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COMPOSITION FRANCAISE : LE ROMAN

Sujet : A propos du roman, le romancier Pascal Quignard s’exprime en ces termes :


« Il est l’autre de tous les genres, l’autre de la définition. Par rapport aux genres et à
ce qui généralise, il est qui dégénère, ce qui dégénéralise. Là où il y a un toujours,
mettez un parfois, là où il y a un tous, mettez un quelques et vous commencez
d’approcher du roman. » (Le Débat, n° 54, mars-avril 1989, p.77-78) Commentez et
discutez cette réflexion.

ANALYSE DU SUJET

Pascal Quignard est essayiste et romancier. Dans la citation proposée,


relative au roman comme genre, il prend pour hypothèse la rupture, la solution de
continuité existant entre le roman et les autres genres littéraires.
Les deux premières phrases décrivent une identité négative : on peut dire
ce que le roman n’est pas, mais non ce qu’il est. Selon Pascal Quignard, qui le pose
dans son irréductible différence (« l’autre de la tous les genres »), le roman échappe
à toute tentative de définition (« l’autre de la définition »). Sans contours précis, il se
présente sous un jour toujours neuf, imprévu, irrégulier, singulier, qui lui permet de
s’affranchir des codes, des règles qui président aux autres genres. En ce sens, « il
est ce qui dégénère, ce qui dégénéralise », c’est-à-dire qu’il oppose sa singularité
à la généralité présupposée par la notion de genre.
La dernière phrase rompt avec cette approche négative, oblique, indirecte
du roman, mais on notera la formulation extrêmement prudente de l’auteur
(« vous commencez d’approcher du roman »), qui suggère l’impossibilité de
parvenir à une définition assurée, pleinement satisfaisante du genre
romanesque. On observera les antithèses opposant les adverbes temporels
(« toujours » / « parfois ») et les adjectifs indéfinis (« tous » / « quelques »). A
l’inverse des autres genres, qui visent l’un, l’absolu, l’universel, le roman est du côté
du relatif, du divers, du multiple.

Commentaires :

La thèse proposée semble aller de soi. Le roman est en effet souvent défini
comme un genre sans loi, à la différence des autres genres. Si le théâtre
suppose un code spectaculaire (mise en scène de la parole), si la poésie sert le
langage d’une façon qui lui est propre, à l’aide d’outils d’expression spécifiques, le
roman ne possède aucune contrainte thématique, il ne semble non plus obéir à la
moindre contrainte formelle : non seulement on rencontre des romans à la première
comme à la troisième personne, voire à la deuxième (Michel Butor, La Modification,
Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur), mais le roman est apte à intégrer
toutes les formes possibles de l’écrit littéraire ou non littéraire (prose poétique,
dialogue théâtral, débat philosophique…). Il est donc caractérisé par une absence
de règles, et l’on peut à première vue l’associer à ces marques du relatif que
sont « parfois » et « quelques ».
Interrogations suscitées par la thèse proposée :

1) On peut être surpris par le caractère très tranché de l’opposition établie par la
citation entre le roman et les autres genres. Si le roman est associé à la diversité et à
la singularité, c’est donc que les autres genres sont une fois pour toutes fixés,
immuables et qu’il faut les rattacher à un « toujours » et à un « tous ». Il semble donc
que la thèse proposée ignore l’inscription des genres dans une histoire et donne de
la littérature une image réductrice et figée, qui correspond schématiquement à cet
état d’équilibre qu’a réalisé le classicisme. Mais les genres évoluent (diversité des
pratiques poétiques et théâtrales). Le roman est même devenu le premier de tous les
genres, si bien qu’il apparaît nécessaire de renverser la perspective. Le roman,
aujourd’hui, n’est pas « l’autre de tous les genres » : les genres sont l’autre du
roman, devenu la norme.

2) En outre, ne mettre en avant que la dimension exceptionnelle du roman fait courir


un risque majeur à l’existence du roman comme genre. La notion de genre suppose
en effet l’existence d’invariants dont se nourrissent toutes les œuvres particulières
inscrites dans une même catégorie générique. Gérard Genette appelle « architexte »
ou « architextualité », « l’ensemble des catégories générales ou transcendantes –
types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires, etc. – dont relève chaque
texte singulier ». Si l’on situe toujours le roman du côté de l’exception, du « parfois »
et du « quelques », si on lui dénie toute règle, tout code, s’il est impossible de trouver
le moindre dénominateur commun à La Princesse de Clèves, au Père Goriot et à
Moderato Cantabile, alors c’est la notion même de genre romanesque qui se trouve
menacée. Pourtant, il existe bien un objet textuel que le lecteur perçoit et reconnaît
comme roman… A quels codes obéissent donc les romans ?

Démarche adoptée dans le devoir :

A l’explication de la thèse opposée fera suite une discussion de cette thèse,


conformément à la consigne donnée dans le libellé. Cette discussion fera l’objet de la
deuxième et de la troisième partie. Dans la deuxième partie, on réintroduira la
dimension historique dans le débat en montrant que, dans un certain sens, la poésie
et le théâtre sont eux aussi du côté du « parfois » et du « quelques » et qu’ils dont
désormais l’autre du roman en raison même de l’hégémonie de ce dernier. Il restera
alors à poser dans la troisième partie le problème majeur, celui de l’existence – ou
non – d’un code romanesque, et à se demander quelle relation ce code, s’il existe,
entretient, avec la signification.

