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Imaginer

de nouvelles
solidarités

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Entretien avec François Dubet
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Propos recueillis par Anne Dujin

Dans votre livre La Préférence pour l’inégalité1, vous posez l­ ’hypothèse


qu’il faut, pour désirer l’égalité, qu’existent des formes de solidarité de
fait. Pour que l’objectif d’égalité, qui exige des sacrifices, soit accep-
table, il faut être lié par un sentiment de solidarité. Or cette solidarité
suppose une représentation commune qui manque aujourd’hui, ce
qui fragilise le projet d’égalité. Comment cette représentation a-t-elle
changé ?
Dans le triptyque républicain, l’égalité et la liberté sont plus largement
mobilisées et commentées que ne l’est la fraternité. Avec sa connotation
imaginaire, sentimentale et religieuse – « nous sommes frères et sœurs car
enfants du même Dieu » – la fraternité pose plus de problèmes à la gauche
et aux intellectuels, bien que les intellectuels de l’identité ne soient plus
une minorité. Or, sans cette fraternité, il n’y a pas d’égalité sociale pos-
sible puisque, sans fraternité, on n’accepte pas de sacrifices en faveur de
l’égalité des autres. Dès le xixe siècle, s’est posée la question de la soli-
darité, ce qui pouvait nous lier face aux désordres de l’industrialisation
et de la modernité, c’est-à-dire face à la perte des liens traditionnels et
sacrés. Durkheim pensait alors que nous pouvions être attachés par des
liens fonctionnels, constitués par l’interdépendance des uns et des autres
au sein d’une économie nationale. Ce lien organique renvoie à l’image
saint-simonienne d’une grande ruche où certaines abeilles peuvent être
plus grosses, mais où les plus petites peuvent réclamer plus, parce que

1 - François Dubet, La Préférence pour l’inégalité. Comprendre la crise des solidarités, Paris, Seuil, coll.
« La République des idées », 2014.

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Entretien avec François Dubet

toutes contribuent au bien commun. Cette image correspond aux dettes


et aux créances associées à la vision solidariste de l’État providence. Pour
Durkheim, une autre dimension de la solidarité est institutionnelle et
passe par les écoles, par la socialisation et tout ce qui fabrique du lien et
des valeurs communes malgré le déclin du religieux. Enfin, la fraternité
mobilise une dimension communautaire, celle de la nation qui justifie les

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sacrifices que l’on est prêt à faire pour ses semblables.
Or la ruche nationale a explosé. Une première mutation fut économique,
par la mondialisation et l’interdépendance des économies. Une partie
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des élites vit dans l’espace international tandis qu’une partie du prolé-
tariat est mise en concurrence avec le prolétariat des pays émergents.
Un professeur des écoles ne peut plus parler de « l’économie de la France,
de son blé et de son charbon… » comme d’une unité close et autosuffisante.
Une seconde mutation fut politique. L’idée d’un État souverain avec
des institutions intégratrices à l’intérieur de ses frontières et ne rendant
de comptes qu’à lui-même est devenue une chimère. L’État demeure
mais n’est plus le souverain d’antan, il a abandonné une part de sa sou-
veraineté à l’Europe – ce que personnellement je ne conteste pas – et
aux échanges économiques et financiers. Il est devenu un gestionnaire
de politiques publiques autant qu’un souverain. Une troisième mutation,
particulièrement déstabilisante, correspond à la transformation de l’ima-
ginaire national. La culture n’est plus ce qu’on a aimé croire qu’elle était :
nationale et universelle, homogène et hiérarchisée entre le national et
le local, entre l’universel et le singulier. Dans des sociétés ouvertes et à
forte mobilité, l’immigration n’est plus perçue comme le processus par
lequel des gens qui viennent d’ailleurs se fondraient dans la communauté,
mais comme l’un des multiples éléments d’une société plurielle, de la
même manière que se combinent les identités nationales et les industries
culturelles mondialisées. La question de la laïcité est intéressante à cet
égard : la loi de 1905 sépara l’Église et l’État dans un monde presque
unanimement catholique, avec des chrétiens qui croyaient en Dieu, des
chrétiens qui détestaient l’Église et des minorités religieuses favorables
à la laïcité afin que l’Église les laisse en paix. Nous pensions alors que
la société était l’emboîtement d’une culture nationale, d’une économie
nationale et d’un État national. Mais ce n’est plus le cas.
Face à ce délitement, les populismes mobilisent l’imaginaire de la soli-
darité par des fables, en proposant, pour le populisme de droite, de

