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Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

La préciosité
Antoine ADAM

Citer ce document / Cite this document :

ADAM Antoine. La préciosité. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1951, n°1-2. pp. 35-47;

doi : https://doi.org/10.3406/caief.1951.1994

https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1951_num_1_1_1994

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LA PRÉCIOSITÉ

Communication de M. Antoine ADAM


à l'Association internationale des Études françaises, à Paris,
le 5 septembre 1950.

Les organisateurs de ces journées ont choisi la Préciosité pour


sujet de nos travaux. Je demande la permission d'aborder cette
question en la prenant dans son sens le plus strict et le plus limité.
Ce n'est certainement pas la seule manière de l'envisager. Il serait
bien prétentieux de ma part d'affirmer que c'est la meilleure. Mais
il me semble qu'historiens de la littérature il ne nous déplaira pas
que la Préciosité soit traitée comme un fait historique, situé à un -
moment de l'histoire, naissant, se développant, finissant par
disparaître dans des conditions que les textes permettent de fixer.
La Préciosité naît exactement en 1654.
On lit dans une lettre du chevalier de Sévigné, le 3 avril 1654 :
« II y a une nature de filles et de femmes à Paris que l'on nomme
Précieuses, qui ont un jargon et des mines avec un démanchement
merveilleux ».
Mlle de Scudéry, en 1656, date une ordonnance de la reine de
Tendre « de l'an deuxième de [son] règne ».
Le prospectus du cercle de l'hôtel d'Anjou, rue Béthisy,
reproduit Ars. 5427, f° 33-35, porte la date du Ier janvier 1655. Et cet
hôtel est appelé le Palais précieux.
Somaize dit en 1661 : les Français en parlent depuis sept ou
huit ans. A ces arguments, on pourrait faire une objection. M. Bray
allègue un texte de Scarron sur les Précieuses, tiré de la satire II
à Miossens (O.C.,. 1786, VII, p. 168) et il le date de 1652. Mais
Emile Magne date cette même pièce de 1659. En réalité, elle se
place entre la satire I qui est de 1656 au plus tôt, et la satire III
qui est de 1659. Une lettre de Scarron, en mai 1659, nous permet
de préciser : « La chagrine, dit-il, est encore toute chaude; les
autres sont de l'année -passée ».
Je ne veux pas dire, on s'en doute, que le mot de précieuse est
inconnu avant cette date, et nous sommes reconnaissants à M. Bray
des exemples intéressants qu'il en donne et dont certains remontent
au XIVe siècle. Mais ils restent étrangers à la mode précieuse qui
est notre étude. Ce mot de précieuse, pris dans un sens général,
reste en usage au temps même où il revêt une signification plus

