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Sur l’avènement

de la démocratie
Entretien avec Hocine Rahli

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MARCEL GAUCHET

En 2017, Marcel Gauchet a publié, chez Gallimard, le quatrième et dernier volume


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de son important ouvrage L’Avènement de la démocratie, intitulé Le Nouveau


Monde (768 pages). À cette occasion, il s’est entretenu avec Hocine Rahli pour préci-
ser le sens et la portée de son interprétation de la démocratie moderne. Nous sommes
heureux de publier cet entretien qui éclairera nos lecteurs sur une des réflexions les
plus puissantes de notre époque.
COMMENTAIRE

Histoire et philosophie dentale ont vu le parachèvement du proces-


sus de sortie de la religion qui l’anime depuis
RAHLI. — Votre ouvrage est d’une le XVIe siècle.

H
OCINE
ambition rare dans le monde acadé- Avancer une telle proposition ne signifie pas
mique : vous conjuguez l’exactitude pour autant s’autoriser à dire n’importe quoi.
empirique de l’histoire avec l’herméneutique Il y a des garde-fous à cette prise de risque.
propre à la philosophie. Faites-vous œuvre d’his- La règle de méthode majeure est la non-
torien ou de philosophe ? Et ne craignez-vous contradiction avec les faits généralement jugés
pas, en ces temps d’ultra-spécialisation acadé- significatifs de la période. Je n’avance de
mique, à vouloir trop embrasser, de mal étrein- thèses qu’assuré qu’elles ne se heurtent à
dre ? aucune objection factuelle flagrante. Hors
Marcel GAUCHET. — Ma démarche est clai- cela, évidemment que je ne parle pas de tout.
rement philosophique sur la base d’un maté- Mon livre tient en 700 pages. Il aurait pu en
riau historique. Elle vise une intelligibilité faire 7 000. Je ne suis pas sûr que le lecteur
d’un ordre que s’interdit d’envisager l’histo- y aurait gagné beaucoup du point de vue de
rien. Celui-ci s’efforce d’établir comment les l’intelligence du fond. J’ai cherché à être à la
choses se sont passées. Je passe par là, mais fois aussi précis et synthétique que possible
je vais bien au-delà. Je cherche à en dégager dans ce qui est une interprétation philoso-
la signification fondamentale dans le cadre phique du présent.
d’une théorie de la modernité. Autrement dit, Si le risque de la synthèse doit être pris,
je prends un risque interprétatif de nature c’est que ceux qui prétendent s’en exempter
philosophique, en essayant de montrer que les le pratiquent à leur insu. Il n’est pas difficile
quatre dernières décennies de l’histoire occi- de montrer que les esprits forts qui décrètent

COMMENTAIRE, N° 163, AUTOMNE 2018 619


MARCEL GAUCHET

l’entreprise impossible s’appuient en réalité cipes du libéralisme classique à la situation


sur des présupposés qu’ils ne questionnent pas créée par la globalisation économique et poli-
à l’égard de cet objet déclaré hors d’atteinte. tique. Le libéralisme classique comportait un
Je pourrais vous citer bien des études qui se impensé. L’espace des libertés individuelles
veulent scientifiques, pointues, objectives et qu’il voulait protéger des empiétements du
qui véhiculent des grilles de lecture a priori pouvoir politique s’inscrivait d’évidence, pour
dont les auteurs ne semblent même pas lui, à l’intérieur des États-nations. C’est ce
conscients. Je revendique au contraire d’avan- présupposé que fait sauter le néolibéralisme.
cer démasqué. Il y a toujours interprétation. Il sort la sphère des contrats et des droits indi-
Autant qu’elle soit explicite. C’est pourquoi la viduels de l’espace stato-national pour en faire
démarche philosophique est irremplaçable : la norme d’un espace global homogène. Cela
elle oblige à aller au bout des présupposés qui change tout du point de vue des consé-
vous guident. quences. Les libertés échappent aux cadres
politiques. Les principes de base sont les
mêmes, mais le champ d’application est diffé-
Une révolution silencieuse

