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fredrika spindler

philosophie de la puissance

& détEr­m ination de l’homme

chez spinoza & chez nietzsche

thèse de doctorat de philosophie


université paul valéry III
montpellier
Philosophie de la puissance
et détermination de l’homme chez
Spinoza et chez Nietzsche

1
philosophie de la puissance …

2
fred r i k a
spi ndler

Philosophie de la puissance
et détermination de l’homme chez
Spinoza et chez Nietzsche
g

thèse de doctorat de philosophie


université paul valéry iii
montpellier

glänta produktion

3
philosophie de la puissance …

fredrika spindler
Philosophie de la puissance et détermination
de l’ homme chez Spinoza et chez Nietzsche

© fredrika spindler
Utgiven av glänta produktion
Graf isk form & sättning richard lindmark
Printed by munkreklam ab, munkedal 2005

isbn 91-974575-9-0

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Remerciements

à Madame Huguette Courtès, Professeur en ­Philosophie


à l’Université Paul Valéry de ­Montpellier III. Sans
son assistance et son attention, ce travail n’aurait
pu voir le jour. Sa patience et son insistance ont été
des forces motrices depuis les longues années où
s’est élaborée l’intuition initiale qui s’achève ici.
Le travail de l’affirmation étant essentiellement
un apprentissage de la respiration, si difficile aux
­philosophes, nous aimerions exprimer une pensée pleine
de reconnaissance à ceux qui nous ont ­accompagnés
et qui ne sont plus parmi nous aujourd’hui.

5
philosophie de la puissance …

6
introduction

introduction

«Le monde pourrait bien avoir beaucoup plus de


­valeur que nous ne l’avons cru — nous devons
­dépasser la naïveté de nos idéaux — et découvrir que,
malgré notre conviction de lui donner la plus haute
­interprétation, nous n’avons même pas donné à ­notre
existence humaine sa juste valeur moyenne.»1

Dans notre étude sur «Philosophie de la puissance et déter-


mination de l’homme chez Spinoza et chez Nietzsche» nous
avons entrepris une recherche sur la problématique de l’iden-
tité humaine dans les philosophies respectives de Spinoza et
de Nietzsche. En effet, dans une pensée qui affirme incondi-
tionnellement la vie pour elle-même, qui abolit tout finalisme
et toute transcendance en instaurant la valeur de l’imma-
nence absolue, qu’advient-il de l’existence et de la destinée
humaine ? Ne courent-elles pas le risque d’être absorbées par
une nature qui ne se définit que par sa puissance; d’être en-
globées dans celle-ci sans pouvoir être spécifiquement et pro-
prement affirmées et nommées? Ou au contraire, n’est-ce pas
l’appartenance pleine à la nature qui permettra à l’existence
humaine de se définir et de se réaliser d’une façon jusque là
inconnue ? C’est dans le projet d’établir comment les philoso-

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philosophie de la puissance …
introduction

phies de Spinoza et de Nietzsche permettent d’un mouvement


commun de redéfinir le sens même de l’homme que s’annonce
le travail présent.
L’association de deux philosophes nécessite toujours une
très grande précaution. Même en faisant infiniment attention
à la singularité irréductible de chacun des deux, nous courons
à chaque moment le risque de trahir la pensée de l’un en vou-
lant la confronter à celle de l’autre. La trahison, douloureuse
et inévitable, guette toute mise en relation de deux pensées,
et ce, d’autant plus que les affinités semblent évidentes au dé-
part. Plutôt que de tenter d’éviter à tout prix ce risque, nous
avons choisi de l’assumer pleinement. La relation que nous
dessinons entre la pensée de Spinoza et la pensée de Nietzs-
che n’est pas de l’ordre de la comparaison, car celle-ci nous
semble dès le départ condamnée à la stérilité. A la place, il a
fallu forger une pensée, bâtir une problématique au sein de
laquelle aussi bien la pensée de Spinoza que celle de Nietzsche
parviennent à s’exprimer sur le thème qui nous préoccupe. En
dépit de leur singularité, les deux pensées trouvent ainsi quel-
que chose comme un langage ou un souffle commun. Grâce à
ce tissage parfois trop serré, il se trouve alors que les clivages
entre Spinoza et Nietzsche ont pu se dessiner de façon plus
précise et plus probante que si nous avions simplement juxta-
posé des termes.
Nous devons poser la problématique de la puissance et de la
détermination humaine au sein d’une pensée de l’immanence
à travers un certain nombre de concepts majeurs. Le point de
départ est la détermination de l’homme en tant qu’expression
d’une intensité de puissance particulière au sein de la nature,
détermination nécessitant le développement de sa significa-
tion pour l’homme dans l’élaboration des valeurs morales.
La considération de l’immanence donne lieu à une analyse
approfondie de la temporalité et de l’éternité dans lesquelles
s’inscrive l’existence humaine. Celles-ci fonderont la possibi-
lité de considérer l’homme comme une puissance affirmative

8
introduction

dont la détermination passive peut devenir une activité. C’est


donc la temporalité qui fonde les conditions de la connais-
sance, celle-ci comprise comme l’activité la plus fondamen-
tale et expressive de l’être humain. Dans la connaissance se
développera la notion de la puissance et de l’affirmation, et
se rassemble l’expérience de l’éternité présente et inhérente à
toute vie.

Afin de faciliter la lecture, nous avons utilisé les traductions


françaises (cf. bibliographie) de Spinoza et de Nietzsche dans
le corps du texte, et les textes en langue originale dans les
notes en bas de page. Pour Spinoza, les textes latins ne sont
reproduits que lorsque la spécificité de la langue l’exige, pour
Nietzsche, la quasi-totalité des textes cités sont reproduits en
allemand. Notons enfin que certains ouvrages de Nietzsche
sont cités dans l’Edition DTV, de Gruyter2 qui emploie une
orthographe ancienne.

9
philosophie de la puissance …

i.
la condition
de l’homme et le monde

1. L’Homme conditionné par l’extérieur


La définition spinoziste de la nature humaine, en tant que
mode, semble d’emblée annoncer la problématique de l’éva-
luation des conditions existentiales de l’homme : étant par
essence une expression particulière et déterminée de la subs-
tance1, l’homme ne se distingue en rien des autres modes en ce
qu’il est limité, fini en son genre : son essence n’enveloppant
pas l’existence, il «n’appartient pas à sa nature d’exister»2 ce
qui signifie que la détermination à la vie n’est pas une chose
intrinsèque à l’homme. Ainsi, par le simple fait de définir
l’homme comme «ce qui est conçu par autre chose» 3 et qui
par conséquent ne se détermine pas lui-même à la vie, sachant
par ailleurs que son existence est régie par l’ensemble des lois
de la nature4, il apparaît que sous quelque façon que nous
considérions l’homme ; en soi, par rapport à la substance ou
par rapport aux autres modes, la détermination extérieure
est sa condition fondamentale dans l’existence. Il s’ensuit
par là même que lorsque nous parlons de la détermination
de l’homme, nous ne désignons pas là un état dégradant ou
perverti, mais au contraire, une donnée première qui, consti-

10
chapitre i

tuant la définition même de l’homme, ne saurait être négative


en tant que telle.5 Dès lors, nous pouvons aussi suggérer que
la détermination de l’homme devra aussi comporter par la
suite quelque chose d’absolument affirmatif, non seulement
en tant que c’est une condition nécessaire qui, en tant que
définition, ne peut être négative au sens spinoziste, mais parce
que de cette détermination découleront toutes les possibilités
de l’affirmation de l’homme dans l’affirmation de la vie.
Concernant l’analyse nietzschéenne, le mot «détermina-
tion» apparaît tout d’abord comme une expression particuliè-
rement malheureuse, puisque Nietzsche s’oppose à plusieurs
reprises aux «déterministes»6 et qu’une analyse tant soit peu
respectueuse du vocabulaire nietzschéen ne saurait souffrir
l’imposition inconsidérée de ce concept dans une étude de la
condition humaine. Néanmoins, ce qui est ici premièrement
envisagé n’est pas une analyse approfondie de l’opposition
entre Spinoza et Nietzsche sur la question de la détermination
dans le sens de nécessité par rapport à la contingence (nous
consacrerons par la suite un chapitre important à cette ques-
tion), mais une mise en rapport de la thèse spinoziste et de la
thèse nietzschéenne concernant la condition existentielle de
l’homme, d’où il apparaît que le terme de «détermination»
désigne, plus que toute autre chose, le fait que l’homme soit
par nature dans une situation de dépendance et de raisonne-
ment erronée par rapport à l’existence, et que cette situation
donc ne témoigne pas d’une «erreur» regrettable ou rectifia-
ble, mais est une condition première de la vie humaine. Il nous
appartient donc de comprendre ce que cette détermination
implique et quelles sont ses conséquences dans la perspective
de notre analyse de la puissance de l’homme et de l’affirma-
tion de la vie chez Spinoza et Nietzsche.

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philosophie de la puissance …

A) La condition existentielle
des modes chez Spinoza: la passion.
La détermination, chez Spinoza, comporte une signification
double : d’une part, le mode est une expression particulière
de la substance ce qui signifie qu’il doit, en raison de la né-
cessité substantielle de produire un nombre infini d’effets7,
exprimer d’une façon certaine et précise une variation d’in-
tensité particulière de la puissance de la substance (ce qu’il
fait doublement en tant que âme et corps). L’être du mode
consiste entièrement dans le fait d’exprimer ainsi une partie
de la substance, à produire des effets selon sa composition,
ce qui veut dire que sa détermination n’est pas quelque chose
d’annexe ou d’arbitraire qui s’ajouterait à son être, mais
qu’au contraire, elle le constitue. Ainsi, il n’y a rien dans le
mode qui pourrait le soustraire à sa détermination, ou qui
pourrait faire en sorte qu’il ne produise pas les effets qui lui
appartiennent, puisque premièrement, une telle indétermina-
tion impliquerait un changement de nature à l’intérieur du
mode, ce qui entraînerait nécessairement sa destruction8,
et, deuxièmement, la détermination du mode reposant sur
la nécessité de la substance, l’indétermination supposerait
qu’il y ait contradiction dans la substance, ce qui en raison
de sa positivité absolue serait absurde9. Nous pouvons alors
dès maintenant comprendre que la détermination spinoziste
ne présente aucun caractère finaliste, comme Nietzsche a pu
le croire10: la production des effets de la substance, que ce
soit par le fait que celle-ci s’exprime à travers ses modes, ou
que les modes à leur tour produisent des effets, ne comporte
aucune intentionnalité, et aucun effet n’est visé, comme un
but à atteindre: bien au contraire, la nécessité est une néces-
sité a priori, causale, autrement dit ce n’est qu’en raison de la
nature absolument infinie de la puissance substantielle11 que
des effets s’ensuivent. En effet, il apparaît bien que la nature

12
chapitre i

de Dieu lui impose de produire les choses particulières pour


la même raison qu’elle lui impose de se produire lui-même:
l’on peut donc conclure que Dieu doit être dit «cause de tou-
tes choses» dans le même sens qu’il est dit «cause de soi»12.
Précisons enfin que les modes, étant des effets de la substance,
ne doivent en aucun cas être confondus avec elle: dans la
substance, l’essence et l’existence sont la même chose13, ce qui
n’est pas le cas des modes.14 Nous reviendrons ultérieurement
sur le refus de la finalité chez Spinoza.

Ainsi, le mode est absolument déterminé par la substance,


tant dans son essence que dans son existence15. Mais si l’es-
sence du mode, qui exprime la puissance de la substance se-
lon un certain degré et qui n’est rien d’autre que le conatus
ou la tendance vitale du mode16, découle de toute éternité
de la substance même, il n’en va pas de même pour la ve-
nue à l’existence du mode. Celle-ci, étant limitée, devra être
produite par un autre mode, fini également, puisque ce n’est
que le fini qui peut engendrer le fini: ainsi, dit Spinoza, «Une
chose singulière quelconque, autrement dit toute chose qui
est finie et a une existence déterminée, ne peut exister et être
déterminée à produire quelque effet, si elle n’est déterminée
à exister et à produire cet effet par une autre cause qui est
elle-même finie et a une existence déterminée ; et à son tour
cette cause ne peut pas non plus exister et être déterminée
à produire quelque effet, si elle n’est déterminée à exister et
à produire cet effet par une autre qui est aussi finie et a une
existence déterminée, et ainsi à l’infini.»17 La détermination
à l’existence ne peut pas se faire par la substance prise abso-
lument, étant donné qu’une chose absolument infinie ne peut
pas directement engendrer une chose de nature finie mais se
fait donc par la substance en tant qu’elle est considérée com-
me affectée par une modification finie: c’est-à-dire un autre
mode. L’existence de chaque mode nécessite donc le concours
de l’ensemble de la Nature Naturée18, et ce d’autant plus que

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philosophie de la puissance …

le mode est complexe: plus un corps est composé par un plus


grand nombre de parties, (et dont par conséquent l’âme est
composée par un grand nombre d’idées), plus son existence
nécessitera un concours extérieur multiple. Nous voyons donc
que l’homme, étant le mode auquel Spinoza semble accorder
le plus de complexité19 est par là aussi singulièrement déter-
miné, car non seulement sa venue à l’existence est régie par
d’autres modes, mais aussi tout ce qui touche à son existence
actuelle. Son corps, composé par une multitude de parties se
définit selon les rapports de mouvement et de repos qu’entre-
tiennent ces parties20, cependant, toute instauration ou tout
changement de mouvement devra venir de l’extérieur puisque
les parties du corps ne comportent pas de qualité dynamique
interne21. Or cela veut dire aussi que l’âme, étant l’idée du
corps, c’est-à-dire «une chose singulière existant en acte»,22
ne pourra former des idées qu’en tant que l’état du corps est
modifié par l’extérieur, autrement dit, l’homme ne pourra
rien percevoir, penser ou connaître si ce n’est dans la mesure
où il est affecté, touché, rencontré par les autres modes. Ainsi,
l’âme, ou la faculté mentale de l’homme23 doit non seulement
avoir des idées des affections du corps pour connaître le mon-
de: «L’Âme ne perçoit aucun corps extérieur comme existant
en acte, si ce n’est par les idées des affections de son propre
corps»24, mais en plus, elle ne peut se connaître elle même,
c’est-à-dire connaître le corps dont elle est l’idée qu’à travers
ce qui l’affecte: «L’Âme ne se connaît elle-même qu’en tant
qu’elle perçoit les idées des affections du Corps» 25.
Nous voyons dès maintenant le sens plein de la double dé-
termination du mode: la détermination absolue, celle qui a
pour cause directe la substance, est la détermination de l’es-
sence même du mode: c’est par elle que s’exprime la force
vitale ou active du mode, celle qui fait qu’il y a dynamisme ou
qui plus précisément constitue ce dynamisme même en tant
que conatus26. Mais la détermination extérieure qui dépend
des affections de la Nature Naturée est celle qui non seule-

14
chapitre i

ment implique mais aussi rend possible les deux caractéristi-


ques du fonctionnement humain: la connaissance et la cons-
cience.27 Le mode ne se connaît pas lui-même, et ne connaît
pas le monde, ni n’en a conscience, qu’en tant précisément
qu’il peut être affecté, déterminé par l’extérieur. Or, ce qui
se révélera dramatique pour le concept de l’homme chez Spi-
noza, c’est que cette conscience qu’a l’homme de lui-même
est naturellement le lieu des plus grandes illusions concernant
sa propre nature et l’ordre des choses, car la connaissance
qu’il a en tant qu’il est affecté est nécessairement inadéquate.
En termes spinozistes, cela ne veut pas dire que la connais-
sance, ou l’idée qui la constitue, ne correspond pas à l’objet
qu’elle représente, mais qu’elle n’exprime pas adéquatement
la «convenance interne avec son objet»28. La connaissance
adéquate est celle qui explique la cause de l’idée et de son
objet, autrement dit qui explique ou rend compte de l’essence
d’une chose, ce qui à son tour implique son appartenance
substantielle: comment la chose à connaître exprime l’attri-
but de l’Étendue, pour le corps, ou l’attribut de la Pensée,
pour l’idée, de la substance. Nous reviendrons par la suite
plus longuement sur la problématique de la connaissance
adéquate chez Spinoza. Pour l’instant, nous devons en rester
à la constatation que la connaissance adéquate est celle qui
explique une chose par sa cause (non pas «prochaine», au
sens physique, mais au sens absolu29), or, l’idée d’une affec-
tion perçue dans l’âme d’un corps affecté n’est pas en mesure
de le faire: certes, l’affection, en tant que telle, comporte à la
fois l’idée du corps affectant et l’idée du corps affecté30, mais
elle ne les comporte pas dans leur intégralité: elle n’exprime
pas la chose de la même façon que celle-ci est exprimée dans
l’entendement divin, où son idée comprend aussi l’idée de ses
causes extérieures à l’infini.31 Nous dirons par conséquent que
l’idée d’une affection enveloppe sa cause mais ne l’exprime
pas, c’est une «idée inexpressive»32. Ce qui constitue l’idée
d’une affection du corps, donc, est de l’ordre d’impressions

15
philosophie de la puissance …

ou d’indications: une indication que le corps a été affecté, et


la façon immédiate dont il l’a été, ce qui signifie qu’elle indi-
que l’état du corps affecté, mais n’explique pas adéquatement
ce qui l’affecte33. Ainsi, ce qui est pour nous «un objet» n’est
rien d’autre qu’un effet dans notre corps et notre âme en tant
qu’ils subissent un effet. Ensuite, bien que l’idée d’une affec-
tion fasse percevoir à l’âme un changement dans son corps,
elle n’explique pas ce qu’est ce corps, et par conséquent ce
qu’est l’âme elle-même.34
Il s’ensuit que ce qui est communément appelé «connais-
sance» ne semble en réalité être rien d’autre qu’une pensée
ou un sentiment confus ; immédiatement et réellement vécu
certes, mais en tant qu’enchevêtrement de relations multi-
ples entre le corps affecté et le corps affectant, entre l’âme
et le corps affecté, entre l’idée du corps affectant et l’idée du
corps affecté…, qui à aucun moment ne saurait remplir les
conditions de l’adéquation au sens spinoziste. La connais-
sance, dans ce sens, est à comprendre comme un état de choc,
une perception dont l’idée ne s’explique pas par la propre
puissance de penser de l’âme, et ne peut à aucun moment
impliquer un positionnement stable et affirmatif de soi. La
conscience, ou l’idée qu’a l’homme de lui-même est égale-
ment erronée: si toutes les idées que l’homme forme relèvent
d’une connaissance, c’est-à-dire d’une perception inadéquate
des choses, et que l’homme perçoit naturellement les choses
par leurs effets et non leurs causes. Il prolonge cette inversion
par la suite en formant des idées où il se désigne lui-même
comme cause libre des effets qu’il engendre35. En d’autres ter-
mes, l’homme ne sait pas qu’il est déterminé dans son essence
à persévérer dans l’existence et que tous ses désirs ne sont
que l’expression de cette détermination: il ne sait pas qu’il
est déterminé dans son existence par les autres modes dont il
a absolument besoin, et que déjà ses désirs les plus intérieurs
relèvent déjà d’une détermination dont son «moi» n’est pas la
cause, «c’est ainsi qu’un petit enfant croit librement appéter

16
chapitre i

le lait, un jeune garçon en colère vouloir la vengeance, un


peureux la fuite.»36 Il en va de même de la conception d’un
sujet se déterminant lui-même à l’action, puisque les actions
qui suivent des perceptions sont en réalité plutôt des réac-
tions, des réponses plus ou moins immédiates aux sollicita-
tions et aux événements extérieurs.
L’analyse de la détermination spinoziste montre suffisam-
ment que le désir n’est pas libre (nous reviendrons sur le désir
dans le ch. II) et que le concept de la volonté libre (humaine
comme divine37) est à rejeter: la volonté, chez Spinoza, ne
peut pas être libre parce qu’elle est à chaque fois une voli-
tion précise, déterminée par un objet précis38, autrement dit
ce n’est pas une faculté absolue en soi, comme le soutient
Descartes39, mais seulement une application de la faculté qu’a
l’âme de former une idée d’une affection du corps ; singulière,
elle ne diffère pas de l’entendement40, qui lui aussi se rapporte
à seule une idée à la fois. Ainsi, ce qui est communément
appelé volonté n’est rien d’autre que le fait d’affirmer ou de
nier une chose perçue41. Dire que la volonté est plus étendue
que l’entendement n’est possible que dans la mesure où par
entendement l’on désignerait uniquement les idées claires et
distinctes (ce qui n’est pas le cas chez Descartes), autrement,
cela reviendrait à dire que l’homme peut vouloir des choses
dont il n’a pas d’idée, c’est-à-dire qu’il puisse vouloir des cho-
ses qui ne l’ont jamais affecté ; qu’il n’a jamais perçues42, or
Spinoza «nie que la volonté s’étende plus loin que les percep-
tions, autrement dit la faculté de concevoir»43.

La détermination spinoziste ayant ainsi été évaluée comme


condition inhérente à l’être humain, et, comprise à ce titre
comme une détermination essentiellement positive, nous pou-
vons à présent passer à l’analyse de ce que nous avons appelé
«la détermination de l’extérieur» chez Nietzsche, à savoir des
conditions de l’existence humaine à partir du concept de la

17
philosophie de la puissance …

volonté de puissance, afin de voir dans quelle mesure il est


légitime de la rapprocher de celle de Spinoza.

B) La condition existentielle
de l’homme chez Nietzsche: apparence et évaluation.
Le principe du conatus, à savoir que l’essence de l’homme est
de persévérer dans son être, et que tout instant, toute action
de la vie humaine témoigne de cet effort, implique que, dans
la connaissance adéquate comme dans la connaissance inadé-
quate, l’homme est conscient de son effort44. Or, malgré cette
conscience, l’homme vit dans la passion, c’est-à-dire dans la
détermination extérieure, et nous avons montré l’irréductibi-
lité de cette détermination: l’homme, qui consiste en un corps
et une âme qui est l’idée de ce corps et rien d’autre, ne peut
rien percevoir ni de lui-même ni du monde extérieur sinon à
travers les affections du corps. Mais si chez Nietzsche nous
avons au préalable défini l’homme comme l’une des expres-
sions de la volonté de puissance45, celle-ci étant fondamenta-
lement un rapport variable entre des forces, des volontés dif-
férentes, et un désir interne d’accroissement de force46, il en
résulte une même détermination de l’homme par l’extérieur:
l’homme est corps et conscience du corps, et le corps est déjà
en soi, comme toute réalité physique, une coordination hié-
rarchique de forces de principe actif-réactif, qui à tout instant
au contact avec le monde (c’est-à-dire tout événement aussi
bien que la matière: l’air, la chaleur, etc.) se modifie, s’adapte,
s’imprègne. Sans pour l’instant approfondir les affinités de ces
principes de forces et du conatus spinoziste, nous nous per-
mettons néanmoins de suggérer que la volonté de puissance,
en tant que la force motrice de tout être, implique un effort
continu, le dynamisme interne déterminant tout phénomène,
autant dans l’activité que dans la passivité.
Nous avons vu que chez Spinoza, la connaissance résultait
immédiatement d’une relation entre deux ou plusieurs corps

18
chapitre i

et que la connaissance inadéquate tirait son inadéquation


d’un manque ; non pas manque d’information mais manque
d’expressivité. L’idée d’une affection enveloppe toute la cause
ou l’essence, autant du corps affecté que du corps affectant,
mais elle ne l’exprime pas ; je ne sais pas ce qui m’affecte
car je ne sais pas ce que je suis moi-même. Il semble alors
que chez Nietzsche, les bases de la connaissance, et l’illusion
qu’elle comporte, reposent sur un état de choses analogue.
Tout d’abord, parce que la différenciation des individus est
opérée par le corps et la conscience que le corps a de lui-
même47, autrement dit, un homme se définit en premier en
tant que corps et conscience, non pas conscience seule ; en-
suite, si donc cette individualisation se fait par les corps, cela
signifie que c’est par le corps que non seulement nous avons
conscience de nous-mêmes, mais aussi du monde. Par là, le
corps, tel que le conçoivent Spinoza et Nietzsche, change radi-
calement de statut par rapport à la tradition philosophique48:
Si Spinoza maintient (surtout dans l’Éthique II) une concep-
tion cartésienne et mécaniste du fonctionnement du corps en
ce qui concerne les lois selon lesquelles il peut se mouvoir, il
ne suit pas la pensée cartésienne dans la valeur qu’il attribue
au corps. Pour Spinoza, le corps n’est pas une substance sépa-
rée de l’âme avec un fonctionnement indépendant et différent
de celle-ci: le corps spinoziste est le corrélatif de l’idée qu’est
l’âme, ce qui signifie qu’il exprime ce qu’est un individu en
tant qu’on le considère du point de vue de l’Étendue49. Par là
même, le corps vu par Spinoza ne sera pas non plus la chair
corruptible et corruptrice de la morale chrétienne, mais au
contraire, sa complexité structurelle et sensorielle est le si-
gne même d’une puissance interne de l’homme: comme nous
l’avons vu chez Spinoza, plus un corps est composé, plus il
peut être affecté et plus l’âme peut former des idées même si
pour l’instant ces idées sont inadéquates. De même dit Nietzs-
che: «La force et la puissance des sens — c’est ce qu’il y a de
plus essentiel chez un homme réussi et complet».50

19
philosophie de la puissance …

C’est indubitablement par le corps vivant, puissant dans


son pouvoir d’être affecté, que commence toute réalité hu-
maine, et l’on ne s’étonnera pas d’une phrase de tournure
quasi-spinoziste, où Nietzsche affirme que la connaissance
du monde par l’homme dépend de la connaissance de son
propre corps, et que la profondeur du monde «se dévoile à
lui dans la mesure où il s’étonne de lui-même et de sa propre
complexité.»51 Mais la connaissance telle qu’elle se forme à
travers les affections du corps est-elle adéquate (même en em-
ployant ce mot en dehors de la rigueur spinoziste) ? Certai-
nement pas, tout au moins si par «connaissance» nous vou-
lons dire connaissance «objective», connaissance de fait de
la chose connue, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement,
la connaissance par le corps implique automatiquement qu’il
s’agit d’une connaissance qui est rigoureusement subjective:
nous ne percevons pas une chose à l’extérieur de nous, mais
nous percevons que nous sommes affectés par une chose X à
l’extérieur de nous, autrement dit la connaissance concerne
plus notre propre corps que le corps étranger: «nous ne com-
prenons rien de lui, sinon les modifications qu’il provoque en
nous»52. Comme tout corps n’est déjà qu’un système de for-
ces actives et réactives, ce qui veut dire que le sujet connais-
sant est un système mouvant de forces qui tantôt sont domi-
nantes, tantôt dominées, de même que l’objet à connaître est
changeant à son tour, et lorsqu’ils se rencontrent, la relation
n’est qu’une démultiplication de ces mouvements de force.
La question «qu’est-ce que…?» ne rencontre jamais une en-
tité fixe, possible à connaître, mais au contraire, se borne à
recueillir les impressions des actions du corps étranger sur
le nôtre: «A la base [de la question] il y a toujours «qu’est-
ce que cela pour moi ?»»53 Or ce recueillement auquel suit
immédiatement une adaptation ou une incorporation d’une
force par l’autre dont nous sommes conscients implique déjà
une évaluation des deux forces54: la connaissance, ce sont les
idées que nous formons d’après une comparaison instantanée

20
chapitre i

de notre propre force avec une force étrangère, une évalua-


tion de ce qui dans l’autre corps nous affecte — et non pas la
saisie de ce qu’est cette autre force55 —, elle est donc «inter-
prétation, non explication»56.
Mais cela veut dire aussi que nous devons nous poser à
nouveau la question de l’identité: si l’on ne rencontre ja-
mais d’entité fixe puisque les corps sont bien des systèmes
mouvants57, cela veut dire précisément que l’identité n’est
pas quelque chose de fixe. Elle est perpétuellement variable
puisque la vie même est constituée par rencontres ou affec-
tions, autrement dit l’identité est nécessairement ce qui se
constitue à chaque instant, comme évaluation, interprétation,
adaptation et renouvellement de positions de forces internes
et externes. Connaître une chose en elle-même n’est pas pos-
sible parce qu’une chose n’est qu’une relation, un rapport
particulier: la chose ne peut donner à connaître que ce par
quoi elle affecte, autrement dit ce qui apparaît à une autre
chose58, et cette apparence ne cache pas une autre «identité
en soi», mais au contraire, constitue la totalité de son être
à ce moment précis puisqu’elle constitue son état de force
interne. C’est pourquoi Nietzsche peut dire que «le monde
qui nous concerne est faux, c’est-à-dire qu’il n’est pas état
de fait mais invention poétique, total arrondi par une maigre
somme d’observations. Il est fluctuant comme quelque chose
en devenir, comme une erreur qui se décale constamment, qui
ne s’approche jamais de la vérité — car il n’y a pas de «vé-
rité»!»59
Avec cette affirmation nous sommes transportés loin du
monde spinoziste, où l’identité de chaque individu est réelle
et indiscutable, car à chaque existence correspond une es-
sence qui, elle, existe non-modifiable et nécessaire au sein la
substance avec la même nécessité et la même intelligibilité
que celle-ci. Ainsi, la connaissance, si seulement elle procède
des causes aux effets et non à l’inverse, c’est-à-dire si elle
rend compte de l’essence de chaque être comme étant une

21
philosophie de la puissance …

expression de la puissance substantielle, peut être adéquate


et vraie en elle-même. Et pourtant, malgré les divergences
fondamentales qui s’ouvrent comme des abîmes infranchissa-
bles entre Spinoza et Nietzsche en tout ce qui concerne, chez
l’un, l’unicité et la nécessité, et chez l’autre, la fatalité et l’être
comme multiplicité, et qui finalement font apparaître que si
chez Spinoza, l’essence de l’être c’est précisément son intelli-
gibilité profonde, alors que chez Nietzsche, au contraire il n’y
a pas de vérité à comprendre — malgré cela, il nous semble
que nous pouvons déjà en raison de l’analyse précédente af-
firmer qu’il y a des affinités profondes et fondamentales entre
ce que les deux auteurs dénoncent et ce qu’ils affirment de
l’existence humaine.
Premièrement, il est clair qu’avec la valeur qu’attribuent
Spinoza et Nietzsche au corps, le statut de l’homme comme
entité pensante entravée par les affections du corps a subi une
transformation fondamentale. La corrélation absolue entre
les affections du corps et les idées de l’âme fait que nous ne
pouvons plus attribuer une qualité absolue à la conscience
qu’a l’homme de lui-même: loin d’exprimer une certitude
inébranlable et première, la conscience de soi n’est qu’une
expression de la pleine participation de l’homme au monde
physique et de sa détermination par lui. La conscience ne peut
plus être l’idée par laquelle l’homme affirme une appartenan-
ce singulière par rapport à un dieu qui ainsi aurait choisi de
communiquer à l’homme le sentiment de sa valeur, mais est
simplement une idée fondamentale par laquelle il exprime son
appartenance au monde — mais cette expression est encore
très loin de remplir les exigences de la connaissance spinoziste
comme celles de la connaissance nietzschéenne60. Précisons ici
que cette corrélation entre l’âme et le corps qui chez Spinoza
ne fait aucun doute, s’explique de façon plus complexe chez
Nietzsche: si chez Spinoza, il n’est pas question d’une interac-
tion entre l’âme et le corps mais d’une simultanéité, Nietzsche
dira en revanche qu’entre les deux registres de la matière et

22
chapitre i

de l’esprit, il n’y a aucune corrélation, aucun pont qui trans-


crirait adéquatement ce qu’est un phénomène matériel en
pensée: ce sont deux registres absolument hétérogènes61. La
perception n’est, comme toute chose, qu’une réécriture méta-
phorique du monde: quand un corps affecté perçoit un effet,
un heurt ou une résistance d’un corps extérieur, le simple fait
de le sentir implique immédiatement une transcription ou
une métaphore d’un phénomène, puisque déjà le fait d’avoir
une impression de résistance ou de perméabilité est une éva-
luation subjective d’un état de choses62. De même, l’esprit
formulant une pensée, transforme en mots et en concepts ce
qui était déjà transformé comme impression dans la matière:
«Transposer d’abord une excitation nerveuse en une image!
Première métaphore. L’image à nouveau transformée en un
son articulé! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut com-
plet d’une sphère dans une sphère tout autre et nouvelle.»63
Mais précisément, cette activité métaphorique exercée autant
par l’âme que par le corps (si toutefois nous pouvons utili-
ser ces termes) c’est la réalité humaine, et la corrélation entre
l’âme et le corps consiste en ce qu’il n’y a pas d’autre moyen
de percevoir les choses que de cette façon-là.
Cependant, si la corrélation entre le corps et l’âme cons-
titue un fait établi pour Spinoza, cela ne signifie pas pour
autant que la transcription entre ce qui est de l’ordre de la
pensée et ce qui relève de l’étendue soit sans complications.
Parmi ces problèmes il y a notamment le langage auquel
nous avons tendance à accorder une confiance démesurée,
alors qu’il se situe dans la zone la plus délicate entre ce que
nous pensons et ce que nous voulons désigner. Le langage et
l’attribution des noms constituent un problème et soulèvent
bien de malentendus, tant dans la philosophie que dans la vie
courante64: les mots sont «créés arbitrairement et suivant le
niveau du vulgaire»65 et ne peuvent par conséquent nous ap-
prendre quoi que ce soit sur les choses, car les mots sont des
signes des choses telles qu’elles apparaissent à l’imagination

23
philosophie de la puissance …

et non à l’entendement, autrement dit telles qu’elles apparais-


sent à l’âme lorsque le corps est affecté. C’est ainsi que beau-
coup de choses «positives» ont des noms négatifs parce que
nous imaginons plus facilement leur contraire: par exemple
incréé, indépendant, infini, immortel etc.66 Spinoza critique
aussi tout ce qui est idée abstraite, tel «Être, Chose, Homme»
etc, qui ne sont que des multiplicités d’images confuses, man-
quent de précision et ne définissent en rien une chose réelle et
déterminée.67
Deuxièmement, il découle de la relativité comparable de la
conscience chez Spinoza et Nietzsche la même dénonciation
de la liberté et de la causalité humaine: l’âme, dit Nietzsche,
«est une expression pour tous les phénomènes de conscience:
mais nous l’interprétons comme cause de tous les phéno-
mènes (la «conscience de soi» est fictive!)»68. Contre Kant
qui affirme que «si notre liberté consistait en ceci que nous
sommes mus par des représentations, comme un automa-
ton spirituale» alors «elle ne vaudrait guère mieux au fond
que la liberté d’un tournebroche, qui lui aussi quand il a été
une fois remonté, accomplit de lui-même ses mouvements»,
Nietzsche rétorque que précisément, «la liberté est inconce-
vable dans le monde des phénomènes, qu’elle soit extérieure
ou intérieure».69 La position de Nietzsche ne diffère alors
en rien de celle de Spinoza70 qui affirme très clairement que
la «liberté» n’est qu’illusion de l’ordre des choses aussi bien
quant à l’essence qu’à l’existence: «les hommes se figurent
être libres, parce qu’ils ont conscience de leurs volitions et de
leur appétit et ne pensent pas, même en rêve, aux causes par
lesquelles ils sont disposés à appéter et à vouloir, n’en ayant
aucune connaissance.»71
Ainsi, nous pouvons constater une dénonciation égale de la
conscience et de la liberté, mais aussi de la volonté comme fa-
culté absolue: nous avons vu comment Spinoza, en critiquant
Descartes, établit qu’il n’y a que des volitions singulières72 et
que la volonté infinie est un mot vide de sens. De même Nietzs-

24
chapitre i

che récuse la conception schopenhauerienne de la volonté ab-


solue, faculté en soi, en disant qu’ «il n’y a pas de volonté, il y
a des projets de volonté qui augmentent et perdent sans cesse
leur puissance»73 ou encore en affirmant que «la volonté de
la psychologie, telle qu’elle a été enseignée jusqu’à présent,
est une généralisation injustifiée, que cette volonté n’existe
pas du tout, qu’au lieu de saisir le développement d’une vo-
lonté déterminée, sous des formes multiples, on a supprimé le
caractère de la volonté, en en faisant disparaître la teneur et
le but —: c’est le cas au plus haut degré chez Schopenhauer,
car il appelle «volonté» un mot vide de sens.»74 Nous aurons
l’occasion d’expliciter le concept de la volonté chez Nietzs-
che (ainsi que l’opposition entre la volonté et le désir chez
Spinoza) dans le chapitre suivant. Pour l’instant, nous avons
voulu montrer comment l’homme, chez Spinoza et Nietzsche,
est déterminé, que l’idée d’un sujet voulant et choisissant est
illusion, et que la condition de l’homme est non pas celle d’un
être ayant la faculté d’observer le monde en retrait, mais au
contraire, absolument et pleinement impliqué dans le monde
vivant et existant. Nous devons maintenant procéder à l’ana-
lyse de la positivité de cette détermination, et faire apparaître
comment elle implique une affirmation inconditionnelle aussi
bien pour l’homme au sein de la vie, que l’affirmation de la
vie elle-même.

25
philosophie de la puissance …

ii.
détermination intérieure:
conatus et volonté de puissance

1. Le problème du conatus,
le malentendu de Nietzsche

A) Le conatus: conservation de soi ou dynamique.


Nous avons au préalable défini l’essence de l’homme comme
étant le conatus, ou l’effort de persévérer dans son être. Mais
il nous reste à définir la nature de cette persévérance, et ce
d’autant plus qu’elle comporte une certaine ambiguïté qui
risque de la déformer, dans le sens où Nietzsche l’a comprise,
et qui dès lors nous empêche d’affirmer la positivité totale
de la philosophie spinoziste quant à l’existence et la nature
humaine. Le problème, à titre introductif, se pose dans les
termes suivants: si l’homme est, comme nous l’avons montré,
déterminé tant dans son essence que dans son existence, son
essence qui est «de persévérer dans son être» ne signifie-t-elle
pas alors un simple mouvement de réaction1, de défense, de
résistance aux choses extérieures qui risquent d’entraver la
poursuite dans l’existence d’un homme particulier ? Autre-
ment dit: une fois l’existence d’un homme posée, par le con-
cours des autres modes actuellement ou précédemment exis-

26
chapitre ii

tants, la persévérance dans l’existence ne se borne-t-elle pas


à maintenir les rapports de mouvement et de repos entre les
parties qui constituent son corps, c’est-à-dire, certes, qu’elle
recherche et accueille tout ce qui contribue à l’entretien et
la continuité de l’existence, et rejette ce qui y serait nuisible,
mais non pas qu’elle cherche à augmenter, à accroître cette
existence ? C’est en effet la critique principale que Nietzsche
adresse à Spinoza: dans de nombreux textes, il dénonce le
conatus comme étant uniquement un instinct de conservation
de soi (parlant ainsi du «principe spinozien»2) et, de plus,
comme une expression non d’abondance de vie et de puis-
sance, mais, au contraire, comme une expression témoignant
d’une constitution maladive, désespérée: ainsi dit-il que «la
volonté de se conserver est l’expression d’une situation déses-
pérée, une restriction du véritable instinct vital, instinct qui
vise à l’extension de la puissance et, pour ce, met souvent en
jeu et sacrifie l’ «autoconservation». Si certains philosophes
ont vu — s’ils n’ont pu s’empêcher de voir — l’élément décisif
de la nature humaine, dans ce qu’on appelle instinct de la
conservation, — ainsi Spinoza, poitrinaire3)— nous devons
y trouver un symptôme ; c’est qu’ils étaient précisément en
pleine détresse.»4 Il semblerait cependant que cette critique
pourrait venir de ce que Nietzsche conçoive le conatus à la lu-
mière déformante du darwinisme, souvent critiqué5, et nous
devons comprendre que le conatus n’est pas une «passivité
végétative destinée à se conserver», un simple désir de survie,
mais au contraire un dynamisme, et un élan permanent vers
une vie exprimant une puissance maximale ; désir d’affirma-
tion et de réalisation de soi. Mais même si le conatus n’impli-
que aucunement une résistance dénuée de dynamisme, mais
suppose au contraire une force, une énergie fondamentale qui
fait qu’il peut y avoir une recherche active dans l’homme de
ce qui lui convient pour poursuivre son existence, la seconde
partie de la question ne reste pas moins urgente à résoudre:
à savoir si même cette recherche active ne témoigne pas seu-

27
philosophie de la puissance …

lement de conservation, et non d’un mouvement de progres-


sion, d’augmentation, voire de dépassement de soi. En effet,
comme nous allons le voir au cours de l’examen du conatus
et de la volonté de puissance, cette dernière implique fonda-
mentalement une notion de changement, un dépassement de
soi inhérent, ou tout au moins possible (et nécessaire) dans
la nature humaine qui prend toute sa signification dans le
concept de l’homme se surmontant: c’est le sens de la notion
du surhomme. La question est évidemment plus délicate con-
cernant le conatus: si l’essence de l’homme est, comme il a
été préalablement démontré, déterminée comme expression
particulière, c’est-à-dire degré d’intensité particulier de la
puissance infinie de la force d’exister substantielle, il semble
certain qu’il puisse y avoir une évolution ou progression (pa-
rallèle à l’affirmation nietzschéenne que l’homme doit devenir
ce qu’il est). Aussi, s’il ne nous semble pas permis d’y voir une
question d’un dépassement. (il semble difficile de concilier
la détermination avec le dépassement, car, ce qui se dépasse
n’échapperait-il pas à la détermination ?), le travail sur soi
incessant dont il est question dans l’Éthique laisse bien penser
qu’il s’agisse d’une conversion puissante. Nous sommes bien
ici au cœur de la question cruciale pour la mise en rapport de
la philosophie de Spinoza avec celle de Nietzsche.
L’essence de l’homme, que Spinoza nomme conatus dans
l’Éthique, implique premièrement ceci: tout moment de
l’existence d’un homme témoigne de son effort de continuer
à exister, autrement dit, toute action, toute intention n’est
qu’une transcription de son désir fondamental de continuer
à vivre. Nous avons vu que ce «désir» n’est aucunement un
décret libre de l’homme ; ce n’est pas une idée qu’il peut ou
peut ne pas avoir selon son vouloir, mais qu’au contraire, ce
désir est l’expression de la puissance substantielle que traduit
chaque essence, et il est donc absolument incontournable6. La
définition de l’essence humaine est, comme toute définition,
positive, c’est-à-dire que l’effort avec lequel un homme per-

28
chapitre ii

sévère dans l’existence ne comporte aucune finitude et ne se


définit pas selon un temps préalablement défini, mais, au con-
traire, est un effort perpétuel, «indéfini»7 dans le temps, ce
qui signifie que l’effort d’exister est une énergie inépuisable,
un mouvement tout à fait affirmatif. Or, comme nous l’avons
vu, l’essence d’un mode n’implique pas son existence, d’où il
découle que l’existence actuelle d’un mode ne peut correspon-
dre à l’effort indéfini qui l’anime: l’homme étant déterminé à
coexister avec les autres modes, dont il dépend, il se trouvera
toujours dépassé par une puissance supérieure à la sienne à
laquelle il succombera: la mort d’un homme est logiquement
nécessaire puisque, dit Spinoza, il n’y a pas dans la nature
une puissance telle qu’une plus grande ne soit donnée8 et qu’il
est nécessaire «que le plus faible doit céder au plus fort»9
— bref, nous pouvons conclure que malgré l’effort continu
d’exister que constitue l’essence d’un homme, son existence
sera abrégée à un moment ou un autre. Or, et nous ne faisons
que le rappeler, la finitude du mode ne dépend donc pas de
son essence, mais des lois de la nature: l’effort avec lequel
un homme persévère dans la vie ne comporte en lui-même
aucune finitude. Cela nous permet aussi de comprendre un
trait de caractère fondamental de l’essence spinoziste: l’essen-
ce du mode est un degré de puissance (de la puissance subs-
tantielle) qui peut exister réellement sans correspondre à une
existence (physique) actuelle: c’est pourquoi Spinoza dit que
l’on peut concevoir les essences des modes inexistants10. Cela
veut dire que l’essence en tant que telle n’est pas une tendance
à l’existence actuelle du mode, comme si celle-ci manquait à
l’essence: l’existence actuelle d’un mode ne peut être une qua-
lité «en plus» qui s’ajouterait à l’essence selon les conditions
extérieures, précisément parce que les essences découlent de
toute éternité de la puissance substantielle, et sont par con-
séquent non-modifiables ou inaltérables. Il est donc certain
que le degré d’intensité de la puissance d’exister substantielle
que constitue une essence particulière ne comporte aucune

29
philosophie de la puissance …

virtualité11: son existence à elle n’est pas une possibilité mais


constitue une réalité indiscutable qui lui est propre de toute
éternité. L’essence ne manque de rien et n’exige rien, or de
même, le mode non-existant ne manque de rien et est conçu
dans l’entendement de Dieu «comme le corrélat de l’essence
réelle». L’essence n’est ainsi ni une réalité métaphysique (une
idée ou un archétype), ni une possibilité logique, mais «pure
réalité physique.»12 C’est aussi ce qui nous permet de préci-
ser que le conatus, comme tendance à persévérer dans l’exis-
tence, est bien l’essence du mode mais une fois que celui-ci a
commencé à exister: ce n’est pas le conatus qui «pousse» le
mode à exister, comme nous l’avons vu, mais l’ensemble de
causes physiques modales. Ainsi, le conatus ne peut pas être
une tendance au mouvement, mais doit effectivement être
conçu comme l’effort de conserver un corps caractérisé par
un certain rapport de mouvement et de repos.
Pourtant cet effort ne peut pas pour autant impliquer une
inertie13: Spinoza, qui dans le Court Traité appelle le conatus
«la Providence», montre qu’il n’est autre «que la tendance,
que nous trouvons dans la nature entière et dans les choses
particulières, ayant pour objet le maintien et la conservation
de leur être propre», mais précisément, cette tendance à se
maintenir dans le même état est aussi une tendance à «s’éle-
ver à un meilleur»14. Même si le conatus ne comporte pas de
mouvement, il implique une aspiration «à un meilleur» état,
c’est-à-dire qu’il est une recherche de puissance accrue. Aussi
faut-il remarquer que le fait que Spinoza en désignant la per-
sévérance dans l’être ou l’existence emploie indifféremment
les termes «esse», «existere», «existere in actu», «vim exis-
tendi» et «potentia agendi», signifie bien que le conatus n’est
pas une inertie se perpétuant dans la lourdeur, mais que c’est
une existence se posant dans l’acte d’exister, c’est-à-dire com-
me une réelle volonté ou effort d’existence15. Et nous sommes
en mesure maintenant de montrer pourquoi et comment il y a
tendance à l’augmentation: le conatus, l’effort de persévérer

30
chapitre ii

dans l’existence est l’essence de l’homme en tant qu’il existe,


toutefois, un homme (ou n’importe quel autre mode) ne peut
jamais être considéré comme une entité indépendante, mais
doit être compris dans son appartenance à la nature dans la-
quelle il s’implique. Et dans la nature, il est déterminé — dé-
terminé par ses affections qui sont à la fois inévitables et in-
dispensables: l’effort de persévérer dans l’existence correspond
dès lors à la capacité ou la puissance d’être affecté, car, ainsi
que le dit Spinoza, plus un corps est composé de parties diffé-
rentes, plus il peut être affecté, et plus il peut être affecté d’un
grand nombre de manières sans être «décomposé» dans ses
rapports16: autrement dit, plus l’on peut être affecté, plus l’on
a de chances de poursuivre l’existence, et il y a donc une
liaison essentielle entre l’effort et l’affection17. Le conatus se
pose pleinement comme un pouvoir d’être affecté, qui, selon
la nature des affections, sera une puissance de pâtir quand il
se manifeste uniquement comme un pouvoir de «recueillir»
des affections, donc d’être déterminé par des passions exté-
rieures, mais puissance d’agir18 dans la mesure où l’homme a
le pouvoir de se composer lui-même, d’agir plutôt que de réa-
gir, et de former des idées adéquates — pouvoir dont, pour
l’instant, nous n’avons pas encore parlé, mais qui consiste
dans la recherche pleinement consciente par l’homme de tout
ce qui lui convient, c’est-à-dire ce qui augmente non seule-
ment sa puissance actuelle de vivre, mais surtout, qui aug-
mente l’intensité réelle de son existence — et son apparte-
nance à la vie proprement dite. Or, quelle que soit la nature
de l’affection — passive ou active —, l’effort dans lequel con-
siste le conatus est d’augmenter la puissance vitale19: le corps
s’efforce à tout instant de s’imposer dans l’existence, et l’âme,
n’étant que l’idée du corps existant en acte, s’efforce par con-
séquent de former des idées qui affirment la présence — donc
la puissance — du corps. Mais cette affirmation ne pourrait
se borner à être une simple constatation de présence, mais
tend naturellement à chaque instant à poser l’existence com-

31
philosophie de la puissance …

me une chose de plus en plus certaine et pleine, d’apparence


inébranlable et absolument légitime ; ainsi, dit Spinoza,
«l’Âme, autant qu’elle peut, s’efforce d’imaginer ce qui ac-
croît ou seconde la puissance d’agir du Corps»20 Il semble
bien alors que même la résistance passive à la destruction
comporte une idée d’augmentation de puissance, ce qui an-
nule le risque d’antinomie entre effort et réaction21, et nous
devons aussi ajouter que l’existence ne peut jamais, chez Spi-
noza, être un état statique auquel la puissance peut s’ajouter
ou s’enlever, comme un degré zéro sur lequel se greffe le
«plus» ou le «moins»: au contraire, elle est une variabilité
mouvante, un dynamisme en pleine évolution d’intensité con-
tinuellement croissante ou diminuante, puisque l’existence
est, depuis le départ, le résultat d’un mouvement et une ren-
contre multiple de modes, et que toute sa durée se définit dans
ce système de rencontres et d’affections. Par là, la critique de
Nietzsche semble basée sur une mauvaise conception du co-
natus, et l’analyse suivante nous permettra de l’affirmer da-
vantage. En effet, nous avons jusqu’ici parlé du conatus
comme d’un effort inhérent au mode, sans encore montrer
comment il se traduit pratiquement dans l’existence. Il con-
vient de ne pas comprendre le conatus comme un principe
vital obscur, un «souffle de vie» animant le mode: au con-
traire, il se manifeste ou plutôt consiste de la façon la plus
concrète qui soit: par le corps, et réfléchi dans l’âme. Le cona-
tus, dit Spinoza, lorsqu’il est considéré uniquement par rap-
port à l’âme, ou la faculté mentale de l’homme, est appelé
Volonté, mais «quand il se rapporte à la fois à l’Âme et au
Corps» il est appelé «Appétit ; l’appétit n’est par là rien
d’autre que l’essence même de l’homme»22. La force motrice
de l’homme, son appétit, ou le désir, lorsqu’on désigne l’appé-
tit conscient23, consiste profondément en un vouloir-vivre,
qui lors des affections voit réduire ou augmenter sa puissance:
si l’homme est affecté par quelque chose qui se compose avec
lui, qui lui convient dans la mesure où non seulement elle ne

32
chapitre ii

nuit pas à sa conservation mais elle le multiplie, le fortifie,


alors cette affection sera traduite en un sentiment de joie ;
inversement, lorsqu’une chose constitue une diminution de la
puissance d’agir d’un homme, celui-ci éprouvera un senti-
ment de tristesse, et il est à noter que la tristesse ainsi com-
prise signifie bien une véritable dépression au sens physique
du mot, car elle implique un sentiment d’impuissance, réduc-
tion effective des forces d’agir du corps et par là même, ré-
duction de la force de penser de l’âme24. Par la suite, tous les
sentiments ne sont que des variations de cette joie ou cette
tristesse en tant que l’idée de l’affection est rapportée à sa
source immédiate: ainsi, l’amour est le sentiment que l’on
éprouve envers une chose qui augmente notre puissance ; la
haine, ce que l’on éprouve en considérant la chose qui nous
rend impuissant, etc.25 Nous pouvons alors comprendre la
nature double du conatus: il consiste certes en une résistance
vis-à-vis des autres modes ; afin de rester en vie, il ne faut pas
se faire altérer, mais cette résistance implique aussi une ten-
dance à l’augmentation de la puissance pour affirmer d’autant
plus l’existence: le conatus se manifeste comme une recherche
de joie, ainsi, dit Spinoza, «tout ce que nous imaginons qui
mène à la joie, nous nous efforçons d’en procurer la venue»26,
puisque la joie témoigne toujours directement de la propre
puissance de vivre. Cette recherche peut certainement être
comprise comme instinctive, or, et c’est là un point essentiel,
vu la nature de la relation entre l’âme et le corps, il y a tou-
jours une conscience de la recherche ou de l’effort: même
dans la passion, c’est-à-dire là où les affections s’expliquent
par une idée confuse où l’âme affirme simultanément le corps
affectant et son propre corps sans toutefois les connaître adé-
quatement (c’est-à-dire dans leur essence singulière), il peut y
avoir une augmentation de la puissance d’agir27 (lors d’une
rencontre où le corps est affecté d’une façon qui lui convient)
qui se manifeste par un sentiment de joie: il y a une constata-
tion de l’augmentation de puissance. De cette constatation

33
philosophie de la puissance …

suit nécessairement un mouvement vers d’autres choses qui


sont sujettes à fortifier la puissance, mouvement qui, même
sans dépendre d’une connaissance adéquate, prend forme
d’intentionnalité, et ainsi il y a une progression dans la re-
cherche de la joie qui comporte nécessairement une évalua-
tion des choses comme étant bonnes ou mauvaises pour la
poursuite dans l’existence28. Mais ce mouvement qui progres-
se lentement dans la conscience croissante de ce qui convient
à la vie, c’est précisément le premier mouvement vers la con-
naissance adéquate.

B) Affinités de la volonté de puissance avec le conatus.


Si nous concevons le conatus comme le principe par excellen-
ce d’accroissement de puissance et d’affirmation, il s’ensuit
des parallèles étonnants avec le Wille zur Macht nietzschéen.
Nous avons vu que la volonté de puissance se définit comme
ce qui détermine la force dominante ou dominée dans chaque
rapport de force: elle est ce qui rend possible une affection,
elle consiste en un «pouvoir d’être affecté.»29 En tant que telle,
elle comporte un double aspect: elle est, premièrement, ce qui
détermine le rapport des forces entre elles (elle est évaluation,
mais aussi ce qui est évalué), et, deuxièmement, elle est déter-
minée dans sa manifestation par les forces en rapport: c’est
ainsi qu’elle n’est pas «une volonté» ou «une force»; «pas un
être ni un devenir, c’est un pathos».30 La force d’un être, c’est
donc son pouvoir d’être affecté, mais pour Nietzsche comme
pour Spinoza, «l’affection» ou «l’affectivité» ne signifie pas
seulement une passivité, mais plutôt sensibilité d’où peut dé-
couler action ou passion31 (passion au sens de «pâtir»): c’est
ainsi que Nietzsche qualifie la volonté de puissance comme
«la forme affective primitive» dont dérivent «tous les autres
sentiments»32, et il s’avère aussi que l’interprétation que nous
avons qualifiée d’activité immédiate chez tout être est une
forme de la volonté de puissance en action qui consiste déjà à

34
chapitre ii

vouloir se rendre maître: «La volonté de puissance interprète:


quand un organe prend forme, il s’agit d’une interprétation ;
la volonté de puissance délimite, détermine des degrés, des
disparités de puissance. De simples disparités de puissance
resteraient incapables de se ressentir comme telles: il faut
qu’existe un quelque chose qui veut croître, qui interprète par
référence à sa valeur toute autre chose qui veut croître. Par
là semblables… En vérité, l’interprétation est un moyen en
elle-même de se rendre maître de quelque chose.»33 Que toute
affection soit expression de la volonté de puissance signifie
également que, de toute affection, s’ensuit une augmentation
ou une diminution de puissance, et chaque être évolue dans
la variabilité de l’affirmation de sa propre puissance: là aus-
si, Nietzsche, fortement inspiré par les théories biologistes,
parlera du sentiment de plaisir ou douleur comme des con-
séquences de cette variabilité34. En effet, le scientifique Zœll-
ner35 affirme dans la Traité sur la Nature de Comètes (que
Nietzsche lisait à l’époque du Livre du philosophe) que la vie
organique est basée sur des excitations de plaisir et de dou-
leur, les organismes obéissant à ces excitations afin de réduire
au minimum la somme des douleurs. Nietzsche, en générali-
sant les phénomènes organiques cellulaires au comportement
du vivant tout court, suppose que le plaisir et le déplaisir,
témoins de la puissance secondée ou réduite, se traduisent en
joie et en douleur, et dit: «Toute la logique dans la nature se
résout en un système de joies et de douleurs. Tous les êtres
cherchent la joie et fuient la douleur: voilà les lois éternelles
de la nature.»36 Mais nous devons ici faire une remarque fon-
damentale: nous avons défini le conatus comme une recherche
de joie, c’est-à-dire une affirmation et une augmentation de la
puissance, et il est apparu que cette recherche devient, avec la
force d’évaluation d’un homme, la direction de l’affirmation
de l’existence ; de même, chez Nietzsche, l’augmentation de
puissance se traduit dans le plaisir37. Il importe de noter que
la joie ou le plaisir ne sont pas en elle-même des fins, ni chez

35
philosophie de la puissance …

Spinoza, ni chez Nietzsche, et il est donc à exclure toute no-


tion de «joie en soi» ou en tant que telle: la joie ou le plaisir
est le signe de l’augmentation de puissance, non cette puis-
sance (ou, comme dira Spinoza, perfection38) en elle-même,
ce qui signifie qu’il y a autant de sortes de joie comme d’aug-
mentations de puissance autrement dit, chaque individu res-
sent différemment des affections39, et ressent donc de façon
différente par rapport aux autres la joie ou la tristesse, selon
son degré de puissance inhérent et présent, ainsi Nietzsche dit
que «la décision au sujet de ce qui doit provoquer le déplaisir
et le plaisir dépend du degré de puissance: la même chose
qui, par rapport à une petite quantité de puissance, apparaît
comme un danger et la nécessité d’y parer aussitôt que pos-
sible, peut, lorsque l’on a conscience d’une puissance plus
étendue, entraîner avec elle (…) une sensation de plaisir»40.
Or, chez Spinoza, comme chez Nietzsche la valeur de la joie
et du plaisir n’implique évidemment pas hédonisme ou sen-
sualisme: la joie, chez Spinoza, c’est ce qui augmente la puis-
sance d’agir du corps, et, dans cette mesure-là, toute joie est
nécessairement bonne41, mais ce qui augmente la puissance
d’agir du corps est nécessairement quelque chose qui concer-
ne la totalité du corps, et non certaines parties uniquement,
puisque l’augmentation partielle conduit à un déséquilibre
de l’organisme entier, et donc à l’impuissance42. La réhabi-
litation du corps opérée par le système spinoziste ne signifie
évidemment pas une complaisance sensuelle ; car ce serait là
un esclavage autant que la contrainte d’agir en fonction des
passions extérieures43: au contraire, la joie de la puissance est
une joie équilibrée d’agir et d’exister, et apparaît comme la
réflexion même du Désir sur lui-même, celui-ci donnant ainsi
la mesure de l’amplitude dynamique de l’existence44. Il en va
de même chez Nietzsche: en parlant de la puissance des sens
et de l’importance suprême du corps, il ne s’agit nullement
de laisser libre cours aux instincts, mais bien au contraire
premièrement de prendre conscience de ce qu’implique leur

36
chapitre ii

puissance, et deuxièmement, de les éduquer, afin de se laisser


guider par eux: «L’homme devenu maître des forces de la na-
ture, l’homme devenu maître de sa propre sauvagerie et de ses
instincts déchaînés (les désirs ont appris à obéir, à être utiles)
— l’homme comparé à un préhomme représente une énorme
quantité de puissance»45. Aussi ne faut-il pas se méprendre
sur la nature de la passion si souvent valorisée par Nietzsche,
le mettant en contradiction apparente avec Spinoza: la pas-
sion nietzschéenne n’est pas la soumission aux événements
extérieurs, elle ne se traduit pas, comme chez l’homme pas-
sionnel et fluctuant chez Spinoza, par un «tempérament exci-
té, bruyant, instable, nerveux» mais au contraire, la «grande
passion est installée au sein de l’être comme un brasier silen-
cieux et sombre, rassemblant là toute chaleur et ardeur», et
elle «pousse l’homme à contempler le monde extérieur avec
froideur(46) et indifférence».47
Nous pouvons ainsi rapprocher «l’effort de persévérer
dans son être» avec la volonté de puissance dans la mesure
où ce sont là deux principes de force interne48, principes de
croissance et d’augmentation de puissance. Or, de nombreux
aspects du conatus, ainsi que du Wille zur Macht sont encore
à dégager ; et nous devons à cette fin poursuivre dans l’ana-
lyse double des implications qu’ont le conatus et le Wille zur
Macht sur un plan directement humain.

2. La transmutation de toutes les valeurs.


Le bien et le mal, le bon et le mauvais.

A) Spinoza: le dépassement des notions traditionnelles.


La définition de l’essence de l’homme comme conatus est
porteuse d’une doctrine morale où Spinoza, avant Nietzsche,
opère une transmutation des valeurs, et dont, en fait, nous
avons déjà cité le fondement: il s’agit du scolie de la proposi-

37
philosophie de la puissance …

tion 9 du troisième livre de l’Éthique, où Spinoza affirme que


l’essence de l’homme n’est rien d’autre que son Appétit, ou
son désir avec conscience de lui-même, et où il dit, ensuite,
ceci: «Il est donc établi que nous ne nous efforçons à rien,
ne voulons, n’appétons ni ne désirons aucune chose, parce
que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons
qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers
elle, la voulons, appétons et désirons.»49 Ce scolie est dou-
blement important, d’une part, parce qu’il permet à Spinoza
d’établir l’antériorité du désir sur le jugement moral50, ce
qui prouve bien encore une fois que le désir, ou le conatus
n’est pas une partie de l’essence de l’homme, mais constitue
la totalité de son essence. En effet, l’effort que nous faisons
pour conserver notre être ne se distingue pas de l’être que
nous nous efforçons de conserver51. D’autre part, et c’est ce
qui nous concerne présentement, le scolie indique que ce qui
est «bon» ou «mauvais» dans une chose ne peut être évalué
qu’en rapport avec un sujet voulant, appétant ou désirant la
chose en vue de sa propre conservation ou augmentation de
la puissance d’exister. Les implications morales de cette affir-
mation sont fondamentales et renversent totalement la con-
ception traditionnelle selon laquelle, premièrement, le bien et
le mal seraient des valeurs absolues et transcendantes, corres-
pondant à un ordre inhérent à la nature, et deuxièmement,
que les hommes désireraient naturellement le bien et fuiraient
le mal52. Cette conception, dans les deux suppositions, est
absolument erronée et repose sur une vision anthropomor-
phique ainsi que Spinoza l’établit déjà dans l’appendice du
premier livre de l’Éthique pour le reprendre dans la préface
du livre IV. Parler du bien et du mal en termes absolus im-
plique d’abord qu’il y aurait une volonté divine, à laquelle
correspondrait tout ce qui est bien, ensuite que celle-ci pour-
rait être contrariée: ce serait le mal. Or, non seulement c’est
là projeter dans la nature divine une constitution humaine,
celle-ci ayant effectivement une volonté qui peut être affirmée

38
chapitre ii

ou contrariée, mais en plus, c’est induire la finalité humaine


comme cause première de la nature. Comment cela peut se
faire, nous l’avons déjà vu: comme l’homme n’a conscience
de lui-même et des choses que par les idées confuses formées
lors des affections, il arrive naturellement qu’il inverse l’or-
dre causal dans la nature: apercevant une seule causalité,
celle qu’il exerce sur le monde53, il la prend pour véritable,
et s’imagine non seulement qu’il est libre de faire ce qu’il fait,
mais aussi que les choses sont faites pour correspondre à ses
projets, autant son propre corps que le monde extérieur: les
dents pour mâcher, les yeux pour voir, le soleil pour éclai-
rer, et ainsi de suite54. Or, une telle conception ne peut être
qu’absurde pour Spinoza qui récuse tout finalisme dans la na-
ture en établissant premièrement que dans la nature, il n’y a
qu’une substance et des modes55, ces derniers n’étant que des
effets ou des modifications de la productivité nécessaire de la
substance: deuxièmement, il s’ensuit donc que les modes ne
sont pas «créés» à proprement parler, puisqu’ils découlent de
la substance avec la même nécessité qu’a celle-ci d’exister56;
les choses ne dépendent pas d’un libre décret d’une volonté
divine57 mais sont toutes également nécessaires et incontour-
nables. Dieu ou la Nature ne peut être dit agir en vue même
de sa propre existence ou en vue de sa propre fin: il est cette
action comme il est cette existence, et sa nécessité est exac-
tement la même que sa plénitude58. Aussi, tout ce qui suit de
cette existence est aussi nécessaire que celle-ci, ce qui est le
premier point. Mais, et c’est le deuxième point, l’on peut ef-
fectivement parler de «finalité» au sens de «nécessité» dans la
mesure où toute chose ne fait rien d’autre que persévérer dans
son existence: la finalité de l’homme, celle dont il a d’ailleurs
conscience, mais dont il ignore l’absolue détermination59,
c’est de déployer son être — et cela, c’est évident, non en vue
du «bien», mais de sa propre conservation. Nous voyons ain-
si combien le bien et le mal ne peuvent être ni des êtres réels60,
ni des qualités intrinsèques aux choses mais seulement des

39
philosophie de la puissance …

projections finalistes et incorrectes de ce qui en réalité n’est


qu’une question de relation entre deux choses qui, prises en
elles-mêmes n’ont pas de valeur morale: «une chose considé-
rée isolément n’est dite ni bonne ni mauvaise, mais seulement
dans sa relation à une autre, à qui elle est utile ou nuisible»61.
Il s’agit au contraire d’un rapport de composition: comme
toute réalité humaine est déterminée par le désir de persévé-
rer dans l’existence, l’on jugera «bonne» une chose qui nous
affecte de façon à ce que notre puissance d’exister se trouve
augmentée, «mauvaise» celle qui la diminue, autrement dit,
le bon ou le mauvais qui se substituent au bien et au mal sont
évalués par rapport à ce qui est utile à la persévérance dans
l’existence, ou, au contraire, à ce qui l’empêche62. C’est ainsi,
comme Spinoza s’efforce de le démontrer à Blyenbergh63, que
le poison peut être dit mauvais, non évidemment en tant que
c’est une substance chimique, mais en tant que son absorption
impliquerait la décomposition de rapports de mouvement et
de repos qui caractérisent un certain individu. Or, par là, la
relativité de ces notions est totale: chacun, dit Spinoza, «juge
ou estime selon son affection quelle chose est bonne, quelle
mauvaise, quelle meilleure, ou quelle pire»64 car d’une part,
ce qui est appelé bien ou bon l’est par rapport à une autre
chose qui le semble moins, ou pas du tout65, et d’autre part,
non seulement la même chose peut être bonne ou mauvaise,
ou bien indifférente (c’est le cas de la musique qui est bonne
pour le mélancolique, mauvaise pour l’affligé, mais ni l’un
ni l’autre pour le sourd66), selon les individus différents en
raison de leur constitution67, mais, en plus, pour un seul et
même individu, la même chose peut être tantôt bonne, tantôt
mauvaise.
Il importe au plus haut point de considérer toute l’ampleur
de la substitution au bien et au mal des concepts relatifs du
bon et du mauvais: non seulement le mal en tant que tel
n’existe pas dans la nature68, mais, et cela confère à la mo-
rale spinoziste une originalité toute particulière, le bien en

40
chapitre ii

tant que tel n’existe pas davantage. Certes, Spinoza affirme


dans les Pensées Métaphysiques que «Dieu à la vérité est dit
souverainement bon parce qu’il est utile à tous; il conserve en
effet par son concours l’être de chacun, qui est pour chacun
la chose la plus aimée», ainsi que dans le Traité de la Ré-
forme de l’Entendement où il déclare être à la recherche d’un
«bien véritable». Néanmoins, il ne faut pas se tromper sur
le sens de ces déclarations: si «Dieu est dit souverainement
bon» ce n’est précisément pas dans un sens moral, mais pu-
rement causal: ce qui est appelé Dieu, en effet, (ou, selon les
textes, la substance ou la Nature69) c’est ce qui existe néces-
sairement et dont découle toute chose, non pas de façon ini-
tiale ou momentanée (à la manière d’un Dieu qui aurait créé
les choses mais qui serait extérieur à leur existence continue)
mais de façon immanente, continue70: Dieu, c’est la puissance
infinie d’exister dont découle notre essence, notre puissance
d’exister. Or, en effet, on appellera bon ce qui convient à la
persévérance dans l’existence, ainsi, ce qui est à la base même
de l’existence peut être appelé souverainement bon. Ce qui
importe particulièrement c’est l’usage du mot «souveraine-
ment»: Dieu n’est pas «bon» pour un homme ni même pour
les hommes; il est «bon» pour tout être, toute vie qui est ainsi
exprimée71. Au contraire, l’on remarquera que faire de Dieu
un Bien absolu et moral dont le contraire est le Mal équivaut
à retomber dans les illusions finalistes et anthropomorphi-
ques que Spinoza dénonce tout au long de son œuvre.
Le problème de la perfection relève d’une même projection
anthropomorphiste. Dieu est certes parfait mais non pas dans
le sens où l’entendent les hommes qui le conçoivent comme
ayant tout fait pour leur confort et satisfaction; au contraire,
sa perfection réside en son infinité ou sa réalité absolue72. Spi-
noza explique l’anthropomorphisme dans l’idée de perfection
dans la préface du livre IV: prenant l’exemple de la maison,
il montre comment l’humain, d’après une idée individuelle,
construit sa maison et la trouve conforme à son image, la

41
philosophie de la puissance …

jugeant ainsi parfaite. Mais voyant par la suite beaucoup


d’autres maisons, nous nous formons une idée générale de
la maison, comme un modèle universel. Projetant sur autrui
nos propres fins, nous pensons que les autres ont construit
leurs maisons selon ce modèle universel, mais qu’ils ont tous
plus ou moins réussi à l’imiter: nous jugeons par la suite
ces maisons plus ou moins parfaites, et, ignorant que c’est
nous-mêmes qui projetons ainsi la perfection, nous l’imagi-
nons comme un caractère intrinsèque aux choses. Mais notre
projection finaliste ne s’arrête pas là: persuadés, ainsi que
Spinoza l’a montré dans l’appendice du livre I, que Dieu a
tout fait à notre intention, nous pensons qu’il œuvre selon les
mêmes images ou archétypes que nous; autrement dit, qu’il
se propose de créer les choses d’après des modèles, extérieurs
à lui et sur lesquels il se règle, en en reconnaissant la valeur,
et qui s’imposent à lui comme un destin73. Or, ce que nous
fabriquons là n’est rien d’autre que des «pseudo-essences
universelles»74, c’est-à-dire des modèles qui servent à la créa-
tion divine, mais aussi auxquels tous les êtres, et surtout les
hommes, s’efforcent de ressembler: nous pensons que tous les
hommes ont naturellement tendance à aspirer à «une autre
nature» laquelle, tout en étant idéale et qui transcenderait
les individualités singulières, serait en réalité leur vraie na-
ture. Mais lorsque nous échouons tout naturellement à imi-
ter cette supra-nature que nous nous sommes inventés, nous
sommes tristes et considérons que nous sommes imparfaits.
Maintenant, dit Spinoza, il faut juger de la perfection comme
du bien: ou bien nous admettons que ce que nous appelons
parfait correspond à un modèle que nous projetons en vue de
notre utilité (et c’est ce que fait Spinoza à la fin de la préface
du livre IV en projetant l’homme idéal), et ce modèle devra
avoir une valeur opératoire et non pas ontologique ni mys-
tique; ou bien la perfection sera jugée en connaissance véri-
table de cause: la perfection des hommes et des choses «doit
s’estimer seulement par leur nature et leur puissance»75 ce qui

42
chapitre ii

veut dire que la connaissance de la perfection réside fonda-


mentalement en une connaissance d’essence: chaque chose,
et surtout chaque homme existe en vertu de la nécessité de
la substance, et persévère dans l’existence avec toute la force
dont il est capable; si la perfection est ainsi une question de
réalité, elle correspond à l’essence d’un individu: un individu
sera dit parfait dans la mesure où il remplit toute la puissance
d’exister qui lui appartient76.
Avec cette affirmation, nous sommes déjà en mesure de
constater jusqu’où mène la critique spinoziste de la morale:
dénonçant la conception traditionnelle de l’homme comme
porteur de valeurs universelles et transcendantes, il s’agit
pour Spinoza de refonder une notion de l’identité humaine
basée sur la puissance propre à chaque individu de déployer
toutes ses facultés, et regagner ainsi ce qui si souvent sem-
ble dénigré par la grande tradition philosophique, à savoir
sa place et sa puissance entière au sein de la nature. Mais
avant de progresser dans l’analyse de cette nouvelle identité
humaine, nous devons aborder la critique nietzschéenne des
valeurs morales, afin de mettre en lumière les affinités que
présente celle-ci avec la pensée de Spinoza

B) Nietzsche: la transmutation de toutes les valeurs.


De même que la morale spinoziste, avec tout ce qu’elle com-
porte comme renversement de la tradition découle du prin-
cipe du conatus, nous ne pouvons comprendre la transmu-
tation des valeurs nietzschéenne qu’à partir du principe de
la volonté de puissance, celle-ci entendue comme un système
ou un rapport de forces entre des principes de forces actives
ou réactives. Car, comme nous l’avons vu, si le problème de
la morale chez Spinoza était une question ayant son origine
dans le fondement de l’être humain et non, comme tendent à
le croire les hommes, dans le fondement de la nature de façon
transcendante, chez Nietzsche également, il concerne toujours

43
philosophie de la puissance …

fondamentalement une condition humaine, évaluée selon des


principes différents, ceux-ci étant donc soit actifs, soit réactifs.
Ainsi dit-il: «sous le nom de la morale, j’entends un système
d’évaluations qui touche les conditions de vie d’un être»77.
Or, avant de commencer l’analyse de la critique nietzschéenne
de la morale, il convient de préciser ceci: la citation ci-dessus
montre que la morale, dans ce sens large, est pour Nietsche
un phénomène irréductible à toute réalité humaine: l’homme,
en tant lui-même qu’assemblage de forces actives et réactives,
est par essence un être qui évalue, interprète et juge pour se
positionner dans le monde; pour affirmer son existence et sa
puissance. Par là même, traiter de la réalité humaine est déjà
une question de morale: toute pensée est morale, tout système
politique est moral; bref, tout comportement humain est mo-
ral, et Nietzsche le dit bien: «je nie (…) l’immoralité: non le fait
que d’innombrables hommes se sentent immoraux, mais celui
qu’il existe en vérité une raison de se sentir tel «78. Ainsi que
le montre Heidegger à ce propos79, la morale des «maîtres»
(comme nous allons le voir) n’est pas moins «morale» que la
morale des «esclaves», et de cette manière, le renversement
«immoraliste» des valeurs jusqu’ici existantes doit encore
être qualifié de «moral» chez Nietzsche80. Il convient donc de
ne pas se méprendre sur le sens de la critique nietzschéenne
de la morale même si elle est violente et dénonciatrice. Il est
absolument faux de prétendre, à l’instar de certains commen-
tateurs81, que Nietzsche viserait une destruction ou un renie-
ment de la morale humaine, glorifiant ainsi la force brute et
sauvage (cf. «le grand fauve blond»). Bien au contraire, toute
son œuvre tend à mettre en lumière comment le phénomène
de la morale, puisqu’il accompagne nécessairement la réalité
humaine en tant que celle-ci est évaluation, est par là une pro-
jection subjectiviste. Multiple, variable et changeante, la mo-
rale est, comme toute valeur chez Nietzsche, essentiellement
une «vision perspective82» qui prend toute sa valeur selon le
point de vue qu’elle éclaire — et ce que Nietzsche dénonce, ce

44
chapitre ii

n’est pas que ce soit une projection subjectiviste (ce fait étant
au contraire nécessaire), mais que précisément l’on oublie
que ce soit une projection, et que les valeurs qui en découlent
soient élevées à un niveau supra-terrestre, divinisées. Bref, ce
que veut montrer Nietzsche, c’est comment l’homme, en éva-
luant sa condition de vie, transforme ses jugements subjectifs
en des valeurs absolues, faussant par là le sens même de la
vie. La transmutation des valeurs nietzschéenne consiste pré-
cisément dans la ré-évaluation de ces valeurs dites absolues83
— et non forcément leur destruction dans l’utilité pratique:
«je ne nie pas, cela va de soi, — dès lors que je ne suis pas in-
sensé — qu’il faille éviter et combattre de nombreuses actions
dites immorales; ni qu’il faille accomplir et encourager de
nombreuses actions dites morales, — mais je pense qu’il faut
faire l’un et l’autre pour d’autres raisons que jusqu’à présent.
Nous devons changer notre façon de juger, — afin de parve-
nir finalement, et peut être très tard, à mieux encore: changer
notre façon de sentir.»84
Pour changer les valeurs morales il faut comprendre ce qui
est à leur source. C’est pourquoi l’analyse de la morale devra
nécessairement commencer chez Nietzsche par l’analyse des
systèmes de valeurs les plus négatives, s’enracinant dans la
décadence et la dépréciation de la vie et qui s’oppose à une
morale autre, qui serait, elle, affirmative et forte. L’étude gé-
néalogique de la morale fait apparaître que le sens des valeurs
morales projetées par les hommes, tel que «bon» ou «mau-
vais», «bien» ou «mal», se différencie essentiellement selon
qu’elles sont créées de façon active ou de façon réactive;
autrement dit selon qu’elles soient créées par ceux que Nietzs-
che appelle «les maîtres», ou les «esclaves»: ainsi, dans un
passage devenu historique, il affirme: «Alors que toute mo-
rale aristocratique naît d’un oui triomphant adressé à soi-
même, de prime abord la morale des esclaves dit non à un
«dehors», à un «autre» à un «différent-de-soi-même» et ce
non est son acte créateur.»85 La distinction, qui y apparaît est

45
philosophie de la puissance …

fondamentale, et révèle que le sens de la morale doit obliga-


toirement se chercher dans sa détermination généalogique ou
typologique, qui établit selon quelles règles de jeu une valeur
est créée: ainsi, il y a premièrement une morale créée par affir-
mation, et cette affirmation concerne d’abord le soi-même,
ensuite, il y a une morale créée essentiellement par négation,
et la négation en tant que valeur première concerne autrui:
par conséquent, la morale aristocratique est une morale où
est affirmée par excellence la puissance; la morale des escla-
ves, l’impuissance ou plutôt le reniement de la puissance exté-
rieure — la distinction est importante, comme nous allons le
voir par la suite, puisque c’est du reniement comme valeur
première que la morale des esclaves triomphera comme force
négative. Ce que «les aristocrates» affirment bon, c’est
d’abord eux-mêmes, leurs propres actions et leur puissance
qui leur permet ainsi de nommer; valeurs, choses eux-mê-
mes… Il s’ensuit que ce qui, après, se distingue d’eux-mêmes
est qualifié de mauvais, mais cette notion négative a unique-
ment une valeur de conséquence, et n’est pas une valeur por-
teuse en elle-même: sa seule importance est qu’elle redouble
et soutient la force de l’action et de l’affirmation, et qu’elle
agit ainsi comme affirmatrice de la jouissance éprouvée dans
la création positive. Aussi, dit Nietzsche, ce qui se nomme
ainsi «bon» ne «cherche son antipode que pour s’affirmer
soi-même avec plus de joie»86. Au contraire, la création des
valeurs des «esclaves» renverse totalement l’ordre des valeurs
elles-mêmes: ce n’est plus le positif qui est la valeur première,
mais le négatif: «tu es méchant, donc je suis bon». Le change-
ment est complet: le négatif passe dans les prémisses, et le
positif n’est conçu que comme conclusion, autrement dit,
pour qu’il y ait positivité, le négatif est d’abord nécessité:
l’évaluation «esclave» ne peut ainsi être qu’une réaction, et
non une action: — «la morale des esclaves a toujours et avant
tout besoin pour prendre naissance d’un monde hostile et ex-
térieur, elle a physiologiquement parlant besoin d’excitations

46
chapitre ii

extérieures pour agir»87. Précisons ici un point important:


nous avons dit que l’activité de l’évaluation, en tant que
symptôme de la volonté de puissance, et ce, au même titre
que toute activité, fonctionne comme une corrélation de for-
ces actives et réactives: dans tout contexte, il y a nécessaire-
ment des forces qui se subordonnent à d’autres. Nous savons
également qu’une évaluation ne peut avoir lieu que dans la
mesure précisément où il y a une rencontre ou une confronta-
tion de forces: c’est là un point commun entre Spinoza et
Nietzsche. Or, il est par là certain que tout jugement de va-
leur, qu’il soit affirmatif ou négatif, consiste toujours, d’une
certaine façon, en une réaction, et non pas en une action indé-
pendante: tout jugement de valeur est toujours absolument
déterminé à avoir lieu par des conditions extérieures. Nous
pouvons ainsi mieux comprendre comment se constituent les
rapports de force qui traduisent la volonté de puissance: le
type (généalogiquement parlant) actif ne consiste pas en des
forces exclusivement actives, mais entretient une relation
normative (non «normale»88) entre ses forces réactives et ac-
tives, de façon à ce que les forces actives l’emportent: il peut
«agir ses réactions», c’est-à-dire agir par rapport aux con-
frontations, évaluer activement celles qu’il subit nécessaire-
ment89. Dès lors, le ressentiment qui caractérise la création
par négation, se distingue par le fait que les forces réactives
l’emportent sur les actives: la confrontation n’est pas «agie»,
mais au contraire, intériorisée, et par la suite, transformée.
Ainsi, selon le mot de G. Deleuze90, la réaction cesse d’être
agie et devient quelque chose de senti. Or, le renversement de
l’évaluation est précisément ce qui donne lieu à une création
morale proprement dite: si les «aristocrates» nommaient
«bonnes» certaines choses et «mauvaises» d’autres, ce n’était
que dans le but de s’affirmer eux-mêmes et leur propre puis-
sance d’agir davantage, c’est-à-dire que cette dénomination
ne constituait pas une échelle de valeurs par rapport auxquel-
les l’on agit, mais au contraire, c’est dans l’action même que

47
philosophie de la puissance …

la dénomination ou la valorisation était faite: en un sens,


nous pouvons dès maintenant rapprocher cette évaluation du
scolie de la proposition 9 de l’Éthique III de Spinoza que nous
avons cité ci-dessus: l’action ou le désir précède naturellement
le jugement moral qui n’en découle que comme une consé-
quence. Mais le ressentiment qui anime l’évaluation «esclave»
aboutit non pas à une action, mais à une répression; il ne
voudra pas affirmer une puissance d’action quelconque, mais
au contraire, brimer la force de celle contre laquelle il est
tourné: c’est ainsi qu’il nomme «méchant» — et non pas
mauvais — celui auquel il s’oppose et, ce faisant, se définit
lui-même comme «bon». Intériorisée, la confrontation ou la
rencontre de forces se traduit vite pour «l’esclave» en un sen-
timent d’offense ou d’attentat personnel, et, ne pouvant donc
agir par rapport à cela, le jugement prononcé sera une con-
damnation de cette action même: pour l’esclave, est méchant
celui qui agit, qui ne se retient pas d’agir ni d’user de sa force
ou plutôt qui en use pour s’affirmer soi-même avant de consi-
dérer les conséquences de son action sur autrui. Le bon, au
contraire, est celui qui se retient d’agir, qui se place à priori
du point de vue de celui qui éprouve les conséquences de l’ac-
tion, ou mieux encore, de point de vue plus subtil «d’un tiers
divin» qui scruterait les intentions de l’action91 et rendrait
justice en temps voulu par la punition des méchants et la ré-
compense des bons. «Et bons sont ceux qui ne font pas vio-
lence, qui ne blessent personne, qui ne commettent pas
d’agressions et n’usent pas de représailles, qui laissent la ven-
geance à Dieu, qui, comme nous, restent dans l’ombre, qui
évitent toute espèce de mal, et qui d’une façon générale de-
mandent peu à la vie, ainsi que nous faisons, nous les endu-
rants, les humbles, les justes»92. Des concepts de «bon» et
«mauvais», il y a eu un glissement imperceptible au «bien» et
«mal»: ces valeurs qui ne sont pas créées dans l’action ou
dans l’affirmation, mais dans la négation abstraite de la puis-
sance d’autrui, prennent alors subitement valeur d’absolu: les

48
chapitre ii

esclaves ne s’en disent même pas les créateurs, mais les ren-
dent incréées, donc divines, transcendantes, absolument jus-
tes et donc supérieures à la vie comme à l’injustice qu’elle
présente. La projection subjectiviste est ainsi achevée: non
seulement le «faible» s’est posé en tant que victime, nommant
«méchante» la force qui s’est imposée à lui, mais de plus, de
cet événement occasionnel, il érige en loi son jugement: le
«fort» qui a exercé son action sur lui n’est pas seulement «un
homme méchant», mais il a fait «le mal», et du même coup,
celui qui a subi l’action représente «le bien»93. Or, il faut le
préciser; le glissement à la morale de l’éthique repose déjà sur
un renversement initial: c’est que ce qui était à l’origine nom-
mé «bon» ou «mauvais» par les forts est précisément ce qui
est appelé «méchant» ou «bon» par les faibles, qui à la suite
prend valeur absolue de mal et de bien94. En effet, cette réifi-
cation transcendante des valeurs ne peut avoir lieu dans la
morale aristocratique, puisque celle-ci appelle bon ou mau-
vais ce qui résulte d’une action: ce qui est bon ne peut être
autre que ce qui augmente la puissance d’agir, mauvais, ce qui
la diminue; or par là même, ce sont des valeurs qui changent
nécessairement d’après les circonstances. La morale aristo-
cratique comporte donc une affirmation générale de la vie, et,
non seulement accepte son changement incessant, mais en
plus, le célèbre par sa propre activité constante: «chez eux
être actif était nécessairement au compte du bonheur»95. C’est
pourquoi, pour Nietzsche, bon et mauvais sont en opposition
totale avec bien et mal: «Par-delà bien et mal… Ce qui du
moins ne veut pas dire «Par-delà bon et mauvais»»96. C’est
dans ce renversement initial que réside ce qui pour Nietzsche
doit être qualifié d’essentiellement négatif: en appelant «bon»
ce qui est passif, «méchant» ce qui est actif l’on nie que le
caractère principal de la vie réside justement dans le déploie-
ment de soi-même, et l’on opère une séparation abstraite et
fictive entre la force agissante et l’agent lui-même: le méchant,
c’est celui qui agit alors qu’il aurait pu ne pas agir; «la morale

49
philosophie de la puissance …

populaire distingue la force de ses manifestations, comme si


l’homme fort cachait un substrat neutre, auquel il serait loisi-
ble de manifester ou non de la force»97. De même, la faiblesse
des esclaves n’est plus un état de fait par rapport à une con-
frontation, mais est tenue pour «un acte délibéré, quelque
chose de voulu, de choisi, un exploit, un mérite.»98 Voici
comment, encore une fois, la volonté apparaît comme libre,
et la morale comme le jugement sur cette volonté qui agit
conformément ou non à des valeurs préexistantes.
L’analyse de la morale et la transmutation de toutes les
valeurs, telles qu’elles sont faites d’abord par Spinoza, puis
encore par Nietzsche nous semblent marquer le point décisif
d’une nouvelle détermination du sens de l’humain. Sans assi-
miler inconditionnellement les affirmations spinozistes avec
celles de Nietzsche, nous pouvons toutefois constater mainte-
nant que les «quatre erreurs» au sujet de la compréhension de
l’identité humaine dénoncées par Nietzsche pourrait aussi bien
avoir été formulées par Spinoza: d’abord, dit-il, l’homme «ne
s’est jamais vu qu’imparfaitement; ensuite il s’est attribué des
qualités imaginaires, troisièmement il s’est senti en faux rap-
port vis-à-vis de la nature et du règne animal, quatrièmement
il n’a cessé d’inventer des tables du bien toujours nouvelles et
les a prises chacune pendant un certain temps pour éternelle
et absolue si bien que la première place fut occupé successive-
ment par tel ou tel instinct ou tel ou tel état qu’ennoblit cette
appréciation.»99 Comme nous l’avons vu, Nietzsche, tout
comme Spinoza, ne cesse de s’opposer à l’idée que la force
puisse se manifester librement, qu’il y ait un «sujet»100 libre et
indépendant qui choisirait, en toute conscience, d’agir avant
de passer à l’acte; et nie qu’il y ait une transcendance du Bien
et du Mal dans la Nature et un idéal de perfection auquel l’on
doit vainement tendre. Cette instauration finaliste des valeurs
morales ne relève pas seulement d’une conception erronée de
la position de l’homme dans le monde, mais implique fonciè-
rement une dévalorisation de la force affirmative de la vie.

50
chapitre ii

La fiction est une même chose aussi bien pour Spinoza que
pour Nietzsche, et réside en ce qu’on sépare la Nature de ses
propres pouvoirs, et qu’on falsifie ainsi la nature du désir101.
Or, juger la vie d’après les simples valeurs humaines, c’est la
plus haute forme de fiction, car c’est la rabaisser et la dénatu-
rer dans tout ce qu’elle comporte de déploiement non-inten-
tionnel de sa propre force. Mais par ceci nous pouvons aussi
comprendre dans quel sens Spinoza et Nietzsche dénoncent la
morale: certes, il s’agit de faire s’écrouler l’ancienne idéalité
de l’homme et les valeurs dont il était considéré comme le
porteur ou le témoin privilégié. Or, et c’est ce qui donne à la
philosophie spinoziste autant qu’à celle de Nietzsche un ca-
ractère irrémédiablement révolutionnaire102: la dénonciation,
loin de vouloir nier le comportement humain qu’est la cons-
truction morale, veut le mettre en lumière afin de permettre
un véritable repositionnement de l’homme dans la nature,
au sein du réel: il s’agit de redonner à l’homme une nouvelle
identité, une nouvelle valeur plus appropriée à la réalité, qui
est, nous l’avons vu, celle d’un être déterminé, conditionné
en grande partie par l’extérieur, et dont les relations avec le
reste du monde sont irréductibles à sa propre existence. Et
c’est précisément la détermination qui, contrairement à sa
négativité apparente, est à la base même de l’ouverture des
perspectives jusque là impensées quant à la puissance et à la
réalité de l’homme, et à son appartenance à la vie: par le fait
d’être déterminé par et dans la nature, l’homme se définira
par conséquent comme un individu — ou mieux encore, com-
me un degré d’intensité de force — dont la puissance réside
dans le déploiement de sa vie et dans son appartenance à la
nature, et non plus comme un sujet métaphysique dont le lot
était de souffrir la vie, en être une victime, et d’attendre une
récompense de sa patience dans une vie autrement juste et
vraie. Mais il faut encore préciser que cette nouvelle iden-
tité de l’homme n’implique pas un retour à un naturalisme
ou une sorte de panthéisme: pour Nietzsche autant que pour

51
philosophie de la puissance …

Spinoza, l’homme fait certes partie intégrante de la nature,


mais cela ne signifie jamais un anonymat ou une dissolution
de l’homme dans la nature: pour Spinoza, la définition d’un
individu ne peut être que singulière103, et c’est en tant que
force singulière qu’il est déterminé et qu’il se détermine lui-
même en déployant sa puissance de vivre. Pour Nietzsche,
il n’a jamais été question d’envisager les hommes autrement
que comme systèmes de force mouvants par évaluations: si
nous ne pouvons employer le terme d’individu104, puisqu’il a
toujours paru très suspect aux yeux de Nietzsche, il n’en de-
meure pas moins que nous ne pourrions, à aucun moment, y
considérer une dissolution dans l’être au sens général puisque
l’on ne peut parler de l’être sans parler de ses individuations
continuelles. Par ceci nous retrouvons donc la problématique
du conatus, pour Spinoza, et pour Nietzsche, celle du déploie-
ment de la volonté de puissance, et la question se pose encore
une fois: comment, dans ces deux perspectives, s’annonce
l’identité de l’homme étant donné que les anciennes valeurs ne
peuvent plus servir d’échelle de mesure ? Pour Spinoza, l’idée
de l’individu se déployant comme effort de persévérer dans
son être comporte un passage vers l’adéquation: la valeur de
l’homme est entièrement déterminée par le fait que, grâce à
sa constitution en tant que corps fort complexe et idée de ce
corps dont la seule tendance est d’affirmer sa propre puis-
sance d’être, il soit en mesure d’évoluer d’une connaissance
inadéquate de lui-même et du monde à une compréhension
adéquate, en passant par les notions communes d’abord, puis
à la connaissance véritable qui est celle des essences singu-
lières. Le mouvement de la réalisation de l’individu est ainsi
un aiguisement ou un affinement de la conscience du soi et
des choses aboutissant à ce que l’homme se situera lui-même,
par sa force de raison et sa force de gouverner ses passions,
comme cause véritable de ses pensées et ses actions. Il appa-
raît par là clairement comment le passage vers l’adéquation
signifie aussi le passage de la servitude à la liberté; et ceci en

52
chapitre ii

tous les sens du terme: délivré de tout poids de la transcen-


dance divine, le seul but et la seule perfection de l’homme
est de déployer indéfiniment sa propre puissance existentielle.
Or, et c’est l’une des thèses essentielles de la théorie politique
spinoziste, le déploiement de l’individu n’implique pas pour
autant un déploiement sauvage, déchaîné, mais au contraire,
un épanouissement d’un individu parmi d’autres, et selon les
mêmes conditions: c’est le désir de paix et de sécurité de Spi-
noza105 pour l’homme au sein d’une communauté gouvernée
par la raison: si le «droit naturel» est foncièrement différent
du «droit civique», ce dernier ne s’opposera nullement au
premier106.
Comparé à ce passage vers l’adéquation, l’énonciation
nietzschéenne de la nouvelle identité humaine semble bien
plus brusque: pour que l’homme puisse accéder à sa propre
puissance, à sa propre liberté de créateur de valeurs et de
transfigurateur artiste du monde, il devra se dépasser, devenir
autre pour devenir enfin lui-même. Le projet de Nietzsche,
annoncé par Zarathoustra, est que l’homme puisse devenir
son propre pont vers le surhomme, puissance affirmative ab-
solue où toutes les forces négatives ou réactives de la volonté
de puissance puissent être transformées en forces actives et
positives, justifiant ainsi de toute éternité l’univers et la vie, et
par la même occasion, l’être humain.
Nous devons ainsi nous poser la question de ce qu’impli-
quent respectivement ce passage et ce dépassement, et tenter
d’éclairer s’il s’agit là de deux choses antinomiques, ou seu-
lement séparables par degrés; ce qui déterminera aussi dans
quelle mesure il est fondé de rapprocher de façon essentielle
l’affirmation de la vie et de l’homme chez Spinoza et chez
Nietzsche.

53
philosophie de la puissance …

iii.
temps et éternité

La réflexion préalable nous a permis d’établir comme base


de l’identité humaine une entité dynamique et puissante, une
force absolument égale à son être même qui fait pleinement
et invariablement partie intégrante de la totalité de la nature:
c’est ce que Spinoza appelle le conatus, et ce que Nietzsche a
nommé la volonté de puissance. Définie comme dynamique
mouvante et d’intensité variable, la force de l’individu réside
dans sa capacité d’appréhender son propre être à travers le
monde qui l’entoure, et par là même, de connaître celui-ci.
Il va donc de soi d’affirmer, à la suite de cette analyse, que
le nouveau positionnement de l’homme que déterminent les
philosophies de Spinoza et de Nietzsche impliquent une nou-
velle conception de la connaissance, c’est-à-dire de la façon
que nous avons de comprendre les choses.
Notre analyse a pour but de dégager quelles sont les con-
ditions spécifiques de l’existence humaine au sens plein, c’est-
à-dire comment se prononcent les termes de la possibilité de
la puissance et de la connaissance de la vie humaine à partir
de la conception spinoziste et nietzschéenne de la vie comme
dynamique et immanence absolue. La question pourrait se
prononcer d’une autre façon: comment sera-t-il possible de
définir la force et la joie propres de l’homme au sein d’un

54
chapitre iii

monde qui n’est sien que parce qu’il en fait intégralement


partie, à partir du moment où l’espérance en une providence
bienveillante de modèle archétypal et détentrice de l’immor-
talité au sens le plus chrétien possible, est abolie ? C’est la
question qui se profile dès lors que nous avons établi une affi-
nité fondamentale chez deux penseurs qui récusent toute idée
de finalisme et d’anthropomorphisme ainsi que l’idée d’une
liberté humaine et divine, penseurs qui se distinguent par là
même de façon radicale de toute une tradition philosophi-
que.
La perspective de notre travail rend nécessaire un trajet pré-
cis de l’analyse: afin de parvenir à la définition de la puissance
de l’humain, nous devons nous acheminer par une analyse
de sa condition existentielle, c’est-à-dire de sa détermination,
puis, des éléments indiscutablement positifs de la détermina-
tion, rendre compte des possibles de la connaissance laquelle,
dans le sens très spécifique qui lui donnent respectivement
Spinoza et Nietzsche, constituera la base même de l’épanouis-
sement de l’homme. Il s’avère alors que l’analyse nécessite
un développement important de la relation de l’homme à la
temporalité, telle qu’elle se présente chez les deux penseurs.
D’une part, cette problématique occupe une place majeure
tant chez Spinoza que chez Nietzsche: chez Spinoza, seule
une compréhension de ce qu’implique l’éternité substantielle
permet d’accéder à une connaissance des choses singulières.
Chez Nietzsche, c’est de même le concept de l’éternité sous la
forme du Retour éternel, qui rend possible l’éclosion d’une
affirmation absolue au sein de l’être. Mais d’autre part, l’ana-
lyse nous semble primordiale aussi dans une perspective qui
suit le cours de notre développement: la pleine possession de
l’identité humaine, dans toute sa joie et sa force affirmative,
implique aussi une relation radicalement différente de celle
de la tradition précisément à la temporalité. Nous voulons
montrer comment le projet spinoziste tout comme celui de
Nietzsche constitue une rupture nette avec ce qu’il sera ici

55
philosophie de la puissance …

convenu d’appeler une conception linéaire du temps, en fa-


veur d’une compréhension d’un temps se déployant par stra-
tes multiples, englobant, par son concept même, l’expérience
perpétuelle de l’éternité.
Afin de situer la problématique de la temporalité dans sa
dimension proprement humaine, il convient tout d’abord
d’examiner les termes dans lesquelles elle s’énonce, à com-
mencer par Spinoza.

1.
A) Éternité et durée chez Spinoza:
deux registres ontologiques
Une lecture attentive de l’Éthique de Spinoza ne peut man-
quer de déceler la place primordiale que celui-ci accorde à
la problématique de la temporalité, et ceci malgré le fait que
Spinoza parle peu, et de façon extrêmement peu explicite, du
concept du temps lui-même. Le concept de l’éternité constitue
effectivement à lui tout seul en quelque sorte l’alpha et l’omé-
ga de l’Éthique: sa définition est placée au tout début du livre
I, et c’est à l’explicitation de son plein sens qu’est consacré le
livre V. Entre ces deux pôles qui fonctionnent, non comme un
développement au sens propre du terme, puisque la totalité du
sens de l’éternité est déjà donnée dans le livre I de l’Éthique1,
et que le livre V n’en reprend les termes que pour les faire
voir comme à travers une lunette qui permet d’en déceler la
pluridimensionnalité, se développe par contre proprement dit
la notion de la durée laquelle, au fil de l’analyse acquiert une
richesse et une densité toutes spécifiques et propres à Spinoza.
Il convient donc dès le départ de considérer ces deux notions
comme deux registres ontologiquement séparés (non pas, ce-
pendant de manière traditionnelle, comme nous allons le voir),
et ce en raison de leurs définitions et de ce qui en découle. En

56
chapitre iii

effet, l’éternité est dès sa définition attribuée exclusivement à


la substance: l’éternité, dit Spinoza, est «l’existence elle-même
en tant qu’elle est conçue comme suivant nécessairement de
la seule définition d’une chose éternelle»2. Or, la définition de
la substance qui est cause d’elle-même, implique précisément
une infinie puissance d’exister: son existence «s’explique par
l’éternité, c’est-à-dire par la jouissance infinie de l’exister, ou,
avec un barbarisme, par l’infinie jouissance de l’être»3, autre-
ment dit, il appartient à son essence d’exister4. La substance,
cause d’elle-même5, est ainsi ce qui existe nécessairement, et
cela de toute éternité: étant la seule réalité qui comporte l’in-
finie jouissance de l’être, rien en dehors d’elle-même n’existe
qui aurait pu la créer, ni limiter son existence6. La nécessité
et l’éternité sont donc absolument corrélatives de l’existence
de la substance. Cette définition nécessite deux remarques
importantes. Premièrement, il faut noter que la spécificité de
la définition spinoziste réside en ce que l’éternité est définie
en fonction de l’existence 7, non de l’essence: certes, toutes
les essences, ou les définitions des choses8 sont éternelles,
mais seul ce dont l’essence enveloppe, c’est-à-dire implique
absolument, l’existence peut être réellement qualifié d’éter-
nel9, et c’est en cela précisément que l’éternité ne pourrait être
attribuée absolument qu’à la substance. Deuxièmement, il
importe de noter le fait que de la définition donnée de l’éter-
nité, celle-ci doit être comprise comme le degré maximum
d’intensité d’être, ce qui revient à dire que le fait d’exister
depuis toujours n’en est que la conséquence: c’est la totale
puissance d’être de la substance qui fait qu’on peut dire d’elle
qu’elle est éternelle, non le fait qu’elle ait toujours été là au
sens temporel. Spinoza dit par ailleurs expressément qu’il est
inexact d’employer des mots comme «toujours» au sujet de
la substance, puisque cela risque d’introduire une confusion
quant à son être même: l’essence éternelle de la substance est
absolument la même chose que son existence éternelle, et le
fait même d’en parler en termes temporels revint à séparer

57
philosophie de la puissance …

l’essence de l’existence, et donc de concevoir la substance de


manière inadéquate10. L’éternité exclut proprement dit toute
idée de transformation ou d’augmentation: c’est pourquoi,
pour Spinoza, la question de savoir si Dieu a actuellement
une existence plus grande qu’à l’époque où il a créé Adam,
c’est-à-dire si son existence a augmenté depuis ce temps, est
absurde: l’éternité est par définition non-mesurable, elle ne
peut être conçue que comme unité et totalité fondamentale.
Pour comprendre le sens de l’éternité spinoziste, il nous sem-
ble très important de garder l’expression que nous venons
d’employer, à savoir «le degré maximum de l’être», et cette
précision aura par la suite des conséquences majeures pour
le développement de la notion d’appartenance à l’éternité du
mode qu’est l’homme.
Comme nous l’avons préalablement établi, les modes sont
des expressions déterminées de la substance; des modifica-
tions de celle-ci, qui sont déterminés en plusieurs sens. Leur
essence n’enveloppe pas l’existence11, ce qui veut dire qu’il
n’appartient pas à la nature d’un mode d’exister nécessaire-
ment12: mais qu’il y sera déterminé par une cause extérieure à
lui. La substance étant cause de toutes choses comme elle est
cause de soi13, il s’ensuit que le mode, en son essence comme
dans son existence, ne fait qu’exprimer une partie de l’essence
de la substance14: le mode est ainsi conçu comme un degré
d’intensité particulier de la puissance infinie d’exister de la
puissance. Or, en tant que tel, il exprime un rapport d’éternité,
ou plus précisément, en tant que modification de la substance
éternelle, il exprime, c’est-à-dire enveloppe et recèle l’éternité
de la substance. En un mot, à tout moment de son existence, le
mode sera en quelque sorte signe de l’éternité de la substance,
sans pour autant pouvoir se l’attribuer à lui-même au sens où
nous l’avons défini. Modification finie, déterminée à exister
par une autre chose qui est également finie, aucune chose ne
pourrait exister dans sa finité même comme réalité particuliè-
re, temporelle et changeante, si elle n’avait été déterminée par

58
chapitre iii

la puissance substantielle ou l’un de ses attributs en tant que


celui-ci est considéré comme «affecté d’une modification qui
est finie et a une existence déterminée»15, et il s’ensuit donc
comme nous venons de le voir que chaque chose particulière,
en tant qu’elle exprime la substance, enveloppe nécessaire-
ment dans sa temporalité l’essence éternelle et infinie de la
substance16. Nous comprenons dès à présent que c’est dans
cette équation d’expression d’infini au sein du fini que se situe
le rapport dynamique entre la temporalité et l’éternité qu’il
nous faudra investir par la suite de notre recherche. Pour le
moment, nous devons d’abord rappeler, pour poser les termes
de l’interrogation, que le mode existe dans la pratique par la
force de la coexistence modale: l’ensemble de son environne-
ment le porte à exister. La détermination, encore une fois, est
multiple: le mode est déterminé à exprimer la substance, mais
ce n’est que le concours de l’ensemble des modes finis qui
cause son existence: le mode est, de toute évidence, déterminé
extérieurement comme intérieurement.
Si le mode ne tient pas son existence de son essence, cela
signifie qu’il ne peut, par définition, avoir une existence éter-
nelle ou nécessaire17. Il trouve son existence dans la durée,
c’est-à-dire dans un écoulement indéfini du temps 18. La durée
se distingue formellement de l’éternité en ce qu’elle peut avoir
un commencement et une fin, toutefois, à partir du moment
où l’existence du mode est posé, il n’y a rien en lui qui si-
gnale sa propre finitude19, mais au contraire, il ne peut que
persévérer dans l’existence, ce qui constitue précisément son
essence même en tant que conatus20. En revanche, dans la
mesure où un mode, qui est constitué par des rapports de
mouvement et de repos, est toujours surpassé en force par
une autre mode à un moment donné (qui tout comme le mo-
ment de la «naissance» du mode est déterminé par l’ensemble
de la coexistence modale et non pas par une détermination
intrinsèque), la durée du mode se trouvera, par ce concours
des choses abrégée21.

59
philosophie de la puissance …

Nous pouvons donc constater que c’est dès le premier li-


vre de l’Éthique que la problématique de la temporalité est
posée de façon peu banale: le mode, en tant qu’expression de
la substance et en tant que mode déterminé par l’ensemble
de l’existence modale, s’inscrit dans un double rapport à la
temporalité: d’une part, il exprime de l’éternel, c’est-à-dire
quelque chose d’absolument atemporel; d’autre part, il n’est
et ne peut exister que dans une temporalité très précise qu’est
la durée, c’est-à-dire l’écoulement du temps. Nous sommes
toutefois immédiatement aussi en prise avec un autre dédou-
blement de registres: premièrement, il y a une différence de
registre absolue entre la substance et le mode dans le sens où
il y a d’un côté de l’infini, et de l’autre du fini22. Sachant que
l’infini ne peut engendrer directement du fini23, l’on ne peut
considérer que le mode soit en quelque façon une «prolonga-
tion» de la substance, mais qu’il en exprime une partie qui est
déjà modifiée par quelque chose de fini. Or, deuxièmement,
l’éternité est d’une toute autre nature que la durée: certes, la
première ne comporte aucune notion ni de commencement ni
de fin; la durée ne comporte certainement pas de fin en elle-
même, en tant que «continuation indéfinie», et peut à la ri-
gueur être conçue également comme n’ayant pas de commen-
cement24. En revanche, dans la mesure où nous attribuons
la durée à un mode, c’est une existence qui a effectivement
commencé: cette possibilité de commencement suffit donc à
distinguer la durée de l’éternité25. L’on ne peut donc consi-
dérer que la durée découle directement de l’éternité comme
une modification de celle-ci: Spinoza est formel sur ce point
lorsqu’il établit que le fini (et par là même, l’indéfini qui est
le propre de la durée: ici, l’indéfini implique ce qui peut avoir
une fin, et ne saurait donc être assimilé à l’infini) ne peut sui-
vre directement d’un attribut infini26. Il semble donc très clair
que la problématique de la temporalité chez Spinoza s’énonce
en deux registres: d’un côté, la substance éternelle, de l’autre,
le mode dont la durée ne peut être conçue comme un simple

60
chapitre iii

dérivé de l’éternité, puisqu’il y a entre elles une différence de


définition. Par là, la durée acquiert un sens plein et positif;
elle est le milieu même de l’existence du mode, c’est-à-dire
toute chose dont l’essence n’enveloppe pas l’existence.

B) L’impossibilité d’une éternité d’ordre transcendant.


A la lumière de ce qui vient d’être dit, il s’avère que la na-
ture de différence entre les deux registres éternité et durée
rend impossible une considération traditionnelle de l’étude
du temps chez Spinoza27. Dans la mesure où Spinoza éta-
blit clairement que l’existence du mode, ou de l’homme, se
poursuit dans la durée; que c’est, en quelque sorte, sa seule
réalité existentielle, et où cette durée est par nature séparée
de l’éternité, nous ne saurions viser un quelconque dépasse-
ment de la notion de la durée dès lors que nous considérons
la réalité humaine. La réalité existentielle du mode est totale
dans la durée: l’âme, dit Spinoza, ne peut, en tant qu’idée du
corps (et nous avons déjà expliqué de quelle façon elle l’est à
savoir la face de l’humain selon l’attribut de la pensée, alors
que le corps en est l’autre face selon l’attribut de l’étendue,
et aucunement «l’idéal» au sens cartésien et traditionaliste
du terme28) former des idées ni se souvenir de quelque chose
en dehors de la réalité corporelle29. L’éternité, par là même,
se trouve dénuée de tout caractère transcendant; autrement
dit, en aucun cas, chez Spinoza, il ne peut être question de
considérer l’éternité comme un au-delà de la durée, ou inver-
sement, la durée comme un «en deçà de» l’éternité30, même
si nous pouvons dire, avec S. Zac, que de l’éternité à la du-
rée, «la conséquence est bonne». Cela veut dire que la durée
d’une chose se définit à partir du conatus d’une chose: même
si le conatus ne détermine en rien la durée de l’existence, il est
certain que plus l’effort par lequel un mode persévère dans
l’existence est puissant, plus sa durée risque de se prolonger.
Or la tendance illimitée à persévérer dans l’existence qu’est le

61
philosophie de la puissance …

conatus n’est rien d’autre que l’expression dans chaque être


de la puissance infinie et éternelle de la substance: il y a ici
un lien manifeste. Mais malgré cette «bonne conséquence»
(sans laquelle l’immanence spinoziste s’écroulerait: il va de
soi que la durée devra se définir à partir de l’éternité, à moins
d’admettre qu’elle dépend d’un autre principe, ce qui revient
à poser l’existence d’une autre substance), il est inexact de
comprendre la durée spinoziste comme une «dégradation» de
l’éternité à la manière de Plotin.31 C’est dire que l’homme ne
souffre absolument pas dans la durée d’un manque d’exis-
tence plus «complète» que lui apporterait l’éternité pris dans
le sens le plus courant d’»immortalité»32: encore une fois, il
est établi que la définition de l’homme, c’est-à-dire ce qui est
requis pour qu’il puisse exister, ne comporte pas sa finitude33,
et, comme nous allons le voir, c’est pleinement dans la durée
que l’existence humaine prend son sens.
Pour le moment, nous pouvons déjà, à partir de l’analyse
présente, faire un certain nombre de conclusions de grande
importance. Premièrement, la durée ne souffre pas, chez
Spinoza, d’une déficience ontologique: certes, dira Spinoza,
la partie de l’âme qui demeure (l’entendement) est plus par-
faite que celle qui meurt (l’imagination et la mémoire) avec le
corps34. C’est dire qu’il semble accorder plus de perfection,
ou de réalité à ce qui est éternel qu’à ce qui s’inscrit dans la
durée. Or ceci nécessite deux remarques. 1°. La perfection,
chez Spinoza, est synonyme de réalité ou d’activité35. Si donc
la partie de l’âme qui peut être qualifiée d’éternité est plus
parfaite que celle qui n’y accède pas, c’est parce qu’elle est
plus active, c’est-à-dire apte à former des idées adéquates,
capable de concevoir les choses comme découlant avec né-
cessité de la substance. La passivité, au contraire, consiste à
voir les choses dans leurs relations extérieures sans lien réel: il
est donc certain que ce que Spinoza appelle perfection est une
sorte de haute définition de la puissance; une puissance qui va
jusqu’au bout d’elle-même. 2°. La perfection, d’un autre côté,

62
chapitre iii

ne doit se mesurer que d’après la nature donnée d’une chose36:


on se trompe ainsi de vouloir juger de quelque chose comme
étant «imparfait» si c’est à cause d’un critère qui ne se trouve
pas dans sa définition. Dans la lettre 21, Spinoza explique
ainsi qu’il y a une différence entre la négation et privation: la
négation, c’est «quand il est nié d’un objet ce qui n’appartient
pas à sa nature», alors qu’il est question de privation «quand
ce que nous croyons appartenir à la nature d’un objet est nié
de cet objet même»: la négation, en ce sens, n’est jamais signe
d’imperfection, alors que la privation semble effectivement
exprimer un manque. Or, par là il apparaît qu’il est vain de
parler de privation ou même d’imperfection: il ne s’agit que
d’une «manière de penser, formée quand nous nous livrons à
une comparaison» sans avoir égard à ce qui appartient à la
nature ou la définition d’une chose. Comme aucune chose ne
peut se définir par un manque (sa définition étant toujours
affirmative), il s’ensuit qu’elle ne saurait par définition être
imparfaite. Par conséquent, dire que la durée est imparfaite
ou consiste en une dégradation de l’éternité, c’est se livrer
à une comparaison impossible, puisque nous avons affaire
à deux notions qui diffèrent en nature, et la perfection de
l’une ne saurait se mesurer d’après celle de l’autre. La durée,
comme toute réalité spinoziste, est par là tout à fait qualifiée
pour être affirmée: elle est pleinement positive et entière.
Deuxièmement, cette durée constitue bel et bien la totalité
de la condition existentiale de l’humain: ce qui est retranché
à sa durée, l’est effectivement également à son existence37.
Nous savons déjà que toute connaissance, même la plus ina-
déquate, est le résultat d’une affection corporelle dont l’âme
forme une idée: à mesure que le pouvoir d’être affecté s’or-
donne, la connaissance augmente, s’affine, est en voie d’adé-
quation. Il serait par conséquent tentant de penser la positi-
vité ou la perfection de la durée en raison de l’évolution de la
connaissance dans la durée: effectivement, c’est dans le temps
que celle-ci s’affine, étant donné que l’homme, à sa naissance,

63
philosophie de la puissance …

n’a aucune connaissance des choses38, et que sa vie constitue


cette acquisition: c’est dans le temps que l’enfant grandit et
passe d’un mode de connaissance rudimentaire et inadéquat
à une connaissance élaborée, plus adéquate, de lui-même et
du monde. Pourtant, cette vision «évolutive» n’est pas juste:
elle signifierait que la connaissance adéquate serait une acqui-
sition; le terme final d’un processus déductif laborieux — et
par là même, la connaissance adéquate étant la connaissance
de l’appartenance éternelle et nécessaire d’une chose singu-
lière à la puissance de la substance, que cette éternité serait
de même une acquisition, comme le terme ou la finalité de la
durée. Il n’en est rien, et nous savons déjà pourquoi: la durée
ne mène pas à l’éternité, et, de même, la connaissance inadé-
quate ne mène pas à l’adéquation, puisqu’une idée inadéquate
est suivie nécessairement par une autre idée inadéquate39. Au
contraire, l’éternité est toujours déjà là, inscrite dans notre es-
sence en tant que celle-ci dépend directement de la substance,
et de même, la capacité de nous appréhender nous-mêmes
adéquatement, c’est-à-dire la puissance de former des idées
vraies, nous appartient de tout temps. L’expérience de l’éter-
nité est par conséquent, pour Spinoza, de l’ordre d’un fait
premier, une base incontestable sur laquelle se dessinera par
la suite toute notre activité et nos pensées40: nous sentons et
expérimentons notre éternité41 ce qui en langage spinoziste est
une formule décisive. Même avant d’avoir une connaissance
adéquate de nous-mêmes et du monde, nous connaissons, si
confusément que ce soit, notre appartenance éternelle: quand
bien même nous ne pouvons que l’imaginer,42 en lui prêtant
toutes sortes de caractéristiques absurdes que l’homme avisé
de la véritable nature de l’éternité a depuis longtemps éliminé
(par exemple l’idée d’une vie après la mort), cette idée nous
est toujours déjà présente.
Compte tenu de cela, la perfection de la durée devra ainsi
se définir autrement. La définition de la durée, telle que nous
la donne Spinoza, est celle d’une continuation indéfinie de

64
chapitre iii

l’existence: il est aisé de voir que cette définition est corré-


lative de la définition du conatus: la persévérance illimitée
dans l’existence. Le conatus, nous l’avons vu, est une entité
entièrement dynamique: bien plus qu’une simple tendance à
l’autoconservation et à la staticité, le conatus humain tout
particulièrement est une tendance au mouvement et à l’ac-
croissement de sa propre puissance. La durée durant laquelle
se déploie ce conatus n’est donc pas une simple quantité de
temps neutre, mais aussi multiforme et ondoyante que les va-
riations de la puissance du conatus: plus riche et complexe est
le conatus, se déployant comme l’énergie de toutes les par-
ties du corps qui forment l’humain, plus riche et complexe
sera également la durée: elle est, en un mot, dynamique par
définition. Disons, de façon préliminaire, que sa perfection
réside en ce qu’elle est le «milieu» proprement dit dans lequel
le conatus se déploie, par conséquent, le milieu dans lequel
se déploient les idées, celles-ci étant, nous le savons, le lien
même entre l’homme et l’éternité.
L’équation spinoziste s’énonce alors de façon très claire: il
est question, d’une part, d’une éternité à laquelle appartient
par essence toute chose; éternité qui est toujours et éternel-
lement présente43 dans chaque instant même de la durée, si
fragmentaire soit-elle dans le monde turbulent où se bouscu-
lent et coexistent l’ensemble des modes. D’autre part, il y a
cette notion de durée et de temporalité qui, loin de se limiter à
ce que Spinoza appelle «un auxiliaire de l’imagination» par-
lant du temps-mesure, est une matière dynamique apparte-
nant par excellence à l’effort avec laquelle tout être persévère
dans son existence.
C’est alors dans ce sens particulièrement dynamique (que
nous ne confondons pas avec la notion de progression) que la
temporalité spinoziste tisse un lien étroit avec l’idée de temps
chez Nietzsche. Avant de déterminer les conséquences dans la
réalité humaine de la notion d’éternité en rapport simultané
avec la durée chez Spinoza, nous devons donc de la même fa-

65
philosophie de la puissance …

çon qu’auparavant poser les termes dans lesquels cette même


problématique s’énonce chez Nietzsche.

2.
A) Éternité et devenir chez Nietzsche.
a) Essence-existence: l’apparence et le vrai
Nous avons commencé ce chapitre en déterminant la diffé-
rence ontologique entre l’éternité et la durée, ce qui revient
à avoir posé en des termes très précis la différence ontologi-
que entre la substance et ses modes. Nous savons donc que
l’homme ne peut prétendre à une existence éternelle (seule la
substance le peut, puisqu’elle est puissance absolue d’exister,
non déterminée par autre chose), si bien que le concept même
d’immortalité dans le sens d’une vie après la vie présente de-
meure vide de sens. De même, nous avons déterminé que le
rapport de l’homme à l’éternité ne peut par définition être
investi que dans le plein épanouissement de la durée, puis-
que c’est dans et durant elle seule qu’il est capable d’action.
Nietzsche ne saurait de toute évidence jamais adopter cette
terminologie, puisque pour lui, la distinction entre la subs-
tance et son éternité avec le mode et sa durée semble rele-
ver du dualisme tant combattu par lui d’essence-existence44;
dualisme communément admis dans la philosophie depuis
Platon, et qui pour Nietzsche est signe de la plus haute déca-
dence qui dévalorise l’existence elle-même: «Diviser le monde
en un monde «vrai» et un monde «apparent», soit à la ma-
nière du christianisme, soit à la manière de Kant (…) cela ne
peut venir que d’une suggestion de la décadence, qu’être le
symptôme d’une vie déclinante»45. Impossible pour Nietzsche
d’admettre une essence au-delà de l’existence, ou, pour em-
ployer le terme plus précisément nietzschéen, de l’apparence:
le monde est tout entier donné dans ses apparences fluctuan-

66
chapitre iii

tes et changeantes46, et il ne peut y avoir une vérité au-delà de


notre capacité d’observation: «Dès que l’on veut connaître la
Chose en soi, elle est précisément ce monde»47, dit Nietzsche,
ce qui veut dire que la connaissance du monde n’est possible
qu’en tant qu’évaluation, mensuration d’après des critères ou
des perspectives préalablement établis; cela étant précisément
l’activité de la volonté de puissance comme nous l’avons mon-
tré. Les textes de Nietzsche sur ce sujet sont nombreux et tout
à fait explicites: dans le fragment 14 (93) du FP XIV, il fait
une critique «de la notion de «monde vrai et monde appa-
rent», le premier des deux est une simple fiction, constituée à
partir de choses purement imaginaire, l’»apparence» fait elle-
même partie de la réalité: elle est une forme de son être, c’est-
à-dire que dans un monde où il n’existe pas d’»être», il faut
que soit d’abord constitué par le «paraître»un certain monde
rationnel de cas identiques: un tempo dans lequel observation
et comparaison soient possibles, etc.»48 Or cette critique de la
notion du «monde vrai et monde apparent» fait basculer le
problématique traditionnelle non seulement dans le sens où
elle abolit la notion d’essence et de vérité, mais aussi parce
qu’elle invalide même la notion d’apparence: certes, poursuit
Nietzsche dans le même texte, «le monde, abstraction faite de
la nécessité pour nous d’y vivre, le monde que nous n’avons
pas réduit à notre «être», à notre logique, et à nos préjugés
psychologiques n’existe pas en tant que «monde en soi» «,
mais cela veut également dire que ce que nous qualifions
habituellement d’apparence n’est rien d’autre que le monde
lui-même, nous apparaissant dans une intensité ou variation
particulières qui dépend au juste de notre perspective: finale-
ment, dit Nietzsche, «le monde qui nous concerne est faux,
c’est-à-dire qu’il n’est pas état de fait mais invention poéti-
que, total arrondi d’une maigre somme d’observations: il est
«fluctuant», comme quelque chose en devenir, comme une
erreur qui se décale constamment, qui ne s’approche jamais
de la vérité: car — il n’y a pas de «vérité».»49.

