Vie, mort et résurrection
de la deuxieme gauche
Dela CFDT au College de France, Pierre Rosanyallon brosse le récit passionnant
de cinquante ans d’engagement intelleetuel. Et fait reviore les grandes idées qui agitérent
lagauche aprés 68, et “le Nouvel Obseroateur” én particulier
Propox recuills par ERIC AESCMIMANN ef FRANCOIS ARMANET
demi-siécle Cengagement dans le monde des | ge! Le mot meme a uncaractere de mausolée qui
ments, vos deceptions. Le récit aux allures de
‘Mémoires est pourtant titré « Notre histoi
intellectuelleet politique ». Pourquoi«notre >?
Est-ce aussiun portraitde groupe?
chezles «cathos de gauche» dela JEC. Jenvévogue
pas plus ma vie personnelle. Pai voulu faire lerécit
intérieur, sensible, de histoire collective qui am
Hote hstote
osjoa/28 63GRANDS FORM AT $s
seule fagon de la comprendre, den restituer les per-
piétinements les essoulfements et ce que jai appelé
Tengourdissement. Ce livre se veut une histoire sen-
sible de ladeuxiéme gauche.
Pouvez-vous redéfinir le terme «deuxiéme
gauche»? Largement répandu dans les
années 1980 et 1990, il west plus trés utilisé
aujourd hui.
Leterme a été popularisé grace & la publication du
livre de Patrick Rotman et Hervé Hamon paru en
1982, tcré « la Deuxiéme Gauche. Histoire intellec-
tuelleet politique delaCFDT ». Trésvite,cestdevent
appelé aprés 68 la gauche autogestionnaire, avec la
CEDT et son secrétaire général Edmond Maire, mais
Rocard etle courant rocardien.
Vous-méme, comment avez-vous
rejointcettedeuxiéme gauche?
eme suis intéressé trés cOt’tla question
du travail. ATété 1967, ala fin de ma pre-
un stage de deux mois comme OS chez
des militants syndieaux. En mai 1968,
pendant le soulévement étudiant, nous
avionsconstitué un comite d'action avec
Jes ouvriers du centre d'études des pro-
pulseurs qui était isin de Pécole. Cette
méme année, jai invité un responsable
delaCFDT pour une conférence-débat
avec les étudiants de HEC etl m’a dit
lafin quelesyndicat avait besoindebras
sidme année d'eole de commerce a été
diétudes pour la CFDT. Dune d'entre
elles ayant fait objet d'un article dans«le
‘Monde », je me suis retrouvé 4 21 ans
‘ravaillant directement aux e6tés @TBd-
‘mond Maire comme conseillerintllec-
tue etpolitique, ce uim'a permis den-
trer en contact avec toute milieu de la
gauche autogestionnaire.
Le signe distinctif de la deuxi¢me
gauche, vous Paver dit, c'est Pauto-
gestion. Cest aussi le fil rouge de
votre récit. Pourquoi occupe-til
alors un réle aussi central dans la
gauche?
sophie sociale, car elle faisait converger
plusieurs enjeux. Tout dabord, dans le
monde de lentreprise, lautogestion
volonté des travailleurs, notamment des OS sur les
‘mémes, Cette demande a eu rapidement des traduc-
EE
‘un début de polyvalence des emplois. A un deuxi
ee SS
——————
‘un mode de désignation des représentants par les
————i
retrouver un écho dévoyé plus tard dans la démocra
sationnelle, lautogestion se rattachait a une nouvelle
vision de lautonomie et de légalité, & un refus de
oaSS (3 /\111)$ F(A NM ATS
autonomie libérée? Mon ambition dans ce livre est
pour cela diinscrire les idées de la deuxigme gauche
dans une histoire beaucoup plus longue de la moder-
nit comme projet d’émaneipation. On ne peut pas
comprendireles années 1960 et 1970 siTon n’apascom
pris les Lumiéres, les révolutions du xvtt'siécle, le
‘mouvement ouvrier du début du x0 siécle, etc. Cest
ce dont ai pris conscience au début des années 1980
cetqui mYaincité faire ce que aiappelé ma « classe de
rattrapage »..’étais un agitateur social, jécrivais dans
lapresse— dont «le Nouvel Obs» -, je langais des for-
‘mules... Mais quand je me suis rendu. compte que je
nfavais pas les bases suffisantes, jai arrété tout ¢2 pour
travailleren bibliothéqueet me plonger dans histoire
née dans les relations homme-femme, au sein de la
famille,aécole etc. « Autogestion »a étélemot-cléde
cette aspiration,
Pourquoi cette idée s'est elle enlisée, « engour:
die» pour reprendrevotre terme? La faute cla
deésillusion de 1981?