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rent.
Prenez l’exemple des phénomènes migra-
H. R. — Qu’entendez-vous par « dominance
toires, un exemple d’autant plus parlant qu’il
néolibérale » ? Vous dites que la révolution
se situe hors de la sphère économique sur
néolibérale est une « révolution silencieuse », laquelle on rabat toujours le néolibéralisme.
qu’elle se fait sans heurts, et que c’est en raison
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Le droit de chaque communauté politique de


de ce silence qu’elle est plus dangereuse que les décider des entrées sur son territoire allait de
révolutions tonitruantes du passé. Pourriez-vous soi pour un libéral classique. Il n’en va plus
préciser ce point ? du tout ainsi dans le cadre néolibéral. Il y a
M. G. — Séparons tout d’abord dominance désormais une contradiction vive entre ce
et néolibéralisme. La « dominance » relève droit et les droits fondamentaux de circulation
d’une grille de lecture du phénomène idéolo- et d’installation reconnus plus ou moins
gique : ce concept est destiné à remédier aux confusément aux individus à l’échelle globale.
défauts flagrants de la catégorie d’« idéologie Le droit collectif des communautés politiques
dominante » – idéologie que je définis comme étant d’ailleurs nettement sur la défensive par
discours politique succédant au discours reli- rapport aux droits individuels des migrants.
gieux. Une éminente juriste comme Mireille
À mon sens, il n’y a pas d’« idéologie domi- Delmas-Marty propose significativement,
nante de la classe dominante », mais il y a ainsi, l’adoption d’un « droit d’hospitalité
dominance relative et conjoncturelle de opposable aux États ».
certaines idéologies. L’idéologie est par Si le tournant qui a déterminé cette réorien-
essence plurielle – par exemple, malgré la tation de la marche des sociétés mérite d’être
dominance néolibérale, il y a toujours à qualifié de révolution, c’est par l’ampleur de
l’heure actuelle des socialistes, des conserva- ses retombées. L’originalité de cette révolution
teurs et des libéraux classiques. S’il se trouve est de ne pas avoir procédé d’un projet
qu’une des idéologies surclasse les autres dans conscient et ne pas être passée par une
cet espace concurrentiel, c’est en fonction de rupture violente. Elle a été insensible sur l’ins-
l’appui qu’elle trouve dans les données d’une tant, ce pourquoi je la dis « silencieuse » ou
conjoncture historique précise, en fonction « invisible ». Elle est née de l’effacement de
d’un critère qui n’est autre que sa plus grande ce qui subsistait de structuration religieuse
plausibilité. Elle est celle qui paraît le plus dans le mécanisme collectif. Cette présence
crédible au regard de la marche du monde. était devenue indiscernable. Elle n’en était
Depuis le tournant des années 1970, le néoli- pas moins forte, nous le mesurons avec le
béralisme s’est imposé comme le discours le recul. Le cœur de la « révolution de 1975 » se
plus en phase avec la manière dont se situe dans la dissolution de ces attaches qui
présente le fonctionnement des sociétés. continuaient de relier nos sociétés à l’ancien
Venons-en donc au néolibéralisme, qui n’a monde religieux.
rien à voir avec « l’ultralibéralisme ». On peut Ce « restant » s’est évanoui sans bruit, mais
le définir ainsi : c’est l’application des prin- d’une façon si rapide, si inattendue, qu’il en

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SUR L’AVÈNEMENT DE LA DÉMOCRATIE. ENTRETIEN AVEC HOCINE RAHLI

est résulté des effets cataclysmiques à l’échelle reconnues par tous, la liberté, l’égalité ou l’in-
du globe ! En quelques années, nous sommes dépendance vis-à-vis du religieux – la
passés du monde de la volonté politique au « laïcité » des Français. La démarche philoso-
monde de l’automatisme social. Au monde de phique, justement, cherche à articuler ces
la mobilisation collective et de la projection niveaux ! Il s’agit de faire tenir ensemble le
futuriste matérialisées dans des organisations, singulier et le général.
a succédé la régulation automatique de
marchés bâtis autour de la capacité des H. R. — Malgré cette révolution, l’autonomie
acteurs à nouer des accords indépendamment achevée est en réalité, dites-vous, « tronquée » ; de
de tout cadre collectif. « solution », elle est devenue « problème », car
nous sommes passés d’un pouvoir liberticide à
une liberté sans puissance. « L’histoire de la libé-
La démocratie ration est derrière nous ; l’histoire de la liberté
commence. » Pourriez-vous revenir sur ce para-
H. R. — Vous parlez de « la » démocratie. Ne
doxe ?
pensez-vous pas qu’il faille introduire des