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Imaginer de nouvelles solidarités

revenir à la nation, et pour le populisme de gauche, de revenir à la société


industrielle des années 1960 : on lit aujourd’hui des choses surprenantes
sur le bonheur du travail industriel des années 1960, dont je ne suis pas
sûr qu’il était plus épanouissant que le travail d’aujourd’hui. Il n’y a pas
d’équivalence entre ces deux populismes, car le racisme et la xénophobie
forment encore une barrière morale infranchissable – bien que le cas

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italien invite à la prudence – mais tous deux appellent à retrouver la
solidarité par le retour à des formes passées de société. Face à ces ima-
ginaires, la pensée libérale et modérée, de gauche comme de droite, n’a
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pas grand-chose à dire ou à proposer ; bien souvent elle s’est bornée à


répéter que la croissance retrouvée réglerait tout. Qu’est-ce qui nous
fera à nouveau accepter de faire des sacrifices pour l’égalité ? Il faudrait
probablement redessiner un récit social et national pour que les nouveaux
venus y aient leur place et ce ne serait pas la première fois. Après tout,
Renan proposait déjà au xixe siècle de réécrire un récit national faisant
une place aux minorités et aux nouveaux venus. En tout cas, la question
de l’identité ne doit pas être abandonnée aux ennemis de l’égalité, sous
prétexte que ce n’est pas une bonne question.

De l’égalité des positions à l’égalité des chances

Dans ce contexte de perte des solidarités évidentes, vous dites, d’une


manière qui provoque au premier abord, que les acteurs sociaux font
des choix plus ou moins conscients dans le sens de l’inégalité – qu’ils
la « préfèrent ». Un choix qui s’observe notamment à l’école.
Beaucoup d’acteurs sont pris dans le paradoxe qui consiste à dénoncer
les inégalités sans percevoir qu’elles résultent de leurs propres conduites,
c’est-à-dire à ne pas être prêts à accepter les sacrifices qu’exigeraient
leurs indignations. Ce paradoxe apparaît lorsqu’on a le sentiment que
­l’horizon social n’est plus celui d’un progrès, aussi désuet que le terme
­puisse paraître. Les événements de mai 1968 s’expliquent, pour une part,
par une grande confiance en la survenue inéluctable d’un avenir meilleur.
Ce qui a changé est aussi le modèle de justice auquel adhèrent les acteurs.
L’égalité est aujourd’hui d’abord l’égalité des chances méritocratique :
l’égalité des chances d’accéder à des positions inégales par le jeu d’une

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Entretien avec François Dubet

compétition équitable. Si bien que la figure dominante de l’inégalité n’est


plus celle de l’exploitation mais celle de la discrimination, ce qui constitue
un changement profond. Les femmes, homosexuels et immigrés de ma
jeunesse étaient si fortement discriminés que personne, ou presque, ne
les voyait, cela passait pour une évidence. Or ces groupes sont moins
discriminés aujourd’hui, mais leur sort nous scandalise davantage parce

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que nous nous tenons pour égaux, quitte à ce que l’on soit moins scan-
dalisé par les inégalités sociales, c’est-à-dire par l’inégalité des positions.
Dans cette conception de la justice sociale, il est acceptable d’optimiser
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ses chances d’acquérir une position inégalitaire tant que la compétition


est perçue comme équitable, tant qu’il n’y a pas de discrimination.

La figure dominante de l’inégalité


n’est plus celle de l’exploitation
mais celle de la discrimination.