Dans les années 1970, le mot « autogestion » était au
coeur du langage politique, sur toutes es lévres, sous
toutes les plumes. Moi-méme, jai publiéen 1976 «Age
de Fautogestion » et jen parlais dans les articles que
{{écrivais pour « le Nouvel Observateur» ou « le Matin
de Paris». Et puis, en 1981, il sévapore brutalement
Diabord parce que sila victoire dela gauche était Pac-
complissement d'une longue attente, elle se frist sur
esprit autogestionnaire. Cétait un programme
««social-ératste», avec comme mesure emblématigque
Jes nationalisations. Pour la gauche autogestionnaire,
ui plaidait plutét pour la « socialisation » des grands ——e——
groupes, le fait de transférer les titres de propri écrivez:«Leréalismeestdevenuladroguedouce
Etat ne changeait rien aux rapports de pouvoir de la deuxiéme gauche.» Comment est-on
‘quiaduré vingtans,jusqu’aux années 2000, quand ai
publi « la Contre-démocratie », le premier tome de
‘mon enquéte sur la démocratie
A Vintérieur d'une entreprise. Une autre raison passé ainside Pautogestion la gestic
était qu’en réalité nos idées restaient inaccom
plies. lle exprimaient une aspiration générale, Hoge cara quelle escomptat, la gauche sestsilencieuse
ais elles étaientloin d'avoir trouvé leur traduc- PIERRE ——
tion institutionnelle. Danse domaine des droits ROSANVALLON a
‘et parlent de parenthése, de moment dattente
de pause. Par contraste, Michel Rocard et ses
~delaléglisation de TVG au mariage pourtous
~ontmontré qu’ pouvaity voir une transposi-
tion lsble de lidéal d'autonomie. En revanche,
ress en jachére Comme font rt Deleuze et du réalisme contre le langage menteur. Le pro
aris Lasociétéfrangaise amontréune radi blemeestpeut-étre que Rocard sestcontenté de
A
‘Ge auiriveatacolectif tell que Fexigeait 68.» Les ——
idées autogestionnaires ont émengé dans la -mencé se dissoudre progressivement.
société des Trente Glorieuses finissantes, elles étaient Un autre épisode emblématique de Yenlisement
paradoxalement prématurées trop avancées par rap- est la Fondation Saint Simon, quia fait couler &
portalétat du capitalisme et de lasociété Vépoque beaucoup dencre. Vous en avez été la
Onatimpression quellesdeviennentenfind’ac cheville ouvriére de 1982 & 1999 et vous donnez
pour les travaux dToan Mich et André Gorz, lechapitre «La entation de larégressiondémo:
vous dans les années 1970.
lls furent parmiles premiers i théoriser les limites de
la vision prométhéenne de Vhumanité, de sa toute-
puissance technique. Jeles croisais au « Nouvel Obser=
vateur » [André Gorz y état journaliste sous le nom de
sonner la société civile en mettant dans une méme
pice des intellectuels, gens dentreprise, hauts fone-
tionnaire, journalistes, esponsables dinsttution. Le
malheur a été que notre taille modeste - nous étions
‘rewx articles, NDER], ils ont compre Tun et autre
dans mon travail sur Tautogestion. Mais d'un certain
point de vue, ils étaient eux aussi prématurés. A
Tépoque, on vivait dans un capitalisme donganisation,
it Yautonomie était un horizon lointain et flow
Aujourd’hui, nous sommes passés 4 un capitalisme
innovation dont Pun des mots-clés est justement
~énacle dlitistefermé et tout-puissant. Contrairement
des institutions comme l'Institut Montaigne, la Fon-
dation ta produit que des publications de réflexion
destinées aux gouvernements, Elle fa pas non plus
défendu le capitalisme agressif et libéral tel qu’
domine aujourd'hui, Néanmoins,elle a bien parti- >GRANDS FORMATS
‘>> cipé au repli sur une vision technocratique. On se
disait:puisque a gauche ne peut pas aller plusoin, ce
quelle fait, au moins quelle le fasse bien. Mettons en
place une société bien onganisée et veillons & ne pas