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Institut d’Etudes Politiques de Lille

Première année de Master de science politique

LA MOBILISATION DU PASSÉ
DANS LES MOUVEMENTS
ÉTUDIANTS

Mémoire préparé sous la direction de M. Guillaume Duseigneur

Présenté et soutenu par Jules Girardet

Année universitaire 2007/2008


TABLE DES MATIÈRES

1
INTRODUCTION…………………………………………………………………………4

PARTIE I/ Les étudiants: identités et mobilisations…………………………………...15


1.1 Des héritiers à la cité: les nouveaux étudiants……………………………………...15
1.1.1 Qui est étudiant?..........................................................................................................15
1.1.2 Transformation du monde étudiant………………………………………………….19
1.1.3 Les nouveaux mouvements étudiants [1986-2006]………………………………….24

1.2 Les nouveaux étudiants: identité et identités……………………………………….35


1.2.1 Un groupe social étudiant?..........................................................................................35
1.2.2 L’étudiant dans les représentations………………………………………………….43

1.3. L’étudiant en mouvement ou l’affirmation d’une identité………………………..52


1.3.1 L’entrée à l’université comme processus de désocialisation………………………...52
1.3.2 L’engagement étudiant à la reconquête d’une sociabilité…………………………...56
1.3.3 La dimension identitaire des conflits………………………………………………..61

PARTIE II/ Des étudiants en mouvement : usages du passés........................................68


2.1/ existe-il une mémoire étudiante ?..............................................................................68
2.1.1 Théorie de la mémoire collective……………………………………………………68
2.1.2 Les étudiants se souviennent-ils ?...............................................................................75

2.2/ Capitalisation des expériences passées…………………………………………..…85


2.2.1 Un répertoire d'action particulier…………………………………………………….85
2.2.2 La démocratie étudiante, une éruption spontanée ?....................................................90
2.2.3 Le CPE, une transformation du répertoire d'action………………………………….95

2.3/ Une mythologie au service du mouvement………………………………………..101


2.3.1 Le passé : entre mémoires et mythes……………………………………………….102
2.3.2 Des pratiques mémorielles…………………………………………………………111

2
PARTIE III/ Le poids du passé………………………………………………………...119
3.1/ La mémoire des « adversaires » du mouvement…………………………………119
3.1.1/ La mémoire des gouvernements…………………………………………………...120
3.1.2 Prévenir les mouvements…………………………………………………………..126

3.2/ Les usages médiatiques de la mémoire……………………………………………134


3.2.1/ Les médias, dépositaires de la mémoire étudiante………………………………..134
3.3.2 La mémoire médiatique…………………………………………………………….139

3.3/ Des conflits de générations ?....................................................................................150


3.1.1/ Mai ou 68 l’âge d’or étudiant : un complexe d’infériorité ?....................................150
3.3.2/ Les nouveaux mouvements tentent-ils de sortir du mythe ?....................................159

CONCLUSION…………………………………………………………………………169
BIBLIOGRAPHIE……………………………………………………………………...173
ANNEXES……………………………………………………………………………....179

3
INTRODUCTION
« Les peuples qui n’ont plus de voix n’en ont pas moins de la mémoire »
Benjamin Constant

« Quand on n’a pas de mémoire, on se répète; quand on en a, on répète les autres »


Albert Brie

« Mercredi 22 mars, à défaut d’action directe contre la présidence, les élections du


CROUS sont perturbées. Une urne est détruite, la parodie de démocratie est dénoncée.
Puis concert sympa de la Compagnie Jolie Môme et Daniel Bensaïd vient souffler les
bougies du mouvement du 22 mars et le début mai 68. Le « débat » auquel il participe est
lénifiant. Les étudiant-e-s semblent saoulés ou endormis. Les propos du dirigeant «
révolutionnaire » tentent pourtant de sortir des clichés soixante-huitard. Les prises de
paroles s’éternisent. Plus marrant, au même moment des étudiant-e-s organisent un
Nanterrement. Ils et elles trimballent le cercueil de mai 68 et pleurent à grosses et
bruyantes larmes. »1

Le 31 octobre 2007, une assemblée générale étudiante se tient à Tolbiac sur


l’émergente mobilisation contre la LRU. Les débats sont houleux, mais ne portent pas sur
le texte de loi. Non les étudiants débattent du blocage et surtout de la dernière mobilisation,
le CPE. Le mot est sur toutes les bouches: « vont-ils nous refaire le coup du CPE ? » Des
deux côtés les étudiants s’y réfèrent spontanément. Une étudiante tente d’expliquer : « on a
le pouvoir de faire plier le gouvernement, comme on a réussi avec le CPE ! », ce qui
provoque de nombreuses réprobations de la part des étudiants.2 Cette même année, des
lycéens mobilisés contre les suppressions de poste prévus dans l’Éducation Nationale
défilent à Paris sous un étendard où est écrit: « Mai 68, Mai 2008 ? »

Nous trouvons dans ces anecdotes la substance du travail de recherche que nous
allons accomplir. L’idée était de sonder la mémoire étudiante, et plus particulièrement la
mémoire des mobilisations étudiantes. La mobilisation contre la LRU a remis sur le devant
de la scène le « blocage » et surtout la mobilisation contre le CPE. En outre, cette année est

1 « Journal de grève : mouvement anti CPE CNE LEC à Nanterre », CNT-FTE.


2 « Facs bloquées: vers un nouveau mouvement étudiant ? », rue89.com, le 4 novembre 2007; « Grève des
étudiants : on se la refait anti-CPE ? », bondyblog, le 31 octobre 2007

4
toute particulière puisqu’elle célèbre le quarantième anniversaire de Mai 68. Les
mouvements étudiants, contemporains et antécédents, font donc l’actualité française.
Essayons, dans ce cadre là, de parcourir la mémoire des mouvements, et de ses usages, au
sein du groupe étudiant en action.

Les nouveaux mouvements étudiants [1986 - 2006]

Travailler sur les étudiants, leurs mobilisations et leurs organisations n’est pas
chose aisée tant il est difficile de considérer ce milieu comme homogène. Néanmoins,
comme l’ont dit Claudie Weill et Yolande Cohen dans un article de 19783: « l’émergence
d’un mouvement étudiant en tant que force sociale » est un élément important pour saisir
les évolutions de la société française au cours du XXème siècle. En effet, l'étude du milieu
étudiant, de sa mémoire et des références collectives construites et transmises en son sein
nous semble être un moyen intéressant de questionner ce qui se joue « dans » et « en
dehors » des mobilisations étudiantes. Si Mai 68 reste la référence commune la plus
marquante, il n’en reste pas moins qu’un certain nombre d'autres mouvements étudiants a
souligné le poids des mobilisations de jeunesse dans la vie politique française.
Des mobilisations contre la guerre d’Algérie au mouvement contre le CPE, le
mouvement syndical étudiant, dans sa diversité, a joué un rôle majeur qui s’est construit à
la fois sur les moments conjoncturels particuliers que sont les luttes étudiantes mais aussi
sur les organisations syndicales qui revendiquent incarner la continuité et la quotidienneté
de l'engagement. Pour ces raisons, la période que nous allons couvrir dans ce travail, de
1986 à 2006, est balisée par deux mobilisations de la jeunesse dont la nature et l'ampleur
différentes nous permettront de voir quels sont les enjeux liés au vécu et à l'histoire des
mouvements étudiants. Nous avons choisi cette période puisqu’elle correspond à cycle de
renouvellement des mobilisations étudiantes. Cette période que nous pourrions caractérisée
comme celle des nouveaux mouvements étudiants comprend plusieurs mouvements
étudiants. Le premier de ces mouvements a lieu en novembre-décembre 1986 et avait pour
objet le rejet du projet de loi Devaquet. En 2006, les étudiants rejetaient le Contrat
Première Embauche (CPE). Cette période comprend aussi d’autres mouvements dont deux
considérables pour le monde étudiant, et la jeunesse en générale, le mouvement anti-CIP en
1994 et les grèves de novembre-décembre 1995 qui ont précédé le mouvement salarié

3 Cohen Yolande et Weil Claudie, « Les mouvements étudiants: une histoire en miettes », le Mouvement
social, n°120,1982, p.3-11.

5
contre le plan Juppé. Dans cette analyse, nous proposons une lecture croisée permanente
entre ces différents mouvements, afin de comprendre comment se façonne la mémoire
étudiante et de tisser des liens entre ces mobilisations qui assemble presque à chaque fois
un groupe quasiment renouvelé. Nous aborderons aussi la dernière mobilisation, contre la
LRU, afin de cerner les changements opérés par le mouvement anti-CPE et de parcourir la
mémoire de celui-ci.

Les étudiants : un objet d’étude familier

Le choix de travailler sur le milieu étudiant n'est pas le fruit du hasard et trouve ses
origines dans notre parcours universitaire et nos participations à différentes mobilisations.
Ce parcours, loin d’être celui d’un militant, est néanmoins celui d’un engagé, et nous a
donné l’envie de questionner ce objet particulier que sont les mouvements étudiants et
leurs mémoires. La proximité personnelle avec l'objet de recherche présente l'avantage de
faciliter l'accès aux sources. De plus, parce que le chercheur n'est pas en dehors de toute
influence ou de toute prédisposition, il faut être attentif à ne pas faire des raccourcis
politiques des postulats de recherche. Le risque est grand d'intégrer les grilles de lectures
du milieu social et politique (forcément subjectives) acquises lors du parcours étudiant et
de participations à des actions collectives, dans la formulation même des questions posées
ou dans le choix des axes de la recherche. De la même manière, nous avons essayé de faire
en sorte de ne pas questionner seulement les personnes de notre « carnet d'adresse », ce qui
aurait eu pour conséquence fâcheuse de biaiser les réponses et les questions, du reste nous
ne prétendons pas à la représentativité au travers des personnes interrogées.
Notre choix d’objet de recherche s’est orienté vers la production et la diffusion des
références et valeurs collectives, et leurs usages politiques en oeuvre dans les actions
collectives. En effet, le milieu étudiant n’est pas doté, à la différence des milieux salariés,
de structures solides et pérennes pour proposer des grilles de lecture de l’histoire que les
syndicats mettent généralement sur pied (institut de formation,...). Mais comme le dit
l'adage « qui n’a pas de passé, n'a pas d'avenir ». Les organisations syndicales étudiantes,
conscientes de ce fait, mettent en oeuvre des processus divers et complémentaires pour
construire et transmettre des références, des valeurs voire une réflexion construite sur leur
propre histoire et sur celle du mouvement étudiant entendu dans un sens plus large.
Néanmoins nous ne souhaitons pas dans ce travail nous focaliser uniquement sur les
organisations syndicales et leurs rapports à l’histoire. Aborder seulement les structures

6
syndicales et leurs militants aurait eu pour effet de réduire considérablement le champs
d’analyse des mouvements étudiants. Comme le souligne Jacques Ion, « le paysage de
l’engagement peut être décrit comme un puzzle où plus personne ne peut prétendre détenir
seul la bonne définition du militantisme. »4 En effet, les mobilisations étudiantes ne sont
pas l’unique fait des syndicats et il est bien évident que les personnes qui y participent et
s’investissent ne sont pas dans leur grande majorité adhérent à des organisations politique
ou syndicales. Ainsi être militant, dans le cadre de notre étude, ne se borne à l’adhésion
d’une organisation, d’autant plus complexe que le monde étudiant est particulièrement
méfiant des structures classiques de représentation. Nous aurons l’occasion de revenir sur
cette définition au cours de l’analyse.

Mobilisation étudiante : mémoire et identité

Avant d’avancer dans l’analyse, nous devons définir clairement ce que nous
entendons par une mobilisation :
« Tout acte qui replace, au centre d’intérêt d’un groupe, une question délaissée ou
reformulée, afin que tous les membres de ce groupe puissent réclamer, exiger, condamner,
imposer, obtenir, modifier, instaurer, exclure, pour atteindre leurs fins. La mobilisation
commence d’abord par une période d’alerte (produire et faire circuler une information),
elle se poursuit avec des rencontres de toutes les personnes concernées, (conférences,
réunions, débats, émissions, votes) et se termine par les actions retenues qui mènent aux
fins visées c’est-à-dire, agir sur la cible, au moment opportun, avec les moyens adéquats.
On peut donner autant de noms possibles à une mobilisation : électorale, citoyenne,
révolutionnaire, elle empruntera toujours et obligatoirement ces trois étapes. Dans un état
de guerre on parle de mobilisation générale […] Dans une situation de lutte sociale, la
mobilisation syndicale est l’entrée en action de tous les membres d’une corporation
déterminés à défendre leurs intérêts contre les employeurs ou les pouvoirs publics. […] Si
la mobilisation politique vise à changer de gouvernement ou de régime politique, l’objectif
de toute mobilisation sociale, demeure l’émancipation de l’individu par rapport à sa
condition sociale. »5

Ainsi, le mouvement social est donc composé d’une dimension collective, ce qui

4 Ion Jacques , La Fin des militants, Éditions de l'Atelier, 1997, p.30


5 Mokhtar Lakehal, Dictionnaire de Science Politique, L’Harmattan, 2005.

7
suppose un groupe préalablement existant. D’autre part, la mobilisation s’articule autour de
fins partagées ou de projets communs. De plus, le mouvement s’accompagne d’un
dimension perturbatrice qui veut bousculer les règles du jeu politique. Cette fonction
perturbatrice découle du fait que le conflit est l’expression d’un conflit qui implique la
collectivité. Enfin, tout mouvement est orienté vers un changement social. Appliquer cette
définition aux mobilisations étudiantes ne va pas de soi, car il est aujourd’hui manifeste
que le monde étudiant est extrêmement composite. Donc, avant de s’attacher à comprendre
les dynamiques de mémoire qui traverse les étudiants mobilisés, nous devons
préalablement nous interroger sur la nature du groupe étudiant. Le principe d’action
collective suppose qu’un groupe soit préalablement constitué. Or, le groupe étudiant est un
groupe spécifique en raison de son caractère générationnel et purement transitoire. Les
étudiants sont-ils un simple agrégat d’individus que seul le statut d’étudiant, du fait qu’ils
fassent des études post-baccalauréat, réunit ? Ou bien existe-il des dynamiques identitaires
en action, des pratiques sociales et culturelles communes ? Les étudiants forment-ils un
groupe social cohérent ? Ceci suppose qu’un certain nombre de références communes
soient partagées. La mémoire est donc un enjeu crucial de ce travail de recherche. Nous
sommes partis du postulat qu’un groupe n’existait en tant que tel qu’à la condition d’avoir
une identité propre, collective, dont la mémoire est un ferment indispensable. Pour cela,
nous avons donc fait le choix de travailler le lien, la continuité et les ruptures mémorielles
autour des nouveaux mouvements étudiants. L’approche identitaire nous a semblé
particulièrement éclairante concernant l’appréhension des logiques d’association dans la
mesure où les individus s’inscrivent dans une multitude d’espaces sociaux où ils puisent
des fragments d’identité qui conditionnent et orientent leurs actions. Les personnes
mobilisées possèdent leurs rêves, leurs peurs, leurs passions, leurs ambitions, leurs projets,
leurs frustrations et c’est ce mélange subtil qui nourrit, d’une certaine façon, leurs
engagements dans le mouvement. Nous utilisons ici volontairement le pluriel car nous
sommes convaincus que l’engagement de l’être humain est aujourd’hui nécessairement
multidimensionnel et pluriel. A travers le prisme les mouvements étudiants, nous tenterons
de comprendre les mécanismes et les modalités d’union de l’individu au collectif. De ce
fait, une telle démarche s'inscrit dans le champs de l’histoire et de la sociologie politique
dans la mesure où elle s’appuie sur une analyse historique du milieu étudiant, sur la
compréhension des aspects liés à la socialisation individuelle et collective, et sur celle des
mouvements sociaux, dans leur forme comme dans leur contenu. Ainsi, elle entend
également mettre en œuvre les outils de compréhension du fonctionnement collectif de la

8
mémoire.

De l'histoire des mouvements sociaux à une sociologie de la mémoire des luttes

La question des mouvements étudiants des vingt dernières années a été peu abordée
dans la littérature scientifique. En effet, à notre connaissance, quelques mémoires ont été
engagés à l’occasion de certains mouvements étudiants, mais ne sont tous faciles d‘accès6.
Néanmoins les mémoires d’Emmanuel Porte et de Fabrice Rajerison nous ont été d’une
grande utilité dans les orientations bibliographiques et de par le travail de terrain qui avait
été effectué. À l’exception de l’ouvrage de Pierre Bauby et Thierry Gerber sur les
mobilisations de jeunesse dans les années 19907, il n’existe pas d’études sociologiques sur
les mouvements étudiants de cette période. Par ailleurs, on ne trouve pas encore d’analyse
des mouvements depuis les années 2000. Au cours de nos recherches, nous avons constaté
que les principaux travaux de recherche relatifs aux mouvements étudiants ont été
consacrés à des périodes plus anciennes ou n’abordent que furtivement les vingt dernières
années. Cependant nous nous servirons de ces ouvrages comme point de départ à la
réflexion. En outre, de plusieurs travaux synthétiques abordent les étudiants en tant que
groupe sans se pencher foncièrement sur les mobilisations étudiantes. Les travaux de
François Dubet, Didier Lapeyronnie, Valérie Erlich et Pierre Bourdieu nous sont d’un
grand intérêt pour dessiner les contours de l’identité étudiante. L'ouvrage synthétique de
référence le plus récent sur l'histoire des mouvements étudiants, celui du GERME 8, analyse
furtivement les derniers mouvements étudiants (un seul chapitre d‘une quinzaine de pages
pour la période que nous couvrons). Néanmoins, même si peu des travaux traitent
directement des mobilisations étudiantes sur cette période, un certain nombre d'autres
recherches existent et devront être mobilisées dans le cadre de notre travail. Ces travaux
mobilisent tant la sociologie, l'histoire que la science politique et nous permettront de
questionner les axes de notre recherche que sont le travail sur la mémoire, le travail sur les
mouvements et l'expression de leur liaison dans différents cadres de socialisation militante
6 Levy Jean-Daniel, Les coordinations, émergences et développement. Étude à partir des mobilisations de la
jeunesse scolarisée, DEA de sociologie politique sous direction de Isabelle Sommier, Université Paris I,
1997; Porte Emmanuel, Retour croisé sur les mobilisations de 1986 et de 1995 : construction, enjeux et
modes de transmission des références collectives, mémoire de Master 2 en science politique, Sophie Béroud
(dir.), Université Lyon 2, 2006 ; Rajerison Fabrice, Novembre-décembre 1986. Témoignage d'un étudiant en
grève, Maîtrise sous la direction de F. Gauthier, Paris VII, 1996, 2 vol. (739 p.), p.575
7 Bauby Pierre et Gerber Thierry, Singulière jeunesse plurielle, les jeunes des années 1990 et leurs
mobilisations, Publisud, 1996
8 Cent ans de mouvements étudiants, Collection "Germe", Coordinateurs: Legois Jean-Philippe, Monchablon
Alain, Morder Robi, mars 2007.

9
(organisations, mobilisations etc.). De nombreux travaux ont abordé le thème de la
mémoire collective au rang desquels figurent les travaux pionniers de Maurice
Halbwachs9. Ces études pourront être une base théorique à une réflexion empirique et
critique appliquée au milieu étudiant car ils apportent des éléments importants sur la
dimension collective et interactive de la construction des références communes. De la
même manière, les travaux de Marie Claire Lavabre, de Pierre Nora qui traitant de la
fabrication de la mémoire, de l’histoire collective et des usages de la mémoire constituent
une source de questionnement riche pour tenter de mieux comprendre comment se jouent
les enjeux de transmissions des références collectives. L'ensemble de ces travaux doivent
nous permettre de développer une réflexion théorique sur la manière la plus adéquate de
traiter de la transmission d'une mémoire étudiante.

La mobilisation du passé dans l’action collective

Les mouvements étudiants reviennent fréquemment en France, chaque génération


d’étudiants a connu sa vague de contestation. Les mouvements étudiants évoluent assez
rapidement, modalités d’action et mots d’ordre changent selon les époques et les lieux.
Pourtant des traces des expériences passées subsistent. Cette trace du passé n’est autre que
la mémoire collective. Cependant n’y a-t-il pas là quelque chose de paradoxal à se souvenir
d’événement que l’individu n’a pas vécu et qui, selon toutes apparences lui est totalement
étranger ? La tâche nous incombe de comprendre comment les étudiants, qui sont un
groupe par essence transitoire, parviennent à capitaliser leurs expériences politiques pour
transformer leurs répertoires d’action. Il s’agit donc de questionner la mémoire collective
des étudiants en mouvements. Comment les références aux mouvements passés ont-elles
été transmises ? Mais c’est surtout l’usage politique de ces références que nous devons
interroger. Comment ces références nouvellement acquises par le groupe sont-elles
réutilisées ? D’autre part, les étudiants en mouvement, en se référant explicitement à un
passé qui n’est pas individuellement le leur, ne s’exposent-ils pas à un danger conséquent,
à savoir la réprobation des anciens étudiant, spoliés d’une certaine manière de leur passé.
Enfin, mobiliser le passé dans les mouvements des étudiants n’est peut-être pas seulement
du fait des étudiants. Les expériences passées sont aussi présentifiées, donc remémorées,
afin d’être confrontés à la réalité présente. Ainsi, l’enjeu est de taille, nous devrons essayer

9 Halbwachs (1925), Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Félix Alcan, 1925, Maurice Halbwachs, La
mémoire collective, (1950), Paris, PUF, 1967

10
de voir si la mémoire, c’est-à-dire la mobilisation consciente ou inconsciente du passé dans
l‘action, s’avère être un atout pour les étudiants en mouvement ou si cela ne se mute en un
poids, en un frein à l’action collective et à plus forte raison à leur émancipation sociale.

Hypothèses

Par hypothèses de travail, nous entendons propositions de réponses au


questionnement de départ. Ces hypothèses ne sont en aucun cas des savoirs établis mais
des pistes et angles d’approche du sujet retenu et pourront donc en ce sens être invalidées
au cours de notre réflexion.
Tout d‘abord, nous postulerons que l’identité étudiante est inexistante dans la
mesure où la diversité du groupe nuit à toute unicité de conditions de vie et d’étude.
Partant de là, nous pensons que l’identité étudiante n’existe qu’à la condition d’un
mouvement social. Par conséquent nous essayerons de démontrer que la mobilisation
étudiante se construit, en dehors du cadre revendicatif et contestataire (même si l’on peut
contester son manque d’identité), selon un processus identitaire. Le concept est ici de dire
que l’étudiant ne se réalise en tant que tel que par le truchement du conflit collectif. Par
conséquent, si l’action collective suppose l’existence d’un groupe, nous pouvons supposer
dans le cadre des étudiants, que c’est l’action collective qui donne naissance à un groupe.
Le deuxième axe de réflexion concerne celui de la « mémoire collective ». Nous
tenterons de voir si les références sont le fruit d'une remobilisation collective de
l'expérience. Dans ce cas, il faudra déterminer quel est le rôle des groupes, des
organisations et des différentes sphères d'appartenance des étudiants dans ce phénomène de
construction et de transmissions des références collectives. Si ces références sont
construites collectivement, il nous faudra comprendre et voir pourquoi, et tenter de montrer
quels sont les enjeux liés à la référence aux mouvements étudiants dans le milieu syndical.
Poser la question de la construction et de la transmission des références porte en soi
l’objectif de montrer qu’il existe une mémoire collective des mouvements étudiants. Si elle
existe, il faudra montrer comment et à quel niveau elle s'exprime.
Ensuite, nous nous intéresserons à l’usage politique de cette mémoire collective.
Nous supposons ainsi que la mémoire des mouvements antécédents serrent les étudiants
dans leurs nouvelles batailles. Nous essayerons de voir quelles fonctions occupe cette
mémoire collective. Nous présumons qu’elle exerce une double fonction : d’abord de
sauvegarder le répertoire de l’action collective étudiante, ensuite de fournir un répertoire

11
idéologique suffisant à fermenter une mobilisation d’ampleur.
Enfin, à l’opposé de ces usages de la mémoire, nous avançons que l’utilisation du
passé peut aussi se faire en défaveur des étudiants si celui-ci n’est pas convoqué par les
étudiants même. En effet, nous supposons que les étudiants ne sont pas entièrement
propriétaires de la mémoire des mouvements, en raison de la particularité du groupe, cette
mémoire est largement partagée et entretenue par un vaste ensemble d’acteur qui ne se
cantonne pas aux organisations étudiantes.

Méthodologie

Pour mener à bien ce travail, nous avons décidé de privilégier une approche globale
pluridisciplinaire nourrie des méthodes et des réflexions historiographiques et
épistémologiques rencontrées au gré de notre cursus en science politique. A partir de là,
nous avons décidé d'organiser notre recherche autour de deux types principaux de sources
constitutives d'un terrain riche sur le plan théorique comme sur le plan empirique.
Le premier type de source, auquel nous avons fait appel est l’archive dites « papier
». Nous comprenons dans cette catégorie la littérature scientifique existante, les articles de
presse, les documents internes des organisations (quand cela est possible et accessible), les
documents des coordinations nationales, les tracts, les communiqués, les affiches etc. Par
ailleurs, la difficulté majeure que revêt l'utilisation de ces sources réside dans la complexe
récupération des documents d’époque, souvent pas ou mal archivés. Les archives des
organisations étudiantes en effet sont quelque chose de peu soignées, étant donné que
quelques années constituent une éternité dans un milieu marqué par une importante
rotation des effectifs. De plus, nous nous sommes concentrés sur les archives papiers
militantes pour le mouvement CPE et LRU, et pour les mouvements antérieurs nous avons
favorisé les témoignages recueillis dans les ouvrages précédents, les revues scientifique et
surtout la presse. Pour donner une idée de l'intérêt du recours à de telles ressources, nous
citerons le cas de la presse nationale (quotidien, régionale et magazine) investiguée qui
nous a permis de reconstituer le cours des événements des différents mouvement jour par
jour (même s'il faut prendre aussi en compte une certaine subjectivité de la presse). Ces
éléments précis et factuels ont permis de reconstruire la chronologie et la cartographie des
événements. En outre, les médias audio télévisuels, dont les archives sont faciles d’accès
(en particulier l’INA) nous ont été d’une grande aide pour replonger dans l’atmosphère des
différents mouvements. Enfin, l’utilisation d’internet, nous a permis de parcourir de

12
nombreux sites militants divers et variés qui diffusent de plus en plus souvent de
documents des anciens mouvements.
Le deuxième type de source avec lequel nous avons travaillé est le témoignage oral.
Concrètement, ces témoignages oraux sont collectés au moyen d’entretiens sociologiques
semi directifs. Ces entretiens sont importants pour tenter de répondre à notre
problématique dans la mesure où ils témoignent de la mémoire vive. De plus, les discours
des étudiants constituent en effet une collection précieuse d’arguments et d’illustrations
permettant d’infirmer ou de corroborer nos hypothèses de départ et de préciser l’acception
que les acteurs prêtent aujourd’hui à leur engagement. Nous avons effectué sept entretiens
que nous avons essayé d’ordonner selon les appartenances politiques et syndicales. Cet
échantillon ne vise en rien la représentativité du monde étudiant, les étudiants interrogés
étant tous politisé et ayant déjà fait l’expérience de plusieurs mouvements. Ce panel
pouvait prétendre tout au plus à représenter jusqu’à un certain degré les étudiants engagés.
SUD, CNT, Fac Verte, UNEF, MJS, PS, et AL sont les tendances politiques et syndicales
représentées dans cet échantillon, sachant que certains interrogés peuvent cumuler jusqu’à
trois appartenances différentes. D’autre part, nous avons décidé de ne pas utiliser trois
entretiens dans le corps même du texte, puisque nous ne les avons pas retranscrits en
annexe pour diverses raisons. En outre, nous avons également enrichi ces entretiens de
diverses rencontres plus informelles avec une dizaine d'autres militants appartenants à
diverses organisations. N’ayant pas eu la possibilité d’enregistrer ces discussions, nous
n’avons pas retranscris ces propos dans le corps du texte pour ne pas dénaturer le matériau.
Néanmoins, ces discussions nous ont permis de « tester » certaines hypothèses et de
préciser certains points de détails.
Enfin, ma « participation observante » aux mouvements de contestation contre le CPE et la
LRU, aux manifestations et aux assemblées générales à divers endroits m’ont permis de
nous imprégner des modes de fonctionnement des mobilisations étudiants et d’en
comprendre les ressorts.

Annonce du plan

Nous sommes donc en mesure d'annoncer le plan de notre travail. Dans une première
partie, nous dresserons un portrait de ces nouveaux étudiants, au travers des
transformations du monde universitaire, de la question identitaire puis de leurs
mobilisations. Dans une deuxième partie, nous analyserons comment se construit et se

13
transmet la mémoire collective des mouvements, nous verrons quels usages font les
étudiants mobilisés de la mémoire et comment celle-ci est indispensable au répertoire
d’action étudiant. Dans la dernière partie, nous décomposerons comment le passé quand il
est mobilisé par des éléments externes au milieu étudiant peut desservir le mouvement.

PREMIÈRE PARTIE/

14
LES ETUDIANTS : IDENTITES ET MOBILISATIONS

Afin de cerner les enjeux des mouvements étudiants, et de mieux comprendre les
pratiques mémorielles qu’ils engendrent, il est nécessaire, avant de dessiner les contours
d’une identité étudiante en perpétuelle mutation, de relever succinctement les
transformations du monde étudiant depuis les 1960, c’est-à-dire depuis le premier
mouvement de massification de l’université jusqu’à aujourd’hui.. En effet, le monde
étudiant, et la jeunesse en général, n’ont cessé d’évoluer à l’image de toute la société
française. Sans prétendre à l’exhaustivité, saisir les évolutions du monde étudiant nous
permettra de dresser, avec une plus grande acuité, un portrait de ce qu’est l’univers
étudiant de nos jours. Ainsi, nous essaierons d’aborder les grandes évolutions du monde
universitaire pour cerner ce nouvel acteur du social, « l’étudiant de masse ». Parce que les
étudiants des années 68 n’ont probablement rien en commun avec les étudiants des années
2000, nous devrons distinguer ces différences et souligner les changements du monde
universitaire, ainsi nous discernerons avec plus de justesse les caractéristiques des
mouvements étudiants de chaque époque. D’autre part, c’est en prenant une « photographie
sociale » la plus juste de l’actuel monde étudiant que nous serons à même de voir l’héritage
du passé et les originalités de notre époque dans cette identité étudiante en question.

SECTION 1/ Des héritiers à la cité : les nouveaux étudiants

1.1.1 Qui est étudiant?

La question centrale est ici de savoir qui est étudiant, c’est-à-dire de s’interroger de
sa définition et de comprendre comment celle-ci a été construite. Comment pouvons-nous
définir qui est étudiant? S’agit-il d’une catégorie socioprofessionnelle ou d’un groupe
social à part entière? C’est une série de questions complexes qui ne dispose pas de
réponses finies. Les éléments de compréhension de la question étudiante n’ont pas été les
mêmes selon les époques, d’autant plus que les représentations sociales et culturelles de
l‘étudiant ont changé. Pierre Bourdieu disait « la jeunesse n’est qu’un mot »10, il semble
que cette formule puisse aussi s’appliquer à l’étudiant. Être étudiant ne serait qu’un mot
tant cette condition prend des allures diverses et plurielles selon tout un ensemble de
10 Bourdieu Pierre, « La jeunesse n’est qu’un mot » in Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit,
1980, pp. 143-154

15
facteurs comme les lieux d’étude, le choix des études, l’appartenance sociale et culturelle
et autres déterminants sociaux.

Des problèmes de définition

Il n’existe pas à proprement parler de définition de l’étudiant. Le 24 avril 1946 est


une date historique pour le monde étudiant français, puisque c’est à l’issue des
délibérations du Congrès de l’UNEF que fut proclamée la charte de Grenoble qui constitue
les fondements même du syndicalisme étudiant, et qui définit l’étudiant comme « un jeune
travailleur intellectuel »11. Cette définition est actuellement fort contestable, on peut en
effet discuter du fait que les étudiants se retrouvent dans cette définition, peu de personnes
parmi l‘actuel effectif étudiant (2,2 millions d‘étudiants12) s‘identifieront à cette triple
qualité que lui attribue l‘UNEF. Les mutations de la société auront été telles qu’il apparaît
peu probable aujourd’hui que les étudiants se définissent spontanément comme des jeunes
travailleurs intellectuels, encore que réponse dépende des filières et des études choisies.
Nous reviendrons plus tard sur l’importance qu’accordent les étudiants à l’aspect
intellectuel de leurs études et sur l’idée de classe d‘âge particulière qu‘ils forment. On peut
apposer une autre définition de étudiant, selon le dictionnaire, est étudiant celui qui mène
des études supérieures et suit des cours d‘une université, d‘une grande école13, donc qui
poursuit des études « post-baccalauréat ». Cette définition de l’étudiant est très vague
puisque nombre d’individus au parcours divers et variés peuvent s’y retrouver. Ainsi, sont
étudiants les inscrits dans un établissement public à caractère scientifique et culturel (les
facultés donc), tout comme les élèves des grandes écoles, et notamment des « petites »
grandes écoles privées, mais également des différents établissements d’enseignement
supérieurs différents des facultés comme les écoles d’infirmières etc. Une prétendue
existence d’une identité étudiante est ici mise à mal, tant il semble difficile d’établir un lien
entre un étudiant de BTS, un étudiant de sociologie à Nanterre et un étudiant d’HEC. S’ils
peuvent tous se définir comme étudiant, on peut largement supposer qu’il y a un grand
nombre de différences notables dans leur pratiques sociales et leurs conceptions de ce
qu’est la vie étudiante. Nous le voyons bien, le monde universitaire revêt un aspect très
largement protéiforme. En outre, au niveau des individus, il est important de relever

11 Charte de Grenoble, 1946, http://www.unef.fr/delia-CMS/index/topic_id-4,26,/


12 « Les effectifs du supérieur : évolution », in Repères et références statistiques sur les enseignements, la
formation et la recherche, RERS 2007, Ministère éducation nationale, p.172-173
13 Dictionnaire Le Robert Quotidien, 1996

16
l’existence d’étudiants de moins de 18 ans, de vieux étudiants et de salariés qui décident
d’entamer des études ou de les reprendre si elles avaient été interrompues. À la grande
diversité des lieux et des choix d’étude, peut donc s’associer la pluralité des parcours
biographiques et des publics étudiants.

