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Travail de candidature

Le voyageur écrivain,
promoteur de modernité ?

L’influence de la littérature des voyages sur l’histoire des idées en France,


de la fin du Moyen Âge au XVIIIe siècle

1
Déclaration sur l’honneur

Je soussignée, Danielle Majerus, déclare sur l'honneur que le travail rendu est le
fruit de ma réflexion personnelle et a été rédigé de ma main, sans aide extérieure non
autorisée.
Je certifie, par ailleurs, que toutes les sources utilisées ont été indiquées dans
leur totalité. Toute formulation, idée, analyse ou raisonnement empruntés à un tiers
sont présentés comme tels, dans le respect des droits d’auteur et des techniques de
citation.

Luxembourg, le ___________________________________

________________________
Signature

2
Danielle Majerus
Candidat dans la carrière de professeur de lettres
au Lycée technique Michel Lucius

Spécialité : français

Le voyageur écrivain,
promoteur de modernité ?

L’influence de la littérature des voyages sur l’histoire des idées en France,


de la fin du Moyen Âge au XVIIIe siècle

Lieu d’affectation : Lycée technique Michel Lucius


Année d’affectation : 2011

3
Résumé

Le présent travail s’inscrit dans le cadre des recherches sur la littérature des
voyages, un genre qui est longtemps resté méconnu par la critique littéraire. Depuis
une vingtaine d’années, les travaux à son sujet se sont multipliés, mais nous
constatons qu’encore de nos jours, les écrits des voyageurs restent confinés dans un
statut marginal et ne sont guère pris en compte dans l’étude des mouvements
intellectuels et littéraires de l’époque moderne1. À partir de la lecture d’un certain
nombre de récits viatiques représentatifs, notre étude se propose de remettre les
voyages dans le contexte de l’histoire des idées, d’étudier l’intertextualité entre les
écrits des voyageurs et quelques « grands » penseurs des Lumières, et de cerner la
place du topos viatique dans la pensée et la littérature du XVIIIe siècle.
Dans un premier temps, notre étude retrace les étapes qui ont permis à la
littérature des voyages de s’affirmer comme genre indépendant. Cette rétrospective
permet non seulement d’initier le lecteur non spécialisé à l’histoire de la littérature
viatique, mais aussi de dégager les motivations des voyageurs ainsi que les
conceptions du voyage dans les esprits du XVIe et du XVIIe siècle. Nous découvrons
que le voyage, qui était un mal nécessaire aux yeux des pèlerins médiévaux,
s’émancipe progressivement dès la fin du Moyen Âge et tout au long du XVIe siècle
pour devenir un outil de connaissance et d’appropriation de l’Autre au XVIIe.
L’ouverture sur le monde et la confrontation avec un Ailleurs exotique mènent
inévitablement à une remise en question des valeurs européennes, déclenchant ainsi la
« crise de la conscience » dont parle Paul Hazard2.
Dans un deuxième temps, nous montrons que le doute naît d’abord dans le
domaine religieux, où la comparaison entre le « bon sauvage » païen et les chrétiens
engagés dans des guerres de religion meurtrières est au désavantage des Français. Sur
le plan politique et philosophique, l’absolutisme se voit mis à mal face aux
populations primitives qui semblent vivre en toute liberté, ou encore face aux colonies
dans lesquelles naissent les premières formes de gouvernement proches de la

1
L’époque moderne, telle qu’elle est définie par les historiens français, s’étend de la fin du Moyen Âge
jusqu’à la Révolution française.
2
Paul HAZARD, La Crise de la conscience européenne, Paris, Firmin-Didot, 1935.

4
république. La comparaison entre des récits de voyage du XVIIe siècle et des écrits
littéraires ou philosophiques du XVIIIe révèle des analogies récurrentes, de sorte qu’il
est légitime de supposer que les philosophes des Lumières s’appuient sur les
expériences des voyageurs antérieurs pour accréditer leurs idées subversives. De
même, l’on peut prétendre que les voyageurs du XVIIe siècle sont souvent, à leur
insu, des précurseurs des Lumières, en ce qu’ils attachent une importance particulière
au questionnement du monde, à l’observation systématique et à la vulgarisation du
savoir à travers les récits.
Dans un troisième temps, nous essayons d’identifier la valeur et le rôle du
voyage dans la littérature du XVIIIe siècle, à l’issue de la crise de conscience. Nous
constatons que le motif viatique évolue dans trois directions différentes : le récit de
voyage authentique continue à exister et se spécialise de plus en plus dans le domaine
scientifique en vue de favoriser le progrès. Ce développement, accompagné d’une
véritable mode de la narration viatique, se fait souvent au détriment de la littérarité de
ces œuvres. D’autres récits de voyage tournent le dos à l’utilitaire pour se mettre au
service de l’épanouissement personnel et d’une éducation au monde. Enfin, la
narration viatique est de plus en plus souvent utilisée par des auteurs de fictions
romanesques dans le but de critiquer la société et l’autorité en place. Le récit de
voyage fictif se présente alors comme une forme de « littérature engagée ». De
manière générale, nous pouvons conclure que, tout au long du XVIIe et du XVIIIe
siècle, les voyageurs écrivains ont favorisé, sinon provoqué, la naissance des valeurs
modernes dont on attribue généralement tout le mérite au siècle des Lumières.

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6
Remerciements

En préambule à ce travail de candidature, je souhaite adresser mes


remerciements aux personnes qui ont m’ont aidée dans la réalisation de ce mémoire.

En premier lieu, je tiens à remercier Frank Kirsch, mon patron de recherche, qui
m’a accordé sa confiance et a accepté d’accompagner ce travail.

Mes remerciements vont aussi à François Moureau, fondateur du Centre de


recherche sur la littérature des voyages, dont les séminaires m’ont fait découvrir les
écrits de voyageurs. Je remercie aussi Claude Blum, professeur de littérature française
à l’université Paris-Sorbonne, qui a éveillé mon intérêt pour l’enjeu épistémologique
de l’écriture du voyage et qui m’a ainsi donné l’inspiration du sujet de cette
recherche.

Enfin, ma reconnaissance va aussi à mes parents, à tous mes proches et amis qui
m’ont soutenue et encouragée tout au long de l’élaboration de ce travail.

7
8
Remarques préliminaires

Dans les citations, à l’exception des titres d’ouvrages, l’orthographe des textes
a été modernisée. Il va de soi que nous n’avons altéré ni syntaxe, ni vocabulaire,
même si certaines constructions ou certains termes peuvent paraître obsolètes au
lecteur moderne.

Les références aux ouvrages et articles cités sont allégées dans les notes de bas
de page : on trouvera les références complètes dans la bibliographie en fin de volume.
Pour les ouvrages et articles critiques, la date indiquée en note correspond à l’édition
utilisée.

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Introduction

L’étude que nous nous apprêtons à entreprendre est motivée par le constat d’une
lacune dans le champ de la critique littéraire, ainsi que par notre conviction que la
littérature des voyages est loin d’être une forme de discours mineure, sans influence
sur l’histoire littéraire et sur l’évolution des idées en général.
Il est vrai que la littérature viatique1 est un genre dont le statut était longtemps
controversé et l’ampleur ignorée, mais le nombre de publications dans ce domaine
s’est multiplié au cours des deux dernières décennies. En effet, beaucoup de récits de
voyage sont tombés aux oubliettes au fil des siècles et ne refont surface que
progressivement, suite aux « fouilles » acharnées de quelques chercheurs passionnés
par l’œuvre de ceux que l’on appelle communément les « écrivains voyageurs », mais
qu’il serait souvent plus juste d’appeler « voyageurs écrivains »2. L’édition originale

1
Nous utilisons le terme « viatique » (adj.) selon l’acception que lui donnent les chercheurs en
littérature des voyages : « qui est relatif au voyage ».
2
Le terme d’« écrivain voyageur » est plus largement répandu que celui de « voyageur écrivain ». Si
les deux notions ont en commun de désigner l’auteur d’une œuvre fondée sur une expérience
personnelle du voyage, il y a cependant lieu de distinguer entre elles : le terme de « voyageur écrivain »
met en avant le voyageur et fait plutôt référence à celui qui exprime « sa perception immédiate » du
voyage dans un « style simple et naïf ». C’est souvent le cas des voyageurs professionnels dont la
mission exige qu’ils tiennent un journal de leur périple (p.ex. rapports de mission, journaux de bord,
etc.). Ces récits sont majoritairement destinés à un public spécifique. Le terme d’« écrivain voyageur »,
par contre, place l’écrivain au premier plan et insiste sur les « compétences de l’écriture » et la
« médiation de l’artifice littéraire » dans le compte rendu du voyage. Davantage élaborée dans le but
d’être agréable au lecteur, l’œuvre de l’« écrivain voyageur » s’adresse généralement à un public plus
large. (Voir Bibliothèque nationale de France, « L’Orient des écrivains : voyageur-écrivain, écrivain-
voyageur », in Voyage en Orient, [en ligne], 2002. Disponible sur
http://expositions.bnf.fr/veo/orient_ecrivain/index_ecriv.htm. Consulté le 3 avril 2013.) Cependant, la
frontière entre « voyageurs écrivains » et « écrivains voyageurs » est extrêmement perméable, vu que
de nombreux journaux de bord ont servi de support à un remaniement ultérieur du texte par le voyageur
épris de curiosité face à la découverte de l’Ailleurs. Cette opposition quelque peu artificielle, mais

11
n’existant souvent qu’en nombre limité et restant longtemps enfouie dans des
bibliothèques privées ou régionales, ce ne sont que la redécouverte et la réédition de
ces œuvres qui mettent les récits de voyage anciens à disposition d’un public plus
large et qui permettent aux chercheurs de partout dans le monde d’y accéder. Cet
accroissement du nombre de rééditions – qui élargit constamment le champ connu de
la littérature viatique – va de pair avec une explosion des travaux critiques à son sujet.
En effet, l’intérêt pour la littérature des voyages est de nature très diversifiée : les
relations de voyageurs font l’objet d’analyses géographiques et historiques en vue de
retracer l’avancée de l’homme vers les territoires autrefois inconnus de notre terre,
mais aussi pour reconstituer l’évolution de la vision du monde de nos ancêtres ou
encore pour élucider l’histoire de pays dont le passé présente des zones d’ombre. Les
récits de voyage constituent en outre un outil précieux pour les ethnologues à qui ils
permettent d’expliquer et de comparer les comportements sociaux et culturels de
certains peuples à un moment donné de l’histoire. D’autres essais critiques
s’intéressent avant tout aux marques de littérarité (souvent contestées) d’un tel récit et
aux constantes formelles qui permettent de définir les critères du genre – voire des
sous-ensembles génériques1 – de la littérature des voyages.

Quelque diversifiés et enrichissants que soient ces points de vue, nous ne


pouvons nous abstenir de constater qu’ils ne sont que rarement mis en commun pour
peindre un tableau plus complexe et inscrire le genre viatique dans une évolution plus
large. Alors que la lecture de récits de voyage invite à l’interdisciplinarité de par leur
apport simultané à la géographie, à l’histoire et à l’ethnologie, la plupart des
chercheurs se limitent à étudier une œuvre à la lumière d’une seule discipline. De
plus, une frontière invisible semble persister entre la littérature viatique et la

nécessaire pour comprendre le processus d’écriture du voyage, ne fait que refléter l’une des
nombreuses ambiguïtés du genre viatique.
1
La littérature des voyages est polymorphe. Il n’y a pas de fondement théorique reconnu quant à
l’appellation des différentes formes que peut prendre le récit de voyage. Néanmoins Sophie Linon-
Chipon a mis en place une délimitation générique à partir de la structure syntaxique des titres. Ainsi,
elle distingue entre la « relation de voyage » (dénomination la plus largement répandue), le « journal de
voyage » (terme utilisé d’abord pour désigner le modèle technique du journal de bord du pilote et plus
tardivement pour qualifier un récit de voyage imprimé), la « description », le « discours », l’« histoire »
(terme qu’il faut entendre comme histoire naturelle) ou encore les « mémoires ». Le point commun de
toutes ces formes d’écrits viatiques est que le voyage constitue la raison d’être du récit, ce qui amène
certains auteurs à « identifi[er] la nature du récit à son contenu » et à l’appeler tout simplement
« Voyage à… ». (Sophie LINON-CHIPON, Gallia orientalis, Paris, PUPS, 2003, p. 577-589.)

12
« Littérature » avec un L majuscule1. Les récits de voyage sont traités par la critique
comme un univers littéraire à part : on étudie l’écriture et l’histoire des voyages, mais
on ne cesse pas de considérer la littérature viatique comme un genre mineur sans lien
avec l’histoire littéraire qui, elle, aborde les « grands » de la « Littérature »2. Or,
pourquoi vouloir séparer à tout prix la littérature des voyages et l’histoire littéraire, ou
encore la littérature (au sens large) et les autres sciences humaines, alors qu’elles sont
toutes intimement liées dans l’écriture du voyage et qu’elles forment les constituants
d’une seule et même discipline que nous désignerons dans la suite par le terme
d’« histoire des idées » ?

L’on peut supposer que la fragmentation décrite ci-dessus tient en partie au fait
que l’histoire des idées est une discipline peu établie, dont la légitimité est souvent
contestée en France3. Discipline « insaisissable » et dépourvue de « carte d’identité »4,
l’histoire des idées est dévalorisée aux yeux de nombreux chercheurs en raison de son
indétermination théorique et de son manque de cohérence5. En effet, elle se présente

1
Richard Klein distingue entre le « littéraire » et la « Littérature » avec un L majuscule. Selon lui, le
littéraire « précède historiquement la littérature, et couvre un champ plus large. » Le littéraire, dit-il
« relève […] de cette propriété figurative du langage qui rend possibles la mimesis, la représentation, la
vérité et le mensonge ». La « Littérature » avec un L majuscule serait « par opposition au littéraire, une
institution typiquement européenne, apparue entre la fin du XVIIe et le XVIIIe siècle ». Cette apparition
serait liée à « plusieurs phénomènes comme l’édition et la vente de livres, la création de publics
littéraires, et l’essor contemporain de la critique journalistique ». Selon Richard Klein, « seuls les textes
émanant de la sphère européenne de référence […] correspondent à ce que nous appelons aujourd’hui
Littérature – avec un L majuscule ». (Richard KLEIN, « Négativité et Littérature », traduit de l’anglais
par Laurent Ferri, Labyrinthe, [en ligne], 2007 (2), n°27, mis en ligne le 25 mars 2011. Disponible sur :
http://labyrinthe.revues.org/index1899.html. Consulté le 3 avril 2013.)
Si nous appliquons ces définitions à notre sujet, nous constatons que certains récits de voyage relèvent
sans aucun doute du littéraire, mais qu’ils n’entrent pas dans le canon privilégié de la « Littérature »,
qui n’est rien d’autre qu’une « élite littéraire », qui s’est dégagée au fil des siècles sous l’influence des
éditeurs, des critiques et, bien sûr, des lecteurs européens. C’est aussi cette « Littérature »-là qui fournit
le corpus étudié, de nos jours, dans le cadre de l’histoire littéraire.
2
La seule exception notable à ce principe est constituée par les récits de voyage de quelques grandeurs
littéraires qui se fondent dans le corpus de la « Littérature » grâce à la notoriété de leurs auteurs. Ne
citons que l’exemple du Journal de voyage de Montaigne : certes moins connu que les Essais, le
Journal n’en complète pas moins le tableau d’ensemble de son auteur, de ses idées philosophiques et
de sa création littéraire.
3
L’histoire des idées n’a pas de statut universitaire en France. Or, ce n’est pas le cas dans d’autres pays
où l’enseignement de l’histoire des idées existe sous des appellations voisines. Ainsi, on parle
d’« intellectual history » aux États-Unis ou de « Geistesgeschichte » en Allemagne. (Voir Jean
EHRARD, « Histoire des idées et histoire littéraire », in Problèmes et méthodes de l’histoire littéraire,
Paris, Armand Colin, 1974, p. 68.)
4
Jean EHRARD, « Histoire des idées et histoire littéraire », art. cit., p. 68-69.
5
Michel Foucault conforte cette idée en commençant sa définition de l’histoire des idées ainsi : « Il
n’est pas facile de caractériser une discipline comme l’histoire des idées : objet incertain, frontières mal
dessinées, méthodes empruntées de droite et de gauche, démarche sans rectitude ni fixité. » (Michel
FOUCAULT, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 179.)

13
tantôt comme analyse historique, tantôt comme étude de type philosophique. Tantôt
elle se revendique de la tradition sociologique, tantôt elle se focalise sur l’évolution
des idées politiques. Enfin, elle relève également du domaine des Lettres en ce qu’elle
présente les jeux d’influence d’un auteur à l’autre.1 De plus, les faits historiques nous
parvenant avant tout sous forme de textes, la tâche de parler de l’histoire des idées
revient souvent aux littéraires2 qui ne peuvent qu’effleurer un sujet qui se situe à
l’intersection de l’histoire de la littérature, de l’histoire de la philosophie et de
l’histoire de la science. En l’absence de spécialistes reconnus, l’histoire des idées a été
quelque peu délaissée et s’est vu substituer de nouveaux domaines d’étude au sein de
la recherche historique3 depuis les années 1970. Ceux-ci tentent généralement de
dépasser les ambiguïtés et les limites de l’histoire des idées, tout en se basant sur les
acquis de cette dernière. Parallèlement, un certain nombre de chercheurs, dont
François Dosse, tentent de redorer le blason de cette discipline controversée en
proposant désormais une histoire des idées « rénovée et élargie », « mêlant l’histoire
classique des idées, l’histoire de la philosophie, l’histoire des mentalités et l’histoire
culturelle »4. Influencée par le fameux linguistic turn et par l’Archéologie du savoir
de Michel Foucault, cette nouvelle histoire des idées prend en compte l’énoncé du
discours qui constitue l’objet d’étude et resitue le locuteur dans sa société et son
époque. Pourtant, la pluralité de notions qui tentent encore de nos jours de remplacer
celle d’histoire des idées montre que les historiens sont loin de s’accorder sur une

1
La définition que Jean Ehrard donne de l’histoire des idées confirme la « personnalité multiple » de
cette discipline : selon lui, elle serait « histoire individualiste des grands systèmes du monde, histoire
de cette réalité collective et diffuse qu’est l’opinion, histoire structurale des formes de pensée et de
sensibilité. Dans le premier cas l’histoire des idées risque de se confondre avec celle de la philosophie ;
dans le second elle relève des méthodes de la sociologie positive ; dans le troisième, le plus riche, elle
tend vers l’histoire des mentalités. » (Jean EHRARD, « Histoire des idées et histoire littéraire », art.
cit., p. 69)
2
Ibid., p. 68.
3
Citons en tant qu’exemple l’« histoire intellectuelle » (qui s’inscrit directement dans la continuité de
l’histoire des idées), la « Nouvelle histoire », l’« histoire des mentalités » ou encore l’« histoire
culturelle ». Les frontières entre ces courants historiographiques apparentés sont extrêmement floues et
une tentative de clarification constituerait un travail de recherche à part.
4
Guy LEMARCHAND, « François Dosse, La marche des idées. Histoire des intellectuels, histoire
intellectuelle », Cahiers d'histoire, [en ligne], octobre-décembre 2005, n°96-97, mis en ligne le 23 juin
2009. Disponible sur : http://chrhc.revues.org/index1027.html. Consulté le 3 avril 2013.
Par histoire de la philosophie, on entend communément l’histoire des doctrines formulées par les
philosophes. L’histoire des mentalités étudie les représentations mentales à la fois des collectivités et
des individus. (Voir Florence HULAK, « En avons-nous fini avec l’histoire des mentalités ? »,
Philonsorbonne, [en ligne], Année 2007-08, n°2, p.90. Disponible sur : http://edph.univ-
paris1.fr/phs2/hulak.pdf. Consulté le 3 avril 2013.) Finalement, l’histoire culturelle est définie par
Pascal Ory comme « histoire sociale des représentations » et s’inscrit ainsi dans la lignée directe de
l’histoire des mentalités. (Pascal ORY, L’Histoire culturelle, Paris, PUF, 2004, p. 13.)

14
nomenclature commune, mais aussi que le cadre de réflexion mis en place par cette
discipline aussi subtile qu’indiscernable est toujours d’actualité.

Or, la notion d’histoire des idées est-elle vraiment aussi équivoque que certains
spécialistes veulent le faire croire en y voyant un conflit entre plusieurs approches soi-
disant inconciliables ? Ne pourrait-on pas tout aussi bien la considérer comme
« plurivoque », c’est-à-dire comme une désignation générique, regroupant plusieurs
espèces différentes et complémentaires d’histoire des idées ?1 Il faudrait alors arrêter
d’y chercher les traits d’une discipline unitaire, mais la prendre pour ce qu’elle est :

une approche qui vise à la fois à l’analyse et à la synthèse. L’histoire des idées
n’a pas de sources spécifiques ; elle emprunte sa matière à toutes les branches du
savoir historique, histoire de la philosophie, des sciences, de la religion, de l’art,
etc. et bien sûr aussi de l’histoire littéraire.2

L’hétérogénéité de cette approche s’explique, du moins partiellement, par ses


conditions d’émergence. En effet, l’histoire des idées « est née d’une inquiétude3 » :
Arthur Oncken Lovejoy, qui est communément reconnu comme le père de cette
discipline4, a présenté son Journal of the History of Ideas en 1940 « comme une
réaction nécessaire contre la spécialisation […] de la recherche historique » 5 .
L’histoire des idées se propose donc d’être un lieu de rencontre interdisciplinaire, tel
que Michel Foucault le suggère dans sa longue définition :

l’histoire des idées se donne pour tâche de traverser les disciplines existantes, de
les traiter et de les réinterpréter. Elle constitue alors, plutôt qu’un domaine
marginal, un style d’analyse, une mise en perspective. Elle prend en charge le
champ historique des sciences, des littératures et des philosophies ; mais elle y
décrit des connaissances qui ont servi de fond empirique et non réfléchi à des
formalisations ultérieures ; […] elle suit la genèse qui, à partir des
représentations reçues ou acquises, vont donner naissance à des systèmes et à des
œuvres. […] L’histoire des idées est alors […] la description des continuités
obscures […]. Mais elle peut aussi et par là même décrire, d’un domaine à
l’autre, tout le jeu des échanges et des intermédiaires : elle montre comment le

1
Notre questionnement s’appuie sur un raisonnement semblable de Florence Hulak quant à l’histoire
des mentalités. (Voir Florence HULAK, « En avons-nous fini avec l’histoire des mentalités ? », art.
cit., p. 90.)
2
Jean EHRARD, « Histoire des idées et histoire littéraire », art. cit., p. 71.
3
Ibid., p. 70.
4
Grâce à son Journal of the History of Ideas, A.O. Lovejoy est le seul à avoir essayé de « doter
l’histoire des idées d’une existence de jure ». (Jean EHRARD, « Histoire des idées et histoire
littéraire », art. cit., p. 70.) Le terme a pourtant déjà été utilisé avant lui, notamment par Karl
Mannheim dans Ideologie und Utopie (1927).
5
Jean EHRARD, « Histoire des idées et histoire littéraire », art. cit., p. 70.

15
savoir scientifique se diffuse, donne lieu à des concepts philosophiques, et prend
forme éventuellement dans des œuvres littéraires […].1

Cette définition se révèle particulièrement intéressante dans l’optique de notre


sujet : d’une part, elle invite à dépasser les frontières disciplinaires et nous encourage
ainsi à regarder au-delà des limites souvent rigides du genre viatique et à analyser les
influences réciproques entre la littérature des voyages et des systèmes de pensée ou
des courants littéraires reconnus. D’autre part, c’est précisément la description de
« connaissances qui ont servi de fond empirique et non réfléchi à des formalisations
ultérieures » qui constitue l’objet de nombreux récits de voyage. En effet, beaucoup
de voyageurs écrivains sont de simples marchands ou des aventuriers espérant faire
fortune en terre inconnue, donc des individus qui n’ont aucune prétention
philosophique ou scientifique. Or, il n’est pas rare que leurs récits, qui rapportent
simplement leur vécu empirique, contribuent à la diffusion de savoirs importés d’Asie
ou du Nouveau Monde, ou qu’ils comportent des types de raisonnements précurseurs
de courants de pensée qui vont se généraliser plus tard2. C’est pour cette raison qu’il
nous semble important de ne pas sous-estimer la valeur des écrits viatiques, même
s’ils ne forment qu’un genre secondaire en ce qui concerne leur littérarité. La
définition de Michel Foucault permet par ailleurs de conforter cette hypothèse, étant
donné que, selon lui, le premier rôle de l’histoire des idées est justement de rendre
compte des voix marginales :

[l’histoire des idées] raconte l’histoire des à-côtés et des marges. Non point
l’histoire des sciences, mais celle de ces connaissances imparfaites, mal fondées,
qui n’ont jamais pu atteindre tout au long d’une vie obstinée la forme de la
scientificité […]. Histoire de ces philosophies d’ombre qui hantent les
littératures, l’art, les sciences, le droit, la morale et jusqu’à la vie quotidienne des
hommes ; histoire de ces thématiques séculaires qui ne se sont jamais
cristallisées dans un système rigoureux et individuel, mais qui ont formé la
philosophie spontanée de ceux qui ne philosophaient pas. Histoire non de la
littérature mais de cette rumeur latérale, de cette écriture quotidienne et si vite
effacée qui n’acquiert jamais le statut de l’œuvre ou s’en trouve aussitôt déchue
[…]. Ainsi définie […] l’histoire des idées s’adresse à toute cette insidieuse
pensée, à tout ce jeu de représentations qui courent anonymement entre les
hommes […].3

1
Michel FOUCAULT, L’Archéologie du savoir, op. cit., p.179-180.
2
Citons l’exemple de François de L’Estra dont la Relation ou journal d’un voyage fait aux Indes
Orientales contient des éléments avant-coureurs des Lumières. Nous en parlerons plus amplement dans
la deuxième partie. (Voir particulièrement le chapitre II.3.)
3
Michel FOUCAULT, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 179.

16
Geoffroy Atkinson confirme que « pour bien apprécier l’histoire des idées, il ne
suffit pas d’étudier les grands auteurs. Il faut aussi étudier les inconnus, les oubliés,
car c’est sur les épaules de ceux-ci que se tiennent les grands auteurs de l’époque
suivante.1» En dehors des « grands monuments »2 scientifiques, philosophiques ou
littéraires, les écrits des voyageurs peuvent nous aider à circonscrire des opinions, des
mentalités et des représentations de l’homme confronté à l’Ailleurs. A.O. Lovejoy
écrit qu’« ideas are the most migratory things in the world3 ». Il nous semble donc
évident que l’on ne peut pas se contenter d’étudier en eux-mêmes, à un moment
donné, les thèmes abordés par un texte, mais qu’il faut considérer leur « circulation
dans le temps et dans l’espace »4. Non seulement les voyageurs favorisent cette
propagation spatio-temporelle par leurs déplacements multiples, mais ils sont
également susceptibles de nous renseigner sur la filiation et la transmission des idées.

Constituant un contrepoids à la spécialisation des savoirs, l’histoire des idées


nous semble particulièrement riche en ce qu’elle laisse de la place à « l’intuition,
l’esprit de synthèse et l’ambition interprétative 5 ». En s’opposant au découpage
artificiel de la recherche historique, elle permet d’appréhender un texte dans sa réalité
globale (incluant la forme, le contenu et les jeux d’influence éventuels) et évite ainsi
que le « savoir exact » ne devienne « stérilisant » 6 . Cependant, il ne faut pas
commettre l’erreur de confondre le banal avec le significatif et céder trop facilement à
« l’illusion de continuité7 ». L’histoire des idées ne doit pas s’enfermer dans une
approche purement diachronique et se réduire à une classification trompeuse des
auteurs en antécédents et en héritiers 8 , ni ne doit-elle surévaluer la portée des
influences idéologiques attribuées à des auteurs mineurs.

1
Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, Genève,
Slatkine Reprints, 2010, p. 23.
2
Michel FOUCAULT, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 179.
3
Arthur Oncken LOVEJOY, « Reflections the History of Ideas », Journal of the History of Ideas, [en
ligne], volume 1, n° 1, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, janvier 1940, p. 4. Édition en
ligne mise à disposition par University of Pennsylvania Press. Disponible sur :
http://www.jstor.org/stable/2707007. Consulté le 3 avril 2013.
4
Jean EHRARD, « Histoire des idées et histoire littéraire », art. cit., p.74.
5
Ibid. p.71.
6
Ibid.
7
Ibid., p.72.
8
C’est d’ailleurs pour cette raison que Michel Foucault prend ses distances avec l’histoire des idées. Se
revendiquant le défenseur d’une histoire discontinue, il privilégie « l’analyse archéologique » qui
présente certes de nombreux « points de partage » avec l’histoire des idées, mais n’adhère pas à la
vision téléologique de l’histoire : « L'archéologie ne cherche pas à retrouver la transition continue et

17
C’est donc un défi délicat que nous nous proposons de relever en envisageant la
littérature viatique sous l’angle des relations complexes entre le témoignage personnel
d’une expérience vécue et l’histoire des idées. Il s’agit de considérer le voyage
comme phénomène d’ensemble ancré dans une époque, dans une société et dans
certaines représentations. S’il est évident que l’écriture du voyage véhicule des
pensées nées de la confrontation de l’imaginaire européen à un Ailleurs exotique1,
nous nous demandons dans quelle mesure on peut considérer ces écrits comme l’un
des fondements de l’évolution des idées en France. Plus particulièrement nous
aimerions élucider le rôle des voyageurs écrivains dans les changements idéologiques
qui s’opèrent en France au tournant du siècle des Lumières et qui posent les bases de
notre monde moderne.

Afin d’évaluer l’impact de la littérature des voyages sur l’histoire des idées, une
remontée dans le temps s’impose. En premier lieu, il convient de comprendre les
motivations des voyageurs et d’analyser les conceptions du voyage au cours des
siècles précédant la période qui nous intéresse. Nous commencerons notre
rétrospective en revenant sur les conditions d’émergence des premiers véritables
récits de voyage (au sens moderne) au tournant du XVIe siècle, une période qui voit le
déclin progressif des pèlerinages canoniques et marque la naissance des « Grands
Voyages » de découverte 2 . Ensuite, nous nous intéresserons au XVIIe siècle,
particulièrement fécond en ce qui concerne la publication de récits de voyage en
langue française et moment crucial dans le développement ainsi que la réception du
genre viatique. Enfin, nous verrons combien les voyages lointains perturbent la

insensible qui relie, en pente douce, les discours à ce qui les précède, les entoure ou les suit. […] Enfin,
l'archéologie ne cherche pas à restituer ce qui a pu être pensé, voulu, visé, éprouvé, désiré par les
hommes dans l'instant même où ils proféraient le discours […]. » (Michel FOUCAULT, L’Archéologie
du savoir, op. cit., p. 182-183)
1
Notre étude se concentrera uniquement sur des voyages au long cours, car les voyages en Europe
relèvent d’un tout autre genre où le motif viatique n’est pas nécessairement au centre. Selon Tzvetan
Todorov, l’un des critères d’un véritable récit de voyage est le « sentiment d’altérité » lié à la
« découverte des autres ». (Tzvetan TODOROV, Les Morales de l’histoire, Paris, Hachette littératures,
1997, p. 134.) Ce sentiment n’est pas présent – du moins pas au même degré – dans les voyages
européens. De ce fait, ces récits sont généralement pris en charge par d’autres domaines de la littérature
ou sont envisagés comme des topiques à eux-mêmes. Ne pensons qu’à la tradition du voyage en Italie.
2
Généralement le XVe siècle est connu comme l’époque des « Grandes découvertes », mais la plupart
des expéditions remarquables se sont déroulées au cours de la dernière décennie du siècle : en 1488
Bartholomeo Diaz franchit le Cap de Bonne-Espérance ; en 1492 Christophe Colomb découvre
l’Amérique ; en 1497 Vasco de Gama s’engage sur la route maritime des épices ; en 1497 Jean Cabot
aborde le Canada et en 1500 Pedro Álvares Cabral découvre le Brésil.

18
stabilité caractéristique de l’esprit classique et contribuent à ce que Paul Hazard
appelle « la crise de la conscience européenne1 » entre 1680 et 1715.
Dans un deuxième temps, nous étudierons l’influence du voyage sur les idées
des Lumières. D’une part, l’intérêt pour les mœurs étrangères s’est accentué tout au
long du XVIIe siècle et, d’autre part, les œuvres des grands penseurs du XVIIIe
témoignent largement d’une connaissance de récits exotiques. Dès lors, il y a lieu
d’analyser s’il s’agit là d’une coïncidence due à la curiosité intellectuelle des
philosophes des Lumières, ou si les voyageurs écrivains n’auraient pas agi comme
stimulants de l’esprit critique en fournissant des exemples fondés sur l’expérience.
Nous examinerons cette influence à trois niveaux, à savoir sur le plan religieux, sur le
plan politique et philosophique ainsi que sur le plan épistémologique.
Dans un dernier temps, nous analyserons la place du voyage dans la littérature
française au XVIIIe siècle. Nous nous intéresserons à l’évolution des voyages réels,
mais également à la perpétuation du voyage comme motif littéraire dans la fiction
romanesque. Notre objectif sera dès lors de cerner quelques fonctions du topos
viatique dans la littérature, des Pré-Lumières jusqu’à l’aube du romantisme.

L’étude qui suit essaiera donc de mettre en évidence l’« apport philosophique et
social2 » d’un certain nombre de récits de voyage et d’en illustrer l’impact sur la
littérature du XVIIIe siècle. Nous admettons que notre projet puisse paraître assez
ambitieux, d’une part en ce qu’il touche à un domaine aussi vaste que l’histoire des
idées et, d’autre part, en ce qu’il balaie plus de trois siècles d’écrits viatiques. Dès
lors, nous aimerions souligner que notre étude ne prétend pas couvrir tous les récits de
voyage rédigés en français au cours de cette période (ni même la majorité), mais que
nous désirons seulement synthétiser (c’est-à-dire organiser et commenter) les résultats
de nos lectures, qui comprennent (initialement) une dizaine de récits de voyage et de
nombreuses études critiques.

1
Paul HAZARD, La Crise de la conscience européenne, Paris, LGF, 1994. Par le terme de « crise de
conscience », Paul Hazard désigne une époque charnière au tournant du XVIIIe siècle où s’affrontent la
pensée classique et des idées nouvelles issues du progrès des sciences. Il en résulte une remise en
question fondamentale des valeurs anciennes et des certitudes que l’on croyait acquises.
2
Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit., p. 7.

19
20
Partie I

La genèse d’une tradition littéraire :


motivations et conceptions du récit de voyage
à l’époque moderne1

1
Le début de l’époque moderne correspond à la fin du Moyen Âge et est situé par les historiens soit en
1453, date de la chute de Constantinople, soit en 1492, année de la découverte de l’Amérique par
Christophe Colomb. Le choix de cette seconde date témoigne déjà de l’importance des Grandes
Découvertes dans l’évolution de l’histoire des idées. Quant à la fin de l’époque moderne, les historiens
français la font coïncider avec la Révolution française. L’époque moderne, au sens où nous
l’entendons, n’est donc pas à confondre avec l’époque contemporaine qui débute après la Révolution
française et se prolonge jusqu’à nos jours. (Voir Amédée GABOURT, Histoire contemporaine
comprenant les principaux événements qui se sont accomplis depuis la Révolution de 1830, Paris,
Firmin-Didot frères, 1863, p.1-2.)
Notons au passage que des historiens d’autres pays considèrent que l’époque moderne est toujours en
cours. Or, nous nous conformerons dans ce travail au découpage français de l’histoire puisqu’à nos
yeux, c’est l’unique modèle qui rende compte de façon pertinente des étapes essentielles de l’histoire
des idées en France.

21
22
À l’instar des travaux de Friedrich Wolfzettel ou de Marie-Christine Gomez-
Géraud, la plupart des études critiques ne considèrent guère l’écriture des voyages
avant le XVIe siècle1. Le lecteur naïf peut ainsi être porté à croire que les « grands
voyageurs » de l’âge moderne marquent la naissance de la littérature des voyages. Or,
il ne faut pas oublier que les chefs-d’œuvre de la littérature antique – ne pensons
qu’aux fameuses épopées d’Homère ou à l’Énéide de Virgile – utilisent également la
forme viatique comme modèle narratif. Les romans arthuriens de l’époque médiévale
utilisent des procédés semblables. On pourrait donc dire que, contre toute attente, la
relation de voyages est l’une des bases, sinon la matrice, de la littérature. Cependant,
vers la fin du Moyen Âge, on assiste à une rupture : la montée en puissance d’autres
formes littéraires va de pair avec une séparation entre les écrits viatiques – auxquels
on ne reconnaît pas de valeur littéraire – et la littérature au sens strict. Ainsi, le récit
de voyage tel que nous l’entendons aujourd’hui est le fruit de l’âge moderne –
notamment du XVIe au XVIIIe siècle –, avant qu’il ne se fonde à nouveau, au siècle
suivant, dans les genres reconnus de la littérature grâce à des auteurs comme
Chateaubriand, Nerval ou Gautier.

1. Du Moyen Âge au XVIe siècle :


les conditions d’émergence du récit de voyage

Comme nous l’avons suggéré plus haut, le XVIe siècle est généralement
considéré comme l’âge de « naissance » du « discours du voyage »2. Or, bon nombre
de voyageurs ont laissé des traces écrites de leur périple bien avant cette date. Il
convient donc d’élucider en quoi les conceptions du voyage, les habitudes viatiques
ainsi que les façons d’en rendre compte ont évolué entre le Moyen Âge et la
Renaissance pour rendre possible l’émergence du récit de voyage au sens moderne.

1
Friedrich Wolfzettel consacre bien un chapitre aux récits de pèlerinage médiévaux, mais il ne
commence à parler de « discours du voyage » qu’à partir de la Renaissance. (Voir Friedrich
WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, Paris, Presses universitaires de France, 1996.)
2
Ibid., chapitre II.

23
Tout d’abord, l’on peut constater que la notion de « voyage » fait l’objet d’un
glissement épistémologique vers la fin du Moyen Âge. Attesté depuis le XIe siècle, le
terme est issu du latin viaticum (littéralement « ce qui sert à faire la route1 ») et prend
successivement les sens d’« argent pour un voyage », « provisions de voyage » ou
encore « chemin à parcourir »2. De là se développent les significations médiévales
courantes de « pèlerinage » ou « croisade ». Or, selon Friedrich Wolfzettel, le terme
même de « voyage » aurait été assez peu utilisé pendant cette période et concurrencé
par des mots désignant les « types de locomotion » – tels que navigatio (« voyage par
mer ») ou iter/itinerarium (« voyage par terre ») – et par des appellations
« fonctionnelles » telles que missio ou peregrinatio3. L’acception moderne du voyage
comme « déplacement d’une personne qui se rend dans un lieu assez éloigné4 »
n’apparaît qu’à la fin du XVe siècle. À l’instar de son développement étymologique, il
semblerait que, jusqu’au début du XVIe siècle, la notion de « voyage » soit dépourvue
d’un statut épistémologique intrinsèque : toujours subordonné à une mission bien
particulière, l’acte de voyager n’est pas considéré comme une fin en soi, mais relégué
à sa fonction locomotrice. Dès lors, la plupart des comptes rendus de voyages parus
avant le XVIe siècle ne peuvent pas être assimilés à la littérature viatique au sens
moderne, puisque le voyage spatio-temporel ne constitue pas la raison d’être de la
narration5.
Ne citons que l’exemple des récits de pèlerinage médiévaux6. Comme le traduit
le titre du poème allégorique de Guillaume de Deguileville (Pèlerinage de la vie
humaine), la vie entière est considérée comme un pèlerinage, dont l’apogée est
l’arrivée à Jérusalem, ville céleste et centre des cartes médiévales7. Le pèlerinage

1
Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Paris,
Dictionnaires Le Robert, 1998, vol. 3, article « voyage », p. 4130.
2
Dictionnaire étymologique de la langue française, sous la direction d’Oscar Bloch et Walther von
Wartburg, Paris, PUF, 2004, article « voyage », p. 679.
3
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 9.
4
Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., vol. 3, article « voyage », p. 4130.
5
Voir définition du récit de voyage, note de bas de page 1 p. 12.
6
Pour les chrétiens, il y a trois destinations de pèlerinage majeures : Rome représente le siège de la
catholicité dans la mesure où la ville abrite les tombes des apôtres Pierre et Paul. Saint-Jacques-de-
Compostelle héberge la tombe supposée de l’apôtre Saint-Jacques, mais le pèlerinage à Compostelle
est davantage connu pour la spiritualité de la route que pour la destination même. Finalement, le
pèlerinage à Jérusalem équivaut à marcher sur les traces du Christ, à aimer la terre où le Christ a vécu
et à revivre la passion ainsi que la résurrection. Chaque pèlerinage constitue un genre en soi, mais le
« Grand Voyage » à Jérusalem est de loin le genre le plus répandu. Les premières attestations de
pèlerinage en Terre Sainte datent du IVe siècle apr. J.-C.
7
La représentation médiévale du monde est fondée « sur le symbolisme […] qui organisait la
mappemonde autour de Jérusalem et faisait du T de la Croix le principe de la frontière entre les trois

24
constitue non seulement une approche du lieu saint, mais également un retour spirituel
à la maison de Dieu et le « chemin vers le salut éternel1 ». Ainsi, « les étapes du
voyage n’ont de signification que dans la mesure où elles se trouvent subordonnées à
ce schéma moral, voire mythique d’une quête2 ». C’est le but qui confère toute sa
légitimité au périple. Le voyage même n’est qu’errance misérable tant qu’il n’est pas
placé sous le signe de la quête du salut. Paradoxalement, c’est dans la Jérusalem
lointaine, inconnue que le pèlerin atteint sa véritable « patrie » qui lui offre un « ordre
stable » et le délivre de son statut d’« aliéné »3. Par conséquent, il ne faut pas se
laisser distraire ou séduire par les tentations qui surgissent le long de la route. C’est
peut-être en cela que les pèlerins médiévaux diffèrent le plus des voyageurs ultérieurs
qui se laissent volontiers guider par leur curiosité. De même, le but du pèlerinage
médiéval est à l’opposé de celui des Grandes Découvertes : il ne s’agit pas d’explorer
le monde à la recherche d’un Ailleurs, mais de retrouver la voie divine. La parabole
du fils prodigue illustre pertinemment cette conception du voyage comme « retour à la
patrie perdue4 ».

Si la conception du voyage diffère entre les récits de pèlerinage médiévaux et


les relations viatiques de l’âge moderne, il en va de même pour la fonction du récit.
Alors que la plupart des récits de voyage (au sens moderne) sont publiés pour divertir
et informer le public, les récits médiévaux poursuivent une visée pragmatique. Il
s’agit avant tout de décrire l’itinéraire et de mettre en garde ses successeurs contre
d’éventuels dangers ou obstacles le long de la route. D’un autre côté, on y reproduit
les textes à réciter sur les lieux saints. Servant de guide et d’aide-mémoire aux fidèles,
le récit de pèlerinage traditionnel connaît une forme très codifiée. Dépourvu

continents ». (Marie-Christine GOMEZ-GÉRAUD, Écrire le voyage au XVIe siècle en France, Paris,


PUF, 2000, p. 10.) En effet, la cartographie médiévale tente de représenter le monde selon une vision
théologique dissociée de la réalité géographique. Selon cette conception, le monde est une création
divine où il faut chercher les signes de divinité. L’espace cartographié se limite essentiellement au
bassin méditerranéen et aux terres qui l’entourent. La carte est schématisée par un cercle dans lequel
est inscrite la lettre T, dont la ressemblance avec la forme d’une croix est évidente. Les lettres « O » et
« T » évoquent les mots latins « orbis terrarum », le disque de la terre. À la croisée des bras de la lettre
T se situe Jérusalem, qui occupe le centre de la terre et est réputée être la porte du paradis terrestre. Les
bras, qui recouvrent le Nil (à droite), le Don (à gauche) et la Méditerranée (à la verticale), séparent les
trois continents : l’Asie (au nord), l’Europe (à l’ouest) et l’Afrique (à l’est). Voir annexe 1, p. 143.
1
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 10.
2
Ibid.
3
Ibid.
4
Ibid.

25
d’originalité, il ressemble à un inventaire de détails qui exclut le rôle du voyageur
écrivain. Le « moi » ne sert qu’à « authentifier la réalité de l’expérience du sacré1 ».

Ce n’est que vers la fin du Moyen Âge que certains récits de pèlerinage
commencent à adopter divers traits de la relation de voyage moderne. En effet, les
limites entre le monde sacré et le monde réel s’estompent progressivement au profit
d’une conscience nouvelle du monde, sensible à l’exotisme. Les descriptions
exotiques se limitent dans un premier temps au chemin de l’aller et du retour pour ne
pas profaner le « noyau sacré2 » du récit, à savoir le séjour à Jérusalem. L’Ailleurs et
l’Autre sont toujours considérés comme dangereux et irrécupérables, par opposition
aux fidèles qui ont trouvé le chemin du salut. Ce n’est qu’à partir du XIIIe siècle que
l’altérité négative commence à susciter la fascination du pèlerin, jusqu’à s’intégrer
aux « merveilles3 » du monde. Le fait de considérer le monde comme un « livre de
merveilles4 » permet au voyageur médiéval d’intégrer l’inconnu (les « merveilles »)
dans l’imaginaire connu (c’est-à-dire un monde créé, selon Saint Augustin, par un
« Dieu artiste et soucieux de réveiller sans cesse en nous le sens de
l’émerveillement5 ») et de s’accommoder d’une vision du monde dont l’Autre et
l’Ailleurs font partie6.

L’on peut tenter d’expliquer ce processus de « désacralisation » par un concours


de diverses circonstances : tout d’abord, les croisades – dont le but proclamé est de
faciliter l’accès à la Terre Sainte pour les pèlerins et de défendre les territoires
chrétiens contre les menaces de l’islam – contribuent à une mise en relation des
Européens avec les cultures du Proche-Orient. Des échanges culturels et économiques
en sont la conséquence : les Européens entrent en contact avec la science byzantine et

1
Ibid., p. 13.
2
Ibid., p. 15.
3
Le terme de « merveille », issu du latin mirabilia, connaît deux significations : d’une part, il désigne
des « choses admirables, étonnantes » et, d’autre part, en langue de l’Église, il fait référence aux
« miracles » survenus aux lieux saints. (Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, op.
cit., vol. 2, article « merveille », p. 2210.) Si l’acception religieuse prévaut dans la majorité des récits
de pèlerinage médiévaux, les deux types de merveilles – profane et religieuse – commencent à
coexister dans certains récits à partir du XIIIe siècle, comme dans Le Saint Voyage de Jérusalem du
seigneur Ogier d’Anglure. (Voir Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 16.)
4
Allusion au titre du récit du voyage de Marco Polo qui présente l’apogée de cette conception du
monde.
5
Jean CÉARD, La Nature et les prodiges, Genève, Droz, 1996, p. 3.
6
Voir Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 21.

26
s’enrichissent de nouvelles connaissances dans de nombreux domaines (agriculture,
manufacture, astronomie, physique, etc.). De plus, les croisades ont une influence
indéniable sur le développement de la navigation et du commerce. Ainsi, les
Européens en profitent pour installer en Orient les premiers comptoirs de commerce,
posant ainsi les bases des explorations ultérieures. L’affaiblissement de l’autorité
religieuse suite au grand schisme d’Occident en 1378 est susceptible d’avoir constitué
un autre facteur dans le changement de mentalité qui se traduit dans les récits du
Moyen Âge tardif. Friedrich Wolfzettel y ajoute en outre l’usage plus fréquent de la
langue vulgaire aux dépens du latin1. Enfin, il est très probable que le contact avec les
terres et les populations inconnues a progressivement provoqué chez les pèlerins une
ouverture d’esprit sur le monde réel, même si – dans un premier temps – l’Ailleurs et
l’Autre sont encore perçus comme négatifs et menaçants.

La sensibilité accrue pour les « merveilles » exotiques – qu’elles soient de


nature réelle, folklorique ou miraculeuse – donne lieu à une double évolution : d’une
part, certains auteurs intègrent le merveilleux dans la trame de leur récit dans l’unique
intention de « revaloriser la dimension merveilleuse du pèlerinage »2. D’autre part, de
plus en plus de récits s’attachent à la réalité de l’expérience vécue et confèrent ainsi
une dimension narrative au récit de pèlerinage. Le voyage commence à être perçu
comme une aventure, mais aussi comme « instrument de la connaissance
géographique3 ».

Cet esprit d’exploration naissant va de pair avec une revalorisation – quoique


hésitante – de la curiosité qui, jusque là, était sévèrement condamnée par
l’augustinisme médiéval. Pour Saint Augustin (354-430 apr. J-C.), la curiosité est
d’office liée à un substrat religieux. Il pense qu’elle « n’a pas d’autre fin que la joie
qui naît de la connaissance des choses » et qu’elle est la réponse humaine à la
puissance créatrice de Dieu. Aussi l’identifie-t-il à « un orgueil satanique qui refuse
d’accepter la subordination de l’ordre naturel à la volonté de Dieu4 ». Pour être
légitime, la curiosité

1
Ibid., p. 14.
2
Ibid., p. 18-19.
3
Jean RICHARD, Les Récits de voyage et de pèlerinage, Turnhout, Brepols, 1981, p. 38.
4
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 19-20.

27
doit être ramenée à la « nature universelle » et aider le voyageur curieux et
chrétien à reconnaître le dessein divin, à transformer la quête des choses en une
source de sagesse1.

Albert le Grand (1206-1280) et Thomas d’Aquin (1225-1274) sont parmi les


premiers à reconnaître le bien-fondé d’un « désir de savoir » laïque, à condition qu’il
soit mis au service de la recherche savante. Dans sa Somme théologique, Thomas
d’Aquin insiste ainsi sur la différence entre la « mauvaise curiosité », qui provoque
l’« evagatio mentis » (errance de l’esprit), et la « bonne curiosité » qu’il appelle
« studiositas » (application dans les études). Cette dernière « considère le monde
comme champ d’investigation de l’homme et établit la légitimité de la recherche » 2.

