).
15. N. Barthe, Lettre de l'abbé de Rancé à un ami, écrite de son abbaye de la Trappe,
Genève, 1765, p. 6.
LA VIE DE RANCÉ. 1141

Trappe, en devient le supérieur et le réformateur ; il impose une véritable


discipline aux moines. Mais il reste hanté par le monde qu'il a quitté et
par l'image déTa. femme qu'il a aimées: il n'espère trouver la paix que
dans la mort.
Barthe présente un tableau assez complet de la vie des Trappistes,
en en dégageant le sens qu'elle a pour eux. Conformément à l'esprit
du genre, il donne la parole à son personnage et exprime son point de vue.
La Trappe est le lieu où il porte son désespoir : mais il est bientôt trans-
formé. Le spectacle delà vie monastique la plus sévère possède « des
charmes inconnus », provoque « un doux transport » (p. 9). Si la Trappe
suscite des critiques, c'est lorsque la règle n'est pas appliquée de façon
assez rigoureuse :
L'asile des-autels, de vices infecté,
Redemandait en vain l'austèrepiété.
L'accent est mis sur le résultat bénéfique de la réforme :
J'ai dompté la nature et fait de nouveaux coeurs
et sur la beauté de la liturgie, rehaussée par la poésie de la nuit :

Qui ne s'attendrirait aux chants hannoniéux,


Du sein de l'ombre épaisse élancés vers les deux 16.
Certes, il s'agit du point de vue de Rancé lui-même, puisque Barthe
lui donne la parole ; il n'en reste pas moins que les aspects constructifs de
la conversion et de la direction de Rancé sont mis en lumière : ni révolte
ni désespoir chez le réformateur, nul regret de la voie qu'il a empruntée.
Barthe n'était nullement ûh apologiste de la religion catholique, ni un
adversaire dès Philosophes. H devait d'ailleurs pour d'autres aspects de
son oeuvre être loué emphatiquement par Voltaire lui-même. Mais bien
involontairement il déclenche avec son « épître de l'abbé de Rancé » une
violente contre-attaque. Son poème connaît deux éditions successives, en
1765 et 1766 : et voici qu'en 1767 une réplique explicite est diffusée. Il
s'agit d'un poème encore, écrit, sans grande vraisemblance, avouons-lé,
par un vieux moine de la Trappe et adressé à Rancé lui-même: la
«Réponse d'un solitaire de la Trappe à la lettre de l'abbé de Rancé »,
dont l'auteur est La Harpe, un jeune écrivain (né en 1739) qui devait
devenir, comme on sait,, un célèbre critique littéraire et un adversaire des
Philosophes17. Pour le moment, il est l'auteur de quatre tragédies, d'un
recueil d'Héroïdés nouvelles (1759-1760), d'un discours Sur lesmalheurs

16:lbid,p.9.
17. Auteur d'une Apologie de la religion chrétienne, publiée en 1803 et rééditée en 1806 et
1821. Chateaubriand l'a connu dès son premier séjour à Paris.
1142 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

de la guerre (1766). Il développe sa carrière dans le clan philosophique,


alors puissant dans les milieux académiques en particulier. En 200 vers
environ, La Harpe conduit une critique en règle de la vie monastique, spé-
cialement de la vie contemplative et de l'ascèse. La question de la conver-
sion de Rancé est à peine abordée : elle est réduite à un mouvement de
« remords » et de « repentir », dès les premiers vers :
J'ai lu, triste Rancé, ta lamentable quêté.
Je m'indigne et te plains. De quel droit, à quel titre
Du poids de tes malheurs as-tu chargé nos jours ?
Oses-tu nous punir de tes folles amours ? 18
En revanche, les conséquences du choix de Rancé pour les autres,
pour les moines, sont soulignées. Pour La Harpe, la conduite de Rancé
relève de la vengeance, ou d'un calcul absurde : les souffrances des
Trappistes pourraient aux yeux du réformateur racheter ses propres
péchés. Si rapides que soient les développements consacrés à la conver-
sion et au comportement de Rancé lui-même, ils permettent à La Harpe
d'esquisser un portrait moral : Rancé est un «atrabilaire», d'abord
adonné à de « folles amours », puis hanté par la terreur du châtiment,
redoutant un « Dieu » de « colère », dominé par un « sinistre effroi »,
plein d'un « sombre transport » — un homme aveuglé par la superstition :
Va, ce Dieu dont tu crains l'équité vengeresse,
Que tu voulus servir et méconnus toujours,
Punira tes fureurs bien plus que tes amours 19.
Mais plus que par son histoire personnelle et son caractère d'exception,
Rancé intéresse La Harpe comme un exemple de ces prêtres fanatiques qui
sont à la source de la vie monastique. Le cas de Rancé lui permet de déve-
lopper des idées psychologiques, morales, sociales, économiques qui
toutes conduisent à condamner les voeux perpétuels, la chasteté, la vie de
prière, la pensée permanente de la mort, le rythme même de la vie des
moines. La Harpe devait revenir bien des fois dans son oeuvre sur ce
thème, et notamment dans sa tragédie la plus célèbre, Mélanie, histoire
d'une religieuse malgré elle20 (1770). Le moine auquel La Harpe donne la
parole dans sa Réponse développe des thèses si contraires à l'engagement
de toute sa vie parce qu'il est très âgé et près de mourir : c'est une sorte de
testament spirituel, ou plutôt philosophique, qu'il rédige, et il y souligne
surtout la responsabilité de son supérieur, l'abbé de Rancé lui-même.

18. « Réponse d'un solitaire de la Trappe à la lettre de l'abbé Rancé », dans OEuvres de La
Harpe, t. III, Poèmes et poésies diverses, Genève, Slatkine, 1968, p. 409.
19. Ibid., p. AU.
20. Réédition dans Théâtre du XVIII' siècle, édition de Jacques Truchet, Paris, 'Bibliothèque
de la Pléiade, 1974, t. II, p. 832-885.
LA VIE DE RANCÉ 1143
-

Les supérieurs des couvents, ;:-


Tyrans religieux de la simple innocence,

profitent de la candeur et de l'exaltation de la jeunesse pour la pousser à


des voeux perpétuels :
Ce fol enthousiasme égara ma jeunesse.
Je.prononçai mes voeiix, plein d'une sainte ivresse,
.
Je promis, je jurai de chérir ma prison21.

Un réquisitoire contre les engagements à vie s'achève par une sorte de


paraplirase korùque de la formule des voeux':
Je méprise, j'abjure
...
Les vulgaires devoirs qu'inspire la nature ;
Us sont trop vils pouf moi ; je ne les connais plus.
[...] Je n'ai plus de parents et je n'ai plus d'amis ;
Je vivrai pour le cielet non pour mon pays22.
Ainsi est soulignée la contradiction entrera profession monastique et
la simple nature, entre les voeux et les devoirs familiaux, sociaux, patrio-
tiques. C'est cette contradiction qui est reprise à propos des « austérités » :
Mais quel est donc le but de,ces rigueurs mystiques..:
De ces austérités que Ton nomme héroïques ?
.
[...] Pour creuser un tombeau Dieu forma-t-illes mains ?
Eh ! songe à tes devoirs ; sers l'homme et ta patrie ;
[...] Apprends, apprends à vivre, et tu sauras mourir23.
Rancé entraîne donc ses frères trappistes dans une grave faute morale,
un crime contre la nature et contre la vie :
Si le remords m'accuse aux pieds du Tout-Puissant,
C'est de m'être imposé Ce joug avilissant,
Fait pour outrager:l'homme et le Dieu qu'il Croit suivre24.

Le tableau de l'office de nuit est alors repris dans une tonalité nou-
velle : loin d'être source de paix comme dans le poème de Barthe, il n'est
plus qu'un « concert bizarre »:
Quand nos frères, la.nuit, rassemblés dans le choeur,
Prolongent de leurs chants la pieuse langueur,
Je dis : loin de me joindre à leur concert bizarre,
O Dieu pardonne-moi de t'avoir cru barbare ! 25

21. « Réponse d'un solitaire », p. 410.


22. Ibid., p. 411.
23. Ibid., p. 413.
24./wd, p: 414. ;
25: lbidl, p. 414.
1144 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

En conclusion, La Harpe par la bouche du vieux moine promet à '


Rancé le châtiment divin, non pour ses amours bien pardonnables,
conformes à la nature, mais pour ses rigueurs de réformateur.
L'usage que fait La Harpe de la figure de Rancé connaît un immédiat
succès. Le réformateur de la Trappe devient, par son histoire et ses exi-
gences mêmes, le symbole moderne de la folie monastique, une figure
repoussoir au service de la campagne d'envergure que les Philosophes
mènent contre la vie monastique, et dont tant de textes témoignent à
divers égards, de la Vie de Marianne à La Religieuse de Diderot. C'est ce
que va aussitôt souligner Voltaire lui-même. Voltaire connaissait bien
Rancé, personnage du Siècle de Louis XIV, et avait déjà critiqué, dans
cette synthèse historique, « la réforme effroyable de la Trappe » 26. Il avait
remarqué le poème de Barthe, qu'il qualifie inexactement de « lettre de ce
fanatique abbé de Rancé à de sots moines »2'. Mais le poème de La Harpe
le galvanise, dans une période où le combat contre l'Infâme bat son plein.
Nous disposons, à la Bibliothèque Nationale Saltykov-Chedrine de Saint-
Pétersbourg de l'exemplaire de l'édition de 1766 de la Réponse de La
Harpe qu'a lue Voltaire : il l'a marqué de coups de crayon, preuves de son
intérêt, qui soulignent d'ailleurs surtout les fautes de style, auxquelles ce
puriste de Voltaire est très sensible. Mais surtout, il commente le reste
pour ses correspondants. Dans une lettre du 16 mars 1767, il exulte :
« C'est un des meilleurs ouvrages que j'ai vus [...] jamais on n'a mieux
peint l'horreur de la vie monacale » 28. L'histoire de Rancé le hante tant
alors qu'il en introduit une réminiscence dans le dénouement de L'Ingénu,
écrit à ce moment (1767) : le voluptueux Saint Pouange se convertit brus-
quement à la vertu en se trouvant confronté au cercueil de Mlle de
Saint Yves qu'il venait courtiser à nouveau29. Mais surtout, Voltaire veille
à la diffusion d'un texte aussi exemplaire et utile que l'est le poème de La
Harpe. Il le réimprime dans un recueil qu'il organise lui-même en 1770,
Les Choses utiles et agréables, et il le munit d'une préface de sa plume
qui dégage la signification philosophique de la vie de Rancé : elle éclaire
« le fanatisme orgueilleux des fondateurs d'ordre et la malheureuse
démence de ceux qui se sont fait leurs victimes » 30. Rancé est un de ces
« damnés qui se vengent sur le genre humain des tourments secrets qu'ils
éprouvent» 31. Conséquences: les guerres civiles, des vies inutiles, sou-

26. Voltaire, OEuvres historiques, édition de René Pomeau, Paris, Bibliothèque de la Pléiade,
1968, p. 1197.
27. Lettre du 14 mars 1767 à P. M. Henri, D 14037.
28. D 14043, à M. P. de Chabanon.
29. Voir note 7.
30. OEuvres complètes de Voltaire, Genève et Oxford, vol. 63 A, Oxford 1990, p. 237 (éd. de
Ch. Todd).
31. Ibid.
LA VIE DE RANCÉ ': 1145

vent débauchées. L'interprétation « philosophique» .du- personnage de


Rancé.entre ainsi dans les oeuvres de Voltaire, dont on connaît la diffusion
considérable au début du XIXe siècle, notamment dans les milieux libéraux.
Pierre Clarac a souligné la position difficile où se trouvait la Trappe en
1842-1843, à un moment une vive réaction anticléricale se manifestait, et
où un mouvement hostile aux couvents se dessinait en France'2. Nul doute
que les Trappistes et leurs amis souhaitaient trouver dans Chateaubriand
un défenseur, qui rappelât les vertus austères de leur ordre et la grandeur
de son réformateur. Sans doute aussi espéraient-ils favoriser par une nou-
velle publication sortie d'une plume prestigieuse une béatification de
Rancé qui se faisait attendre. 11 est aisé de voir, en lisant le texte de
Chateaubriand, que le vieil écrivain ne se prête guère aux desseins de
ceux qui l'on si bien reçu à la Trappe, ce jour d'août 1843 où il y est venu,
et notamment du Père Abbé, Dom Joseph-Marie Hercelin, même si dans
les dernières pages le mot de « canonisation » est écrit (« Des témoi-
gnages authentiques furent rendus à Rancé qui pourraient servir aujour-
d'hui à sa canonisation »33). 11 est aisé de voir aussi qu'il y a une médita-
tion personnelle du vieux Chateaubriand sur les passions, sur les choix et
sur les tourments de cet autre gentilhomme français, chrétien et païen, qui
refusait la médiocrité et aspirait à des grandeurs de toutes les sortes.
MarieJeanne Durry a admirablement montré ce que voulait sans doute
l'âbbé Séguin : « forcer le grand pécheur à se rappeler chaque jour qu'une
vie peut commencer par le désordre et finir par là pénitence » et la réac-
tion que ce projet provoquait chez Chateaubriand, « à la fois un non supi
dignus et une rébellion », parce que « la sévérité"inflexible de Rancé le
confond, mais quelque chose en.-.lui la réprouve» 34 Mais pour saisir dans
son ensemble la résonance et la portée de la Vie dé Rancé pour Cha-
teaubriand et pour ses: premiers lecteurs, il faut certainement, à-côté des
secrets: du coeur, de l'âme et de la chair, invoquer les droitsdeThistoire
des idées, et le rôle que Chateaubriand n'a cessé d'yjouer, entre Lumières
et Romantisme. On ne peut pas lire la Vie de Rancé sans l'inscrire très
précisément dans les polémiques du Siècle qui a précédé; sa- rédaction,
Rancé est une des figures centrales, la figure; centrale peut-être, du débat
que les philosophes ont lancé, ou relancé après la Réforme, sur te
de la vie monastique. On est en droit de penser que le vieil abbé Séguin,
prêtre d'Ancien Régime, le sait depuis longtemps. L'issue de ce débat a de
grandes conséquences pour l'idée que la société'moderne se fera de la
perfection humaine, de la chasteté, des rapports des vivantsavec la mort,

.32. P. Clarac, art. cit., p. 205-209.


33. Vie de Rancé, t. Il, p. 348.
34. M.--J. Durry, op. cit., 1.1, p. 552-553.
1146 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

des choix irrévocables. Ces enjeux sont parfaitement clairs pour Buffon,
pour Diderot, ou, pour revenir aux commentaires que les Lumières ont
proposés du cas Rancé, pour un Barthe, pour un La Harpe, pour un
Voltaire. C'est à eux que répondait Chateaubriand dans le livre III du
Génie, aux chapitres TV et V ; il y repoussait point par- point toutes les
objections soulevées par les Philosophes contre les couvents, contre la
perpétuité des voeux, contre l'inutilité des moines, contre l'absurdité dé
l'ascèse. Il y proposait, au chapitre VI, un tableau de la Trappe qui repre-
nait les traits critiqués par La Harpe ou Voltaire, pour en montrer le sens
et la grandeur, et souligner qu'ils devenaient absurdes dès lors qu'on
oubliait le Dieu des chrétiens. « Ôtez le nom et la présence de Dieu à tout
cela, et le charme est presque détruit » 35. Les réponses, des réponses aux
objections des Lumières sont données dès 1801. Mais les questions que
soulevaient les Philosophes ne sont pas effacées pour autant. Elles conti-
nuent à diviser la société française et le monde politique du XIXe siècle.
Elles continuent à traverser un esprit et un coeur aussi sensibles aux appels
de la nature qu'aux attraits de la foi, tout esprit et tout coeur aussi sen-
sibles aux appels de la nature qu'aux attraits de la foi. Alors que la revue
de sa vie est terminée avec l'achèvement des Mémoires, alors que la mort
gagne peu à peu un corps usé, la conversation reprend entre Chateau-
briand et les écrivains de sa jeunesse. Canonisé par les uns, diabolisé par
les autres, Rancé est le signe même, resté aussi troublant, de la complexité
des questions sur l'homme que posent la vie monastique, le renoncement,
le regard sur la mort, les engagements sans partage. Ce qui contribue à
vaincre la « naturelle répugnance » du vieux Chateaubriand à se pencher
sur la vie de Rancé, ce n'est pas seulement l'esprit de soumission à son
directeur spirituel, l'attrait pour un personnage qui est comme son double
inquiétant et pour le monde qu'il représente, mais aussi la fidélité à un
débat avec les écrivains des Lumières dont ne s'est jamais dégagé ce
jeune homme du xvnr" siècle.

35. Génie du christianisme, livre III, chapitre V, début.


GOMPTES RENDUS

Colportage et lecture populaire - Imprimés de large circulation en


Europe, XVI-X1XC siècles. Sous la direction de ROGER CHARTIER et
HANS-JÙRGEN LÙSEBRINK. Paris, IMEC Éditions/Éditions de la Maison
des Sciences de l'Homme, coll. « In Octavo », 1996. Un vol. 17 x 23,5
de 469 p.
Ce volume rassemble les dix-neuf communications présentées lors du colloque
de Wolfenbiitte] (21-24 avril 1991), assorties d"une introduction dense et pro-
grammatique de Roger Chartier el d'une postface éclairante de Hans-Jurgen
Ltisebrink. Par l'ampleur synthétique de ses contributions, son appareil de notes
très soigné sur le plan bibliographique, ses résumés bilingues précieux, il s'impose
incontestablement comme un ouvrage de référence, qui vise à « penser les littéra-
tures "populaires" dans un cadre comparatiste, sur un horizon européen ». Du
Portugal à la Hongrie, du Sud-Est européen à l'Allemagne, en passant par
l'Espagne, la France et la Suisse, des études complémentaires éclairent ici la réa-
lité polymorphe, aussi complexe que méconnue, des imprimés de large circula-
tion : livrets et romans de la Bibliothèque Bleue, placards et almanachs, estampes
et chansons, canards et jeux de cartes... Plaidant de manière convergente pour
«une histoire sociale des interprétations, partant des usages des textes par leurs
publics successifs » (R. Chartier), les spécialistes d'histoire culturelle ici réunis
battent en brèche toutes lès dichotomies simplistes et les préjugés institutionnels
décrétant ex abrupto la. coupure du populaire et du savant.
La première des trois sections, intitulée « Usagés et réceptions », aborde le col-
portage dans ses modalités géographiques, socioéconomiques et socioprofession-
nelles, corrigeant au passage bien des idées reçues. A côté du colportage sauvage
de marginaux solitaires et vagants Laurence Fontaine débusque ainsi des réseaux
trèsliiérarchisés de professionnels migrants de l'imprimé, organisés à partir d'un
ancrage Villageois, briançonnais ou cotentinois par exemple. Gudrun Gersmann
récuse" dé même la vision idéaliste du colporteur éclairé, propagateur des
Lumières ; avant tout commerçant, celui-ci n'a contribué qu'involontairement à la
politisation et à la radicalisation de ses contemporains. Pour sa part Klaus-Peter
Walter insiste d'abord sur là coexistence en France entre 1840 et 1860 de deux cir-
cuits distincts, celui du colportage et celui du roman-feuilleton, correspondant à
des lecforats dissemblables dans leurs horizons d'attente ; il prend acte ensuite de
l'effondrement brutal du colportage avec le développement des chemins de fer et
l'expansion corollaire de la culture médiatique moderne. Plusieurs contributions
RHLF, 1998, n° 6,:p. 1147-1198:
1148 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

s'attachent à cerner la diversité, parfois inattendue, des pratiques culturelles de


consommation, sur lesquelles — comme lé prouve Fritz Nies — l'iconographie
contemporaine peut au demeurant, moyennant quelques précautions épistémolô-
giques, constituer une source d'informations fructueuse. Vincent Milliot analyse
les avatars historiques et éditoriaux des Cris et des Rues de Paris et montre que si
ces livrets traditionnels subissent un déclassement culturel au xvnr' siècle ils
contribuent néanmoins à façonner l'imaginaire exotique du « monstre » parisien.
H.-J. Lüsebrink et Rolf Reichardt révèlent quant à eux la vitalité et la nouveauté,
des deux côtés du Rhin, du colportage militant promu par la Révolution française
et déclinent les multiples supports de cette production multimédias, qui provoque
une reviviscence notoire de la culture orale de la placé publique.
La deuxième section «Genres: structures et évolutions», de même que
l'étude de Jean Hébrard consacrée aux livres scolaires de la Bibliothèque Bleue,
apporte des éclairages neufs, dans une ample perspective diachronique sur la
variété textuelle et iconique des imprimés de large circulation : almanachs italiens,
suisses, allemands et hongrois ou encore livres de savoir pratique (manuels de cui-
sine, de médecine ou de botanique, recueils de «secrets») produits par. les
libraires-éditeurs troyens et qu'étudie Lise Andriès. Participant d'une première
forme de vulgarisation du savoir, ces ouvrages s'inscrivent souvent dans « un pro-
cessus multiséculaire d'éducation des masses, d'abord surtout religieux, puis poli-
tique et patriotique, et enfin national » (H.-J. Liisebrink). La troisième section
« Aires culturelles nationales et modes de circulation transnationaux » prouve
entte autres la pertinence de l'approche comparatiste pour appréhender certaines
filiations dans leur intertextualité matricielle. Ainsi des figures emblématiques de
Fortunatus, Grisélidis et Geneviève de Brabant — étudiées respectivement par
Hans-Jiirgen Bachorski, Gunter Berger et Bea Lundt -— dont les métamorphoses à
travers le temps et les frontières révèlent les inflexions de l'interdiscours social sur
le pouvoir de l'argent ou sur la condition féminine.
Défrichant ou balisant de nouveaux chantiers de recherches, qui appellent des
investigations collectives plus systématiques selon R. Chartier lui-même, cet
ouvrage pionnier et rigoureux atteste la fécondité de la synergie pluridisciplinaire
— et même transdisciplinâire — de la critique textuelle, de l'histoire du livre et de
la sociologie rétrospective des écrits.
JACQUES MIGOZZI.

EiVIF Studies in Early Modem France, Vol. 2. Signs of the Early


Modem 1 - 15th and 16th Centuries. Edited by DAVID LEE RUBIN.
Charlottesville (Va), Rookwood Press, 1996. Un vol. relié 15,5 x 23,5
de XII-246 p., avec index, ISBN 1-886365-02-4.
Cette seconde livraison à'EMF se met en quête des signes qui, au tournant du
Moyen Age, marquent le passage aux temps modernes, invitant peut-être à eni
repenser la périodisation : part respective de la providence et de la fortune dans le:
destin des rois (Fr.-N. Thomas), par exemple de Charles VI sombrant dans la folie
dont Froissait se fait le chroniqueur ambigu ; mise en place de nouveaux col-
lèges (G. Huppert), qui deviennent, sous un La Ramée, des espaces de liberté
intellectuelle ; relation spéculaire entre le voyage dans le grand livre du monde et
les parcours de lecture et d'écriture (G. H. Tucker), tissée par un lettré itinérant
comme Joannes Sambucus ou par des exilés en quête d'identité tels Du Bellay,
Ortensio Landi, Pierre Belon ; émergence d'une conscience historique moderne
COMPTES RENDUS 1149

(Z. S. Schiffman), encore analytique et classificatoire, chez Bodin, La Popelinière,


Pasquier ; perception de rapports problématiques entre langage-et pensée, dans les
années 1520, par le rhétoricien Pierre Fabri, l'imprimeur Geotroy Tory, le gram-
mairien John Palsgrav.e (T. J, Reiss) 1. Mais les changements introduits par l'hu-
manisme, plusieurs contributions le soulignent, s'inscrivent dans des continuités
fortes. La seconde section du volume rend compte d'une vingtaine d'ouvrages
récemment parus sur la littérature française des xvi xvii et xviiie siècles.

DENIS BJAÏ.

ANNE-ELISABETH SPICA, Symbolique humaniste et emblématique.


L'évolution et les;genres (1580-1700). Paris, Honoré Champion, coll.
«Lumière classique », n° 8, 1996. Un vol. 16 x 24 de 624 p. dont
16 p. d'ill. ISBN 2-85203-495-6.

Le livre d'Arine-Elisabèth Spica retracé l'histoire du langage symbolique uni-


versel qu'a été l'emblématique de 1580 à la fin du XVIIe siècle. Inventé par les
humanistes, qui en font un « principe de déchiffrement généralisé », le livre d'em-
blèmes permet de s'approprier, par un réseau de correspondances symboliques,
l'ensemble des signes que l'univers nous donne à voir. Il dépend donc d'une
vision de l'univers comme totalité harmonieuse,,mais également d'une conception
hiéroglyphique du langage et des mytlies antiques. Le xviie siècle voit donc le
triomphe de l'emblématique, qui hérite de toute une série de constructions intel-
lectuelles antiques, médiévales et modernes (hiéroglyphique, mythe de la langue
adamique,kabbale, arts de mémoire, priscà theologia...) ; les diÉérents aspects de
l'ars symbolica se constituent en emblématique.Mais en même temps, le change-
ment d'épistémè de l'âge classique prépare subrepticement la ruiné du langage
symbolique: Anne-Elisabeth Spica dégage quatre tendances majeures pour expli-
quer la fin de la symbohque vers 1700 : le développement des sciences expéri-
mentales et la nouvelle image du monde qu'elles induisent ; l'imaginaire linguis-
tique, qui Cherche désormais à dégager une histoire scientifique de la langue ; le
retour de révhémérisme dans l'interprétation des fables ; l'émergence d'une rhé-
torique réduisant l'allégorie à la métaphore. Solidement documenté, maîtrisant et
ordonnant une matière riche et complexe, le livre d'Anne-Elisabeth Spica n'est
peut-être pas entièrement exempt des lourdeurs propres à une thèse de doctorat :
les citations, par exemple, y sont très nombreuses et parfois extrêmement longues.
Mais l'auteur a le grand mérite de consacrer de belles et savantes pages à des
auteurs encore assez peu étudiés, comme Baudoin, Ripa, Tesauro, Richeome et
bien sûr Menestrier, dernier représentant dé la théorie poétique de l'image symbo-
lique. Enfin l'enquête, loin de se cantonner au seul domaine français, aborde l'em-
blématique dans sa dimension européenne. Le volume se termine d'ailleurs sur
quatre annexes, consacrées respectivement à Antonio Ricciardi, J. Masen, M. van
der Stadt et Tesauro. Remarquable bibliographie de soixante-dix pages, index.

' RICHARD CRESCENZO.

1. Deux corrections d'ordre historique : Louis XTI est-le beau-père,-non le père, de François I"
(p. 142) ; Anne de Bretagne fut sa seconde épouse, après répudiation de Jeanne de France.(p. 161).
1150 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

GÉRARD PONZIANO LAVATORI, Language and Money in Rabelais.


New York, Peter Lang, 1996! Un vol. 15 x 23,5 de 194 p.
C'est dans le sillage des analyses économiques de Marx, relayées par Henri
Lefèbvre et Max Weber, que Gérard Ponziano Lavatori étudie l'oeuvre de
Rabelais, qu'il analyse en trois chapitres (p. 23-180) et dont il exclut le Cinquième
Livre. Le développement des relations de marché, des systèmes de crédit et de
change traduit la rupture avec les principes féodaux. L'ordre féodal se dissolvant,
les relations s'expriment de plus en plus souvent sous la forme de représentations
monétaires, et dans le contexte de la naissance du capitalisme, le statut du langage
change : il ne sert plus à la communication, mais à des desseins comiques ou
u-ompeurs. Les deux premiers livres offrent des exemples d'infractions aux prin-
cipes de la communication (la langue des gestes de Thaumaste), que V. excessive
générosité de Grandgousier contraigne Alpharbal à une reconnaissance ruineuse
(comme l'a montré D. Ménager), ou que le gaspillage de Panurge sacrifie l'accu-
mulation capitaliste des richesses à la solidarité sociale (p. 47). Dans le Tiers
Livre, c'est surtout à l'enquête sur les signes naturels que se livre Rabelais (cha-
pitres X à XLVII). Le voyage du Quart Livre approfondit cette interrogation sur la
valeur des signes dans les échanges linguistiques et économiques. Les noms des
îles et des peuples visités coïncident avec leur essence et font croire à un langage
qui correspondrait avec ce qui existe dans la nature (p. 171). Pourtant, cette
croyance en un ordre naturel se trouve minée par la concurrence de significa-
tions multiples que les particuliers, tel Dindenault, manipulent pour les adapter à
leurs intérêts.
C'est à la correspondance établie entre les relations linguistiques et monétaires
que le livre de G. Ponziano Lavatori doit son originalité. Il nous semble cependant
que les références aux économistes, mais aussi aux Rabelaisants et à la pensée
scolastique mériteraient d'être approfondiesde façon que les rapprochements opé-
rés deviennent réellement féconds.
BÉNÉDICTE BOUDOU.

La nouvelle : stratégie de la fin. Boccace, Cervantes, Marguerite


de Navarre. Cahiers de Littérature générale et comparée, dir. par
BÉATRICE DIDIER, DËBORAH LÉVY-BERTHERAT ET GWENHAËL PONNAU.
Paris, SEDES, 1996. Un vol. 15 x 21,5 de 113 p. ISBN 2-7181-9516-9.

Suscitées par l'inscription de la nouvelle renaissante au programme d'agréga-


tion, ces cinq études appellent l'intérêt sur un de ses lieux stratégiques, la clôture
narrative : aussi bien la fin de chaque récit que celle du recueil entier. Partant de
YHeptaméwn, ce « Décaméron suspendu », F. Lecercle prête au récit-cadre une
fonction moins conclusive qu'ordonnatrice, à la fois suturante et structurante, non
sans des échappées vers un roman virtuel qui laisse le lecteur sur sa faim. Les
diverses clôtures des nouvelles boccaciennes permettent à C. Perrus de distinguer
méthodiquement entre dénouement, épilogue et clausule. En quête des dénoue-
ments de VHeptaméron, N. Cazauran examine tour à tour le récit-cadre, inter-
rompu avant terme ; la clôture de chaque nouvelle, où Marguerite sait faire sentir
tantôt la main de Dieu, tantôt le poids de la durée ; les conclusions des narrateurs,
perçues comme « un second dénouement, moral et abstrait » (p. 73) ; enfin les
débats en dialogue, qui, interrogeant les mobiles des personnages, prolongent
encore le conte. Les stratégies de clôture mises en oeuvre dans les Nouvelles exem-
COMPTES RENDUS 1151

plaires renvoient, suivant J.-M. Lasperas, à toute une problématique religieuse et


sociale. D. Soulier se risque in fine à définir la nouvelle renaissante: un lieu où
s'exprimentles contraires, un espace de liberté et d'invention pour des hommes de
cour qui ne se piquent pas de littérature. Toutes ces analyses convergentes vien-
nent enrichir notre regard sur le premier âge d'or du récit bref.
DENIS BJAÏ.