Le statut d’étudiant

Il existe en France un quasi-consensus pour considérer l’état d’étudiant comme une


étape du devenir social de l’individu. La principale action de l’UNEF en défendant les
droits des étudiants, tels que la protection sociale, l’indépendance matérielle mais encore
les droits syndicaux n’ont pas pour autre but que de faire en sorte que l’étudiant puisse être
reconnu comme un « salarié en devenir, un futur travailleur »14. Cette volonté d’insérer les
étudiants dans la société en reconnaissant leur rôle futur ne se retrouve concrètement que
lorsque le statut juridique de l’étudiant fut légalement officialisé en 1946. Dès lors, les
étudiants deviennent l’objet d’une politique générale de prévoyance sociale, induite par les
porte-parole syndicaux du groupe, et se mettent en place des organismes institués propres
aux étudiants au même titre que les autres catégories de travailleurs. La loi du 23
septembre 1948, votée à l’unanimité, étend le régime de sécurité sociale aux étudiants, leur
accordant ainsi un véritable statut juridique, qui n’a jamais été modifié depuis 15. Cette loi
signifie avant tout la prise de conscience par l’État de la collectivité étudiante, mais elle
souligne également la volonté de démocratiser l’Université aux lendemains de la
Libération. La spécificité de la condition étudiante et la loi de 1948 ont conduit le
législateur à définir le régime de Sécurité sociale des étudiants comme un régime
particulier.
Ainsi un système d’aides spécifiques s’est peu à peu développé et s’est très
largement étendu dans tous les domaines de la vie étudiante (bourse, prêts, logements,
restaurants universitaires…). L’institutionnalisation de ce système de solidarité a permis,
outre de garantir les étudiants contre certains aléas de la vie et de participer au processus
d’ouverture de l’université, d’assurer la prise en charge et l’encadrement d’une population
de plus en plus importante. C’est donc la réglementation et l’extension des régulations
sociales et économiques de l’État qui ont généralisé le statut d’étudiant. En effet, au travers
des politiques de l’éducation, de la protection sociale, les pouvoirs publics ont régi - quand

14 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008


15 Erlich Valérie, Les nouveaux étudiants, un groupe social en mutation, éd. Armand Colin, 1998, p.88-89.

17
ils ne les ont pas inventés - les âges de la vie (enfance, jeunesse, troisième âge…). D’une
certaine façon, « l’âge étudiant » d ‘un point de vue strictement institutionnel correspond à
une période qui s’échelonnerait entre 17 et 26 ans, âges pendant lesquels les étudiants
peuvent bénéficier d’une prévoyance sociale spécifique16. Valérie Erlich parle d’un âge
étudiant en raison de l’instauration de systèmes de prévoyance et de régimes mutualistes
qui ont favorisé de cette façon le découpage de la population des jeunes en catégorie plus
fines, faisant coïncider année d’âge et classe scolaire. En établissant des protections par
tranches d‘âges, en fixant des âges d’entrée et de sortie, les politiques publiques participent
à la délimitation des frontières du groupe étudiant. C’est d’ailleurs ainsi qu’on assimile
communément le groupe étudiant à une classe d’âge particulière: la jeunesse.

Être étudiant : une étape transitoire

Le groupe étudiant est ainsi toujours une classe d’âge particulière dans une époque
donnée. Cette première fermeture du groupe nous permet déjà de lui assigner des traits
identitaires spécifiques. La stratification par classes d’âge est ainsi l’élément explicatif qui
permet de rendre compte du comportement des jeunes, de leur spécificité et de leur
constitution en sous-groupe. Si la jeunesse n’est qu’un mot, il n’empêche qu’il est toujours
assez aisé de discerner en elle des modes de vie, des pratiques culturelles et sociales,
différents du reste de la population. L’âge étudiant est donc le temps de la jeunesse avec ce
qu’il porte en lui de plus distinctif17. Le groupe étudiant est d’autant plus spécifique, qu’il
est bâtît sur une classe d’âge particulière, il est le représentant d’une génération
contrairement aux autres groupes sociaux. D’autre part, le groupe étudiant a la vocation
d’être transclassiste. Construit de manière inverse des autres groupes socioprofessionnels,
homogènes et transgénérationnels, le groupe étudiant apparaît comme dépositaire d’une
identité spécifique. Celle-ci est pourtant ballottée par le caractère intrinsèque du groupe
étudiant: c’est une classe de génération, en ce sens elle regroupe l’ensemble des personnes
nées une même année ou un même groupe d’années. Par définition, on n’est étudiant que le
temps d’apprendre une profession. Une fois la formation accomplie, l’étudiant devient un
véritable travailleur, il sort du groupe étudiant pour entrer dans un groupe professionnel.
Donc, à la supposée identité étudiante se succède une identité professionnelle, qui est
16 Erlich V., op. cit. p.90
17 La jeunesse, période de transition entre l’enfance et l’entrée dans la vie adulte se caractérise par différents
traits dominants, à savoir le report de la formation du couple, multiplication des expériences, déconnexion
avec le groupe d’appartenance etc. voir Bauby Pierre et Gerber Thierry, « identification et expérimentation »
p.28-34, in Singulière jeunesse plurielle, les jeunes des années 1990 et leurs mobilisations, Publisud, 1996

18
marquée par toute une série de caractéristiques socioculturelles, elles-mêmes relativement
aisées à distinguer. L’aspect transitoire du groupe étudiant - il se renouvelle à peu près tous
les cinq ans - pose la question de la transmission des références communes. La particularité
intrinsèque du fait d‘être étudiant est sa durée limitée. La condition étudiante ne dure
effectivement que quelques années, ce n’est donc pas un groupe stable dans le temps, ainsi
cette courte temporalité peut mettre en péril le sentiment d’identification. Ainsi, comment
un groupe, dont les composants sont régulièrement changés, peut-il se stabiliser dans le
temps afin de constituer une collectivité cohérente, détentrice de référents identitaires
suffisamment solides pour faire perdurer un processus d’identification? Nous
développerons plus loin ce point quand nous analyserons le rôle que jouent les
organisations politiques et syndicales dans la construction identitaire étudiante.

1.1.2 Transformations du monde étudiant

Si l’on voulait dessiner le portrait-type de l’étudiant du passé, celui-ci serait


assurément un garçon, de classe bourgeoise, au statut d’intellectuel et évoluant dans ce
monde clos du pays latin. Longtemps les représentations de la vie étudiante évoquèrent une
époque bohème et romantique, des étudiants plus âpres aux loisirs qu’à l’étude. La figure
de Frédéric Moreau dépeinte par Flaubert en est le symbole. Un changement dans les
représentations s’opère avec l’apparition de « l’étudiant pauvre » et surtout en raison de la
massification des effectifs étudiants depuis les années 1960.

La massification

Entre 1961 et 1969 le cortège étudiant a été multiplié par 2,7.18 Cette première
massification de l’université est la résultante de la conjonction de plusieurs facteurs.
D’abord, on constate l’arrivée de la génération du baby-boom. De plus, les « Trente
Glorieuses » sont une période de progrès économique et sociale dans laquelle l’instruction
supérieure apparaît comme un facteur de promotion sociale, ce qui explique la demande
sociale croissante de formation. Enfin, la tertiarisation de l’économie requiert une hausse
de la main d’œuvre qualifiée dont souffre la France aux lendemains de la guerre.
La progression de l’effectif est moins forte dans la quinzaine d’années suivantes,
mais elle connaît une nouvelle accélération au début des années quatre-vingt-dix. Le

18 Erlich V, op. cit. p.43

19
nombre d’étudiants dans les seules universités est passé de 214 700 en 1960-61 à 1 285
400 en 2006-07. Au total le nombre d’étudiants s’est multiplié par plus de 7 sur les
quarante dernières années, le nombre total dans l’enseignement supérieur passant de 309
700 à 2 254 400 aujourd‘hui.19 En prenant en compte les seuls effectifs des inscrits à
l’Université, la proportion étudiants parmi les 18-22 ans a été multipliée par six depuis le
début des années cinquante, cette proportion est actuellement supérieur à 35%. Si l’on
prend en compte la totalité des inscrits dans l’enseignement supérieur, les effectifs
représentent plus de la moitié de la population des 18-22 ans20.
Nous assistons depuis le début des années quatre-vingt à un éclatement de la
catégorie étudiante, puisque, si les inscrits en université sont toujours la grande majorité
des jeunes qui poursuivent des études supérieures, ils en forment une proportion
légèrement décroissante. Le déclin relatif du poids de l’Université est modéré mais
continu: de 74% en 1970-1971, la proportion d’étudiants des universités (hors IUT) parmi
l’ensemble des effectif du supérieur est passé à 68% en 1980-1981, pour finalement tomber
à 57% en 2006-2007.21 Cette décroissance relative n’est pas due à une baisse du nombre
d’inscrits dans les universités. Depuis dix ans le nombre d’inscrits tend à se stabiliser
légèrement en dessous 1 300 000, les évolutions annuelles résultent d’avantage de la
structure démographique que d’une tendance sociale. Les autres établissements que les
universités ont simplement enregistré une croissance beaucoup plus rapide de leurs
effectifs, même si pour la première fois en 2006-2007 une baisse a été enregistrée dans
l’ensemble de l’enseignement supérieur ( - 1,3% par rapport à l’année précédente, donc 2
254 400 contre 2 283 300).
Selon des prévisions du ministère de l’Éducation Nationale, la moindre croissance
que par le passé des effectifs d’élèves dans les lycées, résulte de l’arrivée de générations
moins nombreuses à l’âge d’accès au second degré devrait abaisser le taux de croissance
des étudiants22. Il est prévu que la hausse des inscriptions devrait se maintenir en
s’atténuant jusqu’en 2009. Elles diminueraient ensuite jusqu’en 2013. Le nombre
d’étudiants dans le 1er cycle du supérieur, dépendant étroitement du nombre de bacheliers,
serait en baisse. Le succès des 2ème et 3ème cycle se confirmerait alors que les filières
sélectives seraient en recul. Par ailleurs, depuis quatre ans, nous avons déjà commencé à
constater une véritable stagnation de l’effectif étudiant, et même les débuts d’une
19 « Les effectifs du supérieur : évolution », op. cit.
20 Galland Oliver et Oberti Marco, Les étudiants, Paris, La Découverte, 1996
21 « Les effectifs du supérieur : évolution », op. cit.
22 Benoît Leseur « Les effectifs de l'enseignement supérieur à l'horizon supérieur à l'horizon 2013 »,
Données sociales - La société Française, édition 2006 (doc. INSEE)

20
régression l’année dernière.

Mutations des publics étudiants

À coté de l’université, hégémonique dans le parcours étudiant jusque dans les


années 1970, s’est développée une myriade de filières alternatives (IUT, IUFM, STS,
écoles et instituts spécifiques…). L’hétérogénéité de la population étudiante a d’autres
causes que la diversification des établissements et des filières. Différents profils étudiants
se distinguent: adultes actifs en reprise d‘étude - des étudiants « atypiques » donc, qui
s’apparentent plus à des adultes en formation permanente qu’à de véritables étudiants -, des
jeunes étudiants actifs, de plus vieux étudiants inactifs - les éternels étudiants - etc. Le
premier changement notable dans le public étudiant est l’actuelle domination des filles. De
3% en 1900, la proportion de filles à l’Université est passée à 34% en 1950 et à 43% en
1970. En 1993, elle est de 55%. L’avantage des filles apparaît indéniable et leur
scolarisation massive est l’un des éléments marquants de l’évolution du système éducatif23.
D’autre part, si la croissance des effectifs de l’enseignement supérieur et la multiplication
des parcours ont transformé le monde étudiant, c’est en priorité l’ouverture de l’université
à d’autres milieux qui est à l’origine de ce changement. Peut-on en effet parler de
démocratisation de l’enseignement supérieur ou bien les études restent-elles un monde clos
réservé à une caste de privilégiés?

Une démocratisation ou simple réduction des inégalités?

Si la démocratisation de l’enseignement a été l’objectif explicite de toutes les


politiques scolaires depuis le Front populaire (à l’exception de celle de Vichy), elle
n’apparaît réellement en ce qui concerne l’enseignement supérieur qu’à l’aube des années
1960, lorsque l’accroissement des flux étudiants devient incontestable. Dès lors
« l’enseignement doit donc offrir à tous d’égales possibilités de développement, ouvrir à
tous l’accès à la culture, se démocratiser moins par une sélection qui éloigne du peuple les
plus doués que par une élévation continue du niveau culturel de l’ensemble de la nation ».24
Selon A. Prost, le terme de démocratisation accepte simultanément deux sens
23 C. Baudelot et R. Establet consacrent ainsi leur ouvrage Allez les filles! à la féminisation du système
éducatif.
24 Commission d’étude sur l’enseignement supérieur Langevin-Wallon en 1947 cité in A. Prost, L’école et
la Famille dans une société en mutation, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France,
Paris, Nouvelle Librairie de France, 1981, p.206

21
complémentaires, quantitatif et qualitatif. Quantitativement, la démocratisation se confond
avec la croissance de l’enseignement, le développement de la scolarisation.25 En un sens, la
démocratisation quantitative de l’enseignement supérieur est incontestable puisque les taux
de scolarisation ont largement augmenté. Pourtant nous n’avons pas assisté à une véritable
démocratisation du recrutement. En France métropolitaine et dans les DOM, l’origine
sociale des étudiants français évolue très peu d’une année sur l’autre : les étudiants des
catégories sociales les plus favorisées continuent à être fortement surreprésentés au
détriment des jeunes de catégories sociales plus modestes : toutes formations confondues,
30,1 % des étudiants ont des parents cadres supérieurs ou exerçant une profession libérale,
11,2 % sont enfants d’ouvriers et seulement 2,4 % fils ou filles d’agriculteurs26. Ainsi il
s’agit plus d’une réduction des inégalités que d’une réelle démocratisation. Si transclassiste
est le groupe étudiant, il fonctionne néanmoins comme un miroir déformant de la
composition sociale.
D’autre part, si l’entrée à l’enseignement supérieur s’est « ouverte », on constate
tout de même une importante fracture sociale selon les filières universitaires. En effet, si
l’on considère le recrutement social des classes préparatoires aux grandes écoles et celui
des autres écoles, on remarque toujours la surreprésentation des catégories sociales
élevées.27 On peut logiquement parler d’une dichotomie du monde étudiant, puisqu’il y a
d’un côté le secteur ouvert de l’université et de l’autre le secteur fermé des grandes écoles
qui mettent en œuvre un processus de sélection assurant à l’élite sociale les meilleures
chances sur le marché de l’emploi. D‘autre part, à la rentrée 2006, la poursuite d'études
longues à l'université est plus encore le fait de jeunes dont les parents sont cadres
supérieurs ou exerçant une profession libérale : leur part passe de 28,7 % en cursus Licence
et IUT à 38,3 % en cursus Doctorat. Inversement, alors que les enfants d’ouvriers
représentent 12,3 % des étudiants inscrits à l’université en cursus Licence, cette part est de
4,4 % en cursus Doctorat28. Cette relative démocratisation de l’université, principalement
du premier cycle là où les taux d’échec sont les plus forts, explique l’évolution des
discours de représentation des étudiants: des héritiers nous sommes passés au petit-
bourgeois, puis à l’étudiant de massé, jusqu’à aujourd’hui où semble se dessiner la figure

25 Prost A., L’Enseignement s’est-il démocratisé?, Paris, PUF, 1986, pp.11-12.


26 « L’origine socioprofessionnelle des étudiants français », in Repères et références statistiques sur les
enseignements, la formation et la recherche, RERS 2007, pp.198-199
27 Aujourd’hui les fils de cadres supérieurs auraient 17 fois plus de chances que les fils d’ouvriers d’être
dans une classe préparatoire aux grandes écoles, M.Euriat, C.Thélot, « le recrutement social de l’élite
scolaire… », pp. 403-438 cité dans Erlich V. op. cit. p.57
28 « L’origine socioprofessionnelle des étudiants français », op. cit.

22
d’un étudiant pauvre de banlieue.

Dévaluation des diplômes, précarisation des jeunes.

L’enseignement n’a pas tenu ses promesses: les diplômes n’ont pas l’efficacité
sociale escomptée et ne garantissent pas les places attendues. Les médias ne cessent de
reprocher à l’enseignement de fabriquer des chômeurs. Pourtant si la crise économique a
touché tous les jeunes et que les garanties professionnelles sont devenues plus aléatoires, la
plupart des études montrent que les diplômes de l’enseignement supérieur demeurent la
meilleure protection contre le chômage. Mais le chômage ne touche plus seulement les
non-diplômés, il frappe tous les jeunes et de façon différente. Mais jusqu’à quel point les
différents diplômes et spécialités de formation post-baccalauréat prémunissent-ils ou non
leurs détenteurs contre les difficultés d’accès aux emplois, la précarité, la sous-
qualification, les petits salaires?
L’inflation scolaire et l’augmentation du taux d’accès d’une classe d’âge à
l’enseignement supérieur ont ébranlé un diplôme comme le baccalauréat qui pouvait
encore avoir une valeur sur le marché du travail avant la massification des études. Le CAP
et le BEP subissent aussi les contrecoups de la démocratisation des études supérieures.
L’investissement éducatif du jeune diplômé en est dévalorisé de même que la période de
transition entre l’université et l’emploi est rallongée. Si le temps des études s’est prolongé,
c’est surtout l’entrée dans le marché du travail qui a été retardé par des phénomènes de
blocage économique. Plus cette période transitoire s’étend, plus elle risque de créer une
situation de dévalorisation, du diplôme et des compétences professionnelles, qui
compromette durablement l’investissement éducatif.
Pendant longtemps la possession d’un diplôme d’enseignement supérieur a été la
clé d’insertion dans la vie professionnelle et une assurance contre le chômage. Depuis
plusieurs années, avec les difficultés économiques du pays, ces postulats ont été
sérieusement mis à mal. Depuis quelques années, l’enquête annuelle de l’INSEE sur
l’emploi (année 2005) ainsi que les enquêtes d’insertion, observée 3 années après le
diplôme, du CEREQ (Centre d’études et de recherche sur l’emploi et les qualifications)
soulignent que cette relative protection du chômage s’estompe et, en particulier, pour les
diplômes universitaires de type Bac + 529. Actuellement, plus d’un diplômé du supérieur

29 CEREQ (2004),GÉNÉRATION 2001, S’insérer lorsque la conjoncture se dégrade, Bref n° 214,


décembre, accès (12/06 2006) http://www.cereq.fr/pdf/b214.pdf

23
sur trois est « déclassé » du point de vue du salaire : il est moins rémunéré que la moitié
des titulaires d’un diplôme immédiatement inférieur.30 Les plus représentées dans ce
phénomène de déclassement : les jeunes femmes. Sur près de dix ans, les enquêtes CEREQ
montrent que la proportion de diplômés de troisième cycle universitaire ou d’une école
devenus cadres, trois années après leur insertion, diminue régulièrement passant de 80% à
70%. Les diplômés de cycles universitaires plus courts semblent, en revanche, moins
souvent déclassés par rapport à leur niveau de formation. Côté salaire, au bout de trois ans
de vie active, les diplômés de troisième cycle universitaire ou d’une partie des écoles
auraient même subi une sensible diminution de leur pouvoir d’achat.
Si un diplôme de haut niveau reste encore une meilleure garantie contre le
chômage, l’insertion professionnelle ne s’opère toutefois pas toujours au niveau
correspondant à la qualification du diplômé. Les désillusions peuvent prendre des formes
plus ou moins aiguës selon les périodes et la scolarisation de plus en plus massive a créé de
nouvelles attentes - au demeurant forts légitimes - et de nouvelles formes de
désenchantement. Pierre Bourdieu a décrit ce processus de désillusion collective engendré
par le décalage entre, d’une part, les chances et l’identité que semble promettre le système
scolaire et, d’autre part, les possibilités qu’offrent réellement le marché de l’emploi et les
situations de travail. À tel point qu’il parle de « génération abusée »31.

1.1.3/ Les nouveaux mouvements étudiants [1986-2006]

Des mouvements défensifs

Ces vingt dernières années ont été jalonnées par de nombreuses mobilisations
étudiantes. Même si ces mouvements restent ponctuels et bien souvent éphémères, le
milieu a su conserver une capacité à générer des mobilisation de masse aptes à faire plier
un gouvernement. Les mouvements de 1986 (contre le projet Devaquet), de 1994 (contre le
contrat d’insertion professionnelle), de novembre-décembre 1995 (pour de meilleures
conditions d’études et une meilleure répartition des moyens), de 2006 (contre le CPE) -
pour ne citer que les « victoires » - font ressortir clairement les aspects de ces nouvelles
mobilisations étudiantes. Ces nouveaux mouvements étudiants sont généralement présentés

30 Bourdon Jean, « Que valent vraiment les diplômes universitaires sur le marché du travail ? », Le mensuel
de l'université, n°7 - juillet 2006
31 Bourdieu Pierre, « classement, déclassement, reclassement », actes de la recherche en sciences sociales,
n°24, novembre 1978.

24
comme des mouvements conservateurs. Ces mouvements sont en grande partie défensifs,
le point commun à l‘ensemble des mouvements étudiants depuis 1986 est une réaction à la
difficulté d‘accès à l‘emploi par la formation universitaire. Les mobilisations reposent sur
des problèmes concrets, qui conditionnent la liberté et l’égalité d’accès à l’université (refus
de la sélection, droits d’inscription, encadrements, locaux, validation des diplômes et
équivalences, etc.). La thématique de la précarisation de la jeunesse a pris notamment une
ampleur sans précédent depuis les années quatre-vingt-dix, au moment où la représentation
de « l’étudiant de masse » se mue peu à peu en celle de « l’étudiant de cité ». La précarité
du marché de l’emploi, et la fragilisation des garanties collectives d’insertion
professionnelles liées aux diplômes sont au cœur de toutes les mobilisations étudiantes.
Dans un contexte de crise économique et de chômage de masse, les étudiants ont
l’impression d’être engagés dans des études dévaluées par avance que toute réforme
viendrait déprécier plus encore. Ainsi, ils se sentent méprisés et maltraités, et ils expriment
donc leur malaise, leur frustration au travers de ces mobilisations. L’action collective
étudiante, depuis les années quatre-vingt, exprime la force de la demande sociale
d’éducation de couches de plus en plus diversifiées de la population qui s’opposent à tout
ce qui viendrait entraver la liberté d’accès à l’Université ou mettre en cause les conditions
de la réussite.

Single issue movement32

Ces mouvements de jeunesse sont marqués par un certain réalisme qui s’exprime
dans le rejet d’une « globalisation ». C’est le triptyque « une revendication, un objectif, une
cible » censé faire gagner un mouvement. Les étudiants en mouvement ne souhaitent plus
élargir leurs revendications à des questions globales, ils se cantonnent à un mot d’ordre qui
est supposé être le socle de la victoire. Pourtant, ne pas élargir la plateforme des
revendications est quelque chose de difficile à tenir face à la puissance des organisations
politiques de jeunesse dans les mobilisations étudiantes. Depuis 1986, l’élargissement des
revendications est craint par les syndicats étudiants majoritaires - surtout par l’UNEF qui,
depuis sa réunification en 2001, se présente souvent comme le fer de lance des
mouvements étudiants - , ils redoutent une dilution des éléments revendicatifs et une
crispation plus forte encore de l’adversaire.

32 Hine D. (1982) ‘Factionalism in West European Parties: A Framework for Analysis’, West
EuropeanPolitics vol. 5 no. 1 pp. 36-53

25
« Ils savaient [l’UNEF] que pour le mouvement [2006] dure il ne fallait pas élargir la
plateforme de revendications. Et pendant très longtemps le but de l’UNEF à la
coordination a été de ne pas élargir la plateforme de revendications. On ne voulait pas
devenir les personnes qui réclamaient la réforme de telle ou telle chose. […] L’UNEF a
placé des gens pour qu’on n’en parle pas [l‘élargissement des revendications] . On a tout
fait pour que ce ne soit pas dit. Un truc tout simple, à l’IEP, il y avait des gens de gauche,
voire bien à gauche, qui votent de façon systématique le blocage, c’est-à-dire 150
personnes à peu près. Mais on a besoin de 100 personnes en plus pour le voter, et avec une
plateforme élargie on l’aurait jamais obtenu ce blocage. »33

Ces nouveaux mouvements se construisent dans un souci d’efficacité certain, il faut


être ferme et ne pas s’enliser dans un conflit de longue durée. Les étudiants craignent en
effet de quitter trop longtemps les universités, il faut gagner vite pour reprendre au plus
vite les études. Cette pression est évidemment inhérente à chaque forme d’engagement,
mais chez les étudiants elle revêt une allure toute particulière quand on sait que les années
68 ont été symbolisées par le fameux « Ce n’est qu’un début, continuons le combat ! ». Les
années 1980 et 1990 sont en effet marquées par ce refus du jusqu’au-boutisme. Les
étudiants font preuve d’une rationalité nouvelle par rapport au passé, face à leurs études et
aux contraintes universitaires, telles que les examens qui sont toujours une échéance fatale
pour les mobilisations étudiantes. Les pressions de l’administration, des professeurs et des
parents rendent de plus en plus difficiles d’inscrire ces mouvements dans la durée. Chaque
lutte étudiante est ainsi ancrée dans une dialectique de soumission-défi, un rapport de force
dans lequel le temps joue un rôle considérable. C’est ainsi qu’en 1986, les étudiants
souhaitaient une victoire rapide pour reprendre les cours. La mobilisation contre le projet
Devaquet a été très forte au début, lorsqu’il s’agissait de s’opposer à toutes tentatives de
sélection à l’entrée de l’Université. L’objectif était ramené à sa plus simple expression:
retrait du projet sans autre proposition ou revendication. Le mouvement s’arrêtera
rapidement après le retrait du projet et la mort d’un étudiant. Les tentatives, suite à cet
événement dramatique, de relancer la mobilisation sur des mots d’ordre démocratiques et
éthiques échoueront. De même, lorsque le CPE est abrogé en avril 2006, des étudiants
tenteront vainement de continuer le mouvement en maintenant actions et blocages, mais la
plupart des étudiant auront aussitôt regagné les salles de cours à l’approche des examens.

33 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008

26
À chaque fois que les organisations politiques tenteront d’élargir le mouvement, ils se
trouveront lâchés par la base qui, dans sa très large majorité, préfère s’en tenir à des
revendications précises concernant l’Université.

Des mouvements « apolitiques »?

Depuis 1986, les mouvements étudiants se distinguent par cette volonté de


préserver leur autonomie, leur indépendance, dans le but de ne pas être récupérés.
« L’affirmation de l’autonomie personnelle conduit à un rejet de l’action politique ».34 Plus
précisément, la volonté de « rester soi-même » et de ne pas être « récupéré » politiquement
se conjugue à l’importance accordée aux études pour la réussite sociale, parfois pour son
épanouissement personnel, et explique à la fois le rejet du politique mais aussi la forte
capacité de mobilisation du monde étudiant. Il ne s’agit plus, comme dans les mouvements
des années soixante et soixante-dix, de défendre de grands principes et encore moins de
proposer des projets de société ou une autre politique universitaire. Dans ces nouvelles
manifestations, les revendications corporatives dominent, et de loin, les manifestations
politiques. La majorité des étudiants fait preuve d’une grande vigilance, voulant à tout prix
en rester à « des choses concrètes » et surtout ne pas politiser les revendications.
Les références au mouvement ouvrier ont peu à peu déserté les slogans et les cris
de ralliement des mouvements étudiants. Les drapeaux rouges et noirs se font de plus en
plus discrets, comme les références aux grandes idéologies ont progressivement disparu.
L’étudiant de masse, des temps de la précarité, ne s’emporte pas dans une logorrhée
marxiste comme l’étudiant gauchiste des années soixante et soixante-dix. Enfin, ces
mouvements sociaux s’inscrivent dans un contexte tout à fait particulier, celui de
l’effondrement de l’URSS et des grandes idéologies. La proclamation de « la fin de
l’histoire » et du libéralisme comme seul horizon aux sociétés humaines expliquent le
déclin idéologique des discours étudiants. Ayant perdu de sa crédibilité, et donc de sa
légitimité, l’ensemble du vocable révolutionnaire - toute référence au marxisme, la remise
en question de la société capitaliste, la lutte des classes etc. - s’efface progressivement du
discours étudiant, pour finalement devenir presque tabou dans les AG, considéré comme un
passéisme vulgaire et attardé.

Une dépolitisation?

34 Lapeyronnie Didier et Marie Jean-Louis, Campus Blues, Les étudiants face à leurs études, Seuil, 1992

27
Les actions étudiantes les plus récentes ressemblent de plus en plus à une action
collective sans contenu culturel, à des explosions soudaines, des émeutes chargées d’une
forte dimension émotionnelle35. « En une vingtaine d’années, nous sommes passés d’un
climat sartrien, d’hyper-engagement, dans lequel tout paraissait politique, à une période
paradoxale de mobilisation sans politique, voire de mobilisation hostiles à la politique ».36
Sommes-nous en présence d’étudiants complètement hostiles à la politique, qui ne se
mobilisent qu’en raison de leurs soucis personnels?

« Ouais mais alors ça c’est des tartes à la crème. Tu peux être sur qu’on dit la
même chose des lycéens en ce moment. En 95 on disait la même chose, les médias au
début ne parlaient pas des revendications ils parlaient du malaise des étudiants. En gros,
ils sont dépolitisés, c’est juste qu’ils ont peur de leur avenir etc. c’est aussi un moyen,
comme pendant le CPE, de mettre un écran de fumée sur les revendications. Sur la
dépolitisation de la jeunesse, je pense que c’est un peu une tarte à la crème. […] Alors
évidemment maintenant il y a pas un engagement fort de remise en question de la société.
Mais aujourd’hui t’as une remise en question de la précarité. Alors le fait qu’aujourd’hui
l’horizon indépassable pour un jeune diplômé ou non diplômé se soit une période de 3,4,5,
6 voire 10 ans d’intérim, CDD, stage… tout ça n’est bien sur pas une remise en cause du
capitalisme dans une perspective révolutionnaire. En même temps, c’est un phénomène
politique et tu peux voir que c’est la jeunesse qui a mis ça au centre du débat. […] on peut
considérer que c’est un truc petit bourgeois qui n’est pas très radical mais qui peut donner
naissance à des radicaux. Bon, on peut dire que c’est des mouvements conservateurs dans
la mesure où ce qui est réclamé c’est d’avoir la même situation sociale que nos parents.
Faire des études, avoir un boulot stable correctement payé, on en est là ouais. Mais en
Angleterre ils en sont à niveau de précarité avancée et pourtant à ma connaissance il n’y a
pas de mouvement de jeunesse, de mouvement social là-bas, ils ont complètement intégré
tous les phénomènes de domination et de précarisation des classes moyennes et des
classes populaires. »37

« Dans le CPE, t’as un effet de masse assez grégaire, assez moutonnier, et qu’est-

35 ibid.
36 Dubet François, “Dimensions et figures de l'expérience étudiante dans l'université de masse”,
Revuefrançaise de sociologie, XXXV, 1994, pp.511-532.
37 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008

28
ce que demandaient les jeunes en définitive? C’était un travail, une bonne situation
sociale, des salaires confortables, et pour y parvenir, les jeunes se dotent de techniques
comme des manifs de masse, des journées de mobilisation ponctuelles. On se retrouve à
des dizaines de milliers dans la rue, mais il y a un rejet très massif de la violence politique,
on veut surtout pas s’en prendre à l’État, à la police, on est des gentils étudiants, on est
des pacifistes. On ne pense absolument pas, car derrière cette loi dégueulasse, il y a toute
une idéologie derrière. Ce que veulent les étudiants c’est se fondre dans la société, se
fondre dans le monde du travail, sans remettre en question les dogmes de la société
capitaliste qui est la nôtre. »38

C’est sans doute cet aspect qu’il faut retenir, celui d’une forte capacité de
mobilisation sur le devenir des étudiants dans le marché du travail et sur la condition
universitaire, dans un contexte de perte de crédibilité du politique et de valorisation de la
personnalité et de la subjectivité. Ces actions reposent sur des inquiétudes, mais constituent
par ailleurs des moments privilégiés d’expression et d’expériences personnelles et
collectives qui donnent cette spontanéité et cette intensité émotionnelle aux mouvements
étudiants.

Des jeunes anti-institutions

Néanmoins, il serait erroné de considérer l’apolitisme des étudiants comme un rejet


de la politique, car ils sont politisés, c’est juste une façon différente d’aborder la chose
politique par rapport aux générations précédentes. Le déclin des organisations syndicales et
politiques en terme numérique est un mauvais indicateur du niveau de politisation, puisque
de nos jours militer s’illustre moins par le fait d’être encarté que de se montrer disponible
en terme d’action collective. On n’est plus à « l’intérieur », en tant que membre, en tant
qu’initié, comme dans les années soixante-dix; être actif politiquement, être engagé, militer
donc, c’est participer et non pas signer.
De ces évolutions, s’il ne s’agit pas d’un rejet de la politique, pouvons-nous
conclure à une relative dépolitisation des étudiants? Il semble qu’il soit toutefois prématuré
de parler de jeunesse dépolitisée au regard des importantes mobilisations qui se sont
multipliées ces dernières années (loi Fillon, CPE, LRU, lycéens contre Darcos…). Nous

38 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008

29
savons que la jeunesse est un « moratoire politique »39. Effectivement, les jeunes sont une
classe d’âge particulièrement méfiante vis-à-vis des institutions et des organisations
politiques. De plus, rares sont les jeunes qui se disent spontanément intéressés par le
phénomène politique. Cependant, les étudiants sont des jeunes différents des autres quant à
la question politique. Plus de la moitié d’entre eux se disent intéressés par la vie politique.40
Cette surpolitisation relative des étudiants s’explique principalement par leur niveau
d’éducation plus élevé, et de fait, il est reconnu que le niveau d’étude est étroitement
corrélé avec le degré de politisation.41 L’apolitisme revendiqué des étudiants ne serait pas
tellement un refus d’être politique, mais plutôt un refus d’entrer dans le jeu politique
partisan, celui de la politique politicienne.
Des changements d’attitudes face à la vie politique et à la participation politique
s’amorcent dans les années quatre-vingt. Depuis, les modèles d’engagement civique et
politique auront connu une sensible évolution, les étudiants, et plus généralement tous les
acteurs du mouvement social, se tournent vers de nouvelles formes de participation. En
effet les jeunes, et les étudiants, sont de plus en plus réticents à s’engager dans des
organisations politiques classiques. François Dubet explique ce phénomène de mise à
distance de la politique parmi les étudiants par la conjonction de deux phénomènes: la
massification de l’université et le renforcement des mécanismes sélectifs internes de
l’institution scolaire et universitaire. C’est-à-dire que les étudiants opposent de plus en plus
leurs intérêts et leurs inquiétudes à l’inefficacité de leurs études. L’engagement serait
devenu un luxe coûteux en termes de prise de temps et d’effort dans une situation où
l’université massifiée tend à renforcer les mécanismes sélectifs internes de l’institution
scolaire et universitaire.42 Pour preuve, selon un rapport remis au Ministre de l'Éducation
Nationale, les étudiants des universités conçoivent désormais leur engagement comme une
responsabilité individuelle davantage que comme la participation à un tout. Il n’est plus
question pour eux de se fondre dans un groupe au service duquel ils mettraient à
disposition leurs compétences et leur temps.43 En revanche, de nouvelles formes
d’engagement émergent, plus distanciées, plus ciblées, volontiers indépendantes des
39 Muxel Anne, « le moratoire politique des années de jeunesse », in Les jeunes et la politique, Coll.
Questions de politique, Hachette, 1996, p.67
40 Galland O. et Oberti M., op. cit.
41 Bréchon Pierre, « Le rapport à la politique », in H. Riffault, Les Valeurs des Français, PUF, Paris, 1994,
p.163-200
42 Dubet François, “Dimensions et figures de l'expérience étudiante dans l'université de masse”, op. cit.
43 Houzel Guillaume, « Les engagements bénévoles des étudiants. Perspectives pour de nouvelles formes de
participation civique », Paris, Rapport aux ministres chargés de l'Éducation Nationales et des Affaires
sociales, 2002. L'auteur du rapport distingue trois grandes postures d'engagés étudiants entraînant diverses
conceptions du collectif : le représentant, l’intervenant et l’entreprenant.