I. Explication de la citation et de la position adoptée par Pascal Quignard.


II. L’oubli de la dimension historique : critique de la thèse proposée (1)
a) introduction partielle
b) et c) filiation du roman et de l’épopée
d) méconnaissance de l’évolution des genres
e) méconnaissance de l’évolution du roman
f) transition
III. Le roman, un genre sans code ? : critique de la thèse proposée (2)
a) introduction partielle
b) mise en péril de la notion de genre romanesque
c) prosodie poétique et rêve d’une prosodie romanesque
d) poétique du récit
e) poétique des formes romanesques
f) relation entre forme et sens : écriture romanesque et vision du monde.

DISSERTATION REDIGEE

Dans la Poétique d’Aristote, la notion de genre permet une classification des


divers modes d’expression littéraire. Sur un plan formel, le théâtre laisse directement
s’exprimer les personnages tandis que les genres narratifs mêlent au récit d’un
narrateur la représentation indirecte, toujours médiatisée des propos. Sur le plan
thématique, les personnages sont soient de véritables héros (tragédie, épopée) soit
des caricatures (comédie, parodie). Strictement réglementés, les genres répondent
donc à un idéal de la définition, à une exigence de précision et de clarté. Cela ne
semble pourtant pas être le cas du roman, ce tard venu de la littérature dont le
romancier et essayiste Pascal Quignard déclare en 1989 dans un numéro du Débat :
« Il est l’autre de tous les genres, l’autre de la définition. Par rapport aux
genres et à ce qui généralise, il est ce qui dégénère, ce qui dégénéralise. Là où
il y a un toujours, mettez un parfois, là où il y a un tous, mettez un quelques et
vous commencez d’approcher du roman. » Pascal Quignard pose donc le roman
dans sa différence, il le présente comme une exception se dérobant à tout essai de
définition et offrant au théoricien épris de lois générales sa désolante singularité.
Dans la mesure où « il est ce qui dégénère, ce qui dégénéralise », il se situe du côté
du « parfois » et du « quelques » : à l’inverse des autres genres, qui visent l’un,
l’absolu, l’universel, il vise le relatif, le divers, le multiple.
La réflexion devra donc s’interroger sur le statut du genre romanesque, mais
aussi, à un degré moindre, sur celui des autres genres, dont Pascal Quignard laisse
entendre de manière peut-être imprudente qu’ils sont immuables et fermement
ancrés dans leurs définitions respectives. Le roman échappe-t-il réellement à toute
loi ? Est-il impossible de la définir ? Si l’on répond par l’affirmative à cette question,
ne risque-t-on pas de mettre en péril la notion même de genre romanesque ?
Après avoir analysé la diversité constitutive du roman en opposition eux autres
genres plus visiblement contraints par des règles, nous montrerons que la thèse de
l’auteur ne tient pas compte de l’évolution des genres et donne à la littérature une
vision réductrice et figée. Un renversement de la perspective s’impose donc, sans
être suffisant : si les genres non romanesques sont aujourd’hui l’autre du roman, et
non l’inverse, il reste néanmoins à se demander si le roman est réfractaire à tout
essai de généralisation, sur le double plan de la forme et de la signification.