67
philosophie de la puissance …

Cette affirmation, à première vue diamétralement opposée


à une vision spinoziste, contient cependant de précieuses in-
dications concernant la nature de ce que refuse Nietzsche, et
de quelle façon cela peut concerner la pensée spinoziste. Pre-
mièrement, s’il est exclu que Nietzsche assimile un langage
spinoziste ou même qu’il admette la notion d’une substance
infinie, il s’avère toutefois que son refus de distinction en-
tre le monde vrai et le monde apparent ne peut s’appliquer
à la distinction spinoziste entre l’essence et l’existence, et des
notions qui en découlent. L’essence n’est pas chez Spinoza,
contrairement à la plupart de ses prédécesseurs et de ses con-
temporains, la forme vraie et idéale d’un être dont l’existence
ne serait qu’une suite de corruptions50. Elle n’est au contraire
que la vraie définition d’un être capable d’exister ou par soi
ou par l’ordre commun des choses de la nature51: l’essence,
c’est «ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue, et
qui vice versa ne peut sans la chose ni être ni être conçu»52.
L’existence, par la suite, est ce dans quoi la chose se déploie,
se déroule, et ce, nous l’avons vu, sans que l’essence «man-
que» en quelque sorte que ce soit. Autrement dit: loin d’être
la forme idéale à laquelle l’existence serait l’aspiration per-
pétuelle, comme un sens caché qu’il suffirait de trouver pour
s’y accorder, l’essence d’une chose n’est autre que sa force
de persévérer dans l’existence, un degré de puissance toute
individuelle, c’est-à-dire son conatus. L’essence n’est pas au-
delà de l’existence, «derrière» elle: au contraire, elle est ce
qui fait que l’existence est possible, une fois celle-ci posée par
sa cause extérieure. En ce sens, dès lors que nous concevons
l’existence d’une chose, l’essence ne saurait en être séparée53,
sous peine de destruction immédiate de cette existence54.
Nous pouvons donc constater que si l’essence chez Spinoza
n’est autre que la définition adéquate d’une chose particu-
lière, et qu’elle s’accorde nécessairement avec son existence,
sachant que l’essence est une affirmation de l’existence même
si celle-ci, pour les modes est régie par des déterminations

68
chapitre iii

extérieures55, nous ne sommes pas loin du raisonnement de


Nietzsche pour qui «l’essence» ne saurait être autre que telle
qu’elle se donne dans l’existence, ou le degré de la volonté de
puissance agissant dans l’existence. Comprenons: certes, il y a
une distinction chez Spinoza entre l’essence et l’existence, mais
c’est une distinction d’ordre modal qui dépend de la causalité
inhérente de la chose: l’essence du mode n’implique pas son
existence, comme c’est le cas de la substance, mais l’existence
d’une chose ne saurait se dérouler indépendamment et comme
en retrait de son essence. Lorsque Nietzsche dit que le monde
nous apparaît tel qu’il est, il s’inscrit parfaitement dans cette
optique: la question, pour l’un comme pour l’autre, reste à sa-
voir de quelle façon nous allons comprendre ce qui apparaît,
mais en aucun cas, cette apparition n’est fausse en tant que
telle. Pour Spinoza, il y a aussi peu que pour Nietzsche lieu
de faire une distinction ontologique entre le monde vrai et le
monde apparent: les choses ne se déroulent pas différemment
«en vérité» que ce que nous en comprenons; par contre, il y a
tout lieu d’apprendre à les comprendre adéquatement, ce qui
revient à mettre de l’ordre dans nos perceptions: autrement
dit, ce n’est pas le monde qui est faux et qui ne s’accorde pas
avec l’essence ou le monde vrai, mais c’est au contraire notre
appréhension qui doit se comprendre comme une évaluation
à partir de nous-mêmes. De là découle notre deuxième point,
qui constate que, malgré le rejet des termes essence-existence,
la question fondamentale chez Nietzsche réside dans une
équation «être-valeur», c’est-à-dire la connaissance de la na-
ture au sens d’une «définition» (ce qui pour Nietzsche restera
toujours de l’ordre d’une évaluation) de tout phénomène. Par
là, l’»élément spécifique»56 de Nietzsche rejoint celui de Spi-
noza, à savoir la connaissance de l’essence, c’est-à-dire de la
valeur vitale des choses singulières. Tout comme pour Spino-
za, cette connaissance, et l’épanouissement qui en dépend, ne
saurait se passer d’une investigation de la relation qui s’opère
entre la temporalité et l’éternité qui lui est inhérente. Mais si

69
philosophie de la puissance …

pour Spinoza, ce problème se pose en des termes clairs, étant


donnée la nature respective de la substance et de ses modes, il
n’en va pas de même pour Nietzsche.

b) La notion de temporalité
La temporalité, comme l’ont montré tout particulièrement
les études de Heidegger, se situe au cœur même de la pensée
nietzschéenne57. Question essentielle et infiniment complexe,
elle est celle qui aura suscité les interprétations les plus radi-
cales, les plus positives et les plus négatives; étant tour à tour
qualifiée de pierre de touche de la pensée nietzschéenne, et
de fantasme absurde. Parmi les analyses les plus importan-
tes, la question est encore traitée avec ambivalence (c’est le
cas de E. Fink et de M. Haar) et une grande divergence: G.
Deleuze y voit l’affirmation suprême, l’abolition des forces
réactives ou leur conversion totale en forces actives58; tandis
que pour P. Klossowski, l’Éternel Retour en tant que Cercle
Vicieux signifie l’abolition absolue de l’individu59 La ques-
tion de l’éternité et de la temporalité peut ainsi être appelé
à très juste titre «l’étoile autour de laquelle gravitent les thè-
mes décisifs de la philosophie de Nietzsche. Mais il (le Retour
éternel,) est également le trou noir qui tient prisonnière la
lumière qui voudrait s’en échapper jusqu’à nous (…)»60 Pour
encore d’autres, l’expérience de l’éternité est une «fable exis-
tentielle»61, ou encore à la fois essentielle et contestable62.
L’étude qui a peut-être abordé la question avec la plus grande
rigueur et, à ce sujet précisément, une immense compréhen-
sion des textes nietzschéens, reste celle de Heidegger, pour
qui la problématique reste quelque chose d’énigmatique et
de non résolu, mais qui mérite que l’on s’interroge à son su-
jet63. La complexité vient de ce qui de prime abord semble
apparaître comme une contradiction. Dans la pensée nietzs-
chéenne, il y a, d’une part, un rétablissement fondamental de
la valeur du temps en tant qu’affirmation du devenir; dans le
fait de poser le devenir comme champ d’action de la volonté

70
chapitre iii

de puissance64 et tout particulièrement, dès lors qu’elle prend


la forme d’une activité d’évaluation: «l’interpréter lui-même,
en tant que forme de la volonté de puissance a de l’existence
(non, cependant, en tant qu’»être» (Sein), mais en tant que
processus, que devenir), en tant qu’affection»65. Affirmer le
temps qui passe, délivrer ce passer de la vengeance de l’es-
prit de ressentiment66, c’est aussi affirmer la finitude comme
condition intégrante de la création et de la continuité: c’est
ainsi que se présente le jeu dionysiaque qui, tel l’enfant joueur
d’Héraclite, à coups de dés régénère à chaque instant le réel.
Mais d’autre part, au centre de ce que Nietzsche considé-
rait lui-même comme son œuvre principale et «le plus gran-
diose présent» que l’humanité ait jamais reçu67, à savoir Ainsi
parlait Zarathoustra, il y a la pensée du Retour Éternel qui
est d’autant plus problématique. Non seulement les textes de
Nietzsche sont pauvres en explicitations de ce concept qui
pourtant est majeur, mais surtout, l’affirmation de l’éternité
comme étant la seule réalité du monde, pose un problème
manifeste par rapport à l’affirmation du Devenir, pulsation
continu du temps. Or, que cette interrogation soit essentielle
et ne puisse en aucun cas relever d’une incohérence quelcon-
que de la part de Nietzsche, c’est lui-même qui en donne la
preuve puisqu’il fixe lui-même de façon parfaitement claire
les termes de l’équation à penser: la question que nous nous
proposons d’examiner n’est autre que celle-ci: «Imprimer
au devenir le caractère de l’Être — c’est la suprême volonté
de puissance. (…) Que tout revienne, c’est le plus extrême
rapprochement d’un monde du devenir avec celui de l’être:
sommet de la contemplation;…)»68. Il apparaît dès lors que
si nous voulons comprendre ce qu’est le devenir, c’est-à-dire
la temporalité du passer qu’il s’agit d’affirmer, nous devons
tout d’abord comprendre ce qu’est ce «que tout revienne»,
en d’autres termes, l’éternité. L’analyse de l’expérience du
Retour éternel dans Zarathoustra nous le montrera: ce n’est
qu’à partir de cette compréhension qu’une affirmation, quelle

71
philosophie de la puissance …

qu’elle soit, au sujet de l’existence pourra s’effectuer. Et par


là, nous voyons aussi comment cette problématique est pro-
che de celle que nous avons dégagée chez Spinoza: affirmer
l’existence, c’est la comprendre dans son appartenance éter-
nelle.

B) Introduction à l’éternité:
L’expérience du Retour Éternel.
L’expérience nietzschéenne du Retour éternel se présente
comme une vision éblouissante d’une toute nouvelle appar-
tenance des choses à l’éternité. Loin de présenter l’éternel
comme un au-delà figé et immobile, la vision de Nietzsche a
la valeur d’un mouvement perpétuel, éternellement régénéré
par sa propre force: le monde «devient, il passe, mais il n’a
jamais commencé à devenir, il n’a jamais cessé de passer, — il
se conserve sous ces deux formes… il vit sur lui-même: ses
excréments sont sa nourriture»69. Le premier aspect de cette
éternité est en effet celui du cycle: que tout revienne, encore et
encore, c’est ce qui demande à être affirmé afin que le monde
soit sauvé. Cette même vision, nous le savons, est dès lors em-
preinte d’une gravité sans pareille, où l’effroi devant la répéti-
tion supposée de toute chose s’abat sur Nietzsche-Zarathous-
tra comme «le poids le plus lourd»70, cette expression étant
même le titre du texte introduisant l’idée du Retour éternel.
Dans cette expression, «le poids le plus lourd», se concentre
la pensée de Nietzsche en trois questions essentielles, dont
une seule, curieusement, apparaît immédiatement, au détri-
ment des deux autres qui demeurent comme sous-jacentes.
Comment se définit exactement le poids le plus lourd ? C’est
le démon qui en donne la formulation: «cette existence, telle
que tu la mènes, et l’as menée jusqu’ici, il te faudra la recom-
mencer et la recommencer sans cesse; sans rien de nouveau,
tout au contraire! la moindre douleur, le moindre plaisir, la
moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra

72
chapitre iii

encore, tout ce qu’il y a en elle d’indiciblement grand et d’in-


diciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même
ordre, suivant la même impitoyable succession… (…)»71 Pre-
mière question: tout reviendra indéfiniment, éternellement,
impitoyablement. Mais comment? Quelle est la nature de ce
retour? Deuxième question: Si tout revient, comment suppor-
ter cette pensée ? Comment ne pas être envahi par le dégoût
et la lassitude à l’idée que tout, jusque dans le moindre détail,
reviendra ? C’est la question du nihilisme, habituellement
examinée par le plus grand nombre de commentateurs. Con-
jointement à la question apparaît celle de la responsabilité
devant l’éternité de toute action puisque tout doit revenir;
responsabilité trop lourde, écœurante pour celui qui doit la
penser: «ce que je fais ou ne fais pas en ce moment est aussi
important pour tout ce qui viendra que le plus grand événe-
ment du passé: dans cette formidable perspective de l’effet
toutes les actions sont également grandes et petites» 72. La
vision du Retour éternel apparaît ainsi tout d’abord comme
quelque chose qui corrompt l’innocence du devenir, de tout
devenir, dans le sens où celui-ci paraît entièrement déterminé
par l’ensemble de nos actions préalables. Troisième question:
l’extrême lourdeur du poids le plus lourd se mesure égale-
ment à une autre échelle, dans un texte qui en réalité précède
le §341 du Gai Savoir. Là, Nietzsche formule quelque peu
différemment le sens du Retour éternel, et cette formula-
tion a de telles implications qu’il convient de la reproduire
intégralement ici: «»Mais si tout reste nécessaire, en quoi
puis-je décider de mes actes ?» La pensée de l’éternel retour
et la croyance à ce retour forment une pesanteur qui parmi
d’autres pesanteurs t’oppresse et pèse sur toi davantage que
celle-ci. Tu dis que la nourriture, le lieu, l’air, la société te
changent et te déterminent, or, tes opinions le font bien plus
encore, car celles-ci te déterminent à choisir telle nourriture,
tel lieu, tel air, telle société. — Si tu t’incorpores la pensée
des pensées, elle te métamorphosera. La question que tu te

73
philosophie de la puissance …

poses sur tout ce que tu veux faire:»Le voudrais-je de telle


sorte que je le veuille faire d’innombrables fois ?» constitue
la pesanteur la plus importante. «73La pensée du Retour éter-
nel implique une métamorphose pour celui qui la pense, mais
comment admettre que la révélation de mon appartenance à
la nécessité et à l’éternité circulaire du cours du monde puisse
prendre la forme non d’un assentiment (dans le meilleur des
cas), mais d’une métamorphose par où j’affirmerai et créerai
ce même fatum ? Autrement dit, comment une telle métamor-
phose est-elle pensable, alors que la nécessité du retour sem-
ble écraser non seulement la volonté libre, mais même tout
pouvoir d’action affirmatif, sans parler de la «liberté» au sens
traditionnel ?74 C’est à ces trois questions que notre analyse
tentera de répondre.

La pensée du Retour éternel resterait une idée à la fois effroy-


able et relativement classique qui, loin de produire une méta-
morphose de l’humain comme Nietzsche en était convaincu,
le figerait au contraire dans un processus d’atemporalisation
complet — annulation du temps, donc, du devenir — s’il ne
nous était possible d’examiner davantage de quel type de re-
tour ou de «cyclicité» il est question. Ce sont les textes de
Nietzsche, malgré leur silence relatif sur l’éternité, que nous
devons interroger. Si c’est dans le Gai Savoir que Nietzsche
esquisse pour la première fois l’idée du Retour éternel, sous
la forme d’une tentation démoniaque, ce n’est en revanche
qu’en plein cœur de Ainsi parlait Zarathoustra qu’il arrive
à en énoncer clairement les termes. C’est dans le chapitre
nommé «De la vision à l’Énigme» que Zarathoustra conte
sa marche solitaire sur un sentier de montagne grimpant et
étroit. Sur ses épaules, une lourde charge pèse: c’est le nain,
mi-ombre, mi-esprit, qui alourdit chaque pas. Lorsqu’il s’ar-
rête, la nain saute brusquement de ses épaules: ils sont devant
un portique d’où partent deux chemins en directions oppo-
sées; les deux partant vers l’infini. Ce portique se nomme:

74
chapitre iii

l’Instant. Eternelle est la route qui mène vers l’avant, éter-


nelle est celle qui vient du passé, et Zarathoustra, devant ce
portique, posera une question essentielle: «Mais suivra-t-on
plus loin l’une des deux — et toujours davantage et plus loin
toujours, crois-tu, ô nain, qu’éternellement ces voies se con-
tredisent ?75 «La question est précise: si nous allions à l’infini
vers le passé ou vers l’avenir, n’y aurait-il pas un moment ou
ces deux pôles ne seraient pas en contradiction, c’est-à-dire
où le passé ne serait pas en opposition à l’avenir, comme deux
chemins prenant effectivement des directions contraires. La
question de Zarathoustra est la suivante: y a-t-il un moment
où le passé n’est pas le contraire irrémédiable de l’avenir;
où les deux se concilient en un même chemin ? La réponse
du nain ne tarde pas: «Toujours menteuse est ligne droite,
chuchota dédaigneusement le nain. Courbe est toute vérité,
le temps même est un cercle.»76 A la question de Zarathous-
tra à savoir s’il y a réellement et éternellement contradiction
entre le passé et l’avenir, le nain répond autre chose: pour lui,
les deux voies sont éternelles, et se rejoignent dans la même
éternité, et le temps est un cercle vicieux tel un serpent qui
se mordrait lui-même la queue. Mais en cela, le poids de la
question de Zarathoustra est immédiatement dévié: d’une
question sur la contradiction du passé et de l’avenir, le nain
annule habilement la réalité du temps même: il n’est qu’un
cercle éternel dans lequel tout devra revenir. Et c’est effective-
ment comme cela que s’énonce la théorie du Retour éternel,
accablante au possible: sans temps, sans devenir, juste une
éternelle répétition, ce qui revient effectivement à abolir la
contradiction entre l’avenir et le passé. Mais la question de
Zarathoustra n’est pas celle à laquelle répond le nain avec
dédain, et c’est cette précision seule qui permettra à Nietzsche
de se dégager de toute considération cyclique telle qu’elle se
présente habituellement.
La question de Zarathoustra est posée à un endroit et d’une
façon que Nietzsche décrit méticuleusement: il s’arrête devant

75
philosophie de la puissance …

le portique; le nain descend, et c’est en contemplant ce porti-


que que Zarathoustra formule sa question, alors que le nain,
accroupi sur une pierre, fixe le sol et la disparition à l’infini
des deux chemins, en répondant77. Les études de S. Kofman
ont mis en évidence l’obsession de Nietzsche pour tout ce qui
touche à la précision d’un moment particulier: dans Ecce
Homo, ainsi que dans sa correspondance, il dévoile l’impor-
tance extrême qu’avaient pour lui les moments qui mar-
quaient le début, l’apogée ou la fin d’une époque telle qu’an-
niversaires, la nouvelle année, les saisons changeantes etc.
Nombreuses sont les lettres où il exhorte ses proches de ne
pas oublier son anniversaire, ou, pour au contraire, leur sou-
haiter le leur, leur offre une protection fétichiste78. Quant à
lui-même, c’est la préface d’Ecce Homo qui nous donne la
meilleure preuve de ce que, anniversaire et moment de récolte
saisonnier confondus, le seuil constitué par un moment ou un
événement précis comporte de crucial: «En ce jour de perfec-
tion, où tout vient à maturité et ou la grappe n’est pas seule à
dorer, un rayon de soleil vient de tomber sur ma vie: j’ai re-
gardé derrière moi, j’ai regardé loin devant moi79: jamais je
n’ai vu, à la fois tant de choses, et si bonnes… Ce n’est pas en
vain qu’aujourd’hui j’ai enterré ma quarante-quatrième an-
née: je pouvais à bon droit l’enterrer — ce qui, en elle, était
vie est maintenant sauvé, est impérissable.(…)» 80Il est donc
dans la logique d’une lecture se voulant fidèle à l’esprit nietzs-
chéen, d’accorder la même précision quant au moment où
Zarathoustra pose sa question essentielle; sa position, la di-
rection de son regard. Il s’avère ainsi que ce n’est qu’en tant
que le portique fixé par Zarathoustra constitue le moment
même de l’interrogation que la question prend son sens. Dans
ce passage absolument crucial dans la pensée de Nietzsche, il
y a deux mouvements remarquables. Le premier, infiniment
proche de Nietzsche en personne, se trouve lorsque Zara-
thoustra pose son regard sur le portique: il en constate la po-
sition, le situe comme un point-limite où sa question sera

76
chapitre iii

posée. Zarathoustra est ici dans une démarche tout à fait con-
templative: il regarde, évalue, et juge la constitution du temps.
En cela, ce moment constitue un seuil, un de ceux dont parle
Nietzsche dans le texte cité ci-dessus notamment: le regard
rétrospectif et le regard prévoyant à la fois, comme le visage
de Janus capable de voir le passé et l’avenir en même temps81.
Il semblerait que pour Nietzsche ce moment exceptionnel,
qui survient un certain nombre de fois dans la vie lorsqu’il est
temps de faire un bilan, constater une fin et un commence-
ment, existe comme une suspension du temps: en dehors du
flux, le regard et l’évaluation sont possibles. Ainsi écrit
Nietzsche, lorsqu’il n’a que vingt-quatre ans, dans une lettre
à Erwin Rohde82: «A vrai dire, rien ne serait plus réconfor-
tant que de pouvoir à présent, du milieu de notre vie, jeter un
double regard et sur notre passé et sur notre avenir». Il est
certain que ce milieu de la vie n’est pas une arrivée à la moitié
de la vie biologique83, mais qu’il y est question du cœur de la
vie, un passage crucial. Ce désir d’évaluation n’est autre que
la tâche d’Ecce Homo, où il est explicitement question de
faire les vendanges, récolter ce qui a été semé (cf supra). Za-
rathoustra, il est certain, accomplit ce mouvement. Mais le
regard contemplatif se transforme immédiatement en un re-
gard impliqué, transgressant la distance, et cette transgression
enrichit infiniment le caractère de «seuil» ou limite qu’a ce
portique, et le rend tout à fait dynamique84. C’est devant
l’Instant que Zarathoustra pose sa question sur la réconcilia-
tion possible du temps et de l’éternité, et c’est cette contem-
plation de l’Instant qui lui confère toute sa portée: ou bien le
portique sera-t-il perçu comme un point-limite; une frontière
entre le passé et l’avenir de façon à ce qu’ils soient perpétuel-
lement sans rapport si ce n’est dans la résignation du nain
qui, accablé, affirme que leur cours est le même — ou bien, ne
faudra-t-il pas comprendre que ce portique, qui ne saurait
représenter simplement un instant en particulier85, mais com-
me la présence de tout instant, comme la jonction, le point de

77
philosophie de la puissance …

rencontre et d’enchevêtrement inextricable du passé et de


l’avenir. Le portique est, à proprement parler, le moment où
la question se pose de savoir qu’il est possible d’affirmer à la
fois ce qui a été et ce qui sera, sans succomber à la probléma-
tique paralysante du nain, cet esprit de lourdeur qui nous
habite inévitablement. Car même en admettant que le temps
soit un cercle (et toute la force du nain réside effectivement en
ce que sa réponse n’est pas fausse en elle-même, mais que,
pour juste qu’elle soit, elle créé un déséquilibre de poids à
l’intérieur de la question essentielle); que tout revienne néces-
sairement et que tout se reproduise nécessairement, ce qui
semble effectivement être le point de vue le plus constant de
Nietzsche à ce sujet86, c’est toutefois la question du sens de
l’instant qui importe ici avant tout à Zarathoustra. «Et si
toute chose déjà eût existence, que penses-tu ô nain de cet
instant ? Ne faut-il donc que ce portail aussi, une fois déjà, ait
— existé ? Et ne sont toutes choses si fermement nouées que
vers lui cet instant entraîne toutes choses à venir ? Par consé-
quent — lui-même encore ?» 87 Si nous parvenons à penser le
poids de la question du sens de l’instant, la problématique du
Retour éternel se pose dans une lumière nouvelle, bien diffé-
rente de la préoccupation accablante du retour en cercle de
toutes choses. L’instant — celui de la question de la valeur des
choses, puisque c’est ce dont il est question pour Zarathous-
tra — c’est le moment où toutes les choses sont nouées: c’est
là que se cristallise la valeur de tout passé, et c’est là que se
décide et se détermine toute vie future. Et, allant plus loin
qu’une vision aristotélicienne posant l’instant comme la li-
mite entre deux temps88, ou la scission entre deux temps, cet
instant est pour Nietzsche la récurrence même, le point éter-
nellement mouvant, le centre de gravité présent à tout mo-
ment, autant pour toute action passée que pour celle qui vien-
dra dans le futur. L’instantanéité dont il est question est tout à
fait spécifique, et peut par là donner lieu à bien des interpré-
tations erronées. Nous n’avons pas affaire, chez Nietzsche, à

78
chapitre iii

une glorification de l’instant dans le sens où l’existence serait


composée d’une suite à l’infini d’instants dont chacun recèle-
rait l’éternité: il parle bien de l’instant qui revient89, mais ce
n’est certainement pas en tant qu’un point qui se détacherait
du flux de l’existence, bien au contraire. Il ne nous semble
donc pas correct d’attribuer l’importance de l’instant chez
Nietzsche en premier lieu au fait qu’il est ce qui passe, ainsi
que Y. Yovel le suggère. Dans l’un des rares textes existants
mettant en relation la pensée de Spinoza avec celle de Nietzs-
che, Yovel affirme certes que c’est de l’instant qu’il est ques-
tion dans le Retour éternel, mais que c’est en tant qu’il dépérit
qu’il constitue le sommet de l’interrogation de Zarathoustra.
Nietzsche, dit-il, ne peut, contrairement à Faust auquel il le
compare, demander à l’instant de demeurer à jamais, «mais
seulement de se répéter à jamais. De cette façon, il adhère à
l’instant et il affirme et accepte son inévitable impermanen-
ce.» 90. Cette interprétation reste certes valable dans la mesure
où la doctrine du Retour éternel veut libérer le devenir, c’est-
à-dire le passage inéluctable, de tout ressentiment: affirmer le
devenir, dire que l’être n’est rien d’autre que le devenir91, c’est
reconnaître qu’il passe. Mais ce passer, c’est plus exactement
ce qui change92 — non ce qui disparaît principalement. Con-
cevoir le devenir sous forme de volonté de puissance, c’est y
voir les rapports de forces continuelles qui ne cessent de
transformer chaque chose en autre chose à tout moment: le
passer ne constitue donc pas une déperdition, ce qui est le
premier point. Mais deuxièmement, Yovel néglige dans son
interprétation ce qui rend réellement lourd, comme le poids le
plus lourd, l’Instant: ce n’est pas le moment qui passe, mais
au contraire, comme le présente Zarathoustra, le moment dy-
namique du rassemblement de toutes les forces: Comment,
demande Nietzsche, «donner de l’importance à ce qui est im-
médiat, petit, fugitif ?» Il donne lui-même la réponse: en le
concevant «en tant qu’éternel, et conditionnant aussi ce qui
est éternel.»93 Il serait absolument contraire à la pensée de

79
philosophie de la puissance …

Nietzsche que de vouloir limiter l’importance de l’instant


comme ce dont il faut jouir parce qu’il passe: il n’y a évidem-
ment aucune espèce d’hédonisme de l’instantanéité dans ce
qu’il s’agit d’affirmer pour Nietzsche: pour lui, il est question
d’affirmer le devenir comme passage multiple où les relations
se nouent et se défont à tout moment, autrement dit, où un
état constant ou stable est impossible: la quantité des forces
de l’univers étant finie, le monde et son devenir l’est aussi, or,
le temps dans lequel ce devenir se produit est infini. Le deve-
nir doit donc revenir sur lui-même. Cela signifie par consé-
quent que les possibilités sont indéfinies, mais limitées: si le
monde pouvait parvenir à un état stable, il y serait déjà arri-
vé94. L’instant paraît toutefois comme le rassemblement con-
tinu de cet état de choses en mouvement: il regroupe, à tout
moment ce qui n’est déjà plus et ce qui n’est pas encore, ce
qui est en voie de naissance. La question de l’impermanence
de l’instant en tant qu’il disparaît est bien moins probante
pour Nietzsche ou pour Zarathoustra dans ce texte, que l’im-
permanence dans le sens où il est excessivement difficile de se
tenir dans l’interrogation de l’instant-rassembleur: c’est pour-
quoi la considération de l’instant est une tâche presque su-
rhumaine — non seulement parce que l’on y voit la dispari-
tion inéluctable de tout, mais parce que cette disparition, en
même temps que l’avènement du futur, s’y trouve recueillis.
Une telle question ne saurait être autre que fuyante, opaque,
se dérobant au moment même où elle se dessine — là, elle
peut être dite impermanente, mais elle est en revanche tout ce
qu’il y a de plus récurrent, infiniment présent. Qu’est-ce qui
est éternel, chez Nietzsche ? C’est précisément ce moment de
l’interrogation, le travail — cette «tâche» qui «nous réclame
à chaque instant»95 — incessant, accablant peut-être en soi
— de valoriser, d’évaluer les choses96. La question de Zara-
thoustra, obsessionnelle s’il en est, se distingue de toutes les
autres questions parce qu’elle est la seule constante, perpé-

80
chapitre iii

tuellement présente et se dessine comme en filigrane sous


toute autre question posée.

C) Le cyclique dans le Retour éternel


Seulement à partir du moment où nous avons identifié l’instant
comme le centre de gravité de la question de Zarathoustra,
nous sommes en mesure d’élucider le sens du retour de toutes
choses. Que toutes choses reviennent, c’est pour Nietzsche
une évidence d’ordre physique: le monde, pour lui, est un sys-
tème de forces fermé, autorégénérant qui ne saurait chercher
une alimentation nouvelle en dehors de lui-même97. Cette af-
firmation suffit à elle seule à attester l’immanentisme strict de
Nietzsche, dans le sens où rien, absolument rien, ne saurait
être conçu en dehors du monde qui serait une force motrice98.
Si le monde est un système fermé, comme nous l’avons vu, il
en découle un nombre de possibilités d’événements indéfini,
possibilités indéfiniment variables, mais qui en raison de la
limitation première du système, ne sauraient faire autrement
que de réapparaître à un moment ou un autre: «Si toutes les
possibilités n’étaient d’ores et déjà épuisées dans l’ordre et la
relation des forces, il n’y aurait point encore d’infinité écou-
lée. Mais comme il faut qu’il en soit ainsi, il n’y a plus de pos-
sibilités nouvelles et il faut que toutes choses aient déjà existé,
d’innombrables fois.99 Ce sont les mêmes forces qui sont con-
tinuellement en jeu, dans ces rapports variables indéfiniment.
Ce qui dès lors est appelé cyclique, c’est la récurrence des
forces ou de volontés de puissances adverses — non le cours
lui-même des choses. Les textes de Nietzsche sont formels à
cet égard: il ne saurait s’agir d’un recommencement en cercle
d’une évolution ou plus précisément d’un cycle de vie progres-
sive qui finirait par s’éteindre pour recommencer à l’identique
aussitôt, à la façon d’un recommencement originel à chaque
fois: «Gardons-nous de concevoir la loi de ce cercle en tant
que devenue, selon la fausse analogie des mouvement circulai-

81
philosophie de la puissance …

res à l’intérieur de l’anneau: il n’y a point eu d’abord un chaos


et ensuite progressivement un mouvement plus harmonieux
et enfin fermé, ayant la forme d’un cercle, de toutes les forces
au contraire: tout est éternel, non devenu: s’il y eût jamais
un chaos des forces, le chaos également était éternel et allait
revenir dans chacun des cercles. Le cours circulaire n’est en
rien du devenu, il est la loi originelle de même que la quantité
de forces est loi originelle, sans exception ni transgression»100.
Le cours de l’univers n’a rien de progressif ni même de succes-
sif101, le chaos n’est pas d’abord ou avant l’organisation des
choses: ce que dit Nietzsche ici est tout le contraire: la loi du
cercle est la coexistence des choses éternellement mouvantes
en présence perpétuelle du chaos, ce qui signifie dès lors qu’un
recommencement identique est possible ou observable102,
mais non constitutif du flux des choses: «Tout devenir est à
l’intérieur du cours circulaire et de la quantité de forces; donc
c’est suivre une fausse analogie que de se référer aux mou-
vements circulaires qui deviennent et s’évanouissent, tels les
astres ou le flux et le reflux, le jour et la nuit, les saisons, pour
caractériser le cours circulaire éternel.»103

La spécificité de la doctrine du Retour éternel de Nietzsche ap-


paraît maintenant de façon très claire. Certes, et Nietzsche est
loin de l’ignorer (ainsi qu’en atteste déjà largement le texte de
La philosophie à l’époque tragique des Grecs), cette pensée a
déjà existé en de nombreuses versions avant la sienne. Anaxi-
mandre, en premier, pensait que l’apeī ron créateur engen-
drerait infiniment des mondes qui successivement périraient
par décomposition et par combustion — mondes dont l’un
était le nôtre: «D’où les choses prennent naissance, c’est aussi
vers là qu’elles doivent toucher à leur fin, selon la nécessité;
car elles doivent expier et être jugées pour leurs fautes, selon
l’ordre du temps.»104 Pour ce créateur, ce n’est pas autant les
choses existantes qui ont une valeur, que le cycle éternel de
la vie et de la mort, de retour de toutes choses. Pythagore

82
chapitre iii

reprendra cette théorie, en l’explicitant: à tous les niveaux,


il y a un retour cyclique: le chaud et le froid, les saisons, les
années qui recommencent et qui font renaître les choses. A
une plus grande échelle, un vaste cycle englobant le tout ra-
mène ce tout à l’identique. Ainsi tous les événements, tous les
vivants se sont déjà produits à l’identique, et se reproduiront
de même — qu’importe alors la distinction du passé, présent
et avenir, puisque ce ne sont que des images sans fondement
réel. Parmi les Grecs, c’est évidemment avec Héraclite que
Nietzsche s’est senti le plus en affinité105: c’est lui qui avait su
assimiler la pensée de l’être et du devenir, de l’un et du mul-
tiple106 en les ramenant à un jeu innocent107 et eminemment
juste, jeu consistant dans la lutte des contraires108. Dans ce
jeu, le monde est créé et détruit tour à tour par le feu, et c’est
le jeu d’Aī on — le temps et l’éternité qui joue avec lui-même,
éternellement: «Le monde, le même pour tous, n’a été crée
par aucun dieu ni par aucun homme. Mais il était toujours,
il est, il sera, feu toujours vivant, s’allumant avec mesure et
s’éteignant avec mesure.»109 Le monde, pour Héraclite, s’ins-
crit dans un vaste cycle, dite «La Grande Année» de 10 800
ou même 18 000 années solaires110, où l’existence sera suivie
par la destruction, puis la renaissance de nouveau111. La pen-
sée d’Héraclite semble indubitablement être la plus proche
de la vision nietzschéenne du retour éternel — d’autant plus
que chez Héraclite, comme chez Nietzsche, le Retour n’im-
plique pas l’identique comme chez Pythagore ou ultérieure-
ment les Stoïciens: effectivement, le fragment 97 d’Héraclite
semble interdire l’identique: «On ne peut pas entrer deux
fois dans le même fleuve», ainsi que le fragment 152: «Tout
s’écoule et n’est jamais le même». Rien d’étonnant alors à
ce que Nietzsche affirme dans Ecce Homo: «la doctrine de
«l’éternel retour», c’est-à-dire du mouvement cyclique ab-
solu et infiniment répété de toutes choses — cette doctrine
de Zarathoustra pourrait, tout compte fait, avoir déjà été en-
seigné par Héraclite.»112 De cet enseignement semblent avoir

83
philosophie de la puissance …

profité les Stoïciens: leur philosophie en a gardé des traces.


Des traces, certes, mais le stoïcisme consiste en une déforma-
tion importante de la pensée héraclitéenne: pour Nietzsche,
ils ont «réduit sa conception esthétique fondamentale du jeu
de l’univers à l’attention triviale qu’on porte aux opportu-
nités offertes par le monde, et ce bien entendu au profit de
l’homme.»113 Selon toute évidence, l’idée de l’éternel retour
est présente dans le stoïcisme: l’univers renaîtra d’innombra-
bles fois, toujours semblable à lui-même: chaque événement
et chaque personne se reproduira, non pas à l’identique au
sens pythagoricien puisque ici, le temps existe; la durée existe
et sépare les moments les uns des autres (contrairement à
la pensée pythagoricienne qui abolit totalement le sens du
temps); pourtant, l’identique est là puisque ce seront les mê-
mes, sans différence. Ce qui manque, c’est la reconnaissance
de ce qui est le même: nous oublions. Or, c’est précisément
la tâche de la philosophie de réparer cet oubli: — par la ré-
flexion, la philosophie nous assure de l’identité substantielle
dans notre résurrection.114L’originalité des Stoïciens, devant
l’impasse négative dans laquelle nous met la pensée du retour
infini, c’est-à-dire du déterminisme complet de chaque exis-
tence qui se reproduira inéluctablement, c’est d’invoquer une
fatalité guidée par les dieux, ceux-ci étant fondamentalement
bons: le destin qui s’impose à nous est malgré tout, dans son
vaste ensemble, un destin bon 115 qu’il faut aimer. Nietzsche,
dont de nombreux textes témoignent de la sympathie et de
l’admiration qu’il voue aux stoïciens, ne saurait toutefois se
réconcilier avec la douce résignation au fatum que prescri-
vent les Stoïciens: pour lui, l’amor fati sera actif et créateur.
Nous reviendrons sur ce point très important.
Il est donc certain que Nietzsche savait parfaitement que
son Retour éternel avait déjà été esquissé maintes fois avant
qu’il ne le découvre. Outre l’existence de la théorie chez les
anciens grecs et les stoïciens, il devait également l’avoir trou-
vé dans la philosophie orientale: ses amis Overbeck et Paul

84
chapitre iii

Deussen travaillaient sur des textes iraniens et brahmaniques,


et Nietzsche a très vraisemblablement lu des traductions du
Vêdânta116. C’est dans ces textes que se définit la probléma-
tique entre ce qui passe et ce qui est éternel; entre le temps
limité et le temps illimité. Le brahmanisme contient l’idée que
Nietzsche reprendra, qui est celle de la création impliquant le
dépassement de soi: tout se crée et se détruit tour à tour par
l’Atman, jusqu’au jour où le dieu mortel Brahma crée par-
delà lui-même: c’est l’immortelle vie117. Sans doute, l’une des
plus importantes sources pour la pensée nietzschéenne est le
bouddhisme: là, il trouvera un écho de ce qui depuis toujours
le fait s’opposer à Platon: le bouddhisme pense un monde
où l’apparence est l’être, sans substance sous-jacente. Les li-
vres de Carl Friedrich Koepper118, Religion des Buddha, l’ont
amplement familiarisé avec cette pensée. Là encore, le cours
du monde forme un cycle éternel, enfermant en lui-même des
cycles de grandeur variable. La fin du cycle de la vie humaine
est annoncée par une baisse de vitalité, par la maladie et la
décrépitude — croyance qui a profondément marqué Nietzs-
che, chez qui Zarathoustra annonce les derniers hommes;
les plus faibles, aux instincts les plus réactifs. Mais ce qu’il
semble avoir retenu avant tout du bouddhisme, c’est l’idée
du Karma, ce destin qui fait corps avec nous, dont nous igno-
rons les causes et les enchaînements, mais à la création auquel
nous participons à chaque moment par tous nos actes. Cette
double conviction; celle du fait que nous portons notre destin
comme un patrimoine hérité; que nous reprenons les actes
laissés en germe par nos pères119, et celle que nous ne cessons
d’augmenter ce destin en créant continuellement, seront ef-
fectivement des points cruciaux de la pensée de Nietzsche.
Cependant, le sens donné par Nietzsche au Retour éternel
est tout à fait original et détourne massivement le sens du
retour éternel traditionnel. Effectivement, c’est lorsque nous
sommes en présence de l’Éternel retour ou du temps cyclique
dans les sources anciennes que nous sommes en prise avec

85
philosophie de la puissance …

une pensée qui représente la vie comme un cycle régulier qui


reproduit les mêmes événements selon une nécessité interne,
qui a pour but son recommencement même. Telle n’est pas
la conception du retour éternel de Nietzsche, ou plus préci-
sément, son centre de gravité n’est pas là, ce qui est attesté
par l’analyse de la question de l’Instant par rapport à la ré-
ponse du nain. Cependant, toute théorie du Retour éternel a
tendance à se glisser dans ce sens réconfortant — c’est pré-
cisément ce que Zarathoustra reproche à ses animaux qui
viennent le conforter:»Plaisantins que vous êtes et orgues de
Barbarie, taisez-vous donc!» Car à force de répéter la doc-
trine du retour, ils en ont déjà fait «une rengaine»120. Cette
rengaine, c’est celle que Nietzsche a reconnue, sans la nom-
mer explicitement, comme la rengaine archaïque, celle de la
répétition et de la circularité. Elle se distingue de la théorie
de Nietzsche, en ce que l’accent est très exactement mis sur
le retour, non pas sur l’éternité (c’est-à-dire l’éternellement
vivant, où se rencontrent passé et avenir121). Ainsi conçue, la
pensée de l’éternel retour, est loin d’être accablante et tragi-
que, contrairement à ce qu’elle apparaît. L’étude qui atteste
parfaitement le bien-fondé de l’intuition de Nietzsche est
celle de M. Eliade: en analysant les mythologies anciennes,
il montre de façon très claire que celles-ci (hormis la con-
ception héraclitéenne), loin d’affirmer le devenir en tant que
tel dans le déroulement du temps, reposent sur une nostalgie
de l’origine, la création qui purifie le monde à chaque fois
qu’elle recommence. Le temps qui passe n’est ainsi que l’at-
tente de la destruction en vue de la purification; le beau et le
vrai. Or précisément, ce qui est alors sacré, ou qui en détient
la mesure, c’est le Grand Temps de l’origine: c’est à lui seul
que se rapportent toutes les valeurs, alors que le présent, n’en
étant qu’une dégradation, ne saurait incarner une valeur de
vérité. Ainsi, l’étude des sociétés traditionnelles fait apparaî-
tre une révolte contre le temps concret et historique et une
nostalgie perpétuelle d’un retour périodique au temps mythi-

86
chapitre iii

que des origines, au «Grand Temps.»122 Il s’ensuit, malgré


l’affirmation du temps qui passe pour revenir, une distincte
volonté de dévaloriser le temps. Il s’avère alors que cette con-
ception annule les deux caractères du temps qui en revanche
sont majeurs pour Nietzsche, à savoir l’idée du tragique et
l’absence de finalité. Pour Nietzsche, le temps est tragique
parce qu’il n’y a pas de répétition au sens de reproduction:
aucun événement n’imite un autre qui en serait «l’original»,
contrairement à la vision archaïque où les événements se ré-
pètent parce qu’ils imitent un archétype: «l’Événement exem-
plaire»123 — autrement dit, pour Nietzsche, si un événement
se reproduit il n’est jamais déjà porteur de sens. Si le temps et
son retour sur lui-même est la figure de l’éternité, c’est parce
qu’il est à la fois la terrible absence du sens interne, qui fait
peser si lourdement, sur nous-mêmes, la nécessité, et la néces-
sité et la création qui en découlent: en rassemblant toutes les
forces du passé et de l’avenir, nous évaluons et déterminons le
sens. Mais la théorie ancienne de l’éternel retour en est le con-
traire: elle véhicule des dogmes l’on ne peut plus rassurants
pour ceux qui craignent le manque du sens dans un monde
cyclique et éternellement se reproduisant: l’éternel retour a
pour but d’une part de justifier les événements, qu’ils soient
heureux ou malheureux, en les inscrivant dans un processus
cyclique et nécessaire qui agit comme un normalisateur et
un antiseptique, — les catastrophes ont un sens, et ne sont,
surtout, jamais définitives. D’autre part, il annule le sens du
passage et de la perte, puisqu’il laisse perpétuellement en at-
tente le recommencement du «Grand temps» heureux. Chose
étonnante, c’est qu’avec la rupture amenée par la vision ju-
déo-chrétienne du temps, où celui-ci cesse d’être cyclique
pour devenir linéaire, la dépréciation du temps présent se fait
de manière analogue, seulement inversée: ce n’est plus vers
l’origine bienheureuse que tendent le regard et l’espoir, mais
vers le futur où le devenir cessera pour se transformer enfin
en éternité: à l’arrivée du Messie, le monde sera sauvé et l’his-

87
philosophie de la puissance …

toire cessera d’exister. La répétition est abolie, mais l’est éga-


lement le temps présent, puisqu’il n’est que pure anticipation
de sa propre fin. Que toute la pensée de Nietzsche s’oppose
à cette conception est encore plus évident que la distinction
entre sa vision du Retour éternel et celle des temps anciens
— aussi, ce n’est qu’à titre d’exemple que nous notons ici
la différence entre la vision judéo-chrétienne où l’homme est
sauvé ou condamné par le Jugement dernier, et la vision de
Nietzsche où l’homme est sauvé en se sauvant, par son acte
de création perpétuelle. La pensée de Nietzsche se bat sur des
fronts multiples, où s’enchevêtrent l’histoire et l’histoire des
idées. Pour le moment, il nous importe surtout d’insister sur
l’originalité de la théorie du Retour éternel par rapport aux
pensées semblables qui ont pu la précéder.
Force est de constater que la pensée du Retour éternel
de Nietzsche se trouve à l’opposé de cette vision cyclique:
lorsqu’il dit que toute chose revient «Sirius et l’araignée, et
tes pensées à cette heure, et cette pensée, la tienne, que tout
revient» 124, ce n’est donc pas parce que cela doit se repro-
duire à l’identique au moment du cycle prochain. En effet,
ce n’est pas parce que les forces ou les volontés de puissance
sont éternellement, circulairement dans un jeu de combat
perpétuel que l’ensemble de forces devraient de nouveau con-
corder absolument pour reproduire les mêmes choses iden-
tiquement: au fond, dit Nietzsche, se distinguant de l’un des
modèles de la pensée du retour éternel, «tout ce qui a été
possible une fois ne peut redevenir possible une seconde fois
que si les pythagoriciens avaient raison de croire que cha-
que fois que se présente une conjugaison des astres les mêmes
événements doivent se reproduire sur la terre jusque dans le
moindre détail…. le véritable connexus des causes et des ef-
fets, pleinement connu, prouverait avec évidence que jamais
une conjecture semblable ne peut sortir du jeu de dés de l’ave-
nir»125. Ainsi, la croyance au retour à l’identique nécessiterait
tout d’abord une croyance en une providence qui détermine

88
chapitre iii

les choses à comparaître selon une causalité divine, ce qui


évidemment est exclu pour Nietzsche.
Si cette prise de position très nette de la part de Nietzsche
n’a pas manqué de susciter une confusion chez bon nombre
de commentateurs (cf. K. Jaspers, ou H. Bois126) qui ou bien
n’ont pas su distinguer les différences entre la théorie de
Nietzsche et celles de ses prédécesseurs, ou bien se sont bor-
nés à constater l’impossibilité d’un fondement scientifique du
Retour éternel (que Nietzsche n’a jamais dit vouloir démon-
trer, cf. supra), elle ne nous semble cependant ni incohérente,
ni contradictoire. Si Nietzsche parle par ailleurs fort souvent
en termes de retour de l’identique, ou de recommencement
éternel de toutes choses (c’est précisément la terminologie
employée dans le texte initiatique au Retour éternel du Gai
Savoir, ainsi que dans bien d’autres), ce ne saurait être que
dans le sens ou chaque instant porte en lui le poids de l’en-
semble, et c’est précisément ce savoir qui est infiniment re-
venant. Autrement dit, ce qui revient dans le Retour éternel,
c’est à chaque instant l’éternité des rapports de la volonté de
puissance, non pas chaque événement de façon identique — et
si toutefois un événement peut se reproduire, ce ne serait pas
en vertu de son importance ou de ce qui à nos yeux semble
l’être, mais le résultat d’un vaste ensemble de causes, un long
processus favorable à son éclosion127.
Il nous faut donc conclure que le Retour éternel de Nietzs-
che met en jeu bien autre chose que la répétition aveugle.
Chaque chose, en tant qu’événement, en tant que rapport de
forces constituée, a une valeur d’éternité, une existence éter-
nelle en tant qu’elle est englobée dans le système de forces
qu’est le monde. Et cela, pour Nietzsche, est décidément le
contraire d’un enseignement cyclique qui ou bien est nostal-
gique d’un passé prétendument plus innocent que le présent,
ou bien, déprécie le présent en faveur d’un au-delà utopique;
toutes deux, pour Nietzsche, étant l’expression par excel-
lence de la faiblesse et des forces réactives qui ne sont pas en

89
philosophie de la puissance …

mesure d’affirmer la vie. Englober passé et avenir dans une


même énergie, en assumer la responsabilité relève décidément
d’autre chose: «Imprimons à notre vie l’image de l’éternité!
Cette pensée contient davantage que toutes les religions qui
méprisent cette vie-ci en tant que fugitive et qui nous ont ap-
pris à élever nos regards vers une incertaine, autre vie.»128

D) Le poids le plus lourd: la tâche de l’humain


Comprendre le portique de l’instant comme le moment où
l’éternité se détermine, non seulement en tant que cet instant
passe, mais surtout parce qu’il est précisément le moment
perpétuel où s’enchevêtrent le passé et l’avenir — c’est donc
le tâche de l’humain pour Nietzsche. Or cela signifie, comme
le montre parfaitement l’analyse de Heidegger de ce même
passage129 que l’homme est, à proprement dire, le lieu de ren-
contre de la cristallisation; il est la matière même où se pro-
duit le choc de ce qui doit être affirmé comme appartenant à
l’éternité. Il s’agit dès lors pour lui, selon le mot de Heidegger,
de se tenir dans l’instant, s’y maintenir de toutes ses forces,
sans se laisser transporter dans l’une ou l’autre direction que
constituent le passé et l’avenir en tant que chemin linéaires:
«Discerner l’instant signifie: s’y maintenir»130. — c’est donc
tout le contraire de ce que fait le nain, qui y pose son regard
en spectateur. Se maintenir dans l’instant — cet instant où
le soleil est au zénith, où l’ombre est la plus courte, le temps
le plus instantané et le plus fuyant assurément signifie dès
lors, en langage nietzschéen, reconnaître toute chose, toute
force en tant qu’éternelle, incontournable et nécessaire. Dans
le texte de Nietzsche, Sur la Vision et l’énigme, nous avons
vu comment Zarathoustra a reconnu l’instant, dans tout son
poids. Tout comme le texte où Zarathoustra reconnaît l’ins-
tant comporte un mouvement double, celui du seuil, tant qu’il
reste spectateur, et comme fusion, dès lors qu’il s’y comporte
comme acteur, de même, le poids le plus lourd comporte aussi

90
chapitre iii

un double aspect. Le premier regard de Zarathoustra perçoit


l’horreur de ce que le Retour éternel semble signifier, dans
la tradition stoïcienne qu’il reconnaît comme porteur de la
doctrine héraclitéenne quoique déformé131: l’enchaînement
répétitif de toutes choses à l’identique. Mais cette horreur
s’abolit d’elle-même lorsque la vision du retour cède à la re-
connaissance de ce qu’il est lui-même porteur de sa vision:
Zarathoustra ne subit pas le retour de toutes choses, il les
porte en lui-même en tant qu’il concentre le passé et l’avenir.
C’est devant cette insurmontable tâche qu’il est pris de pitié
de lui-même, entendant comme dans un songe le cri lointain
d’un chien qu’il avait entendu hurler jadis, à cette façon des
chiens à la pleine lune qui «croient aux voleurs et aux spec-
tres»132, hurlement qui lui avait inspiré terreur et pitié. Com-
ment en effet ne pas ployer sous le poids de son propre destin,
non seulement parce qu’il s’inscrit dans le cercle éternel, mais
de plus, parce qu’il le crée ainsi ? Comment, à ce moment, ne
pas succomber au nihilisme, que Zarathoustra voit, tiré de
son rêve du chien, comme un affreux serpent noir qui s’est
glissé dans la bouche d’un berger, là, tout proche de lui ? Ce
serpent noir et gras étouffe littéralement la vie, empêche de
respirer, tout comme Zarathoustra étouffe sous son poids de
destin éternel. Et c’est ici que Nietzsche nous livre l’essence
même de ce qui sera le salut; la seule façon possible d’affirmer,
d’assumer ce poids que constitue la vie de chaque homme.
Zarathoustra essaie de retirer le serpent, le sortir de la bouche
du berger en le tirant par la queue. Ce geste est méticuleuse-
ment décrit par Nietzsche: «Ma main tira le serpent, et le tira
— vainement! de la gorge ne put extraire le serpent.»133. Or
Zarathoustra comprend alors qu’il ne peut, lui, sauver le ber-
ger: le dégoût, l’étouffement, en un mot, le nihilisme, ne peut
être retiré ou enlevé comme une épine gênante. La seule façon
de le vaincre, c’est d’y plonger les dents, goûter son amer-
tume, en être rempli — pour enfin le cracher de toutes ses
forces: «»Mords! Mords! A la tête! A la tête le mords! «— de

91
philosophie de la puissance …

la sorte par ma bouche criait mon épouvante, ma haine, ma


nausée, ma compassion, tout ce que j’ai de bon et de vilain,
d’un seul cri par ma bouche».134. Assumer, recracher, affirmer:
ainsi le berger s’est levé, et il fut «non plus un homme, — un
métamorphosé, un transfiguré, un être qui riait!»135 C’est à
partir de cet instant que Zarathoustra affirme sa nouvelle
identité, qu’il assume joyeusement d’être le point de fusion
de sa propre existence, et qu’il y va de l’éternité.136 Il s’agit
ici encore une fois de déterminer la perspective pour voir et
pour comprendre les choses — mais c’est, de toute évidence,
la perspective la plus cruciale, car il y va de «la plus haute
connaissance»137. Être au creux de l’instant, au creux de la
collision implique ainsi l’acceptation conjointe à l’affirmation
de ce que le passé et l’avenir soient indissolublement liées, ce
qui n’est qu’une autre façon d’affirmer la responsabilité des
conséquences de chaque action138. La doctrine de Nietzsche
enseigne la tâche humaine comme étant celle du désir — désir
de la vie, infiniment déclinée, répétée: de la même façon que
l’on désire revivre une œuvre d’art, il faut façonner «de telle
sorte sa vie que l’on éprouve le même désir devant chacune de
ses parties!»139 Effectivement, il s’agit alors de vivre de telle
façon que tout pourra être vécu encore et encore d’innombra-
bles fois — non pas parce qu’elles vont nécessairement revenir
en tant que telles, mais parce qu’elles sont perpétuellement
présentes dans toute action future. Ce que dit Nietzsche est
alors tout à fait inédit: l’éternel retour, pour lui, est le fait que
chaque individu porte éternellement l’ensemble de sa vie avec
lui — tous les rapports de force, toutes les cristallisations de
volonté de puissance qui le constituent. Là, effectivement, est
le poids le plus lourd, «la pesanteur la plus importante»140,
lequel tout au long de l’œuvre de Nietzsche, il s’agira non pas
de porter comme un fardeau, mais être soi-même de la façon
la plus libre, la plus légère possible. Seul dans l’affirmation
de ce qui fut; l’affirmant comme ce qui est aussi le présent
et le futur, il y a le salut, ou la rédemption qu’enseigne Za-

92
chapitre iii

rathoustra: changer «cela fut» en «ainsi je l’ai voulu».141La


doctrine du Retour éternel est ainsi au plus haut point une
connaissance de l’essence de la vie: se comprendre comme
une totalité constituée, l’affirmer, dire «je le veux ainsi», c’est
précisément répondre au démon qui présente la pensée du
Retour éternel: «Tu es un Dieu, je n’ai jamais ouï nulle parole
aussi divine»142.

3.
A) Conséquences de l’analyse
pour la confrontation Spinoza-Nietzsche
Les conséquences de cette compréhension sont importantes.
1° elle nous permet de réfuter avec force les interprétations
qui qualifient la doctrine du retour éternel de «fable existen-
tielle», puisqu’il apparaît que Nietzsche, malgré un certain
nombre de textes apparemment contradictoires, est loin d’être
incohérent lorsqu’il affirme, d’une part, que tout revient, et
d’autre part, que tout est voué au passage et à la destruction.
Nous avons effectivement vu comment toutes choses revien-
nent — il est question d’une présence éternelle, non pas d’un
cycle circulaire où l’identique revient nécessairement pério-
diquement. Le passage, ou le passé n’a de son côté rien de
surprenant dès lors que nous savons que pour Nietzsche, le
jeu perpétuel des rapports de force de la volonté de puissance
empêche une constante de s’établir. En effet, dit-il, «le monde
des forces ne parvient jamais à un équilibre, il n’a jamais un
instant de repos, sa force et son mouvement sont d’une égale
grandeur en tout temps» 143. Si tout passe, c’est parce que les
forces — nos forces — sont en mouvance perpétuelle. C’est
aussi pour quoi, pour Nietzsche, le combat contre le dégoût et
l’immense fatigue existentielle, dont témoigne tout particuliè-
rement sa propre vie144 revient incessamment, et n’est jamais

93
philosophie de la puissance …

un fait acquis. L’affirmation de la vie est aussi sans cesse à


faire de nouveau. Or, qu’il en soit ainsi, à tout moment, c’est
une découverte réelle, et c’est ce qui demeure. La vision de
Nietzsche n’est pas, comme l’affirme Yovel, un simple «test
de vie dionysiaque»145 mais une réalité qui, pour éblouissante
qu’elle soit, marque une perspective nouvelle dans le rapport
à la vie — sa vie — de l’humain.
2° Il semblerait, en raison de la particularité de l’expérience
de ce qui constitue le Retour éternel chez Nietzsche, que nous
soyons loin de la problématique spinoziste, où nous en étions
restés à l’analyse de l’éternité et de la durée comme deux re-
gistres séparés — séparation ontologique, mais qui ne prend
nullement la forme d’une primordialité morale de l’éternité
sur la durée: l’éternité, chez Spinoza, est vécue et expérimen-
tée, mais non de façon transcendante. Elle constitue l’essence
intime de notre être qui persévère dans la durée: c’est dans la
durée que nous l’expérimentons; elle ne nous est pas promise
comme la suite de notre existence, mais comme sa condition
intérieure. En d’autres termes, ce n’est pas en dehors de la du-
rée que nous pouvons expérimenter l’éternité, même si celle-
ci ne s’inscrit certainement pas dans la durée. Il est donc ques-
tion d’une éternité présente et éprouvée, mais ceci, en aucun
cas, comme une réminiscence: lorsque nous nous sentons
éternels, il ne saurait être question de nous rappeler d’une
«existence» avant le corps, «puisqu’il ne peut y avoir dans le
Corps aucun vestige de cette existence»146: la réminiscence est
absolument exclue pour deux raisons: 1) une telle «existen-
ce» est inconcevable puisque l’âme est l’idée du corps et rien
d’autre, il est absurde de dire qu’elle ait pu exister avant ce
corps 2) l’éternité ne peut être vécue comme une réminiscence
puisque la mémoire est mémoire du corps147 et existe et périt
avec lui: pour la mémoire il ne peut y avoir d’»avant» ou
«après» le corps148. Pour les mêmes raisons, l’éternité ne peut
pas non plus être éprouvée comme une espérance au futur
(rappellons-nous que l’éternité, sans commencement et sans

94
chapitre iii

fin, est parfaitement hermétique aux notions de passé et de


futur149): elle est effectivement éprouvée150 directement, dès
lors que l’âme pense adéquatement, c’est-à-dire connaît son
objet comme un mode singulier de la substance. Il s’ensuit
que l’éternité est corrélative à la durée, et elle s’expérimente
durant celle-ci même si, comme nous allons le voir ultérieu-
rement, ce n’est pas en tant qu’on conçoit l’existence actuelle
que l’on peut conclure à l’éternité.151. L’équation spinoziste est
la suivante: l’éternité ne se conclut pas de la durée (en deux
sens: elle n’en est pas la suite, et même intellectuellement, ce
n’est pas la réflexion sur la durée qui fait aboutir à une con-
naissance de l’éternité) mais c’est néanmoins durant la durée
qu’elle est expérimentée et comprise. Cette équation contient
à elle seule la différence et la similitude avec la pensée de
Nietzsche: différence, car pour Nietzsche, la durée ou la tem-
poralité; l’infinité du temps, n’est rien d’autre que l’éternité
même152. Cela n’est manifestement pas le cas chez Spinoza: à
aucun moment, l’on ne saurait dire que la temporalité totale
compose l’éternité: celle-ci est plutôt à comprendre comme
l’énergie première et immanente de l’être; non pas son dé-
roulement. Cette considération nous amène vers une autre
distinction majeure quant à la nature de l’éternité et la durée
chez Spinoza et Nietzsche. Dire que pour Nietzsche, l’éter-
nité et l’infinité du temps est la même chose, c’est aussi com-
prendre qu’il y a là une absolue temporalisation de l’éternité:
l’affirmation qui suit de l’expérience du Retour éternel se pro-
nonce comme une affirmation du passé et du futur: ces deux
notions sont ainsi infiniment et absolument liées. Autrement
dit, il est nécessaire, pour affirmer l’avenir et la possibilité et le
désir de vivre, d’affirmer d’abord le passé: c’est changer «cela
fut» en «je l’ai voulu ainsi». L’affirmation de l’avenir découle
donc de l’affirmation du passé: elles sont conjointes. En ce
sens, il est vrai de dire que pour Nietzsche, l’avenir est déjà
contenu dans le passé — même si, dans la réalité effective, il
se peut aussi bien que cet avenir soit de manière imminente

95
philosophie de la puissance …

abrégé par une rencontre où la volonté de puissance est sur-


passée en force par une autre. Mais cette affirmation de l’ave-
nir, même comprise comme avenir de façon la plus générale,
non forcément lié à l’individu en question, ne se trouve pas
dans l’affirmation de l’existence que constitue l’appartenance
à l’éternité chez Spinoza. Par définition, il est impossible de
conclure quoi que ce soit au sujet de l’existence future à par-
tir de l’existence présente d’un mode, ou d’un homme: cela
ne dépend pas de lui et de son essence, mais de l’ensemble
de la nature; les autres modes qui l’entourent et qui peuvent
le décomposer à tout moment. L’on dira peut-être que cette
possibilité est tout aussi envisageable pour Nietzsche: effecti-
vement, il ne conclut pas plus que Spinoza à l’existence future
d’un individu à partir de son existence actuelle. La distinction
peut ainsi sembler tout à fait formelle. Mais au-delà de la
«formalité», il y a une différence entre ce que dit Spinoza et
ce que dit Nietzsche, et cela d’une façon où la philosophie est
inséparable de la psychologie. Si la plupart des textes de Spi-
noza transmettent une idée de sérénité et d’accomplissement
lumineux, il n’en est pas de même dans sa correspondance
où transparaît l’image d’un homme traqué par l’angoisse de
ne pouvoir paisiblement travailler, exister et écrire. Même les
textes publiés, lorsqu’ils sont confrontés à la vie personnelle
de Spinoza, confèrent une inquiétude sous-jacente qui n’y ap-
paraît pas de prime abord. Sans doute est-ce par un souci de
tranquillité que Spinoza vit de façon discrète, mais il est im-
possible de ne pas y voir aussi un sentiment d’être menacé, ce
dont ses réticences à publier ses écrits témoignent amplement.
L’ouvrage de G. Brykman met aussi en œuvre l’analyse d’un
homme hanté par ses origines, par la question de la judéité
difficilement et contradictoirement assumée153. De cela, il ne
nous semble pas abusif de penser que l’affirmation de l’éter-
nité et de l’existence par Spinoza ne comporte pas, presque
comme par une précaution, l’affirmation du futur — et cela,
bien plus que formellement. L’affirmation de la durée et de

96
chapitre iii

l’existence est absolue et vraie en tant qu’affirmation de mon


conatus, de ma puissance à persévérer dans l’existence, et à ce
titre elle est essentiellement indivisible, mais elle ne projette
aucunement une vision du futur: en se sens, nous pouvons
peut-être aller jusqu’à suggérer (au risque de commettre ce
qui semble être un contre-sens) que l’affirmation de l’éter-
nité chez Spinoza, est infiniment plus «instantanée» que chez
Nietzsche. L’appartenance à l’éternité est ainsi singulièrement
forte et complexe, et Spinoza affirme bien l’instant, même si
celui-ci est inséparable de la continuité de la durée.154
En revanche, la similitude est tout aussi vraie — et radicale:
ce n’est que pendant la durée que nous parvenons à expéri-
menter ou comprendre ce que c’est que l’éternité — et cette
compréhension est absolument fondamentale pour Spinoza
comme pour Nietzsche, puisque c’est elle qui va déterminer
comment nous allons vivre notre durée. De même, il est aussi
vrai de dire pour l’un comme pour l’autre que cette éternité
signifie une réalité présente, à tout moment. A ce titre, elle
consiste en l’affirmation absolue de ce qui est: elle confirme
l’appartenance de l’homme à la réalité naturelle au même ti-
tre que toute chose: l’éternité constitue ainsi véritablement
l’expérience d’être issu de, faire partie de, la totalité qui n’est
en rien une image faussée de la réalité, qui est comprise à
son tour comme une vaste globalité à mille et mille reflets.
Nous pouvons ainsi mettre en évidence une deuxième simili-
tude: parce que l’éternité est déjà présente à tout instant de la
durée, elle n’est pas quelque chose à mériter, mais constitue,
en tant que «salut», de la façon la plus inhérente, la con-
dition humaine. Pourtant il est vrai que Nietzsche présente
l’expérience du retour éternel comme une révélation chez
Zarathoustra, instantanée s’il en est: il n’y a pas cette même
découverte chez Spinoza, qui part du principe que ce savoir
nous est déjà inhérent. Or, cette différence se gomme dès lors
qu’on considère qu’il faut bien admettre, même chez Spinoza,
l’accession à l’idée adéquate, c’est-à-dire sa construction,

97
philosophie de la puissance …

qui devra obligatoirement être ressentie comme telle: pour


Nietzsche, l’expérience est également une construction (nous
devrions dire idée, au sens spinoziste, c’est-à-dire l’acte même
de concevoir les choses) et non pas l’éternité elle-même qui
serait soudainement acquise.
Il s’avère alors que parce que l’éternité est comprise comme
un dédoublement de l’ici-présent et non comme une finalité
post-mortelle, et parce qu’elle renvoie à une conception glo-
bale et absolument immanente, la temporalité en tant que
telle nécessite une nouvelle définition. Ainsi, nous parlerons
d’une rupture, chez Spinoza comme chez Nietzsche, avec ce
que nous avons convenu d’appeler ici le temps linéaire.

B) La nature du temps: l’impossibilité chronologique.


Rupture avec le temps linéaire historique et philosophique
La rupture avec le temps linéaire devra se comprendre comme
une façon différente, par rapport à une tradition philosophi-
que et historique, de concevoir comment nous nous situons
dans la durée, et à proprement parler, comment celle-ci devra
être appréciée de manière toute qualitative. Il s’agit, en un
mot, de délaisser un rapport au temps comme étant successif,
causal et finaliste, pour parvenir à une compréhension dy-
namique et pluriforme du réel, où les choses prendront leur
valeur en fonction de leur puissance interne de se produire, et
des conséquences qui en découlent, autrement dit, de les com-
prendre en fonction de leur puissance intérieure, non pas leur
état extérieur, figé dans la succession infinie des événements.
Dans cette perspective, il est clair que pour Spinoza, la durée
ne prendra une valeur dynamique et productif qu’à partir du
moment où elle n’est pas confondue avec le temps en tant
qu’ «auxiliaire de l’imagination». C’est cette confusion qui
nous sépare inévitablement de notre pouvoir d’action ou du
plein déploiement de notre puissance, puisqu’elle nous sépare
littéralement de notre principe, et nous coupe de nos attaches

98
chapitre iii

tant à notre essence singulière, donc de notre appartenance


à la substance, qu’à l’ensemble de la nature. Si donc nous
avons défini la durée comme la persévérance illimitée dans
l’existence, sachant qu’il s’agit effectivement d’une affection
de l’existence et non de l’essence, ce qui est une autre façon de
dire qu’elle constitue toute notre réalité existentielle, la défi-
nition du temps apparaît en revanche, dans la mesure du pos-
sible, comme une définition négative, un concept qui n’existe
que par défaut — une abstraction. Pour Spinoza comme pour
Nietzsche, c’est un concept non seulement relativement vide
de sens mais encore, comme un concept ayant donné lieu à
bien d’interprétations néfastes. Spinoza, lorsqu’il définit le
temps comme un «auxiliaire de l’imagination»155, dit expres-
sément que le temps en tant qu’il est mesuré, divisé en ins-
tants ponctuels, heures, jours ou saisons, n’a de sens que dans
la mesure où il nous permet de nous situer, plus ou moins
fictivement, dans la durée ou le «passer» dans lequel nous
sommes. Il est donc vain de parler d’une réalité objective
du temps mesuré156; il s’agit bien plutôt d’une convenance
qu’il faut employer et comprendre comme telle: nous som-
mes dans le passage, et nous quantifions ce passer de façon
toute imaginaire afin de pouvoir nous rapporter au passer des
êtres qui nous entourent. Le «passer» n’est évidemment pas
imaginaire en lui-même, et nous pouvons le constater à tout
moment par rapport aux changements dans les rapports de
mouvement et de repos qui constituent notre corps. Mais ce
passer ne saurait s’inscrire dans les mesures quantitatives que
nous donnons au temps, puisque cette quantification est par-
faitement abstraite et ne correspond à aucune réalité quant
à l’essence singulière de chaque être, qui le définit: lorsque
nous considérons une chose en rapport avec un temps-mesure
(heure, jour ou autre), nous lui donnons un commencement
et une fin, or cela ne nous donne en rien la définition réelle
de la chose, puisque, nous le savons, la définition d’une chose
consiste à en dire la possibilité d’existence, mais non sa fin.

99
philosophie de la puissance …

L’idée du temps-mesure est donc effectivement un auxiliaire,


c’est-à-dire une aide à l’imagination pour pouvoir se rappor-
ter abstraitement au monde qui nous entoure, mais elle reste
absolument liée à l’imagination aussi en tant qu’une façon
résolument inadéquate de concevoir les choses: c’est l’imagi-
nation, et non la raison, qui conçoit les choses linéairement,
qui les considère à partir de leur ordre d’apparition. Or, com-
me nous l’avons vu, cette façon de les concevoir n’est rien
d’autre qu’inadéquate: connaître réellement, c’est-à-dire con-
naître l’essence singulière, n’est possible qu’en rupture avec
la chaîne chronologique ou même existentielle, puisque cet
ordre ne donne «rien d’autre que les déterminations extrin-
sèques, des relations, ou au plus, des circonstances 157 — des
renseignements qui ne nous font pas connaître ce qu’est la
définition ou l’essence d’une chose. Sachant d’une part que
l’ordre existentiel — autrement dit, la causalité apparente ou
linéaire dans le temps (les choses se succédant et s’organisant
dans un semblant d’ordre de passé et de suite) ne donne rien
que des relations extérieures, donc tout à fait circonstanciées,
et d’autre part qu’il est impossible d’embrasser la totalité de
cet enchaînement (ce qui serait nécessaire pour le compren-
dre) puisqu’il faudrait pour cela avoir un entendement infini
— être Dieu —, il est très clair que ce n’est pas dans cet en-
chaînement de type linéaire que nous sommes en mesure de
comprendre quoi que ce soit, ni, par là même, de nous dé-
velopper correctement puisque nous ne nous en connaissons
pas mieux. La durée, encore une fois, ou la temporalité dans
laquelle nous sommes, ne comporte pas sa propre finitude, et
il est donc tout à fait inadéquat de déterminer les choses selon
ces mesures. En effet, dit Spinoza, ce faisant, «nous les sépa-
rons de la substance et la manière dont ils [les modes] décou-
lent de l’éternité, négligeant ainsi ce sans quoi ils ne peuvent
être correctement connues»158, autrement dit, si nous nous
bornons à considérer les choses selon le temps mesuré, nous
n’aurons au mieux qu’un ensemble de relations extérieures

100
chapitre iii

d’apparitions, mais non chaque chose dans son sens singulier,


puisque nous les séparons de l’ensemble de la nature ou de la
totalité à laquelle elles appartiennent. Ainsi, déterminer les
choses en fonction des mesures abstraites du temps, c’est non
seulement manquer de les voir en tant que réalités singulières
existant en fonction de leur conatus, c’est-à-dire persévérant
dans leur être, mais, de plus, manquer la liaison essentielle
qui les fait découler de façon nécessaire de la substance: elles
nous paraissent ainsi contingentes159, et absolument confuses.
Pour Spinoza, aucune chose n’est à comprendre dans la suc-
cession apparente des mesures du temps, et, dit-il, «il n’est
pas étonnant que tous ceux qui se sont efforcés de compren-
dre le progrès de la nature à l’aide de telles notions, elles-mê-
mes assez mal comprises, se soient jetés dans d’inextricables
difficultés; ils ne pouvaient s’en tirer qu’en brisant tout et en
admettant les pires absurdités.»160 La problématique de Spi-
noza consiste très précisément à dire que dès lors que nous
voulons comprendre comment les choses sont constituées, ou
pourquoi elles produisent tel ou tel effet, et non pas un autre,
nous ne pouvons pas recourir à une explication en termes
de temps-mesure, parce que ces termes faussent d’emblée la
nature des choses à considérer: ils séparent et divisent ce qui
par nature ne peut être compris que comme une unité, en
elle-même indivisible. La séparation s’opère simultanément à
plusieurs niveaux: nous séparons les choses de la substance,
puisque nous les séparons de la production simultanée de
toute chose au sein de l’entendement divin; ensuite, nous la
coupons de son essence: ce que nous devons réellement sa-
voir d’elle, c’est-à-dire comment elle s’efforce de persévérer
dans son être de façon absolument illimitée, nous est d’em-
blée hors d’accès. Finalement, l’inscrire dans sa temporalité
mesurée nous conduit à la considérer en dehors des autres
choses: nous ne pouvons ainsi plus comprendre comment elle
se situe en rapport avec le monde qui l’entoure, comment elle
l’affecte et comment elle en est affectée.

101
philosophie de la puissance …

Cette réflexion nous amène également à une précision quant


au traitement de l’historicité par Spinoza. En parlant d’une
rupture avec le temps linéaire, nous avons voulu mettre en
évidence combien il serait erroné de comprendre la tempora-
lité spinoziste comme une vision où les choses se succèdent
sur une ligne unique, se dirigeant vers une fin qui serait l’éter-
nité ou même la compréhension de celle-ci. Pour comprendre
que ce n’est pas le cas, il aurait suffi simplement de s’arrêter à
la définition respective de la durée et de l’éternité, puisqu’il
est clair que la deuxième n’est pas la suite ni même la finalité
de la première: au contraire, elles s’enchevêtrent, et l’éternité
est toujours actuelle à chaque moment de la durée. Il est donc
certain que l’on ne saurait parler d’une pensée de la progres-
sivité chez Spinoza: cela est vrai tant au niveau de la connais-
sance, dans la mesure ou nous avons déjà abordé ce problème,
qu’au niveau de la temporalité: le «but» à atteindre ne se si-
tue jamais, pour Spinoza, en dehors de l’existence actuelle, et
en ce sens il est vrai de dire que Spinoza se démarque infini-
ment de toute conception judéo-chrétienne dans la mesure où
le salut, pour lui, n’a de sens que dans la vie présente et dans
elle seule: la béatitude spinoziste ne nous est pas promise
après la mort, mais au contraire, comme la façon même dont
nous devons conduire notre vie161. C’est précisément pour
cette raison que nous avons dû abandonner l’idée d’un temps
linéaire: si le «but» n’est pas à la fin, mais présent à tout mo-
ment, il ne pourra désormais être question que de parvenir à
ordonner et à rassembler toutes les lignes de puissance et de
tension qui nous constituent de façon si complexe: Spinoza
nous demande à être entiers durant toute notre existence, ce
qui veut dire que nous devons en assumer toutes les formes
multiples, assumer à tout moment tant notre passé que notre
futur projeté162. Or avec cela, il est clair aussi que notre grille
de lecture de l’histoire devra changer d’aspect: l’histoire, non
plus, n’est pas un récit linéaire et progressif, mais un enchevê-
trement de causes qui se croisent et se reproduisent au gré des

102
chapitre iii

époques163. Contrairement à ce que suggèrent certains cher-


cheurs spinozistes contemporains, il semble donc aussi peu
fondé de voir dans l’historicité humaine une évolution vers la
sagesse comprise comme l’avènement du troisième genre de
la connaissance, qu’une évolution vers la civilisation finale et
durable. Ce point de vue164, si tant est que notre interpréta-
tion en est exacte, semble se baser sur un passage du Traité de
la Réforme de l’Entendement, où Spinoza explique qu’il n’est
pas besoin de recourir à l’infini pour montrer par où nous
pouvons commencer à connaître, mais qu’il suffit de consta-
ter que l’entendement, grâce à ses propres moyens, peut se
forger les outils intellectuels rudimentaires dont il a besoin
pour avancer dans la réflexion. Ainsi, dit Spinoza, ce raison-
nement est analogue à celui où il faut déjà avoir fabriqué des
outils afin de pouvoir forger, et ces outils ont déjà nécessité
d’autres outils etc: «Mais, au début, les hommes, avec des
instruments naturels, réussirent certains objets très faciles,
bien qu’avec difficulté et imparfaitement, et ceux-ci fabriqués,
ils confectionnèrent d’autres objets plus difficiles avec moins
de travail et plus de perfection, et ainsi, graduellement des
travaux les plus simples aux outils, des outils à d’autres tra-
vaux et d’autres outils, ils arrivèrent à exécuter de nombreux
et très difficiles ouvrages et sans beaucoup de travail. De la
même façon, l’entendement, par sa propre force innée, se
forge des outils intellectuels grâce auxquels il acquiert d’autres
forces pour d’autres œuvres intellectuelles, et grâce à ces œu-
vres, d’autres outils, c’est-à-dire le pouvoir de chercher plus
avant. Ainsi avance-t-il degré par degré jusqu’au faîte de la
sagesse.»165 Ce raisonnement semblerait ainsi indiquer que
Spinoza considère que l’acquisition de la connaissance serait
analogue à l’acquisition de la technique, et que, dans les deux
cas, il serait question d’une lente progression ascendante à la
fin de laquelle nous serions parvenus à un niveau scientifique
considérable et un niveau de connaissance très élevé. Cette
progression est par la suite, selon cette interprétation, trans-

103
philosophie de la puissance …

férée au cours de l’histoire au sens général: l’évolution politi-


que, se soldant par l’avènement de la démocratie idéale à la-
quelle aspire Spinoza, serait le résultat d’une évolution
historique basée sur une évolution de la connaissance: la con-
naissance du premier degré appartiendrait alors surtout aux
états «barbares», et la civilisation se réaliserait avec l’acquisi-
tion de la connaissance du second degré, puis se développe-
rait avec le passage à la connaissance du troisième degré. Une
telle interprétation nous semble toutefois abusive, et ce pour
plusieurs raisons. Premièrement, nous admettons que Spinoza
conçoive l’évolution de la connaissance comme une progres-
sion dans la mesure où il est vrai qu’un individu, lorsqu’il
naît, n’a aucune connaissance des causes des choses166, mais
que, grandissant, cet enfant sera occasionnellement affecté de
passions joyeuses qui augmenteront sa puissance d’agir. Il ap-
prendra ainsi peu à peu à former des idées adéquates en ce
qui concerne le rapport de son corps avec celui qui l’affecte: il
aura alors évolué de la connaissance du premier genre à celle
du second, (connaissance par notions communes, c’est-à-dire
la connaissance qui apprend à reconnaître comment certaines
choses conviennent entre elles167 ) qui est une connaissance
des choses en général168, mais cependant adéquate169. En re-
vanche, même si Spinoza dit que c’est à partir du deuxième
genre de connaissance (et non du premier) qu’on peut passer
au troisième genre de connaissance170, celle qui connaît les
essences singulières, il ne s’agit jamais réellement d’un passa-
ge: le troisième genre de connaissance n’est pas une acquisi-
tion, mais bien un investissement, ce qui renverse la perspec-
tive progressiste171. Deuxièmement, si tant est que nous
maintenons l’idée de la connaissance comme une évolution, il
reste que Spinoza n’a jamais conçu cette évolution autrement
qu’individuellement: même si l’une de ses idées principales
était de concilier les hommes dans une société sauvegardant
la liberté de penser et d’agir de chacun, il n’est jamais pour-
tant question d’une progression dans la connaissance collec-

104
chapitre iii

tive: il s’agit toujours pour un individu singulier de parvenir à


la connaissance adéquate d’autres individus singuliers. Or,
ces deux raisons indiquent parfaitement pourquoi il n’est pas
possible de considérer l’histoire comme une évolution collec-
tive vers le mieux. Si tant est que le raffinement technique et
scientifique constitue indubitablement une évolution collecti-
ve, un simple regard sur l’histoire suffit pour dire qu’il n’en va
pas de même pour la connaissance. S’il en était ainsi, nous
aurions depuis longtemps des états parfaits, démocratiques et
durables; or, l’analyse de l’histoire que fait Spinoza172 montre
précisément le contraire: elle apparaît comme une «succes-
sion de déséquilibres sociaux»173, et Spinoza en dégage un
certain nombre de lois de développement d’ordre sociologi-
que. Celles-ci concernent premièrement l’évolution des insti-
tutions (comment une démocratie se change en aristocratie,
puis en monarchie, et inversement), et, deuxièmement, l’évo-
lution des mœurs: le passage de la barbarie à la civilisation,
puis à la décadence. L’analyse de Spinoza met en évidence la
causalité interne des systèmes politiques, mais il est impossi-
ble d’y lire une tendance progressiste: l’histoire humaine ne
constitue pas une évolution vers une plus grande sagesse,
mais au contraire, en raison de la détermination passionnelle
humaine, elle s’inscrit dans un enchaînement répétitif de civi-
lisation et de décadence. Il est alors tout à fait remarquable de
constater que l’analyse que fait Spinoza de l’histoire constitue
très précisément une analyse généalogique174, de très près ap-
parentée à celle que fait toujours Nietzsche. Lorsqu’il dégage
les lois sociologiques qui régissent les époques différentes de
l’histoire, Spinoza ne fait rien d’autre que de déterminer quels
sont les instincts, ou les passions qui déterminent l’avènement
de tel ou tel régime: à aucun moment, Spinoza ne considère
l’historicité comme un récit monoligne où il suffirait de trou-
ver l’origine pour en dévoiler les secrets, mais au contraire,
comme un tissu d’affections passionnelles et complexes sem-
blables à celles qui régissent notre corps.

105
philosophie de la puissance …

Sur ce point, Nietzsche est encore plus explicite que Spinoza.


Lorsqu’il affirme le devenir comme étant la seule réalité, il
dénonce le «malentendu des philosophes»175 concernant le
temps comme mesure linéaire et univoque. Ce temps-là, dit-
il est une «absurdité»176 qui doit être rejeté puisqu’il induit
une finalité dans le cours de l’histoire: une histoire linéaire
et continue, où sont rassemblées toutes les secousses et dys-
chronies en une lignée unique ne peut être l’œuvre que d’une
vision finalisante qui suppose premièrement que le monde a
été créé par un acte volontaire, extra-historial, et deuxième-
ment, que le cours de l’histoire est soutenu et propagé par
cette même main dans un but qui est, lui aussi, extra-historial.
C’est l’histoire telle qu’elle est vécue par Platon, repris par
la suite par le christianisme; histoire fondée exclusivement et
uniquement sur la distinction des deux mondes. Dans cette
histoire, c’est Dieu qui à la fois ordonne les événements (St
Augustin écrit que Dieu distribue selon son bon vouloir le
pouvoir aux rois et aux empereurs, qu’il dirige leurs actions
et qu’il précipite leur ruine également), et qui en assume le
caractère total: l’histoire, au-delà des antagonismes locaux,
se fonde sur une universalité immuable où le sens est toujours
garanti177. La lecture de l’histoire par Nietzsche se situe dès
ses premiers écrits en rupture avec la tradition qui envisage
celle-ci comme une continuité ou mode d’être linéaire: la
science historique lui apparaît toujours comme éminemment
finalisante, même à une époque moderne. Ainsi, dans la
Généalogie de la Morale, Nietzsche distingue une tendance
«objective» et une tendance «contemplative» dans la science
historique, mais il qualifie toutes les deux comme étant nihi-
listes. La vision objective a pour caractéristique de vouloir se
positionner comme un regard extérieur, capable de critique
sans implications subjectives: «elle se refuse à être juge, c’est
là son bon goût; elle affirme tout aussi peu qu’elle nie, elle
constate, elle «décrit»…»178 Le regard contemplatif, de son
côté, tâche de cacher sa fatigue et sa lassitude sous une vision

106
chapitre iii

douce et résignée, fermant les yeux sur le manque de sens et


de justice, à la façon de Renan179. Ces deux tendances se re-
joignent en ce qu’elles négligent premièrement l’implication
totale qui régit le regard historique: impossible de contempler
l’histoire comme une bande déroulée venue à sa fin à l’époque
à laquelle on choisit de la regarder, puisque l’histoire n’est
que l’enchevêtrement bruyant du devenir avec lui-même; elle
est créée par le passé ressurgissant dans un autre présent, et,
surtout, elle est le regard en perspective posé par une volonté
de puissance dominée ou dominante. Impossible donc de la
surplomber, tout comme il est impossible de voir en elle une
direction unie: l’évolution existe certainement, et Nietzsche ne
l’a jamais niée, mais qu’elle soit illustrée par l’histoire ou que
l’histoire la porte vers son perfectionnement, ce ne sont que
des illusions darwinistes qui confondent l’organique et l’inor-
ganique180. L’historicité humaine ne réside pas en une suite
d’événements fonctionnant comme un processus de spirituali-
sation qui entraînerait la totalité du monde vers la conscience
du soi selon le schéma hégélien, mais bien au contraire, elle se
créé de façon typologique et généalogique. Ainsi le temps chez
Nietzsche n’est effectivement pas un «déroulement irréversible
à partir d’une origine et orienté vers une fin indéterminée, il
est un jeu rythmique entre des forces adverses qui l’emportent
tour à tour (…).»181 A ce titre, le déroulement du temps a une
structure moléculaire, inter-actif, qui nous empêche première-
ment de considérer son passage comme progressif, et deuxiè-
mement, qui empêche absolument de relier les événements
selon la causalité apparente. Le devenir ainsi conçu comme
«jeu dynamique» ou, selon le terme particulièrement heureux
de Granaloro, «dyschronique»182 nous demande donc d’inter-
roger la nature même de ce «passer» qu’il s’agit pour Nietzs-
che d’affirmer. Comment comprendre un passer qui n’est pas
chronologique mais plutôt stratigraphique ? Pour Nietzsche,
de même que pour Spinoza, les choses ne sauraient être com-
prises — c’est-à-dire que leur valeur ne saurait être appré-

107
philosophie de la puissance …

ciée, leur sens ne pourrait être déterminé — dans une simple


perspective linéaire. Nietzsche met à plusieurs moments en
évidence la structure pluridimensionnelle, moléculaire, de la
parenté des choses, et dit, en parlant des philosophes avec les-
quels il ressent une affinité183 qu’ils sont comme des «géants
qui s’interpellent à travers les vides intercalaires du temps»184.
Les nœuds de tension, dans la pensée nietzschéenne, ne sont
pas en configuration de ligne droite, mais toujours comme de
puissants liens tissés entre des époques, des penseurs, des pen-
sées et des événements: des strates enfouies surgissent ces liens
comme porteurs de la plus haute énergie: ainsi, dit Nietzsche
songeur, il faut considérer «la nature éminemment relative de
tous les concepts du temps. Ce serait à croire que certaines
choses sont liées entre elles et que le temps n’est qu’une image
qui nous empêche de voir ce lien»185.
Il serait bien trop hâtif, et certainement aussi imprudent, de
vouloir assimiler inconditionnellement la temporalité spino-
ziste à celle de Nietzsche — Spinoza, il est clair, ne parlera ja-
mais en termes de strates ou de couches géologiques d’où sur-
gissent les rapports profonds entre les choses, et cela même si
son analyse historique et l’analyse des affections dans le livre
IV et V de l’Éthique sont des analyses parfaitement généalo-
giques et typologiques à la manière nietzschéenne: en raison
de la continuité et la cohérence principales entre la substance
et ses modes, il ne saurait être question chez Spinoza d’une
temporalité «éruptive» à la façon nietzschéenne. A la base de
tout raisonnement spinoziste, il y a d’abord et toujours cette
cohésion qui assure l’intelligibilité de l’univers, notion que
nous n’allons jamais retrouver chez Nietzsche. Nous y revien-
drons. Il faut également reconnaître qu’il est rare que Spinoza
veuille prendre en considération la problématique de la tem-
poralité telle que nous la formulons ici, puisque, quasiment
à chaque fois qu’il est amené à en parler, il le fait brièvement
et conclut en disant que ce n’est pas le moment d’en par-
ler186. Or, que cette problématique soit présente, en d’autres

108
chapitre iii

formes, à la pensée spinoziste, est manifeste. La temporalité,


en fin de compte, ne saurait être comprise autrement que
comme chaque volonté de puissance, chaque conatus pour
Spinoza, qui se déploie en proportion de la force active qui
l’anime, déploiement qui crée lui-même un temps intensif et
dynamique. C’est donc à partir de ce déploiement dynamique
dans le temps que nous pouvons comprendre comment peut
s’opérer la construction vitale qu’est la connaissance; celle-ci
étant déjà comprise comme une conversion: pour Nietzsche,
il s’agira d’un dépassement de soi, alors que pour Spinoza,
cette conversion peut d’ores et déjà être annoncée comme un
investissement de soi, ou un repli dynamique sur les capacités
dont nous sommes porteurs.

109
philosophie de la puissance …

iv.
finitude, causalité et nécessité

1.
A) L’infini de Spinoza et le fini de Nietzsche
L’analyse que nous avons effectuée du concept d’éternité chez
Nietzsche montre que, contrairement à Spinoza, le déroule-
ment du temps, qui constitue l’éternité proprement dite, est
une infinitude absolue, qui s’inscrit dans quelque chose qui ne
peut se concevoir autrement que comme une finitude: le mon-
de, ou l’univers, pour Nietzsche, est quelque chose de fini. Ce
fait est primordial pour Nietzsche: «Notre univers tout entier
n’est que la cendre d’innombrables êtres vivants: et si minime
que soit le vivant comparé à la totalité: il reste que tout fut
déjà une fois converti en vie, et ainsi de suite. Admettons une
durée éternelle, par conséquent un éternel métabolisme» 1, et
la notion même d’ «infini» est qualifié par Nietzsche d’ «ex-
travagance»2. Le temps, pour Nietzsche, est un cercle dans le
sens qu’il n’est pas devenu; il n’y a pas de commencement, ni,
de toute évidence, une fin. Cette circularité, elle-même infinie,
est une nécessité pour Nietzsche, puisque toute autre concep-
tion du déroulement (linéaire ou répétitif-recommençant à
l’identique dans le sens du cycle régulier dont témoignent les

110
chapitre iv

conceptions archaïques de l’éternel retour telles que nous les


avons commentées) suppose l’idée d’un créateur originel, un
mouvement initial propagé par une volonté transcendante;
ainsi, dit-il, «Qui ne croit au processus cyclique du Tout, il lui
faut croire au dieu arbitraire — ainsi se détermine ma contem-
plation à l’opposé de toutes celles des théistes jusqu’alors.»3.
Or, nous le savons à présent, le processus cyclique qu’invo-
que Nietzsche ne veut pas simplement dire que l’identique
recommencera très éventuellement, mais surtout, qu’à tout
moment, il y a la même quantité de forces et d’énergie dans
ce cercle fermé ce qui veut dire qu’au sein de ce système, il
y a déjà de toute éternité les prémisses de tout événement
possible. Les différentes forces peuvent et vont se combiner
d’innombrables fois de façon infiniment variable, or, en rai-
son de l’éternité du mouvement, toute combinaison possible
a déjà dû être effectuée d’innombrables fois4. Pour la même
raison, il ne saurait y avoir d’état final non plus: si il y avait
eu une possibilité d’état final, le monde y serait déjà parvenu5.
Il y aurait ainsi ici comme une apparente contradiction dans
le sens où Nietzsche, d’un côté, affirme l’infinité du temps,
mais de l’autre, l’inscrit dans un cercle fermé et fini même si,
selon toute évidence, cette finitude est absolument non-mesu-
rable et incalculable. Sans expliciter pour le moment si cette
situation enveloppe une contradiction au sein de la pensée
de Nietzsche, il nous faut toutefois constater qu’elle semble
être en contradiction manifeste avec le système spinoziste, où
l’infinitude est le caractère premier de l’univers: parce que la
substance est cause d’elle-même, elle est absolument infinie6,
et c’est en raison de cette infinitude qu’il en découle une série
absolument infinie de modifications, qui sont nécessaires en
vertu de la nécessité de la substance: tout possible est réel, ce
qui ne veut pas dire qu’il s’ensuive nécessairement une exis-
tence actuelle immédiate puisque celle-ci est déterminée en
fonction de l’ensemble de la Nature naturée. Reste qu’il est
clair qu’au fondement du système spinoziste il y a cette infi-

111
philosophie de la puissance …

nitude qui garantit l’immanence totale du spinozisme, et qui


fonde à proprement parler l’idée même de l’univers.
Il semble alors que Nietzsche se situe au cœur de ce que
Spinoza appelle une confusion entre ce qui est infini par sa
nature, et ce qui est sans limites en vertu, non de sa définition,
mais par sa cause7. En effet, dit Spinoza dans la Lettre XII
adressé à Louis Meyer, «le problème de l’Infini a toujours
semblé le plus difficile qui soit, et on l’a même cru insoluble,
parce qu’on n’a pas distingué entre ce qui est infini par suite
de sa nature ou par la force de sa définition, et ce qui n’a
point de limites, non pas par la force de son essence, mais par
celle de sa cause. Cela vient aussi de ce qu’on n’a pas distin-
gué entre ce qui est infini parce que sans limites, et ce dont
nous ne pouvons nous représenter ni expliquer les parties par
aucun nombre, bien que nous en connaissions le maximum et
le minimum.»8 Spinoza distingue ainsi trois sortes d’infinis:
premièrement, ce qui est infini par sa propre nature, ce qui
est le cas de la substance9, deuxièmement, ce qui est infini par
sa cause, ce qui est le cas des modes infinis immédiats10 dans
lesquels s’expriment les attributs11 (dont nous ne connaissons
que deux, à savoir l’étendue et la pensée12); or, bien qu’étant
indivisibles13, ces attributs sont constitués par une infinité de
parties qui sont indissociables entres elles, ce sont les essen-
ces des modes selon cet attribut14: Cela revient à dire que les
modes, dès lors qu’on ne les considère pas au sein du mode
infini immédiat qu’est l’attribut, mais qu’on les considère
du point de vie du mode infini médiat15, peuvent apparaître
comme distincts et finis. Le mode, en tant qu’il est produit
par la substance, est infini par sa cause: la puissance subs-
tantielle le produit et le conserve16 sans restriction interne,
autrement dit, il enveloppe par là l’infinitude puisque celle-ci
se définit comme «l’affirmation absolue de l’existence d’une
nature quelconque»17. Par contre, comme l’essence du mode
n’enveloppe pas son existence, il doit être conçu comme pou-
vant ne pas exister dès lors qu’on le considère uniquement en

112
chapitre iv

rapport avec son existence et sa détermination extérieure, ce


qui veut dire qu’il peut de droit être considéré comme n’étant
pas infini18. Troisièmement, il y a l’infini sans nombre que
constituent les modes et les relations qu’ils entretiennent
entre leurs parties diverses durant l’existence (c’est-à-dire le
mode infini médiat); ce qui est l’infini auquel nous appliquons
des calculs et des mesures (le nombre et le temps) en le conce-
vant abstraitement, c’est-à-dire dans ses relations et détermi-
nations extérieures. D’après ces trois déclinaisons de l’infini,
nous comprenons qu’en réalité, pour Spinoza, il ne saurait
y avoir même de fini au sens absolu. Même la notion d’in-
défini semble par conséquent caduque: l’indéfini n’intervient
que lorsqu’on considère la durée d’un mode abstraitement19,
puisque l’infinitude de la substance est à la base de l’existence
(actuelle ou non) de toute chose. Par conséquent, nous ne
pouvons considérer une chose comme étant finie que si nous
la pensons en dehors de ce dont elle procède: la finitude, en
ce sens, n’existe que si nous avons égard aux relations exté-
rieures. La substance, donc, est infinie, puisque l’infinitude
est définie comme affirmation absolue de l’existence: ainsi,
pour la substance, est exclue toute sorte de limitation: elle ne
pourrait venir de l’extérieur, puisque «rien n’existe en dehors
des substances et des modes»20, et elle ne pourrait venir de la
substance elle-même puisque celle-ci est affirmation pleine et
nécessaire de sa propre existence. Indivisible, infinie et éter-
nelle sont donc les trois caractéristiques de la substance ou
de la nature spinoziste. Or, avec cela, Spinoza semble, malgré
l’opposition manifeste de la terminologie, très proche de la
définition du monde donné par Nietzsche. Le monde, dit ce-
lui-ci, est «un monstre de force sans commencement et sans
fin 21 une quantité de force d’airain qui ne devient ni plus
grande ni plus petite, mais utilise seulement sa propre force,
immuable dans son ensemble, une maison sans dépenses ni
pertes, mais aussi sans revenus et sans accroissement, en-
tourée du «néant» comme d’une frontière.»22 La confusion

113
philosophie de la puissance …

pourrait alors venir du fait que Nietzsche conçoit l’infinité


comme «quelque chose de vague»23 où la force, en se dépen-
sant, se gaspillerait et s’épuiserait vers un néant. Pourtant,
c’est là tout le contraire de l’infini spinoziste: la substance,
étant à elle-même sa propre force ne pourrait se vider dans
un néant qui, par définition n’existe pas24. L’illimitation de
la substance tient précisément à ce qu’il n’y a rien qui existe
en dehors d’elle et des modes: la limitation qui semble néces-
saire à Nietzsche revient à cela même, puisqu’en dehors des
volontés de puissance et de l’éternité de son mouvement auto-
régénerant, il n’y a rien. Peut-être devrions-nous nous conten-
ter de suggérer que la différence subsistante, si elle ne justifie
pas de parler d’une contradiction simple et nette des deux
pensées, devra être imputée à une différence de vocabulaire,
pour des raisons où Spinoza ne saurait rencontrer Nietzsche:
Nietzsche, en affirmant la limitation de l’univers, s’appuie sur
des considérations scientifiques appartenant à son temps25.
Pour lui, cette finitude inhérente à l’univers ne vise pas à ga-
rantir autre chose que l’infinitude substantielle de Spinoza, à
savoir l’immanentisme absolu de ce système excluant toute
notion de finalité et de transcendance.
Mais au-delà d’une divergence que nous nous contenterons
ici de qualifier de scientifique plus que d’ontologique, la ques-
tion du fini et de l’infini nous conduit néanmoins au cœur
d’une problématique qui est tout à fait grave pour Spinoza
comme pour Nietzsche, et où il y a une différence fondamen-
tale qui se creuse entre ces deux pensées. L’emploi que fait
Nietzsche du mot «limite» ou «finitude» ne s’explique certes
pas simplement en raison de ces considérations scientifiques,
mais revêt une signification bien plus profonde dans la me-
sure où il exprime effectivement une pensée où le néant, ou
le contraire de la vie, existe: pour lui, il n’y a pas de doute
que les notions de finitude, destruction et de mort sont autant
des caractères fondamentaux de l’être, alors qu’elles sont ex-
pressément exclues du système spinoziste. Au cours de notre

114
chapitre iv

analyse qui vise à montrer comment l’homme va se situer


en tant qu’être puissant au sein de la détermination, et plus
précisément, comment, chez Spinoza comme chez Nietzsche,
c’est à cause de la détermination et de la temporalité que nous
allons pouvoir parler de connaissance, de dépassement de soi
et de béatitude, nous devons maintenant aborder ce problème
où les deux pensées s’éloignent sensiblement l’une de l’autre.

B) Le problème de la mort.
La positivité absolue de Spinoza
Si l’analyse de l’éternité chez Spinoza montre clairement
qu’elle ne saurait en rien signifier une immortalité au sens
traditionnel d’une vie après la mort où l’âme rejoint son es-
sence ou être véritable après la destruction du corps, il est
cependant clair qu’il appartient à une certaine partie de l’âme,
à savoir l’entendement, d’être éternel. Or la pensée spinoziste
est ici très particulière. Spinoza reprend une idée largement
répandue dans la philosophie néoplatonicienne concernant
l’immortalité partielle de l’âme: Plotin, Léon l’Hébreu, Gior-
dano Bruno ont tous opposé l’âme immortelle à l’âme sensi-
ble; de même, Maïmonide affirme l’immortalité de l’entende-
ment actif. Mais la nature de ce qui est immortel, ou éternel,
chez Spinoza, lui est tout à fait spécifique: il ne s’agit pas d’af-
firmer l’éternité même d’une partie de l’âme en opposition à
la mortalité du corps26, car, ce qui est éternel dans l’âme, à
savoir l’entendement c’est-à-dire l’acte de concevoir, reste en
tout état de cause entendement ou idée du corps: ce qui reste
d’éternel de l’âme, c’est «un concept, ou une idée, {qui} est
nécessairement donné en Dieu, qui exprime l’essence du
Corps humain, et ce concept est, par suite, quelque chose qui
appartient nécessairement à l’essence de l’Âme humaine. 27
Ce qui est éternel, c’est donc très clairement l’idée de l’essence
d’un corps, tout comme, dans la substance, il y a l’idée de
l’essence de l’âme. Il y a donc un dédoublement de l’éternité:

115
philosophie de la puissance …

d’une part, toutes les essences sont éternelles (et à ce titre,


autant l’essence du corps comme celle de l’âme), et d’autre
part, l’idée de ces essences est éternelle et c’est cela qui consti-
tue l’entendement humain28. Le problème de l’immortalité se
trouve de ce fait totalement détourné chez Spinoza: comme
l’éternité ne peut être conçue comme quelque chose d’avant
ou après la durée, parce que la durée n’est pas une variation
finie de l’éternité, cette dernière est aussi actuelle non seule-
ment à tout moment de l’existence, mais exactement au même
titre au moment ou le mode n’existe pas actuellement. Autre-
ment dit, l’éternité, chez Spinoza, englobe l’existence actuelle
tout comme la non-existence actuelle du mode (son idée est
toujours éternelle et à ce titre actuelle29). De ce fait, la pensée
spinoziste exclut à proprement dire la pensée de la mort et de
la finitude pour être une affirmation absolue de la vie. Cette
affirmation, qui en langage spinoziste s’appelle béatitude,
n’est certainement pas, comme semblent l’avoir suggéré cer-
tains auteurs30 un mouvement ou une construction dialecti-
que, mais une réalité qui trouve son fondement tant au niveau
métaphysique qu’éthique et pratique chez Spinoza. D’une
part, s’il est vrai que la finitude, c’est-à-dire la mortalité, est
réelle pour le mode ou l’homme dans la mesure où sa puis-
sance est toujours surpassée à un moment donné par une
autre, plus grande, qui le décompose, cette finitude lui est
aussi réellement extérieure dans le sens où elle est tout à fait
causée en lui par l’extérieur: l’homme, durant son existence
persévérera dans son être de toute sa puissance: il n’est autre
que cette persévérance, cette énergie en elle-même illimitée, ce
qu’a montré notre analyse du conatus. Cela veut dire que non
seulement il n’y a rien en lui-même qui soit à l’origine de sa
finitude: la définition de tout mode, est, comme toute défini-
tion, une affirmation pleine et absolue: son essence, c’est de
persévérer indéfiniment dans son être: ainsi, «si elle n’est dé-
truite par aucune cause extérieure, elle continuera d’exister
par la même puissance par où elle existe actuellement, cet ef-

116
chapitre iv

fort enveloppe un temps indéfini.»31Mais cela veut dire aussi,


très concrètement, que l’homme est proprement incapable
d’imaginer ou de penser sa propre mort: notre pouvoir d’ima-
gination est absolument liée à l’idée d’un corps existant en
acte: l’âme, n’est pas, chez Spinoza, une parcelle d’entende-
ment autonome, mais réellement l’idée d’un corps existant en
acte et rien d’autre. Cela veut dire, très précisément, qu’elle
n’a pas le pouvoir d’imaginer ou de former une idée qui ex-
clut ce corps: Spinoza dit expressément qu’ «une idée qui ex-
clut l’existence de notre Corps, ne peut être donnée dans
l’Âme, mais lui est contraire.»32 Les conséquences de cette
relation sont très importantes: Spinoza semble effectivement
dire que l’homme en tant que tel ne saurait penser la mort et
sa propre finitude; que telle chose serait une impossibilité à la
fois psychologique et physiologique. La mort, en tant que
concept, n’est pas réelle à proprement parler, mais c’est seule-
ment une idée fantasmatique, vide et de l’ordre de la fiction.
Il semble alors plus juste de parler d’une décomposition des
rapports du mouvement et de repos qui constituent le corps:
lorsque la décomposition est telle qu’elle empêche les parties
constitutives du corps d’avoir le rapport qui le caractérise, le
corps «meurt», ce qui n’empêche pas à ces parties de former
d’autres rapports dans l’ensemble de la Nature naturée.33 Spi-
noza va de ce fait extraordinairement loin dans la pensée:
celle-ci est affirmation de la vie, non parce que la raison nous
ordonne d’y voir un sens, contre les apparences du monde
sensible qui nous montre la finitude et la décomposition, mais
parce que c’est effectivement la seule réalité possible: l’affir-
mation de la vie est immanente et inhérente à la vie elle même,
parce que c’est la seule chose qui existe et qui soit réelle34.
Nous voyons ainsi le sens de la pleine affirmation de l’exis-
tence qu’est la substance: effectivement, seule cette plénitude
est, et le néant n’est pas, sinon comme état fictif. Il importe de
remarquer que Spinoza, de toute évidence, ne tente pas d’ex-
clure la mort comme une réalité humaine, de même que, nous

117
philosophie de la puissance …

le verrons, il ne dira jamais que nous pouvons nous libérer


totalement des passions et de la tristesse. Une telle affirma-
tion serait naïve et idéaliste, et Spinoza, comme le montre très
clairement son œuvre, n’est ni l’un, ni l’autre. Or, il est vrai,
par contre, que bien que la mort soit parfaitement inéluctable
même comme pensée (et à ce titre, inadéquate même si elle
n’en est pas moins réelle), Spinoza refuse de lui accorder une
valeur, ce qui en langage très précis veut dire: Spinoza refuse
la pensée de la mort comme déterminante pour la vie. Sa pen-
sée est ainsi d’une force dynamique continuellement affirma-
trice. Comme toute action, qu’elle soit le fruit d’une idée ina-
déquate ou d’une idée adéquate, vise absolument à conserver
et à augmenter la force de l’être de l’individu en question, il
est absolument contraire à l’essence d’un homme d’envisager
délibérément quelque chose qui enfreindrait cette existence35.
Dans le cadre d’une existence menée sous l’emprise des pas-
sions, c’est-à-dire où seuls sont pris en compte les détermina-
tions et les bouleversements extérieurs, la mort apparaît ef-
fectivement comme quelque chose à craindre et à éviter à tout
prix. Or, et c’est ce que montrera très amplement l’analyse de
la connaissance, un homme libre, c’est-à-dire qui conçoit
l’existence à la lumière de la raison, et connaît les choses dans
leur appartenance éternelle, ne saurait même craindre la
mort: il sait qu’elle est le résultat d’un ensemble de forces qui
dépassent les siennes propres et qui font se décomposer les
rapports de mouvement et de repos qu’entretiennent les par-
ties de son corps durant l’existence. En ce sens, elle est tout
d’abord nécessaire parce qu’elle suit inévitablement de la loi
de la Nature, mais de plus, en tant qu’elle exprime la néces-
sité naturelle, elle exprime cette nécessité de façon éternelle.
Autrement dit, pour l’homme «sage», la mort signifie effecti-
vement la cessation de l’existence corporelle, et actuelle, ainsi
que les parties de l’entendement qui lui sont liées, à savoir
l’imagination et la mémoire36, mais il sait aussi qu’elle n’at-
teint en rien sa présence implicite et éternelle à toutes choses.

118
chapitre iv

C’est pour quoi, pour Spinoza, le problème de la mort n’en


est pas un: c’est un fait qui va de soi eu égard à la constitution
de la nature ou du monde, et la mort, à ce titre, n’exige ni
explication, ni démonstration propres37. De cette façon, tout
le contenu de la pensée spinoziste en rapport avec la mort
semble être cristallisé dans la brève formulation du livre IV de
l’Éthique: en effet, dit-elle, «un homme libre ne pense à aucu-
ne chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation
non de la mort mais de la vie.»38
Nous sommes ainsi en mesure de comprendre comment le
système spinoziste exclut à proprement parler la pensée de la
finitude en tant que telle. L’infinitude, ou la plénitude absolue
de l’être étant à la base de l’univers39, la finitude n’y apparaît
que comme le résultat des accidents causés par la coexistence
modale. Or, même cette finitude acquiert une sorte de positivi-
té, dans le sens où elle n’est qu’une conséquence extrinsèque de
l’affirmation illimitée qu’exprime chaque conatus dans l’exis-
tence: la mort, ou la décomposition des rapports dans un corps
ne saurait, encore une fois, être inhérente à un être quelconque
puisque celui-ci ne fait que persévérer dans l’existence de toute
sa puissance, et qu’il y ait, entre les modes, des collisions ou
des rapports de puissance qui ne s’accordent pas entre eux ne
tient pas à l’essence d’un mode pris individuellement, mais à
la contingence de leurs rencontres. Cela veut dire, très précisé-
ment, que même dans la finitude, ou le rapport à la mort, les
modes ne font qu’exprimer de façon éminemment positive la
puissance de la substance, infinie affirmation d’être. C’est ainsi
que le concept même de nécessité apparaît comme la clé de la
positivité ou la force d’affirmation rationnelle chez Spinoza.

C) Nécessité et causalité
Nous savons que la nature de la substance infinie est cor-
rélative d’une nécessité absolue: chez elle, l’essence implique
l’existence, elle est cause de soi ce qui veut dire qu’il n’existe

119
philosophie de la puissance …

rien qui pourrait la déterminer en dehors d’elle-même. De


son infinie puissance d’être il découle une infinité d’effets,
qui sont tous enveloppés par la nécessité d’exister de la subs-
tance. Les modes sont des déterminations singulières qui,
chacun selon son degré de puissance ou d’essence, expriment
de façon déterminée la puissance de la substance, conçue sous
les deux attributs de la pensée et de l’étendue: chaque chose,
ainsi exprime ou bien en tant que chose étendue, ou bien
en tant qu’idée, ce degré de puissance qu’elle est en mesure
de produire. Cela veut dire que ce qu’exprime toute chose
correspond à une certaine détermination de la nécessité de la
substance: chaque chose, ainsi produit des effets conformes à
son degré de puissance, et c’est, comme nous l’avons vu, de
façon absolue qu’elle est déterminé à produire ses effets pro-
pres. Spinoza dit très clairement que, puisque chaque mode
n’est autre que la détermination précise de la substance, il est
impossible qu’il se rende lui-même indéterminé, c’est-à-dire
qu’il produise d’autres effets que ceux auxquels sa puissance
le détermine: «une chose qui est déterminée par Dieu à pro-
duire quelque effet, ne peut se rendre elle-même indétermi-
née»40. Nous voyons ainsi comment le système spinoziste est
fondé sur l’idée de la nécessité absolue de l’être absolument
existant: la nécessité spinoziste est dès le premier livre de
l’Éthique posée comme la condition sine qua non de l’être
tout court. La question, pour Spinoza, est simple: s’il n’y
avait pas nécessité de la substance, il faudrait recourir à un
acte et un entendement créateur pour justifier le monde, or, ce
faisant, nous admettrions nécessairement la possibilité d’une
création arbitraire à la façon cartésienne, c’est-à-dire qu’il eût
pu se faire que l’entendement créateur eût créée les choses
autrement que de la façon présente: dans ce cas, l’affirmation
absolue de l’être serait une chimère, puisqu’elle aurait aussi la
possibilité de ne pas être41.
La nécessité est ainsi double, et se différencie dans la né-
cessité d’exister et la nécessité de produire des effets: cette

120
chapitre iv

double nécessité est immanente à la substance, mais divisée


chez le mode. La nécessité d’exister de la substance implique
la nécessité de produire en une infinité d’effets, une infinité de
modes42. Ces modes n’ont pas l’existence nécessaire: celle-ci
est déterminée par l’ensemble de la coexistence modale. En
revanche, le mode existant produit nécessairement les effets
que sa puissance permet: c’est dire que, sur le plan de l’exis-
tence, toute chose est nécessaire dès lors que nous la conce-
vons comme faisant partie de la totalité de la nature43. La
nécessité ainsi conçue entraîne une causalité rigoureuse: la
substance étant cause de soi, elle est aussi cause immanente
des modes: du point de vue de l’essence, nous l’avons vu, cet-
te causalité est immédiate. Une essence découle directement
comme un degré d’intensité particulier de la substance, ce qui
veut dire que la force avec laquelle un être persévère dans
l’existence est en rapport directe avec la puissance substan-
tielle: celle-ci implique celle-là, comme un effet nécessaire. In-
versement, l’essence du mode exprime au sens fort du mot ce
degré de puissance de la substance. Or cette causalité est aussi
rigoureuse du point de vue de l’existence: comme l’essence
des modes n’implique par l’existence, seule la substance peut
en être la cause: «Dieu n’est pas seulement cause efficiente de
l’existence, mais aussi de l’essence des choses.»44 Certaine-
ment, ce n’est pas la substance prise absolument, or, comme
sa puissance détermine ses effets à produire des effets à leur
tour, c’est effectivement elle qui doit être dite cause des modes
aussi bien dans l’essence que dans l’existence, puisque la cau-
se prochaine de l’existence d’un mode ne peut être autre que
l’action d’un mode qui exprime à son tour la puissance subs-
tantielle qu’il recèle45. La causalité, tout comme la nécessité,
est pour Spinoza la garantie de la conception anti-finaliste de
la nature. La «causa sui» et la production des choses ne fai-
sant qu’un, les deux sont tout aussi nécessaires. Cela signifie
que Dieu produit les choses comme il se produit lui-même et
ceci par la nécessité de sa nature. Ainsi, «l’universalisation de

121
philosophie de la puissance …

la Nature avec la substance de Dieu et dans la réduction des


effets aux modes, implique donc l’universalisation de la né-
cessité naturelle (comme spontanéité naturelle divine), et du
même coup l’élimination universelle du libre arbitre et de tou-
tes les formes de finalité.»46 Si la substance, ou Dieu, n’était
pas la cause immanente mais seulement la cause transitive
de l’essence comme de l’existence de toutes choses, c’est-à-
dire qu’une fois posée l’essence ou l’existence d’un mode, ce
serait autre chose que la substance qui les détermineraient à
agir, il s’ensuivrait qu’il y aurait une causalité en dehors de
la substance, ce qui serait absurde eu égard à sa définition.
Mais de plus, une telle conception impliquerait que l’acte par
lequel les choses existent soit un acte volontaire dans le sens
où il serait possible ou bien qu’il ne soit pas, ou bien qu’il soit
autrement que ce qu’il n’est; c’est pourquoi, pour Spinoza, il
est absurde de parler d’un acte créateur volontaire, si suprême
soit-il, dans la mesure où, loin d’attribuer de la perfection à
la substance divine, cela la réduit absolument puisque l’acte
créateur volontaire impliquerait ou bien un Dieu agissant en
vue d’une fin hors de lui, ou bien qu’il agirait en vue de sa
propre fin, ce qui présuppose un manque. Au contraire, ce
n’est que la causalité et la nécessité absolues qui confèrent à
la substance sa perfection absolue, et qui font que Dieu doit
être dit «cause libre», c’est-à-dire agissant selon la nécessité
absolue de sa nature, sans aucune contrainte ni en dehors, ni
dans lui-même.47
Au niveau modal, la causalité est aussi rigoureuse, comme
il s’ensuit de l’analyse de la causalité absolue: comme aucune
chose ne peut se déterminer lui-même à produire d’autres ef-
fets que ceux qui découlent de sa puissance, il s’ensuit que
chaque chose poursuit sa propre activité et, ce faisant, rentre
obligatoirement en jeu étroit avec l’ensemble des autres mo-
des existants. Nous avons vu comment il est inévitable qu’un
mode existe séparé des autres modes: à tout moment, il devra
se heurter aux autres modes afin même d’assurer sa propre

122
chapitre iv

survie: ainsi, dit Spinoza, l’homme, dont le corps est extrême-


ment complexe48, devra continuellement être en rapport avec
un très grand nombre d’autres modes: il peut être affecté de
très nombreuses façons, et il en a besoin: «le Corps humain
a besoin, pour se conserver, d’un très grand nombre d’autres
corps par lesquels il est continuellement comme régénéré»49,
et, de ce fait, ces corps le déterminent et sont déterminés par
lui à leur tour50. Il est aisé de comprendre dès lors que la cau-
salité de l’ensemble de ces modes est excessivement complexe.
Effectivement, afin de déterminer la causalité exacte de cha-
que événement, il faudrait recourir à la chaîne causale dans sa
totalité; chose, nous le savons, impossible puisque l’entende-
ment fini, ou, autrement dit, l’idée d’un corps existant en acte
qu’est notre âme, ne peut avoir des idées autres que celles qui
sont liées aux affections de ce corps: il s’en faut de beaucoup
qu’un entendement de ce type-là puisse embrasser la totalité
de la causalité: en effet, dit Spinoza, «la série des choses sin-
gulières changeantes, l’homme dans sa faiblesse51 ne pourra
la saisir tant à cause de leur multitude au-delà de tout nombre
qu’en raison des circonstances infinies qui se rapportent à une
seule et même chose, circonstances dont chacune peut être
cause de l’existence ou de la non-existence de la chose «52.
Mais la rigueur causale existe absolument, et il suffit, pour
le savoir, de connaître comment les choses découlent avec
nécessité de la substance. Ce qui en revanche est impossible,
c’est de remonter à l’infini cette chaîne, et, nous le savons
déjà, la connaissance, pour Spinoza ne saurait se définir par
cela. Pourtant, il s’agit toujours premièrement de reconnaî-
tre comment les choses s’insèrent dans l’univers complexe de
la coexistence modale: dire que les modes entretiennent des
rapports nécessaires qui sont le résultat de leur détermination
individuelle, c’est reconnaître les lois de la nature qui sont
parfaitement intelligibles, donc, non en tant que chaîne cau-
sale individuelle, mais comme ensemble.

123
philosophie de la puissance …

Il importe toutefois de remarquer que bien que Spinoza


parle de loi de la nature, cette notion ne saurait en rien avoir
un sens finalisant, dans le sens où cette loi serait instituée en
vue de quelque chose, ou du principe du bien. Certes, dit-il
dans le Traité Théologico-Politique, «tout ce que Dieu veut
ou détermine, enveloppe une nécessité et une vérité éternelles.
(…) Les lois universelles de la nature sont de simples décrets
divins découlant de la nécessité et de la perfection de la nature
divine» 53, or il est clair que la notion de loi n’a de sens que si
elle est comprise comme la nécessité d’une cause à produire
des effets. La notion de Dieu spinoziste exclut définitivement,
nous le savons, toute notion de volonté arbitraire, et lorsque
Spinoza parle de loi naturelle, ce n’est que dans le but d’as-
surer encore une fois l’innocence, ou l’absence d’une finalité
morale, de la nature. Ainsi, semble-t-il, à cette notion de loi, il
conviendrait de préférer un autre terme qui est celui des «véri-
tés éternelles»54, ce qui veut dire que la loi, au sens spinoziste,
est simplement la causalité intrinsèque de toute choses qui ne
saurait être détournée par quelque chose ou volonté que ce
soit: les lois de la Nature «sont de telle sorte qu’elles ne peuvent
jamais être transgressées; ainsi que le plus faible doit céder au
plus fort, que nulle cause ne peut produire plus qu’elle ne con-
tient en elle, et autres semblables qui sont de telle sorte qu’el-
les ne peuvent se modifier ni avoir de commencement, mais
qu’au contraire, tout leur est soumis et subordonné.»55. Par là
il est clair que l’on ne saurait confondre le sens de la causalité
ni des lois spinoziste avec une vision anthropomorphisante du
sens de la nature: toute chose est ce qu’elle est en raison de sa
nécessité interne, qui à son tour n’est autre qu’une détermi-
nation précise de la nécessité de la substance, autrement dit,
la nature au sens total. Étant donné le sens englobant de la
nécessité, nous sommes également en mesure de comprendre
ce que veut dire Spinoza lorsqu’il attribue à ses lois un «ordre
éternel, fixe et immuable»56: ce n’est pas dire, comme le com-
prendra Nietzsche qu’il s’agit d’un univers statique et dépour-

124
chapitre iv

vue de mouvement, où seule la nécessité logique triomphe57,


le contraire d’un devenir quelconque, mais au contraire, que
tout effet ou tout événement est toujours déjà compris dans
la puissance naturelle, actualisé ou pas. L’univers spinoziste
n’est pas dépourvu de mouvement, bien au contraire, puisque,
nous le savons, c’est le propre de l’étendue d’être mouvement
et repos: «Tous les corps se meuvent ou sont en repos»58. Les
modes, pour exprimer la puissance qui est en eux, sont en
mouvement et en coexistence perpétuelle, et effectivement,
toute chose s’accomplit dans la durée: l’éternité et l’immuabi-
lité de l’ordre naturel dont parle Spinoza signifient seulement
que la totalité des possibles sont toujours déjà contenues dans
l’infinité de la substance. C’est également pourquoi Spinoza
peut récuser la notion de «possible» en tant que contingent:
en effet, dit-il, une chose doit ou bien être appelée nécessaire,
et peut l’être soit par rapport à son essence, soit par rapport à
sa cause59, ou bien doit être dite impossible, dans le cas où sa
définition (c’est-à-dire son essence) envelopperait une contra-
diction, ou alors parce qu’aucune cause déterminée à produire
cet effet puisse être donnée60. La contingence, c’est-à-dire l’in-
certitude par rapport à la possibilité d’être d’une chose ne peut
être imputée qu’à un manque de connaissance, car «une chose
dont nous ignorons que l’essence enveloppe contradiction, ou
de laquelle nous savons bien qu’elle n’enveloppe aucune con-
tradiction, sans pouvoir affirmer avec certitude son existence,
parce que nous ignorons l’ordre des causes, une telle chose,
dis-je, ne peut jamais nous apparaître ni comme nécessaire ni
comme impossible et, par suite, nous l’appelons contingente
ou possible» 61: ou alors nous ignorons la définition de la
chose, ou alors nous ne sommes pas en mesure de connaître
sa cause. Pour Spinoza, le possible est bien une notion réelle
pour un entendement fini qui ne peut connaître la totalité de
la chaîne causale, or, il n’y a rien, en revanche, qui peut être
dit «de hasard», c’est-à-dire un effet qui ne serait pas contenu
dans l’ordre global de la nature.