30
organisations politiques classiques, et rebelles à des structures excessivement centralisées.
En quête d’un nouveau répertoire d’action, les jeunes enquêtés par Anne Muxel paraissent
« à la recherche d’une politique sans étiquette », incluent une vision souvent très planétaire
des problèmes et un soucis de l’efficacité pratique sur le terrain.44

« Je ne pense pas à m’engager dans un parti politique, mais plutôt m’engager pour
une cause. Ça serait plutôt dans une association qui défendrait des causes économiques ou
environnementales, solidaires etc. Mais m’investir politiquement dans un parti classique,
de droite comme de gauche je ne pense que ça m’arrivera dans les prochaines années…
même jamais. […] L’étiquette politique ne me dérange pas, ce qui me dérange plus c’est
de devoir soutenir absolument toutes les positions du parti auquel je serais affilié. Je
pense être de gauche, mais il y a plein d’aspect développés par des partis de gauche
auxquels je ne m’identifie pas, pour lesquels je ne voudrais pas être obligé de militer. »45

L’apolitisme de forme des étudiants est donc clairement une position anti-
organisation. Ce refus d’être affilié à une organisation s’explique par la grande importance
qu’ils attribuent à l’indépendance de leurs mouvements. Cette peur de la récupération
trouve probablement son origine dans les séquelles entraînées par les déchirements
politiques de l’extrême gauche, alors à la tête du mouvement étudiant dans les années
soixante-dix.

« Bah être apolitique dans une manifestation ça veut plus ou moins rien dire, car
quand on manifeste on s’engage forcément pour ou contre quelque chose. Même si on veut
pas être affilié à une structure classique de représentation tel qu’un syndicat ou parti
politique, on est dans tous les cas politisé, ça c‘est certain. Après, par rapport au rôle des
partis politique ou des syndicats, moi-même en tant qu’étudiant, j’aimerais pouvoir réussir
à me faire dissocier des syndicats, dans le sens où les syndicats sont connotés euh… enfin
sont liés au monde du travail, je n’ai donc pas envie de m’affilier à ces syndicats là. […]
Par exemple si on manifeste contre les régimes spéciaux, on va récupérer les quelques
étudiants qui ont manifesté, certains syndicats iront dire que leurs rangs ont grossi. Ils
craignent la déformation de la réalité, comme ils craignent les médias. Ils craignent la
récupération de leur mouvement, de leurs voix. […]Après pour le côté dépolitisé, si on

44 Muxel Anne ,1996, op. cit., p.83


45 Entretien avec Simon Lorcy le 28 mars 2008

31
entend par cela qu’on ne se reconnaît plus dans les structures politiques classiques mais
qu’on a toujours la capacité de s’engager pour des convictions, dans ce cas là on peut
considérer les étudiants comme dépolitisés. Mais, comme dit, le fait de participer à une
expression démocratique d’idées ou d’idéaux, je pense que ça reste une manifestation
politique, donc de là à dire qu’on est dépolitisé… »46

« Pendant le CPE les jeunes se mettent en grève contre un projet de loi du


gouvernement, pour moi c’est politique. Après ne pas être politique ça dépend dans quel
sens tu l’entends. Si voter aux prochaines élections PS pour retirer le CPE c’est ça être
politique, moi ça m’intéresse pas et à la limite les étudiants ont raison de ne pas être dans
cette démarche là. »47

Cet apolitisme de forme est néanmoins décrié par toute une frange étudiante, la plus
politisée à n’en pas douter, qui considère cet apolitisme comme une « blague »48 dans la
mesure où cet apolitisme ne serait qu’une façade, qu’un ultime rempart face aux
vampiriques organisations politiques. Cette soi-disant peur de la manipulation, pour
certains, « ne montre que l’appauvrissement du discours à gauche »49. Les étudiants
rejettent aujourd’hui l’étiquette d’apolitique comme celle d’affilié, il s’avère qu’une partie
des étudiants engagés refusent clairement cette posture qu’ils dédaignent, cela est vrai,
avec un certain mépris:

« Et alors effectivement pourquoi les étudiants se disent-ils apolitiques? Que


veulent-ils dire? Alors les grandes illusions sont mortes, ils mettent souvent sur le même
plan, nazisme et stalinisme. Pour eux il y a des fascistes de droite et des fascistes de
gauche. Pour eux ne pas être politique, ça veut dire je suis libre, je ne me réfère à aucune
idéologie, je suis indépendant, je suis un individu pensant et non soumis à telle ou telle
étiquette, ou dogme partisan. Enfin tout ça, ça vaut pas grand-chose. »50

Globalement, la qualificatif d’apolitique est rejeté par l’ensemble des étudiants, il semble
que l’apolitisme de rigueur de 1986 se soit un peu atténué pour n’être plus qu’un désir
d’autonomie du mouvement et d’indépendance à la classe politique et aux différentes
46 Ibid.
47 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008
48 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008
49 Ibid.
50 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008

32
organisations. Si en règle générale, dans chaque mouvement social, il existe toujours des
tensions entre les organisations et la masse, les relations entre syndicats étudiants et le
mouvement étudiant - incarné par la coordination étudiante - ont pu prendre des tournures
très conflictuelles durant les mobilisations, comme en 1986 par exemple ou plus
récemment pendant les manifestations contre le CPE quand les cortèges de l’UNEF se sont
faits délogés du trajet de la manifestation par les étudiants51.

Maintien du rôle des syndicats

Le rejet du politique, ou plus précisément des organisations politiques, explique


largement la crise du syndicalisme étudiant. Acteur central de la vie politique universitaire
dans les années soixante et soixante-dix, il est très largement rejeté aujourd’hui. Seuls
6,6% des étudiants participent à des réunions syndicales et politiques.52 La difficulté des
syndicats à représenter le monde étudiant est liée, bien sûr, à la crise plus large du
syndicalisme dans la société française, mais se rattache aussi à l’émergence de nouvelles
formes d’organisation fondées sur la désignation de représentants ad hoc, indépendants des
syndicats (les coordinations). Les structures politiques et l’expérience des militants sont
utilisées, mais doivent rester sous le contrôle de l’assemblée générale et de la coordination,
seules structures reconnues par tous et légitimées à prendre et à avaliser des décisions. Les
syndicats, même « mis à distance », restent donc présents dans les moments
d’effervescence sociale, mais ils ne les contrôlent plus totalement.

« Les organisations politiques sont à l’origine du mouvement, elles permettent de


le structurer pour éviter que ça parte en couille, et à la fin du mouvement elles permettent
de recadrer les choses. Mais il y a un moment où les gens ne veulent pas que l’UNEF
dirige officiellement le mouvement. Ce qui est une blague complète quand on voit ce qui
s’est passé. Par exemple à l’IEP, moi et mes camarades de l’UNEF et du PS on se parlait
dix fois pendant les AG pour savoir qui allait intervenir et à quel moment. […] Moi j’ai
fait partie d’aucune commission, […] il y a eu un discours anti-politique, les gens étaient
politiques mais ils tenaient un discours anti-institution, anti-syndicat qui m’a fait chier, je
leur ai dit allez vous faire foutre, je n’irais jamais dans votre truc. […] Quand on a lancé
le mouvement c’était moi qui avait le mégaphone, qui animait les trois premières réunions
51 Par exemple lors du défilé du 1er Mai 2006, les cortèges de l’UNEF et de la coordination étudiante se
disputaient le carré de tête et en sont venus à l’affrontement.
52 Données de l’OVE (Observatoire de la Vie Étudiante), enquête 2003

33
de lancement. […]Et quand on est arrivé à 300 personnes, c’était plus moi, je me suis tout
de suite retiré, j’avais aucun problème avec ça, parce que j’avais plus intérêt à être en
salle, à faire mes interventions, […] Et dans la tribune il y avait des affiliés, Soraya qui est
chez ATTAC, telle ou telle personne affiliée à l’UNEF, telle ou telle au PS. Et c’est pas de
la manipulation, c’est juste qu’on est bien structuré, ça fait plusieurs années, qu’on est
acteur du mouvement social, on sait comment ça marche. C’est comme ça que ça se
fait. »53

Ce témoignage d’un étudiant syndiqué à l’UNEF nous prouve tout de même que les
syndicats sont loin d’avoir perdu de leur importance dans le déroulement du mouvement.
Bien souvent ils sont à l’origine de la mobilisation, et il revient à eux de s’effacer quand
l’ensemble du groupe mobilisé éprouvera de l’hostilité à se faire piloter par telle ou telle
organisation. Ainsi à Tolbiac: « Oui effectivement, les JCR et les types de LO se
démerdaient toujours pour présider les tribunes, diriger l’AG, clôturer les temps de parole
quand ça les arrangeait. Ça a duré le temps des 4-5 premières AG, le temps que nous,
inorganisés, toto54, se démerdent pour prendre la tribune et pour grosso modo manipuler
les AG tel que nous l’entendions. »55

SECTION 2/ Les étudiants : identité et identités

Le caractère spontané, éphémère, pragmatique des mobilisation étudiantes est le


signe de ce rapport ambigu à une Université que les étudiants souhaiteraient aussi efficace
et reconnue que les autres secteurs de l’enseignement supérieur. Mais leur obsession de ne
pas être pénalisés dans la course aux diplômes débouche aussi sur des stratégies
personnelles peu favorables à une forte identification à l’institution et donc à l’émergence
d’une vaste action collective. L’étudiant semble se comporter de plus en plus comme
l’usager d’un service d’enseignement supérieur. L’étudiant ne serait donc qu’un simple
individu consommateur de cours? L’étudiant d’aujourd’hui n’est plus l’héritier des années

53 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008


54 toto: pseudonyme pour tout personne se revendiquant du mouvement autonome, c’est-à-dire qui refuse
toute affiliation politique et se veut inorganisé.
55 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008

34
soixante. Si tous les étudiants ne sont pas d’origine populaire, ils sont en tout cas plus
proches des classes populaires qu’auparavant.56 Son rapport à la culture a changé, il est
moins lecteur, il n’a plus de vocation exclusive à devenir un intellectuel. En somme, être
étudiant aujourd’hui, comme le note Didier Fisher, c’est se distinguer de moins en moins
des autres catégories de la société française dans ses pratiques sociales et culturelles.57 Ceci
est en partie dû à une certaine homogénéisation des pratiques culturelles de la jeunesse.
Les étudiants ne forment plus l’ensemble uniforme du début des Trente Glorieuses comme
ils se sont éloignés progressivement de cette représentation élitiste d’eux-mêmes. Face un
groupe étudiant décousu et fragmenté par les différences sociales, il apparaît d’autant plus
paradoxal « qu’être étudiant confère, plus que dans les années soixante, une identité forte
mais variable selon les cursus et les lieux de formation au jeune qui intègre l’enseignement
supérieur ».58

1.2.1/ Un groupe social étudiant?

Le groupe étudiant n’est devenu un objet légitime d’étude sociologique, dès lors
que son objectivation sociale était accomplie (à l’image des travaux de Luc Boltanski sur
les cadres). Or, en même temps que le groupe étudiant s’institutionnalisait, qu’il imposait
sa reconnaissance officielle et légale et qu’il accédait au champs des luttes politiques, il a
acquis le statut de « problème sociologique ». Les travaux sociologiques ont longtemps
considéré les étudiants comme un groupe qui ne pourrait être saisi que dans sa seule
signification sociale. Effectivement, l’université, lieu de reproduction sociale et processus
de sélection favorisant les éléments culturels dominants ne peut faire naître une classe
sociale ou plutôt un groupe qui ne saurait être autre chose qu’une émanation nouvelle de la
classe dominante59. Même si ces analyses sont évidemment toujours d’actualité, l’évolution
de l’université depuis les années soixante a engendré une telle diversité dans le groupe
étudiant, qu’il convient d’élargir l’étude et les champs d’analyse en ouvrant le processus
d’identification des étudiants à de nouveaux facteurs.

56 Molinari Jean-Paul, « Le mouvement étudiant depuis 1985 » extrait du colloque « 50 ans de syndicalisme
étudiant », organisé en avril 1996 par RESSY et les UNEF avec le concours du GERME, disponible sur le
site internet du GERME :
http://www.germe.info/kiosque/Molinari_ColloqueRESSY1996.PDF
57 Fisher Didier, L’histoire des étudiants en France de 1945 à nos jours, Flammarion, 2000, chapitre X,
p.470
58 Fisher Didier, 2000, op.cit., p.511
59 Bourdieu et Passeron avec Les Héritiers, collection le sens commun, éditions de minuit, 1964 ; puis
Boudon Raymond, L’inégalité des chances, Paris, Hachette / Pluriel, 1979 (1ère édition 1973)

35
Les héritiers ou les avatars de la classe dominante

« Un groupe en perpétuel renouvellement, dont les membres diffèrent autant par


leur passé social que par leur avenir professionnel et qui, au moins jusqu’à ce jour, ne
vivent pas comme une profession la préparation à la profession, a chance de se définir
plutôt par la signification et la fonction symbolique qu’il confère, presque unanimement, à
sa pratique que par l’unité de sa pratique »60

L’étudiant est un jeune travailleur en devenir, il travaille pour sa vie présente et


future. Sa formation doit l’épanouir intellectuellement et lui permettre de s’intégrer au
monde professionnel61. Les étudiants forment-ils une collectivité, c’est-à-dire un groupe
social cohérent? La question est fréquemment posée, et si Pierre Bourdieu et Jean-Claude
Passeron avaient répondu par la négative dans les années soixante, il semble que cela soit
plus complexe aujourd’hui. Malgré les apparences d’un groupe homogène (mêmes
références culturelles, mêmes origines sociales, isolement du reste de la société du fait de
l’importance du mouvement étudiant dans les années soixante), il n’existe pas selon eux de
groupe étudiant. En premier lieu, les conditions de vie étudiante sont très différentes selon
l’appartenance sociale, tout comme le rapport aux études exprime le « rapport fondamental
que sa classe sociale entretien avec la société globale ». Et puis, en ce qui concerne le
rapport aux études, « les étudiants peuvent avoir en commun des pratiques, sans que l’on
puisse en conclure qu’ils en ont une expérience identique et surtout collective »62. J.
Freyssinet avait avancé à l’encontre de Bourdieu et Passeron que le mouvement étudiant et
l’isolement avait renforcé l’unification du groupe, il a par ailleurs dès 1960 annoncé
qu’une « réelle démocratisation de l’enseignement supérieur transformerait peut-être ces
tendances en introduisant dans l’université des jeunes ayant des comportements et des
styles de vie différents ».63 Si les étudiants n’étaient déjà pas un groupe homogène dans ses
conditions de vie et d’étude, la situation est désormais beaucoup plus bigarrée qu’elle ne
l’était à l’époque.
Pourtant il demeure deux voies possibles de réalisation d’une identité étudiante :

60 Bourdieu et Passeron, Les Héritiers, 1964, op.cit., p.47


61 « On veut une formation pour s’épanouir intellectuellement et puis pour intégrer le monde professionnel,
il y a toujours un va-et-vient entre ces deux mondes. » Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008.
62 Bourdieu et Passeron, op.cit., p.27.
63 « où vont les étudiants? », Cahiers de la République, juillet-août 1960, cité dans « Identité étudiante, une
construction volontaire? » Robi morder, in Factuel n°3

36
d‘une part, celle qui est liée à l’usage du temps, et d’autre part, celle qui découle de la
possible identification symbolique à « une essence historique de l’étudiant ». Par usage du
temps, il faut ici entendre que la parenthèse ouverte par les études les affranchit
momentanément des rythmes de la vie familiale et professionnelle64. La condition
d’étudiant permet de briser les cadres temporels de la vie sociale ou d’en inverser
l’ordonnance. L’étudiant peut faire « un usage libre et libertaire de son temps », prompt à
définir positivement une condition étudiante. Mais il en n’est rien soulignent les auteurs
des Héritiers, puisque ce sont les contraintes temporelles qui font les groupes intégrés : « le
temps flottant de la vie universitaire ne rassemble les étudiants que négativement, puisque
les rythmes individuels peuvent n’avoir en commun que de différer différemment des
grands rythmes collectifs. ». Ils soulignent aussi que les étudiants n’ont en commun que
d’assister aux mêmes cours; en outre, le rapprochement spatial n’a pas à lui seul un
pouvoir intégrateur, c’est un usage commun de l’espace dans un cadre temporel
contraignant qui « fournit à un groupe un cadre d’intégration »; enfin, les traditions
étudiantes, le folklore étudiant, « mécanismes traditionnels de l’intégration
communautaire » sont tombés en désuétude (excepté dans les petites villes universitaire de
province ce qui témoigne d’une intégration à la communauté locale plus qu’au milieu
étudiant, et dans les corps plus traditionnels tels que la médecine et le droit).
L’autre voie possible d’intégration étudiante peut passer par l’identification à ce
qu’ils dénomment « l’essence historique de l’étudiant », ils entendent dans cette expression
une image idéalisée de l’étudiant qui, si elle est adoptée, peut générer certaines pratiques
spécifiques, par exemple la fréquentation « des espaces mythiques où les étudiants
viennent rejoindre l’étudiant archétypal plus qu’ils ne s’y rejoignent »65. Cette identité est
donc ici purement factice, puisque les étudiants se contentent de consommer des
significations symboliques de certains lieux. Ainsi les étudiants ne composent pas un
groupe social homogène, indépendant et intégré, les auteurs en concluent qu’une « identité
proclamée qui affirme l’unité de la condition étudiante et l’unanimité des aspirations
étudiantes » ne fait que masquer « une identité masquée » liée à la prépondérance des
étudiants d’origine bourgeoise.

Une communauté étudiante?

64 Bourdieu et Passeron, op.cit., p.48


65 Bourdieu et Passeron, op.cit., p.60

37
Au vu de l’importance de la production littéraire et du nombre de rapports sur les
étudiants, leurs modes de vie, leurs états de santé, leur niveau d’intégration dans la société
etc. il apparaît difficile d’affirmer la non-existence d’un groupe social cohérent. Par
ailleurs, la création en 1989 de l’Observatoire de la Vie Étudiante institutionnalise légitime
l‘entrée de l‘univers étudiant dans la recherche scientifique au même titre qu‘elle renforce
la reconnaissance sociale du statut d’étudiant. L’état des recherches en France tend à
considérer les étudiants comme un groupe social à part entière, il ne s’agit plus tellement
d’un milieu étudiant réduit à sa seule perspective universitaire, où l’étudiant se cantonne à
être un jeune en formation. Les étudiants sont aujourd’hui examinés comme un groupe
autonome, avec ses modes de vie spécifiques et ses positions sociales qui permettent
d’envisager cette collectivité de manière homogène. Il est dès lors possible qu’il n’est plus
anormal d’apprécier les étudiants comme un groupe social. Pourtant l’existence de cette
collectivité étudiante, et donc d’une identité collective, ne va pas de soi.
Le groupe social est défini comme « ensemble d’individus formant une unité
sociale durable, caractérisée par des liens internes - directs ou indirects - plus ou moins
intenses, une situation et/ou des activités communes, une conscience collective plus ou
moins affirmée (sentiment d’appartenance, représentations propres); cette unité est
reconnue comme telle par les autres »66. Le groupe social se distingue nettement de la
catégorie sociale qui est une collection d’individus ayant des caractéristiques communes
(revenu, degré de formation, possession d’un bien quelconque) sans pour autant former une
collectivité pour les individus ainsi regroupés. La catégorie est constituée par
l’observateur; le groupe existe par lui-même. Le groupe social est une unité collective
réelle qui implique une même culture, des caractéristiques communes (valeurs, style de
vie…) et de la communication entre ses membres. L’existence de ce groupe repose en
partie sur le sentiment d’appartenance de chaque individu au groupe. C’est un ensemble de
croyance complexe, dans lequel le « je » peut se soustraire au « nous ». Le « nous »
devient un pôle de référence et d’appartenance par lequel le soi se constitue jusque dans
son identité personnelle. Cela revient à dire que chacun est lié à un tout imaginaire ou
objectif, crée de manière réfléchie ou spontanée. Dans cette optique, le groupe social
repose sur un système d’interdépendance entre les individus le constituant. Les étudiants
forment-ils ainsi un groupe social ou sont-ils seulement une catégorie, un agrégat de
caractéristiques?

66 Dictionnaire d’économie et de sciences sociales, sous la direction de C.-D Echaudemaison, Nathan, 2003,
p.243

38
Tout d‘abord, si l’on considère l’importance numérique des étudiants, puisque pour
une même classe d’âge en France, une personne sur deux est étudiante, on peut penser
qu’il existe un groupe social étudiant67. Leur investissement commun dans les activités
d’études, leur coexistence dans de mêmes espaces universitaires ou urbains - donc les
contraintes temporelles et spatiales que Bourdieu et Passeron pointaient comme facteurs
d’intégration au groupe - , l’utilité sociale qu’ils accordent à leurs études, mais également
leur capacité de mobilisation collective, sont toute une série de critères objectifs qui
peuvent en soi suffire à définir un groupe social. Les expériences partagées et les intérêts
communs des étudiants matérialisés par les revendications des organisations étudiantes
laissent supposer l’existence d’un tel groupe. La reconnaissance sociale du statut d’étudiant
comme des avantages dont ils bénéficient au niveau des politiques publiques et de la
sécurité sociale constituent de forts critères d’appartenance à un groupe particulier.

Hétérogénéité étudiante

Pour sa part, Alain Coulon, sociologue de l’éducation et auteur du Métier


d’étudiant68, hésite à dire s’il s’agit d’un groupe social: « Je pense qu’on est loin du
compte. Il y a peut être des critères de consommation, des activités culturelles, des activités
économiques communes. En ce sens, cela tend à le devenir.[…]Citons par exemple les
chômeurs, constituent-ils un groupe social? Le tout est de savoir s'il y a plus de
caractéristiques qui les éloignent ou qui les unissent »69. En effet, si nombre de
caractéristiques permettent au bout du compte la dissemblance avec d’autres groupes, on
ne peut en conclure à une expérience étudiante collective tant les situations sociales sont
différentes. Nous l’avons vu, la population étudiante s’est diversifiée, les conditions de vie
et d’études étant très différenciées d’un lieu d’étude à un autre. Les disparités entre
étudiants se sont accrues avec la massification de l’université. Alors que l’université était
réservée à une élite sociale d’origine bourgeoise, les nouveaux flux massifs ont modifié la
composition sociale du groupe étudiant. Valérie Erlich conclue de ses études du groupe
étudiant qu’« on est passé du monde étudiant au monde des étudiants, d’une condition
étudiante à des conditions étudiantes. »70 L’origine sociale joue aussi un rôle considérable
dans le parcours universitaire. Depuis que l’université s’est ouverte aux étudiants de
67 Entretien avec Alain Coulon in Factuel n°3, mars 1999
68 Coulon Alain, le métier d’étudiant, PUF, 1997
69 Entretien avec A. Coulon, 1999, op. cit.
70 « Y a-t-il une "communauté" étudiante en France ? » Entretien avec Valérie Erlich in Le mensuel de
l’université, n°16, juin 2007

39
banlieue ou de cité, sujet d’étude de Stéphane Beaud71, ceux-ci poursuivent des études
supérieures à moindre coût en évitant la décohabitation familiale grâce à la décentralisation
universitaire mais ils prolongent la vie de quartier en la maintenant et se trouvent ainsi pris
au piège de la facilité de vie d’étudiant « à domicile » : pour eux l’acculturation
universitaire ne se fait pas, la distance avec le monde de la culture légitime se maintient ou
s’accentue. Ces étudiants sont tellement reliés à la vie du quartier qu’ils en arrivent à ne
plus s’éprouver comme étudiants. Lapeyronnie et Marie en 1992 avaient déjà souligné que
la population étudiante ne répondait plus à des critères de définition globaux et
homogènes72. À l’instar de Bourdieu et Passeron, nous pouvons encore affirmer que les
clivages sociaux continuent d’accentuer les inégalités dans les études. Comme nous
l’affirme un étudiant : « la lutte des classes ne s’arrêtent pas aux portes de l’université. En
aucun cas, il n’y a une classe étudiante. Il y a des classes sociales qui existent et qui
perdurent en milieu étudiant »73. Ainsi, il semble désormais plus réaliste de concevoir
l’ensemble que forment les étudiants plus comme des catégories d’étudiants que comme un
milieu ou un groupe social structuré par des modes de vie ou des situations sociales
homogènes. La catégorie étudiante se construit bien aujourd’hui à travers une multitude
d’expériences sociales et scolaires.

Une sociabilité étudiante?

Selon l’étude faîte par Olivier Galland en 199574, directeur de l’OVE, il apparaît
que les étudiants se définissent plus par une variable liée étroitement à leur statut
d’étudiant (la discipline) que par une variable extérieure à celle-ci (l’origine sociale). O.
Galland livre une opinion assez positive de ce qu’est le monde universitaire, il tente de
prendre le contre-pied des clichés et des représentations générales qui voient dans
l’université un milieu atomisé, individualiste et anonyme où toute vie collective est
impossible. O. Galland insiste sur l’existence d’une solidarité étudiante75, et plus encore,
d’une sociabilité étudiante76. On peut ici émettre une critique en se remémorant avec les

71 Beaud Stéphane, 80% au bac, et après ? Les enfants de la démocratisation, La Découverte, 2003
72 Lapeyronnie Didier et Marie Jean-Louis, 1992, op. cit.
73 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008
74 Le monde des étudiants, sous la direction d’Olivier Galland, PUF, 1995
75 ibid. « une majorité d’étudiants affirment « aider souvent dans leur travail d’autres étudiants, en leur
prêtant des cours par exemple », p.190
76 ibid. « la sociabilité étudiante, si elle ne prend pas une forme collective, est néanmoins assez intense pour
éviter à la plupart des étudiants d’éprouver la solitude dans le cadre universitaire. 71% des amis des étudiants

40
Héritiers qu’une sociabilité ne peut qu’être factice dans la mesure où les réseaux
d’interconnaissance « sont ceux qui datent d’une scolarité antérieure ou qui reposent sur
des liens sociaux extérieurs, tels que l’origine géographique commune, l’affiliation
religieuse ou politique et surtout l’appartenance aux classes sociales les plus aisées »77. O.
Galland ne se pose pas la question de l’origine de ces amitiés étudiantes et laisse croire que
ces jeunes gens se seraient rencontrés sur les bancs des amphithéâtres. Valérie Erlich
discute aussi de cette sociabilité étudiante et de son caractère exclusivement amicale, mais
note de son côté l’aspect éphémère de ces relations qui ne durent que le temps des études.
En effet, il y aurait deux mondes parallèles, d’un côté les amis antérieurs aux études
supérieurs, et de l’autre les fréquentations plus superficielles liées au temps des études. Ces
deux sociabilités ne se rejoignent que rarement. Faire des études ne seraient donc que leur
seul point commun.
Si comme le dit Olivier Galland, il est faux de parler d’isolement à l’université, on
ne peut néanmoins ignorer cette sociabilité artificielle, construite en tout point par les
étudiants en vue de pallier le vide universitaire. O. Galland prévient tout de même que
l’intensité de la vie étudiante est très variable selon les situations disciplinaires (il y aurait
une plus grande solidarité étudiante en IUT qu’en Lettres…). On peut aisément imaginer
que la vie étudiante ne soit pas la même en IUT, proche du fonctionnement des lycées,
qu’en faculté et dans les grandes écoles. En outre, Jean Paul Molinari souligne que la
sociabilité étudiante et les amitiés universitaires suivent des logiques homophiles (c’est-à-
dire d’amitiés liées sur la base du même milieu d’origine)78. De ce fait, le monde étudiant,
malgré les apparences, ne se mélange pas sans règles. Ce qui vaut pour l’ensemble des
catégories sociales, vaut également ici. Si l’existence d’un « meilleur ami » est largement
proclamé, son choix s’organise selon une règle d’homophilie sociale, du reste largement
conditionnée par les structures de composition sociale de chaque faculté ou école. Cette
homophilie sociale démontre avec brio que l’analyse bourdieusienne de l’université est
loin d’être obsolète tant les étudiants ne peuvent se détacher de leurs origines sociales dans
leurs comportements, c’est-à-dire de leur habitus.
En outre, comme il existe un monde ouvert et un monde fermé dans l’univers de
l’enseignement supérieur, des lieux de sociabilité se font jour et perdurent pour le plus
grand bonheur des privilégiés. Ce qui était vrai au temps des Héritiers l’est encore
aujourd’hui. Les classes préparatoires aux grandes écoles, et par voie de conséquence les
sont eux-mêmes étudiants. »
77 Bourdieu et Passeron, 1964, op. cit., p.54
78 Molinari Jean-Paul, Les étudiants, coll. Portes ouvertes, Les éditions ouvrières, 1992

41
grandes écoles, représentent des « îlots d’intégration ».79 Bourdieu et Passeron précisent
que les études fournissent à ces jeunes privilégiés (ceux des grandes - voire une partie des
« petites grandes » - écoles aujourd’hui) un répit ou un passage rituellement aménagé à
l’orée d’une carrière bourgeoise, ceux-ci étant favorisés dans le processus d’intégration
étudiant par leur origine sociale et leur lieux d’étude.

S’appuyant sur les travaux de Luc Boltanski sur les cadres, Valérie Erlich en vient à
conclure que les étudiants ne constituent pas un « groupe social au sens strict »80, mais
qu'ils partagent des modes de vie, les expériences des étudiants étant trop diverses pour en
impulser un commun81, et qu'ils existent plus comme un groupe social par défaut, par
opposition aux jeunes actifs, qu’en tant que tel. Nous partageons cette idée à la vue de
l’hétérogénéité du groupe étudiant et du manque de sociabilité. Pourtant la dynamique
d’action collective suppose un minimum d’identité et de sentiment d’appartenance à un
groupe pourvu d’un potentiel d’action. Nous allons aborder maintenant quelles sont les
représentations de la figure étudiante, celles construites par des acteurs externes au milieu
étudiant, et celle forgées par les étudiants eux-mêmes.
1.2.2/ L’étudiant dans les représentations

Nous avons vu que le groupe social étudiant s’est largement transformé depuis le
temps des Héritiers. L’arrivée de nouveaux publics, notamment dans les universités, a
contribué à modifier les anciens critères d’identification au groupe. Ainsi, M. Verret
souligne le fait que les étudiants constituent sous l’indice de leur classe d’origine un
groupe multiclasses, sous-représentées pour certaines, sur-représentées pour d’autres82. La
collectivité étudiante dont le recrutement social se distribue entre différents groupes
sociaux présente, par rapport à eux, une composition si hétérogène qu’elle ne peut relever
selon l’auteur de l’existence commune. La complexité des rapports internes au groupe
étudiant fonde l’extrême diversité des positions idéologiques de classe à l’intérieur du
groupe. Ce qui ne signifie nullement que l’identité étudiante est aujourd’hui à la dérive
mais qu’elle se constitue sur de nouvelles bases dans un cadre institutionnel largement
modifié par une nouvelle organisation des cycles - LMD - qui a élevé la durée d’études

79 « Comme dans le village traditionnel [intégrateur], les activités réglées et les contacts imposés et
multipliés par l'uniformité de la règle permettent à chacun de tout savoir de chacun sans recourir à
l'expérience directe. » in Bourdieu et Passeron, 1964 op. cit. p.53
80 Erlich V., 1998 op. cit., p. 473
81 Ibid., p.478
82 Verret Michel, Le temps des études, Librairie Honoré Champion, Paris 1975, p.274

42
retardant encore un peu plus l’entrée sur le marché du travail. Ainsi, malgré les différences
et la diversité grandissante au sein des universités, une certaine cohésion subsiste, parce
que tous y trouvent d’une façon ou d’une autre leur intérêt au moins symbolique, qui pour
certains étudiants est lié à leur statut (avantages sociaux, privilège d’étudier...), à la liberté
de l’organisation universitaire perçue parfois comme un levier de nouvelles pratiques
sociales, ou à leur entrée future sur le marché du travail. Nous allons voir que si une
identité étudiante n’existe pas plus qu’un monde étudiant, les étudiants se définissent
néanmoins bien eux-mêmes comme étudiants, ce qui conduit à penser qu’il demeure une
pluralité d’identités sous le couvert du statut d’étudiant.

Une forte identité étudiante?

Comment les étudiants se représentent-ils? Telle est bien la première question à se


poser quand est abordée la problématique de l’identité étudiante. En procédant à un
exercice d’autodéfinition83, O.Galland constate que le choix d’une définition par le statut
d’étudiant recueille le plus grand nombre de suffrages contre l’idée que ce statut est
aujourd’hui délaissé ou ignoré, voire rejeté. Près des trois quarts des étudiants citent au
moins une fois le statut d’étudiant comme critère de définition. O. Galland parvient à
observer un paradoxe intéressant: le statut d’étudiant vaut le plus pour ceux qui en sont
culturellement et socialement le plus éloigné et vaut le moins pour ceux qui en sont le plus
proches. C’est-à-dire que la définition subjective du milieu d’origine, et non la seule
profession des parents, est nettement associée au choix d’une définition de soi par la
qualité d’étudiant. « C’est précisément l’importance du trajet accompli qui donne sa valeur
au statut d’étudiant pour ceux qui viennent, socialement, du point le plus éloigné de celui
où doit les conduire la poursuite d’études supérieures. »84 Être étudiant ne se cantonne donc
pas seulement à entrer dans les rangs de la catégorie socioprofessionnelle déterminée. Il en
déduit que si l’identité étudiante a un sens aujourd’hui, ce n’est donc plus, comme le
disaient Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron en 1962, celui de masquer une identité
réelle liée à l’origine sociale, mais plutôt de se substituer à l’identité associée au milieu
d’origine. En outre, il conclue de son étude que l’identification au statut d’étudiant est la
plus forte à l’âge de 23-24 ans, mais également lorsque l’on vit éloigné du foyer familial
sans pour autant être complètement indépendant financièrement85. « L’identité étudiante
83 Source OSC [1992] cité in Galland O. et Oberti M., op. cit. p.115
84 Le monde des étudiants, op. cit., p.251
85 O.Galland, 1996, op. cit., p.115

43
exprime de ce fait à la fois une forme de « post-adolescence » - un âge intermédiaire entre
la dépendance et l’autonomie - et l’intensité de l’intégration à l’univers des relations qui se
nouent à l’université, ces deux aspects étant évidemment associés ».

