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L'Objet en poésie
A. Kibédi Varga
To cite this article: A. Kibédi Varga (1967) L'Objet en poésie, Word, 23:1-3, 557-572, DOI:
10.1080/00437956.1967.11435505
L'Objet en poésie
3 B. Lamy, La Rhétorique ou l'art de par/er6 (La Haye, 1737), pp. 342-343; La Motte,
Odes, avec un discours sur la poësie (. .. ) (Amsterdam, 1707), p. XVIII; Du Bos,
Réflexions critiques sur la poësie et sur la peinture6 (Paris, 1755), t. 1, p. 299.
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pensée,"4 nous remontons de l'image à ce qui est à son origine, c'est-à-dire
aux objets sensoriels. En fait, les objets n'ont pas besoin de devenir une
image, c'est-à-dire une figure de style, pour jouer un rôle en poésie. 5
Mais-et voici l'hypothèse que nous voudrions examiner dans les pages
suivantes-la poésie suppose toujours un rapport entre le poète et les
objets, entre le poète et le monde qu'il perçoit grâce à ses sens mais qui est
extérieur à lui. Dans une certaine mesure, la poésie représente toujours
un "parti pris des choses."
Dans quelques cas assez rares, le terme objet se trouve déjà chez certains
théoriciens de l'époque classique, ainsi chez Charles Perrault qui précise la
différence entre la prose philosophique, l'éloquence et la poésie de la
manière suivante: "Il ne suffit pas à la belle et noble Poësie de se faire
entendre, ni même d'en dire assez pour persuader, il faut qu'elle représente
les objets dans leur verité et leur naïveté toutes pures." 6 Perrault envisage
la question du côté de l'art qui doit s'intéresser aux objets et les repré-
senter; les objets eux-mêmes reçoivent plus de poids dans la réflexion
qu'Archibald Alison, ce remarquable esthéticien du romantisme anglais
formule ainsi, cent ans plus tard: Les émotions esthétiques résultent
souvent d'une combinaison particulière de la qualité de certains objets ou
des rapports qui se font entre certaines parties des objets. 7
Alison fait cette remarque dans un tout autre contexte que Perrault: il
ne parle pas des diverses formes de la parole écrite, mais des émotions que
les différents arts peuvent provoquer dans l'homme. Les arts extra-
littéraires sont en effet inconcevables sans les objets, ils sont pour ainsi dire
des médiateurs entre le monde humain et le monde objectal afin que les
objets se fassent connaître à l'homme en dehors des circuits utilitaires.
"Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, écrit
Bergson, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les
choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l'art serait inutile, ou plutôt
que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement
à l'unisson de la nature." s L'art n'est plus, comme à l'époque classique,
un embellissement (et un déguisement) de la nature; pour les modernes, il
est un moyen de connaissance.
* * *
Le poème existe grâce aux objets et la référence au monde des objets lui
donne souvent une structure plus forte que le rythme et la rime. La
structure interne du poème dépend de la manière dont l'objet ou les objets
s'y trouvent intégrés. Ce qui compte en premier lieu c'est le rapport entre
le concret et l'abstrait, le particulier et le général, c'est-à-dire entre l'objet
et "l'idée" (pensée ou sentiment). Les objets peuvent être soumis ou liés à
une pensée ou à un sentiment, mais ils peuvent également posséder un
très haut degré d'indépendance. Il se produit alors un phénomène
paradoxal: plus les objets sont importants dans un poème plus ils semblent
devenir abstraits. Là où ils excluent toute formulation explicite d'une
pensée et forment seuls le poème, la perte de leur caractère concret devient
la rançon de leur relative indépendance. Toute différence étant une mise
en relief, la pensée à laquelle ils sont subordonnés en poésie donne aux
objets leurs véritables contours, mais lorsque cette pensée se fait invisible,
il n'y a plus de contours pour garantir le caractère concret des objets.
C'est un cas-limite, qui se laisse observer par exemple là où des noms
propres ou des noms de lieu composent le poème entier, comme dans la
chanson bien connue:
Orléans, Beaugency,
Notre-Dame de Cléry,
Vendôme, Vendôme.14
Les noms de lieu peuvent figurer des objets parce que chaque lecteur
peut les charger d'associations sensorielles, mais ce sont en même temps
les objets les plus abstraits parce que de tous les objets ce sont eux qui
admettent la plus grande diversité d'associations individuelles. Aucune
pensée invisible, et par là même contraignante, ne les soustend. Pour le
reste, après Proust et Sartre il n'est plus nécessaire d'insister sur la valeur
éminemment poétique des noms de lieu.
Des objets plus concrets peuvent produire une impression plus ou moins
analogue lorsque, se présentant dans une énumération paratactique, ils
occupent le poème tout entier sans laisser de place à d'autres éléments et
13 Cité d'après E. Staiger, op. cit., p. 65. Voir aussi Francis Ponge, "L'objet, c'est la
poétique," dans: Philippe Sollers, Francis Ponge (Paris, 1963), pp. 207-211.