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précise. En voici un exemple amusant. Loret signale en août 1655
la mort d'une précieuse, Mlle de Joyeuse. Elle venait de mourir
à quatre ans!
Où naît la Préciosité?
Il semble certain que ce fut dans l'entourage de Gaston et de
sa fille, Mademoiselle.
Maulévrier, auteur de la Carte du Royaume des Précieuses
(début de 1654) appartient à la maison de Monsieur.
Mlle d'Aumale, Angélique-Clarice d'Angennes, Mlle de Vandy,
qui sont les premières précieuses, appartiennent à la société de
Mademoiselle. Le ballet de la Déroute des Précieuses a d'abord
paru dans Faure, La fine galanterie du temps, ouvrage écrit dans
l'entourage de Gaston.
Un portrait des Précieuses figure dans la Galerie des Portraits.
On retrouve le nom de Mademoiselle même là où on ne
l'attendrait pas. Scarron, dans la préface de l'Ecolier de Salamanque (1654),
s'en prend à un groupe de précieuses. Or sa pièce est dédiée à
Mademoiselle.
A la fin de 1654, le sens s'élargit. Dans la Carte du pays de
Braqueria, elle sépare le pays des Braques de la Prudomagne.
Trois noms sont cités : Mme de Montauzier, Mlle de Guise,
Mme d'Olonne. Puis on trouve le mot dans Brébeuf. En janvier
1658 deux jeunes Hollandais vont rendre visite à Mme de la
Fayette « une des précieuses du plus haut rang et de la plus haute
volée ». Le mot tend donc à désigner une mode qui règne dans de
nombreux salons. En 1661, Somaize l'emploie dans un sens plus
large encore. Il nomme précieuses les femmes qui réunissent chez
elles les unes des gens du monde, les autres des gens de lettres.
Dans l'intervalle de ces sept années, toute une littérature avait
paru sur la préciosité. Après la Carte du royaume des Précieuses
et la Déroute des Précieuses, on avait eu une comédie jouée par les
Italiens au Petit Bourbon — un roman en quatre volumes par
l'abbé de Pure — et surtout la pièce de Molière.
A ces œuvres bien connues et au portrait des précieuses dans la
Galerie des portraits, il convient de joindre :
Le Cercle de Saint-Evremond, que l'on date habituellement
de 1657.
Plusieurs écrits de Sorel : la Mascarade d'amour ou la nouvelle
des précieuses prudes, la Lettre précieuse à des précieuses, le Discours
pour ou contre l'amitié tendre.
Le Dialogue de la Mode et de la Nature, 2e édition en 1663, mais
composé pendant la Conférence de Saint- Jêan-de-Luz.
Un paragraphe dans le Portrait de la Coquette en 1659.
Des textes plus ou moins développés dans les Antiquités de Paris
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par Sauvai, antérieurs à 1661, et dans le fameux Voyage de Chapelle
et de- Bachaumont.
Tous ces textes datent des années 1654-1661. Et sauf omission
il n'y en a pas d'autres. C'est qu'après cette date il n'y a plus de
vogue précieuse. Il y a encore, bien entendu, des femmes qui
restent fidèles à cette mode, et l'on trouve donc le mot de précieuse
appliqué à telle ou telle. La Préciosité, en tant que phénomène de
la vie sociale, a cessé d'exister.
Pour étudier le phénomène ainsi délimité, l'histoire ne peut
connaître qu'une seule méthode : déterminer ceux et celles qui
ont été dits précieux et précieuses. Puis étudier leurs gestes, leurs
paroles, leurs écrits. Si l'historien agissait autrement, s'il
demandait à Somaîze ou à Molière une description de la préciosité, il
commettrait la même erreur que s'il prétendait écrire l'histoire du
Parnasse en s'appuyant sur le Parnassiculet contemporain, ou celle
du Symbolisme d'après les Déliquescences d'Adoré Floupette.
Cette première enquête peut paraître trop étroite. Mais lorsque
nous l'aurons d'abord menée, il nous sera ensuite possible de
l'élargir. Aux noms des précieux et des précieuses déjà obtenus,
on pourra joindre ceux de leurs amis, des hommes qui ont
appartenu aux mêmes groupes sociaux ou soutenu les mêmes opinions.
On pourra même tirer des suggestions de la littérature
antiprécieuse. Mais ce sera en dernière ligne, avec prudence, et dans la
mesure où elle vient confirmer, éclairer, souligner des textes déjà
relevés ailleurs.
Ont été nommées précieuses par les contemporains Angélique-
Clarice d'Angennes, Mlle d'Outrelaize, Mlle d'Aumale, Mme de
Montauzier, Mlle de Guise, Mme de La Fayette, Mlle de Scudéry.
Comme nous l'avons vu, le mot de précieuses a perdu chez Somaize
toute signification précise.
Un seul homme de lettres a été affublé de l'épithète de précieux :
Sauvai s'est moqué « du précieux M. Ménage ».
Nous aurons le droit de joindre à ces noms :
Mme Deshoulières parce qu'elle a échangé avec Mlle de Scudéry
toute une correspondance en vers et en prose qui prouve la
communauté de leurs vues {Nouvelles lettres familières de Miileran, 2e éd.,
I725)-
Pellisson, l'ami de Mlle de Scudéry.
Sarasin, pour cette partie de son œuvre qu'il écrivit dans la
société des Samedis de Sapho.
Charles Perrault qui a écrit le Dialogue de V amour et de l'amitié.
Le Laboureur qui dans les Avantages de la langue française , sur
la langue latine, 1669, défie les Italiens de rien faire qui approche
la Clélie, et qui ailleurs dit sur Pellisson : « Tout notre Parnasse
n'a point de plus éloquent interprète que lui ».