De nouvelles identités culturelles

Nous l’avons dit, les Héritiers aspiraient à un statut d’intellectuel. Cette


représentation unique du statut d’étudiant dans les années soixante décrit par Bourdieu et
Passeron n’est plus d’actualité86. On a assisté à un éclatement des valeurs et des fonctions
symboliques attachés au statut d’étudiant. Le monde étudiant aborde aujourd’hui une allure
protéiforme et donc, par extension, ses propres représentations s’en trouvent profondément
modifiées et éclatées. « On veut une formation pour s’épanouir intellectuellement et puis
pour intégrer le monde professionnel, il y a toujours un va et vient entre ces deux
mondes »87 nous a confié un étudiant lors d‘un dialogue. Ceci exprime clairement le
nouveau rapport aux études qu’entretiennent les étudiants. À la vision unifiante des
étudiants à la vocation d’intellectuel, s’oppose désormais un rapport bipolaire aux études:
les études peuvent toujours être le lieu d’une aventure intellectuelle, d’une émancipation de
la personnalité avec la culture et l’enrichissement de connaissances comme éléments
constitutifs du comportement étudiant; mais les études sont pareillement perçues par
nombre d’étudiants comme une simple étape transitoire et indispensable à son entrée dans
la vie active. Cette nouvelle fonction des études, attribuée par les nouveaux étudiants,
s’explique évidemment par les contextes de crise économique, de chômage de masse et de
démocratisation des universités. Ces différents rapports à la culture ont été analysés par
Sabine Lacerenza et Gil Arban88. Ils évoquent une « instrumentalisation des études »,
opposée à l’aventure intellectuelle détachée des projets professionnels, cette vision des
études refuse la sacralisation intellectuelle de l’étudiant. L’université n’est plus un lieu de
bouillonnement intellectuel mais un lieu d’apprentissage d’un métier, un moyen de réussite
professionnelle. François Dubet parle ici de « projet », dans cette conception l’existence
d’une vocation structurée et d’une forte intégration à l’univers étudiant sont exclus. Les
pratiques culturelles sont peu privilégiées par ce type d’étudiant qui n'intègre pas ou peu

86 « L'université prêche toujours des convertis: étant donné que sa fonction dernière est d'obtenir l'adhésion
aux valeurs de la culture, elle n'a pas vraiment besoin de contraindre et de sanctionner puisque sa clientèle se
définit par l'aspiration plus ou moins avouée à entrer dans la classe intellectuelle. » Bourdieu et Passeron,
1964, op. cit.
87 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008
88 Sabine Lacerenza et Gil Arban, « De nouvelles identités culturelles », in factuel n°3

44
les pratiques culturelles extra-universitaires dans la construction symbolique de sa
personnalité lors de son passage à l'université89. La pluralité des comportements et des
identités culturelles décelées par les analystes démontrent une nouvelle fois la qualité
hétéroclite du nouvel étudiant90.

Les référents identitaires dans les ouvrages scientifiques

En suivant l’analyse de Valérie Erlich91, nous pouvons observer qu’il existe trois référents
identitaires qui apparaissent au travers des analyses produites sur les étudiants depuis le
début des années soixante jusqu’à nos jours:
Un référent scolaire tout d’abord. Dans cette optique, les étudiants sont perçus à travers
les processus de socialisation scolaire et sont définis par référence à l’institution
scolaire. Cette perspective met en lumière les enjeux des identités socioculturelles et
des inégalités qui en découlent en terme de réussite ou d’échec à l’université. Ce
référent fut tout d’abord introduit par Bourdieu et Passeron qui dans les Héritiers et la
Reproduction ont mis en avant les mécanismes sélectifs des carrières universitaires.
Ensuite un deuxième référent est lié à l’identité « professionnelle » des étudiants. Les
étudiants sont appréhendés à travers les processus de socialisation professionnelle et
sont définis dans leur rapport au travail, soit celui auquel l’étudiant peut prétendre en
tant que travailleur intellectuel, soit celui auquel il pourra prétendre une fois sa
formation achevée. La première essentiellement diffusée par les associations étudiantes
implique la reconnaissance sociale du travail intellectuel de l’étudiant, considéré au
même titre que l’apprenti ou le jeune ouvrier. La seconde perception implique quant à
elle une définition sociale de l’étudiant basée en référence à son insertion sociale
future, puisqu’elle s’intéresse aux modalités d’intégration professionnelle des étudiants.
Le troisième référent met en avant l’identité juvénile des étudiants. Plusieurs raisons ont
été à l’origine de cette perception sociale: elle due en premier lieu à certaines
interprétations de la crise de Mai 1968 qui ont voulu y voir une crise de « génération »
entre les jeunes et les adultes et ont conclu à l’existence d’une jeunesse cohérente; elle
est également liée à une certaine homogénéisation des comportements et des modèles

89 F. Dubet, “Dimensions et figures de l'expérience étudiante dans l'université de masse”, op. cit.
90 Sabien Lacerenza et Gil Arban énoncent sept idéaux-types d’identités culturelles étudiantes allant de la
culture légitime à l‘extrême dénuement culturel (Adoniens, Janus, Cultivé moderne, Chrysalide, Distant,
Festif, Dénuement)
91 Erlich V., 1998, op. cit. pp.99-100

45
culturels de la jeunesse.

La construction sociale de l’étudiant

La plupart des études ont insisté sur l’hétérogénéité du monde étudiant en


s’appuyant sur la diversité des origines sociales, des devenirs professionnels, des
conditions de vie et d’étude ainsi que des structures administratives de l’enseignement
supérieur. Ceux qui s’appellent ou s’auto-définissent étudiants ne constituent pas un groupe
social homogène. Le sentiment d’appartenance à un seul groupe étudiant n’est donc pas
quelque chose de naturel puisqu’on pourrait le diviser d’après des critères objectifs en
groupes distincts selon de multiples variables. Cette « identité étudiante » doit ainsi faire
l’objet d’une appropriation subjective, elle relève ainsi d’une construction à la fois subie et
volontaire.

Une construction externe

La construction de cette communauté étudiante au travers de symboles, d’images,


est largement le fait d’éléments externes au groupe étudiant tel que les milieux
médiatiques, politiques ou culturels. Selon les époques et les lieux, l’étudiant aura tantôt
été vu comme un bourgeois insouciant, comme un fainéant, puis comme un gauchiste etc.
Ces représentations de l’idéal-type étudiant ont bien évolué avec le temps et les
changements sociaux. Il apparaît qu’à la figure romantique d’une Frédéric Moreau, ou plus
récemment de l’intellectuel gauchiste, se soit substituée celle de « l’étudiant de masse »,
« l’étudiant de banlieue », image qui a d’ailleurs été renforcée par la place prise par les
faculté de banlieue, comme Villetaneuse, dans les mobilisations de la dernière décennie.
L’étudiant s’est appauvri, il n’est plus le petit-bourgeois sorbonnard sur de son destin
intellectuel. Nous sommes passés du pays latin, à la jeunesse dorée, à l’étudiant des cités,
celui destiné à cumuler jobs et intérims pour vivre le temps études dans son logement
étudiant HLM et de plus en plus incertain quant à son intégration dans le marché du travail.
Cette image de l’étudiant est évidemment associée à l’ensemble de la jeunesse au destin
précaire.
D’une certaine manière, on établit un parallèle quasi-instinctif entre jeunes et
étudiant étant donné que sur une certaine classe d’âge un jeune sur deux est étudiant. Cette
assimilation de la jeunesse au groupe étudiant est également le fait des politiques publiques

46
qui tendent de plus en plus à indifférencier moins de 25 ans et étudiants - cela est aussi dû
au développement des politiques commerciales, publicitaires, et médiatiques qui nous
renvoient l’image du jeune étudiant victime d’un mal-être, qui serait principalement le fait
de sa condition matérielle, à qui il faut faciliter la vie, et plus particulièrement son accès à
la consommation en le noyant dans une profusion de réduction et d’offres à saisir sous
présentation de sa carte étudiante ou d’identité s’il a moins de 25 ans -. On dit aujourd‘hui
que dans chaque famille il y a un chômeur et un étudiant. Cet état de fait a banalisé les
représentations de l’étudiant et lui a ôté toutes connotations élitistes. Cette dévaluation est
évidemment à la source des nouvelles mobilisations de cette jeunesse marquée par le temps
de la précarité. Les organisations étudiantes ne sont pourtant pas étrangères de cette
construction sociale de l’étudiant. Ces différents modèles représentatifs, tels que
« l’étudiant sorbonnard » avant « l’étudiant précaire de Seine St Denis », ont en effet été
repris et répandus par les organisations étudiantes, elles-mêmes donc entrepreneurs
identitaires.

Une construction interne

Ainsi, la construction de l’image étudiante est aussi le fait des étudiants. Ce facteur
interne est composé principalement de deux voies distinctes, celle des associations
étudiantes, que nous pourrions qualifier de corporatistes, et celle des organisations
politiques et syndicales. Le groupe étudiant étant devenu avec le temps considérablement
hétérogène, l’identité y est peu évidente. Par conséquent, pour qu’il y ait identification à
une collectivité donnée, il faut que cette collectivité soit un minimum organisée, par le
biais d’organisations qui peuvent se donner ou non une vocation représentative.
Des rites d’initiation et de bizutage perdurent en milieu étudiant, ils sont censés
symboliser l’entrée dans le groupe, ou plus exactement dans la corporation92. Mais ces
traditions et ces folklores étudiants ne subsistent que dans les grandes écoles ou les grands
corps, ils sont des stratégies distinctives avec l’ensemble du monde universitaire93. Celles-
92 « Les traditions étudiantes: identités collectives, rites d’intégration… in(corpo)rations » Brigitte Larguèze,
in Cents ans de mouvements étudiants, GERME, 2006.
93 Le critérium inter-IEP en est l’exemple type, il est le lieu de l’affirmation d’appartenance à son institut
contre les autres et forme le moment de manifestation, et par voie de conséquence, d’exacerbation des
particularismes des instituts (voire même plus que du caractère local ou régional des IEP) et de l’institution

47
ci jouent sur l’imaginaire collectif en transmettant des traditions et des coutumes aux
nouveaux entrants de la communauté. S’il n’existe pas d’identité étudiante, en revanche
des identités d’écoles ou des corps, souvent liés à la profession future ou à l’encrage local,
se maintiennent, voire se renforcent, dans un contexte de dévaluation général de
l’université.

« Il doit y avoir une identité d’école qui regroupe les corporations. Par exemple un
étudiant en médecine se sentira animé d’une identité selon son unité d’étude à la faculté,
donc c’est une identité très corporatiste, ce qui vaut également pour les grandes écoles et
les grands corps étudiants tels que la médecine, la pharmacie, et les juristes. »94

L’analyse de Bourdieu et Passeron sur le folklore étudiant vaut encore aujourd’hui.


Au sein groupe étudiant, on ne distingue que des identités particularistes et corporatistes,
pour la plupart vecteurs de la classe dominante.

À un autre niveau d’analyse, les organisations étudiantes, politiques et syndicales,


en tant qu’organe de représentation, participent quant à elles grandement à cette
construction sociale de l’étudiant. Robi Morder avance que l’identité étudiante n’est pas le
produit d’une situation individuelle objective, celle d’une construction volontaire95. Ce sont
en effet les organisations syndicales qui, par leur travail de représentation vont essayer
d’imposer une image de l’étudiant, en tant que modèle représentatif, aux éléments
extérieurs au groupe étudiant (institutions, organisations) et aux constituants mêmes du
groupe. Il y a donc un double enjeu à cette représentation: il faut convaincre les
constituants qu’ils font partie d’une communauté pertinente et obtenir à l’extérieur du
groupe la reconnaissance de l’existence de ce groupe, pour acquérir de la sorte une double
légitimité de représentation. Ce travail des syndicats étudiants se retrouvent principalement
dans leur volonté d’homogénéiser le statut d’étudiant en attestant de revendications
communes au groupe étudiant.

« C ’est-à-dire que nous à l’UNEF, on essaye de faire que l’étudiant soit reconnu
comme un salarié en devenir, un futur travailleur. Il faut donc lui favoriser ces conditions
de vie et d’étude, on veut homogénéiser le statut d’étudiant, on veut donc qu’il n’y ait plus
contre les autres composantes de l’enseignement supérieur.
94 Entretien avec Simon Lorcy le 28 mars 2008
95 Robi Morder, « Identités étudiantes: une construction volontaire », in Factuel n°3, mars 1999

48
d’étudiant qui travaille pour financer leurs études, […]On veut homogénéiser dans le sens
de plus d’égalité, en même temps, on ne veut pas que tout le monde soit pareil. On
homogénéise le statut, les droits, et non pas les personnes. On combat donc les inégalités
de départ. »96

Les syndicats font un travail social d’unification par la détermination de


revendications communes en tentant de gommer les disparités du monde étudiant. Ces
organisations concourent à une activité de regroupement, d’inclusion et d’exclusion du
groupe. Elles décident en conséquence des bornes du groupe, bref, elles définissent ce
qu’est l’étudiant. Ainsi les structures, qu’adoptent les organisations syndicales, forgent
inévitablement l’identité des étudiants. Luc Boltanski avait remarqué dans son étude sur les
Cadres, que l’émergence des modèles communs du groupe est le produit d’un travail
d’agent mobilisateur ayant une mission représentative: « Ainsi les porte-parole qui
s’expriment au nom du groupe, qui disent la volonté de la personne collective, la
personnifient et lui donnent une voix, au moins implicitement, comme si tous les porteurs
d’un nom collectif qu’ils estiment représenter étaient équivalents »97. En un certain sens,
ces organisations syndicales sont parvenus au fil du temps à obtenir le monopole légitime
de la représentation du groupe étudiant, elles sont d’ailleurs toujours les seules à être
inviter par le gouvernement à la table des négociations au détriment de la coordination
nationale étudiante formée lors des mobilisations.

Conclusion : « être étudiant » n’est pas naturel

De ces constats, nous pouvons en tirer la conclusion, s’il est besoin de le rappeler,
qu’il n’existe pas une identité étudiante, mais des identités étudiantes tant le milieu
étudiant s’est diversifié.

« Pour moi non. À la limite tant mieux. Ceux qui essayent de la créer [l’identité
étudiante] c’est des assoces à la con d’étudiant en pharma ou en médecine. s’il y a des
préoccupations étudiantes ouais, des repères, un mode de vie, une culture certes. Mais il y
a beaucoup d’étudiants qui bossent à coté. C’est pas un groupe social homogène. Entre un
étudiant de Villetaneuse et un étudiant de la Sorbonne, un étudiant de Dauphine et de

96 Entretien avec Thierry Marshal-Beck le 2 mars 2008


97 L. Boltanski, Les cadres, Minuit, 1992, p.257

49
BTS , il y a déjà maintes différences. »98

« Bah oui de fait je suis un étudiant. Depuis le bac, j’ai écumé les salles de cours,
les amphis. Après c’est une identité que je rejette, on peut être 100000 à la Sorbonne, les
divisions de classe sont très fortes, elles concernent la société toute entière. La lutte des
classe ne s’arrête pas aux portes de l’université. […]En aucun cas, il n’y a une classe
étudiante. Il y a des classes sociales qui existent et perdurent en milieu étudiant. »99

Ces problématiques, - classe sociale, expérience identitaire, capital culturel, classe


d’âge etc. - ont imposé une image de l’étudiant, appréhendée comme une réalité sociale
dont le principe ne peut-être saisi que dans sa signification sociale. Cependant, si la plupart
de ces analyses convergent sur la notion d’école reproductrice qui sert les catégories
sociales favorisées, sur le fait que l’université est un instrument de classe qui a pour
fonction de reproduire, et de transmettre l’idéologie de la classe dominante, certains
sociologues rappellent le paradoxe qui se pose lorsque l’on veut assimiler le groupe
étudiant à une classe sociale. Nous allons désormais aborder la question de l’engagement
étudiant afin de démontrer que la mobilisation collective est la meilleure expression de
cette identité qui se cherche.

98 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008


99 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008

50
Section 3/ L’étudiant en mouvement ou l’affirmation d’une identité

1.3.1/ L’entrée à l’université comme processus de désocialisation

« L’étudiant, élève des facultés, a été remplacé par un étudiant perdu dans la
masse des grandes universités. À la vie étudiante avec son folklore ont succédé l’anonymat
et l’isolement. Les mondes traditionnels des héritiers n’existe plus et le milieu s’est
dissout. »100

L’université : un monstre froid

L’entrée à l’université est une étape peu évidente pour un jeune tout juste sorti du
lycée, fraîchement décoré de son diplôme du baccalauréat. Il arrive en effet dans un monde
nouveau, complètement différent de l’enceinte lycéenne, où l’ancienne proximité, proche
de la protection, fait très rapidement défaut. C’est d’ailleurs principalement la thèse de
Didier Lapeyronnie dans son ouvrage Campus Blues: les étudiants face à leur études. Dans
une « université décomposée », un individu dépourvu de ressources sociales et culturelles
100 Lapeyronnie D. et Marie J-L., 1992, op. cit.

51
éprouvera d’immenses difficultés à s’insérer et à maîtriser son cursus. Cette anarchie
pédagogique, cette « absence de milieu », ce vide tend à renforcer les inégalités déjà
prégnantes dans le monde universitaire. Les élèves issus de classes aisées ont une plus
grande facilité à s’imprégner dans cet univers, puisqu’il relève lui-même de la doxa
dominante. Pour Didier Lapeyronnie « devenir étudiant est pour un jeune bachelier une
expérience de désocialisation [en italique dans le texte] »101. Pour une grande partie des
étudiants - donc en excluant ceux intégrant classe préparatoire et grande écoles -, le
premier cycle est une expérience de mépris, de silence, de solitude. Le dépaysement et la
perte de repères éprouvés par l’étudiant de première année à son arrivée à l’université sont
une source d’angoisse particulièrement importante : « le premier choc, c’est la foule (…)
Ici, point de reconnaissance et de relations personnelles, mais l’anonymat des
amphithéâtres où plus de huit cent personnes s’entassent pour écouter un professeur qui ne
dispose pas de micro et lit un cours qu’on entend à peine. »102 Le sentiment d’anxiété et
d’incertitude des nouveaux étudiants est notamment renforcé par les difficultés liées aux
inscriptions pédagogiques, à l’orientation sur le campus, et à la compréhension du système
de validation des enseignements. Les nombreux abandons pendant les trois premiers mois
du cursus sont assez évocateurs de cette première expérience universitaire103. Ce sentiment
d’être écrasé par une administration opaque, d’être abandonné et perdu par rapport au
monde lycéen pousse le jeune à agir d’avantage en tant qu’individu qu’en tant qu’étudiant.
Selon Lapeyronnie, l’université serait devenue le lieu par excellence de la non-expression
de l’identité étudiante.

Des étudiants par défaut, des étudiants consommateurs

L’ancienne figure de l’étudiant s’est effondrée avec l’avènement d’un enseignement


supérieur de masse, entraînant de la sorte une profonde modification du rapport des
étudiants face à leur étude et à leur université. Ce n’est plus un lieu de savoir, mais une
étape indispensable à la formation. Le choix d‘étudier, la volonté d’apprendre, de découvrir
se sont estompés pour une carrière universitaire d’avantage subie, au même rythme que

101 ibid.
102 ibid. p. 19.
103 En outre seuls 64,4% des inscrits en première année d’université poursuivent dans la même voie l‘année
suivante, 26% ne se réinscrivent pas et 9,6% ont changé de filière. Les taux d’échec et d’abandon sont les
plus fort en AES, Lettres, Langue et Science humaines et sociales. Source: « Provenance et devenir un an
après des entrants en première année de l’enseignement supérieur universitaire » in Repères et références
statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, op. cit., p.210-211

52
l’entrée dans la vie active recule. Ces évolutions ont conduit à de nouvelles attitudes
d’apprentissage. L’attitude majoritaire des étudiants consiste désormais bien souvent à faire
« le nécessaire et le suffisant »104. L’objectif principal d’un grand nombre d’étudiants est
souvent la réussite des examens, dont le corollaire est la préoccupation constante du
bénéfice à court ou moyen terme de tout travail fourni. Les étudiants entrent de plus en
plus dans une logique de consommation des cours. Cette constatation est confortée par
l’analyse de Daniel Renoult qui considère qu’« à côté du modèle culturel universitaire du
savoir désintéressé, apparaissent des modèles plus utilitaires. »105. L’enquête de F. Dubet
montre que pour l’essentiel des étudiants, le choix des études et des filières ne se sont faits
qu’au terme d’un long mécanisme de choix négatifs. Le monde universitaire n’a pas
d’unité. N’ayant pu accéder aux meilleures formations, les étudiants vont là où on veut
bien d’eux et où ils pensent avoir quelque chance de réussite en dépit d’une sélection. La
perception de l’utilité sociale en devient encore plus imprécise. Nul ne sait ce que lui
apportera son diplôme au terme du cursus, l’efficacité générale des diplômes est beaucoup
trop incertaine pour fonder un authentique projet personnel et professionnel.106 F. Dubet
ajoute en ce sens qu’« il existe, dans ces mobilisations portées par de nouveaux publics
scolaires et universitaires, une sorte de conscience défensive "prolétarienne" de crainte de
tout changement ».107
L’étudiant des universités, ne se définissant jamais comme tel, oppose à la vacuité
de sa condition et la brutalité de la sélection, un monde de la transparence, de la chaleur et
de la subjectivité absolue dans lequel il se réfugie. Le statut étudiant, se vidant de son
contenu, est tout entier absorbé dans une sphère instrumentale et matérielle, celle de
l’individu, alors que la personne, dégagée de son lien avec le statut étudiant, se trouve
absorbée dans une sphère expressive et culturelle. Le jeune agit alternativement « en tant
qu’étudiant » et « en tant que moi » mais jamais lui-même en tant qu’étudiant. Ces
étudiants sont extérieurs à leur condition. Ils restent loin d’une organisation et d’une
communauté universitaires qui paraissent incapables de fournir un sens à leurs études; c’est
par conséquent à chacun d’eux de construire le sens de leurs études. En somme,
l’expérience universitaire est très proche de l’univers de la banlieue, ils partagent la même
crainte d’être marginalisé et exclu.108

104 Arnaud Paul. « Mieux enseigner ? Moins de parole et plus de livres », in Fraisse Emmanuel, Les
étudiants et la lecture, Paris, PUF, 1993, p.116
105 Renoult Daniel. « L’offre des bibliothèques universitaires », in Fraisse Emmanuel, 1993, op. cit., p.203
106 Dubet F., “Dimensions et figures de l'expérience étudiante dans l'université de masse”, op. cit.
107 ibid.
108 Bauby Pierre et Gerber Thierry, 1996, op. cit., p. 182-183

53
Le métier d’étudiant

Parce que l’université est un lieu de désocialisation, il faut que l’étudiant se le


réapproprie au bénéfice de ses études, telle pourrait être la lecture des propos que tient
Alain Coulon dans son Métier d’étudiant. Alain Coulon, professeur d’université et
spécialiste de l‘éducation, le reconnaît : le premier danger de l’université est l’anonymat.
Si la vision apocalyptique de l’université avancée par Didier Lapeyronnie, mais aussi par
François Dubet, est à relativiser, ces « moments de péril »109 sont pourtant une réalité. Être
étudiant, ce n’est pas naturel, c’est un métier provisoire déstabilisant qu’il faut
s’approprier. Pour faire face au vide universitaire, le nouvel étudiant doit passer par un
certain nombre d’apprentissage qui lui permettront d’acquérir un certain nombre de savoir-
faire, de connaissances aptes à favoriser son développement au sein de l’université. Être
étudiant c’est faire l’objet d’un apprentissage intellectuel et institutionnel, il s’agit d’un
processus d’affiliation. Alain Coulon constate que le « métier d'étudiant, au delà des cours
et de l’activité intellectuelle proprement dits, implique de nouer des contacts, d’établir des
dialogues, de mener des activités avec d'autres étudiants »110, ce qui permet de reconnaître
que l'on « rencontre les mêmes problèmes ». Par conséquent, ce qu’Alain Coulon
dénomme « processus d’affiliation du métier d‘étudiant» n’est rien autre qu’une forme de
socialisation indispensable à la réussite universitaire et qui fait pourtant défaut à beaucoup
d’étudiants, en particulier les « étudiants de cité »111. Ce métier d’étudiant est aussi une
construction identitaire, cela fait partie d’une intégration à un nouveau milieu dans lequel il
faut s’imprégner des codes et des usages. Dès lors, l’affiliation, au-delà de l’intégration,
consiste à « naturaliser en les incorporant les pratiques et les fonctionnements
universitaires afin de devenir un membre compétent de la communauté universitaire: c'est
se forger un habitus d'étudiant, dont on peut penser qu'il est constitué lorsque les routines
et les "allant de soin" ont pris le pas sur le sentiment d'étrangeté et de dépaysement
qu'éprouvent tout d'abord les étudiants débutants ».112 Les activités para-universitaires sont
des facteurs extrêmement puissants d'intégration. L'auteur rappelle le rôle des anciennes
corpos étudiantes qui « jouaient un rôle important d'intégration ». Et encore aujourd'hui, les

109 Alava Séraphin, les « moments de périls », in Médiation(s) et métier d’étudiant, BBF 1999 - Paris, t.44,
n° 1, p.10.
110 Coulon A., 1997, op. cit.
111 Voir à ce sujet l’ouvrage de Stéphane Beaud, 80% au bac, et après ? Les enfants de la démocratisation,
op. cit.
112 Coulon A., 1997, op. cit.

54
activités para-universitaires tournées vers l'Université « comme le fait de militer dans un
syndicat étudiant » favorise cette affiliation. L’engagement étudiant, de quelque sorte qu’il
soit - politique, syndical, associatif, culturel etc. - , dans cette perspective dite d’affiliation
institutionnelle, démontre nettement qu’il est une sorte de remède à ce « milieu du vide ».
Pour pallier au néant universitaire, l’étudiant s’engage et forme des collectivités avec ses
camarades.

1.3.2/ À la reconquête d’une sociabilité, l’engagement étudiant

Moment étudiant, moment d’engagement?113

Nous avons vu précédemment que les organisations étudiantes, syndicats et


associations, avaient pour rôle principal en tant qu’organes représentatifs du groupe de
définir une identité collective. À l’origine de la diffusion de modèles communs de
représentation, ces organisations sont un support considérable de l’affiliation
institutionnelle au métier d’étudiant. Ces organisations répondent effectivement à un
besoin grandissant chez les étudiants, en manque de repères, de sociabilité. Ce besoin de
représentation, associé à celui de participation associative, est révélateur d’une recherche
de soi-même, tout comme il indique explicitement un désir d’exister socialement et d’être
reconnu. Certains présupposés sur le monde étudiant comme l’individualisme qui les
caractériserait114, joint à une idéalisation du passé où les étudiants auraient tous été très
engagés politiquement, nous font croire à un monde étudiant dépourvus d’initiatives
collectives. Pourtant il n’en est rien. Certes tous les étudiants ne sont pas investis dans la
vie associative, et encore moins en ce qui concerne le militantisme politique, mais il est
113 Valérie Becquet, « Moment étudiant, moment d'engagement. Regards sur les activités bénévoles des
étudiants », in Cent ans de mouvements étudiants, GERME, Syllepse, Mars, 2007, p.141-156
114 Ce qui n’est pas forcément faux au regard des résultats de l’enquête OVE de 1997, le peu de solidarité
dans certaines filières laissent imaginer des étudiants renfermés sur eux-mêmes et refusant le moindre
contact.

55
remarquable qu’ils le soient tout autant que le reste de la population 115. Malgré les écarts de
données entre chaque enquête (en raison de la population choisie et de la question posée),
nous notons tout de même qu’une part non négligeable d’étudiants adhère à une
organisation aux cours de ses études. L’enquête de l’OVE rapporte qu’en 2000 12,6% des
étudiants ont des « activités associatives » et 6,6% participent à des « réunions syndicales
et politiques »116.
L’engagement étudiant revêt plusieurs aspects significatifs. Les raisons de la
participation sont diverses, mais on distingue communément trois raisons principales qui
s’interpénètrent: la dimension altruiste (pour les autres), la dimension sociabilitaire (avec
les autres) et la dimension utilitaire (pour soi)117. Les deux premières sont nettement
valorisées chez les étudiants. La dimension utilitaire apparaît selon les situations, elle serait
d’avantage évoquée dans les écoles où l’on favoriserait l’expérience formatrice, la volonté
d’acquérir une compétence118. Les adhésions à des associations étudiantes en université se
traduisent, d’un côté par la volonté de rencontrer d’autres étudiants ou de partager une
passion, et d’un autre côté, par celle de se consacrer aux autres, de défendre des valeurs ou
de réagir à un problème social. La dimension relationnelle est généralement dominante
dans les justifications de l’engagement. La dimension altruiste est habituellement présentée
comme inhérente au bénévolat ou au militantisme, les étudiants souhaitent faire preuve de
solidarité en réagissant à un problème social. Ces constats confirment ce que nous
affirmions auparavant : ces différents regroupements établis à l’université selon des intérêts
communs se font avant toute chose dans un soucis de recherche de sociabilité.

L’engagement : un héritage familial

Les travaux d’Anne Muxel119 mettent en évidence l’existence d’un « héritage


politique » pouvant éclairer les contours du rapport des jeunes à la politique et la nature de
leur positionnement. Cette socialisation politique, résultant d’un processus de transmission
d’orientations politiques et de valeurs, se retrouvent au niveau de l’engagement des
étudiants. Ainsi la participation des parents à des réunions d’association, à des meetings

115 13% des français, taux adhésion aux associations, les français et la vie associative, Loisel Jean-Pierre,
Collection des Rapports, CREDOC, juillet 1999
116Données de l’OVE, enquête 2003, citées in Valérie Becquet, « Moment étudiant, moment d'engagement.
Regards sur les activités bénévoles des étudiants », in Cent ans de mouvements étudiants, op. cit.
117 Erlich V., 1996, op. cit.
118 Becquet Valérie « L’étudiant, acteur de la vie associative », Factuel: la revue, n°2, janvier 1998, p.35.
119 Muxel Anne, L’expérience politique des jeunes, Presses de Science Po., 2001 ; et Les jeunes et la
politique, 1996, op. cit.

56
politiques, à des rassemblements syndicaux le soir ou la présence d’amis bénévoles ou de
militants au sein du foyer familial contribuent, tout comme les discussions politiques, à la
construction d’un rapport positif ou négatif, à l’engagement social. L’engagement étudiant
prend, pour une partie d’entre eux, les plus politiques dirons nous, ses sources à ce moment
là. Le militantisme des parents, renforcé par l'engagement lycéen (délégué de classe,
membre d'une association lycéenne) conduisent les étudiants à rejoindre rapidement le
milieu associatif. La moitié d’entre eux déclare que leurs parents ont été soit adhérents,
bénévoles d’une association, adhérents d’un syndicat et/ou adhérent, militant d’un parti
politique et 44,6% estiment qu’ils le sont encore.120 Les propos confiés lors des entretiens
passés corroborent avec justesse cet « héritage politique » des étudiants, tous reconnaissent
le rôle qu’a joué leur entourage familial:

« Mon père est adhérent du parti socialiste. Mes parents sont adhérents d’un
syndicat, ma sœur aussi et aux MJS. Voilà, j’ai été délégué de classe en 6 ème et en 4ème,
membre du conseil d’administration de mon lycée, j’ai été animateur du club pataclope
dans mon village, j’ai aussi organisé l’opération nettoyer le monde dans mon village, et en
CM1, CM2 et 6ème , donc de façon diverse ou variée j’ai toujours milité. »121

« Bah je pense que l’entourage a joué pour beaucoup. Petit, j’entendais souvent les
discussions politiques à table, pendant les repas etc. […] J’ai l’impression d’avoir des
convictions politiques, elles-mêmes héritées de mon entourage. Il doit y avoir un héritage
culturel important derrière cette politisation. »122

« C’est tout un cheminement intellectuel et politique qui m’a mené là-bas [le
SCALP123]. J’ai toujours baigné dans un milieu politisé, j’ai toujours eu droit à des débats
politiques enflammés à la maison, c’était une gauche de bon ton, une gauche social-
démocrate. Mes parents sont électeurs socialistes depuis toujours. J’ai moi-même au
début, choisi mon camp, la gauche. Au début ça c’est manifesté par un attachement au
parti de mes parents. Puis, peu à peu en lisant, en m’éduquant, j’ai changé… »124

120 Becquet V., « Moment étudiant, moment d'engagement. Regards sur les activités bénévoles des
étudiants », op. cit.
121 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008
122 Entretien avec Simon Lorcy le 28 mars 2008
123 SCALP est le sigle de Section Carrément Anti-Le PEN, groupe d’extrême gauche antifasciste.
124 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008

57
L’engagement : des lieux sous influence

Si le moment d’entrée dans la vie associative est directement corrélée aux


expériences antérieures, il est également lié aux modalités de rencontre avec l’organisation
à laquelle l’étudiant va adhérer ou au sein de laquelle il va s’investir.125 L’individu peut
intégrer une association selon une démarche volontaire, ou par le biais des courroies
d’information (affiches, forums etc.), ou plutôt selon un jeu de réseau social. Dans la
majeure partie des cas, les étudiants ont connu l’association à laquelle ils participent par le
biais de leur cercle social (amis, camarades de classe etc.). Le tissu associatif varie selon
les lieux et les situations, mais en règle générale nous pouvons affirmer que certaines
filières sont plus ou moins rétives à l’engagement politique et/ou syndical que d’autres 126.
Il est de notoriété publique que les faculté de Sciences Humaines se mobilisent plus
facilement que celles de droit ou médecine, ou encore dans les grandes écoles. Il est
d’autant plus notable que ce sont les universités dites de banlieue, qui disposent de moins
de moyens et celles qui ont le plus subi le phénomène de dévaluation du diplôme qui se
retrouvent souvent sur le front des mobilisations étudiantes.

« La Sorbonne est un lieu autrement plus difficile à mobiliser que Tolbiac. C’est
pas la même sociologie, pas les mêmes étudiants. Bah d’une part, ils sont plus jeunes. On
parle souvent de l’échec en premier cycle, il y a en a beaucoup à Tolbiac qui n’arrivent
pas au DEUG, qui abandonnent ou qu’ils restent 4, voire 5 ans là-bas. Et puis, à la
Sorbonne c’est très différent, ce qui compte c’est la réussite personnelle et non pas la
concrétisation d’un idéal politique. À Tolbiac on trouve plus des gens issus de milieux
défavorisés, il y a beaucoup de banlieusards, de jeunes issus de l’immigration. Quand on
arrive à la Sorbonne c’est un milieu qui s’est extrêmement « blanchi » , embourgeoisé et
par ailleurs à la Sorbonne il y a beaucoup d’étudiants en Éco-gestion qui ont leur propres
amphis et qui n’hésitent pas à venir casser le mouvement, ratonner, voilà. »127

En outre, grâce à Anthony Oberschall128, nous savons que le lien entre intégration et

125 Becquet V. , « Moment étudiant, moment d'engagement. Regards sur les activités bénévoles des
étudiants », op. cit.
126 Voir à ce propos les travaux comparatifs de Christian Le Bart et Pierre Merle sur les mobilisations
étudiantes aux facultés de droit et d’AES, et à l’IEP de Rennes, La Citoyenneté Étudiante, Intégration,
participation, mobilisation, PUF, 1997
127 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008
128 Oberschall Anthony, Social Conflict and Social Movements, Englewood Cliffs, 1973

58
mobilisation est complexe. L’intégration horizontale - l’interconnaissance et l’existence
d’une solidarité structurelle entre les membres d’un groupe - facilite la mobilisation, alors
que l’intégration verticale - fort lien avec la hiérarchie en raison d’une dépendance ou de
subordination à l’égard du pouvoir - lui nuit. La principale différence entre les Grandes
Écoles et l’université, outre le fait que les étudiants des écoles prestigieuses ne souhaitent
pas forcément se solidariser avec les autres puisque cela signifierait la dénaturation et la
négation des différences de prestige entre filières, se trouve dans cette culture
d’établissement et cette forte intégration verticale qui fait défaut au monde universitaire.