125
philosophie de la puissance …

Avec ceci, nous voyons comment, tout comme la notion de


double détermination qui appartient à l’homme et que nous
avons analysée dans un chapitre précédent, le sens de la né-
cessité spinoziste implique non pas une limitation ou une con-
trainte au sein de l’être, mais constitue, bien au contraire, son
caractère absolument positif et plein. Nous l’avons vu, l’infi-
nitude est corrélative de la nécessité, et ce n’est que par là que
Spinoza peut affirmer un système d’une immanence totale: la
finitude n’a de place que dans le cadre d’une existence con-
sidérée séparément des autres, or, le but de Spinoza, c’est de
faire comprendre comment chaque existence s’insère, de toute
nécessité, — et par là, en toute liberté (nous y reviendrons) au
sein de la totalité. Dans ce même sens, ce n’est que cette né-
cessité des rapports qui rend possible une notion d’existence
dynamique, où il est question de persévérer, autant qu’il est
possible, dans son être. Ce n’est aussi, bien évidemment, qu’à
la lumière de cette infinitude et de cette nécessité que la durée,
ou la temporalité que nous avons analysée, peut être quali-
fiée de dynamisme: dès lors que nous concevons l’existence
comme une persévérance nécessaire dont la force interne n’a
pas de limite, il va de soi que sa perfection ne se mesure pas
à la quantité de cette durée: la perfection, nous le savons,
n’est qu’une corrélation de la puissance interne que constitue
chaque essence. A cause de cela, il est maintenant clair que ce
n’est pas la temporalité linéaire qui en constitue la mesure,
mais la temporalité évolutive au sein duquel s’exprime un
être, ce que nous avons montré dans le chapitre précédent.
L’ensemble de ces considérations nous mène à la consta-
tation que l’univers spinoziste est infini, nécessaire et causal,
résolument à l’encontre de toute notion finaliste, mais qu’il
est aussi, en raison de cela même, parfaitement intelligible
en son principe. Déjà s’esquisse un clivage fondamental entre
la pensée de Spinoza et celle de Nietzsche, clivage qui tient à
l’opposition marquée entre une pensée dont les principes sont
l’infinitude et l’intelligibilité, et une pensée où l’emportent

126
chapitre iv

finitude et inintelligibilité. Or ce clivage peut être compris


de deux façons: il est à la fois réel et profondément ancré
dans les principes fondamentaux des deux pensées, et à la fois
extrêmement ambigu. Pour pouvoir l’examiner, il importe
d’élucider de très près la présence de la finitude et de l’inintel-
ligibilité dans la pensée de Nietzsche, comme nous l’avons fait
pour Spinoza pour les concepts opposés à ceux-ci: ainsi, nous
pourrons mettre en lumière de considérables affinités sur des
thèmes où l’opposition est apparemment totale — affinités
que Nietzsche lui-même semble avoir manqué d’apercevoir
lors de ses lectures de Spinoza.

2.
A) Vie et mort: les deux versants de l’être.
Causalité et régularité.
La mort, comme nous l’avons vu, doit être qualifiée non pas
d’irréalité, mais plutôt d’idée inadéquate chez Spinoza. Dans
l’absolu, la finitude n’a pas de valeur: c’est pourquoi, pour le
sage, la vie est méditation non de la mort, mais de la vie elle-
même. Pour Nietzsche, une telle conception reste idéaliste,
non pas parce l’individu ne fait pas partie de la totalité et
ne se résorbe pas dans cette totalité, qu’il soit actuellement
existant ou non, bien au contraire. Or pour Nietzsche, la
mort existe parfaitement, au même titre que la destruction,
au sein même de l’être62: la vie, dit-il n’est qu’une variation
possible de l’être, non pas l’être elle-même63, ce qui veut dire
que la mort, ou la finitude, est parfaitement inhérente à toute
forme d’être. Cela signifie qu’il n’y a pas non plus de pri-
mordialité originelle accordée à la vie plutôt qu’à la non-vie
dans la nature: il n’y a dans la nature, dit Nietzsche, «aucune
«partialité» pour ce qui est vivant et contre ce qui est mort.

127
philosophie de la puissance …

Si quelque chose n’arrive pas à se conserver vivant, aucun but


n’est manqué pour autant!»64
Le monde conçu comme jeu dionysiaque implique «l’éter-
nellement-créateur, en tant qu’éternellement-contraint-à-la-
destruction»65: la volonté de puissance nietzschéenne impli-
que des rapports de force sans cesse mouvants, où l’un ne
peut croître sans que l’autre diminue, où l’un ne peut créer
que si l’autre est détruit66, ainsi recommençant éternellement.
L’être ne peut être conçu sans cette double face: «le caractère
éphémère des choses pourrait être interprété comme jouis-
sance de la force procréatrice et destructrice, comme création
continuelle.»67 C’est dire que pour le sage nietzschéen, con-
trairement au sage spinoziste, la mort n’est non seulement
pensable, comme fatalité tragique certes, mais doit, de plus,
être pensée dans une pensée qui veut affirmer la vie: la pen-
sée «in media vita» qui comprend le sens du Retour éternel
en tant qu’il possède toujours déjà sa propre éternité dans le
rassemblement des forces du passé et de l’avenir, doit aussi
penser la mort comme partie constituante de la vie dont il
s’agit de penser la valeur éternelle68. Le savoir de la mort est
pour Nietzsche ce savoir qui reste tracé comme la ligne sous-
jacente, secrète, suivant toutes les courbes et la variations
de la ligne de vie, or, ce n’est pas pour autant, évidemment,
qu’elle en constitue la finalité: — «la fin, ici, n’est certes pas
le but»69: la pensée nietzschéenne, nous le savons, est une
grande force affirmatrice de la vie — or cette vie doit être af-
firmée non pas illusoirement, de façon hédoniste, comme une
force dont il suffit de jouir pleinement en occultant ce qu’elle
a de noir, de destructeur et d’incontournable70, bien au con-
traire: affirmer la vie, pour Nietzsche, c’est l’affirmer en tant
que dualité, créateur et destructeur. La pensée de la mort n’a
donc de valeur qu’en tant qu’elle constitue l’une des facettes
possibles de la vie, et pourtant, dit Nietzsche, il est étonnant
de constater que cette pensée, qui devrait de loin être celle
qui nous serait la plus familière, reste infiniment difficile à

128
chapitre iv

penser71; signe que la vie est, non pas plus forte que la mort,
ce qui serait absurde, mais qu’elle dépasse incessamment la
destruction par l’acte de création qui lui est immédiatement
conjoint.
Or dès lors que nous concevons le monde comme volonté
de puissance mouvante, rapports de force en construction et
en déconstruction perpétuelle, nous sommes certainement
très loin de la puissance de la substance spinoziste qui en tout
état de cause se définit par son unicité et son indivisibilité
absolues. La volonté de puissance de Nietzsche n’est pas une
substance, autrement dit, elle n’est pas une poussée ou un
mouvement unique qui renferme tout en elle, mais il s’agit
plutôt, comme le dira Nietzsche, des volontés de puissance:
elle est multiple en elle-même, elle enferme des mouvements
contraires, et cela, non pas de façon «extérieure» ou contin-
gente comme chez Spinoza, où il y a certes une diminution de
force correspondant à chaque augmentation, mais où cela est
dû aux rencontres et aux heurts des modes qui en eux-mêmes
ne font qu’exprimer une puissance unique, qui est celle de la
substance — mais où la volonté de puissance est de façon on
ne peut plus réelle une énergie au sein de laquelle s’expriment
des mouvements contraires, des forces actives et des forces
réactives. La positivité absolue72 du système spinoziste ne se
retrouve pas, tout au moins dans un premier sens, dans le sys-
tème de Nietzsche. La différence entre le mouvement unitaire
de la substance et le mouvement réfractaire d’une volonté de
puissance multiple est comme le deuxième indice du clivage
fondamental entre Spinoza et Nietzsche, mais cet indice ne
suffit pas, tout au moins présentement, pour en conclure toute
la portée. Pour le moment, nous devons poursuivre l’analyse
menée de la pensée de Nietzsche: la conception du monde
comme une multiplicité de volontés de puissance se caractéri-
sant par des rapports de force, implique un certain nombre de
conséquences qui doivent être mises au clair.

129
philosophie de la puissance …

Premièrement, il résulte de la multiplicité de la volonté de


puissance une absence définitive de ce qui pourrait être appelé
causalité. Croire à la causalité, pour Nietzsche, c’est toujours
rester dans une vision subjectiviste qui projette dans le monde
ce qu’il croit percevoir au sein de lui-même, à savoir des rap-
ports où la suite d’une volition est perçue comme l’effet de
celle-ci: c’est dit-il, une métaphore «empruntée à la volonté
et à l’acte»73, et, explique-t-il, «c’est à partir de nos fonctions
sensorielles que nous expliquons le monde, c’est-à-dire que
nous présupposons partout une causalité parce que nous
éprouvons continuellement nous-mêmes de semblables varia-
tions.»74. La cause et l’effet sont exclus du système nietzs-
chéen, précisément parce que dès lors que le monde est conçu
comme un ensemble des rapports de force, il s’ensuit que ce
qui se passe lorsqu’une telle relation s’instaure est de l’ordre
non pas d’un effet du premier au second, mais d’une situation
nouvelle: tout événement doit, à ce titre, être considéré non
comme l’effet de celui qui le précède, mais comme un résultat
fondamentalement différent de ce qui était à sa base: ainsi,
dit Nietzsche, il s’agit «d’un combat entre deux éléments de
puissance inégale: on obtient un nouvel arrangement des for-
ces, selon la quantité de forces de chacun. le deuxième état est
quelque chose de radicalement différent du premier (non son
«effet»): l’essentiel est que les facteurs en lutte en sortent avec
d’autres quantités de puissance.» 75. La causalité que nous im-
putons au monde n’est ainsi rien d’autre que le signe de notre
impuissance à percevoir la complexité extrême de ce monde76:
comme Hume, Nietzsche affirme que la prétendue causalité
résulte de notre habitude de voir se succéder certains faits
(les causes) et d’autres faits (les effets)77. Effectivement, nous
sommes en mesure de parler de succession: c’est ce que nous
constatons à chaque moment au sein de nous-mêmes, mais
la causalité en tant que telle reste impossible à déterminer,
puisque, nous le savons, chaque affection n’est que l’évalua-
tion d’un être interprétant, c’est-à-dire une vision absolument

130
chapitre iv

perspectiviste qui par définition ne saurait assigner une cause


définie à un effet prétendu. Pour Nietzsche, contrairement à
Spinoza, il est donc absolument faux de prétendre qu’une vo-
lonté de puissance soit productrice d’effets proprement dite:
le degré de puissance inhérent à un ensemble de forces qui
constitue un individu à un certain moment ne le détermine
pas à la production efficace, mais détermine seulement, lors
d’une rencontre avec un autre individu, s’il sera dominant
ou subordonné par rapport à la force de celui-ci. Parler de
causalité est ainsi en quelque sorte un renversement de l’ordre
d’apparition des phénomènes: «un événement n’est ni causé,
ni causatif. La cause est un pouvoir de produire des effets,
inventé après coup pour ce qui se passe… Il n’existe pas ce
que croit Kant, il n’y a pas de sens de la causalité «78. Le
manque de causalité nous interdit, du même coup, de parler
des lois de la nature: effectivement, s’il n’y a ni de causant, ni
de causé proprement dit, il est impossible de prétendre que les
choses soient déterminées à se produire d’une certaine façon
dans un certain ordre. De plus, le concept de loi de la na-
ture relève d’une tautologie interne: si par loi naturelle, nous
voulons déterminer des relations spécifiques, il faut d’abord
commencer par isoler (arbitrairement) ces choses de leur con-
texte: nous les assignons en tant que des x, y, z en relation
avec d’autres x, y, z79: certes, nous pouvons au fur et à mesure
déterminer avec une certaine précision la succession des cho-
ses, et c’est le travail qu’accomplit précisément la science «de
sorte que les processus deviennent pour nous praticables (p.
ex. tels qu’ils le sont dans la machine).»80. Or cela ne nous
renseigne en rien sur l’éventuelle causalité puisque nous ne
pouvons que jongler avec des relations, qui à leur tour font
découvrir d’autres relations, sans pour autant avoir de prin-
cipe fondateur. Ainsi, dit Nietzsche, une loi naturelle, pour
nous, reste un concept vide de sens: «Elle ne nous est pas
connue en soi mais seulement dans ses effets; c’est-à-dire dans
ses relations avec d’autres lois de la nature, qui ne nous sont

131
philosophie de la puissance …

connues à leur tour que comme des sommes de relations.»81


Nous ne pouvons parler de loi, mais même la régularité ob-
servable dans le monde phénoménal ne permet à aucun mo-
ment de conclure que les choses se comportent de telle ou
telle façon à cause d’une règle qui leur serait extérieure: ainsi,
dit Nietzsche, «la «régularité» de la succession n’est qu’une
expression imagée, comme si l’on suivait ici une règle: ce n’est
pas un état de fait.»82 La seule règle à laquelle obéissent les
choses est leur propre constitution: plus ou moins de force en
combinaison avec une autre force: il s’agit donc du «degré de
résistance et le degré de supériorité»: chaque phénomène est
le résultat de ce que «chaque espèce, à chaque instant, tire
son ultime conséquence.»83 Nietzsche ne nie évidemment pas
qu’il puisse y avoir, dans le temps infini, des séries de formes
causales qui ont tout l’air d’un enchaînement mécanique, or
cela n’est que le résultat de l’infinité des variations cosmiques:
ce qui apparaît comme ordre ne peut surgir que sur fond de
désordre, et n’implique aucunement que le désordre serait
abandonné: «les mains de fer de la nécessité qui secouent le
cornet à dés du hasard jouent leur jeu en un temps infini; il est
donc nécessaire que se produisent des coups qui semblent to-
talement conformes à tous les degrés de finalité et de rationa-
lité»84. Impossible donc d’assigner à la nature une causalité,
non pas qu’il n’y en aurait aucune, mais bien au contraire,
parce que la chaîne causale est infiniment trop vaste, trop ri-
che pour que nous puissions en comprendre quelque chose.
Pour Nietzsche, le problème principal de la causalité n’est pas
tant le souci de vouloir expliquer les relations entre les évé-
nements, mais plutôt que, ce faisant, nous les extrayons de
l’ensemble, nous les isolons et les regardons comme des faits
en soi: s’en tenir à la causalité, finalement, est le procédé le
moins scientifique qui soit puisqu’il nous est difficile de ne pas
simplifier, aligner les événements à notre courte échelle, en un
mot, défigurer la nature en tant que telle. Le problème de la
causalité, finalement, n’est que le problème de la dépréciation

132
chapitre iv

du monde, rabaissé selon notre propre mesure. Si nous pou-


vions sortir de la séparation, de la distinction arbitraire des
choses, en un mot, si nous pouvions voir les choses comme un
vaste ensemble mouvant et non comme des unités distinctes,
l’échelle de valeur s’en trouverait du même coup infiniment
modifiée, rajustée: ainsi, «une intelligence qui verrait cause
et effet comme une continuité, et non, à notre façon, comme
un morcellement arbitraire, l’intelligence qui verrait le flot
des événements, nierait l’idée de cause et d’effet et de toute
conditionnalité.»85

B) La critique antifinaliste chez


Spinoza et chez Nietzsche. Nécessité et hasard.
Il apparaît alors clairement que lorsque Nietzsche nie la cau-
salité et la notion de loi dans la nature, imputant celle-ci à
des projections des sujets unitaires imaginaires dans le désir
de voir le monde s’aligner sur ce qu’ils croient être leur pro-
pre être, il s’attaque d’abord et avant tout au finalisme an-
thropomorphique, et que c’est de cela qu’il veut préserver
son système à tout prix. La mise à nu de la causalité comme
désir de projeter le finalisme dans la nature n’a d’autre but
que de purifier l’univers de toute ombre de Dieu, c’est-à-dire
très précisément, de toute empreinte d’image humanisante
qui projette ses désirs dans une nature voulant, pensant, se
déployant selon une loi et une raison tout internes. Le pro-
blème n’est autre que celui-ci: imputer la logique et la néces-
sité déterministe à la nature, c’est en abolir définitivement la
force non-intentionnelle qui se déploie par coups, par ren-
contres et par heurts: c’est alors abolir aussi son innocence
première, et, par la suite, la possibilité de création qui réside
dans l’évaluation ou l’interprétation. C’est aussi ici que
Nietzsche adresse sa critique la plus cinglante à Spinoza, qui,
selon lui, bien qu’ayant tenté d’éliminer les causes finales n’en
reste pas moins prisonnier dans l’image de ce Dieu squeletti-

133
philosophie de la puissance …

que d’où ont été abolis, certes, sentiment et volonté, mais où


la logique implacable et la causalité stricte fait cliqueter les
modes comme des os sans chair dans un univers mort. Pour
Nietzsche, Spinoza a par là commis un acte de vampirisme:
«Ne pressentez-vous pas ici, dans la coulisse de la scène la
présence d’une suceuse de sang qui commence par vider les
sens et qui finit par ne garder, par ne laisser que squelette et
cliquetis d’os ? j’entends par là catégories, formules, mots
(car — qu’on me pardonne—, ce que Spinoza a laissé, l’amor
intellectualis dei, n’est qu’un cliquetis de squelette! Qu’est-ce
qu’amor, qu’est-ce que deus, quand ils n’ont plus une goutte
de sang?..)»86. Or ce qui est ici remarquable, c’est que Nietzs-
che semble avoir totalement occulté que la causalité spino-
ziste, loin de mener à un rétablissement de projection finaliste
de la nature, vise tout au contraire à l’abolir définitivement:
Spinoza récuse tout autant que Nietzsche cette causalité dans
la succession qui effectivement n’est rien d’autre qu’une vi-
sion des plus inadéquates, puisqu’elle sépare en entités déta-
chées ce qui ne peut se comprendre que comme unité pre-
mière et fondamentale. La question est aussi soulignée par
Andler, qui qualifie l’occultation de Nietzsche d’oubli: com-
ment, se demande-t-il, «a-t-il pu oublier que l’enchaînement
rationnel des modes abolissait une conception courante et
tout anthropomorphique de la causalité ?» 87 Comme nous
l’avons vu, il est très clair pour Spinoza que la causalité de la
série des choses singulières changeantes n’est pas la causalité
où se déploie l’univers, et toute tentative d’expliquer le mon-
de par cette suite existentielle immédiate ne peut effective-
ment qu’aboutir à cet asylum ignorantiae qu’est la volonté de
Dieu88. Par là, Spinoza ne dénonce pas autre chose que
Nietzsche lorsque celui-ci dit que «nous avons concentré
dans la notion de «cause» notre sentiment de la volonté, no-
tre sentiment de la liberté, notre sentiment de la responsabi-
lité et notre intention d’agir» 89. Contrairement à ce que sem-
ble croire Nietzsche, la causalité rationnelle spinoziste

134
chapitre iv

n’aboutit pas à un univers froid et mort régi par un dieu ca-


davérique que seule la logique fait encore tenir debout: la
causalité qui réside en ce que toute parcelle de l’univers recèle
de la puissance absolue de celui-ci et s’efforce par tout acte
de l’exprimer aussi pleinement qu’il lui est possible, et qu’il
découle de cette puissance des effets proportionnels au degré
de force qu’elle exprime, est tout au contraire le garant d’un
univers on ne peut plus vivant, rempli d’activité et de puis-
sance, parfaitement innocent au sens nietzschéen puisque
chaque être ne fait qu’exprimer sa propre puissance. La né-
cessité spinoziste est ainsi tout le contraire de la nécessité que
Nietzsche réfute: les choses ne se déploient pas selon une con-
trainte imposée de l’extérieur, ce que laisse présupposer la
théorie mécaniste et déterministe critiquée par Nietzsche90:
effectivement, l’on pourrait appliquer à l’univers spinoziste
cette phrase de Nietzsche: «ici, on n’obéit pas: car, si une
chose est comme elle est, avec sa force, avec sa faiblesse, ce
n’est pas la conséquence d’une obéissance ou d’une règle ou
d’une contrainte…»91. Pour Spinoza, la nécessité n’est en rien
une contrainte extérieure: comme elle découle de la nécessité
d’être de la substance, elle garantit au contraire la détermina-
tion intrinsèque de chaque être d’exprimer sa puissance, —
elle tire également «son ultime conséquence», et elle en ga-
rantit absolument l’appartenance incontournable à la
puissance de la substance, autrement dit, c’est la nécessité qui
rend possible l’immanence totale de l’univers, qui en abolit le
finalisme, et qui détermine le sens de l’éternité en tant qu’une
chose exprime la substance. En cela, elle est infiniment pro-
che de ce que Nietzsche entend par nécessité en tant que né-
cessité irréversible de se déployer en tant que partie d’une
totalité: «on est nécessaire, on est un fragment de fatalité, on
fait partie du tout, on est dans le tout.»92 Il est certain que,
contrairement à Spinoza, la nécessité nietzschéenne ne sau-
rait résulter d’un enchaînement de causes, et ceci même au-
delà d’une causalité apparente, c’est-à-dire que pour Nietzs-

135
philosophie de la puissance …

che, il n’y a pas d’ordre intelligible à quelque niveau que ce


soit dans l’univers: «croyons à la nécessité absolue dans le
tout, mais gardons-nous de jamais prétendre au sujet d’une
quelconque loi, et en fût-ce une même primitivement mécani-
que de notre expérience, que celle-ci régnerait dans le tout et
serait l’une de ses propriétés éternelles» 93. Or il s’avère, à la
lecture des textes de Nietzsche où il est question de nécessité
en opposition à la notion de loi ou de structuration interne
de l’univers que ce refus d’ordre reste toujours au niveau de
l’anthropomorphisme tant redouté: cela est particulièrement
apparent dans un texte du Gai Savoir où Nietzsche qualifie le
caractère du monde d’un «chaos éternel, non du fait de l’ab-
sence d’une nécessité, mais du fait d’une absence d’ordre,
d’enchaînement de forme, de beauté, de sagesse, bref de toute
esthétique humaine» 94. Pour Nietzsche, l’absence de loi et
d’ordre est absence de loi humaine (et, évidemment, dans le
même sens, de loi divine), d’intentionnalité, bref, de sens hu-
main, or, en cela, il s’apparente directement à Spinoza qui
récuse absolument la notion d’ordre ou d’harmonie dans la
nature: effectivement dit-il, ce sont ceux qui ne connaissent
pas la natures des choses, mais qui sont en proie aux désirs
finalisants de l’imagination, qui pensent qu’il y ait un Ordre
dans la nature — ainsi, «l’extravagance des hommes a été
jusqu’à croire que Dieu aussi se plaît à l’harmonie» 95. Il est
certain que Nietzsche semble dans bien de textes parler du
«hasard» comme étant la seule modalité de l’univers, et cela
seul suffirait à l’écarter définitivement de Spinoza pour lequel
un tel concept ne saurait être qu’ineptie. Mais encore une
fois, même le concept de hasard n’a de sens pour Nietzsche
que dans la mesure où il s’oppose à l’idée d’une providence
qui créerait les choses à notre intention96: la nécessité n’est
effectivement pas le contraire du hasard, mais implique au
contraire que nous nous situons dans un autre registre que
celui des fins, à savoir celui ou tout être ne fait que déployer
son être selon toutes ses forces: ainsi, dit Nietzsche, «quand

136
chapitre iv

vous saurez qu’il n’est point de fins, vous saurez également


qu’il n’est point de hasard: car c’est uniquement au regard
d’un monde de fins que le mot «hasard» a un sens». C’est là
que Nietzsche peut affirmer que la nature ne connaît que des
nécessités: «il n’y a là personne qui commande, personne qui
obéisse, personne qui enfreigne»97. C’est pourquoi, pour
Nietzsche, tout comme pour Spinoza, la notion de liberté ne
peut être que corrélative de la notion de nécessité: la subs-
tance seule est libre, dit Spinoza, non pas parce qu’elle pour-
rait agir en dehors de la nécessité mais au contraire, parce
qu’elle ne peut agir que par et dans sa propre nécessité: elle
est absolument libre parce qu’elle «existe par la seule néces-
sité de sa nature et agit par la seule nécessité de sa nature»98.
De même, un homme ne peut être dit libre que dans la me-
sure où il agit selon la pleine puissance de son conatus, c’est-
à-dire dans la mesure où il obéit à sa nécessité interne, qu’il
sait par quelles affections il est déterminé, qu’il connaît sa
nécessité et celle des autres99. Nous reviendrons à l’idée de
liberté chez Spinoza. La liberté nietzschéenne n’est pas autre
chose, totalement opposée à toute notion de libre arbitre:
lorsque Nietzsche en parle, il invoque l’artiste créateur qui,
loin de faire appel à une volonté libre rassemble au contraire
tout le poids du passé, de ce qui le constitue, pour le projeter
dans ce qui est en train de naître; ainsi, dit Nietzsche, les ar-
tistes «savent bien que là où ils ne se forcent plus mais obéis-
sent à la nécessité, leur sentiment de liberté, de délicatesse, de
toute-puissance, atteint son apogée.»100 La liberté n’est rien
d’autre que l’intégration absolue de la nécessité, de l’irréver-
sibilité du passé qui demeure dynamique à chaque instant,
nécessité qui se prononce comme la totalité de ce que nous
sommes.

L’analyse du sens du refus de la causalité chez Nietzsche, et


de l’affirmation absolue de la nécessité a permis d’établir que
Nietzsche est très loin d’être opposé à Spinoza sur ces points.

137
philosophie de la puissance …

Il est remarquable de constater que ces affinités indiscutables


se forment sur un plan où pourtant la divergence entre les
deux pensées est maintenant tout à fait claire, et peut s’énon-
cer en termes précis.

Dire que le monde chez Nietzsche, se caractérise non pas par


une tendance illimitée à la vie mais par la multiplicité des rap-
ports de vie et de mort, c’est dire précisément que ce monde
ne saurait être considéré comme unité absolue, mais au con-
traire, doit l’être comme un chaos dont le caractère est d’être
multiple: «chaos sive natura»101. La référence à Spinoza est
trop explicite pour que nous puissions ne pas en tenir comp-
te. Le chaos signifie pour Nietzsche la valeur du trop plein,
du trop puissant, valeur dans laquelle la vie seule est trop
étroite, et qui nécessite aussi le concept de la mort et de la
destruction pour pouvoir être conçu correctement. Le chaos
doit être compris non seulement comme le fond sur lequel les
choses peuvent être conçues comme variations de la volonté
de puissance, mais comme leur seule «constante»: autrement
dit, le chaos est la matière même du monde, non pas son état
premier qui est dépassé au moment où une chose ou un évé-
nement se cristallise. Il nous semble extrêmement important
de souligner que le chaos au sens nietzschéen n’est pas un
état qui doit se surmonter ou être dépassé au profit de l’étant
constitué, mais qu’il garde à tout moment son caractère de
composant-décomposant au sein même de toute construction
vivante102. Le concept du chaos a pour Nietzsche une double
fonction103: d’un côté, il écarte toute interprétation anthropo-
morphique du monde comme ayant une forme, une beauté
et une finalité, et il récuse de la même façon la conception
antique du monde comme grand vivant ou comme «vie» tout
simplement. D’un autre côté, il désigne toute force à l’état
brut, toute force animée ou inanimée de la nature telle qu’elle
s’offre à la schématisation qu’effectuent nécessairement les
formes différentes de la volonté de puissance — or cette sché-

138
chapitre iv

matisation, comme nous l’avons vu, ne saurait suivre une loi


ou se définir par une forme finale. Nous nous permettons ici
de suggérer que la lecture heideggerienne, bien qu’étant de
toute évidence infiniment précieuse pour toute analyse de la
pensée de Nietzsche, reste à certains égards abusive à l’égard
de cette même pensée. Heidegger, qui consacre une analyse
importante à la notion de chaos, reconnaît que le chaos «dé-
nomme ainsi la représentation même de l’étant dans sa tota-
lité, selon laquelle représentation l’étant, conçu en tant que le
devenir nécessaire, y est posé avec une multiplicité originai-
rement exclusive de tout «unité» et de toute «forme». «104 Et
effectivement, le chaos signifie que «la totalité du monde de-
vient de la sorte principalement l’inabordable et l’indicible.»
105
Cela s’accorde absolument avec la pensée de Nietzsche qui
s’exprime magistralement dans un extrait du Gai Savoir106
que nous avons cité à propos de la nécessité: le monde est
chaos, dit-il, non en raison de l’absence de la nécessité, mais
de l’absence d’ordre. Or ce chaos inabordable devient pour
Heidegger par la suite un «élément pulsionnel, affluant,
mouvementé dont l’ordre est caché, dont la loi ne nous est
pas immédiatement connue» 107, c’est-à-dire la force pulsion-
nelle de la vie elle-même qui «aspire à la constance»108. Une
telle interprétation fait dévier largement le sens des textes de
Nietzsche, puisqu’elle semble réintroduire l’idée qu’il y ait un
ordre universel, quand bien même celui-ci ne serait pas de
nature à être élucidé; déviation que Nietzsche veut à tout prix
dépasser pour pouvoir affirmer pleinement l’existence par
l’amor fati. La volonté de puissance n’est pas une loi ou un
ordre, même si elle apporte, dans ses variations, des lois ou
des ordres temporaires. C’est pourquoi nous maintenons que
la multiplicité du chaos ne saurait être transformée en une
poussée unique ou en un élan vital: Heidegger dit très juste-
ment que le chaos est originairement conçu comme ouverture
absolue, béance de l’être: s’il en est ainsi, il implique néces-

139
philosophie de la puissance …

sairement des pertes qui ne sauraient être surmontées; d’où le


sens du tragique chez Nietzsche.
Nous ne saurions donc attribuer au chaos une forme, et en-
core moins, évidemment, une finalité. En revanche, le chaos
n’est pas non plus une dissolution permanente: son mouve-
ment est celui de flux et de reflux, mouvements gigantesques
s’inscrivant dans le cercle originaire qui n’est pas un cercle
prédéterminé et finalisant, mais, nous l’avons vu, une «néces-
site irrationnelle»109 qui résulte de la conception de l’univers
comme une somme constante de forces. Le devenir du chaos
est inscrit dans l’éternité du retour; retour sur elle-même de
toute force, ce qui est le sens du retour éternel. Or, c’est pré-
cisément là le sens de l’affirmation de la plus haute contem-
plation par Nietzsche: imprimer au devenir le sens de l’être110.
La pensée de Nietzsche est double; doublement affirmative,
et c’est là qu’elle exprime sa plus grande inspiration héracli-
téenne: d’un côté, «rien n’existe en dehors du tout»111 — or
ce tout ne saurait être affirmé que si l’on admet qu’il ne forme
pas une totalité définie, fixe et stable: «Il faut émietter l’uni-
vers, perdre le respect du tout.»112 C’est dire que le multiple
affirme l’un, tout comme l’un affirme le multiple, autrement
dit, l’un existe, mais seulement en tant que multiplicité mou-
vante. Le multiple est effectivement «la manifestation insépa-
rable, la métamorphose essentielle, le symptôme constant de
l’unique.»113
Devons-nous, en raison de ce qui vient d’être mis en lu-
mière, conclure que l’univers nietzschéen est radicalement
opposé à l’univers de Spinoza, qui se définit par son unité
première, la cohésion et la cohérence étant garanties par cette
unité, dont la multiplicité n’est qu’une expression variable à
l’infini d’une seule et même chose — univers qui, en raison
de son unité fondamentale est parfaitement accessible à une
connaissance rationnelle, dès lors que celle-ci ne s’évertue pas
à trouver la cohésion des expressions multiples entre elles,
mais consiste à penser l’appartenance unitaire absolue de tout

140
chapitre iv

multiple ? A première vue, il le semblerait effectivement. Si


Spinoza récuse tout autant que Nietzsche toute cause finale,
toute représentation anthropomorphique de l’univers, toute
action créatrice d’un dieu personnel ou même impersonnel
qui aurait en vue un bien quelconque, et s’ils affirment tous
deux la nécessité absolue — nécessité positive, et non contrai-
gnante, puisque la liberté ne saurait consister en autre chose
que le fait de répondre au plus haut à la puissance qui nous
est propre — il n’en reste pas moins que Nietzsche ne sau-
rait jamais affirmer, comme le fait Spinoza, que la puissance
de l’univers soit une cause productrice d’effets. Nietzsche est
loin de récuser simplement la causalité que nous imaginons et
projetons à l’image de ce nous croyons comprendre en nous-
mêmes: ce qu’il refuse en dernier lieu, c’est qu’une puissance
soit le résultat d’une autre puissance, qu’il y ait un enchaîne-
ment véritable entre deux choses. Au contraire, dit-il, chaque
événement nouveau est la somme infiniment complexe d’une
telle multitude de forces, et elle contient en elle, non seule-
ment une puissance positive qui aurait pu être surpassée par
une puissance supérieure, mais une multitude de puissances
contraires, actives et réactives. Cela veut dire que, contraire-
ment à Spinoza, Nietzsche ne définira jamais l’individu com-
me une puissance unique, tendance illimitée à la vie comme se
définit le conatus: il est réellement question, pour Nietzsche,
de puissances contraires: en ce sens, il est juste de dire que
la finitude, nous la portons en nous-mêmes en tant que con-
tradiction ou absence d’unité fondamentale. De même, il est
juste de dire que la nécessité est absolue, certes, mais elle se
dessine sur fond de «hasard» — hasard compris comme man-
que de rationnel fondamental: la nécessité nietzschéenne est
l’irréversible, alors que chez Spinoza, c’est une nécessité tou-
jours déjà présente dans la définition même de chaque chose
selon le degré de puissance qu’elle exprime. Effectivement,
alors, nous sommes en mesure d’opposer les deux pensées, qui
s’expriment en une quadruple antinomie: d’un côté, l’unique

141
philosophie de la puissance …

— infini — rationnel — causal, de l’autre, le multiple — fini


— irrationnel — acausal. Peut-être faudrait-il alors conclure
que les nombreuses affinités que nous avons mises en évidence
entre Spinoza et Nietzsche ne doivent être considérées que sur
un plan extérieur; que le refus de la transcendance, des causes
finales et de la moralité intrinsèque à la nature et à l’homme
par là même, ainsi que le refus d’une temporalité linéaire et
une d’éternité transcendante, ne sont que des affinités qui
s’annulent dès lors que nous prenons en compte le fondement
sur lequel se dessinent leurs récusations et affirmations sem-
blables ? Cette vision serait juste et même nécessaire, dans la
mesure où nous considérerions que Spinoza et Nietzsche sont
deux penseurs absolument uniques, et qui, à ce titre, comme
tout philosophe, dessinent chacun sa pensée sur «le plan
d’immanence» selon le mot de Deleuze, qui lui est propre et
qui ne saurait jamais en croiser un autre. Le respect infini
que nous devons à chaque philosophe nous inciterait à nous
borner à une analyse restant sur le plan exclusif qu’il a tracé.
Mais en revanche, si nous admettons l’exclusivité et l’unicité
absolue de chaque pensée, nous savons que les concepts se
libèrent toujours du plan: ils s’en détachent, et vont nécessai-
rement à la rencontre d’autres concepts: Nietzsche ne dit pas
autre chose lorsqu’il aperçoit les voix d’une montagne à une
autre, voix des philosophes s’adressant des signes amicaux
et cela non seulement au-delà de l’appartenance temporelle
et historique, mais aussi au-delà des systèmes philosophiques
proprement dits. C’est pourquoi nous ne voulons aucunement
laisser s’annuler les points de rencontres décisifs entre les
pensées de Spinoza et de Nietzsche à cause de l’abîme qui les
sépare. Car si notre analyse a laissé voir cet abîme se creuser
dans des principes fondamentaux, il ne s’avère pas moins que
le destin humain, la détermination de la puissance humaine,
se dessine sur des plans extrêmement analogues chez les deux
philosophes. C’est dire que même si les points de départ res-
tent séparés, et cela infiniment, la construction de la pensée et

142
chapitre iv

de l’identité humaines se font selon un même schéma. Nous


l’avons vu: chez Spinoza comme chez Nietzsche, l’humain est
un tissu complexe se définissant par son pouvoir d’affection:
infiniment dépendant du monde qui l’entoure, il ne saurait en
former une idée autrement qu’à travers les affections de son
propre corps; sa conscience, par suite, n’est pas une puissance
supérieure et objective, mais simplement le reflet de ce qu’il
est capable d’appréhender. Pour Spinoza comme pour Nietzs-
che, la connaissance en tant que connaissance de soi et du
monde, ne saurait s’articuler autrement que comme une adé-
quation: non pas adéquation à un modèle préexistant, mais
adéquation à une situation dans le monde, et appartenance
à ce monde. Le terme d’adéquation n’est évidemment nulle-
ment surprenant pour le spinoziste: c’est le terme même de
la définition de la connaissance juste. Pour Nietzsche, il peut
sembler plus curieux et même malheureux: l’identique, nous
le savons, n’est qu’une pauvre illusion, et il ne saurait être
question de rendre l’existence adéquate à l’essence, puisque
cette séparation n’existe pas. Or, il y a parfaitement et malgré
cela une idée d’adéquation chez Nietzsche: la connaissance
sera adéquation, non d’un sujet à son objet, mais adéquation,
rassemblement de la puissance que constitue chaque individu.
Adéquation se nommera dès lors: création. Nos prochains
chapitres seront consacrés à l’analyse et à l’explicitation de
ces concepts chez Spinoza et chez Nietzsche, et montrera en
quel sens les deux pensées frayent le chemin d’une identité de
l’homme où l’homme spinoziste et l’homme nietzschéen sont
étroitement liés, comme par des liens de famille.

143
philosophie de la puissance …

v.
le déploiement
de la connaissance.
de la passion à l’action.

La problématique de la connaissance sera l’un des derniers


grands mouvements par lequel nous investirons et examine-
rons la puissance de l’homme et sa place possible et néces-
saire au sein de la pensée de l’immanence. Si nous avons au
préalable traité de l’articulation du fondement de la nature ou
du monde chez Spinoza et chez Nietzsche, ayant élucidé les
principes premiers du fonctionnement et de la détermination
de la nature, ainsi que de la nature du «milieu» dans lequel
se déploie l’être et le vivant, c’est-à-dire de la temporalité et
de l’éternité, il est dès à présent nécessaire de passer à une
analyse de l’action possible de l’humain au sein de ce milieu.
En effet, il apparaîtra que la connaissance, loin de constituer
l’une des activités humaines ou une modalité possible de son
existence, dans l’idée d’en pouvoir concevoir d’autres, consti-
tue au contraire chez Spinoza comme chez Nietzsche l’unique
et seule activité humaine. A ce titre, elle est, bien entendu,
autre chose que l’apprentissage d’un savoir ou une améliora-
tion de notre condition initiale: elle exprime de manière totale
et pleine notre être propre, et ce, comme nous allons le voir,
aussi individuellement que généralement en tant qu’humains.
Considérant l’ampleur de l’analyse à faire, nous procéderons
ainsi par parties strictement délimitées: nous commencerons

144
chapitre v

par considérer les conditions initiales et naturelles de la con-


naissance chez Spinoza, et éluciderons de quelle manière il
est possible d’y concevoir une progression. Par la suite, nous
effectuerons ce mouvement chez Nietzsche, c’est-à-dire que
nous déterminerons quelles sont les préalables de ce qui, pour
lui, porte le nom de connaissance. Nous appuyant sur ces
données, nous pourrons ensuite faire une analyse rapprochée
des éléments spinozistes et nietzschéens, afin d’élaborer l’idée
selon laquelle la connaissance spinoziste et la connaissance
nietzschéenne tendent à exprimer un sens et un destin projec-
tivement et, si l’on peut dire, énergiquement similaires de l’hu-
main. Ainsi nous déterminons dès maintenant la connaissance
comme l’activité spécifique de l’homme par excellence au sein
du monde comme une activité identique à son essence: l’acti-
vité de l’homme, en un mot, est de persévérer dans son être.
Cette expression spinoziste n’est en rien contredite par la pen-
sée nietzschéenne dès lors que nous admettons que le conatus
spinoziste est un dynamisme et non une force conservatrice
et stagnante. Cette connaissance, de par sa définition et son
champ d’activité et d’application, se distingue radicalement de
la conception que l’on s’en fait traditionnellement — et pas
seulement à cause de sa mise en valeur de la réalité du corps.

1.
A) L’énonciation de la connaissance chez Spinoza: la
connaissance comme activité fondamentale de l’humain,
et la connaissance comme rapport essentiel au monde.
a) L’Âme et le Corps
Nous venons de définir de façon préliminaire l’activité spé-
cifiquement humaine comme étant la connaissance. Effec-
tivement, dès lors que nous savons comment se présente la
structure du monde spinoziste, nous nous apercevons que

145
philosophie de la puissance …

l’homme, au même titre que tout mode déterminé et spécifi-


que de la substance, exprimé comme un être unique à travers
les deux attributs que sont la pensée et l’étendue, consiste en
un corps et une âme, ou plus précisément, en un corps et une
idée de ce même corps1. Il est donc de toute première néces-
sité de constater que, avec cette définition, Spinoza établit
une identité humaine qui est une, mais qu’il est possible de
décliner de deux manières: nous pouvons considérer l’homme
tantôt sous l’attribut de l’étendue, c’est-à-dire comme un
corps, tantôt sous l’attribut de la pensée, c’est-à-dire comme
une âme, mais ce faisant, nous ne considérons que les deux
faces d’une seule et même chose2. Le parallélisme rigoureux
de Spinoza sera donc, comme nous le verrons par la suite, un
élément indispensable pour la compréhension de la problé-
matique de la connaissance. L’homme est ainsi conçu comme
un être singulier, autant en tant qu’on le considère du point
de vue de son essence, c’est-à-dire de sa détermination intrin-
sèque, de sa puissance interne, autant que du point de vue
de son existence où il est, pour ainsi dire, multiforme ou, en
tout cas, multiple par définition. Du point de vue du corps, il
constitue un assemblage de parties3, de relations ou d’agence-
ments soutenus par des rapports de mouvement et de repos4
— il s’agit bien ici d’entités physiques soutenant des rapports
précis qui forment une identité: en effet, dit Spinoza, «Quand
quelques corps de la même grandeur ou de grandeur diffé-
rente subissent de la part des autres corps une pression qui les
maintient appliqués les uns sur les autres ou, s’ils se meuvent
avec le même degré ou des degrés différents de vitesse, les fait
se communiquer les uns aux autres leur mouvement suivant
un certain rapport, nous disons que ces corps sont unis entre
eux et que tous composent ensemble un même corps, c’est-à-
dire un Individu qui se distingue des autres par le moyen de
cette union de corps.»5 Or ce n’est pas moins vrai du point
de vue de l’âme qui, loin d’être une unité simple constitue un
agencement d’idées de toutes les parties du corps qui soutien-

146
chapitre v

nent ces rapports spécifiques, étant donné que toute partie a


obligatoirement son corrélatif dans l’attribut de la pensée. Il
s’ensuit donc qu’elles correspondent à des idées qui ensem-
ble forment l’idée du corps6. De cette définition de l’homme
découle, comme nous l’avons vu précédemment, un statut
qui est double et simultané: l’homme est déterminé de deux
façons: absolument et intérieurement, en tant que son essence
est déterminée à exprimer une certaine partie de l’essence de
la substance, et extérieurement et de façon multiple, en ce que
son existence ne dépend pas de son essence mais des effets
exercés par les autres modes; dans l’absolu, par l’ensemble de
la Nature naturée.
Par un simple retour en arrière, nous pouvons constater ici
que, de même que l’idée de la temporalité est établie dès le
premier livre de l’Éthique, alors que Spinoza définit ce qu’est
l’éternité, de même, les premières propositions du livre I con-
tiennent déjà dans leur extrême densité ce qui devra être ap-
pelé les conditions de la connaissance: 1° que «de la nécessité
divine doivent suivre en une infinité de modes une infinité
de choses»7 (tout ce qui peut être conçu par un entendement
infini, c’est-à-dire l’absolue totalité des choses), qui, selon
qu’on les considère comme choses ou idées, expriment de
façon déterminée ces deux attributs que nous pouvons con-
cevoir8. 2° L’essence d’un mode n’enveloppe pas l’existence9,
d’où il suit que l’existence de tout mode est déterminée non
pas par sa propre puissance essentielle, mais dépend de l’en-
semble des autres modes qui l’affectent et qu’il affecte à son
tour. Ces deux énoncés sont de plusieurs façons les notions-
clés de la pensée de Spinoza: elles établissent en premier lieu
la nature de l’univers (toute chose étant une expression de
la substance, conçue sous l’un des deux attributs que nous
pouvons concevoir), et en deuxième lieu, la nature propre du
mode qui est d’être fini, puisque son existence est soumise
aux aléas de la coexistence modale. De ces deux données il
s’ensuit un certain nombre de conséquences primordiales:

147
philosophie de la puissance …

premièrement, que la substance est cause de toutes choses,


absolument et continûment10 mais deuxièmement, qu’il y a
deux façons de prendre en considération un être: soit, en le
considérant en tant qu’il est conçu à partir de la substance,
c’est-à-dire absolument11, soit, en le considérant comme une
modification finie d’une autre modification finie12; c’est-à-
dire enveloppé dans les rouages de l’ensemble de la nature
naturée. C’est donc la définition des modes comme expres-
sions de la substance qui permet d’établir dans quel milieu,
dans quelle matière se situe la réalité humaine, et la propo-
sition spinoziste est claire: le mode existe dans le monde, et
ce faisant, il est une détermination spécifique de la substance
immanente13. La deuxième considération de base consiste
dans le fait d’établir que l’homme consiste en un corps et une
âme qui n’est rien d’autre que l’idée de ce corps, l’exprimant
de la même façon mais selon un autre attribut qui est celui
de la pensée. L’âme, dit Spinoza, est idée (et par là même,
affirmation, nous y reviendrons) d’un corps singulier exis-
tant en acte, et rien d’autre14: par conséquent, son activité
qui est de former des idées ou des concepts15 ne consiste en
rien d’autre que d’affirmer et de soutenir l’existence actuelle
du corps. La double détermination d’un mode signifie ainsi
que l’activité d’un homme, s’efforçant de persévérer dans son
être, engage simultanément son essence, et son existence dans
le monde: toute action (comme toute passion) constitue un
investissement de l’individu dans le monde: en effet, «l’Âme,
en tant qu’elle a des idées claires et distinctes, et aussi en tant
qu’elle a des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son
être pour une durée indéfinie et a conscience de son effort» 16.
Sans pour le moment rentrer dans l’analyse détaillée néces-
sitée par cette affirmation, nous pouvons nous contenter de
supposer que si l’âme, dont l’activité propre est de former des
idées des affections du corps, par là même s’investit dans le
monde, il s’ensuit que cette activité ne saurait se définir autre-
ment que comme «connaissance» du monde. La connais-

148
chapitre v

sance n’est donc rien d’autre que l’activité à travers laquelle


un individu s’efforce de poursuivre son existence. Spinoza at-
teste cette supposition en définissant la connaissance comme
la recherche de l’utile pour chaque individu17, ce qui suffit
à affirmer qu’elle est bien l’activité unique de l’humain. Si
toute action, tout comme toute passion produite par, ou sur-
venue dans l’homme doit être qualifiée d’une certaine forme
de connaissance — pour le moment, indépendamment du fait
de savoir si cette connaissance est de l’ordre de la perception
ou de la construction d’idées — cette connaissance consiste à
tout moment dans un rapport au monde, et ne saurait en faire
abstraction. En clair, cela veut dire que la connaissance, dès
les prémices de ses possibilités dans la pensée spinoziste, se
présente comme une activité d’immersion et de pleine partici-
pation au reste du monde: elle ne saurait donc jamais, au sens
spinoziste, constituer une connaissance idéale ou retranchée
d’un sujet en retrait du monde.
Or cette conception de ce qu’est la connaissance nous fait
aussi comprendre pourquoi la connaissance au sens spino-
ziste ne signifie à aucun moment un savoir objectif existant
dans le monde que l’âme aurait à conquérir et à intégrer: il
ne saurait être question, chez Spinoza, d’accéder à la connais-
sance (ou d’accéder au savoir), ni de s’élever à elle au sens
platonicien: bien au contraire, c’est dans l’activité humaine
que la connaissance est construite, produite d’une part par
les affections multiples que nous subissons au contact con-
tinu du monde, et d’autre part, que nous sommes capables
de produire en tant que nous sommes causes à notre tour.
La connaissance se comprendra dès lors comme une mise en
relation de notre corps avec le monde extérieur, et c’est dans
cette mise en relation que nous pouvons comprendre qu’il
puisse y avoir des degrés différents de connaissance: le tout
dépendant de notre capacité précisément d’être affectés par,
et donc d’appréhender, le monde extérieur.

149
philosophie de la puissance …

La problématique de la connaissance spinoziste peut dès


lors se formuler de la façon suivante: l’homme est constitué
par un corps et une âme, dont la propriété est la capacité de
penser: l’âme, dit Spinoza, est «une chose pensante»18, autre-
ment dit, l’âme a des idées, et en est elle-même une. Il y a
ainsi comme un dédoublement premier: l’idée qu’est l’âme
constitue une identité en tant qu’elle est telle qu’elle est pen-
sée par l’entendement infini de la substance19, et elle forme
elle-même des idées de tout ce qui arrive dans son corps20:
cela veut dire qu’elle existe à proprement parler de deux ma-
nières. 1° D’une part, l’idée qu’est l’âme a une façon d’exister
tout à fait adéquate, en tant qu’elle est elle-même une idée
et à ce titre, elle est comprise dans l’entendement infini où
elle figure nécessairement de manière complète, enveloppant
l’ensemble des choses qui la déterminent (donc des causes qui
déterminent le corps)21 2° D’autre part, l’on peut dire qu’elle
mène une existence qui devra être qualifiée d’inadéquate, en
tant qu’elle n’est que la perception des effets qui surviennent
dans le corps sans en constituer ou connaître la cause22. Nous
savons déjà qu’il est impossible de connaître adéquatement
l’enchaînement causal de ce qui nous arrive et de ce qui nous
détermine: une telle connaissance envelopperait l’ensemble
de la causalité naturelle, ce qui revient à dire la chaîne abso-
lument infinie des choses: il est donc vain et inutile d’espérer
accorder déductivement les idées qu’a l’âme de ce qui arrive
au corps avec l’idée-identité qu’est l’âme en tant qu’elle est
conçue dans l’entendement divin. Encore une fois, il faut
considérer l’identité de l’idée qu’est l’âme dans la complexité
qu’elle offre: l’idée de moi en Dieu, c’est d’une part, l’idée de
mon essence en tant que degré d’intensité ou de puissance
conjointe aux idées des autres essences avec lesquelles elle
convient nécessairement. Mais d’autre part, l’idée de moi en
Dieu est aussi l’idée adéquate de mon existence, c’est-à-dire
de toutes les déterminations extrinsèques au gré desquelles
se dessine mon existence: cela signifie donc, conjointement

150
chapitre v

à l’idée de mon existence, l’idée de tous les autres modes


existants en tant qu’ils m’affectent, et ainsi à l’infini. C’est en
raison de cette complexité structurale que nous sommes dans
l’obligation de concevoir la connaissance humaine autrement
que comme une acquisition d’un «savoir» préexistant et, pour
ainsi dire, extérieur, et que celle-ci résidera nécessairement
dans une construction ou même une éducation de la manière
qu’à l’âme de former des idées: il s’agira dès lors, dans notre
analyse, de tenter d’établir premièrement de quelle façon et
dans quelles circonstances l’âme est à même de former des
idées, et de quelle façon ses idées peuvent s’accorder avec ses
efforts de persévérer dans l’existence. L’adéquation spinoziste
devra d’ores et déjà être considérée comme un mouvement
intérieur visant à établir la juste relation (et l’identité, de par
là même) entre l’individu corps-âme et le monde extérieur.

b) La connaissance inadéquate
Le corps humain est un assemblage complexe de parties dif-
férentes qui entretiennent une certaine proportion de mou-
vement et de repos: ces parties s’affectent, c’est-à-dire s’in-
fluencent continuellement entre elles dans l’effort de garder
la proportion ou le rapport qui les caractérise23. Or, de même
que ce corps est comme en état de tension perpétuelle inté-
rieure, il est en contact perpétuel et continu avec le monde
extérieur: l’air, la chaleur, le froid, les matières nous affectent
à tout moment, et contribuent continuellement à entretenir
le mouvement et le repos des parties nous constituant. Spi-
noza s’insère, avec cette réflexion, dans une tradition tout à
fait mécaniste: un corps, nous l’avons vu au cours du premier
chapitre, n’est pas capable de se mouvoir seul, or il est en
capacité de recevoir ou de propager un mouvement venant
de l’extérieur. Les textes entre les lemme III et VII du livre II
de l’Éthique établissent de quelles façons exactes un corps
se meut tout en conservant sa nature: 1° un corps ne saurait
se mettre en mouvement s’il n’était déterminé à le faire par

151
philosophie de la puissance …

l’action exercée par un autre corps sur lui 24 (ce qui signifie
que toute existence ne peut être conçue qu’au moyen d’une
interaction et d’une coexistence). 2° La façon dont un corps
est déterminé à bouger dépend à la fois de sa propre consti-
tution et de celle du corps qui l’affecte25, ce qui signifie pre-
mièrement qu’un même corps peut être mû d’une infinité de
façons par une infinité d’autres corps, et deuxièmement, que
la complexité d’un corps lui assure une plus grande capacité
d’affection puisqu’il pourra être mû de façons plus diverses
qu’un corps simple. 3° Tant que la proportion interne est gar-
dée, les composants d’un corps pourront largement s’altérer
et changer sans que l’individu constitué par ces parties soit
détruit: encore une fois, ce sont les corps les plus complexes
qui pourront varier le plus sans risque de décomposition 26.
Il s’ensuit deux conséquences fondamentales: première-
ment, la capacité vitale d’un corps dépend de sa complexité,
puisque c’est à proportion qu’un corps peut être affecté qu’il
peut entretenir un très haut degré de pouvoir de modification
sans être détruit (plus un corps est simple, plus il risque d’être
détruit par une quelconque puissance extérieure supérieure à
lui), et qu’il peut lui-même déterminer d’autres corps à son
tour: il peut donc non seulement «se défendre» ou plutôt ré-
sister à proportion de son pouvoir d’être affecté, mais encore,
provoquer lui-même des modifications sur les corps environ-
nants en fonction de ce qui lui convient, autrement dit en
fonction de ce qui lui est utile pour sa subsistance27. Deuxiè-
mement, il s’ensuit, de par la corrélation absolue entre le
corps et l’âme qui en est l’idée, une capacité mentale qui est
très exactement en relation avec la capacité physique du
corps: à mesure que le corps est complexe et composé de par-
ties multiples, l’âme le sera également au niveau de la puis-
sance d’idées28. Effectivement, l’âme doit former une idée de
toutes les affections du corps29; si donc le corps peut être af-
fecté de façons multiples, l’âme formera d’autant plus d’idées.
Il est donc clair que Spinoza se sépare de façon radicale d’une

152
chapitre v

pensée traditionnelle de type platonicien où la réalité corpo-


relle signifierait un empêchement regrettable à la puissance de
penser qu’est l’âme au contraire, dit-il, plus un corps est apte
à être affecté, plus l’âme pourra former des pensées30. Effecti-
vement, les idées que forme l’âme sont précisément des idées
des affections du corps: quand un corps en rencontre un
autre, qui le modifie ou qu’il modifie à son tour, l’âme perçoit
immédiatement cette affection: elle en a une idée. Il est donc
exact de dire, dans un premier temps, que ce n’est que parce
que le corps est affecté, autrement dit déterminé de l’exté-
rieur, qu’il peut avoir des idées: la connaissance, à ce titre, est
ainsi tout à fait dépendante de la détermination extérieure
d’un individu. Cependant, il convient de prêter attention à
l’ambiguïté que pourrait présenter la faculté de l’âme de for-
mer des idées dans les conditions que nous avons déterminées
ci-dessus. Effectivement, la définition 3 du livre II nous affir-
me que l’âme forme des idées ou des concepts parce qu’elle
est une chose pensante. L’explication insiste particulièrement
sur la notion de concept afin de souligner qu’il s’agit bien
d’une activité propre à l’âme, et non pas d’une faculté passive
d’appréhension: «Je dis concept de préférence à perception
parce que le mot de perception semble indiquer que l’Âme est
passive à l’égard d’un objet, tandis que concept semble expri-
mer une action de l’Âme.» Il semble toutefois difficile de con-
cilier cette notion d’activité avec ce qui se passe lorsque l’âme,
dont le corps est mû ou touché par l’extérieur, forme une idée
de cette affection: il devrait alors bien s’agir d’une perception
plutôt que d’une action, puisque le parallélisme rigoureux de
Spinoza interdit qu’il puisse y avoir de l’action dans l’âme
lorsque le corps est passif (ce qui est bien le cas chaque fois
qu’il est affecté par l’extérieur). La proposition 23 atteste
cette nécessité de parler de perception, puisque c’est le terme
qu’elle emploie: «L’âme ne se connaît elle-même qu’en tant
qu’elle perçoit les idées des affections du corps»31. Il nous
semblerait ici que, non seulement l’âme n’accomplit pas d’ac-

153
philosophie de la puissance …

tion en ayant une idée d’une affection, mais de plus, puis-


qu’elle la perçoit, cette idée aurait une existence extérieure à
l’âme, et qu’il suffirait, pour qu’elle la perçoive, qu’elle se pré-
sente à elle. S’il en est ainsi, nous serions forcés d’admettre
chez Spinoza une conception de l’idée tout à fait tradition-
nelle, cartésienne32 d’origine platonicienne. Les textes du
Court Traité, très éloignés de l’Éthique, certes, mais portant
déjà les fondements de la théorie spinoziste de la connaissan-
ce, affirment indubitablement que la connaissance est un pâ-
tir: «il faut observer, dit Spinoza, que le comprendre (bien
que le mot ait un autre sens), est un pur pâtir, c’est-à-dire que
notre âme est modifiée de telle sorte, qu’elle reçoive en elle
d’autres modes de penser qu’elle n’avait auparavant.»33 Il ap-
paraît toutefois que le fait de poser le problème en ces termes
le fait apparaître plus grave et plus confus qu’il n’est en réa-
lité. S’il est certain que l’âme forme des idées, et que ces idées,
de par leur définition, ne sont ni des représentations, ni des
peintures muettes comme sur des tableaux34, mais des réalités
ou des choses en elles-mêmes, il est certain que le fait de les
former ne saurait être considéré comme autre chose qu’une
action ou une activité à part entière. Qu’est-ce qu’une idée à
proprement parler pour Spinoza ? Ce n’est ni une image, ni
un mot, mais une modification de la Pensée en tant qu’attri-
but de la substance35. En tant que telle, elle a une réalité qui
n’est pas d’être une représentation ou un intermédiaire entre
l’âme et les choses, mais qui est de l’ordre d’une conception
ou une construction. Les idées ne sont pas des doubles du réel
mais des réalités à elles seules, ce qui suffit pour éviter de
penser qu’elles puissent être «perçues» comme des modèles
archétypaux et idéaux des choses qu’elles représenteraient.
En revanche, il est certain que l’activité de l’âme, lors de la
formation des idées, comporte une part importante de per-
ception, très précisément: ce que l’âme perçoit, ce sont les af-
fections du corps dont elle forme des idées. Le problème de la
perception par rapport à l’action est en réalité immédiate-

154
chapitre v

ment transposé en une autre question. C’est que, quand bien


même nous accordions à l’âme une activité constante même
lorsqu’elle est passive, il n’en est pas moins vrai que la qualité
des idées que l’âme forme dans ces conditions est très mau-
vaise, dans le sens où ce ne sont pas des idées complètes: l’af-
fection de laquelle l’idée est formée est une perception de la
rencontre des deux corps; l’idée ainsi formée est une idée de
l’effet qu’à ce corps sur le nôtre36, mais n’explique à aucun
moment ce qui se passe à proprement parler. Elle n’explique
pas davantage la nature du corps affecté que de celui qui af-
fecte, mais consiste en une perception vague et confuse, mé-
lange des deux. C’est ainsi, dit Spinoza, que l’idée formée de
l’affection ne permet pas à l’âme de déterminer quelle est réel-
lement la chose qui l’affecte, ni en quoi consiste réellement
l’effet sur son corps, autrement dit, une telle idée ne permet
pas à l’âme ni de connaître le corps extérieur, ni son propre
corps, ni, par là même, ce qu’elle est elle-même en tant qu’idée
du corps37. L’idée est inadéquate précisément parce qu’elle est
idée d’un effet, signe38 qui indique qu’il y a effet; mélange de
deux corps en rencontre, et non pas de la cause de l’effet pro-
duit. En tant que signe, elle est donc partiellement inexpres-
sive, telle une conséquence qui serait séparée de ses prémices.
Or, nous le savons, des idées inadéquates des affections, l’âme
ne saurait former par la suite autre chose que d’autres idées
inadéquates: l’idée inadéquate fait suite avec nécessité à
d’autres idées inadéquates39, qui constituent ensemble une
connaissance confuse, tronquée puisqu’elles n’enveloppent
pas leurs causes: l’âme enregistre effectivement tout ce qui se
passe dans le corps sous forme d’affections, mais elle est inca-
pable de distinguer ce qui vient de son corps de ce qui vient de
l’extérieur40. Par suite, comme nous l’avons vu, la connais-
sance du monde que nous avons formé tend à inverser les
rapports et les effets: là où l’individu est déterminé par l’exté-
rieur, il se croit libre et agissant, alors qu’en réalité il ne fait
que subir les effets qui s’opèrent en lui. Ainsi, dit Spinoza, le

155
philosophie de la puissance …

petit garçon croit librement appéter le lait, alors que ce sont


les parties de son corps qui sont déterminées à en avoir be-
soin, de même, celui qui désire la vengeance ne sait même pas
que ce sont les événements extérieurs qui l’induisent à croire
en la justesse de son jugement41. Dans l’appendice du livre I
de l’Éthique, Spinoza montre amplement jusqu’où vont les
effets dévastateurs du renversement finaliste qui semble être
une conséquence directe de la connaissance inadéquate. Ef-
fectivement, là où l’homme ignore tout de sa détermination
extérieure, il tend à s’ériger en cause libre de toutes ses ac-
tions, et de là, il n’y a qu’un pas à considérer que l’univers
entier ait été érigé conformément à son point de vue et de
même à ses besoins: il imagine un Dieu avec un corps et un
entendement à l’image duquel il serait conçu, et considère par
la suite tout dans la nature en fonction de ses propres besoins:
ainsi, il se plaît à imaginer de l’ordre et de l’harmonie là où,
en réalité, les choses ne sont que déterminées à produire un
certain nombre d’effets à partir de leur puissance spécifique.
Il est aisé de voir les constructions d’ordre religieux et moral
que Spinoza dénonce avec vigueur, le tout n’étant le résultat
que de la perception faussée des effets qu’a le monde exté-
rieur sur un individu. La connaissance inadéquate est un
amas de confusions, et exprime directement comment nos
désirs, c’est-à-dire rien d’autre que notre tendance à persévé-
rer dans l’existence42, s’assemblent et s’entremêlent aux per-
ceptions d’effets qui à aucun moment ne sont expressifs de
leur provenance et de leur contenu. Cependant, la confusion
et l’inadéquation ainsi dénoncée, il n’en est pas moins certain
que cette connaissance reste une expression de notre essence,
et nous appartient pleinement à ce titre. Certes, la connais-
sance inadéquate est une forme incomplète de notre persévé-
rance, ou plutôt, c’est l’expression de notre persévérance lors-
qu’elle est au plus bas de sa propre puissance, mais il est
indubitable que nous exprimons notre essence à travers elle
au même titre que lorsque nous aurons des idées adéquates:

156
chapitre v

ainsi l’âme «en tant qu’elle a des idées claires et distinctes, et


aussi en tant qu’elle a des idées confuses, s’efforce de persévé-
rer dans son être pour une durée indéfinie et a conscience de
son effort.»43
Nous voyons sans difficulté comment les affections du
corps donnent lieu à une connaissance confuse et mutilée,
d’autant plus que nous pouvons facilement concevoir la mul-
titude d’affections auxquelles nous sommes en proie conti-
nuellement du fait de l’extrême complexité de notre corps:
sans cesse, nous sommes mus et déterminés de l’extérieur des
façons les plus diverses. C’est pour cette même raison que ce
que Spinoza appelle la connaissance inadéquate ne se borne
pas à la connaissance du corps et du monde environnant: ce
ne sont pas simplement les effets «physiques» que nous som-
mes incapables de percevoir distinctement, mais encore toute
chose que nous percevons de façon incomplète: les mots, les
signes et les opinions que nous formons sont des sources de
confusions multiples au même titre que l’effet physique d’un
corps sur le nôtre. Spinoza, tout comme Nietzsche, dénonce le
langage comme une source de confusion grave puisqu’il nous
fait confondre ce qui relève de la détermination et ce qui est
de la liberté: en effet, parce qu’avec le langage, nous pouvons
exprimer quelque chose de contraire à ce que nous ressen-
tons, nous sommes enclins à penser que nous pouvons aussi
vouloir autrement que ce que nous ressentons. De là naissent
les préjugés concernant la volonté libre qui serait plus vaste
que l’entendement, et la fantaisie qui nous fait penser que
nous n’affirmons pas une chose dont nous avons l’idée. Au
contraire, dit Spinoza, si nous prenons en considération nos
facultés en connaissance de cause, nous voyons qu’il est im-
possible de vouloir autre chose que ce que nous percevons,
autrement dit, que nous ne pouvons penser que ce que nous
pouvons percevoir: en réalité, la critique de Spinoza contre
le langage ou plutôt contre l’emploi que l’on fait habituelle-
ment du langage réside en ce qu’il considère que le langage

157
philosophie de la puissance …

simplifie injustement ce qui en vérité est très complexe. Nos


perceptions, ou nos affections dont nous formons des idées
ne sont pas des mauvaises représentations du réel, mais bien
au contraire, des concentrations de perceptions qui regorgent
d’un réel trop important, trop riche pour que nous puissions
le saisir et en démêler les fils multiples. Face à ce réel probant
et complexe, le langage ne peut que se réfugier dans des con-
sidérations abstraites, délimitant en genres ou universaux ce
qui, pour être compris, devra toujours être considéré dans
sa singularité44. La connaissance inadéquate s’enracine ainsi
dans la complexité du réel ainsi que dans notre propre com-
plexité: puisque nous ne pouvons nous soustraire à nos affec-
tions, mais qu’elles restent au contraire notre seule et unique
façon de percevoir et donc de connaître aussi bien le monde
que nous-mêmes, l’inadéquation de notre connaissance n’est
pas dû à une incapacité ou à un manque de notre part, mais
est une conséquence directe de notre être en tant que mode
dont l’essence n’enveloppe pas l’existence45.
Il semblerait bien alors que nous soyons à jamais contraints
à n’avoir qu’une connaissance inadéquate autant de nous-mê-
mes que du monde: comment, en effet, parvenir à rompre la
chaîne d’idées inadéquates, puisque toute idée formée démul-
tiplie les confusions déjà contenues dans la première, celle par
laquelle nous percevons un effet d’un corps sur le nôtre ? Ef-
fectivement, nous ne pouvons pas nous soustraire au monde,
ne serait-ce que pour mettre de l’ordre dans nos idées46, pour
la simple et bonne raison que c’est exclusivement à partir des
affections de notre corps que nous pouvons penser d’abord:
et quand bien même il nous arriverait d’avoir une connais-
sance objectivement juste de quelque chose, comme c’est le
cas lorsque nous apprenons une règle mathématique, il ne
s’ensuit pas pour autant que cette connaissance soit ancrée
dans notre propre capacité de penser47. Même en appliquant
correctement une règle mathématique, nous restons dans une
détermination extérieure, et par là même, séparés de notre

158
chapitre v

pouvoir de penser. La problématique de la connaissance ina-


déquate semble bien repliée sur elle-même: puisque nous ne
sommes en mesure de connaître qu’en tant que nous sommes
affectés, et que, dans ces affections, les choses ne se présentent
pas à nous de façon complète et adéquate, comment ferons-
nous en sorte de sortir de cet enchaînement infructueux ?
Le passage de la connaissance inadéquate à la connaissance
adéquate dont Spinoza affirme que nous sommes capables
serait tout à fait incompréhensible48 si nous n’accordions de
nouveau une attention toute particulière à ce que sont en pro-
pre les idées.
Nous savons déjà que les idées, dynamiques et réelles puis-
qu’elles portent en elles la richesse des idées qui suivront,
sont de puissantes constructions dont l’âme est cause, même
lorsque les idées formées manquent d’adéquation interne et
forgent des fictions. Autrement dit, l’âme, même quand elle
est déterminée à produire des idées qui manquent de méthode
et d’ordre, donnant suite à d’autres idées qui reprennent les
mêmes infirmités, exerce une activité qui lui est propre. Cette
activité consiste à affirmer ou à nier quelque chose: lorsque
nous avons une idée, dit Spinoza, nous ne disons rien d’autre
que ce que nous affirmons ou nions d’un objet qui nous est
présent, actuellement ou mentalement comme lorsque nous
nous souvenons49. Lorsque nous avons l’idée d’un cheval ailé
(ou plutôt lorsque nous l’imaginons), nous affirmons l’idée
d’un cheval pourvu d’ailes50: si nous savions correctement
quelle est la nature du cheval, c’est-à-dire qu’une certaine
idée du cheval chasserait l’idée du cheval ailé51, nous ne l’af-
firmerions pas; quoi qu’il en soit, il n’en est pas moins vrai
que l’âme, imaginant son cheval ailé, exerce une activité en
elle-même. Cela signifie tout d’abord que l’idée, si inadéquate
soit-elle, est toujours en une certaine mesure affirmation de
quelque chose, affirmation du corps existant en acte et de ce
qui l’affecte. L’idée est donc l’affirmation d’une puissance de
penser, même tronquée, et affirmation d’un effet qui se pro-

159
philosophie de la puissance …

duit réellement dans le corps même si la cause n’en est pas


donnée. L’idée fausse en tant que telle n’existe pas: il n’y a en
effet «dans les idées rien de positif à cause de quoi elles sont
dites fausses»52, elles sont seulement incomplètes: «la fausseté
consiste dans une privation de connaissance qu’enveloppent
les idées inadéquates, c’est-à-dire mutilées et confuses» 53.
Deuxièmement, il s’ensuit toujours un affect, ou un senti-
ment: lorsqu’il arrive quelque chose dans le corps, nous le
sentons, car l’effet perçu produit toujours nécessairement une
variation de notre état54. Notre puissance d’exister se trouve
ainsi modifiée: ou bien le corps affectant se compose avec le
nôtre, et il nous renforce, ou bien, il disconvient avec le nôtre,
ce qui diminue notre puissance. Or, l’âme est l’idée d’un corps
existant en acte: cela signifie qu’elle sera toujours en train
de former des idées qui imaginent le corps en train d’exister,
non seulement de subsister, mais de persévérer dans l’exis-
tence: autrement dit, toutes les idées qu’une âme peut former
tendront à considérer le corps dans les conditions où il sera
de plus en plus puissant: ainsi, dit Spinoza, «l’Âme, autant
qu’elle peut, s’efforce d’imaginer ce qui accroît ou seconde
la puissance du Corps.»55. Certes, notre puissance d’agir, et
donc d’exister n’est à son comble que lorsque nous agissons
réellement, c’est-à-dire lorsque nous sommes causes adéqua-
tes des idées que nous avons, et également causes adéquates
des effets que nous produisons; cependant, il est certain que
même une détermination extérieure peut tout à fait avoir un
effet bénéfique sur nous: c’est le cas, à tout moment, lorsque
nous nous nourrissons, rencontrons quelque chose qui nous
procure de la joie, jouissons d’un bien qui nous fait exister
plus pleinement. A ce titre, il s’avère donc que les passions
dites joyeuses, c’est-à-dire celles qui font que notre corps peut
s’affirmer davantage, sont en elles-mêmes une source d’aug-
mentation de notre puissance.

160
chapitre v

c) La connaissance du deuxième genre: introduction.


Les notions communes.
L’idée inadéquate est celle qui ne rend compte que de l’effet
d’une ou plusieurs choses, jamais de la cause ou de la nature
de la chose affectée et de la chose affectante. Cette définition
nous permet de comprendre ce que signifie, en termes spi-
noziste, la passion: ce n’est autre qu’une «idée confuse par
laquelle l’Âme affirme une force d’exister de son Corps, ou
d’une partie d’icelui, plus grande ou moindre qu’auparavant,
et par la présence de laquelle l’Âme elle-même est déterminée
à penser à telle chose plutôt qu’à une autre.»56 Le sens en est
donc très précis et très clair: exempte de toute considération
d’ordre moral, ce n’est qu’une idée confuse dont la force ne
dépend pas de notre propre puissance, mais de la puissance de
ce qui nous affecte57. La précision est d’une grande importan-
ce, puisqu’elle permet de comprendre pourquoi, d’une part,
nous ne serons jamais capables de vivre totalement sans pas-
sions58, et, d’autre part, que l’état passionnel ne saurait être
culpabilisant (seulement attristant; nous y reviendrons59).
Inévitables en une certaine mesure, rien n’empêche certaines
passions d’être bonnes et utiles pour nous: ainsi, lorsqu’une
chose convient avec nous, notre puissance d’agir est accrue:
un corps se compose avec le nôtre, et alors même que nous
sommes dans la passion, celle-ci nous rapproche de notre ca-
pacité d’agir. Or, du fait que nous sommes immédiatement
conscients de l’effet qu’un corps exerce sur nous, puisqu’à
l’affection correspond simultanément une idée, et que nous
savons, lorsque nous formons une idée, que nous en avons
une60, nous pouvons, à force d’affections du même type, dé-
celer ce qui dans le corps extérieur convient avec le notre.
Cette opération n’est pas d’abord de l’ordre d’une intellection
de type déductif, mais est plutôt quasiment instinctive61: nous
savons, sans avoir besoin de l’exprimer par un raisonnement
développé, que tel ou tel aliment nous convient, ou que la
chaleur nous convient, et qu’à l’inverse, telle ou telle autre

161
philosophie de la puissance …

chose nous est nuisible. De façon plus prolongée, nous sa-


vons, même si c’est confusément, quels types de situations
nous sommes naturellement enclins à rechercher en vue de
notre conservation. Dans l’un des premiers chapitres du
présent travail nous avons montré que ce n’est que la loi de
notre propre conservation qui détermine nos jugements de
valeurs dans la différenciation entre ce qui nous est «bon»
ou «mauvais». Notre essence n’étant rien d’autre que l’effort
continu et perpétuel de persévérer dans notre être, elle se dé-
finit en tant que désir: par conséquent, il n’y a rien que nous
fassions qui ne soit une expression directe de ce désir. Ainsi,
dit Spinoza, il est certain que «nous ne nous efforçons à rien,
ne voulons, n’appétons ni ne désirons aucune chose parce
que nous la jugeons bonne; mais, au contraire, nous jugeons
qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers
elle, la voulons, appétons et désirons.»62 C’est très précisé-
ment parce que nous sommes capables de désirer des choses
que nous savons nous être utiles que nous allons être à même
de former nos premières idées adéquates. Ces idées — sans
pour le moment traiter de la manière dont nous allons les
former — concernent les notions communes.
L’expression de «notion commune» n’étant en rien une in-
vention de Spinoza, il convient tout d’abord de prêter une
grande attention à son sens précis dans le contexte spinoziste.
En effet, contrairement à ce qu’il pourrait sembler, les notions
communes ne sont pas dites communes parce que ce sont des
notions que possèdent tous les hommes: c’est bien l’usage ha-
bituel qui est fait de l’expression au cours du XVIIe siècle,
ainsi Descartes, dans la Règle XII63 en traite comme ce qui est
le plus communément connu, c’est-à-dire des notions simples
dont tout le monde connaît la signification. Or ce n’est pas
le cas chez Spinoza: la définition des notions communes les
désigne comme des notions qui expriment tout d’abord ce
que les choses ont en commun, c’est-à-dire «ce qui se trouve
pareillement dans la partie et dans le tout64.» Effectivement,

162
chapitre v

tous les corps conviennent en certaines choses65: ils expriment


un même attribut, qui est celui de l’étendue66 et ont, par ce
fait, la propriété commune de pouvoir se mouvoir ou de se te-
nir au repos, et cela de façon plus ou moins rapide67. Absolu-
ment parlant, il y a donc une communauté ou une convenan-
ce intérieure de toutes choses, convenance qui appartiendra
également à toutes les idées des choses ayant cette commune
propriété, puisque les idées contiennent objectivement ce qui
se produit dans les corps: il y a un même ordre entre les cho-
ses et les idées68. Cette définition des notions communes éta-
blit suffisamment pourquoi il s’agit avant tout des propriétés
communes entre les corps avant d’être des idées dont tout le
monde aurait connaissance: premièrement, si l’on définit les
notions communes par leur appartenance à tout homme, l’on
pourrait commettre l’erreur de les croire générales ou vagues:
les problèmes du langage précédemment évoqués risquerait
alors de rapprocher les notions communes des opinions ou
de l’ouï-dire, ce qui est tout le contraire de ce qu’elles sont.
En revanche, il est certain que le langage spinoziste autorise
cette forme de communauté aux notions communes dans la
mesure où l’on considère qu’il est dans le pouvoir de tous les
hommes de percevoir les propriétés communes des choses à
partir du moment où ils usent convenablement de la Raison.
Cependant, les notions communes ne sont, par définition, ja-
mais des notions simples mais sont toujours composées, puis-
qu’elles engagent au moins deux corps dans le rapport qu’ils
entretiennent. Il est donc certain qu’il y a, absolument par-
lant, une convenance primordiale entre les choses, puisque
c’est cette même convenance qui rend possible l’existence de
la nature: si les choses n’avaient pas de propriétés communes,
elles ne sauraient agir les unes sur les autres, puisque seules
les choses qui ont quelque chose en commun peuvent s’affec-
ter mutuellement: «une chose singulière quelconque, dont la
nature est entièrement différente de la nôtre, ne peut ni secon-
der ni réduire notre puissance d’agir, et, absolument parlant,

163
philosophie de la puissance …

aucune chose ne peut être bonne ou mauvaise pour nous, si


elle n’a quelque chose en commun avec nous.»69 Effective-
ment, une chose singulière est toujours déterminée à produire
un effet par une autre chose singulière, et ainsi à l’infini: une
chose sans rapport aucun avec une autre ne pourrait l’affecter
en quoi que ce soit. De même, seules les choses exprimant
un même attribut peuvent se déterminer entre elles: les corps
déterminent les corps, les pensées déterminent les pensées,
toujours suivant le même ordre mais jamais de façon croi-
sée70. Mais cette communauté des propriétés existe aussi à
un niveau infiniment plus local: elle est présente chaque fois
qu’un corps entre en composition avec un autre pour former
un ensemble de puissance supérieure. En d’autres termes, en
tant que Spinoza considère la nature entière comme un tout71,
il est exact de dire que toutes ses parties conviennent entre el-
les, même s’il peut y avoir, entre deux parties, une chaîne très
importante d’intermédiaires pour permettre à la convenance
d’exister. De même, dans le corps individuel, les parties dif-
férentes conviennent en tant qu’elles constituent un ensemble
bien qu’entre elles, il puisse y avoir aussi des disconvenances.
Et très localement, les parties entretiennent une convenance
intime pour former un tout: c’est le cas du chyle et de la lym-
phe dans le sang dont Spinoza parle dans la lettre 32 à Ol-
denburg: nous ne distinguons pas ses composants internes,
mais un micro-organisme vivant dans le sang verrait à son
tour chaque composant comme un tout et non comme une
partie. La notion commune peut donc varier fortement en ex-
tension, suivant qu’elle s’applique généralement ou seulement
localement: de même, l’idée de la notion commune ne sera
commune à tous les esprits que si elle concerne effectivement
tous les corps; au cas ou elle ne concernerait que mon corps
et un autre, elle ne serait commune qu’à nos deux esprits. Il
s’ensuit donc que deux corps qui ne conviennent pas entre
eux — c’est le cas, par exemple, d’un poison et du corps em-
poisonné — ont néanmoins une propriété commune, qui est

164
chapitre v

celle du mouvement et du repos, ce qui les permet de rentrer


en contact en premier lieu. La disconvenance manifeste entre
certaines choses ne peut jamais être imputée à ce qu’elles ont
en commun72, mais résulte d’une proportion inégale de mou-
vement et de repos entre deux corps, ce qui fait qu’il peut
se trouver que l’effet d’un corps sur un autre soit néfaste: la
pierre qui me blesse ne le fait pas en vertu de ce mon corps a
en commun avec elle, mais parce que les rapports de mouve-
ment et de repos qui caractérisent mon corps sont détruits ou
endommagés par l’impact de cette matière sur la mienne73.
Les notions communes apparaissent donc comme des no-
tions biologiques74 ancrées au plus haut point dans la réa-
lité physique avant de constituer des «idées communes» aux
hommes: elles peuvent être très générales, comme c’est le cas
lorsqu’elles concernent la communauté de la détermination
par mouvement et par repos, ou très spécifiques, lorsqu’elles
ne concernent qu’un petit nombre de corps. Elles expriment
une composition, et unité de composition puisqu’elle est éga-
le dans les parties et dans le tout. Or, à ce titre, il est certain,
que les notions communes ne constituent à aucun moment
l’essence d’une chose singulière75: l’essence, ou la définition
d’une chose est ce sans quoi la chose ne pourrait «ni être ni
être conçue, et qui vice versa ne peut sans la chose être ni
être conçu»76: une essence, nous le savons, est toujours sin-
gulière, et ne saurait donc former une notion de convenance
entre deux choses. Le mouvement, comme le repos, comme
toutes les autres notions communes possibles, sont certes des
propriétés nécessaires à la définition d’une chose, mais ne
sauraient à aucun moment constituer leur définition propre:
lorsque nous connaissons les choses en vertu d’une notion
commune, il est donc certain que nous en connaissons une
propriété vitale, mais non l’essence singulière de la chose elle-
même. Néanmoins, Spinoza affirme l’adéquation absolue de
la notion commune: effectivement, ce qui est pareillement
dans la partie et dans le tout peut et doit être conçu adéqua-

165
philosophie de la puissance …

tement77, puisque, considérant ce en quoi deux choses con-


viennent, cette idée ne présente aucune des mutilations ou des
confusions propres à l’idée inadéquate. Lorsque je considère
la convenance entre tous les corps, en ce qu’ils ont tous la
propriété de se mouvoir, cette idée n’est pas déterminée par
d’autres idées à l’infini desquelles j’aurais besoin pour parve-
nir à la connaissance de la notion en question, mais elle est
complète en elle-même: je peux la penser entièrement, j’en suis
cause en tant qu’elle est complète et entière, se tenant de bout
en bout de par sa propre convenance à elle-même. Autrement
dit, l’idée par laquelle nous considérons ce qui est commun à
toutes choses est dès lors aussi vraie lorsque nous considérons
notre corps comme affecté par la chose extérieure, que lors-
que nous considérons notre corps en lui-même, de même lors-
que nous considérons la chose extérieure: à aucun moment,
la chaîne des idées qui considèrent un corps dans ce qu’il a
de commun avec un autre ne dépend des circonstances dans
l’affection, mais au contraire, reste indépendante par rapport
aux variations de la détermination extérieure, et est, par là
même, adéquate. L’adéquation est, en d’autres termes ceci:
si nous parvenons à considérer une chose en relation avec
une autre (connaissance du deuxième genre) ou en elle-même
(connaissance du troisième genre, nous y reviendrons) sans
prendre en considération la chaîne des événements relatifs
à son existence, nous la considérons dans la relation exacte
qu’elle constitue dans ce que Spinoza appelle l’entendement
infini de Dieu, autrement dit, telle qu’elle est en la substance.
A partir de là, il s’ensuit que non seulement est elle nécessai-
rement adéquate, mais, de plus, elle ne pourra donner suite
qu’à d’autres idées également adéquates78.

d) La nature de l’adéquation
Cette réflexion nous amène à considérer un point fondamen-
tal pour la compréhension de la problématique de la connais-
sance chez Spinoza. Nous avons vu comment la connaissance

166
chapitre v

inadéquate consistait dans l’enchaînement d’idées confuses


des effets sur notre corps venant des corps extérieurs, et com-
ment ces idées étaient dans l’incapacité de rendre compte de
la nature de notre propre corps comme de celle du corps ex-
térieur. Dans la confusion, nous avons tendance à inverser
l’ordre des causes et des effets: là où nous ne sommes que les
patients d’une détermination toute extérieure qui concerne
l’ensemble de nos fonctionnements, nos désirs et nos besoins,
nous nous croyons acteurs et causes de ce qui en réalité n’est
qu’un ensemble de réactions aux sollicitations du monde qui
nous entoure. L’inadéquation consiste donc en notre incapa-
cité de sortir de la perspective relativement étroite que consti-
tue notre capacité d’affections personnelles, autrement dit, de
notre incapacité de nous situer dans une échelle plus grande,
prenant en compte notre existence comme faisant partie de
l’ensemble de la nature: de là notre vision finalisante, de là
également notre croyance en un ordre moral inhérent à la
nature et conforme à notre propre vision. Cependant, il s’en
faut de loin que la connaissance inadéquate soit totalement
chaotique: si elle l’était, il serait impossible de parvenir à une
quelconque compréhension des faits les plus élémentaires de
la nature et de nous-mêmes, puisque nous ne serions jamais
en mesure de concevoir par où les choses ont des propriétés
en commun, et de quelle façon elles agissent les unes sur les
autres79. Certes, nous sommes tout à fait livrés à la connais-
sance que les affections de notre corps nous procurent, or ces
mêmes affections, si multiples et complexes qu’elles soient,
ont néanmoins une certaine consistance. Nous savons, d’une
part, que les idées se suivent et s’enchaînent nécessairement
les unes aux autres dans l’adéquation comme dans l’inadé-
quation80: plus grande est notre capacité d’affection, plus
grande est notre puissance de former des idées même si elles
restent encore inadéquates. La confusion de la connaissance
inadéquate tient à une double structure des choses et de nous-
mêmes. Premièrement, les affections s’imposent à nous de

167
philosophie de la puissance …

façon apparemment contingente et fortuite81: effectivement,


tant que nous sommes incapables de situer une chose par rap-
port à sa cause, par conséquent, par rapport à sa définition,
nous ne sommes pas en mesure de la voir dans sa nécessité
— modalité réservée à la raison, mais tout à fait étrangère
à l’imagination82. Deuxièmement, nous augmentons de no-
tre propre chef la confusion régnant dans la perception: aux
images que nous formons de nos affections, nous associons
d’autres images qui ont un trait de communauté avec les pre-
mières. Notre mémoire consiste précisément en ce que, ayant
vu une première fois deux choses conjointement ou succes-
sivement, l’image de l’une évoquera par la suite également
celle de l’autre83. Cela signifie que nous dédoublons et am-
plifions sans cesse les idées que nous avons de nos affections,
et c’est cette amplification constante qui finit par former une
masse inextricable d’idées confuses, où images improbables
voisinent avec préjugés et «idées reçues», d’où nous tirons
les conclusions les plus insensées. Cependant, nous savons
aussi, d’autre part, que l’ordre des idées est effectivement la
même que l’ordre des choses: les idées s’enchaînent entre elles
suivant un ordre nécessaire d’association et de mémoire qui
correspond à l’ordre des affections du corps. Il s’ensuit qu’il
y a, indépendamment de l’inadéquation et de la mutilation
des idées des choses que nous percevons de cette manière, un
certain ordre dans les idées: tout au moins, il y a celui selon
lequel les choses se produisent ou se présentent au corps. Les
choses nous affectent confusément, mais néanmoins avec une
certaine constance, lorsqu’il s’agit des affections les plus élé-
mentaires, et, lorsqu’elles ne nous affectent que très rarement,
notre idée en est d’autant plus vague que la chose paraît in-
congrue. Il n’est pas exagéré de penser qu’il puisse y avoir un
certain ordre, une certaine constance dans nos idées pour la
simple raison qu’il y a un certain ordre dans les choses (ce
qui est très précisément attesté par les notions communes).
L’ordre dont il nous semble permis de parler n’a bien évidem-

168
chapitre v

ment rien d’un ordre chronologique au niveau de la produc-


tion (et quand bien même il y aurait un ordre chronologique,
nous ne concevrions pas les choses plus adéquatement pour
autant puisque l’ordre chronologique des apparitions ne ren-
voie strictement en rien à la causalité des événements84), mais
mériterait plutôt l’appellation de «ontique». Dans toutes ses
variations possibles, une pierre, eu égard à sa structure inter-
ne ainsi qu’à la nôtre, sera toujours perçue par nous comme
étant plus dure que notre propre corps; le feu nous brûle, la
pluie nous mouille. En dépit de l’infinie multiplicité des façons
dont les choses nous affectent, il y a néanmoins une certaine
stabilité ontique (qui n’est pas particulièrement contredite
par l’expérience cartésienne du morceau de cire: il est tout
à fait possible de concevoir une chose dans la multiplicité de
ses aspects et de l’identifier dans sa variabilité) dans la nature.
Ainsi Kant, dans une formulation connue, exprime ce que
Spinoza prenait déjà fort bien en compte: «Si le cinabre était
tantôt rouge, tantôt noir, tantôt léger, tantôt lourd…, mon
imagination ne trouverait pas l’occasion de recevoir dans la
pensée le lourd cinabre avec la représentation de la couleur
rouge.»85 La connaissance la plus inadéquate garde donc cer-
taines constances, quel que soit son degré de mutilation et
d’inexpressivité quant aux causes de ce qui nous affecte ainsi,
et c’est cette même constance qui nous permet premièrement
de poursuivre notre existence (Spinoza ne parle pas, à notre
connaissance, des réflexes, or, c’est bien de cette constance de
perception qu’est formée notre toute première connaissance
du monde et de nous-mêmes), et aussi de parvenir à déceler
des choses qui sont de l’ordre des notions communes.
Or c’est très exactement cet ordre, double, dans le sens où
les idées ont le même ordre que les choses, et suivant lequel
aussi les idées s’enchaînent nécessairement les unes aux autres,
que nous pouvons parvenir à une compréhension de ce que
signifie l’adéquation pour Spinoza. Il est tout à fait vraisem-
blable que, l’expérience aidant, la constance de certaines af-

169
philosophie de la puissance …

fections nous fassent parvenir à une connaissance à peu près


correcte de ces choses: l’expérience nous apprendra dans quel
ordre les choses se produisent, au-delà de leurs apparitions;
de même, l’observation de certains phénomènes nous fait
tout à fait comprendre la constitution d’un certain nombre de
choses. La bonne observation des règles de la société ou de la
religion peuvent conduire un ensemble d’hommes à cohabi-
ter et à se conduire avec respect et satisfaction mutuels, tout
comme l’apprentissage et l’éducation des enfants leur donne
une compréhension à peu près correcte du monde. Ce qu’il
nous semble pouvoir nommer ici «l’antichaos objectif»86 des
choses, à savoir la constance relative de certains effets du
monde sur notre corps, nous conduit à une connaissance, qui
n’est pas totalement fausse, du monde.
Or cette connaissance, qu’elle soit de l’ordre de l’applica-
tion des règles mathématiques ou morales ou bien religieu-
ses87, reste cependant très précisément de l’ordre de l’opinion
même si l’idée que nous avons d’un objet s’accorde parfaite-
ment avec la nature, disons, objective de cet objet. Toute la
théorie de la connaissance spinoziste vise à dire une chose
très précise: qu’il y ait une possibilité de connaître objective-
ment une chose est de l’ordre de l’évidence pour Spinoza88:
contrairement à Nietzsche, l’objet ne se dérobe certainement
pas à la pensée, et il y a bien de lois naturelles et mécani-
ques qui sont non seulement observables, mais encore, tout à
fait connaissables: en effet, dit Spinoza, «les lois et les règles
de la Nature, conformément auxquelles tout arrive et passe
d’une forme à une autre, sont partout et toujours les mêmes;
par suite, la voie droite pour connaître la natures des choses,
quelles qu’elles soient, doit toujours être une et la même; c’est
toujours par le moyen des lois et règles universelles de la Na-
ture»89. Or, et la difficulté est bien ici, le centre de gravité de
la théorie de la connaissance ne tient pas dans la question de
connaissance objective: la connaissance inadéquate n’est pas
seulement celle par laquelle nous concevons le monde de fa-

170
chapitre v

çon imaginaire ou enfantine, faisant confusion quant à notre


liberté et à notre détermination, mais elle est à l’œuvre cha-
que fois que nous concevons le monde à partir des certitudes
qui nous sont données par l’opinion90. Nous sommes autant
dans un système d’opinions lorsque nous pensons que le soleil
est à 200 mètres dans le ciel91 que lorsque nous pensons que
Dieu produit des miracles92; autant dans l’imaginaire lorsque
nous conjecturons des chevaux ailés que lorsque nous philo-
sophons par genres abstraits tel l’Être et l’Homme93. La con-
naissance inadéquate est donc loin d’être une connaissance
rudimentaire, elle peut au contraire être très sophistiquée et
élaborée, elle peut même être objectivement correcte (c’est le
cas de la déduction mathématique, qui permet au marchand
d’appliquer la règle de trois sans être dans l’adéquation94)
sans cesser un instant d’être inadéquate.
C’est que l’adéquation ne tient pas, chez Spinoza, dans
l’accord de l’idée à son objet: l’idée adéquate est d’abord celle
qui, «en tant qu’on la considère en elle-même, sans relation
à l’objet, a toutes les propriétés ou dénominations intrinsè-
ques d’une idée vraie.»95 L’idée est toujours déjà en corres-
pondance à son objet, selon que l’objet se présente à nous et
nous affecte, puisqu’elle n’est pas une représentation muette
d’une chose, mais l’acte même de concevoir, intelligere: son
degré d’exactitude correspond au degré de précision de l’af-
fection de la chose conçue.96 L’adéquation est toujours affaire
d’adéquation de l’idée à elle-même: l’idée est adéquate lors-
qu’elle obéit à une adéquation de construction interne, pro-
cédant par connaissance d’essence (lorsque nous raisonnons
par notions communes, nous exprimons une connaissance de
l’essence de la substance, cf. supra) et non par détermination
extérieure. De même, nous pouvons déjà maintenant dire que
l’objet même possède d’une certaine manière une sorte d’adé-
quation: lorsque l’idée est adéquate à l’idée, l’objet doit aussi
avoir un rapport d’adéquation à lui-même, autrement dit, se
situer dans sa juste relation eu égard au monde97. Cela signi-

171
philosophie de la puissance …

fie très précisément que, lorsque nous avons une idée adé-
quate d’un objet, celui-ci se présente à nous dans sa nécessité,
quelles que soient les circonstances où il se présente à nous:
c’est très précisément ce que Spinoza veut dire lorsqu’il nous
affirme qu’il est de la nature de la raison de concevoir les cho-
ses comme éternelles et nécessaires98. Elle les conçoit en tant
qu’ éternelles, puisqu’elles expriment la nécessité de la nature
éternelle de la substance99 et qu’en tant qu’elles expriment
l’idée de ces choses telle que l’idée en existe dans la substance,
la raison les perçoit sans relation au temps et à la durée, donc
d’une façon éternelle. De même, elle les voit comme nécessai-
res, parce qu’elles ne peuvent être autrement que ce qu’elles
sont en fonction de leur puissance d’être. L’adéquation est
ainsi un accord, non entre l’idée et son objet, mais entre l’idée
et sa constitution interne, entre l’objet et ses capacités réelles
à exister.

e) Le passage aux idées adéquates


Cette spécificité de l’adéquation implique en elle-même une
possibilité humaine et générale de parvenir à une connais-
sance adéquate du moins en une certaine mesure. Les textes
de Spinoza suggèrent qu’il y a en tout homme une capacité
interne à concevoir les choses à partir des notions commu-
nes100, même si notre détermination extérieure nécessaire
fait qu’il y aura toujours en nous la tendance à former des
idées inadéquates, puisque nous ne pouvons, par définition,
échapper à la détermination extérieure et aux passions qu’elle
implique101. Néanmoins, certaines notions communes sont
tellement universelles (sans pour autant être abstraites: elles
ne sont pas des appellations vagues, mais bien des notions qui
concernent les propriétés communes de toutes choses102) que
leur évidence s’impose à nous même à travers les affections
dont nous sommes le moins la cause: c’est effectivement le cas
de la notion commune concernant l’appartenance de tous les

172
chapitre v

corps à un même attribut qu’est l’étendue, et la propriété qu’a


toute chose à se mouvoir et à être en repos.
Cependant, des notions communes de ce type ne sont para-
doxalement pas de notre plus grande utilité: trop universelles,
elles ne peuvent être efficaces puisqu’elles ne nous concernent
pas directement de manière affective — et d’une chose qui ne
nous affecte pas à proprement parler, nous ne formerons pas
d’idée adéquate. La plus grande universalité ne nous permet
pas d’aboutir à une idée qui concerne plus spécifiquement
notre propre réalité physique. Autrement dit, considérer la
nature entière comme un ensemble, gigantesque individu
dont tous les modes ne sont que des parties, exactement de
la même façon que les parties du corps forment ensemble
un individu homogène, défini par une proportion précise de
mouvement et de repos, ne nous permet pas immédiatement
d’en tirer des conclusions adéquates sur nos propres capacités
d’affections et de nos possibilités par rapport aux corps qui
nous affectent. Pourtant Spinoza semble effectivement dire
que nous partons des notions communes les plus générales
pour arriver aux plus particulières: dans le chapitre VII du
Traité Théologico-Politique, il énonce clairement la méthode
de la connaissance et de l’interprétation exacte de l’écriture
sainte comme étant la même que celle par où l’on procède
pour connaître la nature: de même, dit-il, «que la méthode
dans l’interprétation de la nature consiste essentiellement à
considérer d’abord la nature en observateur et, après avoir
ainsi réuni des données certaines, à en conclure les définitions
des choses naturelles, de même, pour interpréter l’Écriture,
il est nécessaire d’en acquérir une exacte connaissance histo-
rique et, une fois en possession de cette connaissance, c’est-
à-dire de données et de principes certains, on peut en con-
clure par voie de légitime conséquence la pensée des auteurs
de l’écriture.»103 Plus loin, Spinoza affirme, par conséquent,
que «de même que, dans l’étude des choses naturelles, il faut
s’attacher avant tout à la découverte des réalités les plus uni-

173
philosophie de la puissance …

verselles qui sont communes à la nature entière, comme le


mouvement et le repos, ainsi qu’à la découverte de leurs lois
et de leurs règles, que la nature observe toujours et par les-
quelles elle agit constamment, puis s’élever de là par degrés
aux autres choses moins universelles; de même dans l’his-
toire de l’Écriture nous chercherons tout d’abord ce qui est
le plus universel, ce qui est la base et le fondement de toute
l’Écriture, ce qui enfin est recommandé par tous les prophètes
comme une doctrine éternelle et de la plus haute utilité pour
tous les hommes.»104 C’est également ce raisonnement qui est
suivi par Spinoza dans le corollaire de la proposition 28 de
l’Éthique II: ce qui peut être perçu adéquatement c’est ce qui
est commun à tous les corps, autrement dit, le mouvement et
le repos. Cependant, dans ces deux textes Spinoza traite des
notions communes comme de quelque chose d’inné, servant
effectivement de base pour la méthode de la connaissance
adéquate: la méthode déductive décrite par Spinoza vaut ef-
fectivement pour tout raisonnement de ce type dans la me-
sure où il est supposé que nous ayons déjà une notion de ce
qu’est l’idée adéquate au départ. Sans doute est-il permis en
une certaine mesure d’assimiler les notions communes à des
idées innées puisque Spinoza affirme que nous avons les idées
des notions communes telles qu’elles sont en Dieu105, c’est-
à-dire que cette idée implique l’idée de la chose affectante
et l’idée de mon corps affecté: l’idée de la notion commune
participe ainsi de ma propre idée. Or, quand bien même elles
seraient innées en tant qu’enveloppées par notre propre idée
telle qu’elle est en Dieu, il ne s’ensuit pas moins que nous de-
vons les former, les produire, en être causes adéquates. Cela
signifie que nous pouvons nous supposer dans une situation
donnée où nous n’aurions d’autres moyens de connaissance
que ceux dont nous disposons d’après notre capacité naturel-
le d’être affectés; autrement dit, un homme en situation, sans
autre recul que ce qui lui est permis d’espérer de par sa propre
expérience, ne pourrait recourir à au raisonnement déductif

174
chapitre v

recommandé par Spinoza ci-dessus parce que, précisément, il


est affecté: ses passions le gouvernent, et la raison dans son
sens le plus général constitue une affection certainement plus
faible que les passions qui le déterminent106.
Le centre de la problématique de la connaissance dans la
pensée de Spinoza se situe en fait dans la question que nous
avons déjà formulé: comment parviendrons-nous à former
des idées adéquates, des idées de notions communes, dans le
contexte de perception qui est le nôtre, à savoir en tant que
nous sommes perpétuellement affectés par des causes exté-
rieures ? C’est là qu’il apparaît à présent clairement que ce
n’est qu’à travers les affections qui nous sont les plus proches
que les idées peuvent avoir une valeur d’adéquation: c’est
en tant qu’un corps affecte le mien très précisément que je
pourrai former une idée de ce qui est commun à tous deux.
C’est donc par les notions communes les moins générales, où
sont engagés au minimum deux corps — le mien et un autre
— que l’idée que je formerai pourra être adéquate. La théorie
spinoziste de la positivité des affections prend ici toute son
ampleur: chaque fois que le corps est affecté, l’âme en forme
une idée, et l’affection se traduit en un sentiment (affectio)
dont j’ai conscience. Si l’affection ainsi provoquée consiste
en une diminution de ma puissance, parce que les deux corps
ne conviennent pas, et que le corps extérieur est nuisible au
mien compris sous cet aspect-là, le sentiment par lequel elle
se traduit sera une tristesse: en effet, à toute diminution de la
puissance d’agir du corps correspond une diminution de la
puissance de penser de l’âme: la tristesse est ainsi «une pas-
sion par laquelle elle passe à une perfection moindre.»107 De
cette tristesse, aucune action ne pourra s’ensuivre puisqu’elle
consiste toujours en une diminution de notre puissance108:
c’est la définition même de la passion triste, par laquelle nous
ne pouvons constater que notre propre impuissance, et, cette
idée nous attristant à son tour, notre puissance s’en trouvera
encore plus réduite109. En revanche, si l’affection provoquée

175
philosophie de la puissance …

consiste en une augmentation de notre puissance, la puissan-


ce de la cause extérieure s’ajoutant à ma propre puissance, les
deux corps convenant ainsi, il s’ensuivra un sentiment de joie:
c’est la définition de la passion joyeuse110 qui, bien que nous
n’en soyons pas nous-mêmes la cause, opère une augmenta-
tion de la puissance en nous. Le passage de la joie passive à la
joie active apparaît à bien des égards comme un mouvement
très subtil. Il est certain qu’à force de rencontres bonnes (c’est-
à-dire qui nous aident à affirmer notre existence toujours da-
vantage), notre puissance est continuellement accrue. Joyeux,
notre corps est plus puissant et par là même, nous pouvons
former d’autant plus d’idées, et notre horizon affectif s’élar-
git au fur et à mesure de l’augmentation de notre puissance.
Cependant, il n’en reste pas moins que tant que nous sommes
déterminés par des affections extérieures (même si elles nous
sont très profitables et bonnes), nous restons passifs: même
forts et puissants dans notre capacité d’être affectés, les idées
que nous formons de ces affections ne s’expliquent pas entiè-
rement par notre propre puissance de penser.
Or, ce qui fera que la joie passive deviendra une joie active
semble être de la nature d’un léger changement de perspective:
c’est comme si l’âme, fortifiée par ses passions joyeuses, réa-
lisait soudainement que, par un infime changement de point
de vue, elle pourrait se dire proprement cause et auteur de ses
idées, c’est-à-dire que ce qu’elle conçoit s’explique par sa pro-
pre puissance de comprendre. De cette puissance s’ensuit une
affection engendrant une joie active111, c’est-à-dire produite
par nous-mêmes et non plus à travers l’affection de la chose
qui nous convient. Apparemment, le joie active est «une autre
affection» que la joie passive — et en même temps, ce qui les
distingue ne semble être qu’une distinction de raison: en effet,
un sentiment actif et un sentiment passif se distinguent de
la même façon qu’une idée adéquate et une idée inadéquate.
Or, dit Spinoza, il suffit, pour qu’une passion cesse d’être une
passion, que nous en formions une idée claire et distincte112:

176
chapitre v

en d’autres termes, l’affection reste la même, mais notre com-


préhension en change. La différence entre la joie passive et la
joie active est ainsi une différence de cause: ou elle s’explique
par la puissance de la chose affectante, ou elle s’explique par
ma propre puissance. Et c’est ce changement de perspective
qui fait que Spinoza peut affirmer que la joie passive peut être
source d’une joie active113. Ce qui donne à l’âme l’occasion
de transformer une passion en action, c’est la compréhen-
sion de sa convenance avec une autre corps: ainsi, elle forme
l’idée d’une notion commune. De la notion commune ainsi
formée il découle d’autres affects de joie: ici ce ne sont plus
des passions, mais bien des actions puisqu’elles découlent de
notre propre capacité de penser: ces joies actives doublent
ainsi les passions joyeuses, puis se substituent à elles, créant
à leur tour d’autres idées actives dont l’âme est la cause114.
De ces affects joyeux nous pouvons par la suite former des
idées plus générales des convenances qui dépassent celles de
notre propre corps et d’un corps extérieur, pour aboutir à une
connaissance par notions communes parfaitement adéquate
où il nous est possible de voir au-delà des disconvenances im-
médiates entre deux corps (le poison et le corps empoisonné,
par exemple) leur convenance à un plan plus large. Il suit de
là que les idées formées quant à la structure et la finalité de la
nature sont de toute autre nature que celles formées dans la
perspective réduite et erronée de la connaissance inadéquate.
Il est donc primordial d’accorder de l’attention au fait que
la connaissance adéquate, connaissance du second genre, ne
consiste aucunement en un abandon de ce que nous perce-
vons par le corps: la Raison, qui est notre capacité d’appré-
hender les liens entre les choses de la nature, n’est pas une
faculté abstraite se détachant des perceptions physiques,
mais au plus haut point une faculté mentale qui sait faire
bon usage de celles-ci115. Cette remarque est d’autant plus
importante qu’elle permet de comprendre le cheminement
fait par Spinoza dans l’élaboration de la théorie de la con-

177
philosophie de la puissance …

naissance depuis la rédaction du Court Traité et du Traité de


la Réforme de l’Entendement. Dans le Court Traité, Spinoza
distinguait trois genres de connaissance. Le premier genre
est appelé «croyance seule»116 ou «opinion»117 et relève de
l’imagination et de l’ouï-dire; le deuxième, «croyance vraie»,
et la troisième, «connaissance claire»118. Ces trois genres peu-
vent, bien entendu être rapportés aux trois genres de connais-
sance que Spinoza distingue dans l’Éthique. Néanmoins, la
différence, surtout au niveau de la connaissance du second
genre, est importante. Certes, la raison qui y est à l’œuvre
«n’a jamais trompé ceux qui en font bon usage»119, or elle
demeure de l’ordre de la croyance puisque «les choses que
nous saisissons par la seule raison ne sont pas vues par nous,
mais nous sont seulement connues par la conviction.»120 Il
s’ensuit que la connaissance est juste, mais ne jouit pas du
même statut d’adéquation incontestable que Spinoza lui re-
connaîtra dans l’Éthique. L’expérience empirique de la raison
lors de l’application de la règle de trois dans le passage cité du
Court Traité est nettement moins valorisante que l’expérience
constructive de la raison lors de la formation des idées des
notions communes: ce n’est que dans l’Éthique que Spinoza
élabore la théorie des notions communes, qui, outre la valeur
incontestable qu’elles confèrent à l’affectivité corporelle, sert
de fondement vital pour la compréhension du passage entre
idées inadéquates et idées adéquates. Les notions communes,
loin de former un raisonnement abstrait sont ancrées dans
la réalité naturelle la plus profonde, dessinant les liens et les
affinités entre les choses et représentent à ce titre des rapports
réels entre les modes et les individus existants. Elles tracent
les rapports entre les choses vivantes, faisant par là aussi
comprendre l’infinie variation des possibilités de rapports
et constituent bien en ce sens un savoir biologique au plus
haut point. Dans le Traité de la Réforme de l’Entendement,
la théorie de la connaissance semble bien avoir beaucoup
progressé121 puisqu’il y a une plus grande notion de l’activité

178
chapitre v

de l’âme lors de la perception et l’intellection. Ici, Spinoza


parle de quatre «modes de perception» différents122 dont le
troisième correspond à la connaissance du second genre dans
l’Éthique: ici, «il y a une perception où l’essence d’une chose
se conclut d’une autre chose, mais non adéquatement, comme
il arrive ou bien quand, d’un effet, nous faisons ressortir la
cause ou bien qu’une conclusion se tire de quelque caractère
général toujours accompagné d’une certaine propriété.»123
Nous voyons bien que, bien qu’il semble que Spinoza y ait
déjà une idée des propriétés des choses comme l’expriment
les notions communes, l’adéquation n’en est pas comparable.
Aussi conclut Spinoza, au sujet de ce troisième mode, qu’en
«quelque manière il nous donne l’idée d’une chose et aussi
nous permet de conclure sans danger d’erreur; il n’est cepen-
dant pas par lui-même un moyen d’atteindre à notre perfec-
tion.»124 Dans la lumière de l’analyse des textes de l’Éthique,
nous pouvons ainsi pleinement comprendre l’importance et
la valeur de la théorie des notions communes.

f) L’activité de la Raison: sélection et évaluation


Les possibilités de la connaissance adéquate sont ainsi énon-
cées. D’une part, nous avons pu déceler la part positive qui
revient à la connaissance inadéquate125 en ce qu’elle constitue
toujours une affirmation bien que confuse de l’existence ac-
tuelle du corps ainsi que du monde extérieur, et en ce qu’elle
n’empêche pas nécessairement une perception relativement
juste de la nature. D’autre part, nous avons vu comment il
est possible qu’une passion joyeuse se transforme en action126
c’est-à-dire comment une idée inadéquate peut se transformer
en, et être remplacée par une idée adéquate dont l’âme est la
cause adéquate, et cela par l’augmentation de puissance qui
suit d’une passion joyeuse qui seconde notre persévérance à
exister. Les notions communes nous permettent bien de nous
situer dans ce que nous sommes dans le monde qui nous en-
toure, et nous permettent aussi de l’appréhender avec adéqua-

179
philosophie de la puissance …

tion. Cependant, il est certain qu’une connaissance de ce type


(qui reste déductive, et n’est pas «intuitive») ne nous permet
à aucun moment de connaître une chose par son essence sin-
gulière127, autrement dit de connaître une chose par sa défi-
nition, par son identité propre: la connaissance d’une chose
singulière, et ce non seulement dans les rapports exacts qu’el-
le compose avec les autres modes, est réservée à la connais-
sance du troisième genre appelée la «Science intuitive»128qui
perçoit les choses immédiatement et non médiatement. En
revanche, la connaissance par notions communes ainsi dé-
finie nous permet de comprendre l’évolution d’un individu,
sa progression parmi les autres modes dans la nature, et de
comprendre de quelle façon cette connaissance implique né-
cessairement une amplification et un épanouissement de son
existence. Elle nous permet également de comprendre en quoi
consiste à proprement dire la Raison spinoziste: «La Raison
ne demande rien qui soit contre la Nature, elle demande donc
que chacun s’aime lui-même, cherche l’utile propre, ce qui
est réellement utile pour lui, appète tout ce qui conduit réel-
lement l’homme à une perfection plus grande et, absolument
parlant, que chacun s’efforce de conserver son être, autant
qu’il est en lui.»129
Nous pouvons en toute sécurité affirmer que la connais-
sance n’est pas quelque chose que nous pouvons acquérir
comme un bien extérieur à nous, et au sein de laquelle nous
progresserions tranquillement afin d’atteindre un niveau
maximum constituant le salut: une idée adéquate ne nous met
pas à l’abri d’une passion si nous sommes fortement affectés,
et nous le serons nécessairement à un moment donné. Nous
pouvons dès maintenant dire, de même, en raison de la cons-
titution de la raison, que la connaissance vraie130 implique un
travail et un effort perpétuels: si le passage de la joie passive
à la joie active ne saurait consister dans l’accumulation des
passions joyeuses, mais réside en un changement subtil de la
capacité d’appréhender notre puissance de penser, il s’ensuit

180
chapitre v

que nous serons toujours obligés d’effectuer ce travail ou cet


effort. Même si nous savons toujours déjà que nous sommes
éternels d’une façon très précise131, et que nous possédons
toujours déjà toute notre capacité de connaître au départ132,
nous n’apprenons pas à connaître comme on apprend une
leçon, mais nous apprenons par contre à gérer les moyens
qui nous constituent de façon à ce qu’ils s’épanouissent au
mieux. La Raison spinoziste peut ainsi être conçue comme
l’outil principal133 à travers lequel nous nous resituons en
tant que modes parmi d’autres modes: elle est ce qui permet,
avant tout, de trouver les affinités et les corrélations au sein
de la Nature ou du monde. En d’autres termes, c’est bien
la Raison qui permet à l’humain de se situer dans la nature
comme en faisant pleinement partie — c’est tout le contraire
d’une tradition philosophique d’origine platonicienne où la
Raison doit arracher l’homme de sa condition naturelle, lui
inventer une autre provenance et un autre destin. A ce titre,
la raison spinoziste doit être comprise comme un mouvement
de sélection et de composition. Certes, nous cherchons à
tout moment, même lorsque nous sommes tout à fait déter-
minés par l’extérieur, à persévérer dans l’existence, et par là
même, nous cherchons ce qui nous semble utile et l’appelons
«bon»; «mauvais» ce qui au contraire nous est nuisible et
empêche notre conservation et notre capacité de penser134.
Cependant, tant que nous agissons en fonction des idées in-
complètes, dans la connaissance inadéquate de ce que nous
sommes, de ce dont nous avons besoin, et de la façon dont il
est réellement utile que nous poursuivions notre existence, il
se peut très souvent que nous nous trompions: comme nous
n’avons d’idée qu’incomplète c’est-à-dire de certaines parties
seulement et non de la totalité de notre corps, nous jugeons
bonnes un certain nombre de choses qui en définitive ne con-
viennent pas avec l’ensemble que nous constituons135. Même
si nous pouvons être assurés que la joie est toujours bonne
en tant que telle136, puisqu’elle augmente notre puissance, il

181
philosophie de la puissance …

n’en reste pas moins que si cette joie concerne uniquement


une petite partie de notre corps, la composition des rapports
de l’ensemble s’en trouve modifiée en un sens qui n’est pas
nécessairement dans l’accroissement de la puissance par rap-
port à l’ensemble: Spinoza donne un exemple très simple qui
est celui du chatouillement137: ici, le corps est affecté partiel-
lement, et cette affection est si forte que le corps ne peut être
affecté par ailleurs. Le chatouillement constitue de la sorte
une affection que ne fait pas maintenir le bon rapport entre
les parties du corps qui la constituent, et est à ce titre néga-
tive138. Toute l’analyse que fait Spinoza des affections, ana-
lyse que nous avons déjà qualifiée de généalogique139, vise à
démontrer comment les affections peuvent être décomposées
selon leur causalité, et comment elles nous procurent une joie
véritable ou au contraire une tristesse et une diminution de
notre puissance: la colère et la vengeance, quand bien même
nous arrivons à imposer notre désir à autrui, ne compren-
nent pas de joie mais au contraire une tristesse140, il en va de
même pour la pitié et bien d’autres affections qui a priori ne
semblent pourtant pas mauvaises: la commisération est une
tristesse qui nous empêche d’agir, et l’apitoiement n’a jamais
apporté d’aide réelle à qui que ce soit141. De même, le repentir,
bien qu’étant considéré comme une grande vertu chrétienne,
n’est qu’une double tristesse puisque, d’une part, nous nous
sommes crus libres en agissant ainsi ce qui témoigne d’une
mauvaise compréhension des choses (et donc d’une passivité
qui implique une certaine tristesse), et d’autre part, notre ac-
tion nous attriste après.142 Le rôle de la raison est très précis
ici: si nous parvenons à comprendre les choses non pas à par-
tir de la perspective limitée où elles se présentent à nous, dans
leur enchaînement successif et chronologique, mais dans une
perspective plus vaste, englobant la totalité de la nature (et ce
non pas en remontant à l’infini leur causalité effective, ce qui
est inutile aussi bien qu’impossible, ce que nous savons déjà)
en tant qu’ensemble rempli d’effets nécessaires, où chaque

182
chapitre v

chose n’est autre qu’un mode déterminé de la substance, et à


ce titre nécessaire et éternel, il s’ensuit que nous serons aussi
à même de rechercher les choses qui nous conviennent véri-
tablement, totalement et non partiellement. La Raison spi-
noziste est ainsi à ce stade à comprendre comme un principe
d’hygiène de vie; principe d’évaluation de la valeur effective
d’une chose pour nous, principe à partir duquel nous pou-
vons effectivement commencer à parler de valeurs morales,
celles-ci étant définies non pas comme des valeurs inhéren-
tes à telle ou telle chose ou même à la nature entière, mais
des valeurs on ne peut plus perspectivistes à partir desquelles
nous réglons notre conduite. Nous n’insisterons pas ici sur
l’utilité d’une conduite par la Raison par rapport à la société,
comme nous aurons l’occasion de développer ce point ulté-
rieurement en le confrontant à la pensée nietzschéenne. Bor-
nons-nous à dire, pour le moment, que Spinoza fonde toute
sa pensée de la société sur la Raison en tant qu’elle est ce qui
permet de distinguer les convenances et les disconvenances
dans les rapports: effectivement, la Raison, qui conçoit les
choses à partir des notions communes, considère l’individu
à partir des propriétés qui le lient aux autres individus, et
tente de sauvegarder, dans la mesure du possible, les choses
qui conviennent pour tous les individus: en effet, c’est «dans
la mesure seulement où les hommes vivent sous la conduite
de la Raison {qu’}ils s’accordent toujours nécessairement en
nature»143 puisque la Raison nous fait agir en vertu de ce
qui nous est commun144. La paix entre hommes est une sau-
vegarde de la puissance propre à chacun de persévérer dans
l’existence, et l’obéissance aux règles de la société civile dé-
mocratique145 n’a pas d’autre but que de permettre à chacun
de poursuivre ses occupation en toute quiétude146. Ménager
sa vie en fonction de ce que la raison enseigne, c’est-à-dire
rechercher toute chose qui nous soit réellement utile et qui
fasse croître notre puissance, c’est donc agir et penser à partir
du savoir que toute chose est nécessaire, — et ce non pas de

183
philosophie de la puissance …

façon fataliste ou résignée147, mais au contraire de la façon la


plus pleine et joyeuse qui soit: si je comprends les choses dans
un contexte plus universel, il s’ensuit que je me comprends
moi-même de la même manière.
Le mouvement de la connaissance du deuxième genre
dessine ainsi un schéma d’action qui a une efficacité double.
D’une part, l’idée adéquate que constitue la connaissance par
notions communes constitue une véritable conversion dans
notre capacité d’affections qui, de passive, peut devenir acti-
ve. L’idée adéquate est celle qui découle de la propre capacité
de penser de l’âme qui, dès lors qu’elle est à même de com-
prendre les affections non pas comme des effets d’une fatalité
subie, mais comme le résultat d’une expression nécessaire et
déterminée d’une chose par rapport à son corps, formera par
conséquent des idées pour agir sur cette affection. Celles-ci
sont de nature foncièrement différente de celles qui décou-
laient des idées inadéquates. L’action de l’âme, traduite par
les actions du corps, se base dès lors sur une connaissance
réelle de la capacité d’agir véritable de l’individu en question:
c’est pourquoi il importe de connaître autant notre puissance
que notre impuissance: «il est nécessaire de connaître tant
l’impuissance que la puissance de notre nature, afin que nous
puissions déterminer ce que peut la Raison et ce qu’elle ne
peut pas pour le gouvernement des affections»148. Nous se-
rons actifs dans la seule mesure où nous nous comporterons,
par rapport aux affections qui sont, de toute façon, incon-
tournables, selon le degré de puissance qui nous est inhérent.
Sachant que la force d’une affection dépend de la puissance
de la chose affectante149, nous ne serons plus dans l’illusion
de la liberté de choix dans une situation donnée, mais sau-
rons mesurer notre pouvoir d’action précise — joyeusement,
sereinement.
Or, l’action, au sens spinoziste, peut ainsi se traduire de
multiples façons: l’action ne consiste pas nécessairement en
un mouvement destiné à agir sur une chose extérieure, mais

184
chapitre v

peut tout aussi bien être une façon ou de s’y soumettre, ou


de l’éviter; ainsi, dit Spinoza, «dans un homme libre donc la
fuite opportune et le combat témoignent d’une égale fermeté
d’âme; autrement dit, l’homme libre choisit la fuite avec la
même Fermeté d’âme, ou présence d’esprit, que le combat.»150
L’action n’est pas autre chose que de se conduire dans une
situation donnée en connaissance de cause de notre propre
puissance eu égard à la puissance de la chose qui nous affec-
te. Cela signifie que la connaissance adéquate n’est à aucun
moment un savoir théorique ou discursif: pour Spinoza, il
est très clair que non seulement le passage de la connais-
sance inadéquate à la connaissance est possible, et ne tient
pas d’une révélation miraculeuse mais est au plus fort ancré
dans notre propre capacité d’être affectés, mais qu’en plus,
cette connaissance se traduit de façon tout à fait pratique.
Les idées adéquates que nous formons nous font percevoir le
monde de façon très différente de celle que nous donnent les
idées inadéquates, et elles rompent effectivement le schéma
de passivité et de ballottement auquel nous sommes livrés
tant que nous n’avons que des idées inadéquates, puisqu’elles
nous rendent capables d’agir selon notre puissance véritable,
et non plus fictive et imaginaire. L’analyse des affections dans
les livres III et IV de L’Éthique n’a d’autre visée que de mettre
en lumière ce qui, dans les affections diverses, se rapporte
à la passivité et à l’action, ainsi que de montrer comment il
peut se faire qu’une même affection puisse être conçue ou
comme passion, ou comme action suivant qu’elle est liée à
une idée inadéquate ou une idée adéquate151. De même, no-
tre corps étant de composition très complexe, nous pouvons
être affectés par une même chose de manières très différentes,
suivant l’ensemble des circonstances où l’affection se produit:
«un seul et même corps est mû de différentes manières en
raison de la diversité des corps qui le meuvent»152, et par con-
séquent, les affections d’un individu diffèrent largement de
celles d’un autre individu153. La raison consiste donc aussi en

185
philosophie de la puissance …

un apprentissage de la multiplicité inhérente à chaque chose,


empêchant que nous lui attribuions une valeur morale inhé-
rente154. Par suite, le livre V traite, dans les vingt premières
propositions, exclusivement de la possibilité d’instituer une
règle de vie conforme à la raison, c’est-à-dire en fonction des
idées adéquates de la connaissance du deuxième genre. La
connaissance par la raison constitue ainsi une façon de perce-
voir le monde différemment: par la raison, nous savons que
toute chose est nécessaire, et cette nécessité est dès lors vécue
non comme une contrainte mais comme la liberté véritable
de déployer son être155: agir selon la puissance qui est propre
à chaque être n’est rien d’autre que de vivre conformément
à l’essence, et de réduire au minimum la détermination ex-
trinsèque. La raison constitue aussi une affirmation incon-
ditionnelle autant de soi que de toute autre chose: connaître
les choses en tant qu’expressions de la substance, c’est aussi
affirmer l’ensemble de la coexistentialité modale.
La connaissance du deuxième genre ainsi élucidée, il ap-
paraît qu’elle est fondamentalement différente de la connais-
sance du premier genre — et ce, bien plus dans l’Éthique
que dans les textes précédents. La connaissance du premier
genre est effectivement considérée comme l’unique source
d’erreur156, tandis que la connaissance du deuxième genre
est toujours adéquate et ne saurait rebasculer dans des idées
confuses. Cependant, elle reste liée à la connaissance inadé-
quate: il y a une réelle progression entre les deux sortes de
connaître, puisque les idées des notions communes ne peu-
vent se former indépendamment d’une affection qui est une
passion joyeuse au départ. Autrement dit, il est remarquable
de constater que la connaissance adéquate du deuxième genre
n’en est pas moins une connaissance de et par le corps, qui
prend ainsi la forme d’une puissance véritable, et n’est en
rien considérée comme une entrave à la pensée. Par là nous
pouvons aussi comprendre comment s’articule la pensée de
Spinoza quant à l’évaluation des passions: à aucun moment il

186
chapitre v

ne s’agira de les enrayer définitivement, d’une part parce que


ce n’est pas possible, puisque nous serons toujours contraints
en une certaine mesure d’être déterminés par l’extérieur157, et
que la puissance des choses qui nous affectent nous dépassera
toujours à un certain moment158: ainsi, «l’homme est tou-
jours nécessairement soumis aux passions»159 D’autre part,
le véritable objet de la théorie des passions a pour but de
les transformer en connaissance de notre propre puissance.
Une passion cesse d’être une passion sitôt que nous en for-
mons une idée distincte et adéquate160: nous ne sommes pas
moins déterminés par la réalité de notre corps, mais c’est en
comprenant de quelle façon que nous sommes déterminés par
elle que nous rentrons en possession de nos facultés d’agir.
La passion n’est donc pas combattue, mais analysée: elle fait
partie intégrante de notre condition d’exister, mais si elle
est comprise, elle n’est plus subie. Il est donc remarquable
de constater comment toute l’entreprise spinoziste consiste à
affirmer notre pleine appartenance physique, existentielle et
relationnelle: nous sommes une seule réalité, corps et idée de
ce corps, et c’est en intégrant complètement cette identité que
nous parvenons à remplir notre condition humaine. L’entre-
prise philosophique est ainsi à comprendre comme une entre-
prise existentielle, une réintégration de la façon la plus totale
de notre identité physique et mentale à la fois.
L’adéquation de la connaissance du deuxième genre restant
incontestable, il n’empêche qu’elle présente, d’une certaine
façon, des limites. La Raison spinoziste réside dans la dé-
couverte et l’élaboration des notions communes: ce sont elles
qui garantissent le passage de la connaissance inadéquate à
la connaissance adéquate. Or, les notions communes restent
représentatives d’une certaine extériorité: elles déterminent
et font comprendre les liens et les rapports entre les choses,
mais jamais la chose en elle-même: ce qui est commun au tout
et aux parties ne constitue effectivement l’essence d’aucune
chose161. Il nous semble, en raison de cette extériorité pour-

187
philosophie de la puissance …

tant adéquate, pouvoir affirmer une affinité certaine et per-


sistante entre les connaissances des deux premiers genres:
elles concernent effectivement le même plan de la réalité; où
la connaissance par la Raison constitue une éducation et un
affinement de nos facultés naturelles. Ontologiquement dif-
férentes, puisque procédant par une causalité différente, elles
restent ainsi néanmoins liées. Le passage du second genre
de connaissance au troisième est, en revanche, d’une toute
autre nature. Cette dernière est précisément la connaissance
des réalités singulières, ou de l’essence singulière de chaque
chose, et fonde réellement la garantie de l’éternité de chaque
chose. Cette connaissance, que Spinoza appelle la suprême
vertu de l’âme162 sera l’objet de notre analyse au prochain
chapitre. Pour le moment, il nous faut mettre en relation le
déploiement de la connaissance spinoziste avec la conception
nietzschéenne de la connaissance, en prenant comme base
pour une réflexion conjointe, les données de l’imagination, le
corps et l’articulation de la passion et de l’action.