DEBORAH LESKO BAKER, The Subject of Desire. Petrarchan Poetics


and the Female Voice in Louise Labé, avant-propos de TOM
CONLEY. West Lafayette (In.), Purdue University Press, « Purdue
Studies in Romance Literatures », XI, 1996. Un vol. relié 15,5 x 23,5
de xvi-249 p., avec bibliogr. et index. ISBN 1-55753088-2.
Avec Le Sujet du désir. Poétique pétrarquiste et voix féminine chez Louise
Labé,D. L. Baker apporte une précieuse contribution à l'étude des femmes écri-
vains de la Renaissance. Suivant l'ordre du mince recueil de 1555, qui programme
un véritable parcours de lecture, elle révèle, dans le manifeste féministe de
l'Epistre à Clémence de Bourges, une stratégie rhétorique oscillant entre modestie
et hardiesse, indépendance et tradition, solidarité et individualisme ; elle perçoit,
dans le Débat de Folie et d'Amour, le refus que la femme soit réduite au silence
par un porte-parole masculin,;fût-ce Mercure; elle repère, dans le triptyque nar-
ratif des Élégies, les trois étapes par lesquelles Louise Labé introduit, interroge
et conteste la problématique amoureuse héritée de Pétrarque, avant de faire
entendre, dans les Sonnets (I, XIII, XIV et XVIII, seuls retenus ici), la voix lyrique
du sujet désirant.
Nourrie d'une solide connaissance de Pétrarque et de Maurice Scève (à qui
était consacré un précédent Narcissus and the Lover), appuyée sur les plus récents
travaux critiques relatifs à la Belle Cordière, cette étude met en lumière la cohé-
rence d'ensemble des OEuvres, dont les quatre sections s'appellent l'une l'autre,
pour unir la polémique à la poétique, la théorie à la pratique, le discours public à
la parole privée.
DENIS BJAÏ.

BERNARD PALISSY, OEuvres complètes. Éditées, sous la direction de


MARIE-MADELEINE FRAGONARD, par KEITH CAMERON, JEAN CÉARD,
MARIE-MADELEINE FRAGONARD, MARIE-DOMINIQUE LEGRAND, FRANK
LESTRINGANT ET GILBERT SCHRENCK. Montauban, Éditions InterUni-
versitaires, 1996, 2 vol. de L-230 et 464 p.

Ce siècle s'achève en avouant sa passion pour les écrits du « potier du roi »,


puisque non seulement une nouvelle édition des oeuvres de Bernard Palissy voit le
jour, mais que deux des membres de l'équipe experte réunie autour de Marie-
Madeleine Fragonard avaient déjà donné chacun une édition de la Recèpte véri-
table (Keith Cameron, Droz, 1988 ; Frank Lestringant avec Christian Barataud,
Macula, 1996). Les membres de l'equipe éditoriale avaient en outre contribué aux
publications palisséennes importantes parues au cours de la dernière, décennie,
c'est dire que l'annotation est de qualité, tout comme l'introduction qui retrace la
1152 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

carrière de l'émailleur de génie, l'historique de ses oeuvres, la question délicate


des sources et des emprunts — et l'on conservera à ce propos la formule « il y a
dans les relations de Palissy avec de L'Orme quelque chose comme paille et
poutre » (p. xxxiii) — ou les rapports entre sa science et sa foi. A côté de l'édition
de l'Architecture et ordonnance de la grotte rustique d'Anne de Montmorency
(t. 1, p. 1-38), c'est surtout celle des Discours admirables qui retiendra l'attention
(t. 2 en son entier), puisqu'elle est offerte à frais nouveaux. Observateur de talent,
Palissy prend le point de vue du praticien conue celui du théoricien (« la practique
a engendré la théorique », t. 2, p. 15 sq.) pour développer ses idées sur les eaux,
les métaux, les sels, les émaux et autres terres. Pour tous ses écrits, il a adopté une
structure dialogique : « demande » et « response » dans la Recepte et l'Archi-
tecture, « practique » et « théorique » dans les Discours. Certes l'intérêt pour le
dialogue didactique à la Renaissance, sous l'égide de Platon ou non, ainsi que la
structure de certains traités d'alchimie sont bien connus, mais chez un réformé de
la trempe de Palissy, lecteur attentif de l'Écriture (voir le reproche fait à Cardan,
Discours, p. 237), il n'est pas inconsidéré de supputer que la forme catéchétique
ait pu influencer ses choix rédactionnels. Ecologiste avant l'heure, Palissy se
plaint en outre du défrichage intensif des forêts (Recepte, t. 1, p. 169 sq.) ; hydro-
logue, il pressent l'existence des nappes phréatiques et il est l'un des premiers à
décrire le mascaret (Discours, t. 2, p. 53, puis 91-96) ; spécialistedes métaux, il se
moque de l'alchimie et de ses prétentions à fabriquer de l'or, la réussite dans cette
entreprise se révélerait d'ailleurs dangereuse pour le fonctionnement social
(Discours, t. 2, p. 99-166, en particulier p. 140 sq.) : il y a bien de la modernité
chez cet « homme de terre », qui avoue de surcroît sans honte, comme tant
d'autres plus prudemment aujourd'hui, ne pas avoir « veu les livres latins des phi-
losophes » (Discours, t. 2, p. 16). On regrettera simplement que l'équipe éminente
n'ait pas élucidé quelques sources et anecdotes qui avaient résisté à tous les édi-
teurs précédents (on pouvait assurer que la référence à Vitruve ne se trouvait pas
dans les dix livres du De architectura, en particulier dans les paragraphes vu et
vin du livre II, sollicitant les occurrences de « cubile », t. 1, p. 98 ; alors que le duc
italien prudent, t. 1, p. 171, le médecin astucieux, le faux-monnayeur ou le roi aux
mines d'or, t. 2, respectivement p. 28, 119 et 140 sq., attendent toujours leur iden-
tificateur ; le signataire de ces lignes avoue même avoir passé quelques heures à
tenter de forcer l'identité du duc, en vain ; de même plusieurs références bibliques
explicites — « il est escrit » — manquent : Mt. 25, 25, dans les Discours, p. 10,
ou 1 Pr. 4, 10, ibid., p. 286), regrets d'autant plus dérisoires que la quantité de
références résolues est considérable : Agricola, Cardan, Sleidan, Mizault,
Paracelse sont bien évidemment allégués, mais également La Tourette, Hesteau de
Nuysement, Zecaire et quelques autres minores, toujours à bon escient.

MAX ENGAMMARE.

JEAN VIGNES, Mots dorés pour un siècle de fer. Les Mimes, ensei-
gnements et proverbes de Jean-Antoine de Baïf : Texte, contexte,
intertexte. Paris, Honoré Champion, 1997. Un vol. 16 x 24 de 680 p.

Jean Vignes propose la première étude spécifique des Mimes, enseignementset


proverbes de J.-A. de Baïf. Cette étude s'articule en quatre grandes parties : I) La
salade et l'architecture, II) Le manteau d'Arlequin, III) Religions et politique et
IV) Profiter, plaire, et... fulminer, et elle cherche à préciser les perspectives
COMPTES RENDUS 1153

diverses et,contradictoires qui sont celles du poète dans un texte;quelquepeu


déroutant. Car les Mimes sont un texte déroutant. Comment en retrouver l'unité,
alors même que dans ces quatre livres (dont deux ne furent publiés que de façon
posthume), c'est l'esthétique de la discontinuité et de la parataxe qui prévaut le
plus souvent ? A quel genre rattacher un ouvrage, que son titre de Mmes relie au
théâtre et qui tient à la fois de la collection de proverbes, de la satire et du recueil
de fables ? Par une analyse à la fois patiente et lumineuse de la strophe (cha-
pitre 2), du mime (chapitre 3), puis de la structure des quatre livres (chapitre 4),
J. Vignes fait surgir les principes de cohérence qui régissent ces « discours entre-
rompus ». Il observe en particulier les systèmes de liaison (anaphore, concaténa-
tion, chiasme) qui assurent la cohésion de ces sizains octosyllabiques à deux ter-
cets, et rattaché leurs clausules aux intentions du poète (demande d'argent,
exhortation, commentairepersonnel).Ce faisant, il semble répondre à l'invitation
du poète qui requiert le concours actif du lecteur pour donner une. signification
globale à ce « labyrinthe de fragments encastrés » (p. 120). Du fait de leur carac-
tère anthologique, les Mimes pourraientsembler constitués d'une suite de citations
à un lecteur inattentif. Certes, Baïf fait de son livre une véritable somme de la phi-
losophie morale de l'Antiquité et du bon sens populaire. Pour autant, le travail de
réécriturê des sources fait apparaître une actualisation ou un détournementde la
maxime. Plus intéressant encore : en ramenant chaque proverbe à huit syllabes et
en cherchant des rimes pour structurer ses sizains, Baïf opère des rapprochements
qui permettent d'éclairer mutuellement deux proverbes dé.sens voisin (p. 187).
L'examen méthodique des sources éclaireainsi la vocation de jeu verbal, de plai-
sir poétique et de goût pour la parodie qui est celle des Mimes. Baïf réinvestit les
proverbes qu'il emprunte dans la trame d'un discours qui n'appartientqu'à lui. Le
parti-pris de redite, la prédominance de la citation ne sauraient donc occulter le
renouvellement perpétuel des procédures intertextuelles mises en oeuvre (p. 285).
D'autant que derrière la diversité des sources et la curiosité du collectionneur se
révèle une ambition militante. L'étude que Jean Vignes propose des vingt fables
présentes dans les Mimes, enseignements et proverbes éclaire particulièrement
l'évolution du poète qui, après s'être astreint à la plus grande brièveté, s'adonne,
à partir du troisième livré, à une véritable récréation poétique. Des années 1572 à
1587, les prisés de position politiques de Baïf évoluent également. Baïf, qui a
applaudi au massacre de la Saint-Barthélemy, condamne toutes les factions reli-
gieuses dans le premier livre des Mimes et il cherche la conciliation. Il s'applique
à ne jamais débattre du dogme, s'adresse aux « chrétiens » plutôt qu'aux catho-
liques et appelle de ses voeux une large réformé qui dépasserait les antagonismes
confessionnels; De même, sur le plan politique, il plaide d'abord pour la paix : il
proclame son attachement au sol natal, et ne doute pas que le monarque ne tienne
son pouvoir de Dieu. Mis à mal par les conséquences de la Saint-Barthélémy,
l'idéal de paix civile et de défense de la monarchie qui était celui de Baïf s'effrite
cependant, et le poète passe de l'espoir à la remise en cause et a là dérision : ce
« fol » souverain qui joue au bilboquet est-il capable de réduire la crise politique
et religieuse de là France ? C'est ainsi encore qu'il en vient à rejoindre dans
l'invective injurieuse les pamphlétaires de là Réforme ou de là Ligue dont il
blâme par ailleurs les excès.
S'ils dorment à lire le cheminement d'une conscience religieuse et politique,
on ne saurait pourtant reprocher aux Mimes de manquer d'unité : ils dénoncent
avec persévérance la perversion de toutes les autorités et témoignent sans défaillir
de l'engagementde Baïf pour les Politiques. Cette dénonciation et cet engagement
révèlent encore la dimension didactique des Mimes « sages et profitables. ». A par-
tir de cette sagesse morale fondée, sur l'expérience que sont les proverbes, Baïf
1154 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

s'efforce de constituer un ensemble de références culturelles admises par tous,


tout en se gardant de confondre le commun consentement avec la vérité. L'écriture
de Baïf prend encore un caractère divinatoire quand le poète cherche dans la
nature les signes de cette vérité et se fait vates. Jean-Antoine de Baïf ne donne
aucune justification de son entreprise ; elle est fondée sur le plaisir : plaisir de la
variété, de la traduction, de la satire, du conte, plaisir surtout de l'agencement des
syllabes et de l'enchaînement des sizains. Pour autant, le poète souligne l'audace
de son livre dans une phrase où le mot « mime » intervient pour la seule fois dans
tout le recueil : « En des vers que Mimes j'appelle / J'ose attaquer les plus
mutins » (I, 1217). C'est dire la dimension polémique qu'il confère à son livre. Ici
encore, les derniers vers, où dominent la rhétorique de l'insulte et la malédiction
contre un « siècle pervers » ou « exécrable », témoignent de façon plus poignante
de l'amertume qu'éprouve le poète incapable d'infléchir le cours de l'Histoire, et
la Continuation est véritablement Fexutoire de ses fureurs. Jean Vignes utilise
beaucoup le livre de Marc Angenot, La Parole pamphlétaire, pour éclairer ce
combat et en analyser en particulier la pensée antithétique qui oppose volontiers le
« sage » au « fol », et l' « allocutaire problématique ». Il peut alors conclure que
l'expérience paradoxale des Mimes traduit la faillite des ambitions morales et
esthétiques de la Pléiade (p. 516) et aboutit au silence le plus désespéré. A condi-
tion d'accepter que, comme les Essais dont ils sont contemporains, les Mimes
s'inscrivent dans une esthétique maniériste de la rupture et du désordre, on est
conduit à reconnaître dans les 8 000 vers qui les constituent un texte singulier par
l'exceptionnelle conjonction de traditions diverses comme par leur étrange
construction, mais aussi un témoignage de l'irénisme gallican et un texte repré-
sentatif d'une poétique du lieu commun, à laquelle l'étude de Jean Vignes nous
paraît apporter une contribution majeure. La finesse et l'élégance de ses analyses
concernant les Mimes rendent impatient de connaître l'édition des OEuvres com-
plètes de Baïf qu'il prépare avec de savants collaborateurs.
BÉNÉDICTE BOUDOU.

PHILOSTRATE, Les Images ou tableaux de platte-peinture. Traduc-


tion et commentaire de Blaise de Vigenère (1578), présenté et
annoté par FRANÇOISE GRAZIANI, Paris, Champion, « Textes de la
Renaissance, 3 », 1995. Deux vol. de 1 060 p.
La publication de ce texte — le « Philostrate de Biaise de Vigenère » — était
attendue par un public varié : ces dernières années, l'ouvrage, qui n'avait pas
connu d'édition depuis 1637, a été souvent mis à contribution par les spécialistes
de littérature française du xvie siècle, par les spécialistes de la seconde sophistique
et de l'ecphrasis, mais aussi, à cause de son rayonnement, par les dix-septiémistes
et, pour la richesse de son information iconologique, par les historiens d'art. Cette
variété est un hommage rendu à la richesse de l'ouvrage de Vigenère ; et chacun,
au nom de ses propres intérêts, pourra remercier Françoise Graziani d'avoir mené
à bien cette édition.
L'édition d'un tel texte n'était pas aisée, et exigeait des choix, dont Françoise
Graziani s'explique avec précision (p. LXIX-LXXIX). Il fallait tout d'abord rendre
repérables les différentes voix que rassemble l'ouvrage de Vigenère : celle de
Philostrate telle que Vigenère la traduit en français, celle de Vigenère, elle-même
multiple, puisqu'elle se charge de présenter longuement le recueil de Philostrate,
de présenter l'argument de chaque ecphrasis et de l'annoter longuement, et enfin
COMETES RENDUS 1155

les voix des multiples sources convoquées par Vigenère pour son annotation. Les
deux volumes de cette édition parviennent à fournir un ensemble clair, en diversi-
fiant les caractères d'imprimerie, comme l'avaient fait les premiers imprimeurs de
Vigenère — même s'ils ne retrouvent pas tout à fait leur élégance.
Il fallait également qu'apparaisse clairement l'histoire du texte, qui ne
s'acheva pas avec la mort de Vigenère en 1596, puisque parurent l'année suivante
la Suite de Philostrate (comprenant là traduction par Vigenère des Tableaux de
Philostrate le Jeune, des Statues de Callistrate et
des Héroïques de Philostrate
l'Ancien) et en 1614 un ensemble de gravures. Choisissant de travailler à partir de
l'édition de 1597 — sans toutefois retenirla Suite, jugée moins riche —, l'éditrice
a fait figurer en bas de page toutes les variantes autres qu'orthographiques, et l'on
trouve à la fin du dernier volume la reproductiondes soixante-huitgravures, pré-
cédées d'une présentation détaillée qui montre comment.cet ajout, qui, dans sa
« disparate », accentue « la déconstruction du recueil », modifie le projet de
Vigenère, pour qui les Images de Philostrate n'avaient d'autre réalité que textuelle.
Il fallait encore annoter l'ouvrage. Françoise Graziani explique que, ne voulant
pas « ajouter un commentaire au commentaire », elle a choisi de n'annoter que le
travail de traduction fourni par Vigenère. Ces notes constituent un apport nouveau,
en particulier sur l'usage fait par Vigenère traducteur des premières éditions du
texte de Philostrate et de la première traduction latine (Stephanus Negri, 1521).
Elles constituent cependant.un choix étrange, et finissent par placer le livre qu'on
lit dans un délicat entre-deux : malgré les fragments grées cités dans ces notes, ce
livre ne peut tenir lieu d'une édition bilingue (rappelons d'ailleurs que le texte
grec de Philostrate n'est pas disponible en France actuellement) ; pourtant, l'équi-
libre de l'ensemble s'en trouve: modifié, au détriment du commentaire de
Vigenère. En se. bornant à clarifier et compléter les références savantes fournies le
plus souvent par Vigénère lui-même, et à ajouter deux index (auteurs et artistes
cités) à la « Table des choses notables », l'éditrice s'interdit de mettre en relation
le travail de Vigenère avec celui de ses contemporains, sur le plan esthétique par
exemple : les rapprochements avec Montaigne, qu'elle propose rapidement:en
introduction, auraient pu être à cette occasion étayés, ou nuancés. Surtout, elle
s'interdit de montrer la cohérence des problématiques de Vigenère, qu'elle indique
pourtant en introduction : l'Argument de Pindare (p. 623-625) s'éclaire grande-
ment à être rapproché du Traicté des chiffres (1586), qui le recopie parfois et pro-
longe sa définition d'une « écriture spirituelle ».
Le commentaire se trouve donc entièrement concentré dans la riche
« Introduction » de l'ouvrage. Après une présentation de « Philostrate et la tradi-
tion de l'ecphrasis », centrée sur l'idée d'une « herméneutique masquée »
(p. XVII), l'auteur établit « l'histoire du texte et de sa réception », à partir du
xve siècle, et souligne que « Vigenère fut lé premier à lire Philostratè comme un
poète, et à s'intéresser à l'oeuvre comme formant un tout » (p. xxxiii). Elle évoque
ensuite « Biaise;de Vigenère et sa lecture des Images »; concluant que « le princi-
pal intérêt de [son] commentaire résidé dans sa pratique de l'hennéneutique »
(p. IV), qui repose sur la mise en oeuvre; d'un « principe comparatif » (p. LIX),
avant de conclure par un examen de la "Postérité
des Images », qui montre com-
ment le texte de Philostrate, avant et après Vigenère, a servi d'une part; aux
peintres, à la fois comme recueil dé sujets et comme cadre d'une réflexion théo-
rique sur le sujet de la peinture, et d'autre part aux poètes et écrivains, en particu-
lier pour des recherches reposant';sur la fonction allégorique attribuée.aux images
(esthétique jésuite des peintures ou Galeria de Giambàttista Marino). Ce dernier
nom indique bien dans quelle perspective est lu ici l'ouvrage de Vigenère: celle
de l'esthétique mondaine concettiste, rencontrant une tradition « herméneutique »
1156 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

héritée de la seconde sophistique. D'autres lectures de l'ecphrasis ont été propo-


sées ces dernières années, dans certains des travaux mentionnés par la bibliogra-
phie ou dans d'autres qui ne le sont pas (Murray Krieger, Ekphrasis. The illusion
of the natural sign, Baltimore, 1992, ou les articles de Barbara Cassin, repris
depuis dans L'Effet sophistique, Paris, 1995) : insistant moins sur la perfection du
parcours herméneutique de l'ecphrasis que sur la part d'illusion et de désir inas-
souvi délibérément laissée par ce parcours, ces lectures permettent de rendre
compte de certains des aspects les plus étonnants du commentaire de Vigenère,
passés ici sous silence, comme la méditation qu'il constitue sur l'érudition et ses
limites, sur « l'embrouillement et difficulté, et l'ignorance encore de tant de
choses qui estoient en usage aux Anciens ». L'atmosphère générale du texte de
Vigenère nous entraîne ainsi parfois loin des conciliations herméneutiques comme
des réussites concertistes. Mais c'est dans cette richesse et cette complexité que
l'ouvrage de Vigenère se trouve aujourd'hui offert à de nouvelles lectures, et de
récentes publications (par exemple un article de Dominique Kunz paru dans
Poétique en novembre 1997) montrent déjà tout le profit qui pourra être tiré de
cette édition.
MICHEL JOURDE.

Le mécénat et l'influence des Guises. Actes du colloque de Joinville


(mai-juin 1994). Textes réunis par YVONNE BELLENGER. Paris, Honoré
Champion, 1997. Un vol. in-8° de 755 p.

Le colloque important qu'a voulu Yvonne Bellenger délivre par ces Actes une
somme de données concrètes et d'hypothèses riches qui réévaluent l'action de la
famille de Lorraine, dont le mécénat artistique et l'influence politique forment les
deux faces indissociables. La contribution de spécialités diverses, le plan du
recueil, chronologique et centré sur les grandes figures de cette lignée, permettent
de mêler ces deux aspects à propos de chaque génération (« les princes lorrains »,
les premiers Guises, François de Guise, le cardinal Charles de Lorraine, Henri de
Guise, et « la fin des Guises ») en parcourant les événements de leur histoire (le
rêve italien, la réforme tridentine et les guerres de religion, l'assassinat de Blois).
Ce panorama très complet et divers, qui fait intervenir l'histoire, la musique (très
nombreuses contributions), la peinture, la littérature, l'architecture funéraire, et
montre leur interaction, frappe par son homogénéité. Le mécénat des Guises est lié
à une volonté politique ; il révèle certains réseaux d'influence, et l'exercice de
leurs fonctions prend une dimension artistique. De plus, l'analyse atteste une per-
ception nuancée des Lorraines chez les auteurs et les compositeurs, découvre des
indices sur leur idéologie, montre l'effort des artistes pour situer le mécénat dans
une conception de l'art et du pouvoir, et souligne une évolution de l'image du
mécène. Le poids de la tradition dans cette orientation constante, organisée, de la
famille va de pair avec ses nombreuses initiatives dans le domaine des arts.
Dès les premiers princes lorrains, la légitimité particulière de ces favoris du roi
prend sens dans la lutte d'influence qui les oppose aux princes du sang.
L'énormité de leurs ambitions s'articule à leur fragilité ; leur rôle éclaire d'ailleurs
plusieurs aspects de la politique royale. Il revêt des aspects religieux, dans le
contexte des guerres de religion et du Concile de Trente où le choix final du car-
dinal de Lorraine l'éloigné un temps du pouvoir; mais même quand ils se font
plus discrets, les Guises mènent une action religieuse, politique et intellectuelle
cohérente et profonde. Leur mécénat, novateur et exceptionnel par son ampleur et
COMPTES RENDUS 1157

sa durée, prend sens dans ce cadre car il est politique : il résulte d'une politique
familiale, traduit-et sert des aspirations ambitieuses. Intégrée à leur politique
comme moyen d'influence et de prestige, comme aspect d'un rôle politique et reli-
gieux, leur action artistique s'exercejusque après leur mort et chez leurs détrac-
teurs. Autour de François de Guise, les artistes envisagent les rapports des arts et
des armes dans une nouvelle image du prince guerrier. Avec le cardinal Charles
de Lorraine, leur réflexion est plus dense encore : à son mécénat novateur, lié à un
souci de rénovation spirituelle, répond une redéfinition du mécénat par les poètes
de la Pléiade, et les musiciens. L'influence des Guises accompagné en outre une
évolution des arts qui les met en scène, et s'exerce jusqu'à la dernière des Guises,
dans le domaine musical.
Très riche par sa mise en oeuvre diversifiée, ce recueil d'articles réunit l'in-
fluence et le mécénat comme autant de manifestations d'une ambition constante,
ample et décisive jusque dans ses fragilités. Il fait revisiter maints épisodes,
ébranle quelques certitudes historiques. Le rôle novateur de cette famille est mis
en rapport avec des aspects idéologiques, en cours d'évolution. La notion de
mécénat se précise par là même, et la figure du cardinal de Lorraine, la plus étu-
diée, sort renforcée de ce parcours. Un riche ensemble d'annexés vient compléter
ces apports.
ANNE-PASCALEPOUEY-MOUNOU.

Regards sur le passé dans l'Europe des XVIe et XVIIe siècles. Actes
du Colloque de Nancy II de décembre 1995. Textes réunis par
FRANCINE WILD, Berne, Peter Lang, 1997. Un vol. de 425 p.

Les actes très riches de ce colloque interdisciplinaire tenu à Nancy se présen-


tent comme une suite de sondages, plus ou moins larges de champ mais toujours
précis, sur le thème général du rapport nourricier au passé entretenu par les
hommes de lettres, artistes, et philosophes de l'Europe renaissante et classique,
reflets et sources d'une conscience collective. Presque toutes les cultures natio-
nales se trouvent ici envisagées (de l'Angleterre à l'Italie, de la Pologne au
Portugal, à l'Espagne, à l'Allemagne, à .la France), de même qu'une grande variété
d'exemples littéraires (poésie lyrique, épique, roman, conte, historiette, autobio-
graphie spirituelle, etc.), mais aussi philosophiques, musicaux, plastiques, tous
irrigués par une mémoire vivante et créatrice. Saris jamais rejoindre des sentiers
battus, ces contributions très diverses et apparemment « éclatées » laissent impli-
citement émerger; au-delà des spécificités de chaque nation, l'idée d'une culture
européenne, une et diverse; avec ses socles antique et médiéval, ses lignes de force
communes, ses influences croisées, ses rythmes variés .d'évolution, ses. fréquents
rejets aussi: pour ces deux siècles-clés de notre modernité, c'est la mémoire
retrouvée, méditée, confrontée au présent qui élargit le regarda des créateurs,
féconde l'imaginaire, creuse l'identité personnelle ou collective, lui fournit ses
mythes. Restituer, fût-ce schématiquement, la richesse d'un pareil ensemble
d'articles, dont le dense avant-propos de Francine Wild donne un bel aperçu,
:
serait impossible (peut-être de ce point de vue, à côté de l'index, un sommaire
plus détaillé serait-il utile, avec des résumés de chaque contribution). A l'heure où
le rôle de la longue mémoire dans l'art et la vie collective suscite plus qu'autre-
fois la réflexion (séance publique récente de l'Institut, congrès Chateaubriand
nombreux, ouvrage annoncé de P. Ricoeur...), ce beau volume témoigne de la
1158 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

qualité du travail d'un centre de recherche, et devrait, sur une problématique


très féconde et pour des chercheurs de nombreux horizons, demeurer comme
ouvrage de référence.
JEAN GARAPON.