***

Pascal Quignard définit le roman par différence comme « l’autre de tous les
genres », conférant ainsi au genre romanesque un statut d’exception. Alors que
la notion de genre suppose l’existence d’invariants dont participent les œuvres
singulières, le roman semble au contraire échapper à toute loi, à tel point qu’il est
impossible de lui assigner d’autre vérité que particulière. A l’universalité, à l’absolu
d’un « toujours » ou d’un « tous », Pascal Quignard oppose la singularité, la relativité
d’un « parfois » et d’un « quelques ».
Le roman est placé sous le signe de la liberté. Il tire son existence même
de l’absence de contraintes formelles ou thématiques : il « vit de son dérèglement. »
(Jacques Laurent, Roman du roman). En cela, il est bien « l’autre de la définition ».
La Poétique d’Aristote et les théories qui en sont issues (Horace, Boileau) sont
fondées sur le respect des règles, notamment sur le respect de la vraisemblance et
des bienséances. De plus, elles distinguent nettement les niveaux de style et
établissent une hiérarchie des genres. A la définition aristotélicienne de la tragédie –
« imitation d’une action et de personnages nobles » – s’oppose celle de la comédie –
« imitation d’hommes sans grande vertu ». Voilà fixée pour longtemps l’inégalité en
dignité de la comédie et de la tragédie : le siècle classique fait certes figurer la
comédie parmi les genres nobles, mais à un moindre degré que la tragédie. Au chant
II de son Art poétique, Boileau s’intéresse aux petits genres. Il accueille « l’élégante
idylle », « aimable en son air, mais humble dans son style », la « plainte élégie en
longs habits de deuil », et donne une place privilégiée à l’ode : « l’ode avec plus
d’éclat, et non moins d’énergie / Elevant jusqu’au ciel son vol ambitieux / Entretient
dans ses vers commerce avec les dieux. ». A l’inverse, le roman n’a guère
d’existence comme genre. Il est évidemment absent de la classification
d’Aristote, qui dans son analyse du mode narratif ne prend en compte que
l’épopée et la satire ou la parodie. Quant à Boileau s’il évoque le roman, c’est à
titre de repoussoir : il faut fuir les « petitesses » des héros de roman et se garder de
peindre « des bergers doucereux ». Comme le roman, d’origine roturière, n’a
aucune dignité, on ne saurait exiger de lui rien d’autre qu’un simple
divertissement : « Dans un Roman frivole aisément tout s’excuse. / C’est assez
qu’en courant la fiction amuse. » Et quand on le prend plus au sérieux que ne le fait
Boileau (Huet, d’Aubignac), on lui enjoint de s’astreindre aux règles du poème
épique, comme s’il n’avait aucune identité propre.
C’est parce qu’il est rejeté dans les marges de la littérature que le roman peut
s’octroyer cette liberté qui fait de lui le plus « lawless » de tous les genres, selon le
mot célèbre d’André Gide. Qu’y a-t-il de commun entre le roman dépeint par Pierre-
Daniel Huet dans son Traité de l’origine des romans (1670) comme un ensemble
« d’histoires feintes d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le
plaisir et l’instruction des lecteurs » et des œuvres telles que Le Ventre de Paris ou
Les Gommes ? On ne saurait classer les romans selon les thèmes qu’ils abordent ni
les données tirées de leur sujet – milieu, cadre spatio-temporel, position sociale ou
fonction des personnages principaux – que selon. A ce propos, Marthe Robert
déclare dans son Roman des origines et origines du roman que le roman « se donne
librement ses personnages, dans un cadre et des conditions sociales, avec des
particularités qui relèvent exclusivement de son choix et dont il règle les effets à sa
guise » et qu’ « en principe, donc, il y a autant de sous-classes romanesques que de
milieux de métiers, de techniques, et de situations humaines concevables, sans
compter la foule d’œuvres dont le sujet est trop original ou trop insignifiant pour se
prêter à un quelconque classement. » Elle continue en remarquant que « rien
n’empêche d’ajouter aux quelques vingt subdivisions proposées par les dictionnaires
tout ce que l’ingéniosité des romanciers trouvera encore peut-être à exploiter dans le
domaine de l’action et de la pensée. » On comprend aisément en quoi consiste le
défaut du classement par sujets. Ce classement ne permet pas de saisir
l’essence commune à tous les romans – si du moins cette essence existe
suffisamment pour que le roman constitue un genre à part entière - , il est toujours
inachevé, « toujours extensible », et n’offre à la pensée en quête d’unité qu’un
émiettement infini de cas particuliers : manque alors le point de vue général qui
permettrait de subsumer le multiple sous l’un, le divers sous l’universalité de la loi.
On conclura donc à l’extrême souplesse du roman, capable de se plier à
des pratiques et à des intentions diverses voire contradictoires. Ainsi, on a pu
remarquer qu’au XVII° siècle, donc à une époque où le genre est encore en voie
de constitution, chaque variété romanesque possède son contre-modèle. Si
dans l’Astrée, Honoré d’Urfé se plaît à évoquer un univers pastoral tout droit issu des
romans espagnols et nourri de souvenirs antiques afin de faire revivre, sous les traits
de bergères et de bergers, la noblesse campagnarde qu’il a fréquentée dans ses
jeunes années, Charles Sorel préfère à la casuistique du cœur et à l’idéalisme de
l’idylle pastorale, un réalisme pittoresque dont la crudité confine parfois au sordide.
Dans L’Histoire comique de Francion, il conte les aventures d’un gentilhomme
pauvre que l’exigence de liberté amène progressivement à s’affranchir des préjugés