Évolutions dans l’engagement étudiant

À l’image de la société toute entière, on assiste à un recul du militantisme syndicale


et politiques. Les taux d’adhésion aux organisations politiques et syndicales sont en effet
en baisse depuis les temps des héritiers.129 Nous avons déjà évoquer l’hypothèse de
dépolitisation et du recul idéologique des débats dans le monde étudiant. Nous savons que
l’importante fréquence des mobilisations étudiantes tend à relativiser cette idée de
dépolitisation. Néanmoins nous devons constater que les associations à caractère syndical
et/ou politique à proprement parler sont en nette minorité dans l’ensemble des associations
étudiantes. Les engagés d’aujourd’hui sont différents des enragés d’hier. Un fort
changement s’est opéré dans les pratiques politiques, les références d’hier se sont
progressivement effacés du lexique de l’étudiant engagé. Comme cela a été avancé
antérieurement130, les jeunes sont aujourd’hui à la recherche de nouvelles formes de
participation politique, éloignées des instances politiques classiques. D’autre part, être
étudiant ne favorise pas directement l’engagement politique, du moins il n’est pas une
variable essentiellement déterminante. Nous avons vu que l’apolitisme était devenu le
conformisme des étudiants. Cette norme des étudiants de masse, presque en soi une
laïcisation des projets collectifs et associatifs, a conduit à l’émergence de nouvelles formes
d’engagement civique et politique. Dans un contexte de forte affirmation de
l’individualisme, les anciennes pratiques militantes sont sérieusement remises en cause.
L’investissement massif de temps et d’énergie dans une organisation, au détriment de la vie

129 Muxel A., 1996, op. cit.


130 voir la partie 1.1.3 sur la supposée dépolitisation des plus jeunes

59
personnelle, est en recul sensible. Comme nous le signalions avant, les « jeunes sont à la
recherche d’une politique sans étiquette », ils sont ainsi plus enclins à s’engager dans des
associations humanitaires, à faire du militantisme dans des organisations plus
consensuelles qui défendent des grandes causes à l’échelle de la planète : l’écologie, les
droits de l’Homme, la paix dans le monde, combattre le racisme etc. sont les grands
principes qui configurent l’épine dorsale de ces nouveaux engagements.131

1.3.3 La dimension identitaire des mobilisations

Des « Coups de Jeune »

« La jeunesse se définit comme le temps de la socialisation: c’est l’apprentissage


du fait qu’une société, à travers l’éducation familiale et professionnelle, se reproduit, non
pas à l’identique, mais en imposant de réelles déterminations à tous ses membres. La
désillusion et le désenchantement juvéniles sont alors, pour une part, le symptôme
psychologique de la confrontation aux contraintes et déterminismes sociaux qui vont
modeler en grande partie l’existence. Et s’il est des domaines où cette désillusion
s’exprime c’est bien dans ceux de l’insertion professionnelle et du rapport au travail. »

La jeunesse pourrait être décrite comme le temps de toutes les expériences. C’est en
effet une période de recherche de soi-même, c’est un long processus identitaire au travers
duquel, socialisation et expériences permettent de se forger une identité propre et à la fois
marquée par une certaine appartenance sociale. Cette prospection permanente d’un statut,
c’est-à-dire d’une reconnaissance sociale, est un processus itératif d’expériences sociales,
parsemé d’essais et d’erreurs, qui se situe dans une perspective d’autodéfinition. Cette
construction de soi-même, phase moratoire, est constitutive de la définition de la jeunesse.
Jean-Paul Molinari explique que l’état intermédiaire dans lequel se trouvent placés les
jeunes « s’offre toujours comme période de précarité : des identités, des statuts, des
avenirs; à cette fragilité, en quelque sorte structurelle, diversement partagée par celles et

131 Muxel A., 1996, op. cit., p.83

60
ceux qui l’éprouvent, l’époque combine aujourd’hui les données d’une précarisation
historique généralisée. »132 Ces processus expliquent que cette soif d’expériences, jumelée
à une volonté d’émancipation et de reconnaissance d‘un statut, ait engendré une lecture
systématique du temps de la jeunesse en terme de conflit.
C’est par le conflit qu’on intègre la société pourrait-on avancer au regard du
nombre de mobilisations étudiantes qu’a connue la France depuis les années 1960. L’âge
étudiant, phase de vie intermédiaire entre l’adolescence et l’entrée dans la vie adulte, est
donc aussi l’âge des conflits. C’est avec profusion que les auteurs se sont ainsi attachés à
déceler la force de transformation, le « potentiel révolutionnaire », les accès de fièvre, que
les mouvements de contestation des jeunes pouvaient receler. La notion de jeunesse a donc
souvent été liée à celle de crise, thème présent dans l’opinion publique (et/ou médiatique)
et dans de nombreux essais consacrés aux jeunes et aux étudiants. Cette période de devenir,
d’intégration à la société en tant que constituant, est un temps marqué par la confrontation
à celle-ci. Emmanuel Kant évoquait cet antagonisme - l’intégration par le rejet - par la
formule de l’insociable sociabilité, il s’agit de « l’inclination à entrer en société,
inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire, menaçant
constamment de désagréger cette société. »133 Cette opposition dialectique serait porteuse
de progrès puisque cette tension est le moteur des actions humaines. Ici le conflit est
productif.

Le mouvement étudiant comme mouvement de génération

Dans notre cas d’étude particulier, les étudiants, le conflit est un facteur
d’intégration à la société. En effet, c’est par le conflit, qu’on intègre le vivre ensemble. De
sorte que la grève, le mouvement, seraient presque devenus des rituel de la jeunesse, du
milieu étudiant.134 En outre, la répétition des mobilisations lycéennes et étudiantes est telle
qu’il est aisé de comprendre l’évocation quasi-immédiate de conflit générationnel, d’une
jeunesse incomprise etc. à chaque nouvelle mobilisation. Cette optique de lecture, qui met
en avant l’identité juvénile des étudiants, est née des interprétations de la crise de Mai 68
qui ont voulu y voir une crise de « génération » entre les jeunes et les adultes, et dont a été
conclue l’existence d’une jeunesse cohérente. Par ailleurs, cette perception sociale est
132 Molinari Jean-Paul, « le spectre d’une double précarité », Panoramique, n°16, 1994, Arléa-Corlet
133 Kant, « Idées d’une Histoire universelle du point de vue cosmopolitique » VIII, 20-21 (1784) publié par
Piobetta S. La philosophie de l’Histoire de Kant, Paris, Denoël, 1947, p. 31.
134 Il n’est pas la peine de préciser ici qu’une partie du milieu étudiant, pour des raisons évidentes, sera
toujours récalcitrante au moindre mouvement social émergeant au sein de l’université.

61
renforcée par une certaine homogénéisation des comportements et des modèles culturels de
la jeunesse. Ainsi on entend souvent que telle génération a eu son « coup de gueule », son
mouvement. Dans cet ordre d’idée, on est à même de considérer le mouvement social
comme une expérience formatrice, mais tellement ritualisée qu’il faudrait s’interdire toute
conclusion hâtive telle que l’émergence d’une génération militante, engagée, à la forte
conscience politique etc. que d‘aucuns auront annoncée le jaillissement à chaque grand
mouvement. En fait, chaque génération est censée avoir eu son « coup de jeune »135, forme
la plus avancée de l’expression du rejet de la société qu’elle intègre malgré elle. C’est ainsi
qu’on a invoqué la colère d’une génération enragée, puis celle d’une génération morale
avant d’arguer du désenchantement d’une génération précaire et fataliste.
Nous avons pu remarquer à l’étude de l’évolution des effectifs de l’enseignement
supérieur qu’à chaque vague de massification s’y conjuguait systématiquement un
mouvement d’ampleur. De 1960 à 1970 le nombre d’inscrits en université passe de 350
000 à 850 000, cette première évolution s’explique par l’arrivage de la génération baby-
boom. Mai 68 correspond à ce premier flux. Les mouvements de grande ampleur
apparaissent tous après une accélération de la croissance du nombre d’étudiants. Le
mouvement Devaquet en 1986 intervient à la fin d’une longue de période de croissance
progressive des effectifs étudiants, la mobilisation ne survient pas à un pic brutal comme
c’est le cas du mouvement de 1995, mais il correspond davantage à la prise de conscience
de la nouvelle université qui s’est construite lentement (tout est relatif, plus de 1,2 millions
d’étudiant en plus en vingt ans) et anticipe la nouvelle vague de massification à venir. Le
mouvement étudiant de novembre-décembre 1995 correspond quant à lui à une hausse
spectaculaire : à la fin des années quatre-vingt, dans une période de baisse démographique
des 18-25 ans, le nombre de bacheliers généraux et technologiques progresse - c‘est l‘ère
des lycées de masse -, ainsi que leur aspiration de plus en plus forte à poursuivre des
études. Il en résulte une croissance spectaculaire des effectifs de l'enseignement supérieur.
Entre 1990 et 1995, ils ont augmenté de près de 27%. Le mouvement de 1995 se construit
sur des revendications budgétaires, les universités manquent de crédits pour boucler
l’année scolaire. À titre de comparaison en 2006-2007 on comptait 1 399 177 étudiants
dans les seules universités quand il y en avait 1 461 996 en 1995-1996. L'augmentation du
nombre de bacheliers a ensuite marqué le pas et, avec elle, celle des étudiants. Leur
croissance reprend au début des années 2000 et atteint un nouveau sommet en 2005-2006,

135 Titre de l’ouvrage de Laurent Joffrin après le mouvement de décembre 1986. Un coup de jeune, Arléa,
1987.

62
année du CPE, avec 2 283 267 étudiants, ensuite l’effectif se contracte.136 Faut-il en
dégager une loi stipulant que la massification de l’enseignement supérieur, et en particulier
de l’université, s’accompagnera toujours d’une vague de contestation? Rien n’est moins
sur tant la massification rime aujourd’hui avec un sentiment de déclassement de la part des
étudiants par rapport au rayonnement social dont était auréolée l’université.

Le mouvement ou l’affirmation d’une identité collective

Une identité étudiante se manifeste lors de mobilisations, « comme si les étudiants


de ces universités de masse ne devenaient étudiants qu’à l’occasion des luttes »137. Les
étudiants se réapproprient leur identité une fois qu’ils entrent en conflit. « À ceux qui
veulent précariser les jeunes, les étudiants répondent RÉSISTANCE! ». Ce slogan
emblématique des dernières manifestations étudiantes, et en particulier celles du CPE qui
visait à différencier les jeunes des autres actifs dans le droit du travail, illustrent l’idée que
l’étudiant n’est lui-même que lors des mobilisations. Une identité ne s’éprouve jamais
mieux que lorsqu’elle est différenciée du reste de la population, qu’elle est marginalisée.
Cette dimension identitaire du conflit repose sur l’affirmation d’une identité non-reconnue.
Patrick Hassenteufel note à propos des coordinations nationales qu’elles ne sont pas
seulement des mouvements professionnels, mais des mobilisations permettant l’affirmation
de nouvelles identités collectives ».138 Cependant cette identité est limitée car elle
s’exprime seulement dans une temporalité courte. Une fois que les revendications sont
satisfaites, le mouvement s’arrête, c’est le retour à la normale: « une fois que les
revendications sont satisfaites [à propos du mouvement de 1986], les lycéens, les étudiants
rentrent dans leur casernes ».139
Les nouveaux mouvements étudiants sont marqués par l’explosion des diversités
individuelles, régionales etc. À l’intérieur de ces manifestations, nous avons vu pousser
sous différentes formes l’affirmation de micro-identités140. On assiste à un localisme au

136 « Les effectifs du supérieur : évolution », et « les étudiants des universités en 2006-2007 », op. cit.,
Benoît Leseur « Les effectifs de l'enseignement supérieur à l'horizon supérieur à l'horizon 2013 », op. cit.
137 F. Dubet Agora N°5 - 3ème trimestre 2005
138 Hassenteufel Patrick, « Pratiques représentatives et construction identitaire. Une approche des
coordinations », Revue française de science politique, 1991, Vol. 41, n°1, pp.5-27
139 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008
140 Expression de Thierry Gerber et Pierre Bauby, 1996, op. cit., p.187

63
niveau des revendications dans les années quatre-vingt-dix mais aussi à une différenciation
entre étudiants; à côté de la masse des étudiants d’université, les étudiants d’IUT et de STS
vont former un bloc concret avec leurs revendications spécifiques (en Mars 1994 lors du
mouvement contre le CIP, ces étudiants, qui étaient à l’origine de la mobilisation, ont
constitué la grande majorité des cortèges étudiants alors que les syndicats et les
organisations politiques sont faiblement implantés dans les filières professionnelles). Les
mouvements sous le couvert d’un défilé « unitaire » sont en fait regroupés selon des
appartenances socioprofessionnelles, donc en fonction des filières et des lieux d’études.
Les spécificités des différents étudiants ne sont pas sentir uniquement au travers de leurs
revendications, les divergences sont palpables dans les modes d’organisation et d’action
(c’est dans les facultés de Sciences humaines et sociales que l’expérience militante est la
plus forte, l’action collective y sera donc plus spontanée, la création de comités d’action
relevant presque du réflexe instinctif).

Lutter pour recréer un vivre-ensemble

Ce sentiment de déclassement, cette dépréciation permanente du monde


universitaire serait à l’origine des crises qu’a connu le milieu étudiant depuis les années
1980, le moment cristallisateur étant 1986. Ces nouveaux mouvements étudiants, nous
l’avons déjà remarqué, sont sensiblement défensifs et conservateurs. C’est une peur qui
s’exprime face à un avenir compromis par la crise et le chômage de masse. François Dubet
estime du mouvement de novembre-décembre 1995 qu’il est une protestation contre le
vide: « les luttes étudiantes sont une protestation contre le vide d’une expérience
éducative ».141 Ce néant universitaire est symbolisé par l’allégorie que nous utilisions
précédemment, celle d’un monstre froid, incarné par l’image d’un amphi bondé avec un
professeur lointain qui ne vous connaît pas parmi des étudiants qui ne se connaissent pas.
Ce vide signifie avant tout un mal-être identitaire accru par l’angoisse de l’avenir qui ne
promet pas un bonheur comparable à celui des parents. L’assurance de travailler plus
longtemps, de passer par une phase de chômage, parfois de galère142, amplifient ce
sentiment d’anxiété de la jeunesse.
L’occasion des luttes est le moment privilégié pour redevenir un étudiant, c’est-à-
dire être un membre d’une communauté et acteur de ses études. C’est par la lutte que tout

141 Dubet François « Une protestation contre le vide, nouvel observateur, 30 novembre 1995
142 Dubet François, La Galère, des jeunes en survie, Fayard, 1987.

64
le collectif prend son sens, c’est ce travail de mise en commun qui consent à une
redéfinition de la communauté étudiante, se réapproprier les lieux par des actions
d’occupation, de sit-in, de rassemblements signifient d’une certaine façon une
réappropriation de ces espaces qui jusqu’à présent n’avaient été que des lieux de passage à
la croisée des cours. « Peu intégrés à l’université, ils se ne sentent vraiment étudiants que
dans ces manifestations de protestation »143. Lutter sera pour les étudiants un moyen de
donner sens à leurs parcours, à leurs projets personnels et peut-être de manière plus large à
leurs études. « C’est dans le moment des luttes que la communauté se forme, que les
problèmes de l’avenir échappent à l’angoisse de chacun, que les étudiants s’affirment
comme les auteurs de leurs études en s’identifiant à leur discipline » en conclut François
Dubet. C’est en participant à la mobilisation, en s’inscrivant dans un rapport de force avec
les institutions que les étudiants renversent le vide d’une expérience sociale qui les
empêche de se construire comme étudiants. Les étudiants bougent car ils veulent être des
étudiants, et pas seulement des jeunes qui passent à l‘université par défaut. En cela, la crise
du CPE reflétait avant tout le malaise de cette jeunesse déclassée et frustrée, dont les
attentes ne peuvent se satisfaire des promesses qui lui sont faîtes.144 Parce que cette
jeunesse n’est plus sûre comme auparavant que les études lui assureraient un avenir, elle se
révolte. L’agitation étudiante naît de cette recherche d’un statut qu’on ne lui reconnaît pas,
ou plus. D’une certaine façon, le CPE n’a joué que le rôle d’élément cristallisateur de la
colère étudiante145, le CPE n’était évidemment qu’un prétexte pour s’exprimer.
Gérard Namer indique que les occasions « d’être ensemble » sont une mise entre
parenthèses des normes, de l’institution scolaire, et de ce que l’institution proclame comme
morale. La morale de l’école veut la séparation, le silence, la classification des élèves en
classe, en place, en niveau. Le fait d‘« être ensemble » doit pouvoir dépasser ces clivages.
C’est une forme de transgression des valeurs institutionnelles, c’est donc par la
transgression que l’on s’affirme. Ainsi même si ces propos sont ici avancés par rapport à la
question lycéenne dans le mouvement de 1986, nous pouvons appliquer la même logique
aux mouvements étudiants. Effectivement la création d’un vivre-ensemble permet de sortir
de l’écrasement du monde universitaire, de dépasser les clivages et les divisions imposées
par la machine à étudier qu‘est l‘université.

Conclusion-Transition
143 Didier Fisher, 2000, op. cit., p.550
144 voir à ce sujet Gurr Ted, Why Men Rebel, Princeton university Press, 1970, p.320
145 Une goutte d’eau dans un lac de rage

65
Nous avons déjà observé la fonction dont disposent les organisations dans le
processus de construction des identités étudiantes. Cela est d’autant plus vrai quand le
groupe étudiant s’implique dans une démarche de protestation. Comme un groupe n’est
jamais aussi fort que lorsque ses membres sont soudés - l’union fait la force - , les
organisations font « un travail de manipulation symbolique et de persuasion »146 prompte à
fédérer tous les étudiants. « L’identité du groupe de mobilisation doit être définie de façon
à procurer à chacun de ses membres une représentation positive de soi-même ».147 Parce
que pour se mobiliser, il faut un groupe, une identité collective. Toute mobilisation suppose
au préalable l’existence d’un groupe en action dont la cohérence se juge à l’unité que
forment ces membres et au sentiment d’appartenance qu’ils accordent au groupe en
question. En cela, « la capacité d’un groupe à se doter d’une identité forte et valorisante -
fût-elle imagée - constitue une ressource de premier ordre pour que ses membres
intériorisent une vision de leur potentialité d’action ».148 Ce potentiel d’action trouve ses
origines dans la prise conscience de soi, de son engagement politique, lui-même engagé
dans un processus collectif. Pour que la force d’action soit intériorisée par le groupe
mobilisé il faut que celui-ci soit doté d’un répertoire d’action, d’un ensemble de références
communes, d’un assortiment de procédés et d‘exemples, bref, d’une mémoire collective
des mouvements, apte à donner vigueur à la protestation naissante. Cet aspect-là des
mobilisations étudiantes est d’autant plus intéressant que le milieu étudiant, très hétérogène
et à l’identité protéiforme, est seulement une étape transitoire. Il s’agit d’une tranche de
vie, c’est donc par essence un statut éphémère, ce qui a pour effet de fragiliser davantage
ce ferment singulier de l’action collective qu’est la mémoire collective. Nous aborderons
alors, dans cette deuxième partie, la question de la mémoire étudiante et surtout de l’usage
du passé dans les mobilisations étudiantes. Nous verrons comment les étudiants se
souviennent des mouvements antérieurs, comment les expériences sont transmises, et
comment le répertoire d’action s’en enrichit.

146 Filleule Olivier, Sociologie de la protestation, L'Harmattan, Paris, 1993.


147 Patrice Mann, L’action collective, Armand Collin, 1991.
148 Erik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, la découverte 1996, p. 82

66
DEUXIÈME PARTIE/
DES ÉTUDIANTS EN MOUVEMENT : USAGES DU PASSÉ

SECTION 1/ Existe-il une mémoire étudiante?

Jean Touchard affirmait qu’« aucune gauche au monde n’a sans doute un passé
comparable à celui de la gauche française et aucune gauche au monde n’a derrière elle un
pareil ensemble de souvenirs et de références ».149 La mémoire collective est donc sans
cesse travaillée par les forces politiques, l’histoire étant un enjeu politique de haute
importance. Cet héritage politique est sans doute primordial pour la gauche française dans
la mesure où son identité sociopolitique en est tributaire. Sans son passé, et sa construction
mémorielle, point de repères, d’âges d’or, de révolutions, de références communes. La
mémoire collective est bien le socle de l’identité et du sentiment d’appartenance à tout
groupe au potentiel d’action conséquent. Quant est-il pour les étudiants? On ne pourrait
dénier la force de protestation dont regorgent les universités. L’« agitation » étudiante est
en effet féconde et elle n’est plus aujourd’hui le fait d’étudiants bourgeois en quête
d’émancipation individuelle et de révolution violente pour se délivrer du joug paternel. Si
les époques et les discours ont changé, les mobilisations étudiantes sont toujours aussi
importantes, et il n’apparaît pas que dans les années à venir l’action collective étudiante se
tasse. Nous allons donc nous poser la question de la mémoire étudiante. Existe-il une
mémoire des mouvements? Comment est-elle transmise? Après tout, la mémoire étudiante
ne va pas de soi, comment un groupe qui se renouvelle complètement tous les cinq
pourrait-il transmettre durablement des événements et des références constitutifs de son
histoire?

149 Touchard Jean , la gauche en France, Paris, Le Seuil, 1977, p.17

67
2.1.1 Théorie de la mémoire collective

Avant d’aborder le cas de la mémoire étudiante, il convient de définir clairement le


terme de mémoire collective. Le terme de mémoire peut recouvrir toute une série de
réalités différentes. La commémoration, le monument, l’usage politique et stratégique du
passé, mais encore le souvenir de l’expérience vécue ou transmise sont autant d’apparences
que le mot mémoire peut recouvrir. Si la notion de mémoire est assez polysémique, dans la
mesure où elle rassemble toutes les formes de la présence du passé, la mémoire collective
est moins équivoque dans sa définition. La mémoire collective est, selon l'historien Pierre
Nora « le souvenir ou l’ensemble de souvenirs, conscients ou non, d’une expérience vécue
et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l’identité de laquelle le sentiment du passé
fait partie intégrante »150. Il convient toutefois d’exposer plus en détails quels sont les
ressorts de la mémoire collective afin de souligner le particularisme du mouvement
étudiant. Pour cela, nous allons nous aider de la littérature scientifique ayant déjà traité de
la question, en particulier des théories énoncées par Maurice Halbwachs. Il forgea dans la
première partie du vingtième siècle une pensée fondatrice de la mémoire collective
puisqu’elle reste aujourd’hui un outil majeur des sciences sociales. Il a imposé la notion de
mémoire collective comme concept explicatif des sentiments d’appartenance et des
pratiques des groupes sociaux. Dans son ouvrage majeur, les cadres sociaux de la
mémoire151, Maurice Halbwachs veut « poser les bases théoriques d'une sociologie de la
mémoire » en présentant un modèle dans lequel le collectif s'impose à la mémoire par des
phénomènes de reconstruction contextualisée.

Mémoire individuelle et mémoire collective

Maurice Halbwachs a inventé le terme de mémoire collective par opposition à la


notion de mémoire individuelle. La mémoire collective est partagée, transmise et aussi
construite par le groupe ou la société moderne. Il précise néanmoins que la mémoire
individuelle est le cadre biologique par lequel existe la mémoire collective. Elle est le lieu

150 Pierre Nora, « Mémoire collective », dans Jacques Le Goff (éd). La nouvelle histoire, Paris: Retz, 1978,
p. 398.
151 Les références à cet ouvrage (citations et pages) sont celles tirées de l’édition électronique réalisée par
Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir du livre de Maurice
Halbwachs (1925), Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Félix Alcan, 1925. Il en sera de même pour
l’autre ouvrage de Maurice Halbwachs, La mémoire collective, (1950), Paris, PUF, 1967, qui a été mis en
version électronique par Mme Lorraine Audy et Jean-Marie Tremblay en février 2001. Ces versions
électroniques sont disponibles sur :http://classiques.uqac.ca/classiques/Halbwachs_maurice/halbwachs.html

68
de conservation des souvenirs. Cet élément nous paraît fondamental tant il est important de
considérer que les collectifs sont composés d'individus. Cela permet d'éviter la réification
du groupe sans pour autant amoindrir le poids de celui ci sur les mémoires152.
La mémoire collective désigne des formes de conscience du passé, ou
d’inconscience dans le cas de l’oubli, apparemment partagées par un ensemble d’individus.
La société produit des perceptions fondamentales qui par analogies, par des liaisons entre
des lieux, des personnes et des idées, suscitent des souvenirs pouvant être partagés par
plusieurs individus, voire par la société toute entière. Néanmoins la mémoire n’est pas une
représentation autonome du passé qui émergerait d’un ensemble de mémoires individuelles
fonctionnant de façon massivement parallèle. Les souvenirs étant très différenciés
individuellement, la mémoire collective est souvent le produit d’un empilement de strates
mémorielles très diverses. Pierre Nora atteste que les lieux de mémoire parlent de certaines
modalités de la mémoire collective, ainsi les lieux sont la plupart du temps la condensation
de mémoires plurielles plus ou moins anciennes, souvent conflictuelles et interagissant les
unes avec les autres. La mémoire collective n'est donc jamais une mémoire univoque.153
Dans toute discussion sur la notion de mémoire collective, ce vieux débat sur les
rapports entre l'individu et le groupe refait surface; discussion mal posée puisque nous
n’imaginons pouvoir penser l'un des deux termes en excluant l'autre. Roger Bastide définit
de manière plus satisfaisante que Maurice Halbwachs la mémoire collective : elle est pour
lui un système d'interrelations de mémoires individuelles. Si autrui est nécessaire pour se
rappeler, comme le dit très bien Halbwachs, ce n'est pourtant pas parce que « moi et autrui
», nous plongeons dans une même pensée sociale, c'est parce que nos souvenirs personnels
sont articulés avec les souvenirs des autres personnes dans un jeu bien réglé d'images
réciproques et complémentaires. Le groupe ne conserve que la structure des connexions
entre les diverses mémoires individuelles154. « Ainsi, la mémoire collective se définit
comme une interaction entre les politiques de la mémoire - encore appelée " mémoire
historique " -, et les souvenirs de ce qui a été vécu en commun - " mémoire commune "
-. »155 Elle se situe au point de rencontre de l’individuel et du collectif, du psychique et du
social. En d’autres termes, les mémoires collectives se constituent dans le travail

152 Ce constat est intéressant, étant donné que la mémoire individuelle est un des moyen de tenter d'accéder
à la mémoire collective, il justifie pour le chercheur le choix de procéder par des entretiens.
153 Nora Pierre (dir.) , Les lieux de mémoire, chapitres XXIII et XXIV, Gallimard (Quarto), 1997
154 Bastide Roger, « Mémoire collective et sociologie du bricolage », Bastidiana, 7-8, juillet-décembre 1994,
p.209-242.
155 Lavabre Marie-Claire, « Pour une sociologie de la mémoire collective » :
http://www.cnrs.fr/cw/fr/pres/compress/memoire/lavabre.htm

69
d’homogénéisation des représentations du passé et de réduction de la diversité des
souvenirs.

Les cadres sociaux de la mémoire

Ainsi, comme le répète Maurice Halbwachs, il est incontestable que « nous


complétons nos souvenirs en nous aidant au moins en partie de la mémoire des autres ».156
Les interactions entre individus sont à l’origine de la création de la mémoire collective.
Pourtant il demeure la question de la sélection des souvenirs et de l’homogénéisation de
ces références communes. Nous en venons ainsi au point peut-être le plus important de la
théorie de Maurice Halbwachs : les cadres sociaux. « On est assez étonné lorsqu’on lit les
traités de psychologie où il est traité de la mémoire, que l’homme y soit considéré comme
un être isolé. […] Cependant c’est dans la société que, normalement, l’homme acquiert ses
souvenirs, qu’il se les rappelle, qu’il les reconnaît et les localise. […]. Il n’y a pas à
chercher où ils sont, où ils se conservent, dans mon cerveau, ou dans quelque réduit de
mon esprit où j’aurai seul accès, puisqu’ils me sont rappelés du dehors, et que les groupes
dont je fais partie m’offrent à chaque instant les moyens de les reconstruire, à condition
que je me tourne vers eux et que j’adopte au moins temporairement leurs façons de
penser… ».157 La mémoire individuelle suppose donc l’existence de notions collective
issues du groupe social. Sa démonstration montre alors que l’organisation de la mémoire,
qu’elle soit individuelle ou collective, dépend de l’expérience sociale et prend appui sur ce
que Maurice Halbwachs appelle « les cadres sociaux de la mémoire ». Ces cadres
constituent les différents groupes et les différentes communautés de valeurs dont les
individus qui composent le groupe étudié sont membres. « Il n'y a pas de mémoire possible
en dehors des cadres dont les hommes vivant en société se servent pour fixer et retrouver
leurs souvenirs »158. Ces cadres ne sont pas seulement une enveloppe pour la mémoire,
mais ils intègrent eux-mêmes d'anciens souvenirs qui vont orienter la construction des
nouveaux. Lorsque ces cadres sont détruits, les modes de mémorisation d'une société
156 Halbwachs M., 1925, op. cit., p.23
157 Halbwachs M., 1925, op. cit. p.6
158 ibid., p.63

70
donnée et de ses membres se transforment eux-mêmes pour s'adapter aux nouveaux cadres
sociaux qui seront mis en place.
À partir de là, nous devons prendre en compte l’importance de la pluralité des
sociabilités qui traversent le panel des témoignages recueillis (que ce soit au travers des
entretiens effectués, des déclarations et interviews récupérés dans la presse ou dans des
travaux antérieurs sur les mouvements étudiants). Cela est central car les différents «
cadres militants » jouent un rôle de socialisation important, et interviennent dans la
construction des références mémorielles. De plus, Halbwachs insiste sur le fait que c'est
l'interaction entre ces cadres qui fait qu'un groupe ou qu’une communauté de valeur revêt
plus ou moins d'importance dans la remobilisation d'une référence.

La mémoire : la présence d’un passé

Saint Augustin remarquait dans ses réflexions philosophiques sur le temps que la
mémoire est « le présent du passé ».159 Or, la mémoire collective n’est ni un agrégat de
souvenirs individuels, ni même une politique mémorielle; en fait la mémoire constitue
davantage « la mémoire constitue la dénomination actuelle, dominante, par laquelle on
désigne le passé non pas de manière objective et rationnelle, mais avec l’idée implicite
qu’il faut conserver ce passé, le maintenir vivant, en lui attribuant un rôle, sans d’ailleurs
préciser lequel. »160 C’est donc l’image classique de l’empreinte, il s’agit d’une
représentation mentale du passé qui n’a qu’un rapport partiel avec lui. La présence du
passé est reconstruite ou reconstituée selon une organisation dans « le psychisme des
individus autour d’un écheveau complexe d’images, de mots, de sensations, et qui articule
des souvenirs, des oublis, des dénis, des refoulements - et donc leur éventuel retour -,
autant de termes qui n’ont pas tous la même signification et n’obéissent pas aux mêmes
mécanismes »161.
La mémoire n’est en effet rien d’autre qu’une façon de « présentifier » le passé.
Cela suppose également que la référence au passé est fonction des impératifs du présent.
De ce point de vue, nous sommes confrontés au fait que dire sa mémoire, a fortiori pour un
militant, c'est s'exposer à une réinterprétation liée à la recherche de cohérence. Cette
velléité de cohérence est renforcée par l'appartenance à des organisations ou des groupes.

159 Saint Augustin, cité par Ricoeur Paul, Temps et récit, tome I, seuil, 1985, p.37.
160 Rousso Henri, La hantise du passé, conversation pour demain, entretien avec Philippe Petit, textuel, le
Seuil, 1998, p.16
161 ibid.

71
Les étudiants engagés, parce qu'ils appartiennent à plusieurs groupes, cherchent à se
replacer dans l'histoire en fonction de leur militantisme passé et présent. La réinterprétation
qui en découle passe par les filtres des groupes, les « cadres militants » cherchant à se
situer dans l'histoire. Comme l'a montré Maurice Halbwachs, l'expression des souvenirs est
soumise à une reconstruction permanente.162 Cette reconstruction est la combinaison d'un
vécu individuel ressenti et de cadres sociaux environnants qui permettent, ou non,
l'expression d'un souvenir. Cette constatation faite au plan individuel, alimente directement
sa réflexion sur le groupe en affirmant qu'il existe une mémoire collective de groupe en
dehors des individus.
C’est une construction à caractère collectif car nous nous replaçons toujours en
pensée dans tel ou tel groupe. Cette appropriation est fonction des intérêts portés, de notre
appartenance à ce groupe ou du désir d’en faire partie. Nous faisons appel aux témoignages
de groupes dont nous avons fait partie pour enrichir et reconstituer ce que nous savons du
passé. Par conséquent, l’individu ne se souvient pas vraiment du passé et a besoin de
référents sociaux. Les souvenirs sont donc une reconstruction du passé, en fonction des
exigences de l’instant présent. Ils sont liés et ne peuvent être isolés de ceux d’autrui
(familles ou autres individus ou groupes d’individus). De ce fait, ils s’acquièrent au sein de
la société. Celle-ci agit comme un cadre qui permet le rappel, la reconnaissance et la
localisation de ces souvenirs. Les souvenirs sont ainsi indissociables des notions de temps
et d’espace.

La mémoire collective au fondement du lien social

Dans la mémoire, subsistent seulement des « fragments » et des « images ». Chaque


remémoration est une reconstruction, une recréation du passé en fonction du présent. Afin
de favoriser l’avènement d’une identité collective, il est nécessaire d’essayer de développer
le sentiment d’une mémoire partagée par l’ensemble des individus. Dès lors, nous pouvons
à juste titre considérer la mémoire collective comme le fondement du lien social. 163 La
mémoire collective évolue, selon Maurice Halbwachs, en fonction des priorités, des
exigences, des intérêts de la société présente. Chaque société (et ses membres) posséderait
sa mémoire collective propre. Maurice Halbwachs écrit que les faits et souvenirs que nous

162 Halbwachs M., 1925, op. cit., p.66 chapitre III « La reconstruction du passé »
163 Marcel Jean-Christophe et Mucchielli Laurent « Un fondement du lien social: la mémoire collective
selon Maurice Halbwachs », dans la revue Technologies. Idéologies. Pratiques. Revue d'anthropologie des
connaissances, 1999, vol. 13 n°2, pp. 63-88.

