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Vendredi 24 août 2018
En sociologie comme en histoire ou en philosophie, les essais à paraître cet automne
témoignent des préoccupations, des inquiétudes et (parfois) des potentialités de notre époque
La rentrée des idées : doutes contemporains
florent georgesco
A
quoi pensent les essayistes
quand ils ne commémorent
rien ? Après un début d’année
marqué par les plus de 150 ti-
tres consacrés au 50e anniversaire de Mai
68, les essais de cette rentrée donnent le
sentiment de partir de nouveau en tous
sens, de fouiller plus librement, et avec
une ardeur accrue, nos obsessions et nos
angoisses – celles-ci surtout, qui se révè-
lent omniprésentes.
En regard, les derniers livres de la der-
nière commémoration encore en chan-
tier (comment y échapper tout à fait ?),
celle de 14-18, semblent contaminés par
l’optimisme qui suit les fins de conflits.
C’est le sujet du Temps des comètes, de
l’historien allemand Daniel Schönpflug
(Vuibert), mais il traverse aussi Les Vain-
queurs, de Michel Goya (Tallandier), fût-il
assombri par les risques que la paix elle-
même fera courir au monde – étudiés
dans le livre collectif dirigé par Serge
Berstein, Ils ont fait la paix. Le traité de
Versailles vu de France et d’ailleurs (Les
Arènes).
Angoisses sociales
L’énoncé de titres d’essais sur la société
contemporaine suffit à mesurer le con-
traste, sans même parler de la médita-
tion sur la mort qu’est La Vallée du néant,
de Jean-Claude Carrière (Odile Jacob) : Le
Mal qui vient. Essai hâtif sur la fin des
temps, de Pierre-Henri Castel (Cerf), Une
autre fin du monde est possible, de Pablo
Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier
Chapelle (Seuil, octobre), Hors des décom-
bres du monde. Ecologie, science-fiction et
éthique du futur, de Yannick Rumpala
(Champ Vallon), Le Temps des apocalyp-
ses, d’Alexandre Adler (Grasset)…
Les terrains de cette angoisse sont
d’ailleurs multiples. Marc Weitzmann,
dans Un temps pour haïr (Grasset, octo-
bre), parcourt les lignes de fracture d’une
France confrontée à la « psychopatholo-
gie du djihad ». Christophe Guilluy, celles
qui aboutissent selon lui à une margina-
lisation des classes populaires (No So-
ciety. La fin de la classe moyenne occiden-
tale, Flammarion), que Jean-Claude Mi-
chéa perçoit également, en y voyant, se-
lon sa thèse constante, un abandon du
peuple par la gauche (Le Loup dans la ber-
gerie socialiste, Climats).
Revenants
Pas d’automne sans fantômes. Ils
seront quelques-uns, et non des
moindres, à hanter la rentrée des
essais, à commencer par l’astro-
physicien Stephen Hawking,
mort le 14 mars, dont est annon-
cée pour octobre la sortie mon-
diale de Brèves réponses aux gran-
des questions de notre temps
(Odile Jacob). Le sociologue Zyg-
munt Bauman (1925-2017) a laissé,
quant à lui, un dialogue inachevé
avec Thomas Leoncini, Les En-
fants de la société liquide (Fayard),
et le neurologue Oliver Sacks
(1933-2015) un ensemble de textes
inédits, Le Fleuve de la conscience
(Seuil). Venus de plus loin, deux
inédits de Carl Gustav Jung (1875-
1961) paraissent simultanément
(Imago) : L’Analyse des visions.
Séminaire 1930-1934 et une Cor-
respondance (1933-1961) avec Erich
Neumann. Les Editions de l’Eclat
ressuscitent, elles, des études de
Benjamin Fondane (1898-1944)
dans l’anthologie Devant l’his-
toire, cependant que le Seuil, en
octobre, exhume le troisième
tome inédit de Geschlecht, de
Jacques Derrida, et poursuit la
publication des cours de Michel
Foucault (La Sexualité, suivi du
Discours sur la sexualité).
Certains, cependant, soulignent les po-
tentialités propres à notre temps, comme
les sociologues Alain Touraine (Défense
de la modernité, Seuil, octobre) et Hart-
mut Rosa, qui tente, dans Résonance (La
Découverte), de fonder une théorie nou-
velle de la « vie bonne », ou l’historien de
la littérature Carlo Ossola, qui exhume
les facteurs d’unité que l’Europe peut
trouver dans son histoire (Fables d’iden-
tité. Retrouver l’Europe, PUF) ; unité qu’ex-
plore aussi, à travers ses infinies varia-
tions, l’« encyclopédie historique » dirigée
par Daniel Roche et Christophe Charle,
L’Europe (Actes Sud).