14 Cf. Henri Davenson, Le Livre des chansonsJ (Neuchâtel, 1955), pp. 579-580.
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attributs traditionnels de la poésie. Des exemples "à l'état brut" se
trouvent dans la poésie d'Apollinaire, l'exemple le plus intriguant est la
poésie de Reverdy, qui ne nomme presque jamais explicitement une pensée
mais chez qui, précisément, les objets deviennent, par leur présence radicale
et absolue, plus qu'eux-mêmes. Ils se perdent pour se trouver, dans une
démarche qui n'est pas sans rappeler celle de la mystique.
NOMADE
La porte qui ne s'ouvre pas
La main qui passe
Au loin un verre qui se casse
La lampe fume
Les étincelles qui s'allument
Le ciel est plus noir
Sur les toits
Quelques animaux
Sans leur ombre
Un regard
Une tache sombre
La maison où l'on n'entre pasts
Dans ce poème les objets surgissent les uns après les autres, sans pré-
cision supplémentaire, presque sans épithètes. Les verbes jouent certes un
rôle mais les actions qu'ils indiquent sont autant de forces centrifuges,
l'unité structurelle du poème est due aux objets. Toutefois, la juxta-
position arbitraire de n'importe quels objets ne saurait produire auto-
matiquement un poème; l'on reconnaît partout le travail conscient de
l'auteur: le dernier vers se rattache au premier (la porte qui ne s'ouvre pas
-la maison où l'on n'entre pas) et le texte entier est dominé par des termes
suggérant la lumière et l'obscurité. La parole est aux objets; mais c'est le
poète qui les a choisis et qui leur a ensuite cédé la parole.
La poésie de Reverdy, et l'apparente indépendance des objets dans cette
poésie, nous permet du reste de compléter le paradoxe que nous avons
relevé plus haut. Les objets sont, ici, porteurs d'une pensée dont la
présence est très sensible tout au long du poème et que des termes abstraits
ne sauraient guère aussi bien exprimer. Lorsque les objets seuls ont la
parole dans un poème, c'est en définitive toujours une pensée qui s'exprime
à travers eux.
A première vue les objets semblent jouer ici un autre rôle que chez
Scève; mais les pensées sont, elles aussi, présentées d'une autre maniére.
Malgré quelque inquiétude, sensible dans le rythme, elles se suivent dans
une linéarité majestueuse qui nous est immédiatement accessible: nous
n'avons plus le même besoin que chez Maurice Scève de cet éclairage
particulier qui émane des objets. Pourtant, ceux-ci sont présents et
embrassent le poème entier, du gouffre à la vitre. Si l'on songe aux dessins
tourmentés et visionnaires de Hugo, on pourrait même penser que ces
objets-là se trouvèrent les premiers dans la conscience du poète et que les
pensées ne surgirent que plus tard. Une interprétation psychanalytique
démontrerait sans doute des différences profondes entre les images, telles
Ma belle, si tu voulais,
nous dormirions ensemble,
Dans un grand lit carré,
couvert de taies blanches;
Aux quatre coins du lit,
un bouquet de pervenches.
Dans le mitan du lit,
la rivière est profonde;
Tous les chevaux du roi
y viennent boire ensemble.
Et là, nous dormirions
jusqu'à /afin du monde.zo
Certes, on peut soutenir que nous avons affaire ici aussi à un rapport de
subordination. Le fragment cité commence par l'expression d'un désir
érotique et le lit qui est nommé ensuite ne fait qu'illustrer cette pensée.
Une telle interprétation serait cependant outrageusement simpliste. A la
fin du poème, il est toujours question de sommeil, mais les termes ne
semblent plus avoir la même signification. L'amour a-t-il triomphé de la
mort? ou a-t-il débouché dans la mort? Quoi qu'il en soit, le sentiment
amoureux semble avoir profondément changé de nature et ce changement
est dû à l'intervention des objets. Les objets ont remplacé le temps et, ce
faisant, ont transformé la pensée. Du reste, ils ont changé eux aussi, leur
rapport avec la pensée n'a plus la simplicité initiale, mais malgré tous les
changements le poème ne comporte pas de mouvement; les objets rem-
placent Je temps, mais ne se font pas temps.
* * *
L'hypothèse que nous venons d'esquisser et selon laquelle il n'y a pas de
poésie sans objets sensoriels 21 resterait sans doute discutable si elle ne
concernait qu'une tentative, abstraite et générale, de définir la poésie. II
nous semble pourtant qu'elle pourrait fournir un critère non seulement
synchronique mais aussi diachronique. Nous venons de l'utiliser afin
d'éclairer les structures poétiques, mais elle se laisse vérifier aussi Jorsq'on
étudie l'histoire de la poésie.