Dans l’école, où se jouent principalement les questions des inégalités


en France, les parents ne font plus seulement confiance à leur capital
culturel, à l’idée qu’il est dans l’ordre des choses que leurs enfants réus-
sissent à l’école s’ils y ont réussi eux-mêmes ou n’y réussissent guère s’ils
ne sont pas exceptionnellement « doués ». Chacun a le droit et le devoir
de réussir. On ne confie plus ses enfants à l’institution pour qu’elle leur
donne ce à quoi ils ont droit. On les place dans un système de tri où ils
doivent réussir mieux que les autres puisque les diplômes déterminent
leur destin professionnel et que la valeur d’un diplôme dépend de sa
sélectivité. Alors bien des parents se conduisent comme des coaches et
mettent en place des stratégies pour que leur champion gagne. Cette
stratégie scolaire est parfaitement assumée par ceux qui choisissent les
établissements et les filières de leurs enfants. À terme, beaucoup s’indi-
gnent des inégalités que chacun a produites. C’est en ce sens qu’il existe
une préférence pour l’inégalité, et pas seulement à l’école.
En 2014, Najat Vallaud-Belkacem a proposé une réforme du collège que
l’on pouvait qualifier de gauche : observant l’existence de phénomènes de
tri par les classes bilingues, européennes ou de langues rares, elle a voulu
y mettre fin au profit d’une école vraiment commune jusqu’à seize ans.
On vit alors une indignation s’étendre de Valeurs actuelles à l’Huma ! Plus

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Imaginer de nouvelles solidarités

de romantisme égalitaire, tout le monde défendait ses propres avantages,


fut-ce au nom de la culture et de la grandeur de la nation, contre l’égalité
de tous. Cette conception de l’égalité des chances mobilise aussi l’alibi
de la réussite exceptionnelle de quelques élèves socialement et culturel-
lement défavorisés pour légitimer une compétition qui bénéficie surtout
aux plus favorisés.

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Il y a là un changement du projet que l’on assigne à l’école. Dans la
littérature politique du xixe siècle, la question de l’inégalité n’apparaît
guère à propos de l’école ; on se demande plutôt quel individu, quel
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citoyen, quelle communauté l’école peut former tout en acceptant la


coexistence d’une école du peuple et d’une école de la bourgeoisie. Le
progrès passe plus par la réforme et les luttes sociales que par l’égalité
des chances scolaires. Aujourd’hui, les deux questions qui dominent
l’école sont celles de l’égalité et de l’efficacité des apprentissages. Le
projet est si bien installé qu’il va de soi et qu’il n’y a pas à en discuter :
réussir dans une compétition équitable pour obtenir la meilleure position
sociale possible. Ainsi, les débats actuels sur la réforme de l’éducation
proposée par Jean-Michel Blanquer confortent ce modèle, leur critique
ne le met pas en cause. Pour l’enseignement du latin en 2014 comme
pour l’oral du bac aujourd’hui, on disqualifie des apprentissages parce
qu’ils sont perçus comme inégalitaires, alors qu’ils le sont tous et qu’il
faudrait précisément en réduire les fonctions sélectives. De même à l’uni-
versité, les étudiants de premier cycle protestent contre une sélection
qu’ils perçoivent comme dangereuse, ce qui peut se comprendre tant elle
est angoissante en les obligeant à formuler des projets, mais personne
ne met en cause le fait que le système universitaire français soit divisé
entre des filières sélectives et une université de masse qui sélectionne
d’une autre manière au fil des passages d’une année à l’autre. Quand il
ne reste que quarante étudiants en master au terme d’une promotion de
première année de licence comptant trois cents étudiants, personne ne
conteste une sélection à l’usure dont chaque étudiant est tenu pour res-
ponsable. Par ailleurs, il semble que près de 80 % des lycéens choisissent
des formations sélectives : comment s’en étonner quand ils savent qu’ils
doivent choisir entre une sélection a priori relativement « rentable » et une
sélection en cours d’études bien plus incertaine ?

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Entretien avec François Dubet

De l’indignation au ressentiment

Les discriminations ont pris le visage de l’intolérable, mais est-ce à


dire que l’inégalité socio-économique n’est plus perçue ?
Je pense que l’on a tellement étendu la notion de discrimination qu’elle a

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fini par avaler celle d’inégalité. À l’inverse, pour reprendre le changement
schématique que j’ai évoqué, on peut dire que les inégalités sociales
avaient avalé les discriminations jusque dans les années 1990. Or la
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distinction entre inégalités et discriminations doit être maintenue : une