RAYMOND BAUSTERT, L'univers moral de Malherbe. Etude de la


pensée dans l'oeuvre poétique. Berne, Berlin, Francfort/M., New York,
Paris, Peter Lang, Publications universitaires européennes, série XIII,
Langue et littérature françaises, vol. 222, 1997. Deux vol. 15 x 21 de
XXIII-957 p.
Le présent ouvrage est la version imprimée, augmentée, de la thèse de docto-
rat d'État soutenue à l'Université de Nancy II dès 1981 par Raymond Baustert,
professeur de littérature française au Centre universitaire de Luxembourg. Direc-
teur de thèse : Marie-Thérèse Hipp
L'auteur part du constat que l'oeuvré de Malherbe a été, jusqu'ici, étudiée
essentiellement du point de vue stylistique, alors que sa pensée est restée plus ou
moins à l'écart des intérêts de la critique universitaire. Aussi R. Baustert reven-
dique-t-il ajuste titre la primeur d'une réflexion sur l'univers moral de Malherbe.
Or, on a souvent reproché à ce dernier son manque d'innovation formelle, comme
si on avait oublié que la doctrine classique, amorcée par ce poète précisément,
n'accorde que peu de valeur à l'originalité pour valoriser d'autant le lieu commun,
le recours respectueux au patrimoine littéraire de l'Antiquité. En interrogeant les
codes sociaux, les ouvrages de philosophie et de politique de référence, R. Baus-
tert décrit comment le poète caennais exprime, à l'occasion, une prise de position
plus personnelle au milieu de schémas de pensée que son milieu intellectuel lui
imposait. Malherbe « miroir de la pensée de son temps », où se met en place ce qui
sera la monarchie absolue, ou Malherbe sondeur de son propre gouffre, interprète
de son vécu personnel, telle est là question. Pour y répondre, R. Baustert propose
d'étudier trois aspects majeurs de l'univers moral de l'auteur des Lannes de saint
Pierre : la pensée amoureuse, la pensée philosophique et la pensée politique.
Pour ce qui est de la pensée amoureuse, R. Baustert distingue les qualités phy-
siques et morales de la dame chantée par Malherbe et décrit le maintien d'une cer-
taine tradition dans l'évocation de l'amant. La critique a été assez unanime à
condamner la platitude de la poésie amoureuse malherbienne — une cinquantaine
de textes -—, bien que, dans sa vie privée, la passion ait joué un certain rôle, sans
parler de la passion royale, dont il a pu être le témoin, de Henri IV pour Charlotte
de Montmorency.Parmi les modèles possibles de la poésie amoureuse, l'auteur
n'a aucune peine à faire ressortir de multiples emprunts et allusions à la littérature
courtoise, aux poètes italiens (Le Tasse) de la Renaissance ou aux grands lyriques
latins (Properce).
La deuxième partie de l'ouvrage, consacrée à la réflexion philosophique de
Malherbe, débute par un exposé sur le renouveau du stoïcisme au XVIe siècle et
passe par une analyse des principes de la pensée profane de Malherbe évoquant la
fuite du temps, l'égalité de tous les hommes devant l'Instant fatal : on y devine
aisément les emprunts aux auteurs des psaumes, à Sénèque, aux modernes.
Pour ce qui est des considérations religieuses, Malherbe a pu se voir taxer
d'irrévérence, accusation dont R. Baustert discute le bien-fondé. Les thèmes de
l'au-delà et de Dieu permettent de faire apparaître la dette de Malherbe à l'égard
de la pensée païenne, les notions de Sort, Destin et Fortune étant aussi fréquentes
COMPTES RENDUS 1159

sous sa plume qu'une vision chrétienne, providentiellede la vie humaine. Le pen-


chant de Malherbe.pour la sagesse païenne recommande la soumission à la
volonté divine et rejoint la résignation chrétienne. Dieu apparaît dans sa double
qualité d'Ètêrnel et de Père indulgent, étant d'abord le garant de l'ordre cosmique
(note déiste). La question est desavoir si Malherbe, véritable spécialiste du poème
consolatoire sur commande, croyait à l'efficacité des'condoléances ainsi formu-
lées ou si la conformité à une certaine rhétorique funéraire lui tenait lieu de philo-
sophie face à la Mort, alors qu'il avait vu plusieurs de-ses propres enfants le pré-
céder dans la tombe. S'il n'appartient pas à proprement parler aux catholiques
sectaires, tenants delà Ligue, l'innovation protestante, qui déstabilise l'État et fra-
gilise la France, n'a,droit qu'à peu de sympathies de lapait de Malherbe. Il est
trop partisande la loi et de l'ordre pour saluer de gaieté de coeur une entreprise qui
vise à plus de justice, quitte à générer; pour un temps, le chaos. Ce courtisan ne
s5intéresse guèreaux querelles théologiques.
L'étude de la pensée catholique, qui fait l'objet .de la dernière partie, s'ouvre
sur un tableau dé la France déchirée par les,guerres de religion, marquée par les
"incursions et les rapines en Italie. Or, Malherbe n'est pas porté aux révolutions,
aux aventures, il est frileusement conservateur.- Une. figure d'intégration, un
homme de réconciliation et de paix comme Henri IV aurait dû trouver sonfassen-
timent ; l'on sera surpris de lire le peu d'indignation que soulèvera, chez lui,: ie
geste meurtrier de RavaiUaç. Mais c'est encore le roi renégat qui a finalement
livré la meilleure-réponse possible à la« déroute des valeurs ». Ce roi modèle lui-
même, ses prédécesseurs et son successeur avaient à.se définir par rapport à des
types littéraires et politiques connus, comme ceux fournis par Virgile, Ovide ou
encore Machiavel. Cette partie de l'oeuvrëpoétique deMalherbe est moins connue
que ses poèmes de consolation ou certaines de ses traductions de psaumes et pré-
sente un grand intérêt, la fonction régalienne — à travers son avatar présidentiel
français contemporain — continuant d'exercer tout son prestige en vertu de l'ori-
gine censément divine et des pouvoirs surnaturels qui lui étaient autrefois attri-
bués.Pour ce qui est du Statut du roi de France, il s'agit de s'interroger sur les rap-
ports entré droit divin, hérédité ou électivité. de la charge royale. Face à son
peuple, le roi endosse l'habit de père nourricier de la nation; ; mais est également
principe suprême de sanction et de clémence. Le recours à l'exemple grec
(Àristote) permet de montrer la permanence d'une certaine pensée politique. Face
aux"pays et souverains voisins, le roi de France incarné encore un autre rôle, celui
de champion de sa patrie;.lequel sait, au besoin, susciter du utiliser la guerre étran-
gère pour faire diversion par rapport aux querelles intestines, pour assouvir ses
-rêvés de conquête universelle. Face aux concurrents étrangers, comme l'Italie,
l'Angleterre,l'Allemagne, l'Espagne, le roi: de France doit constamment louvoyer,
se ménager des alliances; en retourner d'autres à son profit. Toujours à lamerci de
quelque faveur, Malherbe se fait,,à grand renfort de poncifs littéraires,;propagan-
diste de l'intérêt dynastique, qui se confond alors avec l'intérêt national.
Conformément au titre retenu, le choix de l'auteur s'est limité à l'étude des
valeurs morales véhiculées par les. poésies de Malherbe, qu'il analyse en termes
philosophiques et juridiques, tout en reconstituant leur filiation et partiellement
leur influence..Différents modèles de comportementet de formalisation, comme le
stoïcisme, l'épicurisme, l'aristotélisme, le pétrarquisme, l'anti-machiavélisme et
leurs variantes sont abondamment mis à.contribution dans cet ouvrage. La pers-
pective critiqué retenue par l'auteur reste prudemmentclassique, sans concessions:
aux théories modernes de la communication et de. la sérriiotique. Par exemple,
R. Baustert n'évoque guère la «purification» linguistique opérée par Malherbe,
dont on peut penser qu'elle obéissait aussi à des considérations idéologiques. Le
1160 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

fait que le précurseur du classicisme renonce à bien des richesses lexicales et


sémantiques du français créé parfois de toutes pièces par les écrivains de la
Renaissance est interprété comme une victoire du cérébral sur le viscéral, de la rai-
son sur le délire, de l'ordre sur le chaos. Certes, mais on pourrait se demander si
cette limitation volontaire que s'impose Malherbe est de quelque conséquence sur
son « oeuvre poétique ». Cette oeuvre d'ailleurs, si pauvre en jeux rythmiques et
sonores, est-elle vraiment « poétique » ou est-ce de la prose mise en vers, des pen-
sées coulées dans des sonnets, des stances et autres élégies, moules creux plutôt
que créateurs ? Le but avoué du travail est d'intégrer Malherbe dans les courants de
pensée de son époque — par une recherche des sources — en renonçant de propos
délibéré à de nombreux rapprochements en aval. Voilà ce qui explique une certaine
timidité dans le choix des comparants littéraires, des méthodes critiques et dés
sciences auxiliaires de la littérature. Globalement, toutefois, l'ouvrage se recom-
mande par la rigueur de sa structure et de son érudition, cette dernière concrétisée
par une bibliographie fourme et un index des oeuvres et des personnes citées.
Du point de vue formel, le Malherbe de R. Baustert est un bel exemple de tra-
vail doctoral cohérent et canonique, que l'acuité de son analyse contribuera à
rendre incontournable. Dommage, simplement, que ce savant ouvrage comporte
bien des coquilles.
FRANK WILHELM.

CORNEILLE, OEdipe, établissement du texte, introduction et notes par


BÉNÉDICTE LOUVAT, préface de CHRISTIAN BIET, Toulouse, Société de
Littératures classiques, 1995. Un vol. de 99 p.

Cette publication a d'abord le double mérite de constituer la seule édition


séparée de l'OEdipe de Corneille actuellement disponible et de venir à point
nommé puisqu'elle s'inscrit dans la suite de travaux (Ch. Delmas, G. Forestier,
Ch. Biet entre autres) portés par le souci de réévaluer une pièce trop longtemps
tenue pour secondaire. Qui plus est, B. Louvat parvient dans son introduction à
prendre en compte les recherches les plus récentes sans s'y enliser, et elle sait don-
ner dès pages précises, denses, parfois très fines sur la dramaturgie et l'esthétique
de la pièce — là est assurément le meilleur de l'introduction (que la ferme préface
de Ch. Biet complète en offrant une orientation plus délibérément religieuse et
politique). Ainsi par exemple des développements sur Thésée et Dircé, sur l'« éti-
rement » de l'action par rapport aux sources, sur la problématique même de
l'adaptation d'une pièce antique, de la pièce antique de référence devrait-on dire.
On louera tout autant la mise en perspective fort efficace — par rapport aux
Discours comme par rapport à Médée ou à La Thébaïde, même s'il y aurait sans
doute beaucoup à dire encore sur cette question. Mais une édition critique
consiste, notamment pour son introduction, en une suite de choix — et l'on est
toujours tenté d'en regretter certains : que la juste attention sur le public féminin
qui importe à Corneille ne débouche pas sur une étude lexicale et stylistique de la
pièce (la préciosité, le statut même de la femme, la concurrence de la tragédie
romanesque ou galante, convoqués pour éclairer la tragédie, en seraient mieux
perçus), que l'analyse dramaturgique ne s'appuie pas davantage sur des questions
« techniques » comme la liaison des scènes. Une telle oeuvre, véritable défi pour
un Corneille sommé (ou se sommant lui-même) de faire encore ses preuves, méri-
terait une étude plus précise encore, surtout d'un point de vue stylistique et poé-
tique — mais cela risquait, il est vrai, d'emmener au-delà d'une introduction.
COMPTES RENDUS 1161

L'établissement du texte est rigoureux (quelques coquilles dommageables pour


une édition qui-respecte la ponctuation d'origine, comme-au vers 341), les .-notes.
point trop abondantes et.. généralement pertinentes (une note sur « lustre »,
d'ailleurs réitérée, était-elle indispensable? «Imposture» et « amorty », pour
nous en tenir au poème-dédicace, auraient en revanche gagné à être éclairés). Ces
quelques remarques ne diminuent cependant pas le prix de cette édition, qui prend
place dans Une collection fort utile : elle engage à relire la pièce, ce qui prouve
qu'elle est réussie.
DOMINIQUE MONCOND'HUY.

STEPHEN BOLD, Pascal Geometer. Discovery and Invention in


Seventeentii-Century France. Genève, Droz, 1996. Un vol. de 216 p.
S. Bold propose une étude de la technique d'invention dans les Pensées à pàr-
tir dé l'oeuvre mathématique de Pascal, en prenant le mot d'invention au sens de
la rhétorique classique. L'auteur entend replacer le cas de Pascal dans le vaste
contexte du XVIIe siècle, et faire la synthèse entre ses travaux de géométrie, sa phi-
losophie morale et son apologétique. Quelle que soit la sympathie que suscite
cette tentative de considérer les choses avec ampleur, on demeure un peu scep-
tique quand un tel projet ne s'appuie pas sur une connaissance précise des textes.
Or, le défaut de l'ouvrage est précisément son extrême faiblesse sur l'oeuvre scien-
tifique de Pascal, que l'auteur connaît apparemment mal, dans sa partie mathéma-
tique comme dans sa partie physique, et dont on peut se demander s'il l'a lue. Les
textes essentiels qui nous renseignent sur les techniques d'invention de Pascal
savant sont passés sous silence : rien sur les méthodes d'expérimentation en phy-
sique, rien sur l'induction mathématique, sur le triangle caractéristique, sur les
éclaircissements de la Lettre à Carcavy sur les indivisibles, ni sur le Triangle arith-
métique et ses applications. Mêmeles combinaisons, auxquelles Fauteur porte une
attention particulière, sont assez mal connues. Les références critiques sont aussi
insuffisantes. Les commentaires les plus féconds sur Pascal savant n'ont pas tou-
jours été consultés ; c'est regrettable lorsqu'il s'agit d'études comme celles de
K. Hara, qui portent précisément sur le processus de l'invention chez Pascal géo-
mètre. La connaissance des travaux d'Ernest Comnet aurait probablement aussi
apporté quelque substance aux pages consacrées à l'analyse combinatoire. Aussi
les commentaires finaux sur l'aspect labyrinthique de l'invention pasealienne ne
sont-ils pas excessivement convaincants, et même certains rapprochements qui
auraient pu être féconds avec des auteurs antérieurs ou postérieurs à Pascal n'ap-
portent pas beaucoup de lumière: Et certaines conclusions, qui donnent l'impres-
sion d'ouvrir des perspectives au moins curieuses (voir p. 202, sur le rapproche-
ment entre les Pensées et l'acte de mémoire et d'intellection selon la tradition
mystique du christianisme médiéval), demeurent à l'état de formules dont on se
demande si elles ont une signification effective.
DOMINIQUE DESCOTES.

Àustralian Journal ofFrench Studies,;':vol. XXXIH, n° 3, 1996.


Seventeenth-Century Studies in Honour of H. Gaston Hall. Un
vol. 17 x 25 de 451 p. ISSN 0004-9468.
Ce numéro spécial de YAustralian Journal of French Studiesrassembledix
articles écrits en-I'honneurde Gaston Hall dont W. et J, L. Kirsop retracent 'brie-
1162 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

vement la carrière en tête de volume, avant de dresser la liste de ses publications.


A l'exception d'une synthèse de G. Dotoli sur les problèmes posés par la défini-
tion du burlesque et d'une étude de M. Sarikey portant sur la réception de L'Autre
Monde de Cyrano, les articles du numéro sont consacrés au théâtre : J. Emelina
s'attache aux « avatars » de la définition et de l'inscription de la catharsis dans le
théâtre classique, P. Tomlinson propose une comparaison de Marc-Antoine, ou la
Cléopâtre de Mairet et de la Cléopâtre de Benserade, qu'il rattache à l'entreprise
de réhabilitation du théâtre, et tout particulièrement de la tragédie, menée par
Richelieu ; J. Mallinson étudie le traitement du thème de la tyrannie dans l'Attila
de Corneille et W. Kirsop commente une édition annotée par le comédien Rosidor
du Bélissaire de Rotrou qui fournit quelques indications de mise en scène pour
une reprise de la pièce au Marais quelque vingt ans après sa création à l'Hôtel de
Bourgogne. On trouvera encore trois articles dévolus à Molière qui s'attachent aux
questions de la normalité et de l'anormalité (C. J. Gossip), aux traits spécifiques
des rôles que Molière a écrits pour lui-même (H. G. Hall) et à la mise en scène de
Tartuffe par J. Weber à la saison théâtrale 1994-1995 (M.-F. Hilgar). Un article de
I. Barko portant sur le principe de la symétrie dans le théâtre racinien (en micro-
et surtout en macrostructure) clôt enfin le numéro.
BÉNÉDICTE LOUVAT.

HELEN L. HARRISON, Pistoles/Paroles : Money and Language in


Seventeenth-Century French Comedy. Rookwood Press, Charlottes-
ville, 1996. Un vol. 15,5 x 23,5 de 208 p. ISBN 1-886365-03-2.

A partir d'un corpus d'étude constitué de dix-neuf comédies bien connues


(l'ensemble des comédies de Corneille à l'exception de La Place royale, Dom
Japhet d'Arménie et L'Héritier ridicule de Scarron, Dom Bertran de Cigarral de
Thomas Corneille et enfin neuf des comédies de Molière, soit L'École des maris,
Dom Juan, Lé Misanthrope, George Dandin, L'Avare, Le Bourgeois gentilhomme,
Les Fourberies de Scapin, Les Femmes savantes, Le Malade imaginaire), l'ou-
vrage éclaire les rapports complexes qui unissent, dans la comédie, le langage et
l'argent. Après avoir rappelé que le théâtre forme, pour les auteurs dramatiques,
un moyen d'échanger des mots fictifs contre une reconnaissance publique mais
également financière, H. L. Harrison montre comment l'image de l'argent et des
interactions entre le beau langage et le pouvoir social et économique évoluent au
fil du temps, soit que la comédie reste en prise sur les réalités du temps, soit
qu'elle mette à nu les dysfonctionnementsdu modèle social dominant, qui accorde
à l'argent un pouvoir supérieur à celui du langage. En tenant fermement une
double problématique — l'argent et le langage fonctionnent tous deux comme des
signes : ils exercent l'un et l'autre un pouvoir au sein de la société —, elle revisite
ainsi, à propos des comédies de Corneille, les thèmes du change et du mensonge.
Les deux chapitres consacrés à la comédie moliéresque montrent d'une part que
Molière, en critiquant la dépense comme marque de l'aristocratie, prend acte du
nouvel ordre social, et des relations de dépendance dans lesquelles l'aristocratie se
trouve prise, dépendance financière à l'égard de la bourgeoisie, dépendance
sociale et politique à l'égard du pouvoir royal, et d'autre part que la réflexion sur
le pouvoir respectif de l'argent et des mots passe fréquemment, dans l'oeuvre, par
un travail sur la relation entre le valet et le maître, le premier assurant au second,
par sa virtuosité verbale, l'acquisition de biens.
Cette étude riche et complexe, où la réflexion avance pas à pas sans chercher à
COMPTES RENDUS 1163

faire entrer les oeuvres dans un cadre doctrinaire préétabli, ouvre indubitablement
des perspectives nouvelles, au confluent des disciplines.historique, sqcioréconanii-
que et littéraire;, et c'est là ce qui fait tout son «prix»,
BÉNÉDICTE LOUVAT.

Le Nouveau Moliériste, n° 2, 1995, Universités de Glasgow et


d'Ulster. Un vol. 15 x 21 de 351 p. ISSN 1356-062X.
Cette deuxième livraison du Nouveau Moïiériste, dirigé par R. McBride et
N. Peacock, et qui se veut une suite réactualisée et moderne du Moïiériste de
G. Monval, propose, comme le premier numéro, trois rubriques essentielles : une
rubrique d'articles divers, une rubrique « représentations » et une rubrique
« comptes rendus ». Quoique divers, les articles du présent volume trouvent, pour
huit d'entre eux, une unité autour de la question de la religion : E. Dubois se
penche ainsi sur l'éducation de Molière au collège de Clermont, F. Mallet rééva-
lue, après d'autres, la religion de Molière, C. Mazouer et H. Phillips font le point
sur la position des hommes d'Église à l'égard du théâtre et plus particulièrement
dû théâtre de Molière, je premier en s'attachant aux défenseurs ecclésiastiques de
Molière, le second à ses contempteurs, qui se font entendre au moment de la que-
relle du Tartuffe ; J. Dubu rappelle ce que furent les obsèques du « poète comé-
dien » Molière, J. Truchet relit Tartuffe, Les Femmes savantes et Le Malade ima-
ginaire à la lumière du thème de l'imposture, C. Lamiol rattache le coup de
théâtre de Tartuffe à une « phénoménologie de la vraisemblance » et R. Albanese
montre comment le thème de l'hypocrisie s'inscrit dans la dramaturgie de Dom
Juan. Les six articles suivants s'attachent à des questions variées : R. McBride
poursuit l'étude entreprise dans le numéro précédent sur la « philosophie du rire »,
M. Bacholle étudie le personnage d'Alceste à la lumière de Bergson et de Barthes,
N Akiyama analyse la fonction de la musique dans quelques comédies-ballets,
.
R. Kenny se penche sur le rôle, secondaire mais bien représenté dans l'oeuvre, des
Égyptiens, J-.-P, Collinet analyse les qualités d'épistolier du dramaturge,
M. Gutwirth propose de lire Amphitiyon comme l'oeuvre qui fait passer la comé-
die moliéresque du côté du grinçant et J. Clarke propose une synthèse sur les
salles parisiennes dans lesquelles Molière s'est produit avec sa troupe. La rubrique
« représentations » comporte six articles stimulants sur les mises en scène de
Molière en France (D. Whitton, qui s'intéresse aux mises en scène du Misanthrope
des vingt dernières années) et à l'étranger (Angleterre, Ecosse, Japon notamment).
Une douzaine de comptes rendus viennent enfin utilement compléter le volume.
BÉNÉDICTE LOUVAT.

CECILIARIZZA, Libertinage et littérature. Fasano di Brindisi, Schena


et Paris, Nizet, 1996, Biblioteca délia ricerca, Cultura straniera n° 65.
Un vol. 14 x 21 de 245 n. ISBN 88-7514-866-X.

Ce volume regroupe huit articles parus depuis 1972 et consacrés à la pensée


libertine telle qu'on peut la lire dans les oeuvres littéraires, principalement chez
Théophile de Viau. Dès le premier article. « Théophile de Viau : libertinage et
liberté ». le libertinage est soigneusement distingué de l'athéisme, et, en dépit
d'une filiation affichée avec les naturalistes italiens, Pomponazzi, Bruno, Vanini,
1164 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

il se définit plutôt, dans la lignée du scepticisme de Montaigne et Charron, comme


une attitude aristocratique d'homme libéré des conventions sociales. On décèle les
traces de cette pensée relativiste et inquiète dans la poétique maniériste de
l'oeuvre, analysée ensuite d'un point de vue esthétique : « L'emploi profane du
langage religieux », « La métamorphose comme image et représentation du
monde », « Place et fonction de la mythologie dans l'univers poétique de
Théophile de Viau », « La tragédie de Pasiphaë entre Baroque et libertinage ».
L'étude d'un autre poète moderniste, « Saint-Amant et le libertinage », montre,
dans la grande diversité d'une oeuvre foisonnante, la compatibilité d'un hédonisme
sans obscénité, d'un intérêt pour la nouvelle science et d'une véritable sincérité
religieuse. Deux esprits plus proprement philosophiques tirent en revanche toutes
les conséquences du discours libertin: « Les "Curiositez inouyes" de Jacques
Gaffarel » révèlent une tentative d'ouverture à l'érudition hébraïque et persane,
mais elle reste peu scientifique dans son rapport magique à l'astrologie et la
Cabale. Quant à Cyrano, objet d'un article inédit, « Cyrano lecteur de Montaigne
dans "L'autre monde" ? », s'il dépasse de beaucoup Montaigne dans sa critique
institutionnelle et religieuse, il n'en entretient pas moins avec lui une « alliance
secrète », due à une commune source lucrétienne. Ainsi le libertinage, « produit
des apologètes » comme l'a montré L. Godard de Donville, ne constitue pas une
doctrine cohérente et s'avère avant tout une pensée libre qui recueille l'héritage de
l'encyclopédismehumaniste en même temps qu'elle promeut la nouvelle science,
proposant une attitude ouverte et anticonformiste dans un siècle épris d'autorité,
une forme de résistance à l'intolérance de l'orthodoxie incarnée par les Pères
Garasse et Mersenne.
ALAIN GÉNETIOT.

MOLIÈRE, Théâtre complet I. Présentation et notes par PIERRE


MALANDAIN. Paris, Imprimerie Nationale Éditions, coll. « La Sala-
mandre », 1997. Un vol. 15 x 20,5 de 666 p. ISBN 2-7433-0129-5.
Cette édition du théâtre complet de Molière séduira les amateurs de beaux
livres par sa présentation matérielle, par le corps du caractère choisi notamment
ainsi que par la mise en page, aérée et agréable à l'oeil. Elle n'a pas de véritable
prétention universitaire, et la présentation liminaire ne se fait pas faute de dire la
vacuité de tout discours de ce type, et le caractère insaisissable et unique de
l'oeuvre, qui survit à la critique, de quelque nature qu'elle soit. Il va sans dire
qu'on peut ne pas souscrire à une telle prise de position, qui écarte notamment les
travaux les plus récents sur l'oeuvre pour exalter son éternelle jeunesse et affirmer
que « quels que soient l'ampleur et les moyens de l'effort critique régulièrement
appliqué à son cas depuis trois siècles [...], on n'a jamais rien dit de Molière qui
ne soit, en quelque façon, lisible». Parce qu'elle s'adresse seulement au grand
public cultivé mais non universitaire encore une fois, l'édition ne comporte pas
d'appareil critique : les pièces, dont l'orthographe et la ponctuation ont été moder-
nisées, sont précédées d'une très brève notice, et éclairées par quelques notes, de
langue essentiellement, rejetées en fin de volume. H n'est pas fait mention des
variantes, et les livrets qui accompagnaient la création des comédies-ballets, pour-
tant nécessaires à la compréhension de ces oeuvres en contexte, n'ont pas été
reproduits dans la mesure où ils n'émanent pas de Molière lui-même. L'ensemble
doit représenter quatre volumes, le premier couvrant la période qui s'étend de La
Jalousie du Barbouillé à L'École des Maris.
BÉNÉDICTE LOUVAT.
COMPTES RENDUS 1165

JEAN DUBU, Racine aux miroirs. Paris, SEDES, 1992. Un vol. 16x24
de 561 p.
Ce substantiel volume, paru depuis déjà quelques années, mérite, mieux que
bien d'autres, qu'on le signale, même tardivement, aux lecteurs d'une revue qui se
consacre à l'histoire littéraire de la France, car il offre, dans ce domaine, un
modèle exemplaire d'intelligente sensibilité, comme d'exigeante probité pour ce
qui concerne la recherche du vrai tant sur la vie de l'écrivain que sur l'analyse de
son oeuvre. Le hasard seul (Habent sua fata libelli, mais les gros ouvrages non
moins), par un malencontreux concours de circonstances, l'a privé de recevoir ici
le tribut d'éloges dus à son auteur, de longue date reconnu comme un « racini-
sant», si l'on ose forger ce néologisme, de la plus haute qualité. Point ici de ces
fresques hâtives, ni de ces trop ambitieuses synthèses comme on en a vu depuis
quelque temps une étonnante mais éphémère floraison. Mais une mosaïque,
patiente autant que sagace, élaborée pendant plus de trois décennies, puisque les
études réunies dans ce recueil s'échelonnent de 1958 à 1991.
Voici donc le poète, non tel qu'en lui-même bien d'autres, plus téméraires,
l'ont en vain cherché, mais restitué plus fidèlement grâce à son reflet multiplié
dans les glaces d'une galerie analogue, mutatis mutandis, à celle où dut se prome-
ner de son vivant le dramaturge promu; courtisan. H en résulte un portrait
«éclaté», que J.Dubu, non sans cet humour qu'il tient de sa culture anglo-
saxonne, assimile à ceux que peignait Picasso dans la période la plus exacerbée de
son cubisme. Aucune agressive incohérence néanmoins ; tout au contraire une
exactitude presque pointilliste, pour ne pas dire scrupuleusement pointilleuse,
attentive aussi bien aux moindres détails de la biographie qu'aux nuances les plus
délicates d'une poésie entre toutes exquise. Une composition, en outre, soigneuse-
ment agencée et harmonieusement équilibrée, avec une division en cinq parties
qui s'enchaînent et se succèdent comme les actes dans une pièce régulière du
théâtre classique. En guise d'exposition est évoquée l'époque d'Uzès, dominée par
la figure du chanoine Sconin. L'action se noue lorsque débute la carrière de l'au-
teur dramatique. Péripétie : le poète tragique abandonne le théâtre pour mettre sa
plume au service du roi. Le dénouement approche-quand la tragédie profane
achevé de se transcender en drame sacré. Reste une sorte d'épilogue où les pers-
pectives s'élargissent, tandis qu'on y voit Racine prendre la stature d'incompa-
rable musicien du vers qu'il a gardée jusqu'à nous, offrant le visage que la posté-
rité se plaît encore à lui prêter et l'image de lui qui, forgée de bonne heure, s'est
perpétuée depuis trois cents ans, non sans altérations ou déformations inévitables.
On aimerait entrer davantage dans le détail. Mais il faut laisser aux admira-
teurs et amis de Racine le plaisir, non de découvrir des travaux dont la plupart sont
déjà bien connus; mais de les retrouver groupés dans un large choix qui permet
mieux d'en apprécier l'ampleur, l'importance et l'intérêt. Disons seulement que
tous apportent du neuf et.du solide, soit par ce qu'ils nous apprennent sur des
points encore obscurs ou mal étudiés dans la vie de l'écrivain, soit par les subtiles
analyses que J. Dubu consacre à la musique de ses vers comme à leur prosodie, ou
bien par ce qu'un exégète attentif et sensible sait y déceler de nuances très fines et
de suggestives résonances.
Ce beau livre, qui n'a pas attendu pour paraître le tricentenaire de 1999, n'en
apparaît pas moins comme un premier et brillant avant-coureur, et les fastes de
cette commémoration seront depuis longtemps passés qu'il n'aura rien perdu de
son actualité, car il appartient, par l'étendue de la documentation, sa diversité, sa
sûre précision, de même que par l'élégance très surveillée de l'écriture, à là caté-
gorie des ouvrages qui durent longtemps sans prendre aucune ride. Il peut être
1166 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

considéré comme l'hommage que rend à Racine l'un des plus éclairés et des plus
fervents parmi ses vrais fidèles, ce happyfew qui, laissant la critique racinienne à
ses polémiques et ses modes, entend continuer à goûter sereinement le plus par-
fait, profond et raffiné de nos classiques.
JEAN-PIERRE COLLINET.

LAURENCE PLAZENET, L'ébahissement et la délectation. Réception


comparée et poétiques du roman grec en France et en Angleterre
aux XVIe et XVIIe siècles. Paris, Honoré Champion, 1997. Un voll
16x24 de 899 p.
Cet ouvrage est la version remaniée et abrégée d'une excellente thèse de doc-
torat soutenue à l'Université de Paris PV-Sorbonne en novembre 1995. Il s'agit
d'un travail à la fois dense, érudit et riche, qui analyse et compare finement l'his-
toire de la naissance du roman en France et en Angleterre, à travers une étude ori-
ginale du processus de la traduction des romans grecs à l'époque baroque et clas-
sique. Sont ainsi explorés des domaines aussi divers que les procédés de
l'imitation, les modes de la création littéraire, la réception, l'influence et l'identi-
fication des textes antiques lus à la Renaissance et au Grand Siècle, la stylistique
romanesque naissante, etc., afin de « discerner le champ intellectuel et esthétique
dans lequel les traducteurs situent leur production ». Le titre de l'ouvrage est la
reprise d'une expression du « Proesme » des Amours de Théagènes et Chariclée
par Héliodore de Jacques Amyot pour qui « l'ébahissementet la délectation » sont
la fin nécessaire et suffisante de la fiction, ce qui fonde, selon L. Plazenet, la cri-
tique romanesque. Le corpus étudié relève alors d'un parti-pris novateur : il s'agit
d'envisager absolument toutes les oeuvres « dont la narration coïncide avec celle
d'un voyage entièrement soumis à l'accomplissementd'une même intrigue amou-
reuse». Récits de voyages, collections d'anecdotes, romans allégoriques, didac-
tiques, édifiants sont donc exclus de la réflexion. Le but de l'auteur est ainsi
d'aboutir à «une définition différentielle des poétiques du roman grec pendant
l'Antiquité et à l'époque moderne » et à une réflexion sur l'imitation créatrice.
L'étude se divise en deux parties : la réception du roman grec et les poétiques
du roman grec. La première partie analyse ainsi successivement les phénomènes
d'édition et de traduction des romans grecs puis l'imitation et l'adaptation des
romans grecs, en étudiant la publication, la fortune et le palmarès de ces oeuvres
ainsi que les théories et les pratiques de leurs auteurs, et en différenciant les
domaines français et anglais. L. Plazenet aboutit à la conclusion que, si en France
comme en Angleterre, la fortune des romans grecs donne naissance à un projet
moderne, celui-ci est surtout rhétorique et esthétique en France, et politique et
moral en Angleterre. Le processus de l'imitation s'intègre ainsi véritablement à
des structures nationales.
La seconde partie, en s'intéressant aux poétiques du roman grec, analyse le
motif du voyage comme le motif structurant les débuts de l'esthétique roma-
nesque. La première étude (Voyage et narration romanesque) le détaille donc
QHéros et voyageur ; Pourquoi voyager ? Quel voyage ? Les lieux du roman, les
descriptions topographiques) et la seconde (La technique du récit) montre com-
ment le roman s'en nourrit et s'en affranchit. La France et l'Angleterre confèrent
toutes les deux aux propos romanesques une portée très sérieuse : les ouvrages de
divertissement français sont au coeur de débats politiques et moraux ; éthique,
politique et philosophie sous-tendent les ouvrages anglais. Mais il s'avère que le
COMPTES RENDUS
1167

genre anglais se perpétue plus tardivement au XVIIe siècle, alors que le genre fran-
çais opère une remise en cause bien avant 1660, En effet, si le voyagejoue un rôle
capital dans l'élaboration romanesque française, il tend à disparaître lorsque cette
nouvelle poétique naît. En Angleterre, en revanche, pas de renaissance poétique
romanesque, mais un motif arcadien qui est la véritable clé du succès du genre.
Finalement, selon L. Plazenet, l'imitation des romans grecs en France « a su arra-
cher le genre romanesque à son isolement », et en Angleterre, c'est principalement
la matière dramatique — et non les propriétés formelles — qui a intéressé les imi-
tateurs. L'étude s'achève en soulignant l'importance des effets d'influence entre
ces nations modernes, qui prolongent ainsi l'imitation des modèles antiques et
mènent à une véritable création originale, que seule une étude de la réception peut
vraiment envisager.
Enfin, cinq annexes sous forme de tableaux chronologiques, une dernière
annexe faisant l'état présent des recherches sur le sujet, une bibliographie sub-
stantielle de 120 pages, de nombreuses illustrations tirées pour la plupart des fron-
tispices des romans baroques et deux index viennent parfaire cette étude, qui, à
n'en pas douter, fait avancer la recherche sur le roman de façon décisive.
SYLVIE REQUEMORA.

L'Inquisition de Goa. La relation dé Charles Dellon (1687). Étude,


édition et notes de CHARLES AMIEL et ANNE LIMA. Paris, Éditions
ChandeisnE, 1997. Un VoL 15 x 22 de 462 p.