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Huet, qui fut en correspondance suivie avec Ménage.
En revanche, il n'y faut pas joindre :
Mme de Rambouillet et son groupe. N'oublions pas la phrase tie
Godeau à Mme de Rambouillet sur « la griff onneuse ■ Sapho »
(Ars. Rec. Conrart, XI, in f°, f° 129).
L'abbé Cotin. Celui-ci a parlé des précieuses avec hostilité, il
s'est moqué des excès de leur pudeur et des raffinements du langage
précieux.
Toute description de la Préciosité doit prendre pour base les
œuvres des auteurs que je viens de citer : Mlle de Scudéry, Pellisson
et Ménage en tout premier lieu, puis certaines pièces de Sarasin
et de Huet, des écrits comme le Dialogue de l'amour et de l'amitié, .
la Politique des coquettes, dédiée à Mlle de Scudéry en 1660, le
Dialogue de la mode et de la nature.
Parmi les œuvres d'écrivains non précieux, on utilisera les
traités de Sorel et la Précieuse de l'abbé de Pure parce qu'ils sont
écrits sans passion et qu'ils sont confirmés par tout ce que nous
apprennent les documents authentiques sur la Préciosité.
Quant au Dictionnaire des Précieuses et aux Précieuses Ridicules,
ce serait un défi à la méthode historique que d'y chercher un
témoignage exact sur les cercles précieux.
Plutôt qu'une description de la Préciosité d'après les sources
authentiques, travail que chacun peut faire aisément pour son
propre compte, peut-être importe-t-il d'entreprendre ici l'étude
des problèmes que pose la vogue précieuse.
Problème de perspective d'abord. Dans quel ensemble, dans
quel grand complexe historique se situe ce phénomène, en lui-
même très limité, de la Préciosité?
Celle-ci est un moment dans l'histoire de la culture de la
Renaissance, et s'éclaire par elle. Dès le xvie siècle, en France comme en
Italie et en Espagne, se forment des cercles mondains, intellectuels
et artistes, et c'est à l'intérieur de ces cercles que l'esprit de la
Renaissance s'est développé, c'est par eux qu'il s'est transmis.
Qu'on se reporte à Y Arcadia de Sannazar, aux Asolani de Bembo,
au Pastor de Filida de Montai vo ; partout l'on retrouve les mêmes
traits : pseudonymes poétiques, jeux littéraires, galanterie, fond
commun d'idées délicates, plus fines que profondes, sur l'amour,
la vertu et la beauté.
Nous avons de certains de ces cercles des monographies
excellentes. Citerai-je le Philippe Desportes de M. Lavaud, le Barahona
de Soto de Rodriguez Marin? lorsque nous aurons une histoire
d'ensemble de ce grand mouvement, nous verrons mieux dans leur
perspective historique la signification des cercles français que l'on
a appelés précieux.
Car ces cercles du type Renaissance se sont développés à travers

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les trois siècles classiques, et non pas seulement au XVIe.
Rappelons-nous : l'ordre des Égyptiens ou ordre d'Epicharis, qui avait
son insigne (une griffe d'or) et sa devise : Rien ne m'échappe.
L'ordre des Incarnadine autour de Foucquet.
L'ordre de la Mouche à miel, à la cour de Sceaux.
Et jusqu'à l'ordre des Lanturlus autour de Mme de la Ferté-
Imbault, en plein cœur du xviir® siècle.
Leur frivolité apparente a détourné trop d'historiens d'une
étude sérieuse de ce grand sujet. C'est pourtant dans ces cercles
que se sont élaborées les conceptions morales et que s'est formé le
goût littéraire qui dominent les trois siècles classiques. La
Préciosité ne s'éclaire que dans cette perspective.
On peut préciser davantage :
Les Précieuses sont des romanesques. L'œuvre précieuse par
excellence, c'est l'œuvre de Mlle de Scudéry. Celle-ci ne fait que
prolonger une œuvre romanesque d'importance capitale, celle de
Gomberville. Alcidiane est une précieuse avant la lettre. Elle
révèle, dès 1630-1640, le type déjà constitué de la future précieuse :
sa méfiance de l'amour vulgaire, sa volonté de dominer les hommes,
le sentiment de sa gloire, l'importance qu'elle attache aux moindres
mouvements de sa sensibilité.
Il faut songer à une deuxième influence. Celle <le la galanterie
espagnole, prônée en France par Mme de Sablé. Cette influence
remontait plus haut d'ailleurs, et M. Bray a cité un très beau texte
de Montaigne. Les Français, disait-on, ignorent la vraie galanterie
et poussent un peu vite leurs entreprises sentimentales. Les
Espagnols nous apprennent toutes les subtilités, les lents
mouvements de la psychologie amoureuse. Mlle de Scudéry admirait
fort Mme de Sablé et peut passer pour son élève. C'est elle et non
Mme de Rambouillet qu'un historien de la Préciosité doit étudier.
Ces diverses influences expliquent l'apparition, vers 1650, d'un
type de femme que l'opinion désigne, à partir de 1654, du nom de
précieuses, et qu'elle oppose à deux autres types : la coquette
et la prude. Car pour bien comprendre la précieuse, il faut la
distinguer des deux autres types contemporains.
i° La prude, déjà décrite dans la Dame Ragonde du Polyandre
de Sorel, et qui reparaîtra dans Arsînoé : la femme qui affiche son
attachement aux vieilles idées de dévotion et d'ascétisme, dans un
monde qui va vers l'affranchissement de l'individu, vers le bonheur
terrestre.
2° La coquette. A partir de 1652 environ, toute une littérature
se forme sur ce sujet. Sarasin écrit à Charleval que la mode est
aux coquettes
et jusqu'à nos laquais
Qui sont trompés et trompent les soubrettes.