Si la distinction entre une curiosité saine et une curiosité blâmable est


omniprésente à travers les siècles3, la dimension religieuse a tendance à s’atténuer au
fur et à mesure que la valeur de l’homme n’est plus uniquement liée à sa dévotion
religieuse, mais également à son instruction et son désir de savoir. L’exaltation devant
les miracles dits « divins » est d’abord complétée, puis remplacée progressivement
par l’admiration devant les merveilles du monde réel, ces dernières suscitant le désir
de comprendre « tout ce qui est admirable4 ». Cette « réhabilitation » de la curiosité
n’est pas due à une évolution intrinsèque de la notion même, mais elle passe
nécessairement par une ouverture à autrui. La curiosité prend sens à partir du moment
où les « merveilles » sont pensées comme pouvant être partagées avec les

1
Nicole JACQUES-CHAQUIN, « La curiosité, ou les espaces du savoir », in Curiosité et libido
sciendi de la Renaissance aux Lumières, textes réunis par Nicole Jacques-Chaquin et Sophie Houdard,
Fontenay-aux-Roses, ENS éditions, 1998, vol. 1., p. 14.
2
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 20.
Albert le Grand défend cette même conception, comme en témoigne sa formule : « Curiositas enim
experiendi incitamentum facit » – « car la curiosité est le grand stimulant qui excite l’expérience ».
(ALBERT LE GRAND, Commentarii in librum Danielis prophetae, in B. Alberti Magni, Opera omnia,
Paris, L. Vivès, 1890-1899, vol. 18, « In caput XIV Danielis commentarius », p. 363. Passage traduit et
cité par Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 20.)
3
En effet, Saint-Augustin n’est ni le seul, ni le dernier à réprouver la curiosité, et les écrits d’Albert le
Grand ou de Thomas d’Aquin ne produisent pas de « réhabilitation » spontanée de la curiosité. La
connotation péjorative restera attachée à la notion de curiosité au cours des siècles suivants, comme en
témoignent les propos de Nicole Jacques-Chaquin: « Au pire, la curiosité est condamnée, et réprimée,
comme dangereuse atteinte à l’autorité, au mieux tolérée mais reléguée dans les domaines du futile et
de la vanité – vana curiositas – si elle ne sait pas se transcender elle-même dans une aspiration plus
haute. » (Nicole JACQUES-CHAQUIN, « La curiosité, ou les espaces du savoir », art. cit., p. 17.)
4
Albert le Grand écrit à propos de la philosophie : « omnis admirabilis intendit comprehendere
veritatem » – « elle cherche à comprendre la vérité de tout ce qui est admirable ». (ALBERT LE
GRAND, Super Porphyricum. De V universalibus, in B. Alberti Magni, Opera omnia, op. cit., vol. 1,
« Tractatus primus, capitulum 2 », p. 40. Passage traduit et cité par Friedrich WOLFZETTEL, Le
Discours du voyageur, op. cit., p. 20.)

28
concitoyens, enrichissant la culture de l’autre1. Ainsi, les récits de pèlerinage tardifs
cessent d’être des guides purement spirituels et pragmatiques, mais ils sont doublés
d’une dimension instructive et divertissante.

La diffusion des « merveilles » à travers l’écriture donne également un statut


nouveau au narrateur du récit : le « moi » ne sert plus uniquement à accréditer
l’expérience du sacré, mais il devient « observateur et médiateur de l’autre2 ». En
effet, l’observation est une étape nécessaire dans l’évolution de la curiosité vers
l’écriture du voyage. Elle garantit l’« application continuée » du voyageur curieux
telle qu’elle est exigée par l’Encyclopédie ou dictionnaire universel raisonné des
connoissances humaines d’Yverdon (1770-1780)3. Ainsi, la curiosité ne développe
son véritable sens que si elle débouche sur l’observation attentive des « merveilles
exotiques » au cours du voyage, échappant ainsi à la vanité et à l’autosatisfaction4.
Observer est à entendre dans son sens étymologique issu du latin observare signifiant
« porter son attention sur5 ». D’où notre compréhension du terme : « considérer avec
une attention soutenue, afin de connaître, d’étudier6 ». L’observation se présente dès
lors comme le prolongement logique de la curiosité : si cette dernière agit comme
impulsion qui éveille l’intérêt du voyageur, l’observation équivaut à une perception
plus consciente et systématique, constituant ainsi « le premier fondement de toutes les
sciences7 » (et correspondant en ce sens aux critères de la « bonne curiosité » selon
Thomas d’Aquin). En s’appliquant à transformer les sensations premières en une
source de connaissance, l’observateur rend la curiosité initiale fructueuse et, par là,
garantit sa légitimité.

1
Cette évolution se manifeste notamment par la mode des « cabinets de curiosités » aux XVIe et XVIIe
siècles. Le mot « curiosité » désigne donc non seulement la disposition d’esprit du sujet qui regarde,
mais également l’objet regardé dans la mesure où il s’agit d’un objet particulièrement rare, étrange,
monstrueux ou précieux.
2
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 20.
3
Selon l’Encyclopédie d’Yverdon, la curiosité la plus digne de l’homme est le « désir qui l’anime à
étendre ses connaissances, soit pour élever son esprit aux grandes vérités, soit pour se rendre utile à ses
concitoyens ». (Encyclopédie ou dictionnaire universel raisonné des connoissances humaines, [DVD-
ROM] dir. Fortunato Bartolomeo de Felice, édition électronique établie par Claude Blum, Yverdon-les
Bains & Paris, Fondation De Felice & Champion électronique, 2003, article « curiosité ».)
4
Voir appréciation de la curiosité de Nicole Jacques-Chaquin à la note de bas de page 3 p. 28.
5
Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., vol. 2, article « observer », p.
2421.
6
Le Nouveau Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2008, article « observer », p. 1723.
7
« L’observation est le premier fondement de toutes les sciences, la voie la plus sûre pour parvenir, et
le principal moyen pour en étendre l’enceinte, et pour en éclairer tous les points. » (Encyclopédie ou
dictionnaire universel raisonné des connoissances humaines, op. cit., article « observation ».)

29
L’écriture du voyage constitue ensuite le facteur déterminant qui transforme
l’observateur en « médiateur de savoir », respectivement en témoin. Nous entendons
le terme de « témoin » au sens de l’Encyclopédie d’Yverdon : « celui ou celle qui a vu
ou entendu quelque fait et qui en fait rapport1 ». Loin des inventaires indiquant le
chemin vers les lieux saints, le récit de pèlerinage équivaut dès lors au compte rendu
d’une expérience vécue. Si l’observation rassemble des connaissances de manière
contemplatrice, le « rapport » ou témoignage relève d’un choix actif : l’auteur, mu par
la curiosité, sélectionne dans les connaissances rassemblées pour témoigner. Aussi
authentique que se veuille le témoignage, la mise par écrit suppose déjà un acte
d’interprétation2. Plutôt que de rapporter des observations objectives, le témoignage
reflète une vérité plus intime, à savoir des impressions d’un individu sensible,
imprégné de son imaginaire et d’un environnement socioculturel. Un nouveau type de
voyageur est créé : « à la fois réceptif et critique, [il] s’interroge sur les causes, les
raisons et l’essence des phénomènes suscitant son admiration et […] va jusqu’à
mettre en question des opinions reçues3 ». Grâce à l’observation de l’Ailleurs, la
subjectivité croissante de la narration permet enfin au pèlerin du Moyen Âge tardif de
« concilier deux postulations [initialement] conflictuelles » : l’« édification »
spirituelle et l’« instruction » 4 . En guise d’exemple de ce développement, l’on
pourrait citer Le Saint Voyage à Jérusalem (1395-1396) du baron d’Anglure dont la
première partie se concentre sur l’expérience religieuse, mais dont la deuxième moitié
frappe par ses descriptions détaillées de différentes « merveilles » et culmine dans
l’extase de l’auteur devant la perfection exotique du Caire5.

Si cette tendance peut être généralisée à la plupart des récits de pèlerinage du


Moyen Âge tardif6, l’esprit de recherche se déploie de plus belle en dehors du cadre
établi des pèlerinages7. L’exemple le plus célèbre est certainement le récit du voyage
de Marco Polo. Le Devisement du monde (1298), autrement appelé Le Livre des

1
Ibid., article « témoin ».
2
Le regard sélectif ainsi que la mémoire défaillante peuvent porter préjudice à la véridicité du rapport.
3
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 20.
4
Ibid., p. 51.
5
Ibid., p. 18
6
Ibid. (Parallèlement au développement décrit ci-dessus, le récit de pèlerinage traditionnel continuera
cependant d’exister jusqu’au XVIIe siècle.)
7
Ibid., p. 20.

30
merveilles1, diffère des récits de pèlerinage médiévaux non seulement de par son
caractère laïque, mais également de par l’espace géographique exploré. Alors que le
Proche-Orient représente l’« espace de la tradition et de la récupération religieuse »,
l’Asie lointaine correspond à un « espace d’exploration libre »2.

L’intérêt croissant pour l’Extrême-Orient s’explique de différentes façons : vers


la fin du Moyen Âge, l’Empire mongol et la Chine connaissent une phase de
prospérité, ce qui leur permet d’étendre leur puissance et d’établir des liens
commerciaux avec le monde arabe. Les revenants des croisades importent, à leur tour,
des produits et inventions orientales (épices, soieries) en Europe, stimulant ainsi la
quête d’échanges intellectuels et commerciaux avec l’Orient en vue d’en tirer des
gains financiers. D’un autre côté, les connaissances acquises dans le domaine
scientifique, grâce aux échanges avec les Byzantins, donnent lieu à une petite
révolution technologique qui offre aux aventuriers européens les moyens matériels
d’entreprendre des voyages au long cours.

C’est dans ce contexte que s’inscrit le départ de Marco Polo : en 1271, il


accompagne son père et son oncle au cours d’une expédition commerciale vers la
Chine pour entrer, trois ans et demi plus tard, au service du Grand Khan mongol.
Rédigé par Rustichello de Pise3, le récit du voyage de Marco Polo inaugure la
tradition des récits de mission4. Même si l’on peut soupçonner Rustichello d’avoir
apporté une part de fiction aux événements racontés par Marco Polo, Le Devisement
du monde témoigne d’une observation exacte de l’Autre par le voyageur, ainsi que de
la volonté de répertorier de façon systématique et chronologique les « merveilles » du
monde réel rencontrées au cours du périple. Le récit de mission se situe ainsi à
l’intersection d’une narration « encyclopédique» et de la chronique, « avec laquelle il
a en commun le souci de véracité et de témoignage »5. Si la plupart des récits de

1
Le titre varie d’un manuscrit à l’autre, selon le copiste.
2
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 22.
3
En 1298, trois ans après son retour à Venise, Marco Polo est capturé lors d’une bataille navale contre
les Génois et emprisonné en compagnie de l’écrivain Rustichello de Pise. C’est ce dernier qui met par
écrit les aventures racontées par Marco Polo.
4
Les récits de mission constituent la première forme de récit de voyage qui ne correspond plus au
modèle du récit de pèlerinage. Les missions sont généralement de nature diplomatique, mais il n’est
pas rare qu’elles soient doublées d’une mission au sens chrétien. Voir Friedrich WOLFZETTEL, Le
Discours du voyageur, op. cit., p. 22.
5
Voir Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 23.

31
mission sont destinés à une élite – généralement au commanditaire du voyage (soit le
roi ou le pape) –, le récit de Marco Polo a le mérite de s’adresser plus largement à
« tous ceux qui voudraient savoir »1. Préparant ainsi le statut épistémologique des
récits de voyages ultérieurs, le récit de Marco Polo peut être considéré comme le
premier récit de voyage au sens moderne.

Même si les premiers échanges commerciaux entre l’Europe et l’Asie remontent


à l’Antiquité, nous avons vu plus haut qu’ils sont relancés au XIIIe siècle à la suite des
croisades. Passant d’abord par la voie terrestre, dite route de la Soie, puis, à partir du
XVe siècle, par la voie maritime, les voyages commerciaux sont le précurseur des
grandes expéditions de découverte. En effet, les navigateurs portugais sont les
pionniers de l’exploration maritime. Dans la volonté de développer leur économie, ils
cherchent un accès plus direct à l’Orient qui doit leur éviter les dangers des routes
terrestres. Ce besoin se fait d’autant plus pressant que la prise de Constantinople par
les troupes ottomanes en 1453 menace le commerce occidental avec l’Asie2. C’est
surtout grâce aux initiatives de Henri le Navigateur (1394-1460) que les Portugais
allongent progressivement leurs voyages le long des côtes africaines, jusqu’à ce que
Bartholomeo Diaz découvre en 1488 le Cap de Bonne-Espérance et constate que la
« mer des Indes » n’est pas fermée3. En 1497, Vasco de Gama est le premier à
dépasser le Cap de Bonne-Espérance pour s’engager sur ce qui deviendra la « route
maritime des épices ». Il arrive à Calicut en 1498. Ce premier succès est un pas
significatif vers la conquête de nouveaux territoires et entame la lutte portugaise pour
la suprématie commerciale sur la route maritime des Indes.

Au cours de ce même siècle, la découverte de la haute mer joue un rôle non


négligeable dans l’essor des « Grands Voyages ». Tout d’abord, la mise en cause de la

1
Ibid., p. 24-26.
2
À cette époque, l’Empire ottoman détient le monopole du commerce avec les Indes. C’est le besoin
de contourner cette puissance ottomane qui incite les populations occidentales à chercher une route
maritime vers l’Orient. Alors que les Portugais tentent de contourner l’Afrique, Christophe Colomb
essayera quelques années plus tard de naviguer vers l’ouest.
3
Ptolémée avait relié le continent africain à la Terre australe (aussi appelée Terra incognita) – que
personne n’avait jamais vue jusque là, mais que l’on supposait se trouver sur l’hémisphère sud pour un
meilleur équilibre du monde –, faisant ainsi de l’Océan indien une mer fermée. Voir François
BELLEC, Tentation de la haute mer, Paris, Seghers, 1992, p. 121. Nous avons joint une copie de la
carte de Ptolémée imprimée en 1482 à Ulm par Leonardus Hol. Voir annexe 2, p. 144.

32
carthographie chrétienne au profit de représentations plus réalistes1 va de pair avec
l’attrait de l’aventure et l’envie de braver l’univers inquiétant et inconnu qu’est la
haute mer2. Ensuite, les progrès au niveau des techniques de navigation, telles que
l’utilisation systématique du compas magnétique par les Européens3 ou l’amélioration
de l’architecture navale (par exemple par l’invention de la caravelle), permettent aux
équipages d’être mieux appareillés pour affronter l’océan. Finalement, la recherche du
profit et le rêve répandu par Marco Polo sur les richesses de l’Orient constituent sans
doute un moteur puissant qui incite les explorateurs à contourner la pointe sud de
l’Afrique pour remonter vers l’Asie. Au fil des voyages, les navigateurs, forts de leurs
expériences, développent de nouvelles techniques de navigation et d’orientation.
Ainsi, les Portugais constatent que les vents de nord-est leur sont favorables pour la
descente vers les côtes africaines, mais qu’ils s’opposent à leur retour vers Lisbonne.
C’est pourquoi ils ont recours à une manœuvre appelée « la volta », qui consiste à
faire un détour jusqu’aux Açores pour profiter ensuite des vents favorables qui les
ramènent au Portugal 4 . La pratique de la « volta » favorise également le
développement de l’astronomie nautique, vu que le détour par le grand large nécessite

1
D’une part, les portulans – une espèce de carte marine représentant les côtes – se répandent dès le
XIVe siècle dans le cadre du commerce maritime. Il s’agit d’un instrument pratique qui sert aux
navigateurs à repérer les ports et les dangers le long de leur route. La diffusion des portulans reste
cependant très réduite parce que les informations très convoitées sur les routes maritimes constituent un
avantage considérable pour ceux qui les possèdent et sont par conséquent gardées jalousement. D’autre
part, la traduction en latin de la Cosmographia (également connue sous le nom de Geographia) de
Ptolémée (1401-1406) par Jacopo d'Angelo da Scarperia met à disposition du monde occidental « les
outils nécessaires […] pour construire une représentation géométrique du monde connu et des mondes
à découvrir ». (Voir Bibliothèque nationale de France, « La terre au Moyen Âge : la tradition
chrétienne », in Les Mappemondes (s.d.), [en ligne]. Disponible sur :
http://classes.bnf.fr/ebstorf/repere/chretien.htm. Consulté le 3 avril 2013.)
2
Par exemple, on croyait longtemps qu’on ne pouvait pas franchir l’Équateur parce que l’eau y
bouillirait. En effet, Pythagore et, plus tard, Parménide et Eratosthène définissent cinq zones
géographiques ou climatiques. Ces zones, parallèles à l’Équateur, sont disposées symétriquement sur
l’hémisphère nord ainsi que sur l’hémisphère sud. À l’extrémité nord comme à l’extrémité sud, il y a
une zone glaciale (inhabitable à cause du grand froid qui y règne). Aux latitudes moyennes se trouve
une zone tempérée habitée qui, sur l’hémisphère nord, correspond au monde connu. Entre les deux
zones tempérées se situe la zone torride, par laquelle passe l’Équateur. (Voir Bibliothèque nationale de
France, « Histoire de la cartographie », in Représenter la terre (s.d.), [en ligne]. Disponible sur :
http://expositions.bnf.fr/globes/bornes/itz/22/04.htm. Consulté le 3 avril 2013.) Les représentations les
plus connues de ce modèle ont été trouvées dans des manuscrits du Commentaire sur le songe de
Scipion (Commentarium in Ciceronis Somnium Scipionis) de Macrobe (~370-440). Voir annexe 3, p.
145.
3
La boussole a vraisemblablement été inventée en Chine aux alentours du IIe siècle apr. J.-C., mais elle
n’est introduite en Europe que vers la fin du XIIe siècle grâce aux échanges avec les peuples arabes. Le
compas magnétique, la version nautique de la boussole, sera utilisé systématiquement par les
navigateurs portugais en haute mer à partir du XVe siècle. Voir François BELLEC, Tentation de la
haute mer, op. cit., p. 128 et 142.
4
Ibid., p. 141.

33
des repères fiables1. Du XIIIe jusqu’à la fin du XVe siècle, les navigateurs se sont fiés
avant tout à une détermination approximative de la latitude grâce à l’évaluation de la
hauteur de l’étoile polaire par rapport à l’horizon2. Or, cette navigation à l’estime,
dont la précision dépendait largement de l’expérience du marin, ne suffit plus à
assurer la sécurité de la navigation en haute mer. À partir des années 1470, à mesure
de la progression vers l’hémisphère sud, les navigateurs portugais voient l’étoile
polaire disparaître derrière l’horizon, ce qui les incite à déduire la latitude d’un autre
astre, le soleil. La mesure de la hauteur méridienne du soleil ouvre non seulement la
voie à la navigation sur les mers australes, mais elle va de pair avec d’autres
innovations, telles que l’invention de l’astrolabe nautique, l’inscription des latitudes
sur des cartes navales et la navigation à latitude constante3.

Les progrès dans le domaine de la navigation en haute mer inspirent alors des
projets plus ambitieux. Pendant que les Portugais tentent de contourner l’Afrique pour
rejoindre l’Inde, le Génois Christophe Colomb (1451-1506), convaincu de la
sphéricité de la terre4, pense pouvoir atteindre la Chine en naviguant vers l’ouest
depuis les ports de la côte atlantique. Après de longues tergiversations, son projet
obtient enfin l’accord du roi Ferdinand et de la reine Isabelle d’Espagne. Le 6
septembre 1492, Colomb s’élance à la tête de trois caravelles depuis les îles Canaries.
Seulement trente-cinq jours plus tard, le 12 octobre 1492, il accoste à l’île de
Guanahani dans l’archipel des actuelles Bahamas5, tout en croyant être arrivé aux
Indes6. Malgré sa nature assez austère, le récit du premier voyage de Colomb1 est

1
Ibid., p. 142.
2
Encore au milieu du XVe siècle, l’étoile polaire est observée à l’œil nu (et non pas à l’aide
d’instruments précis) ce qui ne rend pas possible le calcul de la position du navire. Voir François
BELLEC, Tentation de la haute mer, op. cit., p. 40 et 151.
3
Courir à latitude constante signifie que le navire met le cap au nord ou au sud jusqu’à la latitude qu’il
sait être la latitude du port de destination, puis il continue vers l’est ou vers l’ouest sur cette latitude
jusqu’à ce que la terre soit en vue.
4
Au moment de forger son projet, Christophe Colomb connaît selon toute évidence la Cosmographia
de Ptolémée. Il est vraisemblable que certaines erreurs présentes dans cet ouvrage ont encouragé
Colomb à tenter la traversée de l’Atlantique. Ainsi, sur les cartes ptoléméennes, l’Asie est trop étirée et
l’Atlantique relativement étroit. De même, la circonférence terrestre est réduite d’un quart. Voir
François BELLEC, Tentation de la haute mer, op. cit., p. 29.
5
Pour une description détaillée des voyages de Christophe Colomb, voir Jean-Pierre DUTEIL, Les
Littératures de voyage, Paris, Éditions Arguments – Éditions Quae, 2007, p. 103-109.
6
Le terme d’« Indes » ou « Indes orientales » est employé par les colonisateurs européens pour
désigner les territoires de l’Asie du sud et du sud-est. En raison de la confusion de Colomb, les terres
découvertes en Amérique sont appelées « Indes occidentales ».

34
largement diffusé et constitue l’un des premiers – et indéniablement l’un des plus
connus – témoignages d’un voyage de découverte. Or, ce n’est pas Colomb même,
mais un explorateur florentin, Amerigo Vespucci, qui est le premier à penser que les
côtes découvertes constituent un nouveau continent2. Ses récits, Mundus novus et
Lettera di Amerigo Vespucci delle isole nuovamente ritrovatti in quattro suoi viaggi3,
décrivant les particularités et les mœurs de ce « nouveau monde », connaissent un
succès immédiat. Le carthographe allemand Martin Waldseemüller en voit un
exemplaire et publie en 1507 à Saint-Dié une première carte4 sur laquelle figure le
nouveau continent auquel il donne le nom d’« America », en l’honneur de l’auteur du
Mundus novus.

En ce début de XVIe siècle, l’Europe assiste à une rupture épistémologique :


l’élargissement de l’horizon géographique a « un impact profond » sur « la sensibilité
et la vision du monde de l’homme cultivé »5. Jusqu’alors l’Europe s’était considérée
comme le centre du monde occidental. L’Ailleurs, correspondant aux confins du
monde chrétien, s’était situé aux abords immédiats de l’Europe, notamment aux
pourtours de la Méditerranée. Suite aux « Grandes découvertes », les Européens
doivent intégrer l’idée que le monde est bien plus vaste qu’ils ne le croyaient. Dans
son célèbre essai « Des coches », Montaigne écrit que « [n]otre monde vient d’en
trouver un autre […] non moins grand, plain et membru que lui6 ». D’un « monde
idéologiquement centré », on passe ainsi à un « univers multipolaire »7 dont l’Europe
ne constitue plus le centre, mais un simple élément. Dans le prologue à son Historia
general de las Indias (1553), Francisco López de Gómara décrit ce bouleversement

1
Il s’agit de la fameuse Lettre à Santangel, secrétaire des comptes d’Aragon. On en connaît de
nombreuses éditions. Voir Jean-Pierre DUTEIL, Les Littératures de voyage, op. cit., p. 103. Les récits
des trois autres voyages de Colomb sont beaucoup moins diffusés.
2
Amerigo Vespucci s’est occupé de l’armement du second voyage de Christophe Colomb. À cette
époque, on croit encore que Colomb a découvert des îles situées à l’est de Cipangu (nom donné alors
au Japon), mentionnées par Marco Polo. À partir de 1497, Vespucci participe à trois ou quatre voyages
vers les terres découvertes par Colomb. C’est au cours de ces voyages le long des côtes mexicaine,
vénézuélienne, brésilienne et argentine que mûrit son idée d’un nouveau continent. (Voir Jean-Pierre
DUTEIL, Les Littératures de voyage, op. cit., p. 117-119.)
3
Comme l’indique le deuxième titre, il ne s’agit pas de récits de voyage à proprement parler, mais de
lettres adressées à Pier Francesco de Medici pour la première et à Soderini pour la deuxième. (Voir
Jean-Pierre DUTEIL, Les Littératures de voyage, op. cit., p. 117.)
4
Voir annexe 4, p. 146.
5
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 35.
6
Michel de MONTAIGNE, Essais, Paris, PUF, 2004, livre III, chapitre VI, p. 908.
7
François MOUREAU, Le Théâtre des voyages, Paris, PUPS, 2005, p. 9.

35
idéologique comme une sorte de « seconde genèse1 » : « La plus grande chose depuis
la création du monde, hormis l’incarnation et la mort de son créateur, est la
découverte des Indes. 2 » De plus, l’Ailleurs prend une dimension nouvelle et
l’étrangeté atteint un degré sans précédent avec la sauvagerie rencontrée en Afrique et
la découverte des cannibales d’Amérique. Même si Christophe Colomb, Pedro
Álvares Cabral3 ou Hernán Cortés4 évoquent déjà la consommation de chair humaine
dans les régions nouvellement dévoilées, ce sont surtout les récits des voyageurs
français au Brésil qui entraînent la prise de conscience de l’anthropophagie par
l’opinion publique européenne.5

Seulement quatre ans après Cabral, le commerçant normand Binot Paulmier de


Gonneville est le premier Français à aborder les côtes brésiliennes6. Dans sa brève
Déclaration du voyage du capitaine Gonneville (1503-1505), il fait état de l’accueil
cordial que lui réservent les Indiens de la tribu Carijo, mais il attire également
l’attention sur les Tupinikins, « cruels mangeurs d’hommes7 », qu’il a rencontrés lors
d’une escale sur le voyage du retour. Le récit de Gonneville, mal connu par les
littéraires et les historiens, est vite « éclipsé8 » par les écrits ultérieurs d’André Thevet

1
Voir Louise BÉNAT-TACHOT, Bernard LAVALLÉ, L’Amérique de Charles Quint, Bordeaux,
Presses universitaires de Bordeaux, 2005, p. 191.
2
« La mayor cosa después de la creación del mundo, sacando la encarnación y muerte del que lo crió,
es el descubrimiento de Indias […] » (Francisco LÓPEZ DE GÓMARA, La Historia general de las
Indias, Madrid, Calpe, 1922, vol. 1.) Le prologue à Charles Quint ne figure pas encore dans la première
édition, parue en 1552 à Zaragoza sous le nom de Primera y segunda parte de la historia general de
las Indias con todo el descubrimiento y cosas notables que han acaecido dende que se ganaron hasta
el año de 1551. Con la conquista de México de la Nueva España. Il n’est ajouté qu’en 1553 dans
l’édition de Medina el Campo. De plus, le prologue à Charles Quint n’est pas repris dans la traduction
française de Martin Fumée. La traduction citée ci-dessus est proposée par Louise Bénat-Tachot et
Barnard Lavallé dans L’Amérique de Charles Quint, op. cit., p. 191.
3
Pedro Álvares Cabral est considéré comme le découvreur du Brésil (1500).
4
Hernán Cortés découvre le Mexique en 1519.
5
Jean-Pierre DUTEIL, Les Littératures de voyage, op. cit., p. 242.
6
Jusqu’à ce jour, les voix ne sont pas unanimes quant à la destination de l’expédition de Gonneville.
Dirk Van der Cruysse reprend la version officielle, clamant que Gonneville voulait se diriger vers les
Moluques et s’est égaré du chemin en raison de forts vents contraires. (Voir Dirk VAN DER
CRUYSSE, Le Noble Désir de courir le monde, Paris, Fayard, 2002, p. 16.) Par contre, Bernard
Grunberg défend une théorie selon laquelle Gonneville aurait délibérément indiqué une fausse
destination afin de garder le secret sur un lieu qui pourrait constituer un marché lucratif. (Voir Bernard
GRUNBERG, « Le Brésil et le commerce interlope français au début du XVIe siècle », in Le Brésil,
l’Europe et les équilibres internationaux, dirigé par Katia de Queirós Mattoso, PUPS, 1999, p. 48-52.)
Qu’il soit arrivé au Brésil par un coup du sort ou intentionnellement, Gonneville sera poursuivi par
l’infortune tout au long de son expédition : non seulement son équipage est décimé par le scorbut
pendant la traversée, mais de plus, il se fait attaquer par des pirates peu avant leur retour à Honfleur.
7
Binot Paulmier de GONNEVILLE, Le Voyage de Gonneville (1503-1505) et la découverte de la
Normandie par les Indiens du Brésil, Paris, Chandeigne, 1995, p. 26.
8
Ibid., introduction par Leyla Perrone-Moisés, traduite par Ariane Witkowski, p. 8.

36
et de Jean de Léry portant sur le projet infortuné de la « France antarctique1 » (1555-
1560). Thevet part en août 1555 avec Villegagnon dans le but de « se renseigner sur le
Nouveau Monde et compléter ainsi […] ses compétences cosmographiques2 », mais il
doit quitter le Brésil dès janvier 1556 (après trois mois sur place) pour cause de
maladie. De son bref séjour au Brésil, il rapporte la matière qui lui inspirera ses
Singularitez de la France antarctique, autrement nommée Amérique (1558) et, plus
tard, sa Cosmographie universelle (1575) qui rajoute un certain nombre d’éléments
neufs par rapport à l’œuvre précédente. Jean de Léry, de son côté, séjourne au Brésil
de mars 1557 à janvier 1558 dans le cadre d’une « mission protestante recrutée par
Calvin à la demande de Villegagnon3 ». Les querelles avec Villegagnon l’obligent à
chercher refuge sur la terre ferme auprès des indigènes à partir de la fin du mois
d’octobre. Son récit, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, n’est publié
qu’en 1578, vingt ans après son retour en France. Même si les œuvres de Thevet et de
Léry s’opposent en de nombreux points4, les deux auteurs portent un intérêt égal au
thème de l’Indien sauvage et anthropophage. Si certaines tribus (telles que les
Margajats, appelés aussi Tupinikins) sont décrites unanimement comme « sauvages
barbares et sanguinaires5 », d’autres font l’objet d’une analyse plus nuancée. Ainsi,
les Tupinambas (appelés aussi Tamayos), tribu qui accueille les protestants de
Villegagnon après qu’ils ont été expulsés du Fort Coligny, sont également des
mangeurs de chair humaine, mais ils ne sont « dépourvus ni de qualités ni de
lumières6 ». Thevet et Léry soulignent tous les deux la générosité et le « sens de
l’honneur7» des Tupis et insistent sur le fait que la guerre et l’anthropophagie sont

1
L’expédition « France antarctique », dirigée par Nicolas Durand de Villegagnon, vise à installer au
Fort Coligny (dans la baie de Guanabara, l’actuelle baie de Rio de Janeiro) une Église réformée modèle
servant de refuge aux protestants français.
2
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 93.
3
Jean-Pierre DUTEIL, Les Littératures de voyage, op. cit., p. 261.
4
Par exemple André Thevet accuse les protestants d’avoir provoqué la perte de la France antarctique,
alors que Léry se fait le porte-parole des protestants. De plus, les œuvres de Thevet sont plutôt
désordonnées, alors que le récit de Léry est structuré de manière logique. Voir Jean-Pierre DUTEIL,
Les Littératures de voyage, op. cit., p. 262.
5
Ibid., p. 252.
6
Ibid., p. 253. En tant qu’exemple, citons ce passage de Thevet : « Les habitants de ce pays sont assez
courtois, et prennent plaisir à voir les étrangers et à les caresser, et fait bon avec eux, pourvu qu’on ne
tâche de les tyranniser. » (André THEVET, Cosmographie universelle, in Les Français en Amérique
pendant la deuxième moitié du XVIe siècle, choix de textes et notes par Suzanne Lussagnet, Paris, PUF,
1953, p. 37. L’édition critique de Suzanne Lussagnet reproduit les chapitres de la Cosmographie
universelle sur le Brésil et les accompagne de commentaires. Toutes nos citations de la Cosmographie
universelle de Thevet se réfèrent à cette édition.)
7
Voir Jean-Pierre DUTEIL, Les Littératures de voyage, op. cit., p. 260. En effet, Thevet écrit : « Ce
peuple […] n’a d’autre salaire proposé devant ses yeux, […] pour le sang qu’il répand en guerre, que

37
« affaire de vengeance réciproque1 » et non pas sauvagerie gratuite. Léry va même
jusqu’à relativiser le cannibalisme indien en l’opposant aux actes anthropophages
monstrueux dont il a été témoin en France, notamment lors du massacre de la Saint
Barthélémy et du siège de Sancerre en 1572 :

Par quoi qu’on n’abhorre plus tant désormais la cruauté des sauvages
anthropophages, c’est-à-dire mangeurs d’hommes : car puisqu’il y en a de tels,
voire d’autant plus détestables et pires au milieu de nous, qu’eux qui ne se ruent
que sur les nations lesquelles sont leur ennemies, et ceux-ci se sont plongés au
sang de leurs parents, voisins et compatriotes, il ne faut pas aller si loin qu’en
leur pays, ni qu’en Amérique, pour voir des choses si monstrueuses et
prodigieuses.2

Cette opposition entre le cannibalisme indien et celui des Européens se retrouve


également dans le chapitre « Des Cannibales » (I, XXXI) des Essais de Montaigne :

Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger


mort, à déchirer, par tourments et par gênes, un corps encore plein de sentiment,
le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux
(comme nous l’avons, non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre
des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous
prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu’il est
trépassé.3

La ressemblance entre les écrits de Léry et certains passages des Essais est
intéressante dans la mesure où l’œuvre de Montaigne est souvent considérée comme
« le point le plus avancé des réflexions morales suggérées par les découvertes
maritimes 4 » au XVIe siècle. Il semblerait donc que l’un des penseurs les plus
avantgardistes du XVIe siècle – dont les idées seront reprises dans diverses œuvres du
XVIIe - ait profité de l’expérience d’un « simple » voyageur écrivain pour développer
ses réflexions morales.

Même si Léry ou Montaigne relativisent quelque peu la sauvagerie des


anthropophages du Brésil, il n’en reste pas moins que le clivage culturel qui s’ouvre
entre l’Ancien Monde et le Nouveau Monde provoque différentes réactions auprès des

l’honneur et le contentement qu’il prend d’avoir vaincu ses ennemis. » (André THEVET,
Cosmographie universelle, op. cit., p. 111-112.) Léry confirme cette appréciation en écrivant que les
Tupis ne sont « poussés d’autre affection que de venger, chacun de son côté, ses parents et amis,
lesquels par le passé ont été pris et mangés […] » (Jean de LÉRY, Histoire d’un voyage faict en la
terre du Brésil, Paris, LGF, 1994, p. 336.)
1
Jean-Pierre DUTEIL, Les Littératures de voyage, op. cit., p. 267.
2
Jean de LÉRY, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, op. cit., p. 377.
3
Michel de MONTAIGNE, Essais, op. cit., livre I, chapitre XXXI, p. 209.
4
Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit., p. 9.

38
Européens. D’une part, la découverte de certaines pratiques indiennes jugées
« barbares » mène à une prise de conscience de la société européenne. A priori, tout
semble opposer l’Indien non « policé1 » à l’Européen civilisé : la consommation de
chair humaine – parfois crue –, la nudité, la polygamie, l’absence de religiosité… La
civilisation européenne se définit dès lors par opposition à la sauvagerie des peuples
dits primitifs. Or, les écrits de certains voyageurs permettent de nuancer cette vision
manichéenne. Ainsi, Jean de Léry se sert de la description des mœurs barbares pour
tendre un miroir à la société européenne et lui faire voir ses propres atrocités2. Et
Montaigne d’écrire que « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » ou
encore que « nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée
des opinions et usances du pays où nous sommes »3. Si ces propos relèvent d’une
lucidité extraordinaire pour son époque, Montaigne ne renonce pourtant pas à
souligner la « supériorité » de « l’homme civilisé » sur le sauvage - une supériorité
qui se démarque par la « connaissance de l’écriture »4.
D’autre part, la nouvelle conscience de la diversité du monde fait naître le
besoin d’« occidentaliser 5 » les pays récemment découverts. Cette tendance se
développe au cours des dernières décennies du XVIe siècle pour devenir un véritable
leitmotiv au siècle suivant. Le Nouveau Monde est considéré comme un « enfant qu’il
[faut] mener à l’âge adulte » 6 . Au niveau des récits de voyage, le besoin
d’appropriation se traduit par l’énumération systématique des choses vues : de
nombreuses comparaisons entre le Nouveau Monde et l’Ancien Monde « contribuent
à écarter tout sentiment d’inquiétude »7. Sur le terrain, la prise de possession du
continent américain par les Occidentaux marque le début de la colonisation. Le regard
sur les nouveaux territoires est dès lors marqué par une profonde dualité: si, dans un
premier temps, le Nouveau Monde suscite l’enchantement des explorateurs, tel qu’on
peut le constater dans la Lettre à Santangel de Colomb, l’émerveillement du début
cède assez rapidement la place à une réalité plus sordide et au désenchantement. Dès
le second voyage de Colomb, le désir de trouver de l’or surplombe l’intérêt ingénu

1
Jean-Pierre DUTEIL, Les Littératures de voyage, op. cit., p. 274.
2
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 103.
3
Michel de MONTAIGNE, Essais, op. cit., livre I, chapitre XXXI, p. 205.
4
Marc FOGLIA, ‘Essais’ de Montaigne avec le texte intégral du chapitre I, 31 « Des Cannibales »,
Paris, Bréal, 2005, p. 98.
5
François MOUREAU, Le Théâtre des voyages, op. cit., p. 9.
6
Ibid.
7
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 85-86.

39
pour les pays révélés et les indigènes, entraînant des traitements brutaux envers les
habitants des territoires conquis : esclavage, travaux forcés dans les mines et dans les
plantations… Lorsque les Indiens d’Amérique ne suffisent plus, les Européens font
même travailler les esclaves africains dans les colonies du Nouveau Monde,
inaugurant ainsi la traite négrière, également connue sous le nom de « commerce
triangulaire ». À la colonisation à visée commerciale s’ajoutent les missions
religieuses ayant pour but de convertir les populations autochtones au christianisme.
Ne pensons qu’à la mission jésuite au Brésil (1549-1570) lors de laquelle les Pères de
la Compagnie de Jésus ont tenté d’évangéliser les Indiens et de leur imposer les lois et
les mœurs du Portugal1.

Nous pouvons conclure qu’en induisant la confrontation avec l’Ailleurs et


l’Autre, les voyages de découverte ont exercé une grande influence sur l’évolution des
idées au XVIe siècle. Sur le plan géographique, il convient de retenir qu’un nouveau
continent a bousculé l’image du monde qu’on avait jusque là. De plus, l’Afrique et
l’Asie ont pris des contours plus précis, révélant que la conception ptoléméenne ne
correspond pas à la réalité. En 1522, la première circumnavigation, attribuée au
navigateur portugais Ferdinand Magellan2, achève le projet de Christophe Colomb de
passer par l’Atlantique pour atteindre les Indes orientales et clôt ainsi la phase des
« Grandes Découvertes ». Outre que de prouver définitivement la sphéricité de la
terre, la circumnavigation équivaut à une appropriation symbolique du monde, dont
on vient d’avoir une nouvelle image. La terre est devenue l’univers de l’homme, un
univers qu’il peut explorer et exploiter. De même, la mer est passée « d’un élément
répulsif à un espace de liaison entre les continents connus 3 ». Sur le plan
épistémologique, le voyage n’est plus un mal nécessaire subordonné à une fin
supérieure, mais il devient un véritable « moyen de recherche4 ». Bien au-delà des
intérêts colonisateurs et commerciaux, le voyage permet de satisfaire la volonté
nouvelle de connaître le monde ; il répond au « besoin de locomotion » que le XVIe

1
Voir Jean-Pierre DUTEIL, Les Littératures de voyage, op. cit., p. 275.
2
La circumnavigation de Magellan a lieu entre 1519 et 1522. Magellan lui-même ne connaît pas la fin
de l’expédition, puisqu’il est tué par les autochtones le 26 avril 1521 sur l’île de Mactan, aux
Philippines. C’est ensuite le capitaine Del Cano qui prend le commandement de la flotte et achève la
circumnavigation.
3
François BELLEC, Tentation de la haute mer, op. cit., p. 123.
4
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 38.

40
siècle aurait « dans le sang », selon Edmond Bonnaffé1. « Le passage de la migration
instinctive » des premiers voyageurs à long cours2 « à la découverte délibérée est l’un
des signes de l’évolution de la pensée »3 et de la prise de conscience de l’image de la
terre. Sur le plan littéraire, le récit de voyage s’est enfin émancipé de la fonction
édifiante des récits de pèlerinages et l’acheminement vers les lieux sacrés est
remplacé par « l’approche des connaissances désirées4 ». Le savoir est revalorisé aux
dépens de la piété, la soif des « merveilles » cédant la place à la soif de connaissance
de l’Autre. Le XVIe siècle inaugure ainsi la littérature des voyages au sens moderne et
pose les bases d’une tradition littéraire qui évoluera et s’amplifiera au cours des deux
siècles suivants.

2. La question de l’altérité en France au XVIIe siècle :


de l’appropriation matérielle à l’appropriation intellectuelle

Après avoir donné, au premier chapitre, un aperçu général sur la naissance du


voyage de l’époque moderne, notre étude se focalisera dans la suite sur les
expéditions et témoignages français. En effet, au XVIIe siècle, il n’est plus possible
d’écrire une histoire commune des voyages, puisque les chemins des grandes
puissances européennes se séparent. Le désir universel de découvrir la diversité du
monde cède la place à des stratégies d’exploration nationales qui amènent chaque
pays à se tourner vers des centres d’intérêt bien définis.

« Le moins que l’on puisse dire, c’est que les voyages français ne commencent
pas sous une bonne étoile.5 » Nos lecteurs l’auront compris, la France ne fait pas
partie des grandes nations navigatrices qui ont ouvert les portes aux voyages

1
Edmond BONNAFFÉ, Voyages et voyageurs de la Renaissance, Genève, Slatkine, 1970, p. 1.
2
Les premiers voyages au long cours ont été entrepris déjà beaucoup plus tôt par des Polynésiens, des
Arabes ou des Vikings, mais ils « n’eurent pas le privilège d’être des découvreurs » puisqu’ils ne
concevaient pas « la grandeur historique de leur démarche ». (François BELLEC, Tentation de la haute
mer, op. cit., p. 20.) En tant qu’exemple l’on peut citer Leif Eriksson qui serait, selon la tradition
scandinave, le premier à avoir traversé l’Atlantique et débarqué en Amérique du Nord au tournant du
XIe siècle. (Voir François BELLEC, Tentation de la haute mer, op. cit., p. 70.)
3
Ibid., p. 20.
4
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 38.
5
Dirk VAN DER CRUYSSE, Le Noble Désir de courir le monde, op. cit., p. 15.

41
d’exploration de la Renaissance. Préoccupé par les guerres de religion (1562-1598)
qui ravagent le pays, le royaume français n’accorde guère d’importance aux
ambitieuses expéditions maritimes. C’est pourquoi nous n’avons pu ébaucher les
conditions d’émergence du genre viatique qu’en élargissant notre champ de recherche
à l’Europe entière, et plus particulièrement aux explorateurs ibériques. Nous avons vu
aussi que les premières tentatives françaises de s’implanter dans les nouveaux
territoires se sont soldées par un échec : le voyage de Gonneville était tourmenté par
la maladie et des pillages ; l’expédition « France Antarctique » a échoué après cinq
ans seulement à cause de conflits internes ; et qui plus est, la bulle papale Inter
caetera (1493), puis le traité de Tordésillas (1494), ont longtemps endigué les
initiatives françaises dans la course au Nouveau Monde. En effet, suite à la
découverte de l’Amérique, le pape Alexandre VI avait divisé les terres nouvellement
découvertes en deux parties : les Portugais s’étaient vu attribuer le droit d’explorer les
territoires à l’est de la ligne de partage, alors que l’ouest revenait aux Espagnols1. La
France a évidemment contesté la décision pontificale et demandé à voir « la clause du
testament d’Adam qui [l’] exclut du partage du monde2 », mais la Couronne française
a manqué de faire suivre des actes aux paroles et a laissé aux nations ibériques le
monopole sur les routes maritimes. Les rares initiatives françaises à cette époque sont
généralement menées par des individus isolés, dans un cadre « privé et […]
strictement commercial 3 ». Tel est par exemple le cas des frères Parmentier,
malchanceux pionniers français aux Indes orientales en 15294.

Ce n’est qu’aux alentours de 1600 que la situation bascule en faveur des


Français : tout d’abord, l’édit de Nantes (1598) ramène la France à la paix et à la
stabilité et met fin à l’enfermement du pays dans les conflits religieux et politiques
intérieurs. Simultanément, la propagation du protestantisme va de pair avec la mise en
cause de l’autorité pontificale et, par conséquent, de la bulle papale de 1493. D’un
autre côté, l’affaiblissement de l’empire portugais au profit des nouvelles puissances

1
Selon la bulle pontificale de 1493, la ligne de démarcation correspondait à un méridien situé à 100
lieues à l’ouest des Açores et du Cap-Vert. Le traité de Tordésillas a déplacé la ligne de partage vers un
méridien localisé à 370 lieues à l’ouest du Cap-Vert. (Voir Michel MOURRE, Le Petit Mourre, Paris,
Bordas, 2003, article « Tordésillas », p.1193.)
2
Marcel TRUDEL, Histoire de la Nouvelle-France 1, Montréal, Fides, 1963, p. 133-134.
3
Dirk VAN DER CRUYSSE, Le Noble Désir de courir le monde, op. cit., p. 15.
4
Jean et Raoul Parmentier partent au service de l’armateur normand Jean Ango vers l’île de Sumatra
où ils meurent tous les deux de maladie à quelques jours d’intervalle. Voir Sophie LINON-CHIPON,
Gallia orientalis, op. cit., p. 25-30.

42
économiques telles que l’Angleterre et les Provinces-Unies, fraîchement
indépendantes, relativise l’ancien partage du monde et laisse espérer une
redistribution des rapports de force, notamment dans les territoires colonisés de
l’océan indien. La France profite donc du déclin de l’Estado da Índia1 pour se
disputer une place sur la scène coloniale qui lui était restée fermée jusque là.

Comme en témoigne ce nouvel élan expansionniste, les grandes puissances


européennes manifestent, à l’aube du XVIIe siècle, le désir de « s’approprier »
l’Ailleurs – à la fois sur le plan intellectuel et sur le plan matériel – et de s’affirmer en
dehors de l’Europe continentale. Si, au siècle précédent, le voyage était placé sous le
signe des premiers grands explorateurs et de la découverte de la diversité du monde,
le XVIIe siècle, lui, essaie pour la première fois d’y intervenir. Certes, les premières
tentatives d’appropriation de l’Autre apparaissent déjà au XVIe siècle sur le continent
américain, notamment avec l’exploration du golfe du Saint-Laurent par Jacques
Cartier2 ou encore avec le voyage au Brésil de Jean de Léry. Mais ce n’est qu’au
XVIIe siècle que le terme d’« intervention » prend toute son ampleur. En effet, les
viateurs occidentaux du Grand siècle tentent d’instaurer leur propre système de
valeurs dans les régions nouvellement découvertes. Ils aspirent à démystifier le
monde, à y « supprimer toute trace du merveilleux et de l’invraisemblable3 » en y
intégrant les notions d’« ordre 4 » et de « bon sens 5 » propres au rationalisme
humaniste de l’époque. Les propos de Friedrich Wolfzettel nous paraissent des plus
pertinents lorsqu’il écrit que « l’appropriation magique de l’Autre fait place à une
espèce d’appropriation intellectuelle et scientifique6 ». Le voyageur ne se limite plus à
voir et à observer, à faire part de son émerveillement ou de sa terreur, mais il « passe
le monde au crible de son jugement critique en vue d’y instaurer de l’ordre7 ».
Simultanément, le récit de voyage s’éloigne du compte rendu intuitif pour prendre un

1
Terme employé pour désigner toutes les colonies portugaises en Inde.
2
Jacques Cartier (1491-1557) est le premier Français à avoir débarqué au Canada. À la recherche d’un
passage du Nord-Ouest vers les Indes, il découvre en 1534 le golfe du Saint-Laurent, qu’il explorera au
cours de ses voyages ultérieurs. Il prend possession des terres découvertes au nom de François 1er, mais
une première tentative de colonisation sous la direction du sieur de Roberval n’a pas de succès. (Voir
Michel MOURRE, Le Petit Mourre, op. cit., articles « Canada » et « Cartier, Jacques », p. 163 et 174.)
3
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 123.
4
Voir titre du chapitre III dans Le Discours du voyageur de Friedrich Wolfzettel : « Le voyage au
XVIIe siècle : un discours de l’Ordre », op. cit., p. 121.
5
René DESCARTES, Discours de la méthode, Paris, Garnier, 1880, p. 33.
6
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 124.
7
Ibid.

43
caractère plus savant : sa fonction est dès lors « de cataloguer, de hiérarchiser ces
masses énormes d’informations 1 » nouvelles en vue d’établir une taxinomie
« assign[ant] à chaque chose sa place précise »2 . Au lieu de décrire l’Ailleurs par des
analogies maladroites entre le connu et l’inconnu, le voyageur écrivain accorde un
soin particulier à la dénomination systématique de chaque chose et de chaque lieu. Il
s’agit là d’un rituel qui équivaut à une espèce de « baptême3 » consistant à intégrer
l’Autre dans un système de savoir connu. Contrairement aux rationalistes de l’époque
des Lumières, plus enclins au relativisme, les voyageurs du siècle dit classique restent
attachés à des références stables pour mesurer l’Autre. Les valeurs occidentales ont un
« rôle normatif 4 » et tout ce qui échappe à cet « ordre » est considéré comme
« étrange »5.