2.
B) Nietzsche: Le problème de la connaissance
Dès le premier chapitre nous avons pu établir un certain nom-
bre de points fondamentaux concernant la problématique de
la connaissance chez Nietzsche, et dans quelle mesure elle était
liée à la même problématique chez Spinoza. Nous savons que,
comme chez Spinoza, la connaissance nietzschéenne est, dans
un premier temps, avant tout liée à une perception par le corps,
celui-ci étant non pas une entité mécanique reflétant de façon
plus ou moins fidèle une réalité extérieure fixe et certaine, mais
au contraire, la mesure dynamique de notre propre pouvoir
d’être affectés et par là même, de penser. La problématique de
l’homme au sein de l’immanence telle que nous l’analysons au

188
chapitre v

cours de notre travail, nous oblige à présent, au-delà de cette


constatation, à formuler la question de la connaissance dans
des termes plus spécifiques: basés sur la corporéité et sur le
fonctionnement du corps par rapport au monde, les critères
de la connaissance nietzschéenne sont avant tout de l’ordre de
l’évaluation, de l’interprétation et de la création; aucunement
l’acquisition d’un savoir objectif relatif au monde extérieur.
Pour cette raison, le question se pose de façon tout à fait
nécessaire de savoir si nous pouvons maintenir le terme de
«connaissance» pour désigner l’activité humaine dans sa con-
ception nietzschéenne, d’autant plus qu’il apparaît qu’une très
grande partie des textes de Nietzsche sont consacrés à une cri-
tique aiguë de cette notion. L’analyse de la connaissance chez
Spinoza met en lumière deux point fondamentaux. Première-
ment, que toute activité humaine était d’une certaine façon
une forme de connaissance163 — toute pensée concernant le
soi ou le monde implique la formation d’une idée, quelle que
soit son adéquation — et que la connaissance, même sous la
forme la plus mutilée et inadéquate qui soit, témoignait d’une
activité essentielle. Deuxièmement, que la connaissance, dès
le moment où elle sera adéquate, consistera en la construction
d’une idée dont la structure inhérente devra correspondre à sa
propre vérité: en d’autres termes, si, d’emblée chez Spinoza,
la connaissance en tant que telle est possible et nécessaire en
raison du parallélisme absolu entre l’attribut de l’étendue et
l’attribut de la pensée, le critère de la connaissance «vraie»
n’est cependant pas basé sur cette adhérence fondamentale.
Ce qui est en jeu, c’est la cohérence et la productivité de la
pensée en tant que telle; cette pensée exprimant à son tour la
cohérence et la complexité de la chose dont elle est l’objet. Il
n’est pas abusif, à ce stade, de faire des parallèles importants
avec la pensée nietzschéenne sur ces deux points: Nietzsche
ne réfutera jamais l’idée selon laquelle la connaissance cons-
titue l’activité la plus profondément humaine et est, par là,
comme nous allons le voir, la mesure de notre capacité à vi-

189
philosophie de la puissance …

vre, à croître et à augmenter notre puissance164, De même,


le critère de la connaissance «vraie» ne saurait pas d’abord
être celui de la concordance entre idée et objet, mais résidera
dans la force créatrice et productrice de la pensée. Cependant,
Nietzsche est de loin plus radical que Spinoza: s’il ne refuse
pas l’idée d’une concordance possible entre l’idée et son objet,
cette concordance demeure cependant hasardeuse et surtout
impropre à fonder une théorie de la connaissance, et ce, tout
d’abord, parce que le désir d’une telle concordance témoi-
gne d’un désir finalisant et anthropomorphique et ne saurait
correspondre à une réalité effective165. Ce qui restait un fait
de base chez Spinoza est ainsi ravalé au niveau du fantasme
improbable chez Nietzsche, ce qui réduit beaucoup les pos-
sibilités de ce qui est communément appelé «connaissance».
L’analyse de la pensée de Nietzsche devra dès lors emprunter
un autre chemin: celui de l’investissement de la critique que
Nietzsche fait à la connaissance métaphysique et idéaliste. A
partir de l’évidence de la corporéité, Nietzsche posera la ques-
tion de ce que signifie la connaissance ou plus précisément, ce
que signifie le désir de la connaissance. L’examen consistera
donc premièrement dans une analyse des mobiles de la con-
naissance: quels sont les instincts qui sont en jeu derrière ce
mot ? La critique nietzschéenne révélera la nécessité d’instau-
rer un nouveau rapport entre les notions de connaissance et
de vérité, de même qu’entre les notions de vérité et d’erreur:
effectivement, Nietzsche montrera de quelle façon la connais-
sance sera liée à l’utilité avant la vérité. Mais au-delà de la cri-
tique de la connaissance, l’analyse nietzschéenne s’épanouira
dans l’approfondissement d’une véritable redéfinition de la
connaissance, dévoilant un rapport essentiellement différent
au monde. Ce rapport est celui de l’homme connaissant et
évaluateur à la vérité, celle-ci étant comprise comme fonda-
mentalement différente de celle qui est reliée à la notion d’uti-
lité. A travers elle, le destin humain pourra enfin se définir
comme fort, affirmateur et créateur.

190
chapitre v

a) La connaissance: corporéité et conscience.


Inversion des valeurs primaires.
La réflexion sur la problématique de la connaissance chez
Nietzsche signifie dans un premier temps une immersion dans
un appareil critique à facettes multiples. Afin de ne pas se
perdre dans la complexité d’une argumentation où les nom-
breux points pourraient conduire à constater des paradoxes,
il importe avant tout de savoir si, parlant de la connaissance,
nous parlons d’une activité fondamentale du corps ou de la
connaissance en tant que concept. En d’autres termes, il con-
vient de distinguer entre ce que traduit cette activité, et ce
que nous voulons lui faire signifier. Il apparaît rapidement
que seule une approche de la connaissance comme activité du
corps peut nous faire pénétrer dans la critique nietzschéenne:
effectivement, si nous partons du point de vue de la significa-
tion de la connaissance en tant que telle, un certain nombre
de textes nous arrêtent dans une impasse d’où il est difficile de
sortir si nous n’avons au préalable la structure de la connais-
sance corporelle. L’impasse, c’est Nietzsche lui-même qui la
définit: la connaissance devra dès le départ être virtuellement
impossible à cause de la séparation ontologique de la pen-
sée et de l’être qui nous condamne à ne rien pouvoir penser
«de ce qui est».166 Cependant, un regard rapide sur l’analyse
précédemment menée (cf. ch. I) nous permet d’approcher le
problème différemment si seulement nous convenons de le
faire à partir du point de vue du corps. C’est que Nietzsche,
établissant le corps et la pensée comme des systèmes de forces
complexes à aspects multiples et variables, ne niera pas qu’il
puisse y avoir une rencontre entre la sphère de la pensée et
le monde: si une telle rencontre était exclue, cela signifierait
que Nietzsche attribuerait à la pensée et au monde deux sor-
tes d’être différents, ce qui serait absurde. Au contraire, ainsi
que nous le savons, la pensée aussi bien que les constellations
d’énergie que sont les choses expriment un même principe qui
se comprend sous le nom de Wille zur Macht Dès lors, ce qui

191
philosophie de la puissance …

est principalement exclu de la pensée de Nietzsche, c’est qu’il


puisse y avoir une concordance univoque entre la pensée et le
monde en raison de la structure fondamentalement multiple
et variable des deux. Nous avons déjà déterminé la connais-
sance comme une activité de perception, réactions immédia-
tes ou éloignées mais toujours fragmentaires, à de multiples
sollicitations constantes à l’intérieur et à l’extérieur du corps:
la connaissance, c’est le résultat d’une rencontre, un état de
choc proprement dit, et en tant que telle, il est impossible
de soutenir qu’elle rende compte d’une quelconque réalité
dite objective: premièrement, le corps lui-même n’est pas une
identité fixe et stable sur laquelle s’imprimeraient les stimu-
lations extérieures, mais au contraire un système mouvant,
vaste réseau de principes actifs et réactifs167; deuxièmement,
le monde en tant que tel n’offre aucune prise puisqu’il n’est
pas plus stable et identique à lui-même que le corps qui en
fait partie168. Loin d’être une mécanique simple et connue,
notre corps lui-même constitue une première réalité dont
nous ignorons passablement non seulement les agissements
et les fondements, mais encore, les capacités et l’infinie di-
versité. Cela signifie que nous sommes constamment mus
et à proprement dire touchés d’une infinité de façons à tout
instant: comme Spinoza, Nietzsche reconnaît avant tout la
complexité de la structure du corps dans les multiples façons
perpétuellement variables dont le monde agit sur nous: cette
complexité, nous n’en saisissons qu’une toute petite partie,
des fragments. Bon nombre de sollicitations extérieures font
à tout moment réagir le corps, dont les mouvements sont de
loin trop fins et trop rapides pour que nous ayons le temps de
les saisir avec notre capacité de penser169. Ce qui nous par-
vient, ce que nous arrivons à formuler, ce ne sont en somme
que les impressions les plus violentes, les plus grossières de
l’action du monde extérieur sur nous. Il en découle de fa-
çon tout à fait évidente un décalage entre ce qui se présente
effectivement à nous, et ce que nous en percevons, décalage

192
chapitre v

premier qui est immédiatement redoublé dès lors que nous


traduisons en pensée ses impressions, les formulons, et en ti-
rons des conclusions concernant tant notre propre être que
le monde extérieur: c’est pourquoi Nietzsche peut dire que
«nos sens imitent la nature en contrefaisant celle-ci toujours
davantage»170. Or, cette imitation présuppose d’abord une ré-
ception, ensuite une «transposition continue de l’image per-
çue en mille métaphores, toutes efficaces»171: la connaissance
au sens de perception est donc impensable sans cette multiple
transposition métaphorique. En somme, ce que nous appe-
lons avec une infinie prétention «connaissance» n’est qu’un
tissu fragmentaire de pensée qui ne rend compte d’aucune
autre chose si ce n’est l’enregistrement du fait qu’il y a eu
une affection, une réaction du corps par rapport à une solli-
citation extérieure: Nietzsche parle ainsi de la connaissance
comme une «forme creuse» imprimée sur nous172. Mutilée en
tant qu’elle est incomplète au départ, la pensée mutile ainsi à
son tour les objets de sa connaissance: ignorant ses propres
manques, elle érige rapidement en principes d’identité ce qui
au départ ne constitue qu’une trace de perception: «le fait de
connaître est seulement le fait de travailler sur les métaphores
les plus agréés, c’est donc une façon d’imiter qui n’est plus
sentie comme imitation.»173
La double activité métaphorique du corps et de l’esprit
renverse ainsi d’emblée le débat traditionnel concernant la
mauvaise fiabilité des sens physiques; conception qui remonte
au-delà de l’époque de Platon même si c’est d’abord lui qui
a érigé en système une dévalorisation du corps reprise avec
succès par le christianisme. En réalité, c’est déjà à Parménide
que Nietzsche attribue la division initiale entre l’âme-intellect
et le corps sensoriel, division qui pèse «comme une malédic-
tion sur la philosophie»: en effet, Parménide n’attribue-t-il
pas la conception du devenir aux seuls témoignages néfastes
des sens: «ne vous fiez pas uniquement à la vue grossière,
commandait-il alors, ni à l’ouïe abasourdie, ni à la langue,

193
philosophie de la puissance …

mais soumettez les choses à l’épreuve de la seule force de la


pensée!»174 Ainsi, Parménide opère une critique décisive con-
tre l’appareil cognitif, et détruit par la même occasion la force
de l’intellect qui, privé de la richesse des témoignages du sens,
sera réduit à une conception stérile et vide, fabriquant doré-
navant des vérités «résidant exclusivement dans les générali-
tés les plus pâles, les plus abstraites, dans les coquilles vides
des mots les plus imprécis.»175 De cette opération résulte aussi
la persistance fantomatique de la philosophie de ne pouvoir
compter avec les sens, mais de ne pas d’avantage pouvoir
compter sans eux: comme une ombre occultée, ils pèseront
lourdement sur toute la philosophie à venir, la rendant exsan-
gue, fatiguée, prompte à la haine nihiliste. Nietzsche retourne
cette situation à l’envers: certes, les sens dont nous disposons
sont trompeurs dans la mesure où ils ne reproduisent jamais
un état de choses extérieur de façon exacte en tant que sen-
sation: effectivement, le corps est réducteur dans la mesure
où il sélectionne à tout moment violemment entre toutes les
sollicitations extérieures ce à quoi il est capable de répondre,
dans la mesure de ses propres capacités.
Or, premièrement, c’est une fiction de premier ordre de pen-
ser qu’il existe un extérieur stable et fixe qui s’offre à nous:
ce que nous appelons le monde, dans toutes ses apparences,
n’est rien d’autre qu’une multiplicité des expressions de la
volonté de puissance, autrement dit, des formes variables et
changeantes des rapports entre principes actifs et réactifs, des
forces dominantes et dominées qui sont en rapport continuel:
il est un «monde de relation», dont l’essence est d’avoir un
«être» changeant selon chaque point de vue, ainsi, «il pèse sur
chaque point, chaque point lui résiste — et, en tout cas, tout
cela s’additionnant ne concorde absolument pas.»176. Ce qui
s’offre à nous, ce sont des rapports et des variations d’intensi-
té, complexité à laquelle nous participons à tout moment à la
mesure de nos propres constellations de puissance — non pas
des phénomènes observables pour un esprit retranché177. Cela

194
chapitre v

signifie que tout rapport entre le corps et le monde extérieur


est toujours déjà un rapport de composition, évaluation, ten-
tative de rétablissement d’une force supérieure sur une force
plus faible178. Autrement dit, le corps, lorsqu’il réagit à une
sollicitation extérieure est toujours déjà en train d’évaluer et
de composer sa propre force par rapport à ce qui le sollicite:
toute réaction, et de même toute action, constitue déjà avant
même d’être menée à terme une sélection, une réécriture mé-
taphorique de ce qui se présente à lui à un moment donné. Il
en découle ainsi avant tout une infinie richesse: avant même
de parvenir à considérer en pensée ce qui se passe lorsqu’un
corps agit sur le nôtre, le corps ou les sens — bien qu’à la
rigueur, le fait de parler des cinq sens implique déjà une ré-
duction de l’énorme faculté de perception du corps — ont
déjà effectué un travail de dimensions gigantesques: c’est ce
que nous appelons communément l’esprit, notre capacité de
penser, qui est infiniment en retard lorsqu’une pensée est for-
mulée sur ce qui vient d’avoir lieu179. Non seulement les sens
ne sont pas trompeurs au sens propre du mot, parce qu’il n’y
a pas à l’extérieur ni à l’intérieur de nous un état fixe qu’il
faudrait reproduire et traiter, mais de plus, ils sont infiniment
plus puissants que notre capacité à les lire et à les traiter: ils
expriment une richesse que nous ne sommes même pas en
mesure de penser180. Ainsi, dit Nietzsche, nous ne sommes
même pas capables d’imaginer l’étendue de la puissance des
sens, qui sont des instruments d’observation d’une précision
rare: «ce nez, par exemple, dont aucun philosophe n’a en-
core parlé avec respect et gratitude, est même, pour l’instant,
l’instrument le plus fin dont nous disposions: il est capable
de discerner des différences minimales de mouvement que le
spectroscope ne constate pas»181. Ce n’est précisément que
parce que notre capacité de concevoir est plus lente et plus
lourde que notre capacité d’être affectés physiquement que
nous pouvons parler de «tromperie» en ce qui concerne le
corps: inversant les données, nous établissons une primauté

195
philosophie de la puissance …

de la pensée, inventons un monde et une identité de celui-ci


auquel nous tentons de conformer nos impressions physiques.
Cercle vicieux, où la finesse de la perception est toujours déjà
détournée par une capacité mentale qui doit sélectionner en
vue du plus nécessaire, ce qui à son tour implique une dé-
formation grossière où nous prenons pour identique ce qui
est seulement, dans les meilleurs des cas, ressemblance: ainsi,
«notre mémoire repose sur le fait de voir et de prendre les
choses pour identiques; donc sur une vision indistincte; notre
mémoire est originellement de la plus grande grossièreté et
elle considère presque tout comme identique. … Le mouve-
ment du pied en tant que représentation est fort différent du
mouvement consécutif à cette représentation». 182 Devant la
non-correspondance manifeste entre ce que nous pensons du
monde, et ce que notre corps nous en présente, nous jugeons
de l’incapacité et de la faiblesse de notre corps, alors que
c’est exactement l’inverse. Par conséquent, dit Nietzsche, il
est rigoureusement impossible de commencer à parler d’une
possibilité de la connaissance tant que nous ne sommes pas
parvenus à inverser le rapport de la primauté de la pensée
sur le corps183, qui nous donne en réalité tous les outils, tou-
tes les structures dont nous avons besoin pour concevoir en
quoi consiste l’activité de la connaissance: «Tout ce qui arrive
en tant qu’unité à la conscience est déjà monstrueusement
compliqué: nous n’avons jamais qu’une apparence d’unité.
Le phénomène du corps est un phénomène plus riche, plus
clair, plus saisissable: à placer en tête, du point de vue de la
méthode, sans rien chercher à démêler de sa signification ul-
time.»184
En effet, si nous parvenons à inverser la primauté de l’esprit
en faveur du corps, nous n’aurons pas seulement un phéno-
mène riche et subtil à prendre en considération, mais encore,
nous pourrons aussi parvenir à une autre compréhension de
la connaissance et de ce dont elle n’est que le symptôme. Le
corps, dans sa façon éminemment subjective de traiter les im-

196
chapitre v

pressions extérieures (répondant uniquement à ce à quoi il est


capable de répondre, éliminant d’emblée les données qui ne le
concernent pas), nous donne de puissantes indications. Toute
tentative de connaissance, dit Nietzsche, réside dans le besoin
vital d’assimiler un certain nombre de données qui sont utiles
à notre survie, à notre existence. Il ne s’agit pas pour nous de
comprendre le monde, désir tout à fait faussé, compte tenu de
la constitution et de nous-mêmes et du monde en tant qu’ex-
pressions multiples de la volonté de puissance, mais il s’agit
à prime abord de nous approprier ce dont nous avons besoin
pour poursuivre notre existence: l’instinct de connaissance
est un instinct d’assimilation et d’asservissement 185, c’est-à-
dire qu’il s’agit de nous familiariser avec un certain nombre
de choses en vue de pouvoir nous y référer186. Pour Nietzsche,
la question de la connaissance est dramatique parce qu’elle a
toujours été mal posée187: en nous interrogeant sur la possi-
bilité de la connaissance en tant que ressemblance à la réalité
extérieure, nous ignorons le fondement autant de notre propre
être que du monde extérieur, et le résultat auquel nous parve-
nons ne pourra être qu’un tissu d’illusions décevantes, nous
désespérant peu à peu de notre appartenance à un monde que
nous ne comprenons pas et qui de surcroît se dérobe à nous,
laissant choir toute question de sens188. La première question
que Nietzsche nous somme de poser ne doit plus être celle
de la conformité de nos idées à un modèle qu’elles reprodui-
raient, mais bien plutôt celle de nos capacités d’adaptation
au monde duquel nous participons à tout instant. Cette ques-
tion, posée dans le bon sens, nous est déjà dévoilée si nous
prenons en considération le fonctionnement de notre corps.
C’est bien celui-ci qui doit être à la base de notre question-
nement, et non une stérile réflexion sur la puissance de l’idée
de se conformer à une réalité supra-sensible et lointaine: c’est
bien dans le corps que nous devrions avoir confiance, bien
plus qu’en la fiction que constitue le fantasme de notre âme:
ainsi, dit Nietzsche, «la foi dans le corps est plus fondamen-

197
philosophie de la puissance …

tale que la foi dans l’âme»189. A l’affirmation de Spinoza que


nous ne savons même pas de quoi est capable notre corps, et
que, quand bien même nous progresserions dans l’étude de
celui-ci pour nous rendre compte de son infinie puissance,
nous serions toutefois incapables de comprendre comment
les impulsions nerveuses peuvent donner lieu à des pensées,
et des pensées à des actions190, Nietzsche répond: non seu-
lement notre corps, c’est-à-dire l’ensemble de nos instincts,
sentiments et expériences, est de loin plus puissant que notre
capacité à réfléchir, endiguée dans les méandres des opinions
et idées reçues, mais ce n’est qu’en partant de la considération
de ce corps qui nous arriverons à former des idées adéquates
— cela, bien entendu, non pas dans le sens spinoziste, comme
nous l’avons vu, mais adéquates au sens de dynamiques, fé-
condes, capables de nous faire rentrer en relation avec toute
notre puissance, avec le monde qui nous entoure.

b) Vouloir-connaître et vouloir-errer:
la structure fondamentale de la connaissance
Avant tout, le corps réagit et agit par rapport aux stimula-
tions extérieures en vue de se forger une situation correspon-
dant à ses besoins et à ses capacités d’endurance. La vision
physique est ainsi essentiellement perspectiviste: nous ne pou-
vons prendre en compte les choses de façon générale, si tant
est qu’une généralité quelconque puisse même être supposée,
mais seulement à partir de notre situation donnée: c’est bien
notre propre structure et notre propre capacité de perception
qui détermine ce que nous allons comprendre du monde,
ainsi, dit Nietzsche, «nous sommes dans notre toile comme
des araignées, et quoi que nous y prenions, nous ne pouvons
prendre que ce qui veut bien se laisser prendre dans notre
toile»191. Emprisonnés dans notre perspective, nous le som-
mes doublement: d’une part, parce qu’effectivement, nous ne
percevrons jamais les choses qu’à la mesure de nos propres
horizons, c’est-à-dire que notre opinion sur la vue changerait

198
chapitre v

radicalement si la nôtre était plus développée192; mais d’autre


part, nous sommes très restreints dans notre choix d’obser-
vation parce que le corps à travers lequel nous percevons le
monde n’opère que dans un but d’utilité. Dans un texte déci-
sif, Nietzsche donne les clés nécessaires à l’élaboration d’une
analyse de la connaissance: «Pendant des durées formidables,
l’intellect n’a jamais engendré que des erreurs; certaines se
montraient utiles à la conservation de l’espèce; qui les trou-
vait ou les recevait en héritage, luttait avec plus de bonheur
pour soi et pour sa descendance. Ces articles de foi erronés,
transmis héréditairement par la suite des générations, finirent
par devenir une sorte de masse, de fond humains; on admit,
par exemple, qu’il y a des choses qui sont pareilles, qu’il exis-
te des objets, des matières et des corps, qu’une chose est ce
qu’elle paraît être, que notre volonté est libre, que ce qui est
bon pour l’un est bon en soi. Ce ne fut que très tardivement
que se présentèrent des gens qui nièrent ou mirent en doute
ce genre de propositions, et ce ne fut que très tardivement que
surgit la vérité, cette forme la moins efficace des formes de la
connaissance.» 193. Dégageons premièrement trois points es-
sentiels de ce texte. 1° Il apparaît tout d’abord que l’intellect
fabrique des idées, et que ce qu’il fabrique semble être dans
la très grande majorité des cas, des erreurs. 2° L’erreur en
tant que telle n’est pourtant pas mauvaise: certaines se sont
montrées utiles à la conservation de l’espèce, ce qui signifie,
par ailleurs, que la survie ou la propagation de la vie n’est pas
nécessairement liée à une vérité première194. 3° Tardivement,
certaines des erreurs fabriquées par l’intellect sont mises en
question: Nietzsche appelle cette mise en question une ren-
contre avec la vérité qui est, dit-il la forme la moins efficace
de la connaissance. Ces trois points constituent à eux seuls
une matière riche pour notre analyse. Si l’intellect fabrique
des erreurs, c’est que la vie en tant que telle nous paraît in-
saisissable et fuyante. Que cet état de choses soit douloureux
pour nous ne fait aucun doute: nous voudrions tant «un

199
philosophie de la puissance …

monde qui ne se contredirait pas, qui ne trompe ni ne change,


une monde-vérité — un monde où l’on ne souffre pas: con-
tradiction, illusion, changement — causes de la souffrance!195
Effectivement, les erreurs qui se sont montrées utiles à la sur-
vie de l’espèce faisaient, en plus de cet avantage premier, que
l’on luttait avec plus de bonheur pour soi et sa descendance.
Les erreurs fabriquées devaient ainsi être de telle sorte qu’el-
les nous protégeaient de la violence du non-sens chaotique
et accablant que présente l’existence. En réalité, c’est parce
que l’instinct de connaître n’est autre qu’une forme travestie
de l’instinct de conservation196 que l’intellect fabrique selon
toute nécessité des erreurs: l’erreur doit ainsi être comprise
comme une sélection précise, délimitation arbitraire mais non
moins nécessaire d’un vivant. L’acte de connaître consiste en
tout premier lieu dans un acte d’assimiler, d’apprivoiser un
monde extérieur étranger et menaçant, afin de pouvoir nous y
situer: l’acte de connaître consiste à proprement parler à «ra-
mener quelque chose d’étranger à quelque chose de connu»197:
à nous rendre familier ce qui était obscur et menaçant, à nous
rendre habituel ce qui était surprenant. Ce qui est ainsi rendu
familier, nous pouvons le traiter, mieux encore, nous pouvons
composer avec des données que nous avons au préalable dé-
limitées, situées; en un mot, nous pouvons nous servir de ces
données afin de mieux subsister, accroître notre puissance
de vie198. Ce fonctionnement, facilement démontrable dans
un domaine scientifique (toute observation d’un phénomène
naturel montre aisément comment un organisme tend à assi-
miler les substances dont il a besoin, développant une faculté
aiguë de sélection primordiale pour écarter ce qui est nuisible
à sa conservation, recherchant tout aussi immédiatement ce
qui au contraire le rend plus fort, plus résistant, plus présent),
n’est pas seulement l’un des aspects de notre relation au mon-
de, mais régit en réalité l’ensemble de notre fonctionnement.
Schématisation, délimitation — la connaissance n’est autre
que ce besoin de rendre compréhensible un monde qui nous

200
chapitre v

échappe: «Non point «connaître», mais schématiser, — im-


poser au chaos assez de régularité et de formes pour satisfaire
notre besoin pratique.»199
Or, il faut encore se poser la question de savoir en quoi
consistent les erreurs à proprement parler. Il est faux de dire
que ce sont des erreurs de notre propre point de vue, puisque,
selon toute évidence, les valeurs qu’elles échafaudent nous
assurent et la vie, et le bonheur. Ce ne saurait pas non plus
être une erreur que de relever du perspectivisme: nous savons
que nous ne pouvons y échapper, et il n’y a là rien de faux
au sens strict puisque cette connaissance semble correspondre
rigoureusement à ce qui convient pour notre existence. Mais
si nous savons que notre instinct de connaître n’est autre
qu’un besoin vital de nous assimiler le monde afin de pouvoir
y vivre, nous devons aussi savoir qu’à cette fin, nous transfor-
mons, au gré de nos besoins, les données qui se présentent à
nous. Autrement dit, dans le moindre fait, le moindre geste,
la moindre observation, nous avons toujours déjà procédé à
une transfiguration du monde afin que celui-ci corresponde
très précisément à notre vision perspectiviste. Or précisé-
ment, c’est ce que nous ne savons pas, ou du moins, c’est
ce que nous oublions 200 allègrement: au moment de proférer
notre connaissance nouvelle, nous avons déjà oublié qu’elle
n’est qu’un jugement, une évaluation et non une vérité inhé-
rente à la nature. L’erreur, au sens nietzschéen, consiste dans
le détournement immédiat et inconscient du sens du réel: si
le monde nous paraît insaisissable, et que ce fait nous rende
malheureux, c’est que nous supposons, avant même d’établir
une connaissance quelconque, que le monde doit être com-
préhensible, qu’il doit être porteur de sens, en un mot, qu’il
doit être, d’une certaine façon, moral201. Ce que nous dési-
rons, c’est le contraire de ce qui se présente à nous: au lieu
du devenir, nous voulons de l’être, au lieu du passage, nous
voulons la continuité — parce que cela correspond mieux à
l’idée de la vie que nous nous faisons.

201
philosophie de la puissance …

Mais en ceci, l’utilité des erreurs est incontestable — utilité,


dit Nietzsche, qui suffit à elle seule pour que ces suppositions,
ces conjectures acquièrent une valeur de vérité communément
admise: ainsi, que l’identique existe, que la chose et l’être en
soi existent, que le bien en soi existe et ainsi de suite. Nous
assimilons cette connaissance tant et si bien qu’elle devient la
mesure non seulement du monde, mais du vrai en soi. Le ren-
versement de perspective dénoncé par Spinoza lorsqu’il ex-
plique comment il arrive que nous nous prenions pour la fin
dans l’univers, lorsque nous pensons y voir un ordre et une
harmonie et que, à partir de là, cet univers nous paraît par
la suite défaillant dès lors qu’il ne correspond plus à l’image
que nous nous en faisons202, est ici repris au cœur de la pro-
blématique: les jugements et les évaluations que nous avons
faits à partir de notre propre situation ne sont plus reconnues
pour ce qu’ils sont: au lieu d’être des visions possibles, utiles
mais essentiellement situationnelles, ils acquièrent une valeur
d’état de fait, valeur de vérité, exactitude stable à partir de
laquelle le monde devra se former. Les erreurs dont parle
Nietzsche se situent à deux niveaux: premièrement, prendre
pour une vision complète ce qui n’est que fragments de luttes
et de compositions entre les corps, tardivement parvenus à
être formulés par le cerveau pensant. Deuxièmement, ériger
ces fragments en fondement de la nature, les faire valoir pour
universels alors qu’ils ne correspondent à rien de général dans
la nature: double erreur, témoin de notre impuissance de fait:
«Nous pouvons indiquer une série de successions de «l’un
après l’autre» qui conduisent à un but — mais: 1) ce n’est
pas la série intégrale, ce n’est qu’un misérable choix; 2) nous
ne saurions faire de fragments isolés un chaînon de la série,
nous ne savons que plus ou moins qu’il s’en fera un.203 Er-
reurs transmises, erreurs érigées en fondement: les origines
de la connaissance ne sont autres que l’histoire d’une lente
adaptation de la nature à nos propres besoins, alors qu’en
réalité, c’est nous qui nous y adaptons.

202
chapitre v

Les remarques précédentes nous amènent au troisième


point que nous avons souligné dans le texte cité du Gai Sa-
voir. Nous savons à présent que l’intellect fabrique des er-
reurs et qu’il est nécessaire qu’il le fasse: notre mésentente
millénaire sur la nature du monde, de l’être et de nous-mêmes
nous a sécurisé et a rendu possible notre conservation. Or, dit
Nietzsche, lorsqu’enfin ces propositions, depuis longtemps
déjà élevées au rang de la vérité, furent mises en doute, cette
mise en question ne devait pas seulement être singulièrement
douloureuse (et ce, pas seulement pour ceux qu’elle mettait
en doute!) mais de plus, la vérité qui éclate lors de la mise en
doute est la forme la moins efficace de la connaissance. Ce
qui est exprimé n’est rien d’autre qu’une scission définitive
du concept même de la vérité: jusqu’à présent, Nietzsche a
accepté de parler de la vérité en des termes essentiellement
polémiques: critiquant le concept de vérité absolue et inhé-
rente à la nature, il établit la relativité, non dénuée de valeur
bien évidemment, de ce qu’il convient d’appeler la «vérité-
utile»: quand bien même tous nos concepts d’être, de bien, du
monde, du sujet etc. sont essentiellement mensongers c’est-à-
dire exprimant seulement notre point de vue (perspectiviste,
mortel, partial… tout sauf divin), il n’en demeure pas moins
que ce qui a ainsi été élevé injustement au rang de l’absolu
nous a été fortement utile — il est simple de constater que la
majorité des civilisations ont été fondées et maintenues grâce
à ces notions. Nietzsche semblait donc admettre la nécessité
de telles vérités à partir du moment où elles étaient reconnues
pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire non-absolues. Or, lorsqu’il
déclare que la dénonciation de ces vérités relève en réalité
d’une autre vérité, qui devra être qualifiée de «vrai» au sens
le plus nietzschéen qui soit, il apparaît clairement que nous
avons affaire à une toute autre sorte de vérité qui, elle, n’a
rien à voir avec une utilité quelconque. Cette vérité est peut-
être même en opposition à l’utile, puisqu’elle désigne la forme
de la connaissance la moins efficace. En d’autres termes, la

203
philosophie de la puissance …

vérité pour laquelle la critique nietzschéenne doit frayer un


passage, nous paraîtra certainement comme étant tout le con-
traire de que nous voulons que soit une vérité: au lieu d’être
stable, elle sera fuyante, au lieu d’être rassurante, elle sera
décevante, bouleversante, déstabilisante204.
Le mouvement décrit par Nietzsche dans la seule phrase
que nous avons citée est extrêmement complexe et contient
dans sa forme la plus concentrée toute la problématique réel-
le de la connaissance. C’est que la connaissance qui s’instaure
en vue de la conservation de la vie de l’espèce humaine se
révélera, malgré son apparente positivité et utilité, contraire
à la vie: elle la falsifie et la détourne. Or, lorsque la vérité est
connue en tant que désillusion, brisant le pacte de l’homme
avec le monde qu’il a constitué en inventant le bien, l’être et
la raison, cette vérité — qui est certainement plus conforme
au réel — risque fortement d’être paralysante, nihilisante, se
retournant contre la vie du vivant. Autrement dit, dès que
la vérité devra signifier la forme la moins efficace de la con-
naissance, elle ne sera plus en mesure d’assurer le soutien de
l’existence. C’est en vue de la vie, ou plutôt de la survie, que
la connaissance est érigée en vrai et en bien: sa valeur, dès
lors, devra se mesurer à l’échelle de la possibilité de vie qu’elle
construit: effectivement, alors, dit Nietzsche, «la force de la
connaissance ne réside pas dans son degré de vérité, mais
dans son degré d’ancienneté, son assimilation plus ou moins
avancée, son caractère de condition vitale» 205. L’analyse
nietzschéenne aboutit ainsi à la mise en évidence de la double
incohérence dans la théorie de la connaissance telle qu’elle se
présente traditionnellement: d’une part, que celle-ci invente
un monde qu’elle fait passer pour vrai et absolu, et d’autre
part, que le concept de vérité même est tout à fait subordonné
au besoin auquel répond la connaissance. La question posée
ici par Nietzsche est ainsi d’une importance primordiale: si
nous avons besoin de la connaissance pour vivre, et si cette
connaissance est essentiellement fausse au sens le plus géné-

204
chapitre v

ral, il s’ensuit, par conséquent, que les conditions de vie de


l’humain s’inscrivent d’une manière étrange dans une anti-
nomie par rapport à la vie elle-même, antinomie non moins
nécessaire: «l’homme ne pourrait pas vivre sans se rallier aux
fictions de la logique, sans rapporter la réalité au monde pu-
rement imaginaire de l’absolu et de l’identique, sans fausser
continuellement le monde en y introduisant le nombre206. Car
renoncer aux jugements faux serait renoncer à la vie même,
équivaudrait à nier la vie.»207 Afin de supporter la vie, nous
devons la transcrire métaphoriquement, y imprimer notre
propre fonctionnement sous peine de ne pas y trouver de
place: notre condition vitale étant ainsi de l’ordre d’un men-
songe premier. Mais cela signifie à son tour que c’est la vérité
elle-même — celle de la vie, du monde, du réel, qui nous est
impossible à assimiler — à moins que nous ne soyons très
forts, exceptionnellement forts.208 Dans quelle mesure cette
vérité est-elle souhaitable, vivable pour nous ? Autrement dit,
la connaissance, loin de nous tenir dans la vérité comme elle
le prétend au plus haut point, ne sert-elle pas très précisément
à nous en éloigner, à nous en protéger ?
La situation peut sembler, à ce point, très difficile: si nous
avons d’un côté une connaissance-«utile» qui nous assure
notre survie, mais qui en même temps est antinomique par
rapport à la vie et relève de la négativité malgré sa positi-
vité apparente; et de l’autre côté, une connaissance «vraie»
qui nous est impossible à assimiler parce qu’elle brise toutes
les tables sur lesquelles nous avons fondé la valeur que nous
attribuons à la vie et à nous-mêmes, comment nous sera-t-il
possible de parvenir à une connaissance réelle quelconque,
et, de plus, prétendre à une affirmation joyeuse de notre vie ?
Nietzsche, nous le savons, affirmera que les deux sont pos-
sibles. Pour mettre en lumière comment ce mouvement peut
se produire, nous devons toutefois laisser pour le moment
la question de la valeur de la vérité au sens nietzschéen, et
analyser de plus près le fonctionnement des mobiles dans la

205
philosophie de la puissance …

connaissance dite «utile»: effectivement, cette structure, pour


accablante qu’elle sera, révélera aussi la possibilité même de
la conversion.

c) La volonté du vrai — la naissance du nihilisme


La connaissance nous protège par une délimitation des plus
suspectes du réel: loin de le mettre en lumière, elle détourne
son caractère le plus fondamental: sa multiplicité, son incons-
tance, sa complexité.209 La connaissance, dit Nietzsche, ne
veut pas le vrai, si tant est que par «vrai» nous entendons
ce qui est multiple et variable: elle veut réduire le monde à
quelque chose que nous pouvons traiter et rendre signifiant.
La question de la connaissance révèle ainsi une autre ques-
tion qui doit être son double: si la connaissance est basée sur
l’erreur utile, et sur l’occultation de l’erreur en tant que telle,
quel rapport pouvons-nous maintenir entre la connaissance
et la vérité ? Ou, plus précisément, quel rapport y a-t-il entre
la recherche de la connaissance et la recherche de la vérité ? Il
est communément admis que ces deux notions aillent néces-
sairement de pair: effectivement, une connaissance visant à
écarter la vérité, ou inversement, ne saurait plus en être une.
Cependant, la question doit être posée. Il importe de préciser
que Nietzsche, dans toutes ses critiques contre la connaissan-
ce, et l’erreur monumentale qu’elle engendre face à la vie, ne
met cependant jamais en doute le bien-fondé de l’instinct de
la connaissance comme besoin fondamental en vue de la vie.
Son analyse vise en revanche à soumettre à un interrogatoire
les mobiles qui sont en jeu dès lors que la connaissance est
assimilée à la vérité, au vrai, et par un glissement successif, au
bien. C’est bien cette question qui doit être la tâche des phi-
losophes — or, en tant que telle, elle n’a peut-être jamais été
posée: «La vérité a toujours été posée comme essence, comme
Dieu, comme instance suprême… Mais la volonté de vérité a
besoin d’une critique. — Définissons ainsi notre tâche — il
faut essayer une bonne fois de mettre en question la valeur

206
chapitre v

de la vérité.»210 Nietzsche pose bien la question de la valeur


de la vérité: cela signifie tout d’abord qu’il ne s’agit pas de
nous demander si nous voulons réellement ou non la vérité:
cette question porte déjà trop de contradictions en elle-même
pour pouvoir faire avancer le questionnement. Effectivement,
nous savons que tous les philosophes et chercheurs se récla-
ment d’un désir de vérité — le vrai, et rien d’autre que le
vrai. En raison de cette volonté, ils croient ainsi garantir la
pureté et le désintéressement211 de leur recherche — quoi de
plus objectif, de plus équitable que le vrai ? Cependant, nous
savons aussi bien qu’en dépit de toutes les belles déclarations,
il est rare que la vérité soit aimée: elle est rarement agréa-
ble, rarement accommodante. La recherche de la vérité est
souvent une activité périlleuse, aboutissant bien plus souvent
à l’effondrement de nos convictions qu’à la construction de
valeurs sûres et immuables. Nietzsche accepte cette question
sur le terrain de ses paradoxes212, et la délaisse pour en for-
mer une autre: si nous admettons que la philosophie, ou la
pensée, cherche le vrai, alors qu’est-ce que véhicule le désir
de cette notion ? En d’autres termes, qu’est-ce qui est inhé-
rent à la notion de «vérité» pour que nous puissions l’ériger
en valeur suprême, représentant pour nous la fin suprême de
manière absolument inconditionnelle, à tel point que nous
soyons prêts à sacrifier l’ensemble de nos convictions à cette
seule fin ? Ce que la question de Nietzsche met en lumière,
c’est qu’il semble de prime abord absurde de vouloir la vérité
en tant que telle dans la mesure où, fruit d’une évaluation
arbitraire et perspectiviste, elle pourrait somme toute avoir
une valeur absolue moindre que, mettons, son contraire, la
non-vérité: «Qu’est-ce qui en nous veut trouver la vérité ?
de fait, nous nous sommes longuement attardés devant le
problème de l’origine de ce vouloir, et pour finir nous nous
sommes trouvés complètement arrêtés devant un problème
plus fondamental encore. En admettant que nous voulions
le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? Ou l’incertitude ?

207
philosophie de la puissance …

Ou même l’ignorance ? … Et le croirait-on ? il nous semble


en définitive que le problème n’avait jamais été posé jusqu’à
présent, que nous sommes les premier à le voir, à l’envisager,
à l’oser.»213 La question se formule en définitive de la façon
suivante: dans la mesure où le monde ou la nature aurait plu-
tôt tendance à nous montrer l’ambiguïté, le double-fonds, la
disparition et l’inconstance, quel instinct en nous nous pousse
à poser comme son principe le contraire, c’est-à-dire le vrai
comme valeur suprême que nous prétendons être au fonde-
ment de la nature ? Quel instinct pervers nous amène à vou-
loir le vrai avant tout, plutôt que le non-vrai ? Qu’est-ce qui
en nous déclare la suprématie du fixe sur le mouvant, de la
certitude sur l’incertitude ?
La question de Nietzsche est ici posée de manière profondé-
ment généalogique et déborde selon toute évidence une «psy-
chologie» du savoir214. Sans doute, au départ, l’on peut sti-
puler que le besoin de vérité s’enracine dans un besoin social,
ou mieux encore, dans un instinct grégaire.215 Afin de pouvoir
fonctionner en société, les hommes doivent nécessairement
ériger en principes des postulats du savoir, afin d’établir des
règles de conduite aptes à faire perdurer cette société. Ainsi,
effectivement, les données transmises par tradition et par
hérédité acquièrent un statut de valeur fondamentale: nous
convenons, afin de pouvoir nous maintenir dans les rapports
établis par la société, qu’il y a des choses qui sont identiques,
que l’être, les choses et le bien existent et constituent l’échelle
de nos valeurs déterminant notre comportement. Or, ce qui
naît en étant de l’ordre de la convention cesse aussitôt de
l’être216: encore une fois, ces valeurs, nées du besoin d’une so-
ciété, glissent immédiatement de leur état de valeurs sociales
en valeurs naturelles: nos conjectures humaines, perspectivis-
tes et aléatoires, nous les appliquons et les faisons valoir sur
l’ensemble de l’univers: ce n’est plus notre société qui déter-
mine le bon et le mauvais, l’utile et le nuisible, mais la nature
entière qui doit être lue et interprétée à la lumière des règles

208
chapitre v

qui nous lui avons imposées. C’est effectivement à une trans-


position anthropomorphique que nous avons soumis l’uni-
vers tout entier: la nature elle-même ne peut désormais plus
se présenter à nous en dehors des limites qui nous lui avons
assignées — tout en prétendant que nous les tirons d’elle. Le
renversement est achevé: désormais, nous ne pouvons qu’être
déçus dès lors que le monde n’apparaît pas conformément à
notre désir.
Qu’implique, demande Nietzsche, le fait de poser quelque
chose comme vrai (et de le préférer en tant que vrai plutôt
que non-vrai) ? Pour donner au vrai le statut suprême qui
nous lui conférons, il faut d’abord que nous supposions un
monde véridique, échelle de notre critère de valeur. Mais
avant même de pouvoir poser un monde «vrai», nous aurons
déjà dû inventer la mesure même de ce monde-là, c’est-à-dire
l’homme qui entretient avec la vérité des rapports tels qu’il
puisse déterminer ce qu’est le monde véridique: «Pour pou-
voir imaginer un monde vrai et de l’être, il a fallu d’abord
créer l’homme véridique (y compris le fait qu’il se croit véridi-
que» 217. Ce que nous apprenons est alors ceci: non seulement
le concept de vérité n’est rien d’autre qu’une valeur créée,
mais ce qui la précède encore est de l’ordre de la croyance. Le
démantèlement de la condition première de la connaissance
comme étant de l’ordre de la croyance fait l’objet d’un texte
d’importance extrême intitulé «En quoi nous sommes, nous
aussi, encore pieux»218, où Nietzsche montre de façon défini-
tive les racines métaphysiques de la science et de la volonté
de connaissance, et ce, contrairement à toute apparence. Il
semblerait effectivement que la science, par définition, récuse
toute forme de conviction, si ce n’est sous la forme d’hypo-
thèses ou d’expérimentation et encore, seulement sous une
étroite surveillance méfiante. En effet, une conviction sou-
mise à la méfiance et portant le nom d’expérimentation cesse
aussitôt d’en être une: la discipline scientifique commencerait
ainsi «seulement au refus de toute conviction». Or dit Nietzs-

209
philosophie de la puissance …

che, la discipline scientifique ne pourrait pas commencer à


exister s’il n’y avait une conviction plus grande que toutes
les autres: il s’agit d’une conviction «si impérieuse, si absolue
qu’elle force toutes les autres à se sacrifier à elle» — il faut,
pour que la science puisse commencer à exister, que l’on soit
convaincu de sa nécessité: «La science est-elle nécessaire ?»
il faut, pour qu’elle puisse se former, que cette question ait
reçu auparavant une réponse non seulement affirmative, mais
affirmative à tel point qu’elle exprime ce principe, cette foi,
cette conviction: Rien n’est plus nécessaire que le vrai, rien, à
son prix, n’a d’importance que secondaire». La conviction de
la nécessité du vrai nous ramène à la question d’éviter à tout
prix la tromperie: s’agit-il de ne pas se tromper ou s’agit-il de
ne pas tromper ni soi-même ni les autres ? Dans le premier
cas, il ne saurait y avoir une suprématie absolue de la vé-
rité sur la non-vérité: s’il s’agit de ne pas se tromper au sujet
d’une nature apparemment trompeuse, rien, au fond, ne per-
met de juger que le «vrai» serait plus utile que le «non-vrai».
Nous ne savons rien a priori de l’existence «pour pouvoir
décider que la méfiance absolue présente plus d’avantages
que l’absolue confiance». Si méfiance et confiance sont éga-
lement utiles (et rien ne l’empêche), c’est-à-dire si le vrai et le
non-vrai sont également utiles, la science ne saurait se fonder
sur l’absolue nécessité de la vérité pour exister. C’est donc la
deuxième hypothèse qui est vraie: la science veut le vrai pour
ne tromper «ni soi-même ni les autres» — ce qui dès lors
nous ramène dans un domaine absolument moral. Si ce qui
est à la base de la croyance scientifique consiste avant tout
en une foi en l’être qui nous fait inventer d’abord l’homme
véridique, puis un monde véridique, c’est que cette foi relève
en réalité d’une méfiance profonde et fondamentale vis-à-vis
du monde. D’emblée, si nous nous posons en retrait, en tant
que «véridiques», cela signifie que nous soupçonnons que le
monde, tel qu’il se présente à nous, n’est pas vrai. Même dans
le monde le plus rigoureusement phénoménal de la science, la

210
chapitre v

recherche de la vérité pose d’emblée un autre monde trans-


phénoménal qui constitue l’échelle de la vérité. La recherche
de la vérité suppose toujours un arrière-monde, celui où
la vérité puisse se laisser découvrir, derrière les apparences
changeantes et peu sécurisantes du monde. Ainsi, dit Nietzs-
che, la science (et à plus forte raison la philosophie219) se pose
d’emblée non comme une tentative de nous dévoiler le réel,
mais comme une ruse pour nous en protéger, tout en affir-
mant le contraire: la science doit d’abord inventer un monde
véridique pour pouvoir procéder à l’analyse des phénomè-
nes naturels: de son point de vue, le monde doit apparaître
comme faux; ainsi, «la volonté du vrai est une stabilisation,
une action de rendre vrai et durable, une suppression de ce
caractère faux, une transposition de celui-ci dans l’être.».220
Effectivement alors, sous le couvert de la volonté de «vérité
objective», il y a bien d’autres forces qui opèrent: lorsque la
science établit le rapport entre l’étude des phénomènes et de
la vérité à laquelle elle est mesurée, ou lorsque la philosophie
affirme le lien entre la pensée et la vérité, a toujours déjà eu
lieu une transfiguration anthropomorphisante du réel auquel
nous nous appliquons. C’est ce qui révèle ce dont la recher-
che de la vérité «à tout prix»221 n’est que le symptôme: elle
est signe toujours déjà présent d’un jugement essentiellement
négatif par rapport à la vie. «Vouloir le vrai» inconditionnel-
lement ne peut être autre qu’un désir contraire à la vie, à la
multiplicité qu’elle présente. Celle-ci est déjà établie comme
trompeuse, nuisible, et avant tout, antinomique par rapport à
nos espoirs de sens et de salut: la volonté de la vérité cache en
réalité un principe profondément destructeur, une haine vis-
cérale dirigée contre la vie elle-même telle qu’elle se donne à
nous: «Vouloir le vrai» ce pourrait être, secrètement, vouloir
la mort (…) Sans aucun doute qui veut le vrai, au sens intré-
pide et suprême que suppose la foi dans la science, affirme
par cette volonté même un autre monde que celui de la vie,
de la nature et de l’histoire; et dans la mesure où il affirme cet

211
philosophie de la puissance …

«autre monde», ne nie-t-il pas nécessairement du même coup


son antipode: ce monde, le nôtre?»222
L’équation nietzschéenne dévoile ainsi le fondement sur
lequel repose le mythe de la connaissance: premièrement, ce
que nous prenons pour des connaissances acquises au terme
d’une observation rationnelle de la nature n’est en réalité que
ce que nous y avons projeté. Lois de la nature, causalité et
finalité223 ne sont rien d’autre que notre propre perspective
rendue absolue. Notre vision et notre interprétation reposent
ainsi sur l’erreur fondamentale de prendre pour totalité ce qui
n’est que fragment: pourtant, ce n’est pas l’erreur qui disqua-
lifie la connaissance ainsi formée puisqu’elle est inévitable: en
réalité, l’erreur nous est nécessaire et fait partie de notre con-
dition d’existence. L’erreur n’est rien moins que ce qui assure
notre survie.
Or, et c’est le deuxième mouvement de l’analyse, lorsque
l’erreur est comprise en tant que telle (la plupart des grandes
découvertes scientifiques sont bel et bien basées sur la désil-
lusion), loin de la reconnaître dans sa valeur incontournable,
l’homme la retourne en négativité: ce n’est pas sa vision qui
était partielle, c’était la nature qui était trompeuse, fausse et
tout sauf vraie. La science, dans toute son objectivité devra
d’abord et avant tout être morale: elle devra croire en l’unité,
en l’être, croire au réel phénoménal, et en cela, elle constitue
un puissant mouvement à l’encontre de ce qui ne peut être
considéré autrement que comme le profond amoralisme de
la nature: la vie nous montre bien qu’elle n’est pas étrangère
à la tromperie: elle «vise à égarer, à duper, à dissimuler, à
éblouir, à aveugler»: comment donc la science qui prétend
être la science de la vie pourrait-elle soutenir cette adhésion
inconditionnelle à la vérité ? En réalité, ce qui dans la science
porte pompeusement le nom de vérité n’est rien d’autre qu’un
«principe destructeur ennemi de la vie»: c’est le ressentiment
et la haine: affections des plus puissantes, singulièrement à
l’œuvre au cœur de ce qui, tout au contraire, se prétend af-

212
chapitre v

franchi de toute considération intéressée, au-delà de toute


manifestation passionnelle. Les chercheurs de la vérité, les
scientifiques et les philosophes sont les premiers à vouloir à
tout prix avoir raison sur la vie elle-même. Nous pouvons
voir comment se boucle la boucle de la connaissance: du refus
de l’erreur-utile naît le ressentiment contre la vie et contre
le genre de connaissance auquel elle s’offre: de là vient éga-
lement le refus des moyens de connaissance en tant qu’éva-
luation et interprétation dont nous disposons, c’est-à-dire de
nos sens, de nos instincts, en un mot, de notre corporéité.
Voilà pourquoi ces «illustres sages» sont des «contempteurs
du corps»224, et des contempteurs de la vie, voilà pourquoi,
dit Nietzsche, ceux mêmes qui se disent au plus près de l’es-
prit pur ignorent en réalité tout de ce qu’il est: «Esprit est la
vie qui dans la vie elle-même tranche; de son propre tourment
s’accroît son propre savoir» 225.

d) La nouvelle connaissance: un autre rapport à la vérité.


Que signifie effectivement l’ «esprit pur» affectionné par
la tradition philosophique platonicienne et cartésienne ?
L’idée même d’une faculté d’analyse contemplative réceptive
d’idées vraies, distincte du corps et de l’union entre le corps
et l’âme226, n’est rien d’autre qu’un idée purement fantasmati-
que. C’est un rêve stérile qui témoigne d’un désir défaillant et
d’un affaiblissement des forces vitales227 — et ne correspond,
en outre, à aucune réalité effective. En revanche, l’esprit au
sens nietzschéen, la vie qui tranche en elle-même signifie: éla-
boration maximale de la puissance d’être affecté, aiguisement
maximal de la perception des affections, concentration de la
vie qui tranche en elle-même, sachant se disséquer et qui n’a
pas peur d’y trouver sa part inévitable de mensonge, d’illu-
sion et d’espoir228. Esprit est alors le nom du regard d’acier
à la lame tranchante et précise, clarté d’esprit dans l’air pur
et glacial des plus hautes cimes: voilà ce qu’est l’esprit; voilà
ce qui pour Nietzsche pourra constituer une passion pour la

213
philosophie de la puissance …

connaissance qui aura un sens bien différent de celle qui de-


meure métaphysique et morale.
A travers la critique nietzschéenne impitoyable de la con-
naissance, la mise à nu de ses mobiles et de ses instinct cachés
nous devons nécessairement aller vers une autre conception
de la connaissance. La constatation première du fondement
de la connaissance comme d’une tentative d’assimilation, ré-
pondant à un besoin des plus vitaux de notre existence au
sein du monde, nous permet d’établir deux remarques impor-
tantes. 1° La connaissance, telle qu’elle est conçue de manière
traditionnelle, repose sur une double erreur: premièrement,
elle présuppose un monde réel qui, en réalité, est une pro-
jection humaine et finalisante; deuxièmement, elle a érigé en
postulats de vérité ce qui n’était que conjectures partielles,
nécessaires au départ à la survie. Or en tant que telle, elle est
nécessairement une connaissance morale: elle tend impéra-
tivement à imprimer sur le monde un schéma qui ne saurait
s’y trouver: le résultat, pour l’individu connaissant, ne peut
aboutir qu’à une immense déception, et à un dégoût crois-
sant pour un monde qui reste tant insaissable. 2° Les textes
de Nietzsche où semble être dénoncée toute possibilité de
la connaissance en raison de la scission absolue et première
entre l’être et le connaître, autrement dit, entre le monde et
l’activité de la pensée, devront être soigneusement relus et
commentés à la lumière de ce qui vient d’être dit. En effet,
un texte de la La Philosophie à l’époque de la Tragédie grec-
que affirme l’incompatibilité de l’être et de la connaissance,
puisque la connaissance n’est autre que la mise en relation de
postulats fictifs: traitant du vide, elle est nécessairement vide
elle-même: «Le sujet est absolument incapable de voir ou de
connaître quoi que ce soit au-delà de lui-même, d’autant plus
que la connaissance et l’être sont les deux sphères les plus
opposées qui soient.»229 Bien d’autres textes attestent cette in-
commensurabilité, comme nous avons pu l’indiquer au début
de ce chapitre: «Toutes les lois de la nature ne sont que des

214
chapitre v

relations d’un x avec un y ou un z. Nous définissons les lois


de la nature: des relations avec un x, un y ou un z, qui à leur
tour ne sont que des relations avec d’autres x, y, z. En bonne
logique, la connaissance est formellement une tautologie: elle
est vide. Toute connaissance utile repose sur l’identification
de deux choses dissemblables, ressemblantes; elle est donc
essentiellement illogique.»230 Aussi, en toute logique, «Plus
une chose est connaissable, plus elle est éloignée de l’»être»,
plus elle est un concept»231. Or, nous sommes maintenant en
mesure de l’affirmer, déduire de ces énoncés que Nietzsche
récuse toute possibilité de la connaissance serait non seule-
ment ramener la philosophie nietzschéenne dans une impasse
d’où elle ne sortirait plus232, mais de plus, manquer de rigueur
dans la lecture des textes: effectivement, Nietzsche dénonce
une certaine forme de la connaissance: à ce titre, ces textes
doivent être compris dans leur portée polémique233 contre
la tradition philosophique. Ce ne sont donc nullement des
déclarations catégoriques et définitives. En réalité, ce qui est
dénoncé par Nietzsche n’est ni l’instinct de connaissance en
tant que falsification nécessaire en vue de la vie, ni la possibi-
lité d’un homme de se rapporter au monde. Ce qui ne saurait
s’admettre, c’est simplement le caractère absolu de ce que la
prétendue connaissance met en lumière. En d’autres termes,
la connaissance devra être possible, et le sera, dès lors qu’elle
renoncera à la volonté de réifier et immobiliser ce qui par
définition est multiple, changeant, en devenir perpétuel. La
connaissance ne saurait, par conséquent, s’appliquer à l’être,
non pas parce qu’il n’y aurait pas de corrélation entre l’être
et le connaître, mais surtout parce que l’être, dans cette con-
ception est une fiction d’ordre moral. Toute la pensée nietzs-
chéenne de la connaissance vise à nous affranchir des limites
étriquées dans lesquelles la pensée moraliste enferme le mon-
de: si elle refuse, contre Parménide, l’identité de l’être et de la
pensée, ce n’est pas pour dissoudre l’être en néant, mais bien
au contraire pour le préserver des limitations que la pensée

215
philosophie de la puissance …

lui impose nécessairement: en effet, «Parménide a dit: «on


ne pense pas ce qui n’est pas». Placés à l’autre extrême, nous
disons: «ce qui peut être pensé est certainement fictif!»234
Nietzsche ne nie pas la possibilité de la pensée; au contraire,
il affirme celle-ci comme étant essentiellement interprétation,
c’est-à-dire une pensée forte, créatrice et affirmative235: ce qui
est tenu pour fictif est dans ce sens hautement positif, puisque
témoignant de la force interprétative de l’esprit. La «fiction»
ne nuit pas davantage au réel: s’affirmant comme fiction, elle
ne se situe que comme modalité possible, enrichissant par là
même le réel. Exclure le rationalisme absolu ne signifie pas
pour autant exclure toute raison dans le monde, mais simple-
ment sauvegarder le monde de l’univocité que le rationalisme
lui imposerait inévitablement236. Autrement dit, affirmer que
la pensée interprète l’être revient à affirmer la multiplicité et
la richesse de celui-ci: c’est lui rendre toute son ampleur et
son infinité: «Le monde, pour nous, est redevenu infini, en
ce sens que nous ne pouvons plus lui refuser la possibilité de
prêter à une infinité d’interprétations. Nous sommes repris
du grand frisson.»237 C’est dire, en d’autres termes, qu’il dé-
passe — fort heureusement — l’espace restreint de la pensée
humaine. C’est ce qu’enseigne Zarathoustra: «Le monde est
profond, plus que le Jour ne l’imagine»238. Ici s’impose une
remarque: il importe de prendre garde à la façon possible
dont l’activité de la pensée peut légitimement prétendre au
monde. Il est très important, compte tenu de toute la spé-
cificité et de la rigueur de la pensée de Nietzsche, de ne pas
pencher abusivement vers une interprétation phénoménolo-
gique, trop teintée par la forte lecture de Heidegger. Quel-
ques-unes des plus belles et des plus pertinentes analyses des
problématiques nietzschéennes proviennent sans doute aucun
de l’horizon incontestablement heideggerien: c’est le cas des
analyses d’importance indiscutable d’E. Fink et de J. Gra-
nier. Cependant, les critiques justifiées et probantes que ces
auteurs adressent à l’interprétation heideggerienne de Nietzs-

216
chapitre v

che ne les met pas à l’abri d’user eux-mêmes d’un langage


heideggerien encore peu approprié à l’analyse des textes de
Nietzsche. C’est ce que fait Granier, lorsqu’il dit que l’être ne
saurait être considéré ni comme l’autre absolu, ni comme le
même par rapport à la pensée. Par conséquent, nous devons
le penser en tant qu’il est «ouvert à la pensée, de sorte que
la pensée se saisit comme engagée dans l’aventure de l’être,
mais cet engagement ne conduit jamais à une possession de
l’Être. La réflexion atteint l’être, mais elle ne coïncide pas
avec lui»239. Si, à la rigueur, il semble possible d’admettre
l’être comme pouvant être ouvert à la pensée (mais ce n’est
en rien son essence, sans quoi nous laisserions abusivement
Nietzsche retomber dans l’idéalisme métaphysique), il semble
plus contestable de dire que la pensée puisse l’atteindre: ne
s’agit-il pas précisément de l’inverse ? La pensée peut, dans
ses moments de grâce dont parle Nietzsche (cf. la déclaration
de la pensée du Retour éternel dans la lettre à Peter Gast du
mois d’août 1881) très précisément coïncider avec l’être, mais
non pas l’atteindre: elle se surpasse elle-même à tout moment,
à toute réflexion formulée la perte est déjà survenue240: c’est
là le tragique de la temporalité, le temps dans lequel nous
devenons. Ainsi, nous pouvons coïncider avec le monde, mais
non pas l’atteindre: en d’autres termes, nous pouvons deve-
nir avec le monde, puisque le terme de coïncidence admet un
mouvement, alors que l’atteinte signifierait que le monde soit,
très précisément, stable…
Ce n’est donc pas la connaissance qui est un mensonge,
et ce n’est pas la vérité qui est fausse non plus: toute l’argu-
mentation nietzschéenne, abondante dans toute son œuvre,
n’est qu’une vaste tentative de remise en place du sens de ces
concepts. Effectivement, si nous savons à présent quels sont
les instincts qui se cachent derrière la volonté de connaissance
et la volonté de vérité, il nous est possible dorénavant de les
affirmer, de comprendre en quel sens elles sont contraires à
la vie ou solidaires de celle-ci, et aller nous-mêmes dans leur

217
philosophie de la puissance …

sens, devenant des êtres affirmatifs et puissants. La véritable


connaissance est un savoir qui tranche à même la vie: cela
signifie que c’est elle qui connaît sa propre ambiguïté, elle se
connaît en tant qu’illusion et vérité à la fois, et, avant tout,
elle se connaît en tant que non-absolue.
Cette définition nous amène au cœur de la problématique
de la connaissance et de la vie. Nous avons vu comment la
connaissance en tant qu’erreur-utile avait tendance à fonc-
tionner contre la vie — pourtant, dit Nietzsche, elle agit bien
en vue de la conservation de la vie: rapport antinomique, qui
n’est pas moins compliqué lorsque nous regardons les textes
différents concernant la question241. En effet, dit Nietzsche,
montrer quels sont les mobiles de la connaissance aboutit à
montrer comment elle tente de s’ériger elle-même comme fin
(la vérité à tout prix) et ce faisant, se positionne contre la
vie. Se voulant au départ une science «positive» (au sens le
plus élémentaire), recherchant les fondements de l’être afin
de découvrir la vérité, elle se révèle être négatrice et vindi-
cative, édifiant un codex en face duquel la vie ne peut que
décevoir, tromper, tuer. La connaissance morale est celle qui
ôte à la vie sa puissance; tourne en négativité ce qui au dé-
part n’est ni négatif, ni positif242. Elle décide d’emblée que
le mouvement, le changement et l’illusion ne sont pas des
forces de valeur supérieure, mais constituent en eux-mêmes
la source du mal. Nietzsche reconnaît comme déterminante
pour cette conception la connaissance socratique243: c’est elle
qui invente un arrière-monde qui sert d’échelle de toutes les
valeurs; mouvement par lequel c’est la vie elle-même qui est
affaiblie, réduite au néant244. Pourtant il ne faut pas pour
autant conclure que la connaissance est contraire à la vie: elle
en exprime une, mais qui est toujours déjà réactive245 et né-
gative, non pas active et affirmative. La connaissance impose
alors à la vie des lois qui la rendent négative, qui la séparent
de sa puissance: c’est la vie réactive qui devient l’échelle de
mesure pour toute la vie: c’est pourquoi la connaissance, à

218
chapitre v

ce moment-là, n’a plus besoin de s’ériger elle-même en fin,


mais peut dire qu’elle est au service de la vie (au sens réactif).
C’est, dit Nietzsche, exactement ce que fera Socrate: contrai-
rement aux présocratiques qui mettaient la vie au service de
la pensée (c’est-à-dire la vie forte, affirmative qui donnait la
mesure de la connaissance), il met la pensée au service de la
vie (c’est-à-dire que la pensée entretient la réactivité de la vie
et la légifère). L’on ne verra pas non plus de contradiction
dans un texte comme le § 54 du Gai Savoir: ici, c’est la vie
forte et ondoyante qui met celui qui connaît à son service,
afin de la célébrer: «le connaisseur est un moyen dont elle se
sert pour prolonger la danse terrestre, (…) il fait partie, du
même coup, des chorèges de l’existence». Le rapport réel en-
tre la vie et la connaissance — celle-ci comprise comme force
de la pensée, et non connaissance législatrice246 — doit alors
se décliner dans l’équation suivante: découvrir la forme de la
connaissance qui ne veuille pas se soumettre la vie, mais au
contraire, la rendre possible: trouver une pensée qui n’empri-
sonne pas la vie, mais qui en elle puise toute sa force affirma-
tive: ainsi, dit Nietzsche, «Quant à la connaissance (…), pour
moi c’est un monde de périls, c’est un univers de victoires où
les sentiments héroïques ont leur lice et leur salle de bal. «La
vie est un moyen de la connaissance»: quand on a ce principe
au cœur on peut vivre non seulement brave mais heureux, on
peut rire joyeusement!»247. Ce que dit Nietzsche est ceci: la
connaissance n’est possible que si elle s’aligne sur les mesures
de la vie, c’est-à-dire s’accepte elle-même comme multiple,
composée de rapports de forces perpétuellement en train de
s’instaurer. Connaître signifie alors s’assimiler au monde se-
lon ses propres termes: rentrer en relation avec lui, mesurer
ses forces à tout moment.
Nous pouvons alors comprendre pourquoi cette connais-
sance s’appellera interprétation, évaluation et création: à
l’image du corps qui tente de transcrire en images les exci-
tations nerveuses venant de l’extérieur, toute pensée opère

219
philosophie de la puissance …

une transcription semblable entre l’image qui lui est donnée


et l’idée (au sens de l’activité de la pensée) qu’elle tente de
formuler248. Non pas que la pensée eût jamais pu fonctionner
autrement: elle n’a d’autre moyen d’exister, ainsi qu’il est clair
lorsque nous prenons en considération le fonctionnement du
corps et les transcriptions multiples qu’il opère à tout mo-
ment. Mais à la différence d’une pensée qui s’ignore elle-même
en tant qu’activité métaphorique,249 la pensée nietzschéenne
non seulement sait qu’elle fonctionne exclusivement et uni-
quement comme cela, mais de plus, elle l’affirme comme sa
capacité la plus riche et unique250: c’est joyeusement qu’elle se
sait créatrice de vérités; vérités qui dès lors ne prétendront ja-
mais au statut de l’absolu, mais qui voudront elles-mêmes se
transformer au gré des modifications qui surviendront: c’est
une connaissance qui sait qu’elle n’a pas la vérité251, et dont
la valeur réside en ce qu’elle «réfute la connaissance absolue»
et en tant qu’elle «découvre le monde objectif et dénombrable
des successions nécessaires.»252 Jamais la pensée ne sera au
plus proche de sa propre puissance que lorsqu’elle s’affirmera
comme créatrice: c’est alors qu’elle se saisira comme œil mul-
tiple tourné vers le monde, le parcourant sur plusieurs hori-
zons à la fois253. Penser, connaître signifie alors ceci: être une
perspective254 étroite mais aussi multiple, faisant refléter les
choses du monde dans la multiplicité des prismes que cons-
titue notre regard. A ce moment-là la pensée peut aussi s’af-
firmer elle-même: se comprenant en tant que perspective, elle
se donne le droit le plus absolu d’évaluer d’après sa propre
position ce qui s’offre à elle. La connaissance n’est pas autre
chose que cela: déterminer une position, évaluer, en fonction
des rapports de puissance qui sont en jeu, le sens et la portée
de ce qui s’offre ainsi.

e) La connaissance affirmative
L’analyse de la critique nietzschéenne de la connaissance con-
tient tous les éléments qui nous permettent d’établir quel est

220
chapitre v

le sens le plus positif de la connaissance, et par là même de


la pensée, chez Nietzsche. Toute la pensée de Nietzsche con-
siste à démasquer comment les instincts les plus puissants en
nous, sous couvert de la morale et de la foi, parviennent à
se retourner contre la vie, tentent de l’affaiblir dans un geste
puissant de vengeance: les philosophes, les scientifiques, les
prêtres, n’aiment pas la vie telle que, précisément, ils savent
fort bien qu’elle se présente à nous. Or ce retournement n’est
pas, contrairement à ce qu’il pourrait sembler, quelque chose
de contraire à la vie elle-même: ce que montre Nietzsche, dès
le moment où il définit la vie comme volonté de puissance,
c’est que les forces réactives sont inhérentes à la vie comme
expression à part égale de la volonté de puissance.255 Héritage
incontestable de la pensée d’Héraclite dans laquelle Nietzs-
che souligne la conception «admirable, puisée à la source la
plus pure de la civilisation grecque», de la nécessité des forces
contraires qui garantit la seule justice cosmique possible.256
Et si nous reconnaissons d’une part l’inhérence des forces né-
gatives à la vie, d’autre part la façon dont, très exactement,
s’articulent ces forces, nous nous ouvrons non seulement à
une connaissance profonde et sublime, mais de plus, à notre
propre puissance de penser — celle qui se nomme création.
Le monde est un vaste réseau de rapports de forces, mul-
tiples et changeantes: «Force partout, il est jeu des forces
et onde des forces, à la fois un et multiple, s’accumulant ici
tandis qu’il se réduit là-bas, une mer de forces agitées dont
il est la propre tempête, se transformant éternellement dans
un éternel va et vient, avec d’énormes années de retour (…)
au plus contradictoire, pour revenir ensuite de la multiplicité
au plus simple, du jeu des contradictions aux joies de l’har-
monie, s’affirmant lui-même, même dans cette uniformité qui
demeure la même au cours des années(…).»257 A tout instant,
se déterminent les rapports de forces, à tout instant, aussi,
ces rapports se défont, se rendent eux-mêmes invalides en
raison de nouvelles rencontres qui surgissent. Le chaos, nous

221
philosophie de la puissance …

l’avons dit, n’est pas l’impossibilité de définir les choses ni


l’absence du sens, mais au contraire, la surabondance des dé-
finitions, des sens, des possibles: nous tâchons de mettre un
peu d’ordre dans le chaos afin de nous assurer d’une survie.
Aussi, notre seule façon de nous y repérer, c’est d’y participer:
«Nous appartenons au caractère de ce monde, cela ne fait
aucun doute! Nous n’avons pas accès à lui, sinon à travers
nous: tout ce qu’il y a en nous d’élevé ou de bas doit être
compris comme appartenant nécessairement à son être!»258
Or cela signifie que nous sommes toujours déjà en train de
composer, d’entrer en relation avec le monde. Nous sommes
ce monde qui nous déborde, mais nous le débordons aussi.
Certes, nous ne savons pas ce dont est capable notre propre
corps, mais nous le vivons, et de l’étroit perspective qu’il nous
offre, nous pouvons observer. Adapter, assimiler, telle est en
permanence l’activité de notre corps, ainsi que de notre pen-
sée259. Sans cesse, nous instaurons des relations, nous tentons
de subjuguer les forces qui s’imposent à nous, tentons aussi
de ne pas nous effondrer sous une pression trop forte. Ce fai-
sant, notre activité est essentiellement celle de la mesure260: ou
de l’appréciation de la valeur que nous attribuons au monde:
«l’homme se désigne comme l’être qui mesure des valeurs,
qui évalue et qui mesure, l’ «animal estimateur par excellen-
ce»261. En tant que nous tentons de nous imposer au monde,
c’est-à-dire en tant que nous vivons, nous sommes toujours
déjà en train d’évaluer ou d’interpréter ce qui s’offre à nous:
«la vie elle-même nous force à déterminer des valeurs, la vie
elle-même évalue par notre entremise lorsque nous détermi-
nons des valeurs.»262 Nous pouvons même dire, avec Nietzs-
che, que toute forme de volonté suppose toujours déjà une
évaluation263, puisque tout désir en tant que tel implique un
jugement préalable concernant notre propre force comparée
à celle d’autrui, et en tant que tel, un désir d’accroissement de
notre propre force264 Il s’agit bien pour nous de créer la va-
leur déterminante dans ce qui nous entoure — valeur qui ne

222
chapitre v

saurait avoir d’autre échelle de mesure que l’utilité (au sens


le plus large) qu’elle implique pour nous265: en effet, «le point
de vue de la «valeur» consiste à envisager des conditions de
conservation et d’accroissement pour des êtres complexes, de
durée relative, à l’intérieur du devenir.» 266 En d’autres ter-
mes, en évaluant, nous ne faisons rien d’autre que de nous
soucier de notre propre persistance, et ce, conformément aux
conditions d’existence de la vie elle-même: rien n’est plus pro-
pre à la vie que la fonction de l’appropriation.
Or, cette même activité se nomme effectivement connais-
sance: peut-être serait-il plus juste d’employer le mot de
comprendre au sens le plus rigoureux: comprendre en tant
que «prendre», ce qui se justifie aisément si nous regardons
le vocabulaire allemand. La parenté entre «Begreifen» et
«Ergreifen» suffit à mettre en évidence ce qui dans la con-
naissance nietzschéenne mérite l’appellation «imperium» ou
de «commandement»267 Cependant, cette terminologie guer-
rière ne devra pas nous induire en erreur quant à la nature
de la connaissance dont Nietzsche déclare la possibilité. Le
fait qu’elle consiste, en tant que volonté de puissance (ou
plutôt, en tant que le concept de volonté de puissance rend
intelligible l’une de ses nombreuses facettes), dans des rap-
ports de force, c’est-à-dire dans des relations d’actif-réactif,
de soumission et de domination, ne signifie pas pour autant
que la connaissance préconisée par Nietzsche soit l’affaire de
la violence et du grand bruit. Elle ne saurait consister que
dans la plus grande attention et la plus grande ouverture au
monde, ce qui est très différent de ce que l’on a parfois voulu
entendre par «volonté de puissance». La connaissance, dans
son sens le plus noble, c’est la «grande passion»268, celle qui
demande une rigueur et un investissement qui dépasse de loin
ce que peuvent imaginer les adeptes de la connaissance mé-
taphysique: ainsi, dit Nietzsche, «celui qui ne prend pas un
plaisir passionné aux aventures de la connaissance ne saurait
vivre longtemps dans son royaume plein de périls. Que ceux

223
philosophie de la puissance …

qui sont trop lâches ou trop pudiques pour des dérèglements


de cette espèce se fassent une vertu de leur lâcheté ou de leur
pudeur. Nous le leur accordons équitablement. Quant aux es-
prits plus solides, nous exigeons d’eux qu’ils soient des hom-
mes passionnés, mais aussi des maîtres de leurs passions, les
maîtres aussi de leur passion de la connaissance.»269Elle com-
porte certainement une grande rudesse270 — celle des climats
où la peau de l’homme est brûlée par le plus fort des soleils,
et fouettée par le plus glacial des vents — et des dangers abys-
saux que doit affronter l’œil du savant comme il doit affron-
ter son propre néant. Elle est donc violente sans doute aucun,
seulement, comme toute chose grande et vraie, elle se vit dans
le silence et la solitude, se mouvant sur des pattes de colombe.
La connaissance au sens nietzschéen est un investissement au
sens le plus profond, dans le monde: il faut démultiplier no-
tre vue — «La tâche: voir les choses telles qu’elles sont! Le
moyen: les contempler par des centaines d’yeux, à travers de
nombreuses personnes! c’était une erreur que d’affirmer la
vertu de l’impersonnel, de considérer comme un fait moral
de regarder les choses à travers les yeux d’autrui.»271 Il faut
sortir des confins étriqués du moi-sujet et d’autrui-objet, et il
s’agit de se laisser submerger par la multiplicité des possibles
qui nous entourent, de boire à leur source, c’est-à-dire au plus
profond de la multiplicité de notre propre expérience: «Veux-
tu devenir un œil général et juste ? Tu dois avoir passé par de
nombreuses individualités, et ta dernière individualité doit se
servir des précédentes comme d’autant de fonctions.»272 C’est
pourquoi nous ne devons pas hésiter à dire qu’il s’agit d’in-
vestir toujours davantage notre propre capacité d’être affec-
tés — le terme spinoziste convient l’on ne peut mieux à cette
perspective nietzschéenne, puisqu’il s’agit à tout moment de
nous ouvrir davantage à notre propre puissance. Sans doute,
nous ne pouvons parvenir à une explication de l’univers: un
simple regard humble sur le développement des sciences suffit
à nous faire savoir que chaque pas poussé en direction du dé-

224
chapitre v

chiffrage de l’univers nous soumet à de nouvelles interroga-


tion selon les nouvelles données fraîchement acquises. Mais
la science existe bien en tant que description de l’univers273,
et cette description ne sera certes jamais fidèle à un original
neutre et fixe, mais pourra néanmoins rigoureusement corres-
pondre à notre propre point de vue, notre perspective.
La profusion des images générées par l’excitation nerveuse
dans le corps est une richesse à investir, mais non pas aveugle-
ment: la pensée affirmatrice de Nietzsche consiste à dire que
nous pouvons, dès lors que nous sortons d’un schéma finali-
sant et anthropomorphique, soumettre à l’examen analytique
nos images, les considérer précisément à partir de notre pers-
pectivisme inhérent, construire des pensées où est purifiée du
délire notre imagination débridée274 qui nous donne toutefois
très précisément des images du monde et de nous-mêmes275.
La connaissance est effectivement possible, et nous réserve
une joie et une expérimentation insoupçonnées: sortir, nous
affranchir des limites restrictives d’une pensée finalisante nous
fait tout réapprendre sur notre propre condition, y compris
sur notre nécessité d’errer pour comprendre. Ici, aucun savoir
n’est accablant mais il constitue seulement une ouverture:
ainsi, dit Nietzsche, il n’est pas une connaissance qui se soit
avérée aussi riche que la pensée que nous n’avons pas d’âme
immortelle: «Maintenant l’humanité peut attendre, mainte-
nant elle n’a plus besoin de se précipiter et d’ingurgiter des
pensées à demi vérifiées comme elle devait le faire autrefois.
Car alors le salut de la pauvre «âme éternelle» dépendait de
ses connaissances pendant la courte vie, elle devait se décider
d’un jour à l’autre, — la «connaissance» avait une terrible
importance! Nous avons reconquis le courage d’errer, d’es-
sayer, d’accepter provisoirement — tout cela n’a pas une telle
importance! — et pour cette raison précise, les individus et les
races peuvent maintenant envisager des tâches si grandioses
qu’en des temps plus anciens elles auraient semblé folie et défi
au ciel et à l’enfer.»276 La «connaissance» à laquelle Nietzs-

225
philosophie de la puissance …

che fait allusion ici n’était bien évidemment pas de l’ordre de


l’ouverture au monde, mais bien plus vraisemblablement la
connaissance du bien et du mal, connaissance se référant à
la seule réalité valable, qui n’était pas celle de la vie présente.
Affranchis de ce joug, nous sommes ouverts au présent, à la
multiplicité de ces chemins, à l’invention toujours possible
de perspectives différentes. La connaissance, ici, est celle qui
nous rend libres d’être humains, rien d’autre qu’humains, et
implique un bien plus grand danger que celle qui se préten-
dait absolue: elle exige de nous la force suprême277. Remplie
de désillusions et de douleur, cette connaissance n’en resterait
pas moins la plus joyeuse et affirmative. Connaître signifie
composer avec le monde, prendre plaisir à entrer en relation
avec lui de façon continuelle: à ce titre, elle réalise la joie la
plus forte: celle de l’augmentation de la puissance278.
La pierre de touche de la problématique de la connaissance
chez Nietzsche consiste très précisément en ceci: si le monde
est volonté de puissance, alors toute manifestation, qu’elle
soit positive ou négative, lui est inhérente et lui appartient au
plus intime de son être. C’est pourquoi toute manifestation
ne saurait être qu’un ensemble de forces tour à tour domi-
nantes, et non pas une force active pure et, alternativement,
une force réactive pure: nous ne sommes pas une entité fixe et
identique à qui il arrive des rencontres, mais un assemblage
de forces, d’instincts et de volontés qui se composent entre
elles et avec les forces extérieures à tout moment: «une chose
est une somme d’excitations en nous. Mais comme nous-mê-
mes nous ne sommes pas quelque chose de fixe, d’immuable,
la chose n’est pas davantage une somme fixe, immuable.»279
Aucune volonté ne saurait être pure — reproche fondamen-
tal de Nietzsche à l’égard de Schopenhauer280 —, c’est aussi
pourquoi aucun objectif ne saurait être absolu et exempt de
déterminations antérieures. La volonté de connaissance n’est
pas un mobile pur, mais un besoin d’assimilation au monde.
En cela, elle comporte nécessairement son contraire: vouloir-

226
chapitre v

connaître, c’est vouloir-errer, dit Nietzsche281 nous savons


déjà que l’erreur est une condition vitale au même titre que la
certitude: ce n’est que conjointement qu’elles constituent un
désir de vivre et de croître.

La connaissance en tant qu’interprétation et évaluation; la


vérité en tant que créée et mobile, voisinant avec l’erreur;
l’affirmation joyeuse résidant dans cette prise sur le monde
qu’implique tout investissement par la pensée — la pensée
de Nietzsche, malgré toute la clarté que donne nécessaire-
ment une lecture attentive des textes, a donné lieu à tant de
mauvaises interprétations et d’accusations persifleuses. Ainsi
suggérera-t-on que l’évaluation de l’esprit n’équivaut à rien
d’autre qu’à une simple fixation de sens arbitraire, une impo-
sition de la valeur selon la puissance la plus forte, et la plus
dangereuse282… Les divagations idéologiques et politiques
qui, à certains moments, ont pu se réclamer d’un semblant du
perspectivisme nietzschéen sont bien connues. Ce n’est pas le
lieu ici de rentrer en polémique avec ces conceptions — d’une
part, parce qu’une telle récusation mérite une réflexion pro-
pre, et un espace qui lui appartient, et d’autre part, parce que
la philosophie contemporaine (et celle qui est moins contem-
poraine également) regroupe un certain nombre d’ouvrages
qui prennent en charge cette polémique et réfutent avec force
les abus que l’on fait subir à la pensée de Nietzsche283. Cepen-
dant, il nous importe de faire un certain nombre de remar-
ques à partir de l’analyse que nous venons d’effectuer de la
pensée créatrice au sens nietzschéen.
Lorsque Nietzsche parle d’une pensée qui connaît, qui éva-
lue, et qui interprète le monde afin de lui donner sa valeur,
il ne réserve aucunement cette activité à l’esprit affranchi et
fort, affirmateur de l’être. Au contraire, et c’est cela même
que nous avons voulu montrer, cette activité est le propre de
tout esprit, de toute pensée, qu’elle soit active ou réactive.
L’activité fondamentale de la pensée est de transcrire le mon-

227
philosophie de la puissance …

de selon sa propre perspective, user de métaphores encore et


encore afin de créer le sens et la valeur: la différence entre
la pensée active et la pensée réactive c’est que, ce faisant, la
pensée active reconnaît sa propre activité en tant que méta-
phorique, autrement dit, ne se risque jamais à ériger en va-
leurs absolues ce qui n’est que le résultat, précisément, d’une
évaluation; une estimation compte tenu de la perspective pro-
pre. A l’inverse, la pensée réactive interprète et transcrit tout
autant que la pensée créatrice, mais au lieu de s’épanouir dans
cette activité, elle la nie, la retourne, prétend puiser son savoir
non dans sa propre capacité d’affection mais dans l’univers
lui-même. Il va alors de soi que l’activité métaphorique dont
parle Nietzsche, tout en étant profondément affirmative, ne
se départit jamais de sa méfiance profonde vis-à-vis d’elle-
même — c’est même son devoir284: elle sait que nous sommes
toujours enclins à ériger en absolu ce qui n’est que relation et
relatif; aussi sait-elle qu’il faut à tout moment se garder d’elle-
même. Autrement dit: la pensée de perspective nietzschéenne
sait mieux qu’aucune autre qu’au moment où elle est en train
d’établir une mesure, de déterminer une valeur, il lui faudra
se dépasser, passer outre, s’en défaire au profit du prochain
rapport de forces à venir. Nietzsche, plus qu’aucun penseur
moderne, sait que la pensée est plus grisante que toute autre
chose: la puissance qu’elle confère est de loin la moins ano-
dine de toutes: or ce savoir qui détermine les valeurs impli-
que très précisément aussi le savoir qu’ainsi, toute vérité est
fêlée dès qu’elle est posée, et que rien n’est plus fragile que la
pensée qui nomme: «Hélas! qu’êtes-vous devenues, une fois
écrites et peintes, ô mes pensées ? Il n’y a pas longtemps en-
core, vous étiez si diaprées, si jeunes, si malicieuses, si pleines
de piquants et de secrets arômes; vous me faisiez éternuer,
vous me faisiez rire. Et maintenant ? déjà vous avez dépouillé
votre nouveauté, et quelques-unes d’entre vous sont prêtes, je
le crains, à se changer en vérités. Voici qu’elles ont déjà revêtu
cette apparence d’immortalité, si décourageante, si correcte,

228
chapitre v

si ennuyeuse. Et en fût-il jamais autrement ? Que sont-elles,


ces choses que fixent nos plumes ou nos pinceaux de manda-
rins chinois, qui éternisons tout ce qui peut s’écrire ? Quelles
sont les seules choses que nous puissions fixer ? hélas! Celles
seulement qui sont sur le point de se flétrir et d’exhaler leurs
derniers parfums. Hélas! rien que des orages qui s’éloignent
et qui s’épuisent, des sentiments déjà jaunis par l’automne.
Hélas! rien que des oiseaux las de voler, égarés, qui se laissent
prendre à la main, par notre main.»285
Il s’ensuit une infinie humilité, une infinie finesse de la
pensée créatrice qui, loin d’ériger en valeurs tonitruantes les
rapports qu’elle institue, reste attentive à la précarité dans le
fondement même de son activité; attention qui ne l’empêche
certes pas d’agir, d’interpréter et de poser des sens, mais qui
l’empêche au contraire de stagner sur une position d’auto-
satisfaction286. Et, rappelons-le, la pensée créatrice n’a jamais
été autre chose que la pensée critique chez Nietzsche: sans
cesse, elle doit mettre en question, se mettre en question, pour
rester vigilante à ce qui l’anime. Attentive, précise, méfiante
vis-à-vis d’elle-même et des choses (et ce non à la manière de
la science qui veut protéger contre les «mauvais coups» de la
vie, mais surtout parce qu’elle se connaît en tant que duplicité
active et réactive), la pensée qui évalue et qui interprète est
bien plus près de l’idéal scientifique que la plupart de pensées
qui se prétendent telles287: le véritable chercheur de la con-
naissance connaît bien «la sévérité que [la science] exige de
la part de ses serviteurs, cette impitoyable rigueur qu’elle ré-
clame dans le détail et dans l’ensemble, cette rapidité qu’elle
commande dans l’enquête, dans le jugement et le verdict»288.
Non seulement elle sait parfaitement qu’elle ne saurait être dé-
sintéressée mais qu’au contraire c’est son intérêt qui constitue
le fondement de son regard289, mais de plus, son regard laisse
venir la chose observée sous bien de formes: c’est lorsque
nous contemplons une chose que nous sommes au plus près
de la création: «Nous qui pensons et qui sentons, c’est nous

229
philosophie de la puissance …

qui faisons et ne cessons réellement de faire ce qui n’existait


pas avant: ce monde éternellement croissant d’évaluations, de
couleurs, de poids, de perspectives, d’échelles, d’affirmations
et de négations.»290 En faisant, en évaluant, nous accordons
au monde l’entière liberté de n’avoir de valeur qui ne soit
créée, autrement dit, c’est alors, et seulement alors, que nous
lui donnons le droit d’être multiple. Dans cette ouverture au
monde, Nietzsche peut faire dire à Zarathoustra ce qu’est la
connaissance, usant d’une métaphore bien ancienne: «pareil
à une pomme rebondie qui se serait offerte à ma main, une
pomme bien mûre à la pelure douce, fraîche et veloutée — tel
le monde s’offrait à moi» (….) pareil à un arbre qui m’aurait
fait signe, un arbre aux larges ramures, au vouloir puissant,
recourbé pour offrir un dossier ou un escabeau au voyageur
— tel le monde se dressait sur mon promontoire… Ni assez
énigmatique pour effaroucher la tendresse humaine, ni assez
catégorique pour endormir la sagesse humaine…»291
La connaissance nietzschéenne, en tant qu’elle se reconnaît
en tant qu’humaine, trop humaine, aléatoire et provisoire,
instaure une toute autre relation au monde que la connais-
sance au sens traditionnel: c’est qu’elle n’est pas législatrice,
et qu’elle ne juge pas292: elle interprète, elle donne à venir du
sens dans ce qui sans ce regard en est dénué: créatrice, elle est
celle par laquelle l’univers tout entier peut s’épanouir sans
pour autant se figer dans une image glacée et asservie. Pour
Nietzsche, la critique ultime vis-à-vis de Kant293 se règle sur
ce plan: aucun sens du monde ne sera possible que si l’on
consent à en finir avec une connaissance qui juge et qui est
législatrice, inversant le rapport de santé fondamental entre
la pensée et la vie. Il est très clair désormais que la critique
nietzschéenne de la connaissance doit être comprise comme
une entreprise consistant en deux mouvements, avec pour
seul but de mettre à jour les possibilités réelles de ce que
nous appelons la connaissance: premièrement, démasquer les
mobiles qui animent la volonté de connaissance et l’instinct

230
chapitre v

de vérité; deuxièmement, fonder une connaissance du libre


esprit sur le savoir de ce qui est à l’œuvre dans toute connais-
sance: le monde comme volonté de puissance. Nous avons
déjà vu comment Nietzsche parvient à déceler la puissance
des sentiments réactifs, et dégage le pouvoir infini du ressen-
timent qui est à l’œuvre au sein de la connaissance de type
socratique: à tout moment, cette connaissance s’institue en
juge de la vie, et lui fait payer au prix de l’existence le fait de
n’être que rapports de forces et assemblages de relations. Le
retournement de cette situation, avec la fondation de la con-
naissance telle que Nietzsche la conçoit positivement, ne peut
se faire qu’avec la transmutation de toutes les valeurs, telles
que nous les connaissons déjà: si la connaissance est possible,
c’est en tant qu’il existe une réelle affinité entre la pensée et
la vie; or cette affinité, nous le savons déjà, ne peut se pro-
noncer que comme affinité esthétique. C’est ainsi l’essence de
la création artistique qui sera à la base de la connaissance
nietzschéenne.

231
philosophie de la puissance …

vi.
spinoza et nietzsche:
la connaissance affirmative

1.
A) Les parallèles de la connaissance:
Raison, Imagination, Passion.
a) Le corps et la raison. Raison et société.
Les deux chapitres précédents ont été consacrés au dévelop-
pement de la théorie de la connaissance chez Spinoza et chez
Nietzsche. Les deux analyses sont, pour des raisons bien com-
préhensibles, très différentes, et semblent nous situer sur deux
plans difficiles à rapprocher. La structure de la théorie de la
connaissance spinoziste est d’ordre géométrique: la connais-
sance inadéquate forme une certaine figure avec des liaisons
bien précises: corporéité, imagination, affections extérieures,
passions; passions, idées inadéquates, passions redoublées. De
même, la connaissance adéquate constitue une constellation
très lisible: propriétés communes, convenances nécessaires,
affectivité du corps, passions joyeuses, notions communes;
notions communes, idées adéquates, joies actives, idées adé-
quates. Entre les deux structures, les liens sont également visi-
bles: positivité de l’idée, réévaluation de l’imagination, réalité
physique, puissance de l’esprit, différence entre l’adéquation

232
chapitre vi

et l’inadéquation basée sur des critères intrinsèques, jamais


extrinsèques. Nietzsche a pu dire de Spinoza (faisant la plu-
part du temps un jeu de mots sur son nom: Spinoza — spinne,
c’est-à-dire tisser en allemand1) qu’il était semblable à une
araignée: tissant sa toile de concepts, les réalités s’y prennent:
pour Nietzsche, cette métaphore signifie de façon très néga-
tive que Spinoza, en qualité d’araignée métaphysique, vide le
sang du réel pour le figer dans des concepts morts et froids
où toute chose est pourvue d’une raison ou d’une nécessité:
c’est le finalisme proprement spinoziste, terrible ombre de
Dieu dans une téléologie qui ne s’est pas avouée en tant que
telle (Et Nietzsche va même jusqu’à détourner la formule
spinoziste qu’il a par ailleurs approuvée et saluée2:»Spinoza
ou Téléologie comme Asylum Ignorantiae»3). La métaphore
ne nous semble pas incongrue, mais pas pour les raisons in-
voquées par Nietzsche. Nous avons déjà répondu en partie
aux critiques adressées par Nietzsche à Spinoza: ainsi, que
le conatus n’est pas le principe de conservation statique et
lourd que Nietzsche a pu imaginer par moments; de même, il
est certain que les concepts spinozistes n’ont rien d’exsangue
et de squelettique4 puisque ce sont des concepts vivants, s’en-
racinant au plus profond de l’existence actuelle — l’éternité
spinoziste même s’est déjà avérée infiniment plus proche de
l’éternité vivante nietzschéenne que ce que les textes laissent
deviner de prime abord. Quant aux ombres téléologiques
dans la pensée spinoziste, nous y reviendrons. Cependant, il
n’est pas faux de voir en Spinoza l’habile tisseur à l’image
d’une araignée: son système est tout entier conçu comme des
fils vibrants d’énergie qui captent la lumière de tous points
de vue. Tous les concepts spinozistes s’enchaînent les uns aux
autres, tous ont des liaisons multiples les uns avec les autres:
il est très tentant d’y voir une gigantesque toile d’immanence.
La pensée de Nietzsche, tout particulièrement en ce qui con-
cerne la connaissance, ne saurait se lire comme une figure géo-
métrique: nous sommes ici dans un système où toute notion,

233
philosophie de la puissance …

toute pulsion peut se retourner contre elle-même, changer de


direction et de valeur selon une très légère distorsion de pers-
pective. Nietzsche ne tisse pas avec un fil; il manie plutôt un
grand filet aux couleurs changeantes, filet qu’il tourne et re-
tourne pour en montrer les possibilités infinies. Il y a dans les
concepts nietzschéens une ambivalence inhérente qui fait que
chaque mot peut signifier son contraire selon la force qui s’en
empare: la connaissance est de l’ordre de l’erreur nécessaire
et de l’utilité pour la vie, elle sert la vie ou se laisse servir par
elle, la vérité sera négation et ressentiment ou affirmation ab-
solue. Encore une fois, nous avons visiblement affaire à deux
univers très différents, ce que nous avons déjà pu constater à
plusieurs reprises au cours de ce travail. Mais ici, comme bien
d’autres fois, les différences les plus aiguës donnent matière à
une confrontation des plus fructueuses.
Tout d’abord, il est très simple de constater, comme nous
l’avons déjà fait du reste, l’importance extraordinaire attri-
buée autant par Spinoza que par Nietzsche à la réalité corpo-
relle. Chez tous deux, le corps a le statut très particulier d’être
à la base de la connaissance — un fait qui suffirait déjà à
singulariser Spinoza et Nietzsche par rapport à l’ensemble de
la tradition philosophique. Le corps est vivant, actif et fort:
ce n’est qu’à travers lui que nous pouvons percevoir le monde
et que nous pouvons nous percevoir nous-mêmes: autant dire
que si nous faisions abstraction des capacités d’affections
sensorielles du corps, nous ne serions à même de former une
seule pensée, de penser quoi que ce soit au sujet de nous-
mêmes comme du monde. Or cette importance du corps ne
prend son ampleur que si l’on comprend qu’il ne s’agit pas de
glorifier le corps en tant que tel: si nous nous arrêtions à la
supériorité du corps sur le mental, nous ne serions guère plus
avancés que lorsque nous supposions une supériorité onto-
logique de l’âme sur le corps. Ce qui est extraordinaire chez
Spinoza et chez Nietzsche, c’est que la libération du corps et
des sens n’a de sens que si nous libérons du même coup notre

234
chapitre vi

faculté intellectuelle. Il s’agit de penser celle-ci non pas com-


me une faculté d’analyse abstraite et séparée du corps (ayant
par là une plus grande valeur métaphysique) mais comme
une faculté de pensée et de création qui prend d’autant plus
de valeur qu’elle est corrélative du corps; qui ne peut penser
que pour autant que le corps peut être affecté. Autrement
dit, ce que disent avec le même force Spinoza et Nietzsche,
c’est qu’il s’agit de penser l’homme comme une unité com-
plexe où la scission traditionnelle entre le corps et l’âme n’a
plus de sens. Mais de cette redéfinition du corps découle un
certain nombre de conséquences très importantes: 1° si nous
repensons la nature du corps, et par là même, la nature de la
relation du corps et de l’âme, il s’ensuit que nous repensons
du même coup toute la relation de l’humain au monde. Par
conséquent, d’après les réflexions de Spinoza et de Nietzsche,
nous ne pouvons plus penser l’homme comme l’être dichoto-
mique5 par excellence dans la mesure où il vivrait deux réali-
tés simultanées et incontournables, d’un côté, la dépendance
physique malheureuse et empreinte de fausseté d’un monde
de l’apparence, de l’autre côté, une accession au monde vrai
et juste s’apparentant à une vision divine — le dernier côté,
cela va sans dire, l’emportant largement sur le premier. Au
contraire, la pensée du corps spinoziste et nietzschéenne nous
oblige à penser l’homme comme immergé corps et âme dans
la réalité la plus riche, la plus vraie qui est celle conjointement
de la corporéité et de la puissance de former des idées: lors-
que Nietzsche fait dire à Zarathoustra, contre les contemp-
teurs du corps, «Corps suis et âme» — ainsi parle l’enfant. Et
pourquoi ne parlerait-on comme parlent les enfants ? Mais
l’homme éveillé, celui qui sait, dit: Corps suis tout entier, et
rien d’autre, et âme n’est qu’un mot pour quelque chose dans
le corps. Le corps est une grande raison, une pluralité avec
un sens unique, une guerre et une paix, un troupeau et un
berger»»6, cette phrase est proche à la lettre de la pensée de
Spinoza. En d’autres termes, le «vrai» ne réside pas ailleurs

235
philosophie de la puissance …

que dans ce réel vivant et présent, en revanche, tout le but de


la connaissance résidera dans notre capacité à nous ouvrir
davantage à la vérité du monde en tant que présence multiple
de la persévérance dans l’être.
2° Il découlera, pour la même raison, une conception diffé-
rente de la Raison, notion qui mérite une confrontation toute
particulière entre Spinoza et Nietzsche. Nous savons que chez
Nietzsche, la notion de Raison est soumise à des critiques
multiples. C’est même la notion sur laquelle le plus de philo-
sophes, et Spinoza en particulier, ont «divagué»7, croyant
pouvoir traiter d’elle comme d’une faculté innée et indépen-
dante de leurs déterminations affectives, croyant également
qu’à force de bien penser, ils atteindraient les choses en elles-
mêmes. Il semblerait ainsi que la raison ait toujours été posée
comme un principe indépendant garantissant l’accession à la
vérité supra-sensorielle: en cela, la raison aurait toujours été
notre lien secret avec l’ultime vérité, et serait à ce titre signe
de notre appartenance divine. En effet, c’est très précisément
de cette façon que la Raison se présente par exemple chez
Descartes8: distinguée de la volonté, elle n’est certes pas infi-
nie comme cette dernière, car seul l’entendement de Dieu
jouit de l’infinité, cependant, elle est ce qui assure notre lien
avec l’entendement de Dieu. Ainsi, ce que nous savons par la
raison, nous le savons clairement et distinctement et ne ris-
quons pas de nous tromper. Pour Nietzsche, ce raisonnement
est riche en confusions9: premièrement, séparer la volonté de
l’entendement impliquerait seulement une destruction sûre de
cette dernière, puisque l’entendement n’est rien sans l’assenti-
ment de la volonté; deuxièmement, la notion d’un entende-
ment pur et contemplatif, regardant d’un œil attentif et serein
avant d’attendre la volonté qui donnera son accord ou non à
telle ou telle idée, relève d’un désir schizophrène et impossible
de toutes parts. La volonté, nous le savons, est multiple à tout
instant et est déterminée par une multitude d’instincts diffé-
rents: il n’en est pas autrement pour notre raison qui ne sau-

236
chapitre vi

rait, par définition, consister en une faculté d’abstraction de


soi. Le problème de la raison appelle ainsi aussi le problème
des idées: pour Nietzsche, les idées ne sauraient être des enti-
tés préfabriquées que notre volonté pourrait estampiller du
sceau de «véridique» ou de «non véridique»: au contraire, si
nous pouvons parler de raison, en tant que notre faculté à
produire des idées ou des concepts, il est certain que son rôle
est d’imposer des formes au chaos,10 sélectionner parmi les
multiples impressions afin d’en extraire ce qui est le plus utile
au moment donné11. De toutes ces critiques l’on pourrait être
tenté de conclure que Nietzsche récuse, en somme, le concept
même de raison: effectivement, s’il s’agit à tout moment d’in-
terpréter et d’évaluer ce qui se présente à nous, il semble vain
d’invoquer une faculté spécialement chargée de cette fonc-
tion: au contraire, il est bien évident que la forme multiple
constituée par le corps, les instincts, la conscience, la puis-
sance de former des concepts, etc. ne fait qu’interpréter, me-
surer et évaluer en permanence. La Raison serait à ce titre une
fiction du même ordre que l’Être ou la Chose en soi — encore
une fois, non pas parce que ce qu’elle est prétendue faire ne
serait pas fait en réalité, mais parce qu’attribuer à une seule
faculté cette activité revient à négliger le fonctionnement de
l’ensemble qu’est une personne. Cependant, il y a bien chez
Nietzsche l’affirmation d’une certaine forme de raison, dès
lors que l’on consent à ne pas la confondre avec un principe
de rationalité inhérente à la nature. Toute la critique nietzs-
chéenne de la connaissance dénonce en premier lieu le fait
que, connaissant, nous érigeons en absolu ce qui n’est qu’une
évaluation ou interprétation: comme nous l’avons vu, le pro-
blème ne réside pas tant en ce que notre vision est perspective
et donc par définition «errante», mais en ce que nous refu-
sons d’admettre cet état de choses12, ce qui revient à dire que
nous dévalorisons le réel au profit d’une idée d’un réel meilleur
et plus vrai. Pire, si nous admettons notre méprise, le monde
ne retrouve pas de valeur pour autant: en effet, dit Nietzsche,

237
philosophie de la puissance …

dès que nous abolissons le «monde vrai», nous abolissons du


même coup le «monde apparent»13: il ne nous reste plus rien,
pas de sens, pas même de projection. La suite est bien connue.
Or, qu’il en soit ainsi n’empêche pas pour autant que nous
soyons en réalité capables de connaître — à condition de vou-
loir inverser nos perspectives, admettre comme vrai ou com-
me pouvant l’être, ce que nous dévalorisions auparavant. La
Raison dont parle Nietzsche et dont il affirme incontestable-
ment la valeur, c’est très précisément cet affinement de l’esprit
qui sait élargir son point de vue, dédoubler son regard, quit-
ter le cocon stérile mais rassurant de l’individu-sujet: la gran-
de raison nietzschéenne, c’est d’aller au-delà de la conviction
pour affronter des terres nouvelles14. Si la connaissance-«uti-
le» est pourvue d’une valeur incontestable et double en ce que
non seulement elle permet la propagation de l’espèce, mais de
plus, elle permet aux individus de lutter avec plus de bonheur,
nous devrons cependant considérer qu’elle est aussi loin de la
raison nietzschéenne que la connaissance inadéquate est loin
de la raison chez Spinoza15. Cela ne retire rien à sa valeur
pratique ou existentielle; cela ne diminue pas pour autant sa
positivité en tant qu’évaluation effective — Spinoza dirait de
la positivité de l’idée en tant que telle, mais en tout état de
cause, cette connaissance-utile ne saurait se rapprocher avec
ce que Nietzsche appellera la raison très précisément parce
que celle-ci consiste à sortir de la perspective de la survivance
de l’espèce pour considérer, au contraire, tout étant dans son
individuation et dans ses capacités ou sa force inhérentes16.
Or cela implique un véritable renversement de perspective
qui nécessite une explication: une très grande part de notre
analyse a consisté à montrer comment, chez Nietzsche, toute
activité humaine est basée sur l’interprétation ou l’évaluation,
et a indiqué qu’en ces termes, elle désignait l’activité la plus
profondément humaine comme étant de l’ordre de la con-
naissance. Les textes où Nietzsche affirme ainsi l’essence de
tout vivant en tant que rapport de forces, perpétuel combat

238
chapitre vi

où une force supérieure veut se soumettre une forme infé-


rieure, pour qu’ensuite ce même rapport soit inversé pour re-
commencer, sont innombrables: aussi, nous en avons déjà cité
une grande partie. Cependant, il s’avère qu’au cœur de la
connaissance, les données s’altèrent sensiblement. Il faut se
rappeler que nous avons déjà dit au sujet de la connaissance
nietzschéenne qu’elle était tout le contraire d’une imposition
de sens bruyante et guerrière: pour altérable qu’elle soit, elle
n’en est pas pour autant arbitraire, sous peine de retomber
dans les impasses finalistes de la connaissance-«utile». C’est
dire que si la connaissance au sens «noble» chez Nietzsche ne
cesse pas d’être évaluation et interprétation, elle se transforme
pourtant sensiblement: c’est qu’elle se sait perspectiviste, éva-
luatrice, interprétante c’est-à-dire non-absolue — dans le lan-
gage volontaire et même impératif de Nietzsche, nous devons
toutefois la comprendre dans son humilité surprenante — hu-
milité que ne pourrait soupçonner l’arrogance autosatisfaite
de la connaissance-utile. La rigueur et la précaution nécessai-
res exigées par Nietzsche pour permettre une évaluation véri-
table du réel doivent être semblables à la «probité philologi-
que», c’est-à-dire à une attention scrupuleuse dépassant
nécessairement toute limite subjective: «par philologie, il faut
entendre ici, dans un sens très général, l’art de bien lire, — de
savoir déchiffrer des faits sans les fausser par son interpréta-
tion, sans, par exigence de comprendre à tout prix, perdre
toute prudence, toute patience, toute finesse.»17 Or, il ne faut
pas non plus se méprendre sur le sens de la probité philologi-
que: avec prudence et attention, le chercheur avancera, certes,
or, il ne faut pas croire pour autant qu’il s’agisse de déchiffrer
un texte, c’est-à-dire, de la part d’un sujet, appliquer de l’at-
tention à un objet qui lui est extérieur: la probité consiste
avant tout à savoir que l’on est toujours déjà impliqué — d’où
l’attention tout spécialement requise18. En d’autres termes, ce
que nous appelons la raison chez Nietzsche, désigne une fa-
culté qui ne cessera pas d’être toujours en train d’interpréter,

239
philosophie de la puissance …

mais ce faisant, elle cessera d’être une fonction captative pour


devenir réceptive. La raison consiste dans la faculté de s’ouvrir
au monde, d’en être pénétré afin de comprendre, effective-
ment, ce que le sujet renfermé sur lui-même ne sera jamais à
même de savoir. Cette forme de raison n’est en rien contradic-
toire par rapport à tout ce que nous avons dit au sujet de
l’affectivité du corps: elle sera d’autant plus sensible à toutes
les manifestation des phénomènes du corps qu’elles consti-
tueront très précisément des ouvertures au monde, un monde
agissant sur un corps que je reconnais comme étant moi. Il
apparaît ainsi que l’une des principales difficultés déjà dans la
compréhension de la pensée nietzschéenne, et encore plus
lorsque nous voulons le rapprocher de Spinoza, consiste dans
la nécessité pour le lecteur de trancher entre les multiples sens
que Nietzsche donne à tous les concepts19. Ceci est particuliè-
rement vrai, bien entendu, pour le concept de vérité qui doit
être entendu tantôt dans son sens pragmatico-utile véritable,
tantôt dans son sens d’erreur et de signe de vie décadente, et
tantôt encore dans son sens le plus élevé, celui que Nietzsche
affranchit de toute utilité et de toute finalité, pour signifier la
plus haute réalité de la volonté de puissance. Mais c’est égale-
ment vrai pour la Raison: tantôt elle est l’instrument méta-
physique des prêtres et des scientifiques, moyen par lequel
l’être doit être capturé et asservi, rabaissé à un monde sans
valeur et sans attrait — tantôt elle signifie une grande faculté
intellectuelle au sens le plus large possible, magnifique puis-
sance à travers laquelle nous nous ouvrons à la vie et appre-
nons à la connaître dans toute sa richesse. C’est bien entendu
dans ce dernier sens que la raison nietzschéenne présente de
très profondes affinités avec la raison spinoziste, et qu’il ap-
paraît de surcroît que celle-ci ne pourrait qu’en une très faible
mesure être atteinte par la critique que Nietzsche adresse à la
tradition philosophique.
En reprenant les textes spinozistes, il apparaît que les mo-
dalités de la raison occupe la majeure partie de l’Éthique: ses

240
chapitre vi

fondements sont jetés dans le livre II, lorsque Spinoza établit


la puissance inhérente à l’âme de former des idées adéquates,
et s’explicitent lors de la définition des notions communes
que nous connaissons. Le livre III est une théorie de l’affecti-
vité, destinée à nous faire comprendre la corrélation entre les
affections de notre corps et les idées de ces affections que
forme l’âme. Dans le livre IV, Spinoza nous montre comment
toute passion s’explique comme une déclinaison de la joie ou
de la tristesse, et comment s’enchaînent les passions tristes
comme les passions joyeuses. Ce livre IV, intitulé «De la ser-
vitude de l’homme» démontre très précisément de quelle fa-
çon l’homme se rend impuissant et esclave de ses propres
passions, qu’il interprète pourtant, la plupart du temps, com-
me des décrets libres de son âme: Spinoza décortique ces pas-
sions, afin de montrer de quelle façon elles peuvent être re-
tournées, impliquant une activité au lieu d’une passivité.
Effectivement, nous dit Spinoza, il n’y a aucun cas où la Rai-
son ne puisse nous déterminer à agir aussi bien que nos pas-
sions20, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune affection qui ne puisse
être traitée par la Raison et comprise par elle, afin que l’idée
que nous en formerons dépende de notre propre nécessité et
non d’une détermination extérieure21. Spinoza affirme avec
force l’extraordinaire puissance de la raison, dont nous con-
naissons la constitution: la Raison spinoziste, ce n’est pas
l’application d’un savoir abstrait sur le monde que nous per-
cevons affectivement, mais l’éclaircissement de nos affections;
leur élucidation et la compréhension de leur nature, et la re-
cherche des choses qui nous conviennent. Ainsi la Raison, qui
est le savoir de l’existence des relations et des rapports néces-
saires entre les choses, nous rend aptes à concevoir notre
pleine participation au reste de la nature, nie nos fantasmes
d’exclusivité et de finalité, et nous inclut dans la nécessité
éternelle de l’ensemble de la nature. C’est cette conception de
la raison qui conduit Spinoza à affirmer que toute société de-
vrait se baser sur cette idée de la raison, et qu’il n’y a rien

241
philosophie de la puissance …

d’aussi utile à l’homme qu’un autre homme qui mène sa vie


sous la conduite de la raison: ici, «l’homme est un Dieu pour
l’homme»22. Nietzsche adressera à ce sujet précis une critique
explicite à Spinoza: pour lui, Spinoza ignore le fondement de
toute société en postulant que la Raison en serait le principe
unitaire: au contraire, dit-il, il y a une erreur dans la croyance
que la société serait basée sur l’union et non sur la lutte — er-
reur fondamentale, puisque l’absence de lutte, loin d’assurer
la survie de la société, entraînerait sa mort. Ce n’est pas la
Raison qui scelle le pacte entre les hommes, mais bien d’autres
instincts: «Là où il y a vie, il est une formation, une culture de
«compagnonnage», où les «compagnons» luttent pour la
nourriture, pour l’espace, où les plus faibles s’adaptent, vi-
vent plus brièvement, ont peu de postérité: la différence règne
dans les plus petites choses, dans les spermatozoïdes, dans les
ovules, — l’égalité est pur délire»23. Nous pouvons objecter
deux choses à la critique nietzschéenne. Premièrement, le so-
ciété ainsi décrite par Nietzsche pourrait certes correspondre
à la société des hommes forts, les aristocrates tels que Nietzs-
che les décrit dans la Généalogie de la Morale: en effet, ces
hommes aux valeurs nobles, parce que affirmatives, formaient
des «compagnonnages» où la lutte était la valeur suprême de
la vie. La valeur de cette forme de société est incontestable
pour Nietzsche: elle représente le plein épanouissement des
forces actives, fortes et affirmatives24. A première vue, il est
très certain qu’une telle société guerrière ne correspond en
rien, et forme même un concept antinomique, à la société dé-
mocratique dont rêve Spinoza: la sienne n’est pas une société
de vainqueurs, mais une garantie pour la paix et l’exercice li-
bre de l’activité de chacun indépendamment de sa race, cou-
leur ou de sa religion: ainsi, dit Spinoza, «Il n’est personne
qui ne souhaite vivre en sécurité, à l’abri de la crainte, autant
que possible. Mais ce vœu est tout à fait irréalisable, aussi
longtemps que chacun peut accomplir tout ce qui lui plaît, et
que la raison en lui ne dispose pas d’un droit supérieur à celui

242
chapitre vi

de la haine et de la colère. En effet, personne ne vit sans an-


goisse entre les inimitiés, les haines, la colère et les ruses; il
n’est donc personne qui ne tâche d’y échapper, dans la mesure
de l’effort qui lui est propre.»25 Or, remise dans son contexte,
la société guerrière de Nietzsche correspond, ainsi que le titre
l’indique, à l’origine généalogique de la morale: ce que Nietzs-
che veut montrer, c’est comment cette force affirmative a été
vaincue par la force réactive qui instaure des valeurs en fonc-
tion non pas de l’affirmation de soi, mais de la négation de
l’autre: — rien ne l’illustre aussi bien que cette phrase deve-
nue classique: «Alors que toute morale aristocratique naît
d’un oui triomphant adressé à soi-même, de prime abord la
morale des esclaves dit non à un «dehors», à un «autre», à un
«différent-de-soi-même», et ce non est son acte créateur.»26 Il
convient donc de dire qu’il s’agit d’un exemple infiniment
plus typologique que politique. En d’autres termes, la société
de lutte sauvage ne correspond en réalité pas mieux à la pen-
sée de Nietzsche qu’à celle de Spinoza, si nous admettons que
la raison nietzschéenne réside dans l’affinement des capacités
d’affection et dans la finesse de perception nécessaire à une
ouverture multiple au monde27. Ensuite, il est certain que
Nietzsche préconisera toujours l’importance de la lutte: or,
nous en savons assez sur la volonté de puissance à présent
pour être assurés qu’il s’agit bien moins d’une lutte contre
autre chose qu’une lutte au sens d’une augmentation de puis-
sance interne: chez Spinoza aussi, cette notion est évidemment
très présente puisque le conatus s’épanouissant devra tou-
jours se soumettre des formes d’énergie pouvant convenir à
sa conservation28. Cet état de choses ne change pas fonda-
mentalement entre l’état de droit naturel et l’état de droit ci-
vique: le conatus consiste toujours dans l’épanouissement de
ses propres forces: la différence entre la vie naturelle et la vie
en société réside en ce que l’homme, dans le dernier cas, ne se
vit pas exclusivement comme unique, mais en corrélation
avec les autres: cette vision est ainsi infiniment plus juste, eu

243
philosophie de la puissance …

égard à la nature des modes29. Notre deuxième objection con-


tre la critique nietzschéenne est que la raison spinoziste est un
principe d’union d’une façon très spécifique: loin de gommer
les différences entre les hommes, elle veille à ce que chaque
homme puisse s’épanouir selon sa détermination propre —
c’est pourquoi, dit Spinoza, l’homme vivant sous la conduite
de la raison est plus libre dans la cité qu’à l’état sauvage sui-
vant le droit naturel, si souverain soit-il30. La raison, loin de
considérer seulement qu’il y a une identité commune aux
hommes consiste aussi bien dans le savoir de leur différence:
ce n’est que si l’on sait que chaque homme agit en fonction de
ce qui lui est utile, et juge du bien et du mal selon ce même
critère31, qu’il peut s’avérer que cette recherche individuelle
unit les hommes entre eux dans leur recherche très précisé-
ment parce qu’ils s’entre-impliquent tous. C’est que la raison
consiste alors dans le savoir double d’une part de la singula-
rité incontournable de chaque homme en tant qu’individu
(singularité de mon corps et de l’âme qui en est l’idée), et
d’autre part, de la corrélation de la singularité que je suis,
avec le reste du monde: le raisonnement par notions commu-
nes consiste dans la découverte des convenances, c’est-à-dire
des affinités et des ressemblances entre les choses — et ici il
n’est pas exagéré de dire que la plus grande affinité existe
entre les hommes malgré toutes leurs divergences. Autrement
dit, la vie selon la raison conduit l’homme à considérer que
les autres sont des individus qui lui ressemblent, et avec les-
quels une coexistence n’est pas seulement nécessaire, mais
encore ce qu’il y a de plus souhaitable. En ces termes, la rai-
son spinoziste ne souffre pas la critique de la raison nietzs-
chéenne: celle-ci, comme la première, nous affranchit de l’il-
lusion d’être seuls, uniques et d’être le comble de la création;
elle nous apprend l’irréductibilité de la co-existence et de la
co-implication. C’est pourquoi il n’est nullement abusif, bien
que peu habituel, de dire que la raison nietzschéenne se posi-
tionne de façon très similaire vis-à-vis de la connaissance-

244
chapitre vi

«utile», que la connaissance du deuxième genre spinoziste


par rapport à la connaissance inadéquate: nous ne pouvons
évidemment pas mettre à égalité ces quatre données dans les
deux couples ci-dessus, mais nous pouvons en revanche affir-
mer qu’il y a une proportionnalité similaire dans les deux
cas. Ainsi, il est possible de déceler quelques points de ren-
contre décisifs entre la connaissance inadéquate spinoziste et
la connaissance-«utile» chez Nietzsche: dans les deux cas, ces
connaissances correspondent à des degrés primaires dans
l’humanité, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elles se-
raient archaïques. Au contraire, il semble bien que Spinoza
considère, tout comme Nietzsche, que c’est la forme de con-
naissance la plus répandue, et il en n’est vraisemblablement
pas autrement aujourd’hui qu’aux siècles précédents.
Nous pouvons en conclure deux choses très importantes:
premièrement, cette forme de connaissance est inhérente à
l’humain, et correspond à son fonctionnement l’on ne peut
plus naturel. Si Spinoza a suffisamment démontré que la con-
naissance inadéquate est le résultat nécessaire d’une certaine
condition naturelle, il n’en va pas autrement chez Nietzsche:
la connaissance-«utile», dans ses bienfaits comme dans son
aberration, correspond très précisément à l’une des structu-
res les plus intimes de la vie ou de la volonté de puissance.
Deuxièmement, nous devons nous garder de considérer ces
formes de connaissance comme des formes brutes et peu raffi-
nées, résultant toujours des erreurs des plus grossières. Il n’en
est rien: Spinoza montre amplement comment la connaissance
inadéquate peut être tout à fait correcte, objectivement par-
lant, et rester inadéquate au possible pour autant: elle s’étend
de nos conceptions les plus basses à nos constructions les plus
élaborées et sophistiquées concernant notre identité et celle
du monde. Chez Nietzsche, de façon un peu nuancée, la si-
tuation n’est pas foncièrement différente: si la connaissance-
«utile» réside toujours en des erreurs savamment déguisées en
vérités, il n’empêche que ces erreurs peuvent être parfaitement

245
philosophie de la puissance …

utiles à la vie32. Nous pouvons de ces deux points déduire un


troisième: ce qui chez les deux penseurs apparaît comme une
fatalité inévitable, ne doit cependant nullement être compris
au sens tragique: si l’on comprend la nécessité de cette forme
de connaissance, elle est ce qui permettra de la dépasser et de
passer à un autre stade du connaître. En d’autres termes, la
connaissance inadéquate tout comme la connaissance-«utile»
ne saurait être enrayée ou dépassée définitivement: elle fait
partie, et fera toujours partie, de notre structure intime. A ce
titre, c’est aussi elle qui est porteuse de la possibilité d’évo-
luer vers une autre forme de connaissance: la raison ne se
tournera pas contre elle, mais tâchera de travailler à partir de
ce qu’il y a en elle de positif. C’est aussi pourquoi la raison
apparaît ici, dans les deux pensées, comme un principe libéra-
teur par excellence: la raison est ce qui peut nous affranchir,
non pas de notre dépendance de ce monde, mais de notre
vision restreinte et nécessairement passive: elle est ce qui nous
permettra de vivre pleinement engagés dans le monde.

b) L’imagination et la passion. Les maîtres du ressentiment.