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M. G. — Précisons tout d’abord ce que j’en-
nuances, notamment entre le modèle anglo-
tends par « autonomie ». Elle n’est pas qu’un
saxon, plus libéral, et le modèle français, plus
fait de conscience et de pensée ; elle est
républicain ?
d’abord un fait d’organisation des commu-
M. G. — Tout dépend du niveau d’analyse nautés humaines. Ce pourquoi je parle
où vous vous situez ! Lorsque je parle d’avè-
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d’« autonomie structurelle ». Le concept


nement de « la » démocratie au singulier, j’ai désigne les articulations fondamentales de
en tête le phénomène général qui se caracté- cette organisation du monde collectif : la
rise par l’autonomie structurelle des sociétés, forme politique ; le principe de légitimité ;
qui en fait des sociétés capables de s’organi- l’orientation temporelle. En l’occurrence : la
ser de part en part selon des règles de raison, forme État-nation, les droits fondamentaux, la
dont les sociétaires sont maîtres. À cet égard, production de l’avenir.
il y a bien une identité foncière du fait démo- Mais l’autonomie structurelle – politique,
cratique. juridique et historique – ne définit pas le tout
Après avoir dit cela, il faut bien sûr redes- de l’autonomie : aussi s’accommode-t-elle
cendre au niveau des variantes de ce phéno- d’une « hétéronomie fonctionnelle ». C’est ce
mène global. Vous avez tout à fait raison : il hiatus qui autorise un regard critique sur le
y a une originalité américaine très importante, monde dans lequel nous sommes. Nous ne
ainsi qu’une spécificité européenne et à l’in- doutons pas que le monde social où nous
térieur de cette spécificité européenne, il y a vivons est notre œuvre collective. Pour autant,
une concurrence entre le modèle anglais – la maîtrise effective de ses rouages par ses
sous l’égide, depuis le XVIIe siècle, de Hobbes acteurs est de moins en moins assurée – cette
et de Locke – et le modèle français qu’in- dépossession nous donne l’impression de
carne, pour le meilleur et pour le pire, Rous- moins en moins gouverner ce monde… que
seau. D’un mot : la Glorieuse Révolution de pourtant nous faisons. Nos démocraties ne
1688 et la Révolution française de 1789. Nous sont pas pleinement épanouies – c’est le
pouvons résumer ces distinctions dans les moins que l’on puisse dire !
termes simples que vous avez utilisés : d’une Voilà pourquoi il nous reste à passer de
part, l’accent sur la liberté individuelle et sa « l’autonomie structurelle » à « l’autonomie
protection, le modèle lockien, et d’autre part substantielle ». La modernité a été une lutte
l’accent sur la souveraineté populaire et la constante contre l’hétéronomie, tant substan-
volonté générale, le modèle rousseauiste. tielle que fonctionnelle – contre la subordi-
Mais, au-delà de ces trois grands modèles – nation à des pouvoirs inquestionnables, contre
américain, anglais et français –, nous pouvons les inégalités des droits et statuts, contre
encore descendre un cran en dessous, parti- l’obéissance à une tradition irrationnelle. En
culariser davantage. Au final, il y a autant de cela, ce fut l’âge de la « libération ». Mais ce
concepts de liberté que de démocraties que nous sommes en train de découvrir, une
concrètes : chaque culture particulière modèle fois qu’il s’achève, c’est que la « liberté » reste
à sa manière l’entente des notions de base à accomplir.

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MARCEL GAUCHET

Une fois le principe de la démocratie la religion était la chose collective par excel-
acquis, nous devons apprendre à la faire fonc- lence, elle assurait une fonction sociale clé ;
tionner, elle qui est encore dans l’enfance. tandis qu’aujourd’hui, elle devient la chose
C’est une tâche nouvelle : non plus critiquer individuelle par excellence. Elle survit, certes,
des dominations antidémocratiques, des alié- mais à l’échelle des individus, qui ne croient
nations extérieures, mais notre propre inca- plus en sa prétention de jadis à structurer la
pacité à faire fonctionner la démocratie. société. De ce point de vue, nous ne sommes
pas au bout de nos surprises ! Le sens de la
religion continuera à se transformer, en
La sortie de la religion faisant toujours davantage le départ avec la
H. R. — Vous dites que nous avons entrepris politique, pour entrer dans le monde person-
nel, dans l’intimité des individus.
une « sortie de la religion ». Qu’entendez-vous
Maintenant, la diffusion du phénomène est
exactement par religion ? Et comment accordez-
très inégale selon les aires culturelles. Il a sa
vous ce constat avec la persistance du fait reli-
pointe avancée en Europe occidentale, mais,
gieux dans le monde ? Le plus étonnant est votre