Le désir de démystifier et de contrôler par la raison les contrées exotiques se


manifeste sur différents plans. À partir des relations viatiques qui nous sont parvenues
du XVIIe siècle, Friedrich Wolfzettel distingue trois types majeurs de voyages qui
sont à l’instar des principales démarches pour s’approprier l’Autre : le voyage
dit commercial, le voyage missionnaire et le voyage de l’honnête homme ou de
l’érudit6. Il va de soi que les différents types de voyageurs, soient-ils commerçants,
explorateurs ou missionnaires, se retrouvent tout au long de l’histoire, mais ils
assument souvent différentes fonctions à la fois. Ne pensons qu’à Marco Polo,
marchand vénitien et ambassadeur du Grand Khan, ou à Magellan, partagé entre sa
passion de l’exploration et le désir d’établir un commerce d’épices avec les Moluques.
Une classification aussi nette que celle proposée par Friedrich Wolfzettel peut donc
paraître quelque peu artificielle7, mais elle permet pour le moins de rendre compte de
la volonté de réorganisation des voyages français au XVIIe siècle. C’est avec le
renforcement de la monarchie sous Louis XIII et Louis XIV ainsi qu’avec l’action des
ministres Richelieu et Mazarin que le commerce maritime français prend son essor.

1
François MOUREAU, Le Théâtre des voyages, op. cit., p. 17.
2
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 124.
3
Ibid., p. 85.
4
Ibid., p. 125.
5
François MOUREAU, Le Théâtre des voyages, op. cit., p.10.
6
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 134, 165 et 187.
7
Friedrich Wolfzettel la nuancera lui-même au fil de son développement en instaurant des catégories
mixtes telles que « le négociant en explorateur » (p. 134), « le négociant en ambassadeur » (p. 142) ou
« le négociant en savant » (p. 154).

44
Ce sera enfin la politique diplomatique de Colbert qui ouvrira véritablement les portes
au voyage d’exploration français.
La colonisation de la Nouvelle-France par Champlain 1 et l’installation de
quelques colonies aux Antilles constituent à peu près les seules initiatives françaises
pour s’établir dans le Nouveau Monde. Convaincu que les guerres intercoloniales
lointaines finiraient par affaiblir la monarchie, l’État français n’aspire guère à étendre
son pouvoir en Amérique du Nord. Intéressée davantage par l’importation de
richesses d’Orient et par l’accès à de nouveaux débouchés commerciaux, la France
tourne donc ses initiatives coloniales vers les pourtours de l’océan indien. Si diverses
Compagnies des Indes voient le jour dès 16002, le principal outil français pour se faire
une place au sein de l’Asie est la Compagnie royale des Indes orientales –
« Compagnie françoise pour le commerce des Indes orientales » de son vrai nom –
créée par Colbert et Louis XIV en 1664. Elle se distingue des autres compagnies des
Indes, comme la fameuse VOC hollandaise (Verenigde Oostindische Compagnie) ou
l’EIC anglaise (East India Company) fondées respectivement en 1602 et 1600, de par
la pluralité de ses activités. Si la VOC et l’EIC sont des entreprises purement
économiques, la Compagnie française s’ouvre à tous les domaines de voyage, qu’il
soit d’ordre religieux ou commercial, afin de se frayer un chemin parmi les puissances
coloniales aux Indes. Outre que de montrer la détermination de la France à s’imposer
en Orient, cette diversité de la Compagnie royale relève d’une démarche universaliste
qui est à l’image du règne de Louis XIV. Le voyage est mis au service de la
glorification du pouvoir.

Sous l’influence de cette évolution le statut du voyageur s’adapte et se précise.


Officiellement du moins, il est assigné à une mission spécifique qui, souvent, oriente
sa perception et la mise en écriture qu’il en fait. Différents types de voyages
engendrent ainsi différents types de voyageurs. Dans l’entrée « voyageurs » du
Dictionnaire du Grand Siècle dirigé par François Bluche, Christian Huetz de Lemps
propose une classification – plus nuancée que celle de Friedrich Wolfzettel – qui tient

1
Entre 1603 et 1633, Samuel de Champlain effectue de nombreux voyages au Canada au cours
desquels il consolide la présence française dans la région. Entre autre, il fonde la ville de Québec en
1608 et accepte deux mandats en tant que gouverneur de la Nouvelle-France. (Voir Michel MOURRE,
Le Petit Mourre, op. cit., article « Champlain, Samuel », p. 186.)
2
Pour une liste exhaustive, voir Joseph CHAILLEY-BERT, Les Compagnies de colonisations sous
l’Ancien Régime, Paris, Armand Colin, 1898.

45
compte de la diversification des voyages sous la politique coloniale de Colbert et de
Louis XIV. Ainsi, il distingue marchands, diplomates, missionnaires, explorateurs,
aventuriers, soldats de fortune et ceux qui voyagent en curieux, sans pour autant
oublier les corsaires, flibustiers ou pirates qui évoluent en marge des expéditions
officielles1. Notre étude ne se donne pas pour objectif d’aborder tous les types de
voyageurs représentés au XVIIe siècle, mais nous nous limiterons à illustrer quelques-
unes des catégories susmentionnées par des exemples concrets, en faisant apparaître
les constantes du voyageur de l’époque, mais également ses ambiguïtés.

Les premiers voyageurs qui se rendent aux Indes orientales sont essentiellement
des marchands ayant pour fonction de briser le monopole portugais et d’asseoir une
place aux diverses Compagnies françaises qui se succèdent dans l’océan indien.
Pensons à François Martin de Vitré (1601-1603) ou à François Pyrard de Laval (1601-
1610). C’est ensuite grâce à l’initiative de la Société de l’Orient ou de Madagascar,
fondée en 1642 par Richelieu, que naît le concept de Gallia orientalis2, un empire
colonial français en Orient. Ainsi, en 1648, la France fait sienne l’idée anglaise de
coloniser Madagascar et y envoie Étienne de Flacourt comme gouverneur. Dans la
lignée de ce que laisse espérer le rapport de Flacourt, le discours propagandiste de
Louis XIV et de Colbert vante les mérites de l’île de Madagascar en dressant le
portrait d’un paradis terrestre « facile à fabriquer3 » et préparant ainsi le terrain pour
la fondation de la grande Compagnie royale. Il s’agit de « donner à toute la France
une idée avantageuse de cet établissement4 ». Après quelques premières entreprises
décevantes5, la Compagnie royale entre dans sa « grande époque6 » à partir de 1668,
avec les expéditions de routine telles que celle de Charles Dellon (1668-1677),
l’escadre de Perse dirigée par Jacob Blanquet de La Haye (1670-1675) ou encore
l’expédition de François de L’Estra (1671-1675). Cependant les objectifs de la
Compagnie royale sont ambigus : elle est tiraillée d’emblée entre les ambitions

1
Les catégories citées ci-dessus sont reprises librement du Dictionnaire du Grand siècle, sous la
direction de François Bluche, Paris, Fayard, 2005.
2
Le titre de l’ouvrage de Sophie Linon-Chipon s’en inspire.
3
Sophie LINON-CHIPON, Gallia orientalis, op. cit., p. 73.
4
Pierre Joseph d’OLIVET, Paul PELLISSON-FONTANIER, Histoire de l'Académie française, Paris,
J.-B. Coignard, 1743, vol. 1, p. 364.
5
Ne pensons qu’à l’expédition de Souchu de Rennefort (1665-1667) ou à celle du marquis de
Mondevergue (1666-1671), tenu pour responsable par Louis XIV de l’échec de la colonisation de
Madagascar.
6
Sophie LINON-CHIPON, Gallia orientalis, op. cit., p. 94.

46
purement commerciales de ses actionnaires privés et les visées plutôt coloniales du roi
et de son ministre, ce qui conduit à l’échec de plus d’une de ses entreprises. Face au
faible rendement des tentatives répétées de coloniser Madagascar, la Compagnie fait
l’objet d’une réorganisation en 1685 : elle se concentre dorénavant davantage sur le
négoce avec les Indes et voit dans l’implantation de comptoirs commerciaux une
nouvelle possibilité de faire valoir les prérogatives françaises en Orient, surtout face
aux Hollandais contre lesquels la France est en guerre depuis 1672. En outre, elle
envisage désormais des « armements mixtes1 », à savoir des voyages à buts multiples,
censés augmenter la rentabilité de la Compagnie. Ne citons que l’exemple de
l’escadre de Du Quesne-Guiton2 (1690-1691), à la fois militaire et politique, dont
nous gardons le célèbre récit de Robert Challe.

Les tensions au sein de la Compagnie constituent probablement aussi l’une des


raisons pourquoi Louis XIV se tourne vers le chevalier de Chaumont et l’abbé de
Choisy pour diriger l’ambassade de Siam de 1685. Le premier est issu d’une famille
protestante et s’est converti au catholicisme.

C’est pour cela, que Sa Majesté, qui se proposait principalement le bien de la


Religion et la conversion du roi de Siam […], choisit M. le chevalier de
Chaumont pour un emploi si glorieux, persuadé que les bons exemples qu’il
donnerait en ce pays-là seraient autant de preuves de la sainteté du christianisme
qui achèveraient de convaincre ce roi de la vérité de notre religion.3

L’abbé de Choisy a, lui aussi, vécu une conversion pour le moins spectaculaire :
autrefois connu pour son goût du travestissement et des jeux, il s’est rangé et retiré au
séminaire des Missions étrangères suite à une grave maladie :

[…] Dieu me fît miséricorde. Une pensée si consolante me donna courage.


L’esprit en repos contribua à ma guérison autant et plus que le quinquina, et je
me vis bientôt en état de jouir encore une fois de la vie que je n’avais souhaitée
que pour faire pénitence.4

1
Ibid., p. 140.
2
L’escadre militaire d’Abraham Du Quesne-Guiton n’est pas à confondre avec la flotte envoyée à l’île
Bourbon par Henri Du Quesne en 1690. Voir infra, p. 83-84.
3
Guy TACHARD, Voyage de Siam des Pères Jésuites, Paris, A. Seneuze et D. Horthemels, 1686, p.
12.
4
François-Timoléon de CHOISY, Louis de Courcillon de DANGEAU, Quatre Dialogues, Fribourg,
Editions universitaires Fribourg Suisse, 1981, p. 69.

47
Dans le cadre d’une « [ambassade officielle chargée] de promouvoir l’image de
la France comme le pays le plus puissant d’Europe1 » et connaissant la seule « vraie »
religion, Louis XIV fait donc davantage confiance à des hommes « qui [concentrent]
toutes leurs forces dans la conversion des ‘infidèles’ » plutôt qu’à des marchands
« qui à tout moment [peuvent] être tentés de trafiquer à leur compte, négligeant
l’intérêt de la nation »2.

Au premier abord, le petit aperçu historique ci-dessus ne semble témoigner que


de deux types de voyageurs : les marchands – qu’ils voyagent à titre privé ou qu’ils
soient commandités par la Compagnie royale – et les ambassadeurs officiels au nom
du roi. Or, si l’on y regarde de plus près, l’on constatera que, malgré la spécification
des attributions sous Colbert, « [p]lusieurs motivations avouées ou secrètes peuvent
coexister chez un voyageur3 ». Choisissons à titre d’exemple l’ambassade de Siam.
Selon la classification de Christian Huetz de Lemps, Chaumont et Choisy sont des
envoyés officiels au nom du roi. Or, outre que de préparer une alliance franco-
siamoise en vue d’obtenir des avantages diplomatiques et financiers, la délégation de
Louis XIV poursuit un objectif clairement religieux. La preuve la plus frappante qu’il
s’agit d’une ambassade de nature religieuse nous est livrée par Chaumont et Choisy
dans leurs relations respectives. Chaumont, fidèle au ton protocolaire d’un
ambassadeur, écrit :

[…] le sujet de mon ambassade était que l’on avait dit au Roi que le roi de Siam
avait beaucoup de penchant à se faire chrétien, et que si le Roi lui envoyait un
ambassadeur, on ne doutait pas qu’il ne se déterminât entièrement d’embrasser
cette religion, ce qui était le principal sujet de mon ambassade, et que le Roi
avait une forte passion de voir réussir cette grande affaire.4

Choisy, par contre, s’exprime avec l’enthousiasme de son zèle religieux


nouvellement découvert :

Un roi se faire chrétien, un million d’âmes suivre son exemple : voilà peut-être
ce que nous allons voir ; voilà au moins ce que nous allons tenter. Y eut-il jamais

1
Sylvie REQUEMORA-GROS, Voguer vers la modernité, PUPS, 2012, p. 18.
2
Sophie LINON-CHIPON, Gallia orientalis, op. cit., p. 127.
3
Dirk VAN DER CRUYSSE, Le Noble Désir de courir le monde, op. cit., p.33.
4
Alexandre de CHAUMONT, Relation de la négociation de M. de Chaumont à Siam, manuscrit
conservé aux archives de la Bibliothèque nationale de France, Collection Margry, NAF [9380], fol.
160.

48
un plus beau dessein ? Et peut-il entrer dans l’esprit de l’homme une idée plus
noble, une pensée plus magnifique ?1

De son côté, Louis XIV reste plus modéré dans ses propos sans pour autant être
imprécis :

Nous serons très aise de trouver les occasions de vous témoigner la


reconnaissance avec laquelle nous avons appris que vous continuez votre
protection aux évêques et autres missionnaires apostoliques qui travaillent à
l’instruction de vos sujets dans la religion chrétienne ; et notre estime particulière
pour vous nous fait désirer ardemment que vous vouliez vous-même les écouter,
et apprendre d’eux les véritables maximes et les mystères sacrés d’une si sainte
religion dans laquelle on a la connaissance du vrai Dieu […].2

Cette volonté missionnaire témoigne non seulement de la ferveur religieuse qui


marque la seconde moitié du règne de Louis XIV – ne pensons qu’à la maxime « un
roi, une foi, une loi » –, mais elle s’inscrit aussi dans le mouvement d’appropriation
culturelle de l’Autre, caractéristique du XVIIe siècle. Or, le cumul de plusieurs
fonctions n’est pas l’unique facteur qui rend le statut du voyageur complexe. Ce sont
avant tout les motivations privées ou inavouées qui font tout l’intérêt du viateur.
Choisy, par exemple, écrit avant son départ qu’au cours du voyage, il s’occupera à
« la religion, [au] commerce, [à] la curiosité3 ». Si, à ses yeux, la curiosité et le
commerce ne justifient pas de s’exposer aux dangers des grands voyages4, il consacre
toutefois une large partie de son Journal à des anecdotes personnelles ou des
remarques intimes. En effet, il envisage le voyage comme un « parcours intellectuel et
culturel5 » lui permettant de s’instruire à diverses occasions et d’améliorer ainsi à la
fois son « être » et son « paraître » 6. Les enseignements que Choisy tire de son

1
François-Timoléon de CHOISY, Journal du voyage de Siam, Genève, Olizane, 2006, p. 50.
Inscription du 22 avril 1685. Toutes nos citations du Journal du voyage de Siam de Choisy font
référence à cette édition.
2
LOUIS XIV, « Lettre du roi au roi de Siam », Mercure galant, juillet 1686, Lyon, Thomas Amaulry,
1686, p. 190-191.
3
François-Timoléon de CHOISY, Mémoire rédigé en janvier 1685, in Journal du voyage de Siam,
Paris, Fayard, 1995, Annexe 2, p. 380.
4
« Rien n’est si fragile que la vie, et je ne comprends pas comment ceux qui ne croient que cette vie
[…] veulent aller à la mer. […] Mais pour nos, missionnaires, c’est à eux à être braves. Que hasardent-
ils ? Leur vie. S’ils la hasardent, s’ils la donnent pour le service de Dieu, ce Dieu de justice leur en
donnera une autre cent fois plus heureuse, et qui durera éternellement. » (François-Timoléon de
CHOISY, Journal du voyage de Siam, op. cit., p. 91. Inscription du 9 juillet 1685.)
5
Sophie LINON-CHIPON, Gallia Orientalis, op. cit., p. 136.
6
« Les missionnaires, outre le portugais et le siamois qu’ils apprennent, font des conférences trois fois
par semaine : le mardi des cas de conscience, le jeudi sur une matière de piété, et le samedi sur
l’Évangile du dimanche. Pour moi je tâte un peu de tout ; et si je ne deviens pas savant, ce qui n’est pas
possible puisque je ne le suis pas devenu à votre école, j’aurai au moins une légère teinture de
beaucoup de choses. J’ai une place d’écoutant dans toutes leurs assemblées […] Quand la balle me

49
voyage au Siam sont, par conséquent, davantage dus à son attitude de « curieux » ou
de « dilettante1 » qu’à sa fonction d’ambassadeur ou de missionnaire.

Nous rencontrons une polyvalence semblable chez bon nombre de voyageurs de


la Compagnie royale des Indes. Charles Dellon s’engage en tant que médecin auprès
de la Compagnie pour « chercher dans le commerce des étrangers la connaissance de
leurs mœurs » et satisfaire ainsi sa « passion de voyager » et sa « curiosité » 2 .
Barthélémy Carré, envoyé à deux reprises comme « courrier du roi en Orient » (1668-
1671 et 1672-1674) pour observer le fonctionnement de la Compagnie royale,
déclare :

Les affaires ne faisaient pas néanmoins toute mon occupation ; j’en avais une
plus agréable et plus selon mon goût. C’était d’examiner les mœurs des hommes
et leurs coutumes, et d’apprendre mille choses qui, pour le vrai bonheur de la
vie, sont d’un plus grand avantage que ni tout or ni tout l’argent de l’Orient.3

Choisissons en tant que dernier exemple François de L’Estra, qui part


officiellement en tant que négociant pour aller rejoindre à Surate l’escadre de La
Haye. Ce dernier a pris la route des Indes en 1670 avec pour mission de se renseigner
sur l’état de la colonie de Madagascar et de « faire voir un petit échantillon de [l]a
puissance [de Louis XIV] aux princes d’Asie4 ». À l’image de l’ambivalence des
objectifs de la Compagnie, l’escadre de La Haye s’inscrit dans une lignée à la fois
commerciale et coloniale. Or, L’Estra dénie d’emblée toute appartenance à ceux qui
ne voyagent que par cupidité, bien qu’il concède que, pragmatiquement, l’expédition
s’insère dans une visée commerciale :

Le désir de voyager plutôt que d’amasser des richesses m’ayant engagé à


Messieurs de la Compagnie royale établie en France pour le commerce des Indes

vient naturellement, et que je me sens instruit à fond de la chose dont il s’agit, je me laisse forcer et je
parle à demi-bas, modeste dans le ton de la voix aussi bien que dans les paroles. Cela fait un effet
admirable, et souvent, quand je ne dis mot, on croit que je ne veux pas parler ; au lieu que la bonne
raison de mon silence est une ignorance profonde, qu’il est bon de cacher aux yeux des mortels. »
(François-Timoléon de CHOISY, Journal du voyage de Siam, op. cit., p. 57. Inscription du 5 mai
1685.) Cette inscription montre à la fois le désir de Choisy de combler certaines lacunes et celui
d’améliorer l’image que l’on a de lui. En effet, il est très soucieux de son « paraître » pour effacer les
traces de son passé moins glorieux.
1
Sophie LINON-CHIPON, Gallia Orientalis, op. cit., p. 132.
2
Charles DELLON, Relation d’un voyage des Indes orientales, op. cit., vol. 1, p. 1-2.
3
Barthélémy CARRÉ, Voyage des Indes orientales, Paris, Veuve Claude Barbin, 1699, vol. 1, p. 100-
101.
4
Extrait d’une lettre de Colbert à De Faye datée du 31 mars 1669. Cité par Ernest LAVISSE, Louis
XIV, Paris, J. Tallandier, 1978, vol. 1, p. 246.

50
orientales, je partis de Paris au commencement de l’année 1671 pour me rendre
en Bretagne où je devais joindre Monsieur Blot qui allait à Surate exercer la
commission de directeur de cette Compagnie.1

En se disant poussé par le « désir de voyager », L’Estra tente d’ennoblir


l’objectif de son voyage pour se distancier de « l’infinité d’auteurs2 » qui ont pris la
mer avant lui par pure convoitise. Au lieu de se contenter du statut de simple agent de
la Compagnie royale, L’Estra se revendique de l’indépendance et de la liberté de
jugement propres à la figure de l’humaniste classique. Si, au début, l’on peut encore
soupçonner cette soif de l’Ailleurs d’être un simple topos rhétorique, elle se
concrétise au fil du récit : en dédiant des chapitres entiers à la description de pays
exotiques, de coutumes locales et d’animaux inconnus en Europe3, L’Estra montre
clairement que son intérêt pour la richesse et l’extraordinaire diversité du monde
dépasse le regard du simple commerçant. Sa curiosité et son besoin de vérification4
font de lui un voyageur actif, désireux de s’instruire et d’instruire les autres.5

Il est donc vrai que la curiosité et le désir de voyager semblent animer beaucoup
de voyageurs de cette époque, mais rares sont ceux qui voyagent « par pur plaisir6 ».
Aventuriers ou curieux à la base, ils sont obligés de se subordonner à une mission
officielle afin de financer leur « fringale des voyages7 ». Cela explique d’ailleurs
pourquoi, parmi tous ceux qui ont voyagé, les commerçants et les missionnaires sont
les deux catégories qui paraissent avoir contribué le plus à la littérature viatique.

1
François de L’ESTRA, Relation ou journal d’un voyage nouvellement fait aux Indes orientales, rééd.
sous le titre Voyage de François de L’Estra aux Indes orientales (1671-1675), Paris, Chandeigne,
2007, p. 57. Toutes nos citations de la Relation ou journal de L’Estra font référence à cette édition.
2
Ibid., p. 272.
3
Ne citons que quelques titres tirés de la table des matières établie par François de L’Estra dans
l’édition originale: « Baleine d’une prodigieuse longueur qui dormait aux rayons du soleil », « Tortue
extrêmement grande dont l’écaille était plus large que le fond d’un gros muid », « Description du cap
de Bonne-Espérance et de plusieurs curiosités que le gouverneur nous fit voir » ou encore « Coutumes
des habitants de Surate ». (François de L’ESTRA, Voyage de François de L’Estra aux Indes orientales,
op. cit., p. 343-351.)
4
Par exemple, L’Estra se montre avide de connaître l’histoire du Pic d’Adam et du meurtre d’Abel par
son frère Caïn. N’étant pas capable de lire lui-même les caractères de l’épigraphe sur le tombeau,
L’Estra les a « imités sans savoir ce qu’ils signifient » : « Je les ai insérés dans la pensée que peut-être
quelqu’un pourra les expliquer. » (François de L’ESTRA, Voyage de François de L’Estra aux Indes
orientales, op. cit., p. 155.)
5
L’Estra prétend que le récit de ses aventures peut « servir d’instructions à ceux qui voudraient
entreprendre le voyage des Indes orientales. » (François de L’ESTRA, Voyage de François de L’Estra
aux Indes orientales, op. cit., p. 272.) S’il faut mettre en question si L’Estra voulait fonctionner comme
guide ou s’il ne s’agit pas là d’un prétexte permettant de justifier la publication de son récit, il est
indéniable que la Relation ou journal comporte une dimension éducative.
6
Dirk VAN DER CRUYSSE, Le Noble Désir de courir le monde, op. cit., p. 31.
7
Ibid., p. 32.

51
Conscients de la « finalité mixte1 » de leur expédition, certains voyageurs ne
voient plus dans leur mission officielle « une fin en soi, mais plutôt un tremplin […]
d’une carrière plus ambitieuse2 ». Comme le montre l’exemple de L’Estra ci-dessus,
le marchand connaît un « ennoblissement idéologique3 » au XVIIe siècle. Grâce à la
curiosité, le voyage commercial se rapproche notablement du voyage érudit. Le
négociant et le savant se ressemblent d’emblée dans la mesure où tous les deux
« accumul[ent] des connaissances théoriques4 » sur l’Ailleurs, l’un pour s’enrichir
matériellement, l’autre pour s’enrichir intellectuellement. De plus, le commerçant
ainsi que l’érudit poursuivent l’objectif de ramener des biens de contrées exotiques,
l’un pour en tirer du bénéfice, l’autre pour en faire un objet de collection. Or, poussé
par la curiosité, le commerçant n’en reste pas toujours à sa fonction utilitaire, mais
participe activement à l’appropriation intellectuelle de l’Autre. En se faisant écrivain,
il imite la mode des célèbres « cabinets de curiosité » qui sont à l’image du désir d’un
savoir totalisant, typique de l’esprit classique. À travers son récit, le voyageur écrivain
propose à son tour une collection de merveilles issues d’un Ailleurs lointain.

[L]e négociant ne se contente plus de son rôle de consommateur passif, tout au


plus de mécène, de la culture officielle […] ; il s’offre, au contraire, comme
l’agent, le protagoniste et le nouveau représentant d’une sorte de littérature qui,
sous le signe d’une utilité générale, en vient à plaider la cause de l’émancipation
culturelle de la classe commerçante et de son accès à l’activité littéraire.5

Jean Chardin (1643-1713), fils d’un joaillier protestant, est peut-être l’exemple
le plus connu d’un voyageur qui mêle à sa fonction de commerçant un intérêt
infatigable de l’Autre.

J’entrepris […] ce grand voyage, tant pour étendre mes connaissances sur les
langues, sur les mœurs, sur les religions, sur les arts, sur le commerce, et sur
l’histoire des Orientaux, que pour travailler à l’établissement de ma fortune.6

La hiérarchisation des centres d’intérêt cités par Chardin montre clairement que,
pour lui, le « périple commercial » relève avant tout de « l’aventure intellectuelle »7.

1
Ibid., p. 33.
2
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 154.
3
Ibid., p. 134.
4
Ibid., p. 187.
5
Ibid., p. 143.
6
Jean CHARDIN, Voyages du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient, Paris, Le
Normant, 1811, vol. 1, p. 1.
7
Dirk VAN DER CRUYSSE, Le Noble Désir de courir le monde, op. cit., p. 33.

52
Ce sont précisément la « finalité mixte » et l’« émancipation culturelle », mises
en évidence plus haut, qui confèrent leur intérêt aux récits de voyage et permettent de
les inclure aujourd’hui dans le domaine de la littérature, même si ce n’est que sous
forme d’un genre dit mineur. En effet, les notes de voyage authentiques répondent
souvent à des critères formels dictés par la nature de l’entreprise. Ainsi, les marins
doivent tenir un journal de bord ; les commerçants décrivent généralement les
marchandises et documentent les transactions effectuées ; les missionnaires, quant à
eux, rédigent des rapports sur leur action apostolique, dont les plus connus sont les
Lettres édifiantes et curieuses des Jésuites. Le récit ou journal de voyage, en tant que
genre littéraire abouti, n’existe qu’à partir du moment où la dimension purement
utilitaire des notes prises à bord cède la place à une mise en littérature de l’expérience
intime du voyage.

Il est vrai que la réécriture des notes authentiques est souvent à l’origine des
relations de voyage, mais il y a également une évolution alternative : dérivé des
modèles techniques, le journal de voyage adopte parfois certains principes de ces
derniers, tout en les intégrant à une écriture plus élaborée et plus personnelle du
voyage. C’est ainsi qu’une écriture journalière, spontanée et parfois fragmentaire peut
rencontrer des réflexions confidentielles dignes d’un journal intime. C’est le cas par
exemple du Journal de Choisy ou encore de la Relation ou journal de L’Estra.

Si les récits de voyage sont longtemps restés réservés à un public restreint1, ils
connaissent un succès croissant auprès du public cultivé au cours du XVIIe siècle. Ce
sont, d’une part, le grand nombre de publications qui voient le jour au cours de ce
siècle2 et, d’autre part, la circulation des rapports de mission dans les salons de la
haute société qui provoquent l’intérêt des mondains et donnent lieu à une nouvelle
mode : le goût de l’exotisme. Étant introduits dans les salons par les prêtres, les récits

1
Dans la tradition du XVIe siècle, tout récit de voyage s’adresse dans un premier temps au
commanditaire du voyage ainsi qu’aux proches et au milieu familial. Il est assez fréquent que le
voyageur prétexte l’insistance de la part des amis afin de justifier la publication de ses aventures. Cet
artifice permet à l’auteur d’attendre l’« approbation » des proches qui « servira de caution permettant
ensuite de […] divulguer [le récit] à un lectorat plus vaste ». (Sophie LINON-CHIPON, Gallia
Orientalis, op. cit., p. 189.)
2
La statistique réalisée par Henri-Jean Martin montre un accroissement constant des productions entre
1630 et 1700. Il relève deux points culminants dans les années 1660 et les années 1680 – avec 80,
respectivement 120 parutions par décennie. (Voir Henri-Jean MARTIN, Livre, pouvoir et société à
Paris au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1969, vol. 2, p. 1073.)

53
de mission font initialement partie d’une espèce de propagande qui est surtout censée
sensibiliser les gens d’un point de vue financier. Pourtant, l’effet produit est tout
autre. Les relations de voyages entrepris dans des contrées lointaines éveillent la
curiosité des mondains pour l’exotique et deviennent le principal acteur dans « la
promotion de la littérature des voyages au rang […] d’une <littérature de masse> du
public cultivé1 ».

En guise de conclusion, il convient de souligner que de larges différences


séparent les voyageurs du début du siècle de ceux qui voyagent vers la fin du siècle.
Si, autour de 1600, les voyageurs français – encore inexpérimentés – entreprennent
les premières tentatives d’explorer les contrées exotiques, leurs successeurs
s’investissent dans une appropriation systématique et lucrative de l’altérité. Sur le
plan littéraire, les rapports utilitaires se voient progressivement substituer des
relations plus personnelles, où le moi ne sert plus uniquement à authentifier le voyage
et à garantir sa véridicité, mais où le voyageur écrivain devient un protagoniste à part
entière. Ces récits témoignent – parfois de façon intime – des aventures d’un moi qui
observe, qui juge et qui tente de s’enrichir culturellement. La curiosité est ainsi mise
au service de l’érudition et trouve son aboutissement dans la publication du récit, qui
permet de partager le savoir avec une société mondaine de plus en plus avide
d’exotisme. L’on peut donc retenir que le XVIIe siècle se distingue par « un nouvel
esprit scientifique » qui se voit encouragé par « une politique culturelle »2. D’abord
occupation secondaire de commerçants ou de missionnaires voyageurs, la recherche
de « trésors de l’érudition3 » se voit ensuite promue au rang de but national avec la
création de diverses académies, telles que l’Académie royale des Inscriptions et
Médailles fondée en 1663 par Colbert ou l’Académie des Sciences fondée en 1666.
C’est d’ailleurs en grande partie grâce au soutien de l’État que le troisième type de
voyages cité par Friedrich Wolfzettel – le voyage érudit – prend progressivement son
essor4. Citons, pour terminer, le portrait de Jean de Thévenot (1633-1667) qui incarne
mieux que tout autre la figure du voyageur dit « savant » au XVIIe siècle et qui

1
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 128.
2
Ibid., p. 189.
3
Ibid., p. 188.
4
Friedrich Wolfzettel avoue cependant lui-même que le voyage savant « à l’état pur » n’existe pas
encore au XVIIe siècle. Il correspond plutôt à un idéal qui incite les voyageurs à « faire preuve d’une
vaste érudition dans plusieurs domaines ». (Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op.
cit., p. 192.)

54
annonce les Lumières de par son dévouement à « l’idéal d’un savoir désintéressé »
(par opposition au commerçant) :

Il est certain qu’il [Monsieur de Thévenot] a entrepris tous ses voyages dans une
vue plus noble, que celle qui conduit beaucoup de ceux qui portent leurs pas si
loin, & qui faisant leur capital de leur négoce, ne peuvent donner à la curiosité
publique, que la moindre partie de leur application : pour lui il s’y est donné tout
entier, & avec une telle assiduité, au rapport de ceux qui l’ont vu dans ces pays,
qu’à peine avait-il le temps de manger.1

Alors qu’il se dévoue à la recherche « d’un savoir désintéressé », Thévenot n’en


oublie pourtant pas le côté agréable et divertissant du voyage. Il veut « donner à ce
corps un beau visage », c’est-à-dire « cet agrément & cette politesse si nécessaire,
pour le produire parmi les honnêtes gens »2. Il conjugue ainsi dans une œuvre unique
l’idéal scientifique et la dimension plaisante qui caractérisent la littérature de voyage
du Grand siècle.

3. Au tournant du XVIIIe siècle :


le rôle du voyage dans la « crise de la conscience » française

Nous venons de le montrer, le XVIIe siècle voit en France la naissance des


voyages lointains, suivie de près de l’émergence de la mode des récits viatiques. Or,
malgré l’essor de la politique coloniale et commerciale de Colbert, les voyageurs ne
représentent qu’une petite partie de la société et les Français sédentaires sont loin de
partager tous leurs idéaux. En effet, en France la période dite classique est celle de la
stabilité. Après le déchirement du pays par les guerres de religion au siècle précédent
et les troubles nés des deux périodes de régence dans la première moitié du XVIIe, les
deux premières décennies du règne de Louis XIV constituent un moment de calme et
d’équilibre. Sur les plans politique et religieux, l’absolutisme est bien établi et garantit
l’ordre et la paix au sein du pays. Le respect du droit divin, selon lequel « toute

1
Jean de THÉVENOT, Suite du voyage au Levant, Paris, Charles Angot, 1674, « Préface », p. VI.
2
Ibid., p. III.

55
puissance vient de Dieu1 », préserve le roi de révoltes, qui équivaudraient à des
impiétés. En revanche, le monarque doit agir en conformité avec Dieu et veiller au
bonheur de ses sujets. Sur le plan social, une stricte hiérarchie maintient la discipline
parmi la population et assure le bon fonctionnement de la société.

La hiérarchie, la discipline, l’ordre que l’autorité se charge d’assurer, les dogmes


qui règlent fermement la vie : voilà ce qu’aiment les hommes du dix-septième
siècle.2

D’une façon générale, l’on peut dire que le XVIIe siècle tente d’« éviter tout
changement, qui risquerait de détruire un équilibre miraculeux 3 ». Selon Pascal,
« [t]out le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas
demeurer au repos, dans une chambre4 ». La curiosité qui incite les voyageurs à
quitter leur domicile et à parcourir le monde pour apprendre comment vivent ou
pensent les hommes habitant dans des contrées lointaines est dès lors perçue comme
dangereuse, voire « folle5 ». D’une part, on a peur de l’inconnu, à savoir de tout ce qui
se situe en dehors de l’espace protégé de la France. D’autre part, les voyageurs,
revenant d’un périple à l’autre bout du monde, rapportent souvent les tourmentes
qu’ils ont connues : la maladie, les tempêtes, la rencontre de tribus sauvages – et qui
plus est non chrétiennes – ou encore les conflits et l’emprisonnement. Face au récit de
ces mésaventures, l’esprit classique ne comprend guère comment l’on peut
« émietter son âme » au cours de voyages hasardeux, alors que l’on devrait la
« concentrer » et « l’appliquer aux problèmes éternels »6. En effet, la religion est au
centre des préoccupations en cette seconde moitié du XVIIe siècle. Les questions de
l’accès au salut éternel, de la grâce divine et du libre arbitre de l’homme partagent les
esprits. La doctrine jésuite – résolument optimiste – est fondée sur la croyance que
Dieu accorde à l’homme un salut qu’il est libre d’accepter ou non, alors que la
doctrine janséniste, plus pessimiste, repose sur la prédestination et se rapproche par là
des thèses protestantes : Dieu accorde ou n’accorde pas le salut, mais l’homme ne
peut pas le mériter grâce à ses qualités ou sa dévotion. Cette conception exige un

1
Jacques-Bénigne BOSSUET, Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte, Paris, Pierre
Cot, 1709, « Livre troisième où l’on commence à expliquer la nature et les propriétés de l’autorité
royale », article II, proposition I, p. 81.
2
Paul HAZARD, La Crise de la conscience européenne, op. cit., p. 7.
3
Ibid., p. 15.
4
Blaise PASCAL, Pensées, Paris, LGF, 2000, fragment 168, p. 121.
5
Paul HAZARD, La Crise de la conscience européenne, op. cit., p. 15.
6
Ibid.

56
mode de vie austère pour ne pas compromettre, par une vie dissolue, le grâce que
Dieu a peut-être accordée. La lutte entre jésuites et jansénistes marque aussi bien la
vie politique que la vie culturelle. Ancrés dans le pouvoir, les premiers exercent une
influence considérable, notamment à travers leurs collèges prestigieux. Les seconds
reprochent à la monarchie et à l’Église leur exubérance et leur démesure, s’attirant
ainsi la colère de l’État. Bon nombre de grands esprits du XVIIe siècle mettent leurs
œuvres au service de la religion et influencent ainsi directement l’esthétique
classique. Ainsi, dans ses pièces, Corneille met en scène un homme libre et vertueux,
animé par « l’étincelle divine1 », qui incarne l’idéal de magnanimité cultivé par les
jésuites. Racine, proche du jansénisme de Port-Royal, dépeint dans ses tragédies
l’emprisonnement de l’homme dans ses passions et son impuissance face à la
prédestination divine. Enfin Pascal, janséniste endurci, invite ses lecteurs à « parier2 »
pour Dieu plutôt que de se livrer à des activités hasardeuses :

Combien de choses fait-on pour l'incertain : les voyages sur mer, les batailles ! Je
dis […] qu’il y a plus de certitude à la religion que non pas que nous voyions le
jour demain. Or, quand on travaille pour demain, et pour l'incertain, on agit avec
raison.3

Les propos de Pascal illustrent que, pour l’esprit classique, le voyage ne


constitue pas une entreprise judicieuse.

Cependant le voyage n’est pas en contradiction avec l’esprit classique à tous les
niveaux. Souvenons-nous que la période baroque (fin du XVIe et première moitié du
XVIIe siècle) était fascinée par le mouvement et la complexité du monde, ce qui
constituait une réaction directe aux Grandes Découvertes et aux bouleversements
idéologiques qui s’ensuivirent. Le classicisme, lui, réfute cette complexité et
recherche derrière les apparences une vérité universelle commune à tous les hommes.
Dès lors, l’on peut dire que la curiosité du voyageur s’inscrit dans cette volonté de
dégager une nature humaine indépendante des lieux et des temps. Or, face à l’altérité
souvent déconcertante – parfois même choquante – qu’ils découvrent, les voyageurs

1
Marc FUMAROLI, Héros et orateurs, Genève, Droz,, 1996, p. 12.
2
Le passage suivant des Pensées est couramment appelé le « pari de Pascal » : « Oui, mais il faut
parier. Cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqué. […] Pesons le gain et la perte, en prenant croix
que Dieu est. Estimons ces deux cas : Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne
perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. ! » (Blaise PASCAL, Pensées, op. cit., fragment 680,
p.461.)
3
Ibid., fragment 480, p. 336.

57
classiques sont désemparés. Dans l’impossibilité de constater une nature commune
entre les « sauvages » d’Afrique ou d’Amérique et l’honnête homme qui fréquente les
salons parisiens et la cour de Louis XIV, ils recourent alors à l’appropriation de
l’Autre (décrite au chapitre précédent) afin de « maîtriser » la complexité apparente
du monde. Ainsi Colbert écrit à propos de la colonie française au Canada qu’on doit
« appeler les habitants du pays en communauté de vie avec les Français », les
« instruire dans les maximes de notre religion et même dans nos mœurs », de sorte à

composer avec les habitants du Canada un même peuple et fortifier par ce moyen
cette colonie, changer l’esprit de libertinage qu’ont tous ces sauvages en celui
d’humanité et de société que les hommes doivent avoir naturellement.1

Un autre exemple qui permet de rapprocher classicisme et voyages se rencontre


en la personne de René Descartes, que l’on peut qualifier comme l’un des pères de la
pensée classique. Descartes recherche lui-même dans le voyage de nouveaux savoirs :
curieux de sciences et de philosophie, il parcourt les Provinces-Unies et finit sa vie en
Suède. Mais, ce qui nous paraît encore plus intéressant c’est qu’il situe à la première
place des passions l’« admiration » qu’il définit comme « une subite surprise de l'âme,
qui fait qu'elle se porte à considérer avec attention les objets qui lui semblent rares et
extraordinaires 2 ». Ne retrouvons-nous pas dans cette définition les traits de la
curiosité du voyageur qui observe et juge les merveilles exotiques ?

Nous constatons d’ores et déjà que les voyages entretiennent une relation
complexe avec les grands courants de pensée du XVIIe siècle. Dans la suite, nous
tenterons de montrer que les influences entre les deux sont loin d’être unilatérales,
mais que l’esprit classique et l’expérience du voyageur se complètent et se
transforment réciproquement, favorisant ainsi la naissance d’idées nouvelles.

À partir des années 1680, une série de mutations politiques et culturelles


remettent en question les bases du classicisme, rendant les Français plus réceptifs aux
idées véhiculées par certains récits de voyage. En 1683, deux événements à la tête de
l’État enclenchent le déclin de la politique de prestige louis-quatorzienne : d’une part,
la mort de Colbert est suivie d’une crise économique et sociale ayant des

1
Cité par Jacques MADAULE, Histoire de France, Gallimard, 1943, vol. 1, p. 306.
2
René DESCARTES, Les Passions de l’âme, article 70, in Œuvres de Descartes, Paris, Charpentier,
1850, p. 554.

58
répercussions à l’intérieur, comme à l’extérieur du pays. Sous le « colbertisme », le
commerce maritime avait procuré les principaux moyens financiers de la suprématie
française. Or, même si la France a réussi à se frayer un chemin sur la place coloniale à
partir de la seconde moitié du siècle, elle a toujours gardé un retard sur les autres
puissances maritimes, telles que les Hollandais ou les Anglais. Alors que celles-ci
s’intéressent d’emblée aux débouchés économiques, Louis XIV reste trop longtemps
attaché à la gloire, et c’est en partie son entêtement à vouloir coloniser Madagascar
(au lieu de se concentrer sur le commerce) qui est responsable des dérives de la
Compagnie royale vers la fin du siècle1. De plus, la France s’engage dans plusieurs
guerres très éprouvantes pour les finances du royaume : la guerre de la Ligue
d’Augsbourg (1688-1697), la guerre de succession d’Espagne (1701-1714). Ces
conflits ne font pas uniquement perdre à la France quasiment tous ses territoires sur le
continent américain ; aussi la lourde charge des impôts pour compenser les problèmes
financiers plonge le pays dans la misère. Face au clivage qui oppose désormais les
plus pauvres à la grande bourgeoisie, une sensibilité nouvelle pour les inégalités
sociales voit le jour.
D’autre part, le mariage du roi à Madame de Maintenon en cette même année
1683 est généralement tenu pour responsable de l’orientation austère et dévote que
prend le règne de Louis XIV à partir des deux dernières décennies du XVIIe siècle. La
révocation de l’Édit de Nantes en 1685 en est l’expression la plus évidente. Elle
provoque des persécutions sanglantes connues sous le nom de « dragonnades » et
oblige près d’un demi-million de protestants français à l’exil. Beaucoup d’entre eux
trouvent refuge dans les pays voisins où ils apprennent à connaître des idéologies
nouvelles, telles que celles de Leibniz, Spinoza ou encore Locke. D’autres s’engagent
sur la route des Indes orientales afin d’y chercher l’« Eden » que l’Europe leur refuse.
Bien qu’ils n’y trouvent pas de paradis terrestre, le voyage dans des contrées
lointaines leur permet de faire de nouvelles découvertes qui relativisent le modèle
français. La matière des remises en question qui caractérisent la fin de siècle vient
donc en partie de l’intérieur de la France, mais également de l’extérieur. C’est dans le
contexte de cette « crise de conscience » que le nombre croissant de récits de voyage
vient alimenter les esprits déjà en mouvement.

1
Même si la Compagnie royale se concentre sur le commerce dès 1698, elle se voit obligée de vendre
tous ses biens en 1703, jusqu’à ce qu’elle soit associée en 1719 à la Compagnie d’Occident et à la
Compagnie de la Chine. (Voir Sophie LINON-CHIPON, Gallia orientalis, op. cit., p. 176-181.)

59
Intéressons-nous d’abord à l’influence des récits de voyage sur les libertins
intellectuels du XVIIe siècle. Venus à la cour de Marie de Médicis, des Italiens ont
importé la pensée libertine en France au début du siècle. Comme ils dénoncent
dogmes et institutions religieuses, les libertins sont poursuivis par Richelieu et se
voient obligés de vivre en clandestinité pendant plusieurs décennies. Ils ne
réapparaissent qu’au moment de la crise de fin de siècle pour remettre en cause
l’organisation politique, sociale et religieuse en France. Ils s’opposent à la tradition
scolastique, qui n’accepte qu’un modèle unique de l’homme idéal, et revendiquent la
diversité de la nature humaine. C’est à ce niveau que les récits de voyage viennent
confirmer les théories libertines en décrivant des civilisations très différentes, mais
non moins humaines ou vertueuses. Citons l’exemple de Jean Thévenot :

Beaucoup croient en chrétienté que les Turcs sont de grands diables, des barbares
et des gens sans foi, mais ceux qui les ont connus et conversés en ont un
sentiment bien différent. Car il est certain que les Turcs sont bonnes gens, et qui
suivent fort bien ce commandement qui nous est fait par la nature de ne rien faire
à autrui, que ce que nous voulons qui nous soit fait.1

Jean Chardin va même jusqu’à dire que l’islam n’est pas moins vertueux que le
christianisme :

On trouve parmi les Persans de la justice, de la sincérité, de la vertu et de la


piété, autant qu’on en trouve dans les religions que nous croyons les meilleures.2

Comme le montrent ces exemples, les voyageurs reconnaissent assez tôt qu’il
est impossible de réduire la nature humaine à un archétype universel et de considérer
tout écart par rapport à cet archétype comme un défaut. Jean Chardin est d’ailleurs
l’un des premiers à comprendre que l’on ne peut pas « juger un pays exotique selon
des critères occidentaux », mais qu’il faut « s’interroger sur le pourquoi des
différences constatées »3 :

Je trouve toujours la cause ou l’origine des mœurs et des habitudes des


Orientaux dans la qualité de leur climat, ayant observé dans mes voyages que
[…] les coutumes ou habitudes des peuples ne sont point l’effet du pur caprice,

1
Jean de THÉVENOT, Relation d’un voyage fait au Levant, Paris, Thomas Joly, 1664, p. 111.
2
Jean CHARDIN, Voyages du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient, op. cit., vol. 3, p.
415.
3
Dirk VAN DER CRUYSSE, Le Noble Désir de courir le monde, op. cit., p. 395.

60
mais de quelques causes ou de quelques nécessités naturelles qu’on ne découvre
qu’après une exacte recherche.1

L’importance accordée à l’expérience et à l’analyse de cette dernière fait


incontestablement de Chardin l’un des pionniers de l’empirisme des Lumières. Simon
de La Loubère, qui fait partie de l’ambassade de Siam en 1685, met lui aussi en garde
contre les préjugés occidentaux :

Je ne puis me tenir de faire une remarque fort nécessaire pour bien entendre les
relations des pays éloignés. C’est que les mots de bon, de beau, de magnifique,
de grand, de mauvais, de laid, de simple, de petit, équivoques d’eux-mêmes, se
doivent toujours entendre par rapport au goût de l’auteur de la relation […]. Il ne
serait pas juste de mépriser tout ce qui ne ressemble pas à ce que nous voyons
aujourd’hui à la cour de France.2

Grâce à leurs expériences, les voyageurs constatent « l’existence du particulier,


de l’irréductible, de l’individuel3 » et posent ainsi les bases du relativisme. Selon Paul
Hazard, « [d]e toutes les leçons que donne l’espace, la plus neuve peut-être fut celle
de la relativité4 ».

Souvent, c’est la confrontation à la sagesse orientale qui incite les Français à


reconsidérer leurs convictions. L’un des exemples les plus frappants se trouve dans le
récit du père Tachard qui reproduit la réponse du roi de Siam à la tentative française
de le convertir au christianisme :

ce vrai Dieu qui a créé le Ciel & la Terre & toutes les créatures qu’on y voit, &
qui leur a donné des natures & des inclinations si différentes, ne pouvait-il pas,
s’il eût voulu, en donnant aux hommes des corps & des âmes semblables, leur
inspirer les mêmes sentiments pour la religion qu’il fallait suivre, & pour le culte
qui lui était le plus agréable, & faire naître toutes les nations dans une même loi.
[…] Cet ordre parmi les hommes & cette unité de religion dépendant absolument
de la providence divine, […] ne doit-on pas croire que le vrai Dieu prend autant
de plaisir à être honoré par des cultes & des cérémonies différentes, qu’à être
glorifié par une prodigieuse quantité de créatures qui le louent chacune à sa
manière ?5

Cette réplique surprend – encore aujourd’hui – par la lucidité et le bon sens dont
fait preuve Phra Narai, mais surtout elle est la preuve d’une tolérance religieuse qui ne

1
Jean CHARDIN, Voyages du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient, op. cit., vol. 8, p.
295-296.
2
Simon de LA LOUBÈRE, Du royaume de Siam, Paris, J.-B. Coignard, 1691, vol. 1, p. 133-134.
3
Paul HAZARD, La Crise de la conscience européenne, op. cit., p. 21.
4
Ibid., p. 22.
5
Guy TACHARD, Voyage de Siam des Pères Jésuites, op. cit., p. 309-310.