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Sorel signale Y Almanach des coquettes, le Portrait de la Coquette,
la Coquette vengée, D'Aubigné écrit La relation du royaume de
coquetterie. On voit paraître La politique des coquettes. Thomas
Corneille, dans Y Amour à la mode, met en scène des personnages de
coquettes.
Ces trois types, la coquette, la prude, la précieuse sont mis en
parallèle de façon amusante par l'abbé de Pure. Sa description
semble plus juste que celle qu'a proposée Emile Magne lorsqu'il
a opposé précieuses galantes et précieuses prudes. La Carte du
Pays de Braquene place la coquette entre les prudes et les « braques ».
Il est vrai d'ailleurs que la Boscorobertine ne distingue guère
précieuses et coquettes. De même le Portrait de la Coquette (1659)
fait de la précieuse une coquette devenue vieille et sage. On se
reportera enfin à la Prude et la Précieuse de Saint-Évrçmond.
Je me permets d'insister sur l'existence de ces trois types.
Nous ne devons jamais- oublier que la psychologie, au xviie siècle,
est une psychologie de types, que les hommes du xvrie siècle ont
dans l'esprit les Caractères de Théophraste. La Précieuse est pour
eux un « caractère », un type. Et voilà qui explique le désaccord
des témoignages anciens et des théories récentes sur la préciosité,
puisque les historiens voient en elle une attitude esthétique, à quoi
les contemporains ne pensaient pas.
Ces vues très générales étant dégagées, passons à l'étude d'un
certain nombre de questions particulières.
Les Précieuses, disons mieux : des Précieuses ont-elles jamais
parlé comme Cathos et Madelon? Doit-on croire qu'il y eut un
salon précieux où l'on parlait du conseiller des grâces et des
commodités de la conversation?
Il faut répondre sans réserve et sans hésitation : non! Des
sottises de cette taille n'apparaissent que dans deux textes :
i° Le Dictionnaire des Précieuses. Ferdinand Brunot a démonté
le ridicule procédé de Somaize : prendre une métaphore, l'isoler
de son contexte, la transformer en équation. Que Balzac écrive :
« Un grand feu, que j'appelle le soleil de la nuit, veille toujours dans
ma chambre ». On en tirera : le soleil de la nuit = un grand feu.
Appliqué à V. Hugo, le même procédé aboutirait aux mêmes
sottises ;
2° Les Précieuses ridicules. Molière, qui écrit une farce, a recours
au même procédé que Somaize. M. Bray a cité, pour illustrer le
conseiller des grâces, un texte de Grenaille : « L'excellence du
miroir paraît encore en ce qu'il est le fidèle conseiller de la beauté ».
On pourrait citer- également ceci, qui est de Tristan :
Amarille en se regardant
Pour se conseiller de sa grâce,
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Met aujourd'hui des feux dans cette glace
Et d'un cristal commun fait un miroir ardent.
Mais il semble que Molière s'inspira, pour faire parler ses
précieuses, d'un modèle plus précis : l'Héritier ridicule de Scarron,
surtout dans la scène III, 3. Dans cette comédie il avait trouvé
les éléments de son intrigue : il lui a emprunté de façon précise
une partie de son dialogue. Il y avait d'ailleurs là une sorte de
tradition comique. On retrouve des passages écrits en langage
pseudo-précieux dans le Geôlier de soi-même de Thomas Corneille
(1655), où se retrouve le mot du cœur écorché. L'origine en était
peut-être espagnole, et l'on observe des traits d'allure moliéresque
dans la Culta latiniparla de Quevedo en 1629, dans le rôle de
Béatrice de Non hay burlas con el amor, oeuvre de Calderon.
N'oublions pas enfin qu'à cette époque où plus personne n'eût
songé à adopter le style Nerveze, on continuait à l'employer par
dérision. Il existe des lettres à la manière de Nervèze dans le
Nouveau mélange des pièces curieuses paru en 1664.
De cette enquête, à coup sur très incomplète, résulte cette
conclusion essentielle : que la langue de Cathos et Madelon n'est
en aucune façon un langage observé, mais un procédé traditionnel
de comédie. Molière ne l'a pas étudiée dans les salons, mais trouvée
dans les livres et amplifiée par les trouvailles de son génie. M. Roy,,
cherchant ce qu'il y eut de réel dans le langage dit précieux ne
trouve qu'un mot du maréchal d'Albret, lequel est une
plaisanterie, et le sauf -conduit à Lambert sur les yeux de Mlle d 'Outrelaize,
qui est un pur badinage.
Sur ce que fut le langage authentique des Précieux, il n'est peut-
être pas opportun de s'arrêter ici. Nous disposons pour l'étudier
de deux études magistrales : celle de Ferdinand Brunot, celle de
Roy dans sa thèse sur Sorel (pages 273-326). Il sera plus utile de
nous arrêter un instant au rôle des cercles précieux dans l'évolution
de l'orthographe.
Ferdinand Brunot relève l'histoire, racontée par Somaize, d'un
salon précieux qui entreprend la réforme de l'orthographe, dans
le sens d'une simplification : suppression des consonnes muettes,
des lettres grecques, réduction aes doubles consonnes, etc. Il n'y
croit pas et ne voit là que légende. Mais d'autre part il admet qu'il
y eut une tentative en ce sens de la part de L'Esclache. Or l'histoire
de la Préciosité révèle que L'Esciache était lié aux cercles précieux
dans le sens le plus strict puisqu il fit ses conférences au Palais
Précieux. Elle nous apprend aussi que la tentative décrite par
Somaize a bien réellement été faite et qu'elle le fut par Le
Laboureur (1).
(1) II est vrai que Somaize parle d'un M. I<e Clerc, mais ces idées n'étaient certai-'
nement pas le monopole d'un seul « précieux ».
Sur le premier point, nous avons pour preuve le prospectus
du Palais Précieux, Ars. ms. 5427 : tous les mercredis, conférence
de I/Esclache « en termes fort à la mode ».
Sur le deuxième, nous trouvons dans le Nouveau Recueil de
diverses poésies françaises composées par plusieurs auteurs, 1661,
un Avis au lecteur de Louis Le Laboureur, où nous lisons : « J'ay
retranché toutes les lettres superflues et les s entr'autres dans
tous les mots où elles n'ont point de son ». Il s'est ainsi éloigné de
l'étymologie grecque ou latine, « mais aussi comme bon4François
que je suis, afin de naturalizer davantage encore ces mots en les
détournant ainsi de leur origine étrangère. Ce seroit estre mauvais
François que de m'en vouloir blasmer ».
Or Louis Le Laboureur est un Précieux. Il est l'auteur d'un
écrit précieux, La Chambre de justice d'amour. Son attitude est
celle des Précieux.
Pour en finir avec cette question du véritable aspect des salons
précieux, reportons-nous à une fine comédie de Boisrobert, La
Folle gageure, 1653. Une comtesse tient salon, entourée de quelques
beaux esprits. Boisrobert peint, avec la volonté évidente d'être
exact, les attitudes, les feintes modesties, les manœuvres galantes
des habitués. Chacun lit une pièce de vers récemment composée.
On s'amuse un instant à une énigme en vers. On déclare que les
bouts rimes, les ballades, les rondeaux sont passés de mode. On
traite une question amoureuse : quelle est, en amour, la chose la
plus impossible? Chacun, dans ses réponses, essaie de faire briller
son esprit. Tout cet acte est sans verve comique. Mais il est certain
qu'il est une peinture bien plus exacte que la farce de Molière.
Passons aux autres questions.
Y a-t-il eu influence ou continuité d'inspiration du style Nervèze
au style précieux? Ce qui revient à dire : y a-t-il rapport historique
du baroque et du précieux? Je me permets de renvoyer à l'article
publié sur ce sujet dans la Revue des Sciences humaines en 1949.
Ne rappelons ici qu'un fait, précis et décisif. La pointe baroque a
été complètement rejetée par le goût français dès 1635. Un texte
de la polémique autour du Cid, des témoignages de Vion d'Alibray,
de Mlle de Scudéry prouvent que le goût des pointes est passé
depuis longtemps à l'époque des Précieuses.
Y a-t-il eu influence sur la préciosité du marinisme et du gongo-
risme? Il n'existe aucun indice qui autorise à penser que les précieux
aient pris pour maîtres Gongora et Marino. Il faut dire plus : ils
s'orientent dans un sens tout contraire. Ils vont yers la clarté, et
Gongora doit leur paraître incompréhensible. Ils vont vers une
littérature d'analyse abstraite, et doivent goûter mal la profusion
d'images de Marino.
Mais le problème n'est pas si simple. Car lee cercles précieux