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par exemple, l’Amérique reste plus religieuse
affirmation selon laquelle le XXe siècle n’était pas
que l’Europe, même si, sur notre continent, il
sorti de la religion, alors que ses idéologies –
y a aussi des nuances à établir – la Pologne
communisme et nazisme, notamment – étaient
et l’Irlande, par exemple, ne sont ni la Tché-
des athéismes. quie, ni la France. Si les Américains font
M. G. — Des athéismes… en apparence
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encore place au religieux, c’est en raison de


seulement ! Disons des athéismes revendi- leur histoire. Les conditions de fondation des
qués, mais qui n’empêchaient nullement la États-Unis ont permis une alliance entre la
mobilisation inconsciente d’un fond religieux ! religion et la liberté, ce qu’a très bien noté
Entre ce que les gens croient penser et ce Tocqueville. Les Européens, au contraire, et
qu’ils pensent réellement, il y a parfois un les Français plus que les autres, y ont vu deux
gouffre. Il a été particulièrement profond ordres antagonistes.
dans le cas de ces « antireligions religieuses », Le fait qui crée la confusion, aujourd’hui,
comme j’ai proposé de les appeler, du en créant l’illusion d’un « retour du reli-
moment totalitaire. gieux », est l’activation de divers fondamenta-
Si nous prenons le concept de « religion » lismes, plus ou moins agressifs, dans toutes les
dans son acception philosophique rigoureuse, traditions religieuses, et spécialement dans
abstraction faite des religions particulières, l’islam. En réalité, il s’agit d’un choc en retour
elle désigne l’attribution, par l’humanité, de la de la diffusion de la sortie de la religion à la
causalité de son monde à un principe exté- faveur de la mondialisation. Les produits tant
rieur et supérieur. La religion, c’est le rapport matériels qu’intellectuels de la modernité
de l’humanité à elle-même par lequel elle se occidentale, issus du processus de sortie de la
dépossède de la responsabilité de l’ordre religion, pénètrent aujourd’hui partout, y
selon lequel elle vit au profit d’un fondement compris dans des sociétés où, non seulement
qui la dépasse. Cela se concrétise dans une les croyances religieuses continuent d’être
organisation des communautés humaines, bien vivantes, mais où l’organisation collective
dans un mode de structuration des sociétés reste largement « traditionnelle », c’est-à-dire
qu’il est justifié de nommer « hétéronome ». tissée de liens hiérarchiques et communau-
La religion ne saurait se réduire à un système taires relevant de l’ancienne structuration
de croyances, à un contenu spirituel particu- hétéronome. Cette organisation traditionnelle
lier. C’est pour nous qu’elle est devenue cela, est déstabilisée, parfois jusqu’à l’anomie, par
sous l’effet, justement, de la sortie de la reli- l’irruption de ces modes de pensée et d’action
gion. Historiquement, le mode d’organisation qui arrivent du dehors. Ils suscitent un
paraît avoir compté bien davantage que le mélange d’attraction pour leurs bénéfices
contenu spirituel. évidents – personne ne les refuse – et de
Quand je parle de sortie de la religion, je répulsion pour leurs conséquences désorgani-
ne parle pas de « fin » de la religion : la reli- satrices, sans parler de l’humiliation culturelle
gion survivra à la sortie de la structuration qu’ils peuvent représenter – un fait auquel les
religieuse. Simplement, elle change de sens : Occidentaux sont trop souvent aveugles. C’est