61
trouve pas d’égal en Europe. Un autre exemple d’intégrité orientale – qui est aux
antipodes de la situation en France – est la fidélité chinoise à leur culte. Afin de faire
apparaître sous une lumière favorable leur travail missionnaire en Chine, les pères
jésuites font l’éloge du Chinois qui pratiquait déjà avant sa conversion au
christianisme une religion pure. Citons à titre d’exemple, les propos du père Le Comte
qui rapporte que les disciples de Confucius ont « conservé plus de deux mille ans la
connaissance du vrai Dieu » et « l’ont honoré d’une manière qui peut servir
d’exemple et d’instruction même aux chrétiens »1. La France, au plein milieu de
conflits religieux, se voit ainsi rappelée à l’ordre, et qui plus est, certains esprits des
Lumières verront dans l’attachement chinois à leur religion naturelle un argument en
faveur du déisme philosophique. Ainsi, Voltaire estime que

[l]a religion des lettrés [chinois] est admirable. Point de superstitions, point de
légendes absurdes, point de ces dogmes qui insultent à la raison et à la nature, et
auxquels des bonzes donnent mille sens différents, parce qu’ils n’en ont aucun.
Le culte le plus simple leur a paru le meilleur depuis plus de quarante siècles.
[…] ils se contentent d’adorer un Dieu avec tous les sages de la terre, tandis
qu’en Europe on se partage entre Thomas et Bonaventure, entre Calvin et Luther,
entre Jansénius et Molina. 2

D’une façon générale, les témoignages des voyageurs – comme celui de Le


Comte, ou ceux de Thévenot et de Chardin – enseignent la nécessité de séparer
morale et religion. Face à des civilisations non chrétiennes dont la conduite de vie ne
laisse rien à redire, il n’est plus possible de mesurer leur degré de moralité à leur
appartenance religieuse. Par contre, la conduite des Français dans certains domaines
apparaît de plus en plus douteuse suite à la confrontation de modèles étrangers. C’est
d’ailleurs pourquoi l’on peut constater parmi les voyageurs des changements d’esprit
assez étonnants. Ne pensons qu’à Robert Challe, « profondément marqué par une
enfance imprégnée de catholicisme » qui en vient à « rejeter la religion de ses pères »3
et à exprimer ses « difficultés » envers les cultes dits « factices », c’est-à-dire
« [fondés] sur des faits révélés »4. Il n’est pas rare de le voir critiquer le « faste

1
Louis LE COMTE, Nouveaux Mémoires sur l’état présent de la Chine, Paris, Jean Anisson, 1698,
vol. 3, p. 104.
2
VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, Paris, De Cosse & Gaultier-Laguionie, 1838, article « De la
Chine », p. 273.
3
Sébastien DROUIN, « Robert Challe, Difficultés sur la religion proposées au Père Malebranche,
édition nouvelle, d'après le manuscrit complet et fidèle de la Staatsbibliothek de Munich, par Frédéric
Deloffre et François Moureau, Genève, Droz, 2000, 814 p. », Philosophiques, [en ligne], volume 28,
n°1, 2001, p. 227. Disponible sur : http://id.erudit.org/iderudit/004918ar. Consulté le 3 avril 2013.
4
Ibid., p. 226.

62
hypocrite de la cour pontificale » ou de tourner en ridicule les « mystères »1 du
christianisme.

Or, la remise en question qui accompagne la diffusion des récits de voyage dans
les salons ne concerne pas uniquement la religion. Elle touche tous les
domaines (politique, social, philosophique), puisque le récit de voyage permet de
« comparer les mœurs, les principes, les philosophies, les religions », d’ « arriver au
sens du relatif ; [d’] opposer ; [de] douter »2. Ainsi le baron de La Hontan, qui a
voyagé au Québec à maintes reprises, écrit dans ses Mémoires de l’Amérique
septentrionale (1703) que les indigènes

disent que le titre de sauvage, dont nous les qualifions, nous conviendrait mieux
que celui d’hommes, puisqu’il n’y a rien moins que de l’homme sage dans toutes
nos actions. Ceux qui ont été en France m’ont souvent tourmenté sur tous les
maux qu’ils y ont vu faire, sur les désordres qui se commettent dans nos villes,
pour de l’argent. On a beau leur donner des raisons pour leur faire connaître que
la propriété de biens est utile au maintien de la société ; ils se moquent de tout ce
qu’on peut dire sur cela.3

Si le sentiment de supériorité européenne n’a pas encore entièrement disparu


des écrits de La Hontan, la polémique n’y est pourtant guère méconnaissable. En se
cachant derrière les propos des indigènes, il fait la critique des mœurs françaises et
annonce ainsi le procédé mis en œuvre par Montesquieu dans les Lettres persanes.

À en juger par les exemples cités dans ce chapitre, le récit de voyage n’y est pas
pour rien dans la remise en question du modèle français au tournant du XVIIIe siècle.
La tradition de la littérature viatique connaît non seulement un succès sans précédent,
elle devient également un acteur non négligeable dans la « crise de conscience » en ce
qu’elle permet de « prendre en examen l’état religieux, politique, social, du vieux
continent4 ». Pour Baudelot de Dairval, la confrontation à l’Autre par le biais des
voyages est indispensable :

L’on n’acquiert ainsi de nouvelles perfections, on ne fortifie ses talents, et l’on


ne corrige ses défauts que dans les climats étrangers. […] Il ne pourra connaître

1
Ibid., p. 228.
2
Paul HAZARD, La Crise de la conscience européenne, op. cit., p. 36.
3
Louis Armand de Lom d’Arce, baron de LA HONTAN, Mémoires de l’Amérique septentrionale ou la
suite des voyages de Mr. Le Baron de Lahontan, La Haye, Frères l’Honoré, 1703, vol. 2, p. 97-98.
4
Paul HAZARD, La Crise de la conscience européenne, op. cit., p. 34.

63
le bien et le mal, ni acquérir ces connaissances qui doivent l’élever au-dessus des
autres, qu’en voyageant.1

Si cette confrontation se fait par le biais du voyage même pour ceux qui courent
le monde, elle continue par le biais de la littérature viatique pour ceux qui restent en
France. Selon Tzvetan Todorov, il s’agit là d’un processus très important, puisque le
repli sur la propre culture recèle des dangers :

on ne peut accéder au fond de soi si l’on exclut les autres. Il en va de même pour
les pays étrangers, pour les cultures différentes : celui qui ne connaît que son
chez-soi risque toujours de confondre culture et nature, d’ériger l’habitude en
norme, de généraliser à partir d’un exemple unique : soi-même.2

Afin de dépasser un mode de pensée où la France constitue le critère universel,


il est donc nécessaire de s’instruire sur les mœurs et coutumes dans des contrées
régies par des principes entièrement différents. C’est ce que semble vouloir exprimer
Fontenelle en écrivant que « [t]oute la philosophie […] n’est fondée que sur deux
choses, sur ce qu’on a l’esprit curieux et les yeux mauvais3 », c’est-à-dire pour être
savant, il faut d’une part être conscient que l’environnement dans lequel on se trouve
n’est pas universel et que l’on ignore tout des autres ; d’autre part, cette conscience
doit déclencher la curiosité et le désir de remédier à cette ignorance.

S’il semble indéniable que les récits de voyage du XVIIe siècle ont importé –
parfois à l’insu des voyageurs – de la matière à réflexion en France, contribuant ainsi
à la naissance des idées qui distingueront l’ère des Lumières, il ne faut cependant pas
cacher non plus que la pensée classique continue à exister. Il est vrai que bon nombre
de récits de voyages de la fin du XVIIe siècle en restent influencés et que beaucoup de
topoi que l’on retrouve de relation en relation – ne citons que le souci de vérité ou la
volonté de plaire et d’instruire4 – s’expliquent par l’esthétique classique.

1
Charles César BAUDELOT DE DAIRVAL, De l’utilité des voyages, Paris, P. Aubouin et P. Émry,
1686, vol. 1, p. 16-17.
2
Tzvetan TODOROV, Les Morales de l’histoire, op. cit., p. 130.
3
Bernard Le Bouyer de FONTENELLE, Entretiens sur la pluralité des mondes, Paris, Michel Brunet,
1708, p. 14.
4
Pour un relevé plus complet, consulter Sylvie REQUEMORA-GROS, Voguer vers la modernité, op.
cit., p. 47-76.

64
Partie II

L’influence de la littérature des voyages sur


les idées des Lumières

65
66
Nous avons constaté précédemment qu’à la fin du Grand siècle, le voyage
devient un véritable outil de remise en question. Si l’Ailleurs a longtemps été redouté
de par son caractère inconnu et contraire à l’ordre classique, la vague de voyages de la
deuxième moitié du XVIIe siècle en finit avec la tradition d’une France renfermée sur
elle-même. Paradoxalement, c’est Louis XIV en personne qui – par souci d’exhiber
son prestige dans les contrées lointaines – encourage les échanges commerciaux et
diplomatiques qui vont par la suite ouvrir les portes à la mise en cause du régime
français. En ramenant de leurs périples des descriptions hautes en couleur portant sur
l’organisation d’États étrangers ou sur des pratiques religieuses exotiques, les
voyageurs confrontent les Français à des modes de pensée foncièrement différents et
créent ainsi des conditions favorables à la naissance de la curiosité face à l’Autre,
mais aussi d’un regard critique sur la propre culture.

Si nous avons montré au chapitre précédent que certains récits de voyage


recèlent des idées remarquablement clairvoyantes pour cette époque, nous pouvons
affirmer aussi que les libre penseurs au tournant du XVIIIe siècle connaissent
manifestement ces récits.1 Ils y font non seulement allusion dans leurs œuvres, mais
certains d’entre eux s’inspirent du modèle viatique pour exprimer leurs propres idées
subversives. Ne pensons qu’à la Relation de l’île de Bornéo (1686) imaginée par
Fontenelle ou à Fénelon et ses Aventures de Télémaque (1699). La question qu’il faut
se poser désormais, selon Geoffroy Atkinson, c’est de savoir si les esprits libres de
cette époque s’intéressent à la littérature viatique par pure curiosité ou s’ils
recherchent systématiquement dans les récits de voyage la matière pour développer
leur pensée2. Évidemment, il sera difficile de le dire avec certitude, mais en vue
d’ébaucher une réponse, nous nous pencherons dans la suite sur quelques domaines
spécifiques et nous tenterons de voir, à l’aide d’exemples concrets, dans quelle
mesure l’on peut y constater une parenté, sinon une filiation, entre les idées diffusées
par les voyageurs et celles transmises par les philosophes au siècle des Lumières.

Geoffroy Atkinson étant l’un des seuls chercheurs à s’être intéressé à la


question de la contribution des relations de voyage à la formation de l’esprit du

1
Voir Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit.,
p. 12.
2
Ibid., p. 14.

67
XVIIIe siècle, il constituera – en dehors de nos propres lectures – notre référence
principale pour cette partie.

1. L’influence sur les idées religieuses

C’est au niveau de la religion que les voyages ont provoqué les premières
remises en question apparentes. Dans une France marquée par les guerres de religion,
la persécution des protestants, la révocation de l’Édit de Nantes et la lutte entre
jésuites et jansénistes, la religion se trouve dans une situation précaire. C’est dans ce
contexte que s’inscrit la vague de récits de voyages de la fin du XVIIe siècle. Alors
que la plupart des lecteurs découvrent avec étonnement des cultes exotiques, qui
paraissent parfois être plus respectueux des principes moraux que les Européens,
certains libertins puiseront dans les récits de voyage les arguments pour contester les
pratiques religieuses en France.

En imitant partiellement la démarche de Geoffroy Atkinson, nous organiserons


notre étude selon un ordre croissant, en partant des critiques indirectes envers certains
dogmes chrétiens, pour aborder ensuite des critiques beaucoup plus explicites et, en
dernier lieu, nous nous intéresserons aux auteurs qui renient clairement leur adhésion
aux religions révélées pour privilégier une forme de déisme philosophique.

De tout temps, la question du péché originel a préoccupé les chrétiens, mais à la


fin du XVIIe siècle, elle s’élève au rang d’un véritable débat philosophique – surtout
après que Pierre Bayle a publié dans son Dictionnaire historique et critique (1697) un
relevé de toutes les « hérésies1 » concernant la doctrine du péché originel, qu’il
qualifie par ailleurs de « cruelle2 » dans ses Réponses aux questions d’un provincial
(1704). La cruauté, dont parle Bayle, provient de la volonté de l’Église de soumettre
les fidèles en faisant appel à leur prétendue culpabilité. Par exemple, selon la Genèse,
la douleur des femmes lors de l’accouchement serait le prix à payer pour la tentation

1
Ibid., p. 129.
2
Pierre BAYLE, Réponses aux questions d’un provincial, in Œuvres diverses de M. Pierre Bayle, La
Haye, Compagnie des libraires, 1737, vol. 3, p. 874.

68
d’Ève et constituerait par conséquent la preuve-même de l’existence du péché
originel. Or, de nombreux voyageurs du XVIIe siècle rapportent que les femmes
d’autres continents semblent enfanter sans douleur. Considérons cet exemple de
Charles Dellon :

Je ne sais si les femmes de Madagascar souffrent autant que celles de l’Europe


dans leurs accouchements, mais à peine sont elles délivrées, qu’elles vont se
laver dans les rivières, laissant leurs enfants sur des nattes, sans en prendre
ensuite d’autre soin que celui de les allaiter.1

Geoffroy Atkinson cite encore bien d’autres voyageurs ayant fait le même
constat dans différentes régions du monde, tels que Jean de Laet2 au Brésil (1640) ou
le père Du Tertre3 à la Martinique (1667).4 Si la critique des dogmes chrétiens n’est
pas clairement exprimée, une question est cependant sous-jacente : comment concilier
la théorie chrétienne du péché originel avec le fait que les femmes brésiliennes et
caraïbes accouchent « comme si rien ne s’était passé5 » ?

Une autre « preuve » du péché originel apportée par l’Ancien Testament est la
honte ressentie par les hommes européens lorsqu’ils se trouvent nus. Or, les mêmes
voyageurs qui ont constaté que les femmes caraïbes et brésiliennes enfantent sans
douleur, témoignent aussi de l’absence de honte de ces peuples face à la nudité. Par
exemple, Jean de Laet écrit que les indigènes du Brésil « vont tous nus autant les
hommes que les femmes, sans aucune honte, excepté ceux qui fréquentent avec les
Portugais6 ». Si l’on trouve déjà des commentaires à propos de la nudité des sauvages
dans les récits du siècle précédent – ne pensons qu’à Thevet ou à Léry –, nous tenons
cependant à insister sur les différences qui existent entre les réflexions d’un Léry et
celles de Laet ou Du Tertre. Tout comme ses successeurs, Léry veut désamorcer les
critiques morales des chrétiens à l’égard de la nudité des indigènes du Brésil. Or, en
tant que pasteur protestant, il ne peut pas ouvertement approuver la nudité qui est

1
Charles DELLON, Relation d’un voyage des Indes orientales, Paris, Claude Barbin, 1685, vol. 1, p.
47.
2
Géographe anversois et directeur de la compagnie hollandaise des Indes occidentales.
3
Missionnaire dominicain aux Antilles de 1640 à 1658.
4
Voir Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit.,
p. 130-131.
5
Jean-Baptiste DU TERTRE, Histoire générale des Antilles habitées par les François, Paris, T. Jolly,
1667, vol. 2, p. 506.
6
Jean de LAET, L’Histoire du Nouveau Monde ou description des Indes occidentales, Leyde, B. et A.
Elzeviers, 1640, p. 476.

69
condamnable selon la Bible. C’est pourquoi il a recours à un raisonnement détourné
pour faire l’éloge des Tupinambas : il soutient que « les attifets, fards, fausses
perruques, cheveux tortillés, grands collets fraisés, vertugales, robes sur robes, et
autres infinies bagatelles dont les femmes et filles de par-deçà se contrefont1 » sont
« cause de plus de maux » que la nudité naturelle des femmes brésiliennes. Cette
critique de la mode française – qui n’est pas sans nous rappeler le fameux extrait des
Lettres persanes concernant les « caprices de la mode2 » - est certes audacieuse pour
le XVIe siècle, mais à la différence de ses successeurs, Léry défend encore le bien-
fondé du mythe du péché originel :

Ce n’est pas cependant que contre ce que dit la sainte Écriture d’Adam et Ève,
lesquels après le péché, reconnaissant qu’ils étaient nus furent honteux, je veuille
en façon que ce soit approuver cette nudité. […] Mais ce que j’ai dit de ces
sauvages est, pour montrer qu’en les condamnant si austèrement, de ce que sans
nulle vergogne ils vont ainsi le corps entièrement découvert, nous excédant en
l’autre extrémité, c’est à dire en nos boubances, superfluités et excès en habits,
ne sommes guère plus louables.3

Quelques décennies plus tard, le père d’Abbeville4 confirme l’impression de


Léry qu’« [i]l y a sans comparaison beaucoup moins de danger à voir la nudité des
Indiennes que la curiosité des attraits lubriques des Dames mondaines de la France »,
mais il rajoute encore que « ces Indiennes sont modestes et retenues en leur nudité »5.
Du Tertre partage cette appréciation :

Les sauvages de ces îles sont les plus contents, les plus heureux, les moins
vicieux, les plus sociables, les moins contrefaits, de toutes les nations du monde.
Car ils sont tels que la nature les a produits, c’est à dire dans une grande
simplicité et naïveté naturelle […]. Ils n’ont point d’autre vêtement, que celui
duquel la nature les a couverts.6

Selon Geoffroy Atkinson, ce serait l’ignorance du péché originel qui fait que les
Indiens n’ont pas honte de leur nudité.7 Or, si les sauvages « sans aucune ombre de

1
Jean de LÉRY, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, op. cit., p. 234.
2
Charles de Secondat, baron de La Brède et de MONTESQUIEU, Lettres persanes, Paris, Gallimard,
2006, Lettre 99, p. 202-203.
3
Jean de LÉRY, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, op. cit., p. 236.
4
Missionnaire capucin au Brésil entre 1612 et 1614.
5
Claude d’ABBEVILLE, Histoire de la mission des pères capucins en l’isle de Maragnan et terres
circonvoisines, Paris, F. Huby, 1614, p. 271.
6
Jean-Baptiste DU TERTRE, Histoire générale des Antilles habitées par les François, op. cit., vol. 2,
p. 357.
7
Voir Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit.,
p. 134.

70
religion1 » sont moins « vicieux » et plus « modestes et retenus » que les chrétiens
d’Europe, avec quelle légitimité l’Église maintient-elle alors le mythe du péché
originel ?

Il est vrai que les auteurs cités ci-dessus ne mettent pas explicitement en
question le livre de la Genèse, ni le mythe du péché originel, et ils ne sont donc pas
comparables à un Voltaire ou à un Rousseau qui rejettent ouvertement le péché
originel comme « barbarie » ou « injustice »2. Cependant, les descriptions de Dellon,
Laet, Abbeville ou Du Tertre relèvent adroitement un certain nombre de
contradictions entre les mythes cultivés par l’Ancien Testament et l’ingénuité
naturelle de peuples non chrétiens. Même si ces exemples ne suffisent pas à expliquer
à eux seuls l’esprit critique du XVIIIe siècle à l’égard de la religion, Geoffroy
Atkinson suppose que de tels « faits ont servi à créer, peu à peu, une mentalité dans
laquelle l’incrédulité a pu éclore3 ».

La confrontation de croyances religieuses aux réalités observées au cours de


voyages est donc à l’origine d’une forme – encore dissimulée – de critique envers la
religion chrétienne. Or, avec le nombre croissant de voyages, la quantité de critiques
augmente aussi et, qui plus est, elles se font de plus en plus directes. Parmi les
premiers qui osent exprimer ouvertement leur défiance à l’égard des pères de l’Église,
on trouve les victimes des persécutions religieuses, telles que les protestants. Ainsi
Jean Chardin annonce dès la première page de son Voyage que « la religion où j’ai été

1
Claude d’ABBEVILLE, Histoire de la mission des pères capucins en l’isle de Maragnan et terres
circonvoisines, op. cit., p. 328.
2
Voltaire écrit dans son Dictionnaire philosophique que « [c]’est outrager Dieu, […] c’est l’accuser de
la barbarie la plus absurde que d’oser dire qu’il forma toutes les générations des hommes pour les
tourmenter par des supplices éternels, sous prétexte que leur premier père mangea d’un fruit dans un
jardin. » (VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, op. cit., article « originel (péché) », p. 755.)
Jean-Jacques Rousseau écrit dans sa lettre à Christophe de Beaumont : « Nous sommes, dites-vous,
pécheurs à cause du péché de notre premier père ; mais notre premier père pourquoi fut-il pécheur lui-
même ? Pourquoi la même raison par laquelle vous expliquerez son péché ne serait-elle pas applicable
à ses descendants sans le péché originel, & pourquoi faut-il que nous imputions à Dieu une injustice, en
nous rendant pécheurs & punissables par le vice de notre naissance, tandis que notre premier père fut
pécheur & puni comme nous sans cela ? Le péché originel explique tout excepté son principe, & c'est
ce principe qu'il s'agit d'expliquer. » (Jean-Jacques ROUSSEAU, Jean Jacques Rousseau, citoyen de
Genève, à Christophe de Beaumont, Amsterdam, Marc Michel Rey, 1763, p. 21-22.)
3
Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit., p.
137.

71
élevé, m’éloignait de toutes sortes d’emplois1 ». Mais plutôt que de s’apitoyer sur le
traitement injuste des protestants en France, Chardin s’oriente vers une remise en
question plus générale de la religion chrétienne, et plus particulièrement de son
interprétation de la Bible. Selon lui,

l’intelligence [de l’Écriture Sainte] dépend de la connaissance des Pays


Orientaux ; car l’Orient est la scène de tous les faits historiques de la Bible […] ;
je remarquais d’ailleurs en lisant différentes traductions que la plupart des
peuples du monde ont faites de la Bible, que chacun pour rendre le texte plus
intelligible, employait des expressions qui accommodassent les choses aux lieux,
ce qui gâtait toujours le texte, et rendait souvent le sens obscur, et quelquefois
même assez absurde…2

Il ne s’agit plus ici d’une critique cachée comme nous en avons relevé chez Laet
ou Du Tertre. En employant les termes d’« obscur » et d’« absurde » pour parler de
« l’Écriture sainte », Chardin met clairement en doute la crédibilité de la Bible et de
ses fervents défenseurs.

Or, plutôt que de s’attaquer directement aux dogmes chrétiens ou aux


institutions ecclésiastiques, les voyageurs ont tendance à passer par une
« comparaison défavorable3 ». Cette démarche leur permet de critiquer non pas le
christianisme en tant que religion, mais plutôt « les mauvais [c]hrétiens4 ». Ainsi, Jean
de Thévenot écrit à propos des Turcs qu’« [o]n ne les voit jamais causer ni badiner
dans leurs mosquées, où ils sont toujours en grand respect, et assurément nous font la
leçon pour la dévotion5 ». Charles Dellon, quant à lui, tente d’expliquer le faible
succès des tentatives de conversion à Madagascar par le fait que « plusieurs Français
y vivaient d’une manière à ne pas édifier ces nouveaux chrétiens6 ». Du Tertre
rencontre d’ailleurs la même difficulté à convertir les Antillais, mais le ton de la
critique est beaucoup plus sévère :

Le premier, qui est presque maintenant l’unique [obstacle], est la mauvaise


impression que les sauvages ont conçue de la mauvaise vie des chrétiens ; car ils

1
Jean CHARDIN, Voyages du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient, op. cit., vol. 1, p.
1.
2
Id., Journal du Voyage du Chevalier Chardin en Perse et aux Indes Orientales par la Mer Noire et
par la Colchide, Londres, Moyse Pitt, 1686, préface.
3
Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit., p.
154.
4
Ibid., p. 155.
5
Jean de THÉVENOT, Relation d’un voyage fait au Levant, op. cit., p. 95.
6
Charles DELLON, Relation d’un voyage des Indes orientales, op. cit., vol. 1, p. 46.

72
ont vu des hommes qui se sont venus emparer de leurs terres, avec des cruautés
inouïes : qui ne cherchent que de l’or, et dont la vie avait quelque chose de plus
barbare que la leur, d’où vient qu’encore de notre temps, ils avaient une telle
horreur du nom de chrétien, que la plus grande injure qu’ils pouvaient faire à un
homme c’était de l’appeler chrétien.1

Citons en dernier lieu Marc Lescarbot, compagnon de voyage de Champlain,


qui exprime déjà en 1609 une critique bien plus violente que d’autres voyageurs un
demi-siècle plus tard. Dans son Histoire de la Nouvelle France, il rapporte un
dialogue entre un religieux espagnol et un peau-rouge d’Acadie qui est censé illustrer
l’image ignoble que les colonisateurs et les missionnaires ont transmise de la religion
chrétienne :

Le religieux ajusta que s’il ne croyait point, il irait en enfer pour y être tourmenté
perpétuellement. Le cacique après y avoir un peu pensé, demanda si les
Espagnols allaient au ciel. Le religieux répondit qu’oui, quant aux bons. Le
cacique sans plus penser dit qu’il ne voulait point aller au ciel, mais en enfer,
afin de ne pas se trouver en la compagnie de telles gens.2

Outre que de montrer le jugement que les « sauvages » portent sur le


colonisateur européen, cet extrait laisse transparaître le dogmatisme et
l’intransigeance des missionnaires chrétiens. Même si ce passage de l’Histoire de la
Nouvelle France suffit déjà à illustrer l’esprit critique de Lescarbot, nous aimerions
citer encore un extrait de sa Conversion des Sauvages où il fait preuve d’une
perspicacité digne des philosophes du XVIIIe siècle. Selon lui, le bonheur des
sauvages d’Amérique provient de ce qu’

[i]ls ne ressentent point les inhumanités d’un qui sert Dieu en torticolis, pour
sous cette couleur tourmenter les hommes ; ils ne sont point sujets au calcul de
ceux qui manquant de vertu et de bonté s’affublent d’un faux prétexte de piété
pour nourrir leur ambition. S’ils ne connaissent point Dieu, au moins ne le
blasphèment-ils point, comme font la plupart des chrétiens.3

De ces accusations d’hypocrisie et de blasphème à l’égard des pères de l’Église,


il n’y a plus qu’un pas jusqu’aux reproches d’obscurantisme et d’infâme que
propagent les Lumières. Afin de mettre en évidence cette proximité idéologique,
citons l’article « christianisme » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert :

1
Jean-Baptiste DU TERTRE, Histoire générale des Antilles habitées par les François, op. cit., vol. 2,
p. 414-415.
2
Marc LESCARBOT, Histoire de la Nouvelle France, Paris, Jean Millot, 1609, p. 123-124.
3
Id., La Conversion des sauvages qui ont esté baptizés en la Nouvelle France, cette année 1610, Paris,
Jean Millot, 1610, p. 33.

73
Le christianisme n'est point tel que le figurent à nos yeux tous ces rigoristes dont
l'austérité farouche nuit extrêmement à la religion […]; & qui n'ont pas assez
d'esprit pour voir que ses conseils, s'ils étaient ordonnés comme des lois, seraient
contraires à l'esprit de ses lois. […] La religion chrétienne, […], est intolérante
par sa constitution; partout où elle domine, elle ne peut tolérer l'établissement
des autres religions. Ce n'est pas tout: comme elle propose à ses sectateurs un
symbole qui contient plusieurs dogmes incompréhensibles, il faut
nécessairement que les esprits se divisent en sectes, dont chacune modifie à son
gré ce symbole de sa croyance. De - là ces guerres de religion, dont les flammes
ont été tant de fois funestes aux états, qui étaient le théâtre de ces scènes
sanglantes; cette fureur particulière aux chrétiens […], est une suite malheureuse
de l'esprit dogmatique qui est comme inné au christianisme.1

Si la grande majorité des récits de voyage du XVIIe ne donnent pas de


dimension proprement philosophique à leurs critiques, ils contiennent cependant bon
nombre d’idées qui seront développées au cours du XVIIIe siècle : l’intolérance et
l’esprit dogmatique évoqués par Diderot sont déjà annoncés par Lescarbot ; la
mauvaise lecture de la Bible, qui mène – selon Diderot – à un amalgame des notions
de « conseils » et de « lois », est récusée par Chardin. Du reste, la conduite peu
respectable de quelques chrétiens, qui se situe aux antipodes de la vertu de certains
peuples dits « sauvages », constitue un argument bienvenu pour les libertins :

Chaque exemple d’un homme ou d’un peuple vertueux qui n’avait pas entendu
parler de la révélation chrétienne était, d’une façon virtuelle, une arme contre la
tradition.2

Même si nous ne pouvons pas garantir que les philosophes des Lumières se
soient directement inspirés des récits de voyage pour développer leur critique de
l’Église, il est pour le moins certain qu’ils connaissaient bon nombre de ces œuvres et
qu’ils se sont servis du topos du « bon sauvage3 » pour désintégrer l’argumentaire
d’une Église rigoriste.

Jusqu’à présent, nous avons considéré des exemples de dénonciation de divers


principes ou agissements chrétiens, sans pour autant voir les auteurs remettre en cause
le principe-même de religion. Or, certains esprits – plus pénétrants que d’autres –

1
Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une société de gens de
lettres, [en ligne], ARTFL, 1998, mis à jour le 03/2011, article « christianisme ». Disponible sur :
http://portail.atilf.fr/cgi-bin/getobject_?a.19:161./var/artfla/encyclopedie/textdata/IMAGE/. Consulté le
3 avril 2013.
2
Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit., p.
159.
3
Nous ne nous attardons pas ici sur le topos du « bon sauvage », puisque nous y reviendrons plus en
détail au chapitre suivant.

74
trouvent chez des peuples étrangers des représentations qu’ils considèrent comme
incompatibles avec la conception d’une religion révélée. Voyons par exemple la
description que François Cauche1 fait des habitants de Madagascar en 1651 :

n’y ayant aucun temple, ni mosquée en toute l’île, ils ne connaissent point Dieu,
sinon qu’ils le craignent sans l’adorer, ni le prier […]. Ils croient pourtant
l’immortalité des âmes, et racontent que le Ciel est fait pour les recevoir
indifféremment après qu’elles auront quitté leurs corps.2

Si Cauche ne va pas jusqu’à remettre en cause ses propres convictions


religieuses, il relève cependant la contradiction entre l’absence de culte et des
croyances qui, au XVIIe siècle, sont rattachées inévitablement aux religions révélées,
à savoir l’immortalité de l’âme et une vie céleste après la mort. Cauche lui-même se
contente de constater et de noter ce qu’il voit, sans discuter la portée philosophique de
sa découverte, mais à travers son récit, il fournit aux penseurs ultérieurs un exemple
de modèle spirituel susceptible de confirmer les idées déistes.

Charles Dellon décrit, lui aussi, la situation religieuse à Madagascar, mais en


des termes plus nuancés que Cauche :

Ceux de Madagascar donnent si peu de marques de religion qu’on pourrait dire


qu’ils n’en ont aucune. On ne voit chez eux ni temples ni prêtres […] Les plus
éclairés d’entre eux demeurent d’accord qu’il y a un être infini et
souverainement bon qui conduit tout.3

Ces quelques lignes de Dellon laissent sous-entendre qu’aux yeux du voyageur


européen, les Malgaches semblent ne pas avoir de religion, mais que cela ne signifie
pas forcément qu’ils n’ont pas de culte du tout. En effet, les voyageurs ne connaissant
pas toujours la langue du pays et ne restent souvent pas assez longtemps sur place
pour se faire une idée exacte de la culture religieuse des indigènes. C’est cependant la
dernière phrase de la citation de Dellon qui rend son témoignage particulièrement
intéressant : la conception d’« un être infini et souverainement bon qui conduit tout »
se rapproche sensiblement de la conception voltairienne du déisme.

1
François Cauche part initialement en 1638 pour fonder un établissement à l’île de France (l’actuelle
île Maurice), mais celle-ci étant occupée par les Hollandais, il continue jusqu’à Madagascar.
2
François CAUCHE, Relation de l’île de Madagascar, in Relations véritables et curieuses de l’Ile de
Madagascar et du Brésil, Paris, A. Courbé, 1651, p. 45.
3
Charles DELLON, Relation d’un voyage des Indes orientales, op. cit., vol. 1, p. 44.

75
Venons-en maintenant à un voyageur qui voit sa conception religieuse
complètement métamorphosée grâce aux voyages : Robert Challe. Comme nous
l’avons déjà insinué au chapitre précédent, Challe, selon ses propres mots « chrétien
catholique à brûler1 » lors de sa jeunesse, rejette ses convictions religieuses à l’issu de
ses voyages en Amérique et aux Indes orientales. Un moment-clé de cette évolution
serait, selon François Moureau2, un rite primitif qu’il a observé en l’île de Mohéli aux
Comores et qui lui inspire la remarque suivante : « Il n’y a point d’impertinence dans
le paganisme le plus outré dont on ne trouve de fidèle copie dans notre religion.3 »
Quelque ridicule que puisse paraître un rite où des souris se promènent sur le
squelette d’une tête de bœuf, Challe se demande :

Qu’auraient répondu les chrétiens aux Égyptiens, ridicules parmi les païens
mêmes, s’ils avaient soutenu que les rats, les oignons sont véritablement des
dieux cachés sous les espèces et les accidents de ces animaux et de ces légumes ?
Cela n’est pas plus impossible que d’être caché sous les accidents du pain et du
vin.4

Si les rites païens l’incitent déjà à prendre du recul face aux simulacres du culte
catholique, la confrontation à l’islam et à l’hindouisme achèvent de convaincre Challe
que les religions révélées – qu’il appelle « religions factices » – ne sont que des
« créations humaines, escroqueries de prêtres […], mais aussi mises en forme
téléologique d’angoisses existentielles5 ». Selon lui, ce qui rapproche le christianisme
des idolâtries hindoues, ce sont les « inquiétudes humaines » qui conduisent aux
« mêmes structures mentales »6. Ainsi, Challe compare un rite de fertilité brahmane,
où les veuves et les jeunes femmes non mariées sont attachées au phallus d’une statue
surdimensionnée de Ganesh (appelé Mado par Challe), à une coutume bretonne où les
femmes désireuses de devenir enceintes avalent la poudre de pierre qu’elles détachent
du bas du ventre d’une statue de saint.7 Quelque saugrenus que paraissent les cultes
qu’il rencontre au cours de ses voyages, Challe a le mérite de ne pas les caricaturer ou
condamner sans essayer d’en comprendre les motivations profondes. Il en vient à la

1
Robert CHALLE, Difficultés sur la religion proposées au père Malebranche, édition de F. Deloffre et
F. Moureau, Genève, Droz, 2000, p. 69.
2
François MOUREAU, Le Théâtre des voyages, op. cit., p. 328.
3
Robert CHALLE, Difficultés sur la religion proposées au père Malebranche, op. cit., p. 98.
4
Ibid., p. 279.
5
François MOUREAU, Le Théâtre des voyages, op. cit., p. 326.
6
Ibid., p. 331.
7
Robert CHALLE, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, édition de F. Deloffre et J. Popin,
Paris, Mercure de France, 2002, vol. 2, p. 33-35.

76
conclusion que toutes les religions révélées sont réduites à « néant1 », mais que « [l]es
plus barbares et les plus sauvages ont quelque sentiment de la divinité, de la
survivance de l’âme au corps, et de la morale2». Challe croit alors à l’existence d’un
« système de religion fondé métaphysiquement sur les lumières naturelles3 » :

[la raison] nous dira qu’il y a vraiment une religion ; qu’il est de fait malgré tout
ce que chantent les missionnaires qu’il n’est point de peuple sur terre qui n’en ait
une.4

Grâce à ces propos, Challe est aujourd’hui considéré comme l’un des
prédécesseurs du déisme philosophique.

Rappelons pour terminer que le tableau que certains missionnaires jésuites


peignent de la société chinoise s’apparente lui aussi à la description d’un peuple
déiste. Nous avons déjà cité le père Le Comte au chapitre précédent, mais nous
aimerions étayer nos propos en ajoutant ces quelques lignes du père Trigault5 :

Les lettrés reconnaissent un souverain et seul Dieu, ils ne lui bâtissent néanmoins
aucun temple, et n’ordonnent aucun autre lieu pour l’adorer, ils n’ont aussi en
suite de cela nuls prêtres ou ministres de religion, nulles cérémonies solennelles
qui doivent être observées de tous, nuls commandements aussi qu’il soit défendu
de transgresser, et aussi il n’y a aucun surintendant des choses sacrées, qui ait
charge d’expliquer ou publier la loi, ou de punir ceux qui pèchent contre icelle.
Et pour ce ils ne récitent ni chantent rien privément ou publiquement.6

En considérant les propos de Cauche, Dellon, Challe et Trigault, nous


reconnaissons indéniablement des éléments précurseurs du déisme tel qu’il est conçu
par Voltaire :

La connaissance d’un Dieu n’est point empreinte en nous par les mains de la
nature ; car tous les hommes auraient la même idée […].Ma seule raison me
prouve un être qui a arrangé la matière de ce monde ; Dieu et la nature existent
par la nature de choses.7

Comme en témoignent de nombreux récits de voyage, l’homme n’est pas


prédestiné à une religion suprême par la nature. Selon Voltaire, si Dieu avait voulu

1
Id., Difficultés sur la religion, op. cit., p. 555.
2
Ibid., p. 556.
3
Ibid., p. 555.
4
Ibid.
5
Missionnaire jésuite en Chine de 1610 à 1613 et de 1619 à 1628.
6
Nicolas TRIGAULT, Histoire de l’expédition chrestienne au royaume de la Chine, Lyon, H. Cardon,
1616, p. 169.
7
VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, op. cit., article « Dieu », p. 356.

77
qu’il y ait une religion unique, il en aurait imprégné tous les hommes dès leur
naissance. (Souvenons-nous que cette idée se trouve déjà dans les propos de Phra
Narai rapportés par le père Tachard1). Or, comme le suggèrent Dellon et Challe, la
raison exige cependant l’existence d’une puissance infinie qui a créé, ou du moins
ordonné, l’univers. Ce Dieu n’interagit cependant pas avec les hommes, comme
Voltaire l’insinue à travers l’apologue du derviche dans Candide : « Quand sa
Hautesse envoie un vaisseau en Égypte, s’embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans
le vaisseau sont à leur aise ou non ?2 »

Est-ce une simple coïncidence que le déisme naisse au même moment où les
récits de voyage se multiplient ? Probablement non ! Si, encore une fois, nous ne
pouvons pas affirmer avec certitude que les relations de voyage aient provoqué la
remise en question du christianisme – et des religions révélées de façon générale –,
nous soutenons cependant qu’ils y ont contribué de manière substantielle. La censure
que la Faculté de Théologie prononce en 1700 à l’égard des Nouveaux Mémoires3 de
Le Comte ne fait d’ailleurs que confirmer notre hypothèse que l’Église voit bel et bien
un danger dans certains récits de voyages.

Selon Geoffroy Atkinson, « le fait de première importance c’est que ces livres
ont élargi en quelque sorte les connaissances des hommes 4 » et ont fourni les
exemples dont avaient besoin les philosophes pour appuyer leurs arguments. Pour
terminer, illustrons cette hypothèse par un exemple qui ne laisse guère de doute sur
l’héritage des récits de voyage dans les œuvres du XVIIIe siècle: dans la préface à la
Relation de l’Inquisition de Goa de Charles Dellon, Charles Amiel et Anne Lima
dégagent une série de ressemblances frappantes entre l’épisode de l’Inquisition dans
Candide et le récit de Dellon5. Nous n’en ferons pas ici le relevé complet, mais
avouons qu’entre le « petit homme noir, familier de l’Inquisition6 » qui dénonce

1
Voir supra, p. 61.
2
VOLTAIRE, Candide ou l’optimisme, Paris, Gallimard, 2003, chapitre trentième, p. 135.
3
Voir Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit.,
p. 94-96.
4
Ibid., p. 112.
5
Charles DELLON, L’Inquisition de Goa, Paris, Chandeigne, 1997, p. 107-108.
6
VOLTAIRE, Candide ou l’optimisme, op. cit., chapitre cinquième, p. 25.

78
Candide et Pangloss, et le « prêtre noir, secrétaire du Saint-Office 1 » qui fait
emprisonner Dellon, la ressemblance est peu susceptible d’être un hasard.

2. L’influence sur les idées politiques et philosophiques

L’apport des récits de voyage à la pensée des Lumières ne se limite pas au


domaine religieux ; les idées politiques et philosophiques sont tout aussi concernées.
Si nous choisissons de regrouper nos réflexions quant à ces deux domaines, c’est
qu’ils sont intimement liés dans les débats du XVIIIe siècle. La portée de notions
telles que « gouvernement » ou « liberté » ne peut guère être approchée sans que l’on
tienne compte de leur dimension philosophique.

Comme le remarque si bien Geoffroy Atkinson, « l’idée de la liberté existe sans


doute depuis le début de la civilisation2 », mais elle se fait plus pressante vers la fin
du XVIIe siècle, à une époque où la France souffre des conséquences du pouvoir
absolu et d’un monarque trop austère. C’est dans ce contexte que les récits de voyage
« font irruption » dans les salons mondains et s’imposent comme sujet de discussion
parmi le public lettré. Un thème récurrent dans ces relations est la description d’un
peuple « sauvage », ignorant tout des « polices » occidentales et qui vit selon toute
apparence dans une liberté absolue. Les récits de voyage fournissent donc des
exemples soi-disant réels de ce rêve de liberté qui hante plus que jamais les Français
en cette fin de siècle. « Ce n’est plus la théorie de la liberté, c’est le fait de la liberté,
qui existe en d’autres pays, mais qui n’existe pas en France.3 »

Les premiers témoignages de la liberté des sauvages se trouvent dans les récits
des voyageurs en provenance d’Amérique. Ainsi Claude d’Abbeville écrit au sujet des
Tupinambas du Brésil qu’« ils n’ont […] aucune loi ni police pour le public, sinon

1
Charles DELLON, L’Inquisition de Goa, op. cit., p. 137.
2
Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit., p.
24.
3
Ibid., p. 25.

79
quelque parcelle de la loi de nature1 ». Notons que la « loi de la nature », encore
appelée « loi naturelle », fait référence à « l'ordre éternel & immuable qui doit servir
de règle à nos actions. Elle est fondée sur la différence essentielle qui se trouve entre
le bien & le mal2 ». Malgré leur liberté, les Tupis ne vivent donc pas en anarchie
totale, mais sont guidés par quelques préceptes moraux universels. Cette vision se
recoupe d’ailleurs avec les descriptions antérieures de ce peuple, telles que celle de
Léry qui insiste sur la bonté et la générosité naturelle des Tupis en dépit de leurs
pratiques anthropophages. Du Tertre, quant à lui, semble passionné par la liberté des
peuples caraïbes :

On ne remarque aucune police parmi eux : ils vivent tous à leur liberté, boivent
et mangent quand ils ont faim ou soif, ils travaillent et se reposent quand il leur
plaît : ils n’ont aucun souci, je ne dis pas du lendemain, mais du déjeuner au
dîner, ne pêchant ou ne chassant que ce qui leur est précisément nécessaire pour
le repas présent, sans se mettre en peine de celui qui suit, aimant mieux se passer
de peu, que d’acheter le plaisir d’une bonne chère avec beaucoup de travail.3

Si le père d’Abbeville décrit effectivement une espèce de liberté politique en


insistant sur l’absence de loi et de polices, la liberté vantée par Du Tertre concerne
plutôt les mœurs. Nous osons même prétendre que d’autres voyageurs auraient
qualifié ce même comportement d’oisiveté ou de paresse, plutôt que de parler de
liberté. Or, pourquoi Du Tertre tient-il à enjoliver cette réalité ? Nous y voyons trois
raisons majeures : d’une part, les missionnaires s’efforcent généralement de
transmettre une image positive des peuples qu’ils aspirent à convertir. Les marques de
conscience morale que l’on trouve chez ces sauvages peuvent ainsi être attribuées au
Dieu des chrétiens, qui a doté ces peuples d’une « loi naturelle », même s’il ne leur a
pas été révélé jusque là. D’autre part, les voyageurs français de l’époque viennent à la
fois d’un régime absolutiste et d’une société où l’enrichissement matériel joue un rôle
important. Lorsqu’ils se retrouvent face à une société qui est apparemment dépourvue
de toutes ces contraintes, ils y voient un idéal qui semble hors de portée en France.
Enfin, nous l’avons vu plus haut, le fait de voyager ne va pas de soi au XVIIe siècle.
Beaucoup de voyageurs partent en vue de s’enrichir à l’étranger ou en vue d’y

1
Claude d’ABBEVILLE, Histoire de la mission des pères capucins en l’isle de Maragnan et terres
circonvoisines, op. cit., p. 328.
2
Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, [en ligne], op. cit., article
« loi naturelle ». Disponible sur : http://portail.atilf.fr/cgi-bin/getobject_?a.69:87:123./var/artfla/
encyclopedie/ textdata/IMAGE/. Consulté le 3 avril 2013.
3
Jean-Baptiste DU TERTRE, Histoire générale des Antilles habitées par les François, op. cit., vol. 2,
p. 357.

80
convertir des peuples primitifs, mais tous n’y parviennent pas. Afin d’échapper à la
dérision et au mépris de leurs contemporains, ils se sentent alors obligés de rapporter
quelque fait exceptionnel pour légitimer leur expédition. Quoi de mieux, en ces
circonstances, que de dresser le tableau d’une société exotique qui a des mérites dont
on ne peut que rêver en France ?

Or, la liberté n’est pas seulement un attribut des peuples dits « sauvages ». Les
voyageurs la trouvent également en Chine, qui constitue ainsi la preuve que des
peuples civilisés peuvent aussi vivre librement, sans devoir se soumettre
inconditionnellement au pouvoir d’un souverain. Le père Trigault en témoigne lors de
sa mission en Chine :

Il est aussi plus d’une fois arrivé que celui qui gouvernait trop mal le royaume, a
été dépouillé de sa puissance par le peuple impatient du joug, qui mettait en sa
place celui qui était plus généreux, vertueux, et aimé du peuple.1

La découverte de la liberté dans différentes contrées étrangères par les lecteurs


français entraîne des répercussions sur le plan politique et philosophique. En ce qui
concerne les retombées politiques, les témoignages des voyageurs confirment d’abord
que « le rêve éternel de la liberté a été matérialisé […] dans plusieurs régions de la
terre2 ». Ils attirent ainsi l’attention des Français sur le clivage qui existe entre leurs
propres conditions de vie, dictées par un pouvoir absolu, et la liberté dans laquelle
vivent d’autres nations. Évidemment, il y a lieu de distinguer – comme le fait
Geoffroy Atkinson – entre les « âmes naïves3 », qui ne sont guère perturbées par ces
révélations, et les libre penseurs, qui y voient la « preuve expérimentale4 » qu’une vie
sociale fondée sur la liberté est possible. Quant à la première catégorie de lecteurs, ils
ne constituent pas de danger immédiat pour le régime français, mais leur crédulité en
ce qui concerne les observations extraordinaires des voyageurs contribue à créer un
climat où le doute peut naître. Pour ce qui est de la deuxième catégorie de lecteurs, les
libertins, ils se servent des récits de voyage pour attaquer le pouvoir royal qu’ils
considèrent comme abusif. Dans cette optique, l’exemple chinois cité par Trigault est
particulièrement menaçant pour le roi français, puisqu’il montre qu’une révolte contre

1
Nicolas TRIGAULT, Histoire de l’expédition chrestienne au royaume de la Chine, op. cit., p. 67.
2
Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit., p.
32.
3
Ibid., p. 137.
4
Ibid., p. 40.

81
le souverain est bien réalisable. Geoffroy Atkinson suppose d’ailleurs que c’est
précisément cette sorte de témoignage qui a incité les autorités françaises à précipiter
la colonisation de la Nouvelle-France et de Madagascar.1 Cependant, l’emprise de
l’État sur ses colonies n’est pas suffisante pour éviter quelques rébellions, dont les
voyageurs se plaisent à parler dans leurs relations. Jean de Clodoré, gouverneur de la
Martinique de 1665 à 1667, en présente un exemple éclatant :

Doit-on s’étonner si je dis qu’en des lieux où la Majesté du Prince et l’appareil


de sa puissance ne s’est jamais fait voir, la soumission des sujets n’est pas
pareille à celle que la crainte et la vénération inspire en ceux qui ont tous les
jours l’un et l’autre pour objet ; joint que chacun des habitants accommodés des
îles françaises de l’Amérique, s’étant fait lui-même sa fortune, sans l’aide et le
secours de la Cour, a cru s’être acquis comme un droit d’indépendance en un
pays, où l’on n’a vu régner que le seul nom du Roi jusques en 1664.2

Grâce à des récits comme celui de Clodoré, les Français découvrent que la
liberté existe non seulement chez les indigènes d’Amérique ou les Chinois, mais que
certains Français vivant à l’étranger en jouissent aussi. Dans ce contexte, il est
intéressant de signaler que l’État français prépare en quelque sorte sa propre perte en
envoyant des voyageurs dans les colonies. Afin d’attirer des Français prêts à quitter
leur patrie pour aller s’installer « aux îles », les compagnies des Indes (occidentales et
orientales) proposent toutes sortes de privilèges, tels que le droit de vote, le contrôle
de la colonie etc.3 C’est donc la monarchie absolue elle-même qui encourage la
création de sociétés sur le modèle démocratique. Il n’est dès lors pas étonnant de voir
que les colons français refusent de plus en plus l’autorité souveraine. Ainsi, Du Tertre
rapporte que les habitants de la Martinique

ont accordé que M. le Gouverneur arrivant en ce lieu ne sera reçu pour


commander en cette île, qu’au préalable il n’ait déclaré hautement et
publiquement qu’il se départ de toutes communications avec lesdits sieurs de la
Compagnie de l’Amérique. […] Lesdits habitants sont aussi d’avis que la justice
soit administrée par quatre habitants de cette île, un de chaque quartier […]. Est
aussi délibéré par lesdits habitants qu’il ne se pourra rien faire touchant la liberté
publique, sans que les quatre directeurs y soient appelés, qu’ils donneront leurs
avis et les délibérations seront faites à voix contées.4

1
Ibid., p. 32.
2
Jean de CLODORÉ, Relation de ce qui s’est passé dans les îles et terre ferme de l’Amérique, Paris,
G. Clousier, 1671, vol. 1, p. 235.
3
Ibid., p. 54-55.
4
Jean-Baptiste DU TERTRE, Histoire générale des Antilles habitées par les François, op. cit., vol. 1,
p. 331.