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mettent très haut la poésie de Voiture. Nous savons par Gustave
Lanson l'influence de la littérature espagnole sur ce précurseur
et ce modèle des précieux. De même les précieux admirent fort
Tristan et font cas de Malleville. Ce sont deux Marinistes. La
conclusion est donc, semble-t-il, que la Préciosité n'a pas de
rapport conscient et voulu avec le marinisme ou le gongorisme, .
mais que des éléments d'origine mariniste ou venus de Gongora
ont pu passer jusqu'à elle.
Quel rapport établir entre la Préciosité et la tradition pétrar-
quiste? Nul. La théorie de l'amour qui domine chez les Précieux
n'a aucun caractère mystique : nulle dévotion amoureuse, nulle
prétention d'adorer, dans l'objet aimé, un reflet du divin. Et
d'autre part le pétrarquisme achève de s'épuiser en France vers
1620. La dernière manifestation pétrarquiste — si l'on fait
abstraction d'auteurs isolés, provinciaux attardés, — ce sont les sonnets
de la jeunesse de Tristan.
Enfin, dernière question, quel rapport discerner entre la
préciosité et la galanterie contemporaine? Pouvons-nous employer
indifféremment les mots de précieux et de galant? Et quand Racine,
écrit son vers fameux :
Brûlé de plus de feux que je n'en allumai,
est- il précieux? est-il galant?
Les salons précieux sont d'abord des salons où règne la
galanterie, et sur ce point ils ne s'opposent pas aux autres salons de
Paris. C'est dans tous les salons que l'on aime l'expression
ingénieuse et raffinée des sentiments. Les poésies de Raincy et d'Ysarn,
écrites pour les Samedis de Sapho, ne se distinguent pas de celles
de Montplaisir par exemple,, ni de celles du poète de la galanterie,
Bensserade. Le vers de Racine n'est pas précieux. Il est galant.
Et pourtant les salons précieux ont été tournés en ridicule. Ils
ont été l'objet d'une réprobation à peu près générale. C'est donc
que les contemporains ont découvert en eux quelque chose de
particulier.
Ils ont blâmé l'excès du purisme, les sévérités excessives, les
rigueurs de certaines précieuses pour les mots et même les syllabes
qui pouvaient évoquer des images sales. Il ne s'agit pas ici de
Mlle de Scudéry, ni d'aucun des habitués de sa coterie. Il faut sans
doute nommer Angélique-Clarice d'Angennes, dont justement elle
se moque et sur laquelle Tallement rapporte une anecdote en ce
sens. Ils ont raillé aussi une attitude ridicule dans les rapports
entre les hommes et les femmes. Certaines précieuses ont prétendu
faire passer dans leur vie les prétentions d'Alcidiane. Ce grief
apparaît surtout dans la cruelle caricature de la Galerie des
■portraits. On le rapprochera d'un texte de Saint-Simon, écrit en 1707,

