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L’écologie à Matignon ! Où atterrir ? Comment s’orienter en po-


litique. Après le départ du gouverne-
ment du ministre de la Transition éco-
logique, Nicolas Hulot, le titre du
Comme ses prédécesseurs, Hulot a échoué au dernier ouvrage de Bruno Latour
gouvernement. L’écologie, pour le philosophe ­résonne étrangement. Ne perdons
plus de temps devant l’urgence plané-
Bruno Latour, reste cantonnée à une posture taire, ­estime le philosophe, l’heure
morale et n’irrigue pas les décisions vitales. n’est plus à s’intéresser à l’identité
d’un énième ministre de l’Ecologie,
réduit à une pose d’indignation mo- ☞

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☞ rale, mais à ­amplifier des luttes bien unanime des pays, à Paris, en 2015. À LIRE La politique est une manière de for­
concrètes, autour des « territoires », Qu’est-ce qu’on fait ? Il ne faut plus par­ Où atterrir ? muler les choses, et le travail du philo­
lieux où les individus définissent ler d’écologie ni d’environnement, ce Comment sophe est d’analyser comment le pro­
leurs conditions d’existence et leur sont nos territoires, nos conditions s’orienter blème est posé, et de savoir si c’est pour
désir de résistance. d’existence, plus exactement de subsis­ en politique, cela qu’on n’arrive pas à le résoudre.
tance qui sont menacés. Et quand Nico­ éd La Découverte,
Nicolas Hulot avait-il bien fait las Hulot dit que les politiques sont pri­ 160 p, 16 €. La réflexion de Yannick Jadot,
d’« atterrir » dans le gouvernement sonniers du court terme, il oublie que « les lobbies sont au cœur de la
Macron ? les questions dont il s’occupe sont, elles macronie », est-elle pertinente pour
Je l’avais félicité de cesser de se canton­ aussi, de très court terme ! Combien de expliquer le départ de Nicolas Hulot ?
ner à des positions morales, prêchées fois ai-je entendu que c’étaient des Les lobbies font leur boulot de lobbies,
depuis « l’extérieur », pour se colleter « questions pour les générations futu­ il faut donc lutter contre certains et
avec les difficultés et les compromis de res » ? Mais non, ce sont les questions s’appuyer sur d’autres. Yannick ­Jadot,
la politique. Il a eu raison d’essayer, des années qui viennent. Et elles devien­ que j’aime bien, est aussi le symbole
parce que le problème de l’écologie, nent parfaitement compréhensibles de l’échec des partis écologiques. On
c’est le manque de sens politique. Mais dès qu’on les représente comme des n’a jamais été fichu de faire un parti
je reconnais avoir été naïf. Les minis­ questions de territoire. Là, les gens se écologique, et d’ailleurs est-ce utile ?
tres de l’Environnement sont des mi­ disent : il faut faire quelque chose ! Probablement pas. Il faudrait que
nistres sans mouvement social derrière ­Nicolas Hulot soit le dernier ministre
eux, qui continuent à imaginer que les Qu’est-ce qu’un territoire ? de l’Environnement, qu’on arrête de
questions écologiques sont au-dessus Rien d’autre que ce qui vous permet faire semblant. Le ministre de l’Envi­