82
Alors que Geoffroy Atkinson souligne le caractère extraordinaire de l’esprit
démocratique des colons martiniquais, nous aimerions attirer l’attention sur le fait que
de tels modèles ont déjà existé bien avant les premières initiatives françaises en ce
sens. Ne citons que Champlain qui décrit déjà en 1620 une forme de gouvernement
proche de la démocratie chez les indigènes canadiens :

Les anciens et principaux s’assemblent en un conseil, où ils décident, et


proposent, tout ce qui est de besoin, pour les affaires du village : ce qui se fait
par la pluralité des voix, ou du conseil de quelques-uns d’entre eux, qu’ils
estiment être de bon jugement, et meilleur que le commun. Ils n’ont point de
chefs particuliers qui commandent absolument, mais bien portent-ils de
l’honneur aux plus anciens et vaillants.1

Il est donc légitime de prétendre que la confrontation aux modèles


gouvernementaux étrangers contribue à faire naître parmi les Français le besoin d’un
régime plus équitable où le pouvoir ne réside plus dans la main d’un seul homme.
L’expression la plus frappante de ce besoin se trouve peut-être dans un projet de
république que Henri Du Quesne veut réaliser à l’île Bourbon, l’actuelle île de La
Réunion. En tant que protestant, il s’exile en Suisse après la révocation de l’Édit de
Nantes et envisage en 1689 la création d’une colonie réformée dans l’océan indien
pour s’éloigner d’une société européenne trop hostile. Pour faire la propagande de son
projet, Du Quesne fait publier un Recueil de quelques mémoires servant d’instruction
pour l’établissement de l’île d’Éden où il décrit l’organisation politique de la future
colonie :

[Comme] nous ne pouvons plus conter [sic] sur l’amour et sur la protection de
nos princes naturels qui nous ont abandonnés, chassés et traités comme
ennemis ; il nous est absolument nécessaire de choisir d’entre nous quelqu’un
pour nous gouverner, et pour être chef de notre colonie ; pour cela, d’une
2
commune voix, nous avons élu pour être notre chef et conducteur
de notre République, dans l’espérance que nous avons que Dieu lui fera la grâce
de nous gouverner sagement […] et faisant justice à tous sans distinction de
personne. […] Comme […] il est dangereux que commettant à un seul l’autorité
suprême, il ne vienne enfin à en abuser ; nous avons jugé à propos de choisir
douze des plus sages et des plus avisés d’entre nous […], pour aider notre chef
dans le gouvernement de la République. Ces douze composeront un sénat, ou se
régleront les affaires les plus importantes, il s’assemblera par l’ordre du chef, et

1
Samuel de CHAMPLAIN, Voyages et Descouvertes faites en la Nouvelle France, Paris, C. Collet,
1620, p. 104.
2
Cet espace a été laissé pour inscrire à la main le nom du chef désigné pour diriger la colonie.

83
lui servira de conseil, auquel il déférera, quand la pluralité des voix l’emportera
[…].1

Ces quelques lignes critiquent non seulement « les excès dangereux 2 » de


l’absolutisme avec une véhémence exceptionnelle pour cette époque – Louis XIV est
toujours au pouvoir –, mais l’on y trouve également les principales revendications de
la Révolution française de 1789 : « liberté, suffrage universel, pouvoir limité par le
vote du peuple3 » et l’égalité devant la loi. Selon les propos de Du Quesne, ce type de
« pouvoir modéré4 » est censé éviter « la plupart des inconvénients qui se rencontre
dans les monarchies 5 ». Selon Geoffroy Atkinson, cette conception novatrice de
l’organisation politique découlerait certes de l’expérience désillusionnante que Du
Quesne a faite en France, mais elle lui aurait également été suggérée par des relations
de voyage où sont décrits d’autres modèles politiques.6 Précisons toutefois que la
république de Du Quesne ne verra jamais le jour7. Par contre, elle incitera d’autres
voyageurs, tels que François Leguat8, à se lancer dans des projets similaires et,
surtout, elle laisse un document d’une grande portée symbolique à la postérité.

En dehors d’un désir accru de liberté politique, la confrontation à différentes


formes de gouvernement à travers les récits de voyage entraîne un débat d’ordre
philosophique. En effet, l’afflux de descriptions de populations primitives,
manifestement dépourvues des vices de la civilisation occidentale et vivant dans un

1
Henri DU QUESNE, Recueil de quelques mémoires servant d’instruction pour l’établissement de
l’isle d’Éden, Amsterdam, Henry Desbordes, 1689, p. 12-13.
2
Ibid., p. 14.
3
Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit., p.
60.
4
Henri DU QUESNE, Recueil de quelques mémoires servant d’instruction pour l’établissement de l’île
d’Éden, op. cit., p. 14.
5
Ibid., p. 13.
6
Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit., p.
60.
7
En vue de réaliser son projet, Du Quesne se tourne vers la Compagnie hollandaise des Indes
orientales qui est effectivement d’accord pour s’engager dans cette affaire. À la même époque, Louis
XIV envoie une escadre dans l’océan indien, entre autre pour y protéger les colons français contre une
éventuelle offensive hollandaise : il s’agit de l’escadre militaire d’Abraham Du Quesne-Guiton, le
cousin germain de Henri Du Quesne. Ce dernier ne veut alors pas se risquer à affronter les Français –
dont son propre cousin – et abandonne provisoirement l’expédition. (Voir Sophie LINON-CHIPON,
Gallia orientalis, op. cit., p. 155-158.)
8
En 1690, François Leguat, protestant comme Du Quesne, s’embarque avec dix volontaires à
destination de l’île Bourbon pour s’informer « du dessein de l’escadre française » et exécuter, si
possible, le projet de Du Quesne. Voyant que l’île Bourbon est déjà habitée, la flotte continue sa route
jusqu’à l’île Rodrigue. Cependant la tentative de colonisation y échoue et, en 1698, Leguat revient en
France après de nombreuses tourmentes. (Voir Sophie LINON-CHIPON, Gallia orientalis, op. cit., p.
158-163.)

84
état de bonheur et de sérénité, (res)suscite le fameux mythe du « bon sauvage ». Née à
l’époque des Grandes Découvertes, l’idée du bon sauvage est initialement inspirée des
indigènes du Nouveau Monde qui, aux yeux des Occidentaux, incarnent l’homme à
l’état de nature. Amerigo Vespucci est l’un des premiers à décrire cet homme naturel :

Ils n’ont pas […] de biens personnels car tout est en commun. Ils vivent
ensemble, sans roi, sans autorité, et chacun est seigneur de soi-même. […] De
plus, ils n’ont aucune église, ils n’ont aucune loi et ils ne sont même pas
idolâtres. Que dire de plus? Ils vivent selon la nature […].1

Évidemment, Vespucci ne cache pas à ses lecteurs que ces sauvages sont
également polygames et lascifs – du moins aux yeux d’un Européen –, mais ce sont
leur liberté et leur générosité qui marqueront le plus les esprits. L’image d’un homme
libre, bienveillant et heureux fascine l’Européen, d’autant plus qu’elle émane de
populations dites sauvages, c’est-à-dire non cultivées et dénuées de toute
connaissance de la civilisation occidentale. Au XVIe siècle, Montaigne fait à son tour
l’éloge des indigènes brésiliens qu’il dit dotés des « plus utiles et naturelles vertus et
propriétés2 ». Si la représentation du bon sauvage existe donc déjà bien avant les
Lumières, ce sont les auteurs du XVIIIe siècle qui explorent toute la portée
philosophique de ce mythe et « lui [donnent] son expression littéraire3 ». En effet, ils
se servent du bon sauvage comme arme critique pour remettre en question les valeurs
morales, politiques et religieuses en France.

Intéressons-nous, pour commencer, à Jean-Jacques Rousseau qui utilise le


concept du bon sauvage pour dénoncer la corruption de la société et le principe de
propriété. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, il fait la distinction entre l’inégalité « naturelle ou physique, établie par la
nature » et l’inégalité « morale ou politique » 4 établie par les hommes. C’est la
deuxième sorte d’inégalité qui pose problème :

1
Amerigo VESPUCCI, Le Nouveau Monde, Paris, Chandeigne, 2005, p. 139-140.
2
Michel de MONTAIGNE, Essais, op. cit., livre I, chapitre XXXI, p. 205.
3
Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit., p.
63.
4
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
Amsterdam, Marc Michel Rey, 1755, p. 1-2.

85
celle-ci consiste dans les différents privilèges, dont quelques-uns jouissent, au
préjudice des autres, comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissants
qu’eux, ou même de s’en faire obéir.1

Rousseau aimerait identifier « le moment où, le droit succédant à la violence, la


nature fut soumise à la loi2 ». Afin de découvrir à partir de quand l’homme a été
corrompu, il doit d’abord cerner l’état de l’homme « tel qu’il a dû sortir des mains de
la nature » :

En dépouillant cet être […] de tous les dons surnaturels qu’il a pu recevoir, & de
toutes les facultés artificielles, qu’il n’a pu acquérir que par de longs progrès; en
le considérant, en un mot, tel qu’il a dû sortir des mains de la nature, […] : je le
vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son
lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, & voilà ses besoins satisfaits
[...].3 Ses désirs ne passent pas ses besoins physiques ; les seuls biens qu'il
connaisse dans l'univers, sont la nourriture, une femelle, & le repos ; les seuls
maux qu'il craigne, sont la douleur, & la faim [...].4

Notons au passage que cette représentation de l’homme naturel se rapproche


sensiblement du tableau que Du Tertre a peint des Antillais un siècle plus tôt : « Ils
sont tous égaux […]. Nul n’est plus riche ni plus pauvre que son compagnon, et tous
unanimement bornent leurs désirs à ce qui est utile. 5 » Or, contrairement aux
voyageurs qui témoignent de l’existence du bon sauvage, Rousseau en vient vite à la
conclusion que cet état n’existe plus et n’a peut-être jamais existé6. L’homme de la
nature se trouve relégué au rang d’une hypothèse théorique qui sert de départ aux
réflexions sur l’évolution de la condition humaine. Comment l’homme est-il sorti de
cet état primitif où l’inégalité n’existait pas ? La réponse de Rousseau à cette question
constitue l’un des passages les plus célèbres de la littérature française :

Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva
des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.
Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs, n’eût point
épargnés au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût

1
Ibid., p. 2.
2
Ibid., p. 3.
3
Ibid., p. 12.
4
Ibid., p. 36.
5
Jean-Baptiste DU TERTRE, Histoire générale des Antilles habitées par les François, op. cit., vol. 2,
p. 357.
6
Selon Rousseau, le premier homme a déjà reçu de Dieu « des lumières et des préceptes » et ne s’est
donc pas trouvé dans l’état de nature. (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, op. cit., p. 5.)

86
crié à ses semblables : gardez-vous d’écouter cet imposteur. Vous êtes perdus, si
vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne […].1

Il est vrai que le discours sur l’inégalité sociale et le principe de propriété sont
des topiques que l’on associe volontiers à Rousseau. Or, il est loin d’être le premier à
avoir exposé cette théorie. Ne citons que Marc Lescarbot qui, en 1609, oppose
l’égalité régnant parmi les indigènes du Canada aux inégalités au sein de la société
occidentale :

S’il arrive donc que nos sauvages aient de la chasse, ou autre mangeaille, toute la
troupe y participe. Ils ont cette charité mutuelle, laquelle a été ravie d’entre nous
depuis que mien et tien ont pris naissance.2 Il n’y a point de pauvres, ni de
mendiants entre eux. Tous sont riches, en tant que tous travaillent et vivent. Mais
entre nous il va bien autrement. Car il y en a plus de la moitié qui vit du labeur
d’autrui, ne faisant aucun métier qui soit nécessaire à la vie humaine.3

Qui plus est, Lescarbot écrit qu’il s’est embarqué à destination du Canada
« pour fuir un monde corrompu 4 » où « pompe et malice 5 » se sont introduits.
Rousseau, quant à lui, ne cesse de parler de « corruption » de la société et va jusqu’à
définir un « nouvel état de nature » qui est le « fruit d’un excès de corruption » : ce
nouvel état de nature correspond à la « loi du plus fort », dont le « pouvoir arbitraire »
est « le terme extrême »6. Les analogies entre les écrits de Lescarbot au début du
XVIIe siècle et ceux de Rousseau quasiment cent cinquante ans plus tard sont
indéniables. Il va de soi que nous ne voulons point mettre en doute le caractère
exceptionnel des réflexions de Rousseau, mais nous aimerions souligner que des idées
similaires sont déjà présentes dans certains récits de voyage du siècle précédent.
Convient-il dès lors de nuancer l’image révolutionnaire que nous nous faisons des
Lumières ? Nous n’oserons nous prononcer en ce sens. Il n’en reste pas moins que les
grands auteurs du XVIIIe siècle n’ont pas inventé toutes les idées que nous leur
attribuons aujourd’hui, mais que les relations des voyageurs leur ont fourni « un
moyen de renouveler ce[s] thème[s] d’une façon concrète et piquante7 ».

1
Ibid., p. 95.
2
Marc LESCARBOT, Histoire de la Nouvelle France, op. cit., p. 760.
3
Id., La Conversion des Sauvages, op. cit., p. 34.
4
Id., Histoire de la Nouvelle France, op. cit., p. 509.
5
Id., La Conversion des Sauvages, op. cit., p. 34.
6
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
op. cit., p. 176.
7
Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit., p.
40.

87
Évoquons encore Diderot qui, grâce à son Supplément au Voyage de
Bougainville, se revendique ouvertement de l’héritage des voyageurs. Dans ce
dialogue philosophique entre A et B (ce dernier représentant la voix de l’auteur),
Diderot met en scène un « supplément » fictif au récit véridique du voyage de
Bougainville 1 . Dans cet épisode, l’aumônier de l’expédition est hébergé par le
Tahitien Orou, qui, pour démontrer son hospitalité, lui offre après le dîner de choisir,
parmi sa femme et ses trois filles, avec qui il voudrait passer la nuit. L’aumônier
refuse sous prétexte que « sa religion, son état, les bonnes mœurs et l’honnêteté ne lui
permett[ent] pas d’accepter ses offres 2 ». Suit alors un entretien entre Orou et
l’aumônier où le Tahitien incarne le bon sens et la raison face au caractère
incompréhensible et antinaturel des préceptes chrétiens. À partir de cet entretien, B
dégage le portrait du peuple tahitien qui coïncide en tous points avec le concept du
bon sauvage :

[C’est un] peuple assez sage pour s’être arrêté de lui-même à la médiocrité, ou
assez heureux pour habiter un climat dont la fertilité lui assurait un long
engourdissement ; assez actif pour s’être mis à l’abri des besoins absolus de la
vie, et assez indolent pour que son innocence, son repos et sa félicité n’eussent
rien à redouter d’un progrès trop rapide de ses lumières. Rien n’y était mal de sa
nature. […] L’acception du mot propriété y était très étroite. La passion de
l’amour, réduite à un simple appétit physique, n’y produisait aucun de nos
désordres.3

À l’opposé de la simplicité et de la modération tahitienne, les peuples civilisés


semblent inévitablement attirés par la démesure :

aussitôt que quelques causes physiques, telles, par exemple, que la nécessité de
vaincre, l’ingratitude du sol ont mis en jeu la sagacité de l’homme, et élan le
conduit bien au-delà du but, et que le terme du besoin passé, on est porté dans
l’océan sans bornes des fantaisies, d’où l’on ne se tire plus.4

Si Rousseau et Diderot s’accordent sur le fait que « l’homme artificiel5 », à


savoir l’homme conditionné par la société, est à l’origine de tous les maux, Diderot ne
se limite pas, comme Rousseau, à déplorer la perte de l’état de nature. En opposant les

1
Louis Antoine de Bougainville est un explorateur français qui a effectué entre 1766 et 1769 un tour
du monde, d’où il a ramené un jeune Tahitien à Paris. Diderot s’appuie sur le journal de voyage de
Bougainville – paru sous le titre Voyage autour du monde (1771) – et sur sa description de la société
tahitienne pour rédiger son Supplément au Voyage de Bougainville.
2
Denis DIDEROT, Supplément au Voyage de Bougainville, Paris, Gallimard, 2002, p. 50.
3
Ibid., p. 80.
4
Ibid., p. 81.
5
Ibid., p. 89.

88
« mœurs » tahitiennes aux lois contradictoires des nations civilisées (« le code de la
nature, le code civil et le code religieux1 »), il incite le lecteur à remettre en question
les principes de vie européens, à « parler contre les lois insensées » et à « être honnête
et sincère » 2 . Diderot se sert donc de la confrontation à l’Autre, et plus
particulièrement du mythe du bon sauvage, pour dispenser un enseignement moral.

Le Supplément au Voyage de Bougainville illustre de manière flagrante


l’importance de la littérature viatique dans la formation de l’esprit des Lumières.
Diderot prouve non seulement que les relations de voyage authentiques sont bel et
bien lues par les penseurs « éclairés » de l’époque ; aussi détourne-t-il le modèle du
récit de voyage à des fins philosophiques. Le bon sauvage tahitien, quoique fictif dans
ce cas-ci, sert à cautionner la critique d’une société française présentée comme
hypocrite et corrompue. Cette démarche est assez répandue au XVIIIe siècle et il en
existe plusieurs variations : soit les auteurs choisissent, comme Diderot, de confronter
l’Européen à un étranger (par exemple dans le cadre d’un dialogue) et laissent au
lecteur le soin d’en tirer les conclusions ; soit ils décrivent la société européenne à
travers le regard de l’Autre, tel que le fait Montesquieu dans les Lettres persanes.
Enfin, il y a également des auteurs qui intègrent simplement des éléments exotiques
dans leur récit ou transposent l’histoire dans des contrées lointaines. Ne pensons qu’à
Candide et Pangloss qui parcourent le Paraguay, le Surinam ou le légendaire
Eldorado.

Face à ces exemples, il semble légitime de prétendre qu’au XVIIIe siècle,


l’impact des grands voyages se fait sentir dans tous les domaines : religieux, politique,
philosophique et même littéraire. Que ce soit le bon sauvage, le sage Chinois ou le
Persan érudit, l’Autre fonctionne comme antithèse du modèle français. Même si les
voyageurs du siècle précédent ne sont que rarement conscients de l’originalité de
leurs écrits, ils sont déjà nombreux à appliquer un procédé typique des Lumières : ils
font l’éloge d’une société exotique, ce qui les conduit fatalement à une comparaison
avec la situation européenne apparaissant moins glorieuse. Leurs témoignages basés
sur l’expérience constituent une arme que les philosophes ultérieurs s’approprient

1
Ibid., p. 82.
2
Ibid., p. 94.

89
volontiers dans leur combat contre le malaise de la société française. Pour employer
les termes de Geoffroy Atkinson : « au dix-septième siècle, tout comme au dix-
huitième, les voyageurs [sont] en train de détruire, souvent à leur insu, l’édifice de
l’ancien régime.1 »

3. L’influence épistémologique

Jusqu’ici, nous avons mis en évidence l’influence ponctuelle de passages


choisis de la littérature viatique sur les idées des Lumières. En effet, il y a lieu de
penser que les philosophes du XVIIIe siècle utilisaient régulièrement les expériences
de voyageurs comme support pour leur discours argumentatif et qu’ils ont réactivé et
façonné à leur guise des idées existant déjà à l’état « brut » dans divers récits de
voyage. Nos lecteurs comprendront dès lors la nécessité que nous voyons à réévaluer
le statut des écrits viatiques par rapport à la « Littérature » avec L majuscule et par
rapport à l’histoire des idées tout entière. S’il est vrai que les voyageurs ont précédé
les Lumières dans certains jugements qualifiés de révolutionnaires par la postérité,
comment ces idées se sont-elles développées ? Sont-elles le fruit du hasard ? De
quelques observations éparses ? Ou témoignent-elles d’une faculté de discernement
jusqu’à présent méconnue chez ces voyageurs ?

Alors qu’il est certainement exagéré d’attribuer des vertus proprement éclairées
à la plupart des voyageurs, il est toutefois légitime de se demander si certaines de
leurs démarches n’annoncent pas – à leur insu – une approche du savoir qui trouvera
son apogée au siècle suivant. En effet, l’homme éclairé est l’incarnation de l’idéologie
du XVIIIe siècle – connue sous le nom de « philosophie des Lumières » – que l’on
caractérise communément par « le combat en faveur de la raison, la dénonciation de
l’intolérance, la mise en place d’une idéologie du Progrès 2 ». Or, Jean Marie
Goulemot suggère qu’il serait peut-être plus juste de substituer à ces critères quelque

1
Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit., p.
36.
2
Jean Marie GOULEMOT, « Lumières », in Encylopaedia universalis, [en ligne], Encyclopaedia
universalis France, 2007. Disponible sur http://www.universalis.fr/encyclopedie/lumieres/. Consulté le
3 avril 2012.

90
peu restrictifs une définition plus large « mettant en avant, en une sorte
d’épistémologie, ce que Kant appelle un usage adulte de l’esprit humain1 ». Dès lors,
un rapprochement entre l’esprit éclairé des Lumières et la façon d’appréhender le
monde de certains voyageurs n’est plus impossible.

Afin de démontrer cette proximité, nous essayerons d’abord de dégager


quelques constantes dans l’attitude des voyageurs de cette époque. Outre les récits
eux-mêmes, un document nous sera particulièrement utile dans cette démarche : il
s’agit d’un traité théorique élaboré en 1679 par Pierre Du Val, intitulé Discours des
voyages aux pays éloignez, & des préparatifs nécessaires pour les entreprendre
utilement & en composer des relations exactes 2. Dans ce semblant d’art poétique de
la littérature des voyages, l’auteur tente de remédier au dilettantisme et à la
négligence de certaines relations antérieures en définissant quelques critères quant à
l’attitude à adopter par le voyageur écrivain. Il tente ainsi de responsabiliser ce
dernier en lui faisant prendre conscience « des enjeux scientifiques de son rapport3 ».

En premier lieu, Du Val rappelle au voyageur l’importance d’« étendre [sa]


curiosité4 », car celle-ci l’incite à « avoir l’œil et l’esprit ouvert5 », ce qui constitue la
conditio sine qua non à la pratique efficace de cette nouvelle « science6 » qu’est le
voyage. Dans la majorité des récits publiés jusqu’au milieu du XVIIe siècle,
l’attention du voyageur s’attache d’abord aux éléments indispensables à sa survie,
telles que la faune et la flore. Il en résulte parfois une analyse purement utilitaire des
contrées visitées qui n’est pas d’un grand intérêt pour les lecteurs, mis à part ceux qui
souhaiteraient entreprendre le même voyage. C’est pourquoi Du Val incite le
voyageur à observer « tout ce qui mérite d’être su », à savoir non seulement la nature
et le climat du pays, mais également la façon dont les hommes y ajustent leur
agriculture et leurs habitations, les différences entre les riches et les pauvres,

1
Ibid.
2
Le traité de Du Val, géographe du roi, a paru en marge de la quatrième réédition du Voyage de
François Pyrard de Laval. (Pierre DU VAL, Discours des voyages aux pays éloignez & des préparatifs
nécessaires pour les entreprendre utilement & en composer des relations exactes , in Voyage de
François Pyrard de Laval, Paris, Louis Billaine, 1679, p. 49-58.) Toutes nos citations se réfèrent à
cette édition.
3
Sophie LINON-CHIPON, Gallia orientalis, op. cit., p. 405.
4
Pierre DU VAL, Discours des voyages aux pays éloignés, op. cit., p. 53.
5
Ibid., p. 55.
6
Ibid., p. 53.

91
l’éducation et les sciences, la forme du gouvernement et les révolutions, les
altérations et changements de religion, et encore beaucoup plus1. Si Du Val engage les
voyageurs à rapporter des informations sur tous ces domaines, c’est qu’il espère que
les Européens pourront en tirer des enseignements utiles pour leurs propres principes
de vie. Cette ouverture d’esprit est assez extraordinaire pour l’époque et elle se
retrouve dans bon nombre de récits de voyages de la fin du XVIIe siècle. Rappelons
que Choisy, Dellon, Carré, L’Estra ou Chardin évoquent la curiosité comme l’une –
sinon la principale – de leurs motivations pour voyager2.

Le deuxième critère de Du Val concerne les sources du savoir : le voyageur doit


préférer « l’observation propre qui est la plus sûre […] & la plus satisfaisante » des
sources à « la relation d’autrui »3 qui est moins fiable. En tant qu’exemple, citons
L’Estra qui s’empresse d’assurer le lecteur de l’exactitude de ses observations : « J’ai
fait […] un récit succinct des choses que j’ai vues […] et je me suis plus attaché à
l’exactitude de la vérité qu’à la politesse du style.4 » L’on retrouve des propos
semblables chez Robert Challe :

Je n’écrirai rien que je n’aie vu moi-même, ou du moins qui ne m’ait été assuré
par des témoins dignes de foi, & je distinguerai ce que j’aurai vu d’avec ce que
j’aurai appris afin qu’on puisse distinguer l’un d’avec l’autre.5

Insistons aussi sur le fait que la plupart des relations de voyage comportent des
descriptions extrêmement précises qui témoignent du soin attaché à l’observation.
Ainsi L’Estra ne décrit pas uniquement en détail certaines plantes extraordinaires,
comme les « feuilles animées6 », mais il fait également un compte rendu détaillé des
cultes qu’il observe, comme par exemple la fête de la pagode à Tranquebar :

Ils croient qu’il y a un dieu créateur du ciel et de la terre qui les a formés, et que
ce dieu est si bon qu’il n’est pas besoin de le prier parce qu’il fait toujours le
bien et ne peut faire du mal à ses créatures, mais qu’il faut prier le diable afin
qu’il les laisse vivre en repos et qu’il ne les tourmente et ne les batte point, car
souvent il arrive qu’ils sont meurtris de coups qu’ils disent avoir reçus du diable.

1
Pour le relevé complet, voir ibid., p.53-54.
2
Voir supra, p. 49-51.
3
Pierre DU VAL, Discours des voyages aux pays éloignés, op. cit., p. 54.
4
François de L’ESTRA, Voyage de François de L’Estra aux Indes orientales, op. cit., p. 272.
5
Robert CHALLE, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, op. cit., vol. 1, p. 102.
6
François de L’ESTRA, Voyage de François de L’Estra aux Indes orientales, op. cit., p. 159.

92
Ils le cherchent et l’invoquent avec une dévotion qui me causait beaucoup
d’étonnement.1

On trouve le même souci du détail dans d’autres relations, telles que celles de
Charles Dellon. Dans la Relation de l’Inquisition de Goa, il décrit sur plusieurs
chapitres la maison de l’Inquisition, la façon dont les prisonniers y sont traités, les
injustices commises par les officiers – y inclus celles commises spécifiquement à
l’égard de prisonniers juifs2. Tous ces exemples montrent le soin que les voyageurs
accordent à l’observation.

En troisième lieu, Du Val met en garde les voyageurs contre la formation de


préjugés hâtifs :

Il faut bien prendre garde dans ces informations, de ne former pas de fausses
idées des choses par le mal entendu des truchements ignorants, ou le peu de
connaissance qu’on a de la langue, mais surtout par le rapport de ce qu’on
préjuge d’abord être semblable chez nous […].3

En vue d’éviter ce risque, Du Val propose de s’informer auprès de plusieurs


personnes sur la même chose, de toujours questionner et de comparer les informations
obtenues de cette façon. Un exemple frappant de cette précaution se trouve chez
L’Estra qui reconnaît aux Maures, pourtant ennemis déclarés des chrétiens, un certain
mérite pour leur comportement respectueux à l’égard de la ville de São Tomé :

C’est une chose assez particulière et très digne de remarquer que, depuis douze
ans que les Maures sont en possession de cette ville, ils aient eu de la vénération
et du respect pour ces lieux sacrés dont ils n’ont changé, démoli ni pillé aucune
chose. Car les Français y trouvèrent les ciboires, les calices, les patènes, les
burettes et tous les ornements des autels et des prêtres au même état que les
Portugais les avaient laissés, ayant eu soin de les nettoyer proprement de temps
en temps. Ils montraient en cela plus de respect et de religion que les Hollandais
qui ont malheureusement profané les saints temples.4

Cette appréciation va à l’encontre des préjugés de l’époque qui qualifient les


Maures de « larrons5 » et de superstitieux.

1
Id., p. 149.
2
Charles DELLON, L’Inquisition de Goa, op. cit., chapitres IX à XVII.
3
Pierre DU VAL, Discours des voyages aux pays éloignés, op. cit., p. 55.
4
François de L’ESTRA, Voyage de François de L’Estra aux Indes orientales, op. cit., p. 193.
5
Ibid., p. 207.

93
Nous pourrions continuer à faire le relevé des règles préconisées par Du Val –
telles que la recommandation d’apprendre la langue et l’écriture du pays, de
s’instruire des sciences qui y sont cultivées, etc. – mais nous nous limiterons ici à
faire un bilan plus général. Le traité de Du Val met en évidence une démarche
méthodologique, vraisemblablement observée par bon nombre de voyageurs. Nous
avons montré que cette démarche s’organise autour de trois piliers – la curiosité,
l’observation et un certain regard critique – qui débouchent nécessairement sur
l’écriture du voyage, puisque le but ultime est d’« instruire1 ». Comme le dit si bien
Sophie Linon-Chipon, « l’enchaînement est automatique entre l’œil qui enregistre
l’information, la mémoire qui la grave et la main jointe à l’esprit qui l’impriment2 ».

Le rôle central attribué à l’esprit critique dans l’écriture du récit de voyage


constitue l’aspect novateur du traité de Du Val. La capacité à développer cet esprit
critique dépend avant tout du regard analytique de l’observateur : celui-ci ne doit pas
se contenter d’enregistrer les informations qui parviennent « par hasard » à son œil,
mais il doit étudier activement tout ce qui pourrait étendre son entendement de
l’Autre. Dès lors, la simple raison n’est plus suffisante, il faut la compléter par une
certaine sensibilité qui tient compte de la relativité de l’Autre. Par exemple, Du Val
appelle les voyageurs à

savoir au vrai ce qu’ils […] tiennent [de la religion] par leurs propres sentiments,
non pas par ce qui seulement peut se […] penser par rapport à la nôtre, qui se
trouve d’ordinaire fort éloigné de la vérité.3

Il est évident que les voyageurs du XVIIe siècle ne parviennent guère à dépasser
leur sentiment de supériorité sur l’Autre, mais certains d’entre eux laissent
transparaître une faible conscience relativiste ou, du moins, font preuve d’une
tolérance remarquable face à des pratiques inexplicables par la simple raison. À titre
d’exemple, l’on pourrait citer encore une fois L’Estra qui, lors de la fête de la pagode
évoquée plus haut, se garde de former un jugement prématuré sur un culte qui ne peut
lui paraître qu’absurde4. Il préfère observer avec beaucoup d’attention afin de mieux

1
Pierre DU VAL, Discours des voyages aux pays éloignés, op. cit., p. 53.
2
Sophie LINON-CHIPON, Gallia Orientalis, op. cit., p. 409.
3
Pierre DU VAL, Discours des voyages aux pays éloignés, op. cit., p. 57.
4
François de L’ESTRA, Voyage de François de L’Estra aux Indes orientales, op. cit., p. 145-149.

94
comprendre les raisons de telles pratiques. Il s’agit là d’une attitude qui concorde avec
la conception de l’homme éclairé telle qu’elle est définie par Jean Marie Goulemot :

[Le] philosophe des Lumières […] est un homme à la curiosité toujours en éveil.
[…] il se veut un observateur scrupuleux de la société, passionné mais distant,
capable de dépasser les préjugés et de percevoir l’ordre réel et la raison d’être
des choses.1

Le simple désir de comprendre engendre ainsi un « questionnement incessant du


monde » qui, selon Jean Marie Goulemot, pourrait définir à lui seul « la dynamique
des Lumières » 2. Cette attitude est d’autant plus remarquable de la part de L’Estra
qu’il n’est pas particulièrement instruit, et en ce sens représentatif du voyageur
ordinaire de son époque. C’est grâce à sa curiosité et à une observation méticuleuse,
qu’il peut dépasser sa naïveté et se rapprocher de ce que Kant appelle l’« usage adulte
de l’esprit humain ».

Si l’on en croit Carole Dornier, le cas de L’Estra ne constitue pas un hasard.


Selon elle, cette corrélation entre curiosité et observation débouche tout naturellement
sur une forme d’esprit critique :

L’autorité de la chose vue et vécue a pour corollaire l’examen et la critique non


seulement des légendes et rumeurs, mais aussi des opinions autorisées des
savants […], lorsqu’elles sont démenties par l’expérience du voyageur.3

L’observation systématique correspond alors à une mise en question des idées


reçues afin de refléter une image plus fiable de la réalité. Une idée n’est acceptée
comme véridique qu’à partir du moment où elle est vérifiée par l’expérience,
notamment par l’observation. Cette approche qui consiste à considérer l’observation
comme une source de connaissance n’est pas sans nous rappeler l’empirisme naissant
en cette fin du XVIIe siècle. Certes, les voyageurs ne sont pas partisans d’une doctrine
philosophique, mais leur démarche annonce une attitude qui se concrétisera au XVIIIe
siècle, une ère où rationalité et expérience sont complémentaires pour comprendre le
monde. L’application dogmatique de la raison cède la place à un libre usage des
facultés de jugement de chacun, donnant naissance à un homme libre et autonome,
qui mérite d’être qualifié de précurseur de l’esprit « éclairé ».

1
Jean Marie GOULEMOT, « Lumières », art. cit.
2
Ibid.
3
Carole DORNIER, « La rhétorique de l’autopsie dans le Journal de voyage aux Indes orientales de
Robert Challe (1721) », Dix-huitième siècle, 1/2007, n°39, p. 164.

95
Or, ce n’est pas seulement dans leur façon d’appréhender la réalité que les
voyageurs se rapprochent des Lumières. L’on trouve également les traits d’une
esthétique prématurément éclairée dans l’écriture de certains voyages.

Les Lumières réclament donc l’observation systématique du social et du vivant,


des diverses formes d’organisation politique comme des multiples espèces qui
peuplent la nature. Exploratrices, voyageuses, taxinomiques et explicatives, elles
traduisent la réalité en tableaux et catalogues.1

La plupart du temps, la diffusion de la réalité va de pair avec une volonté


didactique. Si bon nombre de voyageurs se contentent de transcrire leurs notes de
façon chronologique et donnent ainsi à leur récit un aspect de journal intime, d’autres
réorganisent thématiquement la réalité transcrite et facilitent ainsi l’accès au texte
pour le lecteur. Nous pensons à Du Tertre ou à Dellon qui donnent des titres à leurs
chapitres afin d’en indiquer le contenu au lecteur. Lescarbot, quant à lui, fait précéder
chaque chapitre d’un bref résumé. Thévenot et L’Estra vont encore plus loin en dotant
leurs textes de manchettes, permettant au lecteur de mieux se repérer dans le
document. L’Estra regroupe d’ailleurs la majorité de ces manchettes dans une table
des matières élaborée par lui-même et proposant un résumé assez complet de la
relation. Toutes ces initiatives sont remarquables dans la mesure où elles traduisent
une volonté d’ordonner le foisonnement du monde. L’observation conséquente de
tous les domaines de l’Ailleurs, l’effort de classification et la volonté de mettre du
système dans les connaissances à partager renvoient à une « dynamique du savoir2 »
qui n’est pas sans annoncer la volonté encyclopédique si typique du XVIIIe siècle.

En effet, le but d’une Encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses


sur la terre ; d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons,
et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous, afin que les travaux
des siècles passés n’aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui
succéderont3.

Conformément à l’esprit des Lumières, l’encyclopédie aspire à une


vulgarisation des connaissances afin de mettre le savoir à la disposition de la plus
grande partie de la population. La raison n’est plus l’apanage d’une élite
intellectuelle, mais elle est mise à la portée de tout le monde par l’acquisition d’un

1
Jean Marie GOULEMOT, « Lumières », art. cit.
2
Ibid.
3
Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, [en ligne], op. cit., article
« encyclopédie ». Disponible sur : http://portail.atilf.fr/cgi-bin/getobject_?a.36:291./var/artfla/
encyclopedie/textdata/IMAGE/. Consulté le 3 avril 2013.

96
savoir plus étendu. Le récit de voyage concorde avec la visée encyclopédique évoquée
ci-dessus dans la mesure où il est un espace privilégié de la diffusion de
connaissances, tout en restant attractif pour un large public.

De plus, le partage du savoir crée des conditions favorables à la constitution


d’un lecteur critique. Même si de nombreux récits de voyage sont à l’origine destinés
au commanditaire de l’expédition, ce sont la curiosité et le désir de combler une soif
de savoir qui incitent les voyageurs à prendre des notes plus nombreuses, et souvent
plus personnelles, que ne l’exige leur fonction. La réécriture et la mise en forme des
notes authentiques en vue d’une publication témoigne d’une volonté d’aiguiser la
curiosité du lecteur et de l’instruire. À travers le partage de descriptions détaillées, la
curiosité devient un objet privilégié de communication. Le lecteur a l’impression
qu’on lui confie personnellement des découvertes extraordinaires. Ainsi Jean Chardin
adopte le ton de la confidence lorsqu’il décrit les sérails turcs :

Ayant considéré, durant plusieurs jours, leur naturel paresseux, aux uns et aux
autres, au-delà de ce qu’on peut se l’imaginer, il m’entra dans l’esprit ce que je
n’avais jamais pu jusque-là y mettre, savoir, que les sérails fussent des prisons si
paisibles et si délicieuses qu’on le disait.1

La relation d’identification ainsi visée n’est pas uniquement destinée à rendre


l’Ailleurs plus « tangible » pour le public sédentaire, mais elle instaure un véritable
dialogue avec le lecteur. Il n’est même pas rare de voir les voyageurs écrivains
s’adresser directement à leur public et créer ainsi une relation de complicité. Citons
François Leguat en tant qu’exemple : « J’ai cru, lecteur, que vous entendriez avec
plus de plaisir la continuation de nos aventures si je vous faisais un peu connaître le
lieu et les personnes dont il s’agit.2 » Ce procédé stylistique, que l’on pourrait
qualifier de rhétorique de connivence, est censé faire réagir le destinataire. Le récit de
voyage a pour objectif de mettre à la disposition du lecteur toutes les prémisses
requises pour qu’il soit en mesure de superposer son regard à celui du voyageur. Au
lieu de se contenter d’un tableau exotique pittoresque, il doit faire une lecture
intelligente qui consiste à adopter à son tour une attitude d’observateur face aux
descriptions de l’Ailleurs. Dans certains récits, l’auteur va jusqu’à suggérer quelques

1
Jean CHARDIN, Voyages du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient, op. cit., vol. 1, p.
346.
2
François LEGUAT, Voyages et aventures de François Leguat en deux îles désertes (1690-1698),
Paris, Plon, 1934, p. 81.

97
réflexions en vue de stimuler le jugement critique du lecteur. C’est ce que fait Robert
Challe face au rite grotesque auquel il assiste sur l’île de Mohéli : « Savons-nous que
ces peuples, dont nous nous moquons avec justice, auraient raison de se moquer de
nous s’ils savaient ce que cette bizarre superstition fait chez nous ?1 » Alors qu’il est
impossible de déterminer avec certitude si les voyageurs que nous venons de citer
veulent consciemment forger un lecteur nouveau, nous pouvons affirmer qu’ils posent
les bases d’une approche plus critique et plus enrichissante de lire le voyage. Ainsi, ils
s’inscrivent – à nouveau – dans l’optique des Lumières, telle qu’elle est définie par
Jean Marie Goulemot :

Le lecteur doit se faire à son tour philosophe. C’est ainsi, grâce à un double
effort de pédagogie incitative et de vulgarisation, que les Lumières œuvrent à la
constitution d’un espace public de débat.2

D’après les exemples que nous venons d’étudier au cours des trois derniers
chapitres, les voyageurs ont non seulement contribué à la « vulgarisation » du savoir,
mais ils ont aussi participé à la création d’un débat public sur des matières
controversées. Nous ne pouvons donc qu’être d’accord avec Jean Marie Goulemot,
lorsqu’il revendique qu’« on ne limite pas les Lumières au seul XVIIIe siècle » et
qu’« on ne s'en tienne pas […] à ce qu'on appelle les Philosophes ». Selon lui,
« seraient également hommes des Lumières tous ceux qui, s'opposant aux idées
reçues, aux préjugés, auraient œuvré au bien commun ». Les Lumières cesseraient
ainsi « d’être un moment de l’histoire de la pensée », mais elles « apparaîtraient […]
comme un idéal de libération et d’autonomie de la pensée »3 accessible à tout le
monde. Caractérisés par une émancipation intellectuelle souvent inconsciente, les
voyageurs écrivains de la fin du XVIIe siècle s’inscrivent dans cette perspective en ce
qu’ils se dégagent du regard collectif conditionné par les a priori de l’époque pour
porter un regard plus curieux, plus ouvert et plus critique sur le monde qu’ils
découvrent.

En guise de conclusion, nous retiendrons que les voyageurs du XVIIe siècle se


distinguent par une curiosité naturelle, qui les incite à étendre leurs connaissances, et
par le privilège de se voir confrontés à des modèles étrangers avant leurs

1
Robert CHALLE, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, op. cit., vol. 2, p. 35.
2
Jean Marie GOULEMOT, « Lumières », art. cit.
3
Ibid.

98
contemporains. Il s’agit là de deux conditions qui les prédisposent à développer
prématurément les capacités d’analyse et de remise en question que nous avons
dégagées au cours des derniers chapitres. Cependant, il faut se garder de qualifier les
voyageurs de « philosophes » avant l’heure, puisqu’il leur manque généralement la
formation classique nécessaire au déploiement de l’esprit proprement philosophique.
Il n’en reste pas moins que les voyageurs lèguent à la postérité des savoirs et des
témoignages qui accélèrent le processus de remise en question entamé par les libertins
et favorisent ainsi l’émergence des Lumières au sens strict. Face à la foule d’exemples
qui témoignent d’une filiation entre les propos de voyageurs et certains grands textes
philosophiques ou littéraires, nous osons prétendre que ce n’est pas par hasard que les
Lumières étaient de fervents lecteurs de littérature viatique. Nous pensons beaucoup
plus que les récits de voyages constituent l’une des principales sources d’inspiration
des penseurs du XVIIIe siècle.

99
100
Partie III

Ailleurs réel et Ailleurs imaginaire :


la place du voyage dans la littérature française,
des Pré-Lumières à l’aube du romantisme

101
102
La littérature des voyages des XVIe et XVIIe siècles est souvent définie par les
spécialistes comme un « genre métoyen ». Le terme est emprunté à François Bertaut
qui l’emploie pour la première fois en 1669, dans l’avis du « libraire au lecteur » de
son Journal du voyage d’Espagne. Selon Bertaut, le « voyage » (en tant que genre)
tient à la fois du « roman » en ce qu’il traite des « aventures des particuliers »1, et de
l’« histoire » en ce qu’il s’attache à la « vérité » et à l’« exactitude » des faits. La
littérature des voyages est donc un genre qui « oscille entre réalité et imaginaire », en
« entremêlant les règles viatiques et les procédés romanesques »2.

Cette définition s’applique d’autant plus aux écrits du XVIIIe siècle que les
« interférences » entre voyage réel et fiction se font de plus en plus complexes. Nous
l’avons vu, d’une part, le genre viatique déteint sur l’imaginaire romanesque dans la
mesure où les auteurs tentent de répondre à l’engouement croissant du public de
l’époque pour les images exotiques. D’autre part, les voyageurs mêmes cèdent
souvent à la tentation d’insérer quelque digression ou anecdote dans leur relation en
vue d’ajouter une dimension divertissante à la visée instructive. À une époque où le
récit de voyage devient « une sorte de substitut du roman3 », il ne faut pas s’étonner
que les frontières du genre se brouillent de plus en plus. Alors que la définition
générique et la distinction entre voyages réels et voyages imaginaires – certes
indispensable à une lecture avisée – ont déjà fait l’objet de plusieurs travaux critiques,
nous nous intéresserons plutôt à la place qu’occupe le voyage dans l’esprit et dans la
littérature du XVIIIe siècle (au sens large). Comme le suggère la définition même du
« genre métoyen », le voyage constitue un topique à cheval entre les récits
authentiques et les récits imaginaires. Nous essayerons d’en distinguer les principales
fonctions épistémiques, qui sont à l’image du principe préconisé par l’abbé
Prévost : un « véritable voyageur […] doit travailler pour la postérité autant que pour
soi même, & rendre ses écrits utiles à tout le monde4 ».

1
François BERTAUT, Journal du voyage d’Espagne, Paris, Denys Thierry, 1669, p. IV.
2
Sylvie REQUEMORA, « Du roman au récit, du récit au roman : le voyage comme genre ‘métoyen’
au XVIIe siècle, de Du Périer à Regnard », in Roman et récit de voyage, textes réunis par Marie
Christine-Gomez Géraud et Philippe Antoine, Paris, PUPS, 2001, p. 35.
3
Sylvie REQUEMORA-GROS, Voguer vers la modernité, op. cit., p. 167.
4
Antoine-François PRÉVOST, Histoire générale des voyages, La Haye, Pierre De Hondt, 1758, vol.
16, article « Voyage de Gemelli Careri, §V. Conseils importants pour les voyageurs », p. 435.

103
1. Le voyage au service du progrès

Dans la première partie de ce travail, nous avons évoqué que, déjà vers la fin du
Moyen Âge, les déplacements au Proche-Orient ont favorisé le développement des
techniques de navigation en Europe, par exemple grâce à l’importation de la boussole.
Les propos de Pierre Bergeron, géographe, montrent que les hommes du XVIIe siècle
sont déjà conscients du progrès des sciences grâce aux voyages :

Tant de choses admirables et utiles, dont les anciens ne s’étaient jamais avisés,
ont été heureusement trouvées depuis quelques siècles, comme les horloges,
l’aiguille aimantée, l’artillerie, l’imprimerie, les longs voyages, tant de sciences
renouvelées et perfectionnées […].1

Melchisédec Thévenot, géographe du Roi et oncle de Jean de Thévenot dont


nous avons déjà parlé, commente l’influence des voyages au long cours sur la vision
du monde des « Anciens » :

Les grands voyages nous ont découvert une étendue du monde plus grande que
celle que les Grecs, les Romains et les Orientaux nous ont décrite. […] Si nous
comptons l’étendue des découvertes qu’ils ont faites, […] ce sont ceux qui nous
ont désabusés de l’erreur où S. Augustin a été avec beaucoup de grands et de
saints personnages, que la partie de la terre au-delà de notre tropique n’avait pu
être peuplée après le déluge universel.2

Comme le suggère Geoffroy Atkinson, l’opposition récurrente entre


« Anciens » et « Modernes » témoigne d’une prise de conscience de l’idée de
progrès. 3 D’ailleurs, la querelle des Anciens et des Modernes n’en est que la
manifestation sur le plan littéraire. Rappelons également que le progrès s’infiltre
insensiblement dans le domaine politique, dans la mesure où des projets tels que celui
de Henri Du Quesne préparent le terrain pour la chute de la monarchie absolue et la
mise en place d’une république.

Si l’idée de progrès est déjà palpable au siècle précédent, c’est au XVIIIe qu’elle
deviendra un véritable leitmotiv des Lumières et elle sera indissociable du voyage. En
effet, les expéditions scientifiques du XVIIIe siècle sont un instrument phare du

1
Pierre BERGERON, Traité de la navigation, Paris, J. de Heuqueville, 1629, p. 1-2.
2
Melchisédec THÉVENOT, Recueil de voyages, Paris, Étienne Michallet, 1681, « Avis », p. 1-2.
3
Voir Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit.,
p. 168.

104
progrès. Nous avons vu que les récits de voyage du XVIIe ont annoncé en plusieurs
endroits un esprit encyclopédique avant-coureur des Lumières, et qu’ils ont surtout
constitué une source de connaissances indispensable à la somme de savoirs que
constitue l’encyclopédie. Or, l’influence est réciproque : au XVIIIe siècle, l’ambition
encyclopédique agit à son tour sur la conception de l’utilité des voyages et fait naître
l’expédition à visée scientifique. Ainsi, Gottfried Wilhelm Leibniz écrit : « Je
voudrais […] qu’on tirât des livres de voyages une infinité de choses de cette nature
dont on pourrait profiter, et qu’on les rangeât selon l’ordre des matières.1 » En France,
l’abbé Prévost est l’un des premiers à souligner l’importance de la « valeur
documentaire2 » des relations de voyage. Friedrich Wolfzettel en conclut que

le récit de voyage se rapproche du document de recherche dont l’utilité publique


est proportionnelle à l’esprit de système qu’on peut y voir et aux généralisations
[…] qu’on pourrait en déduire. […] la valeur des voyages est mesurée à l’aune
de l’idéal encyclopédique et critique.3

La tâche de l’explorateur, ou de celui qu’on appelle « voyageur naturaliste »,


consiste alors à affiner la représentation de la configuration du globe, à dresser des
cartes, à vérifier les hypothèses émises par les savants dans les cabinets, en un mot à
étendre les connaissances géographiques, naturalistes et ethnologiques des Européens.
La plupart du temps, les expéditions scientifiques sont envoyées officiellement par
l’État, puisque le prestige national se mesure désormais au niveau de développement
des sciences.

Nous nous intéresserons dans la suite à quelques-unes des expéditions


françaises les plus célèbres, en essayant de voir en quoi elles contribuent au progrès
des connaissances et, par conséquent, au progrès de l’esprit, tant valorisé par les
Lumières.

En 1736, l’Académie royale des sciences organise deux expéditions qui


s’inscrivent dans les recherches dites « géodésiques » : elles doivent « donner une
réponse définitive au combat […] qui opposait les partisans de Newton et ceux de

1
Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Francfort/Main, Insel-
Verlag, 1961, vol. 2, p. 528.
2
Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières. Buffon, Voltaire, Rousseau,
Helvétius, Diderot, Paris, Maspero, 1971, p. 91.
3
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 240.