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à la mort de Mme de Frontenac, sur elle et son amie,
Mlle d'Outrelaize. Rappelons-nous que Mlle d'Outrelaize est
nommée dans la Déroute des Précieuses — que Mademoiselle, dans
ses Mémoires, s'en prend plusieurs fois à ces deux femmes. Il est
extrêmement probable que le Portrait a été écrit contre elles.
Mais de toute façon ces deux points sur lesquels a porté la
polémique antiprécieuse n'opposent pas vraiment galanterie et
préciosité. Ce qu'il faut dire plutôt, c'est que les salons précieux furent
ce que nous appellerions un milieu d'avant-garde. Ils ont étonné
parce qu'ils devançaient leur temps, parce qu'ils donnaient aux
tendances de l'époque une forme plus audacieuse, plus radicale.
Et ceci nous amène à parler de l'importance de la Préciosité.
Lorsque nous étudions le mouvement des idées à la fin du
xvne siècle et dans la première moitié du siècle suivant, nous
observons que bien des idées qui sont alors répandus sont
exactement celles des cercles précieux. Relevons seulement les suivantes :
i° Les cercles précieux ont été modernistes, ou pour parler le
langage du temps ils ont engagé la lutte contre les pédants. Dans
le Dialogue de La Nature et de la Mode la Nature dit à la Mode :
« Vous faites passer les doctes pour pédants parce qu'ils ne se
servent pas de vos termes nouveaux ». Dans l'abbé de Pure un
adversaire des Précieuses déclare : « Pour mieux insinuer leurs
pensées, elles ont voulu authoriser un nom nouveau et de majesté
qu'elles ont inventé pour décrier la science et les savants et les
traiter de Pédants et de Pédanterie ».
On peut mettre en fait que dans la Querelle des Anciens et des
Modernes, les salons du parti moderne sont des salons précieux.
Mlle de Scudéry, Mme Deshoulières, Perrault, Louis Le Laboureur
sont à la fois des modernes et des précieux.
2° La théorie moderniste reposait sur ce qu'on peut appeler
une esthétique rationaliste. Or ce sont les Précieuses qui ont été
les premières à la soutenir avec une parfaite rigueur. Elles ont
jugé les œuvres de l'esprit, non pas à la lumière des règles établies,
mais à celle de leur seule raison. L'évidence du goût leur suffit
et rend inutile l'étude des modèles anciens.
C'est ainsi que l'abbé de Pure imagine une conversation dans
un salon précieux où Géname-Ménage développe la théorie
suivante : que les femmes sont capables de plus d'attention que les
hommes par la raison même de leur ignorance, car comme elles
n'ont point l'embarras de notions étrangères, ni l'esprit usé par
le savoir qu'on peut y avoir fait glisser, elles agissent avec liberté
et au gré de leur, essor. La Nature abandonnée à elle-même s'élève
tout autrement dans cette fougue que lorsqu'elle est dans les
contraintes de l'art et embarrassée dans les principes du savoir.
Il y a là toute une doctrine littéraire qui annonce l'abbé du Bos.

