Professional Documents
Culture Documents
ANALYSE DU SUJET
Commentaires :
La thèse proposée semble aller de soi. Le roman est en effet souvent défini
comme un genre sans loi, à la différence des autres genres. Si le théâtre
suppose un code spectaculaire (mise en scène de la parole), si la poésie sert le
langage d’une façon qui lui est propre, à l’aide d’outils d’expression spécifiques, le
roman ne possède aucune contrainte thématique, il ne semble non plus obéir à la
moindre contrainte formelle : non seulement on rencontre des romans à la première
comme à la troisième personne, voire à la deuxième (Michel Butor, La Modification,
Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur), mais le roman est apte à intégrer
toutes les formes possibles de l’écrit littéraire ou non littéraire (prose poétique,
dialogue théâtral, débat philosophique…). Il est donc caractérisé par une absence
de règles, et l’on peut à première vue l’associer à ces marques du relatif que
sont « parfois » et « quelques ».
Interrogations suscitées par la thèse proposée :
1) On peut être surpris par le caractère très tranché de l’opposition établie par la
citation entre le roman et les autres genres. Si le roman est associé à la diversité et à
la singularité, c’est donc que les autres genres sont une fois pour toutes fixés,
immuables et qu’il faut les rattacher à un « toujours » et à un « tous ». Il semble donc
que la thèse proposée ignore l’inscription des genres dans une histoire et donne de
la littérature une image réductrice et figée, qui correspond schématiquement à cet
état d’équilibre qu’a réalisé le classicisme. Mais les genres évoluent (diversité des
pratiques poétiques et théâtrales). Le roman est même devenu le premier de tous les
genres, si bien qu’il apparaît nécessaire de renverser la perspective. Le roman,
aujourd’hui, n’est pas « l’autre de tous les genres » : les genres sont l’autre du
roman, devenu la norme.
DISSERTATION REDIGEE
***
Pascal Quignard définit le roman par différence comme « l’autre de tous les
genres », conférant ainsi au genre romanesque un statut d’exception. Alors que
la notion de genre suppose l’existence d’invariants dont participent les œuvres
singulières, le roman semble au contraire échapper à toute loi, à tel point qu’il est
impossible de lui assigner d’autre vérité que particulière. A l’universalité, à l’absolu
d’un « toujours » ou d’un « tous », Pascal Quignard oppose la singularité, la relativité
d’un « parfois » et d’un « quelques ».
Le roman est placé sous le signe de la liberté. Il tire son existence même
de l’absence de contraintes formelles ou thématiques : il « vit de son dérèglement. »
(Jacques Laurent, Roman du roman). En cela, il est bien « l’autre de la définition ».
La Poétique d’Aristote et les théories qui en sont issues (Horace, Boileau) sont
fondées sur le respect des règles, notamment sur le respect de la vraisemblance et
des bienséances. De plus, elles distinguent nettement les niveaux de style et
établissent une hiérarchie des genres. A la définition aristotélicienne de la tragédie –
« imitation d’une action et de personnages nobles » – s’oppose celle de la comédie –
« imitation d’hommes sans grande vertu ». Voilà fixée pour longtemps l’inégalité en
dignité de la comédie et de la tragédie : le siècle classique fait certes figurer la
comédie parmi les genres nobles, mais à un moindre degré que la tragédie. Au chant
II de son Art poétique, Boileau s’intéresse aux petits genres. Il accueille « l’élégante
idylle », « aimable en son air, mais humble dans son style », la « plainte élégie en
longs habits de deuil », et donne une place privilégiée à l’ode : « l’ode avec plus
d’éclat, et non moins d’énergie / Elevant jusqu’au ciel son vol ambitieux / Entretient
dans ses vers commerce avec les dieux. ». A l’inverse, le roman n’a guère
d’existence comme genre. Il est évidemment absent de la classification
d’Aristote, qui dans son analyse du mode narratif ne prend en compte que
l’épopée et la satire ou la parodie. Quant à Boileau s’il évoque le roman, c’est à
titre de repoussoir : il faut fuir les « petitesses » des héros de roman et se garder de
peindre « des bergers doucereux ». Comme le roman, d’origine roturière, n’a
aucune dignité, on ne saurait exiger de lui rien d’autre qu’un simple
divertissement : « Dans un Roman frivole aisément tout s’excuse. / C’est assez
qu’en courant la fiction amuse. » Et quand on le prend plus au sérieux que ne le fait
Boileau (Huet, d’Aubignac), on lui enjoint de s’astreindre aux règles du poème
épique, comme s’il n’avait aucune identité propre.