et des interdits de son époque. L’apprentissage est ici une émancipation. Quant à la
veine picaresque dont participe ce roman, elle permet à l’auteur de donner libre
cours à ses intentions satiriques, au travers d’une description des « diverses
humeurs des hommes, avec des censures vives de la plupart de leurs défauts ». De
même, l’héroïsme précieux des romans de Madeleine de Scudéry - Le grand Cyrus,
Clélie – trouve son écho bouffon dans Le roman comique de Scarron, œuvre qui
singe le genre épique et les roman de chevalerie. Puis, avec des œuvres comme La
Princesse de Clèves, le dernier tiers du XVII° siècle délaisse l’aventure, l’héroïsme
épique ou à l’inverse l’inspiration réaliste « pour se replier dans la chronique du cœur
solitaire avec ses propres conflits ».
Chaque romancier a donc de son art une vision qui lui est propre, comme
l’affirme Maupassant dans « le Roman », texte qui sert de préface à Pierre et Jean :
« Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avec insistance le
droit absolu, droit indiscutable, de composer, c’est-à-dire d’imaginer ou d’observer,
suivant leur conception personnelle de l’art. ». Préfaces et manifestes représentent
ainsi des lieux privilégiés d’expression des conflits idéologiques de courants et
d’écoles. A la défense de l’art pour l’art dans la préface de Mademoiselle de Maupin
de Théophile Gautier répondent les professions de foi naturalistes des Goncourt et
de Zola. C’est de cette « conception personnelle » que dépend la façon dont le
romancier conduit son roman. Selon Maupassant, si l’écrivain veut transformer la
réalité « pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante », il doit disposer les
incidents « sans souci exagéré de la vraisemblance » et les mener avec ingéniosité
en cherchant à maintenir éveillée jusqu’au dénouement la curiosité du lecteur. S’il
cherche au contraire à « donner une image exacte de la vie », il doit se garder
d’accumuler des événements extraordinaires et de viser l’attendrissement ou le
simple divertissement du lecteur : il doit « forcer à penser, à comprendre le sens
profond et caché des événements », montrant « tantôt comment les esprits se
modifient sous l’influence des circonstances environnantes, tantôt comment se
développent les sentiments et les passions, comment on s’aime, comment on se
hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les
intérêts bourgeois, les intérêts d’argent, les intérêts de famille, les intérêts
politiques ». On trouve un écho de ces deux conceptions opposées dans Bouvard et
Pécuchet, où les personnages éponymes manifestent leurs préférences
romanesques. Alors que Bouvard admire Balzac pour ses dons d’observation,
Pécuchet reproche à cet auteur de « gonfler ce qui est à plat » et de décrire des
« sottises » : « Il a fait un roman sur la chimie, un autre sur la banque, un autre sur
les machines à imprimer […]. Nous en aurons sur tous les métiers et sur toutes les
provinces, puis sur toutes les villes et les étages de chaque maison et chaque
individu , ce qui ne sera plus de la littérature, mais de la statistique ou de
l’ethnographie ». Bouvard rétorque : « Mais par la suite, ce sera fort curieux, comme
documents ». Pécuchet : « Va te promener avec tes documents ! Je demande
quelque chose qui m’exalte, qui m’enlève aux misères de ce monde ! » Or, ces voix
discordantes se font entendre dans un roman qui échappe à l’alternative dans
laquelle les deux compères voudraient enfermer le genre romanesque, puisque le
roman de Flaubert n’est ni un roman réaliste ni un roman romantique ou simplement
romanesque : Flaubert ne signale-t-il pas dans sa Correspondance que l’amour n’a
nulle place dans l’œuvre ? Plus exactement, l’amour trouve sa place au chapitre VII,
mais il n’est traité que comme un chapitre particulier de l’Encyclopédie, placé entre la
Politique (chapitre VI), le Magnétisme, la Gymnastique et la Philosophie (chapitre
VIII). Bouvard et Pécuchet est un roman paradoxal, qui traite l’Encyclopédie en
roman et fait du roman une Encyclopédie.
Le roman se prête donc à des variations infinies, et ce d’autant plus
qu’aux querelles d’écoles s’ajoutent les variations individuelles. Dans ses
Lettres à un jeune romancier, Marco Vargas Llosa assimile le romancier au
catoblépas, animal mythique apparu à Saint Antoine dans la Tentation de Flaubert, et
repris par Borgès dans son Manuel de zoologie fantastique. Cette créature se dévore
elle-même, tout comme le romancier se nourrit de lui-même, de ses émotions, de ses
souvenirs, de ses fantasmes, des événements qui lui sont arrivés, à lui ou aux gens
de son entourage : « Le romancier ne choisit pas ses sujets, il est choisi par eux ».
La diversité du roman est à la mesure de la diversité des individus, de leur
histoire personnelle transmuée dans le cadre de l’œuvre. Elle est aussi à la
mesure d’un univers et d’une réalité socio-politique en constant devenir : « à des
réalités différentes correspondent des formes de récits différentes », constate Michel
Butor dans le « Roman comme recherche » (Essais sur le roman).
Ainsi, on peut être effectivement tenté, avec Pascal Quignard, d’associer
le roman à une destruction des règles, à une dissolution du code. Dépourvu de
forme spécifique, voire informe, apte à épouser les thèmes et les langages les plus
divers, le roman « dégénère » et « dégénéralise », excédant toujours ses propres
définitions, toujours du côté de la singularité, du « parfois » et du « quelques ».
Cependant, pour séduisante qu’elle soit, une telle conception se heurte à un
certain nombre de difficultés.