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SUR L’AVÈNEMENT DE LA DÉMOCRATIE. ENTRETIEN AVEC HOCINE RAHLI

sur ce fond que se développent en réaction les fait tels, c’est d’être habités par une
des effervescences religieuses dont les fonda- présence tangible du surnaturel dépassant
mentalismes sont la manifestation la plus radi- leur réalité naturelle. Mais toute réalité supé-
cale. Ce sont en fait pour l’essentiel des réaf- rieure qui vient s’incarner dans un lieu, un
firmations identitaires beaucoup plus que des objet ou une personne n’est pas forcément
mouvements spirituels. Les fondamenta- d’ordre religieux. On ne peut pas ne pas être
lismes, eux, poussent l’ambition un cran plus saisi sur le site de Verdun par la mémoire de
loin, puisque leur projet est de réinventer l’an- ce qui s’est joué là de terrible. C’est vrai a
cien ordre hétéronome. Sauf qu’ils poursui- fortiori du site d’Auschwitz. Cela ne fait pas
vent ce projet, sans s’en rendre compte, sur la de cette présence spirituelle très spéciale une
base d’une démarche politique empruntée à présence religieuse.
la modernité autonome qu’ils rejettent, Après, la confusion vient du télescopage
contradiction qui les voue d’avance à l’échec. entre cette sacralité et la disposition humaine
au sacrifice. Serait « sacré » tout ce pourquoi
H. R. — Comment expliquez-vous que le on est prêt à se sacrifier. De nouveau, c’est

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monde arabo-musulman se soit autant islamisé, un abus de mots : il y a des sacrifices qui n’ont
alors qu’à l’époque de la « révolution de 1975 », rien de sacré, qui se produisent en dehors de
une telle radicalité religieuse était tout bonne- toute justification hétéronome – nous pouvons
ment impensable : tancée d’archaïsme, elle était nous sacrifier pour notre pays, pour nos
mise au rancart de l’histoire. L’esprit du temps proches, tout en sachant que notre adhésion
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était encore celui du panarabisme, du socia- est purement rationnelle ou subjective. L’ab-
lisme arabe. négation sacrificielle peut être religieuse
M. G. — L’illusion a été de croire à une comme elle peut être « laïque ». Au lieu
synchronisation des histoires sous le signe de d’user du concept de sacré de manière indis-
la construction d’un avenir socialiste. Le criminée, parlons d’une disposition humaine
« socialisme arabe » a été un échec total. Plus générale à préférer autre chose à soi-même,
largement, le marxisme tiers-mondiste a fait dont le religieux a été un véhicule majeur,
long feu. Ce fiasco de la projection dans le mais qui est indépendante de lui et qui est
futur a ramené la référence au passé religieux. destinée à lui survivre.
De ce point de vue, la révolution islamique en
Iran de 1979 a été le signal du basculement.
Sur la notion de crise
H. R. — En dépit de ces considérations, ne
pensez-vous pas que les démocraties, et notam- H. R. — Justement, quel sort faites-vous exac-
ment la démocratie américaine, reconduisent la tement à la notion de « crise » ? D’une part, vous
notion de sacré autrement, en le sécularisant ? le dites, elle est épuisée, éculée, et, d’autre part,
Je pense aux travaux de Régis Debray, qui la crise doit désigner un phénomène ponctuel :
montrent que la force des États-Unis sur l’Union or, nous n’en sommes toujours pas véritable-
européenne tient en leur sacré divin, plus ment sortis.
enthousiasmant que le juridicisme européen. La M. G. — Revenons à son sens premier : la
nation ne reconduit-elle pas l’Un-sacral ? crise désigne un état de déséquilibre entre des
M. G. — La nation a pu être pénétrée de composantes qui doivent, habituellement,
religiosité, en Europe, jusque dans les années fonctionner de façon harmonique. Dans le
1970. Ce n’est plus le cas. Cela reste vrai, en contexte économique, c’est relativement clair :
revanche, aux États-Unis, où le schéma de la s’il y a surproduction par rapport à la consom-
« nation élue », avec sa « destinée manifeste », mation, il y a crise.
continue de jouer un rôle essentiel. Je ne suis Dans le reste des phénomènes sociaux et
pas d’accord cependant avec la manière exten- politiques, l’usage devient plus complexe et
sive dont Régis Debray manie le concept de soulève un problème de méthode. Si je l’em-
« sacré ». Elle me semble plus analogique que ploie, c’est d’abord parce qu’il n’y a pas
rigoureuse. Il y a « sacré », au sens strict, là d’autre mot disponible : les concepts ne s’in-
où il y a matérialisation de l’au-delà dans l’ici- ventent pas à volonté, malheureusement pour
bas. Il y a en ce sens des lieux sacrés, des moi ! J’aurais pu puiser dans le dictionnaire
objets sacrés, des personnes sacrées. Ce qui étymologique pour créer un néologisme, mais