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3° Nous devons aussi comprendre la très grande importance
des salons précieux dans l'histoire des idées morales. On peut
résumer en deux propositions l'essentiel de leur pensée en cette
matière.
Ils distinguent avec insistance l'amour et le mariage. Ils
reprochent au plus grand nombre des unions de leur temps d'avoir
été formées sans amour et de reposer sur des considérations de
nom et de fortune. Pour les précieuses, il n'y a pas d'amour lorsqu'il
y a contrainte, parce que l'amour est essentiellement liberté.
Or cette idée va se répandre dans les cent années suivantes au
point que vers 1750, bien des femmes qui ne sont pas des effrontées,
qui ont un grand fonds d'honnêteté et de délicatesse, professent
qu'elles ont des devoirs, non envers leur mari, mais envers leur
amant. Mme d'Épinay, Sophie d'Houdetot ne pensent pas
autrement. Voilà l'aboutissement d'un mouvement né dans les salons
précieux.
Ensuite les précieuses ont attaché le plus grand prix à ce qu'elles
appelaient l'amitié tendre. Car si elles veulent dégager l'amour des
passions de l'orgueil et de l'avarice, elles veulent aussi le dégager
de la sensualité. Sorel a écrit à ce sujet, en nommant expressément
'les Précieuses, son Discours pour et contre l'amitié tendre, et l'abbé
d'Aubignac a combattu cette amitié dans ses Conseils d'Ariste
à Célimène en 1665. Mme de Sablé avait écrit un Traité de l'amitié.
Nous devons donc reconnaître un thème spécifiquement précieux
dans ce problème de l'amitié que posent tant de traités composés
vers 1700 : le Traité de l'amitié de Mme de Lambert, les réflexions
sur l'amitié de M. de Sacy, les Caractères de l'amitié parus en 170?.
A ces œuvres d'inspiration précieuse il faudrait joindre des
réflexions de Fontenelle sur l'amitié dans le Dialogue des morts\
de Saint-Hyacinthe dans son Recueil de divers écrits, de Rémond
de Saint-Mard dans ses Nouveaux dialogues des dieux.
Mais il faut passer vite. Si l'on me permet de ramasser en une
simple suggestion ce que je crois voir dans cette évolution des
doctrines précieuses, je dirai que de 1660 à 1740 un certain nombre
de salons précieux ont répandu les idées formées vers 1655-1660.
Au premier rang il faut mettre ceux de Mme Deshoulières, de
Mme Pelissari, et un peu plus tard celui de Mme de Lambert.
Et ne disons pas que toute l'époque pense de cette façon, car il
existait un courant contraire et ouvertement hostile, celui des
Vendômes, de Chaulieu, de La Fare, de J.-B. Rousseau.
Qu'on me permette ici une digression. Si nous voulons
comprendre certains aspects de la pensée de Montesquieu, nous devons
avoir dans l'esprit ses relations avec Mme de Lambert, son
admiration pour Fontenelle et La Motte. C'est dire qu'il y a chez lui