105
Cassini à propos de la forme, ellipsoïdale ou sphérique, de la terre1 ». Du premier
voyage, à destination de l’Amazonie équatoriale, nous tenons le témoignage de
Charles-Marie de La Condamine, qui publie à son retour le Journal du voyage fait par
ordre du roi, à l’Équateur, servant d’instruction historique à la « Mesure des trois
premiers degrés du méridien ». L’exposition de la finalité scientifique dans le titre
même est révélatrice de l’orientation du récit. De même, à la deuxième page de son
Journal, La Condamine annonce qu’il fournit « un précis historique, année par année,
et mois par mois, de la suite de nos travaux, et des obstacles qui ont si fort prolongé la
durée2 ». Friedrich Wolfzettel souligne le caractère significatif du terme « obstacle »,
puisqu’il tend à dévaloriser tout ce « qui n’a pas directement trait au but
scientifique »3, mais qui constituait jusque là l’intérêt de la littérature des voyages, à
savoir la description de paysages, de mœurs, etc. La curiosité scientifique a
complètement éclipsé la curiosité exotique, et La Condamine en avertit son lecteur
dès la préface :

Pour ne point tromper l’attente de ceux qui ne cherchent dans une relation de
voyage que des événements extraordinaires, & des peintures agréables de mœurs
étrangères & de coutumes inconnues, je dois les avertir qu’ils ne trouveront dans
celle-ci que peu de quoi se satisfaire. […] Dans une pareille relation où je devais
moins songer à amuser qu’à instruire, tout ce qui n’eût pas appartenu à la
géographie, à l’astronomie ou à la physique ne pouvait manquer de paraître une
digression qui m’éloignait de mon objet.4

Cette rigueur scientifique n’empêche cependant pas que quelques observations


d’ordre ethnologique s’insèrent dans le récit, mais toujours sous couvert de la
science :

Je ne dois m’étendre dans l’occasion présente sur les mœurs et sur les coutumes
de ces nations […] qu’autant qu’elles peuvent avoir quelques rapports à la
physique ou à l’histoire naturelle.5

Contrairement à Rousseau, La Condamine ne fait donc pas l’apologie du « bon


sauvage », mais il tente de prouver la nécessité des sciences et du progrès en

1
Ibid., p. 277.
2
Charles-Marie de LA CONDAMINE, Journal du voyage fait par ordre du roi, à l’Équateur, servant
d’instruction historique à la « Mesure des trois premiers degrés du méridien », Paris, Imprimerie
royale, 1751, p. 2.
3
Voir Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 278.
4
Charles-Marie de LA CONDAMINE, Relation abrégée d’un voyage fait dans l’intérieur de
l’Amérique méridionale, Paris, Veuve Pissot, 1745, « préface », p. IX-X. La Relation abrégée constitue
une annexe au Journal de voyage.
5
Ibid., p. 84.

106
assimilant l’homme à l’état de nature – c’est-à-dire dans un stade « préréflexif1 » et
« préscientifique » – à un animal :

les sauvages qui jouissent de leur liberté étant pour le moins aussi bornés, pour
ne pas dire stupides que les autres, on ne peut voir sans humiliation combien
l’homme abandonné à la simple nature, privé d’éducation & de société, diffère
peu de la bête.2

Simultanément à l’expédition de La Condamine, qui dure dix ans, l’Académie


organise un second voyage en vue de déterminer définitivement la forme du globe
terrestre : il s’agit de l’expédition de Pierre Louis Moreau de Maupertuis en Laponie.
À son retour en 1737, il confirme la théorie newtonienne en présentant des mesures
qui prouvent l’aplatissement du globe au niveau des pôles. Ses découvertes sont au
centre de plusieurs de ses œuvres, dont la majorité est de nature scientifique. Citons
par exemple La Figure de la Terre, déterminée par les observations de Messieurs
Maupertuis, Clairaut, Camus, Le Monnier & de M. l’Abbé Outhier, accompagnés de
M. Celsius (1738) ou les Éléments de géographie (1742). Seule la Relation d’un
voyage fait dans la Lapponie septentrionale pour trouver un ancien monument (1752)
jette un regard plus subjectif sur les contrées visitées, mais elle se trouve vivement
critiquée pour son peu d’exactitude. Il n’en reste pas moins que Maupertuis reste
connu comme le premier à avoir prouvé empiriquement la théorie de Newton. Dans le
« Discours préliminaire des éditeurs » à l’Encyclopédie, D’Alembert fait l’éloge de
Maupertuis en ce qu’il a contribué à « éclairer » les Français et ainsi à promouvoir le
progrès scientifique :

Le premier qui ait osé parmi nous se déclarer ouvertement newtonien, est l'auteur
du Discours sur la figure des Astres, qui joint à des connaissances géométriques
très étendues, cet esprit philosophique avec lequel elles ne se trouvent pas
toujours […]. M. de Maupertuis a cru qu'on pouvait être bon citoyen, sans
adopter aveuglément la physique de son pays; & pour attaquer cette physique, il
a eu besoin d'un courage dont on doit lui savoir gré.3

Les récits de voyage de La Condamine et de Maupertuis peuvent être classés


dans la catégorie de ce que Friedrich Wolfzettel appelle « discours géographique ».
Le voyage y est directement au service du progrès, puisque la représentation de la

1
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 282.
2
Ibid., p. 53.
3
Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, [en ligne], op. cit.,
« Discours préliminaire des Éditeurs ». Disponible sur : http://portail.atilf.fr/cgi-
bin/getobject_?a.0:3./var/artfla/encyclopedie/textdata/IMAGE/. Consulté le 3 avril 2013.

107
Terre change en fonction des recherches et des vérifications opérées par les
voyageurs. Il est donc légitime de prétendre que le voyage est une étape nécessaire
dans le développement de la géographie.

Louis Antoine de Bougainville est certainement le voyageur français le plus


célèbre du XVIIIe siècle. Il est peut-être davantage connu grâce au Supplément au
Voyage de Bougainville de Diderot que grâce à ses propres écrits, mais le récit de sa
circumnavigation, publié sous le titre de Voyage autour du monde, reste l’un des
exemples les plus représentatifs de la littérature de mer de ce siècle. La
circumnavigation n’est entamée qu’après divers autres voyages, notamment au
Canada et aux Malouines. En 1766, Bougainville est chargé par Louis XV de remettre
les îles Malouines aux Espagnols, « de reconnaître dans l’océan Pacifique autant et du
mieux qui lui sera possible les terres gisantes entre les Indes et la côte occidentale de
l’Amérique dont différentes parties ont été aperçues par des navigateurs » et « d’en
prendre possession si elles peuvent offrir des objets utiles [au] commerce et à [la]
navigation » 1. En effet, le président de Brosses avait relancé en 1756 la quête de la
Terre australe par le biais de son Histoire des navigations aux Terres australes, une
compilation de tous les voyages connus dans les mers du sud. De Brosses commence
son œuvre par un plaidoyer en faveur de la découverte des Terres australes, une
découverte dont il justifie la nécessité par l’« utilité » au « genre humain » :

C’est avec raison que parmi tant de projets divers, proposés par M. de
Maupertuis, dont le désir d’être utile au genre humain a suggéré l’idée à ce
philosophe célèbre, il assigne à celui-ci le premier rang. L’entreprise la plus
grande, la plus noble, la plus utile peut-être que puisse faire un souverain, la plus
capable d’illustrer à jamais son nom, est la découverte des Terres australes.2

Au XVIIIe siècle, l’exploration de nouvelles terres n’a plus comme but la


colonisation à proprement parler, mais l’amélioration des conditions humaines et le
bien de la nation, notamment grâce à un commerce libre : il s’agit d’ « augmenter la
terre d’un nouveau monde » pour « enrichir l’ancien monde de toutes les productions
naturelles, de tous les usages utiles du nouveau »3. C’est dans cet esprit que s’inscrit
le projet de la première circumnavigation française. Si Bougainville se conforme bel

1
Instructions de Louis XV à Bougainville (26 octobre 1766), citées dans l’introduction au Voyage
autour du monde, Paris, La Découverte, 2006, p. VIII-IX.
2
Charles de BROSSES, Histoire des navigations aux Terres australes, Paris, Durand, 1756, vol. 1, p.
4-5.
3
Ibid., p. 5.

108
et bien au principe d’utilité des voyages en aspirant à « enrich[ir] l’Europe en
l’éclairant1 », son récit témoigne cependant d’un caractère plus individuel que par
exemple celui de La Condamine. En effet, Bougainville défend l’idée d’une science
appliquée contre l’« esprit de système » des savants de cabinet, qu’il juge
incompatible avec la « vraie philosophie »2. Marqué par douze années de voyages, il
ne fait confiance qu’à l’observation et veut vérifier scientifiquement les théories
émises par les savants de cabinet, dont il récuse vivement le mépris pour les
« simples » voyageurs :

Je suis voyageur et marin, c’est-à-dire un menteur et un imbécile aux yeux de


cette classe d’écrivains paresseux et superbes qui, dans l’ombre de leur cabinet,
philosophent à perte de vue sur le monde et ses habitants, et soumettent
impérieusement la nature à leurs imaginations. Procédé bien singulier, bien
inconcevable de la part de gens qui, n’ayant rien observé par eux-mêmes,
n’écrivent, ne dogmatisent que d’après des observations empruntées de ces
mêmes voyageurs auxquels ils refusent la faculté de voir et de penser.3

Tiraillé entre le registre « utilitaire » et le registre que Friedrich Wolfzettel


qualifie de « héroïque »4, le récit de Bougainville se veut à la fois scientifique et
philosophique. Si la dimension scientifique ressort clairement de la mission officielle,
l’aspect philosophique est indissociable des observations ethnologiques notées par
l’auteur. En effet, le Voyage autour du monde de Bougainville se rattache directement
aux réflexions de Rousseau et de Buffon sur « l’évolution des états de la société5 ».
Alors que Rousseau voit une opposition radicale entre l’idéal du bon sauvage et
l’homme civilisé, corrompu par la société, Buffon valorise davantage les étapes de
cette évolution, de sorte à y voir une progression6. Selon le modèle de ce dernier,
l’homme civilisé ne se trouverait plus en face de « l’Autre » lorsqu’il est confronté à
« l’homme primitif », mais à « un avatar de son propre moi antérieur »7. Il faudrait
alors appréhender le voyage comme « moyen de rencontre avec l’historicité du moi de
l’homme occidental8 ». Dans cette optique, Friedrich Wolfzettel propose de lire le

1
Louis Antoine de BOUGAINVILLE, Voyage autour du monde, op. cit., « Au roi », p. 6.
2
Ibid., « Discours préliminaire », p. 19.
3
Ibid.
4
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 293. Nous pensons cependant que le
terme de « héroïque » est à utiliser avec précaution, puisqu’il n’est pas à confondre avec le registre
aventurier, mais fait simplement référence à un récit centré davantage sur les réflexions du narrateur.
5
Ibid., p. 290.
6
Voir Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières. Buffon, Voltaire,
Rousseau, Helvétius, Diderot, op. cit., p. 280.
7
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 291.
8
Ibid.

109
Voyage autour du monde de Bougainville comme « un trajet expérimental dont
chaque étape a la fonction distincte d’être l’exemple d’un état ou d’une forme de
société spécifique1 » : en Amérique du Sud, Bougainville rencontre les Indios bravos,
indiens sauvages, « d’une taille médiocre, fort laids et presque tous galeux », qui
« pillent, massacrent et emmènent en esclavage ». Leur mal semble « sans remède »2.
À Tahiti, par contre, il se croit « transporté dans le jardin d’Éden3 » :

Un peuple nombreux y jouit des trésors que la nature verse à pleines mains sur
lui. Nous trouvions des troupes d’hommes et de femmes assises à l’ombre des
vergers ; tous nous saluaient avec amitié ; ceux que nous rencontrions dans les
chemins se rangeaient à côté pour nous laisser passer ; partout nous voyions
régner l’hospitalité, le repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur.4

Enfin, à Batavia – l’actuelle Jakarta – il admire « le spectacle de plusieurs


peuples qui, bien qu’opposés entièrement pour les mœurs, les usages, la religion,
forment cependant une même société » qui ne peut qu’ « instruire le navigateur » et
« intéresser même le philosophe »5. Alors que Bougainville est avant tout célèbre
pour le tableau qu’il peint de la société tahitienne, proche de l’état de nature, il ne
reprend pas aveuglement le topos du bon sauvage. Comme le dit Friedrich Wolfzettel,
« il ramène la culture tahitienne à sa juste dimension » en tenant compte également
des aspects négatifs, tels que « les guerres avec les habitants des îles voisines, la
forme du gouvernement, la religion et les sacrifices humains, la polygamie »6 etc.
Ainsi le tableau des Tahitiens, au premier abord si positif, se révèle être ambivalent,
entre la bienveillance naturelle des hommes proches de l’état de nature et le manque
de progrès qui les réduit à stagner dans un état d’infériorité et de naïveté. Batavia, en
tant que l’« une des plus belles colonies de l’univers 7 », oppose aux Tahitiens
« sauvages » l’image d’une société idéale « qui réunit toutes les conditions de la
civilisation : le travail, mais aussi le luxe et la magnificence, la richesse, mais aussi le
goût, la liberté, mais aussi un ordre stable8 ». Ce que Bougainville laisse entendre
implicitement, La Pérouse – qui entamera un tour du monde en 1785 – le dira plus

1
Ibid., p. 293.
2
Louis Antoine de BOUGAINVILLE, Voyage autour du monde, op. cit., p. 35.
3
Ibid., p. 138.
4
Ibid., p. 138-139.
5
Ibid., p. 265.
6
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 296.
7
Louis Antoine de BOUGAINVILLE, Voyage autour du monde, op. cit., p. 261.
8
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 296.

110
explicitement : pour « rendre plus heureux les insulaires1 », il faut les civiliser. Cela
n’implique pas forcément une prise de possession coloniale, mais il est légitime
d’« exercer une certaine répression2 », puisque – selon La Pérouse – « l’homme de la
nature […] est barbare, méchant et fourbe3 » :

si nous avons quelque regret à former, c’est d’être arrivés chez ces peuples avec
des principes de douceur et de patience : la raison et le bon sens disent qu’on a le
droit d’employer la force contre l’homme dont l’intention bien connue serait
d’être votre assassin, s’il n’était retenu par la crainte.4

L’on peut en tirer deux conclusions : d’une part, le progrès – indissociable d’un
processus de civilisation – est nécessaire pour améliorer les conditions de vie des
habitants de contrées lointaines. D’autre part, la colonisation cède la place à une
« mission civilisatrice 5 » indispensable pour garantir l’utilité du voyage dans la
perspective européenne. Ainsi Friedrich Wolfzettel explique qu’« il ne s’agit pas de
maîtriser l’Autre, mais de le contrôler en vue d’en profiter6 ».

Notons que les voyages de Bougainville et de La Pérouse sont rangés dans la


catégorie du « discours ethnologique 7 » par Friedrich Wolfzettel. En effet, les
remarques d’ordre ethnologique et anthropologique y sont plus nombreuses que dans
les récits de Maupertuis ou La Condamine, et l’approche y est plus philosophique.
Bougainville et La Pérouse contribuent ainsi au progrès des sciences, non seulement
en tentant de terminer l’inventaire du monde, mais aussi en « détruisant les préjugés
qui sont en l’occurrence ceux des philosophes 8 » de cabinet. D’une part, ils
« apportent les bienfaits des lumières dans les derniers refuges de l’obscurité9 », à
savoir les îles isolées et sauvages, et d’autre part, ils démontent le mythe du bon
sauvage en prouvant la nécessité du progrès pour le bien de l’homme.

1
Louis-Antoine Destouff, baron de MILET-MUREAU, Voyage de La Pérouse autour du monde,
publié conformément au décret du 22 avril 1791, et rédigé par M.L.A. Milet-Mureau, Paris, Plassan,
1798, vol. 2, p. 142. À l’origine, le journal de voyage était intitulé Voyage autour du monde sur
« l’Astrolabe » et « la Boussole », mais vu que l’expédition de La Pérouse disparaît en 1788 dans la
région de l’île Santa Cruz, c’est Milet-Mureau qui rédige et publie le récit de voyage de La Pérouse.
2
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 299.
3
MILET-MUREAU, Voyage de La Pérouse autour du monde, op. cit., vol. 2, p. 217.
4
Id., vol. 3, p. 289.
5
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 299.
6
Ibid.
7
Ibid., p. 290.
8
Ibid., p. 298.
9
Ibid.

111
Même s’il ne fait pas partie des voyageurs français, il est indispensable
d’évoquer brièvement l’œuvre de James Cook, navigateur britannique, à qui on doit la
confirmation que les Terres australes mythiques qu’avait annoncées Gonneville
n’existent pas. Dès la découverte de l’Amérique et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on
imaginait que les continents de l’hémisphère nord devaient être équilibrés par des
masses continentales sur l’hémisphère sud. C’est Gonneville qui a initié le véritable
mythe autour des Terres australes en racontant qu’il aurait trouvé dans les mers du
sud une contrée paradisiaque où les indigènes vivent dans une abondance naturelle.
Son récit est à la source d’innombrables expéditions à la recherche de la « Terra
incognita », telles que celle de Bougainville ou celles de Marion-Dufresne et d’Yves
Kerguelen en 1771. C’est James Cook qui réussit enfin à prouver, au cours de son
deuxième voyage (1772-1775), que les îles éparses trouvées par les expéditions
précédentes ne forment pas un continent. Il résout ainsi l’un des derniers mystères
géographiques de l’époque.

La fonction primordiale du voyage scientifique au XVIIIe siècle est donc de


promouvoir le progrès dans les domaines géographique, commercial, ethnologique et
anthropologique – et de servir ainsi la postérité, comme l’exige Prévost 1. Cette
évolution passe nécessairement par le voyage dans la mesure où seul l’élargissement
des connaissances permet au progrès de se développer. De ce fait, les écrits viatiques
sont des outils indispensables pour la propagation du savoir, puisque ce sont eux qui
véhiculent les énormes masses d’informations que les navigateurs ne sont parfois plus
en mesure de transmettre eux-mêmes. Ne pensons qu’à La Pérouse ou à Cook qui sont
morts au cours d’une de leurs expéditions. Même si les récits de voyage se présentent
encore souvent sous forme de journal, comme c’est le cas de celui de Bougainville, ils
comportent des données rigoureusement récoltées par des explorateurs conscients de
l’importance de leur tâche.

L’évolution du récit de voyage vers cette voie éminemment scientifique entraîne


deux conséquences sur le plan littéraire : d’une part, se créent vers la moitié du siècle
de grands recueils de voyages maritimes qui visent à maîtriser la foisonnante diversité
du monde en formant un système complet d’histoire et de géographie. Ces ouvrages,

1
Voir supra, p. 103.

112
qui se situent dans la lignée de l’encyclopédie, rencontrent beaucoup de succès auprès
des libraires et se substituent progressivement aux ouvrages de science classiques. Ils
témoignent ainsi de l’intégration du récit de voyage dans la « littérature » – non au
sens de « belles-lettres » – mais selon l’acception encore en vigueur pendant une
bonne partie du XVIIIe siècle, à savoir « érudition, connaissance acquise, savoir1 ».
L’exemple le plus connu d’un tel recueil est l’Histoire générale des voyages (1746-
1790) de l’abbé Prévost.

D’autre part, c’est cette mode de « littérature » scientifique même qui entraînera
la scission définitive entre la littérature purement géographique et le « littéraire » au
sens de Richard Klein2. En effet, les libraires, désireux d’écouler le plus grand
nombre de livres possibles, s’adaptent à la mode et réclament de plus en plus de récits
de circumnavigations qui connaissent un succès particulier. Cette demande croissante
incite certains responsables d’expédition à fournir leurs propres notes de voyage,
celles d’un collaborateur ou même une compilation des notes de plusieurs personnes,
à un rédacteur qui est chargé d’en faire une relation. Il en résulte une production quasi
industrielle de récits de voyages dont le style est uniforme et impersonnel. Dans ces
circonstances, il n’est pas étonnant que l’on ne reconnaisse plus aucune valeur
littéraire à ces écrits viatiques.

2. Le voyage au service du moi

Alors que les récits de voyages scientifiques servent le progrès – et par là la


« postérité », comme l’exige l’abbé Prévost –, nous voyons émerger parmi les écrits
viatiques du XVIIIe siècle une deuxième tendance qui est davantage centrée sur le
moi du voyageur.

Nous avons déjà vu s’esquisser vers la fin du XVIIe siècle une forme de compte
rendu de voyage plus intime chez des voyageurs écrivains tels que Choisy ou Challe.

1
Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., vol. 2, article « littérature », p.
2040.
2
Voir supra, note de bas de page 1 p. 13.

113
Une première indication se trouve dans le titre même qu’ils ont choisi pour leurs
écrits respectifs : Choisy et Challe optent pour l’intitulé « Journal » plutôt que pour le
« Récit » ou la « Relation » traditionnels. Même si la dénomination de « journal » est
initialement inspirée du modèle technique du journal de bord, Choisy et Challe
s’approprient ce genre en lui conférant une dimension plus personnelle. En effet, les
deux auteurs ont en commun d’organiser leur compte rendu selon des inscriptions
quotidiennes soigneusement datées et de s’adresser à une ou à des personne(s)
particulière(s) : Choisy entretient son ami, l’abbé de Dangeau, du déroulement de
l’ambassade de Siam ; Challe, de son côté, dédie son Journal à un certain
« Monsieur*** », en précisant qu’il s’agit de la « compilation de trois journaux […]
faits, l’un pour M. de Seignelay, le second pour M.***, & l’autre pour moi1 ». La
forme épistolaire chez l’un et l’amalgame entre récit épistolaire et journal intime chez
l’autre placent le moi au centre de leurs œuvres respectives.

Souvenons-nous que l’abbé de Choisy se sert de l’ambassade de Siam comme


prétexte pour témoigner de sa conversion intérieure et c’est en ce point que son
Journal diffère du simple récit de voyage de l’époque qui, lui, est initialement issu
des guides et récits de pèlerinage où le discours descriptif ne cède pas de place aux
sentiments personnels. Le Journal du voyage de Siam, par contre, trouve non
seulement son originalité dans l’intrusion du moi, aussi y voit-il sa raison d’être. Son
but est la mise en scène du moi dans le voyage. Celui-ci ne devient sujet descriptible
que dans la mesure où il est lié au moi. Au fur et à mesure que l’ambassade progresse,
l’humilité de départ d’un homme qui « espère beaucoup de la miséricorde de Dieu »2
s’estompe pour faire place à un amour-propre que le moi développe à travers les

1
Robert CHALLE, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, op. cit., vol. 1, p. 95.
Ajoutons que Jean Mesnard a identifié « Monsieur*** » comme Pierre Raymond, l’oncle maternel de
Robert Challe. En effet, un manuscrit du Journal de Challe trouvé par Jacques Popin dans la
Bibliothèque de Munich porte le titre suivant, plus explicite : Journal du voyage des Indes orientales, À
Monsieur Pierre Raymond, Conseiller secrétaire du Roi, Receveur général des finances du
Bourbonnais. Relation de ce qui est arrivé dans le royaume de Siam. C’est soi-disant par « méfiance »
et par « fragilité » que Challe prie son oncle de « ne montrer [son] journal à qui que ce soit pendant [sa]
vie ». (p. 102) Dans l’édition posthume de 1721, Challe continue à protéger son anonymat en signant
son Journal du nom de Paul Lucas, un voyageur véritable (1664-1737) qui n’a cependant jamais été
jusqu’aux Indes Occidentales. C’est probablement par le même souci d’anonymat qu’il a transformé le
destinataire privé, Pierre Raymond, en « Monsieur*** » ou en « lecteur ». De plus, cet interlocuteur
dépersonnalisé qui n’a plus les « traits sévères d’un oncle » (p. 78) permet à Challe de se livrer avec
une plus grande intimité qu’il ne l’a fait dans la première édition.
2
François-Timoléon de CHOISY, Journal du voyage de Siam, op. cit., p. 88-89. Inscription du 6 juillet
1685.

114
événements du voyage. La valorisation du moi se fait de façon consciente par le biais
du voyage. Ne citons que l’épisode où Choisy est désigné – à l’égal de Chaumont –
porteur de la lettre écrite par Louis XIV au roi de Siam et est transporté sur une chaise
à porteurs. Il commente l’épisode de la façon suivante :

Il [Chaumont] est ensuite monté dans une chaise découverte dorée, portée par dix
hommes. Il avait à ses deux côtés deux oyas, aussi dans des chaises; et je le
suivais aussi dans une chaise portée par huit hommes. Je ne me suis jamais
trouvé à telle fête, et je croyais être devenu pape.1

Plus encore, Choisy réussit à capturer l’attention du roi lorsque celui-ci apprend
que l’abbé eut la chance de rencontrer le pape Innocent XI. N’ayant pas l’intention de
se faire chrétien, Phra Narai confie une nouvelle tâche à Choisy en le priant d’aller
« faire [s]es compliments au saint pape et [de] lui porter quelques présents »2. Plus
que satisfait de soi-même, Choisy note aussitôt :

O ça, avouons la vérité : ne suis-je pas bienheureux ? Et ne pouvant demeurer ici,


pouvais-je retourner en Europe d’une manière plus agréable et plus convenable à
un ecclésiastique ? J’ai eu le service de Dieu en vue en venant et je l’aurai encore
en retournant. Il est beau pour notre religion, qu’un roi idolâtre témoigne du
respect pour celui qui en est le chef en terre, et lui envoie des présents des
extrémités du monde ; et je crois que le Roi sera bien aise de voir le vicaire de
Jésus-Christ honoré par le Roi de Siam, et qu’un de ses sujets soit chargé d’une
pareille commission.3

Ces quelques exemples sont à l’image de la relation qui existe entre le caractère
descriptif de l’expédition et une ouverture vers le moi. Qui plus est, cette connexion
n’est pas unilatérale. Elle joue dans les deux sens. D’une part, le moi utilise le voyage
afin de se mettre en scène. D’autre part, les événements du voyage influent sur le moi
et le font évoluer au cours de l’ambassade.

À l’instar du Journal de Choisy, nous assistons au XVIIIe siècle à l’essor d’une


« vaste littérature écrite à la première personne4 » où l’aventure du moi voyageur
prime la dimension utilitaire de l’expédition. Cette écriture de l’« expérience
subjective » se distingue par le fait que l’auteur remplace « la description des

1
François-Timoléon de CHOISY, Journal du voyage de Siam, op. cit., p. 165. Inscription du 18
octobre 1685.
2
Ibid., p. 205. Inscription du 19 novembre 1685
3
Ibid., p. 205-206.
4
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 231.

115
phénomènes » par « l’analyse de ses propres sentiments »1. Le voyage ne se réduit dès
lors plus à un « médiateur de connaissances2 », mais il contribue à « une prise de
conscience du moi » en ce qu’il déclenche des « mécanismes psychiques »3. Selon
Friedrich Wolfzettel, la forme épistolaire – telle qu’elle est présente dans les Journaux
de Choisy et de Challe – constitue un contexte particulièrement favorable à
l’« émergence de la subjectivité4 », parce que « [c]ette communication en cercle
restreint permet une certaine désinvolture, une nonchalance affectée qui a soin de ne
jamais trop approfondir les sujets et de n’instruire qu’en badinant5 ». De plus, à une
époque où l’encyclopédie et les ouvrages scientifiques permettent aux mondains de
trouver les « informations de base » sur les différentes régions de l’Ailleurs exploré, à
un moment aussi où les terres à découvrir sont de moins en moins nombreuses, le
voyageur peut « s’offrir le luxe » de négliger quelque peu le progrès pour le bien
commun et « d’être plus personnel et de mettre les accents où bon lui semble » 6. Le
moi n’est alors plus une simple instance qui authentifie les informations transmises
dans le récit de voyage, mais l’individu du narrateur devient un acteur central du récit
dans la mesure où il témoigne d’une expérience personnelle unique et rend compte de
ses réflexions intimes.

Selon Friedrich Wolfzettel, cette « émancipation du moi7 » est à la base de deux


évolutions complémentaires : d’une part, le subjectivisme croissant laisse entrevoir un
voyageur sensible « au plaisir des yeux » lorsqu’il se trouve confronté au « vaste
champ du monde ». Si cette « jouissance du plaisir esthétique » prépare peut-être bien
le « voyage littéraire et esthétique »8 de l’époque romantique, nous pensons cependant
qu’il ne faut pas aller jusqu’à comparer le voyageur du XVIIIe siècle avec le voyageur
sentimental du XIXe. En effet, à l’époque des Lumières, le plaisir esthétique reste
« encore longtemps lié à un plaisir intellectuel » qui fonctionne comme « justification
définitive de la curiosité en tant que mode de voir »9. C’est également pour cette
raison que l’on ne peut pas encore qualifier les voyageurs de cette époque de

1
Ibid., p. 232.
2
Ibid., p. 231.
3
Ibid., p. 232.
4
Ibid., p. 300.
5
Ibid., p. 301.
6
Ibid.
7
Ibid., p. 233.
8
Ibid., p. 232.
9
Ibid.

116
« touristes », puisque le terme de touriste1 présuppose une curiosité désintéressée,
dont l’unique légitimation est l’agrément. D’autre part, l’« émancipation du moi » et
le « plaisir intellectuel » qui découle de la curiosité débouchent quelquefois sur une
attitude philosophique, au sens où elle est définie par René Pomeau :

l’observateur enthousiaste ou seulement subjectif ne semble pas faire valoir que


son individualité propre ; se sentant représentant du ‘genre humain’, il doit
également montrer la potentialité et toute la gamme des sentiments face à l’objet
décrit et admiré.2

Ainsi, « le moi subjectif des Lumières est en même temps un moi éminemment
historique, placé devant l’horizon ouvert et indéfini du progrès 3 ». Le voyageur
philosophique peut donc se définir comme un moi prenant conscience « d’une
subjectivité à la fois instance du jugement esthétique et de la critique historique4 ».

C’est en ce sens que l’on peut considérer le Journal d’un voyage fait aux Indes
orientales de Robert Challe comme œuvre philosophique à la hauteur de l’esprit des
Lumières, et en même temps comme l’une des publications les plus riches de la
littérature des voyages moderne. Rédigé à la fin du XVIIe et publié au début du
XVIIIe siècle, le Journal de Challe réunit dans une même œuvre la forme authentique
du journal de bord, le récit de ses aventures dans le style d’un roman picaresque, le
subjectivisme digne d’un journal intime et les traits d’un esprit philosophique aiguisé.
En effet, le voyage est pour Challe un « champ d’investigation » qui lui permet de
prendre du recul et d’observer le « théâtre du monde » en « simple spectateur5 » :

Que de coutumes différentes dans le monde : je le regarde comme un véritable


théâtre : & bien malheureux, à mon sens, ceux qui s’y attachent autrement que
comme à une comédie.6

Au lieu de rechercher des connaissances nouvelles et de les transmettre –


comme le font certains de ses contemporains –, Challe confronte les certitudes et les

1
Le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré définit les touristes comme « des voyageurs qui
ne parcourent des pays étrangers que par curiosité et désœuvrement, qui font une espèce de tournée
dans des pays habituellement visités par leurs compatriotes ». (Émile LITTRÉ, Dictionnaire de la
langue française, Paris, Hachette, 1863-1877, vol. 3, article « touriste ».)
2
René POMEAU, « Voyage et lumières dans la littérature française du XVIIIe siècle », Studies on
Voltaire and the eighteenth century, LVII, 1967, p. 1275.
3
Ibid.
4
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 233.
5
Robert CHALLE, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, op. cit., vol. 2, p. 47.
6
Ibid., p. 102.

117
philosophies que l’on croit acquises à cette époque aux expériences concrètes du
voyage. Plutôt que de chercher le savoir, il le met en perspective1 et débouche
quelquefois sur une attitude proche du scepticisme. Considérons à titre d’exemple
quelques inscriptions remarquables qui se trouvent dans le Journal aux dates du 24 et
du 25 novembre 1690. Challe vient d’observer trois rats voler des œufs avec une telle
habileté qu’il est amené à remettre en question l’un des principes fondamentaux du
rationalisme cartésien :

J’avoue que Descartes me choque, avec sa définition : Je pense, donc je suis.


[…] Si ces bêtes ne sont que des machines, sans raison, sans aucun langage entre
elles pour s’expliquer leurs pensées l’une à l’autre, comment ont fait ces rats
pour convenir entre eux de la manière de voler ces œufs & de les emporter sans
les casser ? Combien la justice humaine sacrifie-t-elle tous les jours de bandits &
de voleurs, dont les vols ne sont ni si bien raisonnés ni si bien concertés ?2

L’expérience, et notamment l’autopsie (« il suffit pour moi que j’aie vu3 »),
mettent en évidence certaines incohérences dans la pensée existentielle de Descartes
et montrent la nécessité de réinterpréter ou de relativiser la théorie philosophique
existante. Ainsi, l’épisode des rats voleurs inspire à Challe toute une réflexion sur
l’« abus que [l’homme fait] de [sa] raison4 » :

Cette prétendue raison humaine & mondaine qui ne sert qu’à nous rendre plus
criminels par la préférence que nous lui donnons & la supériorité que nous lui
laissons prendre, non seulement sur la morale naturelle & la médiocrité que la
nature nous inspire, mais aussi sur nos devoirs réciproques comme hommes, &
sur les commandements du Sauveur, & de notre religion.5

L’emploi du terme de « médiocrité » pour désigner l’homme ne laisse guère de


doute sur l’orientation sceptique de la pensée de Challe. Selon lui, l’ambition de
trouver la vérité absolue grâce à la raison suscite chez l’homme une supériorité
prétentieuse qui l’amène à négliger les valeurs morales les plus élémentaires. La
raison équivaut alors à un simulacre qui permet à l’homme d’occulter le fait qu’il « ne
sait rien de lui-même6 » :

L’homme ne reconnaîtra-t-il jamais son ridicule orgueil, assez vain pour le


pousser à vouloir connaître Dieu lui-même ? Malheureux que nous sommes,

1
Voir Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 248.
2
Robert CHALLE, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, op. cit., vol. 2, p. 111-112.
3
Ibid., p. 111.
4
Ibid., p. 113.
5
Ibid.
6
Ibid.

118
nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, & plus malheureux encore, de ce que
nous ne cherchons point à nous connaître.1

Or, la critique de Challe est dirigée avant tout contre les savants de cabinet qui
se vantent d’expliquer tout par la simple raison. Bien qu’il soit douloureusement
conscient de l’imperfection des savoirs de l’homme, Challe ne renonce pas à une
certaine curiosité et à la tentative de construire un savoir fondé sur l’expérience.
Ainsi, il commente de cette façon l’explication que le premier pilote et quelques
missionnaires lui donnent sur un phénomène lumineux qu’il a observé au-dessus de la
mer nocturne :

J’avais moi-même plusieurs fois admiré cet effet de la nature, sans en


comprendre la cause […]. Celle-ci me paraît vraisemblable ; bien persuadé qu’il
faut que le faible esprit de l’homme se contente de la vraisemblance, dans
l’impossibilité où il est de connaître par les effets naturels l’Être suprême qui les
produit.2

Plutôt que de viser un savoir métaphysique inaccessible à l’homme


« médiocre » par nature, Challe aspire à un savoir fondé sur l’expérience et accepte
que certains domaines puissent échapper à la connaissance de l’homme. Dans le
domaine religieux, cette attitude lui vaut le titre de précurseur du déisme éclairé. Sur
les plans social et moral, son intérêt pour l’« instinct de la nature » – qui apparaît
comme un idéal, notamment dans l’épisode des rats voleurs – jette une lumière
nouvelle sur le comportement de l’homme dit cultivé et sur l’érudition de façon plus
générale.

L’exemple de Challe le montre, le voyage dit « philosophique » soulève des


questions, pose des problèmes et permet ainsi de mettre en doute des idées reçues.
Challe tente de démontrer qu’un savoir « docte » ne suffit pas, mais qu’il faut y
joindre l’expérience pratique. Il n’est pas le seul à défendre cette idée, puisqu’au
XVIIIe siècle nous assistons à la naissance du voyage d’éducation qui est censé
promouvoir à la fois « l’enrichissement du cœur et de l’esprit de celui qui ne réussirait
pas autrement à mettre la connaissance théorique en accord avec l’expérience
pratique3 ». La forme la plus connue du voyage d’éducation est sans doute la mode du
« grand tour », un voyage pédagogique effectué généralement par les jeunes de

1
Ibid., p. 112.
2
Id., Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, op. cit., vol. 1, p. 251.
3
Friedrich WOLFZETTEL, Le Discours du voyageur, op. cit., p. 233.

119
l’aristocratie dans différents pays d’Europe en vue de « s’initier à l’esprit
philosophique plutôt que [d’]acquérir seulement des connaissances positives1 ». Le
voyage d’éducation s’inscrit dans une longue tradition et Jaucourt ne manque pas de
le signaler dans l’article « voyage » de l’Encyclopédie :

les grands hommes de l'antiquité ont jugé qu'il n'y avait de meilleure école de la
vie que celle des voyages; école où l'on apprend la diversité de tant d'autres vies,
où l'on trouve sans cesse quelque nouvelle leçon dans ce grand livre du monde.2

Pourtant, Jaucourt distingue clairement entre le « voyage de long cours » et le


voyage d’éducation qu’il limite aux « états policés d’Europe » :

Aujourd'hui les voyages dans les états policés de l'Europe (car il ne s'agit point
ici des voyages de long cours), sont au jugement des personnes éclairées, une
partie des plus importantes de l'éducation dans la jeunesse, & une partie de
l'expérience dans les vieillards.3

Si cette dévalorisation du « voyage de long cours » peut s’expliquer par le


nombre important d’expéditions purement utilitaires réalisées depuis la fin du XVIIe
siècle, nous postulons cependant que les écrits de certains voyageurs partis vers
d’autres continents présentent précisément les caractéristiques du voyage d’éducation
au sens où il est défini par Jaucourt :

Les voyages étendent l'esprit, l'élèvent, l'enrichissent de connaissances, & le


guérissent des préjugés nationaux. C'est un genre d'étude auquel on ne supplée
point par les livres, & par le rapport d'autrui; il faut soi-même juger des hommes,
des lieux, & des objets. Ainsi le principal but qu'on doit se proposer dans ses
voyages, est sans contredit d'examiner les mœurs, les coutumes, le génie des
autres nations, leur goût dominant, leurs arts, leurs sciences, leurs manufactures
& leur commerce.4

La totalité des récits de voyage que nous avons évoqués jusqu’ici décrivent au
moins les « mœurs », les « coutumes » et le « commerce » des peuples visités, et il
n’est pas rare de les voir également s’intéresser à leurs sciences ou leur art. Nous
avons vu également que les voyages ont bel et bien « enrichi les connaissances » des
voyageurs et « étendu » leur « esprit » avec le résultat de les « guérir » d’un certain
nombre de « préjugés ». Ne pensons qu’à L’Estra, Chardin ou Challe. Nous estimons

1
Ibid., p. 234.
2
Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, [en ligne], op. cit., article
« voyage (éducation) ». Disponible sur : http://portail.atilf.fr/cgi-bin/getobject_?a.131:255:2./var/artfla/
encyclopedie/textdata/IMAGE/. Consulté le 3 avril 2013.
3
Ibid.
4
Ibid.

120
donc qu’il n’est pas pertinent de dévaloriser le « voyage de long cours » en soi, mais
que Jaucourt confond probablement le « voyage de long cours » à un type de voyage
qui n’a pas pour objet de s’instruire. En ce sens, il rejoindrait la conception de
Rousseau, selon qui la plupart des voyageurs français « de long cours » « voyag[ent]
mal1 » :

Depuis trois ou quatre cents ans les habitants de l’Europe inondent les autres
parties du monde, […] je suis persuadé que nous ne connaissons d’hommes que
les seuls Européens […]. La cause de ceci est manifeste, au moins pour les
contrées éloignées : il n'y a guère que quatre sortes d'hommes qui fassent des
voyages de long cours, les marins, les marchands, les soldats et les
missionnaires. Or, on ne doit guère s’attendre que les trois premières classes
fournissent de bons observateurs ; et quant à ceux de la quatrième, […] quand ils
ne seraient pas sujets à des préjugés d’état comme tous les autres, on doit croire
qu’ils ne se livreraient pas volontiers à des recherches qui paraissent de pure
curiosité, et qui les détourneraient des travaux plus importants auxquels ils se
destinent.2

Dans Émile, Rousseau ajoute encore une cinquième catégorie de voyageurs, les
« savants », mais ces derniers voyagent « par ordre de la Cour » en vue de voir ou
d’étudier un « objet unique » et ils ne s’attardent pas à « étudier les hommes »3.

Le lecteur l’aura compris, le seul voyage légitime selon Rousseau est celui qui
contribue à l’éducation d’un jeune homme en ce qu’il permet d’élargir la
connaissance de « ses compatriotes » à la connaissance des « hommes en général »4:

après s’être considéré par ses rapports physiques avec les autres êtres, par ses
rapports moraux avec les autres hommes, il lui reste à se considérer par ses
rapports civils avec ses concitoyens. Il faut pour cela qu’il commence par étudier
la nature du gouvernement en général, les diverses formes de gouvernement, et
enfin le gouvernement particulier sous lequel il est né, pour savoir s’il lui
convient d’y vivre5.

Or, la principale difficulté concerne l’art de voyager :

il ne suffit pas pour s’instruire de courir les pays. Il faut savoir voyager.6 […]
Voyager pour voyager, c’est errer, être vagabond ; voyager pour s’instruire est
encore un objet trop vague : l’instruction qui n’a pas un but déterminé n’est rien.1

1
Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou de l’éducation, Paris, Gallimard, 1969, p. 668.
2
Id., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, op. cit., « Notes », note
8 se référant à la p. 35 du texte, p. 232.
3
Id., Émile ou de l’éducation, cit., p. 667.
4
Ibid., p. 663 : « Suffit-il qu’un homme bien élevé ne connaisse que ses compatriotes, ou s’il lui
importe de connaître les hommes en général ? Il ne reste plus ici ni dispute ni doute. »
5
Ibid., p. 669.
6
Ibid., p. 664.

121
Selon Rousseau, l’observation consciente et méticuleuse est absolument
indispensable à un voyage qui se veuille instructif : « pour observer il faut avoir des
yeux, et les tourner vers l’objet qu’on veut connaître. […] c’est grand hasard si l’on
voit exactement ce qu’on ne se soucie point de regarder.2 » Nous avons montré plus
haut que la plupart des voyageurs de la fin du XVIIe siècle étaient déjà d’excellents
observateurs, mais leurs motivations étaient différentes : si des voyageurs tels que
L’Estra, Dellon ou Choisy observaient déjà consciemment l’Autre, leur regard n’était
pas encore focalisé sur la connaissance « des hommes en général ». Chez ces
voyageurs, l’observation n’était que la conséquence logique de la curiosité qui les
poussait à découvrir des contrées exotiques. Si nous avons démontré que ce type de
voyage a également des vertus instructives, il ne peut cependant pas être comparé au
voyage d’éducation au sens où l’entend Rousseau. Pour ce dernier, le voyage doit
contribuer à la formation d’un jeune homme dans la mesure où il l’aide à développer
un « œil philosophe » sur « les différents caractères des hommes qu’il voit »3 et à se
positionner par rapport à ses concitoyens. Cependant, Rousseau met le lecteur en
garde, puisque l’éducation par le voyage ne convient pas à tout le monde : « Les
voyages poussent le naturel vers sa pente, et achèvent de rendre l’homme bon ou
mauvais.4 »

Lorsque nous parlons d’un « voyage au service du moi » au XVIIIe siècle, nous
distinguons donc essentiellement deux types d’influence : d’une part, le voyage
assouvit le plaisir esthétique du voyageur et, dans un deuxième temps, celui du
lecteur. Il stimule la sensibilité de l’individu qui voyage, mais également celle du
destinataire du récit. En effet, le voyage enrichit le moi du voyageur sur le plan
psychique en suscitant toute une panoplie d’émotions. Le lecteur peut ensuite
éprouver à son tour ces émotions grâce à l’identification au narrateur qui est facilitée
par le registre intime d’un récit rédigé à la première personne. D’autre part, le voyage
est au service du moi dans la mesure où il constitue un élément indispensable dans la
formation de l’esprit, et notamment de l’esprit philosophique.

1
Ibid., p. 668.
2
Ibid., p. 664.
3
Charles-Étienne JORDAN, Histoire d’un voyage littéraire fait en 1733, Genève, Slatkine Reprints,
1968, p. 2.
4
Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou de l’éducation, op. cit., p. 668.

122
Sur le plan littéraire, cet ennoblissement esthétique et intellectuel du voyage a
pour conséquence que ce volet des écrits viatiques se fond progressivement dans le
corpus de la « Littérature » avec L majuscule : dès le début du XIXe siècle, les récits
de voyage de grands auteurs tels que Chateaubriand, Lamartine, Nerval, Gautier ou
Flaubert trouvent leur place dans le champ de la « Littérature ». Alors qu’ils
perpétuent la tradition dix-huitièmiste du voyage comme enrichissement de l’être, ils
lui confèrent une infinité de variations nouvelles qui sont à l’image d’un moi qui
s’affirme de plus en plus dans sa subjectivité à l’aube du romantisme.1 Le voyage
romantique consiste dès lors à se confronter en tant qu’individu subjectif à l’altérité et
à la diversité foisonnante du monde. La jonction entre littérature viatique et
« Littérature » prend alors tout son sens, puisque elle ouvre enfin aux récits de voyage
toute la palette des procédés romanesques, de la description du périple à la méditation
lyrique. Le « voyageur écrivain » mérite enfin pleinement son titre d’« écrivain
voyageur » et le voyage accède au statut de motif littéraire à part entière.

3. Le voyage au service de la critique sociale

En nous appuyant sur une citation de l’abbé Prévost, nous avons dégagé deux
fonctions complémentaires du voyage au XVIIIe siècle : d’une part, il doit servir le
développement psychique et intellectuel du voyageur même et, d’autre part, il doit
également être utile à la postérité en contribuant à promouvoir le progrès des sciences.
Or, il existe de toute évidence encore une troisième fonction qui est – d’une certaine
façon – également profitable à la postérité, mais non pas au sens où l’entend Prévost :
il s’agit du voyage au service de la critique sociale. Que l’Ailleurs fonctionne comme
miroir ou comme idéal, le voyage provoque chez les esprits éclairés une réflexion sur

1
Par exemple, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem constitue pour Chateaubriand une espèce de
« pèlerinage aux sources de la civilisation occidentale » ; Gautier et Nerval voyagent plutôt pour
répondre à une « instabilité existentielle » et au « désir d’échapper à l’ici-prison de [leur] condition
présente » : ils recherchent dans le voyage le dépaysement exotique qui doit les guérir de leur
« insatisfaction », mais la réalité qu’ils trouvent est presque toujours décevante.
Malheureusement, nous ne pouvons pas détailler ici toutes les fonctions qu’occupe le voyage dans la
littérature du XIXe siècle puisque cela constituerait un travail de recherche à part. Le lecteur intéressé
pourra consulter entre autres le recueil d’essais composé sous la direction de Daniel Lançon et Patrick
Née : L’Ailleurs depuis le romantisme. Essais sur les littératures en français, Paris, Hermann éditeurs,
2009. (Les citations de cette note de bas de page sont tirées de l’article de Jean-Nicolas ILLOUZ,
« Nerval : l’Orient intérieur », in L’Ailleurs depuis le romantisme, op. cit., p. 57 et 108.)

123
soi et sur la propre culture. Il n’est pas rare que cette méditation débouche sur une
critique sévère, voire même une satire de la civilisation française.

Nous avons vu dans la deuxième partie de ce travail que les voyageurs écrivains
du XVIIe siècle sont déjà nombreux à s’engager dans cette voie en initiant – qui plus
qui moins explicitement – des comparaisons dépréciatives entre les mœurs de certains
pays exotiques et celles de France. Souvenons-nous de Lescarbot ou de Du Tertre. Or,
à l’époque des Lumières, le discours critique n’est pas réservé aux seuls voyageurs.
Nombreux sont les auteurs sédentaires qui s’approprient la narration viatique pour
véhiculer des reproches à l’encontre de la France, tout en essayant d’éviter la censure
royale. Ils profitent du flou générique pour inscrire des propos virulents dans le
« genre métoyen » qu’est la littérature des voyages, en brouillant ainsi les pistes entre
réalité et fiction. Il en résulte que nous devons distinguer entre plusieurs sous-genres
d’écrits viatiques dont le degré de fictionnalité varie, mais dont la finalité commune
est la critique sociale.

Une première approche constitue à intégrer des éléments fictifs dans un décor
géographique réel et dans un voyage véritablement effectué. En tant qu’exemple,
considérons les écrits de La Hontan. Dans ses Mémoires de l’Amérique
septentrionale, qui constituent le récit véridique de son séjour au Canada, la
description du monde indien alterne avec une remise en question des croyances et des
valeurs européennes.