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MARCEL GAUCHET

j’aurais sans doute perdu en lisibilité pour le toutes les idéologies, le transhumanisme se fait
lecteur. L’exigence minimale, quand on une idée de ce que l’homme doit être. Sur ce
recourt au terme, est de préciser : crise de chapitre, nos Californiens n’ont rien de rassu-
quoi ? En quoi et pourquoi ? Il y a crise de la rant ! Leur vision de l’augmentation de nos
démocratie quand il y a discordance entre les facultés trahit une indifférence aux finalités les
attentes des citoyens et le fonctionnement du plus communes de l’humanité, voire, pour les
système politique. Nous y sommes, à n’en pas plus extrémistes, une négation des données de
douter. J’essaie d’en éclaircir les raisons. base de la condition humaine, qui n’annoncent
rien de bon. Ils participent de la dynamique
H. R. — Votre livre fait droit à la « réticula- qui met en branle nos sociétés : pousser à l’ex-
tion numérique », qui accompagne la « société trême l’artificialisation du monde humain.
de la connaissance ». Êtes-vous optimiste quant Artificialisation d’autant plus efficace qu’elle
à la possibilité qu’elle offrirait à la société de est silencieuse, d’autant plus pernicieuse
« se reconstruire de part en part, pièce à pièce, qu’elle est automatique : elle n’est pas l’effet
en fonction d’elle » ? d’un grand projet totalitaire et volontaire, mais

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M. G. — Pour le moment, je ne vois aucun d’initiatives décentralisées, à l’échelle indivi-
motif d’être optimiste ou pessimiste. Ces duelle. Cet imaginaire me semble tourner le
nouvelles technologies sont un outil extraor- dos à une vérité essentielle : ce monde, pour
dinaire, porteuses de potentialités multiples. être le nôtre, doit être voulu comme humain,
Cependant, un outil n’est que ce qu’en font et adapté à la pluralité de ses acteurs.
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les utilisateurs ! Nous devons abandonner


l’idée d’un outil qui définirait son propre
mode d’emploi. Il n’est ni bon ni mauvais : il Par rapport à Fukuyama
dépend de l’usage de ce qu’on en fait. Déjà
aujourd’hui, Internet est ce qu’en fait la H. R. — Vous annoncez, dans le sillage de
liberté humaine : à la fois espace de violence Fukuyama, « la fin de la guerre » et la fin des
où chacun peut insulter la terre entière et son récits téléologiques, la fin des fins de l’histoire.
voisin, où les virus peuvent pulluler dans les Pourriez-vous précisez votre position vis-à-vis de
circuits, mais en même temps formidable outil la fin de l’histoire ?
de connaissance. M. G. — La thèse de Fukuyama mérite
mieux que les sarcasmes stupides qui croient
H. R. — Vous évoquez l’utopie qui consiste- la réfuter en lui objectant les guerres en
rait en une « autoproduction du monde Afghanistan, en Irak, en Libye ou en Syrie :
humain », en un « technocosme suffisant ». Fukuyama n’a jamais voulu dire qu’il n’y
Pensez-vous au transhumanisme et, si oui, quel aurait plus d’événements ou de conflits après
rôle, en tant que mythologie et en tant qu’éven- « la fin de l’histoire ». Son idée est que le
tuelle réalité, vous semble-t-il jouer ? monde tend, dans son ensemble, vers la démo-
M. G. — Le transhumanisme relève d’une cratie libérale et l’économie de marché
dimension presque mécanique : dès que s’ou- comme les seules formes d’organisation
vrent de nouveaux possibles, l’humanité y sociale et politique acceptables. Je le dirais
projette un nouvel imaginaire. Cependant, la autrement, mais je pense que sur ce point de
production littéraire est très inégale en la fond il a raison. C’est ce que j’explique de
matière : ce n’est pas parce qu’un livre est mon côté en parlant du dégagement complet
écrit sous une forme scientifique que son de l’autonomie structurelle. Je ne parle aucu-
contenu suit. Prenez Homo Deus, de Harari : nement pour autant de « la fin des récits idéo-
c’est Jules Verne appliqué au numérique ! logiques », comme vous m’en attribuez la
Chez les deux, vous trouvez à la fois des thèse. Je pense au contraire que le pluralisme
absurdités et de pénétrantes prospectives. idéologique est appelé à perdurer. Il est de la
L’histoire jugera. nature même de l’autonomie structurelle de
Le transhumanisme n’en est pas moins porté se prêter à des lectures différentes et oppo-
par un désir dangereux : la constitution de sées de ce qu’elle représente et rend possible.
surhumains – et, en toute logique, bien que les En revanche, je me distingue de Fukuyama
transhumanistes s’en défendent –, de sous- par ma distinction entre une « autonomie
humains, sinon de sous-hommes. Comme structurelle » et une « autonomie substan-

