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Participation de la Fondation d ’ E n trep rise R icard
Direction: MarkAmzART et Christophe Kihm
Iconographie: Le Com m issariat
Conception graphique: Le Théâtre des Opérations
(www.theatre-operations.com )
C o u vertu re: Thomas Lélu
Traductions: Claude A lbert , A udrey Norcia,
Adrien Qu en ette , A ude Tin celin .
w ww.freshtheorie.fr
dès q u ’i l s ’a g i t de l’ i n t e r p r é t e r cepen d an t ,
cet énoncé perd son évidente simplicité. «Die Welt wel
tet» peut s’entendre en deux sens au moins, lesquels
sont antagonistes, sinon contradictoires. Cette formule
peut être tout d’abord comprise comme Fexpression
résumée et achevée de toute philosophie de l’histoire.
Hegel Fa puissamment montré: il n’y a pas d’histoire
qui ne soit histoire du monde, Weltgeschichte, histoire
universelle. Et pas de monde qui ne soit en chemin
vers son faire monde, c’est-à-dire vers la réalisation de
FIdée ou Faccomplissement de l’esprit. «Le monde fait
monde » signifierait alors, d’un point de vue hégélien,
que le monde n’est rien d’autre que le sens du monde,
l’histoire apparaissant comme mouvement de réconci-
liation du monde et de son sens.
Mais «die Welt weltet» désigne aussi le monde
en tant qu’il cesse précisément d’être interprété à la
lumière de ce que la tradition métaphysique nomme le
sens et Fhistoire. C’est cet être du monde que Heideg-
ger vise en fait par sa formule. Pour Heidegger, on le
sait, le sens de Fêtre, c’est-à-dire la dispensation (Ges-
chick) des époques de Fêtre, n’est pas historique à pro-
prement parler. Du même coup, le sens ne s’ordonne
plus à une téléologie. Le monde est ce qu’il est, il «s’est
(west)» en quelque sorte, et ce que Fon a appelé «his
toire» ne repose peut-être, au fond, que sur 1’occulta-
tion de la constitution d’être du monde. Constitution
d’être que Fon ne peut que laisser être, ce que dit la
Gelassenheit, ou « sérénité », qui vient nécessairement
après Fhistoire.
II n’est pas question ici de développer la pensée
heideggerienne du monde, mais d’insister simplement
sur le fait que «die Welt weltet» peut se lire à lafois
selon un sens historique et selon un sens historiai. C’est
justement dans 1’entre-deux de ce qui s’est longtemps
appelé «histoire » et de ce qui ne peut plus désormais
porter ce nom que se situera Fanalyse.
L’un des phénomènes qui donne le plus évidemment
à voir et à penser cet entre-deux est le phénomène
C A T I I E R I N E MA L A BOU 333
4-
CATH ERINE MALABOU 335
l’ h u m a n ism e so u s r e s p ir a t io n artificielle
l’ h u m a n is m e d e l ’a u t o - p r o d u c t i o n
INDUSTRIELLE, D’APRÈS MARX
l ’ h u m a n is m e MÉTAPHYSIQUE,
SELON H E ID E G G E R
A P R I O R I , L’ l D É E P A R A I T I M P R O B A B L E 1.
Si 1’on mobilise tant d’esprits autour d’un pro-
gramme dont 1’énoncé contient notamment Pinstruc-
tion de choisir un concept qui a Pair mort et bien mort,
et de le remettre en usage, c’est donc qu’on admet
im plicitem ent que le concept désigne 1’élément de
toute pensée, 1’unité élémentaire de Pactivité spécu-
lative ou intellectuelle* A cette conviction d’ailleurs,
Gilles Deleuze n*a-t-il pas donné la caution de son
im m ense vitalité, en définissant explicitement la phi-
losophie comme création de concepts, et en laissant
toute son oeuvre en défense et illustration de cette
thèse ? Et quelle pensée, vraiment, est plus vivante
que celle de Gilles Deleuze, vivante au sens ou elle ne
cesse dfinspirer activement, et dans le détail, toute une
génération, vivante au sens oü elle n’est pas encore
com prise, pas encore assimilée, oü elle reste une pen
sée d’avenir qui n’a pas encore totalement trouvé ce
que Foucault appelait son « siècle », c’est-à-dire Pépo-
que oú elle aura conquis son évidence...
Mais réjouissons-nous: nous avons le bonheur
d’avoir, avec le concept de concept, une entité qui
n’est pas simplement ou vivante ou morte, mais qui
dispose de deux états, mort et vivant, et, mieux, dont
Pétat mort ne succède pas à 1’état vivant, mais le côtoie.