Les sauvages ne connaissent ni tien ni mien, car on peut dire que ce qui est à l'un
est à l'autre. Lorsqu'un sauvage n'a pas réussi à la chasse des castors, ses
confrères le secourent sans en être priés. Si son fusil se crève ou se casse, chacun
d'eux s'empresse à lui en offrir un autre. Si ses enfants sont pris ou tués par les
ennemis, on lui donne autant d'esclaves qu'il en a besoin pour le faire subsister.
II n'y a que ceux qui sont chrétiens et qui demeurent aux portes de nos villes
chez qui l'argent soit en usage. Les autres ne veulent ni le manier ni même le
voir, ils l'appellent le serpent des Français. Ils disent qu'on se tue, qu'on se pille,
qu'on se diffame, qu'on se vend et qu'on se trahit parmi nous pour de l'argent.1

Cet extrait relève d’un procédé assez commun de la littérature des voyages : la
description d’une qualité des « sauvages » conduit tout naturellement le voyageur à
relever un défaut de la civilisation européenne. Pour lui donner plus de poids, il prête

1
LA HONTAN, Mémoires de l’Amérique septentrionale, op. cit., p. 97.

124
le jugement critique aux « sauvages » en faisant semblant de reproduire leurs propos
par le biais du discours indirect. Évidemment, il n’est guère possible de vérifier si les
indigènes ont vraiment prononcé ce discours ou s’il est né de la plume de La Hontan
même. C’est avec les Dialogues de Monsieur le Baron de Lahontan et d’un sauvage
dans l’Amérique que l’incursion de la fiction devient plus manifeste : cette œuvre se
présente comme la transcription d’entretiens entre l’auteur et le chef des Hurons de
Michillimakinac, nommé Adario. Jean-Michel Racault, spécialiste de la littérature
utopique, ne doute ni de l’existence du personnage d’Adario – appelé Kondiaronk en
réalité –, ni même du fait qu’une discussion sur la religion chrétienne ait pu avoir
lieu1, mais il met en évidence un certain nombre de circonstances qui soulèvent des
soupçons quant à l’authenticité du dialogue transcrit. Le premier élément qui fait
naître le doute concerne le prétendu voyage d’Adario en France :

j’ai fait la folie de me risquer sur d’impertinents vaisseaux à traverser les mers
rudes qui séparent la France de ce continent pour avoir le plaisir de voir le pays
des Français.2

Or, le modèle historique d’Adario – Kondiaronk – n’a jamais posé les pieds sur
le sol français. Cet écart entre les dires d’Adario dans les Dialogues et la réalité
historique laisse apparaître l’ensemble de l’œuvre sous une lumière nouvelle. En effet,
Adario fonde à plusieurs reprises ses affirmations sur la référence d’une expérience
vécue, tel que dans le cas suivant : « J’ai été en France, j’en parle pour l’avoir vu.3 »
Si ce voyage n’a jamais eu lieu, cela signifie que le discours d’Adario a pour le moins
fait l’objet d’un remaniement par La Hontan pour lui conférer plus de crédibilité. Qui
plus est, l’on en vient à se demander si l’auteur n’aurait pas inventé de toutes pièces
ce dialogue et « mêl[é] à la scène un nom et des voyages pour pouvoir rester caché
plus sûrement et publier sans danger ses opinions paradoxales sur les croyances
sacrées4 ». Racault évoque d’autres points problématiques qui permettent d’étayer
cette supposition. Par exemple, il se demande quel aurait été le « médium

1
Jean-Michel RACAULT, Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire
classique, Paris, PUPS, 2003, p. 245.
2
LA HONTAN, Dialogues de Monsieur le Baron de Lahontan et d’un Sauvage dans l’Amérique,
Amsterdam, Veuve Boeteman, 1704, p. 103.
3
Ibid., p. 57.
4
Lettre de Bierling à Leibniz du 5 novembre 1710, in LA HONTAN, Œuvres complètes, Montréal, Les
Presses de l’Université de Montréal, 1990, vol. 1, p. 100.

125
linguistique1 » dans lequel cet échange aurait eu lieu. Adario ignore manifestement le
français, puisqu’il doit se faire traduire les livres des Jésuites2, et La Hontan ne
dispose que d’une « connaissance rudimentaire3 » de la langue huronne, insuffisante
pour mener un débat philosophique. Une autre incohérence concerne la notion de loi
qui n’a pas de référent dans l’univers d’Adario, d’autant plus qu’il n’a pas effectué de
voyage en France qui lui aurait permis d’en faire la connaissance4. Il nous semble
donc manifeste que La Hontan met en place un « faux dialogue5 », dans lequel Adario
est fait le porte-parole de la contestation des dogmes chrétiens, alors que le narrateur
adopte lui-même le rôle du défenseur de la religion chrétienne. Le cadre fictif
dialogué fait apparaître ce « jeu de masques » comme une « expérience réellement
vécue »6 et illustre pertinemment l’efficacité du regard de l’Autre dans la littérature
d’idées.

Roger Caillois qualifie de « révolution sociologique » la démarche de La


Hontan qui consiste « à se feindre étranger à la société où l’on vit, à la regarder du
dehors et comme [s’il] la voyait pour la première fois »7. Il convient cependant de
mentionner que La Hontan n’est pas le premier à avoir eu cette idée. Selon Pierre
Martino, l’historien génois Giovanni Paolo Marana serait le premier à avoir imaginé
en 1684 un récit où un étranger s’entretient par lettres avec ses compatriotes sur les
mœurs et les modes françaises8 . En France, c’est probablement La Bruyère qui
propose en premier de regarder la propre société avec les yeux de l’Autre :

Si l’on nous assurait que le motif secret de l’ambassade des Siamois a été
d’exciter le Roi Très Chrétien à renoncer au christianisme, à permettre l’entrée
de son royaume aux Talapoins, qui eussent pénétré dans nos maisons pour
persuader leur religion à nos femmes, à nos enfants et à nous-mêmes par leurs
livres et par leurs entretiens, qui eussent élevé des pagodes au milieu des villes,

1
Jean-Michel RACAULT, Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire
classique, op. cit., p. 248.
2
LA HONTAN, Dialogues de Monsieur le Baron de Lahontan et d’un Sauvage dans l’Amérique, op.
cit., p. 7.
3
René OUILLET, in LA HONTAN, Œuvres complètes, op. cit., vol. 2, p. 1277.
4
Jean-Michel RACAULT, Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire
classique, op. cit., p. 249.
5
Ibid., p. 244.
6
Ibid.
7
Roger CAILLOIS, Rencontres, Paris, PUF, 1978, p. 92.
8
Il s’agit de L’Espion du Grand Seigneur et les relations secrètes envoyées au divan de
Constantinople, découvert à Paris pendant le règne de Louis le Grand, traduit de l’arabe en italien, et
de l’italien en français par ***. Voir Pierre MARTINO, L’Orient dans la littérature française au XVIIe
et au XVIIIe siècle, Genève, Slatkine Reprints, 2011, p.285.

126
où ils eussent placé des figures de métal pour être adorées, avec quelles risées et
quel étrange mépris n’entendrions-nous pas des choses si extravagantes ! Nous
faisons cependant six mille lieues de mer pour la conversion de Indes, des
royaumes de Siam, de la Chine et du Japon, c’est-à-dire pour faire très
sérieusement à tous ces peuples des propositions qui doivent leur paraître très
folles et très ridicules.1

Le représentant le plus célèbre de cette stratégie reste Montesquieu que nous


devons toutefois ranger dans un sous-genre différent, puisque ses Lettres persanes
relèvent entièrement de la fiction romanesque et ne se rattachent pas à un voyage
véritable. Elles font donc partie des relations de voyage imaginaires, c’est-à-dire
qu’elles décrivent un périple entièrement fictif, même si les contrées géographiques
parcourues peuvent exister en réalité. Grâce à la lecture de récits viatiques antérieurs,
Montesquieu se documente sur les mœurs persanes et sur les particularités de
l’itinéraire qui relie la Perse à la France en vue de conférer à son récit plus de
vraisemblance. Il emprunte à Jean-Baptiste Tavernier – un contemporain de Chardin –
le chemin que parcourent Usbek et Rica pour venir en Europe ; dans le Voyage de
Paris à Ispahan de Chardin, il puise différents éléments pittoresques2, tels que « la
vierge qui a mis au monde douze prophètes3 » ou « l’épée d’Hali, qui [a] deux
pointes4 », mais il s’inspire également des idées de Chardin en ce qui concerne le
despotisme oriental. Ainsi, l’oppression du sérail d’Usbek fonctionne comme
métaphore pour la tyrannie d’un despote. Même si l’Orient fait l’objet de quelques
pointes satiriques, c’est la satire de l’Occident qui domine dans les Lettres persanes.
Celle-ci naît du fait que deux Persans « se trouv[ent] tout à coup transportés en
Europe, c’est-à-dire dans un autre univers » :

Il y avait un temps où il fallait nécessairement les représenter pleins d’ignorance


et de préjugés. On n’était attentif qu’à faire voir la génération et le progrès de
leurs idées. Leurs premières pensées devaient être singulières : il semblait qu’on
n’avait rien à faire qu’à leur donner l’espèce de singularité qui peut compatir
avec de l’esprit. On n’avait à peindre que le sentiment qu’ils avaient eu à chaque
chose qui leur avait paru extraordinaire.5

1
Jean de LA BRUYÈRE, Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, Paris, Gallimard, 1975, « Des
esprits forts », n° 29, p. 379.
2
Voir Pierre MARTINO, L’Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle, op. cit., p.
295.
3
MONTESQUIEU, Lettres persanes, op. cit., Lettre 1, p. 15.
4
Ibid., Lettre 16, p. 43.
5
Ibid., « Quelques réflexions », p. 8-9.

127
Pour mettre en évidence l’absurdité de certaines mœurs françaises, Montesquieu
adopte le « regard naïf1 » d’un étranger qui n’est pas habitué à la France et qui
« ignore les ‘liaisons’ entre les idées, les coutumes, les pratiques2 ».

en se faisant Persan pour peindre nos mœurs, Montesquieu s’est […] donné des
organes tout neufs et plus sensibles que ceux que l’habitude de nous voir avait pu
émousser3.

L’étonnement qui s’ensuit « fait office de filtre4 » et permet de démystifier les


pratiques européennes, soit par le rire, soit par une critique plus âpre. Considérons
l’exemple de la lettre XXIX, consacrée à la religion. Le jugement de Rica sur le pape
relève d’une ironie encore modérée, destinée à provoquer le rire du lecteur :

Il se dit successeur d’un des premiers chrétiens, qu’on appelle saint Pierre : et
c’est certainement une riche succession ; car il a des trésors immenses, et un pays
sous sa domination.5

Or, l’intolérance de l’Église catholique et l’Inquisition espagnole et portugaise


sont critiquées sur un ton plus mordant :

J’ai ouï dire qu’en Espagne et en Portugal, il y a de certains dervis qui


n’entendent point raillerie, et qui font brûler un homme comme de la paille. […]
Les autres juges présument qu’un accusé est innocent ; ceux-ci présument
toujours coupable.6

Cette franchise de jugement ne serait jamais acceptée de la part d’un Français,


mais elle sera peut-être considérée avec plus d’indulgence si elle vient d’un étranger
qui ignore les habitudes européennes.

Nous ne nous attarderons pas davantage sur les Lettres persanes qui ont déjà
fait l’objet d’innombrables travaux de recherche et dont le procédé est désormais bien
connu. Il n’y pas non plus lieu d’insister sur le fait qu’elles s’inscrivent dans le
courant orientaliste7 qui court en France depuis la traduction des Mille et une nuits par

1
Jean STAROBINSKI, préface aux Lettres persanes, Paris, Gallimard, 2003, p. 10.
2
Ibid., p 14.
3
Jean Dominique GARAT, Mémoires sur la vie de Suard, Paris, A. Belin, 1820, p. 86.
4
Jean STAROBINKSI, préface aux Lettres persanes, op. cit., p. 14.
5
MONTESQUIEU, Lettres persanes, op. cit., Lettre 29, p. 67.
6
Ibid., p. 68-69.
7
L’orientalisme naît tardivement en France, d’une part, parce que l’héritage médiéval et l’esprit
classique ne favorisaient guère la curiosité exotique de la population et, d’autre part, parce que les
voyages français se font très rares jusqu’au XVIIe siècle. C’est donc le manque de connaissance sur
l’Orient qui freine longtemps l’orientalisme en France. Ce n’est qu’à partir de 1660 et l’essor de la
politique maritime de Colbert, que l’on trouve les premiers éléments exotiques dans la littérature

128
Antoine Galland (1704), et qu’elles donnent naissance à toute une lignée d’écrits
satiriques sous couvert de la fiction orientale. Ne pensons qu’aux Lettres d’Amabed
de Voltaire ou aux Lettres chinoises du marquis d’Argens.1

Nous aimerions plutôt nous intéresser à un troisième sous-genre de la littérature


des voyages qui connaît un succès considérable depuis la fin du XVIIe siècle : l’utopie
viatique. Il s’agit d’un récit de voyage imaginaire dans des contrées fictives, qui sert
généralement à véhiculer une pensée philosophique élaborée. Les deux orientations
principales que l’on retrouve dans les utopies du XVIIIe siècle s’expliquent en partie
par l’étymologie ambiguë du terme même : d’une part, le terme latin utopia signifie
« en aucun lieu2 », d’où l’interprétation de l’utopie comme « non lieu », c’est-à-dire
un lieu qui n’existe pas. La première occurrence du mot en ce sens se trouve dans le
titre d’une œuvre de Thomas More en 1516 : De optimo reipublicae statu deque nova
insula Utopia. C’est à partir de l’emploi que More fait du terme « utopie » que s’est
développé l’usage commun du mot sous l’acception de « pays imaginaire où un
gouvernement idéal règne sur un peuple heureux 3 ». D’autre part, l’on peut envisager
une étymologie différente qui expliquerait pourquoi les utopies sont généralement
positives, même si l’on fait abstraction de l’œuvre de More. En effet, le terme grec
eutopos désigne un lieu où tout est bien. Dès lors, nous distinguons deux sortes
d’utopies : les unes présentent un monde idéal qui constitue l’antithèse de la société
dans laquelle on vit ; les autres se veulent un miroir déstabilisant qui expose aux yeux
du lecteur les défauts du monde de référence. Cette deuxième catégorie est aussi
parfois qualifiée d’« anti-utopie », puisqu’il s’agit d’une transformation du modèle
utopique traditionnel. Cependant, leur finalité commune est de dénoncer les
dysfonctionnements de la société, les abus de pouvoir, l’intolérance religieuse ou
encore les injustices sociales dans le monde réel. La littérature utopique est donc « la

française avec Bajazet de Racine ou encore avec les turqueries dans Le Bourgeois Gentilhomme de
Molière, mais il s’agit là encore d’exceptions. Pour en savoir plus sur le développement de
l’orientalisme en France, voir Pierre MARTINO, op. cit., p. 27-41.
1
Voir Pierre MARTINO, L’Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle, op. cit., p.
299.
2
Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., vol. 3, article « utopie », p. 3979.
3
Ibid., p. 3980.

129
manifestation […] littéraire d’une insatisfaction devant l’état des choses existant,
voire l’expression écrite directe d’une revendication collective1 ».

Dès la Renaissance, les utopies se nichent dans les lieux qui restent à être
découverts. Tout au long du XVIIe et pendant une bonne partie du XVIIIe siècle, les
Terres australes mythiques constituent ainsi un lieu de prédilection pour situer les
utopies. D’une part, leur position précise reste mystérieuse pour les cosmographes de
l’époque, ce qui permet d’expliquer pourquoi l’espace utopique est inatteignable.
D’autre part, les Terres australes sont situées aux antipodes géographiques de
l’Europe et incarnent ainsi l’image de l’altérité absolue. Selon le modèle canonique, le
narrateur, qui raconte à la première personne, entreprend un voyage dans des contrées
lointaines au cours duquel il passe par un « sas utopique2 », c’est-à-dire un moment
où la localisation se brouille, avant que n’apparaisse l’Ailleurs imaginaire où prend
place l’utopie à proprement parler. En France, les premiers exemples du genre
apparaissent autour de 1675, avec La Terre australe connue de Gabriel de Foigny
(1675) ou l’Histoire des Sévarambes (1677-1679) de Denis Veiras.

Les récits de Foigny et de Veiras constituent ensemble avec Voyages et


aventures de Jacques Massé (1710), rédigé par Simon Tyssot de Patot, les trois
utopies les plus importantes au tournant du XVIIIe siècle. Que ce soit en tant que
cordelier converti, puis expulsé de l’Église réformée ou en tant que protestant exilé,
Foigny et Veiras ont tous les deux fait l’expérience d’être déclassé et marginalisé par
la société. Simon Tyssot de Patot, protestant lui aussi, est celui des trois qui critique le
plus ouvertement les discordes religieuses. En s’entretenant avec le roi australien,
Jacques Massé évoque qu’en France, il se fait souvent des guerres que « Dieu même
autorise » : « une marque qu’il y prend plaisir, c’est qu’il s’appelle le Dieu des
Armées »3. Lorsque le roi s’en montre choqué, Massé explique que

les plus saints hommes qui ont écrit notre loi, affectent en bien des endroits, de
caractériser ainsi la divinité : ils attribuent à lui seul le gain de toutes les batailles

1
Jean-Michel RACAULT, Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire
classique, op. cit., p. 25.
2
Ibid., p. 143-154. Souvent c’est un naufrage qui fait fonction de « sas utopique ». Il s’agit de donner
une explication vraisemblable pourquoi le voyageur ne peut pas situer exactement le pays idéal qu’il a
découvert.
3
Simon TYSSOT DE PATOT, Voyages et aventures de Jacques Massé, Bordeaux, Jacques
L’Aveugle, 1710, p. 221.

130
[…] et le font paraître à la tête de leurs troupes, comme un général formidable,
qui terrasse tout ce qui lui vient à la rencontre.1

Le roi lui répond de cette façon :

Assurément, je trouve cela extraordinaire, qu’un dieu, qui selon vous défend de
répandre le sang d’un seul particulier, autorise une boucherie générale entre des
nations entières. Il y a sans doute bien de l’homme ; bien de la passion, de la
cruauté dans vos lois.2

Nous observons ici un procédé semblable à celui mis en œuvre par La Hontan
dans les Dialogues avec Adario : alors que le narrateur – Jacques Massé – représente
la position orthodoxe, l’Autre incarne le regard critique envers les pratiques
européennes et formule les idées que l’auteur ne pourrait pas exprimer ouvertement,
sous peine de répressions. Il en va de même pour l’épisode où Massé rencontre un
« proposant gascon3 » converti à l’islam. Lorsque Massé lui reproche son changement
de religion, le gascon lui répond

qu’après avoir bien examiné toutes les différentes religions qui étaient venues à
sa connaissance, il n’avait rien trouvé dans aucune qui pût satisfaire une
personne raisonnable ; & qu’ainsi il ne voyait rien qui dût empêcher un homme
sage, de se conformer, pour le moins extérieurement, à la religion dominante du
pays où il demeure ; tout de même comme on s’accommode aux habits, aux
coutumes et aux manières d’un pays, pour ne pas paraître ridicule par sa
singularité4.

Enfin, on retrouve des propos semblables dans la bouche du chinois que Massé
rencontre à l’Inquisition de Goa et qui se réclame « de la religion des honnêtes
gens » :

J’aime Dieu de tout mon cœur, je le crains, je l’adore, & je tâche de faire aux
hommes, sans exception, ce que je souhaite que l’on me fasse à moi-même. […]
je ne fais aucune différence d’une société à l’autre5 […]. Il est indifférent dans
quelle église et avec quels peuples on adore Dieu […]. Ce n’est ni le nom de
catholique, de calviniste, de luthérien ou d’anabaptiste qui sauve les gens, c’est
la foi & les bonnes œuvres.6

Cette profession de foi n’est pas sans nous rappeler le déisme des Lumières et
met en évidence comment Tyssot de Patot se sert de l’Autre pour exprimer ses
propres opinions. Denis Veiras, quant à lui, fait allusion, sous couvert de l’ironie, à

1
Ibid.
2
Ibid., p. 222.
3
Ibid., p. 455.
4
Ibid., p. 457.
5
Ibid., p. 413.
6
Ibid., p. 425.

131
l’intolérance catholique envers les protestants : chez les Sévarambes, il existe une
« secte » de chrétiens qui « appellent idolâtrie, ce que les autres nomment culte
religieux »1 et « qui sont semblables aux calvinistes, & autres hérétiques que nous
avons en Europe2 ». Les Sévarambes se moquent des membres de cette « secte »,
puisqu’ils « s’appuient si fort sur la raison humaine, qu’ils se moquent de tout ce que
la foi nous enseigne, si elle n’est soutenue par la raison3 ». Si les Sévarambes se
moquent de la secte chrétienne, ces derniers peuvent cependant exercer leur culte en
toute liberté, puisqu’au pays des Sévarambes « chacun peut librement dire ses pensées
et soutenir ses opinions4 ». L’utopie de Veiras est donc censée montrer que des
divergences religieuses ne doivent pas nécessairement mener à la répression et aux
persécutions. Au contraire, l’État des Sévarambes propose un idéal de tolérance et de
liberté d’expression qui annonce les valeurs revendiquées par la Révolution française.

Nous ne nous attarderons guère sur l’exemple de Foigny, puisqu’il constitue un


cas assez particulier. En effet, sa fiction utopique est à l’image de sa propre vie :
tiraillé entre catholicisme et protestantisme, Foigny transpose dans La Terre australe
connue ses propres difficultés d’intégration à une collectivité sociale ou religieuse. Le
héros, Jacques Sadeur, est d’abord accepté parmi les hermaphrodites australiens
uniquement grâce à sa propre bisexualité, mais plus tard il sera chassé de nouveau
parce qu’il aura succombé à ses pulsions naturelles en désirant une femme
monosexuelle. Ainsi, La Terre australe connue s’apparente davantage à une
« autobiographie symbolique 5 » qu’à une utopie censée véhiculer un message
philosophique ou politique.

Pour terminer, nous évoquerons deux exemples d’utopies quelque peu


atypiques, mais non moins connues : la première constitue le Supplément au Voyage
de Bougainville, dont nous avons déjà parlé plus haut6. Nous aimerions seulement
rappeler qu’il s’agit là aussi d’une fiction utopique, même si la forme typiquement
viatique y est remplacée par un dialogue. Les autres caractéristiques de l’utopie sont

1
Denis VEIRAS, Histoire des Sévarambes, Amsterdam/Paris, Serpente, 1787, vol. 5 p. 391.
2
Ibid., p. 393.
3
Ibid., p. 395.
4
Ibid., p. 378.
5
Jean-Michel RACAULT, Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire
classique, op. cit., p. 100.
6
Voir supra, p. 88-89.

132
bien présentes : l’éloignement spatial ; la description d’une société (quasiment) idéale,
etc. La deuxième utopie que nous désirons aborder brièvement est celle de Fénelon,
également atypique de par sa forme narrative. Les Aventures de Télémaque ne
s’inspirent pas du récit de voyage traditionnel, mais du modèle des épopées antiques,
notamment de l’Odyssée. Il n’en reste pas moins que le voyage fournit le cadre
indispensable à l’initiation du jeune Télémaque et aux explications de Mentor. Ainsi
le périple des deux protagonistes les amène à rencontrer successivement des
« modèles » et des « anti-modèles »1 qui ne font pas rarement allusion à la situation
contemporaine de Fénelon2. Le plus frappant « anti-modèle » se retrouve à Chypre où
habite un peuple d’« hommes mous et abandonnés au plaisir3 », trop « paresseux4 »
pour cultiver leurs terres. Par contre, l’Égypte, Tyr et la Crète constituent des
« modèles utopiques pleinement positifs5 ». Tyr, dont « les habitants sont eux-mêmes
les plus fameux marchands qu’il y ait dans l’univers6 » n’est pas sans rappeler la
prospérité commerciale des Pays-Bas. L’Égypte se distingue par une agriculture
remarquable et des villes bien policées, dont avant tout la capitale, Thèbes,
impressionne de par sa propreté et la majesté de l’architecture. Sésostris, le « bon
roi7 », « sincère et généreux8 », « si doux, si accessible, si affable, si curieux de voir
les étrangers, si attentif à écouter tout le monde 9 » fait penser au modèle du
despotisme éclairé qui sera pourtant encore plus clairement incarné par le roi des
Crétois :

Il peut tout sur les peuples, mais les lois peuvent tout sur lui. Il a une puissance
absolue pour faire le bien, et les mains liées dès qu’il veut faire le mal. Les lois
[…] veulent qu’un seul homme serve, par sa sagesse et par sa modération, à la
félicité de tant d’hommes ; et non pas que tant d’hommes servent, par leur

1
Voir Jean-Michel RACAULT, Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire
classique, op. cit., p. 41.
2
Le lecteur intéressé pourra consulter une liste des correspondances entre univers utopique et monde
de référence dans l’œuvre de Jean-Michel RACAULT, Nulle part et ses environs. Voyage aux confins
de l’utopie littéraire classique, op. cit., p. 41. Nous n’entrons pas dans cette analyse de détail parce
qu’elle dépasserait le cadre de notre travail.
3
François FÉNELON, Les Aventures de Télémaque, Paris, Gallimard, 1995, Livre IV, p. 84
4
Ibid., p. 85
5
Jean-Michel RACAULT, Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire
classique, op. cit., p. 42.
6
François FÉNELON, Les Aventures de Télémaque, op. cit., Livre III, p. 70.
7
Ibid., Livre III, p. 68.
8
Ibid., Livre II, p. 50.
9
Ibid., Livre III, p. 68.

133
misère et par leur servitude lâche, à flatter l’orgueil et la mollesse d’un seul
homme.1

Nous nous arrêterons à ces quelques exemples, puisque l’objet de notre étude
n’est pas une analyse approfondie des Aventures de Télémaque. Ce qu’il importe de
retenir, c’est que toutes les étapes du voyage de Télémaque peuvent faire figure de
« micro-utopies2 », dont certaines positives et certaines répulsives.

Il convient à présent d’identifier une constante dans la grande diversité


générique que nous avons rencontrée au cours de ce dernier chapitre : que ce soit dans
un récit viatique authentique, dans un périple imaginaire ou dans une fiction utopique,
le voyage est non seulement un motif littéraire pittoresque qui sert à habiller des
réflexions théoriques. Il s’agit beaucoup plus d’un véritable procédé réflexif qui
permet à l’auteur de prendre du recul par rapport à sa propre culture et de l’observer
d’un œil critique. Le voyageur réel a l’avantage d’être directement confronté à
d’autres sociétés et il peut se nourrir de ses expériences pour relativiser le monde dans
lequel il vit. L’auteur d’un voyage fictif se voit confronté à la difficulté de devoir
adopter le regard de l’étranger et d’observer sa propre société avec l’ingénuité de
quelqu’un qui n’est pas familier avec ses usages. Enfin, l’auteur d’une utopie doit
imaginer un monde alternatif dont les caractéristiques sont telles que les défauts du
monde de référence ressortent de façon évidente. La propriété commune des trois
sous-genres est qu’ils se servent de l’altérité du voyage pour former un lecteur
clairvoyant, capable de relativiser et, le cas échéant, de repenser certains traits de la
société dans laquelle il vit.

En guise de conclusion, il convient de souligner qu’au XVIIIe siècle, le voyage


a bien sa place non seulement dans la littérature scientifique, mais également dans le
domaine du « littéraire » (au sens de Richard Klein), et même au sein de la
« Littérature » avec L majuscule. Outre que d’être un outil de progrès, le voyage est
synonyme de changement en ce qu’il ébranle les systèmes de pensée en place. Il ne
constitue plus uniquement un mode de vie réservé à une minorité audacieuse, mais il
se transforme en topos littéraire récurrent, susceptible de véhiculer des pensées et des

1
Ibid., Livre V, p. 97.
2
Voir Jean-Michel RACAULT, Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire
classique, op. cit., p. 44.

134
valeurs d’ordre scientifique, pédagogique, philosophique ou éthique. En somme, le
voyage incarne trois éléments indispensables à la formation de l’homme éclairé – la
recherche de connaissances, la sensibilité et un regard critique sur son temps – et
devient ainsi l’un des piliers de l’esprit moderne.

135
136
Conclusion

Longtemps, les voyageurs écrivains ne furent « considér[és] […] que parce


qu’ils voyagèrent1 ». L’éclosion d’un intérêt autre que documentaire pour les écrits de
ces esprits itinérants s’est fait attendre jusqu’à la fin du XXe siècle. Ce n’est qu’avec
la création, en 1984, du Centre de recherche sur la littérature des voyages par
François Moureau qu’une étude systématique et pluridisciplinaire des récits viatiques
a vu le jour. Depuis, nous avons beaucoup appris sur les motivations des voyageurs,
sur leurs façons de percevoir l’Autre et l’Ailleurs ainsi que sur les différentes formes
de discours viatique. Or, malgré l’intérêt accru des chercheurs, malgré la
reconnaissance des récits de voyage comme genre semi-littéraire, les écrits des
voyageurs restent encore largement confinés dans un statut marginal qui n’est guère
pris en compte dans l’étude des mouvements intellectuels de l’époque moderne. C’est
pour cette raison que nous nous étions fixé comme objectif de remettre les
témoignages d’un certain nombre de voyageurs dans le contexte de l’histoire des
idées et de nous intéresser à l’intertextualité entre leurs récits et les propos de
quelques « grands » penseurs.

Au départ, lorsque nous avons choisi de limiter notre champ d’investigation à


l’époque moderne, c’était avant tout parce que la littérature viatique s’y affirme
comme genre indépendant et que nous espérions pouvoir mettre en évidence des
évolutions parallèles dans le domaine des voyages et sur les plans philosophique et
littéraire. Or, au cours de nos recherches, le tournant entre le XVIIe et le XVIIIe siècle

1
François MOUREAU, Le Théâtre des voyages, op. cit., p. 513.

137
s’est rapidement imposé comme un moment clé commun au développement de la
littérature des voyages et à l’histoire des idées. En effet, c’est l’époque où le nombre
des publications viatiques monte en flèche et où les mondains commencent à faire
preuve d’un engouement croissant pour les récits exotiques. C’est également l’époque
où le doute s’installe face à l’ordre classique et où se confrontent les idées anciennes
et les idées dites modernes. Cette période, que Paul Hazard appelle la « crise de la
conscience européenne », s’est dégagée comme l’élément charnière autour duquel
allait s’organiser l’ensemble de notre travail.

Dans la première partie de notre étude, nous avons retracé les étapes qui ont
mené à la crise. Nous avons montré que la littérature viatique en tant que genre
autonome a pu naître grâce à l’émancipation progressive du voyage. À partir du
moment où le déplacement n’est plus un mal nécessaire subordonné à une quête
spirituelle, il devient un outil de connaissance. Or, la découverte de l’Autre va
inévitablement de pair avec une comparaison – délibérée ou inconsciente – entre le
connu et l’inconnu. L’ouverture sur le monde, rendue possible par les grands
voyageurs de l’époque classique, soulève des questions et permet au doute de
s’infiltrer dans les idées européennes. Dès lors, il n’est plus étonnant que l’apogée du
succès des récits viatiques coïncide avec le début de la crise de conscience en France.

Si les paradigmes historiques laissent à penser que le voyage constitue l’un des
éléments déclencheurs de cette crise, l’analyse intertextuelle de quelques exemples
concrets nous a permis de confirmer cette hypothèse dans la deuxième partie. Nous
avons découvert en effet que de nombreux récits de voyage du XVIIe siècle recèlent
déjà des idées qui éclateront au grand jour sous les philosophes des Lumières. Outre
que la critique de l’Église catholique ou du despotisme, l’on y trouve des descriptions
de croyances proches du déisme ou des tableaux du « bon sauvage » où dominent les
notions de liberté, d’égalité et de fraternité. L’influence directe sur les auteurs du
XVIIIe siècle ne peut être prouvée que dans quelques cas particuliers où l’auteur fait
expressément allusion au voyageur. Cependant, le fait qu’un Montesquieu, un
Voltaire ou un Rousseau se réfèrent à des voyageurs comme Chardin, Bernier ou
Tavernier nous semble révélateur du rang qu’occupe la littérature viatique dans la
culture générale des philosophes. De plus, il ne faut pas oublier la grande popularité
des récits de voyage à cette époque, qui constitue un facteur supplémentaire laissant à

138
croire que les idées « révolutionnaires » à la base de la crise de conscience se sont
entre autre propagées grâce à la littérature viatique. Ce que nous pouvons affirmer en
tout cas, c’est que les récits de voyage du XVIIe siècle contiennent une foule
d’expériences vécues sur lesquelles les libertins et les philosophes des Lumières
peuvent s’appuyer pour corroborer leurs théories. Dès lors, il ne semble plus exagéré
de qualifier le voyage d’un des principaux acteurs de la crise de conscience.

Le troisième volet de notre étude se voulait d’identifier la place du voyage dans


la littérature du XVIIIe siècle, à l’issue de la crise. Que reste-t-il du voyage une fois
qu’il a accompli sa fonction de remise en question ? En nous intéressant à divers sous-
genres littéraires, nous avons réussi à montrer qu’au-delà de provoquer une crise de
conscience, le voyage constitue un outil nécessaire pour en ressortir. Instrument de
progrès, moyen d’éducation ou vecteur de critique sociale, le voyage joue un rôle
substantiel dans la formation de l’identité du XVIIIe siècle et offre des perspectives
nouvelles pour bâtir une vie meilleure. Tzvetan Todorov, selon qui l’activité
voyageuse des Européens a favorisé l’éclosion des Lumières sur l’Ancien Continent,
semble confirmer cette vue des choses :

La leçon des Lumières consiste donc à dire que la pluralité peut donner naissance
à une nouvelle unité d’au moins trois manières : elle incite à la tolérance dans
l’émulation, elle développe et protège le libre esprit critique, elle facilite le
détachement de soi conduisant à une intégration supérieure de soi et d’autrui. 1

Ainsi la « pluralité » découverte grâce aux voyages doit permettre aux hommes
du XVIIIe siècle de se reconstruire après la crise. Que ce soit sous forme de récit de
voyage authentique, de voyage imaginaire ou de fiction utopique, le voyage est au
service d’une forme de « littérature engagée » (au sens large), dans la mesure où il se
fait l’exutoire de l’oppression de la société et contribue à éduquer un homme éclairé.

Au terme de ces recherches, pouvons-nous affirmer que le « voyageur


écrivain » est « promoteur de modernité »2 ? Si nous nous remémorons qu’au sens
historique, le terme de modernité désigne l’époque allant de la fin du Moyen Âge
jusqu’à la Révolution française, il n’y a pas de doute que les auteurs de récits de

1
Tzvetan TODOROV, L’Esprit des Lumières, LGF, 2006, p. 136.
2
Nous posons consciemment cette question à propos des « voyageurs écrivains » et non à propos des
« écrivains voyageurs » qui profitent d’emblée d’une plus grande reconnaissance.

139
voyage y ont contribué de manière significative. En effet, l’époque moderne débute
avec les Grandes Découvertes et le changement épistémologique qui les accompagne.
Qui plus est, la modernité est l’époque du progrès, du développement des sciences, de
la naissance de l’esprit critique, bref de toutes ces valeurs dont nous venons de
démontrer qu’elles sont favorisées par les voyages et véhiculées par les écrits des
voyageurs.
Au sens étymologique, l’adjectif « moderne » désigne « un art ou une science
dans l’état auquel l’ont porté les découvertes récentes 1 ». Étant donné que les
voyageurs eux-mêmes sont souvent responsables de nouvelles découvertes, il nous
semble légitime de dire qu’ils favorisent la propagation d’idées modernes dans la
mesure où ils ne se contentent pas d’un ordre stagnant, mais contribuent à promouvoir
le progrès en revendiquant des changements dans leur société d’origine. Même si le
simple voyageur n’est probablement pas conscient de la portée de ses propos, il
s’inscrit dans le mouvement général de l’histoire des idées et favorise une meilleure
acceptation, sinon l’éclosion même, des idées modernes.

Si notre lecteur se demande pourquoi l’influence de la littérature des voyages


sur l’histoire des idées est restée aussi longtemps à l’ombre, alors qu’elle semble
assez manifeste, nous aimerions lui exposer l’explication que donne Geoffroy
Atkinson2 et qui nous semble vraisemblable. En effet, depuis l’existence de la critique
littéraire, les chercheurs ont consacré de nombreuses études aux « grands auteurs du
XVIIe et XVIIIe siècle » et ont constaté « l’existence d’une sorte de lacune entre les
idées maîtresses de ces deux époques »3. On s’est souvent étonné de la coexistence
d’idées aussi contradictoires au tournant du XVIIIe siècle, de même qu’on s’est
demandé pourquoi ce siècle a si facilement accepté les idées des Lumières, alors
qu’elles diffèrent fondamentalement de celles des grands auteurs classiques. Geoffroy
Atkinson y répond que les idées prônées par les philosophes des Lumières existent
déjà au XVIIe siècle – et peut-être bien avant – mais qu’elles ne se trouvent pas dans
les œuvres des « grands auteurs », mais dans celles des « petits », tels que les
voyageurs écrivains. Dès lors la rupture entre le XVIIe et le XVIIIe siècle est loin

1
Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., vol. 2, article « moderne », p.
2261.
2
Geoffroy ATKINSON, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution des idées, op. cit., p.
182-183.
3
Ibid., p. 182.

140
d’être aussi radicale que l’on ne pouvait le croire et nous espérons que notre étude
aura contribué à rétablir une partie de la continuité logique qui existe entre ces deux
siècles. De même, quoique la littérature des voyages soit souvent exclue de la
« Littérature » avec L majuscule, nous espérons avoir convaincu notre lecteur qu’elle
y contribue de façon non négligeable.

Au terme de ce travail, il va de soi que le sujet est loin d’être totalement


exploré, que notre étude ne présente qu’un échantillon d’œuvres et qu’il faudrait
élargir le corpus de textes pour garantir une plus grande représentativité des résultats.
Or, une recherche d’une telle envergure alimenterait sans problème une thèse de
doctorat. Vu le cadre qui nous a été imposé, notre mémoire doit être lu comme une
synthèse de nos lectures personnelles que nous avons étayée, dans la mesure du
possible, par les travaux critiques existants. De même, nous avons essayé de faire état
des principaux ouvrages spécialisés sur le rapport entre la littérature des voyages et
l’histoire des idées, dans l’espoir de compléter leurs apports respectifs et d’esquisser
un tableau plus complet du rôle des voyageurs dans l’avènement de la modernité.
Malgré une certaine superficialité inévitable, nous espérons que ce travail aura ouvert
une voie d’investigation qui pourra être explorée par des chercheurs à venir.

141
142
Annexes

Annexe 1

Carte « en TO » (« orbis terrarum »)


(Isidore de SÉVILLE, Etymologiae, édition d’Augsbourg, 1472.)

Les cartes « en TO » représentent l’écoumène, soit la partie connue et


habitée de la terre, entourée de toutes parts de l’océan. Contrairement à
nos cartes modernes, dont le haut indique le nord, les cartes « en TO »
placent l’Asie dans la moitié suprême du cercle afin de mettre en
évidence la croix formée par le Nil, le Don et la Méditerranée. Au centre
de cette croix – et au centre du monde – se situe la ville de Jérusalem.

143
Annexe 2

Carte du monde de Ptolémée


(Claude PTOLÉMÉE, Cosmographia, édition d’Ulm, 1482.)

144
Annexe 3

Annexe 4

Fig. 1 : Carte inspirée de la cosmographie de Macrobe Fig. 2 : Carte inspirée de la cosmographie de Macrobe
(MACROBE, Commentaire sur le songe de Scipion, (MACROBE, Commentaire sur le songe de Scipion,
manuscrit du Xe siècle de l’abbaye de Lorsch, manuscrit allemand publié vers 1000, Bodleian Library,
Bibliothèque apostolique vaticane, MS Palat. lat. Oxford, MS D’Orville 77, fol. 100r.)
1341, fol. 86v.)
Le terme « Temperata antiktorum » désigne la zone
Le terme « Temperata antecorum » désigne la zone tempérée des « antichtones » (des populations de terres
tempérée des « Antoikoi » (des populations habitant opposées).
aux latitudes diamétralement opposées aux nôtres).

Fig. 3 : Carte inspirée de la cosmographie de Macrobe Fig. 4 : Carte inspirée de la cosmographie de Macrobe
(MACROBE, Commentaire sur le songe de Scipion, (MACROBE, Commentaire sur le songe de Scipion,
manuscrit sur parchemin du XIe siècle, Bibliothèque manuscrit du XIe siècle conservé à la British Library,
nationale de France, Manuscrits, Latin 6371, fol. 20v.) Harley MS 2772, fols. 61v. et 63v.)

Le terme « Temperata antipodum » désigne la zone


tempérée des « antipodes » (des humains qui marchent
la tête en bas par rapport à nous).
145
Annexe 4

Planisphère de Martin Waldseemüller


(Martin WALDSEEMÜLLER, Universalis Cosmographia, Saint-Dié-des-Vosges, 1507.)

146
Références bibliographiques1

SOURCES PRIMAIRES

Récits de voyage

ABBEVILLE, Claude d’, Histoire de la mission des Pères capucins en l’isle de


Maragnan et terres circonvoisines, Paris, F. Huby, 1614, 395 p.

BERTAUT, François, Journal du voyage d’Espagne contenant une description


fort exacte de ses Royaumes, & de ses principales Villes ; avec l’Estat du
Gouvernement, & plusieurs Traittés curieux, touchant les Regences, les assemblées
des Estats, l’ordre de la Noblesse, la Dignité de Grand d’Espagne, les
Commanderies, les Bénéfices & les conseils, Paris, Denys Thierry, 1669, 422 p.

BOUGAINVILLE, Louis Antoine de, Voyage autour du monde, par la frégate


du roi « la Boudeuse » et la flûte « l'Étoile », en 1766, 1767, 1768 et 1769, Paris,
Saillant et Nyon, 1771, 417 p. ; Voyage autour du monde, Paris, La Découverte, 2006,
322 p.

BROSSES, Charles de, Histoire des navigations aux Terres australes, Paris,
Durand, 1756, 2 volumes.

1
Pour les sources primaires ainsi que pour les documents critiques antérieurs à 1900, nous indiquons
toujours la première édition imprimée et l’édition utilisée pour ce travail. Pour les ouvrages et articles
contemporains, nous indiquons seulement l’édition utilisée.

147
CARRÉ, Barthélémy, Voyage des Indes orientales. Mêlé de plusieurs Histoires
curieuses, Paris, Veuve Claude Barbin, 1699, 2 volumes.

CAUCHE, François, Relations véritables et curieuses de l’île de Madagascar et


du Brésil, avec l'histoire de la dernière guerre faite au Brésil entre les Portugais et
les Hollandais, trois relations d'Égypte et une du royaume de Perse Paris, A. Courbé,
1651, 158 p.

CHALLE, Robert, Journal d’un voyage fait aux Indes Orientales. Par une
escadre de six vaisseaux commandez par M. Du Quesne, depuis le 24 février 1690
jusqu’au 20 août 1691, Jean Baptiste Machuel le Jeune, 1721, 3 volumes ; édition
critique par F. Deloffre et J. Popin, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales (du
24 février 1690 au 10 août 1691), Paris, Mercure de France, 2002, 2 volumes.
- Le Militaire philosophe, ou Difficultés sur la religion, proposées au R. P.
Malebranche, prêtre de l'Oratoire, par un ancien officier, Londres, M.-M. Rey,
1768 ; Difficultés sur la religion proposées au père Malebranche, édition nouvelle
d’après le manuscrit complet et fidèle de la Staatsbibliothek de Munich [découvert par
François Moureau], par F. Deloffre et F. Moureau, Genève, Droz, 2000, 814 p.

CHAMPLAIN, Samuel de, Voyages et descouvertes faites en la Nouvelle


France, depuis l’année 1615 jusques à la fin de l’année 1618. Par le sieur de
Champlain, cappitaine ordinaire pour le roy en la mer du Ponant. Où sont descrits
les mœurs, coustumes, habits, façons de guerroyer, chasses, dances, festins, &
enterrements de divers peuples sauvages, & de plusieurs choses remarquables qui luy
sont arrivées audit païs, avec une description de la beauté, fertilité, & temperature
d'iceluy, Paris, C. Collet, 1620, 158 p.

CHARDIN, Jean, Journal du voyage du chevalier Chardin en Perse et aux


Indes, par la Mer Noire et par la Colchide, Londres, Moyse Pitt, 1686 ; éd. L.
Langlès, Voyages du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient, enrichis
par un grand nombre de belles figures en taille-douce, représentant les antiquités et
les choses remarquables du pays, Paris, Le Normant, 1811, 10 volumes.

148
CHAUMONT, Alexandre de, Relation de la négociation de M. de Chaumont à
Siam, manuscrit conservé aux archives de la Bibliothèque nationale de France,
Collection Margry, NAF [9380], fol. 160.

CHOISY, François-Timoléon de, Journal du voyage de Siam fait en 1685 &


1686, Paris, Sébastien Mabre-Cramoisy, 1687 ; éd. critique par Dirk Van der Cruysse,
Paris, Fayard, 1995 ; éd. de Matthias Huber, Genève, Olizane, 2006, 312 p.
- Mémoire rédigé en janvier 1685, in Journal du voyage de Siam, Paris, Fayard,
1995, Annexe 2.

CLODORÉ, Jean de, Relation de ce qui s’est passé dans les isles & terre ferme
de l’Amérique, pendant la dernière guerre avec l’Angleterre, & depuis en exécution
du traitté de Bréda. Avec un journal du dernier voyage du Sr de la Barre en la terre
ferme & l’isle de Cayenne. Le tout recueilly des Mémoires des principaux officiers
qui ont commandé en ces pays. Par I. C. S. D. V., Paris, G. Clousier, 1671, 2 volumes.

DELLON, Charles, Relation d’un voyage des Indes orientales, Paris, Claude
Barbin, 1685, 2 volumes.
- Relation de l’Inquisition de Goa, Leyde, Daniel Gaasbeek, 1687 ; éd. critique
par Charles Amiel & Anne Lima, L’Inquisition de Goa. La relation de Charles Dellon
(1687), Paris, Chandeigne, coll. Magellane, 1997, 461 p.

DU QUESNE, Henri, Recueil de quelques mémoires servant d’instruction pour


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DU TERTRE, Jean-Baptiste, Histoire générale des Antilles habitées par les


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GONNEVILLE, Binot Paulmier de, Campagne du navire « L’Espoir » de


Honfleur, 1503-1505. Relation authentique du voyage du capitaine de Gonneville ès
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Leyla Perrone-Moisés, trad. Ariane Witkowski, Le Voyage de Gonneville (1503-

149
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coll. Magellane, 1995, 221 p.

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JORDAN, Charles-Étienne, Histoire d’un voyage littéraire fait en 1733 (en


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LAET, Jean de, L’Histoire du nouveau monde ou description des Indes


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LA CONDAMINE, Charles-Marie de, Relation abrégée d’un voyage fait dans


l’intérieur de l’Amérique méridionale, Paris, Veuve Pissot, 1745, 220 p.
- Journal du voyage fait par ordre du roi, à l’équateur, servant d’instruction
historique à la mesure des trois premiers degrés du méridien, Paris, Imprimerie
royale, 1751, 280 p.

LA HONTAN, Louis Armand de Lom d’Arce, baron de, Mémoires de


l’Amérique septentrionale, ou la suite des voyages de M. Le Baron de Lahontan. Qui
contiennent la description d’une grande étenduë de païs de ce continent, l’intérêt des
François et des Anglois, leurs commerces, leurs navigations, les mœurs et les
coutumes des sauvages &c. Avec un petit dictionnaire de la langue du païs. Le tout
enrichi de cartes et de figures, La Haye, Frères l’Honoré, 1703, 2 volumes.
- Dialogues de Monsieur le Baron de Lahontan et d’un Sauvage dans
l’Amérique, Amsterdam, Veuve Boeteman, 1704
- Œuvres complètes, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1990, 2
volumes.

LA LOUBÈRE, Simon de, Du royaume de Siam, Paris, J.-B. Coignard, 1691, 2


volumes.

150
LE COMTE, Louis, Nouveaux Mémoires sur l’état présent de la Chine, Paris,
Jean Anisson, 1696, 2 volumes ; 3e édition, Paris, Jean Anisson, 1697-1698, 3
volumes.

LEGUAT, François, Voyages et aventures de François Leguat et de ses


compagnons en deux îles désertes des Indes orientales. Avec la relation des choses les
plus remarquables qu’ils ont observées dans l’île Maurice, à Batavia, au cap de
Bonne-Espérance, dans l’île de Sainte-Hélène et en d’autres endroits de leur route,
Amsterdam/Londres, Jean-Louis Lorme/David Mortier, 1708 ; éd. de Jacques
Boulenger, Paris, Plon, 1934, 235 p.

LÉRY, Jean de, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, autrement dite
Amérique […]. Avec les figures, reveue, corrigé et bien augmenté de discours
notables en ceste troisième édition, Genève, A. Chuppin, 1578 ; éd. critique par Frank
Lestringant, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, Paris, LGF, coll. Le livre
de Poche / Bibliothèque classique, 1994, 670 p.

LESCARBOT, Marc, Histoire de la Nouvelle France, contenant les


navigations, découvertes & habitations faites par les François ès Indes occidentales
et Nouvelle France, par commission de noz Roys Très-Chrétiens, & les diverses
fortunes d’iceux en l’exécution de ces choses depuis cent ans jusques à hui. En quoy
est comprise l'histoire morale, naturelle & géographique de la dite province, Paris,
Jean Millot, 1609, 888 p.
- La Conversion des sauvages qui ont esté baptizés en la Nouvelle France, cette
année 1610, Paris, Jean Millot, 1610, 46 p.

L’ESTRA, François de, Relation ou journal d’un voyage nouvellement fait aux
Indes Orientales contenant les établissements de plusieurs nations, qui s’y sont fait
[sic] depuis peu, la description des principales villes ; & les coutumes, mœurs, &
religion des peuples. Avec les particularitez des guerres des François contre les
Hollandois joints aux Mores, & aux Indiens, Paris, Estienne Michallet, 1677 ; éd.
critique par Dirk Van der Cruysse, Voyage de François de L’Estra aux Indes
orientales (1671-1675), Paris, Chandeigne, coll. Magellane, 2007, 350 p.

151
MAUPERTUIS, Pierre Louis Moreau de, La Figure de la Terre, déterminée par
les observations de Messieurs Maupertuis, Clairaut, Camus, Le Monnier & de M.
l’Abbé Outhier […], accompagnés de M. Celsius, Paris, Imprimerie royale, 1738, 184
p.
- Éléments de géographie, Paris, Gab. Martin, J. Bapt. Coignard, Hipp. L.
Guerin, 1742, 154 p.
- Relation d’un voyage fait dans la Lapponie septentrionale pour trouver un
ancien monument, in Les Œuvres de Mr. De Maupertuis, Dresde, George Conrad
Walther, 1752, p. 311-326.