Les affinités entre la pensée de Spinoza et celle de Nietzsche
partant d’une affirmation du corps vivant et passant par une
conception dynamique et engagée de la raison nous mènent
également à considérer un autre point de rencontre, aussi im-
portant dans la théorie de la connaissance que l’est la raison.
Partant de l’affectivité du corps comme étant une richesse et
non une entrave à la pensée, il apparaît également que la no-
tion de l’imagination est d’une importance première chez les
deux penseurs, et qu’en tant que telle, elle subit une transfor-
mation fondamentale par rapport à la tradition philosophi-
que. Certes, chez Spinoza, la notion de l’imagination apparaît
tout d’abord en conformité avec une tradition platonicienne
allant jusqu’à Descartes comme une puissance d’erreur: l’ima-
gination, c’est la faculté par laquelle nous nous représentons
les corps extérieurs comme présents33, et puisqu’elle provient

246
chapitre vi

des mouvements occasionnés par la perception sensorielle,


elle est nécessairement encline à produire des images ayant
peu ou point de rapport avec la réalité. Bien entendu, la pre-
mière définition de l’imagination chez Spinoza la classe néces-
sairement dans le cadre des idées inadéquates: les images sont
incomplètes, fragmentaires et n’expriment pas la causalité
réelle de la chose imaginée. Entre l’affection et l’image, le lien
est direct et dépourvu de recul ou de critique: ainsi, le soleil
qui me brûle et qui m’éblouit me semble être tout près de
moi, alors qu’il n’en est évidemment rien. La critique variable
que Spinoza peut adresser à l’imagination est bien connue,
et il n’est pas besoin ici de l’expliciter: il est facile de com-
prendre combien l’imagination est inadéquate et combien elle
trahit notre désir de prendre nos rêves pour des réalités. Afin
de se persuader définitivement du rôle faible de l’imagination
chez Spinoza, il suffirait de constater qu’elle constitue, avec la
mémoire, la partie périssable et insignifiante de l’âme qui ne
subsistera nullement après la mort du corps34. Nous revien-
drons sur les raisons et les conséquences de cette mort. Pour
le moment, il importe toutefois de développer un autre côté
de l’imagination, positif cette fois-ci, afin de montrer qu’elle
détient un rôle singulièrement important chez Spinoza malgré
les critiques évidentes que nous avons soulignées. Une lecture
attentive de l’Éthique montre que la conception de l’imagi-
nation est en réalité très complexe: premièrement, Spinoza
dit bien que l’imagination donne naissance à des idées ina-
déquates, mais que c’est un ensemble de circonstances qui
rend l’imagination fautive, et non pas le fait d’imaginer tout
court: «les imaginations de l’Âme», dit Spinoza, «considérées
en elles-mêmes ne contiennent aucune erreur; autrement dit,
l’Âme n’est pas dans l’erreur parce qu’elle imagine, mais elle
est dans l’erreur en tant qu’elle est considérée comme privée
d’une idée qui exclut l’existence de ces choses qu’elle imagine
comme lui étant présentes.»35 En imaginant, nous affirmons
donc des choses existantes en acte et cela d’une certaine façon

247
philosophie de la puissance …

(cf. l’exemple du soleil). Or, dit Spinoza, l’erreur ne consiste


pas à produire cette image, qui est effectivement une indica-
tion réelle de l’effet que produit le soleil sur nous (chaleur et
éblouissement), mais dans le fait que nous manquons d’idées
correctes qui corrigeraient ce qui n’est qu’un effet d’une af-
fection physique. Autrement dit, lorsque nous imaginons le
soleil comme ci-dessus, nous ne sommes pas dans l’erreur
parce que nous traduisons effectivement le sentiment de notre
affection de cette façon, mais parce que, conjointement, nous
n’avons pas l’idée de ce qu’est le soleil qui, si nous l’avions,
ne nous ferait pas penser qu’il est à deux cents pieds de nous.
En un mot, nous imputons l’erreur à notre faculté d’imaginer,
alors qu’en réalité, c’est parce qu’il nous manque une autre
idée; celle qui exprimerait de façon adéquate la relation entre
le soleil et nous-mêmes, que notre compréhension est muti-
lée. La faculté d’imaginer à elle toute seule devrait plutôt être
considérée comme une vertu36, et ce tout particulièrement si
elle relevait de la seule puissance de l’âme et non de ses dé-
terminations extérieures. La question est donc de savoir si
tel peut être le cas: est-ce que l’imagination, c’est-à-dire la
capacité de produire des images des choses extérieures et de
les considérer comme présentes peut dépendre de la puissance
propre de l’âme, ou bien est-ce que l’imagination est toujours
liée à un état passif et de détermination extérieure ? Ici, il est
clair que c’est le travail de la raison qui intervient: son rôle,
nous l’aurons compris, ne consiste pas à vouloir éliminer
l’imagination, car, sans elle, nous ne pourrions plus avoir des
affections au travers desquelles nous affirmerions l’existence
de notre corps et des autres corps. En revanche, elle devra
limiter, dans la mesure du possible, l’emprise des passions sur
nous, c’est-à-dire, limiter le caractère exclusif et tyrannique
de l’imagination. En un mot, il s’agit ainsi de prendre cons-
cience des mécanismes de la puissance que constitue l’imagi-
nation, et de comprendre comment la faculté de produire des
images pourra seconder notre capacité de réflexion et d’ac-

248
chapitre vi

tion au lieu de l’enfermer dans un réseau de fictions stériles.


En effet, dit Spinoza, il n’est pas douteux que l’imagination
est une capacité réelle et efficace en nous dont nous avons
besoin, autant que de la raison, si nous voulons pousser plus
loin notre capacité intellectuelle: c’est le cas des prophètes
qui, ayant saisi les révélations divines avec l’imagination, ont
eu des «aperçus qui ont dû porter au-delà des limites intellec-
tuelles communes.» Ainsi, dit Spinoza, «à partir de paroles et
d’images, on peut combiner bien plus d’idées, qu’à partir des
seuls principes et notions sur lesquels se construit toute notre
connaissance naturelle.»37 Il ne s’agit donc pas de brimer no-
tre capacité à produire des images, mais d’inverser le rapport
entre déterminant et déterminé: Spinoza veut nous faire pro-
duire des images qui ne proviennent pas des chocs extérieurs,
mais de notre propre puissance de concevoir les choses qui
nous entourent: autrement dit, il s’agit d’inverser les rapports
de faiblesse et de puissance; de rendre actif ce qui est passif.
En présence d’une imagination dynamique et riche de
puissance chez Spinoza, nous pouvons ici approcher de la
conception nietzschéenne de l’imagination. Contrairement
à Spinoza, il semblerait que Nietzsche ait d’emblée de celle-
ci une idée extrêmement positive: l’imagination, en tant que
projection, constitue la base créatrice à partir de laquelle
nous pouvons évaluer et interpréter le monde. Sur la force de
l’imagination, les textes de Nietzsche ne laissent pas de doute:
ici, l’imagination est toujours première et précède toute autre
forme de pensée: «D’abord des images … Puis des mots appli-
qués aux images. Enfin des concepts, possibles seulement dès
qu’il y a des mots — une façon de ramasser beaucoup d’ima-
ges sous une réalité non-concrète, mais audible (le mot).»38
Les images sont ainsi les pensées les plus originelles: «Bilder
sind Urdenken»39. Aussi, il est clair que nous faisons d’abord
de toute chose une image40. Cependant, la primordialité de
l’imagination ne doit pas nous leurrer quant à sa nature: nous
savons assez désormais sur la connaissance nietzschéenne,

249
philosophie de la puissance …

pour savoir que ce qui vient en premier est toujours déjà


complexe et témoigne d’une origine multiple. La célébra-
tion nietzschéenne de l’imagination, habituellement retenue
pour montrer à quel point la pensée relève de la création,
ne saurait se comprendre sans que soit prise en compte la
critique qu’il en fait. Les images ne sont pas plus innocentes
que nos concepts, seulement, parce qu’elles nous semblent
immédiates, nous les jugeons telles alors qu’en réalité elles
cachent tout autant d’inclinations et d’instincts souterrains41.
En somme, l’imagination n’est pas plus adéquate à l’état brut
chez Nietzsche que chez Spinoza, et ne saurait constituer une
valeur probante que si elle est raffinée, maîtrisée et épurée
d’abord: «Qu’est-ce que l’imagination, la fantaisie ? Une
sorte de raison plus grossière, non encore raffinée, — une
raison qui commet de grosses erreurs dans la comparaison
et la systématisation, une raison inégale dans son rythme et
qui est poussée dans toutes les directions par nos impulsions
affectives (…)» Sans épuration, elle restera inexacte, sujette
à confondre les illuminations d’une idée avec «la lumière de
la vérité» 42. Dans d’autres textes, Nietzsche est encore plus
sévère avec l’imagination: ici, elle sera signe d’un manque de
retenue et de pudeur de la part de ceux qui veulent dénuder la
vérité43, ignorant qu’il lui restera toujours des voiles et encore
des voiles: cette imagination n’est rien d’autre que le désir
de se soumettre la vie, et non de l’interpréter. Mais alors, dit
Nietzsche, elle «n’est pas un chemin de la connaissance, elle
est une maladie de l’intelligence»44. Ici comme chez Spinoza,
la raison est donc une force purificatrice des délires débridés
de notre imaginaire: il est d’autant plus intéressant d’insister
sur le rapprochement nécessaire concernant l’imagination,
que Nietzsche nomme lui-même Spinoza en ce qu’il appelle
«le regard purifiant»: comme Platon et Goethe, Spinoza lui
semble avoir un regard qui se détache aisément de son ca-
ractère et de son tempérament, lui permettant de survoler le
monde en le contemplant comme un dieu aimé. Mais, très

250
chapitre vi

précisément, il ne faudrait pas penser que ce regard soit pre-


mier ou naturel, loin de là: au contraire, il est le fruit d’un
travail acharné: «il y a un entraînement et une école du re-
gard»45. C’est pour Nietzsche, selon toute évidence, le regard
à la fois créateur, c’est-à-dire puissant d’images, et probant
de celui qui s’adonne à la recherche de la connaissance. La
qualité de l’imagination est, pour Nietzsche la même que celle
qui est énoncée chez Spinoza: c’est une puissance d’inves-
tissement dans le monde, une projection de l’affirmation de
notre propre corps et de ceux des autres. Par l’imagination,
nous affirmons le monde en même temps que nous nous af-
firmons nous-mêmes. A ce titre, il conviendrait même, après
une lecture très attentive des textes de Spinoza et de Nietzs-
che, de nuancer la définition traditionnelle de l’imagination.
Nous disons habituellement qu’elle consiste à produire des
images: ici, les définitions spinozistes et nietzschéennes con-
cordent, à ceci près que la définition spinoziste semble plus
réductrice que la définition nietzschéenne, puisqu’elle semble
avoir tendance à poser l’imagination en tant que confusion
entre l’image et la chose46. Cependant, le concept d’imagi-
nation ne prend son intérêt aussi bien chez Spinoza que chez
Nietzsche qu’à partir du moment où elle est conçue comme
une faculté dynamique qui, loin de produire seulement des
images des corps lors des affections, consiste dans la projec-
tion des images, c’est-à-dire l’enchaînement et l’association
des images transgressant la staticité de l’image première: telle
est sans doute aucun la puissance accordé à l’imagination par
Spinoza lorsqu’il affirme sa capacité dans la prophétie. Chez
Nietzsche, il n’en va pas autrement puisqu’il affirme littéra-
lement le caractère fécond47 de l’imagination dans la produc-
tion des idées: il faudrait savoir «combien l’imagination est
la condition de toute découverte dans le domaine de l’esprit!
Combien de pensées naissent et éclosent pour être ensuite ar-
rachées impitoyablement! Nous sommes un grand verger!»48
Dès lors que nous nous penchons sur le rôle de l’imagina-

251
philosophie de la puissance …

tion chez Spinoza, il est clair qu’elle constitue le dynamisme


vital de la pensée, et qu’elle consiste véritablement dans un
travail49, un effort: l’âme s’efforce d’imaginer tout ce qui ac-
croît la puissance du corps50; elle s’efforce aussi d’imaginer
des choses qui excluent ce qui fait diminuer la puissance du
corps; aussi, elle enchaîne les images les unes après les autres
dans la quête continuelle de l’épanouissement de la force du
corps51. Ainsi, la définition de Nietzsche concernant l’activité
de l’imaginaire et de la pensée en tant qu’explosion52 pourrait
aussi bien trouver un écho net et précis chez Spinoza, que
dans la formulation si belle et juste de G. Bachelard: «On
veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des
images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images
fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous
libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y
a pas changement d’images, union inattendue des images, il
n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante. Si
une image présente ne fait pas penser à une image absente,
si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité
d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas ima-
gination.»53
Ces dernières remarques nous permettent à présent de clore
cette partie en insistant sur un dernier point de convergence
entre la pensée de Spinoza et celle de Nietzsche — point par-
ticulier, puisqu’il apparaît de prime abord antinomique entre
les deux penseurs. L’on peut aisément définir une grande par-
tie de l’éthique spinoziste comme une théorie de l’affectivité,
et par là, une théorie des passions. Nul ne peut ignorer le
mouvement de la pensée spinoziste sur ce point: le but de
l’éthique, pour ne pas dire de la pensée, c’est de nous affran-
chir de la servitude des passions, afin d’investir pleinement
notre capacité d’action. Par conséquent, la passion, même si
nous savons déjà qu’il y a plusieurs sortes de passions puis-
qu’elles peuvent être tristes ou joyeuses, ne nous mène jamais
directement à une action: par conséquent, de nouveau, moins

252
chapitre vi

nous serons déterminés par nos passions, plus nous serons


libres et actifs. Chez Nietzsche, il en va tout autrement: la
connaissance, la vraie, est une «grande passion»54, et il peut
critiquer Spinoza ouvertement ici: «Spinoza: dans notre agir
nous ne sommes déterminés que par des convoitises et des
affects. Il faut que la connaissance soit affect pour être motif.
— Moi je dis: il faut qu’elle soit passion pour être motif.»55
En effet, il semblerait bien que sur cette question, Spinoza ne
pourrait que s’opposer à Nietzsche: d’un côté, nous avons le
penseur serein, réfléchi et géomètre, de l’autre, l’intempestif,
le violent, le poète et le musicien qui pleure de joie lorsqu’il
formule la pensée du Retour éternel56. Pourtant, il nous sem-
ble de l’ordre de l’évidence que l’antinomie n’en est une qu’en
apparence. Il faut prêter attention davantage à ce que signifie
le mot passion dans les deux langages, pour découvrir que
ce qui est dénoncé ne diffère pas beaucoup chez tous deux,
et que ce qui est affirmé constitue un lien puissant. Lorsque
Spinoza définit ce qu’est la passion, il dit très clairement que
c’est un état où nous sommes dépendants, séparés de notre
pouvoir d’action parce que nous ne savons pas ce qui nous
détermine: la passion, ce n’est donc certainement pas unique-
ment être en proie à des désirs contradictoires ou peu avoua-
bles, mais c’est tout état où nous sommes déterminés pas nos
peurs, nos préjugés, et notre incompréhension de ce que nous
sommes. Tout comme la connaissance inadéquate dépasse de
loin une connaissance incomplète qui nous fait penser que le
soleil est à deux cents pieds de nous, ou qui nous fait penser
que nous agissons librement en choisissant de manger lorsque
nous avons faim, mais peut englober également une connais-
sance qui est objectivement exacte (lorsque nous appliquons
la fameuse règle de trois telle que nous l’avons apprise), l’état
passionnel, c’est-à-dire lorsque nous sommes passifs, déborde
largement le cadre des «passions physiques». Nous sommes
autant dans la passion, c’est-à-dire séparés de notre puissan-
ce, lorsque nous sommes jaloux et impuissants que lorsque

253
philosophie de la puissance …

nous respectons les commandements de l’église par peur du


châtiment de Dieu: dans les deux cas, nous sommes tristes
et impuissants et sans aucune notion de ce qui en nous est
puissance d’être et d’agir. Se libérer des passions ne saurait
pourtant pas être éradiquer ce qui en nous nous rend la proie
de telle velléités: Spinoza se trouve à l’opposé de la pensée
biblique qui impose de se couper la main si elle conduit à
une faute: au contraire, dit-il, s’affranchir des passion c’est
en former une idée claire et distincte57 ce qui signifie, en clair,
comprendre quelle affection nous détermine dans une situa-
tion très précise. En cela, Spinoza est infiniment proche de
Nietzsche dont l’objet, nous l’avons vu, était de démasquer
les mobiles de la connaissance: dans les deux cas, la connais-
sance en tant qu’activité signifie apprendre à connaître ce qui
veut, ce qui est déterminant en nous, et cela, non pas pour
enrayer la passion en tant que telle, mais pour la rendre lumi-
neuse à elle-même. Lorsque nous savons ce qui nous anime,
nous formons des idées, or, lorsque nous formons des idées,
nous sommes au plus près de notre puissance. Telle est l’équa-
tion de la connaissance spinoziste, et aussi celle de Nietzsche.
Dans le retournement du passif en actif, du déterminé en dé-
terminant: nous reconnaissons aisément le principe du cona-
tus autant que de la volonté de puissance.
Cependant, ce mouvement de retournement, si souple en
apparence, n’est par exempt de force ni même de lutte: il y a,
chez Spinoza et chez Nietzsche, un combat incessant contre
une passion très précise qui, en langage nietzschéen, témoigne
d’une faiblesse de la force, d’une passivité face à la vie qui
se retourne contre elle: c’est la passion terrible entre toutes
qu’est le ressentiment. Le terme est bien connu pour le lecteur
nietzschéen, mais n’est-il pas tout aussi pertinent pour dési-
gner la passion triste chez Spinoza ? Qu’est-ce que l’analyse
du livre IV de l’Éthique, l’analyse de la servitude, sinon une
analyse du ressentiment en tant que piège qui nous empêche
de vivre et de conquérir la puissance affirmative qui est la

254
chapitre vi

nôtre ? Si cette question parcourt toute l’œuvre de Nietzsche,


c’est tout particulièrement la Généalogie de la Morale qui lui
est consacrée expressément. Le ressentiment, pour Nietzsche,
n’est pas n’importe quel sentiment négatif mais le plus per-
vers entre tous puisqu’il s’empare des forces actives et les rend
toutes entières réactives: c’est pourquoi Nietzsche définit le
ressentiment comme une maladie, une baisse de vitalité, mor-
telle. Le ressentiment est à l’origine de la dépréciation de la
vie ou du monde: lorsque nous nous sentons blessés, injuriés
et que nous ne pouvons pas répondre à l’agression par une
action, nous nous courbons: nous réagissons, et maudissons
la force qui nous domine. De là, nous cherchons un coupa-
ble, nous mettant implicitement dans la situation de droit, et
notre coupable, en position de faute. Les parallèles avec la
pensée de Spinoza s’imposent: la passion triste est celle qui
nous empêche à jamais de rentrer en adéquation avec nous-
mêmes, elle est celle qui nous ballotte dans la tempête des
déterminations extérieures, imaginant des fautes et des culpa-
bilités partout58 où nous devrions voir une nécessité qui n’est
ni juste, ni injuste59. Pour Spinoza comme pour Nietzsche, le
ressentiment est le cercle vicieux qu’il s’agit à tout moment de
rompre: rendre à la force sa force, retirer de la réaction la for-
ce qu’elle a volé. Dans Ecce Homo, Nietzsche explique pour
quelles raisons il peut se dire le «maître du ressentiment»60:
c’est que, lui-même, si souvent malade connaît de très près la
faiblesse et la susceptibilité extrême qu’elle entraîne. Dans la
maladie, tout devient sujet à blessure, rien ne peut s’évacuer,
les sentiments mauvais s’entassent et forment une faiblesse
qui se nourrit de sa haine pour elle-même. Nietzsche a lutté
contre le ressentiment comme il a lutté contre la maladie; il a
trouvé aussi le seul remède possible, «grand remède»: face à
la tentation du ressentiment, il faut faire «le mort», se terrer,
afin de ne laisser aucune prise aux forces réactives. Réduire
au minimum ses capacités afin de se protéger tant que l’on
ne peut agir; économiser ses forces afin de ne pas les voir se

255
philosophie de la puissance …

pervertir. Ainsi, dit Nietzsche, il s’agit dans ces cas d’atteindre


l’état d’hibernation: «un minimum d’échanges et de consom-
mation permettant tout juste à la vie de subsister sans devenir
encore consciente.»61 Il est intéressant de voir que Nietzsche
rapproche ce remède qu’il qualifie aussi de «fatalisme russe»
à ce qui, chez Spinoza, donne l’explication du ressentiment.
Pour Spinoza, le ressentiment ou le «morsus conscientiae» est
une tristesse «née de l’image d’une chose passée dont l’issue a
été tenue par nous pour douteuse»62: pour Nietzsche, il n’est
pas douteux que Spinoza libère la déception de son arrière-
goût moral, et la rend «fatale» (il conviendrait bien entendu
de dire nécessaire pour Spinoza) au lieu de coupable. Il n’est
pas injustifié de penser que Spinoza, dans la maladie, a pu
faire une expérience semblable à celle de Nietzsche: chez lui
aussi, il y a une notion de la «grande santé» opposée à la
«petite santé»63 qui triomphe de la maladie du corps et qui
triomphe par là même à la tentation du ressentiment. (cf. la
très émouvante lettre 28 à Johannes Bouwmeester où Spinoza
s’inquiète de ce que son ami l’ait oublié, et le prie de lui faire
parvenir «de cette confiture de roses rouges que vous m’avez
promise».) Aussi bien Spinoza que Nietzsche luttent de toutes
leurs forces contre la plus négative des passions. Mais il con-
vient encore de nouveau d’attirer l’attention sur la spécificité
de la passion nietzschéenne: elle n’est pas bruyante ni déme-
surée, mais silencieuse et glaciale64; «un brasier silencieux et
sombre»65. En d’autres termes, la passion, pour Nietzsche, ne
signifie pas autre chose que la plus haute raison chez Spinoza:
elle est aussi affranchie de la servitude émotionnelle que des
préoccupations subjectives. Lorsque Nietzsche affirme que
la connaissance doit être passion, il ne faut donc pas se mé-
prendre: ce mot signifie seulement qu’elle doit en nous faire
l’objet du plus grand désir, de la plus haute raison et du plus
«grand sérieux»66. Comment ne pas voir en cela l’écho de la
vertu spinoziste, qui n’est qu’un autre nom pour la plus haute
puissance de l’homme67: «Agir par vertu absolument n’est

256
chapitre vi

rien d’autre en nous qu’agir, vivre et conserver son être (ces


trois choses n’en font qu’une) sous la conduite de la Raison,
d’après le principe de la recherche de l’utile propre.»68 Sans
aucun doute Nietzsche avait également l’intuition de la force
et la profondeur de la recherche spinoziste en écrivant cette
phrase qui ne nous semble nullement être en contradiction
avec l’essence du spinozisme: en comparant Kant et Scho-
penhauer avec des penseurs tels que Spinoza, Platon, Pascal,
Rousseau et Goethe, les deux premiers apparaissent inévita-
blement à leur désavantage: «leurs pensées ne constituent pas
l’histoire passionnante d’une âme, il n’y a pas là de roman,
de crises, de catastrophes ni d’heures d’angoisse mortelle à
deviner, leur pensée n’est pas en même temps la biographie
involontaire d’une âme (…)»69 En tout état de cause, il appa-
raît qu’il serait impropre et restrictif de voir dans la passion
un sujet de controverse entre Spinoza et Nietzsche: plus que
toute autre chose, nous avons ici à faire à une affinité et à une
communauté de projets profonde.

B) Vers la béatitude et l’amor fati:


de l’action à l’affirmation.
Les développements précédents ont effectivement permis de
discerner deux formes de connaissance que nous pouvons
mettre côte à côte, à condition, bien entendu, de ne pas pren-
dre pour identique ce qui est singulier par deux fois. Il est
certain toutefois que le principe de la raison, dans ces deux
déclinaisons possibles, ne constitue qu’une étape dans l’éla-
boration de la théorie de la connaissance autant chez Spinoza
que chez Nietzsche. Chez Spinoza, la connaissance comporte
encore un genre; le troisième; chez Nietzsche, nous ne savons
pas ce que peut être la connaissance tant que nous n’avons
pas compris ce que signifie la création.
Dans la pensée spinoziste la raison s’exprime donc dans ce
que nous appelons la connaissance du deuxième genre. Tout

257
philosophie de la puissance …

au long du livre IV il est ainsi question de la connaissance


rationnelle, connaissance par notions communes des proprié-
tés communes des corps: le livre V, consacré à la liberté de
l’homme débute également par elle. Par conséquent, l’on peut
considérer que ce que Spinoza appelle la «connaissance du
troisième genre» dans l’Éthique, ou la science intuitive70 dans
le Traité de la Réforme de l’Entendement, n’occupe, propor-
tionnellement, qu’une petite place dans le système spinoziste
— l’expression étant bien entendu quantitativement et non
qualitativement. Cependant, nous avons déjà mis l’accent
sur le caractère circulaire de l’œuvre principale de Spinoza:
l’éternité dont il est question dans le premier livre fait aussi
l’objet du livre V: il est aussi vrai de dire que l’on commence
par la notion de Dieu, que de dire que l’on y aboutit au terme
de la recherche. C’est pourquoi la connaissance du troisième
genre constitue d’une certaine façon tout le souffle de l’Éthi-
que, autant son point de départ que son achèvement. Au
fond, le livre I ne dit jamais autre chose que le livre V, à une
seule différence près: ce que le livre I fait comprendre par
un raisonnement extérieur, le livre V l’explique de l’intérieur
de son fondement: la connaissance du troisième genre boucle
la boucle de la connaissance, mais exprime avant tout notre
appartenance à la substance, celle qui est éternelle, infinie,
nécessaire. Ainsi, la connaissance du troisième genre est con-
naissance des essences singulières, connaissance de l’apparte-
nance de chaque chose à la substance ou à Dieu, et constitue
assurément l’élévation suprême et le but même de la pensée
de Spinoza71. Elle n’est pas seulement l’expression de la con-
naissance humaine la plus élevée chez Spinoza, mais elle
exprime également le sens même du destin de l’homme: elle
est la coïncidence du désir, du conatus, et de la force même
de la vie ou de la substance72. Malgré — pour ne pas dire à
cause de — cette primordialité évidente et incontestée, la con-
naissance du troisième genre présente cependant un certain
nombre de difficultés, à tel point qu’elle a pu être considérée

258
chapitre vi

comme une tentative échouée, une promesse impossible de


la part de Spinoza73, ou tout au moins un degré de connais-
sance pratiquement inaccessible au commun des mortels.
Ces difficultés se concentrent autour de trois questions: 1°
comment comprendre le passage du raisonnement par no-
tions communes, c’est-à-dire des propriétés des corps, à une
connaissance des essences singulières ? Autrement dit, com-
ment concevoir un passage d’une compréhension de ce qui est
commun aux corps à ce qui est singulier, à une essence ? 2°
Comment concevoir l’éternité singulière et individuelle dans
son rapport à cette forme de connaissance ? Le problème se
décline autrement: Spinoza affirme au préalable que l’âme ne
peut exister qu’en tant qu’idée du corps existant74 et qu’elle
ne peut rien imaginer, ni se souvenir de rien que pendant la
durée du corps75: par conséquent, l’immortalité au sens tra-
ditionnel devra être exclue. Cependant, Spinoza affirme à la
fin du cinquième livre de l’Éthique qu’une partie de l’âme est
éternelle et subsiste après la mort du corps, et que subsiste de
même une idée éternelle du corps76. Comment devons-nous
comprendre cette éternité ? Peut-être faudrait-il reposer la
question de l’immortalité à la suite des énoncés de la fin du
cinquième livre de l’Éthique ? 3° Comment parviendrons-
nous à comprendre l’idée éternelle du corps, c’est-à-dire l’idée
adéquate de notre corps telle qu’elle est en Dieu, étant donné
les changements perpétuels qui caractérisent notre corps ?
Cette question est celle qui est initialement formulée par
Blyenbergh dans sa correspondance avec Spinoza, et revient
à poser la question de l’identité de l’essence et de ce qui lui
appartient. Ce sont les trois questions spinozistes auxquelles
nous tenterons de répondre au cours de ce chapitre, pour pou-
voir mesurer les liens entre le sens de la connaissance du troi-
sième genre et la plus haute affirmation nietzschéenne. Selon
toute évidence, les questions inhérentes à la pensée de Nietzs-
che que nous soulèverons ici ne seront pas du même ordre
que chez Spinoza. Si notre travail a jusqu’à présent pu faire

259
philosophie de la puissance …

état de maintes affinités, tout en sauvegardant les différences


essentielles et irréductibles entre les deux auteurs, notre con-
frontation finale résidera en une proximité si grande qu’elle
ne saura s’exprimer qu’en se creusant comme une faille. C’est
que, pour arriver à l’affirmation nietzschéenne, l’amor fati,
nous ne nous inclurons pas moins dans le monde que ce que
nous faisons dans l’amor intellectualis dei spinoziste; cepen-
dant, cette inclusion est loin d’être aussi heureuse que celle de
Spinoza. L’affirmation nietzschéenne de notre appartenance
éternelle, de la valeur indicible et éternellement puissante de
l’être, et de notre immersion joyeuse dans le monde, passera
aussi nécessairement par le savoir de l’ineffable faiblesse, de
l’incontournable négativité, et par la qualité dévastatrice de
toute vérité s’enracinant dans le réel. L’affirmation de l’amor
fati implique une rupture, une perte, un saut dans le vide: afin
de devenir ce que nous sommes, nous devrons quitter tout
ce qui est humain, trop humain: nous devrons devenir notre
propre pont, notre propre destin. Sur ces hauteurs, un vent
glacial souffle et peut nous couper la respiration. En d’autres
termes, il y a chez Nietzsche ici une question du dépassement
qui sera notre préoccupation principale, et qui se formulera
autour de la notion de la création.

a) Spinoza:
L’idée de Dieu selon la connaissance de deuxième genre
Nous ne saurions comprendre la connaissance du troisième
genre sans la connaissance du deuxième genre: Spinoza dit
expressément que ce n’est qu’à travers la deuxième que la
troisième peut se former77: il est d’autant plus nécessaire d’in-
sister sur cette liaison effective, que la tentation de compren-
dre la connaissance du troisième genre comme une révélation
peut être grande. Il n’en est rien, bien entendu: il s’agit bien
d’un approfondissement d’une connaissance qui est déjà adé-
quate par définition, et non pas d’une soudaine illumination.
Mais il faut y insister aussi pour une autre raison: c’est que,

260
chapitre vi

quand bien même nous aurions déjà amplement compris ce


qu’est la connaissance du deuxième genre, il nous faut toute-
fois y retourner encore dès lors que nous voulons comprendre
la connaissance du troisième genre. L’on se souviendra que
la connaissance du deuxième genre comportait deux idées
principales formant les deux pôles d’un axe central: l’une, la
plus universelle, qui était l’idée de Dieu en tant que notion
commune, la plus large au sein de laquelle se retrouvent tous
les modes; l’autre, la moins universelle, l’idée de mon corps
en ce qu’il pouvait avoir des convenances particulières avec
d’autres corps. Nous savons également que, bien que la pre-
mière fût la plus forte au sens où elle concernait la totalité de
la nature, la connaissance adéquate ne pouvait se former qu’à
travers la seconde, celle de mon propre corps et d’un corps
autre. Or ces deux pôles, nous les retrouvons comme pôles
de la connaissance du troisième genre, mais d’un point de
vue différent. Si le mouvement constitué par la connaissance
du deuxième genre s’articulait entre une idée très individuelle
s’élargissant pour devenir très universelle, le mouvement de
la connaissance du troisième genre est, d’une certaine façon,
l’inverse. Il s’agira dès lors d’une idée qui, ayant été univer-
selle, devient singulière: qui, d’une notion commune, se trans-
forme en idée singulière ne concernant plus les propriétés ou
les relations, mais l’essence des choses singulières.78. Le pas-
sage de la connaissance du deuxième genre à la connaissance
du troisième genre peut donc être compris comme s’articulant
autour d’une idée dont le statut est, pour ainsi dire, double:
c’est l’idée de Dieu qui peut être comprise ou bien comme
une notion commune (certes, elle n’en est pas une, vu son ob-
jet, mais elle peut, en revanche, être comprise selon le second
genre de connaissance en tant qu’elle appartient à tous les
modes — elle constitue à ce titre quelque chose qui ressem-
ble à une «propriété» commune), ou bien comme une idée
enveloppant l’essence singulière d’une chose comme relevant
de l’essence de la substance. En d’autres termes, nous ne sau-

261
philosophie de la puissance …

rions comprendre le passage possible entre la connaissance


du deuxième et celle du troisième genre sans l’idée de Dieu,
puisqu’elle est la seule à pouvoir être à la fois une notion
commune, et une idée d’une essence singulière.
La connaissance inadéquate est fictive et incomplète, inca-
pable de sortir de l’étroite perspective de la succession effec-
tive des affections (ce qui fait qu’elle institue une fausse rela-
tion à la temporalité, imaginant celle-ci comme une suite
linéaire et causale, identique à l’apparition des affections ex-
térieures) autrement dit, ne se rapporte aux choses que dans
la mesure où elles apparaissent effectivement ou lorsqu’elle
les imagine confusément. La connaissance du deuxième genre
est très éloignée de cette inadéquation, et en diffère ontologi-
quement: l’âme y est cause adéquate des idées qu’elle forme,
elle est active, déterminée par elle-même et non plus au gré
des rencontres extérieures. Le corps, de même, est actif et
puissant, sans doute plus coordonné, plus adéquat dans ces
mouvements79. Cependant, la connaissance par notions com-
munes suppose toujours cette étroite relation entre la raison
et l’imagination dont nous avons abondamment parlé; entre
la représentation temporelle, puisque effective, et le savoir
atemporel puisqu’il est de la nature de la raison de concevoir
les choses comme éternelles et nécessaires80. La connaissance
par la raison n’exclut pas l’existence actuelle, les affections, le
corps: bien au contraire, elle les suppose. Ainsi, concernant
les propriétés communes des choses, elle est au plus fort an-
crée dans cette réalité existentielle et ne concerne pas, à la ri-
gueur, autre chose que celle-ci: la vie raisonnable, nous le sa-
vons, consiste dans la recherche de l’accord maximal entre
notre détermination extérieure et notre détermination inté-
rieure, c’est-à-dire entre l’existence actuelle et le désir d’y per-
sévérer que constitue notre essence. Les résultats de la con-
naissance par la raison témoignent bien de ce lien primordial
entre la raison et la vie actuelle: c’est l’objet des vingt premiè-
res propositions du livre V de l’Éthique. Nous pouvons, dit

262
chapitre vi

Spinoza, parvenir à une connaissance parfaite de toutes les


affections de notre corps81. Nous pouvons, de même, sinon
nous empêcher d’avoir des passions, du moins faire en sorte
que nous soyons le moins possible déterminés par elles82: nous
pouvons arriver à ordonner et à enchaîner les affections de
notre corps suivant un ordre valable pour l’entendement,
c’est-à-dire que nous pouvons agir physiquement au sens fort
du terme83. Ici, même l’imagination, faculté corporelle par ex-
cellence puisqu’elle consiste en la production d’images liées
aux impressions physiques, actuelles ou précédentes, dans no-
tre corps, peut être rapportée à des choses connues clairement
et distinctement, c’est-à-dire qu’elle ne sera plus le résultat
d’une détermination extérieure dont elle ignorera les causes,
mais constituera une véritable action physiologique trouvant
sa correspondance dans l’idée adéquate formée par l’âme. En
un mot, l’imagination, cessant de dépendre des mouvements
hasardeux provoqués au hasard des rencontres avec des corps
extérieurs, peut se mettre en œuvre dans un contexte parfaite-
ment adéquat, relevant ainsi de la raison bien plus que de la
fiction84. L’imagination, dans ces conditions, provoque non
seulement des images adéquates des propriétés des corps85
mais peut même se rapporter directement à Dieu ou la subs-
tance: «l’Âme, dit Spinoza, peut faire en sorte que toutes les
affections du Corps, c’est-à-dire toutes les images des choses
se rapportent à l’idée de Dieu»86 Paroles surprenantes sur la
valeur accordée à l’imagination: nous savions déjà que la rai-
son pouvait la seconder et la rendre plus adéquate: d’une cer-
taine façon, l’imagination véhiculant de la fiction peut ainsi
véhiculer de l’adéquation. Or, ici, il en est bien plus: c’est que
la raison se fait à proprement parler seconder par l’imagina-
tion, pour la bonne raison que l’entendement seul est souvent
moins fort, moins puissant que la raison accompagnée d’une
affection imagée: ainsi, dit le scolie de la proposition 10, il
convient, afin de rendre plus forte l’observation d’un certain
nombre de règles de vie que la raison nous dicte, d’imaginer

263
philosophie de la puissance …

telle ou telle situation afin d’attacher l’image qui convient à


telle ou telle affection. Aussi, nous savons87 qu’une affection
est d’autant plus forte que plusieurs causes à la fois la susci-
tent: si nous avons une affection causée par la raison en même
temps qu’une image nous suscite le même sentiment, il est
évident que l’affection aura une plus grande force que si elle
est provoquée par un raisonnement par principes88. Il est cer-
tain que nous devons faire extrêmement attention à ce qui est
dit ici: il ne s’agit évidemment pas de suggérer que l’idée de
Dieu peut faire l’objet d’une image: Spinoza ne cesse de dire
que dès lors que nous tentons d’imaginer Dieu, nous ne pou-
vons dépasser les limites de notre propre corporéité et que,
par conséquent, les images que nous en faisons reflètent cette
corporéité avant toute autre chose. Par conséquent, dès que
nous voulons imaginer Dieu, nous l’affublons de toutes sortes
de qualités qui n’appartiennent en rien à la nature de la subs-
tance, mais qui sont des projections l’on ne peut plus anthro-
pomorphisantes et anthropocentristes: le Dieu sage, le justi-
cier, le créateur, le suprême sujet voulant et libre; nous
connaissons tous ses qualificatifs. Il ne s’agit donc pas de faire
une image de Dieu ou de la substance, quand bien même no-
tre imagination serait infiniment plus éduquée et affinée qu’au
départ. Mais, cependant, les images des choses que nous fai-
sons peuvent être rapportées à l’idée de Dieu: cela signifie
qu’il y a une connexion entre toutes nos affections, correcte-
ment comprises, et l’idée qui les englobe toutes, qui est celle
de la substance. La démonstration de la proposition 14, éclai-
re cette connexion qui pourrait sembler difficile à concevoir:
il n’y a pas, répète Spinoza (cf. pr. 4) d’affection du corps dont
l’âme «ne puisse former un concept clair et distinct»: nous
savons que la conception claire et distincte d’une affection du
corps consiste dans le discernement, d’une part, de l’effet et
de son ampleur sur mon corps, d’autre part, de ce qui, dans
cette rencontre mêlée, m’est propre et ce qui revient en droit
au corps affectant. Autrement dit, la conception claire et dis-

264
chapitre vi

tincte d’une affection consiste d’une part dans la détermina-


tion de ce qui m’arrive et de la façon dont j’y réagis, d’autre
part, que dans la mesure où cette rencontre a eu lieu, elle fait
partie d’un enchaînement infini d’événements, où chacun est
nécessaire et découle de la nécessité de chaque chose à pro-
duire un certain nombre d’effets89. L’on peut encore varier la
définition de la conception claire et distincte: elle consiste en
une analyse efficace d’un événement, analyse dépourvue d’af-
fectivité au sens d’encombrement passionnel, et permet de ti-
rer des conclusions valables pour la suite des événements90.
Or, Spinoza, dans cette explication, va beaucoup plus loin
dans ce que nous avons nommé une «connexion»: l’âme peut
donc, poursuit-il, «faire en sorte que toutes [les affections]se
rapportent à l’idée de Dieu», et fait une référence directe à la
proposition 15 du livre I de l’Éthique. Cette proposition
pourtant ne semble pas énoncer explicitement une définition
de la conception claire et distincte: «tout ce qui est, est en
Dieu et rien ne peut sans Dieu être ni être conçu»91: à pre-
mière vue, l’argumentation spinoziste peut paraître purement
rhétorique, affirmant d’une part que la conception adéquate
d’une affection implique une connaissance de la chose en tant
qu’expression déterminée de la substance infinie, et que
d’autre part, celle-ci étant la seule qui existe92, toute chose ne
peut être rapportée qu’à elle seule. En un mot, dès que je for-
me une conception claire d’une chose, je sais qu’elle ne peut
être conçue que comme un mode de la substance, et par con-
séquent, toute chose peut être directement rapportée à l’idée
de Dieu. Cette interprétation n’est manifestement pas fausse,
mais elle ne rend pas compte de l’ensemble du mouvement de
la pensée de Spinoza sur ce point. Ce que nous comprenons
lorsque nous formons une idée claire et distincte d’une affec-
tion de notre corps, c’est premièrement que notre corps y ex-
prime une identité qui lui appartient, qui est, en quelque sorte,
le résultat de sa composition ou de son identité, et que le corps
affectant fait de même: nous pouvons donc comprendre l’af-

265
philosophie de la puissance …

fection comme quelque chose de nécessaire. Deuxièmement,


nous nous comprenons (ainsi que le corps affectant) comme
étant un mode, c’est-à-dire affection ou modification d’un at-
tribut de la substance en dehors de laquelle nulle autre subs-
tance ne peut être donnée. Effectivement, nous pouvons alors
rapporter toutes choses à l’idée de la substance: nous pouvons
concevoir que ce qui vient de se passer exprime un rapport
nécessaire de deux modes au sein de la substance, mais nous
allons aussi plus loin: concevant cela, nous concevons aussi la
corrélation et la nécessité de cette corrélation des modes de la
substance: en un mot, lorsque nous rapportons toute affec-
tion à l’idée de la substance, nous quittons la perspective rela-
tivement étroite de notre vision personnelle pour considérer
un ensemble bien plus vaste: celui de la coexistence modale. Il
est alors exact de dire que nous imaginons, dans ces condi-
tions, les autres modes comme des expressions de la puissance
substantielle — certes, cette puissance en elle-même ne se
laisse pas imaginer, mais ce qu’elle englobe, à savoir les mo-
des, sont eux, en revanche, imaginables puisque corporels au
même titre que nous-mêmes. Il s’avère donc que cette idée de
Dieu, bien que n’étant pas à proprement dire imaginable,
comporte un versant ou une déclinaison qui l’est, et que c’est
cette déclinaison qui est le fondement du degré maximal de la
connaissance du deuxième genre. L’importance de l’imagina-
tion dans sa relation avec la connaissance adéquate du
deuxième genre ne saurait être assez soulignée. Lorsque Spi-
noza affirmait qu’elle serait effectivement considérée comme
une vertu et non comme un vice si cette faculté d’imaginer
dépendait de sa seule nature, «c’est-à-dire si cette faculté qu’a
l’âme d’imaginer était libre»93 il semble donc avoir énoncé
non une hypothèse ou une idéalité, mais bien quelque chose
de réel et de concevable.
Nous pouvons à présent comprendre comment l’idée de la
substance, bien que n’étant pas une notion commune, peut
être considérée sous cet aspect-là: en elle-même elle n’est

266
chapitre vi

pas une propriété commune à toutes choses puisqu’elle dé-


finit leur rapport intrinsèque et essentiel (autrement dit, une
notion commune ne définit jamais une essence d’une chose
singulière, mais un rapport entre des choses singulières) mais
une chose, considérée en rapport avec l’idée de la substance
renvoie à la corrélation et la convenance intime entre toutes
choses. Or, cette corrélation implique également une compré-
hension de l’idée de la substance comme étant la cause pre-
mière de toutes choses: comprendre la coexistence des modes,
c’est comprendre qu’ils coïncident tous de façon immédiate
au sein de la substance: celle-ci ne saurait, encore une fois
être comprise comme une cause éloignée, mais est toujours
immanente, immédiate et prochaine94.

b) L’idée de Dieu selon la connaissance de troisième genre


L’idée de la substance, qui en ce sens constitue réellement
tout le fondement de la connaissance spinoziste, doit aussi
être comprise sous sa réalité propre: celle de l’expression
de l’essence de la substance, et, par extension immédiate,
il faut comprendre comment cette essence enveloppe et ex-
plique l’essence singulière de toute chose. C’est l’objet de la
connaissance du troisième genre, que Spinoza définit par la
formulation suivante: «ce genre de connaissance procède de
l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de
Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses»95 La
définition de la connaissance du troisième genre décrit un se-
lon toute évidence autre mouvement que la connaissance du
second genre: partant de la connaissance intime de l’essence
formelle de certains attributs de Dieu, elle parvient à la con-
naissance adéquate de l’essence des choses: intuitive, elle l’est
surtout au sens d’immédiat, puisqu’elle part véritablement de
ce qui est essence première pour le relier simultanément à l’es-
sence de la chose particulière: nous n’avons donc plus affaire
ici à une vision globalisante reliant les modes entre eux dans
leur appartenance modale, mais une vision spécifique et indi-

267
philosophie de la puissance …

vidualisée au plus haut point concernant la réalité essentielle


d’un mode singulier. Bien entendu, cette définition correspond
de manière absolue aux exigences de l’adéquation puisqu’elle
fait connaître les choses ou les effets à partir de la cause96: en
effet, il est impossible, pour Spinoza, d’admettre la possibilité
d’une connaissance adéquate qui ne s’effectuerait pas dans ce
sens-là97. Spinoza indique lui-même qu’il y a une différence
très importante entre la connaissance du second genre et celle
du troisième genre puisque la première traite du général alors
que la deuxième traite du particulier: le scolie de la proposi-
tion 36 de l’Éthique V établit «combien vaut la connaissance
des choses singulières que j’ai appelée intuitive ou connais-
sance du troisième genre (sc. pr. 40, E II), et combien elle
l’emporte sur la connaissance par les notions communes que
j’ai dit être celle du deuxième genre. Bien que j’aie montré
en général dans la première Partie que toutes choses (et en
conséquence l’Âme humaine) dépendent de Dieu quant à
l’essence et quant à l’existence, par cette démonstration, bien
qu’elle soit légitime et soustraite au risque du doute, notre
Âme cependant n’est pas affectée de la même manière que si
nous tirons cette conclusion de l’essence même d’une chose
quelconque singulière, que nous disons dépendre de Dieu.»
La définition de la connaissance du troisième genre indi-
que qu’il y est question d’un changement de compréhension
des attributs. Assurément, les attributs nous étaient déjà tout
à fait familiers lorsque nous avons pris l’habitude de penser
par notions communes: effectivement, les deux attributs que
nous pouvons connaître nous sont connus dans la mesure où
ils regroupent, respectivement à leur identité, l’ensemble des
choses. Tout ce qui a un corps relève de l’Étendue, toute idée
relève de la Pensée: les attributs regroupent les choses dans
leur concordance la plus universelle, la plus large possible
— tous les corps existants conviennent dans la mesure où ils
se déterminent par des rapports de mouvement et de repos98;
toutes les idées existantes conviennent en ce que ce sont des

268
chapitre vi

concepts formés par une âme pensante — ainsi, l’on peut dire
que les attributs nous sont d’abord connus comme des notions
communes, et des notions communes très spécifiques, puis-
qu’elles sont les plus universelles ou générales. Évidemment,
ce n’est pas en ce sens-là que nous allons les connaître selon
le troisième genre de la connaissance. Connaître l’essence
formelle de certains attributs de Dieu, cela signifie qu’il faut
les connaître en tant qu’ils constituent l’essence singulière de
la substance divine et, ce faisant, impliquent simultanément
toutes les essences particulières des choses individuelles. Cela
revient à dire: connaître selon le troisième genre de la con-
naissance, c’est connaître Dieu en tant qu’il implique, de par
sa propre définition, l’existence de toute essence particulière:
c’est connaître la relation réciproque et simultanée entre une
essence particulière et Dieu.
Dès lors, la question principale est de savoir comment nous
pouvons établir la relation entre la substance et notre essence.
Autrement dit, comment puis-je concevoir mon essence de
façon à ce que transparaisse sa relation incontournable et im-
muable à la substance ? L’essence d’un être n’est rien d’autre
que son conatus: la force avec laquelle il persévère dans son
être. Mon essence n’implique pas mon existence: nous savons
que celle-ci dépend d’un très grand nombre de facteurs qui
me sont extérieurs, et ce, non seulement pour occasionner ma
venue à l’existence, mais tout au long de celle-ci. Lorsque je
mourrai, ce sera également par une détermination extrinsè-
que99. Pourtant, sans être impliquée par l’essence, mon exis-
tence en dépend: en réalité, je ne fais rien, ne veux rien, n’ap-
pète rien sans que soient directement exprimés mon essence
ou mon conatus. Le désir au sens le plus fort, le persévérance
dans la vie et la tendance à augmenter continuellement la
puissance, c’est bien cela qui détermine chacun de mes mou-
vements et chacun de mes jugements, évaluations et volitions
particulières. De fait, je ne suis rien si ce n’est ce désir infini-
ment inclinable, infiniment persistant: mon corps lui-même

269
philosophie de la puissance …

ne fait rien d’autre que de l’exprimer puisqu’il s’efforce de


se développer, de grandir, d’augmenter sa puissance d’agir.
Le fait de grandir, d’évoluer de l’enfance vers l’âge adulte
n’est rien d’autre que cette persévérance: ainsi, dit Spinoza,
«Dans cette vie donc nous faisons effort avant tout pour
que le Corps de l’enfance se change, autant que sa nature le
souffre et qu’il lui convient, en un autre ayant un très grand
nombre d’aptitudes et se rapportant à une Âme consciente au
plus haut point d’elle-même et de Dieu et des choses (…)»100.
Il est désormais clair que l’essence spinoziste ne saurait être
confondue avec une quelconque forme idéale, ne correspond
à aucun modèle archétypal ou de réalité supra-phénoménale,
mais n’est rien d’autre que l’équation de force ou d’intensité
qui constitue notre réalité la plus intime. Effectivement, si
nous la comprenons ainsi, nous ne saurions non plus la con-
fondre avec une tendance d’auto-conservation toute simple:
elle est le principe même du dynamisme inhérent à chaque in-
dividu, un degré de puissance en mouvance perpétuelle qui ne
connaît pas de point zéro, mais simplement des variations de
puissance selon que nous sommes plus ou moins déterminés
par elle seule ou par les événements extérieurs. L’essence ne se
laisse pas davantage confondre avec l’âme ou l’esprit: elle est
une et indivisible (contrairement à l’âme qui comporte autant
de parties que le corps), éternelle (contrairement à l’âme qui
comporte des parties périssables: c’est, nous le savons, la mé-
moire et l’imagination) et d’une adéquation parfaite eu égard
à elle-même et aux autres essences101. L’essence, ainsi com-
prise, n’est autre que notre réalité la plus propre et la plus
intime: elle est ce qui nous exprime, pour ainsi dire, à l’état
pur (si toutefois cette expression peut être employée sans les
implications morales qu’elle suscite normalement: pur, ici, ne
signifie pas le contraire de souillé, mais dans sa concentration
intime), sans que nous prenions en considération les influen-
ces extérieures et notre implication temporelle dans le sens du
passage: si nous nous connaissons selon notre essence, cela

270
chapitre vi

implique une connaissance qui peut saisir notre être indépen-


damment des circonstances environnantes.
Cependant, il importe ici de faire extrêmement attention
au sens que confère Spinoza à la connaissance de l’essence
singulière: la densité des textes et de la pensée même nous met
en présence du risque d’effectuer un glissement du sens, ce
qui dénaturerait tant la pensée de Spinoza que les propos que
nous construisons. Il semblerait effectivement que la dernière
partie du livre V de l’Éthique conçoive l’essence et la connais-
sance de celle-ci comme une réalité en retrait de la vie tem-
porelle, en retrait de la durée et même du corps: Spinoza, qui
tout au long de son œuvre ne cesse d’insister sur l’irréductibi-
lité de la connaissance à une connaissance par le corps, et qui
jusqu’à présent refuse de donner une suprématie ontologique
à l’âme sur le corps dans la mesure où tous deux expriment la
même réalité, semble effectivement changer de voie lorsqu’il
affirme dans le scolie de la proposition 20 en avoir terminé
avec «ce qui concerne la vie présente», et qu’il faut mainte-
nant passer «à ce qui touche à la durée de l’Âme sans relation
avec l’existence du Corps». Nous sommes ici aux prises avec
deux difficultés: premièrement, l’usage du terme «présent»,
que nous devrons confronter au terme «actuel» (au sens de
la vie actuelle, l’âme étant l’idée d’un corps existant en acte,
et qui, par conséquent, ne fait rien d’autre que d’affirmer
l’existence actuelle de ce corps102); deuxièmement, le sens de
la «durée» de l’âme hors l’existence corporelle.
Pour la première difficulté, Spinoza donne lui-même les clés
nécessaires à la compréhension du sens présent: la démonstra-
tion de la proposition 29 rappelle qu’il y a effectivement deux
façons de concevoir les choses comme actuelles: «ou bien en
tant que nous en concevons l’existence avec une relation à
un temps et à un lieu déterminés, ou bien en tant que nous
les concevons en Dieu et comme suivant de la nécessité de
la nature divine.»103 Deux choses très importantes apparais-
sent dans cette phrase chargée de sens: 1° la première façon

271
philosophie de la puissance …

de concevoir l’existence actuelle d’une chose semble relever


d’une connaissance inadéquate: en effet, concevoir une chose
par rapport à un temps et un lieu déterminé est une manière
de réduire la chose à son apparition temporelle et spatiale où
elle n’apparaît qu’en tant qu’elle est soumise à des influen-
ces extérieures. Percevoir une chose de cette façon implique
seulement que l’on perçoit des effets coupés de leurs causes,
ce qui est la définition même de la connaissance inadéquate.
Cependant, il nous semble que cette première façon de conce-
voir une chose peut aussi être tout à fait adéquate: concevoir
une chose en tant qu’elle exprime l’un des attributs (la spatia-
lité) n’a rien d’inadéquat, bien au contraire, puisque c’est une
notion commune de la plus grande universalité. Concevoir
l’existence d’une chose en relation à un lieu déterminé, cela
signifie alors la concevoir en tant que nous savons que son
essence n’implique pas l’existence, c’est-à-dire dans la con-
naissance profonde de la nature de l’existence d’un mode: il
ne peut exister qu’en corrélation avec d’autres modes, il n’est
pas libre, il doit à ce titre apparaître et dans un temps, et dans
un lieu spécifiques. En un mot, cela signifie que l’existence est
irréductible à la nature et à la durée: ceci, bien évidemment,
n’est pas de l’ordre de la connaissance inadéquate, mais té-
moigne d’une connaissance l’on ne peut plus adéquate de la
constitution des choses, ce qui était le premier point. Aussi, la
proposition 11 de l’Éthique II énonce en quoi consiste l’être
actuel de l’âme d’une façon qui n’est pas moins vraie que l’ac-
tualité dans le second sens: «ce qui constitue en premier l’être
actuel de l’âme humaine n’est rien d’autre que l’idée d’une
chose singulière existant en acte». La proposition révèle en
même temps qu’il peut aussi être question d’une autre sorte
d’actualité (cf. «en premier»).
2° Nous voyons ensuite que l’actualité étant concernée
dans les deux façons de concevoir une chose (dont la deuxiè-
me constitue évidemment le connaissance du troisième genre,
et exprime ainsi le degré maximum de l’adéquation) il s’avère

272
chapitre vi

que nous ne devons pas penser que la seconde façon exclut


le corps pour autant ou concerne l’âme seule sans relation
avec le corps. Le texte de Spinoza est très précis: nous lisons,
dans le scolie de la proposition 20 ceci: «… sine relatione ad
Corporis existentiam pertinent»104. Le corps existant signifie
ici le corps en tant qu’il est déterminé par le temps et l’espace,
c’est-à-dire en tant qu’il est affecté par mille et mille choses
extérieures à lui, et ce de façon continue. Effectivement, l’âme
est bien l’idée d’un corps existant en acte, et ne cesse de l’af-
firmer en tant que tel. Or l’affirmation du corps qu’est l’âme
dépasse nécessairement cette réalité spatio-temporelle: l’âme,
idée du corps affirme aussi l’idée du corps en tant que celui-
ci exprime un degré de puissance d’un attribut divin, et cela
en dehors de sa détermination existentielle. Autrement dit:
quoi qu’il advienne au corps durant l’existence, et quelles que
soient les variations de puissance qu’il traverse au gré de ses
rencontres, il ne cesse à aucun moment d’exprimer une dé-
termination précise d’un attribut de la substance, et cela est
nécessairement impliqué dans l’affirmation du corps qu’est
l’âme en tant que son idée. Nous ne devons donc pas penser
que l’expression de Spinoza «l’Âme sans relation avec l’exis-
tence du Corps» signifie une âme dont l’essence ou l’ «être
véritable» est d’être séparée du corps, (ce qui impliquerait
un retour à des conceptions tout à fait traditionnelles) mais
une âme dont l’objet d’affirmation n’est plus le corps déter-
miné de façon spatio-temporelle, mais le corps en tant qu’il
exprime avec nécessité l’attribut de l’étendue. En tout état de
cause, nous ne cesserons pas, même dans le développement
du sens de l’éternité et de la connaissance du troisième genre,
d’affirmer le corps d’une façon très précise (cela, du reste,
sera largement attesté par Spinoza à la fin même de livre V
— nous reviendrons là-dessus).
Il s’ensuit que l’actualité d’une chose ne dépend pas de sa
présence spatio-temporelle, mais comprend une autre forme
de présence. Nous pouvons exprimer ceci en inversant la

273
philosophie de la puissance …

phrase: il y deux sortes d’actualité: celle qui est temporelle (je


suis ici aujourd’hui, j’existe maintenant), et celle qui est con-
tenue en, et suivant la nécessité de, la nature divine. Pour sûr,
alors, cette façon de concevoir une chose la comprend dans
son éternité: dès lors que nous concevons la nature divine,
nous la concevons comme éternelle, et, de même, ce qui en
découle, nous le concevons de cette manière-là105. Cependant,
bien que cette équation soit exprimée avec la plus grande adé-
quation possible, il ne s’ensuit pas nécessairement que nous
percevions les choses aussi clairement: effectivement, les idées
inadéquates par lesquelles nous avons l’habitude de conce-
voir et Dieu, et la nature de l’éternité, sont très fortement an-
crées en nous en raison de leur extension sociale, historique et
religieuse106 et se laissent difficilement remplacer par une idée
plus adéquate tant que celle-ci ne constitue pas une affection
très forte107: ce sont donc des idées particulièrement tenaces.
Cependant, une idée inadéquate reste toujours une idée, et
en tant que telle, elle a une positivité qui lui est propre. En
d’autres termes, l’idée inadéquate de Dieu, ou de l’éternité,
témoigne cependant du fait que je suis affecté par l’un ou
l’autre, autrement dit, que je l’éprouve en une certaine fa-
çon108. Une perception, bien que confuse, de la nature divine
et l’éternité qui lui est propre, impliquera donc nécessaire-
ment par là même, une notion très vague de l’éternité qui
est la nôtre. Cette idée nous est donc inhérente, présente, et
c’est pourquoi, lorsque Spinoza affirme que nous sentons et
expérimentons notre éternité109, cette expérience ne saurait se
borner uniquement aux moments où nous sommes à même
de la penser adéquatement. En effet, dit Spinoza, «Si nous
avons égard à l’opinion commune des hommes, nous ver-
rons qu’ils ont conscience, à la vérité, de l’éternité de leur
âme, mais qu’ils la confondent avec la durée et l’attribuent à
l’imagination ou à la mémoire qu’ils croient subsister après
la mort.»110 Or, encore une fois, l’actualité éternelle, et nous
ne faisons que le répéter à cet endroit, n’est pas une actualité

274
chapitre vi

ou une existence telle qu’elle se prolongerait après la présence


temporelle (c’est-à-dire après la mort), ni davantage une exis-
tence qui aurait précédé celle de la naissance: l’éternité n’a
très précisément rien à voir avec le temps, et ne saurait se
déterminer comme un avant ou un après lui111 mais n’est, en
langage spinoziste rien d’autre que l’actualité infiniment co-
présente à toute réalité existentielle. Mais cela signifie aussi
que je ne «deviens» pas éternel: je le suis toujours déjà, puis-
qu’une certaine forme d’éternité fait partie de ma structure112.
Mon éternité est simultanée à ma durée et ne peut même pas
être dite la dépasser ou la transcender puisqu’une telle ex-
pression est impropre à la nature de l’éternité113. Concevoir
l’actualité d’une chose en tant qu’elle est en Dieu et comme
suivant de la nécessité divine, c’est donc la concevoir en tant
que son essence, c’est-à-dire son conatus, exprime de manière
nécessaire et éternelle, indépendamment de l’ampleur de sa
durée et de ce qui lui advient au cours de celle-ci, un degré
déterminé de la puissance d’être infinie qu’est la substance114.
La deuxième difficulté semble être plus délicate à résoudre.
Si nous pouvons admettre que l’actualité du corps n’impli-
que pas nécessairement son existence spatio-temporelle, mais
l’actualité en tant qu’elle exprime une modification détermi-
née d’un attribut divin, il est, en revanche, plus difficile d’ad-
mettre que l’on puisse parler d’une durée de l’âme en dehors
de l’existence de son corps. De deux choses l’une, et c’est Spi-
noza lui-même qui le dit: ou bien nous concevons l’actualité
en rapport avec un temps et un lieu déterminés: nous parle-
rons alors nécessairement d’une durée. Ou bien, comme nous
venons de le montrer, nous la concevons en dehors de la tem-
poralité: nous la concevons alors sub specie æternitaits.115 Or
cette espèce exclut la temporalité: elle exclut la durée: nous
avons déjà consacré une grande partie de ce travail à la dis-
tinction ontologique entre la durée et l’éternité. Spinoza l’af-
firme également dans un texte qui vient à la suite de celui qui
nous occupe: il s’agit du scolie de la proposition 23: «L’Âme

275
philosophie de la puissance …

donc ne peut être dite durer, et son existence ne peut se définir


par un temps déterminé qu’en tant qu’elle enveloppe l’exis-
tence actuelle du Corps et, dans cette mesure seulement, elle
a la puissance de déterminer temporellement l’existence des
choses et de les concevoir dans la durée.» La distinction onto-
logique entre la durée et l’éternité réside en que ce la première
peut avoir un commencement et une fin116, alors que ces deux
notions sont tout à fait exclues du concept spinoziste de
l’éternité — c’est ce que Spinoza établit dès la définition 8
avec son explication dans l’Éthique I. Rappelons encore que
l’éternité n’est pas transcendante à la durée, mais lui est co-
présente: elle ne se réalise pas «après» la durée, mais à chaque
moment durant celle-ci. Ces distinctions fondamentales font
qu’il semble donc tout à fait exclu de parler d’une durée de
l’âme en dehors de celle qui lui est accordée au même titre
que le corps: il serait absurde de postuler une durée de l’âme à
la suite de la mort du corps — elle ne serait plus l’idée qu’elle
était, à savoir celle d’une corps existant en acte — mais une
autre, ce qui en langage spinoziste revient à dire qu’elle ne
serait plus117. Cependant, il nous est possible de comprendre
ce que dit Spinoza en parlant de la durée post-corporelle de
l’âme. Nous savons que le corps n’est pas éternel en lui-même,
puisque soumis aux conditions de l’existence qui lui sont im-
posés par les autres modes: ce n’est pas son conatus qui est la
cause de l’actualisation de son existence118, mais l’ensemble
des modes coexistants. De même, son conatus ne suffit pas
pour le maintenir en vie de façon illimitée119, puisque il y a
une infinité de modes qui sont plus puissants que lui et dont
la force le surpasse120. L’âme en tant qu’idée du corps est ainsi
aussi mortelle: ce qui meurt, ce sont ses facultés qui sont direc-
tement liées au corps, à savoir la mémoire et l’imagination121.
Or dit Spinoza, il y a une partie de l’âme qui demeure: c’est
l’entendement ou notre puissance de penser par idées adé-
quates. Pourquoi subsiste-t-il ? Parce que ses idées coïncident
avec les idées telles qu’elles sont Dieu122, et sont comprises

276
chapitre vi

dans l’entendement infini. D’une certaine façon, ce n’est pas


moi qui subsiste, ce sont mes idées. Pourtant, c’est aussi moi
très précisément, puisque la combinaison des idées adéquates
qui définissent mon essence la définit, elle, très précisément:
ainsi, c’est bien moi qui suis présent. Une partie de mon âme
subsiste ainsi: elle comprend autant l’idée de mon corps (qui
est éternelle) que l’idée d’elle-même en tant que celle-ci fait
éternellement partie de l’entendement infini de Dieu123. Ce-
pendant, l’éternité qu’elle exprime ne saurait être la même
que celle de la substance: les essences des modes particuliers
sont sans doute éternelles, mais ne relèvent indubitablement
pas de la même puissance d’exister que la substance, puis-
qu’il s’ensuivrait leur actualisation existentielle, ce qui n’est
pas le cas. Ainsi, c’est bien sub specie æternitatis que nous
devons considérer notre essence, ainsi que la partie de notre
âme qui demeure après la mort du corps et de l’imagination:
une forme, un genre d’éternité, non l’éternité inconditionnelle
et pleine telle qu’elle se définit par la substance. C’est aussi
pourquoi nous pouvons garder le mot de «durée» de l’âme
pour cette façon d’être: durée, parce que son éternité n’est
pas inconditionnelle et pleine. La substance et ses attributs
sont simultanés124, tout comme ses modifications que sont les
essences des modes: effectivement, nous pouvons dire qu’une
essence est éternelle parce qu’elle n’a jamais commencé à
exister, tout comme la substance n’a jamais commencé son
existence. (Et ceci, même si la proposition I de l’Éthique I éta-
blit qu’une substance est antérieure en nature à ses affections:
effectivement, nous ne pourrions concevoir ni les attributs,
ni les modifications des attributs sans concevoir d’abord la
substance. Cependant, comme les attributs expriment l’essen-
ce de la substance, ils doivent nécessairement être simultanés
à la substance: elle n’est qu’en tant qu’elle est exprimée par
une infinité d’attributs. Quant aux essences, elles ne sauraient
être produites dans le temps puisqu’elles suivent nécessaire-
ment de la nature de la substance125, et que cette nécessité est

277
philosophie de la puissance …

corrélative de l’éternité 126). Or notre âme, ou plutôt la partie


de l’entendement qui subsiste, n’est pas à proprement parler
notre essence: elle l’exprime, puisque la connaissance c’est-à-
dire toutes les idées adéquates qu’elle forme, expriment notre
désir dans sa perfection la plus haute127 mais ce ne sont pas
deux choses identiques: l’âme est une constellation d’idées
avec la puissance de former des idées, tandis que l’essence
est une constellation de puissances précises qui expriment la
puissance d’être de la substance. Cette distinction est cruciale
pour la compréhension de la spécificité de la pensée de Spi-
noza: ce n’est que grâce à elle que le parallélisme spinoziste
prend son sens. Si l’âme était identique à l’essence, nous re-
tomberions dans un schéma traditionnel où l’âme jouit d’une
primauté ontologique sur le corps, ce qui n’est pas vrai chez
Spinoza: savoir que l’âme est idée du corps permet très préci-
sément au corps d’avoir une essence éternelle au même titre
que l’âme en a une: «une idée est toutefois nécessairement
donnée en Dieu, qui exprime l’essence de tel ou tel Corps hu-
main avec une sorte d’éternité.»128 En somme, il faut bien dire
que l’âme dure après la mort du corps en tant qu’elle exprime
des idées éternelles, telles qu’elles sont contenues en Dieu;
mais ici, Spinoza dit bien qu’il y a quelque chose d’éternel en
elle, non qu’elle est éternelle en tant que telle.
Il importe ici de faire une remarque sur la valeur de l’éterni-
té en tant qu’elle appartient à l’homme. Une grande partie de
notre travail sur Spinoza et Nietzsche vise à démontrer que ce
sont des pensées profondément affirmatives de la vie, et qu’à
ce titre, l’éternité qui y est célébrée n’est pas contraire à la vie,
mais s’inscrit en elle. Cette idée est très nette chez Nietzsche
pour qui l’éternité se confond avec le déroulement et l’appro-
fondissement de chaque instant: pour Spinoza, ce n’est pas
moins net, puisque l’éternité est toujours déjà co-présente à la
réalité existentielle. Cependant, il subsiste des difficultés à ce
sujet dans la pensée de Spinoza qu’il convient d’éclairer. Nous
avons longuement insisté sur l’importance de l’imagination

278
chapitre vi

dans la théorie de la connaissance spinoziste, ainsi que sur


l’importance primordiale du corps: l’on ne saurait mettre en
doute la valeur que Spinoza accorde à la réalité corporelle
existentielle. Cependant, il apparaît aussi clairement que la
partie de l’âme qui demeure après la mort du corps est plus
parfaite que celle qui expire avec lui: en effet, «la partie éter-
nelle de l’âme est l’entendement, seule partie par laquelle nous
soyons dits actifs; cette partie, au contraire, que nous avons
montré qui périt, est l’imagination elle-même, seule partie
par laquelle nous soyons dits passifs; et ainsi la première, pe-
tite ou grande, est plus parfaite que la deuxième.»129 Nous
pourrions alors comprendre que Spinoza fasse une conces-
sion aux doctrines de l’immortalité les plus traditionnelles, en
démontrant que, quelle que soit la valeur accordée au corps
et à ses fonctions, l’entendement éternel et immortel lui est
cependant supérieur et qu’ainsi, nous n’avons pas besoin de
redouter la mort puisque ce n’est que ce qui est imparfait qui
périt130. Cependant, il n’en est pas ainsi: la preuve, c’est Spi-
noza lui-même qui nous la donne, d’une part si nous tenons
compte de ce que signifie la perfection, et d’autre part, en prê-
tant attention à la proposition 39. La perfection, ici, n’est pas
d’ordre moral, mais causale et ontologique: elle correspond
au degré de réalité, c’est-à-dire au degré de la puissance dont
jouit un être131: par conséquent, l’entendement est nécessai-
rement plus parfait que l’imagination dans la mesure où sa
réalité est corrélative à la réalité absolue des idées adéqua-
tes, tandis que celle de l’imagination peut être liée à la réa-
lité des idées inadéquates, c’est-à-dire inexpressives et donc
moins puissantes que les idées adéquates. En d’autres termes,
si l’entendement, au moment où il connaît les choses par la
connaissance du deuxième ou troisième genre, est plus par-
fait que l’imagination132, c’est parce qu’il exprime une par-
faite adéquation lui-même, là où l’imagination peut encore
être confuse, ce qui répond au premier point. Le deuxième
point est aussi indubitable: si nous prenons garde à ce que dit

279
philosophie de la puissance …

la proposition 39 ainsi que son scolie, il apparaît clairement


que Spinoza ne valorise pas l’éternité parce qu’elle serait ex-
térieure à la vie, mais au contraire, parce que sa perfection
transparaît au cours de la vie: en effet, dit Spinoza, «Qui a
un corps possédant un très grand nombre d’aptitudes, la plus
grande partie de son Âme est éternelle.» Il s’agit d’avoir un
corps puissant et actif (au sens que nous avons déterminé ci-
dessus) afin que les affections du corps soit ordonnées suivant
un ordre valable pour l’entendement, c’est-à-dire, de telle fa-
çon qu’elles puissent faire l’objet d’idées adéquates où l’âme
est active — ce qui signifie à son tour, qu’elle puisse rapporter
ses idées à l’idée de Dieu. Cela constitue la définition de l’éter-
nité de l’âme dans la démonstration de la même proposition.
Or ici il ne saurait être question d’une valeur extérieure à
la vie, puisqu’il s’agit de parvenir à une adéquation afin de
vivre sa vie de la meilleure façon possible, c’est-à-dire dans
la plus grande adéquation possible. En d’autres termes, c’est
ce qui est éternel dans l’âme, à savoir sa conception de son
appartenance substantielle, qui fait que l’existence peut trou-
ver son maximum de positivité: s’il s’agit de rendre «tout ce
qui se rapporte à [la] mémoire et à [l’] imagination […] pres-
que insignifiant relativement à l’entendement»133 c’est afin de
pouvoir considérer la vie de façon plus juste et plus pleine,
en rejetant nos délires anthropocentristes. Encore une fois,
nous savons aussi par là combien l’adage spinoziste de ne pas
craindre la mort et de ne pas y penser134 est différent de la
parole socratique où elle apparaît comme une libération135: si
la mort n’est ici autre qu’une décomposition partielle du rap-
port nous constituant, notre éternité ne nous est pas moins
gagnée au sein de la vie même qu’à sa fin.
Or cette affirmation nous ramène à la première question
que nous avons soulevée au début de ce chapitre. Nous sa-
vons à présent comment s’articule la question de la connais-
sance du troisième genre: celle-ci consiste dans la compré-
hension de la façon dont une essence singulière exprime de

280
chapitre vi

manière directe et immédiate l’essence de Dieu. Nous savons


également qu’elle passe par une nouvelle compréhension des
attributs de la substance: compris au sein de la raison, l’attri-
but était conçu comme une propriété commune à toutes les
choses existantes, selon que nous les considérions dans leur
extension ou en tant qu’idées, alors que dans la connaissance
du troisième genre, l’attribut est compris en tant qu’il consti-
tue l’essence de la substance et enveloppe à ce titre l’essence
de chaque chose. Le passage entre les deux genres de la con-
naissance adéquate s’articule autour de l’idée de Dieu: elle
ne sera plus connue comme ce à quoi se rapportent toutes
choses, mais en tant qu’elle explique l’essence singulière de
chaque chose. Cependant, il nous reste à élucider la nature
exacte, ou plutôt concrète de ce passage, et c’est pourquoi
nous revenons à la question première: comment compren-
dre le passage du raisonnement par notions communes à la
connaissance des essences singulières, c’est-à-dire comment
passer de ce qui est commun aux choses à la connaissance
de l’essence singulière ? La réponse à cette question découle
de ce que nous connaissons déjà des principes de la connais-
sance du deuxième genre, et des principes de la pensée de
Spinoza tout court: ce n’est pas la réalité la plus universelle
qui me fait passer à un état plus parfait qu’avant, c’est-à-dire
plus actif, plus joyeux; c’est la réalité la plus intime, la plus
proche. C’est toujours à partir de l’idée de moi-même, c’est-
à-dire d’un corps avec son âme ou idée conjointe, en tant que
cette idée exprime une facette de la puissance de la substance,
que je pourrai concevoir ce qui en moi relève d’un autre ordre
que celui de la temporalité et de la spatialité. La connaissance
intuitive de Spinoza consiste bien dans la connaissance des es-
sences singulières, et cela de deux manières: d’une part, c’est
bien un individu singulier qui forme l’idée qui coïncide avec
l’idée de Dieu; d’autre part, cette idée concerne bien une es-
sence spécifique et singulière, non pas une essence «générale»
rassemblant la nature de tous les modes136. Ainsi, il semble

281
philosophie de la puissance …

même nécessaire de se demander s’il est possible, en restant


fidèle aux textes spinozistes, de concevoir des essences des
espèces. Spinoza parle-t-il jamais de l’essence de l’homme ?
A notre connaissance, il n’aborde ce thème précis qu’à deux
reprises: dans le scolie 2 de la proposition 8 de l’Éthique I
pour expliquer pourquoi la définition de l’homme ne saurait
envelopper un nombre, et dans le scolie de la proposition 40
du livre II, lorsqu’il est question de montrer les définitions
différentes de l’homme relèvent seulement des affections
particulières de la part de celui qui établit la définition. Or,
dans aucun de ces deux textes, nous ne saurions trouver un
argument permettant d’établir l’existence réelle d’une essence
commune des hommes: au contraire, la proposition 22 de li-
vre V affirme qu’il y a nécessairement en Dieu une idée «qui
exprime l’essence de tel ou tel Corps humain avec une sorte
d’éternité».
Nous trouvons bien des textes attestant par ailleurs la né-
cessité des essences singulières, ainsi, la lettre de Spinoza à
Blyenbergh du 3 janvier 1665 affirmant que Dieu ne connaît
que des choses singulières: «Dieu ne connaît pas les choses
abstraitement, il ne forme pas d’elles de définitions générales
et n’exige pas d’elles plus de réalité que l’entendement divin
et la puissance divine ne leur en a réellement accordé»137. De
même, une lettre ultérieure à Blyenbergh à propos de la cécité
établit que la causalité divine produit exclusivement des es-
sences singulières138. Pour terminer, il convient aussi de citer
le scolie de la proposition 10 du livre II qui montre que si l’es-
sence est bien ce sans quoi la chose ne saurait être conçue, la
chose est aussi indispensable pour que l’on puisse concevoir
son essence: « … ce sans quoi la chose ne peut ni être, ni être
conçue, et qui vice versa sans la chose ne peut ni être, ni être
conçu.»139 D’une certaine façon, nous pouvons même aller
jusqu’à dire que la connaissance du second genre est aussi
une connaissance individuelle, en dépit de la communauté
des notions communes et de la nature de la raison: c’est bien

282
chapitre vi

une connaissance des affections, or, celle-ci, Spinoza ne cesse


de le dire, varient et se conjuguent selon la nature spécifique
de chaque individu. Sans aucun doute alors, la connaissance
des essences singulières devra être individuelle: mon essence
ne saurait être universelle, puisqu’elle détermine ma façon
propre, ma puissance propre, à persévérer infiniment à l’exis-
tence, et le but suprême de la connaissance du troisième gen-
re, c’est-à-dire l’amour envers Dieu ou la béatitude140 qui ne
sauraient être universels puisqu’ils ne font pas l’objet d’une
notion commune — nous reviendrons là-dessus. Il s’ensuit
clairement que l’idée qui me fait concevoir une essence singu-
lière dans son rapport immédiat et invariable avec la nature
de la substance ne saurait être autre que celle de mon corps
— celui-ci, cependant, non en tant qu’il existe actuellement,
c’est-à-dire en tant qu’il est déterminé extrinsèquement, mais
en tant qu’il exprime une relation essentielle avec la substance
elle-même. C’est à partir du moment que l’âme conçoit son
corps en tant qu’une essence éternelle, qui suit de l’essence
de la substance avec la même nécessité que celle-ci, qu’elle
pourra également concevoir les autres choses comme éternel-
les, nécessaires, exprimant dans leur être le rapport immédiat
et immanent avec la substance: «Tout ce que l’Âme connaît
comme ayant une sorte d’éternité, elle le connaît non parce
qu’elle conçoit l’existence actuelle présente du Corps, mais
parce qu’elle conçoit l’essence du Corps avec une sorte d’éter-
nité.»141
Avec ceci, nous sommes dorénavant en mesure de répondre
à la troisième question concernant la nature de l’essence du
corps142. Comment pouvons-nous comprendre l’essence du
Corps, c’est-à-dire avoir l’idée de notre corps tel que Dieu en
a une idée (puisqu’il s’agit bien de faire coïncider notre idée
avec celle de l’entendement infini de Dieu), dans la mesure
où notre corps est en train de changer constamment, et cela,
même si nous occultions les changements imposés par des
causes extérieures ? Autrement dit, comment concevoir que

283
philosophie de la puissance …

l’essence du corps soit une et unie, alors que le caractéristique


de ce corps est de changer sans cesse ? Le corps de l’enfant
et du vieillard n’est manifestement pas le même, ni celui du
malade et du bien-portant: ses capacités, c’est-à-dire ses puis-
sances sont sans cesse alternées tout au long de son existence,
à tel point qu’il semble difficile même de concevoir qu’il s’agit
bien d’un même corps tout le temps; aussi, Spinoza a-t-il en-
tendu parler «d’un certain poète espagnol atteint d’une mala-
die et qui, bien que guéri, demeura dans un tel oubli de sa vie
passée qu’il ne croyait pas siennes les comédies et les tragédies
par lui composées.»143 L’idée de notre corps telle qu’elle est en
Dieu correspond-elle à notre corps lorsqu’il est à l’apogée de
sa puissance, ou bien est-ce le corps de notre enfance dont
Dieu a une idée ? La question paraît tentante effectivement,
dans la mesure où toute la connaissance du troisième genre
en dépendrait. Cependant, il s’avère, à la lumière de nos
analyses précédentes, qu’elle demeure sans objet, ou plutôt
qu’elle n’existe que parce qu’elle est mal posée. La question
considère effectivement une essence comme une image, image
du corps en l’occurrence, ou comme une idée du corps idéal:
si elle l’était, alors effectivement, l’on pourrait se poser la
question de la correspondance entre cette idée et la réalité
physique changeante. Il n’en est rien, cependant: le corps en
tant qu’essence, comme toute essence, n’a rien d’une image,
mais exprime seulement une équation, une relation, ou mieux
une tension, qui est une tendance perpétuelle à l’existence.
L’essence est très précisément ce degré d’intensité, dont l’égal
ne saurait exister, exprimant selon la puissance du degré, la
puissance infinie de la substance. Il s’ensuit que cette équa-
tion ne saurait s’altérer au gré des changements du corps: le
corps change bien entendu, et telle est précisément sa nature
— «nous vivons dans un changement continuel», et nous
nous efforçons tout au long de notre existence pour changer
le corps de l’enfance «en un autre ayant un très grand nombre
d’aptitudes»144 — or ce qui constitue son principe ne change

284
chapitre vi

pas pour autant: Spinoza est très explicite à ce sujet, lors-


qu’il montre combien un corps peut changer sans pour autant
changer de nature: tant que la proportion de mouvement et
de repos est le même, le corps restera lui-même145. Lorsque,
effectivement, la proportion entre les parties en mouvement
et en repos est brisée, le corps se décompose: il n’est plus alors
ce corps. En revanche, la proportion qui le définissait n’est
pas atteinte: l’équation de force qui le faisait subsister et per-
sévérer ne peut se défaire146. L’idée de l’essence de notre corps
que nous devons concevoir à la façon de Dieu n’est autre que
celle-là: il est manifeste que cela n’a rien à voir avec les aléas
du changement physique d’un corps durant la vie.
Nous sommes alors en présence de l’équation intime de la
pensée de Spinoza. Il faut comprendre d’une part que l’hom-
me est immergé de tout son être dans la nature, la durée, et
l’existence. Ce n’est pas là seulement son destin et sa nécessité,
mais, de plus, son plus grand bonheur et sa libération. Lors-
que nous redonnons sa valeur à la corporéité et la perception,
à l’imagination et à la durée comme nous étant propres, com-
me pleines et riches, nous sommes en mesure également de
penser au plus haut sens du mot: nous pouvons substituer nos
passions à des actions, et nous pouvons engendrer des idées
adéquates nouvelles. Serait-il exagéré de dire que nous deve-
nons alors créateurs, inventeurs de notre propre possibilité de
vivre ? Nous ne le pensons pas. D’autre part, la connaissance
la plus profonde de notre réalité s’ancre dans notre capacité
non de faire abstraction de notre vie présente actuelle, mais
d’en tirer la part d’éternité qui nous revient. Lorsque nous
nous concevons comme puissance et désir, nonobstant notre
inévitable détermination extérieure, nous nous connaissons
en tant que nous exprimons de façon directe et immédiate la
puissance de la substance. Entre ces deux façons de concevoir,
il n’y a pas de rupture, mais il y a assurément un saut, un ef-
fort suprême perpétuel. Nous sommes ces deux réalités, nous
ne le devenons pas. Aussi le sentons-nous, et l’expérimentons.

285
philosophie de la puissance …

Mais nous ne sommes pas toujours en mesure de le penser,


car c’est là l’objet d’un désir des plus forts, de notre puissance
lorsqu’elle est au maximum.

c) Versants de la connaissance adéquate:


amor erga Deum et amor intellectualis Dei
L’analyse précédente nous permet à présent de considérer le
fondement de ce que Spinoza appelle la béatitude, qui sera
l’un de nos derniers points de rapprochement avec la pensée
de Nietzsche et ce qui y est nommé l’amor fati. Le pivot cen-
tral dans la pensée de Spinoza est l’idée du conatus, à savoir
le désir en tant qu’il exprime un degré de puissance. Cette
puissance, c’est la force avec laquelle un être persévère dans
l’existence: cette puissance, nous le savons, reste la même
quelle que soit notre situation. Lorsque nous agissons, ou,
plus correctement, lorsque nous imaginons agir selon une
connaissance inadéquate, nous n’exprimons pas moins no-
tre conatus que lorsque nous agissons selon la raison. Ce qui
est variable, c’est, en revanche, notre puissance d’agir, c’est-
à-dire, notre adéquation intérieure (dans le sens très précis
que nous avons donné à ce mot précédemment) par rapport
à ce qui constitue notre essence. La puissance d’agir, elle, est
infiniment sujette aux variations, selon que nous sommes af-
fectés de choses qui se composent avec nous, ou qui nous
sont nuisibles. Cela signifie que nous n’exprimons pas moins
notre essence lorsque nous avons des passions que lorsque
nous sommes actifs147, mais nous sommes dans ce premier
cas, en revanche, séparés de notre puissance d’agir, c’est-à-
dire de comprendre et de construire des idées. Notre conatus,
dans ce cas, ne fonctionne pas alors comme épanouissement
de la puissance de persévérer, mais seulement comme réac-
tion ou résistance par rapport à l’élément qui nous nuit dans
le sens où, l’âme étant dans l’incapacité d’imaginer quelque
chose qui pose la puissance du corps, elle tend toutefois à
imaginer des choses qui excluent l’existence de ce qui nous

286
chapitre vi

empêche d’agir148. La résistance peut aussi prendre la forme


d’une occultation de ce qui nous empêche d’agir: en effet, dit
le corollaire, «l’Âme a en aversion d’imaginer ce qui diminue
ou réduit sa propre puissance d’agir et celle du Corps». Il est
clair que Spinoza touche ici à un point psychologique d’or-
dre premier, qui rend bien compte de la complexité des idées
inadéquates, et de la difficulté d’en sortir: lorsque nous ren-
controns quelque chose qui diminue notre puissance, nous ne
nous efforçons naturellement pas de le connaître réellement
(c’est-à-dire d’en former une idée adéquate), mais au contrai-
re, d’éviter autant que possible d’y penser. (Cette structure de
la pensée n’est-elle pas voisine de celle de Nietzsche affirmant
la nécessité vitale de l’erreur ? Tant que nous sommes déter-
minés par des passions, n’est-il pas vrai que nous considérons
la vérité (à savoir la nécessité, non la liberté de chaque chose)
comme une menace plutôt que comme une libération ?) En
un mot, il conviendrait de dire que la passion (dans le sens
de ce que Spinoza appelle les passions tristes) nous sépare de
notre essence, même si celle-ci ne nous est pas moins propre
(et n’est pas moins remplie en tant qu’aptitude à être affecté),
alors que l’action nous en rapproche, nous la fait connaître
en même temps qu’elle nous fait connaître ce qu’est la subs-
tance: ainsi, «Plus nous connaissons les choses singulières,
plus nous connaissons Dieu»149. Ainsi, la passion correspond
à une diminution de notre puissance d’agir, et l’action (lors-
que nous investissons notre aptitude à être cause adéquate de
nos propres idées) correspond à une augmentation. Or tout
ce raisonnement resterait stérile si nous ne mettions pas l’ac-
cent sur le fait que toute la partie de l’Éthique qui porte sur
la réalité humaine existentielle (à savoir le livre II, III, IV et
une partie du livre V) est une étude des affections, la capacité
d’être affecté de l’humain, c’est-à-dire notre capacité d’éprou-
ver des sentiments, et de former des idées des affections des
corps. C’est dire que nous n’aurons rien établi, en disant que
toute passion correspond à une diminution de notre puissan-

287
philosophie de la puissance …

ce, alors que toute action implique une augmentation de notre


puissance, tant que nous n’aurons pas pris en considération le
fait que toute diminution de la puissance implique avant tout
une tristesse, alors que l’augmentation implique une joie. En
un mot, le système de Spinoza ne prend son sens que lorsqu’il
y apparaît clairement qu’il est question d’un système d’affec-
tions humaines qui se traduisent toutes par des sentiments
de joie ou de tristesse: ni la joie, ni la tristesse ne constituent
en soi des perfections grandes ou petites: ce ne sont que des
expressions d’un passage d’un état vers un autre où se définis-
sent les variations infinies de notre puissance d’agir150, mais
seulement un passage. En revanche, tout «passage» qu’elle
soit, la tristesse n’en est pas moins un signe véritable de la
décroissance de notre puissance, tandis que la joie est une
dynamique véritable, moteur de toute compréhension ainsi
que nous l’avons vu dans l’analyse des passions joyeuses. La
joie, au sens spinoziste, constitue ainsi une augmentation de
la puissance tant de l’âme que du corps, affirme l’existence et
le conatus en même temps, et agit comme un facteur d’épa-
nouissement total.
La joie et la tristesse que nous expérimentons dans les
passages continus entre plus ou moins de perfection (c’est-
à-dire de réalité: capacité d’agir) et dont découlent tous les
affects que nous pouvons expérimenter par la suite151 ne nous
sont cependant pas connues en elles-mêmes ou en tant que
telles, abstraitement: dans la mesure où nous sommes néces-
sairement déterminés par des causes extérieures, ce qui nous
rend joyeux ou tristes est obligatoirement compris dans nos
sentiments de joie ou de tristesse, de façon qu’une affection
joyeuse comprend toujours l’idée de la chose qui nous affecte
ainsi. Il s’ensuit qu’une joie est toujours accompagnée d’une
idée de la cause de cette joie: c’est ce que Spinoza appelle
amour: inversement, la haine, n’est autre chose qu’une «tris-
tesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure»152. Par
conséquent, dans toutes nos affections, nous exprimons un

288
chapitre vi

sentiment d’amour ou de haine, dans toutes les déclinaisons


qu’ils peuvent trouver, envers les choses qui nous affectent:
seul, lorsqu’une chose ne nous affecte pas, c’est-à-dire n’ins-
titue aucune modification dans notre puissance d’agir, nous
sommes indifférents et ne ressentons ni amour, ni haine vis-à-
vis d’elle. Cependant, dit Spinoza, en réalité, une chose qui ne
nous affecte pas a tendance à nous inspirer plutôt de l’amour
dès le moment ou nous jugeons qu’elle nous est semblable en
quelque mesure: en effet, notre imagination nous présente les
choses comme étant présentes, or cette image comprend aussi
notre propre corps. Si donc le corps imaginé nous paraît sem-
blable au nôtre, nous imaginons par là même qu’il peut être
affecté pareillement au corps extérieur: ainsi «si nous imagi-
nons quelqu’un de semblable à nous affecté de quelque affec-
tion, cette imagination enveloppera une affection semblable
de notre Corps. Par cela même donc que nous imaginons
qu’une chose semblable à nous éprouve quelque affection,
nous éprouvons une affection semblable à la sienne.»153 Nous
pouvons donc considérer l’existence humaine comme un
vaste réseau d’affections doublées d’affects où il y a «autant
d’espèces de Joie, de Tristesse et de Désir et conséquemment
de toutes les Affections qui en sont composées comme la
Fluctuation de l’Âme, ou en dérivent comme l’Amour, la Hai-
ne, l’Espoir, la Crainte, etc., qu’il y a d’espèces d’objets par
où nous sommes affectés» 154; c’est-à-dire des sentiments de
joie et d’amour, alternativement de tristesse et de haine, ces
sentiments englobant des choses directement lorsque celle-ci
sont les causes directes de nos affections, mais également par
voie indirecte. C’est le cas lorsque nous associons l’idée d’une
chose aimée à une autre chose, qui nous paraît aimable du
même coup, ou lorsque nous imaginons une chose affectant
de tristesse la chose aimée ce qui nous emplit de haine à son
égard, et ainsi de suite155.

289
philosophie de la puissance …

L’ensemble de notre vie peut ainsi s’expliquer dans l’enche-


vêtrement de nos amours et nos haines vis-à-vis des causes
extérieures: cependant, il est certain que la nature ou le degré
de la connaissance qui nous anime influe de manière décisive
sur notre façon d’aimer ou de haïr les choses. Naturellement,
quelqu’un qui raisonne par idées inadéquates, qui imagine
des finalités et des concordances là où des choses différen-
tes expriment simplement leur nature, quelqu’un qui se croit
la cause propre de tous ses désirs alors qu’il est entièrement
déterminé par l’extérieur, aura également des amours et des
haines très instables et très fluctuants: ignorant la causalité
réelle de la nature, il prendra pour cause ce qui n’est qu’effet,
et il enveloppera, par conséquent, d’amour ou de haine des
choses qui en réalité ne sont absolument pas causes de ce qui
arrive. Nous pouvons ainsi aimer ou haïr une chose pour des
raisons fortuites, tout comme une chose affectée, sans en être
la cause, peut à son tour provoquer chez nous un sentiment
de haine ou d’amour 156. Ces choses, par la réalité ou par
l’association d’images, nous apparaissant successivement
dans d’autres circonstances, le sentiment que nous éprouvons
à leur égard sera changeant à son tour: ainsi, nous serons
constamment ballottés entre amour et haine, entre joie et tris-
tesse, et ne seront jamais à proprement dire la cause de nos
propres pensées157. L’affectivité désordonnée est en grande
partie réglée par la connaissance par idées adéquates: non pas
que celles-ci nous empêchent d’avoir des passions ou d’être
déterminés de l’extérieur, certes, mais elles ont une faculté
régulatrice dans le sens où elles atténuent la force des sen-
timents d’amour et de haine par lesquels nous enveloppons
les choses comme si elles étaient causes adéquates de ce qui
nous arrive. C’est que la raison nous fait connaître les choses
en tant que nécessaires, non en tant que libres158 et il s’ensuit
que nous n’envelopperons pas d’amour de la même façon une
chose qui est déterminée à produire un effet, et une chose
qui est libre de le produire ou non: «L’Amour et la Haine

290
chapitre vi

envers une chose que nous imaginons qui est libre, doivent
tous deux être plus grands, à cause égale, qu’envers une chose
nécessaire»159. En d’autres termes, elle nous empêche de lui
attribuer une causalité absolue et libre, et nous y fait voir une
causalité circonstanciée et complexe — la chose est alors per-
çue en tant que «cause conjointement à d’autres causes»160.
Ainsi, le sentiment avec lequel nous envelopperons la chose
sera moins fort si nous savons qu’elle n’est pas la seule cause
de ce qui nous arrive, aussi serons-nous moins fortement ani-
més de sentiments vis-à-vis des autres hommes si nous savons
qu’ils expriment une nécessité et non une liberté absolue dans
leurs actions.
Cependant, il importe encore une fois d’insister ici particu-
lièrement sur la nature de la raison. Lorsque nous affirmons
que la plus grande partie de l’Éthique se présente comme une
analyse des affections humaines, il va de soi que la raison n’est
pas moins comprise comme une affection que les idées inadé-
quates ou l’imagination: cela, Spinoza le dit très clairement
dès le début du livre III, où il définit les affections comme
étant «les affections du Corps par lesquels la puissance d’agir
de ce Corps est accrue ou diminuée, secondée ou réduite, et
en même temps les idées de ces affections»161. La suite insiste
encore sur la nécessité de concevoir la raison comme une for-
me d’affection: ainsi, dit Spinoza, «Quand nous pouvons être
la cause adéquate de quelqu’une de ces affections, j’entends
donc par affection une action; dans les autres cas, une pas-
sion.» C’est donc parce que la raison (ou le raisonnement par
idées adéquates) est productrice d’affections qu’il est possible
qu’elle nous rende moins sensible aux affections qui nous
viennent du dehors: à aucun moment, nous ne devons com-
prendre la raison comme une faculté théorique qui apporte
un savoir objectif sur les choses, mais elle est au contraire une
faculté d’affections vivantes, intimement liée à la spécificité
qui nous constitue. Effectivement, dit Spinoza, «une affec-
tion ne peut être réduite ni ôtée sinon par une affection con-

291
philosophie de la puissance …

traire, et plus forte que l’affection à réduire».162 Cela signifie


premièrement que la raison, si elle était un savoir théorique,
n’aurait aucune prise sur les passions qui peuvent relever des
affections très fortes163. Deuxièmement, il s’ensuit aussi que le
pouvoir de la raison n’est pas contraire aux affections, mais
devra nécessairement consister en des affections plus fortes
que les affections produites par les causes extérieures: en un
mot, le pouvoir de la raison, c’est de pouvoir substituer aux
affections venant des causes extérieures des affections dont
l’âme est elle-même cause adéquate: ces affections, ce sont
simplement celles qui suivent des idées adéquates dont nous
sommes effectivement cause. Il est dès lors facile de compren-
dre que les idées adéquates nous emplissent de joie: effective-
ment, nous constatons une augmentation de notre puissance
puisque nous ne sommes pas déterminés de l’extérieur: ce qui
était auparavant une passion peut désormais être considérée
comme une action puisque nous la concevons adéquatement
et par conséquent avec plus de recul — peut-être serait-il plus
exact de dire que nous sommes actifs très précisément parce
que nous parvenons à penser la chose qui nous affecte ou l’af-
fection elle-même: nous la cernons, nous la comprenons en
tant que réseau complexe et elle-même déterminée, alors que
dans notre imagination seule elle était libre, vague et fuyante,
se dérobant à notre pensée. Nous pouvons alors penser jus-
tement notre propre puissance, et par là même, nous aimer
nous-mêmes164.
L’idée de l’amour, comme étant la joie accompagnée d’une
cause extérieure, constitue bien le point de gravité du sens
de la théorie des affections: certes, il est simple de conjectu-
rer que, dans la mesure où nous parvenons à considérer les
choses adéquatement, nous sommes enclins à les voir avec
amour, puisque nous les concevons en tant qu’elles ont une
commune mesure avec nous-mêmes. En effet, nous pourrions
supposer simplement qu’un sentiment d’amour grandirait
en nous à mesure que nous considérerions les choses comme

292
chapitre vi

étant susceptibles de nous apporter un soutien ou une aug-


mentation de notre puissance: en tant que modes, il y a des
convenances d’ordre très général, facilement concevables par
la raison. Or encore une fois, le mouvement de la pensée spi-
noziste fonctionne à l’inverse de cette généralité supposée. Le
mouvement de la raison ne tend pas, en réalité, à concevoir
les choses avec amour de façon générale: Spinoza est aussi
loin que possible des doctrines d’un St François d’Assise, et
ce, d’autant plus qu’il insiste à tout moment sur la complexité
de nos affections. Il est clair, pour Spinoza, qu’il suffit de
très peu pour que nous n’ayons pas quelque chose en amour,
même si, par ailleurs, nous jugeons bien qu’elle nous est sem-
blable: il suffit, pour s’en assurer, de prendre en considération
les analyses de la jalousie ou de l’envie dans l’Éthique III. La
Raison, nous l’avons dit, tend à considérer les choses selon
leurs convenances intimes, c’est-à-dire de voir comment elles
expriment communément un attribut de la substance et quels
sont les rapports entretenus sous cette équation. Cela signifie
qu’elle tend à voir les choses qui nous affectent en tant qu’el-
les expriment la substance — celle-ci, nous l’avons vu, faisant
ainsi l’objet d’une notion commune tout en n’étant pas une à
proprement parler. Autrement dit, plus nous voyons les cho-
ses de façon adéquate, plus nous sommes à même de les rap-
porter à l’idée de la substance comme étant leur fondement et
leur cause absolue.
Cette pensée, adéquate entre toutes est pour nous source
d’une puissance hors commun: elle rend compte de toutes
nos affections comme relevant de la substance, et ce, en tant
que nous sommes nous-mêmes cause de ces idées. Par con-
séquent, c’est l’idée de la substance qui est à la source de la
joie qu’implique cette activité, et de plus, cette joie est la plus
grande possible pour nous puisque toutes nos idées peuvent
se rapporter à l’idée de la substance165. Cette joie, pour nous,
est la plus récurrente, la plus prompte et la plus efficace — ef-
fectivement, en elle, aucune contradiction, aucune tristesse,

293
philosophie de la puissance …

aucune négation même partielle ne saurait se rencontrer. Il


s’avère donc que c’est cette même idée qui nous donne le
sentiment de l’amour le plus haut- l’amour envers Dieu, dit
Spinoza, c’est l’amour infini que nous nous découvrons à
l’égard de Dieu à partir du moment où nous le comprenons
adéquatement, c’est-à-dire comme cause immanente et abso-
lue de toute chose166, laquelle ne fait rien sauf l’exprimer à
son tour selon sa puissance. Effectivement, quiconque aime
Dieu de cette façon ne saurait s’attendre à ce que Dieu l’aime
à son tour167 — ce désir témoigne seulement d’une mauvaise
compréhension de l’idée de Dieu, qu’en réalité nous nous
imaginons encore sans pouvoir le concevoir correctement,
ce qui est dit littéralement dans la proposition 14. Mais cet
amour envers Dieu, l’amor erga Deum, qui semblerait être
la plus haute forme de l’amour — quelle cause extérieure,
effectivement, pourrait bien surpasser celle de la substance
elle-même ? — reste toutefois au niveau de la raison ou de
la connaissance du deuxième genre pour Spinoza. Un sim-
ple regard sur les énoncés qui expliquent l’amor erga Deum
suffirait pour nous convaincre en cas de doute: les textes qui
traitent de l’amor erga Deum se concentrent entre les propo-
sitions 14 et 20 de l’Éthique V: Spinoza y montre effective-
ment que notre âme peut faire en sorte que toutes les idées
se rapportent à Dieu, et, puisque toutes les idées enveloppent
par conséquent l’ensemble du corps et l’ensemble des idées
des affections, l’idée de Dieu comme cause et l’amour qui
en découle doit occuper la plus grande partie de l’âme168.
Par suite, cette idée, étant par définition adéquate, l’amour
que nous lui portons en tant que cause de toute choses ne
saurait ni s’altérer ni se changer en haine; de même, nous ne
pouvons nous attendre à ce que Dieu nous aime à son tour
ainsi que nous l’avons montré ci-dessus169. Il se trouve que cet
amour nous apporte une sérénité qu’aucun autre amour ne
saurait comporter: en effet, dit Spinoza, «les chagrins et les
infortunes tirent leur principale origine d’un Amour excessif

294
chapitre vi

pour une chose soumise à de nombreux changements et que


nous ne pouvons posséder entièrement»170. L’amour envers
les choses changeantes, c’est-à-dire dont l’existence dépend
d’autres causes que d’elle-même, est nécessairement soumis
aux mêmes changements et variations que celles-ci: la force
de l’affection dépend de la force de ce qui la cause, non pas de
ma propre puissance171.
Or, il faut prendre garde à la spécificité de ce que Spinoza
établit ici et qui lui permet d’affirmer la supériorité de l’amour
envers Dieu sur les autres amours sans pour autant tomber
dans un schéma moral. Ce n’est pas parce que ces choses sont
moins «bonnes» que la substance ou indignes de l’amour au
sens traditionnel: c’est simplement que tant que nous aimons
une chose sans la rapporter à Dieu, nous n’en saisissons ja-
mais la véritable nature: nous ne l’aimons que dans ses déter-
minations extérieures c’est-à-dire là où elle n’est pas réelle-
ment en cause. Ainsi, il nous est impossible, vu l’impossibilité
de cerner la totalité d’une détermination extérieure, de «la
posséder» réellement. En revanche, l’idée de Dieu, et les idées
des choses qui en découlent, nous pouvons les posséder dans
le sens où nous comprenons leur adéquation ou leur causalité
ce qui signifie que notre amour pourra dépasser les circons-
tances qui nous font aimer.
Cet argument spinoziste, tout en s’inscrivant de façon in-
dubitable dans la logique de son discours, ne manquera pas,
cependant, de susciter une critique toute particulière de la
part de Nietzsche. «Spinoza: «J’ai reçu pour bonnes quantité
de choses dont j’aperçois aujourd’hui qu’elles sont vaines et
sans valeur.» «S’il existe un bien véritable et inaliénable, le
contentement qu’il procure est tout aussi durable et indes-
tructible, et ma joie est éternelle.» Mauvaise déduction psy-
chologique: comme si le caractère durable d’une chose garan-
tissait le caractère durable de l’affection que j’éprouve pour
elle!»172. En effet, dira-t-il, la stabilité de la cause n’implique
pas la stabilité d’un amour, autrement dit, si l’objet de mon

295
philosophie de la puissance …

amour ne change pas, rien ne m’empêche de changer de mon


côté. S’il est impossible de ne pas reconnaître chez Spinoza
des traces tout à fait traditionnelles d’amour de l’immuable
et de dédain pour ce qui change — traces qui sont inévita-
bles pour quiconque philosophant en langage du XVIIe siècle
— il semble cependant que la nature très spécifique de l’objet
de l’amour suprême chez Spinoza rend caduque la critique
nietzschéenne. En effet, l’amour porté vers Dieu n’est en réa-
lité pas suprême de par l’immuabilité de son objet, mais par
tout ce qu’englobe son objet: aimer Dieu, pour Spinoza, c’est
aimer la nature, la nécessité — nous n’hésiterons pas à dire
la vie: c’est un amour qui affirme l’ensemble de la nature en
tant que telle. Cette affirmation, loin d’éloigner Spinoza de
Nietzsche, ne trouvera-t-elle pas un écho dans la phrase de la
Volonté de puissance: rien, dit Nietzsche, «n’est plus dange-
reux qu’un objet de désir contraire à la vie» 173.
Retournant à Spinoza, nous pouvons cependant constater
que l’ensemble de ces propositions appartiennent à la con-
naissance du deuxième genre: nous considérons effectivement
Dieu en tant qu’il est cause des choses, et inversement, les
choses en tant qu’elles expriment Dieu, mais nous formons
cette idée de façon déductive ou du moins discursive. Com-
prenons: l’amor erga Deum, l’amour que nous vouons à Dieu
dès lors que nous réalisons qu’il est cause unique et immanen-
te, constitue en une certaine façon toujours un raisonnement
extrinsèque: nous comprenons bien que Dieu est cause de nos
affections, de notre corps et de l’idée de celui-ci qu’est notre
âme, de même qu’il l’est de toute autre chose nous étant exté-
rieure, cependant, c’est une idée où Dieu est très précisément
considéré comme cause extérieure. Tout en reconnaissant
que Dieu est notre cause immanente, le pensée que nous en
formons nous en distingue et nous permet très précisément
d’éprouver de l’amour à son égard, même en concevant qu’il
ne s’agit pas d’un amour qui a besoin d’être affirmé ou de re-
cevoir un aval de la part de ce qui est ainsi aimé. Il semblerait

296
chapitre vi

possible de conclure que l’amour envers Dieu, tout en consti-


tuant la joie la plus sereine et la plus durable, puisqu’elle est
provoquée par quasiment toutes les affections, et constitue
ainsi notre affect le plus constant et le plus puissant, nous dé-
terminant avant toute autre chose, garde les caractéristiques
de l’amour tel que Spinoza le définit dans les définitions dans
l’Éthique III: l’amour est bien «une joie qu’accompagne l’idée
d’une cause extérieure.»174
Cependant, le troisième genre de connaissance telle que
nous l’avons analysée précédemment opérera encore une fois
un changement dans la compréhension de ce qu’est la joie et
l’amour au sens spinoziste. Le troisième genre de connaissan-
ce consiste en ce que nous percevons les essences des choses
comme étant éternelles, et ce, non pas à partir de la consi-
dération de l’existence actuelle de notre corps, mais à partir
de ce que nous en comprenons comme une essence éternelle
175
. Cela signifie très exactement que nous n’imaginons pas
les choses lorsque nous les concevons de cette façon, puisque
l’imagination est liée à l’existence actuelle des corps, mais que
nous les concevons en tant qu’elles existent éternellement, en
suivant de l’existence de la substance: nous nous concevons,
et nous concevons alors les choses en tant qu’elles constituent
une essence qui exprime infiniment et éternellement l’essence
même de la substance. Deux choses primordiales sont à re-
marquer ici: premièrement, en tant que nous concevons une
chose de cette façon, à savoir en tant qu’une essence suivant
nécessairement et éternellement de la nature de la substance,
nous ne concevons plus à proprement dire la substance com-
me une cause dans le sens ou nous entendons habituellement
la causalité. Il n’est plus question d’une causalité générique,
causalité que l’on peut remonter ou redescendre comme dans
un raisonnement déductif mais une causalité immédiate, im-
manente, absolue et non transitive — c’est-à-dire, effective-
ment, la causalité que Spinoza a déjà décrite dans le premier
livre de l’Éthique, mais que nous ne parvenons à comprendre

297
philosophie de la puissance …

en tant qu’affect qu’à présent. Cela signifie, en un mot, que la


substance ne peut plus, dans cette perspective, être considérée
comme cause extérieure, mais doit proprement être conçue
en tant que cause immédiate et intrinsèque. Nous reviendrons
à cette remarque.
Deuxièmement, il s’ensuit que nous sommes réellement à
même de concevoir ce qu’est la substance lorsque nous som-
mes dans la connaissance du troisième genre: lorsque nous
nous comprenons de façon éternelle, nous cessons également
de tenter d’imaginer Dieu ou la substance: sachant quelle est
la véritable nature de l’éternité176, il ne s’agit plus de penser
la substance comme cause en tant qu’elle est présente, ce qui
est exactement l’objet de l’imagination177. Nous la penserons
dorénavant dans un contexte qui exclut toute considération
temporelle; tout présent, passé ou avenir. La connaissance du
troisième genre doit, en raison de cela même, être comprise
comme une compréhension immédiate, immanente et totale
de la nature d’une chose; compréhension qui ne peut même
pas être dite dépasser ou transcender les circonstances de
l’existence actuelle, mais qui, à proprement dire, se situe sur
un plan ontologiquement différent. Nous pouvons ici retrou-
ver ce que nous avons dit auparavant au sujet de l’éternité
spinoziste dans le rapport à l’éternité nietzschéenne: il s’agit
d’une concentration absolue de connaissance et d’énergie de
vie — appelons cela désir ou conatus ici — qui rassemble
l’essence de l’existence dans un présent total, inaltérable, infi-
niment et éternellement adéquat et au summum de sa propre
puissance. Mesurant la distance qui sépare la connaissance
par notions communes de la connaissance des essences singu-
lières, il s’ensuit que la nature de l’amour que nous portons
à Dieu en tant que nous le concevons comme cause sera pro-
fondément modifié — modifié à tel point, nous le verrons,
que sa définition semblera même en éclater.
Dans la proposition 32, Spinoza rappelle qu’ «à tout ce que
nous connaissons par le troisième genre de connaissance nous

298
chapitre vi

prenons plaisir, et cela avec l’accompagnement comme cause


de l’idée de Dieu.»178 Effectivement, ce que nous connaissons
par le troisième genre de connaissance nous rend joyeux179,
puisque toute conception de ce type est nécessairement adé-
quate: lorsque nous connaissons une chose de cette façon,
nous savons aussi que nous sommes actifs au plus haut point:
nous sommes cause adéquate de notre idée, et nous en som-
mes conscients: «Plus haut chacun s’élève dans ce genre de
connaissance, mieux il est conscient de lui-même et de Dieu,
c’est-à-dire plus il est parfait et possède la béatitude.»180 Et
certes, nous ne pouvons concevoir comme cause de notre joie
autre chose que l’idée de Dieu, puisque notre connaissance la
concerne directement et immédiatement. Cependant, l’amour
que nous portons à Dieu à ce moment ne saurait plus être du
même ordre que celui que nous lui portions auparavant: c’est,
dit Spinoza, un amour intellectuel qui s’appelle nécessaire-
ment ainsi puisqu’il exclut toute considération temporelle ou
imaginaire: Dieu ne nous est plus connu en tant que présent,
mais en tant qu’éternel 181. La distinction entre l’amour en tant
que tel et l’amour intellectuel semble évidente: tant que nous
aimons Dieu en tant que toutes nos affections nous ramènent
à son idée, nous pensons ces affections ainsi que leur cause en
tant qu’elles sont présentes. En revanche, dès lors que je con-
sidère mon corps et toutes les autres choses en tant qu’essen-
ces singulières exprimant l’essence éternelle de la substance,
je les considère absolument en dehors du rapport au présent:
je ne les imagine, à proprement dire, aucunement.
Ce n’est donc pas l’intellectualité de l’amor intellectualis
Dei qui pourrait poser problème, mais, à y regarder de plus
près, la notion d’amour elle-même. La proposition 35 énonce
en quoi réside notre problème: Dieu, dit Spinoza, «s’aime
lui-même d’un Amour intellectuel infini». La démonstration
explique que, Dieu étant absolument infini, sa perfection l’est
également, et cela, avec l’idée de lui-même en tant que sa pro-
pre cause: cette définition implique donc la définition donné

299
philosophie de la puissance …

par Spinoza dans le corollaire de la proposition 32: l’infi-


nité de Dieu impliquant sa perfection et son éternité, l’idée
de lui-même comme cause ne peut donc constituer autre
chose qu’une joie infinie avec lui-même pour cause, c’est-
à-dire un amour intellectuel infini de Dieu pour lui-même.
Nous comprenons dès maintenant que cette joie ne saurait
être comprise comme une joie qui constitue un passage à
une perfection supérieure: la perfection de la substance est
éternellement remplie, assurée, épanouie et ne saurait faire
l’objet d’un passage quelconque. Par conséquent, nous de-
vons la comprendre comme l’expression de la perfection ou
de la réalité, c’est-à-dire le degré maximum de la joie en tant
que telle, telle qu’elle exprime de façon pleine et inaltérable la
nature de la substance. Spinoza dit explicitement que la joie
ne constitue pas la perfection en elle-même, mais seulement le
passage du moins au plus182: cependant, il ne serait pas abusif
de dire que la joie de Dieu se contemplant, si elle ne peut être
sa perfection, du moins l’exprime de façon absolue183. Toute-
fois, il ne s’ensuit pas moins que la définition de l’amour, telle
que Spinoza l’a donnée dans l’Éthique III en semble caduque:
l’amour, c’est bien une joie accompagnée de l’idée d’une cause
extérieure — or il est impossible de soutenir que Dieu s’aime
lui-même en tant qu’il se conçoit comme une cause extérieure
— le texte l’atteste d’ailleurs clairement puisqu’il y a «l’idée
de lui-même, c’est-à-dire de l’idée de sa propre cause»184
Il apparaît ainsi que Spinoza va très loin dans ce qu’il af-
firme ici de la substance: l’amor intellectualis Dei pose effec-
tivement la substance divine d’une part, quand bien même
intellectuellement cela doit être conçu, comme remplie dans
sa perfection même d’un affect, et cela de façon la plus puis-
sante qui soit185: chez la substance s’aimant elle-même, le sens
de l’amour et de la joie n’est plus celui ni d’un passage vers la
perfection même suprême, ni d’une cause extérieure, mais ces
deux notions expriment l’affectivité au sens de la plénitude
et de la perfection même. L’amor intellectualis Dei doit ainsi

300
chapitre vi

être conçu comme tout le contraire d’un amour sec et stérile,


intellectuel dans le sens de la négation de l’affectivité: c’est
un amour vibrant, intensif comme le degré d’intensité d’être
maximum, l’être en tant que tel absolument et totalement
rempli par sa propre nécessité, sa propre éternité et sa propre
perfection. Lorsque nous retournons à la proposition 32, nous
sommes donc devant l’idée que la connaissance du troisième
genre engendre en nous la joie la plus haute, celle-ci ayant pour
cause l’idée de nous-mêmes en tant que nous sommes cause
de l’idée186, et avec cela, conjointement l’idée de Dieu: cet as-
semblage constitue l’amour intellectuel de Dieu. En refaisant
le même cheminement à l’inverse, il s’ensuit que l’amor intel-
lectualis Dei est notre amour de Dieu en tant qu’il est cause
de nous, et ceci en tant que nous sommes cause de nos idées:
l’amor intellectualis Dei, loin d’exprimer un amour qui prend
pour cause une chose extérieure, exprime au contraire le plus
haut degré de perfection auquel nous puissions prétendre en
ce qu’il concentre ou fait fusionner la cause intérieure avec la
cause extérieure: cet amour abolit la séparation entre l’idée
de moi-même comme cause et l’idée de Dieu comme cause
de cette idée de moi-même. En réalité, ce qui est ainsi aboli,
c’est le sens même des notions de sujet et d’objet. L’amour
n’est plus celui d’un sujet vers un objet, mais consiste en une
unité singulière des deux; unité qui pourtant, à tout moment,
exprime deux singularités au sens le plus stricte: l’une, qui est
la substance, singularité par définition187, l’autre, qui est l’es-
sence singulière d’un mode particulier. C’est précisément ce
que Spinoza explique dans la proposition 36, où il établit que
l’amour intellectuel de l’âme envers Dieu n’est pas autre que
l’amour duquel Dieu s’aime lui-même très précisément en tant
qu’il s’explique par l’essence de l’Âme humaine considérée
sous l’espèce de l’éternité. Autrement dit: l’amor intellectualis
Dei, du point de vue humain, est celui que l’homme porte à
Dieu en tant qu’il comprend qu’il est une expression détermi-
née de la substance, et que, comprenant, concevant, il ne fait

301
philosophie de la puissance …

rien d’autre qu’exprimer avec la puissance et l’intensité qui


lui est spécifique, la perfection et la plénitude de la substance
elle-même. L’amor intellectualis Dei tel qu’il est exprimé par
un homme est ainsi comme le dit Spinoza une partie ou plutôt
même un degré particulier de l’amor infini intellectuel dont
Dieu s’aime lui-même, exprimant ainsi sa propre éternité et
sa propre puissance infinie.
Il semble dorénavant possible de mettre en place un cer-
tain nombre de conclusions concernant la problématique de
la connaissance chez Spinoza, afin de pouvoir la confronter
de façon finale à la pensée nietzschéenne. De l’analyse de la
connaissance du troisième genre, il apparaît clairement que la
connaissance au sens spinoziste consiste bien moins dans un
cheminement et une évolution dans la connaissance que dans
des degrés de profondeur et de perception différents au sein
d’une même connaissance qui demeure toujours, en quelque
sorte, celle qui nous est la plus proche: celle de notre corps,
de notre puissance à former des idées lui concernant et, par
extension immédiate, concernant le monde qui nous entoure.
Nous pourrions dire que toute la connaissance spinoziste
consiste dans l’apprentissage d’inverser notre perspective de
regard: ce qui, dans la connaissance inadéquate est le plus
déformé, c’est précisément ce qui en réalité nous est la chose
la plus proche: l’amour intellectuel de Dieu. Il importe singu-
lièrement d’insister sur le fait que la connaissance spinoziste
n’est pas de l’ordre d’une évolution progressive: il ne s’agit
pas de délaisser la connaissance inadéquate pour la connais-
sance du second genre, opérant par notions communes et
l’intelligibilité de l’idée, afin de passer enfin à la connaissance
du troisième genre qui connaît les réalités singulières en tant
qu’elles expriment l’essence de la substance. Même si nous
pouvons réduire de façon très importante notre soumission
aux passions extérieures, nous ne pouvons jamais ne pas être
déterminés de l’extérieur durant notre vie: cela revient à dire
que nous aurons toujours dans une certaine mesure des idées

302
chapitre vi

inadéquates, malgré toute la sagesse que nous pouvons nous


accréditer. Si la connaissance consiste dans la réduction dans
la mesure du possible de cette soumission passionnelle, elle
n’en est pas l’évacuation définitive et complète. En revanche,
il s’agit véritablement d’un investissement de notre puissance:
celle-ci ne nous est pas acquise au terme d’un long chemine-
ment, mais nous est inhérente de façon nécessaire de toute
éternité: sous l’emprise des idées inadéquates et confuses, elle
ne nous apparaît pas, ou tout au moins ne nous apparaît pas
sous son aspect véritable: nous confondons notre puissance
avec les images et les projections de ce que nous pensons être
la puissance; de même en ce qui concerne l’éternité ou Dieu.
Pourtant, cette connaissance est en nous nécessairement, tout
comme il est nécessaire que nous soyons dotés d’un certain
degré de puissance: le tout, c’est de parvenir à la reconnaî-
tre, à construire les idées qui nous y mènent à l’aide de tous
les moyens dont nous disposons bien que nous les mécon-
naissons la plupart du temps. Spinoza prend lui-même bien
soin de préciser à plusieurs reprises que nous ne devenons
pas éternels mais que nous le sommes; de même, nous ne
commençons pas à connaître selon le troisième genre de la
connaissance, mais nous possédons cette aptitude de toute
éternité: l’amour de Dieu (au sens de l’amour intellectuel) n’a
pas de commencement puisqu’il est éternel188, et pourtant, dit
Spinoza, «il a cependant toutes les perfections de l’Amour,
comme s’il avait pris naissance ainsi que nous le supposions
fictivement (…)».189
Il convient donc de remarquer ici que si d’un côté, il est
bien évident que notre puissance d’agir est en variation con-
tinue et que tous les passages que nous effectuons par la joie
et la tristesse sont bien réels, il n’est pas moins certain d’un
autre côté que tout ce qui touche à notre essence en tant que
notre détermination intrinsèque, détermination par laquelle
nous exprimons à notre façon la puissance d’exister infinie de
la substance, ne saurait faire l’objet d’une variation ou d’un

303
philosophie de la puissance …

passage. Par conséquent, il s’ensuit que la joie suprême que


nous vivons lorsque nous comprenons les choses par le troi-
sième genre de connaissance, et l’amour que nous portons
à Dieu dans cette condition comporte une forme de dédou-
blement: d’une part, nous y contenons nécessairement les
passages et les variations effectifs que nous effectuons à ce
moment-là: le corps évolue, il se construit; de même; évidem-
ment, les idées qui lui correspondent. Mais d’autre part, il y
a en permanence quelque chose comme la quintessence de ce
passage même: son plus haut point, son degré maximum: là
est notre participation à l’amour éternel, là s’exprime notre
degré de béatitude par-delà tout passage, augmentation ou
diminution. La simultanéité est absolue, sans décalage, sans
fissures. Nous comprenons ainsi le troisième genre de la con-
naissance spinoziste comme l’adhésion absolue à l’être, cela
au sens le plus ample, comme à l’être qui nous est propre.