Car si le concept philosophique de concept se porte au
m ieux merci, il n’en va pas de même du concept artis-
tique de concept - celui que développa ou explicita ce
qui s’est appelé précisément a r t c o n c e p t u e l dans
les années 6o - et dont on peut aller fleurir la tombe
sans crainte d’arriver en avance. Non pas, entendons-
nous, que rien de conceptuel ne se fasse plus dans Part
de nos jours, ni que d’immenses figures historiques de
Part conceptuel ne poursuivent pas leur oeuvre avec
autant de créativité, dfimagination, de capacite à sur-
prendre, que jadis. Au contraire : les connaisseurs vous
diront que la très large majorité des oeuvres eréées
aujourd’hui ont une dimension conceptuelle et sout
incompréhensibles si Pon rPest pas, ne serait-ee que
,V V r i * »CI2 MA n k j l i r k 4 í kj
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//l( seul Dieu”, mais plutôí “Je pense à toutes ces phra-
e$comme à des synonymes” »), etc. Et ce sont ces
opérations comme telles qui in téressen t le philoso-
phe conceptuel, leur relevé, leu r disposition, leur ren-
c0ntre. Chaque chapitre restitue, dans le graphism e de
leur mouvement saisi com m e m ouvem ent et non dans
son résultat (assez indifférent), une de ces figures que
le nom de Dieu ou la p en sée de D ieu ram asse. « Dieu
existe-t-il ? », « Croyez-vous en D ieu ? », « Penser, pra-
tiquer», « Enfance », « Journalism e », « Logique »,
((Philosophiè », autant de proeédés, m ouvem ents de
pensées, actes, possibilités de Fesprit, trajets, séquen-
ces, opérations, chorégraphies, qui sorit isolés, nom-
més, appréhendés, répertoriés, listés, sinon classés
du moins orientés, mis en série, bouclés. Au passage,
des concepts sònt inveiités (ainsi Yexistetilence dési-
gne la propriété d’une éntité pour laquelle la question
de son existence est sõn mode m ême de présencej ce
pour quoi on en parle), des thèses sont avaiicées (ainsi
que la foi est fabrication des synonymes, òu que « le
concept doit être pense comme Vensemble des opérations
sur la langue qui empêchent les noms de fu ir vers le riom
propre »H), des raisonnements sorit mis à Fépreuve, des
systèmesmême sont ébauchés, montés, dém on tés...
Pourtant, le régime de fonctionnem ent de ce livre
n’est pas exactement celui de la philosophiè auquel
nous sommes habitués. II n’y a pas comme ce sup-
plément imperceptible qui fouette chaque énoncé
d’un inaudible : « Je le déclare ». Non les phrases se
déploient pour elles-m êm es, à la surface du texte, sans
que personne en particulier ne sem ble vous les jeter
à la figure comme ses pensées, elles shvancent comme
d’aimables araignées d’eau, qui gardent pourtant une
sorte de capacité facétieuse telle qu’un jour, vous le
sentez, elles peuvent très bien faire ce pas de côté par
taquel elles se trouveront à dire effectivement quel-
que chose à quoi vous serez inopiném ent contraint
^accorder examen. Faut-il appeler cela de Pironie ?
f ironie supposerait qu’on ne sait pas si Tauteur croit
510 DU C O N C E P T U E L D A N S l / A R T . . .
NOTES
1Cetexte montre entre autres choses, sans doute, le peu de profit que
j'ai suFaire des précieuses conversations que pai eues avec Elie Üuring
et Joseph Mouton, qui n’ont pourtant pas ménagé leur temps, et que je
femercie de tout coeur. 2 Sol LeWitt, «Alinéas sur l'art conceptuel», in
t. Harrison et P. Wood, A r t e n t h é o r ie , 1 9 0 0 - 1 3 9 0 , U n e a n th o lo g ie , Paris,
Hazan, p. 910. 3 « O e s lig n e s , n i t r o p c o u r te s , n i tr o p d ro ite s , se c ro i-
sa n tets e touch an t, tr a c é e s a u h a s a r d , à 1 'a id e d e q u a t r e c o u le u rs [ja u n e ,
512 DU C O N C E P T U E L D A N S l ’A R T . . .
m e s v e r s / e t j ' e n s u is t o u t c o n t e n t , / p a r c e q u e j e s a is q u e j e comprends
Ia M u r e d u d e h o r s ; / e t j e n e Ia c o m p r e n d s p a s d u d e d a n s /p a r c e que
- / s a n s q u o i e l l e n e s e r a i t p a s Ia N a tu re.»
Ia N a t u r e n 'a p a s d e d e d a n s
(p. 79). 11 Lauteur de ce texte s’est jadis risqué, avec son ami Elie During,
à Pinvention de tels dispositifs. Voir « L'orgue à philosophies», Fin , n°8,
mars 2001, pp. 6-14, et «Manifeste pour les détournements automati-
ques», M u s ic a F a ls a , n° 13, Hiver 2000, pp. 46-49. 12 J. Mouton, tlisère
d e D ie u , Aubier, Paris, 1996, p. 9. 13 Ib i d ., p. 11. 14 Ib id ., p. 171-172.
15 G. W. F. Hegel, L e ç o n s s u r 1’h i s t o i r e d e Ia P h ilo s o p h ie , t. II, trad. P.Gar-
niron, Paris, Vrin, p. 280.