femme cadre supérieure occupe une position sociale dominante tout en
subissant des discriminations en tant que femme et lorsqu’on interroge
les individus, on observe qu’ils font naturellement la distinction entre
l’inégalité sociale, qui renvoie à leur position, et la discrimination qu’ils
subissent pour ce qu’ils sont – leur genre, leur sexualité, leurs origines,
leur phénotype, leur handicap, etc.
La conception de la justice sociale comme égalité des chances à accéder
à des positions inégales a complètement changé la perception des iné-
galités. Le modèle visant la réduction des inégalités entre les positions
sociales était assez conservateur : on disait aux femmes de rester aux
fourneaux avec l’espoir d’un quotidien amélioré par l’électroménager ;
on disait aux enfants ouvriers qu’ils occuperaient la même place que leur
père mais aussi que le progrès social améliorerait la condition ouvrière.
Aujourd’hui, on dit à tous qu’ils ont les mêmes chances au départ de
la course, grâce au rêve d’une compétition équitable, et au prix d’une
certaine cruauté à l’égard des vaincus. Le thème de la discrimination est
construit sur l’idée de l’égalité fondamentale des individus et, dès lors, les
inégalités sociales sont légitimes tant qu’elles résultent d’une compétition
équitable ou, disons, méritocratique. Les élites estiment alors, non sans
arrogance, avoir gagné le match au bénéfice de tous puisqu’elles sont les
premiers de cordée. Les autres ont perdu et se sentent coupables ; ils s’en
veulent et en veulent aux autres, surtout à ceux qui sont en dessous d’eux
et seraient des « fausses victimes ». C’est l’un des ressorts majeurs du
populisme de droite, qui a nourri les électorats de Thatcher et de Trump,
mais qui s’étend en France : détester les riches bien sûr, mais détester
surtout les plus pauvres que soi parce qu’ils bénéficient d’une aide qu’ils
ne méritent pas. Quand les vaincus se sentent coupables de leur échec,

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Imaginer de nouvelles solidarités

le ressentiment se substitue au conflit social et il devient difficile d’être


solidaires des autres victimes.
Sans vouloir mettre fin au modèle de l’égalité des chances, qui procède
de la force du sentiment d’égalité, je suis attaché à une priorité – non
une exclusivité – du modèle de l’égalité des positions. Je crois que la
meilleure des sociétés est celle dans laquelle les inégalités sociales sont

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suffisamment faibles pour que le sentiment de vivre dans le même monde
demeure, ce qui implique une certaine solidarité entre les acteurs sociaux.
Ainsi, s’il convient de dénoncer l’hyper richesse des 1 % et des 1 ‰, il
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faut aussi se méfier de la seule critique des « gros » rappelant le récit des
années 1930 sur l’argent caché des deux cents familles qu’il suffirait de
redistribuer, alors que les inégalités qui ont le plus d’influence sur la
structure sociale sont aussi celles des 10 ou 15 % les plus riches. Mais là,
chacun peut justifier les inégalités dont il bénéficie tout en étant frustré
quand il se compare à plus riche que lui.

Vous évoquez, à la fin de votre livre, la manière dont les politiques


publiques sont devenues des mobilisations sectorielles sur des pro-
blèmes sociaux précis.
Le fractionnement et la sédimentation des politiques publiques seg-
mentent les publics. Or je crois que le contrat social suppose que les
politiques de redistribution soient « lisibles » par les citoyens, c’est-à-dire
pour que chacun perçoive, même de manière grossière, ce qu’il donne
et ce qu’il reçoit. Face à la complexité perçue du système se développe
le sentiment d’être grugé, de donner sans recevoir, de donner pour rien
ou de ne rien recevoir. Ce qui est faux dans tous les cas. Plus le système
de prélèvement et de redistribution propre à l’État providence a étendu
son emprise, moins il est devenu lisible et l’idée de solidarité en est
affaiblie, voire mise en cause. Par des politiques publiques lisibles, il
faudrait reconstruire ce lien entre redistribution et solidarité. La simpli-
fication du service public n’est pas juste une question technique.

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Entretien avec François Dubet

Reformer les solidarités par le pragmatisme

Les propositions que vous faites pour recréer un imaginaire solidaire


– une meilleure lisibilité de la redistribution, une plus grande parti-
cipation à la vie démocratique – relèvent d’un certain pragmatisme,