des partis, un domaine à part, une de subsister. Si vous demandez aux ronnement, c’est le Premier ministre,
sorte de luxe, où les enjeux de terri­ gens : « Qu’est-ce qui vous permet de un point c’est tout.
toire, de subsistance, d’injustice so­ subsister ? », ils commencent à dessi­
ciale ne sont pas représentés. Celui, ou ner un territoire. « Etes-vous prêts à le Le gouvernement Macron,
le plus souvent celle chargé(e) de cette défen­d re ? » Bien sûr. Alors que si en prétendant s’affranchir de
fonction perd forcément. On disait vous leur dites : « Voulez-vous dé­ la droite et de la gauche, n’offrait-il
de Hulot : « Il est seul à la manœuvre. » fendre la nature ? » ils vous diront pas la perspective d’un « ailleurs »
C’est vraiment la preuve que l’écologie trois fois « oui » s’ils sont militants qui pouvait être environnemental ?
est considérée comme extérieure à la verts, et « une fois qu’on aura fait tout Hulot tirait le gouvernement de ce
vie sociale, économique et politique. le reste » s’ils ne le sont pas. ­côté-là. Je le voyais comme un remor­
queur qui tire un porte-conteneurs.
Comment changer cet état d’esprit ? « La planète est en train de devenir Mais le câble a cassé, et le porte-con­
Dès que vous commencez à parler sé­ une étuve », a répété Nicolas Hulot. teneurs est immobilisé. On donne à un
rieusement des questions écologiques, Et tout le monde en a souffert cet été… ministre la fonction de s’occuper d’un
exactement les mêmes questions, mais Oui, mais l’ancrage politique manque. problème gigantesque, celui de la pla­
formulées autrement, alors tout le Pourquoi, alors que les scientifiques nète, on le met en opposition frontale
monde est mobilisé. Si je dis à un agri­ nous alertent et que les alertes sont de avec ce que le reste du gouvernement a
culteur : « Votre territoire est attaqué, plus en plus inquiétantes, la résistance en tête — sur­vivre au sein de la mondia­
plus précisément le substrat de votre est-elle minimale ? Il y a un problème : lisation —, au moment même où dans
sol est en train de disparaître, voilà ce la façon dont le problème est formulé. de nombreux pays les partis populistes
que vous allez perdre en dix ans », il est reviennent à une définition du terri­
forcément intéressé. Si vous lui dites : toire fondé sur l’identité nationale, et
« Voilà la réglementation écologique, il on dit à ce pauvre gars : « Vous êtes sans
répond : mes ennemis sont les écolo­ troupe, tout seul, et vous êtes chargé de
gistes. » On a décrété que l’écologie la transition écologique »… C’est insen­
s’occupait de la nature, c’est-à-dire de sé ! Comme si on avait dit à Lénine d’en­
quelque chose d’extérieur à la vie pu­ trer dans un gouvernement, sans parti,
blique, et on s’étonne que le travail du en lui disant : « Vous êtes chargé de la
ministre de l’Ecologie ne soit pas en solution du problème social » !
continuité avec l’Agriculture, les Trans­
ports, la Défense. Pourtant, s’il y a un
ministère qui devrait être celui de la