Charles Amiel et Anne Lima proposent une très utile réédition de l'ouvrage de
Charles Dellôn, protégé de -Bossuet, qui"eut tant d'influencé sûr Voltaire,
Montesquieu, Challe, Tyssôt de Patot et tarit d'autres, mais qui pourtant reste
encore tellement obscur. Lés auteurs ont la conviction que cette relation de voyage
aux Indes, au Brésil et à Lisbonne à précipité la suppression du tribunal du Saint-
Office de Goa et préparé l'abolition des Inquisitions modernes. Pour prouver cette
idée, leur: études enrichit successivement de commentaires, et de 'nouvelles don-
nées génétiques, iconographiques, biographiques, historiques; littéraires et socio-
logiques. La Relation est ainsi précédée d'une longue (110 p.) et passionnante
étude, et suivie d'un dossier iconographique original et très soigné, illustrant de
nombreuses scènes dé l'Inquisition et dés épisodes dé la vie de Dellon lui-même,
ainsi que de textes d'autres auteurs importants en annexes, comme celui de Pyrard
dé Laval. Enfin, des notes érudites, un nécessaire-glossaire, une bibliographie
d'une trentaine de pages, un index et une table des nombreuses illustrations ornant
l'ouvrage (dont quatre dépliants),/viennentcdmpléterT'étude.
Remercions donc Charles Amiél et Anne Lima pour ce travail si riche qui
devrait permettre à grand nombre de lecteurs modernes de (redécouvrir ce texte
relevant à la fois du roman d'aventure et du pamphlet, pour toujours —-selon les
fameux critères classiques toujours d'actualité ^plaire en instruisant et instruire
en plaisant.
SYLVIE REQUEMORA
1168 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

GEORGES BENREKASSA, Le langage des Lumières. Concepts et savoir


de la langue. Paris, PUF, collection Écriture, 1995. Un vol. 13 x 21 de
354 p.
C'est un recueil d'articles, écrits entre 1980 et 1991 , et retravaillés pour la
présente publication. Ce recueil est animé d'un projet qui est plus que fédérateur :
éclairer le travail de conceptualisation des Lumières, en éliminant tout positivisme
réducteur ; et décrire, à travers un parcours critique qui met en jeu les rapports des
choses, des mots, du savoir et de la société, une dynamique, des hésitations, un
« bougé », qui rendent compte d'une pensée, ou, comme G. Benrekassa aime à
l'écrire, d'un « penser ».
Un résumé fidèle n'est guère ici possible : c'est la précision dans la mise en
perspective complexe de l'objet qui donne son prix à chaque étude. On essaiera
seulement de baliser le champ d'investigation des études successives.
Un prélude, intitulé « Le mot et son objet », rappelle que le concept est chose
difficilement définissable, en s'appuyant sur des philosophes, des théoriciens, des
sémanticiens ou des linguistes : Frege, Quine, Benveniste, Jakobson, Foucault,
Kosellek et sa Begriffgeschiste, Adorno (écriture et schizophrénie),Locke-Leibniz
et leur débat, ou Bakhtine, qui fournit à G. Benrekassa la formule de sa recherche,
« essai dé restitution continue de quelques-uns de ces "milliers de fils dialogiques
vivants" » (14)2.
La première partie, intitulée « Dénominations », s'ouvre sur le mot crise :
« Lexique médical, vocabulaire dramatique, métaphore politique : la notion de
crise au XVIIIe siècle en France ». Vue dans quatre dictionnaires3, la crise oscillé
entre le fait et sa constatation, entre la constatation et l'interprétation, entre l'aléa-
toire et le décisif. Bordeu, dans l' Encyclopédie, la lie à la périodicité, et se meut
entre les deux pôles de l'empirisme et du déterminisme organiciste. Chez
Rousseau, d'autres harmoniques apparaissent : conflit du contingent individuel et
de l'ordre naturel introuvable (Emile), ou dialectique où domine la valeur néga-
tive. Si l'on tient compte de la lacune significative dans le métalangage dramatur-
gique, sauf chez Beaumarchais, ou dans le discours économique de Quesnay, c'est
« un certain nombre de manques et de disjonctions qui, d'une certaine manière, en
rationalisent paradoxalement l'emploi » (40).
La longueur (50 p.) et la densité du chapitre 2 « Moeurs comme "concept poli-
tique", 1680-1820 » ne permettent de mentionner que quelques étapes d'un itiné-
raire complexe tracé par la question d'un « sens social et politique » du terme. Le
naturel, le social, la passion individuelle, le privé et le public, la discipline
sexuelle, s'y trouvent impliqués, mais aussi « ce qui leste et borne l'univers poli-
tique » (51). Et si, dans le siècle, « philosophisme » et corruption des moeurs sont
couramment assimilés, l'esprit de l' Encyclopédie fait entrer les Lumières dans
l'histoire en connotant positivement le concept moeurs. On ne s'étonnera pas
qu'ici G. Benrekassa donne le premier rôle à Montesquieu.
Le tableau des moeurs et de la religion naturelle dans Les Moeurs de Toussaint
en 1748 sert de repoussoir à Duclos, Diderot, ou Dom Deschamps. Nouvelle
confrontation des Lumières avec la vieille question des moeurs et de la politique :
elles « peuvent, soit représenter la société civile soit être l'élément même qui
fonde une totalité étatique » (72). Retour à Montesquieu, aux rapports des lois
avec les moeurs dans la démocratie, et à une vision de la liberté devenue objet phi-
1. L'auteur en donne et expliquera liste p. 353-354.
2. Le chiffre entre parenthèses indique la page de l'ouvrage.
3. Académie 1694 ; Furetière 1690 et 1727 ; Trévoux 1771.
COMPTES RENDUS 1169

losophique. Après Rousseau enfin et les moeurs comme une sorte de loi non écrite;
c'est la période révolutionnaire et post-révolutionnaire qui est interrogée : mora-
lisme «banal» de Marat ou de Babeuf, lucidité de Loustalot, etc. Certaines
contradictions sont concrètement insolubles, jusqu'au « retour à l'ordre » et aux
« bonnes moeurs » (Bonald).
Pour G. Benrekassa le mot moeurs n'est pas seulement un indice, c'est un labo-
ratoire où se jouent les grands flux de pensée qui commandent les visions poli-
tiques successives.
Dans «Le terme et la notion de citoyen dans l' Encyclopédie» (chap. 3), tout
l'effort de.G. Benrekassa, qui se démarque ostensiblement des études de lexicolo-
gie quantitative, est d'enlever au terme et à la notion ce que l'on pourrait leur
croire de stable. Remontant à Bodin, aux dictionnaires (bourgeois vs citoyen), à
Hobbes et à Pufendorf (on noté la place négligeable du concept chez Locke et
Fénelon), c'est à l' Esprit des lois que G. Benrekassa recourt pour situer les
devoirs du citoyen membre du souverain, la relation citoyen-concitoyen, et les
problèmes de la liberté publique. L'Encyclopédie et Diderot présentent « l'émer-
gence des éléments d'une théorie démocratique », mais avec de sérieuses nuances,
ainsi que l'article « Représentants » de d'Holbach, qui pose les problèmes de
l'égalité, de la délégation, de la représentation par ordres. Dans.l'article « Écono-
mie politique », où Rousseau suggère « une nouvelle théorie de la citoyenneté »,
on retrouve l'idée d'une conceptualisation instable et ambiguë : « Ces compromis
et ces transitions sont peut-être les vrais jalons de l'Histoire plus que les concepts
dans leur fuyante pureté » (123). :

Le chapitre 4, comme lé chapitre 2, est une longue et exigeante,pérégrination,


à la recherche du salut politique d'une famille de mots, «Modéré, modération,:
modérantisme : le concept de modération de l'âge classique à l'âge bourgeois ».
On part de la Sôphrôsunè, de la politeia de l'Antiquité, et de la racine med/mod.
Les dictionnaires nous alertent sur le passage de l'éthique au politique, et l'on; voit
se dessiner, de Fénelon à Mirabeau, les relations de l'ordre et de la religion
(«modérateur»), l'idée de qualité pragmatique, et d'une limitation; ouvertement
juridique, de l'èxercice du pouvoir. Ce n'est là que le prologue à l'étude de
Montesquieu, chez qui la modération est « une vertu politique un peu ambiguë,
qui ne fonctionne pas exactement comme la vertu démocratique », eh même temps
qu'elle est le lieu de ses exigences morales personnelles.
Ensuite c'est la crise révolutionnaire, le modérantisme, « néologisme capital »,
la « faction modérée»4, le conflit entre conservatismehostile aux « régénérateurs »
et « radicalisme des modérés », occasion de citer de beaux textes de Brissot et de
Mercier, ou de Robespierre contre La Fayette. Après le radicalisme jacobin, le;
reflux verra se définir les attitudes de Guizot, de Tocqueville, « l'heure de gloire
de La Fayette, et surtout dé ce mariage de la modération et de la médiocrité que
méprisait Montesquieu » (162-163).
Le chapitre 5, « L'article "Jouissance" de l'Encyclopédie : le mot, le langage,
les textes, l'idéologie » ouvre la seconde partie «Objets du discours». Sur le
« dithyrambe erotique », la méditation de G. Benrekassa offre des aperçus nou-
veaux. Certes, il s'agit des problèmes liés à l'évocation de la sexualité par le lan-
gage, et l'auteur ne manque pas de rendre hommage à Spitzer. Mais il va plus loin
dans la problématique du sujet. C'est à une minutieuse explication de texte, partie
de l'ambiguïté du rapport — juridique — jouir/posséder, et passant par l'analyse
du dialogisme et de la subjectivité dans ce discours, que se livre G. Benrekassa,
soucieux de s'appuyer sur les données textuelles, dans leurs caractérisations sty-

4. « Paradoxe », écrit G. Benrekassa.On pourrait aller jusqu'à oxymore.


1170 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

listiques (l'effet de sourdine qui tient à distance la réalité inatteignable du sexe) ou


grammaticales (lecture des embrayeurs5, rôle du passé simple). Le domaine de la
«jouissance » peut alors être interprété en termes lacaniens.
Reste à apprécier la «cohérence» de ce texte. G. Benrekassa pour cela
convoque le Père de famille, les « figures oedipiennes » et « modèles sociaux
qu'elle [la pièce] véhicule » (193), et les fameux « cas de conscience » des lettres
à Sophie. D'où il ressort, pour Diderot, à propos de la femme, la difficulté « d'en
parler » : « "Jouissance" est peut-être une de ces failles inévitables par où passe
autre chose » (201-202).
On aurait tort de croire que le chapitre 6 «Décrire, écrire, instruire: l'en-
semble "Épingle-épinglier" dans l' Encyclopédie » nous ramène à l'anecdotique ;
c'est toujours de méthode de penser qu'il s'agit. Dans le sillage de J. Proust,
G. Benrekassa se donne pour objet l'étude de « dispositifs qui nous font com-
prendre le. moment didactique» (204). Pour cela il fait entendre les voix de
Deleyre, du mémoire de Perronnet, d'Adam Smith attentif à la division du travail;
de Savary des Brûlons, de la Méthodique. L'opposition entre Perronnet (dialec-
tique technè-phusis) et Deleyre (rapport du technique au philosophique éludé),
débouche sur « Savoir philosophique et idéologie » (Perronnet et A. Smith). Plus
tard l'empilement de documents dans la Méthodique, sans distance critique, fera
ressortir par contraste la liberté propre de l' Encyclopédie.
Le chapitre 7 « Penser l'encyclopédique : l'article "Encyclopédie" de l'Ency-
clopédie » montre que Diderot ici échappe à toutes les « tentations », comme le La
Fontaine de Giraudoux. Au-delà de cette excellence négative, on s'approche de ce
qu'est le dynamisme de sa pensée-écriture, de ce que J. Chouillet appelait son
énergie. En fait on voit se dessiner ce que la philosophie-écriture de Diderot n'est
pas, plutôt que ce qu'elle est : sa démarche est sous les auspices du labyrinthe.
Aux prises avec le problème de la nomination, avec l'hiéroglyphe, avec l'imper-
fection radicale du langage, avec la fixité nécessaire de la langue, il est en proie à
la « désorientation sans vertige » (244).
Il faudrait détailler les réflexions qui suivent sur la méthode qui tend à
«déjouer l'idéalisme, échapper à l'historicisme», les ouvertures capitales sur le
style de Diderot philosophe, sa dynamique, son enthousiasme, « bref la pratique
de l'écrivain »6. Mais c'est au labyrinthe que le lecteur est reconduit, par le biais
du Jardin aux sentiers qui bifurquent de Borges.
L'objectif du chapitre 8 « Système métaphorique et pensée politique :
Montesquieu et l'imagination mécanique dans l'Esprit des lois » est de montrer
que l'on n'y trouve pas tant des métaphores copiées terme à terme sur une
« science mécanique imaginaire », qu'un principe d'imagination mécanique. La
base reste l'imagerie cartésienne, mais Montesquieu s'en affranchira, en faveur
d'une « physique générale des mouvements ». L'analyse — rapide — des « ava-
tars du mot machine dans les livres sur le climat » conduit surtout à l'image du
ressort. La métaphore est plus ou moins cohérente avec les autres représentations,
et ce sera encore plus vrai dans la rencontre de la métaphore mécanique avec les
images liquides (voir C. Rosso). Les limites de la métaphore, le refus d'un orga-
nicisme à la Bonnet, ramènent secrètement au concept de modération, l'image
étant conduite « aux limites du représentable et de la cohérence ». S'appuyant sur

5. Il m'a semblé voir deux lapsus p. 184 : les embrayeurs renvoient à la situation du message,
et non au message même. Et le nom de Jespersen est substitué à celui de Jakobson.
6. Ces perspectives me semblent converger avec les idées de J. Chouillet (Diderot, poète de
l'énergie, PUF, 1984), de G. Daniel (Le style de Diderot, Droz, 1986), voire avec ce que j'ai
esquissé dans Diderot, le discours et les choses, Klincksieck, 1978.
COMPTES RENDUS 1171

la Mythologie blanche de Jï Derrida et sur J. Molino, G.- Benrekassa peut écrire


que, loin d'être des scories,-.ces métaphores constituent « une étape herméneutique
toujours présente » (284)?.
Le chapitre 9 pourrait être lu comme le programme d'une recherche sur le
style de l'Esprit des lois, si l'on croit que tout texte est une forme-sens.
G. Benrekassa n'explicite pas sa démarche eh ces termes, mais le titre du chapitre
y encourage : « Le propos de l' Esprit des lois : le style du traité, la poésie de l'ar-
gumentation,la facture des concepts ». Cette stylistique de Montesquieu, rattachée
au projet central d'éclâirement de la conceptualisation en train de se faire, décrit
ce que j'appellerais l'ascèse d'un style, combinée avec une tendance permanente
à conserver ou rétablir le rapport de tout élément, et de toute procédure, à un
ensemble. Parmi les pistes les plus intéressantes, retenons le développement sur
l'émergence conceptuelle d'un «je » dont le rôle se définit par le genre même du
traité, plus que par son rapport « pathétique ». Retenons aussi la place donnée aux
« coénonciateurs », illustrée^ par deux exemples de corrections (suppressions)
occasionnées par la configuration communicative de la coénonciation.
Pratiquement ce que Ton constate, c'est un «élagage», puis la «distribution
de l'immense savoir éclaté », sous forme d'annotation, de redistribution (le pas-
sage sur Law et la monnaie), de progression et de dépassement dans les « affine-
ments successifs du champ conceptuel ». Sous le titre la « poésie de l'argumenta-
tion », G. Benrekassa aborde au reste les «procédés» les plus récurrents : pour la
rhétorique, les comparaisons modalisées, la sentence historicisêe, la prosopopée
du sujet, etc. ; pour là syntaxe, la négation, la logique de l'indéfini, l'usage des
modes et des temps; notamment lés conditionnels du chapitre 27; du livre XEX. On
peut retenir deux de ses conclusions, l'une qui spécifierait une sorte, de « sour-
dine » de la démarche de penser de Montesquieu ; l'autre qui donne un contenu à
la formule d'une écriture d'énergie ou d'« enthousiasme ».
L'étude se termine sur une perspicace interrogation du « concept » de nature
des choses (326-333), « entité relativement autonôrne de dépendances internes »,
ou « étrange "nécessité" conditionnelle, qui peut-prendre l'aspect d'un art de
s'adapter aux circonstances » (329), etc. Le chapitre de ^esclavage des nègres sera
l'occasion d'une analyse serrée dès verbes devoir et dériver, en liaison avec "cette
nature dés choses. -
Une postface de quinze pages apporte une dernière justification. Sous le titre
« Le nommé, le dénommé, le nommable », G. Benrekassa analyse en somme ici la
suite de la « crise de la conscience », en l'observant à l'époque des Lumières dans
le processus de nomination. Les exemples seront le concept de constitution,
comme témoin de l'opération dynamique de conceptualisation, le contrat, et pour
finir le despote. Et l'ouvrage se termine sur une mise en garde non seulement
contre l'illusion que représenterait la recherche de « la pureté de l'origine », mais
contre sa nocivité. -
Dans ces parcours qui ont pour première loi d'échapper aux tentations de la
facilité, l'auteur nous entraine et nous convainc parce qu'il a mis le doigt sur les
faiblesses habituelles de nos lectures. Ce n'est pas tant que nous ignorions le sens
des mots, mais nous trébuchons facilement sur l'interprétation de leurs usages et
sur l'environnementphilosophique de leurs dénotations et connotations. G. Benre-
kassa aime la « boutade » de Wittgenstéin ; mais pour lui non seulement les mots

7. Dans sa conclusion, G. Benrekassa établit un contraste avec le Diderot des Mémoires pour
Catherine 11. Peut-être ce dernier est-il assez proche de Montesquieu dans sa création philo-
sophique par l'image.
1172 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

ne sont que des emplois, mais ceux-ci demandent à être compris dans leur insta-
bilité dynamique.
Les articles ici regroupés sont donc au confluent de la lexicologie historique et
politique, de l'histoire de la philosophie, et de l'histoire de la pensée, tandis que la
méthode de lecture qui les anime emprunte au genre de l'explication de texte,
voire à la stylistique et à la grammaire. Dans chacune de ces directions, plus que
lé concept, c'est le mouvement complexe de l'opération historique de conceptua-
lisation qui est systématiquement recherché. C'est là qu'est la tonalité,, c'est là
qu'est l'unité profonde et la réussite de ces méditations philosophiques et tex-
tuelles incisives sur un XVIIIe siècle qui est le soubassement de notre culture
sociale et politique8.
JEAN-PIERRE SEGUIN.

JEAN-FRANÇOIS, MARQUIS de SAINT-LAMBERT, Contes américains,


L'Abenaki, Zimeo, Les Deux Amis. Éd. présentée par ROGER LITTLE.
Exeter, University of Exeter Press, coll. « Textes littéraires »,
n° XCIX, 1997. Un vol. de 88 p.

En rassemblant trois contes du marquis de Saint-Lambert — L'Abenaki, Zimeo


et Les Deux Amis (1769-1770) — Roger Little permet de redécouvrir dans leur
intégralité (avec les variantes de la première version de L'Abenaki) les « leçons »
morales et pratiques d'un auteur oublié dont il était juste de nuancer le portrait peu
élogieux laissé par nombre de ses contemporains, car il témoigne,des aspirations
et des problèmes de son époque. Contes « américains » ? Précisons qu'avec ce
regard non plus « persan » mais afro-américain, abenaki et iroquois, Saint-
Lambert sacrifie au goût de ses lecteurs pour les terres outre-Atlantique. Certes les
thèmes comme l'amitié, la tolérance, l'humanité, la pitié envers l'autre ne sont pas
nouveaux mais dans l'introduction amplement développée de cette édition savante
à laquelle s'ajoutent en annexe des extraits d'ouvrages (de Saint-Lambert notam-
ment), R. Little multiplie les rapprochements intertextuels et les références
variées, commente plus précisément divers aspects tant thématiques (Fanti-escla-
vagisme dans Zimeo) que stylistiques (la poésie de certains passages des Deux
Amis) dans le but d'enrichir la lecture de ces trois contes qui ne sont pas sans faire
écho à certaines préoccupations contemporaines (l'intolérance, le regard de l'autre).

GAËLLE MILET-GHYS.

LA BEAUMELLE, Mes Pensées ou Le Qu'en dira-t-on. Édition cri-


tique par CLAUDE LAURIOL. Genève, Droz, « Textes littéraires fran-
çais », n° 483, 1997. Un vol. 11,5 X 17,5 de 445 p.

A l'âge de vingt-cinq ans, Laurent Angliviel de La Beaumelle (1726-1773)


écrit dans Mes Pensées ce commentaire sur l'exécution de Charles Ier : « J'aime
mieux voir un roi sacrifié par son peuple qu'un peuple sacrifié par son roi » (120,
CCX). Malgré le grand intérêt que le public des années 1750 affiche pour un
ouvrage aussi hardi, dont l'auteur prépare des éditions en 1751 et 1752, la lecture

8. On peut regretter que la collection n'ait pas permis une bibliographie regroupée et un index.
COMPTES RENDUS 1173

actuelle de Mes Pensées se réduit le plus souvent aux critiques plutôt mal-
veillantes lancées par Voltaire, furieux de la pensée de La Beaumelle sur le statut
subalterne du poète — comme celui d' « un bouffon ou un nain » — à la cour de
Frédéric II (193, XLIX). En procurant la première édition moderne de ce texte,
Claude Lauriol espère cependant que : « La critique pourra désormais juger de
Mes Pensées après avoir lu l'ouvrage » (18). Comme dans ses travaux précédents
sur La Beaumelle, Cl. Lauriol suggère « une grille de lecture » qui, refusant une
interprétation marxiste du texte, souligné l'originalité de cet homme de lettres
cévenol et huguenot (2, 15). En dépit d'une composition incertaine et d'un ton
parfois assez présomptueux, Mes Pensées font découvrir en effet un jeune homme
ennemi du despotisme et passionné de la liberté. La Beaumelle tranche sur les
affaires politiques de l'Europe d'une manière qui rappelle souvent des traits de
Montesquieu, de Voltaire ou de Diderot. Conscient sans doute de la hardiesse de
son projet, La Beaumelle écrit : «L'âge de vingt-cinq ans est l'âge de l'héroïsme
et des talents » (106, CLXXXV), Comprenant les passages supprimés dans l'édi-
tion de 1751, de nombreuses notes et pièces annexes, cette excellente édition cri-
tique — à laquelle s'ajoute une bibliographie descriptive fort intéressante de
C. Fortuny — permet au lecteur d'apprécier l'audace des idées et le talent litté-
raire de La Beaumelle et de lui accorder, sa placé légitime dans la littérature du
XVIIIe siècle.
OTTO H. SELLES.

APRIL ALLISTON, Virtue's Eaults : Correspondences in Eigfateenth-


Century Britisfa and French Women's Fiction. Stanford; StanfordUni-
versity Press, 1996. Un vol. 15 x 22 de xrv. + 318 p. ISBN 0-8047-2660-4.

L'ouvrage ouvre une nouvelle perspective sur la littérature féminine du


xynf siècle en offrant une lecture approfondie et comparative d'un sous-genre,
celui dés romans de correspondance entre femmes (novels of women's correspon-
dence) qui exploitent le double sens de correspondance comme échange de lettres
et comme relation/affinité, ce qui ouvre le champ d'étude aux textes non épisto-
laires. A. Alliston n'étudie pas les textes par rapport à la tradition littéraire pàtrili-
néaire avec ses oeuvres canoniques mais comme un échangé libre et mutuel entre
femmes qui écrivent et femmes qui lisent. Les problèmes de transmission (de suc- :
cession, d'éducation, de la tradition littéraire, de l'histoire), et la position de la
femme dans une société patriarcale sont explorés à partir de La Princesse de
Clèves, où l'importance de l'héritage maternel en forme de modèle de comporte-
ment est révélée à travers le portrait delà princesse, et où l'héroïne est hantée par
la peur de ne pas se maintenir à la nâuteur de cet idéal de femme vertueuse.
Ensuite À. Alliston crée un paradigme dès romans de correspondance entre.:
femmes à partir d'une centaine de textes du xvnic siècle. Les héroïnes, toutes hors
du système patriarcal, renversent lès modèles de vertu transmis par leurs mères en
transmettant leurs histoires à des étrangères — et des lectrices — qui n'ont aucun
rapport à la famille. Le chapitre sur Les Lettres de Mademoiselle de Boismiron par
madame de Bôisgiron, sert non seulement à refuser le modèle de La Nouvelle
Héloïse mais aussi à montrer comment le tombeau est le seul lieu où puisse se
résoudre le conflit entre le désir féminin et l'autorité. L'analyse du Recess par
Sophia L6e témoigné ensuite du développement du roman de sensibilité en roman
noir où encore une fois l'ordre moral et la transmission d'héritage maternel sont
déstabilisés. Elle voit en Corinne, ou l'Italie la fin du sous-genre et termine
1174 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

l'étude par un examen de Jane Austen pour montrer comment tous les éléments
des romans de correspondances entre femmes sont chez elle bouleversés et traités
par l'ironie, cependant que les techniques narratives la rapprochent de Mme de
Lafayette. Les problèmes de la transmission de la vertu et de l'héritage féminin
sont ainsi réécrits et transformés au XIXe siècle en roman d'éducation. Notes
détaillées, bibliographie et index.
KATHERINEASTBURY.

JOHN C. O'NEAL, The Authority of Expérience. Sensationist


Theory in the French Enlightenment. Pennsylvania, PSUP, 1996. Un
vol. 16 x 23,5 de 284 p.
La collection dans laquelle paraît ce livre porte l'intitulé « Literature and
Philosophy » et c'est bien sous ce double patronage que s'inscrit l'étude de
J. C. O'Neal. L'annotation très riche témoigne de l'importance des lectures de
l'auteur qui se donne pour but d'examiner le devenir de la philosophie sensualiste
dans la littérature du XVIIIE et, en particulier, au sein du genre romanesque. Après
une introduction dans laquelle sont expliqués notamment le choix du terme sensa-
tionist (à la place de sensualist jugé trop ambigu), l'ouvrage comporte trois par-
ties. La première retrace l'histoire du sensualisme au XVIIIe siècle par le biais de
trois théoriciens essentiels, Condillac, Bonnet et Helvétius et souligne leurs diver-
gences. La seconde partie, sous le titre « Esthétique », tente de montrer l'apport de
là philosophie sensualiste à la littérature. Un premier chapitre est d'ordre général.
Il met en relation les motifs du Bildungsroman et la philosophie sensualiste en
soulignant notamment l'importance dans la formation du personnage, de l'échec
et des épreuves. L'auteur ne tient pas compte des romans d'apprentissage anté-
rieurs comme le Télémaque dont le schéma est comparable et postule, pour le
roman du XVIIIe siècle, un lecteur de romans homme qui serait attiré par les
charmes de l'héroïne et s'enchanterait de la voir sacrifiée, à la fin du texte, à une
civilisation masculine (p. 111). Reconnaissant implicitement les limites de l'ana-
lyse, J. C. O'Neal examine ensuite un texte «exemplaire mais divergent», les
Lettres péruviennes dans lesquelles les choix du personnage principal et sa posi-
tion entre deux cultures offrent une variante plus originale que bien des textes de
l'époque. La partie se termine avec des considérations sur « la perversion du sen-
sualisme » chez Laclos et Sade. La dynamique unissant les différents chapitres
n'est pas toujours aisée à percevoir et l'on reste sur l'impression qu'il s'agit
d'études isolées regroupées plutôt que d'un travail d'ensemble. En effet, la troi-
sième partie de l'ouvrage révient à des considérations plus idéologiques que litté-
raires, rappelant les liens qui ont pu être tracés entre Rousseau et le sensualisme et
retraçant l'évolution de cette philosophie chez les matérialistes et les idéologues.
La conclusion de l'auteur n'en demeure pas moins intéressante : la mise en avant
de l'expérience des sens mine le poids traditionnel de l'autorité et contribue ainsi
à saper les fondements de l'organisation sociale et politique de la France. On peut
juger regrettable le choix de présenter toutes les citations sous forme traduite uni-
quement même si, comme c'est le cas ici, les références de l'original sont toujours
indiquées soigneusement.
CATRIONA SETH.
COMPTES RENDUS 1175

REGINA BOCHENEK-FRANCZAKOWA, Le personnage dans le roman


par lettres à voix multiples de Là Nouvelle Héloïse aux Liaisons
dangereuses. Krakôw, Abrys, 1996. Un vol. 16,5 x 24 de 296 p.
L'auteur propose une étude du personnage du roman épistolaire entre 1761 et
1782 observé dans un corpus de trente-sept ouvrages, que le lecteur prend plaisir
à redécouvrir, des Lettres de Sophie de Desfontairies aux Sacrifices de l'amour de
Dorat, des Égarements de l'amour de Imbert à La Malédiction paternelle de Rétif
de la Bretonne, de Là Nouvelle Clàrice dé Mme Lèprince de Beaumont à
L'Histoire d'Agathe dé Saint-Bohaïre de Fresnais, qu'encadrent les deux presti-
gieuses créations de Rousseau et de Laclos. En deux parties nettement articulées
(la caractérisation directe et la caractérisation indirecte), l'ouvrage développe une
étude des rapports « psycho-communicationnels » du lecteur avec le personnage
— le Chapitre qui touche au portrait est assez étoffé — et de sa vie intérieure — de
l'effet de réel à l'effet de personne. Le danger d'une accumulation de typologies
(des patronymes, des styles, etc.) est évité grâce à la formulation de conclusions
rapides mais toujours pertinentes. Une bibliographie fournie atteste la maîtrise que
Mme Bochenek-Franczakowa a du roman polyphonique de la seconde moitié du
XVIIIe siècle. De telles qualités pouvaient lui permettre de se passer dès béquilles du
structuralisme, de la sémiotique et de la textanalyse : la « typification », la « vrai-
semblabilisation», « l'alloportrait » n'apportent guère à des analyses fort justes, et
empêchent l'auteur de présenter une introduction et une conclusion (cette dernière
réduite à trois pages) vraiment personnelles, Il est agréable néanmoins de saluer la
bonne santé des études des lettres dans les Universités polonaises.

FRANCE MARCHAL.

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS, L'invention du Progrès. Aux origines de la


pensée totalitaire (1680-1730). Paris, Éditions Kimé, 1997; Un vol.
de 487 p.