C’est parce qu’il est rejeté dans les marges de la littérature que le roman peut
s’octroyer cette liberté qui fait de lui le plus « lawless » de tous les genres, selon le
mot célèbre d’André Gide. Qu’y a-t-il de commun entre le roman dépeint par Pierre-
Daniel Huet dans son Traité de l’origine des romans (1670) comme un ensemble
« d’histoires feintes d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le
plaisir et l’instruction des lecteurs » et des œuvres telles que Le Ventre de Paris ou
Les Gommes ? On ne saurait classer les romans selon les thèmes qu’ils abordent ni
les données tirées de leur sujet – milieu, cadre spatio-temporel, position sociale ou
fonction des personnages principaux – que selon. A ce propos, Marthe Robert
déclare dans son Roman des origines et origines du roman que le roman « se donne
librement ses personnages, dans un cadre et des conditions sociales, avec des
particularités qui relèvent exclusivement de son choix et dont il règle les effets à sa
guise » et qu’ « en principe, donc, il y a autant de sous-classes romanesques que de
milieux de métiers, de techniques, et de situations humaines concevables, sans
compter la foule d’œuvres dont le sujet est trop original ou trop insignifiant pour se
prêter à un quelconque classement. » Elle continue en remarquant que « rien
n’empêche d’ajouter aux quelques vingt subdivisions proposées par les dictionnaires
tout ce que l’ingéniosité des romanciers trouvera encore peut-être à exploiter dans le
domaine de l’action et de la pensée. » On comprend aisément en quoi consiste le
défaut du classement par sujets. Ce classement ne permet pas de saisir
l’essence commune à tous les romans – si du moins cette essence existe
suffisamment pour que le roman constitue un genre à part entière - , il est toujours
inachevé, « toujours extensible », et n’offre à la pensée en quête d’unité qu’un
émiettement infini de cas particuliers : manque alors le point de vue général qui
permettrait de subsumer le multiple sous l’un, le divers sous l’universalité de la loi.
On conclura donc à l’extrême souplesse du roman, capable de se plier à
des pratiques et à des intentions diverses voire contradictoires. Ainsi, on a pu
remarquer qu’au XVII° siècle, donc à une époque où le genre est encore en voie
de constitution, chaque variété romanesque possède son contre-modèle. Si
dans l’Astrée, Honoré d’Urfé se plaît à évoquer un univers pastoral tout droit issu des
romans espagnols et nourri de souvenirs antiques afin de faire revivre, sous les traits
de bergères et de bergers, la noblesse campagnarde qu’il a fréquentée dans ses
jeunes années, Charles Sorel préfère à la casuistique du cœur et à l’idéalisme de
l’idylle pastorale, un réalisme pittoresque dont la crudité confine parfois au sordide.
Dans L’Histoire comique de Francion, il conte les aventures d’un gentilhomme
pauvre que l’exigence de liberté amène progressivement à s’affranchir des préjugés
et des interdits de son époque. L’apprentissage est ici une émancipation. Quant à la
veine picaresque dont participe ce roman, elle permet à l’auteur de donner libre
cours à ses intentions satiriques, au travers d’une description des « diverses
humeurs des hommes, avec des censures vives de la plupart de leurs défauts ». De
même, l’héroïsme précieux des romans de Madeleine de Scudéry - Le grand Cyrus,
Clélie – trouve son écho bouffon dans Le roman comique de Scarron, œuvre qui
singe le genre épique et les roman de chevalerie. Puis, avec des œuvres comme La
Princesse de Clèves, le dernier tiers du XVII° siècle délaisse l’aventure, l’héroïsme
épique ou à l’inverse l’inspiration réaliste « pour se replier dans la chronique du cœur
solitaire avec ses propres conflits ».