« Donald Trump nous


­Défense, pas celui de la Nature, c’est
bien le ministère de l’Ecologie…

impose son CO2, nous


Pourquoi ?
Parce qu’on est en guerre ! Le territoire
est attaqué. Par exemple, Donald

sommes en guerre. »
Trump nous impose son CO2, c’est une
situation de guerre, il nous envahit
avec une décision prise contre l’avis

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Penser autrement
Dans votre livre, Où atterrir ?
Comment s’orienter en politique,
vous défendez l’idée des cahiers
de doléances…
La France de Louis XVI, qui lance les
cahiers de doléances, était dans un
état de déréliction absolue. Ces ca-
hiers n’étaient pas du tout animés par
l’idée de révolution. Ils parlaient de
conditions d’injustice liées à l’organi-

« La bonne question


sation d’un territoire. Le problème ac-
tuel n’est pas du tout Nicolas Hulot ou
Emmanuel Macron, mais plutôt qu’on

est : “Qu’est ce qui


a perdu l’habitude de s’exprimer poli-
tiquement. Faute de pouvoir décrire
des territoires. Sur la question de la

est nécessaire à notre


biodiversité, ce ­serait quand même in-
téressant de demander aux gens quels
sont les autres êtres qui sont néces-

subsistance ?” »
saires à leur subsistance. S’il n’y a plus
que des humains, des villes et du ma-
cadam, vous vivez de quoi ? Qui va pro-
duire le miel ou les ­figues auxquels
vous tenez tant ?
Emmanuel Macron a -t-il eu un jour Pourquoi rien n’émerge ?
l’intention sincère d’accorder une Parce que l’offre politique est alignée Comment organiser ce combat,
véritable importance à l’écologie ? sur la mondialisation d’un côté, et le désormais ?
Nicolas Hulot m’a dit qu’il pensait qu’il ­retour à la nation de l’autre. Si vous On ne m’a pas chargé d’organiser des
y avait eu une vraie conversion…Mais n’avez pas d’offre politique à laquelle états généraux ! Mais si vous lisez la
même si le président avait été conver- vous raccrocher, vous êtes incapables presse scientifique, ou la presse mili-
ti à la question écologique, il se serait d’articuler vos émotions, vos indigna- tante, au fond, c’est ce qui est en train
retrouvé dans la même position que tions. Ceux qui sont capables de le faire de se passer, au sein d’une multitude
Hulot : une position morale face aux aujourd’hui sont les partis néo-nationa- de réseaux. Et sur une multitude de
mêmes lobbies. Car Emmanuel Ma- listes qui savent que la notion de mon- ­sujets ! Les uns s’occupent d’alimen-
cron n’est rien. Il ne représente que dialisation est fichue, qu’il n’y a pas de tation, les autres, d’attaquer en jus-
l’épuisement des partis, qui ont dispa- Terre correspondant à cet idéal. tice une entreprise pétrolière. Alors
ru parce que la question de la planète que le mouvement socialiste voulait
est venue interférer dans la distribu- Comment refaire de la politique ? faire converger les luttes, comme on
tion droite-gauche. Il n’y a pas de mou- Il faut des gens capables de défendre disait. Là, on fait au contraire diver-
vement de masse macronien. Or un leurs intérêts, mais comment défen­dre ger au maximum. Cette extraordi-
gouvernement, ça représente des son intérêt quand on ne connaît pas naire diversité ressemble à ce qu’était
mouvements sociaux. Un cap est don- bien son territoire ? Le cas de la chasse le mouvement social au milieu du
né, un programme est appliqué. La ca- est intéressant. Entre chasseurs et éco- xixe siècle, avant la prise marxiste
pacité d’initiative d’un gouvernement logistes, les accords pourraient être qui a refermé les intérêts et les enjeux.
qui n’est suivi ou poussé par personne nombreux. Ils partagent le même terri- Il est impossi­ble que pour des ques-
est faible. C’était astucieux, et je pense toire, le même intérêt pour les ani- tions dites « écologiques » on fasse
Bruno
honnête, de prendre Hulot, mais pas maux, les mêmes questions de survie, Latour moins de travail que pour ce qu’on ap-
étonnant que ça n’ait pas marché. de durabilité des écosystèmes, etc. Par pelait les questions sociales. Cela a re-
1947
exemple, on a trop de sangliers et de présenté deux siècles de combat…
Naissance
Selon un sondage récent, pour neuf cerfs, ils dévastent les récoltes, et pas à Beaune.
Français sur dix, l’écologie n’est pas assez d’oiseaux. Si l’on énonce cela, les 1991 Mais on n’a pas deux siècles
Parution de Nous
la priorité du gouvernement. Mais rapports changent, les ennemis d’hier devant nous…
n’avons jamais
34 % des sondés en font une priorité… peuvent devenir des alliés. C’est ça, la été modernes. Non, mais on a tellement plus de
Ces 34 % ne sont représentés par per- politique : savoir qui sont vos ennemis 2009 sciences ! On sait beaucoup plus de
Lance au sein
sonne ! Tant que n’émergent pas des et qui sont vos alliés. Et être capable choses. Les sciences, je pense notam-
de Sciences Po
gens capables de dire : « Voilà la ques- d’en changer en fonction de l’analyse le médialab ment à la biologie et au réseau clima-
tion politique sur laquelle nous cons­ concrète de la situation. On ne peut pas 2015 tique, sont éblouissantes. C’est une
Parution
truisons notre programme, et c’est lié reprocher aux gens d’avoir des idées ­s acrée aide. C’est autrement plus
de Face à Gaïa.
à la question sociale, à cause des inéga- absurdes s’ils ne sont pas capa­bles de Huit conférences impor­tant que le départ d’un ministre.
lités, des injustices, et à l’économie, à définir leurs conditions d’existence, et sur le nouveau Propos recueillis par Vincent Remy
régime
cause de cet impératif de subsistance », si on les maintient dans des positions Illustrations Jeanne Macaigne
climatique.
ces 34 % ne sont pas représentés. abstraites, droite-gauche, global-local… pour Télérama

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