En somme, observer le contemporain
pousse de plus en plus d’auteurs à une
certaine perplexité, d’intensité variable,
sur son avenir. Mais d’autres s’en tien-
nent au présent de manière serrée. Ainsi
de la sociologue Nathalie Heinich, qui fait
le point sur une des notions hypnotiques
du débat public – Ce que n’est pas l’identité
(Gallimard). Passent aussi à la moulinette
critique la manipulation des sentiments
– La Stratégie de l’émotion, d’Anne-Cécile
Robert (Lux) –, la peur face aux transfor-
mations du monde – Perdre sa culture, de
David Berliner (Zones sensibles) –, ou la
laïcité dans l’enseignement – Une prière
pour l’école, de Frédéric Béghin (Plon).
L’impact de #metoo a bien sûr, dans cet
autoportrait d’une époque, une place im-
portante, que manifestent entre autres
Une révolution sexuelle ? Réflexions sur
l’après-Weinstein, de l’historienne Laure
Murat (Stock), Sorcières. La puissance in-
vaincue des femmes, de Mona Chollet (Zo-
nes), et Les Femmes et le Pouvoir. Un ma-
nifeste, de l’historienne britannique
Mary Beard (Perrin). Sur un autre regis-
tre, deux grandes historiennes s’intéres-
sent à deux écrivaines que ne rapproche
pas seulement leur prénom : L’Autre
George. A la rencontre de George Eliot, de
Mona Ozouf, chez Gallimard, et George
Sand à Nohant. Une maison d’artiste, de
Michelle Perrot, au Seuil (lire page 11).
Histoire hantée
En histoire domine, comme souvent, la
quête d’intelligibilité sur le nazisme et la
Shoah. Johann Chapoutot et Christian
Essais | 9
L’art de la fresque
historique
En peinture, on les appelle des
« grandes machines » – vastes
tableaux regorgeant de per-
sonnages et d’action. On pour-
rait citer Le Radeau de la Mé-
duse, de Géricault, mais les
fresques historiques que cette
rentrée voit se multiplier dé-
crivent-elles des naufrages ? Au
lecteur de trancher, en se plon-
geant, par exemple, dans Notre
histoire intellectuelle et politi-
que. 1968-2018 (Seuil), où Pierre
Rosanvallon revient sur le des-
tin de la gauche française.
François Dosse raconte, lui, La
Saga des intellectuels français.
1944-1989 (deux tomes, Galli-
mard), et Gisèle Sapiro Les Ecri-
vains et la Politique en France.
De l’affaire Dreyfus à la guerre
d’Algérie (Seuil). Un siècle en
trois livres. Record nettement
battu par Gérard Noiriel dans
Une histoire populaire de la
France. De la guerre de Cent Ans
à nos jours (Agone) et, plus en-
core, Neil MacGregor (Une his-
toire du monde en 100 objets,
Les Belles Lettres). Autre his-
toire longue s’il en est : celle de
la guerre, objet d’Histoire mili-
taire de la France (deux tomes
dirigés par Olivier Wieviorka et
Hervé Drévillon, Perrin) et,
sous la direction de Bruno Ca-
banes, d’Une histoire de la
guerre du XIXe siècle à nos jours
(Seuil), qui, ajoutant l’étendue
à la durée, en offre un pano-
ANNE-GAËLLE AMIOT rama international.
Ingrao consacrent une (brève) biogra- l’étude des rites funéraires menée par Anheim (collaborateur du « Monde des li-
phie à Hitler (PUF), tandis que le premier Thomas Laqueur (Le Travail des morts, vres »), Les Ruses de l’histoire, de Marc
tente de Comprendre le nazisme (Tallan- Gallimard). Ferro, avec Emmanuel Laurentin (Tallan-
dier) et qu’Albrecht Koschorke relit le ma- Comme toujours, les périodes se juxta- dier), ou encore Le Temps de s’en aperce-
nifeste du maître du IIIe Reich – Manipu- posent, témoignant de la vitalité des voir. Journal d’un historien, d’Emmanuel
ler et stigmatiser. Démystifier “Mein différentes disciplines historiques. Sont de Waresquiel (L’Iconoclaste).
Kampf” (CNRS Editions). ainsi à noter, entre autres, Alea jacta est.