72
avons le moins de peine à nous rappeler sont ceux qui sont le plus partagés, « du domaine
commun […] c’est parce que nous pouvons nous appuyer sur la mémoire des autres que
nous sommes capables à tout moment, et quand nous le voulons, de nous les rappeler […].
Si étrange et paradoxal que cela puisse paraître, les souvenirs qu’il nous est le plus difficile
d’évoquer sont ceux qui ne concerne que nous »164, ou ceux de groupes qui sont trop
éloignés, hors de notre portée. La distance n’est pas une question de kilomètres mais de
préoccupations, de « mémoires » non partagées. Dans la réalité de quartiers de ville
excentrés tant par leur population que par les services, aux histoires urbaines et aux
populations d’origine socioculturelles différentes, les souvenirs des uns et des autres
risquent d’être différents. Faire en sorte que ces populations se sentent intégrées, partagent
une identité de ville commune avec l’ensemble de l’agglomération (et inversement) peut
être un des objectifs des articles traitant de l’histoire, du patrimoine, des mémoires, au sein
des journaux municipaux.
La mémoire collective est à l’origine du sentiment d’appartenance au groupe, elle
est de ce fait nécessaire pour la pérennité d’un groupe social. Quand les individus meurent,
le groupe existe toujours, non pas en raison de la présence de nouveaux venus, mais parce
que ceux-ci incarnent une certaine continuité que la mémoire transmise aura ordonnée. La
mémoire constitue ce capital de pouvoir qui permet le changement en donnant l’assurance
de la continuité. Les identités socioculturelles survivent au temps grâce à la mémoire
collective. Maurice Halbwachs insiste sur ce rôle socialisateur de la mémoire en expliquant
qu’elle institue un genre de vie, c’est-à-dire « un ensemble de coutumes, de croyances et de
manières d'être, qui résultent des occupations habituelles des hommes et de leur mode
d'établissement »165. Ainsi, les anciennes corporations et les actuels corps de métiers ont
des traditions bien ancrées, constituées notamment de rites commémoratifs et donc d'une
certaine mémoire collective. On retrouve ce genre de coutume chez certaines associations
étudiantes qui arborent le port de la faluche166. Ce retour de la faluche, des années quatre-
vingt à fin quatre-vingt-dix, est lié à l’activité renaissante de certaines AGE (Associations
générales étudiantes) qui l’utilisent comme emblème afin de se démarquer des autres
organisations étudiantes. Ses principaux animateurs sont souvent très proches des
associations et des corporations qui affichent leur « apolitisme » et s’opposent aux
syndicats étudiants « politisés » lors des élections universitaire
164 Halbwachs M., La mémoire collective, 1950, op. cit., p.22
165 Cité dans Marcel J-C. et Mucchielli L. (1999) « Un fondement du lien social: la mémoire collective
selon Maurice Halbwachs », op. cit.
166Brigitte Larguèze, « Les traditions étudiantes: identités collectives, rites d’intégration…
in(corpo)rations », in Cents ans de mouvements étudiants, op. cit.

73
2.1.2 Les étudiants se souviennent-ils? Construction et Transmission de la mémoire
des mouvements

Mémoires étudiantes, mémoires courtes?167

La mémoire est un capital de pouvoir qui mérite une forte attention quand nous
touchons au domaine de l’action collective. Effectivement, toute mobilisation est détentrice
d’une mémoire, et la forme qu’elle prend est en partie tributaire de cette mémoire. Évoquer
la mémoire collective lorsque on aborde les mouvements étudiants n’est pas dénué
d’intérêt, car l’histoire étudiante est riche en agitation, en mouvement de protestation, en
révolte. Certaines périodes ont été glorifiées et étouffent aujourd’hui les poussées de
contestation. La réitération des grèves étudiantes, de par son allure cyclique et sa
concordance avec une nouvelle vague d’inscriptions, nous ont amené à en déduire que
chaque génération devait connaître son mouvement. Ces mouvements sont-ils liés entre
eux? Existe-t-il une mémoire étudiante, et à défaut, une mémoire des mouvements?
Logiquement, nous devons d’abord souligner combien la mémoire étudiante est
éclatée, et cela se comprend aisément à la vue de la disparité du groupe étudiant.
Contrairement aux autres groupes étudiés par M. Halbwachs, les étudiants ont ceci de
distinct qu’ils sont relativement nombreux actuellement (plus de 2,2 millions) mais aussi
différents les uns des autres. Nous l’avons vu précédemment, il n’existe pas à proprement
parler d’unité étudiante. En caricaturant, nous pourrions presque affirmer qu’il existe
autant d’identité que d’objet et de lieux d’étude. D’autre part, la mémoire étudiante est
difficilement transmissible, le renouvellement du groupe s’effectuant à un rythme très
rapide. C’est une mémoire courte qui se cantonne à son aspect générationnel ou individuel.
C’est une mémoire collective difficile puisque, en plus d’un changement d’effectif rapide,
sa composition sociale évolue assez rapidement. Le processus d’identification aux
étudiants précédents n’est donc pas évident.

167 Legois Jean Philippe, « Mémoires étudiantes, mémoire(s) courte(s)? », revue de la CNAF Informations
Sociales, n°99, 2002, pp.14-21

74
Selon Alain Monchablon, il n’y a pas de mémoire du mouvement étudiant, les
étudiants seraient « structurellement amnésiques ».168 Il n’y a pas ou peu de capitalisation
des expériences passées. À l’analyse qu’il fait des groupes militant (l’UNEF), il en conclue
qu’il n’existe pas de mémoire des mouvement, celle-ci se bornant à une génération.
Beaucoup plus qu’une improbable mémoire du passé, ce qui anime le plus souvent le
mouvement étudiant c’est la « chaude configuration du moment » dont l’empreinte plus ou
moins marquée sur les jeunes contemporains forme alors une génération plus ou moins
durable et dont les constantes et les évolutions politiques sont repérables dans le devenir
ultérieur d’une cohorte. Les étudiants ne se souviennent pas, ils ont oublié ce qu’ils n’ont
pas vécu, ils ne peuvent se référer à un passé qui leur a été péniblement transmis. Le
groupe étudiant a aussi tendance à se présentifier, c’est-à-dire à parler de lui-même
uniquement au présent sans se resituer dans un cadre plus général doté d’un héritage
lointain, puisque les étudiants forment une catégorie qui est forcément projetée vers
l’avenir. De plus, les mouvements d’étudiants ont la spécificité d’être les seuls
mouvements de jeunesse gérés par des jeunes eux-mêmes. Le milieu étudiant en
perpétuelle transition, n’a guère le temps de collecter et de transmettre une mémoire
collective, il est plus facile d’ignorer un passé dont on a une vague idée et de revendiquer
un droit de mener sa propre expérience indépendante d’un héritage qui, à première vue, ne
se « présente » pas. Par exemple à Nanterre, point de départ de la révolte étudiante de Mai
68, la mémoire de ce mouvement est inexistante dans l‘espace et le temps ce qui fait dire à
des étudiants que « l’héritage de cet événement est absent de l’université »169. Ces jeunes
sont ainsi rarement entourés de vieux militants ou étudiants vecteurs de mémoire des
mouvements antérieurs.
D’autre part, c’est par souci d’autonomie que les étudiants rejètent la comparaison
avec les autres mouvements. Refuser l’expression d’une mémoire des mouvements se
comprend dans cette présentification du milieu étudiant, mais aussi dans ce que nous avons
dans la première partie, à savoir cette volonté d’indépendance de leur mouvement par
rapports aux organisations, aux tendances et étiquettes politiques. D’une certaine façon,
échapper à la mémoire des mouvements, c’est se montrer sous un nouveau jour, se
préserver d’une quelconque récupération. « Nous c’est notre mouvement »170, cette

168 Monchablon Alain « Le mouvement étudiant et sa mémoire: l’UNEF après 1945, entre tradition et
oubli », in l’Homme et la Société, n°111-112, Générations et mémoires, Janvier-Juin 1994, 1-2, p.113-117.
169 « Le campus de Nanterre : non lieu de mémoire », article de l‘édition spéciale de Libération sur Mai 68
rédigée par des étudiants, 21 mars 2008.
170 Namer Gérard, Mémoire et projet du mouvement lycéen - étudiant de 1986-88, Coll. Logiques sociales,
l'Harmattan, 1990, p.55

75
autonomie revendiquée signifie bien cette volonté de s’émanciper de l’héritage des adultes,
de s’en démarquer pour assembler une nouvelle force créatrice. Nous reviendrons dans la
dernière partie sur le poids du passé, sur ce lourd patrimoine que les nouveaux étudiants
subissent.

Modes de transmission informels de la mémoire des mouvements

Il existe pourtant des bribes de mémoires, les mouvements étudiants sont eux-
mêmes des vecteurs possibles de la transmission de la mémoire. C’est en effet lors des
grandes mobilisations, que le passé peut-être mobilisé. Faire référence au passé peut
s’avérer être décisif dans la construction d’un mouvement. Cet héritage forme des repères
aux nouveaux étudiants engagés. C’est en se positionnant par rapport à ces mouvements
passés et en en tirant les leçons que les mobilisations étudiantes s’échafaudent (nous
approfondirons un peu plus loin les différents aspects que peuvent revêtir ces usages du
passé dans l‘action collective).
Si les étudiants sont amnésiques, la raison se trouve aussi dans le fait qu’ils ne sont
pas dépositaires de la mémoire des mouvements. Si la mémoire des mouvements appartient
en priorité à ceux qui l’ont vécu, celle-ci n’est en revanche pas du tout entretenue par leurs
supposés héritiers. Les mouvements deviennent objets de mémoire, voire objets de culte au
travers de la seule construction médiatique. Ce sont en effet les mass médias qui hissent au
rang de mythe ou non des grèves étudiantes. Mai 68 est devenu un tel enjeu politique et
social aujourd’hui que tout le monde s’en réclame l’héritier, ou du moins il est supposé
que tout le monde le soit, or il est apparent que les étudiants ne se reconnaissent plus dans
ce mouvement lointain, dénaturé et muté aujourd’hui en simple objet de consommation.
Les médias sont bien les premiers créateurs de la mémoire étudiante.« C’est le discours
médiatique qui fut un des principaux producteurs de mémoire. La connaissance de ceux qui
n’ont pas vécu l’événement dépend donc en partie de ce que les journalistes écrivent. C’est
dire la responsabilité qu’ils ont dans la transmission de la mémoire de 68 […] le journaliste
est producteur d’histoire immédiate ».171 Sans eux, point de souvenir. Nous aborderons
avec plus de détails ce point particulier dans la troisième partie.
Outre les médias, il demeure des dispositions plus informelles de diffusion de la
mémoire. Les « anciens », les aînés, et même la cellule familiale jouent un rôle de
conseillers important pour les jeunes fraîchement engagés. Ils s’enrichissent en effet de

171 « Le campus de Nanterre : non lieu de mémoire », in Libération, op. cit.

76
l’expérience passée de leurs proches. Le cercle familiale, c’est-à-dire les parents, les aînés
etc., constitue déjà la première forme de socialisation politique. Ainsi, comme Gérard
Namer le soulignait dans son ouvrage sur le mouvement lycéen-étudiant de 1986, les
parents sont là pour encadrer ces jeunes fraîchement engagés, prêts à manifester. Ils leur
donnent des conseils sur la manière de tenir un grève et de se comporter en manifestation,
ils mettent au présent leur passé en faisant partager leur expérience. C’est avant tout une
mémoire technique (« ne rien emporter que sa carte d’identité et ses baskets »)172. La
rapport parents-enfants est vu par Gérard Namer lors du mouvement Devaquet comme un
dialogue incessant entre la génération de 68 et celle de 1986. Enfin, Gérard Namer insiste
sur le rôle des grands frères comme porteurs de mémoire des luttes passées : « le rôle de la
famille comme vecteur de mémoire apparaît par le biais des frères aînés comme mythe de
l’enfance ou de la jeunesse des lycéens et des étudiants »173.

Une cohorte militante?

Emmanuel Porte dans son travail de recherche sur la transmission des références
collectives entre 1986 et 1995 avance le concept de « cohorte militante » comme vecteur
de mémoire174. Tout d’abord, revenons sur le terme de cohorte. Celui-ci est défini comme
un ensemble d’individus ayant vécu un événement semblable au cours d’une même période
de temps.175 La cohorte, à la différence de la génération, ne suppose pas que ces individus
soient issus d’une même classe d’âge (on parlera donc volontiers de cohorte d‘adhésion à
un parti politique). Par le terme de cohorte militante, il entend « un groupe qui, dans un
ensemble générationnel donné, est constitué par des militants dont le vécu du mouvement,
qu’il soit réel (contemporanéité) ou reconstruit (la mémoire collective), est réinvesti dans
l’engagement syndical pour créer de l’identité, motiver l’action et s’inscrire dans
l’histoire. »176 Cette définition nous apparaît amplement satisfaisante à ceci près qu’elle
n’envisage les membres de la cohorte qu’au travers de leurs responsabilités communes.
Selon lui, ces membres sont les personnes qui participent à la construction et la
transmission des références par leurs positions de responsables. « Ainsi, les membres de la

172 Namer Gérard, 1990, op. cit., p.85


173 ibid., p.86-87
174 Porte Emmanuel, Retour croisé sur les mobilisations de 1986 et de 1995 : construction, enjeux et modes
de transmission des références collectives, mémoire de Master 2 en science politique, Sophie Béroud (dir.),
Université Lyon 2, 2006
175 U.I.E.S.P. : " Dictionnaire démographique multilingue ". Volume français, par Paul Vincent et Louis
Henry. Ordina éditions ( Liège, Belgique ), 1981.
176 Porte Emmanuel, 2006, op. cit., p.75

77
« cohorte militante » sont les responsables des directions des deux organisations
syndicales [UNEF-ID et UNEF-SE] »177. À notre sens, la construction et la transmission
des références collectives ne sont pas le fait exclusif des responsables syndicaux qui, s’ils
jouent un rôle très important dans les mouvements étudiants, ne sont pas pour autant les
seuls acteurs du social. Nous avons vu que militer aujourd’hui - entendre ici depuis ces
vingt dernières années - c’est moins faire partie d’une organisation que de se montrer
disponible en terme d’action collective. Anne Muxel a souligné que les nouveaux engagés
se distinguent plus par leur participation à l’action que par leur adhésion à une
organisation.

« Moi si je n’appartiens à aucune organisation politique, grosso modo, je peux dire


que je baignais dans une nébuleuse de 200 personnes qui se revendiquent inorganisés et
non syndiqués et qui ont en horreur des syndicats jaunes comme l’UNEF, ou qui se méfient
de Sud qui est pas mal infiltré par les JCR. Donc être inorganisé c’est une étiquette. Les
plus radicaux c’étaient les non-syndiqués pendant le mouvement [du CPE].»178

Il nous semble donc primordial de prendre en compte tous les éléments internes au
groupe étudiant, par conséquent tous les acteurs des mobilisations sans qu’ils ne soient
nécessairement encartés. Pour être plus juste, on devrait intégrer dans la cohorte militante
tous les étudiants qui se définissent comme acteurs du mouvement social. Le rôle des
inorganisés, des « totos » ou autres, étant très important dans le déroulement des
mobilisations étudiantes, il n’est pas négligeable de les ignorer. D’autre part, le choix des
deux organisations syndicales (UNEF-ID et UNEF-SE) fait par E. Porte peut aussi être
discutable, dans la mesure où le mouvement de 1995 fut une période capitale pour d’autres
syndicats (SUD, FSE, CNT).

« Sur ma fac, il y avait que l’UNEF-SE, c’étaient des gros stals, donc bon…
pendant le mouvement de 95, j’ai rencontré des gens à qui l’UNEF ne plaisait pas, donc
on a fondé SUD sur Orléans en 96. D’autres l’ont fait à Tolbiac, à Toulouse. À Orléans on
faisait partie des trois ou quatre premières villes à créer Sud étudiant. C’est des gens
contents de 95 mais qui refusaient de s’engager à l’UNEF. Disons qu’avec l’UNEF-ID et
l’UNEF-SE, il y avait plein de gens mobilisés de 95 qui n’étaient pas syndiqués, et ils

177 ibid.
178 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008

78
avaient pas envie de se galérer à adhérer dans un syndicat et de se battre contre la
direction, il y avait donc un espace pour créer SUD. Rapidement on était une quinzaine
sur Orléans, pour te donner une idée l’UNEF était 40 à ce moment. »179

De fait, la cohorte militante du groupe étudiant est tout à fait plurielle. Elle
regroupe en premier lieu l’ensemble du milieu militant qui a vécu un événement commun
et transmet son expérience aux nouveaux venus. Dans cet ordre d’idée, nous intégrons dans
la cohorte, les « anciens » étudiants engagés qui, nous savons, restent toujours à proximité
des nouveaux pour les guider dans leur action collective en leur faisant partager leurs
expériences. Ainsi, les « anciens », les militants aguerris, apportent leur savoir-faire issus
de maintes participations aux mouvements180. Le contact des anciens contribue à recadrer
l’action des nouveaux engagés et fait en sorte que les erreurs du passé ne soient pas
réitérées. Dans son témoignage d’étudiant en grève en 1986, Fabrice Rajerison rapporte
l’importance de la présence des anciens des « luttes de 68 » et de leur influence sur le
déroulement du mouvement. Des phrases telles que « des gens de 68 m’ont dit que…» etc.
reviennent souvent dans les discussions d’étudiants qui redoutent les infiltrations
trotskystes dans la direction du mouvement. Leurs expériences ont ainsi pu éclairer
certains sur les différentes manœuvres et enjeux de pouvoir dans le pilotage d’un
mouvement.181
D’autre part, le terme de cohorte militante inclut aussi la réalité militante, c’est-à-
dire tous les acteurs contemporains des mobilisations étudiantes, qu’ils soient ou non
membres d’organisations politiques et syndicales. Bien évidemment, il ne faut pas entendre
ici tous les « participants » au mouvement étudiant, nous devons avoir à l’esprit une
distinction nette et précise entre les étudiants « actifs », fortement engagés et politisés, qui
se caractérisent par une grande disponibilité en terme d’action, et les étudiants « passifs »,
que nous pourrions exagérément qualifier de « consommateur de la mobilisation » au
regard de la posture de suiviste, voire presque de free rider182, qu’ils abordent; en effet, ils
se caractérisent davantage par une adhésion au mouvement que par une réelle participation.
Nous insistons sur ce point car, s’il est plus facile d’être actif politiquement par le biais

179 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008


180 Voir les "outils de lutte" sur les pages web de la CNT, de SUD et de la FSE que donnent les anciens
étudiants et actuels syndicalistes sur les méthodes de fonctionnement de la démocratie et de la lutte
étudiantes (comment tenir une AG, le contrôle des mandats, mise en place d’une coordination etc.)
181 Rajerison Fabrice, Novembre-décembre 1986. Témoignage d'un étudiant en grève, Maîtrise sous la
direction de F. Gauthier, Paris VII, 1996, 2 vol. (739 p.), p.575
182 Olson Mancur, La logique de l’action collective (1966), Trad. Paris, PUF, 1978.

79
d’une organisation, dans l’espace des mouvements étudiants ce n’est plus un passage
obligé tant les étudiants, et donc même les plus politiques, abordent avec méfiance, quand
ce n’est pas de la défiance, les structures syndicales et politiques de type classique. Alors,
certes il n’est pas aisé de mesurer le niveau politisation et d’engagement quand ce n’est pas
par le truchement d’une affiliation partisane. Tous ces individus, au puissant capital
politique, forment de la sorte une cohorte militante apte à diffuser une mémoire des
mouvements, qui leur a été transmise elle-même par, au-delà de la structure
organisationnelle, des cadres sociaux.

La mémoire et l’histoire dans les organisations

À coté de ces modes de transmission de la mémoire des mouvements passés, on


trouve des pratiques de diffusion beaucoup plus formelle, elles sont le fait des
« professionnels de l’engagement politique ». Cet entretien et cette propagation formalisés
des références collectives sont le produit des organisations politiques et syndicales. Elles
sont « des pôles magnétiques pour une certaine capitalisation militante des expériences
passées »183, elles sont « dépositaires d’une mémoire en miettes »184 qu’elles construisent et
déconstruisent selon les besoins immédiats et les configurations du moment. Ce sont elles
qui sont gardiennes des mobilisations étudiantes et qui se galvanisent de ces luttes
glorieuses. Karl Mannheim pense que ce sont les organisations, au sens d’institution, qui
sont les plus susceptibles de transmettre les impulsions venues du passé dans la mesure où
elles sont plus résistantes aux influences nouvelles. Elles sont effectivement plus
conservatrices et plus rétives à l’innovation, ce qui fait dire à K. Mannheim qu’« une
association régie par des statuts est beaucoup moins susceptible de refléter les nouvelles
impulsions de génération que les formes plus fluctuantes de socialisation »185. En 1986, les
nouvelles organisations militantes - à la différence des militants des organisations plus
classiques (UNEF-SE en particulier) qui n’ont pas senti le vent tourner (mise à distance du
politique, rejet de l’étiquette et du jusqu’auboutisme), ce qui illustre le précédent propos de
K. Mannheim - avaient en tête Mai 68 et souhaitaient à tout prix éviter que le mouvement

183 Legois J-P., « mémoire étudiante, mémoire(s) courte(s)? », op. cit.


184 Yoland Cohen « Mai 68:le mouvement étudiant comme mouvement d’une génération? » in l’Homme et
la société, n°111-112, Générations et mémoires, Janv-Juin 1994, 1-2, 223 p., p. 119-136, p.135. Y. Cohen
reprend la notion développée avec Claudie Weill, « les mouvements étudiants: une histoire en miette? » in Le
mouvement social, n°120, Entre socialisme et nationalisme: les mouvements étudiants européens, juillet-
septembre 1982, p. 3-10
185 Mannheim Karl, Le problème des générations, Nathan, 1990 p.78

80
contre Devaquet ne prenne cette tournure. Cette prise de distance s’explique par le fait,
selon les étudiants engagés de l’époque, que le modèle soixante-huitard ne permette pas de
petites victoires, ce que désiraient par-dessus tout les organisations.186 Avec le temps, le
mouvement de 1986 est devenu à son tour un objet de mémoire et il est depuis
fréquemment réutilisé par les organisations étudiantes comme modèle de mouvement de
masse, comme le chemin de la victoire par excellence.
Dans la plupart des organisations politiques et syndicales, une formation historique
est dispensée aux militants, ceci bien entendu dans un but à la fois pratique et identitaire.
C’est grâce à la multiplication des références historiques et des éléments fondateurs que le
sentiment d’appartenance s’accentue. Évoquer l’histoire dans les organisations politiques
permet d’inscrire le mouvement dans une trame historique, sorte de route
intergénérationnelle qui dépasse les individus. La mémoire collective des organisations
associée à l’adhésion individuelle renforce le sentiment d’appartenance à une histoire, à un
tout globalisant. Rendre l’histoire présente, c’est devenir acteur de l’histoire et donc d’une
certaine manière flatter l’individu de son adhérence à l’institution. Ce rapport particulier à
l’histoire des institutions syndicales ou politiques peut être illustré par son paroxysme
ouvrier. Les organisations ouvrières ont toujours entretenu un rapport spécifique à
l’histoire et au « sens de l’histoire », à une histoire qui paraissait signifier leur victoire, un
jour obligée. Parce qu’elles se réclament du matérialisme historique, elles ont produit une
histoire qui diffère de l’histoire officielle et une mémoire toute particulière à l’égard des
événements historiques.187
Les organisations étudiantes n’ont certes pas une relation aussi étroite avec
l’histoire, mais elles disposent néanmoins de cadres historiques et d’un corpus de référence
que les bons militants se doivent de maîtriser. En outre, au sein des organisations, et plus
largement au sein des réseaux politiques, la mémoire des événements est entretenue par un
jeu de commémoration. Par exemple, L’UNEF a hissé au rang de mythe le mouvement
contre le projet Devaquet, la célébration de son 10ème anniversaire en 1996 en est
l‘exemple188. Ce genre de commémoration, de travail mémoriel des mouvements
186 « On ne peut pas faire comme en 68 même si on ne renie pas 68, on veut gagner quelque chose, on ne
veut pas se battre et puis après se retrouver à poil… on veut gagner, ça devient le leitmotiv… à n’importe
quel prix on ne partira pas tant qu’on aura pas gagné quelque chose » rapporte un militant de SOS racisme à
Gérard Namer, 1990, op. cit. p.83
187 Andrieu Claire, Lavabre Marie-Claire, Tartakowski Danielle, Politiques du passé, usages politiques du
passé dans la France contemporaine, publications de l’université de Provence, 2006
188 En décembre 1996, l’UNEF-ID organise la projection d’un film sur le mouvement suivi d’un débat avec
les réalisateurs et les principaux acteurs (Darriulat, Isabelle Thomas, David Assouline). À cette époque les
militants de l’UNEF n’ont pas connu le mouvement de 1986, mais il existe déjà un mythe autour, et les
visions du mouvement selon l’âge et la date d’arrivée au syndicat. Voir E. Porte, p82.

81
antérieurs, se retrouve dans chaque organisation et chaque courant politique. Nous savons
que 1995 est considéré comme un événement fondamental pour SUD-Étudiant, qui se crée
dans le sillon du mouvement, ou encore pour la CNT dans la mesure où 1995 pouvait
apparaître comme le retour de l’idéal de convergences des luttes et comme une première
remise en cause du néolibéralisme ambiant. Le mouvement anti-CPE est devenu à son tour
un objet de mémoire, en témoigne les différentes rétrospectives du mouvement organisées
lors de la mobilisation contre le projet de loi LRU dans les facultés occupées.189

Les cadres militants

Les organisations, mais de manière plus large les réseaux militants, et même aussi
les cercles sociaux établis selon les affinités politiques, font un travail de mémoire
extrêmement dense. Les mouvements passés perdurent au sein du milieu étudiant de
différentes façons au travers de ces acteurs, de ces éléments, de ces réseaux, bref, de ces
cadres militants (par analogie avec les cadres sociaux selon le vocable employé par M.
Halbwachs). Comme l’affirme M.I. Finley, « la mémoire collective, après tout, n'est pas
autre chose que la transmission à un grand nombre d'individus, des souvenirs d'un seul
homme ou de quelques hommes répétés à maintes reprises. »190 M.I. Finley voit juste en
affirmant que la persistance de souvenirs communs à un groupe nécessite la répétition et la
présence d’un environnement favorable à la mémorisation. Ce sont ces mêmes individus,
doués d’une culture politique importante due à leur socialisation politique antérieure et à
leurs expériences d‘engagement, qui parviennent à faire perdurer la mémoire des
mouvements. La question du choix des références communes, des souvenirs qui perdurent
et des événements qui sombrent dans l’oubli, s’expliquent par le rôle de ces cadres
militants. Néanmoins, une fois les souvenirs transmis, chaque individu récepteur ne peut
s’abandonner librement à une transformation de ceux-ci. En effet, pour que la mémoire soit
partagée, il faut que les souvenirs soient encadrés de manière plus ou moins
institutionnelle, c’est-à-dire que chaque individu dispose d’un socle commun de références
non rétractable.
L’encadrement organisationnel n’est pas suffisant dans la transmission mémorielle.
Comme cela a été dit plus haut, les personnes situées hors du cadre politique institutionnel
189 Indymédia Lille 26 novembre, des étudiants de Lille 3 organisent une conférence sur le mouvement anti-
CPE à l‘occasion de la lutte anti-LRU, ce genre de pratiques a pu s’observer à l’échelle nationale et
particulièrement là où le mouvement contre le CPE avait été important, donc là où la cohorte militante du
CPE est encore présente.
190 Finley, Mooses, I., Mythe, Mémoire, Histoire, Paris, Flammarion, 1981, p. 27-28.

82
participent aussi à la construction mémorielle des mouvements. La mémoire des
mouvements est donc généralement portée par une cohorte militante, c’est-à-dire des
personnes militantes, politisées et/ou engagées dans les mobilisations étudiantes. Cette
cohorte militante est traversée de plusieurs tendances, elle est composée de plusieurs
cadres sociaux, de différents cadres militants ou politiques dirons nous. Prenons l’exemple
du mouvement de 1986. Les syndiqués de l’UNEF-ID et de l’UNEF-SE font partie de la
même cohorte militante dans la mesure où ils prennent part à un même événement,
néanmoins chacun d’eux vont conserver une mémoire différente du mouvement en raison
des cadres militants dans lesquels ils évoluent. À l’UNEF-ID on en gardera le souvenir
d’une grande victoire collective alors qu’à l’UNEF-SE ce mouvement est synonyme de
crise pour l’organisation. Sous cet angle, nous voyons mieux comment les cohortes
militantes peuvent être traversées de plusieurs courants. Le passé en devient un enjeu tout à
fait particulier. Tout cela a pour conséquence de faire du milieu syndical étudiant un espace
dans lequel les mémoires militantes se concurrencent pour laisser une trace dans la
mémoire collective. En effet, chaque syndicat essaye de s’accaparer la paternité des
mouvements.191 En outre, certains mouvements revêtent une importance particulière selon
les organisations. Après le mouvement du CPE, il fut organisé à l’initiative des
responsables étudiants de l’UNEF une projection du film Devaquet, si tu savais avec les
protagonistes. Seule l’UNEF entretient encore une telle mémoire de ce mouvement alors
qu’elle renie, ou plutôt minimise, l’apport du mouvement de novembre-décembre 1995
contrairement aux autres organisations telles que SUD et à la tendance à l’UNEF Tous
ensemble issu de l’ancienne UNEF-SE, proche des communistes.192 Pourtant le mouvement
de 1995 semble ne plus rien évoquer à bon nombre d’étudiants, la plupart étant trop jeune
pour s’en rappeler, mais également parce que la légitimité de la référence à ce mouvement
ne fait pas l’unanimité, par conséquent sa place dans la mémoire collective n’est pas
assurée. Ainsi, l'impossible unité des références illustre, de notre point de vue, les enjeux
de production et de transmission de références via les mémoires militantes, sans pour
autant nier l'existence d'une mémoire collective.

SECTION 2/ Capitalisation des expériences passées


191 Ces luttes de mémoire s’illustrent par les affrontements entre les différents syndicats sur l’importance
jouée ou non de chacun dans l’origine du mouvement même. À titre d’illustration, voir à ce sujet la critique
émise par la Cé à l’encontre de l’UNEF, UNEF : où sont tes victoires? disponible sur :
http://www.confederation-etudiante.org/article/view/90
192 Marie-Pierre Vieu évoque sa volonté de commémorer le mouvement de 1995 en créant un lieu de
rencontre entre d’anciens et d’actuels responsables étudiants, Porte E, op. cit., p.90

83
La mémoire des mouvements est ainsi une mémoire en friche. Certains aspects sont
plus valorisés que d’autres selon les milieux étudiants et l’appartenance syndicale.
Néanmoins, si la mémoire est un tel enjeu, nous pouvons relever avec précision qu’il existe
bien une mémoire des mouvements transversale à tous les milieux étudiants dans la mesure
où les expériences s’empilent les unes sur les autres. Cette stratification des mouvements
prend à contre-pied l’idée qu’en raison de l’obstacle générationnel, il ne pourrait y avoir
une mémoire collective. En effet, les étudiants se souviennent des innovations passées en
terme d’action collective, ils ne sont pas condamnés à réapprendre éternellement à faire un
mouvement. Évidemment, cette mémoire, comme nous l’avons vu dans la partie
précédente est le fait d’une minorité au sein du groupe étudiant, il s’agit des personnes
engagées politiquement qui bénéficient d’un entourage favorable à la transmission d’un
capital politique et pratique de l’action collective. Nous allons étudier maintenant le
répertoire d’action des étudiants, essayer de comprendre les différentes évolutions de celui-
ci et voir comment il s’est enrichi des expériences passées.

2.2.1 Un répertoire d’action particulier

La notion de répertoire d’action a été forgée par C. Tilly 193 comme étant « un
modèle où l’expérience accumulée d’acteurs s’entrecroise avec les stratégies d’autorités,
en rendant un ensemble de moyens d’action limités plus pratique, plus attractif, et plus
fréquent que beaucoup d’autres moyens qui pourraient, en principe, servir les mêmes
intérêts ». En ce sens, les répertoires d’action sont de véritables choix stratégiques de la
part des acteurs de mouvements sociaux ou de groupes politiques, qui procèdent d’une
sélection dans un « réservoir » d’actions disponibles dans une société et une époque
données, en fonction de l’identité des acteurs en lutte, des cibles visées et de l’attitude
adoptée par les autorités. Au regard de cette définition, nous pouvons observer l’action
collective étudiante sous un autre angle. En effet les étudiants possèdent un répertoire
d’action très riche. L’histoire des mouvements étudiants a mis en avant une pléthore de
procédés, d’innovations dans les mobilisations collectives. Dans la première partie, nous
avons dessiné les contours des nouvelles mobilisations étudiantes. Bien souvent les
étudiants ont calqué leur modèle de fonctionnement sur le mouvement ouvrier
(occupations, grèves, manifestations etc.). Les mouvements du « paradigme Devaquien »

193 Tilly Charles, La France conteste, de 1600 à nos jours, Fayard, 1986

84
[1986 -2006] s’insèrent dans ce que l’on dénomme communément le « single issue
movement ». Ils ne s’établissent qu’autour d’une seule question et n’ont plus la perspective
globalisante des grèves étudiantes des années soixante-dix. En abandonnant leur velléité
révolutionnaire, en se débarrassant du carcan ouvriériste et en se focalisant sur des causes
plus matérielles, plus terre-à-terre - amélioration du statut d’étudiant des conditions d’étude
et de l’entrée dans le marché du travail -, les étudiants ont peu à peu transformé leur
répertoire d’action. Mais, s’agit-il de changements radicaux ou d’une évolution ? Assiste-
on à un renouveau du répertoire d’action ou le déroulement de ces mouvement se situent-
ils dans la continuité d’une tradition étudiante?

La non-violence, nouvelle conformité du combat étudiant

La violence révolutionnaire a peu à peu été écartée des techniques de lutte, les
étudiants de 1986 sont en effet très hostiles à toute utilisation de la violence. Ce qu’ils
souhaitent c’est un mouvement propre, exemplaire. Pour être entendu par les
gouvernement, le mot d’ordre est à la non-violence. Les étudiants veulent être pacifistes
jusqu’au bout et ne pas sombrer dans l’escalade qu’un bras de fer avec le gouvernement
pourrait entraîner.194 Cette population étudiante a ainsi été consacrée comme la génération
morale par rapport à leurs aînés enragés. Les étudiants n’ambitionnent plus de renverser
l’État bourgeois, au contraire ils s’appuient sur l’État de droit. En effet, on est pour ou
contre une loi (la réforme des universités en 1986). Les étudiants refusent ainsi tout type
d’action coup de poing, tout doit s’accorder selon un pacifisme de convention ; toute forme
de violence quelle qu’elle soit, est prohibée, par conséquent on ne bloque pas les RER ou
les trains, cela pourrait gêner les voyageurs !195 Toutefois, contrairement à l’idée reçue, les
manifestations étudiantes de 1986 ont été le lieu de très lourds affrontements avec les
forces de police. Certes, la répression policière a été sans précédent - les voltigeurs,
brigades de police à moto, faisant preuve d’une rare violence -, mais le quartier latin fut le
théâtre de nombreux affrontements opposant manifestants, force de l’ordre et extrême
droite196.
À cette époque commence à apparaître le terme de « casseur » qui se généralisera

194 « Le code du bon manifestant », in Assouline David, Zappi Sylvia (dossier établi et présenté par), Notre
printemps en hiver, le mouvement étudiant de novembre décembre 1986, La Découverte, 1987, p.182
195 Coq Guy, « l’exercice de la démocratie », et Guénin Jean Yves, « Une grève pas comme les autres »,
L’Esprit, janvier 1987
196 Rajerison Fabrice, Novembre-décembre 1986. Témoignage d'un étudiant en grève, op. cit. et David
Dufresne, http://www.davduf.net/malik-oussekine-les-voltigeurs-et.html

85
les années suivantes.197 Ce mot de casseur est incontestablement un concept fourre-tout,
censé recouvrir une réalité beaucoup plus complexe. Les casseurs sont généralement des
« gens qui n’ont rien à voir la manifestation, qui sont venus casser et dépouiller les bons
manifestants ». Cette désignation de casseur est depuis devenue légion chez les médias, les
politiques et au sein même du groupe étudiant qui est particulièrement scindé depuis sur la
question de la violence politique, alors qu’auparavant la violence de quelques-uns était
entourée de l’indulgence de tous, voire d’un certain discours légitimiste. Si en 1986 il n’y
avait pas eu de casse on avait déjà senti la montée de tensions entre différentes franges de
la jeunesse : lors de la dernière manifestation, de victoire et de deuil (suite à la mort de
Malik Oussekine), un petit groupe d’étudiant avait vivement critiqué le comportement de
plusieurs gros bataillons venus des banlieues populaires qui scandaient des slogans assez
radicaux.198 Depuis, à chaque à fois qu’il y a eu de la « casse », les étudiants se sont
divisés. Les leaders étudiants préfèrent escamoter la question pour préserver l’unité des
jeunes, d’autres en revanche affirment leur solidarité aux émeutiers199, quand des étudiants
condamnent ces violences et se désolent du déroulement de la mobilisation200. La violence,
si elle n’a pas disparu des mouvements étudiants, tend à être de plus en plus minorée,
ignorée de la part de la majeure partie des étudiants mobilisés, au même titre qu’elle est
stigmatisée par les mass médias depuis les années quatre-vingt.