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du précieux. Voilà qui éclaire une page curieuse des Pensées et
Fragments inédits :
« Que la haine que vous avez pour le mariage est juste ! La raison
vous a fait sentir ce que l'expérience seule peut faire connaître
aux autres.
Lorsque par des nœuds .solennels
Deux fidèles amants que même ardeur anime
Vont s'unir l'un à l'autre aux yeux des Immortels,
L'amour est toujours la victime
Qu'on immole sur les autels.
Pensée et style, cette page est d'inspiration précieuse, et cette
persistance des thèmes précieux de 1660 à 1740 prouve l'importance
historique de la Préciosité.
Car si la vogue des modes précieuses fut brève, si l'on cessa
bientôt d'écrire contre elles des romans, des farces, des pamphlets,
les idées mises en circulation vers 1655 par Mlle de Scudéry et ses
amies se sont peu à peu disséminées dans toute la société française.
A la même heure où les philosophes découvraient qu'on ne peut
contraindre la pensée, mondains et poètes ont affirmé, sous
l'influence des précieuses, que rien ne peut contraindre l'amour. Celui-ci
apparaît comme un pur choix, comme une option que la raison
même ne peut décider. Il naît de lui-même et pour lui-même. Et
le pur amour, c'est cela.
Cette idée, les cercles précieux l'avaient trouvée chez Corneille,
plus fortement affirmée que chez nul autre, et Corneille doit être
considéré comme l'un des inspirateurs de la doctrine précieuse. It
avait, ne l'oublions pas, félicité l'abbé de Pure, non pas d'avoir
raillé les Précieuses, mais d'avoir exposé leurs idées. Il l'avait
loué de la délicatesse avec laquelle il avait examiné « les questions
les plus subtiles de l'amour, surtout en voulant établir l'union
pure des esprits, exempte de la faiblesse que. nous impose la
nécessité du mariage ».
Voilà qui éclaire certains propos de Rodelinde dans Pertharite.
Elle soutient devant Grimoald que l'amour n'a de valeur que s'il
n'attend aucune récompense, qu'il ne doit se souiller d'aucun
«spoir de salaire, d'aucun souci de plaire, voire d'aucune émotion
amoureuse.
Amour précieux, nullement my&cique puisqu'il ne se réfère à
rien de supérieur (1). Antégorique, comme aurait dit Schelling.

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d'influences multiples et anciennes. Ce qui peut-être constitue leur originalité, leur


nouveauté, c'est que les éléments anciens sont vidés de toute signification mystique,
à la fois conservés et transposés, ramenés sur le plan purement humain.
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Le précieux Pavillon, familier du salon de Mme Pélissari, a bien
exprimé ce caractère de l'amour précieux dans son Portrait du
pur amour, en 1687. « Quand l'amour occupe une âme, il l'occupe
toute. Il est pur, il est vif, il est agissant... Le plaisir de l'Amour,
c'est l'Amour. Aimer pour aimer, c'est le terme de l'amour. »
De même Saint-Hyacinthe a parlé de la « douceur extrême »
que l'on trouve « à aimer pour aimer ».
Formules qui font rêver celui que passionnent les problèmes de
l'histoire. Car elles rappellent de la façon la plus précise celles de
Fénelon, et l'on en vient à se demander si le quiétisme fénelonien
n'a pas l'une au moins de ses origines dans le grand courant d'idées
modernes et précieuses qui se répandait alors dans la société
française.
Si l'on admettait ces vues, on serait amené à élargir le rôle
historique de la Préciosité. Encore faudrait-il préciser qu'elle
n'appartient pas tout entière à un passé mort. L'idée d'autonomie,
dans la vie morale, comme dans l'amour, comme dans la pensée,
est un des éléments importants de la conscience moderne. Qu'il soit
permis de terminer cet exposé trop long et trop aride par un beau
texte de Gide dans son Journal : « Ne pas faire le bien ou le mal
pour la récompense, l'œuvre d'art en vue de l'action, l'amour pour
de l'argent. Mais l'art pour l'art, le bien pour le bien et le mal pour
le mal, l'amour pour l'amour et la vie pour la vie. » .
Ce texte essentiellement gidien est un texte quiétiste. Madeleine
de Scudéry et ses amis y auraient reconnu l'idée qu'ils affirmaient
parmi l'étonnement et le scandale du grand nombre.

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