En posant le roman comme « l’autre de tous les genres » et comme « l’autre


de la définition », Pascal Quignard semble considérer le genre romanesque dans sa
différence absolue et irréductible, tout se passant comme si le roman était à lui-
même sa propre origine. L’auteur adopte à tort un point de vue exclusivement
synchronique, d’ailleurs lui-même contestable, au risque d’oublier l’évolution du
statut du roman et des autres genres. Peut-on vraiment définir le roman comme
« l’autre de tous les genres » ?
Si l’une des approches traditionnelles du roman reconnaît à celui-ci une
autonomie qui le distingue non seulement de la poésie et du théâtre mais aussi
d’autres formes du récit telles que le conte et la nouvelle, elle ne va pas pour
autant jusqu’à affirmer la coupure radicale du roman avec tout autre genre.
Bien au contraire, s’interrogeant sur l’origine du roman, elle reconnaît les liens
de parenté unissant le mythe, l’épopée et le roman. Historiquement, le roman
serait issu des métamorphoses du mythe et de l’épopée. Selon Georges Dumézil,
dans Du mythe au roman, le récit mythique prend naissance dans des sociétés sans
monnaie, sans écriture, sans Etat constitué, sans histoire. Les travaux de Mircea
Eliade ont montré que le mythe est le plus souvent un récit d’origine – il raconte la
création du monde, l’apparition de telle espèce animale ou végétale, il explique les
maladies et la mort – et qu’il introduit à un temps primordial conçu comme la
référence et le modèle des temps présents. Quant à l’épopée, elle naît dans des
sociétés complexes, qui connaissent l’écriture et sont fortement organisées selon un
modèle inégalitaire, la caste des guerriers et la caste des prêtres dominant la masse
des cultivateurs, des éleveurs et des artisans. Centrée sur une société patriarcale
strictement hiérarchisée, l’épopée glorifie les rois et les guerriers. La question du
passage du mythe ou de l’épopée au roman doit donc être posée. Ce passage paraît
manifester un profond renouvellement des valeurs. A la valorisation du religieux et du
social, visible dans les récits mythiques ou épiques, succède une mise en valeur du
psychologique ou de l’individuel. Le roman correspondrait donc aux passages des
sociétés closes et stables à des sociétés qui relâchent leurs contraintes en accordant
aux individus une place de plus en plus large.
Par conséquent, si l’on peut reconnaître au roman une filiation avec un autre
genre, à savoir le mythe et l’épopée, il ne saurait être « l’autre de tous les genres ».
Ainsi, l’origine et le statut littéraire du roman grec alexandrin sont incertains, mais il
semble acquis que cette forme narrative fut d’emblée perçue comme un avatar
décadent de la grande épopée homérique. Le roman apparaît quand le rapport à la
transcendance est modifié, quand les certitudes du monde épique ne sont plus aussi
claires, quand elles commencent à être remises en question. Dans La Théorie du
roman, Georges Lukacs peut affirmer que « le roman est l’épopée d’un temps où la
totalité extensive de la vie n’est plus donnée de manière immédiate, d’un temps pour
lequel l’immanence du sens de la vie est devenue un problème, sans néanmoins
cesser de viser à la totalité ». Un roman, Don Quichotte, est emblématique de cette
dégradation de l’univers épique, donnée pour une des caractéristiques essentielles
du roman. C’est ce que Milan Kundera souligne lui aussi dans L’Art du roman :
« Quand Dieu quittait lentement la place d’où il avait dirigé l’univers et ses ordres de
valeurs, séparé le bien du mal et donné un sens à chaque chose, Don Quichotte
sortit de sa maison et ne fut pas en mesure de reconnaître le monde. Celui-ci, en
l’absence de juge suprême, apparut subitement dans une redoutable ambiguïté ;
l’unique vérité divine se décomposa en centaines de vérités relatives que les
hommes se partagèrent. Ainsi, le monde des Temps modernes naquit et le roman,
son image et modèle, avec lui. » Le roman coïncide donc avec la fin des certitudes
de l’univers épique et trouve son origine dans l’effondrement de l’univers théologique,
comme en témoigne également cette phrase d’Etiemble : « Point de roman,
théocratie ; théocratie, point de roman ».
L’absence d’une perspective diachronique soulève une deuxième
difficulté, dans la mesure où la définition du roman comme genre indéfini en
rupture avec les autres genres, laisse à penser que tous les genres sauf le
roman obéissent à des règles immuables, générales, universelles, absolues.
Une telle conception est évidemment erronée : elle ne prend pas en compte
l’histoire littéraire. Il ne semble d’ailleurs pas qu’elle ait eu la moindre validité, sauf
peut-être au XVII°siècle, où la diversité des formes et l’absence presque totale de
lois présidant au genre romanesque s’opposent à la réglementation stricte qui
prévaut partout ailleurs. Or, les règles qui paraissaient les mieux établies se sont
assouplies, et certaines d’entre elles ont été tout simplement abolies. Les bastions
les plus solides se sont effondrés, à commencer par la rime, « ce bijou d’un sou / Qui
sonne creux et faux sous la lime » selon Verlaine. L’alexandrin lui-même s’est
disloqué : « On a touché au vers » constate Mallarmé, qui dresse un bilan de ce
mètre dans Crise de vers (1886-1896). Apparu à la fin du XIX°siècle, le vers libre
prétend s’affranchir de toute mesure préétablie. Oscillant entre la transgression et le
maintien des règles, il conserve parfois la rime, mais abandonne la régularité
métrique, ou l’inverse. Il peut également choisir de s’affranchir et de la rime et du
mètre. Dans ces conditions, on peut se demander s’il existe encore aujourd’hui un
seul genre littéraire où règnent la certitude et l’immuabilité triomphantes d’un
« toujours » universel et absolu ? Si l’unité du discours poétique est aujourd’hui
rompue, que dire alors du discours théâtral, dont le modèle hérité d’Aristote a été
battu en brèche, notamment par Bertolt Brecht, qui oppose au « théâtre
dramatique », issu de la célèbre Poétique, le « théâtre épique » fondé, non sur la
mimésis, sur l’identification et la catharsis, mais sur la distanciation ? Qu’en est-il
aloes de ce « toujours », de ce « tous » dont on est en droit de supposer que Pascal
Quignard les applique aux autres genres que le roman ? On voit clairement que ces
derniers n’échappent pas eux non plus à un certain relativisme.
Enfin, l’évolution du genre romanesque est telle qu’il faudrait sans doute
renverser la perspective adoptée par l’auteur dans la citation. Loin d’être ce marginal
des Lettres que l’on a pu considérer avec un certain mépris, notamment au XVIII°
siècle, en raison de la frivolité et de la facilité qu’on lui supposait, le roman est
devenu le premier de tous les genres. De cette hégémonie témoignent son succès
commercial et l’abondance de la production romanesque : plusieurs centaines de
romans paraissent en France tous les ans, et chaque automne plusieurs dizaines de
romans s’engagent dans la course aux prix littéraires. Ce phénomène a pris une telle
ampleur qu’on est conduit à affirmer, contrairement à Pascal Quignard, que ce n’est
pas le roman qui est « l’autre de tous les genres », mais que les genres sont l’autre
du roman, désormais considéré comme la norme, au point qu’un auteur, en France,
a plus de chances de faire paraître un recueil de nouvelles, voire de poèmes, s’il a
déjà publié un roman. Cette hégémonie du roman tient sans doute également à
l’extrême plasticité du genre. Le roman se comporte et s’est toujours comporté
en colonisateur qui annexe les autres genres et toutes les formes narratives.
S’interrogeant sur ce que nous appelons aujourd’hui le roman grec, Pierre Grimal
affirme qu’il emprunte non seulement à l’épopée par sa « volonté de dépaysement »,
par le « recul dans le passé » ainsi que le recours au merveilleux, mais aussi à la
tragédie, parce qu’il « suspend, comme au théâtre, les fils de ses marionnettes aux
doigts du Destin » et « use des reconnaissances, des quiproquos, des situations
extrêmes heureusement dénouées ». Dans sa Lettre sur les romans (1800),
Friedrich von Schlegel a bien vu que le roman est apte à englober tous les
genres, à épouser toutes les modalités possibles de l’écrit littéraire, y compris
le lyrisme, traditionnellement réservé à la poésie. C’est aussi l’idée que
développe à juste titre Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman,
où elle remarque à juste titre que « de la littérature, le roman fit rigoureusement ce
qu’il veut », et que « rien ne l’empêche d’utiliser à ses propres fins la description, la
narration, le drame, l’essai, le commentaire, le monologue, le discours ; ni d’être à
son gré, tour à tour et simultanément, fable, histoire, apologue, idylle, chronique,
conte, épopée ». Le roman est donc capable d’incorporer la totalité de la chose
écrite, comme le démontre de manière magistrale le « romans » de Georges Perec
intitulé La Vie mode d’emploi. La marque du pluriel dans le sous-titre signale que
l’œuvre contient une multitude de romans. Conçu comme un échiquier carré de dix
cases sur dix cases, des caves aux mansardes, l’immeuble du 11, rue Simon
Crubellier, qui sert de cadre à la fiction permet l’évocation de divers modes d’emploi
de l’existence et la mise en scène de dizaines de vies en même temps. Le
« romans » apparaît ainsi comme une tour de Babel. Non content de rassembler
toutes les formes et les thèmes possibles du romanesque – fables érudites, histoires
exotiques, policières ou sentimentales, etc.-, il intègre aussi, à la manière des
collages, des fragments dessinés de puzzle, et des documents divers tels que cartes
de visites, affiches, étiquettes…
Il faut donc procéder à une réévaluation de la thèse de Pascal Quignard à
partir de données historiques relatives à l’évolution des genres. Toutefois, faire
du roman la norme actuelle des autres genres ne permet pas pour autant de
résoudre le problème du code et de la définition. La souplesse du genre capable
d’assimiler tous les autres genres, capable également de se remettre
continuellement en question, au besoin par l’exhibition parodique et la critique
de ses propres conventions semble n’être qu’un argument de plus en faveur de
l’inexistence d’un code invariant propre à l’ensemble du genre. Cependant, à
mettre continuellement en avant l’immense liberté dont jouit le roman, ne
risque-t-on pas de dissoudre la notion même de genre romanesque ?