Le « système » du progrès naît en France non pas à la fin du XVIIIe siècle mais
presque cent ans auparavant — voici sans doute la conclusion la plus importante
que tire Frédéric Rouvillois, divergeant ainsi des chronologies établies par
R. Gonnard, J. Ehrard ou divers théoriciens marxistes. Se fondant sur une analyse
nuancée des textes (non seulement) politiques de Fontenelle, de l'abbé Terrasspn
et de l'abbé de Saint-Pierre (tout en invoquant maint autre penseur, depuis les pro-
gressistes Descartes, Malebranche et Locke et jusqu'aux « pessimistes » Bayle et
Bossuet), l'auteur établit avec rigueur l'existence d'une réflexion cohérente sur
l'idée du progrès au tournant du XVIIe siècle. Conditionnée par l'essor de l'esprit
technicien, tout comme par les évolutions intellectuelles de l'époque (y compris
par la Querelle des Anciens et des Modernes, qui se donne dès lors à lire en rela-
tion avec ce débat plus général sur l'évolution de l'humanité), l'idéologie du pro-
grès emprunte les images de la mécanique (horloge,machine parfaite) pour conce-
voir l'histoire comme amélioration nécessaire, continue et perpétuelle de
l'humanité. Rompant avec la vision sceptique du flux et du reflux historique, tout
comme avec la conception chrétienne de la Providence, le progressisme postule la
domination de l'homme sur sa propre histoire.
C'est à ce point que s'opère la conjonction, annoncée dès l'introduction, avec
l'utopisme. Pour la plupart des progressistes, la ligne ascendante du progrès ne
1176 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

saurait se dérouler dans le même rythme balbutiant, coupé de retours en arrière et


d'irrationnelles oppositions. L'accumulation doit nécessairement produire une
révolution, l'avènement de l'État idéal qui fonctionnerait comme une machine
parfaite au service du progrès. Tant pis si, au début tout au moins, l'intérêt parti-
culier doit être sacrifié devant la raison d'État...
Après l'apogée atteint dans les années 1680-1730, l'idée de progrès connaît
une curieuse éclipse. Frédéric Rouvillois y apporte plusieurs explications : espé-
rances politiques déçues par le règne de Louis XV, déroute des Anciens Sur le plan
littéraire, triomphe de l'empirisme en sciences. Mais ne faudrait-il pas y voir, éga-
lement, l'hésitation des esprits lucides à s'engager sur une voie séduisante qui
peut mener au pire écrasement de la volonté individuelle ?

IOANA MARASESCU.

Études Normandes, n° 1-1997. La vie littéraire à Rouen au


XVIIIe siècle. Rouen, 1997. Un vol. 24,5 x 17,5 de 112 p.

Fruit des efforts conjugués d'un groupe d'universitaires rouennais, ce bulletin


offre un panorama riche en aperçus variés de la vie intellectuelle rouennaise au
XVIIIe siècle. Avec René Pomeau, qui retrace les circonstances du séjour normand
de Voltaire et le parti qu'il sut en tirer, un premier ensemble de contributions inter-
roge, dans les liens privilégiés qu'elles entretinrent avec le grand homme comme
dans les oppositions qu'il rencontra, quelques figures de la vie littéraire rouen-
naise : Cideville, bien sûr, lecteur attentif des tragédies de son ancien condisciple
(C. Mervaud) ; le marquis de Thibouville, dramaturge et romancier (R. Virolle) ;
Le Coq de Villeray apologiste et historien, et sa lecture indignée des Lettres
Philosophiques (S. Albertan-Coppola). Attentives plus largement aux aspirations,
aux passions et aux valeurs de la vie intellectuelle normande au XVIIIe, les autres
interventions guettent le frémissement de l'esprit de réforme dans la presse locale
(C. Albertan), soulignent les valeurs simples et robustes de cette « petite
Hollande » en terre normande (J.-P. de Beaumarchais), ou bien encore reprennent
le récit exotique et.missionnaire, tout fraîchement réédité, du voyage d'une jeune
religieuse rouennaise vers la Louisiane de 1727 (C. Blondeau). En rendant justice
à des figures locales oubliées, ce numéro renouvelle l'érudition locale par des
approches vivantes et fraîches et porte témoignage de la vie des idées dans la pro-
vince des Lumières.
LAURENCE MACÉ.

Lesage écrivain (1695-1735), Actes du colloque international de


Sarzeau. Textes réunis, présentés et publiés par JACQUES WAGNER.
Amsterdam-Atlanta. Rodopi, 1997. Un vol. de 370 D.
Voilà un ensemble très heureux et fort intéressant d'études sur un écrivain
d'une extrême fécondité, à la fois dramaturge et-romancier, aujourd'hui mal
connu, sinon un peu oublié. Ces vingt-deux articles éclairent l'homme et l'oeuvre,
d'une façon un peu inégale : quatre sont généraux, cinq consacrés au théâtre et
tout le reste aux romans.
Après une présentation de J. Wagner, J.-L. Debauve apporte, grâce à un acte de
mariage, quelques éléments complémentaires à une biographie presque inexis-
COMPTES RENDUS 1177

tante. Puis on situe Lesage dans l'espacé et dans le temps : se souvenant des ori-
gines de l'écrivain, J.Balcou rappelle quel pouvait être le contexte culturel en
Bretagne à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, tandis que A. Me Kenna;
montre comment :Gil Blas reflète l'évolution des idées morales : à la suite de
Malebranche et de l'abbé de Saint-Pierre, c'est « l'histoire d'une conversion de
l'amour presque naïf et myope en sagesse de l'honnête homme ». Henri Coulet
insiste de son côté sur l'esthétique de la variété, de l'inachèvement, du fragment
et sur le goût de la traduction que l'on trouvé également chez tous les romanciers
contemporains.
Homme de théâtre, Lesage a quelque peu éclipsé ses Collaborateurs : le recueil
qu'il édite exprime une vision plus littéraire que celle de Fuzelier, plus proche du
jeu et du spectacle (D. Trott). Ce théâtre emprunte beaucoup aux pastorales et à
l'opéra, dont il tire un spectacle plus franchement comique que satirique
(M. G. Evans). Françoise Rubellin, quant à elle, consacre un long article à l'étude
des parodies. Leur critique;stimulante, écho de la réception, met à nu les rouages :
en les imprimant, Lesage leur, confère une autonomie.; Dans les pièces duFrançais,
Crispin rival de son maiître et Turcaret, l'auteur au contraire se fait satirique et
moraliste, montrant à travers une vision pessimiste d'une ville-tripot où s'effon-
drent les structures familiales et sociales la mutation idéologique qui développera
une véritable conscience bourgeoise (Y. Moreau),
L'étude du romancier commence par l'examen des Lettres galantes
d'Aristénète, cette oeuvrette grecque traduite avec une infidélité voulue, et souvent
de seconde main (B, Bray). Françoise Gevrey montre que, si. Le Diable boiteux
s'inspire de l'espagnol, il a subi aussi l'influence de la nouvelle française et du
dialogue théâtral. Asmodée n'est pas sans rapport avec: le Ragotin du Roman
comique, tout en dementant aussi une figure de l'auteur. L'analyse par Pierre
Berthiaume d'une histoire enchâssée dans ceroman signale l'écart systématique
avec Rôjas : Lesage brise la symétrie et introduit une sensibilité qui rend ambiva-
lents les personnages,
Don GuzmaridlÂïfarachese présente pour sa part-comme la transposition libre
d'un des romans.fondateursde la littérature espagnole. Presque toujours, Lesage
part d'un texte préexistant pour écrire un palimpseste, quitte à refuser l'univers
désespérant de son modèle, dont il ne garde que l'agressivité du ton et l'humour
caustique (J. Cormier), Encore moins connues sont Les Aventures de Robert
Chevalier, dit Beauçheme, récit véridiquetransforméet Volontairement suspendu,
dont Francis Assaf met. en lumière les structures narratives originales.
Comme,dé juste, la part royale revient à Gil Blas. Cécile Cavillac y démasque
la dialectique du maître — ou du petit-maître — et du valet ; Glen Campbell, gra-
phiques à l'àppui, s'intéresse aux. récits enchâssés, mainteneurs de la présence
picaresque, qui multiplient perspectives et jeux de focalisation. Robin Howells, -à
la suite de Bakhtinei s'attache à l'aspect carnavalesque du roman, qui par son
aspect picaresque fait entrer le peuple et — timidement — la « corporalitéjoyeuse »
dans le roman de moeurs. C'est en effet un parti pris de gaieté, que, selon Jacques
Wagner, l'auteur et son hérôs choisissent, préférant l'esprit de dérision aux tenta-
tions de mélancolie et d'abandon lyrique. Dans un article dé synthèse, d'appa-
rence superficielle, mais aux notes très riches, Paur Pelckmans préfère nous entre-
tenir des différents aspects de la vieillesse dans le roman, ridicule ou parfois
admirable. En s'aidant d'une base de données, Michèle Weil compare les modèles
de violence chez Robert Challe et Lesage. Plus dépaysante est là place tenue par
le Canada chez Lesage comme chez ses contemporains, traitée sur le mode faus-
sement réaliste, ou comme utopie dans les Aventurés de Beauchesne, et plaisant
dans une pièce de la Foire,Les Mariages du Canada (F. Deloffre).
1178 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

iL restait à étudier les adaptations du Gil Blas pour adolescents et enfants : une
douzaine du XIXe siècle à nos jours. Tout abrégées et expurgées qu'elles sont, elles
témoignent de l'importance et du « classicisme » de l'oeuvre. Enfin, un « État pré-
sent », dû à Olivier Margerit, où l'on se rend compte que les études en langue
étrangère ou publiées à l'étranger l'emportent sur les études françaises, vient clore
ce très riche volume.
ANDRÉ BLANC

COLETTE CAZENOBE, Crébillon fils ou la politique dans le boudoir.


Paris, Honoré Champion, 1997. Un vol. 16 x 24 de 210 p.

Dans Crébillon fils ou la politique dans le boudoir Colette Cazenobe met un


terme définitif à la réputation de frivolité de Crébillon, que nul ne songe plus
aujourd'hui à ranger parmi les auteurs du second rayon. Son oeuvre se laisse d'au-
tant moins réduire au libertinage que celui-ci, comme le démontre C. Cazenobe,
est indissociable d'une réflexion politique de type moraliste. Le libertin n'est pas
seulement un débauché, dans la mesure où il s'impose comme un homme de pou-
voir : « C'est que dans ce microcosme, la conduite du petit-maître avec les
femmes, comme avec ses rivaux, les tactiques ingénieuses pour enlever sa maî-
tresse à un amant aimé, pour faire tomber la vertueuse, pour occuper tout le
monde incessamment de soi, reproduisent les déductions, les calculs, les
manoeuvres de ceux qui mènent le monde » (p. 67). Analyser le libertinage cré-
billonien comme un rapport de forces et donc une réflexion sur le pouvoir poli-
tique apparaît d'autant plus probant que la réflexion de C. Cazenobe s'appuie
d'abord sur trois romans reçus en leur temps et reconnus depuis comme porteurs
d'une réflexion politique : L'Écumoire, transposition satirique de la querelle allu-
mée par la bulle Unigenitus qui valut à son auteur d'être emprisonné à Vincennes,
Ah ! Quel conte ! et Les Lettres Athéniennes, ultime roman comme d'autres
inachevé qui mène à son terme la réflexion politique de Crébillon. Après avoir
passé en revue les différentes clefs proposées pour les personnages de L'Écumoire
(par exemple, le cardinal de Noailles, le cardinal Dubois, le cardinal de Rohan ont
été cités pour Saugrenutio), C. Cazenobe déduit : « Les faiseurs de clefs ne lisaient
pas si mal. On doit même rendre hommage à leur discernement [...] Ainsi l'argu-
ment cocasse de L'Écumoire était construit exactement comme il convenait pour
susciter des rapprochements avec les affaires religieuses, dont le pouvoir voulait
alors, avec une tardive sagesse, qu'on les laissât s'assoupir » (p. 91-93). Dans Ah !
Quel conte !, la fantaisie la plus débridée mène à une réflexion désabusée sur les
institutions monarchiques, françaises et anglaises. Contrairement à Montesquieu,
il n'en conclut pas la suprématie de la monarchie parlementaire : « Deux
chambres, cela fait plus d'hommes à corrompre que dans un état qui s'en passe ! »
(p. 131). Quant à la monarchie française, Crébillon lui reproche de se transmettre
héréditairement, et donc de ne pas exclure la sottise royale, suggérée par le per-
sonnage de Shah-Baham, en qui on a cru reconnaître Louis XV. Enfin Les Lettres
athéniennes en finissent avec l'illusion démocratique, car dans une démocratie,
c'est le commun qu'il faut séduire, si bien que : « De l'antiquité dévoilée par
Crébillon, il ne reste presque rien à admirer » (p. 185).
Peu d'espérances ont somme toute résisté au pessimisme crébillonien. « C'est
pourquoi on gagnerait sans doute beaucoup à jeter un autre regard sur les oeuvres
de Crébillon, à se montrer attentif à des vues politiques décevantes et irritantes,
puisqu'elles ne font pas rêver, mais qui, si elles étaient approfondies, rendraient
COMPTES RENDUS 1179

les hommes d'une redoutable clairvoyance » (p. 206). C'est donc une fois de plus
à la remise en cause que s'en tient Crébillon qui ne propose pas plus de solution
politique qu'il ne trace une morale amoureuse.
Les analyses de C. Cazenobe sont aussi fines que parfaitement documentées.
Elles présentent l'une des applications de l'ironie sceptique qui gouverne toute la
création dé Crébillon.
VIOLAINEGÉRAUD.

VOLTAIRE, Correspondance choisie. Choix, présentation et notes pair


JACQUELINE HELLEGOUARC'H. « La Pochothèque », Le Livre dé poche,
1997, Un vol. 12,5 x 19 de XLVI-l 356 p. ISBN 2-253-13235-7.

La première édition en 1990 de cette anthologie dans le Livre de poche mettait


enfin à la portée de tous,en un seul volume un échantillon appréciable des talents
de Voltaire épistolier. Cette houvelleédition, dans une collection à reliure souple,
plus maniable étant donné le nombre considérable des pages, apporte encore
quelques révisions — des notes enrichies — et surtout un index thématique fort
utile pour se repérer dans les 906 lettres choisies, même si c'est une entreprise
toujours difficile et parfois périlleuse. Une présentation claire, dégagée de toute
érudition inutile, avec des notes précises mais limitées en bas de page, rend la lec-
ture de ce livre fort plaisante. Le grand public et les étudiants n'ont plus aucune
excuse pour ne connaître de Voltaire queses Contes.
NICOLE MASSON.

Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, tome XLI. Genève,


Droz, 1997. Un vol; 14,5 x 22 de 331 p.

Dans leur éditorial, Jacques Berchtold et Michel Porret mettent l'accent sur
l'originalité de ce tome quaranté-et-unième des Annales de la Société Jean-
Jacques Rousseau dont l'éditeur et la périodicité changent par rapport aux précé-
dents. Ils y établissent aussi une classification que nous leur emprunterons en par-
tie pour rendre compte de cet ouvrage collectif composé de douze articles.
Un premier train d'articles s'attache à présenter des textes méconnus ou inédits
de Rousseau. Il s'agit de deux articles rigoureusement construits, d'une part du
seul Jean Starobinski, et d'autre part du"même et de Charles Wirz, intitulés res-
pectivement «Rousseau : notes en marge de Montaigne (textes inédits) » (p. 11-
56) et « Lettre sur la vertu, l'individu et là société, un texte oublié » (p. 313-327).
Jean Starobinski débusque les commentaires du lecteur Rousseau dans les
marges de son exemplaire dès Essais de Montaigne et les confronte aux passages
de ses oeuvres où apparaît la pensée,de Montaigne, mettant ainsi en lumière ses
omissions ou ses citations tronquées et d'une manière générale la dette de
Rousseau à son égard. La présence de Jean Starobinski et de Charles Witz est plus
discrète dans la présentation de la Lettre, sur la vertu, l'individu et la société mais
non moins documentée et précise. On apprend ainsi que cette lettre avait été inté-
grée à tort, dans une édition du XIXe siècle, à un groupe de six Lettres morales des-
tinées à madame d'Houdetot et qu'elle en avait été séparée à juste titre puisque le
destinataire de cette lettre de Rousseau semblé être masculin. Malgré l'oubli dans
lequel elle était tombée, les deux chercheurs soulignent qu'un des intérêts de cette'
lettre est de « confirmer le caractère hypothétique de l'état de nature » (p. 317).
1180 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Ajoutons à ces deux articles celui de Raymond Birn, « Les oeuvres complètes
de Rousseau sous l'Ancien Régime » (p. 231-264) ; article qui relate dans un style
feuilletonesque les dissensions entre les proches et les différents éditeurs de
Rousseau à propos notamment de l'édition posthume de ses Confessions.
Un second groupe d'articles est consacré à l'étude de la pensée politique de
Rousseau. Jean Ehrard, dans « Rousseau et Montesquieu : le mauvais fils réconci-
lié » (p. 57-77), s'intéresse à la dette de Rousseau à l'égard de l'oeuvre politique
de Montesquieu et affirme entre autres idées-forces que Rousseau a plutôt assimilé
l'esprit que la lettre de l'Esprit des lois dans son Contrat social (1762). Alfred
Dufour, « Rousseau : entre droit naturel et histoire. Le régime politique genevois,
de la Dédicace du "Second discours" aux "Lettres de la Montagne" » (p. 79-108),
ne parvient pas, quant à lui, à régler la question de savoir si le Contrat social est
un ouvrage en prise avec la réalité politique genevoise ou pas. Yves Touchefeu,
« Jean-Jacques Rousseau, le christianisme et la république » (p. 153-187), s'inter-
roge sur les dilemmes philosophiques de Rousseau partagé entre ses conceptions
de la citoyenneté et de la foi chrétienne : un bon chrétien ne fait-il pas un mauvais
citoyen ? Robert Walker, « Rousseau et la liberté » (p. 205-229) s'indigne presque
du parti-pris des penseurs libéraux qui ont vu en Rousseau un fossoyeur de la
liberté et considère que sa lecture assidue par certains révolutionnaires ne devrait
pas dispenser ces penseurs libéraux de lire Rousseau avec honnêteté.
Enfin, une troisième série d'articles est consacrée à l'analyse de certains
aspects des oeuvres de fiction de Rousseau. Dans son article intitulé, « Jean-
Jacques Rousseau : le trop-plein et le non-dit dans la "Première promenade" »
(p. 109-129) Dominique Froidefond démontre de façon convaincante que l'écri-
ture de Rousseau est celle du « ressassement étemel » (p. 129) en expliquant que
le « donc » présent au tout début des Rêveries « ne signifie pas rupture mais lien
entre le passé et le, présent » (p. 128). Emma Nardi, « Rousseau contredit Jean-
Jacques » (p. 131-151), présente habilement une correspondance passionnante
entre le prince de Wurtemberg, désireux d'éduquer sa fille selon les préceptes ins-
crits dans l'Emile, et un Rousseau très réticent à rentrer dans le jeu du prince.
Arnaud Tripet, « Rousseau et la Muse comique » (p 189-203), tente de retrouver
dans les écrits du citoyen de Genève des indices de son caractère enjoué et de sa
haine du rire de dérision.
Deux articles sur la postérité de Rousseau concluent ce recueil. Aussi bien
Lucia Omacini, « Parole véridique, parole mensongère. Le roman épistolaire après
Rousseau (1790-1820) » (p. 265-279) qu'Helmut Watzlawick, « Mémoires et thé-
rapie : les "anticonfessions" de Casanova» (p. 281-311) montrent précisément
l'influence de la Nouvelle Héloïse et des Confessions dans l'histoire littéraire de
l'Europe de la fin du xvirf siècle et du début du xrx° siècle.
Ce tome quarante-et-unième des Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau
paraît donc bien refléter la richesse et la diversité de la recherche actuelle sur
l'oeuvre du « Citoyen de Genève ».
DAVID DIOR

PETER WAGSTAFF, Memory and Desire : Rétif de la Bretonne,


Autobiography and Utopia. Amsterdam and Atlanta, Rodopi, 1996.
Un vol. 15 x 22 de 177 p.

Peter Wagstaff est un bon connaisseur de l'oeuvre de Rétif, et le sujet de son


livre le prouve : associer dans une même problématique l'autobiographie et l'uto-
COMPTES RENDUS :
1181

pie pour analyser le statut de l'individu au sein d'un monde en transformationest


une idée féconde. Dans une introduction dense, l'auteur justifie clairement son
sujet, montrant que l'autobiographie et l'utopie répondent à une même nécessité
morale, celle de représenter une société où la liberté individuelle, contenue dans
ses excès, serait en harmonie avec une société stable, sécurisante. L'utopie n'est
pas nécessairement située dans un imaginaire-monde futur : elle peut être aussi
dans un passé remémoré avec ferveur et récrit! la lumière des déchirements de
l'homme adulte.
..Les huit chapitres de l'ouvrage forment en fait deux parties, les quatre premiers
étant centrés, sur l'utopie, les quatre autres sur: l'autobiographie. En cours de route,
la dièse unifiante du livre est un peu:occultée par des développements apparem-
ment autohomes. Mais les analyses sont fines, stimulantes pour l'esprit, et le lec-
teur aurait mauvaise grâce à bouder son plaisir L'étude de l'autobiographieinspire
des.pages plus riches,plus réussies encore que celles qui concernent l'utopie. Mais
la cohérence du travail de P. Wagstaff n'est pas en cause. Les fils de la démonstra- :

tion, s'ils se distendent parfois, sont toujours ressaisis opportunément par l'auteur,
et la conclusion, d'une belle fermeté, serait là pour en convaincre, si nécessaire.
Le chapitre 1 (« Émigration ») et lé chapitré II («.Exil») portent sur le passage
d'un monde rural à un monde urbain, qui excite les passions et favorise tous les
dérèglements. Le parcours de Rétif est-celui qui va d'une situation initiale mar-
quée par un bonheur fait d'innocence, de sécurité et-de certitudes, à une situation
de vulnérabilité morale suscitant le besoin d'une autre société, où une autorité
contraignante (de typé patriarcal) ,réglerait tous les conflits entre l'intérêt person-
nel et l'intérêt général. Le chapitre III ;(« L'impulsion de l'utopie ») analyse
notamment, et avec beaucoup de bonheur, les « Statuts dû bourg d'Oudun » et la
nouvelle « Les vingt épouses des vingt associés ». Le chapitre IV (« Les utopies
ultérieures ») montre, des:« Idées singulières »,aux Posthumes,, comment Rétif,

.
qui mesure mieux le fossé entre ses passions (et sa sexualité) et l'idéal harmo-
nieux auquel il aspire, situe ses rêves utopiques dans un ailleurs et lés placé sous
,
le signe d'une plus grande cbercition. Le chapitre V (« La quête de soi ») introduit
l'autre volet.de la demonstration : la fonction de l'autobiographie dans l' exprès-
sion du conflit crucial entre individu et société.. Rétif, déçu par ses tentatives, de-
solution par l'utopie, et confronté à un monde de plus en plus imprévisible; se
tourne vers lui-même comme vers la seule certitude. Le chapitre VI («Pères et
fils ») est centré suria Vie de mon père, vue commeune oeuvre où se réunissent
utopie et autobiographie, où çorivergérit le moi et l'autre. Après ces pages sur la
figure du père, l'auteur aborde, avec le chapitré VII (« Le roman familial »), le
récit d'enfance. Enfin le chapitré VIII .(« Le dernier tabou >>) traite de.la sexualité
rétivierme et notamment de l'inceste comme l'une des figures de l'utopie : il s'agi-
rait d'une échappée vers un monde pre-spciàl, où la stabilité de la famille (et de la
communauté) serait assurée, pour le bonheur de tous, par un système de relations
endogamiquës.
La conclusion montré d'excellente façon comment l'utopie et l'autobiographie
sont dans l'oeuvre de Rétif liées l'une à l'autre et contribuent à la représentation'
d'un monde idéalisé, conçu à partir d'ùn passé heureux^ un monde où le change-
ment, l'imprévisible, seraient le plus-possible réduits,.
On à quelque scrupule, à propos d'un travail aussi riche en perspectives sur
1

l'oeuvre de Rétif, à émettre deux régrets ; le. premier naît de l'absence de toute
référence aux la réflexipn'de l'auteur. ;
le second concerne Finformation bibliographique:, les Actes du colloque tenu à
Aùxerre en 1992 sur « Rétif et l'utopie :», publiés dans Études rétiviennes, n°-17,
1

semblent ignorés, ainsi: que. lés numéros de cette revue postérieurs à 1988. Quant
1182 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIREDE LA FRANCE

à la magistrale thèse de David Coward (1991), si elle est citée dans la bibliogra
phie, elle ne paraît pas avoir été utilisée dans le cours de l'étude.
PIERRE TESTUD.

PIERRE M. CONLON, Le Siècle des Lumières, Bibliographie chro-


nologique. Tome XVI (1770-1772), Genève, Droz, 1996. Un vol.
16 x 23 de XV-528 p. ISBN 21-600-00152-2. Tome XVII (1773-1775),
1997. Un vol. 16 x 23 de XXXII - 554 p. ISBN 2-600-00200-6.

Avec ces deux nouveaux volumes, se prolonge et s'amplifie la recension de


Pierre M. Conlon, si utile pour les dix-huitiémistes. Cinq années de production lit-
téraire au sens large sont ici présentées, répertoriant entre 1314 et 1772 titres par
an. Le record de l'année 1768 (1530) est battu ! Rappelons que chaque volume
commence par une notice historique précise qui relate les principaux événements
de l'année pour pouvoir en mesurer l'impact :les années 1770-1775 ne manquent
pas d'intérêt — notons simplement l'Avertissement... sur les dangers de l'incré-
dulité publié par l'assemblée du clergé de France (1770), la réforme des parle-
ments par Maupeou (1771), la mort de Louis XV et l'avènement de Louis XVI
(1774) ou encore les famines et la spéculation sur le blé (1775). La localisation
des exemplaires dans les bibliothèques publiques (avec leurs cotes) fait de cette
série de volumes un instrument de travail irremplaçable.
NICOLE MASSON.

Cahiers Roucher - André Chénier n° 16. Rennes, Société des amis


de Roucher et André Chénier, 1991. Un vol. 14,5 x 21 de 142 p.
Le cahier annuel n° 16 de cette société créée en 1979 continue à explorer la
poésie de la fin du XVIIIe siècle. Quatre des cinq articles sont consacrés aux deux
poètes guillotinés. Un cinquième s'intéresse à Parny. Mais ce numéro inaugure une
nouvelle pratique pour ces Cahiers, celle de l'édition de textes aujourd'hui introu-
vables. Il s'agit des Odes républicaines de Lebrun, jamais rééditées depuis 1795,
présentées par Georges Buisson. Même si modestement l'éditeur de ce texte ne pré-
tend pas en donner une édition critique complète, c'est un travail très documenté
qui est proposé : fac-similé de quelques pages (préface notamment), introduction
précise, reconstitutionminutieuse du texte grâce à des papiers de Lebrun conservés
à la Bibliothèque Nationale, notes très abondantes qui éclairent maints points de
détail. La présentation du texte se limite à l'essentiel et permet de lire des poèmes
oubliés. Souhaitons que cette expérience très louable se renouvelle dans les pro-
chains numéros des Cahiers Roucher-Chénier.
NICOLE MASSON.

DAVID KLINCK, The French Counterrevolutionary Theorist Louis


de Bonald (1754-1840). New York, Peter Lang, « Studies in Modem
European History », vol. 18, 1996. Un vol. 15,5 x 23,5 de 301 p.
David Klinck, professeur associé d'histoire à l'Université de Windsor, publie
son livre dans la collection « Studies in Modem European History » qui regroupe
COMPTES RENDUS 1183

des monographies consacrées à l'histoire politique, sociale, économique, culturelle


et religieuse de l'Europe occidentale de la Renaissance à l'époque contemporaine.
Le souci de l'auteur est de faire pièce à l'image généralement reçue d'un
Bonald catholique, défenseur de l'ordre social traditionnel et représentant d'une
pensée pré^sciéntifique.David Klinck airne les idées et on rie lui reprochera pas de
chercher à rapprocher du lecteur moderne les écrits d'un théoricien qui se flattait
d'administrer sa «drogue» sans «sucre» (à la différence, disait-il, de Chateau
briand). En neuf chapitres Sont; évoqués lés annéês de formation, les débuts de
l'expérience révolutionnaire à Millau (chap. 1); le temps de l'émigration (chap. 2)
l'
dominé par deux soucis etabhssemetïf d'une science sociale et la défense de
:

l'aristocratie. Les trois chapitres suivants sont consacrés aux pôles essentiels de
l'idéologie bonaldienne; dans le chapitre 3, là théorie de la toute-puissance de
l'État qui efface les frontières entre le public et le privé, les théories du langage et
de la littérature dans le chapitre 4 (et les différends.avec Chateaubriand) ; le cha-
:

pitre 5 montre Bonald sous l'Empire : son combat pour ; une littérature de là
contre-révolution, son pessimisme sur le XIXe siècle décadent et inorganique. Les
chapitres 6 à 9 évoquent la retraite; de la carrière publique, les frustrations liées à
la première Restauration, le souci constant des rapports de l'Église et de l'État, les
efforts pour renforcer les positions de la propriété foncière aristocratique, jusqu'à
la défaite de l'ultra-royalisme. Un «Postludè » est consacré aux dernières années
(1830-1840) et à l'émigration de l'intérieur qu'elles réalisent:
Cette biographie intellectuelle de Bonald est complétée par une annotation,
une bibliographie (attention aux lapsus : Chateaubriand n'est pas l'auteur de
«Mémoires d'outre-tombeau ») et un utile index; On peut regretter l'usage très
limité dans cet ouvrage des citations-etplus encore le fait qu'en dehors de rares
mots reproduits en français, les citations soient toujours en anglais. On doit s'in-
terroger aussi sur le choix du point de vue opéré par David Klinck qui nous paraît
souffrir de quelque à; priori idéologique. Son objectif est en effet dé prouver que
l'oeuvre de Bonald constitue, par le caractère absolu de sa théorie du pouvoir et de
là pression de l'État sur les collectivités et les
cisme tandis que, par son souci d'ùn collectivisme-corporatiste, elle prépare
Maurias (cette idée était attendue) et le régime dé Vichy. D'autre part, pa) son
souci très positif de structuration du fait.social, la pensée bonaldiënne annoncerait
le structuralisme de Lévi-Strauss et le poststructuralisme de Foucault et Derrida.
Cette dérive des théories bonaldiennes vers le totalitarisme et vers la sociolo-
gie (à travers le saint-simonisme, Comté et Durkeim) nous paraît procéder, en par-
ticulier, d'une interprétation contestable de la pensée religieuse de Bonald qui,
détachée de la théologie catholique, est rapprochée du panthéisme et de l'idéa-
lisme romantique allemand (le Dieu de Hegel serait tout proche). Il nous semble
qu'en écartant les justifications âugustiniehneS de la pensée bonaldienne, c'est-à-
dire une théologie de l'amour infusée dans les rapports et les rôles sociaux, on
l'expose en effet à de redoutables déviations. On le voit, le livre de David Klinck
ouvre matière à discussion.
ARLETTE MICHEL.