Usage des médias et mise en scène des luttes

Cette non violence affichée résulte aussi d’un changement structurel dans les
mouvements sociaux : la place occupée par les médias. Pour des questions de visibilité, il
est devenu impératif pour toute action collective d’attirer l’attention des médias. Sans
médiatisation, il n’est pas possible d’interpeller l’opinion publique et le gouvernement.

« On peut tenter de faire naître un mouvement, on choisit une stratégie, puis le


mouvement prend ou pas, mais ça c’est pas nous qui en sommes responsables. Alors
197 Ricordeau G., Pourquoi cassent-ils ? Présentation des discours et motivations des casseurs, Médecine
et Hygiène, Déviance et Société, 2001/2 - Volume 25, p.165-183
198 Bauby P. et Gerber T., 1996, op. cit. p.192
199 Par exemple en Mars 1994 une AG par le biais d’un tract à Nantes affirmait « nous savons que la
violence de certains manifestants n’est qu’une réponse à la violence qu’ils subissent tous les jours dans leur
condition de vie : c’est pour cela que nous sommes solidaires. »
200 À Nantes pendant le mouvement contre le CIP, des jeunes entre la colère et le désarroi
expliquent : « nous voulions être efficaces, agir sur l’opinion publique, proprement, sans violence, limiter nos
revendications au seul retrait du CIP. Nous avons échoué le mouvement nous dépasse » (Le Monde, 28 mars
1994)

86
comment faire naître un mouvement, on a besoin d’argent, pour ça on diffe à la sortie des
lycées, à la sortie des facs. On fait une première manifestation, et à la fin de la
manifestation on essaye de récupérer les personnes motivées, ensuite on va faire une
réunion publique avec Martine Aubry. Et surtout médiatisation, médiatisation,
médiatisation… voilà c’est ce côté assez difficile, qui je pense a été très différent avec la
loi LRU. »201

Cette nécessaire médiatisation a entraîné une mise en scène des luttes, et parce que
la société s’est montrée de plus en plus opposée à toute forme de violence politique, tout au
moins physique, il a fallu pacifier les domaines de lutte, exprimer différemment la violence
du rapport de force. Par conséquent, les actions collectives ont revêtu un aspect de plus en
plus spectaculaire dans le seul but d’être relayées par les médias. Patrick Champagne a
rendu compte de cette dépendance des mobilisations à l'égard des médias en appelant
« manifestations de papier » les manifestation produites par et pour la presse. Patrick
Champagne fait remarquer que les « manifestations de papier » contemporaines se
déploient simultanément sur deux espaces: celui de la rue et celui des médias; la rue étant
investie de plus en plus dans l’optique d’investir le champs médiatique.202 Cette condition
nouvelle, la subordination aux médias, contraint les mouvements sociaux à une
hypertrophie des stratégies des représentations de soi qui visent à agir principalement sur la
représentation que le public, à travers la presse, peut se faire du groupe en action. Le lieu
stratégique où se déroulent les manifestations est de nos jours les médias.
Les étudiants vont alors faire appel à leur imagination pour théâtraliser leur
mobilisation et exprimer de façon symbolique la violence de la lutte sociale.203 À Poitiers,
les étudiants qui ont occupé la gare SNCF ont clairement affiché leur volonté de non-
violence face aux CRS, en scandant, les bras en l’air, « étudiants non-violents ». Après
avoir annoncé publiquement que des voitures seraient incendiées devant la Préfecture, ils
ont brûlé des voitures miniatures en carton (les « sarkozynettes » et les « villepinettes »),
transformant ainsi le symbole négatif des violences urbaines de novembre en une action

201 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008


202 Patrick Champagne, « La manifestation », La production de l'événement politique, Actes de la recherche
en sciences sociales, n. 52/53, 1984, juin, p. 19,
203 Le mouvement du CPE a été ponctué d’initiatives mêlant ludisme, art et contestation. On a vu
l’apparition des « CRS-clowns » ou « Clowns à Responsabilité Sociale ». Autre exemple: des étudiants de
Lyon 2 ont organisé des courses de chariots entre faux patrons et faux salariés (voir Guarneri Céline Les mots
de l'engagement, miroirs lexicaux des formes d'attachement au collectif, Dir. Denis Barbet Mémoire IEP
Lyon, 206)

87
humoristique surprenante.204 « Le côté à Poitiers où on brûle des voitures en carton pour ne
pas brûler des vraies, je trouvais ça génial, ça montre à quel point on peut être mature au
sein de la jeunesse. Cette symbolique est intéressante, car ça c’est nouveau, on joue sur des
images, sur des faits de société. »205 De nombreuses autres actions spécifiquement non-
violentes ont été organisées dans les villes de Province assurant une visibilité médiatique
permanente de la contestation.206
L’importance des médias dans les mouvements étudiants s’illustre aussi par la
création systématique depuis 1986 de commissions presse et média dans les facultés en
lutte207. À cette époque, les tracts, forme traditionnelle de militantisme qui, comme le
collage d’affiche, remplit peut-être moins un rôle d’information qu’une fonction de
réassurance pour les militants, furent très peu nombreux à la différence de Mai 68. En
revanche chaque établissement en grève aborde le thème de la médiatisation de la lutte en
instaurant des représentants à la communication afin que le mouvement ne soit pas
dénaturé et travesti par l’œil médiatique - mais surtout en ayant en ligne de mire l’opinion
publique - ; cela démontre aussi que « l’image publique des mouvements toujours variable
produit un effet sur les investissements différenciés des militants. »208 Ces nouveaux
étudiants, et cette jeunesse en règle générale, est imprégnée d’une solide culture
médiatique contrairement à la génération 68 qui baignaient dans une culture
philosophique.209 Évoluant dans une société médiatique, une société du spectacle pour
reprendre l’expression de Debord, il est devenu essentiel pour les étudiants mobilisés
d’adapter leur répertoire d’action.

2.2.2 La démocratie étudiante, une éruption spontanée?

À l’image des changements du milieu étudiant, les modes d’action et les objectifs
des revendications ont évolué. Ces modifications ont induit des transformations durables
204 Le Monde, le 14 mars 2006
205 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008
206 La contestation anti-CPE : l’émergence d’une nouvelle radicalité? Alain REFALO, Président du Centre
de ressources sur la non-violence de Midi-Pyrénées, article publié dans la revue Alternatives Non Violentes
n° 139, 2ème trimestre 2006
207 « De l’usage des médias en temps de grève », in Assouline David, Zappi Sylvia, Notre printemps en
hiver, le mouvement étudiant de novembre décembre 1986, op. cit.
208 Revue Française de Science Politique, vol. 51, n°1-2, Presses de la fondation des sciences politiques,
Paris, février-avril 2001
209 Thibaud Paul « Le mouvement étudiant et les institutions: révolte et consensus » L’Esprit, janvier 1987.

88
dans le répertoire d’action étudiant. En période de mouvement, les étudiants doivent faire
preuve de compétence pratique, organisationnelle et politique. Inscrits dans une lutte
sociale, les étudiants montrent, outre leurs capacités d’adaptation à des situations
nouvelles, qu’ils peuvent « se remémorer » et mobiliser leurs expériences lors des
mobilisations ultérieures. Ce capital est principalement formé et transmis par la cohorte
militante à l’ensemble du groupe étudiant.

Les Assemblées Générales

Les assemblées générales des universités sont un procédé aujourd’hui


incontournable de la lutte étudiante. Ces méthodes de démocratie directe ont été au départ
introduites et pilotées par les courants d‘extrême gauche. Les assemblées générales
étudiantes trouvent leur origine dans Mai 68. Les anciennes structures du pouvoir
universitaire s’effondrent avec la mise en place de la commune étudiante210. Des assemblés
générales étudiantes avec parfois les enseignants décident du déroulement de la vie
universitaire, l’AG devient souveraine. La plupart des facultés votent la grève, l’occupation
des locaux s’organise, un service d’ordre et des commissions (propagande, information…)
sont crées. À la mi-mai, une coordination des comités d’action est mise sur pied, elle
rassemble les comités sur la base des lieux d’études, des quartiers ou des lieux de travail.211
Ces premières formes de démocratie directe ne sont pas nées spontanément de
l’imagination des étudiants et des lycéens, mais sont issues d’une longue histoire sociale.
S’inspirant largement du mouvement ouvrier, des occupations d’usine et des expériences
d’autogestion, les militants les plus aguerris - à cette époque les anarchistes et les
marxistes-léninistes - ont su se réapproprier le répertoire d’action ouvrier à leur profit.

La Coordination étudiante, une organisation issue d’un long processus historique

La coordination nationale étudiante est devenue aujourd’hui un instrument


incontournable des mouvements étudiants. L’institutionnalisation de ce mode d’action date
du mouvement contre le projet Devaquet. C’est effectivement après l’hiver 1986 que les
210 Vidal-Naquet Pierre, Schnapp Alain, Journal de la commune étudiante. Textes et documents. Novembre
1967 - juin 1968, (première édition en 1969[5]), réédition revue et augmentée, Le Seuil, collection «
L'univers historique », 1988.
211 Legois J.P., « les années 68: du passé faisons table rase!? », in Cent ans de mouvements étudiants,
GERME, op.cit.

89
journalistes et chercheurs se penchent sur le phénomène de coordination. Si ces
coordinations nous apparaissent désormais comme un procédé naturel des mobilisations,
elles sont le fruit d’une lente construction qui remonte dans les années soixante-dix. Les
premières coordinations ont été initiées par les lycéens et les étudiants (avec par exemple,
la loi Debré en 1973 dans les lycées et en 1976 avec la réforme du 2 ème cycle dans les
universités), avant de se répandre plus tard à tous les milieux salariés prenant part aux
mouvements sociaux (infirmières, cheminots, instituteurs)212. Cette innovation du
répertoire d’action collective est la création de la Ligue communiste et de ses Cercles
rouges lors de l’affaire Guiot en 1971 : pour organiser un mouvement lycéen qui ne
dispose pas de tradition syndicale, ils vont lancer l’idée que dans chaque lycée en grève,
les assemblées générales doivent élire un comité de grève, et chaque comité de grève élire
deux élèves pour former une coordination des comités de grève.213 Le succès du
mouvement va faire perdurer le recours à la « coordination », celle-ci apparaît unitaire,
mettant sur un pied d’égalité toutes les organisations, et démocratique car soumettant au
suffrage de la base tant les propositions que les modalités d’action lors des grandes
mobilisations.
La coordination est une innovation de l’extrême gauche, alors dominante à
l’époque dans les universités, elle rejette le cadre syndical, discrédité par les années 68.
C’est en puisant dans leur répertoire idéologique - auto-organisation, démocratie directe,
conseils - qu’ils inventent une nouvelle forme représentative aux luttes généralisées; ce
sont des délégués élus par des assemblées qui se réunissent et conduisent l’action. Les
syndicats sont implicitement visés ici, l’extrême gauche autogestionnaire rejette le pilotage
des grèves par les organisations dîtes représentatives. Ainsi la grève étudiante de 1976 est
déjà un mouvement étudiant de type classique : assemblées générales, coordinations
nationales des délégués, adoption de plateforme, décisions de manifestations, désignation
d’un collectif national représentant la coordination etc.214 La coordination nationale doit sa
pérennisation dans l’action collective étudiante au mouvement de 1986 qui l’a immortalisé
et consacré comme symbole d’unité, de force et de victoire. Dorénavant, les étudiants, et
les lycéens, utilisent et mettent en place « spontanément » des coordinations à l’émergence

212 Par ailleurs ce répertoire « jeune » devient celui de nombreux salariés dans les secteurs à fort
recrutement de bacheliers et autres diplômés comme l’attestent les luttes d’employés des postes et des
banques en 1974. Dans les coordinations professionnelles de la fin des années 1980 on repère souvent des
« anciens » militants étudiants et lycéens des années 1970. Morder Robi, « Années 1970 et 1980:
décompositions et recompositions », in Cent ans de mouvements étudiants, op. cit., p.99-112
213 Ibid.
214Levy Jean-Daniel, Les coordinations, émergence et développement. Étude à partir des mobilisations de
la jeunesse scolarisée, DEA de sociologie politique (Dir. Isabelle Sommier) Université PARIS I 1997. 251 p

90
de chaque mobilisation susceptible de s’amplifier (en 2006 avec le CPE, en 2007 avec la
LRU, et cette année avec les suppressions de postes dans l’éducation nationale).

L’auto-organisation, un vecteur indispensable de la contestation étudiante

En effet, depuis le succès du mouvement Devaquet, les organisations syndicales ne


cherchent plus à éviter à tout prix les coordinations nationales, même si nous savons que
les relations entre organisations et coordinations, et tout simplement entre mouvement et
organisations sont toujours conflictuelles, certaines tensions sont inévitables. La mise en
place de structures d’auto-organisation est devenue une étape classique de la construction
d’une mobilisation étudiante. Les syndicats ont généralement tendance à essayer de
prendre la tête de la coordination, d’où une grande méfiance de nombreux étudiants vis-à-
vis des syndicats, et en particulier de l’UNEF.
Ce mode d’organisation a été entériné par l’extrême gauche étudiante et les divers
courants minoritaires qui y ont vu une manière de contrer et remettre en cause la
domination des syndicats majoritaires qui se présentent comme unique incarnation des
étudiants. Ainsi, l’UNEF-SE et les tendances minoritaires ont toujours été davantage
favorables aux coordinations nationales que l’UNEF-ID - et aujourd’hui l’UNEF
réunifiée - , légitimer les coordinations s’avère être la manœuvre la plus fine pour défier
l’autorité et le « monopole de la représentation légitime » des syndicats215. À ce sujet, Robi
Morder avait émis l’hypothèse d’un « répertoire d’action minoritaire » utilisé par les
groupes qui sont soit minoritaires, soit exclus de la représentation institutionnelle216.
Mais les syndicats trouvent aussi un intérêt à participer aux coordinations. Tout
d’abord ce cadre leur permet de rester auprès des étudiants mobilisés et de ne pas se
retrouver à l‘écart de la mobilisation, d’autre part ils y ont plus de facilité à soutenir des
modes d’actions radicaux souhaités par les étudiants. Le cas du blocage lors du mouvement
CPE en 2006 est exemplaire. L’UNEF, en tant qu’organisation cherchant la légitimité
auprès des pouvoirs publics, n’aurait probablement jamais soutenu et poussé à ce type
d’action s’il ne s’était fait dans des cadres collectifs auto-organisés. Ce recours aux

215 Encore faut-il noter que pour toute organisation permanente à vocation représentative, le fait de
"s'abriter" à un moment donné derrière des structures autres permet de "tester" une mobilisation tout en
évitant de "perdre la face" si cette mobilisation se conclut par un échec (ou alors si la mobilisation s'étend et
remporte un succès, elle peut rappeler qu'elle "soutient", et même que ce sont ses militants qui ont pris
l'initiative).
216 Morder R., Revendications-négociations : débats et pratiques dans le syndicalisme étudiant en France,
(1976-1989) Paris X, 1989

91
collectifs plus larges et temporaires (par exemple le collectif STOP-CPE qui regroupa
associations et organisations étudiantes ainsi que les facultés et lycées en grève) donne à la
mobilisation une efficacité plus immédiate que la faible implantation du syndicalisme
étudiant à l’université semble légitimer.

Pour gagner : des erreurs tactiques à ne plus commettre

La mobilisation du passé est parfois faîte dans le but d’invoquer les erreurs passées
qu’il ne faut pas réitérer afin de ne pas empêcher de nouvelles conquêtes sociales. Les
mouvements étudiants se fondent selon le modèle : une revendication, un objectif, une
cible, un mouvement pour gagner. Il ne faudrait pas élargir la plateforme de revendications
de peur ne finalement rien obtenir, c’est en tout cas le mot d’ordre des syndicats
dominants. Ceci est héritier de 1986 quand les étudiants affirmaient qu’ils ne voulaient rien
d’autre que le retrait du projet Devaquet, que les étudiants de 68 voulaient tout mais qu’au
final ils n’avaient rien eu et qu’il fallait donc en tirer une leçon. Mai 68 a été d’une grande
débâcle pour les syndicats de l’époque, ils ont depuis appris à piloter avec plus de subtilité
les mobilisations. En mai 68, la spontanéité et la démocratie du mouvement règnent sans
partage sur le déroulement des événements. Les dirigeants syndicaux de 1986 y voient la
cause de la longueur interminable du mouvement, de son échec et de l’affaiblissement de
l’organisation syndicale. Selon Philippe Darriulat, président de l’UNEF-ID en 1986, la
mémoire de 68 est comme une leçon à éviter, elle impose donc comme projet aux
dirigeants syndicaux que ce soit l’UNEF-ID qui déclenche le mouvement contrairement à
ce qui s’était passé naguère : « en 68, l’UNEF était complètement concentrée sur des
débats idéologiques mais quand Mai est arrivé elle n’a rien vu venir, les étudiants qui ont
voulu partir, sont partis ailleurs à l’extérieur de l’UNEF [le mouvement du 22 Mars], les
États Généraux [L’UNEF-ID avait prévu d’organiser ses États Généraux le 22 novembre ;
elle décide de les transformer en « États Généraux du mouvement étudiant » et de les
ouvrir à tous les étudiants grévistes] ont fait qu’il n’y a pas eu de mouvement du 22 Mars
ni de remise en cause des organisations traditionnelles, au contraire il y a eu un
renforcement »217. La direction voulait que ce mouvement soit un mouvement court et
puisse garantir des formes d’organisation permettant à la fois de négocier et d’arrêter le
mouvement ; à la base celui-ci dans ses formes démocratiques garderait sa spontanéité.
Nous reviendrons plus longuement dans la dernière partie sur la mémoire de 68 chez les

217 Cité dans Gérard Namer, 1990, op. cit. p.75

92
syndicats.

Une auto-organisation automatique ?

Ces modes d’organisation autonomes sont l’aboutissement d’un long processus


historique d’autonomisation de la prise de parole et de la contestation par rapport aux
institutions politiques et sociales. Les individus n’ont plus besoin de passer nécessairement
par les structures syndicales bien établies, ils peuvent en effet outrepasser leur autorité de
représentation légitime en formant des collectifs aussi éphémères que le temps de la
mobilisation. Néanmoins si on peut dégager une telle tendance depuis une trentaine
d’année au regard de la multiplication des expressions autonomes et compétentes, on aurait
tort de croire que ces dispositifs autonomes soient tout à fait spontanés. D’autre part, ils ne
sont très éloignés des structures syndicales en ce qui concerne les mouvements étudiants
comme nous avons pu le constater dans la première partie.218 Effectivement la cohorte
militante est bel et bien présente dans cette construction de l’auto-organisation. Les clefs
des fonctionnements des dispositifs sont données par les participants des mobilisations
antérieures.
Le Monde publiait en plein mouvement du CPE, une circulaire de l’UNEF qui
expliquait à ses membres comment tenir une AG, et plus particulièrement comment la
contrôler. Des articles stipulaient que la tribune devait être sous la direction de l’UNEF,
que dans l’idéal il n’y avait pas de commission presse, c’est à l’UNEF d’être médiatisée et
surtout qu’il fallait contenir les gauchistes.219 Cette publication a fait grand bruit auprès des
étudiants, mais elle révèle avant tout une réalité militante. Les cadres militants sont là pour
diriger les « néophytes de la lutte sociale », leur expliquer les fonctionnements de la
démocratie étudiante et des luttes de pouvoir qui en découlent. En tout cas, il en est ainsi
en des nouveaux adhérents des organisations politiques qui suivent une « formation
pratique » dans la mesure où ils sont largement encadrés par les anciens. Les sites web
militants et engagés fournissent tous les éléments de lutte possibles au niveau
universitaire : « comment réussir une AG », « fonctionnement de la coordination
nationale », « méthode de contrôle des mandats », « comment rédiger un communiqué de
presse », « comment bloquer son site universitaire » etc220. Rien n’est laissé au hasard, tous
218 Voir 1.1.3 « maintien du rôle des syndicats ».
219 Rollot Catherine, « Le vade-mecum de l'UNEF pour le parfait mobilisateur étudiant », Le Monde, le 16
février 2006.
220 « Les outils de lutte » disponibles sur : http://www.cnt-f.org/fte/rubrique.php3?id_rubrique=143, voir
également la « suggestion pragmatique quant au bon fonctionnement de la lutte universitaire » d’un "ancien"

93
les renseignements sont disponibles pour former le parfait mobilisateur. Ces fiches
techniques sont largement diffusées sur internet, on les retrouve pour la plupart sur les sites
alternatifs, les forums, et sur les sites des syndicats de lutte (CNT, SUD, FSE).

2.2.3 Le CPE, une transformation du répertoire d‘action?

Le mouvement étudiant de ce que l’on pourrait appeler le paradigme « devaquien »,


s’est donc construit autour d’exigences démocratiques à la base, de revendications simples,
souvent en négatif (excepté 1995). Ces mobilisations de défense ont pour principe le refus
de la politisation, elles se positionnent comme des actions de réaction à une mesure
gouvernementale. Cette volonté de ne pas être récupéré par les organisations, de rester
indépendant s’accompagne d’une vague de désidéologisation ou en tous cas de
déradicalisation des modes d’action. Les étudiants veulent des mouvements propres, sans
débordements. L’exemplarité et l’autonomie souhaitées du mouvement a conduite les
étudiants à considérer les médias comme un vecteur important de visibilité. Au grè des
différentes mobilisations, le milieu étudiant s’est enrichi de nombreuses expériences. Le
mouvement étudiant est en perpétuelle évolution, et nous pouvons de ce fait considérer que
le CPE s’annonce comme un tournant dans les modes d’action prodiguées. Effectivement,
de nos entretiens et des comparaisons opérées entre les différentes mobilisations, nous
pouvons en déduire que le CPE a développé de nouvelles techniques d’action collective ne
découlant d’aucune pratiques établies auparavant.

Le blocage

« Après dans mon lycée on était pas en mouvement en permanence, c’était pas
comme maintenant, il n’y avait pas de blocage, comme en 95 dans ma fac il n’y avait pas
de blocage. Il n’y avait pas cours de fait, mais les non-grévistes restaient chez eux, il n’y
avait pas d’anti-gréviste comme maintenant. Alors bon, on mettait des tables et des chaises
en bordel, mais c’était seulement symbolique, personne se pointait pour aller en cours. La
première fois que des anti-grévistes sont venus pour aller en cours ça devait être en 2003,
ou alors avant en 68 avec les commandos. Mais de 94 à 2000, il n’y avait pas de flics qui
se pointaient, comme de non grévistes. La dessus il y a un énorme recul. En 95 c’était hors
de propos que les flics arrivent. Mon lycée n’était pas bloqué, ni même en grève, il était

sur : http://www.cnt-f.org/fte/article.php3?id_article=1542

94
bordélisé, ou ouais… mobilisé. On faisait le tour des lycées de la ville, on rentrait à
l’intérieur, on envahissait les salles, on bousculait un peu les pions pour faire partir les
gens en manif.[…] On avait pas besoin de blocage, on votait la grève par milliers, de toute
façon les profs venaient pas en cours, comme les non-grévistes. Les premiers blocages que
j’ai fait c’est à Tolbiac en 98, bon après Tolbiac c’est un peu particulier, parce qu’avec les
ascenseurs, les tours c’est très dur de mettre en grève cette fac. Après on a bloqué un jour,
les gens ne sont pas revenus et la fac était en grève. Le paroxysme c’était le CPE pour le
blocage. Le vocabulaire blocage, bloqueurs, anti-bloqueurs ça n’existait pas. Les anti-
grévistes n’existaient pas en tant que force constituée. »221

Le blocage des facultés et des lycées est devenu la première des modalités d’action
au même titre que la grève. Il est aujourd’hui reconnu dans le milieu étudiant qu’une grève
ne connaît une réelle efficacité qu’à la condition qu’elle soit accompagnée d’un blocage.
Un étudiant syndiqué à l’UNEF en conclue comme nous que le CPE « deviendra un
mouvement de référence sur les modalités d’action. Le blocage n’était pas une modalité
d’action systématique et sûrement pas dans les lycées. C’est une chose qui a été peu
comprise et analysée sur le mouvement »222

« C’était intéressant pour moi, car le CPE a constitué pour moi une rupture à pas
mal de niveau. Tout d’abord, une fracture entre les jeunes, les grévistes et les anti-
grévistes. On avait jamais vu une frange de la jeunesse de droite se mobiliser autant. Cette
fracture sur les facs est nouvelle. […] Ouais y a une radicalisation des techniques de lutte
avec le blocage des facs, mais aussi avec le blocage des axes routiers, des axes
économiques. En 95, à part peut-être une fois, un blocage de péage où on demande de
manière symbolique de l’argent pour les facs et une opération train gratuit pour Paris,
tout ça, ça n’existait pas.[…] Pour revenir au CPE, moi j’y vois une rupture dans la
volonté d’une convergence monde étudiant et monde du travail, et ensuite sur la question
du rapport à la police. Avant en 95 on était un peu dans le trip pas casseur, la police est là
pour faire que les manifs se passent bien etc. alors que là, les étudiants sont très au fait
que le police est là pour casser le mouvement, pour réprimer, pour arrêter des gens etc.
donc là, pour moi il y a déjà une avancée politique. »223

221 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008


222 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008
223 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008

95
La "manif sauvage" ou la radicalisation de la jeunesse

À Rennes, le jeudi 23 mars 2006, un cortège d’étudiant défile derrière la


banderole : « Nous sommes tous des casseurs ! »224. Le CPE est-il un moment de
radicalisation de la jeunesse? Selon TMB, membre de l’UNEF, « il y a une frange du
mouvement social qui vire de façon extrême, qui est extrême et le mouvement LRU est,
dans une certaine composante, un mouvement anti-Sarko et où en plus il y a eu un
militantisme par substitution. »225 Dans un premiers temps, il faut considérer que les
techniques de lutte se sont démultipliées, et de fait, radicalisées. Auparavant, comme nous
l’avons vu, il n’y avait point de blocage. D’autre part, les actions coup de poing tels que les
occupations de gare, de places et bâtiments publiques, les blocages des axes routiers, des
axes économiques étaient choses peu fréquentes, ou simplement faîtes de manière
symbolique226. Le principe de l’action, en tant qu’acte politique fort aux conséquences
multiples, semble avoir pris le pas sur la simple manifestation traditionnelle. Selon la
distinction de Pierre Favre227, les manifestations étudiantes rentraient jusqu’à présent dans
la catégorie des « routinières », celles des manifestations syndicales classiques où les mots
d’ordre expriment les préoccupations du moment et réaffirment l’identité du groupe
mobilisé. Ces manifestations se déroulent selon un cérémonial convenu, voire figé, qui
semble avoir étouffé toute fièvre. Cependant l’expérience du CPE a été tout autre, il en est
de même pour la LRU qui en découle. L’expérience du CPE a ceci de particulier que, le
temps politique étant peut-être lui aussi singulier, les formes de mobilisation les plus
radicales sont encouragées par l’ensemble du groupe étudiant, et au-delà de la
multiplication des blocages et occupations en tout genre, on voit apparaître dans
l’ensemble de la France une pratique de lutte nouvelle: « la manif sauvage ».

« Les manifs sauvages sont quelque chose de complètement nouveau. Jamais


auparavant je n’avais assisté à ce type de rassemblement et de départ spontané en manif.
Cette pratique systématique de manif sauvage en fin du parcours préétabli par les
syndicats avec la police signifie, je crois, une certaine radicalisation de la jeunesse. Les
éléments les plus radicaux restaient en fin de cortège et continuaient par la suite la manif.
Avant ce genre de pratique n’existait pas, personne n’aurait continué à parcourir la ville,
224Hervé Chambonnière, Jeunes Bretons d’Ultragauche, une mouvance anarcho-autonome,
LeTelegramme.com, le 11/05/2008
225 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2998
226 « Série d’actions anti-CPE », site web lemonde.fr, le 5 avril 2006
227 Favre Pierre, La manifestation, Les presse de Science Po, 1990

96
et puis surtout, avant il n’y en avait pas autant de gens aussi radicalisés. »228

« Pour moi une manif d’un genre nouveau, c’est les manifs sauvages pendant le
CPE. Dans mon cas, c’est nouveau, une manif sans services d’ordre, sans syndicats… […]
Si c’est des manifestations plan-plan, traîne-savate, fliquées, contrôlées, organisées par
les syndicats, c’est très pénible. Des manifs où on se retrouve en carré de tête, escorté,
encerclé par des flics, où ensuite on trouve des dizaines de flics parmi les SO avec des
matraques télescopiques prêts à foutre sur la gueule de n‘importe qui, c’est très pénible.
Comme les manifs où tu suis un camion, ils te demandent de taper des mains et de répéter
des slogans débiles, je trouve ça très pénible. Une fois qu’il est possible de dépasser ce
genre de structure, des manifestations quand elles deviennent sauvages, c’est-à-dire quand
on s’est débarrassé de la structure syndicale, quand il n’y a plus ni mégaphone, ni slogan,
ni banderole, ni personne pour nous fliquer, alors là effectivement se retrouver dans la rue,
ça fait véritablement sens. Et pour moi la manifestation exemplaire, c’est le 30 mars,
quand on se retrouve à partir en manif sauvage après le discours de Chirac à 30000 dans
la rue. On a battu le pavé pendant 7-8 heures pour finir à Montmartre. Ça c’est une
manifestation où on a véritablement fait quelque chose. On cassait les banques, les
agences d’intérim, les agences immobilières, la rue était à nous. »229

Vers une convergence des luttes?

Les mouvements précédents étaient marqués par une volonté autonomiste des
étudiants, ils ne voulaient pas être récupérés par des syndicats et dans le même temps ils ne
souhaitaient pas voir leur mobilisation insérée dans un mouvement social plus global. En
1995 les étudiants étaient réticents à s’associer au mouvement salarié contre le plan Juppé.
En effet leur volonté d’éviter toute récupération du mouvement, de maintenir sa spécificité
et de ne pas noyer les exigences étudiantes a empêché toute velléité de convergence entre
ces mouvements si ce n’est quelques jonctions modestes entre étudiant et salariés faites de
manière éparse. Le CPE marque un tournant dans cette pratique systématique de
différenciation. Il semble que durant le mouvement de 2006, les étudiants aient
invariablement cherché la solidarité de l’ensemble des travailleurs. Certes le CPE faisait
partie de la LEC (loi sur l’égalité des chances) qui comprenait le CNE et touchait plus

228 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008


229 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008

97
globalement le monde salarié, c’était donc simple de former un front unitaire avec les
syndicats de salariés. Pourtant cette année le mouvement contre la LRU a surgi au même
moment que les mobilisations de cheminots. Nous ne pouvons y voir le fruit du hasard. En
outre, les différents communiqués de la coordination nationale étudiante appelle à tout
instant à une convergence des luttes : « Nous rappelons que la lutte contre la LRU s’inscrit
dans un contexte plus global de casse des services publics et des acquis sociaux. Les
résistances se multiplient contre ce projet de régression sociale. Nous manifestons toujours
notre soutien à tous les secteurs mobilisés, et appelons donc à poursuivre la convergence
des luttes avec : les cheminot(e)s, les salarié(e)s d’EDF et GDF, les enseignant(e)s et
lycéen(ne)s des lycées pro, les jeunes en lutte, les salarié(e)s de la grande distribution... »230

« Et puis comme ça a duré longtemps, une partie significative de la jeunesse s’est


radicalisé pendant le mouvement. C’est du aussi au fait qu’une partie de la jeunesse
travaille, est précarisée. En 95 il y avait l’idée d’un combat contre la logique libérale,
alors que pendant le CPE, la mobilisation s’est faite sur la précarité. Je pense qu’il y avait
une conscience beaucoup plus aigue sur la précarité, parce que de fait les étudiants
travaillent plus. La solidarité avec les travailleurs, en tout cas la volonté de la chercher est
plus évidente. Il n’y pas eu de mouvement salarié certes. Mais en 95 la difficulté était
d’expliquer aux étudiants pourquoi ils avaient intérêt de manifester avec les cheminots.
Parce que, autant il n’y avait pas d’anti-grévistes, il y avait pas mal d’étudiants qui
disaient: « Non il faut pas se mélanger avec les cheminots, nous on est un mouvement
étudiant, sinon on va diluer notre mouvement ». Alors que moi, en tant que militant
politique je cherchais une certaine convergence des luttes. Pendant le CPE, les étudiants,
enfin pour une bonne partie d’entre eux, cherchaient absolument la solidarité des
travailleurs, c’est un basculement complet. C’est aussi tactique, c’est fait pour gagner,
c’est fait pour donner un coup d’accélérateur au mouvement. Pendant le CPE ça ne s’est
fait que sur les temps forts, pendant deux trois jours à la grande manif de 3 millions de
personnes. En 95 il est difficile d’expliquer qu’on est un même mouvement, alors qu’en
2006 c’est devenu instinctif. Voilà, en ça, j’y vois un signe de politisation, même de
radicalisation sur la question de la précarité. »231

230 Appel de la coordination nationale étudiante réunie à Nice le 9 décembre 2007, il en est de même pour
les autres communiqués (24 novembre 2007, 3 décembre 2005, 15 décembre 2007 et le 15 janvier 2008)
disponibles sur http://www.coord-nat.com/coord-nat/
231 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008

98
« Médias, casse-toi ! »232, le rapport médiatique à un tournant ?

Si les médias étaient largement les alliés des étudiants durant le mouvement
Devaquet, il semble que cela soit autrement différent aujourd’hui. Les étudiants n’ignorent
pas l’intérêt qu’ils ont à médiatiser leur mouvement, de nombreuses commissions presse et
médias sont ainsi crées dans les comités de grève des facultés. Pourtant si 1986 avait
célébré cette nouvelle génération de "culture médiatique", la nouvelle cohorte militante
depuis le CPE est en complète rupture avec les médias. Ils sentent leur mouvement
dénaturé, évacué de sa substance et tourné en dérision. Un étudiant un peu provocateur dira
: « Les médias déforment nos propos. Ils sont contrôlés par de grands groupes. Quand le
gouvernement nous pisse dessus, ils disent qu’il pleut ».233 Le refus de la personnalisation
de la lutte en la personne de Bruno Julliard, que les médias ont élu héros de la mobilisation
alors que la grande majorité des étudiants n’avaient strictement jamais entendu parler de
lui auparavant, a contribué à cristalliser les tensions latentes entre médias et étudiants. Les
médias sont désormais l’une des premières cibles des mouvements étudiants, journalistes et
caméras n’ont plus le droit de cité dans les assemblées générales et les cortèges étudiant.
Mis dehors et bousculés lors des manifestations, les journalistes ne soignent pas non plus
leur image auprès des manifestants, ils ont tendance à agiter le chiffon rouge et préfèrent
les images chocs au débat politique ce qui n’attire guère la sympathie des étudiants. 234
Cette stigmatisation des médias « manipulés par le grand capital » chez les étudiants en
mouvement et ce portrait réducteur et simplificateur des étudiants « paranoïaques et
conservateurs » tissés par les grands et petits médias en ont fini de briser les rapports
courtois ou bienveillants. Pour parer à des déchaînements médiatiques anti-mobilisation,
les étudiants ont développé un nouvel usage d’Internet et des médias alternatifs (à l’image
d’indymédia) afin de faire plus facilement l’information et de prendre à contre-pied les
nouvelles données aussi bien par les médias que par les représentants officiels. Jamais la
blogosphère et les forums n’avaient été aussi foisonnants que durant les récents
mouvements étudiants (CPE et LRU).