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tel qu’on l’associe généralement aux pays nordiques ou au Canada,
plus qu’à la France…
Je supporte mal le radical-conservatisme de ceux qui affirment qu’il faut
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tout changer mais refusent tout changement les concernant ; leur indi-
gnation permanente et leurs appels à une rupture radicale servent en
réalité le statu quo. Après tout, l’indignation n’a de vertu que si elle n’est
pas une posture, que si elle se transforme en éthique de responsabilité
et, à mes yeux, le réformisme est un vrai courage. Par des solutions de
compromis sociaux qui paraissent raisonnables, voire « minables », le
xxe siècle a réduit les inégalités, a étendu l’espérance de vie et le niveau de
protection avec une ampleur inconnue jusque-là. On peut alors être tenté
de s’inspirer de pays plus pragmatiques que la France et de leurs capacités
pratiques – le Canada, les pays d’Europe du Nord – bien que la crise de
la social-démocratie ne pousse pas à l’optimisme. N’oublions pas aussi
que, dans le cas français, les inégalités criantes restent encore relativement
limitées au regard de ce qu’on observe en Angleterre ou aux États-Unis
où les inégalités ont retrouvé leur niveau du début du xxe siècle.
Dans l’ordre des idées, il nous manque la capacité d’affirmer que l’on
gagne à l’égalité, en haut comme en bas des sociétés. Les sociétés égali-
taires sont moins violentes, plus apaisées et plus mobiles que les sociétés
inégalitaires. Contre bien des lieux communs, la mobilité sociale est plus
grande en Norvège ou en France qu’aux États-Unis, où monter une
marche est très difficile et donc plus visible quand on y parvient. Or la
gauche et les syndicats semblent avoir abandonné l’imaginaire de l’égalité
au profit de la juxtaposition de revendications sectorielles et de rêves de
grande rupture. Je pense que le changement a commencé dans les années
1990 et qu’il s’est installé dans les années Sarkozy avec le triomphe du
nouveau modèle de l’égalité des chances sur celui de l’égalité des posi-
tions. Ce sont des choses qu’on ne voit pas arriver et dont on se rend
soudainement compte. Lorsque je demandais, dans les années 1990,
à mes étudiants en sociologie à Bordeaux quelles étaient les grandes

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Imaginer de nouvelles solidarités

inégalités, ils répondaient patrons et ouvriers, rentiers et travailleurs,


riches et pauvres… Ces dernières années, ils me répondaient nationaux
et immigrés, hommes et femmes, majorités et minorités, comme si leur
manière de voir la société était désormais commandée par l’égalité des
chances comme critère de justice unique.

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La montée de mouvements populistes que l’on observe aux États-Unis
et en Europe peut-elle être analysée comme un retour violent de la
question de l’inégalité ?
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On assiste à un retour du refoulé nauséabond au profit d’une conception


de l’égalité exclusive, réservée aux Blancs, aux nationaux, à ceux qui la
méritent, quitte à déshumaniser les autres. En fait, nous sommes pris
entre les deux visages du libéralisme inscrits dans la pensée du xviiie siècle.
Le triomphe de l’individu souverain et maître de son destin a produit un
libéralisme dual, déchiré entre autonomie, liberté d’agir ou de croire d’un
côté, et liberté de participer à la compétition du marché afin d’obtenir
des positions inégales d’un autre. Les individus sont partagés entre ces
deux libéralismes et raisonnent alternativement d’une manière ou d’une
autre. Entre ces deux libéralismes, les mouvements sociaux, les gauches,
les intellectuels et les sociologues ont inventé la société, les institutions
et les mécanismes intermédiaires de redistribution. Reste à savoir si les
gauches vont se relever, elles qui ont porté ce discours, là où les droites
ont toujours fait confiance au marché et dans le même temps cherché à
rétablir l’ordre moral de la communauté.
Cependant, le pire n’est pas nécessaire et on ne peut pas dire que les
solidarités ont disparu. Face à l’arrivée des migrants en Europe, le
monde politique et public a très mal réagi mais de nombreuses initia-
tives citoyennes ont été prises pour les accueillir. La société a des res-
sources solidaires que l’on n’imagine pas. C’est plutôt le discours public
qui occulte l’existence de pratiques plus apaisées. Ces écarts entre un
discours hystérique et une vie sociale plus solidaire surviennent parce
qu’on n’arrive pas à se défaire d’un certain imaginaire de la société et
de la nation. Tout changement est alors perçu comme une destruction,
quitte à ce que l’écart entre les imaginaires collectifs et les expériences
personnelles ne cesse de se creuser. Et c’est de cet écart que se nour-
rissent ce que, faute de mieux, on appelle les populismes.

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