Balzac. Une poétique du roman. Textes réunis par STÉPHANE VACHON,


1996. Un vol. de 460 p.

Cet ouvrage collectif qui émane du sixième colloque du Groupe international


de Recherches balzaciennes fait écho à l'essai intitulé Balzac, l'invention du
roman (Cerisy, 1980). Ainsi, au modèle concemrique d'une oeuvre balzacienne
1184 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

unifiée s'est progressivement substituée une forme de représentation contrastée,


inaboutie, traversée par le doute. Au fil des six chapitres présentés dans ce volume
se dessine «la poétique moderne » du roman, telle une mosaïque « à l'oeuvre
dans l'oeuvre ». Les débuts romanesques de Balzac montrent toutefois que l'écri-
vain s'inscrit dans une « histoire [...] recommencée » (p. 16), même s'il est dans
une certaine mesure « l'inventeur du roman moderne » (p. 15). D'un pôle à l'autre
de l'édifice romanesque, s'élabore une poétique, fondée sur une volonté d'unifi-
cation et de différenciation.
Autrement dit, l'analyse des oeuvres révèle l'existence d'une esthétique
construite sur les rapports qu'entretiennent le tout et la partie. Ce sont notamment
les incipit et les explicit, zones transitionnelles et transactionnelles, qui, riches
d'aveux et d'intentions, donnent à lire «une image du déplacement infini du
sens » (p. 68). Or, à la jointure du livre, apparaissent aussi des signes décisifs
pour l'identification d'une « littérarité » (p. 52) et l'inteiprétation globale du texte.
La spécificité et la « modernité » résident de surcroît dans « la récusation des
genres » (p. 69) et le vacillement de leurs frontières : les romans de jeunesse en
témoignent. Tel l'oxymore, l'oeuvre repose sur une tension : elle exhibe à la fois
un Balzac conteur et un autre, historien, philosophe et observateur des moeurs. La
Peau de chagrin porte au paroxysme l'ambiguïté du statut et modifie les liens qui
unissent la littérature et la peinture. Quant au Père Goriot, il fait converger plu-
sieurs éléments, apparemment disparates, susceptibles de se resserrer dans une
unité retrouvée. En somme, le récit balzacien est une « forme ouverte » et
« mixte » (p. 145), capable de « composer les genres », de « réunir le divers »
(p. 146). Il n'en finit pas d'intriguer le lecteur qui suit, de fait, une démarche her-
méneutique. A l'affût de « sens » occultés, la lecture s'inscrit alors dans une
logique du « secret ». L' « enquête » (p. 176) qui tend à dénouer l'énigme contient
sans nul doute une force centripète.
Or, la poétique balzacienne du roman gît en outre dans la création de person-
nages, de descriptions et de dialogues, insérés dans la fiction narrative. En effet,
au coeur du récit, se trouvé l'Histoire, objet d'une mise en scène élaborée. Le per-
sonnage est au centre de ce dispositif, les dialogues le constituent, les descriptions
le commentent : l'ensemble confère à La Comédie humaine sens et légitimité. Le
processus qui mène à la définition d'une poétique n'est pas exempt de violence.
Autre approche, la recherche mimétique d'un discours sur « le roman et la lit-
térature » (p. 285). A partir des flâneries parisiennes des personnages (Ferragus)
ou de l'expérience de « l'inouï » (Gambara) s'esquissent les positions respectives
de Fauteur et du lecteur. Se pose alors « la question des origines » (p. 279) : par-
tagée entre une paternité de type « féodal » (p. 289) et une maternité, inventive
— à l'unisson des bouleversements sociaux —, l'oeuvre déploie ses contradic-
tions : la maternité peut elle-même produire des effets pervers. L'origine, c'est
aussi celle des pièces ébauchées et des avant-textes : les unes commentent leur
inachèvement et vont jusqu'à tenir lieu d'oeuvres abouties tandis que les autres
consacrent « l'institutionnalisation de la littérature » (p. 329).
S'il s'avère, à la faveur de ces diverses interprétations, que se dessine une poé-
tique cohérente du roman, l'oeuvre balzacienne peut alors s'ériger en « modèle »
(p. 331). Il est possible d'observer, dans cette perspective, les effets de l'essor du
genre romanesque au XIXe siècle sur l'ensemble de la littérature : leurs destins édi-
toriaux sont liés. L'histoire du roman nous apprend en effet à quel point il est tri-
butaire de l'Histoire, face à la représentation du réel : « on doit décidément penser

1. Honoré de Balzac, La Comédie humaine, Études de moeurs. Scènes de la vie privée, Béatrix,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1976, tome II, p. 688.
COMPTES RENDUS 1185

leur unité dans leur dualité » (p. 382). Le roman balzacien constitue donc une réfé-
rence, présente à des titres divers, chez Stendhal, Zola, Huysfnans, Proust et
Claude Simon. Zola revendique d'ailleurs lui-même cette filiation, tout en prenant
ses distances. Fasciné, Huysmans l'est aussi ; mais il s'agit, dans A Rebours, d'un
modèle retourné et finalement retrouvé. La Comédie humaine est à la fois source
d'inspiration et d' « irritation » (p. 409) pour Marcel Proust : la parole sociale et
l'écriture fictionnelle font l'objet de pastiches. Le lien que la postérité établit entre
Stendhal et Balzac n'est pas de même nature : « dans les marges du Grand Livre »
(p. 424), Stendhal contribue toutefois à affranchir le roman du modèle balzacien.
Or, malgré les dénégations des tenants du Nouveau Roman, La Comédie humaine
continue d'être une lecture fondatrice. Ainsi la résurgence du phénomène de
« reparition » (p. 437), l'usage singulier de l'analepse et la tentative d'organisation
des fragments rapprochent-ils l'oeuvre de Claude Simon et celle de Balzac. Que
reste-t-il maintenant de Balzac ? Quelques bribes de textes ; une Comédie humaine
réduite à la «portion congrue» (p. 450) ! Il s'agit donc de rouvrir le dossier et
d' « admettre que [...] tout, littéralement, est à reprendre à nouveaux frais » (p. 454).
Le parcours effectué par ces articles — aussi denses que passionnants — fait à
l'évidence progresserla recherche balzacienne tout en définissant les enjeux d'une
poétique générale du roman. Il appert que, par-delà les aléas et les contradictions
de son élaboration, l'oeuvre balzacienne instaure un dialogue effectif avec le lec-
teur d'aujourd'hui.
ALINE.MURA-BRUNEL.

L'Année Baudelaire, 2, sous la direction de JOHN E. JACKSON et


CLAUDE PICHOIS. Paris, Klincksieck, 1996. Un vol. de 132 p.

Intitulé « Baudelaire : figures de la. mort, figures de l'éternité », ce deuxième


volume de L'Année Baudelaire réunit six communications dont la diversité même
permet la reprise efficace d'une question ouverte par Marcel Ruff dans les années
cinquante. Cependant, loin de s'en tenir aux perspectives de L'Esprit du mal et
l'esthétique baudelairienne, loin de revenir sur le seul « jansénisme » du poète, ce
volume s'était originellement donné la « théologie poétique » de Baudelaire pour
thème : non pas les éléments d'une tradition et d'un héritage de la pensée occi-
dentale du divin, mais ces derniers en tant qu'ils sont infléchis et réfléchis dans
l'oeuvre et le travail poétiques spécifiques de ce poète si classique et si moderne à
là fois. Le texte de Max Milner est à cet égard exemplaire. Les éditeurs de la revue
prennent d'ailleurs soin de préciser que lé Dieu de Baudelaire n'est pas toujours
identique à soi, et moins encore conforme en tous points à telle ou telle tradition
chrétienne. Le texte de Margery Vibe Skagen intitulé « Pour s'exercer à mourir.
Ennui et mélancolie dans Le Tir et le Cimetière de Baudelaire » montre ainsi que
l'héritage épicurien du mémento mori se mêle au motif médiéval de la danse
macabre, aux emblèmes des savoirs alchimiques de la Renaissance comme à
l'éthique stoïcienne du suicide tant admirée par le poète. Conformément aux habi-
tudes des Études baudelairiennés dont cette revue prend la suite, cette livraison
offre donc une série d'essais et d'études aussi précis qu'informés. Ainsi Dagmar
Wieser reprend là question de l'ekphrasis si bien aménagée par John Jackson dans
La mort Baudelaire et pousse plus avant l' analyse en insistant sur le fait que « le
réel (pour le poète) est pictural en soi ». On ne saurait malheureusement rapporter
le détail de chacune des contributions de cette livraison remarquable.
CLAIRE BRUNET.
1186 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

DAVID CARRIER, High Art, Charles Baudelaire and the Origins of


Modernist Painting. The Pennsylvania State University Press, 1996.
Un vol. de 220 p.
S'il signifie que cet ouvrage traite de la critique d'art baudélairienne, pareil
titre demande cependant traduction — « Le grand art, ou Charles Baudelaire et les
origines de la peinture moderniste ». Il demande aussi qu'on repère combien l'in-
terprétation des options esthétiques du poète est marquée par le cadre de référence
d'une pensée américaine mise au point entre les années 1930 et 1950. Ces dépla-
cements sont prometteurs d'une intelligibilité nouvelle — qui font la
« modernité » confrontée au « modernisme » d'un Greenberg, ou Constantin Guys
au thème américain du « High art » pour autant qu'il s'oppose au Pop'art (ou art
populaire). On se doit donc d'inscrire le travail de l'auteur, professeur de philoso-
phie à l'Université Carnegie Mellon, dans le sillage des recherches de ces histo-
riens de la peinture française de la seconde moitié du XIXe siècle, Michael Fried ou
T. J. Clark. On est d'autant mieux fondé à le faire qu'ils sont tous partie prenante
du débat ouvert aux États-Unis depuis plus de vingt ans autour du double héritage
du projet moderne (artistique, littéraire...) et de son interprétation moderniste
(moderniste au sens que ce terme revêt dans la pensée américaine et, plus large-
ment, dans toute l'histoire des arts depuis l'impressionnisme: un mouvement
réflexif d'auto-analyse caractériserait l'évolution de chaque art depuis plus d'un
siècle — la poésie tendant à la poésie pure, la musique au renoncement de toute
expressivité non musicale...).
Pour autant, doit-on penser que ce cadre risque de travestir le regard porté sur
Baudelaire ? On gagera plutôt que ces transferts sont porteurs de sens, et qu'une
véritable interprétation s'y trouve gagnée. Sans doute le chapitre I, dont le titre
annonce une analyse de l'argumentation propre au Salon de 1846 déçoit-il un peu
en l'absence de toute perspective rhétorique ou stylistique. Sans doute le cha-
pitre Il dont le titre fait allusion aux thèses de Benjamin (sans que l'allusion soit
développée) fourmille de références ancrées dans l'actualité plus qu'il n'opte pour
une micro-lecture. Mais en voulant comprendre l'abstraction d'un Morris Louis à
la lumière des propos sur Delacroix, il ouvre un chemin fécond — comme en jux-
taposant le thème des « paradis artificiels » à l'art psychédélique des années 1960.
Demeure l'analyse fine de la façon dont Baudelaire « déplace les peintures » en
fonction des structures narratives de sa poésie menée au chapitre IV et l'accent
porté sur les « correspondances ». Un bémol, pourtant : Baudelaire sous l'espèce
du prophète, c'est oublier que Le Spleen de Paris redéfinit radicalement les condi-
tions de l'écriture et lui interdit toute visée de cet ordre.
CLAIRE BRUNET.

GUY DUCREY, Corps et graphies. Poétique de la danse et de la


danseuse à la fin du XIXe siècle. Paris, Honoré Champion, 1996. Un
vol. 16 x 24 de 661 p., 32 p. d'illustrations.
Cette riche étude, thèse de doctorat à l'origine, se situe dans le droit fil des
recherches de Jean de Palacio. Elle se réfère à des auteurs majeurs (Baudelaire,
Zola, Huysmans, Mallarmé), mais aussi à des auteurs oubliés que les universi-
taires redécouvrent: Jean de Tinan, Jules Bois, Octave Uzanne, Félicien
Champsaur, René Maizerpy. Entre les deux figurent Jean Lorrain, Richepin,
Rachilde ou Samain, mais aussi les romans populaires et les ouvrages techniques
COMPTES RENDUS 1187

ou soi-disanttels sur l'art chorégraphique (un curieuxCours de dansefin de siècle


de Louis Legrarid). L'optique comparatiste élargit l'enquêté aux auteurs anglais
(Symons, Beerbohm) ou allemands (Wedekind Bierbaum), pour lesquels on
regrettera l'absence de traduction. Les textes sont confrontés aux images : pein-
tures, illustrations, caricatures sont largement reproduites et commentées. Il ne
manque guère à cet immense corpus que L'Embarquement pour ailleurs de
Gabriel Mourey, qui vaticine sur «l'éternelle forme maudite et sacrée de la
danse », ou La Danseuse rouge de Charles-Henry Hirsch, qui fait le lien entre
Salomé et les Ballets russes.
L'étude s'ouvre sur une topographie qui concerne la comédienne en général
autant que la danseuse : les marges de la scène, les escaliers du théâtre, la sortie
des artistes, le trottoir où le spectateur devenu suiveur piste la danseuse devenue
trottin. Et, surtout, la loge, métonymie du sexe féminin (qu'on pense au «tiède
recoin » de la Faustin de Goncourt). Le regard sur la coulisse, où regard en cou-
lisse, supplante le regard sur la scène éclairée. La loge est le lieu paradoxal qui
fond l'intime et le public, le cabinet de toilette et le salon, l'envers peu ragoûtant
du décor et le creuset de l'alchimiste. On ajoutera au passage que la fameuse
cuvette d'eau savonneuse de Nana avait un précédent résolument archéologique :
les vestiges de la toilette de Salammbô, autre danseuse, épiés par Mathô...
Mais, comme le souligne l'auteur, on n'avait guère prêté attention à la parole
de la danseuse, sortie de la scène où son mutisme apparaissait comme l'élément
essentiel de son prestige. Car les textes « vont lui faire le cadeau empoisonné du
langage» : elle vomit des phrasés fautives émaîllées de mots d'argot. Ainsi sont
sans cesse rappelées les origines crapuleuses qu'un discours moralisateur prête à
la femme de scène, comme si les bas-fonds ou le trottoir étaient les seuls tremplins
possibles pour accéder à la rampe. Il s'agit donc d'une entreprise systématique
d'avilissement de la danseuse — reléguée, mutilée, montrée agonisante ou fanto-
male dans le meilleur des cas, dans le pire, « maritorne ridée ». Le motif rejoint
celui de l'actrice vieillie, avatar lui-même des Mémento Mori et autres Vanités.
Dans une réjouissante «petite chronique du macabre chorégraphié », Guy Ducrey
inventorie les figurés de la danseuse comme allégorie de la Mort. La Salomé
biblique est mise en rapport, à travers l'épigraphie latine, avec l'assimilation de la
fin de siècle parisienne à la décadence romaine, conférant à la danseuse contem-
poraine la dimension du mythe.
La danseuse n'est cependant guère dissociable des représentations qui vouent
la femme en général aux jeux d'adoration-exécration et au découpage fétichiste, la
réduisent à l'instinct et au sexe. Guy Ducrey cite nombre de textes traitant de
femmes qui ne dansent pas, comme il se voit parfois forcé d'inclure la comé-
dienne dans sa démonstration : les rôles de la comédienne, de la danseuse,, de la
chanteuseétaient, à la fin du siècle, peulocalisés. L'auteur montre que l'évocation
de la danseuse semble souvent oublier la danse, pour insister sur le corps exhibé.
L'éventuelle nudité de la femme en scène nous paraît un point essentiel de sa pro-
blématique : quand «Nana était hue », écrit Zola non sans humour, elle ne l'est en
fait que pour le regard masculin ; elle porte un maillot, comme le prouvent
d'autres passages du roman. Mallarmé, Rodenbàch, puis Mourey,et Louys (La
Femme et le pantin) argumenteront pour savoir si la nudité de là danseuse est
concevable : les premiers le refusent (c'est « une anomalie et un contresens » pour
Rodehbach), tandis que les deux derniers voient dans la nudité dansante l'être
même de la danse et son apothéose.
Dans un chapitre qui anticipe sur sa conclusion,Guy Ducrey rapproche le mor-
cellement du regard sur la danseuse, « parataxe du désir », d'une écriture fin-de-
siècle que certains jugèrent « impressionniste », La danse du ventre devient
1188 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

« synecdoque faite chorégraphie » ; au corps disloqué de l'acrobate chue répond


« le corps disloqué du texte », et à la danseuse en général les genres littéraires
courts, réduisant la petite femme à la narration miniature. S'illustre ici, à tous
niveaux, une crise de la créativité : la littérature comme « catalogage de débris ».
Mais à l'obsession de la chair, et particulièrementde la jambe, se juxtapose une
spiritualisation de « la danseuse à la chair abolie » : la danseuse devenue signe des
célèbres pages de Mallarmé, minutieusement analysées dans leur négation systé-
matique et leur postérité. Deux mouvements qui pourraient bien signifier le même
refus, note Guy Ducrey. Cette idéalisation de la danse devenuepoème ne fut jamais
mieux réalisée que dans les prestations de Loïe Fuller, que Mallarmé prophétisait.
Un très long chapitre est consacré à cette danseuse bien réelle, qui représente,
comme le montre Guy Ducrey à partir d'une large revue de la presse littéraire
européenne, «un grand mythe du XIXe siècle finissant». L'imposante étude de
Giovanni Lista (Loïe Fuller, danseuse de la Belle Époque, Stock-Somogy, 1994)
avait montré combien la chorégraphie qu'avait inventée, et même brevetée, la
danseuse américaine, s'inscrivait dans un mouvement général de l'art; pour laisser
à son tour dans toutes les formes d'expression un durable sillage. L' « éloge de
Loïe Fuller », pour Guy Ducrey, se fait même genre littéraire à part entière, scandé
de formes et de formules récurrentes.
Dire la danse est une curieuse entreprise : ce langage muet en permanente
métamorphose propose à la fois un enjeu littéraire, une provocation, une gageure
— d'où le titre-calembour de l'ouvrage. La danse indescriptible est le heu idéal
pour dire l'exténuation de la littérature et la crise d'un discours, voire la tentation
du silence. Hybrides littéraires et monstres typographiques dévorés d'illustrations
ou de blancs témoignent que la danse « contraint les écrivains à prospecter les
zones dangereuses où le verbe vacille ». Quittant les rivages de la scène, l'étude se
plonge alors dans les tendances suicidaires de l'écriture fin de siècle, pour aboutir
habilement à la chironomie : la main qui écrit sur le papier renvoyant à la main qui
écrit dans l'air. On songe au langage des sourds-muets...La rivalité entre les deux
arts, pour Guy Ducrey, suppose que la danse est pour la littérature exténuée un
modèle inaccessible et désespérant, l'image même de son échec.
MIREILLE DOTTIN-ORSINI.

CAROLE AUROY, Albert Cohen. Une quête solaire. Paris, Presses de


l'Université de Paris-Sorbonne, 1996. Un vol. de 144 p.
Les ouvrages critiques sur l'oeuvre d'Albert Cohen ne sont pas légion et depuis
les premières synthèses présentées au début des années quatre-vingts par Hubert
Nyssen et Denise Goitein-Galperin aucun n'avait été publié en France. A cet
égard, l'ouvrage de Carole Auroy mériterait déjà d'être loué. Son titre, un peu
énigmatique au premier abord, mérite d'être expliqué : suivre le mouvement de la
« quête solaire » d'Albert Cohen, c'est suivre la trajectoire de son héros Solal (ce
« solitaire soleil ») jusqu'au point où elle se confond avec celle de l'auteur dans
les Carnets 1978.
Le séducteur en proie aux « errances de la passion » (première partie) est fas-
ciné par la beauté trouble de l'instant d'ivresse passionnelle, c'est-à-dire par sa
perfection toujours menacée de sombrer dans l'artifice. Mais la peinture de la rela-
tion amoureuse, avide d'instants extatiques, voit bientôt l'éternité de plaisir pro-
mise aux amants se renverser en une éternité d'ennui. En voulant s'égaler à la
poésie, le «romanesque» s'anéantit, l'épanchement lyrique fait place au pro-
COMPTES RENDUS 1189

saïsme. Le roman se fait alors l'écho de l'impossibilite de perpétuer indéfiniment


le sublime. Revivant à leur manière le mythe de Tristan et Iseut, les amants en
quête d'obstacles (selon les célèbres analyses de Denis de Rougemont) se précipi-
tent tête baissée dans l'anéantissement, Comme l'Ondirie de Giraudoux, ils se sont
en effet enfermés dans la paradoxale constitution d'une religion d'amour qui ne
peut être qu'un décevant ersatz.
Cependant,parallèlement à l'inéluctable dégradation de la relation amoureuse,
« la trajectoire messianique » du héros (deuxième partie) suit son cours. Envahie
par des forces inexorables et cruelles, la création apparaît. autour de lui livrée à
une sorte de confusion primitive dans l'attente d'un miracle : l'avènement de
l' « humain » sur la terre. Selon Cohen, le peuple juif « peuple d'antinature », a en
effet déclaré la guerre à la « nature », règne anomique de la cruauté, par le moyen
des Dix Commandements-interdictions destinées à réprimer la sauvagerie native
de l'homme. En se déguisant en vieux juif pour séduire Ariane au début de Belle
du Seigneur, c'est le règne de l'antinature que Solal tenté, sans succès, de faire
advenir. La dimension messianique du personnage se révèle, au fil de Solal et de
Belle du Seigneur, pénétrée par des thèmes drastiques qui prennent leur source
dans l'image du Serviteur souffrant d'Isaïe. Les romans apparaissent alors comme
l'attente de cette « métamorphose » : révélation de la véritable identité du héros et
entrée dans l'ère messianique (dont le retour du peuple juif en terre d'Israël est le
prélude). Ils adoptent pour cela une structuré répétitive qui évoque l'éternel retour
nietzschéen et inscrivent les aventures de Solal dans un modèle mythique, celui du
cycle cosmiques création, développement d'une histoire puis retour au chaos.
Le problème du salut, que l'expérience romanesque laisse ouvert, se pose en
termes plus directement autobiographiques dans le dernier récit d'Albert Cohen,
les Carnets 1978. «Le mendiant de Dieu» (troisième partie) dresse le portrait
d'un écrivain athée faute de mieux et en proie au vertige du néant. Peu convaincu
par Pascal (voir la féroce critique du «pari»), idéologiquement hostile à
Nietzsche et à son Surhomme, Albert Cohen convie simplement ses lecteurs à
dévenir « humains », Puisque Dieu n'est qu'une « projection » dans le ciel de l'es-
prit des prophètes d'Israël, il reste à inventer l'homme à son image. La modeste
« tendresse de pitié », loin de l'exaltation de l'amour du prochain, se borne à invi-
ter les hommes à ne pas haïr leurs « frères en la mort ». Elle n'est d'ailleurs,
semble-t-il, qu'un pis-aller. L'élaboration de ce «frêle testament», que hante le
problème de la sincérité de l' écrivain, se voit en effet scandée d'appels poignants
lancés vers un Dieu qui toujours se refuse et se dérobe.
L'orientation globale de l'essai de Carole Auroy ne pouvait évidemment don-
ner aux aventures orientales et comiques des Valeureux la place qui leur revient
dans l'oeuvre. En revanche, l'importance accordée aux Carnets peut paraître
excessive. L'auteur s'en expliqué dans son introduction. La démarche pour ainsi
dire ascendante de son essai est toujours fondée Sur d'éclairantes analyses de
détail que nourrit une excellente connaissance des textes sacrés, dont Cohen était
familier. On y trouvera entre autres une remarquable analyse de la fin de Solal (p.
82-91) qui met en évidence le double symbolisme drastique et dionysiaque dont
elle relève. Le grand mérité de cette lecture est de mettre en évidence la part d'ins-
piration chrétienne de Cohen, dont on souligne habituellementplutôt les liens avec
la tradition juive. L'art du roman, loin de surgir ex nihilo, s'y nourrit d'un dialogue
subtil avec la tradition philosophique (Pascal, Nietzsche, Schopenhauer...) et litté-
raire (Giraudoux, Claudel, Gide, Mauriac...). Ainsi, par cet essai très attachant,
Carole Auroy contribue à révéler la richesse et la complexité d'une oeuvre dont
l'importance est encore un peu sous-estimée,
ALAIN SCHAFFNER.
1190 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

PASCAL MOUGIN, Lecture de L'Acacia de Claude Simon, l'imagi-


naire biographique. Archives des Lettres Modernes, 267. Paris,
Minard, Lettres Modernes, 1996. Un vol. 13,5 x 19 de 140 p. ISBN
2-256-90461-X.
Pascal Mougin prend acte de la dualité de l'écriture simonienne. Puisque le
roman L'Acacia, « à base de vécu », « laisse place à autre chose », il faut interro-
ger autant le vécu que ce qui est produit par l'écriture, les images. Pascal Mougin
étudie donc pour la guerre, les destinées parentales, le parcours du brigadier, les
images récurrentes et définit un imaginaire structural, qu'il différencie du mythe
étiologique et de l'idélogie, et soumet, de manière inavouée, à une psychocritique
kleinienne. Par exemple, soumise à un imaginaire cortical, où l'enveloppe protec-
trice dissimule ou révèle une intériorité germinative ou croupissante, au niveau
fictionnel du récit et au niveau figuratif de l'écriture, la destinée du père est syn-
crétisme des valeurs maternelles et des préconstruits culturels. Soumis à la même
figure de l'enveloppe, le parcours maternel passe par des phases défensives, de
rupture, nourricières et de déchaînement. Celui du brigadier, enfin, passe par l'af-
franchissement par rapport aux figures parentales, « le schème cortical » en parti-
culier. Le dernier chapitre analyse le bon usage des images. Pascal Mougin montre
comment, dans le récit fictionnel, le fils se libère des «préconstruits » culturels
(cubisme, Balzac) pour trouver son propre langage formel. Cette mise en faillite
du culturel, ailleurs étudiée par Maria Minich Brewer, Dominique Viart ou Didier
Alexandre, se double d'une valorisation des faits de correspondance internes
au texte.
Par le retour des mêmes images à l'intérieur d'un roman et d'un roman à
l'autre, Pascal Mougin étudie donc efficacement et problématisejustement le par-
cours des trois personnages centraux de L'Acacia face à l'Histoire. Cette étude
offre un second intérêt, puisqu'elle fait du parcours figuratif la fictionnalisation de
la genèse d'une esthétique : l'aventure est aussi l'aventure d'une écriture. C'est
cette coïncidence du monde figuré et de la figuration qu'il faudrait examiner d'un
point de vue théorique.
DIDIER ALEXANDRE.

JULES SUPERVIELLE, OEuvres poétiques complètes. Édition publiée sous


la direction de MICHEL COLLOT, avec la collaboration de FRANÇOISE
BRUNOT-MAUSSANG, DOMINIQUE COMBE, CHRISTABEL GRARE, JAMES
HIDDLESTON, HYUN-JA KIM-SCHMIDT, MICHEL SANDRAS. Paris, Galli-
mard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996. Un vol. 18 x 11 de LXVII
+ 1112 p. ISBN 2-07-011438-4.
L'équipe réunie autour de Michel Collot a constitué une édition remarquable
de l'oeuvre poétique de Jules Supervielle. Si la présentation, l'édition et l'annota-
tion des différents recueils ont été confiées à des chercheurs différents, l'ouvrage,
dans son ensemble, tire son unité de cette diversité. Michel Collot, qui a consacré
une étude de son Horizon fabuleux (Corti, 1988) à Supervielle, s'est chargé de
Gravitations, A là nuit, Naissances, L'Escalier, Le Corps tragique, et s'est associé
à Rodica Baconsky, Hyun Ja Kim-Schmidt, pour l'édition de Brumes et pluies, à
Hyun-Ja Kim-Schmidt pour l'édition de Comme les voiliers, Poèmes, Débarca-
dères. Dominique Combe établit, annote et commente le texte de La Fable du
COMPTES RENDUS 1191

monde, James Hiddleston, auteur de L'Univers de Supervielle (Corti, 1965), celui


du Forçat innocent, Michel Sandras, auteur d'un doctorat,de 3e cycle consacré à
La Poétique de. Supervielle dans « Les Amis inconnus » (Paris VII), Celui des Amis
inconnus. Christabel Grare s'est chargée des poèmes de 1939-1945. Les principes
de présentation adoptés par chacun sont semblables : une notice présente, de
chaque recueil, la genèse, la structure, les thèmes et motifs (au sens richardien),
l'écriture, et la réception, une note sur le texte, enfin des notes et des variantes
consacrées à chaque poème. Cette cohérence méthodologique se double d'une lec-
ture qui établit le devenir d'une thématique et d'une écriture soumises à l'histoire
personnelle (drame familial de Supervielle, déchirement entre-deux continents) et
collective (premier et second conflits mondiaux).
La réédition des premiers recueils est prédeuse pour le lecteur et le chercheur :
Brumes du passé (1901), Comme des voiliers (1910), révèlent un poète dont la
thématique affleure (mort, mémoire, sensualité, analogie du moi et de l'univers)
mais demeure entravée dans son expressipn-par les influences de poètes roman-
tiques, parnassiens et symbolistes, et d'auteurs hispano-américains,- que ce soit
dans les poèmes sentimentaux ou descriptifs. Dans Poèmes (mai 1919), qui ne fut
pas repris, dont Supervielle faisait le véritable commencement de son oeuvre, le
poète se libère de ces entraves : l'impair, l'introspection autocritique du Voyage en
soi, la curiosité de l'exotisme (Le Goyavier authentique),l'humour et les jeux ver-
baux dignes de Laforgue s'ils n'étaient plus mélancoliques que révoltés, plus
tendres qu'agressifs, témpignent de cette libération et de la formation d'un ton de
voix, qui recouvre l'angoisse individuelle et collective.
Ainsi s'ouvre une seconde période dans l'oeuvre de Supervielle. Hyun-Ja Kim-
Schmidt et Michel Collot montrent la « place capitale » que le recueil Débarca-
dères (1922) occupe dans l'évolution de la prosodie (verset, vers blanc), de la thé-
matique,soumise à la biographie (partagé entre deUx continents,.crise d'identité),
de la renonciation à l'exotisme pour l'attention aux Structures essentielles de
l'existence et l'expression du moi profond. La libération du poète se poursuit,
lisible dans les lexiques, les registres de langue, la confrontation dans la prosodie
de modernisme et de classicisme. L'étude comparée des éditions de 1934 et 1956
du feçUeil montre, justement, selon quels critères de clarté, de concision, de
rigueur sont révisées les audaces de 1922 et la structuration originelle du recueil
soumise à une réflexion sur le temps et l'espace; et leurs enjeux métaphysiques.
Michel Collot retrouve la même dialectique d'ouverture au dehors, désormais
cosmique, et d'expression du for intérieur dans Gravitations (1925). L'infini et
l'intimité personnelle — les morts, l'oubli — se rejoignent dans une écriture du
fantasme, ou violence et autocensure s'équilibrent. James Hiddleston rappelle, à
propos du Forçat innocent, que l'oeuvre de Supervielle obéit à une « évolution
concentrique à partir d'un même noyau" ». Le recueil de 1930 prolonge l'aven-
ture et la quête spirituelles commencées antérieurement en explorant une série
d'oxymores à l'image dû titre : dehors/dedans, mémoire/oubli, saisir/lâcher, corps/
coeur, innocence/culpabilité, autant de couples antithétiques, signifiant la solitude,
l'angoisse, la rupture d'identité,, qui resurgiront dans lés recueils Suivants. Par
exemple, à propos de Saisir, il opposele désir d'entrer en; contact avec l' autre ou
le monde et le mystérieux obstacle, intérieur pu extérieur, qui s'y oppose. Et il
analyseles formes minimales, fragmentaires, concentrées;liées à cette tension. Le,
recueil de 1933, Les Amis inconnus, obéit moins à une structuration concertée
qu'à une organisation thématique, par contrastes et échos, selon Michel Sandras,
La séparation, consubstantielle à l'existence et à la psyché de Supervielle, domine
ces poèmes, La relation d'inquiétante étrangeté, qui ira s1 affirmant dans les
recueils;suivants, s'inscrit au coeur même de la poétique, où se lisentle retour à la
1192 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