S'il est vrai que la littérature française connaît des périodes riches et des
périodes pauvres en poésie, il est peut-être permis de se demander si ce
phénomène ne s'explique pas par la relation qu'il y a, à chaque époque,
20Cf. Henri Davenson, op. cit., pp. 321-323.
21Cf. Walther Killy: "Aller Poetik voraus geht die nicht nur emotionale Bindung
des Menschen zu des Erscheinungen der Schôpfung. (...) Dieser einfache Sachverhalt
begründet jegliche Lyrik." (Literatur 2. [Frankfurt, 1965], pp. 335-336, art. "Lyrik".)
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entre les poètes et les objets. Sans une certaine forme de croyance à
l'existence des objets extérieurs à nous-mêmes, une relation dialectique
fructueuse entre le poète et les objets telle que nous avons tenté de la dé-
crire plus haut haut ne saurait s'établir. Une pareille croyance est nourrie
(ou détruite) par la vision du monde qui prédomine pendant une période
donnée, par l'image que cette période se fait de la nature, c'est-à-dire de
l'ensemble des objets.
Jusqu'au baroque, le poète a vécu dans une société aux yeux de laquelle
la nature formait un tout clos et hiérarchiquement ordonné, et dans cette
nature chaque objet avait son lieu naturel et sa valeur fixe. Les objets
étaient des signes qui reflétaient partiellement la perfection divine et le
poète avait pour tâche de chanter les objets et de déchiffrer leur significa-
tion dans le cadre de l'analogie universelle, qui relie entre elles toutes les
créatures. Dans un tel univers toute chose est à la fois objet et image,
substance et reflet d'une substance. Dans une hiérarchie fermée, dont tous
les éléments obéissent au principe de l'analogie, un objet ne peut être ni
tout à fait subordonné ni tout à fait indépendant: ces qualificatifs n'ont
plus de sens. La véritable relation de l'objet à l'homme est celle de la
coordination. Il va sans dire qu'une telle vision du monde privilégie tout
particulièrement la poésie: de tous les modes d'existence de l'objet c'est
celui, dialectique, de l'objet-image, à la fois différent et familier, qui lui
est en principe le plus favorable.
Lorsque cette vision qualitative et hiérarchique du monde a dû céder
la place à la nature quantitative et mécanique des Galilée, des Descartes et
des Newton, les rapports entre le poète et les objets se sont également
modifiés. Les objets perdaient leur valeur analogique et leur parenté avec
l'homme: ils n'occupaient plus une place fixe et naturelle dans sa pensée,
ils devenaient indépendants. La discursivité rhétorique, qui fut l'alliée des
mathématiques dans le domaine de la parole, devait rendre compte de
l'univers. Philosophie et poésie se dissociaient: la pensée analytique ne
pouvait plus considérer la poésie comme une partenaire. L'écrivain ne se
sentait pas à l'aise au milieu des objets devenus autres, et étrangers: il s'en
détournait pour ne s'intéresser dorénavant qu'à la nature humaine ou bien
il les réduisait au rôle d'ornements discrets, d'images, à un sens figuré qui
déguisait autant que possible le sens propre.22 Avec Malherbe, la poésie
espérait ainsi pouvoir se mettre au pas et se faire discursive: plus que
jamais elle devenait la sœur de l'éloquence, qui elle aussi ne pouvait
utiliser les objets que dans le cadre strict des figures de rhétorique. Cette
vision du monde fut peu favorable à la poésie; Jean Roudaut parle d'un
22 Voir aussi, par exemple, E. Minkowski, Vers une cosmologie (Paris, 1936), pp. 79-87
et Michel Deguy, "Poésie ct forme(s)," dans: Nef, XXIX (1966), 79-87.
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* * *
Certes, tout ce que nous venons de dire garde, à nos yeux aussi, un
caractère hypothétique. Mais nous sommes convaincu qu'on ne saurait
formuler une définition satisfaisante. de la poésie lyrique sans y faire
figurer, d'une manière ou d'une autre, les objets. C'est du reste, ce que
Marmontel semble déjà suggérer, dans l'un des très rares moments où Je
maître d'école cède la place, si l'on peut dire, au visionnaire: 2 7 "Pour
concevoir l'objet de la poésie dans toute son étendue, il faut oser considérer
24 Werner Heisenberg, La Nature dans la physique contemporaine (Paris, 1962), pp.
18 et 34.
25 Olivier de Magny, "Ecriture de l'Impossible," dans: Les Lettres nouvelles, XXXII
(février 1963), p. 130. Voir aussi Heinrich Schirmbeck, "Der Dichter im Zeitalter der
Wissenschaft," dans: Siiddeutsche Zeitung, 11/12 mai 1963.
26 Essais critiques (Paris, 1964), p. 149.
27 tléments de littérature, éd citée, tome II, art. "Invention poétique," p. 306.
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