MILET-MUREAU, Louis-Antoine Destouff, baron de, Voyage de La Pérouse


autour du monde, publié conformément au décret du 22 avril 1791, et rédigé par
M.L.A. Milet-Mureau, Paris, Imprimerie de la République, 1797, 4 volumes ; rééd.
Paris, Plassan, 1798, 4 volumes.

OGIER D’ANGLURE, Journal contenant le voyage faict en Hierusalem et


autres lieux de dévotion, tant en la Terre Saincte qu'en Ægypte. Par tres-illustre
Seigneur messire Simon de Sarebruche, chevalier, baron d'Anglure, au diocèse de
Troyes, en l'année 1395, Troyes, Noel Moreau, 1621; rééd. par François Bonnardot et
Auguste Longnon, Le Saint Voyage de Jérusalem, Paris, Firmin Didot, 1878, 178 p.

POLO, Marco, La description géographique des provinces & villes plus


fameuses de l'Inde orientale, meurs, loix, & coustumes des habitans d'icelles,
mesmement de ce qui est soubz la domination du grand Cham empereur des Tartares.
Par Marc Paule, [...] et nouvellement réduict en vulgaire françois, Paris, E.
Groulleau, 15561; éd. d’A.C. Moule et P. Pelliot, Le Devisement du Monde. Le Livre
des merveilles, version française de Louis Hambis, introduction et notes de Stéphane
Yerasimos, Paris, La Découverte, 1991, 2 vol.

PYRARD DE LAVAL, François, Voyage de François Pyrard de Laval


contenant sa navigation aux Indes orientales, Maldives, Moluques, & au Brésil, & les

1
L’édition citée correspond à la première édition imprimée en français. Il existe des éditions imprimées
antérieures en allemand et en latin.

152
divers accidens qui lui sont arrivez en ce voyage pendant son séjour de dix ans dans
ce païs. Avec une description exacte des mœurs, loix, façons de faire, police &
gouvernement ; du trafic & commerce qui s’y fait ; des animaux, arbres & fruits, &
autres singularitez qui s’y rencontrent. Divisé en trois parties, nouvelle édition, revue,
corrigée & augmentée de divers Traitez & Relations curieuses. Avec des observations
géographiques sur le présent voyage qui contiennent entr’autres l’État présent des
Indes, ce que les européens y possèdent, les diverses Routes dont ils se servent pour y
arriver, & autres matières, par le sieur Du Val, géographe ordinaire du Roy, Paris,
Louis Billaine, 1679.

TACHARD, Guy, Voyage de Siam des Pères Jésuites, envoyez par le Roy aux
Indes & à la Chine, Paris, A. Seneuze et D. Horthemels, 1686, 424 p.

THÉVENOT, Jean de, Relation d’un voyage fait au Levant dans laquelle il est
curieusement traité des estats sujets au Grand Seigneur, des mœurs, religions, forces,
gouvernemens, politiques, langues, & coustumes des habitans de ce grand empire. Et
des singularitez particulières de l'Archipel, Constantinople, Terre-Sainte, Égypte,
pyramides, mumies [sic], déserts d'Arabie, la Meque. Et de plusieurs autres lieux de
l'Asie & de l'Affrique, remarquées depuis peu, & non encore décrites jusqu’à présent.
Outre les choses mémorables arrivées au dernier siège de Bagdat, les cérémonies
faites aux réceptions des ambassadeurs du Mogol : Et l'entretien de l'auteur avec
celuy du Pretejan, où il est parlé des sources du Nil, Paris, Thomas Joly, 1664, 576 p.
- Suite du voyage au Levant, dans laquelle, après plusieurs remarques très
singulières sur des particularitez de l'Égypte, de la Syrie, de la Mésopotamie, de
l'Euphrate et du Tygre, il est traité de la Perse et autres estats sujets au roy de
Perse... et aussi des antiquitez de Tchehelminar et autres lieux vers l'ancienne
Persepolis, et particulièrement de la route exacte de ce grand voyage, tant par terre,
en Turquie et en Perse, que par mer, dans la Méditerranée, golfe Persique et mer des
Indes, Paris, Charles Angot, 1674, 392 p.

THÉVENOT, Melchisédec, Recueil de voyages, Paris, Étienne Michallet, 1681,


pagination multiple.

153
THEVET, André, Les Singularitez de la France antarctique, autrement nommée
Amérique, Paris, héritiers de M. de la Porte, 1558 ; éd. critique par Frank Lestringant,
Paris, Chandeigne, coll. Magellane, 1997, 445 p.

TRIGAULT, Nicolas, Histoire de l'expédition chrestienne au royaume de la


Chine, entreprinse par les PP. de la compagnie de Jésus, […]. Tirée des
commentaires du P. Mathieu Riccius par le P. Nicolas Trigault, et nouvellement
traduicte en françois par le Sr D.-F. de Riquebourg-Trigault, Lyon, H. Cardon, 1616,
1096 p.

VESPUCCI, Amerigo, Mundus novus, Paris, G. de Goumont, 1503 ; édition


critique par Jean-Paul Duviols, Le Nouveau Monde. Les voyages d’Amerigo Vespucci
(1497-1504), Paris, Chandeigne, coll. Magellane, 2005, 303 p.
- Lettera di Amerigo Vespucci delle isole nuovamente ritrovatti in quattro suoi
viaggi, Firenze, 1515-1516.

Autres ouvrages

ALBERT LE GRAND, Commentarii in librum Danielis prophetae, in B.


Alberti Magni, Opera omnia, éd. par Auguste Borgnet, Paris, L. Vivès, 1890-1899,
vol. 18, p. 447-652.
- Super Porphyricum. De V universalibus, in B. Alberti Magni, Opera omnia,
éd. par Auguste Borgnet, Paris, L. Vivès, 1890-1899, vol. 1, p. 1-148.

ARGENS, Jean-Baptiste de Boyer, marquis d’, Lettres chinoises, ou


Correspondance philosophique, historique et critique, entre un Chinois voyageur à
Paris & ses correspondans à la Chine, en Moscovie, en Perse et au Japon, La Haye,
P. Paupie, 1739-1740, 5 vol.

BAYLE, Pierre, Dictionnaire critique et historique, Rotterdam, Reinier Leers,


1697, 4 vol.

154
- Réponses aux questions d’un provincial, Rotterdam, Reinier Leers, 1704 ; in
Œuvres diverses de M. Pierre Bayle, La Haye, Compagnie des libraires, 1737, vol. 3,
p. 501-1084.

BOSSUET, Jacques-Bénigne, Politique tirée des propres paroles de l'Écriture


sainte, Paris, Pierre Cot, 1709, 2 volumes.

CHOISY, François Timoléon de, DANGEAU, Louis de Courcillon de, Quatre


Dialogues sur l’immortalité de l’âme, sur l’existence de Dieu, sur la Providence et
sur le religion, Paris, Sébastien Mabre-Cramoisy, 1684 ; éd. critique par Richard
Parish, Fribourg, Editions universitaires Fribourg Suisse, 1981, 94 p.

DESCARTES, René, Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison


et chercher la vérité dans les sciences, plus la dioptrique, les météores et la géométrie
qui sont des essais de cette méthode, Leyde, Jan Maire, 1637; édition établie par
Louis Liard, Paris, Garnier, 1880, 161 p.
- Les Passions de l’âme, Paris, H. Legras, 1649 ; in Œuvres de Descartes,
nouvelle édition collationnée sur les meilleurs textes et précédée d’une introduction
par M. Jules Simon, Paris, Charpentier, 1850, p. 523-616.

DIDEROT, Denis, Supplément au Voyage de Bougainville, in Opuscules


philosophiques et littéraires, la plupart posthumes et inédites, Paris, Chevet, 1796 ;
éd. critique par Michel Delon, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 2002, 190 p.

FÉNELON, François, Les Avantures de Télémaque, Paris, Veuve de C. Barbin,


1699 ; éd. critique par Jacques le Brun, Les Aventures de Télémaque, Paris,
Gallimard, coll. Folio classique, 1995, 478 p.

FOIGNY, Gabriel de, La Terre australe connue, Vannes, J. Verneuil, [en réalité
Genève, Lapierre], 1676 ; éd. Pierre Ronzeaud, Paris, Société des Textes français
modernes, 1990, 239 p.

155
FONTENELLE, Bernard Le Bouyer de, Entretiens sur la pluralité des mondes,
Paris, C. Blageart, 1686 ; sixième édition augmentée de beaucoup, Paris, Michel
Brunet, 1708, 300 p.
- Relation de l’isle de Bornéo, in Nouvelles de la République des lettres, par
Pierre Bayle, Amsterdam, Henry Desbordes, 1686 ; nouv. éd. avec une suite, Relation
de l’île de Bornéo – En Europe, Paris, Didot aîné, 1807, 47 p.

GALLAND, Antoine, Mille et une nuit [sic] contes arabes traduits en françois
par M. Galland, Paris, Veuve de C.Barbin, 1704-1717, 12 vol.

LA BRUYÈRE, Jean de, Les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec


les Caractères ou moeurs de ce siècle, Lyon, T. Amaulry, 1688; éd. Antoine Adam,
Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, Paris, Gallimard, coll. Folio classique,
1975, 508 p.

MARANA, Giovanni Paolo, L’Espion du Grand Seigneur et les relations


secrètes envoyées au divan de Constantinople, découvert à Paris pendant le règne de
Louis le Grand, traduit de l’arabe en italien, et de l’italien en français par ***, Paris,
C. Barbin, 1684, 6 vol.

MONTAIGNE, Michel de, Essais, Paris, Abel Langelier, 1588 ; éd. critique par
Villey-Saulnier, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2004, 1419 p.
- Journal du voyage de Michel de Montaigne en Italie, par la Suisse et
l'Allemagne en 1580 et 1581, Rome/Paris, Le Jay, 1774, 416 p.

MONTESQUIEU, Charles de Secondat, baron de La Brède et de, Lettres


persanes, Amsterdam, P. Brunel, 1721 ; éd. critique par Jean Starobinski, Paris,
Gallimard, coll. Folio classique, 2003, 461 p. ; éd. critique par Alain Sandrier, Paris,
Gallimard, coll. Folio plus classiques, 2006, 438 p.

MORE, Thomas, Libellus vere aureus nec minus salutaris quam festivus de
optimo reipublicae statu deque nova insula Utopia, Louvain, 1516 ; éd. française,
L’Utopie de Thomas Morus, traduite par Samuel Sorbière, Amsterdam, J. Blaeu,
1643, 210 p.

156
PASCAL, Blaise, Pensées de M. Pascal sur la religion, et sur quelques autres
sujets, qui ont esté trouvées après sa mort parmy ses papiers, Paris, G. Desprez,
1669 ; éd. critique par Philippe Sellier, Pensées, Paris, LGF, coll. Le livre de Poche /
Classiques de poche, 2000, 736 p.

ROUSSEAU, Jean-Jacques, Discours sur l’origine et les fondements de


l’inégalité parmi les hommes, Amsterdam, Marc Michel Rey, 1755, 203 p.
- Émile ou de l’éducation, Amsterdam, Jean Néaulme, 1762, 4 volumes ; éd.
critique par Charles Wirz et Pierre Burgelin, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1995,
1139 p.
- Jean Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont,
Amsterdam, Marc Michel Rey, 1763, 144 p.

THEVET, André, Cosmographie universelle, Paris, L’Huillier, 1575, 2


volumes.

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Bâle, M. Wenssler, 1485 ; éd.


française, Somme théologique, trad. par Aimon-Marie Roguet, Paris, Éd. du Cerf,
1984, 827 p.

TYSSOT DE PATOT, Simon, Voyages et aventures de Jacques Massé,


Bordeaux, Jacques L’Aveugle, 1710, 508 p.

VEIRAS, Denis, Histoire des Sévarambes, Amsterdam/Paris, Serpente, coll.


Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, 1787, 518 p.

VOLTAIRE, Candide, ou l’optimisme, traduit de l’allemand de M. le


docteur Ralph, Genève, Cramer, 1759 ; éd. critique par Alain Sandrier, Candide ou
l’optimisme, Paris, Gallimard, coll. Folio plus classiques, 2003, 228 p.
- Dictionnaire philosophique portatif, Londres, 1764 ; Dictionnaire
philosophique, Paris, De Cosse & Gaultier-Laguionie, 1838, 948 p.
- Lettres d’Amabed, Genève, Cramer, 1769, 118 p.

157
OUVRAGES ET ARTICLES CRITIQUES CONSULTÉS

Sources et documents critiques antérieurs à 1900

BAUDELOT DE DAIRVAL, Charles César, De l’utilité des voyages, et de


l’avantage que la recherche des antiquités procure aux sçavans, Paris, P. Aubouin et
P. Émry, 1686, 2 volumes.

BERGERON, Pierre, Traicté de la navigation et des voyages de descouverte et


conqueste moderne, et principalement des François, avec une exacte et particulière
description de toutes les Isles Canaries, les preuves du temps de la conqueste
d'icelles, et la généalogie des Bethencourts et Braquemons. Le tout recueilly de divers
autheurs, observations, titres et enseignements, Paris, J. de Heuqueville, 1629, 303 p.

CHAILLEY-BERT, Joseph, Les Compagnies de colonisations sous l’Ancien


Régime, Paris, Armand Colin, 1898, 192 p.

DU VAL, Pierre, Discours des voyages aux pays éloignés, & des préparatifs
nécessaires pour les entreprendre utilement & en composer des relations exactes, in
Voyage de François Pyrard de Laval, Paris, Louis Billaine, 1679, p. 49-58.

GABOURT, Amédée, Histoire contemporaine comprenant les principaux


événements qui se sont accomplis depuis la Révolution de 1830, Paris, Firmin-Didot
frères, 1863, 547 p.

GARAT, Jean Dominique, Mémoires sur la vie de Suard, sur ses écrits et sur le
e
XVIII siècle, Paris, A. Belin, 1820, 2 volumes.

LEIBNIZ, Gottfried Wilhelm, Nouveaux essais sur l’entendement humain, in


Oeuvres philosophiques, latines et françoises, de feu M. de Leibnitz, tirées de ses
manuscrits, qui se conservent dans la bibliothèque royale à Hanovre, et publiées par
Rud. Eric Raspe, Amsterdam/Leipzig, J. Schreuder, 1765 ; éd. par Wolf von
Engelhardt et Hans Heinz Holz, Francfort/Main, Insel-Verlag, 1961, vol. 2

158
LÓPEZ DE GÓMARA, Francisco, Primera y segunda parte de la historia
general de las Indias con todo el descubrimiento, y cosas notables que han acaecido
dende que se ganaron ata el año de 1551. Con la conquista de México, y de la Nueva
España, Saragosse, Miguel Capila, 1552 ; éd. augmentée, La Historia general de las
Indias, con todos los descubrimientos y cosas notables que han acaescido en ellas,
dende que se ganaron hasta agora, Anvers, J. Steelsio, 1554; éd. moderne, La
Historia general de las Indias, Madrid, Calpe, 1922, 2 volumes.

LOUIS XIV, « Lettre du roi au roi de Siam », Mercure galant. Dédié à


Monseigneur le Dauphin, juillet 1686, Lyon, Thomas Amaulry, 1686.

OLIVET, Pierre-Joseph d’, PELLISSON-FONTANIER, Paul, Histoire de


l'Académie française, Paris, J.-B. Coignard, 1729 ; troisième édition revue et
augmentée, Paris, J.-B. Coignard, 1743, 2 volumes.

Ouvrages critiques (postérieurs à 1900)

ATKINSON, Geoffroy, Les Relations de voyages du XVIIe siècle et l’évolution


des idées. Contribution à l’étude de la formation de l’esprit au XVIIIe siècle, Genève,
Slatkine Reprints, 2010, 220 p.

BELLEC, François, Tentation de la haute mer. Les siècles des découvertes,


Paris, Seghers, 1992, 414 p.

BÉNAT-TACHOT, Louise, LAVALLÉ, Bernard, L’Amérique de Charles


Quint, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. Parcours universitaires,
2005, 248 p.

BONNAFFÉ, Edmond, Voyages et voyageurs de la Renaissance, Genève,


Slatkine, 1970, 173 p.

CAILLOIS, Roger, Rencontres, Paris, PUF, 1978, 303 p.

159
CÉARD, Jean, La Nature et les prodiges. L’insolite au XVIe siècle, Genève,
Droz, coll. Titre courant, 1996, 538 p.

DUCHET, Michèle, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières. Buffon,


Voltaire, Rousseau, Helvétius, Diderot, Paris, Maspero, 1971, 567 p.

DUTEIL, Jean-Pierre, Les Littératures de voyage. La découverte du monde


(XIVe – XVe – XVIe siècles), Paris, Éditions Arguments – Éditions Quae, 2007, 379 p.

FOGLIA, Marc, ‘Essais’ de Montaigne avec le texte intégral du chapitre I, 31


« Des Cannibales », Paris, Bréal, coll. La Philothèque, 2005, 126 p.

FOUCAULT, Michel, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, 285 p.

Les Français en Amérique pendant la deuxième moitié du XVIe siècle. Le Brésil


et les Brésiliens, choix de textes et notes par Suzanne Lussagnet, Paris, PUF, 1953,
348 p.

FUMAROLI, Marc, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes,


Genève, Droz, coll. Titre courant, 1996, 532 p.

GOMEZ-GÉRAUD, Marie-Christine, Écrire le voyage au XVIe siècle en


France, Paris, PUF, coll. Etudes littéraires / Recto-verso, 2000, 128 p.

HAZARD, Paul, La Crise de la conscience européenne, Paris, LGF, coll. Le


livre de poche / Références, 1994, 444 p.

LAVISSE, Ernest, Louis XIV, Paris, J. Tallandier, coll. Monumenta historiae,


1978, 594 p.

LINON-CHIPON, Sophie, Gallia orientalis. Voyages aux Indes orientales


(1529-1722). Poétique et imaginaire d’un genre littéraire en formation, Paris, PUPS,
coll. Imago Mundi, 2003, 691 p.

160
MADAULE, Jacques, Histoire de France. Des origines à 1715, Gallimard,
1943, vol. 1, 421 p.

MARTIN, Henri-Jean, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle (1598-


1701), Genève, Droz, 1969, 2 volumes , 1092 p.

MARTINO, Pierre, L’Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe


siècle, Genève, Slatkine Reprints, 2011, 378 p.

MOUREAU, François, Le Théâtre des voyages. Une scénographie de l’âge


classique, Paris, PUPS, coll. Imago Mundi, 2005, 584 p.

ORY, Pascal, L’Histoire culturelle, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 2004, 127 p.

RACAULT, Jean-Michel, Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de


l’utopie littéraire classique, Paris, PUPS, coll. Imago mundi, 2003, 473 p.

REQUEMORA-GROS, Sylvie, Voguer vers la modernité. Le voyage à travers


les genres au XVIIe siècle, PUPS, coll. Imago mundi, 2012, 879 p.

RICHARD, Jean, Les Récits de voyage et de pèlerinage, Turnhout, Brepols,


1981, 84 p.

TODOROV, Tzvetan, Les Morales de l’histoire, Paris, Hachette littératures,


coll. Pluriel, 1997, 393 p.
- L’Esprit des Lumières, LGF, coll. Le livre de Poche / Biblio essais, 2006, 159
p.

TRUDEL, Marcel, Histoire de la Nouvelle-France 1. Les vaines tentatives :


1524-1603, Montréal, Fides, 1963, 310 p.

VAN DER CRUYSSE, Dirk, Le Noble Désir de courir le monde. Voyager en


Asie au XVIIe siècle, Paris, Fayard, 2002, 562 p.

161
WOLFZETTEL, Friedrich, Le Discours du voyageur. Le récit de voyage en
France, du Moyen Âge au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1996, 334 p.

Articles critiques

DORNIER, Carole, « La rhétorique de l’autopsie dans le Journal de voyage aux


Indes orientales de Robert Challe (1721) », in Dix-huitième siècle, 1/2007, n°39, p.
161-174.

EHRARD, Jean, « Histoire des idées et histoire littéraire », in Problèmes et


méthodes de l’histoire littéraire, par la Société d’histoire littéraire de la France,
colloque 18 novembre 1972, Paris, Armand Colin, 1974, 127 p.

GRUNBERG, Bernard, « Le Brésil et le commerce interlope français au début


du XVIe siècle », in Le Brésil, l’Europe et les équilibres internationaux (XVIe – XXe
siècles), dirigé par Katia de Queirós Mattoso, PUPS, coll. Études sur le Brésil, 1999,
p. 48-52.

ILLOUZ, Jean-Nicolas, « Nerval : l’Orient intérieur », in L’Ailleurs depuis le


romantisme. Essais sur les littératures en français, Paris, Hermann éditeurs, 2009, p.
55-84.

JACQUES-CHAQUIN, Nicole, « La curiosité, ou les espaces du savoir », in


Curiosité et libido sciendi de la Renaissance aux Lumières, textes réunis par Nicole
Jacques-Chaquin et Sophie Houdard, Fontenay-aux-Roses, ENS éditions, coll.
Theoria, 1998, vol. 1, p. 13-32.

POMEAU, René, « Voyage et lumières dans la littérature française du XVIIIe


siècle », Studies on Voltaire and the eighteenth century, LVII, Transactions of the 2nd
International Congress of the Enlightenment, 1967, p. 1269-1289.

REQUEMORA, Sylvie, « Du roman au récit, du récit au roman : le voyage


comme genre ‘métoyen’ au XVIIe siècle, de Du Périer à Regnard » in Roman et récit

162
de voyage, textes réunis par Marie Christine-Gomez Géraud et Philippe Antoine,
Paris, PUPS, coll. Imago Mundi, 2001

Ouvrages de référence (documents imprimées et électroniques)

Dictionnaire du Grand siècle, nouvelle édition revue et corrigée, sous la


direction de François Bluche, Paris, Fayard, 2005, 1640 p.
[Article consulté : « voyageurs ».]

Dictionnaire étymologique de la langue française, sous la direction d’Oscar


Bloch et Walther von Wartburg, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2004, 683 p.
[Article consulté : « voyage ».]

Encylopaedia universalis, [en ligne], Encyclopaedia universalis France, 2007.


Disponible sur http://www.universalis.fr/encyclopedie/lumieres/. Consulté le 3 avril
2012.
[Article consulté : « Lumières ».]

Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par
une société de gens de lettres. Mis en ordre et publié par M. Diderot, & quant à la
partie mathématique, par M. d’Alembert, Paris, Briasson, David, Le Breton, Durand,
1751-1772, 17 volumes, 11 planches ; édition électronique d’ARTFL (American and
French Research on the Treasury of the French langage), mise en ligne 1998, dernière
mise à jour 03/2011. Disponible sur http://portail.atilf.fr/encyclopedie/.
[Articles consultés : « discours préliminaire », « christianisme », « encyclopédie »,
« voyage ».]

Encyclopédie ou dictionnaire universel raisonné des connoissances humaines,


[DVD-ROM], dir. Fortunato Bartolomeo de Felice, édition électronique établie par
Claude Blum, Yverdon-les Bains & Paris, Fondation De Felice & Champion
électronique, 2003.
[Articles consultés : « curiosité », « témoin ».]

163
Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaire de la langue française, Paris,
Dictionnaires Le Robert, 2008, 2837 p.
[Article consulté : « observer »]

Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction


d’Alain Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998, 3 volumes.
[Articles consultés : « littérature », « merveille », « moderne », « observer »,
« utopie », « voyage ».]

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165
Index des noms propres

Clodoré,!Jean!de,!82,!149!
A! Colbert,!JeanDBaptiste,!45,!46,!48,!50,!54,!55,!58,!
128!
Abbeville,!Claude!d’,!70,!71,!79,!80,!147!
Colomb,!Christophe,!18,!21,!32,!34,!35,!36,!39,!40!
Albert!le!Grand,!28,!154!
Cook,!James,!112!
Alexandre!VI!(pape),!42!
Corneille,!Pierre,!57!
Ango,!Jean,!42!
Cortés,!Hernán,!36!
Argens,!JeanDBaptiste!de!Boyer,!marquis!d’,!129!

D!
B!
Dangeau,!Louis!de!Courcillon!de,!47,!114,!155!
Baudelot!de!Dairval,!Charles!César,!63,!64,!158!
De!Brosses,!Charles,!108,!147!
Bayle,!Pierre,!68,!154,!155,!156!
Del!Cano,!Juan!Sebastián,!40!
Bergeron,!Pierre,!104,!158!
Dellon,!Charles,!46,!50,!69,!72,!75,!78,!79,!93,!149!
Bernier,!François,!138!
Descartes,!René,!43,!58,!155!
Bertaut,!François,!103,!147!
Diaz,!Bartholomeo,!18,!32!
Blot,!monsieur!(directeur!de!la!Compagnie!aux!
Diderot,!Denis,!73,!74,!88,!89,!105,!108,!109,!155,!
Indes!orientales,!1670D1672),!51!
160,!163!
Bossuet,!JeanDBaptiste,!56,!155!
Du!Quesne,!Henri,!47,!83,!84,!104,!149!
Bougainville,!Louis!Antoine!de,!88,!89,!108,!109,!
Du!QuesneDGuiton,!Abraham,!47,!84!
110,!111,!112,!132,!147,!155!
Du!Tertre,!JeanDBaptiste,!69,!70,!71,!72,!73,!80,!
Buffon,!Georges!Louis!Leclerc,!comte!de,!105,!
82,!86,!96,!124,!149!
109,!160!
Du!Val,!Pierre,!91,!92,!93,!94,!153,!158!

C!
E!
Cabot,!Jean,!18!
Eratosthène,!33!
Cabral,!Pedro!Álvares,!18,!36!
Eriksson,!Leif,!41!
Calvin,!Jean,!37,!62!
Carré,!Barthélémy,!50,!148!
F!
Cartier,!Jacques,!43!
Cassini,!Jacques,!106! Fénelon,!François,!67,!133,!155!
Cauche,!François,!75,!77,!148! Ferdinand!d’Aragon,!34!
Challe,!Robert,!47,!62,!76,!92,!95,!98,!114,!117,! Flacourt,!Etienne!de,!46!
118,!148,!162,!165! Flaubert,!Gustave,!123!
Champlain,!Samuel!de,!45,!73,!83,!148,!164! Foigny,!Gabriel!de,!130,!132!
Chardin,!Jean,!52,!60,!61,!71,!72,!97,!148! Fontenelle,!Bernard!Le!Bouyer!de,!64,!67,!156!
Chateaubriand,!FrançoisDRené!de,!23,!123! François!1er,!43!
Chaumont,!Alexandre,!chevalier!de,!47,!48,!149!
Choisy,!FrançoisDTimoléon!de,!47,!48,!49,!50,!53,!
92,!113,!114,!115,!122,!149,!155!

167
G! Lescarbot,!Marc,!73,!87,!151!
Locke,!John,!59!
Galland,!Antoine,!129,!156! López!de!Gómara,!Francisco,!35,!36,!159!
Gautier,!Théophile,!23,!123! Louis!XIII,!44!
Gonneville,!Binot!Paulmier!de,!36,!149! Louis!XIV,!44,!45,!46,!47,!48,!49,!50,!55,!58,!59,!
Guillaume!de!Deguileville,!24,!149! 67,!84,!115,!160!
Luther,!Martin,!62!
H!
Henri!le!Navigateur,!32!
M!
Hol,!Leonardus,!32! Macrobe,!33,!145!
Homère,!23! Magellan,!Ferdinand,!40,!44!
Maintenon,!Françoise!d’Aubigné,!marquise!de,!59!
I! Marana,!Giovanni!Paolo,!126,!156!
MarionDDufresne,!Marc!Joseph,!112!
Innocent!XI!(pape),!115!
Martin!de!Vitré,!François,!46!
Isabelle!de!Castille,!34!
Maupertuis,!Pierre!Louis!Moreau!de,!107,!108,!
111,!152!
J!
Mazarin,!Jules,!cardinal!de,!44!
Jansénius,!62! Médicis,!Marie!de,!60!
Jaucourt,!Louis!de,!120,!121! MiletDMureau,!Louis!Antoine!Destouff,!baron!de,!
111,!152!
K! Molière,!129!
Mondevergue,!François!Louis!Lopes,!marquis!de,!
Kant,!Emmanuel,!91,!95!
46!
Kerguelen,!Yves,!112!
Montaigne,!Michel!de,!13,!35,!38,!39,!85,!156,!160!
Montesquieu,!Charles!de!Secondat,!baron!de,!63,!
L!
70,!89,!127,!128,!138,!156!

L’Estra,!François!de,!16,!46,!50,!51,!52,!53,!92,!93,! More,!Thomas,!129!

94,!95,!96,!120,!122,!151!
La!Bruyère,!Jean!de,!126,!127,!156! N!
La!Condamine,!Charles!Marie!de,!106,!107,!109,!
Nerval,!Gérard!de,!23,!123,!162!
111,!150!
Newton,!Isaac,!105,!107!
La!Haye,!Jacob!Blanquet!de,!46!
La!Hontan,!Louis!Armand!de!Lom!d’Arce,!baron!
O!
de,!63,!124,!125,!126,!131,!150!
La!Loubère,!Simon!de,!61,!150! Ogier!d’Anglure,!26,!30,!152!
La!Pérouse,!JeanDFrançois!de,!110,!111,!112,!152! Olivet,!Pierre!Joseph!d’,!46,!159!
Laet,!Jean!de,!69,!150!
Lamartine,!Alphonse!de,!123! P!
Le!Comte,!Louis,!62,!151!
Parménide,!33!
Leguat,!François,!84,!97,!151!
Parmentier,!Jean,!42!
Leibniz,!Gottfried!Wilhelm,!59,!105,!125,!158!
Parmentier,!Raoul,!42!
Léry,!Jean!de,!37,!38,!39,!43,!70,!151!
Pascal,!Blaise,!14,!56,!57,!157,!161!

168
Phra!Narai,!61,!78,!115! T!
Pier!Francesco!de!Médicis,!Lorenzo!di,!35!
Polo,!Marco,!26,!30,!31,!33,!35,!44,!152! Tachard,!Guy,!47,!61,!78,!153!

Prévost,!AntoineDFrançois,!103,!105,!112,!113,! Tavernier,!JeanDBaptiste,!127,!138!

123,!164! Thévenot,!Jean!de,!54,!55,!60,!62,!72,!96,!104!

Ptolémée,!32,!33,!34,!144! Thévenot,!Melchisédec,!104,!153!

Pyrard!de!Laval,!François,!46,!91,!152,!158! Thevet,!André,!36,!37,!38,!154,!157!

Pythagore,!33! Thomas!d’Aquin,!28,!29!
Tirso!de!Molina,!62!

R! Trigault,!Nicolas,!77,!81,!154!
Tyssot!de!Patot,!Simon,!130,!131,!157!
Racine,!Jean,!57,!129!
Richelieu,!cardinal!de,!44,!46,!60! V!
Roberval,!JeanDFrançois!de!La!Roque,!seigneur!
de,!43! Vasco!de!Gama,!18,!32!

Rousseau,!JeanDJacques,!71,!85,!87,!121,!122,!157! Veiras,!Denis,!130,!131,!132,!157!

Rustichello!de!Pise,!31! Vespucci,!Amerigo,!35,!85,!154!
Villegagnon,!Nicolas!Durand!de,!37!

S! Virgile,!23!
Voltaire,!62,!71,!77,!78,!105,!109,!117,!129,!138,!
Saint!Augustin,!26,!27! 157,!160,!162!
Saint!Bonaventure,!62!
Santangel,!Luis!de,!35,!39! W!
Soderini,!Pier,!35!
Souchu!de!Rennefort,!Urbain,!46! Waldseemüller,!Martin,!35,!146!

Spinoza,!Baruch,!59!

169
Index des lieux

A! E!
Acadie,!73! Éden,!île!d’!(île!de!la!Réunion),!83,!84,!110,!149!
Açores,!33,!42! Égypte,!78,!133,!148,!152,!153!
Afrique,!25,!32,!33,!34,!36,!40,!58,!153! Équateur,!33,!106!
Amazonie,!106! Espagne,!34,!59,!103,!128,!147!
Amérique,!18,!21,!34,!36,!37,!38,!40,!41,!42,!45,! Europe,!18,!25,!31,!32,!33,!35,!36,!42,!43,!48,!51,!
58,!63,!73,!76,!79,!82,!106,!108,!110,!112,!124,! 59,!62,!69,!71,!104,!109,!115,!120,!121,!127,!
125,!126,!149,!150,!151,!154,!159,!160! 130,!132,!156,!162!
Angleterre,!43,!149,!150! ExtrêmeMOrient,!31!
Antilles,!45,!69,!70,!73,!80,!82,!86,!149!
Asie,!16,!25,!31,!32,!33,!34,!40,!45,!50,!143,!153,! F!
161!
Fort!Coligny,!37!
France,!1,!3,!11,!13,!18,!21,!23,!25,!33,!35,!37,!41,!
B!
42,!45,!46,!48,!50,!55,!56,!58,!59,!60,!61,!62,!63,!
Bahamas,!archipel!des,!34! 64,!67,!68,!70,!72,!76,!79,!80,!84,!85,!90,!105,!
Batavia!(Jakarta),!110,!151! 124,!125,!126,!127,!128,!130,!138,!148,!149,!
Bornéo,!île!de,!67,!156! 150,!151,!154,!160,!161,!162,!163,!164!
Bourbon,!île!(île!de!la!Réunion),!47,!83,!84! France,!île!de!(île!Maurice),!75!
Brésil,!18,!36,!37,!38,!40,!43,!69,!70,!75,!79,!148,!
150,!151,!152,!160,!162! G!
Goa,!78,!79,!93,!131,!149!
C!
Guanabara,!baie!de,!37!
Calicut,!32! Guanahani,!île!de,!34!
Canada,!18,!43,!45,!58,!87,!108,!124,!164!
Canaries!(îles),!34,!158! H!
Cap!de!BonneMEspérance,!18,!32,!51,!151!
Honfleur,!36,!149!
CapMVert,!42!
Chine,!31,!33,!34,!59,!62,!77,!81,!127,!151,!153,!
I!
154!
Chypre,!133! Inde,!34,!43,!152!
Cipangu!(Japon),!35! Indes!occidentales,!34,!69,!150,!151!
Colchide,!72,!148! Indes!orientales,!16,!34,!40,!42,!45,!46,!50,!51,!59,!
Comores,!76! 69,!72,!75,!76,!84,!92,!93,!94,!95,!98,!114,!117,!
Constantinople,!21,!32,!126,!153,!156! 118,!119,!148,!149,!151,!152,!160,!162!
Crète,!133!

171
J! Q!
Jérusalem,!24,!26,!30,!123,!143,!152! Québec,!45,!63!

L! R!
Laponie,!107,!152! Réunion,!île!de!la,!83!
Le!Caire,!30! Rio!de!Janeiro,!37!
Lisbonne,!33! Rodrigue,!île,!84!
Rome,!24,!156!
M!
S!
Madagascar,!46,!50,!59,!69,!72,!75,!82,!148!
Maragnan,!île!de,!70,!71,!80,!147! SaintMDié,!35!
Martinique,!69,!82! SaintMJacquesMdeMCompostelle,!24!
Mexique,!36! SaintMLaurent,!golf!du,!43!
Moluques,!îles!des,!36,!44,!152! Sancerre,!38!
Santa!Cruz,!île!de,!111!
N! São!Tomé,!93!
Siam,!47,!48,!49,!50,!61,!114,!115,!127,!149,!150,!
Normandie,!36,!150!
153,!159!
Nouvelle!France,!73,!83,!87,!148,!151!
Suède,!58!
Suisse,!47,!83,!155,!156!
O!
Sumatra,!42!
Orient,!11,!27,!31,!32,!33,!45,!46,!50,!52,!60,!61,! Surate,!50,!51!
72,!97,!123,!126,!127,!128,!129,!148,!161,!162,! Surinam,!89!
164!
T!
P!
Tahiti,!110!
Paraguay,!89! Terre!Sainte,!24,!26,!152,!153!

PaysMBas,!133! Terres!australes,!32,!108,!112,!130,!132,!147,!155!
Perse,!46,!52,!60,!61,!72,!97,!127,!148,!153,!154! Thèbes,!133!
Philippines,!40! Tranquebar,!92!
Portugal,!33,!40,!128! Tyr,!133!
ProcheMOrient,!26,!31,!104!
ProvincesMUnies,!43,!58! V!
Venise,!31!

172
Index thématique

catholicisme,!47,!62,!132!
A! catholique,!76,!128,!131,!132,!138!
Chinois,!62,!82,!89,!154!
Absolutisme,!4,!55,!84!
Christianisme!
Académie!des!Sciences,!54!
chrétien,!4,!24,!26,!28,!31,!33,!35,!48,!49,!56,!
Académie!royale!des!Inscriptions!et!Médailles,!54!
62,!68,!69,!71,!72,!73,!74,!76,!80,!88,!93,!
Ailleurs,!4,!11,!17,!18,!25,!26,!27,!30,!35,!40,!43,!
115,!124,!125,!126,!128,!132,!165!
51,!52,!67,!96,!97,!101,!116,!123,!130,!137,!
christianisme,!40,!47,!60,!61,!62,!63,!72,!73,!74,!
162!
76,!78,!126,!163!
Altérité!
Circumnavigation,!40,!108!
altérité,!18,!26,!41,!54,!57,!123,!130,!134!
Classicisme!
l’Autre,!4,!26,!27,!31,!40,!43,!44,!49,!52,!58,!63,!
classicisme,!57,!58!
67,!89,!94,!109,!111,!122,!126,!131,!137,!
classique,!14,!19,!44,!51,!52,!55,!56,!57,!58,!64,!
138!
67,!99,!113,!125,!126,!128,!130,!132,!133,!
Ambassade!de!Siam,!47,!48,!61,!114!
134,!138,!140,!151,!155,!156,!157,!161!
Anglais,!59!
Colbertisme,!59!
Anthropophagie!
Colonisation!
anthropophage,!37,!38,!80!
colonial,!43,!45,!46,!50,!55,!59,!111!
anthropophagie,!36,!37!
colonie,!4,!40,!43,!45,!50,!58,!82,!83,!110!
Antillais,!72,!86!
colonisation,!39,!43,!45,!46,!82,!84,!108,!111!
Arabes,!41!
Commerce!
commerce,!27,!32,!33,!36,!40,!44,!45,!49,!50,!
B!
52,!59,!108,!120,!153,!162!

Barbarie! commercial,!31,!32,!40,!42,!44,!45,!47,!50,!52,!

barbare,!37,!39,!60,!73,!77,!111! 55,!67,!112,!133!

barbarie,!38,!39,!71! Compagnie!d’Occident,!59!

Baroque,!57! Compagnie!de!la!Chine,!59!

Bible,!70,!72,!74! Compagnie!royale!des!Indes!orientales,!40,!45,!

Bon!sauvage,!4,!74,!85,!86,!88,!89,!106,!109,!110,! 46,!47,!48,!50,!51,!59,!68,!82,!84,!155!

111,!138! Crétois,!133!

Brésiliens,!160! Crise!de!la!conscience!européenne,!4,!5,!19,!55,!

Byzantins,!31! 59,!63,!138,!139!
Croisades,!26,!31,!32!

C! Curiosité,!11,!19,!25,!27,!28,!29,!30,!49,!50,!51,!52,!
54,!55,!56,!57,!58,!64,!67,!70,!91,!94,!95,!97,!98,!
Cannibalisme! 106,!116,!117,!119,!121,!122,!128,!162,!163!
cannibale,!36,!38,!39,!160!
cannibalisme,!38! D!
Carijos,!36!
Catholicisme! Déisme!

173
déisme,!62,!68,!75,!77,!78,!119,!131,!138! Gouvernement,!4,!79,!83,!84,!92,!110,!121,!129,!
déiste,!75,!77! 153!
Démocratie! Grand!schisme!d’Occident!(1378),!27!
démocratie,!83! Grandes!Découvertes!
démocratique,!82,!83! Grandes9Découvertes,!21,!25,!40,!57,!85,!140!
Despotisme!éclairé,!133! Grands9Voyages,!18,!32!
Dragonnades,!59! Guerre!de!la!Ligue!d’Augsbourg!(1688V1697),!59!
Guerre!de!succession!d’Espagne!(1701V1714),!59!
E! Guide,!25,!29,!51,!114!

East9India9Company,!45!
H!
Écrivain!voyageur,!11,!123,!139!
Édit!de!Nantes! Hindouisme!
édit9de9Nantes,!42! hindouisme,!76!
révocation9de9l’édit9de9Nantes,!59,!68,!83! Histoire!des!idées,!1,!3,!4,!13,!14,!15,!16,!17,!18,!
Égyptiens,!76! 19,!21,!90,!137,!138,!140,!141!
Empirisme,!61,!95! Hollandais,!47,!59,!75,!93,!148!
Encyclopédie! Hurons,!125!
encyclopédie,!29,!30,!73,!74,!80,!96,!105,!107,!
113,!116,!120,!163! I!
encyclopédique,!31,!96,!97,!105!
Indios9bravos,!110!
Escadre!de!La!Haye,!50!
Inter9caetera!(1493),!42!
Espagnols,!42,!73,!108!
Islam,!26,!60,!76,!131!
Estado9da9Índia,!43!
Italiens,!60!
Étrangeté,!36!
Exotisme!
J!
exotique,!4,!18,!19,!26,!27,!29,!30,!44,!51,!52,!
54,!58,!60,!67,!68,!81,!89,!97,!103,!106,!122,! Jansénisme!
123,!124,!128,!138! jansénisme,!57!
exotisme,!26,!53,!54! janséniste,!56,!68!
Expérience,!5,!11,!18,!19,!26,!27,!28,!29,!30,!33,! Jésuites,!47,!53,!61,!126,!153!
38,!53,!58,!61,!84,!89,!90,!95,!115,!118,!119,!
120,!125,!130,!134,!139! L!
Liberté,!4,!51,!79,!80,!81,!82,!84,!85,!107,!110,!
F!
132,!138!
Fiction,!19,!31,!103,!124,!125,!127,!129,!132,!134,! Libertins,!60,!68,!74,!81,!99,!139!
139! Littérarité!
France!antarctique,!37,!154! littéraire,!4,!5,!11,!13,!14,!15,!16,!17,!19,!21,!23,!
36,!41,!52,!53,!54,!85,!89,!99,!104,!112,!113,!
G! 116,!122,!123,!125,!126,!130,!132,!133,!
134,!137,!139,!140,!150,!155,!160,!161,!
Gallia!orientalis,!12,!42,!46,!48,!59,!84,!91,!160!
162,!165!
Génois,!31,!34!
littérarité,!5,!12,!16!
Loi!naturelle!(loi!de!la!nature),!80!

174
Lumières! pèlerin,!4,!25,!26,!30!
éclairé,!75,!89,!90,!95,!119,!123,!135,!139! pèlerinage,!18,!23,!24,!25,!26,!27,!29,!30,!31,!
Lumières,!4,!5,!16,!18,!19,!28,!44,!55,!61,!62,! 41,!114,!123,!161!
64,!65,!67,!73,!74,!79,!85,!87,!89,!90,!95,!96,! Persans,!60,!127!
98,!99,!104,!105,!109,!116,!117,!124,!131,! Philosophie!
138,!139,!140,!160,!161,!162,!163! philosophe,!95,!98,!108,!110,!122,!148!
philosophie,!14,!15,!16,!28,!58,!64,!90,!109!
M! philosophique,!4,!13,!14,!16,!17,!19,!62,!63,!68,!
71,!74,!75,!77,!79,!81,!84,!85,!88,!89,!95,!99,!
Malgaches,!75!
107,!109,!111,!117,!118,!119,!122,!126,!
Maures,!93!
129,!132,!135,!137,!154,!155,!157,!158!
Merveille,!26,!27,!28,!29,!30,!31,!41,!52,!58,!152,!
Polynésiens,!41!
164!
Portugais,!32,!33,!34,!42,!69,!93,!148!
Miracle,!26,!28!
Portulan,!33!
Mission!
Progrès,!5,!19,!33,!34,!86,!88,!104,!105,!106,!107,!
mission,!11,!24,!31,!37,!40,!45,!50,!51,!52,!53,!
110,!111,!112,!113,!116,!117,!123,!127,!134,!
70,!71,!80,!81,!109,!111,!147!
139,!140!
missionnaire,!44,!46,!49,!51,!53,!54,!62,!73,!77,!
Propriété,!13,!63,!85,!87,!88,!134!
80,!119,!121!
Protestantisme!
Modernité,!1,!3,!48,!64,!103,!139,!141,!161!
protestantisme,!42,!132!
Moi,!26,!29,!49,!54,!86,!109,!113,!114,!115,!116,!
protestants,!37,!52,!59,!68,!69,!71,!83,!84,!130,!
117,!118,!122,!123!
132!
Monarchie,!44,!45,!57,!82,!104!

R!
N!
Raison,!12,!13,!16,!17,!24,!34,!36,!39,!44,!50,!57,!
Nouveau!Monde,!16,!35,!37,!38,!39,!42,!45,!69,!85,!
62,!71,!77,!78,!88,!90,!94,!95,!96,!98,!108,!111,!
108,!150,!154!
114,!116,!118,!119,!132,!137,!155!
Nudité,!39,!69,!70!
Rationalisme,!43,!118!
Rationalité,!95!
O!
Relativisme,!44,!61!

Observation,!5,!29,!30,!31,!92,!93,!94,!95,!96,!109,! Religion,!4,!15,!38,!42,!47,!48,!49,!52,!55,!56,!57,!

122! 58,!60,!61,!62,!63,!68,!71,!72,!73,!74,!75,!76,!77,!

Orbis9terrarum!(carte!en,!25! 78,!88,!92,!93,!94,!110,!115,!118,!125,!126,!

Orientalisme! 128,!131,!148,!151,!153,!155,!157,!165!

orientalisme,!128! République!

orientaliste,!128! république,!5,!83,!84,!104!
Révolution!française,!4,!21,!84,!132,!139!

P! Romantisme!
romantique,!116,!123!
Paganisme! romantisme,!19,!101,!123,!162!
paganisme,!76!
païen,!4,!76! S!
Péché!originel,!68,!69,!70,!71!
Pèlerinage! Sauvagerie!

175
sauvage,!37,!38,!39,!56,!58,!63,!69,!70,!72,!73,! Terra9incognita,!32,!112!
74,!77,!79,!80,!81,!85,!87,!107,!110,!111,! Touriste,!117,!164!
124,!148,!150,!151! Traité!de!Tordésillas,!42,!164!
sauvagerie,!36,!38! Traite!négrière!(commerce!triangulaire),!40!
Scepticisme,!118! Tupinambas!(Tamayos),!37,!38,!70,!79!
Science! Tupinikins!(Margajats),!36!
science,!13,!14,!15,!16,!19,!26,!29,!58,!74,!80,! Turcs,!60,!72!
91,!94,!96,!104,!105,!106,!107,!109,!111,!
113,!120,!123,!140,!155,!163! U!
scientifique,!5,!16,!17,!31,!43,!54,!55,!91,!104,!
Utopie,!125,!126,!129,!130,!132,!133,!134,!161,!
105,!106,!107,!109,!112,!113,!116,!134!
164!
Sensibilité!
sensibilité,!14,!27,!35,!59,!94,!122,!135!
V!
sensible,!26,!30,!116,!128!
Société!de!l’Orient!ou!de!Madagascar,!46! Verenigde9Oostindische9Compagnie,!45!
Subjectivité,!30,!116,!117,!123! Vikings,!41!
Volta,!33!
T! Voyageur!écrivain,!1,!3,!5,!11,!16,!18,!19,!26,!38,!
44,!52,!54,!91,!97,!98,!113,!123,!124,!137,!139,!
Tahitiens,!88,!89!
140!

176
Table des matières

Déclaration!sur!l’honneur!.................................................................................................................!2!

Résumé!......................................................................................................................................................!4!

Remerciements!......................................................................................................................................!7!

Remarques!préliminaires!..................................................................................................................!9!

Introduction!.........................................................................................................................................!11!

Partie:I:

La:genèse:d’une:tradition:littéraire:::motivations:et:conceptions:du:
récit:de:voyage:à:l’époque:moderne!....................................................................................!21:
1.! Du!Moyen!Âge!au!XVIe!siècle!:!les!conditions!d’émergence!du!récit!de!
voyage!.................................................................................................................................................!23!
2.! La!question!de!l’altérité!en!France!au!XVIIe!siècle!:!de!l’appropriation!
matérielle!à!l’appropriation!intellectuelle!..........................................................................!41!
3.! Au!tournant!du!XVIIIe!siècle!:!le!rôle!du!voyage!dans!la!«!crise!de!la!
conscience!»!française!..................................................................................................................!55!

Partie:II:

L’influence:de:la:littérature:des:voyages:sur:les:idées:des:Lumières!...............!65!
1.! L’influence!sur!les!idées!religieuses!.......................................................................................!68!
2.! L’influence!sur!les!idées!politiques!et!philosophiques!..................................................!79!
3.! L’influence!épistémologique!.....................................................................................................!90!

Partie:III:

Ailleurs:réel:et:Ailleurs:imaginaire:::la:place:du:voyage:dans:la:
littérature:française,:des:PréPLumières:à:l’aube:du:romantisme!....................!101!
1.! Le!voyage!au!service!du!progrès!...........................................................................................!104!
2.! Le!voyage!au!service!du!moi!...................................................................................................!113!
3.! Le!voyage!au!service!de!la!critique!sociale!.......................................................................!123!

Conclusion!..........................................................................................................................................!137!

Annexes!...............................................................................................................................................!143!

177
Références!bibliographiques!.....................................................................................................!147!

Index!des!noms!propres!...............................................................................................................!167!

Index!des!lieux!.................................................................................................................................!171!

Index!thématique!............................................................................................................................!173!

Table!des!matières!.........................................................................................................................!177!

178

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