régularité et la bizarrerie dans le récit, l'incertitude dans la nomination, l'obscurité


de la confidence. Un même principe d'alternance régit l'ordonnancement de La
Fable du inonde, poème de la genèse cosmique et des origines de la vie, comme
le montre Dominique Combe. Assurément la thématique nocturne, qui s'affirmera
encore dans A la nuit (1947), est inséparable d'une quête des origines, d'une quête
métaphysique, et d'une recherche identitaire. Cette contre-épopée et cette contre-
cosmogonie sont dominées par le vers régulier, et le didactisme cohabite avec le
narratif et le lyrisme.
1939-1945 introduit une rupture dans la production de Supervielle, annoncée
par La Fable du monde. Les poèmes expriment l'angoisse provoquée par l'histoire
et la volonté d'y échapper. Un même principe d'alternance structure le recueil.
Tout en disant un sentimentde dépossession, que le dépouillement de l'écriture, la
pauvreté prosodique et lexicale traduisent, le poète atteint, selon Christabel Grare,
l'universalité.
Oublieuse mémoire (1949), recueil qui de nouveau porte un titre tensionnel et
que présente Françoise Brunot-Maussang, ouvre la dernière période poétique, en
interrogeant le passé, la mémoire, en reprenant les thématiques passées. Certaines
lignes de force s'accusent encore, par exemple, le retour à une forme classique, le
refus de la grandiloquence, l'importance donnée à la simplicité. Certaines résur-
gences — les chers morts — permettent le renouvellement du rapport à la
mémoire, lieu d'oubli qu'il faut compenser par l'imagination, source d'angoisse
qui donne au lyrisme son universalité. C'est ce ton d'innocence et ce pouvoir de
transfiguration imaginaire, qui domine Métamorphoses, qui ouvrent Naissances.
La féerie n'interdit nullement l'interrogation face à l'univers et l'homme, avant
que la tonalité funèbre ne retrouve ses droits dans les Poèmes de novembre et que
l'humour noir ne vienne lui répondre dans les Nouveaux poèmes de Guanamiru.
L'alternance rime avec le contraste dans l'écriture, où les audaces succèdent au
dépouillement, le cocasse à l'expression du sentiment. Cette variété de tons donne
la mesure des divers registres du poète présentée dans En songeant à un art poé-
tique. Michel Collot montre enfin que la même apparence de disparate, décelable
dans les recueils postérieurs à 1945, se rétrouve dans Le Corps tragique (1959).
L'alternance ne suffit plus à justifier la structure du recueil : dans cette oeuvre
testamentaire, Superviéllé recueille la diversité des inspirations, des tons. Le plu-
riel désigne un poète qui sent son corps, son désir, son identité lui échapper. Le
mythe de l'origine et de l'éternité vient conjurer ce travail destructeur du temps.
L'écriture témoigne d'un désir de s'abandonner au vertige et de le maîtriser.
Logique aberrante, prosodie malmenée, style mirliton, prose qui déploie ce que le
vers condense sont autant de marques de cette tension.
C'est donc bien un parcours de lecture que trace cette édition dirigée par
Michel Collot, et que le même Michel Collot présente avec une extrême clarté
dans sa Préface, « Supervielle entre deux mondes », en liant étroitement, en une
même problématique d'écriture, l'intimité personnelle du poète (perte des parents,
exil), la distance qui en est l'effet (le solitè et l'insolite), lés tensions qu'elle sus-
cite dans la pensée de soi, dans la prosodie et l'écriture (classicisme et modernité,
ambiguïté). La chronologie et là bibliographie respectent l'esprit de synthèse qui
anime l'ensemble de l'ouvrage : elles prennent acte des acquis de la critique (par
exemple, les travaux d'Etiemble) et ouvrent constamment des voies nouvelles
d'analyse. L'attention portée à la réception faite par les contemporains aux divers
recueils de Supervielle permet ainsi de situer le poète, d'en mesurer le rayonne-
ment. L'intérêt prêté au travail du manuscrit, à la réécriture des poèmes, voire à la
recomposition des recueils, fait de cette édition un précieux instrument de travail
dans le domaine de la génétique. Même si, pour de probables raisons de calibrage,
COMPTES RENDUS 1193

certaines transcriptions d'avant textes ont dû être simplifiées, le dossier de


variantes est exemplaire, par la clarté de sa présentation en dépit des nombreux
états successifs souvent convoqués et par les propositions qui sont faites au lec-
teur, La notice de présentation de Gravitations intègre de manière très probante
cette réécriture à la compréhension d'ensemble du recueil.
Cette édition offre donc aux lecteurs et aux chercheurs un beau livre et un bel
instrument de travail, qui les,invite par son unité, ses synthèses, ses suggestions,
au plaisir dé la lecture poétique et à la découverte pu à l'interrogation d'une poé-
sie unique par sa voix,
DIDIER ALEXANDRE.

JOËLLE DE SERMET, Michel Leiris, poète surréaliste. Paris, PUF, coll.


« Écrivains », 1997. Un vol. 21,6 x 13,6 de 258 p. ISBN 2-13-048303-8.

Le titre que Joëlle de Sermet donne à son étude et dont elle précise dès son
introduction l'extension — poésie comme démarche de connaissance, de pensée et
de comportement ; limites génériques de la poésie et du récit — répond à l'exi-
gence, justifiée, de dissocier les premiers recueils surréalistes de Michel Leiris de
son écriture autobiographique. Guidée par la recherche du « versant lyrique » de
l'oeuvre, Joëlle de Sermet soumet donc sa lecture en partie à la chronologie, en
partie à la diversité des essais poétiques de Leiris, qu'ils définissent une poétique
ou qu'ils la mettent en pratique. L'ouvrage est ainsi distribué en trois parties.
La première, intitulée « Un lyrisme paradoxal », montre avec force combien
l'interrogation sur le je lyrique se démarque de l'automatisme surréaliste. La ten-
sion du formalisme et de la fascination pour le signifiant (Simulacre, Glossaire)
apporte une réponse à l'échec du lyrisme traditionnel (Désert de mains). Le
Forçat vertigineux déplace, dans le récit en prose, cette écriture qui est jeu verbal
et produit autant l'illusion que la jouissance. La seconde partie, consacrée aux
récits oniriques de la même période surréaliste, renouvelle le constat de la partie
précédente : l'usage conscient et maîtrisé des matériaux oniriques a pour fin
de reconnaître l'étrange et d'y confronter le moi. Abandon au rêve et point de
vue extérieur, tensionnels, se retrouvent dans Le Pays de mes rêves. Le Point car-
dinal est une remontée vers les « sources de l'imagination poétique » (Breton).
Grande fuite de neige s'intègre aussi à la démarche surréaliste, puisqu'il tente de
dépasser la contradiction du mythe et du réel dans un « mythe vrai » fondé sur les
pouvoirs du langage. Et Aurora reprend, encore, cette tension irrésolue. La troi-
sième partie, située dans la perspective d'une rupture avec le surréalisme, dépasse
l'inquiétude provoquée par la scission entre conscient et inconscient : dédoublé, le
sujet jouit d'être, de se voir être et de n'être plus. L'écriture métaphorique et le
discours psychanalytique (cure de Leiris de 1929 à 1934) explorent et obscurcis-
sent le mystère. Les deux poétiques précédentes — formalisme et signifiant, et
exploration du mystère — sont réunies dans Haut mal, Failles, La Néréide de la
mer Rouge. Intitulée « De la lyre au miroir », cette dernière partie définit un
lyrisme cathartique, certes différent de l'autobiographie,mais préparant l'écriture
de l'aveu.
Joëlle de Sermet trace donc sûrement et finement un parcours nuancé dans
l'oeuvre de Leiris. De multiples références littéraires — aux surréalistes, à Nerval,

1. On l'on, relève d'inévitables coquilles, par exemple, p: 681 (lire extraits), p. 783 (lire
qu'espères-tu), etc.
1194 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

à Lautréamont, etc. — et une parfaite connaissance des états successifs des textes
de Leiris rendent plus convaincant encore, si besoin était, ce travail indispensable
à tout lecteur de Leiris.
DIDIER ALEXANDRE.

MARIA GABRIELLA ADAMO, Traduzione e poetica dell'assenza. Rome,


Herder, « Quaderni dei Nuovi Annali », 1996. Un vol. 17 x 24 de
XVIII + 396 p. et XII planches hors-texte.

Aux confins de la linguistique et de la stylistique, voici huit essais sur la « tra-


ductologie » qui débouchent aussi, par le biais des études de « réception », sur des
perspectives comparatistes : c'est le cas dans les pages sur Manzoni qui abordent
aussi bien l'accueil critiqué (Chauvet, Salfi, Stendhal, Raynouard) reçu en France
par le Comte de Cannagnola et par Adelghis que les traductions (Faurel, Trognon,
Latour) de ces deux tragédies « dans un fauteuil ». Mêmement c'est de la fortune
critiqué du Songe de Poliphile qu'il s'agit dans l'étude sur les traductions de
L4Hypnèrotomachia Poliphili et sur les éléments paratextuels qui ont accompagné,

de 1546 à 1600, les éditions françaises de cette oeuvre.


L'auteur de ce savant et dense volume s'est intéressé aux passages mterlin-
guistiques qui vont d'un mélange de latin et d'italien (la précitée Hypnèrotoma-
chia, 1499) au français ; d'un anonyme italien, refait sur un original espagnol, au
français (Histoire de la Terré Neuve du Perù de Jacques Gohory, 1545) ; encore de
l'italien (Manzoni, le Mastro don Gesualdo de Verga) au français ; de notre langue ;

(Spleen LXXVIII) à plusieurs versions ultramontaines de ces cinq quatrains de


Baudelaire ; du livre à l'écran (le roman fantastique Malpertuis, 1943, du Belge
Jean Ray, magnifiquement mis en images par Harry Kurnel).
La notion d'absence dérive de l'impossibilité d'une transposition parfaite dans
un autre registre linguistique. Il y a deux façons de traduire : celle, respectueuse de
l'original dans son intégrité et son authenticité, qui — « éloignante », comme le
Cannagnola traduit par Trognon — peut susciter des surprises, agréables ou cho-
quantes, de dépaysement ethno-culturel ; celle, « rapprochante », qui consiste à
« naturaliser » le texte étranger pour le rendre accessible au public du pays d'ac-
cueil : censures opérées par le traducteur de l'Hypnèrotomachia, modifications
auxquelles a procédé Gohory, «normalisation» des tragédies de Manzoni par
Claude Faurel, mais surtout la malheureuse adaptation du roman de Verga « com-
mise » par Mme Charles Laurent (1900), malgré les interventions correctives du
Suisse Edouard Rod. Une troisième manière de traduire, que Goethe appelait de
ses voeux, devrait lier la fidélité au texte de départ à la recherche d'équivalences
idéales dans la langue d'arrivée.
Des références bibliographiques accompagnent chacun des sept chapitres ;
huit, si l'on tient compte de la lettre inédite d'Emile Zola à un de ses traducteurs
italiens. Un index des noms propres cités aurait été souhaitable.

JEAN-PAUL DE NOLA.
COMPTES RENDUS 1195

STAMOS METZIDAKIS, Difference Unbound. TheRise of Pluralism in


Literature and Critlcism. Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1995. Un
vol. de 268 p.

M. Metzidakis partage l'opinion de nombreux déconstructivistes et féministes


qui rejettent la pseudo-objectivité du style universitaire traditionnel et estiment, à
la suite de Foucault, que l'auteur doit toujours, clairement indiquer « d'où il
parie ». Il adopte une pluralité de tons, dit-il dans sa préface, et il ne renie pas ses
racines plurielles : ses origines gréco-américaines expliqueraient le ton subjectif,
polémique et « quasi autobiographique » de certaines pages. Une telle attitude est
tout à fait sympathique mais le lecteur se trouve parfois gêné parce que cette sub-
jectivité semble être un prétexte à des généralisations faciles et à des noncha-
lances, notamment dans le domaine de la terminologie. Ainsi le concept fonda-
mental de pluralisme est utilisé ici dans un sens très spécial : il est la conséquence
des deux notions parallèles d'originalité et de progrès. Il faut être original pour
faire avancer la littérature aussi bien que le discours critique : depuis la Querelle
des Anciens et des Modernes et surtout depuis le Romantisme, les deux notions
sont indissolublement liées et constituent ensemble le dogme de pluralisme.
Tout le monde parle de différence là où il y a identité. Les critiques aussi bien
que les écrivains louent les vertus du pluralisme, c'est du «politiquement
correct », mais en réalité ils restent presque toujours fidèles à eux-mêmes toute
leur vie, certaines constantes thématiques et stylistiques caractérisent l'ensemble
de leur oeuvre. Cette thèse intéressante, formulée au début, n'est malheureusement
pas véritablement élaborée ensuite, le seul exemple donné est celui de Roland
Baithes, ce qui ne convaincra pas tout le monde.
Pour les critiques, pluralisme veut dire, selon S. Metzidakis, une tolérance
excessive qui admet un nombre illimité d'interprétations divergentes. Le structu-
ralisme se proposait d'établir des universaux, des lois générales permettant de
décrire la structure de tous les textes et qui aurait exclu l'anarchie herméneutique.
Si le projet structuraliste n'a pas abouti, c'est à cause de ce dogme pluraliste
inconsciemment partagé par tous les critiques ; l'échec « was not because of the
text's actual inabilily to yield up such structures, but rallier because of the
unwillingness of most modem critics to tolerate the eventuality of such ultimale,
transcendental structures » (p. 21 ).
Une telle méfiance à l'égard de la semiosis, du travail interprétateur est incom-
préhensible. Chaque lecture est une reconstruction par l'imaginaire du lecteur, et
s'il y a 2001 Hamlet, c'est que chacun repose sur le souvenir plus ou moins
inconscient de représentations vues ou sur des représentations imaginées. (Dans ce
cas cité par l'auteur lui-même, il s'agit en fait d'interprétation au second degré, la
représentation théâtrale étant la première.)
Certes, dans le camp déconstructiviste américain, auquel l'auteur pense sans
doute en premier lieu, abondent souvent les interprétations très personnelles, voire
arbitraires. Cependant, à la suite des travaux de Ricoeur, d'Eco ou d'Annette
Barnes — trois critiques que S. Metzidakis ne cite pas ! — ou encore selon
Hirsch et Bloom, que l'auteur semble approuver, on peut élaborer un code et
des règles pour décider du degré de probabilité et d'acceptabilité de telle ou telle
interprétation.
Après avoir critiqué les critiques, l'auteur s'en prend aux écrivains qui recher-
chent depuis le Romantisme délibérémentl'originalité, sans doute aussi pour créer
une littérature nationale spécifique. « They went about their literary business with
the idea that they were producing something important because it was original, not
1196 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

just because it was just something they either wanted to write, or felt they needed
to write » (p. 105-106). M. Metzidakis cite ensuite un nombre très impressionnant
de romanciers et de poètes, français et anglo-saxons surtout, mais on ne comprend
pas trop s'ils ont tous recherché frénétiquement l'originalité et pourquoi leur véri-
table originalité serait un défaut.
Il faut enfin se demander si l'auteur de Différence Unbound ne mène pas un
combat superflu, déjà gagné par ceux qui ont annoncé, il y a quelques années déjà,
la Fin (celle de l'Histoire, celle de l'art, celle de la modernité). La post-modernité
que nous vivons aujourd'hui se caractérise par le fait de venir après, elle ne pose
plus le problème du progrès et de l'originalité : « anything goes, nothing changes »
(p. 248). La recherche de l'originalité est remplacée par la fascination de l'iden-
tité : répétition, copie, double (Andy Warhol n'est qu'un exemple parmi beau-
coup d'autres).
M. Metzidakis parle de problèmes passionnants, mais ne réussit pas à les situer
entièrement dans le contexte contemporain.
ÂRON KIBÉDI VARGA.

JULIETTE FR0LICH, Des hommes, des. femmes et des choses.


Langages de l'objet dans le roman de Balzac à Proust. Saint-Denis,
Presses universitaires de Vincennes, 1997. Un vol. 13,5 x 22 de 166 p.
ISBN 2-910-38194-3.

Dans cet essai, Juliette Frolich choisit d'étudier un aspect particulier du récit:
romanesque : le regard porté sur les « choses » dans les romans de Balzac,
Flaubert et Proust. Si l'auteur relève des correspondances dans la vision des salons
parisiens chez ces trois romanciers, notamment dans le rapport symbolique entre
les femmes entretenues et les objets, elle montre dès l'avant-propos les diffé-
rences : Balzac observe l'Objet en « documentaliste » et en « radiologue »,
Flaubert porte un regard de moraliste, et Proust redonne vie aux choses par une
écriture synesthésique.
Dans la première partie, J. Frolich nous fait passer d'un romancier à l'autre
dans une perspective anthropologique d'étude des mentalités et des modes, et res-
titue pour notre agrément, à grand renfort de citations commentées, le « rendu »
artistique et les liens étroits existant entre les hommes et les objets qui les expri-
ment dans les romans de ces trois artistes. Défilent alors devant nous les « femmes
meublées » ou femmes-objets des salons parisiens ou des « serres chaudes »,
« l'homme kitsch » que fustige Flaubert parce qu'il respire l'hypocrisie bour-
geoise. Un morceau savoureux nous est ensuite proposé avec la vision ensoleillée
d'Odette Swann, notamment au Bois de Boulogne.
La seconde partie, traitant de la poétique des objets, un peu à la manière
bachelardienne, relie l'objet à la rêverie dans l'écriture proustienne bien sûr, mais
aussi balzacienne, avec une étude du clair-obscur ou de la présence-absence dans
La Bourse par exemple. Des pages très intéressantes (« Le parti pris des choses »)
mettent en perspective Balzac et Haubert dans leur manière particulière de décrire
les objets, dynamique (ou si l'on peut dire «dynamisante») pour le premier,
« impressionniste » pour le second. L'ouvrage s'achève sur une étude de « l'écri-
ture nature morte » de Proust sur le mode de Chardin : à travers deux évocations
de tableaux (Le Buffet et La Raie) on comprend comment l'ait, pictural en l'oc-
currence, conduit Proust à l'art et comment l'écriture devient un moyen de redon-
ner vie aux objets. La synesthésie est capitale dans un morceau anthologique
COMPTES RENDUS 1.19.7.

comme la description de la chambre de tante Léonie, et avec cette évocation sen-


suelle et magique de l'enfance l'auteur nous donne l'eau à la bouche pour clore
son livre, ou plutôt pour nous inviter à relire tous ces textes...
NATHALIE MACÉ-BARBIER.

ANDRÉAS GELZ, Postavantgardistische Aesthetik. Positionen der


franzoesischen und italienischen Gegenwartsliteratur. Tuebingen,
Niemeyer, 1996. Un vol. 14,5 x 22 de 262 p.

Nouvelle appellation à contrôler : la post-avant-garde. Ce concept existe déjà


depuis 1974 dans le domaine de la théorie allemande où cette autre nouveauté, le
post-moderne, joue un rôle plus important qu'en France. On sait que Ce dernier, né
de la critique, est caractérisé par l'indifférence du tout-va et qu'il ne se laisse
impressionner par rien qui prétendrait à une quelconque innovation. Il importe
donc d'en distinguer les séquelles de l'avant-garde radicale qui, selon notre auteur,
continue malgré tout à inquiéter. Il s'agit en fait des oeuvres récentes de quelques
anciens avant-gardistes : J. Kristeva, Ph, Sollers, A. Robbe-Giillet, G. Perec et
I. Calvino, tous en fin de carrière et qui se sont en quelque sorte survécu à eux-
mêmes. En effet, cette avant-garde avait été marquée par le textualisme et sa
variante intertextuelle, curieusement liés à la volonté de porter la révolution dans
la société grâce à une révolution dans la langue, consistant à courber celle-ci vers
elle-même dans une autoréférentialité totale. Or, ni la révolution n'est venue ni
l'histoire ne s'est arrêtée, pire, même ces oeuvres révolutionnaires, qui niaient
catégoriquement l'histoire, s'en sont découvert une, elles sont elles-mêmes deve-
nues du passé.
A. Gelz observe comment.ces avant-gardistes s'y sont pris pour continuer à
produire des textes et pour justifier cette production théoriquement, sous le regard
amusé, il faut le dire, de leur mentor Roland Barthes. Comment une action révo-
lutionnaire a-t-elle pu paraître possible à partir d'une cornbinatoire verbale,
comment a-t-on pu croire qu'une idéologie progressiste peut causer la mort de
l'histoire ? Pour se justifier on va élargir la notion de post-avant-garde pour y -
inclure, un prestigieux précurseur comme Proust ! On assiste ainsi aux apories
d'une littérature qui a poussé sur une théorie préalable et continue à se servir de
ce vêtement théorique pour cacher sa nudité.
De toute cette masse d'informations, car le livre est bien informé et
consciencieusement rédigé, il émane une constante, l'omniprésence de Roland
Barthes ; une fois Barthes disparu, c'est le désarroi qui règne (on cherche la figure
du père). La démonstration de Gelz n'a recours qu'aux écrits théoriques de ces
post-avant-gardistes, qui posent bien des questions (ainsi Sollers se défend en pré-
tendant avoir toujours porté un masque pour protéger une identité cachée.
Laquelle ?), et où l'on peut soupçonner la peur devant le réel, le refus de la res-
ponsabilité et l'instinct grégaire. Le livre de Gelz est salutaire dans la mesure où
il prend au sérieux ce qui n'était peut-être pas fait pour l'être. Un peu plus de dis-
tance sans douté faciliterait la mise en perspective de cette masse d'affirmations
théoriques et de déclarations d'intention (les écrivains se voyant écrire, observant
les autres s'observer). Mais les dernières pages du livre montrent clairement que
ce mouvement a été affaire de mode et que celle-ci a fait son temps.

LEOPOLD PEETERS.
RESUMES

La beauté de Dieu dans la première partie


du Géniedu christianisme

Le Génie du christianismedéveloppe une théologie du beau qui propose de Dieu des


images où se reconnaissent la beauté d'harmonie approfondie par la grâce du mystère, le
sublime d'illumination,le sublime des ténèbres qui manifeste le Dieu caché, le sublime pro-
prement christique où s'allient douceur et pathétique, amour et douleur.
De telles épiphanies de la beauté de Dieu se situent,dans la fidélité à Augustin et Pascal
mais aussi à Massillon et Fénelon.Elles trouvent leur accent dans le dialogue que
Chateaubriand instaure, à propos de Dieu, entre une expérience esthétique de la plénitude et
une approche négative de l'Être : celle-ci va en s'approfondissantdans les Mémoires et la vie
de Rancé.
ARLETTE MICHEL.

« L'orgue de Chateaubriand »

On dit souvent que l'imaginaire de Chateaubriand est plus visuel et plastique que sonore.
La sonnerie des cloches et l'orgue occupent pourtant une place importante dans la rêverie et
la réflexion de Chateaubriand qui reprend à son compte les suggestions des poètes descriptifs
du XVIIIe siècle et l'esthétique de la religion esquissée par Diderot l'incrédule, Il donne à
l'orgue une origine chrétienne et à la musique une finalité spirituelle. Il développe ainsi les
leçons du concile de Trente sur le rôle du sensible dans la propagation de la foi, et les adapte
au contexte d'une France révolutionnée. Il cherche à dépasser toute contradiction entre l'art
et la nature, le sensible et le religieux. Le présent article situe Chateaubriand entre Bernardin
de Saint-Pierre et Mme de Genlis d'une part, Balzac et Hugo de l'autre. Il explique ainsi une
formule notée par Joseph Joubért sur ses carnets : « L'orgue de Chateaubriand».

MICHEL DELON.
1200 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

L'utilisation du mythe de Saint-Louis


par Chateaubriand
dans les controverses politiques
de l'Empire et de la Restauration

Dans l'univers intellectuel mythique et politique de Chateaubriand, la personnalité de


Saint-Louis occupe une place centrale, bien que méconnue. Le roi « christique », ainsi qu'il
le nomme dans l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, incame le peuple chrétien issu du Moyen
Age.dans sa prodigieuse fécondité, sa grandeur et sa beauté. A côté de cette apologétique,
intimement liée à la redécouverte de l'Histoire nationale, Saint-Louis incarne l'ancienne
France et ses libertés traditionnelles, opposée à l'absolutisme royal des Bourbons, famille à
laquelle Chateaubriand restera attaché, non sans constamment rappeler que les Bourbons sont
des descendants de Saint-Louis. Enfin, pour Chateaubriand, Saint-Louis est non seulement
l'homme de justice, de foi, le croisé, mais aussi celui qui sait réconcilier les peuples, les
conduire sûrement, devancer les temps nouveaux sans rien précipiter ni se raidir dans la
« manie du passé ». H opère cet équilibre que Chateaubriand aurait souhaité voir se réaliserà
l'époque de la Restauration où, dit-il, toutes les facultés de l'âme étaient ouvertes, après le
grand bouleversement de la Révolution et de l'Empire.
JEAN-PAUL CLÉMENT.

Chateaubriand et Bossuet orateur


La figure de Bossuet orateur est omniprésente dans l'oeuvre de Chateaubriand, non
comme une simple auctoritas, mais comme une voix de l'outre-tombe méditant sur la vanité
de la gloire des princes et sur la ruine des empires, et à laquelle Chateaubriand s'identifie.
Celui-ci interprète les discours de l'orateur chrétien à la fois comme une confession mélan-
colique et comme une oeuvre prophétique qui annonce l'écroulement de l'ancien monde en
1793 : il cherche dans les Oraisonsfunèbres le modèle de sa propre oraison funèbre du vieux
monde ; il les paraphrase en puisant dans le discours augustinien sur la vanitas l'expression
de sa mélancolie ; enfin, il voit dans le rapport de Bossuet avec les oeuvres du passé qu'il cite
et dont il se nourrit l'exemple d'un rapport fécond à la mémoire littéraire : Bossuet s'oppose
au silence de Rancé comme la voix du souvenir ; mais en l'absence d'un nouveau Bossuet, le
vieux mémorialiste devra procéder lui-même à sa propre oraison funèbre.
EMMANUELLETABET.

Chateaubriand mythoqraphe
Partant de la découverte d'une présence massive, dans les pages des Mémoires d'outre-
tombe, de citations cryptiques de grands textes classiques, cet article s'attache à montrer que
Chateaubriand utilisa divers grands modèles ancestraux à la composition de l'homme des
Mémoires. L'objet de cette compilation était de douer le héros de son épopée « du caractère
et des sentiments d'un personnage symbolique », c'est-à-dire de le transformer en un de ces
« caractères idéaux » ou « universels poétiques » desquels Giambattista Vico écrivait que les
poètes anciens avaient allégorisé en eux toute l'histoire des temps primitifs. Le mémorialiste
a appliqué les principes de la lecture des mythes exposés par Vico et repris par Ballanche à la
RÉSUMÉS 1201

configuration de son propre personnage afin d'allégoriser en celui-ci le grand mythe de mort
et de recommencement du monde qu'il lisait dans l'histoire de son époque. L'identité de
l'homme des Mémoires est donc, non pas tant de nature psychologique ou biographique, que
d'essence allégorique et mythique.
JEAN-CHRISTOPHE CAVALLIN.

Chateaubriand et l'art de la conversation


dans les Mémoires d'outre-tombe
Contrairement à l'opinion reçue, Chateaubriand n'a pas éprouvé pour la conversation
«une véritable aversion». Portraitiste, il n'a cessé de porter une attention particulière à la
maîtrise de la parole de ses modèles et à leur façon de. soutenir une conversation. Il n'a sur-
tout jamais cessé de rendre un vibranthommage aux salonsparisiens de l'Ancien Régime qui
virent le triomphe de ce qu'il est convenu d'appeler la « conversation à la française ». Nous
montrons ici quel idéal, à la fois rhétorique et social, Chateaubriand a pu trouver réalisé dans
ce prestigieux passé et quelle place prend son témoignage dans le mythe de la conversation
qui s'élabore au XIXe siècle. Chateaubriandl'infléchit de fait en faisant de la conversation un
élément à part entière de ce rêve de bonheur dans le repos, au sein d'une petite société d'amis
choisis, venu de l'Antiquité et que lui transmet le XVIIIe siècle, notammentpar l'intermédiaire
de Rousseau. Là est son idéal, poursuivijusque dans l'écriture des Mémoires d'outre-tombe,
nouveau banquet des sages où, à l'image de Montaigne, il convoqué les lettrés de tous les
temps et de tous les pays.
FABIENNE BERCEGOL.

La Vie de Rancé dans le débat philosophique


Pourquoi Chateaubriand a-t-il consacré sa dernière oeuvre, en 1843, au réformateur de la
Trappe ? Il existait certes des affinités entre Rancé et son biographe. Mais une enquête sur la
figure de Rancé dans la culture qui était celle de Chateaubriand et de ses contemporains
montre que ce personnage a cristallisé au XVIIIe siècle le débat autour de la vie monastique,
suscitant une polémique à laquelle ont participé notamment La Harpe et Voltaire. Ce débat
rebondit pour dès raisons politiques sous la Monarchie de Juillet. Chateaubriandrenoue ainsi
avec les thèmes centraux de ses premières oeuvres, l'Essai sur les révolutions et le Génie du
christianisme: c'est en dialoguant avec les philosophes des Lumières qu'il médite une der-
nière fois sur les attraits contradictoires du monde naturel et du christianisme.