Chaque romancier a donc de son art une vision qui lui est propre, comme
l’affirme Maupassant dans « le Roman », texte qui sert de préface à Pierre et Jean :
« Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avec insistance le
droit absolu, droit indiscutable, de composer, c’est-à-dire d’imaginer ou d’observer,
suivant leur conception personnelle de l’art. ». Préfaces et manifestes représentent
ainsi des lieux privilégiés d’expression des conflits idéologiques de courants et
d’écoles. A la défense de l’art pour l’art dans la préface de Mademoiselle de Maupin
de Théophile Gautier répondent les professions de foi naturalistes des Goncourt et
de Zola. C’est de cette « conception personnelle » que dépend la façon dont le
romancier conduit son roman. Selon Maupassant, si l’écrivain veut transformer la
réalité « pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante », il doit disposer les
incidents « sans souci exagéré de la vraisemblance » et les mener avec ingéniosité
en cherchant à maintenir éveillée jusqu’au dénouement la curiosité du lecteur. S’il
cherche au contraire à « donner une image exacte de la vie », il doit se garder
d’accumuler des événements extraordinaires et de viser l’attendrissement ou le
simple divertissement du lecteur : il doit « forcer à penser, à comprendre le sens
profond et caché des événements », montrant « tantôt comment les esprits se
modifient sous l’influence des circonstances environnantes, tantôt comment se
développent les sentiments et les passions, comment on s’aime, comment on se
hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les
intérêts bourgeois, les intérêts d’argent, les intérêts de famille, les intérêts
politiques ». On trouve un écho de ces deux conceptions opposées dans Bouvard et
Pécuchet, où les personnages éponymes manifestent leurs préférences
romanesques. Alors que Bouvard admire Balzac pour ses dons d’observation,
Pécuchet reproche à cet auteur de « gonfler ce qui est à plat » et de décrire des
« sottises » : « Il a fait un roman sur la chimie, un autre sur la banque, un autre sur
les machines à imprimer […]. Nous en aurons sur tous les métiers et sur toutes les
provinces, puis sur toutes les villes et les étages de chaque maison et chaque
individu , ce qui ne sera plus de la littérature, mais de la statistique ou de
l’ethnographie ». Bouvard rétorque : « Mais par la suite, ce sera fort curieux, comme
documents ». Pécuchet : « Va te promener avec tes documents ! Je demande
quelque chose qui m’exalte, qui m’enlève aux misères de ce monde ! » Or, ces voix
discordantes se font entendre dans un roman qui échappe à l’alternative dans
laquelle les deux compères voudraient enfermer le genre romanesque, puisque le
roman de Flaubert n’est ni un roman réaliste ni un roman romantique ou simplement
romanesque : Flaubert ne signale-t-il pas dans sa Correspondance que l’amour n’a
nulle place dans l’œuvre ? Plus exactement, l’amour trouve sa place au chapitre VII,
mais il n’est traité que comme un chapitre particulier de l’Encyclopédie, placé entre la
Politique (chapitre VI), le Magnétisme, la Gymnastique et la Philosophie (chapitre
VIII). Bouvard et Pécuchet est un roman paradoxal, qui traite l’Encyclopédie en
roman et fait du roman une Encyclopédie.
Le roman se prête donc à des variations infinies, et ce d’autant plus
qu’aux querelles d’écoles s’ajoutent les variations individuelles. Dans ses
Lettres à un jeune romancier, Marco Vargas Llosa assimile le romancier au
catoblépas, animal mythique apparu à Saint Antoine dans la Tentation de Flaubert, et
repris par Borgès dans son Manuel de zoologie fantastique. Cette créature se dévore
elle-même, tout comme le romancier se nourrit de lui-même, de ses émotions, de ses
souvenirs, de ses fantasmes, des événements qui lui sont arrivés, à lui ou aux gens
de son entourage : « Le romancier ne choisit pas ses sujets, il est choisi par eux ».
La diversité du roman est à la mesure de la diversité des individus, de leur
histoire personnelle transmuée dans le cadre de l’œuvre. Elle est aussi à la
mesure d’un univers et d’une réalité socio-politique en constant devenir : « à des
réalités différentes correspondent des formes de récits différentes », constate Michel
Butor dans le « Roman comme recherche » (Essais sur le roman).
Ainsi, on peut être effectivement tenté, avec Pascal Quignard, d’associer
le roman à une destruction des règles, à une dissolution du code. Dépourvu de
forme spécifique, voire informe, apte à épouser les thèmes et les langages les plus
divers, le roman « dégénère » et « dégénéralise », excédant toujours ses propres
définitions, toujours du côté de la singularité, du « parfois » et du « quelques ».
Cependant, pour séduisante qu’elle soit, une telle conception se heurte à un
certain nombre de difficultés.
***