2. Nietzsche: Affirmation et rupture


La plus haute forme de la connaissance chez Spinoza est,
comme nous l’avons vu, une adhésion parfaite et totale à
l’être en dehors de toute considération passionnelle: ce que
nous connaissons par le troisième genre de la connaissance,
nous le connaissons dans sa relation singulière et privilégiée
avec Dieu, c’est-à-dire que nous le connaissons selon la me-
sure de sa puissance propre. Connaissant de cette façon, nous
savons aussi que nous nous connaissons aussi parfaitement
que Dieu nous connaît, en d’autres termes, notre pensée se
confond avec la pensée infinie de Dieu. C’est pourquoi la plus
haute forme de connaissance chez Spinoza est immédiatement
aussi la plus haute forme d’exister, c’est-à-dire une existence
dans l’adéquation absolue et inébranlable entre le soi et le
monde, entre soi et soi, enfin, entre soi et Dieu. Nous pour-
rions alors dire que la connaissance du troisième genre signi-

304
chapitre vi

fie une affirmation absolue et totale de ce qui est: en allant


jusqu’à la racine de la puissance d’exister de chaque chose,
tout est éternellement et incontournablement affirmé et justi-
fié: au sein de l’être il y a ainsi sa propre affirmation, et c’est
ce que nous découvrons en connaissant selon la connaissance
du troisième genre. Il est aisé de concevoir le mouvement spi-
noziste entre la connaissance du deuxième genre et celle du
troisième comme un changement de vitesse190: de la déduc-
tion rationnelle, nous passons à l’immédiateté intellectuelle,
où toute chose tient sa limpidité de son propre fondement.
Indubitablement, l’on peut dire qu’il est question, chez Spi-
noza, d’une compréhension absolue au sein de l’affirmation
inconditionnée qu’est l’amor intellectualis Dei.
Chez Nietzsche, nous ne saurions trouver pareille compré-
hension à la base de l’affirmation. Si la Raison peut trouver
chez Nietzsche des fondements et des fonctionnements ana-
logues aux structures spinozistes, ainsi que nous l’avons vu,
elle ne s’élèvera jamais à un plus haut degré de connaissance:
là où, chez Spinoza, il y a changement de vitesse et affinement
de la vision afin d’atteindre la plus haute connaissance, il y a
chez Nietzsche une conversion de la pensée: l’analyse la plus
fine devra devenir créatrice et non plus lectrice, et l’affine-
ment des capacités perceptives mènera celles-ci à devenir des
capacités à se surpasser, se dépasser.

A) La création: production et transfiguration du réel.


Nous savons que chez Nietzsche la pensée la plus haute et la
plus affirmative se nomme créatrice. Il n’est pas difficile de
voir dans quelle mesure l’évaluation et l’interprétation qui est
à la base de toute activité humaine doit être en même temps
créatrice: naturellement, si nous partons de l’idée qu’il n’y a
de valeur fixe et inhérente mais seulement des valeurs non-
absolues, il s’ensuit aisément que toute valeur doit, par néces-
sité, être créée. En effet, dit Nietzsche, rien «qui ait tant soit

305
philosophie de la puissance …

peu de valeur dans le monde présent ne possède cette valeur


en soi-même, par nature — la nature n’a jamais de valeur —;
cette valeur lui a été donnée, c’est un présent, c’est un cadeau
qu’on lui a fait, et ceux qui l’ont fait c’était nous.»191 Or en
raison de cette évidence qui constitue l’un des fils rouges de la
pensée de Nietzsche, la question de la création devra être sou-
mise à une interrogation très précise. En tant que condition
de l’affirmation, elle constitue indubitablement l’une des no-
tions-clé de la pensée nietzschéenne: comme la majorité des
autres notions-clé, nous n’avons que relativement peu de tex-
tes explicites à son sujet, tout comme c’est le cas pour le Re-
tour éternel ou même la volonté de puissance qui est certes est
très récurrente dans beaucoup de textes pour désigner ou
pour définir des variations d’être192 mais qui n’est que très
rarement définie ou traitée pour elle-même. En ce qui con-
cerne la création, de nombreux textes en traitent, bien enten-
du: nous savons que Nietzsche tient en très haute estime les
créateurs au sens le plus large du terme, c’est évidemment la
question de la création qui détermine toute la problématique
entre Apollon et Dionysos dans la Naissance de la Tragédie.
Cependant, dès ce texte, il apparaît que la création au sens
nietzschéen non seulement ne saurait se borner à une activité
artistique au sens coutumier, mais ne considère celle-ci que
comme un préambule à la création au sens propre193: si la
création est sans aucun doute le propre des inventeurs, des
plasticiens, des musiciens et des peintres, elle est aussi propre
à la contemplation lorsque celle-ci signifie une ouverture à
l’être194. Créer, en langage nietzschéen, ne signifie pas créer
une œuvre d’art qui aurait une existence parallèle à celle du
monde, et à travers laquelle le monde pourrait être contem-
plé, mais surtout et avant tout se situer dans une certaine
perspective par rapport au monde195. Si nous admettons que
le monde, celui-ci et pas un autre, ne prendra de valeur et de
sens que pour autant que nous en y mettions, cela signifie que
la création est la réponse et l’assentiment à cette situation

306
chapitre vi

précise. En d’autres termes, c’est lorsque nous acceptons que


ce monde-ci est le nôtre, qu’il n’y en a pas un autre ailleurs
qui servirait d’échelle à celui-ci, et qu’ici, en tant que nous
vivons, nous n’exprimons rien d’autre que l’éternel flux et
reflux des variations de la volonté de puissance, que nous l’af-
firmons du même coup en devenant les créateurs de nos pro-
pres vies196. La création au sens nietzschéen n’est pas une ac-
tivité parmi d’autres; ce n’est pas plus une vocation que ne
l’est la respiration: la création ne signifie rien d’autre qu’une
forme précise et déterminée d’exister qui est symptomatique
d’une certaine forme de vie: celle de l’affirmation et de l’abon-
dance. Inversement, c’est là où manque la création que l’on
trouve la croyance en un au-delà, la foi en la vérité une et
unique, la dépréciation de la vie présente sous tous les mas-
ques d’ascétisme, de prêtrise et de résignation stoïque, sous
lesquels elle peut apparaître. L’absence de création n’est pas
seulement symptomatique d’un manque d’inventivité ou
d’originalité, loin s’en faut: bien plus grave, bien plus essen-
tielle que cela, son absence trahit un état profondément mala-
dif, affaibli, où toute force vitale est devenu réactive: ainsi, dit
Nietzsche, ceux qui choisissent de croire en un autre monde,
c’est qu’ils sont trop las et trop faibles pour créer celui-ci, le
nôtre: «La croyance que le monde qui devrait être existe,
existe véritablement, est une croyance des improductifs qui
ne veulent pas créer un monde tel qu’il doit être.»197 La créa-
tion, c’est donc le signe de l’affirmation de l’être, mais elle est
aussi davantage: celui qui créé, celui qui ose affirmer du sens
dans le monde fluctuant et variable du devenir, pose par là
même la validation de l’affirmation: affirmation affirmée, elle
est ainsi un signe d’un décuplement ou d’un dédoublement de
la force qui ainsi devient générosité, abondance et fécondité.
Dès lors il est clair que nous devrons comprendre la création
nietzschéenne au sens de la production la plus générale: est
créateur tout ce qui génère de la vie, tout ce qui se laisse mul-
tiplier à inverse de la stérilité univoque du non-créateur: ici, il

307
philosophie de la puissance …

faut comprendre «l’univers en tant qu’une œuvre d’art s’en-


fantant d’elle-même»198. En effet, il est coutumier à la fin du
XIXe siècle d’appeler «art» tout ce qui a trait à la fabrication:
l’artisan, le corps, la nature sont tous «artistes» puisqu’ils
produisent. Or la création au sens nietzschéen ne se réfère pas
davantage à ce sens qu’à la stricte création au sein des beaux-
arts: la création dépasse la notion de la productivité parce
qu’elle est l’activité la plus fondamentale du monde en tant
que tel parce qu’elle est volonté de puissance: c’est ce que met
en lumière la lecture heideggerienne sur la théorie de la créa-
tion nietzschéenne199. Or l’art joue ici un rôle double qu’il
importe de mettre en lumière: en tant que transfiguration du
réel, volonté d’illusion fondamentale et invention de sens là
où seul le chaos règne au départ, il est à la fois ce qui permet
de lutter contre l’idée de la «vérité» métaphysique, c’est-à-
dire idéaliste et, comme nous l’avons vu, négatrice, en même
temps qu’il protège contre cette sorte de vérité que Nietzsche
appelle trop brûlante, trop impitoyable pour nous de suppor-
ter. La duplicité fondamentale de tout phénomène de la vo-
lonté de puissance se révèle ici être singulièrement à l’œuvre,
ainsi, dit Nietzsche, «le rapport de l’art et de la vérité est le
premier sur lequel j’ai réfléchi. Et maintenant encore leur in-
timité me remplit d’un effroi sacré. Mon premier livre a été
consacré à ce fait; La Naissance de la Tragédie croit à l’art,
avec, à l’arrière-plan cette autre croyance, que l’on ne peut
pas vivre avec la vérité.»200 Ici, l’art doit être compris comme
l’illusion vitale qui permet de lutter contre une vérité trop
destructrice, trop dévastatrice pour tout sens humain. Inver-
sement, l’art brise aussi la tyrannie de la volonté métaphysi-
que puisqu’elle permet très précisément de revaloriser le sen-
sible que la vérité métaphysique vide de sa puissance en le
niant: la matière du créateur (au sens classique) n’est autre
que celle qui peut s’appréhender par les sens. C’est bien la
matière fuyante et apparente que l’artiste met à l’œuvre dans
ses créations lorsqu’il transfigure le réel: évidemment, l’artiste

308
chapitre vi

ne peut qu’affirmer l’apparence, puisque c’est la source même


de son travail. Tout artiste peut définir son activité comme la
transformation du réel apparent et arbitraire en une interpré-
tation nouvelle, imposant du sens où, au départ, il n’y a
qu’indications fuyantes et fausses: il s’agit d’une transfigura-
tion du monde à travers laquelle nous pouvons l’aimer201.
Tout artiste sait également que son œuvre obéit aux mêmes
lois que la matière elle-même: éphémère, périssable et inter-
prétable, l’œuvre d’art s’éloigne aussi loin que possible des
critères de la connaissance au sens traditionnel202. Seul lors-
qu’elle représente le réel (ou plutôt le supra-réel, dans toute
œuvre d’art religieux) elle obéit aux exigences de la connais-
sance «vraie», puisqu’elle accepte de donner une image à la
réalité sublimée. L’art dionysiaque dont parle Nietzsche se
trouve évidemment aux antipodes de ce fonctionnement: loin
de représenter une réalité quelconque, il consiste plus précisé-
ment dans l’énonciation d’une nouvelle perspective, une nou-
velle vision possible à partir duquel le monde se laisserait in-
terpréter — à ce titre, il est nommé par Heidegger un stimulant
de la volonté de puissance203. La création nietzschéenne n’est
rien d’autre que cela: inventer, énoncer des nouvelles possibi-
lités de vie — c’est ce que Nietzsche appelle «créer le monde»:
ainsi, dit Zarathoustra à ceux qu’il appelle pour fonder les
valeurs nouvelles, «Ce que vous avez appelé monde, il faut
que vous commenciez par le créer: votre raison, votre imagi-
nation, votre volonté, votre amour doivent devenir ce mon-
de»204. Riche en sens, cette phrase nous énonce aussi la con-
version qu’implique la vision créatrice, et ce qu’elle met en
jeu.

B) Typologie de la connaissance affirmative. Le dépas-


sement de la pesanteur et la nécessité de la négation.
La véritable connaissance nietzschéenne est celle qui aura su
démasquer les mobiles de tout désir de connaître: elle est celle

309
philosophie de la puissance …

qui permet de se situer sur un plan typologique ou généalogi-


que différent de la connaissance qui s’enracine dans le souci
de conservation de la vie et qui, pour cette fin, en vient à nier
la vie. Une analyse de la généalogie de cette dernière connais-
sance montre qu’elle se fonde sur une volonté essentiellement
réactive, une volonté de vivre affaiblie et maladive, ce qui au
demeurant ne signifie pas pour autant qu’elle soit en position
de faiblesse dans la vie: la connaissance qui connaît par rap-
port à une échelle de valeurs à laquelle ne saurait correspon-
dre une réalité multiple et changeante; qui a érigé en principes
d’absolu ce qui n’est de toutes les façons que de l’ordre de
l’évaluation, c’est une connaissance qui se fonde sur un res-
sentiment permanent vis-à-vis de la vie, qui la déprécie et qui
tente de se cacher de ce crime matricide en invoquant une réa-
lité meilleure et plus juste. La généalogie de la connaissance
noble au sens nietzschéen est toute autre: celle-ci se fonde sur
une force surabondante, un excès permanent de vie et d’éner-
gie qui doit trouver une canalisation dans la production du
réel et dans l’investissement, à corps perdu, dans celui-ci205.
Tout, dans cette connaissance, peut être conçu selon l’image
de l’ouverture et de l’élargissement de l’esprit par rapport au
monde: ici, le sujet se dépasse pour devenir d’autres sujets, ses
yeux se démultiplient afin d’expérimenter la vision d’autres
yeux206, toute expérience est accueillie comme une bénédic-
tion non pas parce que la souffrance qu’elle peut comporter
serait salutaire à l’instar de la vision de l’ascète, mais parce
qu’elle permet d’investir une nouvelle perspective du vivant.
Cette connaissance, nous le savons, peut passer par deux sta-
des (c’est la raison pour laquelle il n’est pas incongru de parler
de «genres de connaissance» chez Nietzsche207 aussi bien que
chez Spinoza): d’une part, de par l’ouverture qu’elle pratique,
elle permet d’évaluer la connaissance-utile à sa juste mesure:
reconnaissant l’erreur comme sa condition au lieu de vouloir
la bannir à tout prix, c’est une connaissance qui peut deve-
nir une science d’observation véritable: elle peut découvrir

310
chapitre vi

«le monde objectif et dénombrable des successions nécessai-


res»208, tout en gardant la notion de perspectivisme nécessaire
et inhérente à toute vision humaine. Nous ne pouvons pas
dépasser notre vision perspectiviste, ce qui revient à dire que
tout concept devra toujours nécessairement s’enraciner dans
une croyance avant de devenir, éventuellement, un élément
scientifique, mais que nous devons aussi par tous nos moyens
empêcher ces concepts de demeurer des croyances et de sta-
gner en tant que des articles de foi: en effet, «des passions
naissent les opinions — la paresse d’esprit les fait cristalliser
en convictions». L’attention, la probité peut nous empêcher
de tomber dans ce piège de la lassitude de l’esprit: «qui se sent
un esprit libre, infatigable à la vie, peut empêcher cette cristal-
lisation par un changement constant; et s’il est en tout point
une boule de neige pensante, il aura dans la tête en somme,
non des opinions, mais seulement des consciences et des vrai-
semblances mesurées avec précision».209 Ainsi, dit Nietzsche,
pourrions-nous aller très loin dans l’élaboration de la science
naturelle, à partir du moment où nous admettons qu’elle per-
met de décrire mais non d’expliquer210. En d’autres termes,
le dédoublement des regards, et des expériences sert ici à une
volonté de vie qui accepte de jouer le jeu selon les règles de la
vie: celles de l’instabilité fondamentale, de la vision partielle
et partiale, et du caractère provisoire, mais non moins ap-
préciable, de tout jugement de valeur. C’est une connaissance
que nous n’hésiterons pas à appeler raisonnable, même si la
raison nietzschéenne se distingue toujours et d’abord de la
raison spinoziste (et, encore plus de la raison conçue au sens
cartésien, en ce qu’elle traite ici d’éléments perpétuellement
mobiles et mouvants, contrairement à la raison spinoziste
qui s’appuie sur des relations fondées en dehors de toutes
circonstances et de toute contingence) puisqu’elle implique
une épuration rationnelle des fantasmes finalistes et anthro-
pomorphistes au profit d’un regard aiguë sur le phénomène
du vivant. C’est aussi une connaissance, nous le savons, que

311
philosophie de la puissance …

Nietzsche caractérise par la probité, par l’attention extrême


qui met implacablement de côté les considérations personnel-
les qui caractérisent aussi bien la science que les jugements de
valeur. Dans une problématique de la puissance humaine au
sein de l’immanence absolue du monde, nous pouvons dire
que cette connaissance constitue la preuve même de la force
réelle de l’homme à s’épanouir au sein d’un univers où aucune
intention n’a pris en considération sa condition spécifique: en
cela, la connaissance rationnelle est déjà une force affirma-
tive et expression d’une abondance généreuse en faveur de
la vie, en quoi elle reste aussi très proche de la connaissance
du deuxième genre spinoziste qui est affirmative puisqu’elle
traite des réalités positives et pleines.
Or cette connaissance de la raison, pour affinée qu’elle soit,
restera toujours liée d’une certaine façon à la connaissance
dite utile, et ceci dans la mesure où elle sert très précisément
au maintien et à l’augmentation de la puissance de vivre de
l’homme en tant qu’espèce, c’est-à-dire animal grégaire. Cons-
ciente de son étroit perspectivisme, elle poursuit néanmoins la
fabrication des erreurs, et les maintient en vue de la nécessité
de croître: Nietzsche souligne la tragique nécessité de chaque
pensée de se transformer en vérité, signe de l’impossibilité
humaine de se défaire de l’attrait de la vérité une, absolue et
certaine211. En d’autres termes, il importe de voir que la vérité
ou plutôt les vérités de cette forme de connaissance, même
en ayant récusé le titre de vérité absolue, restent des vérités
utilitaires puisqu’elles servent d’une façon ou d’une autre,
à l’homme, ce qui revient à dire qu’elle structure l’univers
d’après l’échelle humaine. D’une certaine façon, c’est cette
échelle que la connaissance nietzschéenne «noble» brisera en
refusant les critères signalés ci-dessus. Elle est, nous l’avons
dit, une passion, et en tant que telle, la plus exigeante, la plus
dévorante des pulsions. Dénonçant toute utilité, elle aligne sa
force sur la force violente de la vie elle-même, mettant sans
hésiter en risque toutes les valeurs existantes jusque là: «il ne

312
chapitre vi

faut jamais demander si la vérité sert à quelque chose, ou si


elle peut vous être fatale»212, écrit Nietzsche au moment où
il s’apprête à dénoncer de fond en comble le christianisme et
les valeurs humaines qu’elle véhicule. Ici, la vérité n’est rien
d’autre que ce sans quoi l’univers ne saurait être — or l’uni-
vers, dit Nietzsche, pour être, n’a pas souci de nous.
Il est clair dès lors pourquoi il faut comprendre que le
centre de gravité de l’affirmation nietzschéenne, telle qu’elle
s’énonce dans la perspective d’une connaissance véritable,
doit nécessairement être de l’ordre du dépassement, dépas-
sement ici d’abord de toute forme de la connaissance-utile,
c’est-à-dire de toute instauration d’une recherche de tirer un
profit quelconque de la connaissance (quiétude, assurance
ou réponse), mais encore et surtout, d’un dépassement qui
se nommerait plus correctement surpassement: Selbstübe-
rwindung; surpassement de soi. Mouvement qui, encore
une fois, comporte un double tranchant qui le rend d’autant
plus difficile à articuler: d’une part, le surpassement de soi
indique nécessairement une perte, un abandon irrémédiable
d’une partie de soi — l’homme, dit Zarathoustra, n’est pas
un but, mais seulement un pont vers autre chose213. Que ce
mot se recompose dans une autre notion vitale pour la pensée
nietzschéenne, à savoir l’Übermensch, ne fait aucun doute. Il
est clair que le surhomme nietzschéen ne doit être interprété
en des quelconque termes biologistes ou anthropologiques:
Nietzsche ne dépeint ni une nouvelle race d’hommes à venir,
ni une possibilité d’évolution propre à chaque homme à l’in-
térieur duquel il y aurait le surhomme. Le surhomme devra
nécessairement être compris comme un état humain qui n’est
encore que pressenti, et dont rien ne nous dit qu’il s’accom-
plira effectivement un jour. Cet état, c’est une inclinaison
vis-à-vis de la vie tellement nouvelle, tellement difficilement
imaginable aujourd’hui qu’elle comporte véritablement un
dépassement de tout de ce qui actuellement, depuis toujours,
constitue l’être de l’homme et le caractérise. Voilà pourquoi

313
philosophie de la puissance …

l’avènement du surhomme implique le délaissement de l’hom-


me actuel, voilà pourquoi, pour devenir surhomme, l’homme
actuel ira nécessairement à sa perte214. Mais d’autre part, la
Selbstüberwindung implique aussi bien une sauvegarde de
tout ce qui a déjà pu exister. Toute expérience, toute erreur,
toute connaissance sera mis au profit du surpassement, afin
de parvenir à une connaissance pleine et affirmative: ici, la
religion, l’art et l’histoire ne doivent être dédaignés mais seu-
lement dépassés, et tout instant de la vie prendra sa valeur
en tant que processus vers la connaissance: «Tu détiens le
pouvoir d’obtenir que tous les moments de ta vie: tentatives,
erreurs, fautes, illusions, passions, ton amour et ton espé-
rance s’intègrent parfaitement au but que tu lui as fixé.»215
Il s’avère ainsi dès lors que nous prenons en compte le mou-
vement d’ouverture absolu que comporte l’affirmation de
l’amor fati (nous y reviendrons) que le dépassement n’est pas
uniquement à comprendre comme un mouvement en force
nécessairement destructif: dans le «über» il y a aussi la notion
de «lassen» — un laisser-aller dans le sens de laisser-venir-à-
soi: il s’agit d’un travail infiniment soigné et attentif d’écoute
de soi et d’accompagnement lucide216. La connaissance au
sens noble doit être celle qui, comme dans la création, devient
l’expression d’une affirmation non seulement simple mais
redoublée. Affirmer le réel, c’est-à-dire la Terre217, affirmer
ensuite l’affirmation du réel afin de le créer, voilà la tâche des
grands connaisseurs nietzschéens, que Nietzsche a nommé les
libres esprits218. Il est certain que toute affirmation devra, afin
d’être valable, être inconditionnelle, c’est-à-dire affranchie
de toute trace d’inquiétude, de négation partielle; affranchie
aussi de toute trace de fatigue ou de faiblesse de la puissance.
C’est dire qu’elle ne doit véhiculer, en aucune mesure, une
notion quelconque de résignation ou même de réconciliation.
Voilà le sens du dépassement: c’est que, pour affirmer confor-
mément aux exigences de l’affirmation dionysiaque ou nietzs-
chéenne, il faut dépasser le stade où il y a quelqu’un qui af-

314
chapitre vi

firme quelque chose: l’affirmation redoublée, cela signifie une


abolition de la séparation entre sujet et objet, ce qui signifie à
son tour une incorporation absolue au sein de l’être dans sa
totalité: «En dépit de la terreur et de la pitié, nous goûtons au
bonheur de vivre, non comme individus, mais comme partici-
pant à la substance vivante unique qui nous englobe dans sa
volupté d’où naît la vie.»219
Il est clair alors de voir en quoi la connaissance rationnelle
ne saurait répondre à ces exigences: même lorsqu’elle est la
plus joyeuse, la plus affirmative, elle maintient très précisé-
ment la frontière entre affirmant et affirmé: sa joie est d’une
certaine façon une joie humble, se pliant à l’inévitabilité dans
la connaissance perspectiviste et révocable face à l’immen-
sité et à la complexité proprement inconciliable du monde.
Cette connaissance reste à tout moment une réconciliation
avec ce qui dans le monde nous dépasse, or, ce que demande
Nietzsche, c’est encore davantage: supprimer la notion de ré-
conciliation, afin d’adhérer sans conditions à l’expression de
force pure se donnant à connaître à travers les manifestations
différentes de la volonté de puissance. Pour Nietzsche, cette
suppression implique un effort hors du commun de l’esprit
actuel: pleinement affirmative, mais aussi forcément dou-
loureuse (la connaissance est celle de l’esprit tranchant dans
sa propre chair, se refusant l’abri et toute protection contre
des vérités aussi impitoyables que la vie: «Esprit est la vie
qui dans la vie elle-même tranche; de son propre tourment
s’accroît son propre savoir.»220) le caractéristique principal
de cette connaissance sera celui de la légèreté.
Nous connaissons quelle est l’importance pour Nietzsche
de ce mot: il n’est pas un ouvrage où il n’est insisté sur la
nécessité de la légèreté, dans l’écriture comme dans la vie:
c’est ce que Nietzsche appelle le grand style.221 Bondissante
et aérienne, il n’est pas de doute que seule la pensée qui a dé-
laissé la pesanteur de la terre boueuse qui parvient à se hisser
sur les sommets de l’affirmation: «celui de qui les hommes

315
philosophie de la puissance …

un jour apprendront à voler, il aura renversé toutes bornes-


frontières; toutes bornes-frontières mêmes pour lui dans l’air
voleront: la Terre sera par lui rebaptisée — ‹la légère›.»222
Toujours, pour Nietzsche, le penseur doit rechercher les hau-
teurs223, l’air pur et glacial, le froid qui cristallise aussi bien
la lumière que les pensées. Or, seul ce qui est léger peut aller
vers le haut: le penseur doit marcher,224 non rester assis et sé-
dentaire225; la mobilité de l’esprit est gage de la vivacité de la
pensée. La plus haute forme de légèreté est celle de la danse:
ici, le penseur qui a encore quelque chaos en lui peut engen-
drer une étoile dansante226, et c’est sur des jambes légères que
danse tout hasard bienveillant227… De toute évidence, alors,
la connaissance véritable doit-elle être légère, et ce de deux
façons: léger doit être celui qui la possède, et légère doit aussi
être la connaissance en elle-même pour celui qui l’investit. Si
l’esprit de pesanteur est l’ennemi principal de toute affirma-
tion redoublée, c’est que Nietzsche nous met explicitement en
garde contre toute compréhension de la connaissance suprê-
me comme quelque chose que nous devons assumer comme
un fardeau. Les animaux parlent ici leur langage clair: contre
la puissance affirmative rugissante du lion228 se dresse la sil-
houette frêle de l’âne qui, de par son consentement perpé-
tuel à endosser avec courage et endurance les poids les plus
lourds, nous ferait penser qu’il incarne l’affirmation la plus
grande. Même sa voix nous fait entendre un son qui évoque
en permanence le oui affirmatif I-A, I-A … Or, ici, rien n’est
affirmatif à proprement parler: Nietzsche montre bien que le
courage à endosser les charges de l’âne ne comporte aucune
affirmation de l’être, mais seulement une incapacité à se po-
sitionner autrement qu’en soumission face à la violence de la
vie. Affirmer veut toujours dire choisir, trancher: ici, il n’est
jamais question d’une acceptation stoïque de ce qui est, mais
d’une sélection rigoureuse et inconditionnelle. Aussi ne faut-il
affirmer n’importe quoi: «omni-satisfaction qui à toute chose
sait trouver goût; point n’est le meilleur goût. J’honore lan-

316
chapitre vi

gues et estomacs récalcitrants, et difficiles dans leur choix, qui


ont appris à dire «je» et «Oui» et «Non». Mais tout mâcher
et digérer — de pourceau voilà bonne manière!»229 De même,
le I-A n’est qu’un oui déguisé: ce n’est pas un oui puissant à
toutes les facettes de la vie et de la volonté de puissance, mais
une sorte d’indécision, une errance malheureuse entre un oui
désiré et un non indicible et inaudible230. Car l’affirmation
nietzschéenne comporte bien un non nécessaire: l’être ne peut
être affirmé, et son affirmation ne peut être redoublée, que si
le oui triomphant signifie en même temps un non tout aussi
fort, aussi vigoureux: un non contre les forces séductrices du
nihilisme, un non contre le ressentiment, un non contre toute
affirmation fausse et déguisée.
Une remarque s’impose toutefois ici. Il semblerait tentant
d’assimiler la nécessité du «non» nietzschéen à l’idée de la
nécessité de la destruction inhérente à toute création. En ef-
fet, les textes de Nietzsche sont innombrables qui mettent en
avance la nécessité incontournable de la roue tournante de
la vie où chaque naissance correspondra à une mort, chaque
création à une destruction. Telle est bien la loi dionysiaque:
sa puissance affirmative passe aussi par une puissance des-
tructrice cruelle et violente, puissance qui, finalement n’est
pas moins cruelle lorsqu’elle créé que lorsqu’elle anéantit231.
Encore une fois, Nietzsche exprime ici son affinité à la pensée
héraclitéenne: «L’affirmation de la mort et de la destruction,
ce qui est décisif dans une philosophie dionysiaque, l’affir-
mation du dualisme et de la guerre, du devenir, à l’exclusion
radicale du concept même de l’être — voilà à quels signes je
reconnais ce qui m’est le plus proche dans tout ce qui a été
pensé avant moi.»232 De ce point de vue, l’on pourrait ainsi
conclure que le «non» est l’appendice nécessaire du «oui»
affirmatif, son contraire nécessaire et incontournable: cela
s’accorderait, du reste, convenablement avec toutes les théo-
ries des «hommes forts» de Nietzsche mettant en avant des
personnages exubérants et affirmatifs, peu scrupuleux de ce

317
philosophie de la puissance …

qui, de par leur passage, devra périr233. Or une lecture atten-


tive des textes de Nietzsche interdit ce rapprochement. S’il est
toujours vrai que chaque création comporte une destruction,
c’est premièrement moins à cause d’une comptabilité interne
dans l’être (idée absurde qui voudrait se glisser à la place de
la providence bienveillante) qu’à cause du changement per-
pétuel des rapports de force constitutifs des êtres: autrement
dit, si, à tout instant, ces rapports se font, ils se défont aussi
nécessairement en vertu de nouvelles situations précises (et
de rapports de force) formées, mais certainement pas à cause
d’une loi égalitaire entre création et destruction234. Deuxiè-
mement, il convient encore d’insister sur le fait que ce qui
nous apparaît comme cruel et destructif ne répond en réalité
à aucun nom: ce n’est qu’à nos yeux qu’il y a de la douleur, de
l’injustice et de la mort, tandis qu’une «autre intelligence»235
verrait là une simple succession des événements. En d’autres
termes, ce qui par Nietzsche est désigné sous le nom de la des-
truction nécessaire dans la création n’est rien d’autre que la
multiplicité changeante et perpétuellement variable du chaos
constitutif de tout rapport et de toute rencontre — chaos qui
pour nous n’en est pas moins douloureux et absurde. Cepen-
dant, le «non» nécessaire à l’affirmation s’inscrit nécessai-
rement dans un autre registre, qui est directement relié à la
thématique de la Selbstüberwindung nietzschéenne. Le non
requis dans toute affirmation véritable n’est pas de l’ordre
de la destruction, mais de la reconversion: mouvement tout
autre, mettant d’autres forces en jeu. Qu’est-ce qui est affirmé
dans le «oui triomphant» dont il est question dans l’affirma-
tion ultime ? L’être dans sa totalité, inconditionnellement et
irrévocablement: en effet, si une seule chose est affirmée de
cette façon-là, alors tout est éternellement sauvé, approuvé,
affirmé au même instant: «En admettant que nous disions
«oui» à un seul moment, nous avons par là dit «oui» non seu-
lement à nous-même, mais à l’existence toute entière. Car rien
n’est isolé, ni en nous-même, ni dans les choses; et, si notre

318
chapitre vi

âme a frémi de bonheur et résonné comme les cordes d’une


lyre, ne fut-ce qu’une seule fois, toutes les éternités étaient né-
cessaires pour provoquer ce seul événement, et, dans ce seul
moment de notre affirmation, toute éternité était approuvée,
délivrée, justifiée et affirmée».236 Ce qui veut dire: affirmant,
j’affirme aussi bien la fulgurance positive de l’être que ses abî-
mes chaotiques et destructrices; aussi bien sa force active que
la nécessité des forces réactives. L’affirmation n’exclut pas les
forces réactives, mais elle doit les comprendre comme corré-
latives des forces actives en vertu de la multiplicité de l’être:
l’affirmation doit savoir à la fois que l’illusion est le propre
de la vie, mais que l’illusion est aussi ce qui protège contre
la vie. En ce, il est donc exact de dire que l’affirmation con-
cerne également la destruction comme étant l’une des faces
nécessaires de la vie. Cependant, cette affirmation ne saurait
avoir lieu que si elle n’était accompagnée d’un non puissant:
ce non, qui doit déjouer la tentation des forces réactives né-
cessairement à l’œuvre aussi dans l’affirmation. Celles-ci ne
pourraient être enrayées, mais en revanche, elle doivent être
démasquées, reconnues afin que leur puissance puisse être
utilisée au profit de l’affirmation. Ici réside la conversion dont
il est question: reconnaître la force réactive qui nous anime,
afin de la retourner contre elle-même, tel est le sens du «non»
de l’affirmation. Voilà ce que l’âne n’a jamais su faire, ce qu’il
n’a jamais su reconnaître: en lui, se confondent à l’infini la
volonté d’affirmer et la sourde réactivité d’un ressentiment
jamais reconnu, jamais ressorti.

C) Amor fati et Amor intellectualis dei:


la dissonance affirmative
De l’ensemble de ces données, nous pourrons maintenant
approcher le terme de l’affirmation nietzschéenne. Face à
l’amor intellectualis Dei spinoziste, nous pouvons inscrire
l’amor fati nietzschéen. Extatique ou tragique, il a toujours

319
philosophie de la puissance …

le même sens dans les textes de Nietzsche: lorsque l’affirma-


tion de l’être se renforce d’elle-même, se redouble dans une
reproduction d’abondance et de générosité pour comprendre
non seulement ce qui est mais aussi ce qui fut et ce qui sera
dans un même geste, elle mérite le nom de l’amour. Ce qui
est aimé, ou compris sous l’affirmation globale et amoureuse,
c’est le fatum, le destin. Qu’est-ce que cela signifie en langage
nietzschéen ? L’affirmation de l’amor fati comporte trois af-
firmations simultanées, toutes reliées dans le même sens. 1.
Affirmer le destin, c’est d’abord affirmer ce qui est: le désirer,
le vouloir à tout prix, quelles que soient ses conséquences.
Est donc premièrement exclue une affirmation résignée et fa-
tiguée: l’affirmation doit avoir la même étoffe que les choses
qui sont affirmées pour être réelle et valable: c’est une conso-
lation terrestre que Zarathoustra enseigne, consolation aussi
puissante et réelle que le rire237. Ce qui est, c’est dire aussi tout
le passé et tout l’avenir: l’amor fati englobe nécessairement ici
le savoir de ce qu’est l’éternité nietzschéenne, sous forme du
Retour éternel. En dehors des considérations cycliques habi-
tuelles, le Retour éternel constitue le repli du temps sur lui-
même qui dessine à chaque instant sa profondeur et sa valeur
propre, donnant ainsi le fondement de l’affirmation possible.
Lorsque l’on parle d’une recréation du passé, c’est une créa-
tion au sens où l’on donne au passé son poids juste, sa juste
évaluation qui le rend valable et dynamique: ici, la parole de
Zarathoustra est explicite: «Poète, déchiffreur d’énigmes et
rédempteurs du hasard, je leur appris à créer dans l’avenir, et
tout ce qui fut — à le racheter en créant. A racheter le passé
de l’homme et à recréer le tout «cela fut», jusqu’à ce que dit
le vouloir: «Mais ainsi le voulus, ainsi le voudrais».238 Dans
l’amor fati, le Retour éternel signifie d’abord et avant tout
la validité éternelle et absolue de chaque chose, chaque acte,
chaque événement. Affirmé, tout événement prend place dans
une dynamique où la vie s’alimente d’elle-même dans une
création et re-création éternelle. 2. L’affirmation du Retour

320
chapitre vi

éternel implique aussi dans l’amor fati une affirmation abso-


lue de l’immanence. Dans un monde de variations infinies, où
tout est toujours déjà affirmé en vertu d’une seule affirmation
singulière, il n’y a plus de trace d’une transcendance possi-
ble. Désormais, il n’est plus possible de concevoir un exté-
rieur, mais tout prend lieu dans une intériorité pressante239.
3. Dernier mouvement, ce qui rendra possible l’affirmation
redoublée: se concevoir soi-même comme une variation de
ce fatum productrice de toutes choses c’est-à-dire s’affirmer
en tant que son propre destin. Mouvement déstabilisant s’il
en est, puisqu’il comporte encore une fois une face double:
d’une part, il y a nécessairement une notion de perdition de
soi240 dans l’affirmation absolue et inconditionnelle de l’être.
Il n’est pas difficile de concevoir cette affirmation comme une
aspiration vertigineuse dans des forces qui nous dépassent, et
que nous affirmons joyeusement au moment de nous abîmer
en elles241. Or, d’autre part, nous le savons, une affirmation
qui ne serait qu’abandon ne répond nullement aux exigen-
ces de l’affirmation active telle que nous les avons analysées
ci-dessus: il faut aussi une part de «non», c’est-à-dire de ré-
sistance active et de lucidité aiguë, permettant de ne pas suc-
comber ni au ressentiment, ni à la perdition (qui, finalement,
ne pourrait être conçu autrement que comme soumission,
chute, mort). Il importe singulièrement d’insister sur le rôle
de la responsabilité et de la retenue chez celui qui affirme,
c’est-à-dire qui mérite le nom de créateur. En l’homme, il y a
nécessairement une duplicité venant du fait qu’il est à la fois
créateur et créature, c’est-à-dire qu’il est à la fois ce qui doit
être dépassé et submergé, et ce qui doit imposer et contrôler.
Cette duplicité ne saurait être dépassée; en revanche, tous les
efforts de l’homme artiste doivent viser à renforcer la posi-
tion du créateur, ce qui implique dès lors que la souffrance est
nécessaire: «La créature et le créateur s’unissent en l’homme.
L’homme est matière, fragment, superflu, glaise, fange, non-
sens, chaos; mais l’homme est aussi créateur, sculpteur, dur

321
philosophie de la puissance …

marteau, spectateur divin et repos du septième jour: com-


prenez-vous cette différence ? Et que votre pitié s’adresse à
«la créature dans l’homme», à ce qui doit être façonné, brisé,
forgé, taillé, brûlé, porté à incandescence et purifié, à ce qui
souffrira nécessairement et doit souffrir ? Et notre pitié, ne
comprenez-vous pas à quoi elle va, notre pitié inverse, qui se
tourne contre la vôtre comme contre le pire amollissement, le
pire affaiblissement de l’homme ?»242 Le message de Nietzs-
che est très clair: si nous ne pouvons nous rendre indéterminés
en tant que créatures, il n’en reste pas moins que l’affirmation
de l’amor fati ne peut être compris qu’à partir du point de
vue du créateur qui, lui, ne peut se permettre le laisser-aller
voluptueux que signifierait l’abandon totale au sein de l’affir-
mation. Cet abandon est au contraire le luxe du spectateur243
— or il est certain que celui qui créé son propre destin ne
sera jamais autre chose qu’acteur.244 Ainsi, ce n’est encore
une fois qu’au prix de la rigueur et de l’effort inlassable que
l’affirmation peut naître dans sa pure positivité, amor fati qui
peut englober l’être dans sa totalité: «Amor fati: que ce soit
désormais mon amour. Je ne veux pas faire la guerre au laid.
Je ne veux pas accuser, même les accusateurs. Je détournerai
mon regard, ce sera désormais ma seule négation! Et, en un
mot, en grand, je ne veux plus, de ce jour, être jamais qu’un
affirmateur.»245

Dans l’introduction de ce dernier chapitre, nous avons an-


noncé une rencontre entre la pensée de Spinoza et celle de
Nietzsche sur un terrain de proximité si grande, qu’elle ne
saurait s’exprimer que sous forme de faille ou de fêlure en-
tre les deux penseurs. Effectivement, ce sont dans les énoncés
de l’amor fati que les affinités les plus fondamentales entre
Spinoza et Nietzsche viennent à jour sur le fond, très précisé-
ment, de leur singularité absolue; de leur différences infran-
chissables.

322
chapitre vi

Bien entendu, les deux formules aux vocables voisins se


laissent confronter: cela d’autant plus que Nietzsche a com-
mencé à employer l’expression d’amor fati suite à la lecture
des textes de Spinoza en 1881, vraisemblablement à travers
le commentaire de K. Fischer246. Il n’est pas difficile de voir
comment Nietzsche a pu vouloir reformuler l’affirmation spi-
noziste: rien d’étonnant, ici, que d’avoir substitué Fati à Dei
et d’avoir supprimé la notion d’intellectualis. L’on pourrait
penser que cette suppression n’exprime que la suite logique
des critiques adressées par Nietzsche à Spinoza à ce propos,
où Nietzsche dénonce la possibilité de parler d’amour dès
lors que l’on supprime le sang et la chair247, puisque l’expres-
sion spinoziste, aux yeux de Nietzsche, exprimerait une sim-
ple désensualisation idéaliste et théologique de l’amour. Or
en réalité, Nietzsche peut supprimer l’intellectualis de l’amor
fati simplement parce qu’il n’y a plus besoin de le prononcer:
contrairement aux affirmations apparentes, l’amor fati im-
plique lui-même d’une certaine façon une vision tout à fait
intellectuelle248 à cause de la rigueur et de la distance qu’il
met en œuvre dont nous avons parlé ci-dessus. C’est dire que
Nietzsche se trouve ici bien plus près de l’affirmation spino-
ziste que ce qu’il aurait voulu admettre en premier lieu.
Cependant, il est d’une importance extrême, autant pour
la compréhension de Spinoza que pour celle de Nietzsche, de
ne pas voir dans l’amor fati une radicalisation pure et simple
en faveur du destin à la place de Dieu. En réalité, Nietzsche
ne radicalise pas la formule de Spinoza (— à vrai dire, une
lecture attentive des textes spinozistes admettrait difficile-
ment une possibilité même de radicaliser l’amor intellectua-
lis dei, tout au moins du point de vue nietzschéen249 —): en
usant d’une analogie musicale, il conviendrait ici de dire que
Nietzsche fait résonner le même accord, mais en y introdui-
sant un déséquilibre, une dissonance250 qui à la fois maintient
l’affirmation spinoziste, en même temps qu’elle y introduit
une béance d’une extraordinaire violence. L’affirmation spi-

323
philosophie de la puissance …

noziste est une force active totale, où l’homme se comprend


lui-même comme cause active de sa propre affirmation, par-
ticipant ainsi activement et adéquatement à l’expression de
la puissance de la substance. Il nous semble qu’il n’y a pas
ici, contrairement à ce que a pu penser Nietzsche, de sub-
sistance d’un quelconque finalisme ni de transcendance251.
Lorsque l’homme connaît selon la connaissance du troisième
genre, il opère une liaison immédiate et directe, c’est-à-dire
absolument immanente, entre son propre être et celui de la
substance. Le dépassement de ses propres forces ou de sa
propre puissance n’est pas d’ordre transcendant: il s’inscrit
dans un contexte tout à fait immanent, puisque la puissan-
ce qui le dépasse s’exprime, sur le plan de la durée dans la
coexistence inextricable des autres modes, et, sur le plan de
l’éternité, dans la coexistence incommensurable de toutes les
idées des modes: tout ceci, ainsi, sans notion d’extériorité ou
d’intermédiaire. Mais ici, l’affirmation nietzschéenne intro-
duit une première dissonance: s’il est absolument certain que
l’amor fati est une action au sens le plus fort du mot, c’est-
à-dire un événement où toute la puissance d’un individu est
rassemblé à sa plénitude et à son expressivité maximale, et
qu’en cela, elle recèle d’une joie sans mesure et d’une jubi-
lation profonde, il n’en reste pas moins vraie que cet état ne
saurait exprimer qu’un éclair, c’est-à-dire une fulguration qui,
au moment le plus intime de sa jubilation, connaît et nécessite
aussi son dénouement ou son effritement. Chez Nietzsche, si
l’amor fati est une attitude, la face négative ou chaotique de
la volonté de puissance comprise comme vie devra toujours
venir submerger cette attitude par une force momentanément
plus forte. En d’autres termes, si l’affirmation spinoziste,
même si nous savons que ce n’est pas une acquisition mais
une béatitude en action (ce qui signifie qu’elle est toujours
à réitérer, à chaque instant, ce n’est absolument pas un état
auquel l’on parviendrait au terme d’une bonne réflexion252)
est la connaissance la plus profonde qui soit de l’univocité de

324
chapitre vi

l’être en tant que totalité expressive d’une même puissance,


l’affirmation nietzschéenne consiste toujours dans le savoir
d’une duplicité fondamentale qui n’empêche certes pas une
affirmation aussi forte que celle de Spinoza, mais qui est un
savoir inhérent du chaos comme seule loi de l’être.
La deuxième dissonance qui augmente la tension au sein
de l’affirmation nietzschéenne est celle du sens de l’amour:
chez Spinoza, l’amour qui est toujours à comprendre comme
une action joyeuse, exprime une plénitude dans la mouvance
et une union inédite de la pensée individuelle à la pensée de
Dieu: les textes de Spinoza parlent explicitement de la pos-
session de la chose aimée, et ce, même si nous comprenons
naturellement cette possession au sens figuré. Ainsi, la pre-
mière recherche du Traité de la Réforme de l’entendement est
celle d’un bien «véritable et qui pût se communiquer, quelque
chose enfin dont la découverte et l’acquisition me procure-
raient pour l’éternité la jouissance d’une joie suprême et in-
cessante»253. Ce bien, nous ne pouvons douter que Spinoza
l’a nommé dans la connaissance adéquate et l’amour envers
Dieu qu’il engendre: «cette connaissance engendre un Amour
envers une chose immuable et éternelle et dont la possession
nous est réellement assurée»254. Encore une fois, nous avons
beau maintenir la définition de la béatitude au sein de l’effort
et non l’acquisition d’une béatitude permanente, il n’en de-
meure pas moins que le langage de Spinoza témoigne d’une
conception de l’amour singulièrement englobante et totali-
sante: le sens n’en est pas autre, lorsque nous saisissons l’idée
de nous-même au sein de l’idée de Dieu, et que nous nous
aimons de la même façon que Dieu s’aime et qu’il nous aime
par là même: il est certain ici que l’amour spinoziste dans
son sens le plus haut implique une vision sans rupture entre
l’amant et l’aimé. Pour Nietzsche, il n’en est pas de même:
l’amour ne peut manquer d’être de l’ordre d’une rupture ou
un déchirement, quand bien même affirmatif qu’il soit: même
Zarathoustra ne parviendra jamais à se défaire de la cicatrice

325
philosophie de la puissance …

de la blessure que cause nécessairement tout amour. Cela


n’implique certainement pas une dépréciation de l’amour
chez Nietzsche; loin s’en faut: la pensée de Nietzsche parvient
à dire une affirmation pleine et totale de l’être; affirmation
qui est parfois empreinte d’une douceur et une sérénité abso-
lue255. Or la déchirure que tout penseur nietzschéen devra af-
fronter au sein de l’affirmation n’est pas seulement au niveau
de ce qui doit être délaissé dans l’amour: en réalité, il est très
clair que l’affirmation nietzschéenne est efficace vitalement
parlant, c’est-à-dire que l’affirmation d’une chose unique en-
traîne nécessairement l’affirmation du tout. De même, la pas-
sion de la connaissance noble est vraie et efficace: ici, nul ne
doute que ce n’est avec une joie réelle que l’on délaisse ce qui
en nous tenait encore à la réactivité: «Crois-tu qu’une telle vie
orientée vers un tel but soit trop pénible, trop dénuée de tout
agrément ? C’est qu’alors tu n’as pas encore appris qu’il n’est
de miel plus doux que celui de la connaissance, et que le jour
se lèvera où les nuées traînantes de l’affliction seront aussi la
mamelle d’où tu tireras le lait de ton réconfort»256. La déchi-
rure est ailleurs: c’est que l’affirmation nietzschéenne se tient
en permanence en équilibre entre la tentation de l’abandon
(la force submersive de l’affirmation) et la nécessité de la vo-
lonté critique et distanciée: il est ici question d’une vivisection
permanente qui nous semble être la source réelle de la folie
nietzschéenne. Ce que l’amor fati met en lumière est ceci: si
chez Spinoza, l’affirmation de l’homme est si pleine et si to-
tale, c’est que l’être qui y est affirmée est positivité pure: la
substance spinoziste et l’immanence qui en découle est dans
sa définition garante de l’affirmation de l’être. En un mot, si
l’homme spinoziste s’épanouit dans toute cette lumière que
nous pressentons à la fin du livre V de l’Éthique, c’est que
cette affirmation lui est renvoyée par l’être: ici, l’affirmation
humaine est soutenue par l’affirmation inhérente à la subs-
tance. La situation est inverse dans l’amor fati, où se décou-
vre une solitude extraordinaire. L’homme affirme, mais son

326
chapitre vi

affirmation ne lui est pas renvoyée par l’être: c’est l’homme


qui crée, qui pose, qui évalue, qui affirme; l’être ainsi créé ne
fait qu’évoluer dans son flux incessant. Affirmant, aimant,
l’homme s’offre à l’être: dans ce mouvement, il peut être pris
dans la fulgurance de la force de toute volonté de puissance:
or jamais il ne peut attendre un aval quelconque du réel qu’il
a ainsi éternisé. Il apparaît ainsi pourquoi il est de la plus
haute nécessité que l’amor fati ne s’exprime que sous forme
d’éclair: il révèle une vérité qui est bien difficile à regarder en
face sans s’engouffrer dans les abîmes. Ainsi, dit Nietzsche,
la gaîté affirmative devra être la plus grave, et la volonté de
l’illusion nous est bien vitale: «Il semble que nous soyons gais
parce que nous sommes monstrueusement tristes. Nous som-
mes sérieux, nous connaissons l’abîme: c’est pourquoi nous
nous défendons contre tout sérieux. (…) Nous devons fuir
jusqu’à l’ombre de la tristesse: notre enfer et nos ténèbres sont
toujours proches de nous. Nous disposons d’un savoir que
nous redoutons, avec lequel nous ne voulons pas rester seuls;
nous avons une foi dont la charge nous fait trembler, dont le
chuchotement nous fait pâlir — les incrédules nous semblent
bienheureux. Nous nous détournons des spectacles tristes,
nous fermons nos oreilles à la souffrance; la compassion nous
briserait sur-le-champ, si nous ne savions nous endurcir. (…)
il y a quelque chose en nous qui se brise aisément: nous crai-
gnons les mains enfantines, promptes à briser ? Nous évitons
les voies du hasard et nous nous sauvons ———»257. L’affir-
mation de Nietzsche n’est certainement pas moindre que celle
de Spinoza; or en elle se brise l’idée de la tonalité pure. Ici, la
dissonance est seule en mesure de révéler toute la richesse de
l’accord.

327
philosophie de la puissance …
conclusions

conclusion

Philosophie de la puissance et détermination de l’homme chez


Spinoza et chez Nietzsche: ainsi se formule, dans l’urgence
chaotique d’une rencontre perpétuelle, ce que nous avons dé-
celé comme tendance principale et majeure dans deux pensées
qui ont pour but commun d’affirmer la réalité humaine avec
une joie et un amour qui, loin d’aller au-delà de la raison,
la supposent dans son expression pleine. Formulé autrement,
notre travail se proposait d’investir la question, surgie de
l’étude conjointe des textes de Spinoza et de Nietzsche, de la
destinée humaine vue dans la perspective d’une affirmation
inconditionnelle de la vie immanente.
La rencontre entre la pensée de Spinoza et la pensée de
Nietzsche est, nous l’avons dit, une rencontre perpétuelle. Elle
dépasse de loin une étude comparative, évoluant par notions
juxtaposées où l’on déterminerait des points communs et des
divergences dans deux systèmes différents: à la place de cela,
il est question de deux voix, deux paroles énonçant chacune
leur histoire singulière et irréductible à toute comparaison,
mais deux voix qui méritent d’être entendues en stéréophonie,
chuchotant les variations d’une même préoccupation. L’affi-
nité entre Spinoza et Nietzsche dépasse toute tentative com-
parative, parce que ce sont deux philosophes qui n’admettent

328
conclusions

pas la comparaison, seulement la singularité. Aussi, leur af-


finité est-elle plus viscérale, plus fatidique que ne le voudrait
admettre l’analyse philosophique traditionnelle: les liens qui
sont tissés entre les deux pensées au-delà du temps et de l’es-
pace expriment un souci commun, un amour commun et une
respiration commune dans l’expression de la seule question
que Spinoza et Nietzsche estiment que la philosophie doit po-
ser: celle de la destinée humaine au sein d’une affirmation de
la vie présente. Il va de soi, alors, qu’une telle relation dépasse
le cadre de la confrontation simple des notions philosophi-
ques: au contraire, elle sera aussi vivante que l’est la question,
mais aussi, également violente, traîtresse et fuyante. Si nous
pensons que Spinoza et Nietzsche expriment la même ques-
tion et la même préoccupation, il n’en est pas moins vrai que
chacune des deux pensées illustre à merveille la solitude dont
furent empreintes aussi bien la vie que la philosophie de cha-
cun des deux penseurs. Il n’est donc pas fructueux de vouloir
comparer ces deux pensées. Notre travail aura procédé d’une
autre façon: esquissant la ligne selon laquelle une philosophie
de l’immanence envisage la question de l’humain, nous avons
tenté de situer Spinoza et Nietzsche autour d’un axe central.
L’analyse aura nécessairement été spiraliforme: à partir d’une
idée de la vie immanente, nous avons situé l’homme dans la
détermination que cette vision implique, afin de faire pro-
gresser l’étude pour mettre en lumière la façon dont peut se
concevoir une vision de l’homme libre, affirmatif et fort. Ce
chemin, c’est Spinoza qui l’a indiqué: il n’est question d’autre
chose que du chemin de la servitude vers la liberté. Ici, les
textes de Nietzsche, de nature si fragmentaire et distillée, ont
trouvé un support permettant d’exprimer de façon fluide ce
qui chez lui est éruptif et explosif.
La conception de l’immanence telle que nous la trouvons
chez Spinoza et chez Nietzsche implique un renversement
primordial et indiscutable de toutes les données qui définis-
sent habituellement les enjeux de la philosophie. Concevoir

329
philosophie de la puissance …
conclusions

la nature entière ou l’être comme une expression de puissance


sans autre but que d’être cette même puissance nous oblige à
redéfinir toutes les valeurs au sein de cette nature. Le monde
spinoziste est un monde où tout découle d’une substance im-
manente, et où toute chose est une expression particulière de
la substance. Tout événement, tout phénomène se définit ainsi
en tant qu’il exprime un degré de cette puissance. Le monde
nietzschéen est un monde où toute chose, tout événement et
toute pensée n’est qu’une déclinaison particulière et fuyante
de l’infinie variabilité que nous nommons volonté de puis-
sance. Ces deux définitions ont une portée déterminante: si
nous prononçons d’un côté, la substance spinoziste, les mo-
des qui en découlent et leur puissance intrinsèque sous forme
de conatus; et de l’autre côté, le système de forces mouvantes
nietzschéen avec ses expressions multiples et multiformes de
la volonté de puissance, nous sommes obligés de faire table
rase de toutes les déterminations précédentes au sujet de
l’homme et de son destin.
La pensée de Spinoza et celle de Nietzsche convergent sans
équivoque en ce que leurs définitions respectives du monde
comme substance où l’essence implique l’existence, et comme
expression multiple et changeante d’un principe de volonté
de puissance, impliquent ceci: nous devons dorénavant con-
sidérer un monde sans transcendance, sans valeurs morales
inhérentes et sans finalité autre que son propre être. Dès le dé-
part nous devons abolir de la pensée toute trace de finalisme
et d’anthropomorphisme, toute idée d’une volonté divine ou
humaine qui soit libre, et toute idée de jugement ou de justice.
Ce n’est qu’à partir de cette table rase-là que nous allons pou-
voir commencer à parler de la destinée humaine: en d’autres
termes, pour Spinoza comme pour Nietzsche, ce n’est qu’à
partir de ce point que nous allons pouvoir commencer à par-
ler en philosophes.
L’analyse que nous avons menée nous a permis de dessiner
de façon précise le cheminement de la pensée de la puissance

330
conclusions

de l’homme. Partant de la constatation que la définition du


monde, comme expression de la puissance de la substance
ou comme volonté de puissance, implique une conception de
l’homme comme d’un être déterminé, nous avons d’abord
établi en quels termes il fallait comprendre cette détermina-
tion. Celle-ci s’est avérée double: l’homme est déterminé inté-
rieurement en tant qu’expression particulière de la puissance
qui est le principe même de la vie, c’est-à-dire en tant que
conatus chez Spinoza et volonté de puissance chez Nietzsche,
mais nous pouvons aussi parler d’une détermination exté-
rieure dans la mesure où nous concevons l’homme comme
une réalité physique et naturelle, c’est-à-dire en tant que
corps déterminé par d’autres corps, et dans la mesure où son
appartenance profonde à la nature est comprise comme étant
elle-même une expression de la vie. La double détermination
de l’homme exprime ainsi la base à partir de laquelle nous
allons pouvoir le considérer: par cette détermination, nous
devrons le comprendre comme faisant intégralement partie
de la nature, nature de laquelle il ne pourrait s’échapper vers
une réalité autre et meilleure. La détermination désigne aussi
les conditions dans lesquelles pourra se former la pensée hu-
maine: dire que l’homme ne peut être conçu en dehors de sa
réalité au sein de la nature revient à dire que ses possibili-
tés de connaître sont largement déterminées en fonction de
ses capacités à se rapporter au monde. En ceci, Spinoza et
Nietzsche marquent chacun d’un sceau décisif les conditions
de la connaissance: elle sera naturellement considérée comme
incomplète, partielle et partiale au départ — inadéquate et
mutilée chez Spinoza, idéaliste et métaphysique chez Nietzs-
che — mais ne pourra évoluer vers un degré supérieur que
dans la mesure où nous l’acceptons, très précisément, sur le
terrain où elle se trouve.
Le passage entre la détermination et la connaissance af-
firmative s’inscrit dans une conception nouvelle de la tem-
poralité. Ici, les textes de Spinoza et de Nietzsche auront pu

331
philosophie de la puissance …
conclusions

trouver un point de rencontre inhabituel et des plus féconds.


Si toute analyse de la pensée de Spinoza comme de celle de
Nietzsche ne pourra manquer d’insister sur l’importance de
la notion d’éternité, sous forme d’éternité immanente chez
Spinoza et de Retour éternel chez Nietzsche, c’est surtout
autour de la notion de la durée comme temporalité dynami-
que que la confrontation des deux pensées s’est avérée riche.
C’est au cœur d’une temporalité pluridimensionnelle et non
linéaire, rassemblante et dynamique, et non chronologique et
statique, que peut se former la pensée de l’éternité inhérente
à tout instant.
Le dynamisme pulsant de la temporalité dans laquelle
s’inscrit l’existence humaine n’est pas seulement le signe
d’une nouvelle conception du temps. Il est aussi porteur de la
conversion de l’humain en voie vers lui-même, puisque c’est
à sa mesure que se dessine le passage de l’état passif de la
connaissance inadéquate vers l’activité de la pensée créatrice
et adéquate. La singularité de la destinée humaine que dessi-
nent la pensée spinoziste et la pensée nietzschéenne est qu’elle
doit se comprendre comme une vaste composition, un tissage
d’un réseau de plus en plus riche qui constituera finalement
la très grande perspective au sein de laquelle l’homme se con-
çoit dans le monde. Le chemin vers l’adéquation au sens que
nous avons donné à ce mot aussi bien chez Spinoza que chez
Nietzsche est un tracé lent, laborieux au départ, s’allégeant et
se dynamisant au fur et à mesure de la construction des nou-
velles valeurs déterminantes. A tout instant, il est question,
dans la connaissance, d’un travail conjoint d’aiguisement de
la faculté de percevoir, et de remise en perspective de ce qui est
perçu. D’une vision étroite et pauvre, la connaissance humaine
peut se développer en une vue vaste et englobante, aussi atten-
tive à l’infime détail qu’à l’ensemble dans lequel il s’inscrit. La
connaissance est ainsi conçue comme un mouvement en deux
temps: s’élargissant d’abord, elle doit ensuite se reserrer pour
saisir chaque chose dans son appartenance éternelle.

332
conclusions

Notre analyse trace le cheminement d’une pensée qui veut


affirmer, mais qui ne peut admettre d’affirmation que sur le
terrain d’une connaissance de cause. Cette préoccupation est
le propre de Spinoza comme de Nietzsche: elle exprime à elle
seule toutes les exigences et toute la rigueur de la pensée telle
qu’elle est conçue par chacun d’eux. Or nous savons aussi
que c’est au sein de cette affirmation que se scindent le projet
nietzschéen et le projet spinoziste. Ce qui pour Spinoza est
objet d’affirmation absolue, unité dans l’être et univocité de
puissance, est pour Nietzsche source d’une déchirure doulou-
reuse et tragique, irréconciliable rupture entre le désir et le
destin.
Notre analyse fait nécessairement état d’une association de
la pensée spinoziste et de la pensée nietzschéenne. Les affini-
tés qu’elle met en lumière sont réelles; profondes et fondées.
Tout au long de notre travail transparaît la communauté de
la pensée qui est la source même de notre étude: les points de
rencontre sur lesquels celle-ci se fonde sont très nombreux et
n’ont plus qu’à peine besoin d’être évoqués. Nous ne devrons
plus mettre en question l’affinité indiscutable entre Spinoza
et Nietzsche en ce qui concerne la dénonciation des passions
tristes, les jugements moraux qui nient et étouffent la puissan-
ce de la nature comme la puissance de l’homme. Il n’est pas
besoin non plus d’insister sur la dénonciation du finalisme et
des visions anthropomorphiques et autres projections issues
de la vision essentiellement perspectiviste et irrémédiablement
idéalisante de l’homme. Si Spinoza et Nietzsche semblent tous
deux, de par leurs analyses, retirer les valeurs suprêmes de
l’homme en lui ôtant la volonté libre, le privilège métaphysi-
que par rapport au reste de la nature, et la capacité d’accéder
à la connaissance du juste et du bien par la simple application
de son esprit semblable à celui de Dieu, c’est qu’ils montrent
tous deux qu’en réalité, toutes ses valeurs sont des entraves
au plein épanouissement de la puissance réelle qui est dans
l’homme, et que ce n’est qu’au prix du délaissement de ces

333
philosophie de la puissance …
conclusions

fantasmes que l’homme pourra aimer, connaître et être dans


le sens plein de ces mots. Le dépouillant de son revêtement
triste et impuissant, Spinoza et Nietzsche révèlent l’homme à
lui-même avec toutes les forces dont il recèle: se connaissant,
il connaîtra aussi le monde, et sa connaissance sera joyeuse et
affirmative.
L’élaboration de cette pensée affirmative, telle que nous
l’avons envisagée au long de ce travail, aura donc nécessité
une conjonction très forte des deux pensées — conjonc-
tion dépassant selon toute évidence les bornes d’une simple
analyse comparative, puisqu’elle réalise un tissage étroit et
serré entre deux pensées qui en réalité sont, bien entendu,
très différentes. Il est impossible d’ignorer les clivages pro-
fonds entre Spinoza en Nietzsche. Si nous avons pu énon-
cer de façon schématique tous les points communs entre les
deux pensées, nous pouvons aussi établir autant de points
où l’opposition semble totale: ainsi, nous avons ici d’un côté
une pensée qui affirme l’unité de l’être et se fonde sur son
intelligibilité profonde pour affirmer la possibilité incontestée
d’une connaissance objective et juste; de l’autre côté il y a
une pensée qui affirme le multiple et le changement, où tout
événement s’enracine dans le chaos d’une volonté de puis-
sance dont le principe ne peut porter de nom. Encore, nous
pouvons opposer le rationalisme spinoziste aux multiples
inconséquences et contradictions nietzschéennes. Notre ana-
lyse a mis en lumière bien d’autres points où il apparaît que
l’identité Spinoza-Nietzsche dont il a pu être question dans
la philosophie contemporaine au cours des dernières années,
ne doit se prononcer qu’à condition de mettre en œuvre une
étude nuancée et respectueuse, sous peine de voir cette iden-
tité se retourner en contradictions stériles. Parmi les points
d’opposition les plus importants apparus durant ce travail est
la conception de la mort que Spinoza refuse et que Nietzsche
affirme: singulier clivage entre deux pensées qui se rencon-
trent dans l’affirmation de la vie.

334
conclusions

La pensée de la connaissance affirmative et de la tempora-


lité dynamique que nous avons élaborée doit se comprendre
comme une ouverture de perspectives. Si nous avons, par
moments, forcé aussi bien la voix de Spinoza que celle de
Nietzsche afin de pouvoir les entendre conjointement, c’est
seulement parce qu’il y a, au sein de ces deux pensées, des
préoccupations qui réveillent les mêmes questions. Ainsi, au-
delà de toutes les divergences, la pensée de Spinoza et la pen-
sée de Nietzsche sont porteuses de quelques notions que nous
formulerons ici sous la forme de deux considérations.
Première considération: L’affirmation de la puissance hu-
maine comme un degré d’intensité de la puissance de la na-
ture ou de l’être nous situe dans deux pensées où l’homme,
au même titre que tout étant, est toujours considéré comme
un être singulier, même si aussi bien Spinoza que Nietzsche
développent des pensées politiques à proprement parler. Chez
les deux philosophes, l’homme est toujours envisagé du point
de vue double: d’un côté, il est toujours considéré à partir
de la coexistence nécessaire avec l’ensemble des autres êtres:
c’est dans la nature, et au sein de celle-ci qu’il est déterminé,
qu’il existe, qu’il connaît, qu’il évolue et qu’il pense. D’un
autre côté, son point de vue est toujours considéré à partir
de son identité propre; la constellation de puissance unique
et singulière qu’il incarne: c’est de ce point de vue-là que Spi-
noza et Nietzsche peuvent élaborer leur pensée respective sur
l’affectivité et la connaissance.
Dès lors, une problématique nouvelle s’esquisse: c’est que
nous devons poser la question de ce que signifie encore la no-
tion d’individu et de singularité ici. Chez Spinoza, la forme la
plus haute de la connaissance, et aussi de l’existence, consiste
dans le savoir aigu et immédiat de ce qui constitue la relation
de puissance entre un être singulier et la nature entière, ou
Dieu. C’est donc un savoir de la plus haute singularité uni à
la connaissance de la réalité la plus totale et absolue. Nul ne
doute que celui qui connaît ainsi ne peut être qu’un individu:

335
philosophie de la puissance …
conclusions

c’est même lorsqu’un individu est au plus près de sa puis-


sance singulière et radicalement intime qu’il peut connaître
de cette façon. Cependant, cette même connaissance, et l’af-
firmation de l’être qu’elle implique, abolit aussi subitement
les frontières entre connaissant et connu, ou, en d’autres ter-
mes, entre le sujet et l’objet. Dans l’amor intellectualis dei,
sujet et objet se confondent, s’entremêlent et s’évanouissent
au profit d’une relation autrement intense et forte: celle de
la singularité absolue où se cristallise la puissance du tout.
Chez Nietzsche, cette même problématique se prononce en
des termes encore plus radicaux: si nous concevons l’homme
comme une expression particulière de la volonté de puissance
et qu’il constitue, à ce titre, un ensemble mouvant et varia-
ble d’un certain nombre de principes actifs et réactifs, il est
sûr que nous devons d’ores et déjà délaisser le terme de sujet
ou même d’individu, puisque c’est une pure fiction. Le moi
n’existe, à proprement parler, aucunement: il y a à la place
du sujet cartésien connaissant, voulant et percevant une mul-
titude de désirs, de volontés, d’instincts et de principes d’in-
dividuation perpétuellement en mouvance et en changement
par rapport à mille et mille déterminations extérieures, dont
seule une partie infime parvient à la conscience. Nietzsche
abolit ainsi dès le départ la distinction entre le sujet et l’objet,
pour la simple et bonne raison qu’il n’y a ni l’un, ni l’autre, il
n’y a que des principes d’ensemble qui s’affectent entre eux.
Il s’ensuit que nous devons prendre en considération la défi-
nition de l’homme à partir de cette nouvelle détermination:
l’homme n’est qu’une constellation mouvante de puissance
en contact perpétuel avec un monde qui est aussi mouvant.
C’est à partir de ce savoir qu’il pourra être pensé. Les problé-
matiques spinoziste et nietzschéenne se rejoignent ici: nous
maintenons notre capacité à penser, à sentir, à évaluer et à
comprendre seulement si nous acceptons de ne plus être des
sujets, mais des degrés de puissance ou des intensités singuliè-
res, ce qui est très différent.

336
conclusions

Deuxième considération: Le développement de la connais-


sance comme étant la plus haute forme d’affection d’un être
singulier nous amène à prononcer une idée nouvelle de ce que
doit être la connaissance. Spinoza et Nietzsche effectuent en
effet chacun une conversion puissante du concept même de
la connaissance en ce qu’elle signifie pour tous deux connais-
sance de ce qui est irréductiblement singulier. A ce titre, nous
trouvons opportun de nommer la connaissance qui se profile
au zénith de la pensée spinoziste et de la pensée nietzschéenne
«la connaissance de la différence». Cette connaissance a la
rigueur et la précision de la science la plus exigeante: si chez
Nietzsche, elle demande la démultiplication de la vue et de
l’expérience à l’infini afin de ne pas réduire le phénomène à
une généralité, elle est chez Spinoza une mise en œuvre de
la raison la plus critique et la plus objective possible dans la
détermination des dénominateurs communs entre les choses:
la connaissance par notions communes n’est autre qu’une ob-
servation rigoureuse et détaillée des convergences de vitesses
dans les rapports entre les êtres. Mais cette connaissance est
aussi irréductiblement singulière et différenciante: ce n’est
qu’à partir de la connaissance de la singularité propre qui me
détermine qu’il me sera permis d’évaluer ce qui en moi est
passion et action, passif et actif, et ce n’est qu’en démasquant
mes mobiles les plus intimes, mes motivations les plus pro-
fondes, que ma connaissance sera réelle et affirmative.
Ses deux considérations ont aussi deux foyers au sein des-
quels elles peuvent se développer. D’une part, elles appartien-
nent en propre, et chacune de leur façon, à la pensée respec-
tive de Spinoza et à celle de Nietzsche. Leur développement
nécessite un retour à la pensée-mère qui les a engendrées.
Aussi devra-t-on toujours revenir au sein de la pensée spino-
ziste pour investir toujours davantage la question de la singu-
larité et de la substance, la question de savoir jusqu’où nous
pouvons pousser l’adéquation entre l’essence et l’existence, et
dans quelle mesure nous pouvons assumer d’être la jonction

337
philosophie de la puissance …
notes

perpétuelle entre elles. La pensée nietzschéenne contient en-


core toute la richesse des duplicités que nous avons à peine
commencé à creuser: nous ne savons pas encore comment
s’articule le passage de l’homme au surhomme, ou comment
nous parviendrons à penser l’affirmation redoublée. A peine
avons-nous commencé à percevoir les contours de ce mouve-
ment, qu’ils s’effacent dans une multiplicité de contradictions
non moins fécondes et dynamiques; aussi, le propre de l’af-
firmation nietzschéenne est-il qu’elle se dérobe toujours sous
nos pieds au moment où nous pensons pouvoir la prononcer.
Mais d’autre part, ces considérations dépassent et trans-
gressent les pensées qui leur ont permis de se formuler. D’une
certaine façon, les préoccupations que nous avons énoncées
n’appartiennent plus ni à Spinoza ni à Nietzsche, mais à
une pensée qui reste encore à définir, à formuler, qui devra
poursuivre le mouvement de la trajectoire dessiné. Dans cette
perspective, la pensée de la philosophie de la puissance et de
la détermination de l’homme chez Spinoza et chez Nietzsche
doit être poursuivie.

338
notes

notes

introduction
1 NIETZSCHE, FP XII, 6(25)
2 Cf. Morgenröthe, Die Fröhliche Wissenschaft, Die Geburt der
Tragödie, Götzen Dämmerung, Der Antichrist, Ecce Homo, Zur
Genealogie der Moral, Jenseits von Gut und Böse, Nachgelassene
Fragmente band IX, XII, XIII.

chapitre i
1 E I, Pr. 25, cor. «Res particulares nihil sunt, nisi Dei attributorum
affectiones, sive modi, quibus Dei attributa certo, & determinato
modo exprimuntur. «
2 E I, pr. 24, E II. ax. 1
3 Dans la nature, il n’y a que deux modalités de l’être: la substance et
les modes, (E I, pr 15, dém.) autrement dit ce qui est conçu par soi
(la substance) et ce qui est conçu par autre chose (les modes) et qui
est contenu dans la nature de la substance. Or, l’homme n’étant pas
une substance (E II pr. 10), il est forcément mode, c’est-à-dire conçu
par autre chose que lui-même.
4 EI, pr 28, dém.
5 TRE, § 53 «Toute définition doit être affirmative» et E III, pr. 4.
6 NIETZSCHE, cf. Premières Considérations Intempéstives, contre
Strauss. Le déterminisme comme une des «ombres de Dieu», Gai
Savoir, §109. cf. aussi

339
notes
philosophie de la puissance …

Ch. ANDLER, Nietzsche ( Gallimard, Paris 1958)t. 1, p. 499, t. 2,


pp. 181—183, 434
7 SPINOZA, E I, pr. 16
8 E IV, pr. 34, dém. et scol.
9 Sur la positivité absolue de la substance: cf. E I, pr. 26, dém. «Id, per
quod res determinatæ ad aliquid operandum dicuntur, necessariò quid
positivum est.». Dieu existe par la seule nécessité de sa nature (E I,
pr. 17), et il produit les choses avec la même nécessité qu’il se produit
lui-même (E I, pr. 16, 17, sc. et E II, pr. 3, sc.), ainsi, dans la mesure
où nous admettons qu’il est absolument infini (E I pr. 8) et par consé-
quent unique, il n’y a rien en dehors de lui qui pourrait le déterminer
à changer ou rentrer en contradiction avec lui-même (E I, pr. 10 dém.
2 et pr. 17, cor. 1, 2) et il ne pourrait pas non plus se produire lui-
même et les modes d’une autre manière que ce qu’il fait puisque, les
produisant par la seule nécessité de sa nature, un tel changement im-
pliquerait qu’il changerait lui-même de nature (or une vérité éternelle
ne peut changer de nature) et ainsi il ne répondrait plus à la définition
d’une substance (E I, pr. 8, sc. 2, et E I, pr. 33, dém.).
10 Cf. notre partie intitulée «Le problème du Conatus. Le malentendu
de Nietzsche»
11 E I, pr. 16
12 Cf. M. GUEROULT, Spinoza I (Aubier, Paris 1968) p. 332
13 E I, pr. 20
14 L’immanence spinoziste implique d’une part que les modes sont
nécessairement en Dieu (cf. E I, pr. 15: «Tout ce qui est, est en
Dieu …»): rien ne peut être, ni être conçu hors de la substance.
D’autre part, Dieu est nécessairement dans la nature: il est cause
immanente de toutes choses. Or, la différence de nature entre la
substance et les modes est totale: bien que contenus en elle, les
modes sont postérieurs à la substance, car produits en tant qu’effets
par elle. Les modes sont causés aussi bien quant à leur essence que
quant à leur existence. Sur la double immanence chez Spinoza, cf.
M. GUEROULT, op. cit. pp. 222—223. Aussi Y. YOVEL, Spinoza et
autres hérétiques, Seuil, Paris 1991.
15 E I, pr. 25, sc.
16 L’essence du mode est à comprendre comme une puissance à la vie
interne et illimitée puisque expressive de la puissance absolue d’exis-
ter de la substance. Cette tendance à la vie sera actualisée lorsque les
effets de la Nature Naturée, c’est-à-dire tous les autres modes, con-
corderont pour produire l’existence du mode. L’homme apparaît ainsi
comme double, non de la façon philosophique traditionnelle parce
que constitué d’un corps et d’une âme, mais parce qu’il a d’une part
une essence qui tend perpétuellement à persévérer dans l’existence et
qui est à la base de toute action, tout désir durant sa vie, mais d’autre

340
notes chapitre i

part, comme cette essence n’enveloppe pas l’existence en elle-même,


l’existence du mode est continuellement dépendante des autres mo-
des, qui à un moment donné ne conviendront pas à sa constitution,
et qui ainsi causeront sa mort. Dans le chapitre III, réservé à l’analyse
véritable de l’essence humaine comme étant l’effort de persévérer
inlassablement dans sa vie, nous montrerons que cette essence, loin
de constituer une notion abstraite, est la notion la plus réelle, la plus
efficace et se situe au cœur même de l’affirmation de la vie spinoziste,
et, à ce titre, constitue le véritable pont entre Spinoza et Nietzsche.
17 E I, pr. 28
18 «Le corps humain a besoin, pour se conserver, d’un très grand
nombre d’autres corps par lesquels il est continuellement comme
régénéré.» E II, post. 4. Pour la suite, cf. E II post. 1 et 3, et E II,
Lemme 3.
19 Cf. E II, pr. 13, sc. où Spinoza entreprend pour la première fois de
faire la distinction entre les modes en général et l’homme. En effet,
dit-il, «ce que nous avons montré jusqu’ici est tout à fait commun et
se rapporte également aux hommes et aux autre individus, lesquels
sont tous animés, bien qu’à des degrés divers.(…) Nous ne pouvons
nier cependant que les idées diffèrent entre elles comme les objets
eux-mêmes, et que l’une l’emporte sur l’autre en excellence et con-
tient plus de réalité dans la mesure où l’objet de l’une l’emporte sur
l’objet de l’autre et contient plus de réalité; pour cette raison, pour
déterminer en quoi l’Ame humaine diffère des autres et l’emporte sur
elles, il nous est nécessaire de connaître la nature de son objet (…)
c’est-à-dire du Corps humain.» Dans les textes qui suivent ce scolie,
Spinoza établira la grande diversité du corps humain, et, par là
même, sa grande puissance d’être affecté. C’est aussi, par la suite, à
cause de la grande complexité du corps humain que l’homme pourra
se défaire de son asservissement aux passions, puisque son grand
pouvoir d’être affecté signifie également un grand pouvoir de perce-
voir les notions communes, de composer la connaissance et donc de
pouvoir se gouverner par sa raison plutôt que par ses passions. Nous
reviendrons plus en détail sur l’importance du corps par la suite
pour mettre en lumière les analogies du système spinoziste avec la
conception nietzschéenne. Notons enfin que Spinoza, dans l’analyse
de la hiérarchie effective des êtres, se rapporte à une conception
néo-platonicienne, cf. E. BREHIER, «Sur le problème fondamental
de la philosophie de Plotin» et «Néoplatonisme et Spinozisme» in
Etudes de Philosophie antique, PUF, Paris 1955, et J-Cl. FRAISSE,
«Spinoza» in L’intériorité sans retrait, Vrin, Paris 1985
20 Cf. E II, Lemme 1, Lemme 3, dém, cor., Déf. suivant Ax. 2, Ax. 3,
Lemme 5, 6, 7, sc. Sur l’analyse des parties extensives de l’Etendue,
cf. G. DELEUZE, Spinoza et le problème de l’expression (Minuit,
Paris 1968). pp. 188—191

341
notes
philosophie de la puissance …

21 Les corps ont la puissance de pouvoir se mouvoir: «Tous les corps


conviennent d’abord en ceci qu’ils enveloppent le concept d’un seul
et même attribut, ensuite en ce qu’ils peuvent se mouvoir tantôt plus
lentement, tantôt plus vite, et, absolument parlant, tantôt se mouvoir,
tantôt être au repos» (EII, Lemme 2, dém.) or ils ne peuvent se mou-
voir sans y avoir été déterminé par un autre corps: «les corps sont
des choses singulières qui se distinguent les uns des autres par rap-
port au mouvement et au repos; et ainsi chacun a dû être déterminé
au mouvement ou au repos par une autre chose singulière, savoir
par un autre corps qui lui-même se meut ou est au repos. Mais ce
corps également (…) n’a pu se mouvoir ni être au repos, s’il n’a pas
été déterminé par un autre au mouvement et au repos, et ce dernier à
son tour (…) par un autre, et ainsi à l’infini.» (ibid, lemme 3, dém.)
22 E. II, pr. XI
23 Il nous semble en effet important de souligner, surtout eu égard à
la comparaison proposée entre Spinoza et Nietzsche, que le mot
âme n’a pas, chez Spinoza, la signification «spirituelle» qu’il revêt
habituellement dans la philosophie du XVIIe siècle. Au contraire,
l’âme désigne la faculté mentale humaine, toujours en action
simultanée avec le corps existant, ou, pour reprendre une expression
de R. Misrahi: «l’esprit humain (…) c’est-à-dire système d’actes de
pensée» (Le désir et la réflexion dans la philosophie de Spinoza, p.
21, Gordon & Breach, Paris 1972)
24 E II, pr. 26: «Mens humana nullum corpus externum, ut actu exis-
tens, percipit, nisi per ideas affectionum sui Corporis.»
25 Ibid, pr. 23: «Mens se ipsam non cognoscit, nisi quatenus Corporis
affectionum ideas percipit.» Sur la connaissance du corps par les
affections, pr.19
26 E III, pr. 6, dém.
27 La conscience ne relève pas nécessairement d’une connaissance
adéquate, mais est immédiate et nécessaire à tout instant, ainsi la
pr. 9 (E III): «L’Ame en tant qu’elle a des idées claires et distinctes,
et aussi en tant qu’elle a des idées confuses, s’efforce de persévérer
dans son être pour une durée indéfinie et a conscience de son effort»
donc, ce n’est que parce que le corps est affecté que l’âme peut
avoir des idées, autrement dit, ce n’est que parce que l’homme est
déterminé qu’il est conscient. La conscience de soi ne peut donc pas
déboucher sur la valeur absolue d’un cogito cartésien, puisqu’elle ne
sera adéquate que dans la mesure où elle relève d’une connaissance
adéquate. Cf. S. ZAC, L’idée de Vie dans la philosophie de Spinoza,
(PUF, Paris 1963) p. 122—123
28 G. DELEUZE,op. cit. p. 118. Certes, «une idée vraie doit s’accorder
avec l’objet dont elle est l’idée» (E I, Ax. 6) mais cet accord n’est pas
de l’ordre de la représentation: une idée n’est pas l’image mentale
d’un objet, mais au contraire, elle doit exprimer la cause de l’objet;

342
notes chapitre i

son essence telle qu’elle se rattache à la substance. Ainsi, une idée


adéquate ne doit pas expliquer une propriété de la chose, mais sa
raison interne; son essence, cf. TRE, §19, 21.
29 Spinoza souligne à plusieurs reprises que, de toute façon, la subs-
tance n’est jamais à considérer comme une cause éloignée puisqu’elle
est cause immanente et non transitive de toutes choses (E I, pr. 18),
et E I, pr. 28, dém.
30 E II, pr. 16
31 E II, pr.19, dém.
32 G. DELEUZE, op. cit. p. 133
33 «Idea cujuscunque affectionis Corporis humani adæquatam corporis
externi cognitionem non involvit.» (E II, pr.25 et dém.)
34 «Idea cujuscunque affectionis Corporis humani adæquatam ipsius
humani Corporis cognitionem non involvit.» (E II, pr. 27)
35 «Les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres; et cette
opinion consiste en cela seul qu’ils ont conscience de leurs actions et
sont ignorants des causes par où ils sont déterminés; ce qui constitue
donc leur idée de la liberté, c’est qu’ils ne connaissent aucune cause
de leurs actions.» (E II, pr. 35, sc.)
36 E III, pr. 2, sc.
37 «La Volonté n’est une chose existant dans la nature mais seulement
une fiction, qu’on n’a pas besoin de demander si elle est libre ou
non.» (CT II, XVI, §4) Voir E I, appendice.
38 E II. pr. 47, dém.
39 DESCARTES, Méditations,. IV: Sur la volonté: «de toutes les autre
choses qui sont en moi, il n’y en a aucune si parfaite et si étendue,
que je ne reconnaisse bien qu’elle pourrait être encore plus grande et
plus parfaite». L’erreur de Descartes, dit Spinoza, vient du fait qu’il
se trompe autant sur la nature de la volonté que de l’entendement: en
effet, Descartes affirme que «par l’entendement seul [il] n’assure ni ne
nie aucune chose, mais [il] conçoi[t] seulement les idées des choses,
qu’[il] puisse assurer ou nier», et par là même, c’est-à-dire par le fait
de pouvoir suspendre son jugement (assurer ou nier), l’entendement ne
comporte aucune faille. Spinoza le critique résolument en disant que
percevoir une chose, c’est l’affirmer ou la nier; autrement dit, le «ju-
gement» n’est pas postérieur à la perception mais simultané; comme
Descartes ne distingue pas entre les idées ou les conceptions de l’âme
et les images qui se forment lors des affections du corps (cf. Méd. III)
il ignore que les idées enveloppent toujours une affirmation ou une né-
gation, et ne sont pas «des peintures muettes sur un panneau», ce qui
implique que l’on ne peut suspendre son jugement: ceci est en fait une
perception, c’est-à-dire que, percevant une idée, l’on se rend compte de
son inadéquation; autrement dit, la «suspension du jugement» enve-
loppe en réalité effectivement un jugement. (cf. E II, cor. pr. 49, sc.)

343
philosophie de la puissance …
notes

40 E II, cor. de la pr. 49


41 E II, pr. 48, sc. et ibid, cor. pr. 49, sc.: «Qu’est-ce donc en effet que
percevoir un cheval ailé sinon affirmer d’un cheval des ailes?» Aussi
CT II, XVI §2
42 «Dira-t-on qu’il y a une infinité de choses que nous ne pouvons
percevoir? Je réplique: ces choses-là, nous ne pouvons les saisir par
aucune pensée et conséquemment par aucune faculté de vouloir.» (E
II, cor. pr. 49, sc)
43 Ibid.
44 E III, pr. 9 et dém.
45 NIETZSCHE, FP XII, 1(58)
46 La vie comme volonté de puissance, FP XII, 2(190), la vie comme
«vouloir-croître», cf. FP XII, 2(179), ibid 2(148), N, S. W, XIII,
14(81): «das Stärker-werken-wollen von jedem Kraftcentrum aus die
einzige Realität ist, — nicht Selbstbewahrung, sondern Aneignung,
Herr-werden-, Merhr-werden-, Stärker-werden-wollen.» et ibid
14(82): «das Leben als die uns bekannteste Form des Seins ist spezi-
fisch ein Wille zur Accumulation der Kraft(…)»
47 Ch. ANDLER, Nietzsche t. II, p. 246
48 Zarathoustra dénonce «les contempteurs du corps» (APZ, I, «Des
Illustres Sages»), et Nietzsche donne la mesure de l’importance du
corps en disant à plusieurs reprises que lorsqu’il commence par la
considération du corps, il prend au sérieux l’une des choses «infé-
rieures, méprisées et laissées de côté par toutes les époques» (FP XIV,
14(37))
49 Bien que Spinoza adopte la vue mécaniste de Descartes en ce qui con-
cerne l’Etendue (un corps se définit comme une relation particulière
de mouvement et de repos entres des parties extensives nombreuses,
toutes étant déterminées au mouvement ou au repos par la loi des
chocs (E II, Lemme III)) il y a une différence fondamentale dans la
conception du corps et son union avec l’âme: chez Descartes, l’âme
est l’essence de l’homme («je suis une chose qui pense», cf. Méd.
VI), et en tant que telle est entière et indivisible (ibid); le corps, au
contraire est divisible et corruptible. De là suit que l’âme peut exister
séparément du corps, a une réalité propre, et n’a pas besoin du corps
pour penser (Princ. I, 8). Ainsi, le corps et l’âme agissent souvent
l’un contre l’autre, ce qui est passion dans l’un est action dans l’autre
(Passion, I.) et inversement. Chez Spinoza, il n’en est pas de même:
l’âme et le corps ne sont pas des substances séparées, mais sont une
seule et même expression d’un individu compris alternativement
selon l’attribut de la Pensée ou celui de l’Etendue (E II, pr. 21, sc.).
L’âme, étant l’idée du corps (CT. app.2, §9, E II, pr. 13) ( et non
pas son essence) est composée d’un grand nombre d’idées (E II,
pr. 15), correspondantes aux parties extensives de son corps, et en

344
notes chapitre i

tant qu’idée du corps, elle ne fait qu’affirmer l’existence actuelle


de ce corps (E II, pr. 11 et 13). Il s’ensuit qu’il y a une corrélation
rigoureuse entre les deux, et que ce qui est passion dans l’un l’est né-
cessairement dans l’autre, de même pour l’action (E III, pr.1 et 2, sc.);
l’âme et le corps ne sont pas deux choses absolument séparées, mais
les deux faces d’un même individu, dont l’une ne prévaut pas sur
l’autre. L’âme ne peut donc pas avoir une activité séparée du corps
(CT, XXIII, 1), car dès que le corps n’existe plus, elle cesse d’affirmer
son existence et par là même d’exister (E III, pr 10 et 11, sc.). Spi-
noza, faisant de l’âme et du corps deux modes d’attributs différents
peut ainsi expliquer plus facilement que Descartes leur union, dans la
mesure où tout concorde, alors que Descartes, mélangeant les choses
spirituelles et les choses corporelles, soutient «une hypothèse plus
occulte que toute chose occulte» (E V, préf.) cf. S. ZAC, L’idée de
Vie dans la philosophie de Spinoza (PUF, Paris 1963) pp. 49, 70, 88.
A. RIVAUD, «La nature des modes selon Spinoza» in RMM 1933,
pp. 281—308, M. GUEROULT, Etudes sur Descartes, Spinoza,
Malebranche et Leibniz,(G. Ohms, Hildesheim, New York 1970)
50 FP XII, 5 (34): N, S. W. XII, 5(34): «Die Kraft und Macht der Sinne
— dies ist das Wesentlichste an einem wohlgerathenen und ganzen
Menschen».
51 LP, §80. Citons aussi un extrait de S. W. XII (5,(56) qui rappelle
l’urgence de Spinoza de mettre en valeur le corps, dont nous ne
savons pas ce qu’il peut (E II, pr. 2,sc.): «Alles, was als «Einheit ins
Bewußtsein tritt, ist bereits ungeheuer complizirt: wir haben immer
nur einen Anschein von Einheit. Das Phänomen des Leibes ist das
reichere, deutlichere, faßbarere Phänomen: methodisch voranzustel-
len, ohne etwas auszumachen über seine letzte Bedeutung.»
52 A. §118, MR § 118: «Wir begreifen Nichts von ihm, als die Verän-
derungen an uns.»
53 FP XII, 2(149)
54 «(…) — Erkennen heißt «Sich in Bedingung setzen zu etwas»: sich
durch etwas bedingt fühlen und zwischen uns — — es ist also unter
allen Umständen ein Feststellen Bezeichnen Bewußtmachen von
Bedingungen (nicht ein Ergründen von Wesen, Dingen, «An-sichs»)»
(S.W. XII, 2(154))
55 «Ce n’est que par l’intermédiaire d’un sujet mesurant posé à côté
d’elles qu’il faut démontrer ce que sont les choses. Leurs qualités en
soi ne nous concernent pas, mais leurs qualités pour autant qu’elles
agissent sur nous.»(LP, § 101)
56 FP XII, 2 (86) S.W. XII, (2(86) «— «Auslegung», nicht
«Erklärung».» Nous reviendrons ultérieurement sur la question de
l’interprétation, mais il semble important de souligner dès maintenant
que la connaissance interprétative de Nietzsche ne signifie en aucun
cas un subjectivisme absolu d’où il découlerait un «chacun sa vérité».

345
notes
philosophie de la puissance …

Dans l’apparence, il est non seulement possible, mais aussi nécessaire


de distinguer des degrés. Si nous reconnaissons le caractère éminne-
ment relatif de notre interprétation, nous pouvons aussi l’affiner indé-
finiment: lorsque nous faisons varier les perspectives, nous pouvons
aussi éliminer les erreurs les plus grossières de l’anthropomorphisme
métaphysique pour élaborer des interprétations plus honnêtes, moins
traîtres. Sur ce, cf. E. DIET, Nietzsche et les métamorphoses du divin.
Ed. du Cerf, Paris 1972, ch. I.
57 Ch. ANDLER, Nietzsche, t. III p. 22. Il continue: «Il n’y a pas de
choses externes stables, et il n’y a pas de moi permanent. Il existe des
centres autour desquels circule l’onde ruisselante des énergies; et tout
ce qu’il y a de permanent, c’est la forme de ce ruissellement dont s’ali-
mente à tout instant le foyer même d’où il semble s’écouler.(…) Pour
chacun de nous, l’un de ces centres est son moi; et tous les autres sont
des choses». Il nous semble important d’éviter de donner à la volonté
de puissance une interprétation trop «substantielle» (au sens spino-
ziste): elle n’est pas l’être, comme le semble indiquer par moments
l’interprétation inspirée de la phénoménologie heideggerienne par E.
DIET (op. cit), et S. KOFMAN dit dans Nietzsche et la métaphore
(Ed. Galilée, Paris 1983) que «la volonté de puissance n’est donc
pas la vérité de l’être, mais le corrélat d’une méthode, un pur nom
qui désigne le «caractère intelligible» de l’être, l’unité fondamentale
de différentes formes de vie dans leur diversité: celle-ci exprime la
pluralité et la plus ou moins grande différenciation des rapports de
force. (…) La volonté de puissance désigne toute force agissante.»
(p. 136) et elle souligne aussi l’importance de ne pas abuser dans
l’utilisation de termes trop lourds de significations du point de vie
nietzschéen, tel «l’Etre, l’étant», puisque Nietzsche les a expressément
dénoncés comme mystificateurs, et préfère employer des mots comme
«nature, vie, monde». (cf. pp. 175—176. La critique de S. Kofman
vise l’ouvrage de J. GRANIER (Le problème de la vérité dans la Phi-
losophie de Nietzsche, Seuil, Paris 1966) auquel nous reviendrons.)
58 FP XII, 2 (152)
59 FP XII, 2(108), S.W. XII, 2(108) «Die Welt, die uns etwas angeht,
ist falsch d. h. ist kein Thatbestand, sondern eine Ausdichtung und
Rundung über einer mageren Summe von Betrachtungen; sie ist «im
Flusse», als etwas Werdendes, als eine sich immer neu verschiebende
Falschheit, die sich niemals der Wahrheit nähert: denn — es gilbt
keine «Wahrheit»! «cf. aussi VP III, § 303: «L’idée de «vérité»est un
contre-sens. Tout le royaume du «vrai» et du »faux» se rapporte aux
relations entre les êtres et non pas à l’»en-soi» … Il n’y a pas d’»êtres
en soi» (ce sont les relations qui constituent les êtres …) tout aussi
peu qu’il peut exister une «connaissance en soi».»
60 «Wir gehören zum Charakter der Welt, das ist kein Zweifel! Wir
haben keinen Zugang zu ihr als durch uns: es muß alles Hohe und

346
notes chapitre i

Niedrige an uns als nothwendig ihren Wesen zugehörig verstanden


werden!» (S.W. XII, 1(89)) La belle célébration pourrait être
­spinoziste.
61 LP, III, 1
62 «Comment aurions-nous le droit de dire: la pierre est dure: comme si
«dure» nous était encore connu autrement et pas seulement comme
une excitation toute subjective.» (LP III, 1)
63 Ibid.
64 SPINOZA, E II, pr. 40, sc.1
65 TRE, § 89
66 Ibid.
67 Nous reviendrons amplement sur le problème du langage et de la
critique faite par Spinoza et par Nietzsche à ce sujet. Notons pour
le moment que définir une chose d’après les images que l’on peut
en former revient forcément à émettre des jugements subjectifs,
«chacun formera, suivant la disposition de son corps, des images gé-
nérales des choses» (EII, pr. 40, sc.1). Ce que Spinoza dit ici pour les
idées abstraites et l’attribution nominale Nietzsche le dit pour tous
les concepts, et plus particulièrement en ce qui concerne la vérité:
«Qu’est-ce donc que la vérité? Une multitude mouvante de méta-
phores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme
de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement
haussées, transposées, ornées, et qui, après long usage, semblent à
un peuple fermes, canoniales et contraignantes: les vérités sont des
illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont
été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie
qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération,
non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal.» (LP III, 1)
Même si Spinoza a, selon toute évidence, une toute autre conception
de ce qu’est la vérité au sens ontologique, l’énoncé de Nietzsche ne
paraît pas choquant dès lors que l’on prend en considération toute
la critique que fait Spinoza aux semblants de la vérité, c’est-à-dire les
opinions et les convictions (cf. E I, app.) Nous reviendrons longue-
ment au problème de la vérité dans le ch. V.
68 FP XII, 1(58) S.W. XII, 1(58) «(…) die «Seele» selber ein Ausdruck
für alle Phänomene der Bewußtseins ist: den wir aber als Ursache al-
ler dieser Phänomene auslegen (das «Selbstbewußtsein» ist fiktiv!)».
69 FP XII, 7(4). S.W. XII, 7(4): «Gegen die angebliche psychologische
Freiheit sagt Kant: «Wenn unsere Freiheit darin bestände, daß wir
durch Vorstellung getrieben werden, als ein automaton spirituale»,
so, «würde sie im Grunde nicht besser als die Freiheit eines Bra-
tenwerdens sein, der auch, wenn er einmal aufgezogen worden, von
selbst seine Bewegungen verrichtet.» Die Freiheit ist undenkbar in
der Erscheinungswelt, er sei die äußere oder die innere.» La première

347
notes
philosophie de la puissance …

partie de la phrase est un résumé libre, et la deuxième, une citation


littérale de Kant dont le texte, dans son intégralité, est le suivant: On
a seulement en vue ici la nécessité de la connexion des événements
dans une série de temps, comme elle se développe d’après la loi de
la nature, soit que l’on nomme le sujet où a lieu ce développement,
Automaton materiale, quand l’être-machine est mû par la matière
ou avec Leibniz, Automaton spirituale, quand il est mû par des
représentations, et si la liberté de notre volonté n’était pas autre que
la dernière (que la liberté psychologique et comparative, non aussi la
liberté transcendentale, c’est-à-dire absolue), elle ne vaudrait guère
mieux au fond que la liberté d’un tournebroche, qui lui aussi quand
il a été une fois remonté, accomplit de lui-même ses mouvements».
(KANT, Critique de la Raison pratique, tr. Picavet, Examen critique
de l’analytique de la raison pure pratique, p. 103) La liberté, qu’elle
soit psychologique ou transcendentale, est inconcevable pour
Spinoza comme pour Nietzsche, chez Spinoza puisque tout être est
déterminé par la substance et que l’Amor intellectualis Dei réside
dans la compréhension de cette détermination, et pour Nietzsche
parce que l’Amor Fati repose sur une affirmation absolue de ce qui
est, mais que «ce qui est» ne peut jamais faire l’objet d’un choix.
Nous reviendrons très amplement sur ce point dans les ch. III et IV.
70 Pour Spinoza, l’âme et les idées qu’elle forme ne peut jamais être
cause d’un mouvement dans le corps: l’activité de l’âme correspond
à une activité du corps et inversement.
71 E I, app.
72 E II, pr. 48
73 VP III, § 301. Sur la complexité de la volonté et le fait qu’elle impli-
que des volontés, cf. PBM, §19
74 Ibid, § 302

chapitre ii
1 Il y aurait ainsi une singulière antinomie au sein de l’essence de
l’homme: la valeur de la persévérance, qui implique l’idée d’un effort
indubitable et continu serait ainsi annulée en partie par l’idée de la
réactivité qui contredit l’effort. Ceci poserait également le problème
de la valeur de l’effet: si l’homme n’est considéré que comme con-
traint ou déterminé à produire des effets, comment concevrions-nous
la valeur des actions dont Spinoza affirme qu’il est capable?
2 FP XIV, 14(121) S.W. XIII, 14(121) «Der Satz des Spinoza»
3 Il nous semble qu’il serait fructueux d’analyser la relation qu’en-
tretiennent respectivement Spinoza et Nietzsche à la maladie, (ici,
nous nous le permettons à titre suggestif, mais il nous semble qu’une

348
notes chapitre ii

telle réflexion pourrait occuper une place d’une certaine importance


dans un travail exhaustif sur la relation entre les deux philosophes.)
On verra souvent Nietzsche accuser Spinoza de «phtisie» ou d’en
parler, comme ci-dessus, comme d’un «poitrinaire», témoignant ainsi
d’un certain mépris devant la santé fragile de Spinoza qui en effet
l’emporta tôt dans sa vie. Dans les textes où Nietzsche fait allusion
à la maladie de Spinoza, il semble souvent sous-entendre que c’était
sa constitution maladive qui aurait poussé Spinoza à faire une
philosophie basée sur l’idée d’autoconservation, où l’agressivité
inhérente à la vie fut niée (négation des désirs, cf. FP XII, 7(4), FP
XIV, 14 (92) et 16(55) ) et substituée à un désir de béatitude et de
paix, mais où Spinoza, par là même, aurait mis en évidence sa pro-
pre incapacité à vivre et à assumer la lutte perpétuelle qu’implique
une vie digne de ce nom. L’injustice de ces propos est profonde, non
seulement parce que le conatus, comme nous voulons le montrer,
n’implique pas une résistance soumise d’un être qui, étant de loin
surpassé par les forces environnantes, pour survivre aurait opté pour
l’adaptation plutôt que la destruction, et où la béatitude n’implique
en rien la contemplation faussement apaisée d’un état de choses mais
au contraire, suppose l’assomption pleine de ce que signifie la vie, et
l’affirme,- mais encore et surtout dans la mesure où Nietzsche lui-
même a passé sa vie à lutter contre sa maladie d’aspects multiples, et
où il, à plusieurs réprises, souligne l’importance qu’a eu pour lui sa
maladie. La maladie, loin d’être en soi un symptôme de décadence,
est plutôt une mesure de force, de résistance à la décadence même
(cf. S. KOFMAN, op. cit. 79), et Nietzsche affirme entre autres dans
Ecce Homo (cf. «Pourquoi je suis si sage») que c’est la maladie qui
l’a empêché de devenir pessimiste. Il semble au contraire difficile
de ne pas mettre en parallèle la vie de Spinoza, qui, souffrant et de
sa maladie (cf. Lettre 28) et de son exclusion sociale (cf. G. BRYK-
MAN, La Judéité de Spinoza, Vrin, Paris 1972) arrive à surmonter
sa condition physique en affirmant pleinement la vie, et la souffrance
physique et sociale de Nietzsche qui le rend apte à pénétrer d’autant
plus dans la pensée affirmative (cf. Ch. ANDLER, Nietzsche t. III,
ex. p. 45)
4 GS, §349. FW, § 349: «Sich selbst erhalten wollen ist der Ausdruck
einer Nothlage, eine Einschränkung des eigentlichen Lebens,
Grundtriebes, der auf Machterweiterung hinausgeht und in diesen
Willen oft genug die Selbsterhaltung in Frage stellt und und opfert.
Man nehme es als symptomatisch, wenn einzelne Philosophen, wie
zum Beispiel der schwindsüchtige Spinoza, gerade in sogenannten
Selbsterhaltungs-Trieb das Entscheidende sahen, sehen mussten:
— es waren eher Menschen in Nothlagen.»
5 CI, Flâneries inactuelles §14, FP XIV, 14(123) Nietzsche semble
confondre le conatus «effort de persévérer dans son être» avec la
tendance darwiniste où la «conservation de soi» est dirigée vers la

349
notes
philosophie de la puissance …

survie ce qui, selon Nietzsche n’implique aucun progrès: c’est bien


plus souvent les faibles qui l’emportent sur les forts, et le progrès
darwiniste n’est autre que le triomphe des médiocres. Il est à noter
premièrement que le conatus est, comme nous allons le voir, un
dynamisme, et, deuxièmement, que ce n’est pas un effort généralisé
mais spécifique à chaque être.
6 SPINOZA, E II, pr. 6 dém.
7 Cf. E III, pr. 8 et dém.
8 «Vis, quà homo in existendo perseverat, limitata est, & à potentià
causarum externarum infinitè superatur.» (E IV, pr. 3, et dém)
9 CT II, ch. XXIV, §4
10 E II, pr.8 et cor.
11 La notion de virtualité ou de possible étant par ailleurs exclue dès
lors que nous admettons la détermination absolue de toute chose,
quant à l’essence autant qu’à l’existence. Cf. A. RIVAUD, «La na-
ture des modes selon Spinoza» in RMM 1933, pp. 298—299. Voir
Spinoza, E I, sc. pr. 31 sur l’entendement en puissance. et PM I ch.
III.
12 G. DELEUZE, op. cit. p. 175. Sur l’»existence» de l’essence, cf.
V. DELBOS, Le spinozisme, Vrin, Paris 1987, p. 63, et M. GUE-
ROULT, Op. cit. p. 327, cf. E V, pr. 39, dém: «Les choses (en effet)
sont conçues comme actuelles en deux manières: ou bien en tant que
nous en concevons l’existence avec une relation à un temps et à un
lieu déterminés, ou bien en tant que nous les concevons comme con-
tenues en Dieu et comme suivant de la nécessité de la nature divine.
Celles qui sont conçues comme vraies ou réelles de cette seconde
manière, nous les concevons sous l’aspect de l’éternité. Les idées des
choses réelles de cette seconde manière, ce sont les idées des essences,
ou idées de ces choses singulières qui n’existent pas (cf. E II, pr. 8
cor.) …»
13 Comme le montre V. DELBOS, l’inertie paraît effectivement découler
du mécanisme spinoziste, qui elle-même se rapporte à la définition
cartésienne de la loi de l’inertie (Principes, II, 37): «Cette loi (de la
persévérance dans l’être, note pers.)paraît être simplement la loi de
l’inertie, et elle correspond sans doute ainsi au dessein qu’a Spinoza
de rejeter de l’être humain, comme de tout être en général, des
causes spontanées du mouvement» (Le Spinozisme, Vrin, Paris 1987,
p. 118) Mais par la suite, la persévérance dans l’être (loi dont Delbos
fait remarquer l’influence stoïcienne sur Spinoza, en précisant tou-
tefois que chez les Stoïciens, elle impliquait nettement un finalisme,
ce qui n’est aucunement le cas chez Spinoza en raison de la nécessité
divine) exclut la notion simple d’inertie: à partir du moment où nous
concevons le conatus comme la puissance de l’âme à être elle-même
cause de ses pensées et de ses effets, il impliquera un véritable dyna-
misme et, dit Delbos, «l’individualité, avec l’effort qui lui appartient,

350
notes chapitre ii

n’est pas un simple enchaînement de faits (comme le supposait la


conservation inerte, notre note): elle est une définition singulière
qui se réalise» (op. cit. p. 123). C’est aussi l’avis de S. ZAC, qui fait
remarquer que «le mouvement n’est pas (…) un simple déplacement,
mais une des manifestations du dynamisme de l’étendue, principe de
structuration et d’organisation.» (op. cit. p. 101)
14 CT, I, ch. 5, §1 et 2
15 Sur l’emploi des différents termes, cf. R. MISRAHI, op. cit. p. 64
16 E II, sc. du lemme 7 et post. 1—3, aussi E IV, pr. 39 sc. (sur le poète
espagnol qui changeait de nature, et les enfants.)
17 E IV, pr. 38 et 39, «ce qui dispose le corps humain à ce qu’il puisse
être affecté de plus de façons» et «ce qui fait que le rapport de mou-
vement et de repos qu’ont entre elles les parties du corps humain soit
conservé».
18 Le pouvoir d’être affecté se définit comme l’aptitude d’un corps,
aussi bien à pâtir qu’à agir: E II, pr. 13 sc. «plus un corps est apte,
par rapport aux autres, à agir et à pâtir de plus de façons à la
fois …» et E IV, pr. 38, «plus le corps est rendu apte à être affecté et
à affecter d’autres corps de plusieurs façons …»
19 Nous nous permettons d’employer cette expression tout en la réser-
vant de toute implication «vitaliste» au sens que prend cette notion
dans la doctrine de l’Ecole de Montpellier du XVIIIe siècle. Cf. aussi
S. ZAC, L’idée de vie chez Spinoza, PUF, Paris 1963)
20 E III, pr. 12: «Mens, quantum potest, ea imaginari conatur, quae
Corporis agendi potentiam augent, vel juvant.»
21 Nietzsche fait un rapprochement très intéressant de ces termes à
propos de la résistance à la maladie qu’il appelle «le fatalisme russe»
(GM, III, 17 et EH, «Pourquoi je suis si sage»): nous y reviendrons à
propos de la lutte contre le ressentiment dans le ch. V.
22 E III, pr. 9, sc.
23 L’analyse de R. Misrahi souligne qu’il n’y a pas lieu de parler d’autre
chose que de l’appétit conscient ou du désir puisque l’homme est
toujours conscient de lui-même, c’est-à-dire qu’il n’y a pas, chez
Spinoza, d’appétit «aveugle» dans l’homme mais qu’au contraire,
la définition de l’âme comme idée du corps implique une conscience
immédiate de soi; ainsi, dit Misrahi, la précision entre l’»appétit»
et le «désir» serait plutôt une précision linguistique de la part de
Spinoza. (cf. op. cit. p. 22)
24 «Par Joie j’entendrai donc, par la suite, une passion par laquelle
l’Ame passe à une perfection plus grande. Par Tristesse, une passion
par laquelle elle passe à une perfection moindre». (E III, pr. 11, sc.)
cf. aussi E III, pr. 57, dém.
25 E III, déf. 6 et 7

351
notes
philosophie de la puissance …

26 E III, pr. 28. Nous soulignons. «Id omne, quod ad Laetitiam condu-
cere imaginamur, conamur promovere, ad fiat.»
27 «Une Affection, dite Passion de l’Ame, est une idée confuse par
laquelle l’âme affirme une force d’exister de son Corps, ou d’une
partie d’icelui, plus grande ou moindre qu’auparavant, et par la
présence de laquelle l’Ame elle-même est déterminée à penser à telle
chose plutôt qu’à telle autre.» (E III, Def. gén. des affections)
28 Nous ne poursuivons pas les choses parce que nous les jugeons bon-
nes, mais au contraire, nous les jugeons bonnes parce que nous les
désirons. Nous reviendrons dans la partie suivante aux implications
fondamentales des la scolie de la pr. 9 de l’E II.
29 G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, PUF, Paris 1962, p. 70
30 VP III, 297 et FP XIV, 14(79) S.W. XIII, 14(79) «(…) — Der Wille
zur Macht nicht ein Sein, nicht ein Werden, sondern ein Pathos ist
(…)»
31 Sur le dynamisme des affections, FP XII, 1(54)
32 VP II, 42, et FP XII, 2(147)
33 FP XII, 2(148) S.W. XII, 2(148) «Der Wille zur Macht interpretirt:
bei der Bildung eines Organs handelt es sich um eine Interpretation;
er grenzt ab, bestimmt Grade, Machtverschiedenheiten. Bloße
Machtverschiedenheiten könnten sich noch nicht als solche empfin-
den: es muß ein wachsen-wollendes Etwas da sein, das jedes andere
wachsen-wollende Etwas auf seinen Werth hin interpretirt. Darin
gleich — — In Wahrheit ist Interpretation ein Mittel Selbst,um Herr
über etwas zu werden. «Cf. aussi ibid, 2(145) «Die Auslegung eines
Geschehens als entwerden Thun oder Leiden — sagt: jede Verände-
rung, jedes Anderswerden setzt einen Urheber voraus und einen, an
dem «verändert» wird.»
34 «Si l’essence intime de l’être est volonté de puissance; si le plaisir
est l’augmentation de la puissance, le déplaisir le sentiment de ne
pas pouvoir résister et se rendre maître: ne nous est-il pas permis de
considérer le plaisir et le déplaisir comme des faits cardinaux.» VP
III, 297 et FP XIV, 14(80) Sur l’activité comme plaisir, aussi FP XII,
5 (65) 7(2), LP III §181.
35 Sur Zœllner, cf. Ch. ANDLER, Nietzsche t. I, pp. 456—467. Les
théories de Zœllner paraissent tout à fait importantes à l’égard du
système nietzschéen, notamment en ce qui concerne l’élaboration de
la morale comme instinct grégaire. Néanmoins, Nietzsche critiquera
vivement Zœllner puisque celui-ci omet toute considération de
l’importance artistique dans la perception du monde comme activité
métaphorique.
36 LP §98
37 Si l’augmentation de puissance se traduit effectivement en plaisir,
Nietzsche renoncera cependant dans l’élaboration de la théorie de

352
notes chapitre ii

la volonté de puissance à la loi simple selon laquelle tous les êtres


fuient la douleur: en effet, dit-il dans VP III, la douleur est différente
du plaisir, mais elle n’en est pas le contraire, car dans la mesure
où chaque être cherche à devenir plus, la douleur ou le déplaisir
agit comme un stimulant puisqu’ils sont des signes de résistance
de l’extérieur (et «tout plaisir, tout événement présuppose une
résistance surmontée»), cf. § 302—305. Dans la mesure où l’homme
veut essentiellement se surmonter, la douleur est donc une notion
inévitable; or, par ailleurs, Nietzsche reste fondamentalement opposé
à tout concept de la nécessité de la douleur au sens moral (contre
l’ascétisme, la culpabilité et l’expiation des fautes etc.). Nous revien-
drons à ce sujet ultérieurement.
38 Sur la perfection, cf. la partie suivante.
39 Cf. E III, pr. 51, «Des hommes divers peuvent être affectés de diver-
ses manières par un seul et même objet, et un seul et même homme
peut être affecté par un seul et même objet de diverses manières en
divers temps», et dém. + sc.
40 NIETZSCHE, VP III, 306, cf. aussi LP I, §110
41 SPINOZA, E IV, pr. 41
42 E IV, pr. 39 et dém.
43 A. MATHERON dénonce explicitement l’hédonisme comme une
aliénation, et dit: «Car le plaisir, ce n’est pas moi; même si ce n’est
pas autre chose que moi, même si c’est un événement qui m’arrive,
cet événement ne se confond pas avec mon individualité. L’attache-
ment au plaisir, dès lors, s’il est moins nocif que l’attachement à un
objet externe (cf. TRE §5), n’en constitue pas moins un commen-
cement de perversion.» (Individu et communauté chez Spinoza,
Minuit, Paris 1988, p. 85—86)
44 Cf. R. MISRAHI, op. cit. p. 338
45 NIETZSCHE, VP III, 305. Une lecture attentive de l’œuvre de
Nietzsche interdit de réduire sa philosophie à un déchaînement de
passions et de puissance aboutissant dans le «cynisme et une justifi-
cation de toute réalité accomplie», comme le fait R. MISRAHI (op.
cit. p. 296). Certes, l’Amor Fati vise à affirmer et à justifier tout évé-
nement dans la mesure où l’événement est effectivement un résultat
de la volonté de puissance. Mais la pensée de Nietzsche concernant
la conduite humaine ne répond pas à une spontanéité déchaînée, ni à
un cynisme, puisque, au contraire, elle prône à tout instant la clarté
glaciale (cf. dessous), la maîtrise de soi (cf. «Pourquoi je suis si sage»
in Ecce Homo) et la réflexion et l’évaluation des mobiles dans toute
action. La spontanéité irréfléchie relève plutôt de faiblesse, de man-
que de résistance, et découle, entre autres, en la pitié déplacée (tant
dénoncée par Spinoza, cf. E II, cor. de la pr. 49, sc.) et la négation de
la vie. Nous reviendrons par la suite longuement à cette réflexion.