Chez le même éditeur, en octobre, Jac- Pourquoi César a-t-il franchi le Rubicon ?,
ques Sémelin étudie La Survie des juifs en de Luca Fezzi (Belin), Le Bathyscaphe Troubles philosophiques
France, 1940-1944, un essai qui pourra d’Alexandre. L’homme et la mer au Moyen Seront en outre à l’honneur en cette ren-
être lu en parallèle de ceux de Laurent Age, du collectif Questes (Vendémiaire), trée de grandes figures de l’art – Le “Por-
Joly, L’Etat contre les juifs. Vichy, les nazis ou Dans la voie de Dieu. La conquête trait d’un jeune homme” de Rembrandt,
et la persécution antisémite (Grasset) et, arabe et la création d’un empire islami- de Jan Six (Payot) –, de la psychanalyse
pour une perspective historique plus que. VIIe et VIIIe siècles, de Robert G. Hoy- – Sigmund Freud et Romain Rolland,
large, de Dominique Schnapper, La land (Alma). d’Henri Vermorel (Albin Michel) ; Fran-
Citoyenneté à l’épreuve. La démocratie et Au demeurant, la hantise de la société çoise Dolto. Une journée particulière, de
les juifs (Gallimard). Deux biographies française pour ses failles se retrouve dans Caroline Eliacheff (Flammarion) –,et de la
symétriques complètent cet ensemble : les études consacrées à la Révolution, philosophie, avec notamment Spinoza,
Jean Moulin, de Bénédicte Vergez-Chai- avec plusieurs livres focalisés sur la Ter- l’autre voie, de Blandine Kriegel (Cerf), ou
gnon (Flammarion), et Pierre Laval, de reur, tels le Robespierre, de Marcel Gau- les Dialogues avec Jürgen Habermas,
Renaud Meltz (Perrin), tandis que Nicolas chet (Gallimard, octobre), Les Echos de la d’Isabelle Aubert et Jean-François Kervé-
Offenstadt fait, avec Le Pays disparu. Sur Terreur, de Jean-Clément Martin (Belin), gan (CNRS Editions).
les traces de la RDA (Stock), une incursion ou La mort est dans Paris, de l’historien Toujours parmi les philosophes, Alain
dans les vestiges de l’empire soviétique. britannique Richard Cobb (1917-1996), Finkielkraut réunit des transcriptions
La diversité, voire la bizarrerie appa- chez Anacharsis. de son émission « Répliques », sur France
rente, des sujets traités par beaucoup On n’échappe pas non plus, en la ma- Culture, dans Des animaux et des hom-
d’historiens, au-delà de l’histoire des to- tière, à l’incertitude générale, à laquelle mes (Stock), où l’on retrouve Elisabeth de
talitarismes, est un autre aspect frappant font écho les débats sur la mobilité des Fontenay, qui fait paraître en même
de cette production, d’Antoine de Baec- frontières du travail historique – Histoire temps et chez le même éditeur un récit
que (collaborateur du « Monde des universelle ou histoire globale ?, d’Hervé très personnel : Gaspard de la nuit. Auto-
livres ») et de son Histoire des crétins des Inglebert (PUF) – ou les réflexions d’his- biographie de mon frère. Alain Badiou
Alpes (Vuibert) à La Révolution matérielle. toriens de générations différentes, préoc- publie de son côté à la fois le troisième
Une histoire de la consommation en cupés par le sens même de leur disci- volet de L’Etre et l’Evénement, sous le titre
France (XIXe-XXe siècle), de Jean-Claude pline, comme, aux Editions de la Sor- L’Immanence des vérités (Fayard), et Pe-
Daumas (Flammarion), en passant par bonne, Le Travail de l’histoire, d’Etienne trograd, Shanghai. Les deux révolutions
du XXe siècle (La Fabrique), dont le
maoïsme inflexible pourra sidérer, et
L’Afrique, une idée neuve faire grincer des dents. Lesquelles grince-
ront sans doute de nouveau, pour de tout
La richesse de l’histoire des pays africains est, en Europe, où elle a été autres raisons, autour de La Philosophie
longtemps négligée, une idée neuve et féconde, en particulier dans devenue folle. La mort, l’animal, le genre
l’édition. Plusieurs livres paraissent en effet, en cette rentrée, sur les (Grasset), de Jean-François Braunstein,
lieux, les périodes et les personnages africains les plus divers, tels le qui s’en prend à quelques-unes des déri-
panorama réuni sous la direction de François-Xavier Fauvelle, L’Afrique ves de la pensée contemporaine.
ancienne. De l’Acacus au Zimbabwe. 20 000 ans avant notre ère-XVIIe siè- Demeure-t-il possible, dans des temps
cle (Belin), et Njinga. Histoire d’une reine guerrière (1582-1663), de Linda aussi manifestement troublés, de cher-
M. Heywood (La Découverte). L’histoire contemporaine est également cher des refuges ? Il n’en est aucun qui ne
représentée, toujours à La Découverte, avec L’Arme invisible de la Fran- soit précaire et menacé, semble dire
çafrique. Une histoire du franc CFA, de Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Alexandre Lacroix dans Devant la beauté
Sylla, et Le Génocide des Tutsi du Rwanda, de Florent Piton. Mais aussi la de la nature (Allary), une enquête philo-
philosophie et l’anthropologie, entrecroisées dans En quête d’Afrique(s). sophique sur la contemplation et l’émer-
Universalisme et pensée décoloniale, de Souleymane Bachir Diagne et veillement, mais aussi sur l’angoisse de
Jean-Loup Amselle (Albin Michel), ou l’esthétique, avec Critique de la voir sombrer bientôt la splendeur du
notion d’art africain, de Babacar Mbaye Diop (Hermann). monde. Encore une. p