Identifier le genre et l’univers romanesques à l’absence de loi, à la


contingence, au relativisme pose un grave problème théorique. On est d’ailleurs en
droit de se demander si l’écriture du roman refuse toute contrainte et si elle a
renoncé à toute forme d’absolu.
La définition du roman comme genre protéiforme soulève un dangereux
paradoxe puisque la notion de genre postule à l’inverse l’existence de
catégories invariables, immuables, qui transcendent les œuvres singulières.
Comme le déclare Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman,
« si le roman est indéfini et jusqu’à un certain point indéfinissable, forme-t-il encore
un genre et peut-on le connaître comme tel ? » C’est au fond la même inquiétude
qu’exprime Maupassant dans la préface de Pierre et Jean : « Si Don Quichotte est
un roman, Le Rouge et le Noir en est-il un autre ? Si Monte-Cristo est un roman,
L’Assommoir en est-il un autre ? Peut-on établir une comparaison entre Les Affinités
électives de Goethe, Les trois mousquetaires de Dumas, Madame Bovary de
Flaubert, M. de Camors de M.O. Feuillet et Germinal de Zola ? » S’il existe un
genre romanesque, cela signifie que chaque roman est composé d’éléments
universels qu’il assemble en une totalité singulière. Si l’on met exclusivement
l’accent sur le caractère non contraint et singulier du roman, on est conduit au
contraire à nier l’existence même d’un quelconque genre romanesque. Il s’agit donc,
si l’on veut préserver le roman comme genre, de retrouver le général au sein du
particulier, de mettre au jour « le connaissable au cœur du mystère » comme
l’explique Gérard Genette dans Figures III. C’est à la démarche de toute poétique.
Certains romanciers ont d’ailleurs rêvé d’un style ou d’une poétique
propres au roman. On se souvient de Flaubert et de son rêve d’un roman sans
sujet, « sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de
son style ». Or, il est intéressant de remarquer que Flaubert ne peut imaginer ce style
romanesque qu’en référence au discours le plus visiblement contraint, c’est-à-dire
celui de la poésie classique traditionnelle : « J’en conçois pourtant un, moi, un style :
un style qui serait beau, que quelqu’un fera à quelque jour, dans dix ans, ou dans dix
siècles, et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences,
et ave des ondulations, des ronflements de violoncelle, des aigrettes de feux, un
style qui vous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet, et où votre pensée
enfin voguerait sur des surfaces lisses, comme lorsqu’on file dans un canot avec bon
vent arrière. La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme
par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont
été faites, mais celle de la prose, tant s’en faut . » (Correspondance) La prosodie du
roman reste donc à inventer. Michel Butor a lui aussi rêvé d’un roman poétique,
non au sens où le roman contiendrait des messages poétiques, « lesquels cueillis
par les ciseaux de l’anthologiste, se présenteraient comme des poèmes en prose ou
même en vers » (Essais sur le roman, « Le roman et la poésie »)., mais où il obéirait
à une « prosodie généralisée », équivalente sur le plan romanesque, de la prosodie
poétique. Michel Butor analyse cette prosodie en termes de structure et d’échos : en
se répondant, en se faisant écho, certaines scènes, certaines descriptions fixent un
climat et créent un rythme. Ainsi, à sa façon, par des moyens qui lui sont propres, le
roman recueille et transpose « tout, l’héritage de l’ancienne poésie ». Toutefois, on
peut objecter qu’une telle conception prive la poétique romanesque de toute
spécificité puisque le roman est pensé en fonction d’un autre genre, en l’occurrence
de la poésie, dont il est cens » calquer et adapter les procédés. Il vaudrait peut-être
mieux essayer de dégager des invariants propres au roman. Or, si la poésie met en
œuvre des outils qui lui sont propres – l’espace du poème, la typographie, le mètre,
le rythme, les jeux sur le signifiant et le signifié…-, le roman ne semble pas
recourir de manière aussi voyante à des techniques d’écriture. En tant qu’il est
une forme particulière du récit, il partage avec le récit son caractère d’évidence
naturelle. Ainsi, dans un article intitulé « le roman comme recherche », Michel Butor
constate que « jusqu’à notre mort, et depuis que nous comprenons des paroles,
nous sommes perpétuellement entourés de récits, dans notre famille tout d’abord,
puis à l’école, puis à travers les rencontres et les lectures. » Par conséquent, le
récit et le roman nous sont familiers, ils semblent aller de soi. Cependant, il ne
s’agit là que d’une illusion, dans la mesure où tout récit met en jeu des
procédures complexes, longtemps passées inaperçues en raison même de son
évidence. Selon Gérard Genette, « l’évolution de la littérature et la conscience
littéraire depuis un demi-siècle aura eu, entre autres heureuses conséquences, celle
d’attirer notre attention […] sur l’aspect singulier, artificiel et problématique de l’acte
narratif. » (Figures II). Il a donc été possible de dégager les divers paramètres de
l’écriture narrative, en analysant la nature et les fonctions du narrateur, la
focalisation, le temps de la narration et le temps du récit. Ainsi, la narratologie
traite le récit sous l’angle du temps (ordre, durée, fréquence), du mode (perspective,
focalisations, …) et de la voix (niveaux narratifs, héros et narrateur, narrataire…).
Comme le poète ou le dramaturge, le romancier dispose donc de techniques
spécifiques qu’il utilise à son gré dans le cadre de son œuvre et de ses intentions de
signification. Mario Vargas Llosa s’intéresse pour sa part, dans ses Lettres à un
jeune romancier, au « point de vue spatial », qu’il définit comme le rapport entre
l’espace du narrateur et l’espace du récit, au « point de vue temporel » - rapport
entre le temps du narrateur et le temps du récit -, ainsi qu’au « niveau de réalité »,
c’est-à-dire au « rapport existant entre le niveau ou plan de réalité où se situe le
narrateur et le niveau ou plan de réalité où s’écoule le récit » ; la coïncidence ou
l’écart entre ces différents plans, points de vue ou niveaux suscite des fictions
différentes.