353
notes
philosophie de la puissance …

46 Sur le sens du «froid» chez Nietzsche, cf. G. BACHELARD, «Nietzs-


che et le psychisme ascensionnel» in L’Air et les Songes, Corti, Paris
1943. Le froid est un symbole de la clarté, de l’élévation, de la vision
proprement philosophique, et non pas de l’éloignement et de l’indif-
férence décadente.
47 A. § 471 MR § 471:»[ Das aufgeregte, lärmende, ungleiche, nervöse
Wesen macht dem Gegensatz zur grossen Leidenschaft]: diese, wie
eine stille düstere Gluth im Innern wohnend und dort alles Heisse
und Hitzige sammelnd, lässt den Menschen nach Aussen hin kalt
und gleichgültich blicken (…)».
48 Le sens du désir est double: il est force et effort.
49 E III, pr. 9, sc.
50 Précisons que si le jugement moral est antérieur au désir, celui-ci est
en revanche toujours accompagné de conscience, cf. ch. I, 3e partie.
51 Cf. A. MATHERON, Individu et communauté chez Spinoza (Mi-
nuit, Paris 1988) p. 250.
52 Ibid, p. 84: «Le degré maximum d’aliénation est représenté par
les anthropologies et les morales les plus traditionnelles, dont
l’inspiration est explicitement finaliste. Selon celles-ci, l’homme est
naturellement orienté vers un Bien objectif et transcendant, et c’est
l’attrait exercé par ce Bien qui le met en mouvement et rend compte
de toute sa conduite.»
53 Cf. A. MATHERON, op. cit. p. 103
54 SPINOZA, E I, app.
55 E I, pr. 15, dém.
56 E I, pr.16 et 39
57 E I, cor. pr. 32 et E I, appendice
58 «La Nature n’agit pas pour une fin; cet Etre éternel et infini que
nous appelons Dieu ou la nature, agit avec la même nécessité qu’il
existe. (…) N’existant pour aucune fin, il n’agit donc aussi pour
aucune; et comme son existence, son action aussi n’a ni principe, ni
fin. Ce qu’on appelle cause finale n’est d’ailleurs rien que l’appétit
humain en tant qu’il est considéré comme le principe ou la cause
primitive d’une chose» (E IV, préf.)
59 «Les hommes se figurent être libres, parce qu’ils ont conscience de
leurs volitions et de leur appétit et ne pensent pas, même pas en rêve,
aux causes par lesquelles ils sont disposés à appéter et à vouloir,
n’en ayant aucune connaissance. Il suit 2° que les hommes agissent
toujours en vue d’une fin, savoir l’utile qu’ils appètent.» (E I, app.)
60 CT I, ch. X, §2. «le bien et le mal n’étant autre chose que des rela-
tions, il n’est pas douteux qu’il faut les ranger dans les entia rationis
(…)»
61 PM, ch. VI

354
notes chapitre ii

62 E IV, déf. 1 et 2
63 Cf. Lettre XIX à Blyenbergh à propos d’Adam et du fruit «défendu».
64 E III, pr. 39, sc.
65 CT I, ch. X, §2 et E IV, pr. 45 et dém.
66 E IV, préf.
67 «Quilibet uniuscujusque individui affectus ab affectu alterius tantùm
discrepat, quantùm essentia nuius ab essentiâ alterius differt.» (E III,
pr. 57)
68 «Rien n’arrive dans la Nature qui puisse être attribué à un vice
existant en elle (…)». (E III, préf. )
69 Cf. CT, app, Lettre VI à Oldenburg ainsi que d’autres textes.
70 E I, pr. 18
71 Le «bien véritable» dont parle Spinoza au début de TRE ne peut, au
même titre que la bonté de Dieu, être un bien moral, mais un bien
essentiel: il réside dans la connaissance intuitive, c’est-à-dire connais-
sance d’essences singulières; donc connaissance de l’appartenance
substantielle de toute chose. Cf. ch. III, 3 et IV du plan
72 SPINOZA, PM I, ch. VI et E II, déf. 6
73 E I, pr. 33, sc. 2. Ajoutons que ces modèles, bien qu’idéaux, s’impo-
sent à nous comme des choses réelles: «Ces idées, prétendent-ils en
outre, seraient dans l’entendement de Dieu; ainsi que de nombreux
partisans de Platon ont dit que ces idées générales, comme Animal
raisonnable, etc, ont été créées par Dieu. Et, bien que les partisans
d’Aristote disent que ces choses ne sont pas des êtres réels, mais
seulement des êtres de raison, ils les considèrent néanmoins comme
des choses, puisqu’ils ont dit clairement que la protection divine
ne s’étendait pas sur les êtres particuliers, mais seulement sur les
espèces; Dieu, par exemple, n’a jamais étendu sa protection sur
Bucéphale, mais sur toute l’espèce cheval. Ils disent aussi que Dieu
n’a pas connaissance des choses particulières et passagères, mais
seulement les générales qui, selon eux, sont immuables.» (CT I, ch.
VI, §7) Pour Spinoza, c’est évidemment le contraire: Dieu connaît
les choses particulières, et les choses générales sont des fictions. (cf.
ibid.)
74 L’expression est d’A. MATHERON, op. cit. p. 124
75 E I, app.
76 Il convient de remarquer que la notion de perfection nécessite une
nuance selon que l’on parle de perfection au sens humain ou au sens
divin: si dans les deux cas la perfection est synonyme de réalité ou de
puissance, la perfection humaine implique cependant une possibilité
d’épanouissement selon certaines circonstances favorables, alors
que la perfection divine est naturellement exempte de toute sorte
d’altération: la perfection divine est absolue et immanente.

355
notes
philosophie de la puissance …

77 NIETZSCHE, VP II, 256


78 A §103, MR § 103: «Ich leugne auch die Unsittlichkeit: nicht, dass
zahllose Menschen sich unsittlich fühlen, sondern dass es einen
Grund in der Wahrheit giebt, sich so zu fühlen.»
79 HEIDEGGER, Nietzsche, t. II, (tr. Klossowski, NRF, Gallimard,
Paris 1972) p.119
80 Ainsi, dit ANDLER, «Faire la critique de la moralité est un haut
degré de la moralité.» (op. cit. t. III, p. 127)
81 Cf. l’analyse de l’Eternel Retour de H. BOIS, qui apparemment
laisse de côté la construction morale nietzschéenne, et tout ce que
cette philosophie affirme de la vie comme positivité absolue. H.
BOIS, de toute évidence, ne met en avant que la partie critique
de Nietzsche, et conclut son article de la manière suivante: «Mais
c’est le Nietzschéisme, avec ses déclamations sensationnelles et
tapageuses sur l’existence par-delà le bien et le mal, qui constitue un
blasphème contre la conscience, c’est-à-dire contre la source même
de toute valeur absolue. C’est un blasphème que de dire «oui» au
mal moral, «oui» au crime, «oui» à l’iniquité sociale, «oui» aux
infamies. c’est un blasphème — doublé d’une inintelligibilité — que
le culte de la vie pour la vie, car c’est bien là «propter vitam vivendi
perdere causas». «(«Le Retour Eternel de Nietzsche» in l’Année
Philosophique 1913, p. 184) Cette interprétation simpliste de la
morale nietzschéenne (ainsi que celle qui trouve dans la philosophie
nietzschéenne un fondement pour le racisme et l’antisémitisme) est
refutée avec force par G. DELEUZE (Nietzsche et la Philosophie, pp.
145—146) ainsi que par S. KOFMAN (op. cit. pp. 81—82). Nous
renvoyons aussi à l’intégralité du paragraphe 103 d’Aurore, dont
quelques extraits sont cités dans le texte ici.
82 GM. III, §12
83 Cf. «le philosophe doit résoudre le problème de la valeur, il doit
déterminer la hiérarchie des valeurs.» (GM I, §17)
84 A §103, MR § 103: «Ich leugne nicht, wie sich von selber versteht
— vorausgesetzt, dass ich kein Narr bin — dass viele Handlungen,
welche unsittlich heissen, zu vermeiden und zu bekämpfen sind;
ebenfalls, dass viele, die sittliche heissen, zu thun und zu fördern
sind, — aber ich meine: das Eine wie das Andere aus anderen Grün-
den, als bisher. Wir haben umzulernen, — um endlich, vielleicht sehr
spät, noch mehr zu erreichen: umzufühlen.»
85 GM I, §10:»Während alle vornehme Moral aus einen triumphiren-
den Ja-sagen zu sich selber herauswächst, sagt die Sklaven-Moral
von vornherein Nein zu einem «Ausserhalb», zu einem «Anders», zu
einem «Nicht-selbst»: und dies Nein ist ihre schöpferische That.»
86 GM I §10: «Sie sucht ihren Gegensatz nur auf, um zu sich selber
noch dankbarer, noch frohlockender Ja zu sagen (…).»

356
notes chapitre ii

87 Ibid. «(…) die Sklaven-Moral bedarf, um zu entstehen, immer zuerst


einer Gegen — und Aussenwelt, sie bedarf, physiologisch gespro-
chen, äusserer Reize, um überhaupt zu agiren (…) «.
88 Cf. G. DELEUZE, en parlant de l’état de santé «normal» qu’impli-
que l’action, précise que «normal ici ne signifie pas fréquent, mais au
contraire normatif et rare.» (op. cit. p. 128)
89 Il nous semble que s’impose ici un parallèle avec le passage de la
passion à l’action chez Spinoza. Sans toutefois l’expliciter davantage
(il y aura lieu à traiter cette relation de manière approfondie dans
la partie suivante), nous nous bornons à suggérer le fait que chez
Spinoza autant que chez Nietzsche, la véritable action humaine n’est
jamais une action première, indépendante et non-conditionnée, mais
consiste toujours en un traitement, une transmutation du négatif,
que signifie toujours une affection (dans le sens d’une impression),
en un sentiment actif — autrement dit, une «ré-action agie» (cf.
Deleuze, notes suivantes.).
90 G. DELEUZE, op. cit. p. 127
91 Ibid, p. 139
92 GM I, §13. «Und gut ist Jeder, der nicht vergewaltigt, der Nieman-
den verletzt, der nicht angreift, der nicht vergilt, der die Rache Gott
übergiebt, der sich wie wir im Verborgenen hält, der allen Bösen aus
dem Wege geht und wenig überhaupt vom Leben verlangt, gleich
uns den Geduldigen, Demüthigen, Gerechten (…)» Nous voyons
ainsi comment, pour Nietzsche, nombre de sentiments et d’actions
dite «vertueuses» ont pour fond le ressentiment et l’esprit de la ven-
geance: humilité, pitié etc.(cf. Aurore §133—135) Et pour Spinoza
également, l’humilité, le repentir et la commisération ne sont pas des
sentiment positifs, mais témoignent d’impuissance et de passivité.
(cf. E IV, pr. 50, 53, 54, 55)
93 Dans un texte d’Aurore, Nietzsche pose, d’une manière quasi-spino-
ziste, les erreurs de jugement qui mènent à cette projection subjec-
tiviste et finaliste des valeurs morales. Nous le reproduisons en son
intégralité afin de bien mettre en lumière les parallèles entre l’analyse
nietzschéenne et celle de Spinoza: «Comment nous comportons-nous
envers les actions d’un homme de notre entourage? — Tout d’abord
nous considérons ce qu’il en résulte pour nous, — nous ne les consi-
dérons que sous ce point de vue. Cette conséquence, nous y voyons
l’intention de l’action — et pour finir nous attribuons à cet homme
comme un caractère permanent le fait d’avoir eu de telles intentions,
et désormais nous le qualifions, par exemple, d’»homme nuisible».
Triple erreur! Triple méprise immémoriale! Peut-être est-ce l’héritage
des animaux et de leur capacité de jugement! Ne doit-on pas
chercher l’origine de toute morale dans ces horribles petits raison-
nements: «ce qui me nuit est quelque chose de mauvais (de nuisible
en soi); ce qui m’est utile est quelque chose de bon (de bienfaisant et

357
notes
philosophie de la puissance …

d’utile en soi); ce qui me nuit une ou plusieurs fois est hostile en soi
et foncièrement; ce qui m’est utile une ou plusieurs fois est amical en
soi et foncièrement». O pudenda origo! Cela ne revient-il pas à in-
terpréter la misérable relation occasionnelle et souvent fortuite d’un
autre à nous comme son essence la plus essentielle et à prétendre
qu’il n’est susceptible d’avoir avec le monde entier et avec lui-même
que des relations semblables à celles dont nous avons fait une ou
plusieurs fois l’expérience? Et cette vraie folie ne recouvre-t-elle pas
la moins modeste des arrière-pensées, l’idée que nous devons être le
principe du bien, puisque le bien et le mal se mesurent après nous?»
(§102)
94 Pour Nietzsche, c’est bien le platonisme qui est à l’origine de
l’instauration d’un bien et d’un mal métaphysique et universellement
valable, qui par là même déprécie le monde sensible et existant.
Cette analyse est développée par P. CHASSARD: «au-delà d’un
monde inauthentique se trouve l’»Etre» véritable; au-delà d’un
monde physique se dresse un monde métaphysique; au-delà d’un
monde inférieur existe un monde supérieur». Or, cette moralisation
métaphysique s’accompagne nécessairement d’une finalisation de
l’existence humaine (et toute autre également) dans la mesure où
l’existence terrestre a pour but unique le Bien sous la forme du
monde intelligible et intemporel: «l’Absolu supra-sensible n’est pas
dès lors uniquement le fondement de toute réalité et de toute valeur;
il est aussi puissance d’attraction et fin des choses. Puisque tout
individu doit tendre à la perfection intelligible en se détachant du
monde dans lequel il vit, une finalité universelle orientée vers l’ins-
tauration d’un règne moral unique caractérise l’univers platonicien.»
(CHASSARD, Nietzsche. Finalisme et histoire, Copernic, Paris 1977,
pp. 18—19) C’est par la suite cette séparation de deux mondes qui
sera explicitée par le christianisme et trouvera son apogée dans le
nihilisme.
95 GM. I, §10 «(…) das Thätigsein wird bei ihnen mit Nothwendigheit
ins Glück hineingerechnet (…)»
96 Ibid, §17 ««Jenseitz von Gut und Böse»… Dies heisst zum mindes-
ten nicht «Jenseits von Gut und Schlecht.» »
97 Ibid, §13 «(…) so trennt die Volks-Moral auch die Stärke von
Äusserungen der Stärke ab, wie als ob es hinter dem Starken ein
indifferentes Substrat gäbe, dem es freistünde, Stärke zu äussern
oder auch nicht.»
98 Ibid.
99 GS §115 FW, § 115: «(…) er sah sich erstens immer nur unvolls-
tändig, zweitens legte er sich erdichtete Eigenschaften bei, drittens
fülhte er sich in einer falschen Rangordnung zu Thier und Natur,
vierstens erfand er immer neue Gütertafeln und nahm sie eine Zeit
lang als ewig und unbedingt, sodass bald dieser, bald jener menschli-

358
notes chapitre ii

che Trieb und Zustand an der ersten Stelle stand und in Folge dieser
Schätzung veredelt wurde.»
100 Cf. G. DELEUZE: «On neutralise la force, on en fait l’acte d’un
sujet qui pourrait aussi bien ne pas agir. Nietzsche ne cesse de
dénoncer dans «le sujet» une fiction ou une fonction grammaticale.
Que ce soit l’atome des épicuriens, la substance de Descartes, la
chose en soi de Kant, tous ces sujets sont la projection de «petits
incubes imaginaires» «. (op. cit. p. 141)
101 Les études de S. KOFMAN, soulignent ce point commun (op. cit. p.
110). L’auteur remarque justement que «pour Spinoza aussi les fic-
tions forgées par la connaissance du premier genre [c’est-à-dire toute
projection finaliste telle que nous l’avons traitée antérieurement
dans ce chapitre] sont des «suppléments» ajoutés à la Nature par
les insensés. Totalité pleine et infinie, la Nature ne manque de rien,
mais le délire des hommes dû à leur connaissance tronquée, mutilée,
lacunaire, fait également délirer la Nature: là encore il y a projection
à l’extérieur par les hommes de leur propre impuissance. La nature
apparaît alors comme une force aveugle pouvant s’opposer à l’occa-
sion aux lois divines et le miracle serait une intervention spéciale de
Dieu en faveur des hommes, empire dans un empire, pour combler
une déficience naturelle.» (ibid.)
102 Rappelons encore que la critique de la morale fut pour Spinoza
autant que pour Nietzsche l’une des raisons de leur exclusion sociale
respective, et leur valait d’être dénigrés comme «athée» ou «nihilis-
te» selon l’époque, et fuis comme scandaleusement immoraux. Pour-
tant, ils furent tous deux des philosophes profondément moraux, et
ceci, comme le dit Y. YOVEL, «non au sens où ils prescrivirent des
devoirs ou fondèrent des obligations morales, mais en établissant la
perspective d’une avancée et d’une perfectibilité humaine». (op. cit.
p. 404) Il nous semble aussi bien pouvoir retrouver l’amertume et
le chagrin de Spinoza, faisant de «caute» son devis, devant l’incom-
préhension de ses contemporains dans le texte suivant de Nietzsche:
«Il faut maintenant que les moralistes consentent à se laisser traiter
d’immoralistes, parce qu’ils dissèquent la morale. Cependant celui
qui veut disséquer est forcé de tuer: mais seulement pour que l’on
puisse mieux connaître et juger, et aussi vivre mieux; non point pour
que le monde entier se mette à disséquer.»(VO. §19)
103 Cf. E II, déf. 2: il y a une réciprocité entre la chose et l’essence: l’une
ne peut être posée sans l’autre.
104 NIETZSCHE, FP V, 11(7)
105 Cf. le désir d’harmonie et de concorde universel de Spinoza traité
par G. BRYKMAN, op. cit. Face à ce désir manifeste de paix,
Nietzsche s’exclamera de nombreuses fois plein de mépris, et
dénonce le désir de paix comme un désir de faible, propre au tempé-
rament de l’homme du ressentiment. Pourtant, et Ch. ANDLER, P.

359
philosophie de la puissance …
notes

KLOSSOWSKI et G. DELEUZE sont parmi ceux qui le soulignent,


Nietzsche semble bien lui-même être hanté par ce rêve de béatitude
et de paix intérieure; sans toutefois y parvenir, d’où son désespoir
devant la doctrine finale du Retour éternel. Nous reviendrons ulté-
rieurement sur cette question.
106A ce sujet, cf. le TTP, ch. XVI et TP, II, 4

chapitre iii
1 L’Ethique de Spinoza, malgré son apparente linéarité, a au contraire
une structure «moléculaire» sans début et sans commencement réels.
L’ouvrage de P. MACHEREY, Introduction à l’Ethique de Spinoza.
La Ve partie: les voies de la libération (PUF, Paris 1994) souligne
cette conception. Aussi dit-il:»L’Ethique, comme tous les grands
livres de la philosophie, mais aussi d’une manière qui lui est tout
à fait propre, est un ouvrage qu’on doit relire, et qu’à la limite on
relit indéfiniment et dans tous les sens, précisément parce que toutes
ses parties s’appellent entre elles, en un système où, pour reprendre
la formule de Hegel, la fin coïncide d’une certaine manière avec le
commencement.» (p. 19). Il n’en reste pas moins, bien évidemment,
que les concepts centraux se transforment et s’épanouissent au sein
du cercle de l’Ethique: ainsi, la Raison n’a pas le même sens au livre
II qu’au livre IV, où elle n’est plus envisagée comme utilitaire mais
doit d’ores et déjà être salutaire.
2 E I, déf. 8: «Per æternitatem intelligo ipsam existentiam, quatenus
ex solâ rei æternæ definitione necessariò sequi concipitur.»
3 Lettre XII
4 E I, pr. 7, PM I, IV
5 E I, déf. 3
6 E I, pr. 6, Cor
7 E I, déf 8 et PM I, IV
8 Nous reprenons ici l’expression de M. Gueroult qui est particulière-
ment éclairante: «En effet, l’essence n’est rien d’autre que la nature
(ou la définition) d’une chose capable d’exister (soit nécessairement
par soi, lorsqu’il s’agit d’une chose éternelle, soit en vertu de l’ordre
commun de la Nature, lorsqu’il s’agit d’une chose existant dans la
durée). Une chose qui ne peut exister, n’étant qu’un néant, «une
chimère», n’a pas d’essence. De plus, l’essence de toutes choses
capables d’exister est éternelle, car, que la chose existe ou non
actuellement, sa nature, c’est-à-dire sa définition, reste la même, et,
par conséquent, est éternelle.» (Spinoza I, Dieu, Aubier, Montaigne,
Paris 1968, p. 68). cf également E II, déf. 2

360
notes chapitre iii

9 Seul ce qui est cause de soi a une essence qui enveloppe l’existence (E
I, déf. 1), or, cela signifie l’existence nécessaire(E I, pr 7), ce qui à son
tour implique l’existence éternelle (E I déf. 8)
10 PM II, 1. La particularité de la définition spinoziste réside dans ce
choix explicite des termes: il ne peut y avoir, chez lui, une confusion
possible entre ce qu’il nomme ’éternité» et «durée», (même si les
définitions de la durée dans l’Ethique seront plus souples que dans
les Pensées métaphysiques) et l’on ne peut attribuer à la substance
la durée la plus indéfinie imaginable sous peine de la dénaturer.
Cette précision le distingue alors d’Aristote dont la définition de
Dieu semble pourtant très proche de Spinoza quant à l’identité
de l’essence et de l’existence: Aristote affirme ainsi, du «principe»
comme ce qui suit: «Sa vie, à lui, réalise la plus haute perfection,
[…], puisque sa jouissance, c’est son acte même». La vie aussi
appartient à Dieu, car l’acte de l’intelligence est vie, et Dieu est
cet acte même; cet acte subsistant en soi, telle est sa vie parfaite et
éternelle. Ainsi appellons-nous Dieu un Vivant éternel parfait; la vie
et la durée continue et éternelle appartient donc à Dieu, car c’est
cela même qui est Dieu».(Métaphysique, 7, 1072b, 15—30). Sur les
orginies aristoteliciennes de Spinoza, nous renvoyons à l’article de
O. HAMELIN («Sur une des origines du spinozisme» in L’Année
Philosophique 1900, t. XI, Paris, Alcan 1901): Spinoza, bien que
n’attachant pas une grande importance à l’école péripatéticienne, en
est pourtant en grande partie l’héritier, par ses lectures de Maïmo-
nide (ib, p. 25). Par contre, il apparaîtra dans l’Ethique ce qui peut
être qualifié de «temporalisation de l’éternité» (l’expression est de B.
ROUSSET, cf La perspective finale de l’Ethique, Vrin, Paris 1968, p.
73): La substance, conçu par ses attributs est éternelle et ne dure pas,
en revanche, les modes infinis, qui ne font pas partie de son essence
mais qui sont des propres de la substance, ont une éternité qualifiée
par le caractère illimitée de leur durée, (cf. EI, pr. 21). Cela fait dire à
F. ALQUIE, que «Spinoza professe, en ce qui concerne l’éternité de
Dieu, deux doctrines juxtaposés» (Le rationalisme de Spinoza, PUF,
Paris 1981, p. 172): en réalité, ce ne sont pas, nous semble-t-il, deux
doctrines juxtaposées, mais la véritable nature de l’éternité spinoziste
qui doit se comprendre parallèlement à la durée et qui à ce titre est
effectivement temporalisée: cela fait partie de notre développement
dans ce qui suit.
11 E I, pr 24
12 E II, Ax 1.
13 E I pr 16
14 E I, pr 24, Cor.
15 E I, pr. 28 et dém.
16 E II, pr 45

361
notes
philosophie de la puissance …

17 Nous n’employons ce terme ici que dans le sens où Spinoza appelle


nécessaire la substance, c’est-à-dire comme suivant de sa seule
essence. Il est clair, par ailleurs, que l’on ne peut parler d’une quel-
conque contingence de l’existence du mode, dans la mesure où toute
chose est déterminé à exister et à produire des effets conformément
à la nécessité substantielle; autrement dit, aucune chose ne pourrait
se produire autrement que dans l’ordre découlant de la substance.
Cependant, cette nécessité n’est pas immédiatement perceptible dans
l’existence, puisqu’elle nécessite une connaissance adéquate de la
structure de l’être: il faut, pour la comprendre, savoir comment cha-
que chose est déterminée par la substance. Bien de choses semblent
parfaitement contingentes tant qu’on les considère inadéquatement,
donc non en relation avec leur appartenance à la substance. Spinoza
s’en explique très clairement dans E I, pr 29, et la démonstration.
Nous reviendrons amplement sur cette question.
18 «Duratio est indefinita existendi continuatio» (E II, déf. 5)
19 Ibid, expl.»Je dis indéfinie parce qu’elle ne peut jamais être déter-
minée par la nature même de la chose existante non plus que par sa
cause efficiente, laquelle en effet pose nécessairement l’existence de
la chose, mais ne l’ôte pas.» En effet, la définition d’une chose, qui
enveloppe nécessairement sa cause la posant ainsi comme nécessaire
(E II, déf. 2), est toujours affirmative (TRE § 53) et ne peut donc
impliquer sa finitude. Cf aussi E III, pr 8.
20 E III, pr. 7
21 En effet, dit Spinoza, «la force avec laquelle l’homme persévère dans
l’existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des
causes extérieures». (E IV, pr. 3)
22 La Lettre XII à Meyer explicite de façon complète la différence de
nature entre l’infini et le fini, et toutes les possibilités d’être de ce qui
est infini: nous reviendrons à cette explicitation plus loin.
23 E I, pr 28 et dém.
24 E I, déf. 8, Explication
25 Cf PM, I, IV et II, I. Notons également ici que Spinoza assimile
l’éternité de l’existence de la substance, n’ayant rien à voir avec une
durée proprement dite, à une vérité éternelle. En effet, une vérité ne
peut, tout comme la substance, exister dans la durée: elle ne peut
avoir eu un commencement d’existence. Or, en cela, Spinoza s’op-
pose formellement à la conception cartésienne des vérités «nommées
éternelles» (Lettre à Mersenne du 15 avril 1630) où celles-ci ont été
librement créées par Dieu et ont donc un commencement (au même
titre que le monde créé) qui de surcroît est arbitraire. Sur la concep-
tion cartésienne des vérités éternelles, cf. M. GUEROULT, op. cit. p.
80—81)
26 E I, pr. 21 et 28 et dém, cf supra.

362
notes chapitre iii

27 Il convient de signaler ici, outre les travaux de Bergson, deux études


sur la temporalité spinoziste dans des perspéctives similaires à la
notre: l’article «temps et modes chez Spinoza» par Y. KNECHT in
Dialectica, 1968, XXII, et la thèse de Ch. JACQUET «Sub specie
æternitatis:» étude de l’origine des concepts du temps, durée et
éternité chez Spinoza, Université de Paris IV, 1994. Nous aurons
l’occasion d’y revenir ultérieurement.
28 Nous nous permettons de renvoyer au chapitre I.
29 E V, pr 21
30 Tel semble effectivement être le point de vue de F. Alquié, qui parle
de la durée comme d’une «dégradation» de l’éternité (op. cit. p. 325)
31 Spinoza affiche un héritage indéniable de Plotin, et ce aussi en ce qui
concerne la nature de l’éternité comme présence implicite à toute
chose. Cependant, il s’en distingue de façon importante en ce que
l’éternité ne saurait se «dégrader» en durée: si l’on conçoit l’éternité
comme l’unité fondamentale de l’être, cette unité n’est pas «défigu-
rée» par la multiplication des êtres dans la durée: celle-ci n’en est
pas un éparpillement, mais au contraire, son expression par degrés
définis. (cf. S. ZAC, op. cit. p. 160—161)
32 Ainsi que le montre G. DELEUZE (op. cit. pp. 292—298), la
conception courante de l’immortalité réside en un certain nombre de
confusions, notamment entre la durée et l’éternité, ainsi qu’en ce qui
concerne la relation entre l’âme et le corps: l’âme est habituellement
conçue comme simple et indivisible, alors que le corps est divisible,
et l’âme durerait aussi bien avant qu’après la durée du corps,
enfin l’âme ne prendrait conscience de son immortalité qu’une fois
débarrassée du corps. Or, chez Spinoza, cette conception est parti-
culièrement erronée en ce qu’elle ignore la nature de l’union entre
l’âme et le corps: la première étant l’idée du dernier, elle ne peut être
dite durer en dehors de celui-ci; en revanche, l’âme, en tant qu’elle
exprime l’idée du corps en tant que celle-ci est une essence éternelle,
est effectivement éternelle. Le terme d’immortalité semble dès lors
être à éviter afin de ne pas donner une fausse idée de la nature de
l’éternité chez Spinoza. Notons enfin que bien qu’il nous semble
fondé d’affirmer la positivité de la durée existentielle en raison de
la positivité même de la conception du conatus pérsévérant dans
l’existence, il ne s’agit évidemment pas de nier le fait que la durée
ne saurait être le temps durant lequel nous pouvons arriver à une
connaissance absolument affirmative, c’est-à-dire une connaissance
basée exclusivement sur des idées adéquates: il ne nous est pas
possible,durant notre existence, de ne pas avoir des passions. Cepen-
dant, et nous y reviendrons bien plus amplement, c’est précisément
en tant que nous affirmons l’existence que nous pouvons commencer
à avoir des idées adéquates, et c’est bien dans ce contexte que réside
toute problématique liée à l’humain.

363
notes
philosophie de la puissance …

33 Cf. M. GUEROULT, in «La lettre de Spinoza sur l’infini» in RMM,


nr 4 1966, p. 388. En effet, dit-il à propos des modes, «la chose est
conçue ici, non comme ne pouvant pas avoir des limites, puisqu’elle
peut en avoir, mais en même temps comme n’ayant rien en elle par
où il soit impliqué qu’elle doive en avoir.»
34 E V, pr 40, Cor.
35 E II, déf. 6 et E V, pr 40
36 E I, app.
37 Effectivement, dit Spinoza, «entre la durée et l’existence totale d’une
chose quelconque il n’y a qu’une distinction de raison. Ce qu’on
enlève à la durée d’une chose, on l’enlève nécessairement à son
existence.» (PM I, IV)
38 E I, app.
39 E II, pr 36
40 Spinoza explique très clairement que ce n’est que pour mieux expli-
quer en qoui consiste l’éternité de l’âme qu’il la considère «comme si
elle commençait seulement d’être et de concevoir les choses avec une
sorte d’éternité», sachant donc que cette éternité lui est toujours déjà
présente; (E V, pr 31, sc.)
41 E V, pr 23, sc. Ce scolie mérite d’être mis en relation avec la thèse
plotinienne dans l’Ennéade IV où Plotin affirme non seulement la
possibilité de parler d’une expérience sensible de l’éternité au même
titre que nous pouvons parler d’une intelligibilité de nos désirs, mais,
de plus, que c’est une nécessité de le faire si nous voulons parvenir
à une connaissance complète de ce que nous sommes: «Nous ne
connaissons pas tout ce qui se passe en une partie quelconque de
l’âme avant d’être arrivé à la connaissance complète de l’âme; par
exemple le désir, s’il reste dans la faculté appétitive, n’est pas connu
de nous; il est connu de nous lorsque nous le percevons par la faculté
du sens intérieur, par la refléxion ou par toutes les deux.» (PLOTIN,
Enn. IV, 8, 8, l. 7—11 (tr. E. Bréhier)). Spinoza manifeste aussi un
héritage directement plotinien en affirmant qu’il y a toujours une
partie éternelle dans l’âme sans que cela implique pour autant une
rupture avec la vie sensible: pour Plotin, contrairement à Platon, la
«descente de l’âme dans le corps» (Enn. IV, 8, titre) ne signifie pas
une rupture ni une chute irrémédiable: «les âmes ont nécessairement
une double vie; elles vivent en partie de la vie de là-bas, et en partie
de la vie d’ici, davantage de l’une lorsqu’elles peuvent être en rela-
tion plus intime avec l’intelligence, et davantage de l’autre, dans le
cas où elles y sont contraintes par la nature où le hasard.» (ibid, IV,
8, 4, l. 31—35)
42 Nous reviendrons ultérieurement sur le sens de l’imagination, en la
mettant en rapport avec l’imagination chez Nietzsche.

364
notes chapitre iii

43 C’est en ce sens qu’il y a lieu de rapprocher l’éternité spinoziste


avec celle de Plotin en tant que «la vie infinie, la vie totale, toujours
présente à elle-même dans sa totalité» (S. ZAC, op. cit. p. 169). Pour
une considération de l’ensemble de l’influence plotinicienne sur la
pensée de Spinoza, cf. J-Cl. FRAISSE, L’intériorité sans retrait, Vrin,
Paris 1985, pp. 152—166)
44 Cf NIETZSCHE, GS 54, LP 1, 101, 117, FP XII, 2,85, HTH I, 16,
VP III, 303 etc
45 CI, 4e thèse,, GD: «Die Welt scheiden in eine «wahre» und eine
«Scheinbare», sei es in der Art des Christentums; sei es in der Art
Kants (…) ist nur eine Suggestion der décadence, — ein Symptom
niedergehenden Lebens …»
46 FP XIV, 14,(93), LP III, 184, FP XII, 2, (108)
47 LP, 1, 114
48 FP XIV, 14(93)
49 FP XII, 2(108). Cette «fausseté» n’en étant une, bien entendu, que
pour celui qui n’admet pas que la vision soit essentiellement perspec-
tiviste. Nous repoduisons le texte qui précède la citation ci-dessus:
(S.W. XII 2(108)): «Daß der Werth der Welt in unserer Interpreta-
tion liegt (— daß vielleicht irgendwo noch andere Interpretationen
möglich sind als bloß menschliche —) daß die bisherigen Interpreta-
tionen perspektivische Schätzungen sind, vermöge deren wir und im
Leben, das heißt im Willen zur Macht, zum Wachtstum der Macht
erhalten, daß jede Erhöhung des Menschen die Überwindung engere
Interpretationen mit sich bringt, daß jede erreichte Verstärkung und
Machterweiterung neue Perspektiven aufthut und an neue Horizonte
glauben heißt — dies geht durch meine Schriften. Die Welt, die uns
etwas angeht, ist falsch d. h. ist kein Thatbestand, sondern eine Aus-
dichtung und Rundung über einer mageren Summe von betrachten;
sie ist «im Flusse», als etwas Werdendes, als eine sich immer neu
verschiebende Falschheit, die sich niemals der Wahrheit nähert: denn
— es gibt keine «Wahrheit».»
50 Spinoza critique résolument toute conception où l’idéal s’oppose à la
réalité (cf. E III, préface, T.P. ch. 1, 1, et II, 8). Ce refus de séparation
entre l’essence et l’existence semble ainsi rentrer dans ce que les tra-
vaux d’A. MATHERON (cf. Individu et communauté, Paris, Minuit
1969, p. 613), ainsi que G. BRYKMAN (La Judéité de Spinoza,
Vrin, Paris 1972) ont qualifié de préoccupation singulière au sein de
la pensée de Spinoza, à savoir la question de l’abolition de la sépara-
tion, et ce à tout niveau: Pour Spinoza, tout est unité fondamentale,
ainsi s’agit-il, pour rendre compte de ce qu’est l’humain, d’abolir
les fausses distances entre l’homme et la nature, entre les individus
au sein d’un même état, entre l’homme et Dieu, et entre l’homme et
lui-même en tant que connaissance de lui-même.
51 Cf M. GUEROULT, op. cit. p. 68

365
philosophie de la puissance …
notes

52 E II, déf. 2: «Sine quo res, & vice versa quod sine re nec esse, nec
concipi potest.»
53 L’ «existence» de l’essence peut être conçue de deux façons: ou bien,
comme réalisé dans un corps à l’existence actuelle, ou bien comme
présence infinie en tant qu’expression de l’essence de la substance.
54 Un corps qui n’a plus d’appétit ne peut plus conserver les rapports
qui déterminent le bon fonctionnement de ses parties: ces rapports
décomposées, le corps ne peut plus être dit en vie.
55 E I, pr 24 et 28
56 Cf. E. FINK, La philosphie de Nietzsche, Minuit, Paris 1965, p. 23
57 «L’éternité (du Retour) non pas en tant qu’un maintenant (nunc)
demeuré en suspens, non plus en tant qu’un maintenant se succédant
à l’infini, mais en tant que le maintenant se rejetant en lui-même:
qu’est-ce alors, sinon l’essence cachée du Temps? Penser l’être, la
Volonté de Puissance, en tant qu’Eternel Retour, penser la pensée la
plus lourde de la philosophie, revient à penser l’Etre en tant que le
Temps. Nietzsche a pensé cette pensée, mais il ne la pensait pas en-
core en tant que question de l’Etre et le Temps.» M. HEIDEGGER,
Nietzsche I, Gallimard, Paris 1971 p. 26
58 G. DELEUZE, op. cit. pp.77—82
59 Ainsi dit Klossowski:»La haute tonalité d’âme, en laquelle Nietzsche
éprouva de vertige de l’Eternel Retour créa le signe du cercle vicieux
où se trouvèrent instantanément actualisées l’intensité la plus haute
de la pensée refermée sur elle-même dans sa propre cohérence et
l’absence d’intensité correspondante des désignations quotidiennes;
du même coup se vidait la désignation même du moi auxquelles
toutes se ramenaient jusqu’alors. (….)L’Eternel Retour supprime les
identités durables. Nietzsche sollicite de l’adepte du cercle vicieux
qu’il accepte la dissolution de son âme fortuite pour en recevoir une
autre foruite.» (Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France,
Paris 1975, pp. 102 et 108) Certes, nous le savons, l’identité telle
que la conçoit Nietzsche abolit la notion du moi absolu, sujet uni et
retranché du monde. pourtant, il n’est pas de doute que l’individu en
tant qu’ensemble mouvant et multiforme existe; individualité que,
bon gré, mal gré, nous devons bien appeller «moi». Que l’expérience
de l’éternité concerne bien ce moi, les textes en témoignent: «Impri-
mons à notre vie l’image de l’éternité!» (FP V, 11(159)
60 Cf. Ph. GRANALORO, op. cit. p. 31
61 Y. YOVEL, Spinoza et autres hérétiques, Seuil, Paris 1991, p. 422.
Yovel emploie cette expression dans ce qui est l’une de très rares
études sur la relation entre Spinoza et Nietzsche: malgré la rigueur
d’analyse concernant l’immanence chez Spinoza mise en rapport
avec celle de Nietzsche, il semblerait que l’auteur ait négligé un

366
notes chapitre iii

certain nombre de traits profonds de la pensée de Nietzsche, ce pour


quoi la confrontation reste une comparaison à un niveau superficiel.
62 C’est le cas de K. JASPERS (Nietzsche, introduction à sa philoso-
phie, Paris, Gallimard, Tel 1950)
63 «Pour lui (Zarathoustra), le rétour éternel de l’identique demeure
sans doute une vision, mais aussi une énigme. Il ne se laisse ni
démontrer ni réfuter par voie logique ou empirique. Au fond ceci
vaut pour toute pensée essentielle et pour tout penseur: la pensée est
chose vue, mais elle reste une énigme — méritant qu’on s’interroge à
son sujet». (M. HEIDEGGER, «Qui est le Zarathoustra de Nietzs-
che» in Essais et Conférences, Gallimard, Tel, Paris 1958, p. 139 )
64 Ainsi dit Fink «Tout étant est volonté de puissance pour autant qu’il
se situe dans le temps. (…) la volonté de puissance se fonde sur le
cours du temps.» (op. cit. p. 105)
65 FP XII, 2,(151) S.W. XII, 2(151) «(…) sondern das Interpretiren
selbst, als eine Form des Willens zur Macht, hat Dasein (aber nicht
als ein «Sein», sondern als ein Prozeß, ein Werden) als ein Affekt.»
66 Cf. M. HEIDEGGER, Qu’appelle-t-on penser?, PUF, Paris 1959 p.
69
67 Cf EH, préf. §4. Contraste violemment avec le ton serein d’Ecce
Homo toute la correspondance de cette époque qui témoigne de
la douleur et de la détresse profonde de Nietzsche de ce que son
Zarathoustra ne suscitait pas plus de réactions: ainsi la lettre à R.
von Seydlitz du 12 février 1888, ou la lettre à Overbeck autour du
20 juillet 1888: «Mais depuis l’époque où j’ai mon Zarathoustra
sur la conscience, je suis comme un animal taraudé par une blessure
invisible. Cette blessure consiste en cela que je n’ai entendu aucune
réponse, aucun souffle de réponse … Ce livre se dresse tellement à
l’écart, je veux dire au-delà de tous les livres. Que c’est une torture
de l’avoir fait — il place son créateur tellement à l’écart, tellement
au-delà.»
68 FP XII, 7,(54) S.W. XII 7(54): «Dem werden den Charakter des
Seins aufzuprägen — das ist der höchste Wille zur Macht. (…) Daß
Alles wiederkehrt, ist die extremiste Annäherung einer Welt des
Werdens an die des Seins: Gipfel der Betrachtung.»
69 VP III, 384 et 385
70 GS, 341, FW 341 «Das grösste Schwergewicht»
71 GS, 341, FW 341: «Dieses Leben, wie der es jetzt lebst und gelebt
hast, wirst du noch einmal und noch unzählige Male leben, sondern
jeder Schmerz und jede Lust und jeder Gedanke und Seufzer und
alles unsäglich Kleine und Grosse deines Lebens muss dir wiede-
rkommen, und Alles in der selben Reihe und Folge (…).»
72 GS, 233 FW§ 233: «Was ich jetzt thue oder lasse, ist für alles
Kommende so wichtig, als der grösste Ereignis der Vergangenheit:

367
notes
philosophie de la puissance …

in dieser ungeheuren Perspektive der Wirkung sind alle Handlungen


gleich gross und klein.»
73 FP V, 11(143) S.W. IX, 11(143) «Aber wenn alles nothwendig ist,
was kann ich über meine Handlungen verfügen? «Der Gedanke
und Glaube ist eine Schwergewicht, welches neben allen anderer
Gewichten auf dich drückt und mehr als sie. Du sagst, daß Nahrung
Ort Luft, gesellschaft dich wandeln und bestimmen? nun, deine
Meinungen thun es noch mehr, denn diese bestimmen dich zu dieser
Nahrung Ort Luft gesellschaft. — Wenn du dir den Gedanken der
Gedanken einverleibst, so wird er dich verwandeln. Die Frage bei
allen, was di thun willst: «ist es so, daß ich es unzählige Male thun
will? «ist das größte Schwergewicht.»
74 Cette question, que Granaloro qualifie quelque peu abusivement
d’»impensé» chez Nietzsche (op. cit. p. 71) n’est plus formulé aussi
explicitement par la suite dans les textes de Nietzsche. Cependant,
ce silence relatif ne nous semble pas indiquer, comme le pense Gra-
naloro (ibid.), que Nietzsche, faute d’avoir su y répondre, ait laissé
la question de côté. C’est, au contraire, une question qu’il semble
avoir tout à fait résolu dans un autre registre, ce dont témoignent
tous les textes de Nietzsche sur la création artistique: la liberté ou
l’affirmation ne saurait jamais être autre chose que l’écoute attentive
à la nécessité, et sa transformation en acte. Cette conception de
la liberté est très proche de celle de Spinoza. Nous y reviendrons
ultérieurement.
75 ZTH, «De la vision et de l’énigme», § 2., «Vom Gesicht und Räth-
sel»: «Aber wer Einen von ihren weiter gienge — und immer weiter
und immer ferner: glaubst du Zwerg, dass diese Wege sich ewig
widersprechen? «
76 Ibid. «Alles Gerade lügt, murmelte verächtlich der Zwerg. Alle
Wahrheit ist krumm, die Zeit selber ist ein Kreis.»
77 Et Zarathoustra s’emporte devant tant de mauvaise volonté: «Du
Geist der Schwere! sprach ich zürnend, mache dir es nicht zu leicht!
Oder ich lasse dich hocken, wo du hockst, Lahmfuss, — und ich
trug dich hoch!»» (ibid.)
78 Cf Lettre à sa mère du 9 octobre 1858:»N’oublie pas mon anniver-
saire! tu peux fort bien m’envoyer un gâteau (…)», ou la lettre à
sa mère du 2 février 1871 où c’est lui qui a envoyé une tarte pour
l’anniversaire de sa mère.
79 Cette formulation rappelle à elle seule toute la parenté de cette
réflexion avec le questionnement du portique de l’Instant de Zara-
thoustra.
80 EH, préf. 1
81 S. KOFMAN consacre une analyse très importante au sens de
l’attachement de Nietzsche aux dates anniversaires. Effectivement,

368
notes chapitre iii

le regard contemplatif qui embrasse la totalité de la vie permet,


comme le regard de Zarathoustra, d’affirmer et de sauver la vie de la
mort. Ainsi, dit S. Kofman, «L’importance, quasi-obsessionnelle, des
dates d’anniversaire et de jour de l’an, est toujours liée à l’idée d’une
maîtrise du temps et de la mort.» (Explosions 1, Galilée, Paris 1992,
p. 155) L’auteur propose également la liste exhaustive des lettres de
Nietzsche ayant trait aux anniversaires ou jours de fête.
82 Lettre du 20 novembre 1868
83 Cf. S. KOFMAN, op. cit. p. 156
84 C’est ce qu’a précisément perçu Heidegger qui (en employant une
terminologie infiniment «heideggerienne» qui ne semble pas toujours
convenir à la pensée de Nietzsche) parle du dynamisme de se «tenir
dans cet instant» (Nietzsche 1, p. p. 362). Nous développons cela
par la suite.
85 Certes, pour Nietzsche, le moment de cette interrogation est cruciale
puisqu’il sera suivi immédiatement de l’éclair du Midi, c’est-à-dire
l’instant le plus crucial dans la vie d’un homme. Or, et c’est ce que
tentera de démontrer notre analyse par la suite, ce moment où
il est question de l’affirmation suprême, ne saurait constituer un
point acquis par la suite: l’interrogation reviendra sans cesse. C’est
cette constante d’angoisse inhérente à la pensée nietzschéenne qui
fait l’objet d’une divergence fondamentale avec Spinoza: pour lui,
l’affirmation première ne saurait jamais être mis en question (cf «qui
a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et ne peut
douter de la vérité de sa connaissance» (E II, pr. 43)) une fois qu’elle
a été découverte. Nous reviendrons sur ce point dans le chapitre
consacré à la connaissance et la béatitude.
86 Les textes où il est question d’un retour identique sont très
nombreux: à part ceux dont nous avons traité (GS 341 et FP V,
11(143)), nous pouvons, à titre d’exemple, indiquer les références
suivantes: FP V, 11(84), (141), (152), (206), (245), (305), 312); FP
XII, 5(71.6), 7(54); FP XIV 14(188.5). Or l’ensemble de ces textes
ne parle du retour de l’identique que dans un contexte où il s’agit de
refuter ou le mécanisme, ou le finalisme: ils ne sauraient nous mener
à la conclusion que Nietzsche prône le retour identique en tant que
tel. Cf suite.
87 Zth, «De la vision et de l’énigme», § 2, Vom Gesicht und Räthsel
«Und wenn Alles Schon dagewesen ist: was hältst du Zwerg
von diesem Augenblick? Muss auch dieser Thorweg nicht schon
— dagewesen sein? Und sind nich solchermaassen fest alle Dinge
verknotet, dass dieser Augenblick alle kommenden Dinge nach sich
zieht? Also — — sich selber noch?»
88 «L’instant fait la continuité du temps (…); car il lie le temps passé et
le temps futur, et il est la limite du temps; car il est le commencement
d’une partie et la fin d’une autre;» (ARISTOTE, Physique, IV, 1»,

369
notes
philosophie de la puissance …

222a) Pour Aristote, le temps n’est pas plus que pour Nietzsche
composé de points (cf ibid. 218a), or, la vision d’Aristote est tout
à fait linéaire: c’est la succession d’instants qui permet de mesurer
l’écoulement du temps. Cependant, pour Aristote, la division du
temps par l’instant est toujours de l’ordre d’un accident, c’est-à-dire
n’existe pas réellement: en effet, ce qu’il doit diviser (le passé et
l’avenir) n’existent pas actuellement. La division qu’opère l’Instant
est ainsi toujours en puissance. (cf. Commentaire du traité du
temps par C.COLLOBERT, Kimé, Paris 1994, p. 89) La vision de
Nietzsche est différente: pour lui, les instants ne sauraient se succé-
der même en puissance mais fonctionnent proprement comme un
rassemblement dynamique d’où est exclue toute vision même imagée
linéairement. Pour Aristote, il est au contraire exclu qu’il y ait un
rétour des choses: le temps est absolument irrémédiable.
89 L’instant «s’était déjà produit une fois et de nombreuses fois, et il
reviendra de même» (FP V, 11(148) cf. aussi 11(206))
90 Y. YOVEL, op. cit. p. 422
91 FP XII 7(54)
92 Ainsi la forte et en même temps douloureuse expérience de l’individu
qui se réalise:»Aber da entdeckt es, daß es selber etwas Wandelndes
ist und einen wechselnden Geschmack hat, mit seiner Feinheit
geräth es hinter das Geheinniß, daß es kein Individuum giebt, daß
im kleinsten Augenblick es etwas Anderes ist als im nächsten und
daß seine Existenzbedingungen die einer Unzahl Individuen sind: der
unendlich kleine Augenblick ist die höhere Realität und Wahrheit,
ein Blitzbild aus dem ewigen Flusse.» (S.W. IX, 11(156) Le poids le
plus lourd consiste à accepter d’être ce qui change à tout contact, où
tout instant est également vrai. Pour HEIDEGGER aussi, ce passer
est synonyme de changement plus que de disparition: «il nous faut
entendre «devenir» au sens tout à fait général de la transformation
ou — avec plus de prudence encore- au sens du changement» (op.
cit. p. 271) et en ce sens, la disparition ou la destruction est effective-
ment l’une des modalités du devenir, mais non son sens premier.
93 FP V, 11(167)
94 Les textes où Nietzsche parle de l’impossibilité d’un état d’équilibre
sont nombreux: citons à titre d’exemple FP V, 11(190), (233), (245),
(265).
95 FP V, 11(161)
96 Ce qui explique le ton apparemment désinvolte du fragment
suivant:»Du widersprichst heute dem, was du gestern gelehrt hast.
— Aber dafür ist gestern nicht heute, sagte Zarathustra.» (S.W. IX,
12(128))
97 VP III, 385

370
notes chapitre iii

98 Là choit également définivement toute interprétation restrictivement


«biologisante» de Nietzsche qui suggérerait une vision du monde
organique — ce qui pour Nietzsche équivaudrait à une vision toute
anthropomorphique. Que tel n’est pas son cas, les textes l’attestent:
«L’hypothèse selon laquelle le Tout serait un organisme contredit à
l’essence de l’organique» (GS 109) puisque l’essence de l’organique
réside dans son besoin d’alimentation, donc de force extérieure..
Nietzsche parle, il est vrai, souvent en termes «biologiques»: le
monde, pour lui, s’appelle parfois «la vie», ou alors il a recours à
des métaphores organiques telles que «manger», «monstre» etc (cf
supra). Cependant, il est certain que tandis qu’avec Heidegger (op.
cit. pp. 402—410), nous qualifions ce langage de proprement mé-
taphysique, Nietzsche ne cesse jamais de vouloir arracher l’homme
de ses prétendue qualités métaphysiques dont l’a affublé toute une
tradition philosophique et religieuse (l’homme comme image de Dieu
etc), pour l’intégrer totalement et absolument au sein de la nature.
Lorsque Nietzsche parle de «rapace» ou de la fameuse «bête blon-
de» (cf GM), c’est effectivement en assimilant l’homme au plus près
du monde animal auquel il appartient incontestablement. De même,
toute la révalorisation nietzschéenne de ce que peut le corps (ce qui
constitue l’un des points de rencontre fondamentaux avec Spinoza)
est résolument «naturaliste». Or, même ce langage «naturaliste» ne
saurait être que profondément philosophique et non pas biologique.
Nietzsche cherche certes souvent une inspiration dans la science,
mais il ne prétend pas en faire une, contrairement aux dires des com-
mentaires, qui par là veulent démontrer l’incohérence de sa doctrine
(cf. l’analyse de K. Jaspers). Si Nietzsche sait se servir de la science
comme «d’un rôle d’appoint» (cf. J. GRANIER, Le problème de vé-
rité. p. 115), sa doctrine ne vise aucunement à mettre le Retour éter-
nel au rang scientifique proprement dit — ce serait même absurde de
le prétendre, et ce pour deux bonnes raisons: 1) la science n’explique
rien, elle décrit (FW, 112) et 2) la science a tendance à vouloir élever
ses postulats de connaissance au rang inattaquable de la Vérité — et
telle n’a jamais été la prétention de Nietzsche. En revanche, mesurer,
comme le fait Nietzsche, la doctrine du Retour éternel à la science de
son temps; voir ce qu’il y aurait en elle de scientifiquement possible,
c’est la mesurer pour voir de quelle étoffe elle serait faite; quels
instincts humains, actifs ou réactifs, elle cache: «Es ist genug, die
Wissenschaft als möglichst getreue Anmeschlichung der Dinge zu
betrachten, wir lernen immer genauer uns selber beschreiben, indem
wir die Dinge und ihr Nacheinander beschreiben.» (ibid)
99 FP V, 11(152)
100 FP V, 11(157) S.W. IX, 11(157): «Hüten wir uns, das Gesetzt dieses
Kreises als geworden zu denken, nach der falschen Analogie der
kreisbewegung innerhalb des Ringes: es gab nicht erst ein Chaos und
nachher allmählich eine harmonischere und endlich eine feste kreis-

371
notes
philosophie de la puissance …

förmige Bewegung aller Kräfte: vielmehr alles ist ewig, ungeworden:


wenn es ein Chaos der Kräfte gab, so war auch das Chaos ewig und
kehrte in jedem Ringe wieder. Der Kreislauf ist nichts Gewordenes,
er ist das Urgesetz, so wie die Kraftmenge Urgesetz ist, ohne Ausna-
hme und Übertretung.»
101 FP V, 11(281)
102 Nous reviendrons ultérieurement sur la question de la régularité au
sein de la nature. Nietzsche montre l’impossibilité de parler des lois
naturelles ordonnées et réglées: la régularité est observable, mais non
constitutive de la nature. Il n’y a pas d’ordre inscrit dans la nature,
et ce manque d’ordre serait sans doute la première raison pour
laquelle les choses ne peuvent pas revenir à l’identique en cercle.
103 FP V, 11(157) S.W. IX, 11(157): «Alles Werden ist innerhalb des
Krieslaufs und der Kraftmenge; also nicht durch falsche Analogie die
werdenden und vergehenden Kreisläufe z. B der Gestirne oder Ebbe
und Fluth Tag und Nacht Jahreszeiten zur Characteristik.»
104 ANAXIMANDRE (Diels-Krantz) frag. 1, cité par Nietzsche in NP,
p. 25
105 Nous nous permettons de relever seulement quelques points ici de
ce rapport essentiel entre Héraclite et Nietzsche, dans la mesure où
une analyse complète déborderait très largement les thèmes que nous
avons choisi de traiter ici.
106 HERACLITE (Diels-Kranz, tr. Y.Battistini) frag. 53: «Le tout est
divisible indivisible, créé incréé, mortel immortel, logos et temps,
père fils, ordre divin règle humaine. Ce n’est pas moi que vous devez
écouter, mais la parole-qui-recueille. Il est sage de poser en accord
le semblable: Un en tout déploie son être.» Egalement frag. 71:
«Le dieu est jour nuit, hiver été, guerre paix, abondance famine.
il change comme le feu mêlé d’aromates reçoit le nom de chaque
parfum.»
107 Ibid, frag. 56: «Le temps fatal est un enfant qui joue, qui pousse des
pions. C’est la royauté d’un enfant.»
108 Ibid, frag. 85: «Il faut savoir que la guerre est partout, que la lutte
est justice —, et que tout est en devenir par la lutte, selon l’ordre
normal des choses.»
109 Ibid, frag. 31
110 Cf. Ch. ANDLER, op. cit. t. II, p. 406
111 Pour Héraclite, le monde, fonctionnant par la lutte continuelle,
apparaît ainsi comme sanctionné par le feu. Bien qu’il n’admette
pas que cette sanction soit d’ordre moral, mais seulement de l’ordre
d’un jeu qui se garantit à lui-même sa ppropre justice, cette sanction
héraclitéenne semble rester pour Nietzsche un signe d’une tentation
«morale» d’Héraclite, qui l’empêche de l’approuver totalement (cf
NP). Les textes de Nietzsche, comme toujours vis-à-vis des autres

372
notes chapitre iii

philosophes, même ceux qui lui sont le plus proche, restent quelque
peu ambivalents à l’égard d’Héraclite: s’il est vrai que Nietzsche
l’a toujours reconnu comme son prédécesseur, il semble aussi avoir
réévalué son enseignement à plusieurs reprises.
112 EH, «La Naissance de la tragédie», §3, EH, «Die Geburt der
Tragödie» §3: «Die Lehre von der «ewigen Wiederkunft», das heißt
von unbedingten und unendlich wiederholten Kreislauf aller Dinge
— diese Lehre Zarathustras könnte zuletzt auch schon von Heraklit
gelehrt worden sein.»
113 NP, § 7, GTG, §7: «(…) seine ästhetische Grund perzeption vom
Spiel der Welt zu der gemeinen Rücksicht auf Zweckmäßigkeiten der
Welt, und zwar für die Vorteile der Menschen herabgezogen (…)»
114 Ibid.
115 Cf. Chrysippe: «la fin devient le fait de vivre selon la nature, la
nôtre et celle du tout, sans rien faire de ce qui est défendu par la loi
commune, la saine raison répandue partout, donnée aussi à Zeus,
qui dirige et organise le tout.» (DIOGENE LAERCE, Vie, doctrines
et sentences des philosophes illustres, t. II, Flammarion, Paris 1965,
p. 80). Cf aussi la définition du destin, ou de la nature: «l’enchaî-
nement des causes des choses, ou encore la raison qui gouverne
le monde. Au-dessus de tout il y a une divinité, sinon même une
providence.» (ibid, p. 101)
116 Sur l’influence sur Nietzsche des sources orientales, cf. Ch. AN-
DLER, op. cit. p. 412 sq.
117 Cf Brahmana des cent sentiers, cité par OLDENBERG in Buddha,
p. 35 (Ch. ANDLER, op. cit. p. 414)
118 Livres que Nietzsche aurait emprunté à la Bibiliothèque de Bâle le 25
octobre 1870.
119 Pour Nietzsche, de qui nous connaissons l’attention portée à la
généalogie, l’héritage génétique s’inscrit effectivement comme
notre destin: «Unsere Eltern wachsen noch in uns nach, ihre später
erworbenen Eigenschaften, die im Embryon auch vorhanden sind,
brauchen Zeit. Die Eigenschaften des Vaters damals als er Mann
war, lernen wir erst als Mann kennen.» (S.W. IX, 11(256)
120 ZTH, «Le Convalescent» § 2, «des Genesende»: «— Oh ihr Schalks-
Narren und Drehorgeln, so schweigt doch! (…) eine neue Leier!»
121 Nous choisissons de nommer la théorie de Nietzsche «le Retour
éternel» et non pas, comme dans de nombreuses traductions, «l’éter-
nel retour»: effectivement, ce dernier désigne davantage l’idée de
l’éternité du retour, c’es-à-dire de la répétition, alors que le Retour
éternel permet de mettre l’accent sur le contraire, à savoir l’éternité
qui revient à chaque instant. Tel est également l’avis de Granaloro:
«La pensée du retour éternel est pensée du retour éternel, c’est
l’éternité des deux routes du passé et de l’avenir, et par conséquent

373
notes
philosophie de la puissance …

l’éternité de l’instant où elles se rejoignent sans cesse, qui importe


à Zarathoustra. Au retour éternel, la rengaine archaïque oppose le
retour éternel, la répétition, la circularité. «(op. cit. p. 83)
122 M. ELIADE, Le Mythe de l’Eternel Retour, Gallimard, Paris 1969,
préf.
123 Ibid, p. 107. L’analyse de M. ELIADE met aussi en évidence la
proximité du sens de l’archétype sur lequel se calquent les phénomè-
nes des civilisations archaïques, et le sens que cet archétype trouvera
dans la philosophie de Platon: l’éternel retour grec reste infiniment
prisonnier de la dichotomie du monde vrai/archétype et le monde
faux/répétition: «la théorie grecque de l’éternel retour est la variante
ultime du mythe archaïque de la répétition d’un geste archétypal,
tout comme la doctrine platonicienne des idées était la dernière
version de la concpetion des archétypes, et la plus élaborée.» (ibid,
p. 143)
124 NIETZSCHE, FP V, 11(206), S.W. IX, 11(206) «der Sirius und
die Spinne und deine Gedanken in dieser Stunde und dieser dein
Gedanke, daß Alles, wiederkommt.»
125 Considérations inactuelles, «De l’utilité et des inconvénients des
études historiques», Mercure de France, Paris 1943, p. 144
126 Auteur de l’article «Le «Retour Eternel» de Nietzsche» in L’année
Philosophique 1913, pp. 145—186, qui ressemble plus que toute
autre chose à une chasse aux sorcières du terrible immoraliste
Nietzsche, et qui ne doit être cité qu’à titre d’exemple sur la haine et
la confusion évidente qu’a pu susciter ce philosophe.
127 FP V, 11(135)
128 FP V, 11(159), S.W. IX, 11(159): «Drücken wir das Abbild der
Ewigkeit auf unser Leben! Dieser Gedanke enthält mehr als alle
Religionen, welche dies Leben als ein flüchtiges verachten und nach
einem unbestimmt anderen Leben hinblicken lehrten.»
129 Cf. M. HEIDEGGER, Nietzsche I, pp. 241—346
130 Ibid, p. 245
131 Cf supra, et NP, p. 38
132 ZTH, «De la vision et de l’énigme» § 2
133 Ibid. «Meine Hand riss die Schlange und riss: — umsonst! — sie riss
die Schlange nicht aus dem Schlunde.»
134 Ibid. «(…) Den Kopf ab! Beiss zu!» — so schrie es aus mir, mein
Grauen, mein Hass, mein Ekel, mein Erbarmen, all mein Gutes und
Schlimmes schrie Einem Schrei aus mir.»
135 Ibid.
136 FP V, 11(163) S.W. IX, 11(163) «Es gilt die Ewigkeit!»
137 FP V, 11(144), S.W. IX, 11(144) «Die mächtigste Erkenntniß.»

374
notes chapitre iii

138 Nous reviendrons sur l’idée de la responsabilité. Pour le moment,


nous pouvons déjà faire un lien important entre Spinoza et Nietzsche
sur ce point: c’est qu’il y a la même irresponsabilité cosmique pour
l’humain, avec cependant la même, totale responsabilité d’action
pour Spinoza et Nietzsche. Chez les deux, les événements sont inno-
cents puisque nécessaires (nécessaire et justes. L’élément héraclitéen
est ici reproduit autant pour Spinoza comme pour Nietzsche), non
pas le produit d’un entendement ou une d’volonté providentiels,
mais les simples conséquences d’un amas de causes fermement
tissées. De même, pour Spinoza, l’action humaine est essentiellement
juste eu égard à elle-même: le droit naturel, dont Spinoza donne une
définition très précise, est en rapport direct avec le degré de puis-
sance de chaque être, s’étandant jusqu’aux bornes de sa puissance
(TTP ch. XVI, p. 825 Pl.): «Par droit ou loi d’institution naturelle,
je désigne tout simplement les règles de la nature de chaque type
réel, suivant lesquelles nous concevons chacun d’entre eux comme
naturellement déterminé à exister et à agir d’une certaine manière.»
(TTP, ch. XVI, p. 824 Pl.) Par conséquent, ce droit dispense, pris en
lui-même bien entendu, de toute responsabilité morale: la ’faute»
n’est pas là (cf; ibid, pp. 828—829). Pareillement pour Nietzsche,
le droit naturel est absolument proportionnel au degré de puissance
interne de chaque être, et ne saurait être qualifié de ’bon» ou de
«mauvais» (cf l’oiseau de proie qui dévore l’agneau n’est pas mé-
chant, il suit son instinct de vie, cf Die Geburt der Tragödie, I, §13):
«Ein quantum Kraft ist ein eben solches Quantum Trieb, Wille,
Wirken — vielmehr, es ist gar nichts anderes als eben dieses Trieben,
Wollen, Wirken selbst (…)» (ibid.).Un autre fragment de texte de
Nietzsche paraît également faire écho à Spinoza, comme s’il était
allé jusqu’à son extrême: «Kein Gesetz kann mir geheiligt sein als
das meiner Natur. Einzig recht ist das, was mir naturgemäß ist, und
allein unrecht, was gegen meine Natur ist.» (S.W. IX, 17(26)) En
revanche, et c’est ce qui est proprement déterminant pour l’éthique
de Spinoza et de Nietzsche, qui sont effectivement des penseurs mo-
raux au plus haut point (cf notre chapitre sur la transmutation des
valeurs), la responsabilité individuelle en tant que ce qui détermine
es actions est totale: elle est ce par quoi chaque homme dessine sa
vie en agissant en compréhension de ce qui lui arrive. (Sur l’idée de
l’irresponsabilité cosmique nous renvoyons aux notes sur le TTP de
M. Francès, Pléiade, p.1476 (838, note 1): «l’irresponsabilité cosmi-
que des humains n’enlève rien à la juste fierté de leur responsabilité
spirituelle.»)
139 NIETZSCHE, FP V, 11(165), S.W. IX, 11(165) «So soll man sein
leben gestalten, daß man vor seinen einzelnen Theilen denselben
Wunsch hat!»
140 FP V, 11(143)
141 ZTH, «De la rédemption»

375
notes
philosophie de la puissance …

142 GS 341,
143 FP V, 11(148) S.W. IX, 11(148) «Die Welt der Kräfte erleidet
keinen Stillstand: denn sonst wäre er erreicht worden, und die Uhr
des Daseins stünde still. Die Welt der Kräfte kommt also nie in ein
Gleichgewicht, sie hat nie einen Augenblick der Ruhe, ihre Kraft und
ihre Bewegung sindg gleich groß für jede Zeit.»
144 La correspondance notamment de 1888 montre sa fatigue et sa soli-
tude, malgré l’écriture qui lui semble la plus réussie jusqu’à présent.
Pourtant, Nietzsche parle dans ses lettres de «marasme existentiel»,
et du vide qui se fait autour de lui. (cf. Lettre à M. von Meysenbug,
fin juillet 1888)
145 Y. YOVEL, op. cit. p. 546
146 SPINOZA, E V, sc. pr. 23
147 E II, cor. pr. 8
148 E V, pr. 21
149 E V, scol. pr. 23
150 Ce terme est de la plus haute importance: cf. E V, pr. 23, sc. L’éter-
nité n’est pas pressentie mais vraiment éprouvée.
151 Nous examinerons le double sens du mot «existence actuelle»: il y
a effectivement une existence actuelle enracinée dans le quotidien,
et une existence actuelle conçu comme présence, qui est directement
liée à l’éternité.
152 C’est l’une des conclusions de l’analyse de E. FINK: «Eternité et
temporalité ne sont pas différentes, elles ne sont en vérité qu’une
seule et même chose: en tant qu’éternel retour, le temps est éternel»
(op. cit. p. 113)
153 La Judéité de Spinoza, Vrin, Paris 1971. Dans un passage inté-
ressant, G. Brykman suggère que, pour Spinoza, le passé (au sens
général) est à rejeter (nous savons, à ce propos, que pour Spinoza,
l’enfance semble être l’image même de l’inadéquation et de l’impuis-
sance: l’opposition à Nietzsche serait sur ce plan manifeste, tout au
moins dans un premier temps) et le qualifie comme «un véritable
cauchemar»(op. cit. p. 39) en raison, bien particulièrement, de l’héri-
tage juif non résolu. Or il est certain, bien au-delà d’une pensée psy-
chologisante (et G. Brykman ne tente à aucun moment de faire une
psychanalyse de Spinoza, au contraire) que l’on ne trouve nulle part,
dans l’œuvre de Spinoza, une volonté d’affirmer le passé, si ce n’est
qu’en tant que nécessité. Qu’à ce titre, il est positif, nous le pensons
aussi. Mais il est également vrai que chez Nietzsche, l’affirmation du
passé va au-delà d’une affirmation de la nécessité.
154 Nous nous permettons de reprendre pour notre compte cette belle
phrase de M. GUEROULT: «Ainsi, tout instant de ma durée enve-
loppe, non l’infinité des moments passés et futurs de cette existence,
c’est-à-dire l’infinité de ses prédicats, mais seulement l’identité de la

376
notes chapitre iii

durée indivisible de mon existence exprimant directement l’infinité


de sa cause dont l’éternité, bien que sans commune mesure avec des
instants qui se succèdent, leur est cependant immanente;» («La lettre
de Spinoza sur l’infini» in RMM 1966, p. 410)
155 SPINOZA, Lettre XII
156 La mesure du temps est inefficace, et induit à l’erreur parce qu’elle
tend à représenter le réel (c’est-à-dire la durée)comme une suite
saturée, et non comme la continuité multiforme qu’il est.
157 TRE 101
158 Lettre XII
159 En dehors de leur relation à la substance, les choses nous semblent
contingentes: effectivement, nous ne pouvons avoir une idée adé-
quate de leur durée (E II, pr 30 et 31) puisque celle-ci est déterminée
par l’ensemble des modes coexistants dans la nature.
160 Lettre XII. Parmi ces absurdités figureraient sans doute au bon rang
la question de ceux qui se démandent si Dieu a une existence plus
longue depuis la création d’Adam etc (cf supra): dès que nous intro-
duisons l’idée du temps-mesure ou le nombre dans les principes des
choses, nous les séparons de leur unité et indivisibilité fondamenta-
les. C’est ensuite à cause de cette scission que nous sommes amenés
à imaginer des choses comme les causes finales ou un dieu voulant et
créant librement ou existant depuis un temps mesurable etc.
161 Cf. le rapport à la mort de Spinoza en comparaison avec d’autres
philosophes infra, ch. IV, E V, pr. 33, sc.
162 En gardant les réserves que nous avons émis plus haut quant à l’af-
firmation du passé, ainsi qu’en ce qui concerne un futur que Spinoza
ne projette pas, à proprement dire, nous pouvons toutefois parler
d’une unité de vie projeté en tant que règles de vie, telles que Spinoza
les énonce dans E V, scolie de la proposition 10.
163 Dans un article sur la question de l’immortalité, A. Matheron
suggère qu’il y a en Dieu une idée de la totalité de l’Histoire («Re-
marques sur l’immortalité de l’âme chez Spinoza» in Les Etudes
Philosophiques, 1972, p. 374). Ceci semble confirmer notre idée de
l’historicité spînoziste comme étant non-linéaire: effectivement, s’il
y a en Dieu une idée de l’histoire, celle-ci devra se donner forcément
comme une simultanéité.
164 Nous nous référons à l’exposé de A. Stilianou lors du colloque «Du-
rée, temps éternité chez Spinoza» du 25 mars 1995, ainsi qu’au dé-
bat qui a suivi la présentation. Comme à ce jour le texte en question
n’a pas encore été édité, nous pouvons nous baser uniquement sur
les notes recueillis lors de la conférence, et espérons ne pas reduire la
portée de cet exposé par notre interprétation.
165 TRE § 31
166 E I, app.

377
notes
philosophie de la puissance …

167 E II, pr. 40, scol. 1


168 E II, pr. 37
169 E II, pr. 38
170 »Conatus, seu Cupiditas cognoscendi res tertio cognitionis genere,
oriri non potest ex primo, at quiderm ex secundo cognitionis
genere.» (E V, pr. 28)
171 La connaissance du troisième genre est un épanouissement en dehors
de toute succession: cf. ch. V.
172 Il ne nous est pas possible de faire ici une analyse détaillé des
références historiques chez Spinoza, ni d’en donner la liste complète:
un tel projet dépasserait de loin les thèmes que nous avons choisi de
traiter ici. Afin de permettre la progression de notre travail, nous nous
permettons ainsi de ne noter que très brièvement de quelle nature sont
les références historiques chez Spinoza: il conviendra en premier lieu
de remarquer que le plus grand nombre de ces références concernent
tout particulièrement l’histoire juive (cf l’état des Hébreux auquel
de longs passages sont consacrés dans le TTP, mais dont Spinoza
ne parle que très peu dans l’Ethique hormis une référence à Moïse
dans la préface du livre IV), ainsi qu’à l’histoire romaine (références
nombreuses à Jules César, Pline, Suétone etc; dans le TTP et le TP). Fi-
gurent également par moments dans ces deux œuvres des références à
telle ou telle période de l’histoire ibérique (cf le passage concernant les
Aragonais dans le TP, dont G. Brykman fait une analyse biographique
dans La Judéité de Spinoza,. Pour l’analyse de la lecture de l’histoire
de Spinoza, nous renvoyons aux travaux de M. Francès (préface du
TP et TTP, Pléiade).) ou turque, ainsi que des réfléxions concernant
l’histoire de la Hollande contemporaine à Spinoza. De façon générale,
la lecture du TP et le TTP revèle que lorsque Spinoza cite des événe-
ments historiques, c’est dans le but d’illustrer les différents régimes
politiques dont il fait fait une analyse généalogique, autrement dit,
ce ne sont que des exemples qui servent pour Spinoza à bâtir son
argumentation dans le développement de la constitution de l’état po-
litique. En deuxième lieu figure une exception à cet usage «illustratif»
qui est constitué par les références à l’état hébreu dans le TTP, où
Spinoza place l’histoire juive dans une perspective toute particulière
en la mettant en relation directe avec la notion d’éternité, lorsqu’il
montre que c’est en raison d’une perfection interne que cet état aurait
pu, théoriquement, durer éternellement. Cet usage inhabituel du
terme «éternel» (qui dans les autres textes n’est jamais confondu avec
la durée) s’explique par la lecture historique et politique que Spinoza
fait en ce lieu: il est question des decréts et des pactes entre Dieu et
les hommes, non de Dieu lui-même. c’est donc dans une perspective
humaine exclusivement que Spinoza peut parler de «durée éternelle».
173 A. MATHERON, Individu et communauté chez Spinoza, Minuit,
Paris 1988, p. 355

378
notes chapitre iii

174 Nous reprenons la définition de la généalogique donnée par M.


FOUCAULT («Nietzsche, la généalogie, l’histoire» in Hommage à
Jean Hyppolite, PUF, coll. Epimethée, Paris 1971 pp. 145—172):
«pour la généalogie, une indispensable retenue: répérer la singularité
des événements, hors de toute finalité monotone; les guetter là où on
les attend le moins et dans ce qui passe pour n’avoir point d’histoire
— les sentiments, l’amour, la conscience, les instincts; saisir leur
retour, non point pour tracer la courbe lente d’une évolution,
mais pour retrouver les différentes scènes où ils ont joué des rôles
différents; définir même le point de leur lacune, le moment où ils
n’ont pas eu lieu… (…) La généalogie ne s’oppose pas à l’histoire
comme la vue altière et profonde du philosophe au regard de taupe
du savant; elle s’oppose au contraire au déploiement métahistorique
des significations idéales et des indéfinies téléologies. elle s’oppose à
la recherche de l’»origine». «(p. 145—146)
175 NIETZSCHE, Crépuscule des idoles, La raison dans la philosophie, 1
176 LP, I, 121
177 Sur la critique nietzschéenne du providentialisme platonicien et
chrétien, cf. P. CHASSARD, op. cité p. 12—13
178 GM, II, 26
179 Ibid.
180 Ainsi dit Nietzsche, «(…) — Erster Satz: der Mensch als Gattung
ist nicht im Fortschgritt. Höhere Typen werden wohl erreicht, aber
sie halten sich nicht. Das niveau der Gattung wird nich gehoben.
Zweiter Zatz: der Mensch als Gattung steht keinen Fortschritt im
Vergleich zu irgend einem anderen Thier dar. Die gesammte Thier-
und Pflanzenwelt entwickelt sich nicht vom Niederen zum Höheren
… Sondern Alles zugleich, und übereinander und durcheinander und
gegeneinander.» (S.W. XIII, 14(133)).Pour Nietzsche, il est toujours
d’ordre vital de refuter la vision de l’humain comme, en quelque
sorte, le comble et le sommet de la création, s’élévant au-dessus des
règnes animales et végétales pour être à l’image de Dieu. C’est aussi
un souci constant de Spinoza, qui, tout en voulant toujours insérer
l’homme dans la nature au sens général, nie explicitement qu’il y
aurait une suprématie d’ordre de «perfection morale» de l’homme
par rapport aux autres espèces: ainsi, un cheval ne serait pas plus
parfait s’il se transformait en homme que s’il se transformait en
insecte: dans les deux cas, son essence, c’est-à-dire son degré de puis-
sance, serait détruit (cf E IV, préf.) Il est bien évident que la critique
nietzschéenne contre Darwin ne concerne pas l’idée d’évolution
des espèces en tant que telle, bien au contraire, mais qu’il refuse ses
implications finalistes. Il est, bien entendu, très difficile de conjectu-
rer ce qu’aurait pensé Spinoza des théories darwinistes concernant
les origines de l’humain; toutefois, il nous semble, en raison de
l’intêret qu’il accorde aux expériences médicales (cf. EI, app.) que la

379
notes
philosophie de la puissance …

suggestion des origines animales de l’homme l’aurait parfaitement


intéressé, et l’aurait reconforté dans sa lutte contre l’idée de création
anthropocentrique: rappelons ici ce passage empreint de colère con-
tre l’intolérance religieuse: «De même, quand ils voient la structure
du corps humain, ils sont frappés d’un étonnement imbécile et,
de ce qu’ils ignorent les causes d’un si bel arrangement, concluent
qu’il n’est point formé mécaniquement, mais par un art divin ou
surnaturel, et en telle façon qu’aucune partie ne nuise à l’autre. Et
ainsi arrive-t-il que quiconque cherche les vraies causes des prodiges
et s’applique à connaitre en savant les choses de la nature, au lieu
de s’en émerveiller comme un sot, est souvent tenu pour hérétique
et impie et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme des
interprètes de la Nature et des Dieux.» (Il se pourrait ici que Spinoza
fasse référence au médecin excommunié Juan del Prado, qu’il a
vraisemblablement rencontré, cf. Brykman, op. cit. p. 26)
181 S. KOFMAN, Nietzsche et la métaphore, Galilée, Paris 1983, p.
41—42
182 »Ayant affaire à la vie et à l’homme, nous ne pouvons voir apparaître
dans la simultanéité de l’instant les strates temporelles enfouies, mais
nous pouvons assister à des mouvements géologiques faisant réappa-
raître à la surface d’anciennes couches». (Ph. GRANALORO, op. cit.
p. 20) L’analyse de Granaloro se réfère ici manifestement aux études
de G. Deleuze concernant la «géophilosophie» in Qu’est-ce que la
philosophie, études auxquelles nous aurons l’occasion de revenir
183 A travers l’œuvre de Nietzsche, ces références sont recurrentes: sou-
vent, il est question de Spinoza, Goethe, Lucrèce ou Héraclite, mais
aussi Platon, Pascal … (ex. FP V, 12(56)).
184 NP, § 1
185 Considérations Inactuelles IV (Richard Wagner à Bayreuth, 4)
186 Cf SPINOZA, TRE 102, et aussi la Lettre XII

chapitre iv
1 NIETZSCHE, FP V, 11(84).
2 FP V, 11(202)
3 FP V, 11 (312) S.W.IX, 11(312): «Wer nicht an einen Kreisprozeß
des Alles glaubt, muß an den willkürlichen Gott glauben — so
bedingt sich meine betrachtung im Gegensatz zu allen bisherigen
theistischen!»
4 Effectivement, dit Heidegger, «le nombre des situations, des modi-
fications, des combinaisons et des développements de cette force est

380
notes chapitre iv

sans doute énorme et pratiquement incommensurable, mais dans


tous les cas déterminé et non pas infini» (op. cit. p. 271)
5 Les textes posthumes relatifs au Gai Savoir (cf. FP V, 11 (148, 202,
232, 292) traitent également souvent de la nécessité de la répétition
compte tenu de la constance d’énérgie (Kraft) dans le monde. cette
position fait écho aux lectures scientifiques de Nietzsche de son épo-
que, notamment à l’ouvrage de VOGT (Die Kraft), auquel Nietzsche
fait référence («p. 90») dans le fragment 11(292) dans les FP V, et du
physicien CLAUSIUS qui publia en 1850 la Théorie mécanique de la
chaleur. Ce dernier défend les deux principes de la conservation de
l’énergie, et le fait que l’entropie tende vers un maximum. Nietzsche
déduit, du fait que l’énergie demeure constante à travers ses trans-
formations, l’idée de la répétition nécessaire, puisqu’une quantité
d’énergie finie ne saurait produire des cas de figure se renouvelant
indéfiniment. Ainsi, dit-il, «Aujourd’hui l’on imagine la force cons-
tamment égale, (…) elle est éternellement active;mais elle ne saurait
plus créer des cas à l’infini; il lui faut se répéter; c’est là ma propre
conclusion.» (FPV, 11, 183). Cette évidence physique lui sert aussi
d’arme contre le finalisme: effectivement, s’il y avait une augmenta-
tion de l’énergie, elle ne pourrait provenir que de l’extérieur, ce qui
à son tour supposerait un acte créateur volontaire et intentionnelle,
ce qui est en contradiction avec la science moderne depuis Galilée.
Cependant le mécanisme pur de Clausius ne peut être accepté par
Nietzsche: l’entropie totale implique un état final, si lointain soit-il.
La conception de l’infinité totale du temps s’y oppose: en raison de
l’infinité du temps, un état final, s’il pouvait y en avoir un, aurait
déjà du se produire; or il ne s’est pas produit et ne se produira pas:
«si un équilibre de forces eût été atteint à un moment quelconque, il
durerait encore: donc il n’est jamais intervenu.» (FP V, 11(233)). Sur
les lectures de Nietzsche des théories physiques contemporaines à son
époque, voir l’analyse de Ph. GRANALORO, op. cit. pp. 95—98.
6 Cf. SPINOZA, E I, déf. 1, 3, 6. Ce qui est cause de soi implique ce
dont l’essence enveloppe l’existence. Exister nécessairement signifie
ne pas pouvoir être limité ni par soi, ni par quelque chose d’exté-
rieur; par conséquent, l’existence nécessaire implique l’infinitude.
7 C’est en effet ce que semble suggérer l’analyse de Heidegger qui af-
firme qu’il n’y a pas de contradiction.. En effet, dit-il, «Parce que le
monde est un constant devenir, quoique fini en tant qu’un ensemble
de forces, il y a tout de même et en raison de cela justement, des
effets «infinis». Cette infinitude des effets et des phénomènes ne con-
tredit pas la finitude spécifique de l’étant. Infini veut dire ici autant
que sans fin, dans le sens d’»incommensurable», c’est-à-dire de ce
qui pratiquement ne peut se dénombrer.» (op. cit. p. 271) Or cette
définition de l’infini que donne Heidegger se situe exactement au
niveau de l’infini de la troisième sorte que dénombre Spinoza dans

381
philosophie de la puissance …
notes

ce passage: pour Spinoza, la finitude nietzschéenne relève ainsi d’une


confusion, en ce qu’il aurait séparé les effets de leur cause.
8 Lettre XII, Pl. p. 1096
9 E I, pr. 3, 6, 8
10 C’est-à-dire la totalité éternelle des essences.
11 E I, pr. 6, 16
12 Les attributs sont infinis et éternels parce qu’ils sont conçus comme
suivant nécessairement de la seule définition d’une chose qui est
éternelle et infinie en vertu de sa propre définition.
13 E I, pr. 10, sc. 1
14 E I, pr. 16
15 La totalité éternelle des existences actuelles non éternelles. Cf. M.
GUEROULT, Spinoza, I, ch. XI, pp. 309—325.
16 EI, pr 24 et Cor pr 24 et 25
17 E I, pr. 8, sc 1
18 Le monde, «étant concevable sans contradiction comme non-
existant, pouvant commencer et cesser d’être, son existence est
compatible avec la finitude, apparaît, de ce chef, comme divisible.»
(M. GUEROULT, «La Lettre de Spinoza sur l’infini» in RMM; 1966
(p. 387—388))
19 Cette notion reste problématique, mais semble pouvoir s’exclure dès
lors que nous considérons le mode comme dépendant en tout état de
cause de la substance comme sa cause prochaine. Dans tous les cas,
la notion d’indéfini de Spinoza se distingue de la même notion chez
Descartes, en ce que ce dernier nomme indéfini ce qui subjectivement
ne peut être conçu comme infini: l’indéfini dépend de notre enten-
dement limité (cf. Principes, I, art. 26). Chez Spinoza, l’indéfini se
conçoit objectivement: c’est ce qui en soi ne comporte pas de limite,
mais qui pourrait en avoir imposé par l’extérieur, quoique cela n’est
qu’une possibilité.
20 E I, pr. 15, dém.
21 Ce qui reprend presque mot par mot la définition de l’éternité par
Spinoza, éternité qui, contrairement à la durée, ne peut avoir de
commencement, cf supra.
22 NIETZSCHE, VP III, 385
23 Ibid.
24 Cf. M. GUEROULT, op. cit. p. 68. Par ailleurs, le scolie de la pr 15
de l’Ethique I précise qu’il n’y a pas de vide dans la nature; celle-ci
doit être considérée comme une plénitude absolue.
25 Cf. supra.
26 Nous pouvons dire avec B. ROUSSET (La perspective finale de l’Ethi-
que de Spinoza, Vrin, Paris 1968, p. 43 sq.) qu’il y a un privilège

382
notes chapitre iv

absolue de l’esprit quant à l’éternité chez Spinoza, dans la mesure où


ce qui est éternel réside dans l’acte de concevoir (les idées étant des
actions, des activités de connaissance, et non des représentations),
or, cet esprit reste toujours lié à l’idée du corps particulier qui le
constitue.
27 E V, pr. 23, dém.
28 L’entendement est l’idée éternelle de l’essence du corps: cf. E V, pr.
23, dém.
29 Nous reviendrons dans le dernier chapitre sur le problème de l’ac-
tualité.
30 Dans Le rationalisme de Spinoza, F. ALQUIE doute de la possibilité
humaine de la béatitude spinozIste, et semble dire que, même
pour Spinoza, cette béatitude, c’est-à-dire la connaissance de notre
appartenance réelle, n’aurait pu être effective. (cf. la conclusion)
L’auteur nous semble toutefois rester dans l’idée que la béatitude
spinoziste devrait fonctionner même dans une perspective de «vie
éternelle», c’est-à-dire de vie après la mort: effectivement, la doctrine
de Spinoza ne saurait combler un tel désir — cependant, ce n’est
précisément pas dans cette perspective qu’œuvre sa pensée.
31 E III, pr. 8, dém.
32 E III, pr. 10: «Idea, quae Corporis nostri existentiam secludit, in
nostrâ Mente dari nequit, sed eidem est contraria.»
33 E IV, pr. 39, sc.
34 Nous verrons les pleines conséquences de ce fait dans la confronta-
tion entre l’amor dei et l’amor fati dans le dernier chapitre.
35 Spinoza est résolument opposé à l’idée d’un suicide «juste» ou
adéquat à la situation: pour lui, la mort volontaire est contraire à
toute nécéssité interne, et l’on ne saurait imaginer une situation ou
un tel acte s’imposerait par la nature de l’homme. Ainsi dit-il, «c’est
toujours contraint par des causes extérieures qu’on a la nourriture
en aversion ou qu’on se donne la mort» (E IV, pr. 20, sc.), cela peut
effectivement arriver de multiples façons, mais en aucun cas, le sui-
cide ne saurait constituer un acte conforme à l’essence d’un homme.
par là, Spinoza se distingue de la pensée stoïcienne où le suicide peut
être envisagée comme une action vertueuse et opportune en raison
de sa conformité avec l’ordre universel: la suppression d’un individu
concorde dans ce cas avec l’ordre de l’ensemble. L’individualisme
spinoziste ne saurait jamais admettre cela, même s’il est certain que
tout individu s’inscrit d’emblée dans un ordre universel: une vie con-
forme à la raison (et cela, nous le savons, doit comprendre la nature
entière, non simplement les fins humaines) consiste toujours d’abord
dans l’affirmation de l’existence particulière que constitue chaque
individu.
36 E V, pr. 21

383
notes
philosophie de la puissance …

37 Cf. B. ROUSSET, op. cit. p. 37


38 E IV, pr. 67: «Homo liber de nullâ re minùs, quàm de morte cogitat,
& ejus sapientia non mortis, sed vitæ meditatio est.» F. ALQUIE
souligne aussi que Spinoza se démarque de la philosophie de Socrate,
Pascal, Montaigne et bien d’autres: non seulement il s’agit de ne
pas craindre la mort, mais de l’oublier (op. cit. p. 348). La mort
ne délivre pas l’âme prisonnière du corps pour qu’enfin elle puisse
accéder à la connaissance de Dieu (principe maintenu par Descartes
et Malebranche), mais cette connaissance appartient au contraire à
la vie et ne saurait être perfectionnée après la mort.
39 La nature de Dieu consiste en une infinité d’attributs, c’est-à-dire
qu’il est absolument infini (E I, déf. 6).
40 E I, pr. 28. Il est aisé de voir comment la nécessité et la détermina-
tion des effets chez Spinoza reprend une idée qui était déjà dévelop-
pée chez Plotin: pour lui, le déploiement des réalités est absolument
nécessaire et éternel, mais par là, aussi hors de toute question du
temps: «Que leur devenir {des choses} dans le temps ne soit pas
pour nous une difficulté, puisque nous traitons de réalités éternelles;
c’est en parole seulement que nous attribuons le devenir à ces
réalités, afin d’exprimer leur lien causal et leur ordre.» (Enn. V, 1,6).
Spinoza n’exclut jamais, évidemment, le déploiement dans le temps
ou plus proprement dit, la durée, or, cela n’empêche pas à toute
réalité d’avoir un fondement parfaitement nécessaire et éternelle.
Pour Plotin, tout comme pour Spinoza, il résulte de la nécessité que
tous les effets possibles, c’est-à-dire contenues dans l’essence d’une
chose, seront réalisés, ou, comme dit Bréhier, «le réel sera identique
au possible» (E. Brehier, La philosophie de Plotin, Paris, Vrin 1982,
p. 40), et, dit Plotin, «Le terme antérieur ne doit pas immobiliser sa
puissance, et, par jalousie, en borner les effets; cette puissance doit
avancer toujours, jusqu’à ce que tous ses effets, dans toute l’étendue
du possible, parviennent au dernier des êtres.» (Enn. IV, 8, 6.)
41 Cf. E I, pr. 17, sc et pr. 33, sc. 2.
42 E I, pr. 16
43 E I, pr. 29 et dém.
44 E I, pr. 25: «Deus non tantùm est causa rerum existentiæ, sed etiam
essentiæ.»
45 La substance est effectivement «cause immanente mais non transitive
de toutes choses» (E I, pr. 18): la substance sera toujours considérée
comme cause prochaine de toutes choses même s’il y a une distinc-
tion entre celles qu’elle produit immédiatement (les attributs, les mo-
des infinis immédiats), et celles qui sont produites par l’intermédiaire
des dernières. Il n’y a donc pas lieu, comme l’explique Spinoza dans
le scolie de la proposition 28 (E I) de la considérer comme cause
éloignée, car rien ne peut être conçu sans la filiation à la substance:

384
notes chapitre iv

«tout ce qui est, est en Dieu et dépend de Dieu de telle sorte qu’il ne
puisse ni être, ni être conçu sans lui.»
46 M. GUEROULT, op. cit. p. 401
47 E I, pr. 17, sc.
48 E II, post. 1
49 Ibid. post. 4
50 Ibid; post. 6
51 Malgré ce vocabulaire qui semble péjoratif, la «faiblesse» de l’hom-
me ne constitue pas pour autant une imperfection, et Spinoza est
explicit à ce sujet dans l’Ethique I et IV: la perfection, comme nous
l’avons vu dans un chapitre précédent, doit soit être compris comme
une unité de mesure déterminée et entendue comme telle, c’est-à-dire
toute relative à la chose que l’on se propose d’évaluer selon un degré
de perfection convenu: c’est le cas où nous contruisons une maison
qui sera dite parfaite en comparaison avec l’idée de la maison que
nous nous sommes proposées; or, dans l’absolu, la perfection ne sau-
rait se mesurer autrement qu’en rapport avec l’essence ou le degré de
puissance de la chose en question. En cela, la «faiblesse» de l’homme
ne constitue aucunement une imperfection, puisque, relativement à
son essence, il n’est pas en son pouvoir d’embrasser la totalité de la
nature.
52 TRE, §100
53 TTP, ch IV, Pléiade p. 695
54 Ibid.
55 CT, ch XXIV, §4
56 TTP, ch IV
57 NIETZSCHE, FP XII, 5(71)7
58 SPINOZA, E II, pr. 13, ax. 1
59 E I, pr. 33, sc. 1
60 Ibid.
61 Ibid. cf. également TRE §53, définition d’»impossible, nécessaire et
possible».
62 Nous nous permettons d’employer ce mot, bien qu’il ne soit pas
très heureux dans ce contexte: pour Nietzsche, le concept même
d’»être» implique, dans notre vision, la vie. Ainsi, dit-il, quant à
l’»être», «nous n’en avons pas d’autre représentation que «vivre».
— Comment quelque chose de mort peut-il donc «être»?» (FP XII,
2,(172) (cf aussi ibid, 1, (24)) La terminologie est impropre en ce
qu’elle occulte, proprement dit, le caractère destructif du monde, où
la mort a une place en tant qu’il est l’autre, nécessaire face du vivant.
Il conviendrait alors mieux d’employer, comme le fait Nietzsche le
plus souvent, le mot «univers» ou «monde», qui mieux qu’»être»
permet cette dualité.

385
notes
philosophie de la puissance …

63 «Ach, wir nennen das «Todte» das Bewegungslose! Als ob es etwas


Bewegungsloses gäbe! Das lebende ist kein Gegensatz des Todten,
sondern ein Spezialfall.» (S.W.IX, 11,(150))
64 FP V, 12(11) M. Haar a raison de souligner le fait qu’on ne trouve
pas chez Nieztsche une exaltation inconditionnelle de la vie; qu’elle
n’est pas la totalité, ni l’objet d’affirmation la plus haute. (cf Nietzs-
che et la métaphysique, Paris, Gallimard, TEL, 1993 p. 171—172).
Cependant, il convient de remarquer que lorsque Nietzsche dit
effectivement que la vie n’est qu’une variété très rare de la mort, il
ne s’agit aucunement de louer la mort en tant que cessation de la vie,
ou comme contraire à celle-ci comprise comme «existence», mais
plutôt de ne pas vouloir laisser primer la vie organique sur la vie
inorganique. Le monde, pour Nietzsche, n’est pas le «Grand Vivant»
stoïcien, et il n’y a pas d’instinct de conservation de la vie qui serait
le moteur de la nature; conception qui relève encore d’une pensée
finalisante. Penser le monde comme organisme vivant à la façon des
stoïciens revient effectivement à poser aussi un logos universel qui
le guiderait, ce qui constituerait alors une suprême divinisation de
la nature — en un mot, ce que Nietzsche reproche à Spinoza. Nous
reviendrons sur l’exactitude de cette critique.
65 FP XII, 2,(106), S.W. XII, 2(106) «(…) das Ewig-schaffende als das
Ewig-Zerstören-Müssende (…)»
66 «Die Ausbegung eines geschehens als entwerden Thun oder Leiden
— also jedes Thun ein Leiden — sagt: jede Veränderung, jedes
Anderswerden setzt einen Urheber voraus und einen, an dem «ve-
rändert» wird»». (S.W. XII, 2(145)
67 FP XII 2(106), S.W. XII, 2(106) «Die Vergänglichkeit könnte ausge-
legt werden als Genuß der zeugenden und zerstörenden Kraft, als
beständige Schöpfung.»
68 Cf. S. KOFMAN: «in media vita — cœur de la vie où l’idée de la
mort n’est pas absente, mort dont il s’agit de se sauver en faisant
le bilan de ce qui, du passé, est impérissable et reviendra éternelle-
ment.» (Explosions 1, Galilé, Pars 1992, p. 156.)
69 A, §349. La mort, pour Nietzsche, est une nécessité incontournable
mais en elle-même infiniment moins tragique que le déroulement
même de la vie. Nous reproduisons le texte d’où est tiré la citation
ci-dessus: MR, §349: «Nicht gar so wichtig — Bei einem Sterbefalle,
dem man zusieht, steigt ein Gedanke regelmässig auf, den man
sofort, aus einen falschen Gefühl der Anständigkeit, in sich unter-
drückt: dass der Act des Sterbens nicht so bedeutend sei, wie die all-
gemeine Ehrfurcht behauptet, und dass der Sterbende im leben wahr
scheinlich wichtigere Dinge verboren habe, als er hier zu verlieren im
Begriffe steht. Das Ende ist hier gewiss nicht das Ziel.». Rappelons
que Spinoza qualifie d’»insignifiant» ce qui est perdu par la mort. (E
V, pr. 38, sc.)

386
notes chapitre iv

70 Nietzsche récuse exclicitement la notion de volonté de puissance


comme aspiration à la jouissance (de la puissance) hédoniste, cf. FP
XIV, 14,(97) où il critique notamment Helvétius.
71 «(…) und doch ist der Tod und Todtenstille das einzig Sichere und
das Allen Gemeinsame dieser Zukunft? Wie seltsam, dass diese
einzige Sicherheit und Gemensamkeit fast gar Nichts über die Mens-
chen vermag und dass sie am Weitesten davon entfernt — sind, sich
als die Brüderschaft des Todes zu fühlen! Es macht mich glücklich,
zu sehen, dass die Menschen den Gedanken an der Tod durchaus
nicht denken wollen! Ich möchte gern Etwas dazu thun, ihnen den
Gedanken an das Leben noch — hundertmal denkenswerther zu ma-
chen.» (FW, 278). Ce beau texte, écrit par Nietzsche dans la période
exaltante et heureuse du Gai Savoir, recèle prodfondément du projet
spinoziste: quoi de plus proche de Spinoza, en effet, que de vouloir
rendre la vie digne d’être pensée?
72 Précisons encore une fois que cette notion n’a évidemment aucun
sens moral: la positivité dont il est question chez Spinoza est due à la
plénitude totale du système, pleinement affirmateur. En ce sens, il est
certain que la pensée nietzschéenne est tout aussi «positive». Or, et
nous y reviendrons, la notion de destruction, de perte chez Nietzsche
implique un sens tragique lié au fait que ces notions sont absolument
présentes, absolument incontournables, et jamais, comme chez
Spinoza, le résultat d’une connaissance défaillante.
73 Nous avons déjà suffisamment montré que pour Spinoza comme
pour Nietzsche, la notion de la volonté libre créatrice des effets est
un leurre; nous nous permettons donc de ne pas revenir à cela ici
même.
74 NIETZSCHE, LP, §139
75 FP XIV, 14(95), S.W. XIII, 14(95): «(…): es handelt sich um einen
Kampf zweier an Macht ungleichen Elemente: es wird ein Neuarran-
gement der Kräfte erreicht, je nach dem Maß von Macht eines jeden.
der zweite Zustand ist etwas Grundverschiedenes vom ersten (nicht
dessen «Wirkung»): das Wesentliche ist, daß die im Kampf befindli-
chen Faktoren mit anderen Machtquanten herauskommen.»
76 Cf FP XIV, 14,(145)
77 LP III
78 FP XIV, 14, (98), S.W. XIII, 14(98): «ein Geschehen weder bewirkt,
noch bewirkend. Causa ist ein Vermögen zu wirken, hinzu erfunden
zum Geschehen. Es gibt nicht was Kant meint, keinen Causalitäts-
Sinn(…)»
79 LP 150
80 FP V, 11(255)
81 Ibid.

387
philosophie de la puissance …
notes

82 FP XII, 2(142) SW.XII, 2(142): «die «Regelmäßigkeit» der Aufei-


nanderfolge ist nur ein bildlicher Ausdruck, wie als ob hier eine
Regel befolgt werde: kein Thatbestand.»
83 FP XIV, 14(79) S.W.XIII, 14(79): «jede Macht zieht in jedem Augen-
blick ihre letzte Consequenz.»
84 A, 130, MR 130: «Jene eisernen Hände der Nothwendigkeit, welche
den Würfelbecher des Zufalls schütteln, spielen ihr Spiel unendliche
Zeit: da müssen Würfe vorkommen, die der Zweckmässigkeit und
Vernünftigkeit jedes Grades vollkommen ähnlich sehen.»
85 GS 112, FW, 112: «Ein Intellect, der Ursache und Wirkung als
continuum, nicht nach unserer Art als willkürliches Zertheilt — und
Zerstücksein, sähe, der den Fluss des Geschehens sähe, — würde
den Begriff Ursache und Wirkung verwerfen und alle Bedingtheit
leugnen.»
86 GS, 372, FW, 372: «Ahnt ihr nicht im Hintergrund irgend eine lange
verborgene Blutaussaugerin, welche mit den Sinnen ihren Anfang
macht und zuletzt Knochen und Geklapper übrig behält, übrig lässt?
— ich meine Kategorien, Formeln, Worte (denn, man vergehe mir,
das was von Spinoza übrig blieb, — amor intellectualis dei, ist ein
Geklapper, nichts mehr! was ist amor, was deus, wenn ihnen jeder
Tropfen Blut fehlt? …)» Cf aussi CI. «La raison dans la philoso-
phie», 1, sur la «momification» dans la philosophie.) La tentation
de dire que ce texte est de mauvaise foi est grande: Spinoza, nous le
savons (et Nietzsche le savait certainement aussi, comme en témoi-
gnent d’autres textes) n’a jamais voulu abstraire la richesse des sens
ou du «sang» de la vie: contrairement à presque tous ses précurseurs
et contemporains, il est l’inverse d’un «contempteur des corps», et
ne considère à aucun moment que la connaissance constitue une
libération de l’âme du corps. Au contraire, c’est à mesure que le
corps peut être affecté, être sensible au plus haut point au monde qui
l’entoure, que l’âme peut avoir des idées adésquates. Nous revien-
drons amplements là-dessus dans les chapitres suivants.
87 Ch. ANDLER, Nietzsche, t. III, p. 395
88 SPINOZA, E I, app.
89 NIETZSCHE, FP XIV, 14(98) S.W. XIII, 14(98): «Wir haben unser
Willens-Gefühl, unser «Freiheits-Gefühl», unser Verantwortlich-
keits-Gefühl und unsere Absicht von einem Thun in der Begriff
«Ursache» zusammengefaßt (…)»
90 Cf S.W. XIII, 9 (91): «die Nothwendigkeit ist kein Thatbestand,
sondern eine Interpretation.» Comme pour la causalité, la nécessité
mécaniste est pour Nietzsche le résultat d’une inversion de l’ordre
des choses: c’est après l’événement que l’on s’évertue à en déterminer
la nécessité, alors que, dans ce sens, elle n’est qu’une image.

388
notes chapitre iv

91 FP XIV, 14, (79) S.W. XIII, 14(79): «Hier wird nicht gehorcht: denn
daß etwas so ist, wie es ist, so stark, so schwach, das ist nicht die
Folge eines Gehorchens oder einer Regel oder eines Zwanges …»
92 CI, «Les quatre grandes erreurs», §8
93 FP V, 11( 201), S.W. IX, 11(201): «Glauben wir an die absolute
Nothwendigkeit im All, aber hüten wir uns, von irgend einem
gesetz, sei es selbst ein primitiv mechanisches unserer Erfahrung, zu
behaupten, dies herrsche in ihm und sei eine ewige Eigenschaft.»
94 GS 109, FW, 109: «Der Gesammt-Charakter der Welt ist dagegen in
alle Ewigkeit Chaos, nicht im Sinne der fehlenden Nothwendigkeit,
sondern der fehlenden Ordnung, Gliederung, Form, Schönheit,
Weisheit, und wie alle unsere ästetischen Menschlichkeiten heissen.»
95 SPINOZA, E I, app.
96 Dans un très beau texte, Nietzsche dit la difficulté de ne pas succom-
ber à la tentation de croire à la providence: c’est au moment «où la
vie passe par un certain maximum», où tout se passe merveilleuse-
ment bien: «c’est à ce moment, en effet, que l’idée d’une providence
personnelle s’offre à nous le plus despotiquement et soutenu par le
meilleur des avocats, par l’apparence, car nous voyons alors que
tout ce qui nous touche tourne toujours à notre plus grand bien
(…). Tout est chargé d’un sens profond, d’une profonde utilité; et
ce précisément pour nous!» Mais c’est à ce moment précis qu’il faut
plus que jamais résister: «Quelqu’un vient, en effet, parfois, jouer
avec nous … le cher Hasard: il nous guide les doigts et la plus sage
providence ne saurait imaginer de plus belle musique que celle qui
naît alors sous notre folle main.» (GS 277)
97 GS 109.,FW, 109: «Wenn ihr wisst, dass es keine Zwecke giebt, so
wisst ihr auch, dass es keinen Zufall giebt: denn nur neben einer
Welt von Zwecken hat das Wort «Zufall» einen Sinn (…) «
98 SPINOZA, E I, pr. 17, cor. 2
99 Cf E V, pr. 10, sc.
100 NIETZSCHE, PBM 213 JGB, 213, «(…) sie, die nur zu gut wissen,
dass gerade dann, wo sie Nichts mehr «willkürlich» und Alles no-
thwendig machen, ihr Gefühl von Freiheit, Feinheit, Vollmacht, von
schöpferischen Setzen, Verfügen, Gestalten auf seine Höhe kommt.»
101 FP V 11(197)
102 Il nous semble que G. Deleuze garde précisément ce sens du chaos
nietschéen lorsqu’il détermine l’activité de la pensée comme conti-
nuellement menacée par les forces décomposantes du chaos: non
pas que les choses se dissolvent dans le néant, mais qu’elles perdent
leur propre trace, la pensée n’arrivant pas à se déterminer en phrases
distinctes. (cf Qu’est-ce que la philosophie, concl.)
103 Cf. M. HAAR, op. cit. p. 181
104 M. HEIDEGGER, Nietzsche I, p. 274

389
notes
philosophie de la puissance …

105 Ibid. p. 276


106 NIETZSCHE, GS 109
107 M. HEIDEGGER, op. cit. p. 439
108 Ibid. p. 473
109 NIETZSCHE, FP V, 11(255)
110 FP XII, 7(54), SW XII 7(54): «Dem Werden den Charakter des Seins
aufzuprägen (…) «
111 VP III, 458
112 VP III, 489
113 G. DELEUZE, op. cit. p. 27

chapitre v
1 E II, pr. 13
2 En effet, l’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et
la connexion des choses (E II, pr. 7): il s’ensuit que l’idée d’une chose
de diffère de son objet qu’en tant qu’elle enveloppe un autre attribut.
Ce parallélisme est aussi rigoureux concernant les modes que con-
cernant la substance: c’est pourquoi celle-ci, en tant que substance
pensante, n’est pas différente de la substance étendue: aussi, dit
Spinoza, c’est ce que certains Hébreux «semblent avoir vu comme à
travers un nuage» (ibid, sc.) dès lors qu’ils admettent que Dieu, son
entendement et les choses dont il forme l’idée sont une seule et même
chose. Il est donc établi très tôt et de façon tout à fait incontestable
qu’il serait vain de vouloir attribuer plus de valeur à un genre (ou
un attribut) qu’à un autre: la perfection, nous le savons, ne doit se
mesurer que d’après le degré de réalité de la chose en question, or il
est absurde de supposer l’existence d’une idée sans objet (E II, pr.8,
cor.). Aussi, l’âme est elle bien l’idée d’un corps existant en acte
premièrement (E II, pr. 13).
3 «Corpus humanum componitur ex plurimis (diversæ naturæ) indivi-
duis, quorum unumquodque valdè compositum est.» (E II, post. 1)
4 E II, pr. 13, ax. 1
5 E II, lemme 3, définition. Remarquons que Spinoza donne ici la
définition de la nature en tant que coexistence où l’individu n’est
possible qu’en tant que le résultat d’un ensemble agissant perpétuel-
lement.
6 E II, pr. 15 et dém.
7 E I, pr. 16: «Ex necessitate divinæ naturæ, infinita infinitus modis
(…) sequi debent.»
8 E I, pr. 25, cor.

390
notes chapitre v

9 E I, pr. 24
10 E I, pr. 16, cor. 1—3 et pr. 18
11 Afin d’éviter toute confusion concernant la finité du mode et
l’infinité de la substance, il convient de préciser que le mode découle
de la substance en tant que celle-ci est comprise comme affectée
par une modification infinie, et ainsi de suite: le mode ne découle
pas immédiatement de la substance en tant que celle-ci est pensée
en elle-même, mais en tant qu’elle peut s’expliquer par une essence
singulière. (E I, pr. 28 et dém.)
12 E I, pr. 28
13 Naturellement le mode n’est ni une partie de la substance (toute
substance est indivisible: E I, pr. 12), ni une substance en lui-même
(E I, pr. 14 et II, pr. 10) La dénomination de modification implique
qu’il exprime un degré d’intensité de la substance; qu’il en est une
modalité finie et précise.
14 E II, pr. 13
15 «per ideam intelligo Mentis conceptum, quem Mens format, propte-
rea quòd res est cogitans.» (E II, déf. 3)
16 E III, pr. 9: «Mens tam quatenus claras, & distinctas, quàm quatenus
confusas habet ideas, conatur in suo esse perseverare indefinità
quâdam duratione, & hujus sui conatus est conscia.»
17 E IV, pr. 24
18 Ibid.
19 E II, pr. 3
20 E II, pr. 12
21 E I, pr. 25
22 E II, pr. 29, sc.
23 E II, lemme 3, cor, et lemme 4—7, sc.
24 E II, lemme 3
25 E II, ax. 1
26 E II, lemme 4,5,6,7 et sc.
27 Le raisonnement mécaniste des textes cités ci-dessus pourrait faire
penser que Spinoza conçoit le corps humain comme un mécanisme
de résistance premièrement et donc de conservation de mouvement
plutôt qu’un corps dynamique et totalement expressif du conatus
où la persévérance ne saurait être pensée sans augmentation. Il n’en
est évidemment rien: même si le corps ne se meut qu’en fonction des
mouvements qui lui sont imprimés, la perpétuelle adaptation d’un
corps complexe aux situations extérieures diverses témoigne non
seulement d’une résistance mais aussi d’une certaine assimilation,
donc d’augmentation. De même, le bien-être du corps consiste très
précisément en une augmentation de la puissance, puisque la joie
que nous procure quelque chose que nous jugeons utile et bon est

391
notes
philosophie de la puissance …

défini comme le corrélatif d’une augmentation de la puissance (cf. E


III, pr. 9, sc. et Définitions générales des affections I -II et expl.) Cf.
aussi notre ch. I.
28 C’est pourquoi Spinoza dit explicitement que l’âme humaine dont le
corps est très complexe dispose d’une capacité mentale très élevée: cf
E II, pr. 14
29 E II, pr. 12
30 Une très simple confrontation des textes platoniciennes aux textes
spinozistes suffisent à établir la radicalité spinoziste en matière de
réalité corporelle par rapport aux pensées platoniciennes et post-pla-
toniciennes. A titre d’exemple, nous avons choisi quelques extraits
qui nous semblent chacun tout à fait représentatif de leur auteur:
«Mais l’âme ne raisonne jamais mieux que quand rien ne la trouble,
ni l’ouïe, ni la vue, ni la douleur, ni quelque plaisir, mais qu’au
contraire elle s’isole le plus complètement en elle-même, en envoyant
promener le corps et qu’elle rompt, autant qu’elle peut, tout com-
merce et tout contact avec lui pour essayer de saisir le réel. «(PLA-
TON, Phédon, 65 c) «Plus un Corps est apte comparativement aux
autres à agir et à pâtir de plusieurs façons à la fois, plus l’âme de ce
Corps est apte comparativement aux autres à percevoir plusieurs
choses à la fois; et, plus les actions d’un corps dépendent de lui seul,
et moins il y a d’autres corps qui concourent avec lui dans l’action,
plus l’âme de ce corps est apte à connaître distinctement.» (SPINO-
ZA, E II, pr. 13, sc.) «Certes, notre entendement serait plus imparfait
si l’Ame était seule et qu’elle ne connût rien en dehors d’elle-même.»
(E IV, pr. 18, sc..) et «Qui a un corps possédant un très grand
nombre d’aptitudes, la plus grande partie de son Ame est éternelle»
(E V, pr. 39) (Nous développerons, bien entendu, le cheminement
nécessaire entre ces trois textes de Spinoza.) Cependant, s’il est bien
clair chez Spinoza que l’on ne pourrait soustraire l’âme au corps (la
différence principale ici étant que l’âme n’est pas l’essence du corps
mais son idée) les efforts de la raison visent à atténuer et à modérer
les passions qui, effectivement, troublent autant l’âme que le corps
puisqu’elles les rendent passifs. Mais loin de vouloir éradiquer la
dépendance physique, Spinoza œuvre dans le but de la rendre plus
adéquate, ce qui est très différent.
31 E II, pr. 23: «Mens se ipsam non cognoscit, nisi quatenus Corporis
affectionum ideas percipit.»
32 «Intellectio … proprie mentis passio est» (DESCARTES, Seconde
lettre à Régius de mai 1641)
33 CT, II, XV, 5. F. ALQUIE soulève également ce problème (op. cit. p.
184) et y attribue toute l’obscurité du CT. Il en déduit la suprématie
de l’intuition, où la chose agit sur le sujet, par rapport à la déduc-
tion. Bien qu’il nous semble pouvoir affirmer cette même suprématie,

392
notes chapitre v

il ne saurait être question d’une passivité dans l’intuition telle que


celle-ci détermine la connaissance du troisième genre.
34 E II, pr. 43, sc.
35 E II, pr. 49, sc.
36 E II, pr. 16, cor. II et E I, app.
37 E II, pr. 29
38 Nous nous permettons d’employer ce terme bien que Spinoza distin-
gue nettement les idées des signes, ceux-ci compris comme des sym-
boles ou images des images (cf. E II, pr. 18, sc.): nous l’employons ici
dans le sens plus simple d’indication.
39 «Ideae inadæquatæ, & confusæ eâdem neceßitate consequuntur, ae
adæquatæ, sive claræ, ae distinctæ ideæ.» (E II, pr. 36)
40 Spinoza dit ainsi clairement en qoui consiste l’erreur: ce n’est pas le
fait de percevoir l’effet d’un corps sur le nôtre (c’est-à-dire imaginer),
mais le fait de ne pas considérer ces idées en tant qu’idées incom-
plètes qui n’expriment pas leur propre cause (cf. E II, pr. 17, sc.):
«l’Ame n’est pas dans l’erreur parce qu’elle imagine; mais elle est
dans l’erreur, en tant qu’elle est considérée comme privée d’une idée
qui exclut l’existence de ces choses qu’elle imagine comme lui étant
présentes.»
41 E III, pr. 2, sc.
42 E II, pr. 9, sc.
43 E III, pr. 9
44 La critique spinoziste du langage semble particulièrement pertinente
en ce que Spinoza semble avoir évité de tomber dans le piège du
rêve du supra-langage comme Descartes (cf Lettre à Mersenne du
29 novembre 1629). En effet, c’est Nietzsche qui, dans un texte sur
le cogito cartésien (cf PBM, 17 et OP 301), parvient à démontrer
comment Descartes est lui-même tombé dans le piège qu’il voulait
éviter à tout prix: se mettant en garde contre les imprécisions du
langage, il a bien distingué le mot de l’idée, or, formulant le cogito,
il lui a bien semblé être à l’abri de toute confusion puisque la
réalité du cogito lui semblait immédiate et sans médiations. Or, dit
Nietzsche, le cogito, dans son énoncé, (au même titre que la Raison)
ne saurait être autre chose qu’une fiction imaginaire c’est-à-dire un
concept formulé non pas par «l’esprit pur», mais par la médiation
nécessaire d’un esprit toujours déjà lié au corps. En somme, il est
vain de penser que le langage, bien qu’il parle des choses simples,
en soit réellement l’expression: il est, d’une part, une simplification
abusive de la complexité du réel, mais surtout, toujours déjà colorié
par les affections de l’ensemble du corps et de l’âme. Point de
langage objectif et précis, or, et c’est très précisément ce que sait
également Spinoza, point de dépassement du langage possible non
plus (NIETZSCHE, FP XVI, 522). C’est bien pourquoi Spinoza se

393
notes
philosophie de la puissance …

sait obligé, tout en critiquant le langage, d’avoir parfois recours à


un langage anthropomorphisant (présentant la substance comme
un sujet, etc.) tout en insistant sur l’extrême nécessité de s’accorder
sur un sens très précis de chaque mot important. (cf la notion de
perfection ou de réalité, préface de l’Éthique IV). Tout le travail de
Spinoza dans l’Éthique consiste bien dans l’élaboration d’une termi-
nologie qui n’est certes pas à l’abri des pièges dénoncés par Spinoza,
mais qui a l’avantage non seulement de les reconnaître, mais de les
embrasser dans le travail. Ainsi, Spinoza sait fort bien qu’au même
titre que la connaissance ne saurait exclure l’imagination et les
affections physiques (nous y reviendrons) mais doit les comprendre,
le discours ne saurait écarter les manques inhérents au langage mais
doit les envelopper.
45 Bien que cette condition existentiale n’a aucun sens tragique pour
Spinoza, mais relève simplement de la nécessité universelle, nous
voyons souvent dans les textes de Spinoza des allusions à l’enfance
comme étant un état bien incomplète et malheureux. Effectivement,
un enfant est totalement borné à percevoir les choses selon ses affec-
tions physiques, dans une perspective d’autant plus étroite que son
corps n’est pas encore très développé. Cependant, cette limitation
n’est en rien de sa faute: ce n’est certainement pas parce qu’il ne fait
pas les effort suffisants que l’enfant ne peut pas percevoir correcte-
ment le monde (au contraire, tous ses efforts visent à améliorer et à
augmenter les capacités de son corps, cf le très beau texte de l’E V,
pr. 39, sc.), mais uniquement parce que telle est sa condition natu-
relle: ainsi, dit Spinoza, lorsque nous considérons les enfants dont
les comportements nous agacent, il faudrait à tout moment garder
en vue le fait qu’ils ne peuvent effectivement agir autrement. Il en est
de même pour les adultes au sens plus général: en d’autres termes,
la connaissance inadéquate reste absolument liée à notre condition
naturelle en tant que nous sommes des êtres qui seront toujours en
une certaine mesure déterminés par l’extérieur.
46 Tout comme nous ne pouvons pas suspendre notre jugement, cf.
supra et la critique de Descartes in E II, pr. 49, sc.
47 Exemple de la règle de trois (souvent repris par Spinoza) dans E II,
pr. 40, sc. II. (cf aussi CT, II, 1, 3) Cette difficulté, outre sa présence
incontestable dans la connaissance du premier genre (qui est loin
d’être toujours nécessairement fausse: ce n’est même pas l’objet de
Spinoza d’en dénoncer la fausseté, seulement sa mauvaise qualité)
s’étend largement à un certain nombre de comportements qui en
apparence sont très vertueux. C’est le cas du comportement droit
et charitable exercé sous les commandements de la morale et de la
religion, qui pourtant, aux yeux de Spinoza, ne saurait constituer
une vertu véritable dans la mesure où l’observance d’une règle relève
rarement d’une réelle connaissance de cause, dans lequel cas cette
même règle serait superflue (cf. E IV, pr. 23 et 38, sc. I)

394
notes chapitre v

48 A. DARBON estime effectivement que «la partie théorique de la


doctrine de la Raison n’a jamais été très solidement établie» (Études
spinozistes, p. 90): une attention approfondie à la nature des idées
ainsi qu’à la nature des notions communes (lesquelles, pour le même
auteur, ne répondent pas aux exigences des l’adéquation) aurait pu
éviter cette incompréhension.
49 La mémoire est pour Spinoza une fonction corporelle soumise aux
lois de l’association: ayant une fois été affecté par deux ou plusieurs
choses en même temps, l’âme se souviendra des autres choses en
même temps que la première la prochaine fois qu’elle en sera affectée
(E II, pr. 18).
50 E II, pr. 49, sc.
51 E II, pr. 17
52 E II, pr. 33. La démonstration met en évidence la raisons: si l’on
admet l’existence d’un être positif qui se définirait par la fausseté, il
faudrait en conclure que la fausseté, c’est-à-dire une négation, puisse
constituer un mode d’un attribut de la substance. Or, celle-ci étant
puissance d’exister absolue, une telle négation est inconcevable: il
n’y a donc pas d’être dont l’identité serait la fausseté.
53 E II, pr. 35
54 «Per Affectum intelligo Corporis affectiones, quibus ipsius Corporis
agendi potentia augetur, vel minitur, juvatur, ver coërcetur, & simul
harum affectionum ideas.» (E III, déf. 3) L’affection doit ainsi être
comprise comme l’effet premier d’un corps sur un autre: il s’ensuit
une variation de son état qui peut être qualifiée de sentiment ou
d’affect, c’est-à-dire la doublure mentale de l’effet physique, avec la
différence que la notion d’affect englobe le passage à une perfection
plus ou moins grande qu’auparavant. En d’autres termes, bien
que l’on puisse parler de simultanéité entre l’affection et l’affect (il
n’y a effectivement pas de séparation réelle entre le moment d’une
affection et la variation de puissance qu’elle implique) il y a entre les
deux une différence de nature: l’affection comprend un état du corps
affecté et implique la présence du corps affectant, tandis que l’affect
comprend le passage d’un état à un autre.
Cette précision n’empêche pas, cependant, que la définition de l’af-
fection soit comprise (cf supra et E III, déf. générale des affections.)
55 E III, pr. 12: «Mens, quantum potest, ea imaginari conatur, quae
Corporis agendi potentiam augent, vel juvant.»
56 E III, déf. générale des affections.
57 E IV, pr. 5
58 En effet, «il est impossible que l’homme ne soit pas une partie de la
Nature et ne puisse éprouver d’autres changements que ceux qui se
peuvent connaître par sa seule nature et dont il est cause adéquate.»
(E IV, pr. 4)

395
notes
philosophie de la puissance …

59 Par conséquent, Spinoza n’entend donc pas nécessairement par


passion tout état émotionnel particulièrement fort qui nous déter-
minerait: la passion peut être très faible comme très forte; mais,
de même, l’idée adéquate peut à son tour nous apporter le même
sentiment d’intensité et de verve qu’une passion. La différence est
que nous serons dans ce cas dernier la cause adéquate de notre
puissance. Il s’ensuit ainsi une étonnante affinité entre ce qui pour
Spinoza est la connaissance adéquate et ce que Nietzsche appelle «la
grande passion»: les fils inextricables du langages ayant été démêlés,
il apparaît ainsi d’une part, que Spinoza, contrairement à ce qu’a pu
penser Nietzsche, ne cherchait pas à radier les passions de la vie des
hommes, mais encore, d’autre part, que ce qui dans la terminologie
nietzschéenne la plus positive relève de la plus grande passion n’est
autre que l’action à l’état pur chez Spinoza.
60 E III, pr. 9, dém. La conscience, chez Spinoza n’est rien d’autre
que le dédoublement d’une idée dans sa forme logique: d’une idée
donnée, je sais que j’ai une idée et ainsi à l’infini. La conscience est
donc immédiate, mais ne dépasse pas la portée de l’idée première,
ce qui signifie que, contrairement à une conception traditionnelle
de la conscience, elle ne saurait constituer une «identité du sujet».
Nietzsche restera tout à fait proche de la conception spinoziste de
la conscience, puisqu’elle est immédiate à la perception sans pour
autant pouvoir constituer un lieu de retrait et d’observation d’un
sujet qui «apprendrait à connaître».
61 Conformément à la tendance de son époque, Spinoza ne développe
pas du tout l’idée de la vie biologique instinctive: c’est une notion
inconnue de ce point de vue-là.
62 E III, pr. 9, sc. Il est à remarquer que Spinoza, se formulant ainsi,
renverse à la lettre la formulation d’Aristote affirmant que «Nous
désirons une chose parce qu’elle nous semble bonne, plutôt qu’elle
ne nous semble bonne parce que nous la désirons: le principe, c’est
la pensée.» (ARISTOTE, Métaphysique, livre Λ, 1072 a). Comme
nous l'avons déjà constaté auparavant, l’énoncé de Spinoza qui est
primordial pour toute compréhension du spinozisme en tant que tel,
montre l’ampleur du renversement des tables morales que Spinoza
accomplit bien avant Nietzsche. En effet, non seulement Spinoza
affirme qu’en aucun cas, la détermination des valeurs morales ne se
fonde sur une valeur inhérente aux choses, mais qu’elle se conçoit
en fonction de nos besoins les plus forts, mais de plus, il s’ensuit que
ces besoins ou ces déterminations qui sont d’abord d’ordre physique,
acquièrent une évidence et une valeur incontestable d’une façon qui
est radicale par rapport à toute une tradition philosophique. Spinoza
ne renverse pas seulement les tables morales en dénonçant le bien
et le mal en faveur du bon et du mauvais, mais de plus, il affirme
la nécessité philosophique et éthique d’investir pleinement notre
appartenance à la Nature.