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SUR L’AVÈNEMENT DE LA DÉMOCRATIE. ENTRETIEN AVEC HOCINE RAHLI

tielle ». Ce n’est pas parce que nous pouvons nale, ou que le patron de la boîte locale peut
nous entendre sur les règles générales de la tout – alors qu’aujourd’hui, le patron n’a plus
démocratie libérale et de l’économie de besoin de passer des compromis avec les
marché que nous avons la recette pour les travailleurs, il lui suffit de délocaliser l’usine.
faire fonctionner de manière satisfaisante, il Tant que nous oscillons entre la démagogie
s’en faut de beaucoup. Tout reste à penser et surpolitique et l’apolitisme élitiste, nous n’ar-
à faire dans ce cadre. Nous avons devant nous riverons à rien. Notre première tâche, c’est
une tâche historique qui ouvre un horizon d’éclairer cette contradiction, pour définir
sans précédent. Aucune « fin » n’est en vue. ensuite un compromis acceptable entre ouver-
Une histoire s’achève, une autre commence. ture et protection.

Sur Lasch et La Révolte des élites Un premier pas


H. R. — Qu’il s’agisse du Brexit, de Trump, H. R. — Bouclons la boucle de cet entretien
des populismes européens ou des « hommes en revenant au titre de ce dernier tome, Le

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forts » (Erdogan, Jinping ou Poutine), on peut Nouveau Monde. Depuis l’élection d’Emma-
lire dans ces événements la validation de la thèse nuel Macron, d’aucuns glosent sur l’opposition
développée par Christopher Lasch dans La entre l’ancien et le nouveau monde. N’y voyez-
Révolte des élites, voilà un quart de siècle. vous qu’une homonymie amusante, ou bien une
Comment vous situez-vous par rapport à cette synonymie profonde ?
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thèse ? Pensez-vous que la perte de sens vient de M. G. — Disons que j’y entends une certaine
ce qu’il y a divergence d’intérêts entre la classe résonance harmonique, même si les expres-
élitaire du « nouveau monde », libérale-liber- sions ne jouent évidemment pas sur le même
taire, et la classe populaire, attachée à l’« ancien plan. Je m’efforce de donner un contenu précis
monde » ? à ces notions que le discours politique traite
M. G. — La thèse de Lasch est très inté- plutôt comme des « marqueurs » que comme
ressante, encore qu’il n’avait pas anticipé la des concepts. Ces marqueurs ont au moins le
révolte des peuples consécutive à la révolte mérite de souligner qu’il s’est passé quelque
des élites ! Il y a une grande vérité dans sa chose de décisif, qui oblige à réviser de fond
thèse, qui suit la vérité de la mondialisation. en comble nos façons de penser et d’agir. Une
Les élites sont plutôt du côté du mondial, révolution a eu lieu, une révolution invisible,
tandis que les peuples sont plutôt du côté du dont beaucoup d’acteurs dans nos sociétés
local et du national. De manière générale, le n’ont pas encore vraiment conscience. La
problème de fond de nos sociétés est devenu « Révolution » dont parlait Emmanuel
celui de l’articulation entre la sphère globale Macron dans le livre paru sous ce titre est la
et les communautés nationales. C’est autour révolution à faire pour se mettre à la hauteur
de ce foyer de tensions que nous avons à de la révolution qui a eu lieu et qui nous a
définir un nouveau compromis historique, séparés à jamais de l’ancien monde. C’est un
après celui qu’a représenté l’État-providence premier pas dans la bonne direction. Mais il
d’après 1945 – compromis entre le capital et reste beaucoup de chemin à faire pour
le travail, aujourd’hui dépassé. prendre toute la mesure de la transformation
Nous devons trouver le compromis de notre qui s’est produite et en tirer les conséquences.
présent, entre, d’une part, l’élitisme apolitique
des élites ; et d’autre part la surpolitisation MARCEL GAUCHET
des peuples, la foi naïve que la politique natio- et HOCINE RALHI

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