Cependant, cette poétique du roman est peut-être encore trop large pour
définir la spécificité du roman, puisque ce dernier paraît puiser ses ressources
narratives au même fond que les autres formes du récit. Toutefois, certains critères
permettent de différencier le roman de la nouvelle, cette dernière, plus brève que le
roman, ne possédant généralement qu’un seul fil narratif. En outre, certains types
romanesques sont précisément définis. Il en est ainsi du roman picaresque, par
exemple, dont l’intrigue quasi invariable enchaîne les divers événements ponctuant
la vie du héros, un gueux sans foi ni loi – naissance, éducation négligée, fuite,
initiation symbolique, errance physique et spirituelle. Les thèmes et l’écriture du
roman policier sont eux aussi codifiés. Les situations y varient selon la façon dont
l’auteur traite chacun des trois personnages fondamentaux : le criminel, la victime, le
détective. La structure du roman diffère selon que l’on met l’accent sur l’un ou l’autre.
Dans le roman policier d’énigme, après que le crime a été commis, le détective
relève les indices, interroge les témoins et, au terme de sa recherche conçue comme
un dévoilement progressif de la vérité, identifie le ou les coupables ainsi que leurs
mobiles. Le crime a introduit une faille logique et morale dans l’ordre du monde. La
découverte et le châtiment du coupable rétablissent l’ordre. Quant à l’écriture, elle
met en place une structure linéaire rigoureuse et multiplie les leurres à l’adresse du
lecteur, ainsi conduit à échafauder des hypothèses que le roman infirmera. Prenons
un dernier exemple, celui du roman réaliste. Lui aussi possède son cahier des
charges : il doit représenter une époque, proposer un tableau complet de la société
et insister sur les facteurs sociaux qui déterminent les destinées individuelles. Ces
contraintes thématiques s’accompagnent de procédures d’écriture, dont certaines,
relatives à la description, ont été mises en évidence par Philippe Hamon. Loin d’être
une reproduction mimétique du réel, la description réaliste est un « discours
contraint » qui met en jeu des modes d’organisation textuelle spécifiques. Ainsi,
l’interprétation du personnage dans son milieu, revendiquée par Zola dans Le
Roman expérimental, comme « une nécessité de savant et non un exercice de
peintre », entraîne la forcément la description de la sphère sociale dans laquelle
s’exerce son activité, mais aussi celles de son local d’activité et de son activité
professionnelle. Les motivations de la description sont également contraintes. Un
paysage est décrit au fur et à mesure qu’il se découvre aux yeux d’un personnage en
marche, comme c’est le cas par exemple de la promenade de Frédéric et Rosanette
dans la forêt de Fontainebleau (L’Education sentimentale). Ou alors le personnage
est immobile et contemple le paysage qui se présente à ses yeux. Fort apprécié des
romanciers réalistes et naturalistes, le topos du lieu en surplomb permet une vision
panoramique, dans laquelle le regard passe sans entrave d’un objet à un autre et
parcourt l’espace dans toutes les directions. On songe au panorama de Paris dans
La Curée, quand Saccard montre à Angèle les futures « entailles » qui donneront à la
ville sa physionomie nouvelle. Mais pour que la description soit possible, encore faut-
il que rien ne vienne gêner le regard. Le motif récurrent de la vitre ou de la fenêtre
ouverte résout facilement ce problème : « Ce jour-là, ils dînèrent au sommet des
buttes, dans un restaurant dont les fenêtres s’ouvraient sur Paris […]. Leur table était
placée devant une de ces fenêtres. » (Zola, La Curée). Ainsi, voir suppose toujours
une possibilité de voir, ou encore un désir de voir, car les descriptions sont
également justifiées par des motivations psychologiques : « elle [Gervaise] eut la
curiosité d’aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne , le grand alambic de
cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour. » (Zola,
L’Assommoir). Par conséquent, la psychologie sert à fonder la description : curiosité,
désir de s’instruire, ou inversement désir d’enseigner, lorsqu’un personnage d’artisan
ou d’ouvrier explique à un non-spécialiste le fonctionnement d’une machine : « le
zingueur, qui l’avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les
différentes pièces de l’appareil, montrant l’énorme cornue d’où tombait un filet
limpide d’alcool . » (L’Assommoir). Ainsi, loin d’apparaître comme un genre sans
forme, le roman use de techniques propres et de configurations textuelles
particulières. Il n’a rien à envier au théâtre ou à la poésie.
Enfin, il serait réducteur de ne percevoir un genre que comme pure forme
coupée du sens et des intentions de signification. Avec le roman se trouve
engagée une vision particulière du monde. Les techniques narratives et
romanesques sont mises au service d’une quête du sens qui se donne ou se
dérobe. Dans l’article intitulé « Individu et groupe dans le roman » (Essais sur le
roman), Michel Butor déclare que le roman est porteur d’un secret et que sa lecture
apporte un savoir nouveau : « Il faut qu’un changement pour moi s’y soit produit, que
je sache en terminant quelque chose que je ne savais pas auparavant, que je
devinais pas, que les autres ne devineront pas sans l’avoir lu, ce qui trouve une
forme particulièrement claire, comme on peut s’y attendre, dans des formes
populaires comme le roman policier. » Si l’on voit dans le roman une épopée
dégradée, on peut analyser, à la suite de Lukacs, le roman comme une mise en
scène du conflit qui oppose la conscience à un monde qu’elle tente en vain de
comprendre et de maîtriser. Dans les romans de l’idéalisme abstrait (Don Quichotte),
le héros affronte un monde complexe qui lui reste à jamais opaque. Dans les romans
de la désillusion (L’Education sentimentale), les qualités personnelles du héros, sa
richesse intérieure se heurte douloureusement à la médiocrité du monde. Les
romans d’apprentissage, tel Wilhelm Meister permettent quant à eux une
transformation mutuelle du héros et du monde et rendent possible l’accession à un
point d’équilibre. Tout roman permet donc de tenir un discours sur le monde. Il y
a en lui une ambition, même si elle est souvent déçue, de la totalité et de
l’absolu.