396
notes chapitre v

63 DESCARTES, Règles pour la direction de l’esprit, XII. Cf aussi les


Méditations.
64 E II, pr. 37
65 E II, lemme 2
66 E II, déf. 1
67 E II, lemme 2, dém.
68 E II, pr. 7
69 E IV, pr. 29
70 E III, pr. 2
71 Cf Lettre 32 à Oldenburg
72 «Res nulla per id, quod cum nostrâ naturâ commune habet, potest
esse mala; sed quatenus nobis mala est, eatenus est nobis contraria.»
(E IV, pr. 30)
73 L’on remarque facilement ici le rôle utilitaire que joue la Raison dans
l’E.II, par rapport au rôle salvateur qu’elle aura dans l’E V.
74 L’expression peut paraître abusive dans la mesure où Spinoza
n’explicite jamais l’idée biologique. Cependant, elle est justifiée
ici, ce que montre l’analyse de. G. DELEUZE, (op. cit. p. 257). En
effet, il importe d’insister sur l’aspect biologique, réel et pratique
des notions communes: ce ne sont pas des idées universelles, ni des
liaisons mathématiques ou spéculatives entre les choses: leur réalité
est effective et constitue bien le seul passage possible entre la con-
naissance inadéquate et la connaissance adéquate. C’est du reste leur
absence dans les œuvres précédant l’Éthique qui fait que la théorie
de la connaissance y semble encore incomplète et obscure.
75 E II, pr. 37
76 E II, déf. 2
77 E II, pr. 38
78 E II, pr. 40 et dém.
79 Ce qui, bien entendu, ne signifie pas que la connaissance adéquate
découlerait de la connaissance inadéquate: l’enchaînement des idées
d’un même type est tout à fait rigoureux. Cependant, comme nous
allons le voir dans un passage prochain, il existe bel et bien un lien
entre la connaissance du premier genre et celle du deuxième. Sans ce
lien, qui est de l’ordre d’une certaine réalité physique, la théorie de
la connaissance spinoziste s’enliserait dans un discours mystique ou
religieux: s’il n’y avait pas de passage rationnel entre l’inadéquat et
l’adéquat, l’accession à l’adéquat devrait être garantie par l’interven-
tion d’un dieu-sujet.
80 E II, pr. 36
81 E II, pr. 44, cor. 1

397
notes
philosophie de la puissance …

82 E II, pr. 44. L’imagination considère effectivement une chose comme


étant présente seulement tant qu’une autre image n’en exclut pas
l’existence: elle est donc entièrement dépendante des affections
extérieures (E II, pr. 17 et cor.).
83 E II, pr. 18, sc.
84 Cf supra «Temps et éternité», le refus du temps linéaire
85 KANT, Critique de la Raison Pure, Analytique, «De la synthèse de la
reproduction de l’imagination».
86 L’expression est de G. DELEUZE et F. GUATTARI (Qu’est-ce que la
philosophie? Éditions de Minuit, Paris, 1992, conclusion)
87 Spinoza ne contestera évidemment jamais la validité du comporte-
ment prescrit par la morale humaniste ou la religion: au contraire,
et le TTP l’atteste, il est bien préférable pour ceux dont les moyens
intellectuels ne dépassent pas un certain niveau de les appliquer
rigoureusement puisque ces règles contribuent dans la plupart des
cas au maintien de la société démocratique et libre. Or, ce n’est pas
pour autant que ces règles peuvent être utiles que leur observation
témoigne d’une connaissance adéquate — dans ce cas, les règles
seraient, bien entendu, inutiles.
88 E II, pr. 43 et sc.
89 E III, préf.
90 C’est-à-dire toutes les conclusions sans fondement. L’ouï-dire n’en
est qu’une forme.
91 Exemple repris à plusieurs occasions par Spinoza dans l’Éthique.
92 E I, pr. 8, sc. 2, et TTP, VI.
93 E II, pr. 40, sc. 1
94 Ibid. sc. 2
95 E II, déf. 4. L’explication précise encore: «Je dis intrinsèques pour
exclure celle qui est extrinsèque, à savoir l’accord de l’idée avec
l’objet dont elle est l’idée.»
96 C’est pourquoi, déjà pour Spinoza comme plus tard pour Nietzsche,
la distinction entre essence et apparence n’est pas seulement inexac-
te, mais surtout inintéressante: toute idée comporte une affirmation
ou une négation, et constitue par là toujours une relation au réel.
97 C’est ce qui se passe dans le plein développement de la connaissance
du deuxième genre: lorsque nous parvenons à composer selon la
meilleure façon nos rapports extérieurs, nous pouvons ordonner
les affections suivant l’ordre adéquat de l’âme (E V, pr. 10). Cela
signifie très précisément que nous serons alors dans le rapport le
plus approprié au monde: effectivement, «par ce pouvoir d’ordonner
et d’enchaîner correctement les affections du Corps nous pouvons
faire en sorte de n’être pas aisément affectés d’affections mauvaises;»
(ibid., sc.)

398
notes chapitre v

98 E II, pr. 44, cor. 2. Il faut bien noter qu’il y a une nuance sensible
dans la conception de l’éternité telle qu’elle apparaît dans le livre
II et telle qu’elle existe dans le livre V: lorsque la raison conçoit
naturellement les choses comme éternelles et nécessaires, c’est d’une
façon bien plus générale que lorsque nous les comprenons dans leur
nécessité éternelle selon la connaissance du troisième genre. Nous
reviendrons sur ce point.
99 E I, pr. 16
100 Cependant, tous les hommes n’ont pas accès aux notions communes
dans la même mesure: c’est pourquoi, dit Spinoza, qu’il faut établir
«quelles notions sont utiles par-dessus les autres, et quelles ne sont
presque d’aucun usage; quelles en outre, sont communes et quelles
claires et distinctes pour ceux-là seulement qui sont libres de préju-
gés.» (E II, pr. 40, sc.. 1)
101 E IV, ch. 32
102 Spinoza oppose les notions communes aux Transcendentaux et aux
Idées générales: par là, il s’oppose également à la classification aris-
totélicienne par genres puisqu’elle dépend des affections personnelles
(E II, pr. 40, sc. 1)
103 TTP, ch. VII, Pl, p. 712—713
104 Ibid. p. 717
105 E II, pr. 39 et dém.
106 E IV, pr. 7. Une affection ne peut être dépassée que par une affection
plus forte, plus vive: s’il est facile de se débarrasser d’une passion,
ce n’est pas parce que nous avons une grande force de caractère,
mais parce que l’affection dont elle dépend n’est pas très puissante:
«c’est pourquoi la plupart croient que notre liberté d’action existe
seulement à l’égard des choses où nous tendons légèrement, parce
que l’appétit peut en être aisément contraint par le souvenir de quel-
que autre chose fréquemment rappelée; tandis que nous ne sommes
pas du tout libres quand il s’agit de choses auxquelles nous tendons
avec une affection vive que le souvenir d’une autre chose ne peut
apaiser.» (E III, pr. 2, sc..)cf aussi E IV, pr. 15
107 E III, pr. 11 et sc. Rappelons que la notion de perfection est
corrélative au degré de puissance inhérent à l’âme: le passage vers
une perfection moindre signifie ainsi qu’elle est au plus bas de ses
propres capacités.
108 E IV, pr. 41
109 En effet, dit Spinoza, «Quand l’Ame imagine son impuissance, elle
est contristée par cela même.» (E IV, pr. 55)
110 E III, pr. 2 et sc.
111 E III, pr. 58 et dém., et IV, pr. 59, dém.
112 E V, pr. 3. cf aussi G. DELEUZE, op. cit. p. 253

399
notes
philosophie de la puissance …

113 Cf. E IV, pr. 51, dém. Le contexte est différent mais le sens en est le
même.
114 E V, pr. 3 et 4, sc..
115 En effet, «La raison ne demande rien qui soit contre la Nature (…)»
(E IV, pr. 18, sc..) De même, dit Spinoza, «il est donc d’un homme
sage d’user des choses et d’y prendre plaisir autant qu’on le peut
(sans aller jusqu’au dégoût, ce qui n’est plus prendre plaisir). Il est
d’un homme sage dis-je de faire servir à sa réfection et à la répa-
ration de ses forces des aliments et des boissons agréables pris en
quantité modérée, comme aussi les parfums, l’agrément des plantes
verdoyantes, la parure, la musique, les jeux exerçant le Corps, les
spectacles et d’autres choses de même sorte dont chacun peut user
sans aucun dommage pour autrui. Le Corps humain en effet est
composé d’un très grand nombres de parties de nature différente qui
ont continuellement besoin d’une alimentation nouvelle et variée,
pour que le Corps entier soit également apte à tout ce qui peut suivre
de sa nature et que l’Ame soit également apte à comprendre à la fois
plusieurs choses.» (E IV, pr. 45, cor. 2. sc.)
116 CT, II, 1, 1
117 Ibid., II, 2, 2
118 Ibid.
119 Ibid. II, 1, 3
120 Ibid. II, 2, 2
121 V. DELBOS, Le Spinozisme, p. 97
122 TRE, 10
123 Ibid., 13
124 Ibid. 24
125 Nous n’avons pas encore parlé proprement dit du rôle de l’ima-
gination et de la positivité qui lui est propre: nous le ferons ulté-
rieurement, de façon à pouvoir la mettre en rapport avec la notion
d’imagination chez Nietzsche, ce qui est de la plus haute importance
pour l’association que nous faisons.
126 Rappelons que ce n’est finalement qu’ au début du livre V de l’Éthi-
que (cf. pr. 3) que Spinoza énonce la possibilité pratique ou empiri-
que de progresser de la connaissance inadéquate à la connaissance
adéquate, ayant parlé précédemment des notions communes comme
des notions innées.
127 E II, pr. 38
128 E II, pr. 40, sc.. 2. c’est le genre de connaissance qui «procède de
l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à
la connaissance adéquate de l’essence des choses.» (ibid.)
129 E IV, pr. 18, sc.

400
notes chapitre v

130 Il n’y a pas de différence pour Spinoza entre l’idée vraie et l’idée
adéquate, si ce n’est que l’adéquation se définit intrinsèquement (E
II, déf. 4) et la véracité extrinsèquement par rapport à l’objet (E I,
ax. 6). Ainsi, écrit Spinoza à Tschirnaus, «Entre l’idée vraie et l’idée
adéquate, je ne reconnais aucune autre différence que celle-ci: le mot
«vraie» se rapporte uniquement à l’accord de l’idée et de son idéat
(ideatum), tandis que le mot «adéquate» concerne la nature de l’idée
en elle-même; il n’y a ainsi aucune différence de fait en ces deux
sortes d’idées, si ce n’est cette relation extrinsèque.» (Lettre LX, Pl.
p. 1256)
131 En tant que nous percevons les choses par la raison, c’est-à-dire en
raisonnant par notions communes, nous les comprenons dans leur
réalité propre, non soumis aux déterminations extérieures: ainsi,
nous les percevons, et nous nous percevons par là même, avec une
certaine sorte d’éternité (E II, pr. 44, cor. et dém.)
132 E V, pr. 31, sc.
133 Cf TRE, 31
134 E IV, préf.
135 Notre jugement raisonnable peut en beaucoup être perturbé par des
causes extérieures; en effet, nous pouvons voir le meilleur et faire le
pire (cf. E IV, 17, sc.), et, dit Spinoza, «le Désir qui naît de la con-
naissance du bon et du mauvais, en tant qu’elle est relative à l’avenir,
peut plus aisément être réduit ou éteint par le Désir des choses qui
sont présentement agréables.» (E IV, pr. 16)
136 E IV, pr. 41
137 E IV, pr. 43 et dém.
138 E IV, pr. 39
139 Cf «Finitude, causalité, nécessité»
140 E IV, pr. 45
141 E IV, pr. 50
142 E III, déf. des affections 27 et E IV, pr. 44
143 E IV, pr. 35. cf aussi E II, pr. 49, sc. (fin); E IV, pr. 18, sc. et E IV, pr.
37
144 E IV, pr. 31, cor
145 Cf. TTP XIV, XVII, XVIII Notre analyse est ici volontairement des
plus sommaires. Notons simplement qu’il va de soi qu’une telle con-
ception refuse une société où les règles seraient dictées uniquement
par une autorité religieuse: nous savons déjà comment il se trouve
souvent que les doctrines religieuses et morales sont basées non pas
sur une connaissance véritable de l’ordre des choses (cf TTP, ch.
7, de l’interprétation des écritures et à propos des miracles), mais
comporte des confusion graves au sujet de la nature de Dieu et des
hommes: une telle société se révèle très souvent extrêmement injuste

401
notes
philosophie de la puissance …

et intolérante, et Spinoza, nous le savons suffisamment, en a fait


les frais bien de fois. Si le TTP et le TP sont des écrits qui traitent
explicitement de cette problématique, elle est tout aussi présente
dans l’ensemble de la correspondance. Nous renvoyons à l’ouvrage
d’A. MATHERON (Individu et Communauté chez Spinoza) pour
l’ensemble de cette analyse.
146 «Homo qui ratione ducitur, magis in civitate, ubi ex communi
decreto vivit, quâm in solitudine, ubi sibi soli obtemperat, liber est.»
(E IV, pr. 73)
147 Spinoza critique explicitement la philosophie stoïcienne en ce
qu’elle enseigne qu’il nous est possible de gouverner totalement nos
affections (E V, préf.) Il y a également une distinction délicate entre
Spinoza et les Stoïciens en ce que les deux pensées affirment qu’il
faille porter peines et malchances avec constance et patience (cf E II,
pr. 49, sc. 2). Cependant, pour Spinoza, il ne saurait être question
d’une acceptation d’un fardeau pénible mais nécessaire, comme la
pensée stoïcienne peut le laisser entendre (cf MARC-AURELE, et le
Manuel d’Epitctète. Nietzsche reprendra cette critique). La philoso-
phie spinoziste combat toute pensée de résignation: il s’agit bien de
transformer le maximum de passions en actions, et toute tristesse en
joie.
148 E IV, pr. 17, sc.
149 Effectivement, «la force et la croissance d’une passion quelconque,
et sa persévérance à exister, ne se définissent point par la puissance
avec laquelle nous persévérons dans l’existence, mais par la puis-
sance de la cause extérieure comparée à la nôtre.» (E IV, pr. 5)
150 E IV, pr. 69, cor.
151 E IV, pr. 59, dém. 2
152 E II, Ax. 1 suivant la pr. 13
153 E IV, pr. 56 et 57
154 E IV, préf.
155 E IV, pr. 24
156 E II, pr. 41
157 E IV, pr. 2 et 4
158 E IV, pr. 3
159 E IV, pr. 4, cor.
160 E V, pr. 3
161 E II, pr. 37
162 E V, pr. 25
163 La connaissance au sens le plus général en termes d’affectivité est
l’activité de tout être vivant: nul, dit Spinoza, ne peut nier que les
bêtes ne sentent (E IV, pr. 37, sc. 1) ce qui signifie que la structure
vitale est en tous points similaire à celle des humains. La connais-

402
notes chapitre v

sance ne saurait donc, en son premier sens, être conçue autrement


que comme l’activité primordiale de tout être vivant: adaptation aux
conditions de vie extérieures, persévérance dans l’être. De plus, il
découle de l’affirmation de Spinoza ci-dessus que le redoublement
réfléchi de la connaissance que nous appelons conscience n’est pas,
non plus, une propriété humaine: si les bêtes sentent, cela signifie
qu’elles sont affectées et en sont conscientes, c’est-à-dire ont une
notion de la présence de l’affection.
164 NIETZSCHE, HTH, 1, 252
165 A, 243, FP V, 11(321)
166 Cf. NP, p. 89, VP I, 1, I, 109 (trad. Bianquis)
167 OP, 250
168 FP XII, 2(108)
169 OP, 253, 264
170 LP, 147
171 Ibid.
172 A. 118
173 LP, 149
174 NP, § 10. GTG, §10: «Folgt nur nicht dem blöden Augen, so lautet
jetzt sein Imperativ, nicht dem Schallenden Gehöre oder der Zunge,
sondern prüft allein mit des GedankensKraft!» Nietzsche se réfère
au fragment 7, 3—5 de Parménide (Diels-Kranz).
175 Ibid. «Nur in den verblaßtesten, abgezogensten Allgemeinheiten, in
der leeren Hülsen der unbestimmesten Worte soll jetzt die Wahrheit
(…) wohnen». Nous reviendrons sur la critique nietzschéenne du
langage.
176 FP XIV, 14(93) S.W. XIII, 14(93): «sie drückt auf jeden Punkt, es
wiedersteht ihr jeder Punkt — und diese Summirungen sind in
jeden Falle gänzlich incongruent.»
177 FP XII, 6(25)
178 Nietzsche définit l’actif et le réactif dans les termes suivants: «Was
ist «passiv»? wiederstehen und reagiren. Gehemmt sein in der
vorwärtsgreifenden Bewegung: also ein Handeln des Widerstandes
und der Reaktion. Was ist «aktiv»? nach Macht ausgreifend.
«Ernährung» ist nur abgeleitet, das Ursprüngliche ist: Alles in sich
einschließen wollen.» S.W. XII, 5(64)
179 Ainsi, dit Nietzsche, les pensées, loin d’être à l’origine de ce qui nous
détermine, ne sont en réalité que les «ombres de nos sentiments, elles
sont toujours plus obscures, plus vides, plus simples que ceux-ci.»
(GS, 179)
180 A, 86
181 CI, «La Raison dans la philosophie», 3, GD: «Diese nase zum Beis-
piel, von der noch kein Philosophe mit Verehrung und Dankbarheit

403
philosophie de la puissance …
notes

gesprochen hat, ist sogar einstweilen das delikateste Instrument, das


uns zu Gebote steht: es vermag noch Minimaldifferenzen der Bewe-
gung zu konstatieren, die selbst das Spektroskop nicht konstatiert.»
182 FP V, 11(138) S.W. IX, 11(138): «Unser Gedächtniß beruht auf dem
Gleichsehen und Gleichnemen: also auf dem Ungenausehen; es ist
ursprünglich von der größten Grobheit und sieht fast alls gleich an.
(…) — Die Bewegung des Fußes als Vorstellung ist von der darauf
folgenden Bewegung höchst verschieden!»
183 En effet, dira Nietzsche, «Die Kraft und Macht der Sinne — dies ist
das Wesentlichste an einem wohlgeratenen und ganzen Menschen
(…)» «(S.W XII, 5(34))
184 FP XII, 5(56), S.W. XII, 5(56): «Alles, was als «Einheit» ins Bewußt-
sein tritt, ist bereits ungeheuer complizirt: wir haben immer nur
einen Anschein von Einheit. Das Phänomen des Leibes ist das rei-
chere, dentlichere, faßbarere Phänomen: metodisch voranzustellen,
ohne etwas auszumachen über seine letzte Bedeutung.»
185 VP I, 168
186 GS 355
187 Cf. PBM, préf.
188 Dès que nous nous situons dans une perspective faussée par rapport
au monde (ce qui en termes nietzschéens signifie une perspective
morale), il ne peut nous paraître autrement que monstrueux et acca-
blant. Ainsi, «Falls man das Dasein moralisch beurtheilt, degoutirt
es.» (S.W. XII, 5(62))
189 FP XII, 2(102)
190 «Personne, il est vrai, n’a jusqu’à présent déterminé ce que peut le
Corps, c’est-à-dire l’expérience n’a enseigné à personne jusqu’à pré-
sent ce que, par les seules lois de la Nature considérée en tant seule-
ment que corporelle, le Corps peut faire et ce qu’il ne peut pas faire
à moins d’être déterminé par l’Ame. Personne en effet ne connaît si
exactement la structure du Corps qu’il ait pu en expliquer toutes les
fonctions, pour ne rien dire ici de ce que l’on observe maintes fois
dans les Bêtes qui dépasse de beaucoup la sagacité humaine, et de
ce que font très souvent les somnambules pendant le sommeil, qu’il
n’oseraient pas pendant la veille, et cela montre assez que le Corps
peut, par les seules lois de sa nature, beaucoup de choses qui causent
à son Ame de l’étonnement.» ( SPINOZA, E III, pr. 2, sc.)
191 NIETZSCHE, A, 117, MR 117: «Wir sind in unserem Netze, wir
Spinnen, und was wir auch darin fangen, wir können gar Nichst
fangen, als was sich eben in unserem Netze fangen lässt.»
192 Ibid.
193 GS, 110, FW, 110: «Ursprung der Erkenntniss. — Der Intellect hat
ungheure Zeitstrecken hindurch Nichts als Irrthümer erzengt; einige
davon ergaben sich als nützlich und arterhaltend: wer auf sie stiess,

404
notes chapitre v

oder sie verebt bekam, kämpfte seinen Kampf für sich und seinen
Nachwuchs mit grösseren Glücke. Solche irrthümliche Glaubens-
sätze, die immer weiter verebt und endlich fast zum menschlichen
Art — und Grundbestand wurden, sind zum Beispiel diese: dass
es deuernde Dinge gebe, dass es gleiche Dinge gebe, dass es Dinge,
Stoffe, Körper gebe, dass ein Ding Das sei, als was es erscheine, dass
unser Wollen frei sei, dass was für mich gut ist, auch an und für sich
gut sei. Sehr spät erst traten die leugner und Anzweifler solcher Sätze
auf, — sehr spät erst trot die Wahrheit auf, als die unkräftigste Form
der Erkenntniss.»
194 Faut-il en conclure que la survivance n’est pas la question véritable
du principe du vivant? Certainement, puisque Nietzsche affirmera
par ailleurs que l’instinct de conservation n’est rien: ce que veut la
volonté de puissance, c’est augmenter la puissance De même, nous
devons nous rappeler que la vie n’est que l’un des cas de figure de la
volonté de puissance: «La vie, étant la forme de l’être qui nous est
le plus connue, est spécifiquement une volonté d’accumuler la force:
-Tous les procès de la vie ont là leur levier; rien ne veut se conserver,
tout doit être additionné et accumulé.» (VP III, 296). Sur la concep-
tion nietzschéenne de la mort, cf. notre chapitre Finitude et causalité.
195 VP III, 285
196 »L’utilité de la conservation — et non point un besoin quelconque,
abstrait et théorique, de ne pas être trompé — se place comme motif
derrière l’évolution des organes de la connaissance …, ces organes
se développent de façon à ce que leur observation suffise à nous
conserver.» (VP II, 270)
197 GS, 355, FW 355: «etwas Fremdes soll auf etwas Bekanntes zurüc-
kgeführt werden.»
198 Notons ici que ce qu’exprime ainsi l’instinct de connaître n’est pas
pour autant une tendance simple, mais doit être, conformément à la
pensée de Nietzsche à l’époque de ce texte (1886), l’expression d’une
multiplicité de vouloir. En effet, Nietzsche traversera plusieurs étapes
successives dans l’élaboration de sa pensée concernant la connais-
sance. Si ses écrits de jeunesse (notamment Schopenhauer éducateur)
tendent à mettre en avant l’idée d’une force vitale, une énergie
inhérente à toute matière à s’approprier le monde extérieur, qu’il
traduira par la suite par le concept schopenhauerien de la volonté au
sens le plus général, ses recherches ultérieures le mèneront à réfuter
cette notion de volonté générale. Dès l’époque d’Aurore, il n’y a plus
une volonté qui veut pour tout ce qui est vivant, mais des volontés,
des mobiles de puissance qui nous meuvent, nous font agir et réagir.
Lorsque Nietzsche définira toute action comme une expression de la
volonté de puissance, dans ses formes les plus variables et multiples
(PBM 19, 36, VP III, 294), il ne pourra plus être question d’un
principe unitaire, mais de la complexité de l’ensemble des forces que

405
notes
philosophie de la puissance …

nous constituons, nous faisant agir par une variété de mobiles aussi
complexes que notre vécu.
199 VP III, 272
200 La mémoire est ainsi une faculté essentiellement sélective qui tisse
le trame du vécu — c’est aussi pour cela que toute temporalité est
achronologique.
201 Le retournement est total, car «Nicht die Natur täuscht uns, die
Individuen und fördert ihre Zwecke durch unsere Hintergehung:
sondern die Individuen legen sich alles Dasein nach individuellen
d.h. falschen Maaßen zurecht; wir wollen damit Recht haben und
folglich muß «die Natur» als Betrügerin erscheinen (…). Alles was
in uns vorgeht, ist an sich etwas Anderes, was wir nicht wissen: wir
legen die Absicht und die Hintergehung und die Moral erst in die
Natur hinein.» (S.W. IX, 11(7)
202 Cf. SPINOZA, E I, app.
203 FP V, 11(60), S.W. IX, 11(60): «Wir können eine Reihe von Nachei-
nander’s angeben, die zu einem Zwecke führer — aber 1) es ist nicht
die vollständige Reihe, sondern eine erbärmliche Auswahl 2) wir
können kein Glied der Reihe aus freien Stücken machen, wir wissen
nur mehr oder weniger, daß es sich machen wird.»
204 Ainsi, elle risque bien d’être «plate, amère, laide, répugnante, non
chrétienne, immorale … Car il y a de telles vérités.» (GM, I, 1)
205 GS, 110 (nous soulignons)
206 Pour Nietzsche, tout comme pour Spinoza, le traitement du monde
en tant qu’unité dénombrable est essentiellement faux: la nature
n’est pas constituée par des parties (cf. SPINOZA, Lettre XII)
207 PBM, 4, JGB, 4: «dass ohne ein Geltenlassen der logischen Fiktio-
nen, ohne ein Messen der Wirklichkeit an der rein erfunderen Welt
des Unbedingten, Sich-selbst — Gleichen, ohne eine beständige
Fälschung der Welt durch die Zahl der Mensch nicht leben könnte,
— dass Verzlichtleisten auf falsche Urtheile ein Verzlichtleisten auf
Leben, eine Verneinung des Lebens wäre.»
208 «Etwas dürfte wahr sein: ob es gleich im höchsten Grade schädlich
und gefährlich wäre: ja es könnte selbst zur Grundbeschaffenheit
des Daseins gehören, dass man an seiner völtigen Erkenntniss zu
Grunde gienge, — so dass sich die Stärke eines Geistes darnach
bemässe, wie viel er von der «Wahreheit» gerade noch aushielte,
dentlicher, bis zu welchen Grade es sie verdünnt, verhüllt, versüsst,
verdumpft, verfälscht nöthig hätte.».» (JGB, 39)
209 Il y a bien une «double falsification, à partir des sens et à partir
de l’esprit, pour maintenir un monde de l’étant, du permanent, de
l’équivalent etc.» (FP XII, 7(54)
210 EH, IV, 5
211 OP, 109

406
notes chapitre v

212 Cf. G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, p. 108


213 NIETZSCHE, PBM, 1 JGB, 1: «Was in uns will eigentlich «zur
Wahrheit», — In der That, wir machten lange Halt vor der Frage
nach der Ursache dieses Willens, — bis wir, zuletzt, vor einer noch
gründlicheren Frage ganz und gar stehen bleiben. Wir fragten nach
dem Werthe dieses Willens. Gesetzt, wir wollen Wahrheit: warum
nicht lieber Unwahrheit? Und Ungewissheit? Selbst Unwissenheit?
Das problem wom Werthe des Wahrheit trat vor uns hin, — oder
waren wir’s, die vor das Problem hin traten? «
214 L’expression de «psychologie du savoir» est de Ch. ANDLER
(Nietzsche, t. II, p. 119) qui veut montrer ce qui, dans la théorie de
la connaissance nietzschéenne, reste redevable à Schopenhauer, aux
moralistes français et à Platon. Cet héritage restant incontestable,
l’explication d’Andler semble cependant minimiser la portée de
la question de Nietzsche: savoir ce qui en nous nous fait préférer
la vérité à la non-vérité n’est pas simplement une interrogation
psychologique, mais détermine réellement de quel type généalogique
nous relevons: il y est question d’une prédominance de forces actives
ou réactives. En cela, la théorie de la connaissance nietzschéenne
nous semble présenter bien plus d’affinités avec la pensée de Spinoza
qu’avec celle de Platon ou même de Schopenhauer — affinités tout à
fait occultées par Andler comme par la plupart des commentateurs.
215 NIETZSCHE, GM, I, 2
216 En effet, dit Nietzsche, «Sans non-vérité ni société ni civilisation. Le
conflit tragique. Tout ce qui est bon et tout ce qui est beau dépend
de l’illusion: la vérité tue — qui plus est, elle se tue elle-même (dans
la mesure où elle reconnaît que son fondement est l’erreur).» (LP, III,
176)
217 VP III, 283
218 GS, 344, FW 344: «Inwiefern auch wir noch fromm sind»
219 PBM, 6
220 VP III, 280 d
221 GS, 344
222 Ibid.
223 LP, III, 177
224 Cf. ZTH, 1, «Des contempteurs du corps»
225 Ibid.
226 Cf. A, 39. Nietzsche montre comment le culte de la spiritualité pure
enseigne à mépriser le corps et à déprécier l’homme en tant que
véhicule de ce corps et des instincts: les tortures qui sont infligés au
corps aboutissent à une dénaturation de tout le système nerveux et
à une hyperexcitation dont la seule issue réside dans l’extase. Enfin,
«leur système était à son comble lorsqu’il prenait l’extase pour but

407
notes
philosophie de la puissance …

suprême de la vie et pour critère permettant de condamner toutes les


choses terrestres.» La réflexion nietzschéenne se laisserait volontiers
comparer aux critiques spinozistes de l’ascétisme et du mépris du
corps en général (cf. SPINOZA, E IV, pr. 45, cor. II, scol.)
227 Sur les origines du contemplatif: «alle Erzengnisse ’seines geistes’
müssen seinen Zustand wiederspiegeln, also die Zunahme der Furcht
und der Ermüdung, die Abnahme seiner Schätzung des Handelns
und Geniessens;» (MR, 42)
228 C’est pourquoi, pour Nietzsche, la vérité (non celle qui est «utile»
mais celle qui appartient à la vie) est toujours femme (cf. PBM, préf.)
229 NP, «Vérité et mensonge au sens extra-moral»
230 OP, 234
231 VP t. II, III, 564 ed. NRF (trad. Bianquis)
232 Il en va de même pour le prétendu «immoralisme» nietzschéen: nom-
breux sont les commentateurs qui se sont vus heureux de reléguer
ainsi Nietzsche aux confins du paradoxe interne — et parmi eux,
certains de nos penseurs contemporains.
233 La distinction est exprimée par J. GRANIER (Le problème de la
vérité dans la philosophie de Nietzsche, p. 303—306) de façon très
claire, et a, de plus, l’avantage de mettre en lumière les abus de
l’interprétation heideggerienne de Nietzsche à cet égard. En effet,
Nietzsche ne vise pas à enrayer définitivement le concept de l’être
— si c’était le cas, le concept de volonté de puissance perdrait égale-
ment sa portée. En revanche, ce qu’il récuse, c’est le caractère absolu
et idéaliste de l’Etre (dont Heidegger n’est pas bien loin). Lorsque
Heidegger établit que la pensée nietzschéenne réduit l’Etre à «une
vapeur ou une erreur», exprimant par là sa «conception dominante
de l’être depuis les débuts de son travail philosophique» (HEIDEG-
GER, Nietzsche, t. I, p. 480), il omet de dire que Nietzsche visait très
précisément la conception de l’être dans sa forme la plus idéalisante:
à ce titre, il est bien une notion des plus vides, «les dernières vapeurs
de la réalité volatilisée.» (CI, 4).
234 NIETZSCHE, VP III, 276
235 A l’opposé de cette force créatrice se trouve la croyance en la vérité
absolue: «la croyance que le monde qui devrait être existe véritable-
ment, est une croyance des improductifs qui ne veulent pas créer un
monde tel qu’il doit être. Ils admettent qu’il existe déjà, ils cherchent
des moyens pour y parvenir. «Volonté du vrai» — c’est l’impuissance
dans la volonté de créer.» (FP XII, II, (285))
236 Cf. la très belle déclaration de Zarathoustra: «als ich lehrte: «bei
Allem ist Eins unmöglich — Vernünftigkeit!» Ein Wenig Vernunft
zwar, ein Same der Weisheit zerstreut von Stern zu Stern, — dieser
Sauerteig ist allen Dingen eingemischt: und der Narrheit willen ist
Weisheit allen Dingen eingemischt! Ein Wenig Weisheit ist schon

408
notes chapitre v

möglich: aber diese selige Sicherheit fand ich an allen Dingen: dass
sie liber noch auf den Füssen des Zufalls — tanzen.» (ZTH, III, «Vor
der Sonnen-Aufgang»)
237 GS, 374, FW, 374: «Die Welt ist uns vielmehr noch einmal «unen-
dlich» geworden: insofern wir die Möglichkeit nicht abweisen
können, dass sie unendliche Interpretationen in sich schliesst. Noch
einmal fasst uns der grosse Schander (…)»
238 ZTH, IV, «Das Nachtwandler-Lied»§ 6: «die Welt ist tief und tiefer
als der Tag gedacht!»
239 J. GRANIER, op. cit. p. 312
240 Cf. PBM, 296
241 C’est l’objet de l’ensemble des textes des deux volumes de la Volonté
de Puissance.
242 PBM, 108
243 La relation de Nietzsche à Socrate est ambivalente et mériterait une
analyse propre afin d’en dégager correctement tous les aspects: nous
nous contenterons ici de dire que si par moments Nietzsche n’hésite
pas à rendre hommage à Socrate, il est bien plus courant de voir ses
textes lui adresser des critiques cinglantes. Cette dernière position
est très nette lorsqu’il s’agit de la problématique de la connaissance
et de la vérité: il fait partie des «grands Sages» qui portent le même
jugement sur la vie: «elle n’a aucune valeur» (CI, «Le problème
de Socrate», 1) Sa conception de la vie relève des symptômes de
dégénérescence profondément anti-hellénistes, symptômes qui à leur
tour révèlent une fatigue et une incapacité essentielle à se rapporter à
la vie: «Urteile, werturteile über das Leben, für oder wider, können
zuletzt niemals wahr sein: sie haben nur Wert als Symptome, sie
kommen nur als Symptome in Betracht, — an sich sind solche
Urteile Dummheiten. Man muß durchaus seine Finger danach
ausstrecken und den Versuch machen, diese erstaunliche Finesse zu
fassen, daß der Wert des Lebens nicht abgeschätzt werden kann.»
(GD, Das Problem des Sokrates, 2)
244 Il est à remarquer que le mot «faible» revêt un sens tout particulier
chez Nietzsche: la faiblesse ne signifie pas nécessairement «moins
fort» que le fort: plus qu’une estimation de forces, le «faible»
exprime un certaine type de forces qui sont réactives avant tout. La
faiblesse peut, dans sa réactivité, l’emporter de loin sur la «force:
d’où le mot célèbre de la Généalogie de la Morale: «on a toujours
à défendre les forts contre les faibles». La faiblesse réside dans la
perversion des forces, et sépare la puissance de ce qu’elle peut, se
prenant elle-même comme mesure. C’est que qui est illustré dans
la Généalogie de la Morale (I, 13) par l’exemple de l’agneau qui
voudrait que l’aigle n’use pas de sa force, et qui triomphe en se
déterminant comme «le bien» face à la «méchanceté» de l’aigle.

409
philosophie de la puissance …
notes

245 Il est simple de voir en quoi la connaissance exprime une vie réactive
— il suffit pour cela de se rapporter aux affinités typologiques
fondamentales de la figure du prêtre, de l’ascète et de l’esclave. Le
fonctionnement de la connaissance est essentiellement le même que
la création des valeurs morales: il consiste dans le retournement des
forces. Voir à ce sujet La généalogie de la Morale. G. Deleuze déve-
loppe également les affinités et les distinctions entre la connaissance,
la morale et la religion (op. cit. pp. 111—114)
246 G. DELEUZE, op. cit. p. 115
247 GS, 324, FW 324: «Und die Erkenntniss selber (…) für mich ist sie
eine Welt der Gefrahren und Siege, in der auch die heroischen Ge-
fühle ihre Tanz — und Tummelplätze haben. «Das leben ein Mittel
der Erkenntniss» — mit diesen Grundsatze im Herzen kann man
nicht nur tapfer, sondern sogar fröhlich leben und fröhlich lachen!»
248 Combien ces transcriptions multiples sont aléatoires, nous le savons:
entre l’excitation nerveuse et l’image, il y a une première métaphore.
Ensuite, une deuxième, lorsque l’image est transformée en son. Une
troisième, finalement, encore plus vague que les deux précédentes,
lorsque ces impressions se voient transformer en concepts: «Tout
concept surgit de la postulation de l’identité du non-identique.
De même qu’il est évident qu’une feuille n’est jamais tout à fait
identique à une autre, il est tout aussi évident que le concept feuille
a été formé à partir de l’abandon de ces caractéristiques particuliers
arbitraires, et de l’oubli de ce qui différencie un objet d’un autre. Il
fait naître l’idée qu’il y aurait dans la nature, indépendamment des
feuilles, quelque chose comme la «feuille», une forme en quelque
sorte originelle, d’après laquelle toutes les feuilles seraient tissées,
dessinées, découpées, colorées, plissées, peintes, mais par des mains
si malhabiles qu’aucun exemplaire n’en sortirait assez convenable
ni fidèle pour être une copie conforme à l’original.» (NP, «Vérité et
mensonge au sens extra-moral», p. 211) Il est remarquable de voir
ici combien Nietzsche est proche des théories spinozistes: en effet,
pour Spinoza, aussi, le langage est essentiellement critiquable parce
qu’il traite de généralités sans fondement commun. Mais de plus, la
connaissance la plus haute ne saurait jamais être au niveau des no-
tions communes qui sont très précisément des concepts traitant des
relations entre les choses: elles sont adéquates, mais ne constituent
pas pour autant l’essence d’aucune chose singulière. En d’autres
termes, la connaissance spinoziste tout comme la connaissance
nietzschéenne se fonde sur le savoir de la singularité ou, mieux,
sur le savoir de la différence originelle de chaque chose en tant que
singulière: nous y reviendrons dans le chapitre suivant.
249 La vérité, toute vérité, n’est rien d’autre qu’une métaphore qui s’est
oubliée en tant que telle: cf. LP, III.
250 OP, 261

410
notes chapitre v

251 OP, 82
252 FP V, 11(80), S.W. IX, 11(80): «Die Erkenntniß hat den Werth 1)
die «absolute Erkenntniß» zu widerlegen 2) die objektive zählbare
Welt der nothwendigen Aufeinanderfolge zu entdecken.»
253 FP V, 11(65)
254 Pour Nietzsche, le «perspectivisme, condition fondamentale de toute
vie» (PBM, préf.)
255 Si l’être n’est autre que la volonté de puissance, toutes ses manifes-
tations lui sont également propres: «La fin et le moyen. -La cause
et l’effet. — Le sujet et l’objet. — Le faire et le pâtir. — La chose en
soi et le phénomène: Autant d’interprétations non pas des faits — et
dans quelle mesure peut-être des interprétation nécessaires (conser-
vatrices). Toutes allant dans le sens de la volonté de puissance.» (VP
I, 134 trad. Bianquis) cf. aussi PBM, 36.
256 Cf. NP, § 5. Nietzsche montre également que Schopenhauer a
maintenu cette conception de la nécessité des forces adverses, mais
en la rendant tragique, effroyable, ( cf. Le Monde comme volonté et
comme représentation, t. I, Livre II, 27) tandis que pour Héraclite
elle signifiait une assurance de l’éternelle justice fondatrice du deve-
nir: «Le dieu est jour nuit, hiver été, guerre paix, abondance famine.
Il change comme le feu mêlé d’aromates reçoit le nom de chaque
parfum.» (HERACLITE, frg. 71 (Diels-Kranz 67) trad. Y. Battistini
in Trois présocratiques, Gallimard, Tel 1988)
257 NIETZSCHE, VP III, 385
258 FP XII, 1(89), S.W. XII 1(89): «Wir gehören zum Charakter der
Welt, das ist kein Zweifel! Wir haben keinen Zugang zu ihrs als
durch uns: es muß alles Hohe und Niedrige an uns als nothwendig
ihrem Wesen zugehörig verstanden werden!»
259 VP, I, 168
260 VO, 21: «L’homme, celui qui mesure»
261 GM, II, 8, «der Mensch bezeichnete sich als das Wesen, welches
Werthe misst, werthet und misst, als das «abschätzende Thier an
sich».»
262 CI, 5
263 VP I, 29 tr. Bianquis
264 »Alle Geschehen aus Absichten ist reduzirbar auf die Absicht der
Mehrung von Macht.»» (S.W. XII, 2(88))
265 Cf. M. HEIDEGGER, Nietzsche, t. II, Pfullingen, Günter Neske,
1961 p. 106
266 VP I, 58, tr. Bianquis
267 OP, 304
268 »Das aufgeregte, lärmende ungleiche, nervöse Wesen macht den
Gegenstaz zur grossen leidenschaft: diese, wie eine stille düstere

411
notes
philosophie de la puissance …

Gluth im Innern wohnend und dort alles Heisse und Hitzige sam-
melnd, lässt den Menschen nach Aussen hin kalt und gleichgültich
blicken und drückt den Zügen eine gewisse Impassibilität auf.»
(MR. 471)
269 OP, 111
270 Si l’objet de la connaissance est la vie, elle ne saurait être qu’impi-
toyable — ce pourquoi il est impossible de la concilier avec l’idée de
compassion (cf. PBM, 171)
271 OP, 113
272 OP, 114. cf. aussi FW 249: «Der Seufzer des Erkennenden; _ «Oh
über meine Habsucht! In dieser Seele wohnt keine Selbstlosigkeit,
— vielmehr ein Alles begehrendes Selbst, welches durch viele
Individuen wie durch seine Augen sehen und wie mit seinen Händen
greifen möchte, — ein auch die ganze Vergangenheit noch zurüc-
kholendes Selbst, welches Nichts verlieren will, was ihm überhaupt
gehören könnte! Oh über diese Flamme meiner Habsucht! Oh, dass
ich in hundert Wesen wiedergeboren würde!» — Wer diesen Seufzer
nicht aus Erfahrung kennt, kennt auch die Leidenschaft des Erken-
nenden nicht.»
273 En effet, dit Nietzsche, «Erklärung» nennen wir’s: aber, «Bes-
chreibung» ist es, was uns vor älteren Stufen der Erkenntniss und
Wissenschaft auszeichnet. Wir beschreiben besser, — wir erklären
ebenso wenig wie alle Früheren.»» (FW, 112) La science ne saurait
jamais être mieux qu’une description puisqu’elle opère par images
qui sont déjà faussées en tant que perspectives.
274 Entre l’imagination et la Raison il y a, chez Nietzsche comme chez
Spinoza, un travail de remise en perspective, de revalorisation d’ima-
ges données — non pas une suppression de notre faculté d’imaginer:
«Qu’est-ce que l’imagination, la fantaisie? Une sorte de raison plus
grossière, non encore raffinée, — une raison qui commet de grosses
erreurs dans la comparaison et la systématisation (…) «(OP, 256)
275 Nous reviendrons ultérieurement sur le rôle de l’imagination chez
Nietzsche.
276 A, 501, MR 501: «Jetzt darf die Menschheit warten, jetzt hat sie
nicht mehr nöthig, sich zu überstürzen und halbgeprüfte Gedanken
hinunterzuwürgen, wie sie ehedem musste. Denn damals hieng das
Heil der armen «ewigen Seele» von ihren Erkenntnissen während
des kurzen lebens ab, sie musste sich von heut zu morgen entschei-
den, — die «Erkenntniss» hatte eine entsetzliche Wichtigkeit! Wir
haben den guten Muth zum Irren, Versuchen, Vorlaüfzig — nehmen
wieder erobert — es ist Alles nicht so wichtig! — und gerade
desshalb können Indiviuduen und Geschlechter jetzt Aufgaben von
einer Grossartigkeit in’s Auge fassen, welche früheren Zeiten als Wa-
hnsinn und Spiel mit Himmel und Hölle erschienen sein würden.»

412
notes chapitre v

277 OP, 224


278 HTH, I, 252, FP V, 11(69)
279 OP, 250
280 Comme Spinoza, Nietzsche critique vivement les erreurs véhiculées
par la langage (cf. supra). Le cas de la volonté est particulièrement
parlant: Schopenhauer semble avoir pensé que nous ne connaissons
que la volonté, mais que nous pouvons tout connaître d’elle et
qu’ainsi, elle est ce qui nous définit le mieux. Pour Nietzsche, la
volonté est quelque chose de fondamentalement complexe «dont
l’unité est purement verbale» et c’est dans l’unicité du mot que se
trouve la racine de tant de mauvaises perceptions. Dans tout acte de
volonté il y a une pluralité de sentiments et une pluralité de pensées
— pensées qui ne sauraient se retrancher de la volonté sous peine
de la voir s’évanouir (PBM, 19). Ici aussi, Nietzsche exprime une
affinité fondamentale avec Spinoza en ce qu’il affirme qu’il ne saurait
y avoir de séparation entre la volonté et l’entendement: toute idée,
toute pensée, comporte toujours déjà un jugement, c’est-à-dire une
affirmation ou une négation. Cette affinité ne doit cependant pas
faire oublier le fait que l’association de la volonté à l’entendement
s’articulera différemment chez Nietzsche de ce qui est la cas chez
Spinoza: là où Spinoza associe les deux afin de mettre en valeur
l’entendement, Nietzsche privilégiera évidemment la volonté avant
l’entendement. Nous reviendrons ultérieurement à cette question.
281 FP V, 11(162)
282 L’ensemble de ces interprétations a même donné lieu à un manifeste
visant à établir la défaillance et les dangers de la pensée nietzs-
chéenne: cf. «Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens» par A.
COMTE-SPONVILLE, L. FERRY, A. RENAULT etc.
283 Il convient seulement ici de citer de façon très générale, les œuvres
de S. KOFMAN et G. DELEUZE, ainsi que l’ article d’A. BADIOU
intitulé «Casser en deux l’histoire du monde» (Les conférences du
Perroquet», no. 37, Paris, décembre 1992.). Une remarque qui ne
manque pas d’être surprenante dans le contexte historique que nous
connaissons, est celle de HEIDEGGER: à propos du détournement
du sens de la Volonté de puissance en termes de «soif de pouvoir»
et de domination, il répond: «une nouvelle théorie de la volonté «en
tant que puissance» n’importe guère à Nietzsche. Les interprétations
politiquement élaborées de la pensée fondamentale de Nietzsche
favorisent le plus sûrement la banalisation dénoncée, sinon même la
suppression pure et simple de l’essence de la Volonté de puissance.
Et il est parfaitement indifférent si de la sorte les faux-monnayages
politiques alimentent la haine des Allemands ou doivent au contraire
«servir» à faire aimer l’Allemagne.» (Nietzsche, I, p. 504) (nous
soulignons).
284 PBM, 34

413
notes
philosophie de la puissance …

285 PBM, 296, JGB, 296: «Ach, was seid ihr doch ihr meine geschrie-
benen und gemalten Gedanken! Es ist nicht lange her, da wart ihr
noch so bunt, jung und boshaft, voller Stacheln und geheimer Wür-
zen, dass ihr mich niesen und lacher machtet — und jetzt? Schon
habt ihr eure neuheit ausgezogen, und einige von euch sind, ich
fürchte es, bereit, zu Wahrheiten zu werden: so umsterlich sehn sie
bereits aus, so herzbrechend rechtschaffen, so langweilig! Und war
es jemals anders? Welche Sachen schreiben und malen wir denn ab,
wir Mandarinen mit chinesischen Pinsel, wir Verwiger der Dinge,
welche sich schreiben lassen, was vermögen wir denn allein abzuma-
len? Ach, immer nur Das, was eben welk werden will und anfängt,
sich zu verriechen! Ach, immer nuch abziehende und erschöpfte
Gewitter und gelbe, späte Gefühle! Ach, immer nur Vögel, die sich
müde flogen und verflogen und sich nun mit der Hand haschen
lassen — mit unserer Hand!»
286 La connaissance est la passion qui, par définition, ne saurait
atteindre son but et sa satisfaction: «Einen Berg hinuntersteigen, die
Gegend mit den Augen umarmen, eine ungestillte Begierde dabei.
Die leidenschaftlich Liebenden, welche die Vereinigung nicht zu
erreichen wissen (— bei Lucrez) Der Erkennende verlangt nach
Vereinigung mit den Dingen und sieht sich abgeschieden — dies ist
seine Leidenschaft.» (S.W. IX, 11(69))
287 Nietzsche adresse cette critique cinglante contre ceux qui, sans
savoir ce qu’est la science et ce qu’elle exige, se montrent «tolérants
«vis-à-vis d’elle: «il vous manque cette conscience rigoureuse de
ce qui est vrai et réel, cela ne vous tourmente ni ne vous torture de
trouver la science en contradiction avec vos sentiments, vous ne
connaissez pas l’avide nostalgie de connaissance comme une loi
s’imposant à vous, vous ne voyez pas un devoir partout où il y a de
la connaissance, de ne rien laisser échapper de ce qui devient objet
de connaissance.» (PBM, 270)
288 GS, 293, FW, 293: «für den hat die Strenge ihres Dienstes, diese
Unerbitterlichkeit im Kleiner wie im grossen, diese Schnelligkeit im
Wâgen, Urtheilen, Verurtheilen (…)»
289 OP, 109
290 GS, 301, FW 301: «Wir, die Denkend-Empfinderen, sind es, die
wirklich und immerfort Etwas machen, das noch nicht da ist: die
ganze ewig wachsende Welt von Schätzungen, Farben, Gewichten,
Perspectiven, Stufenleitern, Bejahungen und Verneinungen.»
291 ZTH, III, «Von den drei Bösen», § 1: «(…) — als ob ein voller Apfel
sich meiner Hand böte, ein reifer Goldapfel, mit kühl saufter sam-
mtener Haut: — so bot sich mir die Welt: — als ob ein Baum mir
wirke, ein breitästiger, starkwilliger, gekrümmt zur lehre und noch
zum Fussbrett für den Wegmüden: so stand die Welt auf meinen
Vorgebirge: — (…) — nicht Räthsel genug, um Menschen-Liebe

414
notes chapitre vi

davon zu scheuchen, nicht Lösung genug, um Menschen-Wiesheit


einzuschläfern (…)»
292 VP II, 311
293 Cf. PBM, 11 et FP XII, 7(4)

chapitre vi
1 NIETZSCHE, FP XIV, 16(58), AC, 18
2 Cf. lettre à Overbeck le 30 juillet 1881
3 FP V, 11(194)
4 GS, 372
5 Cf. SPINOZA, E II, pr. 40, sc. 1
6 NIETZSCHE, ZTH I, «Von den Verächtern des Leibes», ««Leib bin
ich und Seele» — so redet das Kind. Und warum sollte man nicht
wie die Kinder reden? Aber der Erwachte, des Wissende sagt: Leib
bin ich ganz und gar, und Nichts ausserdem; und Seele ist nur ein
Wort für ein Etwas am Leibe. Der Leib ist eine grosse Vernunft, eine
Vielheit mit Einen Sinne, ein Krieg und ein Frieden, eine Heerde und
ein Hirt.»
7 FP V, 11(132)
8 Cf. DESCARTES, Méditations III
9 Il y a quatre textes principaux où Nietzsche critique Descartes d’une
manière qui ne manque pas d’affinités avec la critique spinoziste:
il s’agit des paragraphes 16 et 17 dans le PBM, et des fragments
300 et 301 des OP: en effet, le Cogito cartésien ne saurait jamais
être une vérité ou une certitude immédiate puisque, loin de relever
de la raison pure, c’est déjà un assemblage complexe de plusieurs
suppositions et de croyances: «Dans le savoir, la «certitude» est-elle
possible? La certitude immédiate n’est-elle pas une contradictio in
adjecto?» (OP, 301) Pour Nietzsche, la prudence cartésienne vient
bien trop tard: il s’est déjà pris dans le piège qu’il pensait pouvoir
éviter, puisqu’il a négligé le caractère éminemment subjectif du
cogito. Sur la critique nietzschéenne de Descartes, cf. S. KOFMAN,
Nietzsche et la scène philosophique, pp. 195—224.
10 VP II, 272
11 A. BOYER, critiquant le pragmatisme nietzschéen par rapport au
concept de la vérité croit bon de rappeller à Nietzsche «ce que savait
Spinoza, à savoir que toute idée est affirmative, et par là prétend être
vraie»: ainsi, dit Boyer, l’affirmation nietzschéenne qu’il n’y a pas de
vérité réduit la pensée à un paradoxe inextricable («affirmer «il n’y
a pas de vérité» veut dire «Il est vrai que rien n’est vrai», c’est-à-dire
«si p est vraie, elle est fausse» (BOYER in Pourquoi nous ne sommes

415
notes
philosophie de la puissance …

pas nietzschéens, «Hiérarchie et vérité», p. 26)) L’argumentation


contre Nietzsche est ici singulièrement malheureuse, puisque Nietzs-
che, premièrement, a bien reconnu après Spinoza que toute idée
était nécessairement affirmative (l’interprétation le présuppose, selon
toute évidence; c’est pourqoui toute idée est d’abord un «tenir-pour-
vrai»), deuxièmement, Nietzsche ne nie pas le concept de vérité mais
le concept de vérité absolue afin de bien souligner que la vérité est
une construction d’une valeur parfois parfaite, mais ne saurait être
inhérente à la nature.
12 Selon le mot de Birault, la condamnation nietzschéenne ne concerne
jamais l’anthropomorphisme du jugement de valeur, mais l’anthro-
pocentrisme au nom duquel le jugement est érigé en vérité. cf H.
BIRAULT, Heidegger et l’expérience de la pensée, p. 75
13 Cf. infra, p. 80
14 Ainsi, ce texte de l’Antéchrist attestant la nécessité pour Nietzsche
d’aller au-delà de toute opinion personnelle dès qu’il s’agit d’évaluer
réellement la valeur de quelque chose: «Menschen der Überzeugung
kommen für alles Grundsätzliche von Werth und Unwerth gar nicht
in Betracht. Überzeugungen sind Gefängnisse. Das sieht nicht weit
genug, das sieht nicht unter sich: aber um über Werth und Unwerth
mitreden zu dürfen, muss man fünfhundert Überzeugungen unter
sich sehn, — hinter sich sehn …» (AC, 54) Nous reviendrons ulté-
rieurement sur la question du dépassement de l’individu et du sujet.
15 Nous reviendrons sur le rapprochement possible entre les «genres de
connaissance» chez Spinoza et Nietzsche.
16 Le problème de toute science est effectivement qu’elle tend naturel-
lement à privilégier le point de vue de l’espèce plutôt que l’individu
(cf. FP V, 11(63)) La science a ainsi la même racine grégaire que
la morale. Qu’il en soit ainsi, encore une fois, ne pose pas de
problème en soi: en revanche, cela fausse toute la conception de la
connaissance si nous pensons que l’instinct de connaître est basé sur
une idée objective et simple d’aller vers le mieux: il n’en est rien, et,
ce que montre Nietzsche, c’est que derrière la tendance objective et
englobante de la science, il y a toujours des motifs passionnels c’est-
à-dire personnels qui règnent (cf. GS, 37).
17 AC, 52: «Unter Philologie soll hier in einem sehr allgemeinen
Sinne, die Kunst, gut zu lesen, verstanden werden. — Thatsachen
ablesen können, ohne sie durch Interpretation zu fälschen, ohne im
Verlangen nach Verständniss die Vorsicht, die Geduld, die Feinheit
zu verlieren.» Cf. aussi AC, 59. Citons également deux autres
textes où la probité apparaît comme la faculté déterminante pour
toute recherche véritable: «Redlichkeit, gesetzt, dass die unsere
Tugend ist, von der wir nicht loskönnen, wir freien Geister — nun,
wir wollen mit aller Bosheit und Liebe an ihr arbeiten und nicht
müde werden, uns in unserer Tugend, die allein uns übrig blieb, zu

416
notes chapitre vi

«vervollkommen»;»» (JGB, 227) «Habt da eine gute Vorsicht, ihr


höheren Menschen! Nichts nämlich gilt mir heute kostbarer und
seltner als Redlichkeit.» (ZTH, IV, «Vom höheren Menschen»)
18 J. GRANIER insiste particulièrement sur la nécessité de distinguer
l’interprétation de l’observation: l’on ne déchiffre pas un manuscrit,
mais l’interprète «se jette dans l’interprétation du même mouvement
par lequel il développe son appétit de vivre, de croître, de vaincre.»
(op. cit. p. 318)
19 A ce titre, J. GRANIER rappelle aussi que Nietzsche semble deman-
der la même rigueur philologique à ses lecteurs dans le déchiffrage
des textes. que ce qui est requis par le libre esprit qui veut connaître.
(op. cit. p. 502, cf. également M. BINDSCHEDLER, Nietzsche und
die poetische Lüge, Bâle; Verlag für Recht und Gesellschaft (Philoso-
phische Forschungen, Neue Folge. Herausgegeben von Karl Jaspers,
Band V) 1954)
20 «Ad omnes actiones, ad quas ex affectu, qui passio est, determina-
mur, possumus absque eo à ratione determinari.» (SPINOZA, E IV,
pr. 59) Une passion qui nous détermine à une action signifie une
joie: or, toute joie s’accordant avec la raison, toute passion joyeuse
pourra aussi être transformée en une action.
21 E V, pr. 4
22 E IV, pr. 35, sc.
23 NIETZSCHE, FP V, 11(132)
24 GM, I, 10
25 SPINOZA, TTP, ch. 16 Pl. p. 827. Remarquons tout d’abord qu’ici,
la dernière phrase montre bien que quel que soit la souveraineté du
droit naturel pour Spinoza (cf. ibid.) il n’en est pas moins vrai que la
recherche de la vie en société selon les préceptes de la raison appar-
tient de droit à l’effort qui est propre à chacun, en d’autres termes, à
son essence. Il est certain aussi que la propre vie de Spinoza n’a pas
pu manquer d’influencer largement sa pensée en faveur d’une société
réellement démocratique, où les droits de chacun seraient protégés.
Or, ce désir serait-il moins vrai pour Nietzsche? Nul autant que lui
n’a tant exprimé de douleur devant le bannissement social dont il se
sentait la victime, nul n’a autant exprimé le besoin d’avoir des amis
et des protecteurs dans un monde hostile et empreint de brutalité. La
correspondance de Nietzsche est douloureusement pleine d’appels de
ce genre.
26 NIETZSCHE, GM I, 10: «Während alle vornehme Moral aus
einem triumphirenden Ja-sagen zu sich selber herauswächst, sagt
die Sklaven-Moral von vornherein Nein zu einem «Ausserhalb», zu
einem «Anders», zu einem «Nicht-selbst», und dies Nein ist ihre
schöpferische That.»

417
notes
philosophie de la puissance …

27 Cette affirmation ne saurait pas négliger, bien évidemment, la criti-


que incessante de Nietzsche contre la démocratie — critique qui suf-
firait à l’éloigner radicalement de la pensée spinoziste. Sans vouloir
atténuer la violence parfois choquante de ces propos («la démocratie
est le christianisme naturalisé» (FP XIII, 10(77) et comporte une
«dénaturation des valeurs.»( ibid. 9(107)) nous oserions toutefois
suggérer que ces textes — comme tous les textes de Nietzsche,
souffrent particulièrement de leur isolation due au style proprement
nietzschéen, qui est celui de l’aphorisme. Il est manifeste que
Nietzsche est un auteur bien trop facile à citer: quelques phrases bien
placées — et voilà, la pensée nietzschéenne semble être fidèlement
reconstituée. Pourtant, c’est précisément l’inverse. C’est bien parce
que la pensée de Nietzsche se présente sous forme fragmentaire qu’il
faudrait ne jamais traiter un fragment sans avoir le souci de la tota-
lité, sans quoi toute sa pensée risque d’être sauvagement détournée.
La critique de la démocratie est un exemple particulièrement parlant:
les textes sont très nombreux où Nietzsche dénonce avec force la
«canaille ouvrière», les méfaits du progrès social, l’impossibilité du
rêve socialiste, etc. Certains anti-nietzschéens ont tout à fait raison
de dire qu’il faut cesser d’interpréter Nietzsche, pour au contraire,
le prendre à la lettre (A. BOYER, op. cit. p. 12). C’est incontestable
— à condition, bien entendu, de prendre le tout à la lettre! Dans
cette lumière, ne semblerait-il pas que la critique de la démocratie,
plutôt que d’exprimer son désir hautain de vouloir rendre esclave
et dépourvue des droits la majorité de la population, exprimerait
plus vraisemblablement la peur de Nietzsche de voir s’instaurer un
nivellement par le bas non pas au sens d’une libération des masses
populaires, mais au sens d’une fixation mortelle des valeurs arbitrai-
res posées comme plus vraies que les valeurs «aristocratiques»? En
d’autres termes, il serait étonnant de trouver des textes où Nietzsche
dévalorise la personne humaine — en revanche, sa hantise est bien
celle de voir se généraliser un certain nombre de valeurs éminnement
réactives et négatives au nom de la loi du plus grand nombre.
28 SPINOZA, TTP, ch. XVI, TP, ch. II, 4
29 E IV, pr. 35 sq.
30 E IV, pr. 73
31 E IV, pr. 19 et 20
32 Bien entendu, la structure inhérente du connaître comme étant
de l’ordre de l’erreur ne saurait se retrouver chez Spinoza: si, à la
rigueur, cette situation pourrait se dire de la connaissance inadéquate
dans le sens où le perspectivisme de la connaissance est inévitable,
il ne saurait en être ainsi dès lors que nous parlons de connaissance
adéquate: bien entendu, chez Spinoza, il y a non seulement quelque
chose à connaître, mais de plus, une très bonne façon de le connaî-
tre. Nous y reviendrons.

418
notes chapitre vi

33 E II, pr. 17, sc.


34 E V, pr. 21
35 E II, pr. 17 sc.
36 Ibid.
37 TTP, ch. 1, Pl. p. 633
38 VP I, 101 trad. Bianquis
39 N, W X, §54, Kröner: Fragments sur l’Energie et la Puissance,
Société Française d’Etudes nietzschéenes, Paris, Ed. Lettre Modernes,
1957, p. 31—32.
40 GS, 112
41 GS, 333
42 OP, 256
43 PBM, préf.
44 OP, 92
45 A, 497, MR, 497: «Das reinmachende Auge»: «es gibt eine Übung
und Vorschule des sehens (…)»
46 A ce titre, F. ALQUIE remarque justement que la conception spino-
ziste de l’imagination n’implique pas la conception plus moderne
où nous entendons la faculté de se représenter un objet absent en
le pensant en tant qu’absent (op. cit. p. 200). Cela est vrai, bien
entendu, en tant que nous considération l’imagination spinoziste
dans son premier sens, qui est plutôt négatif. Il en est tout autrement
lorsqu’elle coïncide avec la raison puisqu’il ne s’agit plus de penser
la chose en tant que présente.
47 Ainsi, dit il, «les deux, raison et imagination, mettent au monde
des enfants, mais la seconde se laisse plus aisément féconder et fait
beaucoup plus de fausses-couches et met au monde beaucoup plus
de monstres.» (NIETZSCHE, OP, 256)
48 OP, 94
49 Cf. R. MISRAHI, op. cit. p. 60—61. L’auteur insiste sur la part
d’activité que comporte l’image même lorsqu’elle constitue un affect
passif, en ce qu’elle implique une répétition d’un acte du corps:
«L’image est donc passive en ce sens qu’elle ne s’explique pas par
l’esprit seulement, et qu’elle exige le recours à un objet antérieure-
ment existant; mais en même temps c’est une action du corps qui la
suscite et cette action est susceptible d’être répétée.»
50 SPINOZA, E III, pr. 12
51 Ibid. pr. 13, 16, 17, sq.
52 «Je conçois le philosophe comme un terrifiant explosif qui met le
monde entier en péril.» (NIETZSCHE, EH, «Pourqoui j’ecris de
si bons livres, Les intempestives, 3) et «Je ne suis pas un homme,
je suis de la dynamite.» (EH, «Pourqoui je suis un destin», 1).S.

419
notes
philosophie de la puissance …

KOFMAN a consacré deux livres sur le thème de l’explosivité: cf.


Explosions I et II.)
53 G. BACHELARD, L’air et les songes, p. 7
54 NIETZSCHE, A, 471
55 FP V, 11(193), S.W. IX, 11(193): «Spinoza: wir werden nur
durch Begierden und Affekte in unserem Handeln bestimmt. Die
Erkenntniß muß Affekt sein, um Motiv zu sein. — Ich sage: sie muß
Leidenschaft, um Motiv zu sein.»
56 Lettre à P. Gast, août 1881
57 SPINOZA, E V, pr. 3
58 Ainsi, «ceux qui sont mal accueillis par leur maîtresse ne pensent à
rien qu’à l’inconstance des femmes et à leur fausseté de cœur, ainsi
qu’aux autres vices féminins dont parle la chanson; et tout cela est
oublié sitôt que leur maîtresse les accueille de nouveau.» (E V, pr. 10,
sc.)
59 E IV, pr. 37, sc. 2
60 NIETZSCHE, EH, «Pourquoi je suis si sage», 6
61 Il convient de citer tout ce passage: «Man bekämpft erstens jene do-
minirende Unlust durch Mittel, welche das lebensgefühl überhaupt
kein Wollen, kein Wunsch mehr; Allem, was Affekt macht, was
«Blut» macht, ausweichen (kein Salz essen, Hygiene des Fakirs);
nicht lieben, nicht hassen; Gleichmuth; nicht sie rächen, nicht sie
bereichern, nicht arbeiten; betteln: womöglich kein Weib, oder so
wenig Weib als möglich: in geistiger Hinsicht das Princip Pascal’s
«il faut s’abêtir». Resultat, psychologisch-moralisch ausgedrückt:
«Entselbstund», «Heiligung»; physiologisch ausgedrückt: «Hy-
ponotisirung, der Versuch Etwas für den Menschen annähernd zu
erreichen, was der Winterschlaf für einige Thierarten, der Sommers-
chlaf für viele Pflanzen der heissen Klimaten ist, ein Minimum von
Stoffverbrauch und Stoffwechsel, bei dem das leben gerade noch
besteht, ohne eigentlich noch in’s Bewusstsein zu treten.» ( GM, III,
17., p. 157)
62 SPINOZA, E III, pr. 18, sc. 2 et Déf. des affections, 17
63 NIETZSCHE, EH, «Pourquoi je suis si sage», 6
64 Remarquons ici que l’analyse de G. Bachelard met en lumière la
précision des métaphores nietzschéennes: la grande passion, c’est le
feu, mais c’est un feu glacial, brûlant non pas par combustion mais
par le froid: ainsi, «le feu est la volonté ardente de rejoindre l’air pur
et froid des hauteurs.» (op. cit. p. 156)
65 A, 471
66 GS, 382
67 SPINOZA, E IV, déf. 8

420
notes chapitre vi

68 E IV, pr. 24: «Ex virtute absolutè agere nihil aliud in nobis est, quàm
ex ductu rationis agere, vivere, suum esse conservare (hæc tria idem
significant), idque ex fundamento proprium utile quaerendi.»
69 A, 481, MR 481: «ihre Gedanken machen nicht eine leidenschaftli-
che Seelen-Geschichte aus, es gibt da keinen Roman, keine Krisen,
Katastrophen und Todesstunden zu errathen, ihr Denken ist nicht
zugleich eine unwillkürliche Biographie einer Seele (…)»
70 Bien entendu, la science intuitive n’a rien d’un mysticisme (cf. Ph.
GRANALORO, op. cit. p. 149: Granaloro fait un rapprochement
très juste entre Spinoza et Nietzsche en partant de la lettre jubilatoire
de Nietzsche à Overbeck lorsqu’il a lu Spinoza pour la première fois
(cf. lettre du 30 juillet 1881): en effet, il y a tout lieu de rapprocher
l’amor fati de l’amor intellectualis dei spinoziste (nous y reviendrons
amplement), cependant, comme nous le montrerons, Nietzsche
n’a pas fait «l’économie» de l’ «intellectualis» à cause du langage
prétendu mystique de Spinoza, mais pour d’autres raisons très
différentes.) ni même d’une intuition au sens irrationnel du terme:
elle est toujours, même sous ce nom, une connaissance rationnelle,
non-imagée, concernant exclusivement des réalités singulières.
Si, effectivement, Spinoza maintient dans l’Ethique l’expression
d’»intuition», c’est pour signifier une compréhension totale et immé-
diate, non déductive: nous y reviendrons.
71 E IV, pr. 25
72 Cf. S. ZAC, L’idée de vie … p. 20 et sq. Est-il permis de faire ce
rapprochement? Il semble que Spinoza nous y autorise: en effet,
«deus sive natura», de même, dans le Court Traité et les Pensées
Métaphysiques, la providence n’est autre que «la vie»: La substance
est ce qui est nécessairement, dont l’essence coïncide avec l’existence.
Elle exclut toute idée de fin ou de mort, ainsi que nous l’avons vu au
cours d’un chapitre précédent. Dès lorsque nous savons qu’elle ne
saurait se transcender, qu’il n’y a en elle aucune finalité autre que la
sienne propre, nous pouvons bien la nommer «vie».
73 Cf. F. ALQUIE, op. cit. conclusion
74 SPINOZA, E II, pr. 13
75 E V, pr. 21
76 E V, pr. 23
77 E V, pr. 28
78 E II, pr. 40, sc. 2
79 Dans l’ouvrage cité de nombreuses fois, F. ALQUIE pose une
question (cf. les sections III et IV du chapitre intitulé «Le désir et
la connaissance», pp. 298—304) qui semblerait pouvoir trouver
aisément une réponse ici. Il est clair, dit-il, que Spinoza affirme que
nous sommes actifs dès lors que nous avons des idées adéquates:
l’action, par suite, ne se définit pas dans l’intensité ou la force de

421
notes
philosophie de la puissance …

l’événement produit, mais de l’adéquation interne de sa cause. En


d’autres termes, avoir des idées adéquates, c’est être absolument
cause de ses idées. Nous pouvons sans peine concevoir une activité
dans l’âme: c’est tout le sujet des développements de la connaissance
par la raison. En revanche, dit Alquié, il est difficile, voire impossible
de comprendre à quelle sorte d’action correspondrait l’activité du
corps: le corps est, par définition, tout à fait dépendant des corps
environnants et ne saurait jamais à ce titre être réellement cause
totale de quoi que ce soit. Cette contradiction jetterait ainsi le
parallélisme spinoziste dans une impasse d’où il ne saurait sortir.
Mais cette impasse ne constituerait-elle pas un faux problème? Si
nous prenons garde à la définition de l’adéquation, nous voyons
qu’elle établit l’adéquation comme une cohérence interne et non
externe. Sachant par ailleurs que notre capacité de former des idées
adéquates n’exclut nullement notre dépendance extérieure continue
(nous faisons bien partie de la nature même si nous avons une majo-
rité d’idées qui sont adéquates), il semblerait nécessaire d’admettre
la possibilité du corps de pouvoir connaître une forme d’adéquation
(c’est-à-dire d’action) au même titre que l’âme: du point de vue de la
nature même de l’adéquation, rien ne l’interdit, au moins. Quant à
savoir en quoi consiste l’adéquation ou l’action du corps, elle devra
par définition être aussi interne que celle de l’âme: notre corps n’est
donc pas seulement actif en ce qu’il recèle une très grande force par
rapport à un corps comparativement plus faible, mais en ce que le
rapport qui le caractérise est investi de façon optimale. En ce sens,
la coordination dont fait preuve le corps de l’enfant qui apprend à
dessiner ou à écrire doit bien être de l’ordre de l’action: de même, la
coordination multiple dont peut faire preuve l’adulte dont le corps
reflète parfaitement la concentration mentale. L’activité du corps est
bien réelle, et consiste dans l’optimisation des possibilités internes:
c’est exactement ce que dit Spinoza à propos de la transmutation du
corps de l’enfant en un corps d’adulte (cf. E V, pr. 39, sc.).
80 E II, pr. 44 et cor. II
81 E V, pr. 4
82 E V, pr. 6 et sc.
83 E V, pr. 10
84 «Les images des choses se joignent plus facilement aux images se
rapportant aux choses connues clairement et distinctement qu’aux
autres.» (E V, pr. 12)
85 Remarquons ici, à la lumière du développement précédent sur
l’imagination en rapport avec Nietzsche, que les images dont parle
Spinoza ne sont vraisemblablement pas exclusivement de l’ordre
des images plastiques, mais consistent dans l’enchaînement et l’as-
sociation des choses de façon très conceptuelle. la question se pose

422
notes chapitre vi

effectivement ici à savoir dans quelle mesure les «images» de ce type


se distinguent des idées en tant que concepts.
86 E V, pr. 14: «Mens efficere potest, ut omnes Corporis affectiones, seu
rerum imagines ad Dei ideam referantur.»
87 E V, pr. 8
88 La valeur de l’imagination chez Spinoza est particulièrement
développée dans la thèse de doctorat de Ch. JAQUET intiulée Sub
specie aeternitatis: étude de l’origine des concepts du temps, durée et
éternité chez Spinoza (Université de Paris IV 1994)
89 E I pr. 27 et 28
90 E V, pr. 6 et dém.
91 E I, pr 15
92 E I, pr 14
93 E II, pr 17, sc. 2
94 E I, pr. 28, sc.
95 E II, pr. 40
96 Cf E I,pr. 8, sc. 2
97 L’on ne peut jamais remonter de l’effet à la cause chez Spinoza: à la
différence de Descartes, la causalité ne peut être connue qu’à partir
de la connaissance de la cause qui, elle, enveloppe l’effet. Inverse-
ment, il est impossible de conclure à une cause à partir d’un effet. cf
E I, ax. 4.
98 E II, déf. 1 et lemme II, dém.
99 E III, pr. 4
100 E V, pr. 39, sc.
101 Cf. E I, pr. 17, sc., E II, pr. 10, cor, E IV, pr. 4, dém. Certains textes
laissent penser que l’essence n’est pas simple, mais composée au
même titre que l’âme ou le corps: ainsi, la démonstration de la
proposition 3 de l’Ethique III établit que l’essence de l’Ame est
l’idée d’un corps existant en acte, et que cette idée est composée
de beuacoup d’autres dont les unes sont adéquates, d’autres ina-
déquates. Il semblerait donc qu’il faille dire que l’essence, en tant
qu’elle est essence d’un mode, peut être composée et qu’elle constitue
un ensemble d’idées ayant pourtant un seul et même but, qui est
celui de la persévérance dans l’être. En revanche, l’essence, en tant
qu’elle est conçue comme exprimant une partie de la puissance de
la substance (E I, pr. 24, cor et E III, pr. 7) doit nécessairement être
conçue comme simple (un degré de puissance précise et déterminée)
et éternelle (puisque participant de l’éternité de la puissance de la
substance).
102 E III, pr. 10, dém.
103 E V, pr. 29, dém.

423
notes
philosophie de la puissance …

104 La même expression est reprise dans le scolie de la proposition 40: il


s’agit bien de l’existence du corps et non du corps en tant qu’expres-
sion d’un des attributs de la substance.
105 E V, pr. 30, dém. Comme Spinoza montre à plusieurs reprises, nous
ne pouvons concevoir Dieu sans concevoir aussi son éternité: de
même, nous ne pouvons concevoir, qu’il contient toute chose en lui
et en est la cause (en tant que substance immanente), sans concevoir
aussi que toute chose exprime d’une certaine façon l’éternité divine.
106 Une idée inadéquate relève de l’imagination: c’est une idée que nous
formons à la suite de la production d’une image qui ne tient pas
compte de l’être réel d’une chose. Or nous savons que l’intensité
d’une image étant le résultat d’une affection de notre corps, elle ne
dépend pas de notre propre force mais de ce qui nous affecte (E IV,
pr. 5): si de nombreuses choses peuvent nous affecter de façon à ce
que nous en formions une même image, celle-ci risque d’être très
récurrente en nous (cf. E II, pr. 18, E V, pr. 11 et 13). C’est indubita-
blement le cas de l’idée que nous nous faisons de Dieu, puisque toute
notre civilisation en est impregnée.
107 E IV, pr. 14 Sans doute pourrions-nous même aller jusqu’à dire que
pour la grande majorité, l’idée que nous nous faisons de Dieu est si
inadéquate qu’elle ne saurait constituer que très rarement une idée
qui nous rende joyeux. Contrairement à l’idée adéquate de Dieu,
l’idée d’un Dieu juge, ou de l’éternité comme une existence post-
mortelle nous éloigne considérablement de notre propre puissance.
108 E II, pr. 35 et dém., E IV, pr. 1
109 E V, pr. 23, sc
110 E V, pr. 34, sc.
111 E I, déf. 8, expl.
112 E V, pr. 31, sc. Ceci n’empêchant pas que je puisse être plus ou
moins éternel: nous y reviendrons.
113 Nous ne faisons que rappeller ici ce que nous avons déjà traité dans
le chapitre consacré à la temporalité et à l’éternité.
114 E V, pr. 30
115 E V, pr. 29, dém.
116 Le terme d’indéfini exclut la nécessité d’une fin: E II, déf. 5)
117 L’essence de l’âme est d’être idée d’un corps existant en acte (E II, pr.
11 et 13): si elle n’est plus cette idée, elle ne pourrait être que si elle
changeait d’essence, ce qui est absurde, étant donné l’éternité et la
vérité éternelle d’une essence.
118 E I, pr. 24, E II, ax. 1
119 E I, pr. 24, cor. Ce qui, cela dit, n’impliquerait pas pour autant une
existence éternelle: celle-ci ne doit pas avoir de commencement. E IV,
ch. 32120

424
notes chapitre vi

121 E V, pr. 21: l’imagination consiste dans la faculté de se représenter


des choses comme présentes (E II, pr. 17, sc.), c’est-à-dire existant
en acte. Or, elle ne peut le faire que dans la mesure où elle affirme
l’existence actuelle de son propre corps. De même, la mémoire est
liée à l’affirmation de l’existence du corps (E II, pr. 18, sc.): par
conséquent, si le corps n’existe plus, il devra en être de même pour
l’imagination et la mémoire.
122 E II, pr. 32 et 34
123 E V, pr. 23, dém.
124 E I, déf. 6
125 E I, pr. 16
126 Cf. déf. 8
127 E V, pr. 27, dém.
128 E V, pr. 22: «In Deo tamen datur necessariò idea, quae hujus, &
illius Corporis humani essentiam sub æternitatis specie exprimit.»
129 E V, pr. 40, cor.
130 E V, pr. 38
131 E II, déf. 6
132 Il y a, bien entendu, une différence très nette de la perfection telle
qu’elle se conçoit au niveau de la connaissance du deuxième genre
et celle de la connaissance du troisième genre. Dans le premier cas,
c’est une perfection tenant à l’adéquation rationnelle des concepts de
l’entendement; dans le deuxième cas, la perfection tient à l’adéqua-
tion intrinsèque exprimée par une pensée qui se confond avec celle
de Dieu.
133 E V, pr. 39, sc.
134 »Homo liber de nullâ re minùs, quàm de morte cogitat, & ejus
sapientia non mortis, sed vitæ meditatio est.»(E IV, pr. 67)
135 Cf. PLATON, Phédon, 66a sq.
136 Les interprétations spinozistes varient sur ce point, qui, il est certain,
est extrêmement difficile: M. Gueroult semble plutôt favoriser l’idée
selon laquelle il s’agit l’essence des choses singulières, et non de
l’essence singulière de chaque chose. Pour lui, «l’Ethique ne parle
jamais d’une connaissance des essences singulières des choses, mais
seulement, ce qui est tout différent, d’une connaissance de l’essence
des choses singulières» (Spinoza, l’âme, p. 462). Il s’ensuit, pour
l’auteur, que «les essences des choses singulières, auxquelles atteint
la connaissance du troisième genre, ne seraient pas les essences
singulières de ces choses, essences différentes pour chacune, mais
simplement leur essence intime qui (………) est en toutes la même,
comme par exemple de l’homme, qui appartient à chaque homme
tout en étant la même en tous.» (ibid.) F. Alquié, de son côté, ne
reconnaît à la connaissance du troisième genre de réalité possible

425
philosophie de la puissance …
notes

que si nous consentons à perdre «une grande partie de ce qui semble


constituer notre essence singulière». (op. cit. p. 315)
137 Lettre du 3 janvier 1665, Pleiade, p. 1180
138 Lettre à Blyenbergh du 28 janvier 1665
139 E II, pr. 10, sc. Cf. aussi le Court Traité: Spinoza, tout en critiquant
aussi bien Platon qu’Aristote, affirme qu’il n’y a que des choses par-
ticulières et non générales: les idées générales, «auxquelles les êtres
particuliers doivent correspondre» (…) seraient dans l’entendement
de Dieu; ainsi de nombreux partisans de Platon ont dit que ces idées
générales, comme Animal raisonnable, etc, ont été créées par Dieu.
Et, bien que les partisans d’Aristote disent que ces choses ne sont pas
des êtres réels, mais seulement des êtres de raison, ils les considèrent
néanmoins comme des choses, puisqu’ils ont dit clairement que la
protection divine ne s’étendait pas sur les êtres particuliers, mais
seulement sur les espèces; Dieu, par exemple, n’a jamais étendu sa
protection sur Bucéphale, mais sur toute l’espèce cheval. Ils disent
aussi que Dieu n’a pas de connaissance des choses particulières
et passagères, mais seulement des générales qui, selon eux, sont
immuables. Mais c’est une ignorance de leur part, ainsi que nous
avons eu raison de le signaler, puisque seules les choses particulières
ont une cause et non les générales, car celles-ci ne sont rien.» (CT, I,
VI, 7)
140 Cf. E V, sc. pr. 36 et pr. 42, dém.
141 E V, pr 29: «Quicquid Mens sub specie æternitatis intelligit, id ex
eo non intelligit, quòd Corporis præsentem actualem existentiam
concipit, sed ex eo, quòd Corporis essentiam concipit sub specie
æternitatis.»
142 Cette question renvoie également à l’objection de Blyenbergh dans la
lettre à Spinoza du 19/2/65 (Pl p. 1154 sq). En effet, dit Blyenbergh,
il semblerait que «l’essence d’une chose ne comporte rien d’autre que
ce, qu’au moment considéré, on perçoit être en elle.». De cette façon,
tous les désirs les plus méchants devraient faire partie d’une essence
au moment où l’individu exprime de tels désirs: ainsi Dieu, dans la
mesure où il est cause de toute chose, serait cause aussi des méchan-
tes inclinations de notre esprit et de notre essence. Pour Spinoza, il
est évident que Blyenbergh non seulement se montre de mauvaise
fois dans son argumentation obstinée, mais, de plus, n’a jamais com-
pris la signification du terme «essence» au sens de Spinoza. Aussi
tente-t-il d’expliquer à son correspondant à travers l’exemple du
matricide de Néron, que cet acte relevait certes de l’ingratitude, de
l’impitoyabilité et de la rebellion, mais que ces qualificatifs ne sau-
raient déterminer l’essence de Néron (sur le sens multiple de l’action,
cf. aussi E IV, pr. 59, sc.). L’explication de Spinoza peut certes être
comprise en tant que l’ingratitude, la rébellion etc. expriment des ca-
ractères négatifs, et ne sauraient, en raison de leur négativité (c’est-à-

426
notes chapitre vi

dire de leur définition impropre: toute définition devant être positive)


définir une essence: ainsi, dit Spinoza «Aucune de ses qualifications
n’exprime le moins du monde une essence, et, pas suite, Dieu
n’en est pas cause, bien qu’il soit cause de l’acte et de l’intention
de Néron» (lettre XXII, Pl p. 1162). Cependant, la négativité des
qualifications n’est pas la seule raison: en effet, l’on peut remarquer
comme le fait F. Alquié, que les termes qualifiant Néron ne sauraient
être classés comme négatifs du seul fait qu’ils débutent tous trois par
«in-» et que c’est pour cela qu’ils ne peuvent constituer une essence:
dans ce cas-là, poursuit F. Alquié, il faudrait soutenir que seules «la
reconnaissance, la miséricorde et l’obéissance peuvent positivement
caractériser une essence», ce qui serait psychologiquement aberrant:
en effet, «l’ingratitude, la férocité et l’indépendance caractérisent
un homme aussi bien que les particularités contraires» (ALQUIE,
op. cit. p. 316). Si cela s’avère certainement juste du point de vue
psychologique, ce ne l’est pourtant nullement d’un point de vue
philosophique proprement spinoziste: l’essence, c’est ce sans quoi
une chose ne saurait ni être, ni être posée et vice versa (E II, pr. 10,
sc.): il s’ensuit qu’elle ne peut être constituée par des adjectifs ou
des traits de caractère, si positifs soient-ils. Encore une fois, il s’agit
d’une équation ou d’une constellation très précise et déterminée d’un
degré de puissance relevant de la puissance de la substance.
143 E IV, pr. 39, sc.
144 E V, pr. 39, sc.
145 E II, lemme 4—7
146 Ainsi, dit Spinoza dans le Court Traité, «Dieu est ainsi cause et
protecteur des choses particulières. Si donc les choses particulières
devaient se conformer à une autre nature, elles ne pourraient pas
alors se conformer à leur nature propre, et donc être vraiment ce
qu’elles sont.» (CT, I, VI, 7)
147 E III, pr. 9
148 E III, pr. 13
149 E V, pr. 24: «Qui magis res singulares intelligimus, eò magis Deum
intelligimus.»
150 E III, Déf. des Affections, 2 et 3, expl. La tristesse n’est pas une
privation de perfection puisque la privation n’a pas d’être (cf. lettres
19 et 20).
151 E III, pr. 11, sc.
152 Ibid.
153 E III, pr. 27, dém. Il est intéressant de noter que pour Spinoza
comme pour Nietzsche, la connaissance d’autrui est basée sur une
forme d’imitation d’affections qui en soi se fonde sur un principe
d’identification de soi à autrui (cf. NIETZSCHE, GS, 355 «Il m’a
reconnu».). Cependant, pour Spinoza, cette identification, malgré

427
notes
philosophie de la puissance …

les diverses possibilités de connaissance inadéquate qu’elle peut


impliquer, reste quelque chose de positif: juger que quelque chose
est semblable à nous produit une joie, c’est-à-dire un sentiment par
lequel nous affirmons une puissance accrue. Pour Nietzsche, il n’en
est pas de même: cette identification arbitraire de deux choses qui,
même en se ressemblant, ne sauraient être identiques marque au
contraire le caractère fortuit et vain de toute connaissance objective.
154 E III, pr. 56. Cf également la proposition 57: les affections de l’un
diffèrent autant des affection d’un autre que leurs essences diffèrent:
il s’ensuit des réseaux d’affectivité d’une complexité extraordinaire.
155 E III, pr. 16
156 E III, pr. 15 et cor.
157 C’est ce que Spinoza appelle «la fluctuation de l’âme», cf. E III, pr.
17, sc.
158 E II, pr. 44. Seul celui qui imagine la liberté (la sienne ou celle
d’autrui) peut imaginer la culpabilité — c’est pourqoui la nécessité
spinoziste est infiniment plus libératrice que l’image de la liberté la
présentant comme la possibilité de pouvoir choisir à égalité entre
deux solutions. Nietzsche est en réalité très proche de Spinoza lors-
qu’il affirme la nécessité de la force de s’imposer comme une force
dans la Généalogie de la Morale dans le passage que nous avons
commenté ci-dessus, et cela, même si nous entendons évidemment
que la société spinoziste ne saurait aller dans ce sens.
159 E III pr. 49: «Amor, & Odium erga rem, quam liberam esse
imaginamur, major ex pari causâ uterque debet esse, quàm erga
necessariam.»
160 Ibid. dém.
161 E III, déf. 3
162 E IV, pr. 7
163 E IV, pr. 14
164 E III, pr. 53
165 E V, pr. 14
166 E V, pr. 15
167 E V, pr. 17 et cor.
168 E V, pr. 16
169 E V, pr. 18 et 20
170 E V, pr. 20, sc.
171 E IV, pr. 5
172 FP XII, 7(4), S.W. XII, 7(4): «Spinoza: «ich habe Vieles für Gut
gehalten, von dem ich jetzt einsehe, daß es eitel und wertlos ist.»
«Wenn es ein achtes und unverlierbares Gut giebt, so ist die
Befriedigung daran ebenso dauernd und unzerstörbar, so ist meine

428
notes chapitre vi

Freude ewig.» Psychologischer Felschluß: als ob die Dauerhaftigkeit


eines Dings die Dauerhaftigkeit der Affektion verbürgte die ich zu
ihm habe!» Nietzsche se réfère au début de de Intell. Emendatione,
qu’il cite très librement: «Postquam me Experientia docuit, omnia,
quae in communi vita frequenter occorunt, vana et futilia esse: cum
viderem omnia, a quibus, et quae timebaum, nihil neque boni neque
mali in se habere …»
173 NIETZSCHE, VP I, 8
174 SPINOZA, E III, déf. des Affections, VI: «Amor est Laëtitia, conco-
mitante ideâ causæ externæ.»
175 E V, pr. 29
176 Cf E I, def. 8
177 E II, pr. 17, sc.
178 E V, pr. 32
179 E V, pr. 27
180 E V, pr. 31, sc.
181 E V, pr. 32, cor.
182 E III, Déf. des aff. 3, expl.
183 E V, pr. 35, dém.
184 E V, pr. 35. Effectivement, il semble que nous pouvons avec P.
MACHEREY, nous demander si ce mot n’est pas ici utilisé à contre-
emploi ou en tout état de cause en dépassant et laissant de côté son
emploi légitime au sens spinoziste. cf Introduction (…) les voies de la
libération p. 165
185 En ce sens, il n’est pas incongru de comprendre la joie avec laquelle
la substance se considère elle-même comme un affect de dynamisme
et de force n’appartenant à aucune chose en particulier, mais se
manifestant dans la nature en tant que telle: toutes proportions gar-
dées, il est à cet égard facile de comprendre que Spinoza ait pu être
considéré comme influencé par certaines pensées néoplatoniciennes,
notamment par G. Bruno: cependant, il importe de ne pas confondre
une influence particulière et une tendance générale au XVIIe siècle:
en effet, la plupart des penseurs de cette époque ont des traces des
lectures néoplatoniciennes, tout en s’en défendant. (cf. A. DARBON,
Etudes spinozistes, p. 69). Par ailleurs, l’animisme de Bruno est soli-
daire d’une conception finaliste de l’univers qui ne saurait se trouver
chez Spinoza. Sur l’influence de Bruno sur Spinoza, cf. S.ZAC, op.
cit. p. 90—92
186 E II, 43
187 E I, pr. 5
188 E V, pr. 33
189 Ibid. sc.

429
notes
philosophie de la puissance …

190 Jules Lagneau montre l’importance des vitesses dans la pensée, ce


qui s’applique tout particulièrement à la pensée de Spinoza. (cf.
Célèbres cours et fragments, PUF, Paris p. 67—68)
191 GS, 301, FW, 301: «Was nur Werth hat in der jetzigen Welt, das
hat ihn nicht an sich, seiner Natur nach, — die Natur ist immer
werthlos: — sondern dem hat man einen Werth einmal gegeben,
geschenkt, und wir waren diese Gebenden und Schenkenden! Wir
erst haben die Welt, die den Menschen Etwas angeht, geschaffen!»
192 Nous n’indiquons qu’à titre d’exemples les fragments 14(71), 14(80)
et 14(93) du FP XIV, ou A: 262, 271, 18, VP II, 50, 51, 204, FP XII,
1(58), 1(89) 2(148), 2(151), 2(179), 5(71. 10), 7(9), 7(54)
193 FP XII, 2(114)
194 GS, 301
195 »C’est une force en nous qui nous fait percevoir avec plus d’intensité
les grands traits de l’image du miroir et c’est de nouvau une force
qui met l’accent sur le même rythme par-delà l’imprécision réelle. Ce
doit être une force d’art, car elle crée. (…) La pensée compte donc
avec des grandeurs artistiques.» (LP, 55)
196 VP III, 280
197 VP III, 285
198 FP XII 2(114)
199 M. HEIDEGGER: «L’art, selon le concept de l’artiste, est l’évé-
nement fondamental de l’étant; l’étant est, pour autant qu’il est,
quelque chose se créant soi-même, quelque chose de produit, de
créé.» (Nietzsche, I, p. 71)
200 VP, t. II, l. III, § 557 (Trad. Bianquis) et N, W. XIV, IIe partie, § 239.
«Ueber das verhältnis des Kunst zur Wahrheit bin ich am frühesten
ernst geworden: und noch jetzt stehe ich mit einem heiligen Entset-
zen vor diesem Zwiespalt. Mein erstes Buch war ihm geweiht; die
Geburt der Tragödie glaubt an die Kunst auf dem Hintergrund eines
anderen Glaubens: dasz es nicht möglich ist mit der Wahrheit zu
leben …»
201 LP, 113
202 Cf. l’art: «Son moyen principal est d’omettre, de ne pas voir et de ne
pas entendre. Elle est donc anti-scientifique: car elle ne porte pas un
égal intérêt à tout. «(LP, 55)
203 M. HEIDEGGER, op. cit. p. 75. Il nous semble très important
d’insister sur le rôle double de la création artistique ici, et ne
pas exclure l’une des deux fonctions que nous avons détaillées
ci-dessus. En effet, si l’on ne retient, comme Heidegger, que la
fonction stimulante de l’art en ce qu’il combat la vérité univoque
et métaphysique, l’on perd nécessairement la notion de la tragédie
humaine au sein de l’affirmation (nous y reviendrons): en revanche,
si à l’instar de Granier, l’on ne retient que la fonction protectrice

430
notes chapitre vi

de l’art par rapport à la vérité, l’on perdra inmanquablement le


dynamisme combatif de la création: dans les deux cas, l’on mettra en
péril le sens de l’affirmation de l’amor fati. Aussi, il nous semble que
l’analyse de Granier, malgré toute sa justesse, nécessite une certaine
réserve. S’il nous semble tout à fait juste, eu égard à la pensée de
Nietzsche, de pouvoir distinguer trois types de connaissance, à
savoir 1° une connaissance métaphysique et idéaliste, menant vers le
nihilisme, 2° une connaissance pragmatique où la vérité est admise
sous forme d’erreur-utile, et 3° une connaissance que Granier appelle
«vérité originaire» (cf. op. cit, «Le jeu de l’illusion et de la vérité») à
laquelle nous ne pouvons accéder sous peine d’être anéantis et contre
lequel l’art nous protège, ces trois genres sont toutefois toujours très
liés entre eux, et, surtout, passent continuellement les uns dans les
autres. D’où la difficulté de s’efforcer vers une connaissance juste
et probante, difficulté qui fera que l’on ne sera strictement jamais
à l’abri de la tentation métaphysique tout comme de la tentation
pragmatique — il suffit ici de se rappeller le beau texte du Par-delà
Bien et Mal, § 296.
204 ZTH, II, «Auf den Glückseligen Inseln»: «Und was ihr Welt nanntet,
das soll erst von euch geschaffen werden: eure Vernunft, euer Bild,
euer Wille, eure Liebe soll es selber werden!»
205 Ici, ce sont «Die Jasegenden Affekte» (…) alles, was reich ist und
abgehen will und das Leben beschenkt und vergoldet und verwigt
und vergöttlicht — die ganze Gewalt verklärender Tugenden … alles
Gutheißende, Jasegende, Jathuende.» (S.W. XIII, 14(11)
206 »Notre préoccupation la plus grave, c’est de comprendre que toute
chose est en devenir, de nous renier nous-mêmes comme individus,
de voir le monde par le plus grand nombre d’yeux possible(…)» VP,
l. III, 581, N, W, XII, Ière partie, 21: «Unser Strebendes Ernstes ist
aber, alles als werdend zu verstehen, uns als Induviduum zu verleu-
gnen, möglichst aus vielen Augen in die Welt sehen.» cf. aussi ibid, §
22
207 Cf. notre note ci-dessus sur la classification par genres faite par
J. Granier. Nous ne contestons nullement la légitimité d’une telle
classification, seulement sa rigidité.
208 FP V, 11(80)
209 HTH, Ière partie, t. II, § 637: MAM, §637: «Aus den Leidenschaf-
ten wachsen die Meinungen; die Trägheit des Geistes lässt diese
zu Ueberzeugungen erstarren. —, Wer sich aber freien, rastlos
lebendingen Geistes Fühlt, kann durch beständingen Wechsel diese
Erstarrung verhindern …»
210 GS 112
211 PBM, 296

431
philosophie de la puissance …
notes

212 AC, vorrede: «man muss nie fragen, ob die Wahrheit nützt, ob sie
Einem Verhängniss wird..».
213 ZTH, «D’anciennes et de nouvelles tables», §2
214 Il importe de préciser que le concept de Surhomme fait pour Nietzs-
che objet d’un pressentiment, non pas d’une vision claire: en d’autres
termes, s’il a pu pressentir dans une transmutation de toutes les va-
leurs quelle serait l’identité humaine possible par la suite, rien, dans
ce qu’il a pu constater philosophiquement ni historiquement ne lui a
permis de voir le surhomme. En effet, il est significatif que les textes
de Zarathoustra parlent du surhomme en termes de pressentiment et
non de vision (contrairement à la vision du Retour éternel, cf. «De la
vision et de l’énigme): tout au plus, le surhomme est perçu en qualité
d’ombre: «Je veux achever mon œuvre, car une ombre de moi s’est
approchée — de toutes choses la plus tranquille et la plus légère, un
jour, de moi s’est approchée! C’est du Surhomme la beauté qui de
moi comme une ombre s’est approchée. Ah! mes frères, que m’im-
portent encore — les dieux!—» (Zth, II, «Aux îles Fortunées») Mais
en tant que pressentiment, à l’aube d’une transmutation de toutes
les valeurs, ne devons-nous pas comprendre le Surhomme comme
l’objet d’affirmation que nous devons appeller en nous-mêmes,
comme expression de toutes les forces créatrices dont nous dispo-
sons à condition de dépasser nos tendances réactives? Le surhomme
serait ainsi le pressentiment de notre propre puissance, et, en tant
que tel, doit être compris comme un appel d’amour dont nous
devons nous découvrir dignes: «qui veut se rendre léger, et qui se
veut oiseau, il faut que celui-là s’aime lui-même.» (Zth, «De l’esprit
de pesanteur», §2) Or, tout amour véritable demande un choix, une
séléction farouche: c’est pourqoui il faut consentir à laisser, à quitter,
pour parvenir à ce qui est précieux: «Ce qui chez l’homme est grand,
c’est d’être un pont et de ne pas être un but: ce qui chez l’homme on
peut aimer, c’est qu’il est un passage et un déclin. J’aime ceux, qui
seulement au-delà des astres, ne cherchent une raison de décliner et
e’être hostie mais ceux qui à la terre se sacrifient, pour que la terre
un jour devienne celle du Surhomme. J’aime celui qui pour connaître
vit et qui connaître veut afin qu’un jour vive le surhomme, et de la
sorte veut son propre déclin.» (Zth, prol. IV)
215 HTH, II, 292
216 L’analyse de Ph. GRANALORO met bien en lumière cette ambiva-
lence de la notion de surpassement: ainsi, dit Granaloro, ce «lassen»
dans le»über» pourrait aussi être un «nouveau voir, nouvel usage du
cerveau, nous permettant si nous sommes capables d’y parvenir, une
toute autre invention de la réalité.» (op. cit. p. 56. )
217 ZTH, «De la prodigue vertu», §2
218 L’acte d’affirmer constitue à lui tout seul l’acte de créer: ce qui est
créé, c’est le réel ou l’être. C’est ce qui explique que pour Nietzsche,

432
notes chapitre vi

l’être en tant que tel n’est rien (et bien évidemment, il en est de
même pour le néant): il n’est d’être que créé, et il n’est de création
que dans l’affirmation. Mais ce mouvement est nécessairement dou-
ble: affirmer le devenir, c’est affirmer la valeur de la terre, mais cette
valeur devra elle-même être affirmée pour que le devenir soit être
(cf. «Imprimer au devenir le caractère de l’Etre — c’est la surpême
volonté de puissance. (…) Que tout revienne, c’est le plus extrême
rapprochement d’un monde du devenir avec celui de l’être: sommet
de la contemplation.» (FP XII, 7(54)) Sur les différentes modalités de
la double affirmation (symbolisme des animaux: serpent et aigle, le
couple Dionysos-Ariane) cf. G. DELEUZE, op. cit. pp. 213—217.
219 NT, § 17, GTG, § 17: «Trotz Furcht und Mitleid sind wir die
glücklich-Lebendingen, nicht als Indivuduen, sondern als das Eine
Lebendige, mit dessen Zeugungslust wir verschmolzen sind.» L’affir-
mation demande ainsi un «acquièscement religieux à la vie, à la vie
entière, non reniée et amputée.» (FP XIV, 14(89)
220 ZTH, I, «Des contempteurs du corps»
221 L’expression est récurrente dans un grand nombre de textes, cf. à
titre d’exemple FP XIV, 14(61) «der große Styl»
222 ZTH, «Vom Geist der Schwere», § 2: «Wer die Menschen einst
fliegen lehrt, der hat alle Grenzsteine verrückt; alle Grenzsteine
selber werden ihm in die Luft fliegen, die Erde wird er neu taufen
— als, «die Lechte» «
223 C’est bien d’une montagne à une autre que les «géants s’interpel-
lent» (NP, § 1) c’est-à-dire les philosophes qui communiquent par-
delà l’histoire et le temps.
224 »L’on nomme cela connaître: en vérité l’homme qui aime marche …»
(FP V, 12(197)
225 Nietzsche contre Kant: contre le fait d’être «casanier [stubenhoc-
ken] comme Kant» (FP XIV, 14(83)
226 ZTH, prol. 5
227 ZTH, «Avant l’aurore»
228 La puissance du lion est affirmation et plaisir: ici, l’affirmation naît
en tant que rugissement, en tant que force qui balaie les esprits peu-
reux: ainsi, «connaître, c’est plaisir pour qui veut comme un lion.»
(ZTH, «D’anciennes et de nouvelles tables», § 16)
229 ZTH, «De l’esprit de pesanteur», § 2, «Vom geist der Schwere»:
«Allgenügsamkeit, die alles zu schmecken weiß: das ist nicht der
beste Geschmack! Ich ehre die widerspenstigen wählerischen Zun-
gen und Mägen, welche «Ich» und «Ja» und «Nein» sagen lernten.
Aber alles kauen und verdauen — das ist eine Rechte Schweine-Art!
Immer I-A sagen — das lernte allein der Esel, und wer seines Geistes
ist! —»

433
notes
philosophie de la puissance …

230 Nous nous référons ici à l’analyse de G. DELEUZE qui, le premier,


a insisté sur la négativité de l’affirmation de l’âne (cf. op. cit. pp;
204—208). En effet, l’affirmation de l’âne repose sur une déforma-
tion de ce qui est à affirmer: lorsqu’il affirme et accepte, il se plie
sous le joug de ce qui s’appelle «le réel», c’est-à-dire la réalité la
plus âpre, la plus pauvre; et c’est cela qu’il prétend affirmer de façon
dionysiaque. Cependant, cette idée du réel est en soi totalement
pervertie: ce n’est que l’appréciation de ce qui se présente à nous,
qui est ainsi évalué de la part d’une volonté qui est déjà faible et
réactive. En d’autres termes, ce qui est affirmé comme réel n’est
autre qu’une dépréciation déjà inhérente au premier jugement de
la part des hommes supérieurs. La faiblesse de cette affirmation est
évidente dans la litanie que les hommes supérieurs adressent à l’âne:
«Amen! Und Lob und Ehre und Weisheit und Dank und Preis und
Stärke sei unserm Gott, von Ewigkeit zu Ewigkeit! — Der Esel
aber schrie dazu I-A. Er trägt unsere Last, er nahm Knechtsgestalt
an, er ist gedulsdam von Herzen und redet niemals Nein; und wer
seinen Gott liebt, der züchtigt ihn. — Der Esel aber schrie dazu I-A.
Er redet nicht: es sei denn, daß er zu Welt, die er schuf, immer Ja
sagt: also preist er seine Welt. Seine Schlauheit ist es, die nicht redet:
so bekömmt er selben Unrecht. — Der Esel aber schrie dazu I-A.
Unscheinbar geht durch die Welt. Grau ist die Leib-Farbe, in welche
er seine Tugend hüllt. Hat er Geist, so verbirgt er ihn; jederman aber
glaubt an seine langen Ohren. — Der Esel aber schrie dazu I-A.
Welche verborgene Weisheit ist das, daß er lange Ohren trägt und al-
lein Ja und nimmer Nein sagt! Hat er nicht die Welt erschaffen nach
seinem Bilde, nämlich so dumm als möglich? — Der Esel aber schrie
dazu I-A. Du gehst gerade und krumme Wege; es kümmert dich
wenig, was uns Menschen gerade oder krumm dünkt. Jenseits von
Gut und Böse ist dein Reich. Es ist deine Unschuld, nicht zu wissen,
was Unschult ist. — Der Esel aber schrie dazu I-A. Siehe doch, wie
du niemanden von dir stößest, die Bettler nicht, noch die Könige.
Die Kindlein lässest du zu dir kommen, und wenn dich die bösen
Buben locken so sprichst du einfältiglich I-A. — Der Esel aber schrie
dazu I-A. Du liebt Eselinnen und frische Feigen, du bist kein Kos-
tverüchter. Eine Distel kitzelt dir das Herz, wenn du gerade Hunger
hast. Darin liegt eines Gottes weisheit. — Der Esel aber schrie dazu
I-A …» (ZTH, «DieErweckung») Ici, tout ce qui pour Nietzsche est
réellement affirmation est détourné: l’âne ne choisit jamais, n’évalue
jamais, n’impose jamais — et, par conséquent, n’affirme jamais. Il
est intéressant de remarquer que bien d’autres analyses de la pensée
de Nietzsche, notamment celle de K. JASPERS, négligent totalement
la nécessité du «non» dans l’affirmation (Nietzsche, pp. 340—347),
et perdent ainsi une grande partie de leur sens.
231 »Sensualité et cruauté. Le caractère éphémère des choses pourrait être
interprété comme jouissance de la force procréatrice et destructrice,

434
notes chapitre vi

comme création continuelle.» (FP XII, 2,106), «Ce monde dionysien


de l’éternelle création de soi-même, de l’éternelle destruction de soi-
même, le monde mystérieux des voluptés doubles (…)» (VP IV, 385)
232 EH, «la Naissance de la Tragédie», § 3
233 Cf. GM, I
234 FP XIV, 14(79) Cf. notre chapitre sur la causalité.
235 GS, 112
236 VP IV, 478,
237 NT, Essai d’autocritique, § 7
238 ZTH, «D’anciennes et de nouvelles tables», § 2, «Von alten und
neuen Tafeln» § 2: «— als Dichter, Rätselrater und Erlöser des
Zufalls lehrte ich sie an der Zukunft schaffen, und alles, das war —,
schaffend zu erlösen. Das Vergangne am Menschen zu erlösen und
alles «Es war» umzuschaffen, bis der Wille spricht: «Aber so wollte
ich es! So werde ich’s wollen —.»
239 C’est le sens de l’angoisse et le dégoût provoquée par la vision du
Retour éternel: l’intériorité absolue signifie d’une part l’impossibilité
d’échapper vers une autre réalité, et d’autre part, l’angoisse suffocan-
te d’être toujours soi-même infiniment et éternellement responsable
de son propre destin.
240 Nous retrouvons ici la problématique du Surhomme transposée à
une réalité singulière qui est propre à chaque individu.
241 Sans doute, cette image est-elle aussi proche de la plupart des inter-
prétations de la folie de Nietzsche, cf. Ch. ANDLER, Nietzsche, t. II
242 PBM, 225, JGB 225: «Im Menschen ist Geschöpf und Schöpfer
vereint: im Menschen ist Stoff, Bruchstück, Überfluss, Lehm, Koth,
Unsinn, Chaos; aber im Menschen ist auch Schöpfer, Bildner, Ham-
mer-Härte, Zuschauer Göttlichkeit und siebenter Tag (…)».
243 Cf. GTG, §22: Nietzsche parle des émotions du «spectateur artiste»,
c’est-à-dire celui qui peut le mieux parmi tous les spectateurs com-
prendre le drame qui se déroule devant ses yeux: cependant, cette
empathie ne saurait en rien nous rapprocher en réalité de ce qu’est la
création:
«In des Wonnemeeres
wogendem Schwall,
in der Duft-Wellen
tönenden Schall,
in des Weltatems
wehendem All —
ertrinken — versinken —
unbewußt — höhchste Lust!

435
notes
philosophie de la puissance …

244 Heidegger souligne avec raison le fait que l’art ne doit se com-
prendre qu’à partir de l’artiste, jamais à partir du spectateur ni de
l’œuvre d’art en tant que tel (op. cit. p. 70).
245 GS, 276, FW, 276: «Amor fati: das sei von nun an meine Liebe!
Ich will keinen Krieg gegen das Hässliche führen. Ich will nicht
anklagen, ich will nicht einmal die Ankläger anklagen. Wegsehen sei
meine einzige Verneinung! Und, Alles in Allem und Grossen: ich will
irgendwann einmal nur noch ein Ja-sagender sein! «
246 Cf. K. FISCHER, Geschichte der neueren Philosophie, Descartes’
Schule. Geulinx, Malebranche, Spinoza, Heidelberg, 1865
247 «Ce que Spinoza a laissé, l’amor intellectualis dei, n’est qu’un
cliquetis de squelette! Qu’est-ce qu’amor, qu’est-ce que deus, quand
ils n’ont plus une goutte de sang?» (GS, 372) 29. La supression de
l’intellectualis chez Nietzsche ne tient donc pas à une épuration
du langage prétendûment mystique chez Spinoza comme l’indique
Granaloro (op. cit. p. 149), mais cette dimension reste en réalité
inhérente à l’affirmation nietzschéenne.
248 Cf. notre chapitre «Versants de la connaissance adéquate: amor erga
Deum et amor intellectualis Dei».
249 NT, § 24
250 Cf. Ch. ANDLER, Nietzsche t. III, pp. 394—395. Plusieurs textes
mettent en évidence la critique nietzschéenne de Spinoza sur ce
point: cf. AC, §17, PBM § 212, GM III, § 12, GS§ 344. Il convient
également de citer le poème dédié à Spinoza dans les Dithyrambes de
Dionysos (Automne 1884):
«A Spinoza:
Tourné vers l’ «un en Tout»
un «amor dei» dans le bonheur que donne la raison —
Pieds nus! Terre trois fois bénie!
Pourtant, sous cet amour couvait
la braise d’un sinistre, ardent ressentiment:
— C’est la haine d’un Juif qui s’attaque au Dieu des Juifs!
— Grand solitaire, t’ai-je bien deviné?»
Ici, Nietzsche fait apparaître Spinoza comme étant plein de ressen-
timent envers une vie qu’il n’est pas en mesure d’affirmer, et qui,
comme acte de vengeance, aurait imaginé un dieu calculateur et logi-
cien que l’entendement pur seul parviendrait à aimer: ainsi, Spinoza
aurait façonné un dieu tout à fait à son image de rationaliste froid et
évidé. Cependant, une lecture attentive des textes de Spinoza suffit
à dénoncer cette interprétation qui revient sporadiquement chez
Nietzsche: en réalité, Nietzsche devait aussi bien avoir saisi le sens de
l’amor intellectualis Dei spinoziste dès lors qu’il affirme avoir trouvé

436
notes chapitre vi

en Spinoza son seul précurseur véritable (cf. lettre à Overbeck 31


juillet 1881).
251 La béatitude spinoziste est à comprendre comme un effort continu,
et non comme une acquisition: ainsi, «Beatitudo non est virtutis
præmium, sed ipsa virtus» (SPINOZA, E V, pr. 42)
252 TRE, § 1
253 E V, sc. pr. 20
254 NIETZSCHE, GS, 276
255 HTH, II, 292
256 FP XII, 2(33)

437
références
philosophiebibliographiques
de la puissance …

abreviations

SPINOZA:
CORR: Correspondance
CT: Court Traité
E: Ethique
PM: Pensées Métaphysiques
TP: Traité Politique
TRE: Traité de la Réforme de l’Entendement
TTP: Traité Théologico-Politique

NIETZSCHE (traductions)
A: Aurore
AC: Antéchrist
CI: Crépuscule des Idoles
Cons. In.: Considérations Inactuelles
DD: Dithyrambes de Dionysos
EH: Ecce Homo
FP: Fragments Posthumes
GM: Généalogie de la Morale
GS: Gai Savoir
HTH: Humain Trop Humain
LP: Le Livre du Philosophe
NT: La Naissance de la Tragédie
OP: Œuvres Posthumes
PBM: Par-delà Bien et Mal

438
notes

VO: Le Voyageur et son Ombre


VP: La Volonté de Puissance
ZTH: Ainsi parlait Zarathoustra

(textes allemands)
S.W.: Sämtliche Werke, Kritische Studien-ausgaben DTV,
Gruyter, Dinndruck Ausgabe, München 1980
W: Werke, Kröner, Leipzig 1913
AC: Der Antichrist
EH: Ecce Homo
FW: Die Fröhliche Wissenschaft
GM: Zur Genealogie der Moral
GD: Götzen Dämmerung
GTG: Die Geburt des Tragödie der griechische Staat
GT: Die Geburt der Tragödie
JGB: Jenseits von Gut und Böse
MAM: Menschliches, Allzumenschliches, ein Buch für freie Geister
MR: Morgenröthe
NF: Nachgelassene fragmente
ZTH: Also sprach Zarathustra

439
références
philosophiebibliographiques
de la puissance …

références bibliographiques

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1964—1965
— Œuvres Complètes, tr. R. Caillois, M. Francès, R. Misrahi, Pléiade,
Gallimard, Paris 1954
— Traité Politique, tr. S. Zac, Vrin, Paris 1968
— Abrégé de Grammaire Hébraïque, tr. J. et J. Askénazi, Vrin, Paris 1968

NIETZSCHE, F.: Werke XVI vol. Kröner, Leipzig, 1913


— Sämtliche Werke, Kritische Studien-ausgaben DTV, de Gruyter, Dinn-
druck Ausgabe, München 1980
— Œuvres Complètes, textes et variantes établis par G. Colli et M. Mon-
tinari, NRF, Gallimard, Paris
— Le livre du philosophe, tr. A. Kremer-Marietti, Aubier Flammarion,
Paris 1969
— Œuvres Posthumes, tr. H.J. Bolle, Mercure de France, Paris 1936
— La Volonté de Puissance, 2 vol. tr. H. Albert, Mercure de France,
Paris 1942
— Considérations inactuelles, tr. H. Albert, Mercure de France,
Paris 1943
— Fragments sur l’Energie et la Puissance, tr. Société française d’études
nietzschéennes, Paris, Ed. Lettres Modernes, 1957
— Introduction à l’étude des dialogues de Platon, tr. O. Berrichon-
Sedeyn, Éditions de l’Eclat, Combas 1991
— Lettres choisies, tr. A. Vialatte, NRF, Gallimard, Paris 1950

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— Traité du Temps (Physique l. IV, 10—14), tr. C. Collobert, Kimé,
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— Métaphysique, tr. J. Tricot, Vrin, Paris 1991

BACHELARD, G.:»Nietzsche et le psychisme ascensionnel» in L’Air


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BADIOU, A.: «Casser en deux l’histoire du monde» in Les Conférences


du Perroquet no. 37, décembre 1992

BARJONET, Mlle : «Aspects nietzschéens de la morale de Spinoza»


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BARONI, Chr.: Nietzsche, Éducateur de l’homme au Surhomme, Budet/


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Beuchot, Desoer, Paris 1820—1824, VIII volumes.

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451
philosophie de la puissance …

table des matières

Introduction.  7

I. La condition de l’homme et le monde  10


1. L’Homme conditionné par l’extérieur
A) La condition existentielle des modes chez Spinoza:
la passion.
B) La condition existentielle de l’homme chez
Nietzsche: apparence et évaluation.

II. Détermination intérieure.  26


Conatus et Volonté de Puissance
1. Le problème du conatus, le malentendu de Nietzsche.
A) Le conatus: conservation de soi ou dynamique
B) Affinités de la Volonté de puissance avec le conatus
2. La transmutation de toutes les valeurs. Le bien et le mal,
le bon et le mauvais
A) Spinoza: le dépassement des notions traditionnelles
B) Nietzsche: la transmutation de toutes les valeurs

452
III. Temps et Éternité  54
1.
A) Éternité et durée chez Spinoza: les deux registres
ontologiques
B) L’impossibilité d’une éternité d’ordre transcendant
2.
A) Éternité et devenir chez Nietzsche
a) Essence-existence: l’apparence et le vrai
b) La notion de la temporalité
B) Introduction à l’éternité: l’expérience du Retour
Éternel
C) Le cyclique dans le Retour éternel
D) Le poids le plus lourd: la tâche de l’humain
3.
A) Conséquences de l’analyse pour la confrontation
Spinoza-Nietzsche.
B) La nature du temps: l’impossibilité chronologique.
Rupture avec le temps linéaire et philosophique.

IV. Finitude, Causalité et nécessité  110


1.
A) L’infini de Spinoza et le fini de Nietzsche
B) Le problème de la mort. La positivité absolue
de Spinoza
C) Nécessité et causalité.
2.
A) Vie et mort: les deux versants de l’être. Causalité et
régularité.
B) La critique antifinaliste chez Spinoza et chez
Nietzsche. Nécessité et hasard.

453
philosophie de la puissance …

V. Le déploiement de la connaissance.  144


De la passion à l’action.
1.
A) L’énonciation de la connaissance chez Spinoza: la
connaissance comme activité fondamentale de l’humain
et la connaissance comme rapport essentiel au monde.
a) L’Âme et le Corps
b) La connaissance inadéquate
c) La connaissance du deuxième genre: introduction.
Les Notions communes.
d) La nature de l’adéquation
e) Le passage aux idées adéquates
f) L’activité de la Raison: sélection et évaluation
2.
B. Nietzsche. Le problème de la connaissance
a) La connaissance: corporéité et conscience. Inversion des
valeurs primaires.
b) Vouloir-connaître et vouloir-errer: la structure fondamen-
tale de la connaissance
c) La volonté du vrai — la naissance du nihilisme
d) La nouvelle connaissance: un autre rapport à la vérité
e) La connaissance affirmative

454
VI. Spinoza et Nietzsche:  232
la connaissance affirmative
1.
A) Les parallèles de la connaissance: Raison,
Imagination, Passion.
a) Le Corps et la Raison. Raison et société.
b) L’imagination et la passion. Les maîtres du ressentiment.
B) Vers la béatitude et l’amor fati: de l’action à
l’affirmation.
a) Spinoza: L’idée de Dieu selon la connaissance du deuxième
genre.
b) L’idée de Dieu selon la connaissance du troisième genre
c) Versants de la connaissance adéquate: Amor erga Deum
et amor intellectualis Dei
2. Nietzsche: Affirmation et rupture
A)La création: production et transfiguration du réel.
B) Typologie de la connaissance affirmative. Le dépas-
sement de la pesanteur et la nécessité de la négation.
C) Amor fati et Amor intellectualis Dei: la dissonance
affirmative.

Conclusion  328
Abréviations  438
Références Bibliographiques  440
455
philosophie de la puissance …

456

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