SYLVAIN MENANT.
TABLE DES MATIERES

contenues dans quatre-vingt-dix-huitièmeannée


de la
Revue d'Histoire littéraire de la France

Articles
AMBRIÈRE (M.), Alfred de Vigny connu, méconnu, inconnu 357
BAILBÉ (J.-M.), Vigny et « l'orchestre intérieur » : poésie et musique 473
BALSAMO (J.), Le « pétrarquisme » des Amours de Ronsard 179
BÉNICHOU (P.), Un Gethsémani romantique : « Le Mont des Oliviers » de Vigny 429
. . .
BERCEGOL (F.), Chateaubriand et l'art de la conversation dans les Mémoires d'outre-
tombe 1099
BOMPAIRE-EVESPUE (C), Roman balzacien, roman « idéologique » : les choix de
Barrés dans La Colline inspirée 583
CAMPANGNE (H.), Disputes et « crimes verbaux » : la querelle littéraire au XVIe siècle
en France 3
CAVALLIN (J.-CH.), Chateaubriand mythographe : autobiographie et injonction du
mythe dans les Mémoires d'outre-tombe:. 1087
CHAMARAT-MALANDAIN(G.), Le Christ aux Oliviers : Vigny et Nerval 417
CHOTARD (L.), Vigny lecteur de Corneille 403
CLÉMENT (J.-P.), L'utilisation du mythe de Saint-Louis par Chateaubriand dans les
controverses politiques de l'Empire et de la Restauration 1059
CORDONIER (N.), Quand l'écrivain courtise Marianne : langue, peuple et nation chez
Michelet, Giraudoux et Serres 617
DELOFFRE (F.), Aux origines de Candide : une « économie de roman » 63
DELON (M.), « L'orgue de Chateaubriand » 1047
FORESTIER (G.), Ecrire Andromaque. Quelques hypothèses génétiques 43
GOUJON (J.-P.), A propos du Nouveau Monde, d'un éditeur louche et de Félicien
Rops : quatre lettres inédites de Villiers de l'Isle-Adam à H. Ballande 553
HOWE (A.), La publication des oeuvres de Pierre Corneille (1637-1649) : sept docu-
ments inédits 17
HUBERT (E.-A.), Autres scolies sur Alcools d'Apollinaire 113
JARRY (A.), La femme dans l'oeuvre de Vigny 367
LOSKOUTOFF (Y.), « Lycidas en Pierrot, et Philis en Toinon » : le diminutif dans les
Amours de Ronsard 195
MACÉ (L.), Les premières censures romaines de Voltaire 531
MCILVANNEY (S.), Annie Emaux : un écrivain dans la tradition du réalisme 247
MARCHAL (S.), Les salons et le clientélisme littéraire : le cas Vigny 385
TABLE DES MATIÈRES. 1203

MENANT (S.), La Vie de Rancé dans le débat philosophique .............................


1137
MICHEL (A.), La beauté de Dieu dans la première partie du Génie du christianisme 1035
..
POHORSKY (A.), Vigny et la malédiction du poète ............................. 375
POMEAU (R.), Ouverture du colloque Alfred de Vigny.............................................. 355
RÉTAT (C), Le dernier voyage en Orient d'un «Gaulois helléniste» :Nonnos édité
par Marcellus ....................................................... 85
RIZZONI (N.), Marivaux, Pannard et Le Chemin de Fortune ................................. 215
SABOURIN (L.), Vigny et l'homme de lettres................................. 437
SAINT-GÉRAND (J.-PH,), Alfred de Vigny : dessein du langage et amour de la langue 451
.
SALA (E.), Vigny source de l'opéra romantique italien: le cas de La Maréchale
d'Ancre ............................................. 485
SANGSUE (D.), Nodier et le commerce des vampires.................................................. 231
TABET (E.), Chateaubriand et Bossuet orateur ...................................... 1073

TROUVÉ (A.), Une lecture de La Ronde de Le Clézio ..............


TANAKA(R.),Alfred de Vigny au Japon ..................................................... 495

VIBERT (B.), Villiers de L'Isle-Adam et la poétique de la nouvelle, ou comment lire


123

les, Contescruels ? .............................................. 569


WEBER-MAILLOT(T.), La scène médiévale dans l'oeuvre de Chateaubriand...................... 1125

Notes et documents

AUTRAND (M.), Sur une histoire du théâtre en France 639


BANDERIER (G.), Stendhal et Lysimaque Tavernier : un billet inédit ...................... 271
GIRAUD (Y.), Les noms de personnages dans Les Illustres Françaises ......................... 267
LITTLE (R.),.Le.nomet.les origines d'Omika ............................................ 1633

Comptes rendus

ADAMO (M. G.), Tràduzione e ppetica.dell'assenza (J.^P, DE NOLA) ............................... 1195


ALEXANDRE (P.), Traduction et création 1 chez Paul Claudel : L'Orestié
(J.-N. SEGRESTAA).............................................. 525
ALLISTON (A.), Vîrtue's Faults : Correspondences in Eighteenth-Century British and
French Women's Fiction (K. ASTBURY)................................... 1174
ANGLANI (B.), Le màschere dell'io. Rousseau e la menzogna autobiografica (L. MACÉ) 155
Annales de la Société-Jean-JacquesRousseau, t, XLI (D. DIOP)........................ .1179
L'Année balzacienne, 1996 : Hommage à P.-G, Castex (G. GENGEMBRE) ..................... 665
L'Année Baudelaire,2 (C. BRUNET) ...................................................... 1185
Guillaume Apollinaire, 19 : Relire Alcools (D. ALEXANDRE) ............................. 666
ARNOULD (C), La satire, une histoire dans l'histoire (P. BERTHTER)
.............
ARPIN (M.), La fortune littéraire de Paul Nizan (J.-F. LOUETTE) ........................
173
331
AUROY (C), Albert Cohen. Une quête solaire (A.,SCHAFFNER).............................. 1188
Australian Journal of French Studies, vol. XXXIII : Seventeenth-Century Studies in
Honour of GastonHall (B.LOUVAT) ................................. 1161
.
L'auteur. Colloque de Cerisy-lâ-Sàlle, 1995 (Y. DÉLÈGUE); .......................... 35
Autour de Descartes : exposition du Quadricentenaire (M. ESCOLA) .......................... 139
Balzac, Une poétique du roman, p. p. S. VACHON (A. MURA-BRUNÉL) ............................... 1183
BARBIER (J.-P,), Ma bibliothèque poétique, t. III (D. BlÀï)' ............................. 503
BAUSTERT (R.),.L'universmoral de Malherbe (F. WILHELM) ............................ 1158
BEACH (C), French Women Playwright of the XXth centuiy (A. RYKNER)........................ 332
BEILHARZ (A.), Die Décadence und Sade (D. PERNOT) ................................ 155
BENITEZ (M.), La face cachée des Lumières; Recherches sur les manuscrits clandes-
tins de l'âge classique (G. ARTIGAS-MENANT) ............................. 658
1204 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

BENREKASSA (G.), Le langage des Lumières (J.-P. SEGUIN) 1168


BENSON (E.), Money and Magic in Montaigne (J. VIGNES) 507
BERTHELOT (F.), Le corps du héros (C. BECKER) 172
BERTHIER (P.), La presse littéraire et dramatique au début de la Monarchie de Juillet
(1830-1836) (A. MICHEL) 157
BERTHIER (PH.), Espaces stendhaliens (M. REID) 317
BOCHENEK-FRANCZAKOWA(R.), Le personnage dans le roman par lettres à voix mul-
tiples de La Nouvelle Héloïse aux Liaisons dangereuses (F. MARCHAL) 1175
BOLD (S.), Pascal Geometer (D. DESCOTES) .............. 1161
BONNEL (R. G.), Éthique et esthétique du retour à la campagne au XVIIIe siècle
(G. MÉTAYER) 310
BOUILLAGUET (A.), Proust et les Goncourt (N. MACÉ-BARBIER) 668
BRAHM (A. DE), L'Ostensoir des ironies (D. GROJNOWSKI) 324
BRUNEL (P.), Le rire de Proust (T.-V. TON THAT) 327
BURY (E.), L'esthétique de La Fontaine (B. DONNÉ) 297
. . ;
Cahiers RITM, 11 : Sartre en sa maturité (J.-F. LOUETTE) 163
Cahiers Roucher-Chénier, n° 16 (N. MASSON) 1182
Cahiers Saint-Simon, 24 : Frontières de la Cour (M. ESCOLA) 304
CAMPA (L.), L'esthétique d'Apollinaire (D. ALEXANDRE) 666
CAMPANGNE (H.), Mythologie et rhétorique aux XVe et XVIe siècles en France
(R. CRESCENZO) 132
CARRIER (D.), High Art. Charles Baudelaire and the Origins of Modernist Painting
(C. BRUNET) 1186
CAZENOBE (C), Crébillon fils ou la politique dans le boudoir (V. GÉRAUD) 1178
CAZIER (P.), Le Cri de Job (P. ALEXANDRE) 673
CECCARELLI PELLEGRINO (A.), Le « Bon Architecte » de Philibert de L'Orme
(J. VIGNES) 649
CHAUSSERIE-LAPRÉE (J.-P), La Jeune Parque ou la tentation de construire (P. POR) 523
. .
CHAUVEAU (J.-P.), Lire le baroque (N. GRANDE) 290
COLE (J. R.), Pascal. The man and his two loves (B. DONNÉ) 140
COLLINGWOOD (S.), Market Pledge and Gender Bargain (J. VIGNES) 276
Colportage et lecture populaire. Imprimés de large circulation en Europe, XVIe-
XIXe siècles, p. p. R. CHÀRTIER et H.-J. LÙSEBRINK (J. MIGOZZI) 1147
CONCHE (M.), Montaigne et la philosophie (B. BOUDOU) 283
CONLON (P. M.), Le siècle des Lumières, t. XVI et XVII (N. MASSON) 1182
COOPER (R.), Litterae in tempore belli (J. VIGNES) 280
. .
CORNEILLE, OEdipe, éd. B. Louvat (D. MONCOND'HUY) 1160
CORRE (CH.), Écritures de la musique (F. CLAUDON) 526
COTTRELL (R. D.), La grammaire du silence. Une lecture de la poésie de Marguerite
de Navarre (J. VIGNES) 504
Le Courrier. Revue du Centre international d'études poétiques, 209-210
(D. ALEXANDRE) 332
COUTURIER (M.), La figure de l'auteur (B. VOUILLOUX) 166
CRÉBILLON FILS, Les Heureux Orphelins (P. HARTMANN) 154
.
Les Décadents l'école des Alexandrins, p. p. P.
à 522
GALAND-HALLYN (D. PERNOT)
DE LEY (H.), Fixing.up reality. La Fontaine and Lévy-Strauss (B. DONNÉ)
.... 297
DEMERSON (G.), Joachim Du Bellay et la belle Romaine {J. VIGNES) 282
DES PÉRIERS (B.), Les Nouvelles Récréations et Joyeux Devis. Cymbalum Mundi
(O. BARANOVSKAIA) 133
DISEGNI (S.), Jules Vallès : du journalisme au roman autobiographique (J. MIGOZZI) 521
.
1793, Naixement d'un nou mon a l'ombra de la Republica (M. REID) 663
Dix-septième siècle, 193 : Desmarets de Saint-Sorlin (N. GRANDE) 292
DUBU (J.), Les églises chrétiennes et le théâtre (1550-1850) (L. THIROUIN) 288
TABLE DES MATIERES 1205

DUBU (J,), Racine aux miroirs (J.-P. COLLINET) .................................................... 1165


DUCREY (G:), Corps et graphies (M. DOTTIN-ORSINI) ...................................... 1186
DUEOUR (H.), Portraits en phrases. Les recueils de portraits littéraires au XIXe siècle
(M.REID) ................................................... 325
DURAND (G.), Champs de l'imaginaire (A. RYKNER) ................................................. 333
Éditer et traduire Rabelais à travers les âgés (J. VIGNES).................................... 278
Edizioni seicentesche di Pierre de Ronsard nelle bibliothece italiane, vol. II (D. BJAÏ) 503
EMF, Studies in Early Modem France, vol. 2, p. p. D. L. RUBIN (D. BJAÏ)................................... 1148
Études normandes, n° 1, 19971 La vie littéraire à Rouen au XVIIe siècle (L. MACÉ) 1176
ESCOLA (M.), Jean de La Bruyère (N. GRANDE) ............................. . .
........ 150
ESPRESTER-BAUER (R.), Der Osten und «das was ist » in Paul Claudels Connaissance
de l'Est (L. PEETERS) ..................................... 524

(N. GRANDE) .................................


L'esprit en France au XVIIe siècle. Actes du 28e congrès annuel de la NASSCFL

Ethics and Politics in Seventeenth-Century France (B. DONNÉ)


302
146
Et in Arcadia ego. Actes du 27e congrès annuel de la NASSCFL, 1995 (M. ESCOLA) . . 302
.
Études rabelaisiennes, t. XXXI : Rabelais et la nature (D. BJAÏ)
Fabuleux La Fontaine (A. GÉNETIOT)
............. ...
............................ 502
299

.......................
La Fortune de Montesquieu. Montesquieu écrivain, Actes du colloque de Bordeaux,
janvier 19.89 (J. GEFFRIAUD ROSSO)
Saint Pierre Fourier. La pastorale, l'éducation, l'Europe chrétienne (B. CHÉDOZEAU)
659
135
.
FRAISSE (L.), Proust au miroir de sa correspondance (F. BESSIRE) 326
FR0LIÇH (J.), Des hommes, des femmes et des choses (N. MACÉ-BARBIER) 1196
GALLARDO (J.-L.), Lespectâcle de la parole. La Fontaine (B. DONNÉ)
...........
GELZ (À.), Postàvantgardistische Aesthetik (L.-PEETERS) ...................................... 1197
300
.
GENDRE (A.), Évolution du sonnet français (D. ALEXANDRE) ...................................... 169
André Gide, éd.D.H. Walker (L.PEETERS) ................................ 668
.
GIDE (A.) et HERBART (P.), Le scénario d'Isabelle (N. MACÉ-BARBIER)............................... 668
GILOT (M.) et SERROY (J.), La comédie à l'âge classique (E. MINÈL) 657
.
Going Public. Women and Publisbingin Early Modem France (B. DONNÉ)
GOYET (F), Le sublime du lieu commun. L'inventionrhétorique dans l'Antiquité et à
....... 151

la Renaissance (R. CRESCENZO) — 131


GOURNAY (M. DE), Le Promenoir de Monsieur de Montaigne, éd. J.-CL. ARNOULD
(J. VIGNES) ................................ 509
Marie de Gournay et l'édition Essais.
de 1595 des Colloque
Actes du la de
juin 1995 (R.CRESCENZO) ................................... SIAM,
510
GRELL (CH.), Le dix-huitième siècle et l'antiquité en France (Y. TOUCHEFEU)
La « Guirlande» di Cecilia. Studi in onore di Cecilia Rizza (N. GRANDE)
...... 513
293
HARRISON (H. L.), Pistoles/Paroles : Money and Language in Seventeenth-Century
French Comedy (B. LOUVAT) ............................ 1162
HENEIN (E.), Protée romancier : les déguisements dans L'Astrée (B. DONNÉ)
Histoire d'Éléondre de Parme, éd. R. BOLSTER" (M, REID)....................................
...... 136
318
HOHL (A. M,), Exoticism in Salammbô (G. SÉGINGER), .................................... 520
Hommage à Jean Sgard (N. MASSON) ....................................... 512
HOURMANT (R), Le désenchantementdes clercs (J.-F. LOUETTE) 164
HSIEH (Y.), From Occupation to révolution. China through the eyes of Loti
(L. PEETERS)
. . .. ...
Ici et ailleurs : le dix-huitième siècle au présent. Mélanges J. Proust (M. DELON)
............... ............ 669
156
L'image de la Madeleine du XV° au XIXe siècle (Y. QUENOT)
...
...................... 134
L'Inquisition de Goa. La relation de Charles Dellon (S. REQUEMORA) ....................... 1167
L'Isle des Hermaphrodites, éd. C-.-G. DUBOIS (R. CRESCENZO) ...........................653
IOTTI (G.), Virtù é identità nella tragedia di Voltaire (L. MACÉ) ...................... 153
JULLIARD (C), Imaginaire et Orient. L'écriture du désir (G. SÉGINGER)...................... 672
1206 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

JUNIUS (F.), De pictura veterum libri très, éd. C. NATIVEL (I. PANTIN) 290
KAFKER (F. A.), The Encyclopedists as a Group : a Collective Biography (D. DIOP) 660
.
KENNEDY (E.) et al, Théâtre, Opéra and Audiences in Revolutionary Paris (P. FRANTZ) 515
KLINCK (D.), The French CounterrevolutionaryTheorist Louis de Bonald (A. MICHEL) 1182
KLINKERT (A.), Bewahren und Lôschen (A. GELZ) 161
KOZLOVSKY (P.), Diorama social de Paris par un étranger (P. BERTHIER) 316
LA BEAUMELLE, Mes pensées ou Le qu'en dira-t-on, éd. C. LAURIOL (O. H. SELLES). 1172:
.
LA CEPPÈDE (J. DE), Les Théorèmes sur le Sacré Mystère de notre Rédemption
(R. CRESCENZO) 288
LA FAYETTE (MME DE), Romans et nouvelles, éd. A. Niderst (B. DONNÉ) 293:
LAFOND (J.), L'homme et son image. Morales et littératures de Montaigne à
Mandeville (R. ZUBER) 144
La Fontaine et l'Orient : réception, réécriture, représentation (B. DONNÉ) 298
LAMY (G.), Discours anatomiques, éd. A. BELGRADO (M. ESCOLA) 295
LECARME (J.) et LECARME-TABONE (E.), L'autobiographie(D. MADELENAT) 334
; .
LECLERC (Y.), Gustave Flaubert. L'Éducation sentimentale (D. PERNOT) 321
Lesage écrivain. Actes du colloque de Sarzeau (A. BLANC) 1176
L'ESTOILE (P. DE), Registre-journal du règne de Henri III, t. H (J. VIGNES) 651
LESKO BAKER (D.), The Subject of Désire. Petrarchan Poetics and the Female Voice
in Louise Labé (D. BJAÏ) -1151
.
LESTRINGANT (F.), L'expérience huguenote au Nouveau Monde (J. VIGNES) 650
La lettre clandestine, 5, 1996 (A. NIDERST) 304
La lettre et le politique (B. LEUILLIOT) 169
Lettres de Ballanche à Madame Récamier, éd. A. KETTLER (PH. RÉGNIER) 517
LEWIS (PH.), Seeing through the Mother Goose Taies (M. ESCOLA) 303
Littérature majeure, littérature mineuse (B. LEUILLIOT) 171
Littératures classiques, 29 : La Fontaine (N. GRANDE) 300
Littératures classiques, 30 : l'histoire au xvrr siècle (N. GRANDE) 303
LORNET (M. A.), Jan Martin translateurd'emprise (J. VIGNES) 502
LODDECKE (R.-M.), Literatur als Ausdruck des Gesellschaft (E. DÉCULTOT) 516
LYONS (J. D.), The Tragedy of Origins. Pierre Corneille and Historical Perspective
(P. RONZEAUD) 656
MACKINLEY (M. B.), Les terrains vagues des Essais (J. VIGNES) 506
MANCINI (S.), Oh, un amico ! In dialogo con Montaigne e i sùoi interpreti (J. VIGNES) 507
MARCETTEAU-PAUL (A.), Montaigne propriétaire foncier (J. VIGNES) 505
MARCUS (K. M.), The Représentation of Mesmerism in Balzac's Comédie humaine
(J.-P. SAIDAH) 664
MARIVAUX, Théâtre complet, éd. H. COULET et M. GILOT (F. RUBELLIN) 306
MARIVAUX, Les Fausses Confidences, éd. M. GILOT (A. RIVARA) 308
MARIVAUX, La Vie de Marianne, éd. J. DAGEN (A. RIVARA) 309
Clément Marot. Actes du colloque international de Cahors, 1996 (M.-D. LEGRAND) 277
.
MAROTIN (J.), Les années de formation de Jules Vallès (1845-1867) (L. LE GUILLOU) 319
Masques italiens et comédie moderne, p. p. A. RIVARA (C. BONFILS) 511
.
MAUDUIT (M.), Traité de religion contre les athées, éd. M. HYUN (B. CHÉDOZEAU) 294
..
Le mécénat et l'influence des Guises. Actes du colloque de Joinville, 1994 (A. P. POUEY-
MOUNOU) 1156
.
Mémoires et autres inédits de Nicolas Goulas (N. GRANDE) 147
,
METZIDAKIS (S.), Différence Unbound. The Rise of Pluralism in Literature and
Criticism (A. KIBÉDI VARGA) 1195
MICHON (H.), L'ordre du coeur : philosophie, théologie et mystique dans les Pensées
de Pascal (H. BOUCHILLOUX) 139
MILLET (O.), La première réception des Essais de Montaigne (1580-1640) (J. VIGNES)" 505
MINER (M.), Résonant Gaps between Baudelaire and Wagner (R. LLOYD) 159
,.
TABLE DES MATIÈRES 1207

MIRBEAU (O.), Premières chroniques esthétiques (D. PERNOT) ................................... 323


Mistere de l'Institution de l'Ordre des Frères Prescheurs (J. VIGNES)................................ 276
Modernités, 8. Le sujet lyrique en question (P. ALEXANDRE)......................................... 168
MOLIÈRE, Théâtre complet, 1, éd. P. MALANDÀIN (B. LOUVAT) .................................1164
Morales du XVIe siècle. Hommage à Denis Baril (R. CRESCENZO) ......................... 649
MOROT-SIR (E.), La raison et la grâce selon Pascal (H. BOUCHILLOUX)...............................143
MOUGIN (P.), Lecture de L'Acacia de Claude Simon (D. ALEXANDRE) - .......................... 1190
Le Nouveau Moliériste, n° 2 (B.LOUVAT) ................................. 1163
La nouvelle : stratégie de la fin. Boccàce, Cervantes, Marguerite de Navarre (D. BJAÏ) 1150 ........................

0'NEAL (J. C), The Authority of Expérience (C.SETH) ............................... 1174

(D.ALEXANDRE) ....................
L'OEuvre d'identité. Essais sur le Romantisme, de Nodier à Baudelaire (M. RËID).................. 518
OEuvres et critiques, XXI : Approches bacbelardiennes des oeuvres littéraires

Les Olympiquesde Descartes (B. DONNÉ) ......................................


673
137
PALISSY (B.), OEuvres complètes, éd. M.-M. FRAGONARD et al (M. ENGAMARRE) 1151
............... .................
V
.... .
PARKIN (J.), Interpreting Rabelais (D. BJAÏ) 502
.

(J. VIGNES) .....................................


PASQUIER (E.), Les Recherches de la France, éd.M.-M. FRAGONARD et F. ROUDAUT
654

(RMARCHAL) ......................................
PETROVICH (V. C), Connaissance et rêve(rie) dans le discours dés Lumières

PHILOSTRATE, Les Images..., trad,de BLAISE DE VIGENÈRE, éd. F. GRAZIANI (M. JQURDE)
662
1154
PICKERING (R.), Paul Valéry, la page, l'écriture (T.-V. TON-THAT) ...................... 328
PIETZ (D.), Zur literarisehen Rezeption. des Comtés de Saint-Simon (E: DÉCULTOT) 663.
PIZZORUSSO (A.), Figure del soggettô (A. TRIPET) ........................... 328
PLAZENET (L.) L'ébahissementet la délectation(S. REQUËMORA) ........................ 1166
POISSENOT (B.), Nouvelles Histoires tragiques (B.BOUDOU) ............................. 285
PONZIANO LAVATORI (G-),Language andMoney in Rabelais (B.BOUDOU) ...................... 1149
POULOT (D.), Surveiller et s'instruire (J.-M. RÔULIN) ................................. 314
PRAT (M.-H.), Les mots du .corps. Un imaginaire lexical dans Les Tragiques
d'A. d'Aubigné (D.BJAÏ) ..................................... 652
Présence de La Fontaine. Actes de la journée d'étude de Lyon, 1995 (B. DONNÉ)........................... 301
QUINET (E.), Lettres à sa mère, 1(1808-1820) (L. LE GUILLOU) .............................. .315
RABELAIS, Gargantua, éd. N. CÀZAURAN (J. VIGNES) 279.
RANDALL (M.), Building Resemblance (J. VIGNES) 275
Recherches et Travaux, n° 47. Hommage à Jean-Charles Gâteau (D. ALEXANDRE) 671
Regards sur le passé dans l'Europe des XVIe et XVIIe siècles. Actes du colloque de
Nancy II, 1995 (J. GARAPON) .................................. 1157
REGÔSIN (R. L.), Montaigne'sUnruly Brood (J. VIGNES) 508
Les Remarques de l'Académie Française sur le Quinte-Curce de Vaugelas, éd.
W. AYRES-BENNET et PH. CARON (V. HÉRAUD) ......................... 511
Renaissances européennes et Renaissance française, p. p. G. GADOFFRE (J. VIGNES) 501
Répertoire de la Correspondance de Lamartine (1807-1829) (P. BERTHIER).................... 316.
Revue des sciences humaines, 244 : Pascal. L'exercice de l'esprit (M. ESCOLA) ................ 143
RICHTER (M.), La moralité de Baudelaire (F. GARAVINI) ......................... 519
RizzA (C), Libertinage et littérature (À, GÉNETIOT) 1163
ROHOU (J.), Jean Racine entre sa carrière, son oeuvre et son Dieu (J. EMELINA)...................... 147
Roman 20-50, n° 22 : Joë Bousquet (D. ALEXANDRE)
........................ 669

(I. MARASESCU) ...................


RouvrLLOls (F.), L'invention du progrès. Aux. origines de la pensée totalitaire
1176
ROY-REVERZY
siècle (D. PERNOT)
XIXe ................................
(E.), La mort d'Eros, La mésalliance dans le roman du second
322
SAINT-LAMBERT (J.-F. DE), Contes américains, édi-.R. LITTLE (G. MILET-GHYS)
SCARCA (D.), Agli antipodi dell' Occidente (F. MARCHAL)
..... 1172
...................... 313
1208 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

SÉGINGER (G.), Naissance et métamorphose d'un écrivain. Flaubert et les


Tentations de Saint Antoine (J. BEM) 319
SERMET (J. DE), Michel Leiris poète surréaliste (D. ALEXANDRE) 1193
SPICA (A.-E.), Symbolique humaniste et emblématique (R. CRESCENZO)
....
SPONDE (J. DE), Méditations sur les Psaumes, éd. S. LARDON (R. CRESCENZO)
1149
287
STONE (H.), The Classical Model (E. MINEL) 657
SUPERVIELLE (J.), OEuvres poétiques complètes, éd. M. COLLOT et al.
(D.ALEXANDRE) 1191
Terreur et représentation, p. p. P. GLAUDES (A. RYKNER) 336
Lethéâtre des romanciers, p. p. M. MIGUET-OLLAGNIER (M. AUTRAND) 670
TIBI (A.), Stendhal sur la voie publique (M. REID)
.... 318
VIGNES (J.), Mots dorés pour un siècle de fer. Les Mimes, enseignements et
proverbes de Jean-Antoine de Baïf (B. BOUDOU) 1152
VOLTAIRE, Correspondance choisie, éd. J. HELLEGOUARC'H (N. MASSON) 1179
VOLTAIRE, OEuvres complètes, 3B. The English Essays of 1727 (N. CRONK)
.. . 152
.
VOLTAIRE, Storia di Jenni, trad. R. BACCHELLI (L. MACÉ) 512
WAGSTAFF (P.), Memory and Désire : Rétif de la Bretonne (P. TESTUD)
WEBSTER (M.), Reading Visual Poetry after Futurism (L. PEETERS)
.... 1180
667
WEINRICH (H.), Lethe. Kunst und Kritik des Vergessens (L. PEETERS) 174
WERNER (E.), Montaigne stratège (B. BOUDOU) 282
ZOLA (E.), Vérité (D. PERNOT) 160

Bibliographiepar MARIANNE PERNOO-BÉCACHE 705 à 1032


Correspondance - 528, 687
Informations 2, 178, 354, 530, 1034
.
In Memoriam PAUL VERNIÈRE 349
Livres reçus, par AXEL PREISS 339, 691
Procès-verbaux de l'Assemblée générale de la Société d'Histoire littéraire
de la France, le 21 novembre 1997 675
. .
Résumés 175, 351, 703, 1199
Table des matières de l'année 1998 1202

Imprimé en France, à Vendôme


Imprimerie des Presses Universitaires de France
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
ISBN 2 13 049238 x
Décembre 1998 — N° 45 699
© Presses Universitaires de France, 1998
108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
Société d'Histoire littéraire de la France
reconnue d'utilité publique
112, rue Monge, BP 173, 75005 Paris

Membres d'honneur

Mmes B. Jasinski, A. Rouait-Valéry, MM. Y. Abé, D. Alden, W.H. Barber, G. Blin, E. BonnefoUs,
T. Cave, L.G. Crocker, L. De Nardis, J. Favier, B. Gagnebint, R. Jouanny, Y. Kobayashi, J.L. Lecercle,
G. Lubin, J. Monfrin, R. Mortier, M. Nadeau, H. Nakagawa, R. Nicklaus, R. Pintard, A. Pizzorusso,
G. von Proschwitz, L.S. Senghof, P. Vemièret, Ch. Wirz.

Bureau

Président : René POMEAU, de l'Académie des Sciences morales et politiques.


Vice-Présidents : Claude PICHOIS, professeur à la Sorbonne et à l'Université Vanderbilt ;
René RANCOEUR, conservateuren chef honoraire à la BibliothèqueNationale.
Secrétaires généraux : Madeleine AMBRIÈRE-FARGEAUD, professeurà la Sorbonne ;
Sylvain MENANT, professeur à la Sorbonne.
Secrétaires : Claude DUCHET, professeur à l'Université de Paris VJJI ;
Roland VIROLLE, maître de conférences à l'Université de Rouen.
Secrétaire adjoint : Michel AUTRAND, professeur à la Sorbonne.
Trésorier : Olivier MILLET, professeurà l'Université de Bâle.
Trésorier adjoint : Emmanuel BURY, professeur à l'Université de Versailles-Saint-Quentin.

Conseil d'actarixiistration

M. P. Bénichou, Mme F. Callu, MM. J. Céard, P. Citron, H. Coulet, M. Delon, M. Fumaroli,


Mmes M. Huchon, Chr. Mervaud, A. Michel, MM. M. Milner, R. Pierrot, J. Roussel, R. Zuber.

Correspondants à l'étranger

Afrique du Sud (R.SA.) : M. M. Shackleton. Allemagne : MM. W. Bahner, H. Hofer, H. Krauss,


M. Naumann, Fr. Nies, U. Ricken, Mme R. Schober, M.W. Wehle. Argentine : Mme L. Moreau.
Australie : Mme J. Fornasiero. Autriche : M. S. Himmelsbach. Belgique : MM. J.-Cl. Polet,
A. Vandegans, J. Vercruysse, Brésil : Mme C. Berrettini. Canada : M. B. Beugnot. Chine (République
populaire de) : MM. Cheng Zenghou, Mme Meng Hua, M. Zengh Kelu. Corée du Sud : Mme Ki-Jeong
Song. Danemark : M. H.P. Lund. Espagne : Mme A. Yllera. États-Unis : MM. A. Aciman, M. Olds,
J. Patty, W. Thompson. Grande-Bretagne : MM. P. Sharratt, M. Tilby. Hongrie : M. T. Gorilovics,
Mlle Németh. Irlande : M. R. Little. Israël : Mmes Rosen et Shillony. Italie : M. A. Beretta Anguissola,
Mmes L. Carniniti Pennarola, E. Del Panta. Japon : Mlle E. Nakamura, MM. T. Shiokawa, J. Yoshida.
Luxembourg ; M. Fr. Wilhem. Norvège : Mme K. Gundersen. Pays-Bas : MM. M. van Buuren, A.
Kibédi Varga. Pologne : M. Z. Naliwajek. Portugal : Mme M.-À. Seixo. Roumanie : Mme Muresanu
Ionescu. Russie : Mme E. Gretchanaia. Suède : Mme S. Swahn. Suisse : MM. Y. Giraud, P.O. Walzer.
République tchèque : MM. J. Frycer, A. Zatloukal.

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