***

Au terme de cette réflexion, il paraît nécessaire de reconnaître avec Pascal


Quignard l’extrême souplesse d’un genre apte à concentrer son action dans l’espace
d’une journée tout comme à l’étendre sur la durée d’une existence entière, apte à
évoquer tous les lieux, toutes les époques et tous les milieux sociaux, et à emprunter
des formes diverses : le roman aime la diversité et les emprunts. Cependant, il est
difficile de la considérer comme « l’autre de tous les genres » dans la mesure où son
origine le rapproche d’autres genres narratifs (le mythe, l’épopée), dans la mesure
aussi où son évolution l’a mis sans cesse en contact étroit avec les genres qu’il s’est
assimilés pour son propre usage, et ce dans les limites de ses propres codes. Car
contrairement à ce qu’affirme l’auteur de la citation, il semble bien qu’il y ait un code
d’ensemble du roman, qui recoupe d’ailleurs assez largement celui du récit, ainsi que
des codes particuliers relatifs aux espèces et sous-genres romanesques. Ces codes
divers et la façon dont chaque romancier se les approprie sont porteurs d’une
vision du monde. Loin de se cantonner dans l’étroit relativisme que supposent
le « parfois » et le « quelques » de la citation, le roman cherche avec plus ou
moins de succès à donner ou à redonner un sens au monde, ce qui passe par
la remise en cause de toutes les certitudes.

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