SECTION 3/ Une mythologie au service du mouvement


232 Arnaud Rindel et Antoine Schwartz, « Médias, casse-toi ! » : les étudiants grévistes face aux médias,
Acrimed, 31 mai 2006, http://www.acrimed.org/article2375.html
233 Article de Libération intitulé « Parano » sur la coordination étudiante tenue à huit clos à Lyon le 10 avril
2006
234 Dufresne David, « CPE. Sur une banderole, "Médias = Casseurs"... », le 4 avril 2006,
http://www.davduf.net/

99
« Chaque grande crise révolutionnaire nourrit ainsi le conscient et l’inconscient
des vivants qui font l’histoire. Chacune s’empile sur l’autre et quelque part, tire profit de
la précédente. Par mille liens invisibles qui sont différés, par le poids du chômage, du
rapport des forces, de la peur de l’exclusion, de l’espoir du changement » 235

« Les gens utilisent la mémoire de façon créatrice. Les barricades réapparaissent


parce que quelqu’un se souvient de l’image des barricades de 1648 ou de 1848, et réussit
à communiquer l’image, la mémoire, ou les deux à la fois, à ses concitoyens. Bien sûr, des
moments comme Tien An Men provoquent ou inspirent des innovations — par exemple la
déesse de la démocratie promenée à travers la Place — qui peuvent fonctionner comme
modèles et comme symboles liant les mobilisations ultérieures à leur passé. Des petites
inventions se font au cours de chaque mobilisation, mais elles sont pour la plupart vite
oubliées. Le vrai problème, c’est d’expliquer a priori quelles innovations tiendront et
pourquoi. » 236

Les mouvements laissent indéniablement une trace, plus ou moins perceptible, sur
le groupe étudiant. En accumulant les expériences, le groupe s’enrichit, se construit. Il ne
faut pas réinventer à chaque nouvelle mobilisation, les méthodes s’enrichissent à chaque
occasion, se développent et s’adaptent aux changements sociétaux. Outre l’aspect pratique
que nous venons de développer, les grèves étudiantes sont, par le biais de la cohorte
militante, soit hissées au rang de références, de modèles, soit jetées aux oubliettes. Chaque
mouvement est l’objet d’une reconstruction mémorielle et politique que les nouveaux
étudiants s’approprient comme nouveau capital de pouvoir, comme force de contestation.

2.3.1 Le passé : entre mémoires et mythes

La mythologie de l’action collective étudiante

Il existe un passé glorieux de l’étudiant, un passé qui est de nos jours objets de
nombreux enjeux. Cet âge d’or de la politique, des études est bien évidemment symbolisé
par la période « Mai 68 ». Néanmoins d’autre mouvements, comme 1986 bénéficient d’une
235 Filoche Gérard, Mai 68, Histoire sans fin, Jean-Claude Gawsewitch, 2007, p.400
236 « Ouvrir le "répertoire d’action" », entretien avec Charles Tilly, Vacarme,
http://www.vacarme.eu.org/article1261.html

100
certaine aura, même si cela se limite à la seule cohorte militante. La mythologie étudiante
est un objet d’étude complexe, les étudiants formant à l’heure actuelle un groupe de masse
(plus de 2,2 millions d’étudiants pour mémoire). Le mythe est une idée-force dont
l’efficacité politique tient à sa capacité de susciter des projections émotionnelles. Le propre
du mythe est donc d’exercer une double fonction: il se conjugue d’une double phénomène
d’attraction et de rejet. Coincé entre ces deux antagonismes, le mythe sera, selon les lieux
et les époques, source de frayeurs et de réactions défensives, ou bien il renforcera les
dynamiques en action avec l’enthousiasme utopique qu’il génère. Assurément le mythe
divise, s’il doit rassembler derrière un même but, derrière un même ordre de valeurs, si sa
vocation originelle se trouve dans l’universalité, il n’en est pas moins aussi un élément
déstabilisateur de l’ordre établi, de l’ordre moral - tout comme le mythe en politique peut
avoir une fonction conservatrice - . Le milieu étudiant revêt ces différents aspects à l’égard
de la mythologie qui lui est propre. Les étudiants mobilisés vont tour à tour se situer dans
une perspective de rejet du passé, parfois dans une optique de récupération et de
mobilisation du passé comme ressource de l’action collective.
Les années 68 ont construit l’image d’un étudiant gauchiste, image qui s’est
décomposée au même rythme que l’université se massifiait. Les étudiants de la décennie
rouge (1966 - 1976) vivaient dans l’espoir que le Grand Soir jaillisse. L’étudiant ne
brandit plus le petit livre rouge à toute occasion, n’entonne plus les hymnes ouvriers et
n’érige plus le drapeau rouge à chaque piquet de grève. Nous avons vu que les étudiants
s’étaient « désidéologisés », ou tout au moins s’étaient « débarrassés » des références
marxistes. La révolution prolétarienne n’est plus l’objectif prôné des manifestations
étudiantes, la mythologie gauchiste et le système de référence de Mai 68 - la Commune,
1917, la Révolution Française, Barcelone 1936 - se sont effacés pour laisser place à des
valeurs plus humanistes et démocrates. Les droits de l’homme, le développement durable
et l’antitotalitarisme (de droite comme de gauche) sont des causes davantage reprises par
ces nouveaux étudiants. Cependant, la mythologie étudiante s’est depuis nourrie de
nouvelles expériences et, sans faire expressément référence au mouvement ouvrier et au
répertoire idéologique révolutionnaire, il est clair que Mai 68 et consorts exercent une
réelle fascination sur le milieu étudiant, et en particulier au niveau de la cohorte militante.
Les étudiants engagés, comme l’extrême gauche en France - qui fut, nous le rappelons,
pendant longtemps le moteur des mobilisations dans les universités - , ne croient plus aux
lendemains qui chantent, de sorte que le rêve du Grand Soir s’est peu à peu estompé. « En
ce début de XXIème siècle, la préparation et l’attente quasi messianique du « mouvement

101
social » représentent, pour la nouvelle vulgate de gauche, la forme actualisée de
l’expérience « du grand soir » des deux siècles précédents : ce « mouvementisme »
permanent est supposé alimenter les dynamiques de mobilisation »237

Quels sont les étudiants sensibles au mythes ?

Aux côtés de l’utopie du grand soir, d’autres mythes et mythologies politiques plus
classiques, tels que ceux de l’unité et bien évidemment de l’âge d’or, traversent le groupe
étudiant.238 Toutefois, il serait erroné de penser tous les étudiants sensibles aux mythes, et
par ailleurs il convient de dresser un succinct portrait des étudiants engagés pour
comprendre quels sont ceux susceptibles de faire référence au passé lors des mobilisations.
Ainsi, certaines filières et certains lieux sont plus sensibles que d’autres aux mythologies
de la mobilisation politique. Dans la première partie, nous avions dit que des lieux d’études
éteint mobilisables en fonction du profil sociopolitique du public étudiant. Les facultés de
droit et médecine, deux corps traditionnels, a contrario des établissement de sciences
humaines (sociologie, histoire, lettres) comptent une moindre cohorte militante, et par voie
de conséquence un moindre propension à la mobilisation. Ce type d’étude correspond
assez peu au profil de l’étudiant engagé, même s’ils sont assez politisés, et de fait à droite,
ce qui les rend méfiants à l’égard de l’action collective.

« Comme dit, je pense que pour une partie des étudiants, ceux d’IEP, de normal
sup, ceux-ci se sentent touchés par l‘actuel anniversaire de Mai 68. De manière générale
les étudiants de sciences humaines se sentent encore animés d’une foi 68tarde si je peux
dire. Tandis que les autres, ceux des sciences naturelles par exemple, et donc moins
exposés au fait de la politique intérieure française, peuvent s’en défaire plus
facilement. »239

Dans leur ouvrage sur La citoyenneté étudiante240, Christiane le Bart et Pierre Merle
avancent que les étudiants mobilisés sont ceux réceptifs à l’imaginaire collectif nourri des
expériences passées et entretenu par la perspective de grèves futures : « la mobilisation
touche en priorité des publics sensibles aux mythologies de l’action collective. Les
237 Reynié Dominique, L’extrême gauche, moribonde ou renaissante?, Paris, Presses Universitaires de
France, 2007
238 Girardet Raoul, Mythes et mythologies politiques (1986), Coll. Points, Éditions du Seuil, 1990
239 Entretien avec Simon Lorcy le 28 mars 2008
240 Christian Le Bart, Pierre Merle, La citoyenneté étudiante, PUF, 1997.

102
étudiants politisés sont les premiers concernés, surtout à gauche bien sûr. La diffusion de
ces mythologies peut aussi se faire à l’intérieur des institutions d’enseignement supérieur,
celles-là mêmes où la politisation nous semblait être la norme. »241 Ainsi dans leur étude
comparative, ils soulignent que les étudiants d’AES, privés d’héritage institutionnel
pensent plus l’université d’aujourd’hui par référence à l’entreprise que par référence à
l’université d’hier, parce qu’ils ignorent cette dernière. D’où leur incompréhension face
aux quelques étudiants lettres, en histoire dont « les pratiques sont héritées du passé
conformément au modèle de l’étudiant éternel, de Frédéric Moreau à Daniel Cohn-
Bendit »242.
Les lieux d’étude sont déterminants dans la potentialité présumée d’une action
collective. L’héritage institutionnel est une des conditions primordiales à l’élaboration de
mouvements collectifs. En dehors des grands mouvements collectifs, où même les plus
réticents à l’action collective par un effet d’engouement entrent dans le jeu protestataire, ce
sont toujours les mêmes universités qui sont au front de la contestation. Ceci s’explique par
l’héritage institutionnel du lieu, par la pratique quasi traditionnelle de la protestation et puis
par la conjonction d’autres facteurs (forte intégration horizontale, faible segmentation avec
la hiérarchie243). À Nanterre, où nous avions dit que la faculté était privée d’une mémoire
inscrite dans l’espace, il existe néanmoins un héritage tacite dans la mesure où cela reste un
emblème des mouvements étudiants, où les organisations étudiantes sont très fortement
implantées et où les mobilisations sont constamment relayées. À Rennes II, les grèves des
étudiants ont fréquemment marqué l'histoire du campus et cet héritage est matérialisé par la
conservation de fresques légendaires sur les bâtiments. Citons « Vive la dictariat du
prolétature » ou encore « Poirier, moustaches assymétric = Sale flic ».244 Ces peintures ont
marqué nombre d'étudiants du campus de Villejean. Un autre exemple lu dans un travail
sur la mémoire du mouvement social de décembre 1995, nous apprenons qu’à Nancy toute
mobilisation étudiante se fait selon une organisation héritée de Mai 68. Lorsque les
syndicats étudiants veulent faire bouger les choses, ils s'adressent à la Facultés des lettres,
qui en 1968 avait été très active. Cela fait bientôt trente ans que cette tradition est
entretenue par les étudiants eux-mêmes :

« Il est clair que tu demandes sur Nancy, quel est le campus qui va se mobiliser, on

241 ibid. « la mobilisation » p.233


242 ibid.
243 voir première partie, 1.3.2 « l’engagement : des lieux sous influence » ,
244 Elles se trouvent sur le bâtiment « B » entre le toit et le linteau des fenêtres du 2e étage.

103
va te dire la fac de lettres. Et ça depuis 68 c'est sûr, parce qu'il y avait un nid de
révolutionnaires à la fac de lettres. Alors quand je dis y a pas de mémoire chez les
étudiants parce que ça tourne, y a pas de mémoire technique, comment on fait une
Assemblée Générale, comment on fait une manif, les banderoles, les tracts, comment on
fait ? Mais au niveau d'une mémoire de lieux, je dirais ce sont toujours les même depuis
68. J'ai été surprise que la ligue de droits de l'homme fasse une conférence à la Fac de
Droit, en général, c'est toujours la fac de lettres. En plus, c'est un mémoire qui est auto
entretenue, on pense pas à aller ailleurs nous. Et les syndicats étudiants sont plus
développés à la Fac de lettres qu'ailleurs. C'est la que les gens votent plus qu'ailleurs. Je
pense que les porteurs de cette mémoire c'est aussi les profs, parce que ce sont les
étudiants de cette époque qui sont les profs actuels. Et certains ont une mémoire de ça,
certains ont été interpellés, pendant le mouvement de décembre, les étudiants leur ont
demandé leur aide, parce qu'ils savent qu'ils ont cette mémoire là. Même si c'est pour se
glorifier, parce ce qu'on faisait à 20 ans à 50 on le fait plus, mais je pense qu'il y a un
mémoire collective, qui passe par les profs, et qui est dans les lieux. » 245

Ainsi il demeure effectivement comme mémoire du milieu étudiant les


mouvements sociaux dans lesquels les étudiants ont été impliqués. Il y a donc une mémoire
collective des lieux, qui s'appuie sur des mouvements sociaux marquants et qui font qu'à
l'heure actuelle, des comportements sont conditionnés par cette mémoire. C'est devenu une
organisation naturelle. La mémoire des mouvements passés reste présente non pas dans
l'esprit des étudiants qui ont vécu le mouvement eux-mêmes car souvent ils ont quitté le
milieu étudiant quand un nouveau mouvement intervient, mais elle est cependant transmise
par une sorte de mémoire interne de génération d'étudiants en génération d'étudiants et
également par les organisations syndicales étudiantes, qui conservent des informations
précises sur tous les mouvements. Ainsi, les syndicats savent quels sont les étudiants qu'ils
sont susceptibles de mobiliser. De ce fait la mémoire collective est importante et que les
étudiants en ont conscience, puisque sans elle ils ne sauraient comment s'organiser et les
syndicats ne sauraient à quels étudiants s'adresser.

Mai 68 ou l’idéal-type

245 Cité dans Piet Vanessa, Mémoire(s) collective(s) d'une action collective: le mouvement social de
décembre 1995, dir. Bacot Paul, D.E.A. - Science Politique, à l'Institut d'Études Politiques de Lyon, 1996,
p.89

104
Mai 68 reste encore aujourd’hui dans le milieu étudiant comme la référence ultime,
Mai 68 correspond au mouvement de référence par excellence. Il revêt tous les aspects
mythiques de l’action collective. Tout d’abord, sa soudaineté, son immédiateté et sa vitesse
de propagation en font un exemple à suivre à chaque nouveau mouvement - ou à éviter par
tous les moyens selon l’appartenance syndicale et les époques -. Mai 68 fut la grande grève
générale de l’histoire de France, jamais il n’y avait eu de mouvement de telle ampleur.
Qu’une convergence des luttes, préalable à tout changement social digne de ce nom dans le
répertoire gauchiste, ait été envisagée, qu’une solidarité entre étudiants et ouvriers, malgré
une méfiance de ces derniers face aux « futures exploiteurs de la classe ouvrière », ait vu le
jour, ont renforcé la mythification du mouvement. Mai 68 est de loin le mouvement social
le plus important que la France est connue, sa dimension insurrectionnelle, le refus de toute
autorité, de l’ordre établi et sa portée révolutionnaire, qui de nos jours est questionnée, en
font une référence inévitable. Si Mai 68 ne peut-être considéré comme une révolution à
proprement parler, au sens de Theda Skocpol, dans la mesure où cela n’aboutit à aucun
changement fondamental d’ordre politique246, Mai 68 constitue un temps politique fort où
les forces sociales pouvaient se mobiliser pour attaquer; Mai 68 est donc ce qu’on pourrait
appeler le mouvement offensif par excellence. De plus, Mai 68 est une référence
transversale, il ne peut se cantonner au simple monde étudiant, même si l’actuel
phénomène commémoratif tend à ne présenter que l’aspect hédoniste et culturel, donc
bourgeois de 68. Mai 68 reste bel et bien la référence de tous, notamment car le
mouvement a traversé toutes les franges de la société.

« Sur le mouvement étudiant, il y a un grand mouvement c’est 68. »247

« Je pense à Mai 68 immédiatement en tant que référence, ça a marqué les esprits,


en tous cas pour les étudiants politisés. Parce que ça ressemble à une sorte d’utopie
bienveillante, une mobilisation positive, c’est-à-dire une mobilisation pour quelque chose
et non contre, il ne s’agissait pas de défaire mais de construire des nouvelles mesures, du
progrès social etc. alors que dernièrement toutes les mobilisations qu’il y a eu étaient
contre, il fallait défaire une loi, manifester contre une loi, un texte. En plus je pense que
Mai 68 restera un grand modèle pour tout ce qui relève du domaine de l’insurrection, de
la rébellion contre le pourvoir avec tout ce que cela entraîne: barricades, émeutes,
246 Skocpol Theda, Etats et Révolutions sociales; La Révolution en France, en Russie et en Chine, Paris,
Fayard, 1985, p.21
247 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008

105
graffitis bien connus etc. que tout le monde a encore en tête. »248

« Ouais, on parle pas de 17, encore moins de 36. 68, tous ses symboles, la
Sorbonne, la rue Guy Lussac, ses slogans, le quartier latin, tout ça fait encore clairement
écho. Et aujourd’hui ils sont des milliers, pour ne pas dire davantage, à rêver d’un
nouveau 68. Et même si moi je ne fais pas toujours référence à ce mouvement là, j’aspire à
un mouvement social d’une telle ampleur. »249

« Bah oui 68 est une référence mais principalement en raison du buzz éditorial, la
commémoration et tout le tralala autour. Mais faut voir que l’image de 68 est biaisé par
les médias et des intellectuels qui en font une sorte d’orgie culturelle etc. ils oublient les 10
million de personnes en grève. »250

Devaquet, un mouvement « exemplaire »

Le mouvement Devaquet a souvent été présenté comme le contre-modèle de 68 et


comme la référence absolue des nouveaux mouvements étudiants. En effet, décembre 1986
résonne comme une victoire face à un gouvernement décidé à ne pas plier. Ce mouvement
a largement été prôné comme exemple pour toute nouvelle mobilisation dans les années
quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Il faut désormais se positionner dans le sillage de 1986
pour atteindre les objectifs fixés. Le mouvement contre le projet de loi Devaquet doit sa
notoriété principalement au fait syndical et au contexte particulier de l’époque.
L’exemplarité du mouvement est symbolisée par l’unité retrouvée et la solidarité qui unie
cette jeunesse. En effet, les étudiants et les lycéens, sous couverts d’apolitisme, refusent le
jeu de la politique politicienne et de ses divisions inhérentes. Ce mouvement se veut
l’apôtre de la réconciliation de la jeunesse avec la démocratie. Tout comme la violence
politique est majoritairement rejetée et les débordements dénoncés, même si de lourds
affrontements se sont faits jour aux abords du quartier latin, un anti-totalitarisme total est
prêché par le milieu étudiant. Le mal absolu s’est déplacé, la « bête immonde » n’est plus
la seule dictature fasciste, le totalitarisme est devenu à lui seul le mal en politique. De là
naît la considération qu’il y a des fascistes de gauche comme des fascistes de droite. Cette
jeunesse est réconciliée avec la démocratie représentative, car même si elle condamne le
248 Entretien avec Simon Lorcy le 28 mars 2008
249 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008
250 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008

106
jeu partisan et se montre extrêmement méfiante à l’égard de l’élite politique elle ne jure
plus avec Sartre que les élections sont un piège à cons. Voter n’est plus vu comme un acte
de trahison, mais comme une possibilité de sanction. Depuis 1986, les jeunes disent qu’ils
s’en souviendront le jour des élections. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les partis
politiques se montrent très attentifs aux mouvements de jeunesse, puisque ces jeunes en
pleine socialisation politique constituent en règle générale l’une des fractions de la société
les plus abstentionnistes. Ces modifications des coordonnées politiques et idéologiques de
1986 sont importantes puisqu’elles entraînent un changement durable dans l’action
étudiante. Elles signalent aussi la fin du rayonnement idéologique du marxisme, et d’une
certaine manière la renonciation à la révolution et à l’acceptation de l’économie de marché
corrigée par l’État. Décembre 1986 introduit en un certain sens l’idée de réformisme au
sein du mouvement étudiant, de sorte que ce mouvement en est devenu une référence
incontournable à l’UNEF. Tous les mouvements étudiants qui suivirent, furent en effet
comparés systématiquement à 1986. Cependant, nous avons observé un fléchissement dans
la mémoire de 1986 aujourd’hui, peu d’étudiants s’y réfèrent, et parmi les étudiants les
plus politisés il semble même que ce mouvement soit devenu un anti-modèle.

« Je pense que c’est une mauvaise chose [que le mouvement de décembre 1986 soit
une référence à l‘UNEF], parce que c’est un mouvement défensif. On gagne rien, mais
c’est un mouvement qui s’inscrit dans un contexte où la droite est de retour au pouvoir.
[…] En 86, il y a un côté on tue la droite qui est de retour, dès qu’elle arrive, et elle ne
peut plus rien faire pendant deux ans. Mais peut-être de la même façon que la droite a
gagné les élections non pas en 86, mais en 84 avec la grande manifestation avec deux
millions de personnes sur l’école privée. En 86... J’allais dire on crush, on casse les dents
du gouvernement… et le CPE n’a pas été ça, on le voit bien aujourd’hui. On a rien gagné
et on a pas cassé les politiques de droite, et c’est ça qui c’est passé avec Devaquet. »251

« Ensuite 86 ça a assez peu d’écho aujourd’hui. 94 ça peut résonner car c’est un


moment où la violence politique est réappropriée par les étudiants. En 86 globalement,
même si il y a eu un mort, c’est un mouvement assez calme. Une fois que les
revendications sont satisfaites, les lycéens, les étudiants rentrent dans leur casernes »252

251 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008


252 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008

107
Ainsi, le trait dominant de la mémoire de 1986 se trouve dans la généralisation des
modes d’organisation et de l’expérience de politisation. 1986, « phénomène social de type
nouveau »253, aura inventé les modes de fonctionnement de la démocratie directe court-
circuitant les partis politiques et les syndicats suivant un modèle de démocratie à la base
qui aurait été repris spontanément par la suite et qu’il faudrait généraliser. Ce mouvement
étudiant, construit autour d’une structuration de la grève avec la coordination nationale, la
création de comité de grève et la mise en place d’AG, a probablement servi de point
d’appui d’autres mouvements sociaux (instituteurs, cheminots…)254. Comme le signalait
déjà Gérard Namer en 1988, 1986 reste dans les esprits comme un système d’organisation
innovant, ayant pour principe la démocratie à la base, pourtant ce mouvement n’est pas
resté parmi les étudiants comme mémoire d’une victoire collective.255

CPE, « le rêve général » ?256

Le CPE est dors et déjà considéré comme un mouvement de référence. L’ampleur


et la durée de la mobilisation ont été telles que ce mouvement constitue un tournant pour
toute une génération.

« Je pense qu’une grande partie des étudiants a été marqué par ce mouvement, ça
constitue un moment charnière, parce que c’est un mouvement qui a été très long, parce
que pour beaucoup ça a été la première mobilisation, comme pour les jeunes qui ont vécu
le 21 avril 2002. Et puis ça a été une victoire, enfin une victoire au sens syndical du terme,
dans le sens que le gouvernement a plié. C’est la démonstration pour beaucoup que le
pouvoir est dans la rue, et qu’à force d’efforts, de sacrifices, on peut parvenir à ses fins.
Alors le CPE ça résonne pour beaucoup comme l’année, le moment par excellence de ces
années 2000. […] je pense que dans son organisation il n’avait rien d’exceptionnel, la
forme d’AG… tout ça c’est très classique. Seuls son ampleur, sa durabilité, son
amplification progressive et son succès en font un mouvement à part. Après bien sur si les
syndicats, l’UNEF en tête ne l’avaient pas sabordé, il aurait pu aller beaucoup plus loin.
253 Gaussen Frédéric, Le Monde, le 5 décembre 1986
254 Trouver référence dans journal ou jean denis, enfin un truc comme ça
255 Gérard Namer, 1990, op cit. p.96-97
256 Autocollant distribué pendant le mois de mars 2006 et produit par l’association graphiste et militante Ne
Pas Plier qui travaille sur les formes de luttes politiques et sociales

108
[…] Je crois que c’est déjà un mouvement référence pour les étudiants. Beaucoup de
jeunes, de lycéens, d’étudiants sont nées à la politique avec le CPE. Et aujourd’hui
j’entends des militants, des gens qui ont participé au CPE se faire passer pour des vieux
briscards de la politique, parce que justement ils se sentent riches de cette expérience là.
Et comme ça a duré très longtemps et que ça a fini entre guillemets par aboutir, ça reste
pour tout le monde un grand mouvement. »257

Ces propos résument assez bien ce qu’est devenu aujourd’hui le mouvement de


2006 pour le milieu étudiant. Les étudiants politisés ne jurent plus que par ce mouvement
aujourd’hui (ou Mai 68 étant donné le contexte particulier) et il apparaît qu’il est devenu
une nouvelle référence en terme de modalité d’action comme nous le soulignait Thierry
Marchal-Beck: « Il deviendra un mouvement de référence sur les modalités d’action. Le
blocage n’était pas une modalité d’action systématique et sûrement pas dans les
lycées. »258. Nous avons vu précédemment que le mouvement contre le CPE avait constitué
un moment fort d’innovation - ou plutôt d’institutionnalisation pour certaines modalités
d‘action259 - et de radicalisation de l’action collective étudiante. C’est donc en partie pour
ses modes d’action et son ampleur que le mouvement du CPE restera gravé dans la
mémoire collective. Après le mouvement, le blocage est devenu la technique d’action la
plus reconnue par les étudiants engagés, même si son usage est toujours sujet à de
nombreuses polémiques.260 Le mouvement contre la LRU en novembre 2007 a d’ailleurs
été bâti sur les cendres du CPE, aucune autre modalité d’action que le blocage n’avait été
envisagée, et il semble que cette tentative de mouvement ait toujours été orientée par le
succès du CPE.

2.3.2 Des pratiques mémorielles

Tout type d’action collective comporte ses mythes fondateurs, ses références qui lui
sont propres. Ce qui est intéressant, au-delà de l’accumulation de méthodes et pratiques,
c’est peut-être l’usage en tant que pouvoir qui est fait de l’ensemble de cet héritage.

257 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008


258 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008
259 Le blocage n’a pas été inventé pendant le CPE, on avait remarqué son utilisation fréquente lors du
mouvement lycéen contre la réforme Fillon en 2005, néanmoins le CPE l’a institué comme premier mode
d’action.
260 En témoignent à ce sujet l’entreprise médiatique anti-blocage et les débats houleux voire violents qu’on a
constaté dans les universités.

109
Invoquer le passé pour justifier des nouveaux combats constitue en soi un aspect particulier
du répertoire d’action. Les étudiants, aujourd’hui héritiers d’un capital important de luttes,
ne sont pas exempts de cette pratique. Malgré les difficultés que suppose la mémoire
collective étudiante, qui est tout à fait impossible de façonner en une seule unité, l’étudiant
engagé de toutes franges politiques qu’il soit, fera bien souvent appel au passé sous de
façon diverses et variées. La mémoire est la présence du passé. Mobiliser le passé revient
donc à présentifier ce qui fut antérieur. À première vue, cela peut paraître contradictoire,
les étudiants ayant en effet tendance à une certaine présentification de leurs conditions et à
renier, voire simplement ignorer, un passé qui n’est pas le leur. Pourtant le milieu syndical
et politique étudiant, lors de chaque grande manifestation fait un usage habile du passé.

Se référer au passé

L’analyses des tracts et communiqués des organisations étudiantes lors des


mobilisations contre le CPE et la LRU nous a permis de distinguer plusieurs usages
politiques du passé. Il y a tout d’abord la simple référence au mouvement antérieur dont
l’origine est en lien direct avec la cause du nouveau conflit.

« Ça [évoquer le CIP pendant le mouvement du CPE, et Devaquet pendant la LRU]


veut dire on peut le faire, il n’y a pas de fatalité. Si on veut on peut. Mais après sur le
contenu du mouvement, sur les revendications on ne doit pas s’inspirer de ce qui a déjà été
fait. »261

« Rappelons-nous, en 1994, le gouvernement Baladur, proposa le Contrat


d'Insertion Professionnel. Ce contrat était le grand frère du CPE. Déjà il voulait instaurer
l'extrême précarité chez les jeunes en proposant aux jeunes un contrat payé 80% du smic.
Mais grâce à la mobilisation massive de la jeunesse, le gouvernement a reculé et retiré le
projet. »262

« Votre colère est légitime: amplifier les mobilisations dans la rue, c'est la seule
solution pour faire reculer le gouvernement et le patronat! C'est possible: en 1994, le
gouvernement de l'époque avait déjà tenté d'imposer un Smic Jeune 20% plus bas que les

261 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008


262 Extrait du tract contre le CPE de Sud Étudiant, mars 2006

110
autres SMIC. Face à la colère de milliers de jeunes, il avait piteusement remballé son
projet. »263

« C’est votre grève qui a permis pour la première fois depuis Mai 68 une lutte
générale contre la précarité dans son ensemble, contre le chômage. »264

« Depuis sa défaite sur le CPE, la droite ne rêve que de reprendre sa revanche sur
la jeunesse. C’est pourquoi elle ressort un projet libéral vieux de 20 ans (projet Devaquet
de 1986) : l’autonomie des universités contre lequel nous nous sommes déjà battus et
sur lequel nous avons été victorieux (loi Ferry de 2003) [en gras dans le texte] »265

Et nous pourrions multiplier ainsi les exemples. Pendant le CPE, les syndicats vont
donc rappeler avec insistance que le gouvernement néolibéral de E. Balladur avait essayé
d’instaurer une loi similaire, le CIP, qui avait été popularisé à l’époque sous le nom de
SMIC-jeune. Informer les étudiants sur ce que fut le CIP, la mobilisation d’ampleur et la
rapidité avec laquelle le gouvernement plia, est un argument de force pour la dynamique du
mouvement car il signifie que la victoire est possible, que la lutte n’est pas perdue, et qui
plus est, les étudiants mobilisés ont raison. Le même usage politique du passé fut à l’œuvre
pendant le mouvement anti-LRU, la référence étant bien évidemment le projet Devaquet -
première tentative d’autonomisation des universités -, en vain. Ces références aux
mouvements victorieux sont un véritable pouvoir pour les étudiants puisque cela signifie
qu’ils ont eu raison des gouvernements malgré la répression. Le message n‘est autre que :
« si on veut, on peut », le passé n’est autre qu’une façon de faire prendre conscience au
groupe mobilisé de son potentiel d’action, de sa capacité à gagner, à relever un défi qui,
pour nombre d’entre eux, s’avère être le premier.

Ce n’était qu’un début…

Évoquer les mouvements victorieux permet de galvaniser les troupes, de ressouder


les liens. C’est aussi un moyen de mettre en confiance les personnes mobilisés. Un
mouvement s’inscrivant dans une dialectique soumission-défi et les étudiants ayant une

263 Extrait du tract du comité de mobilisation contre le CPE des facultés de la ville de Bordeaux.
264 Extrait de la déclaration de la délégation de l’assemblée de convergence des luttes de Lille à la
coordination nationale étudiante réunie à Lille le 1er avril 2006.
265 Document fédéral d’analyse de la LRU de Sud Étudiant, octobre 2007

111
approche de plus en plus rationaliste, et anxieuse, vis-à-vis de leurs études, il est important
pour eux de savoir que des mouvements peuvent amener à des victoires dans un temps
limité. 1986 et 1994 se sont en effet écoulés sur des temporalités relativement courtes (trois
semaines), s’y référer permet de rassurer le groupe étudiant : le mouvement ne va pas
s’éterniser; d’autre part le mouvement ne part pas dans l’inconnu, ce genre de mobilisation
a déjà eu lieu, ce n‘est donc qu‘une répétition d‘un phénomène relativement habituel266. Le
passé a cela de rassurant, qu’il dispose de cette faculté à apaiser les troubles les plus forts
que les mythes gauchistes peuvent donc soulever: renversement de l’autorité,
déchaînement de violence révolutionnaire etc. Par conséquent, présentifier le passé recadre
le mouvement, cela contient les tensions et donne à la mobilisation une ligne directrice à ne
pas dépasser - nous verrons dans la troisième partie que cet encadrement par le passé est la
limite même de chaque mouvement - . Le passé nous rappelle ainsi que la victoire est
possible, de telle sorte que le passé est usité dans une construction de la victoire à venir.

« Après pourquoi pas? Pourquoi ne pas faire référence à 68? C’est un truc qui a
fait trembler le pouvoir. La Sorbonne n’avait pas été occupée depuis Mai 68. C’est comme
la comparaison avec le mouvement lycéen, Mai 68 - Mai 2008 blablabla, donc les
mouvements se créent des codes, des références, on essaye de se dire qu’on crée l’histoire
c’est ça. Après ce genre de référence sont des clins d’œil historiques pour dire que nous
sommes aussi acteurs de l’histoire. C’est aussi une forme d’hommage. C’est aussi une
manière de dire, que si les combats ont changé, les luttes sont différentes, les
préoccupations ont beau être différentes, il y a une certaine continuité. C’est dans la rue
qu’ont lieu les grands bouleversements, c’est dans la rue que les avancées sociales se font,
et c’est là qu’on les défend. […] Pour moi 68 n’a jamais trop peser, 68 je pense qu’on peut
l’utiliser comme argument. On a toujours raison de se révolter. Si on te dit que ton
mouvement ne sert à rien, y avait des gens qui devaient dire la même chose en 68. Comme
68 a servi, nous aussi on peut servir. »267

Invoquer le passé peut aussi être un moyen de mettre en accusation le


gouvernement. Le message est le suivant : des acquis sociaux des luttes passées sont
aujourd’hui mis à mal par le pouvoir politique, il est donc impératif de les défendre avec
266 Ma participation observante au mouvement du CPE, m’a permis de constater qu’en AG, certains
étudiants, en règle générale des militants, faisaient souvent référence à la durée limitée qu’avait pris la
mobilisation contre le CIP, seulement trois semaines, il fallait donc faire preuve de patience et maintenir le
rapport de force, puisque comme en 94, le gouvernement allait céder.
267 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008

112
autant d’ardeur que nos aînés quand ils les ont obtenus. Ainsi, parler du passé est aussi un
argument qui souligne l’aspect « rétrograde » des mesures gouvernementales, d’autant plus
que cela met en avant la continuité de la lutte sociale.

« La démocratisation de l’enseignement supérieur c’est quand même quelque


chose qui a été gagnée par les mouvements sociaux tels que 68 et qui est aujourd’hui
remise en question. »268

« CPE Gagner contre la Précarité


Grève Générale le 4 avril
C’est ce que faisaient les patrons au 19e siècle ! C’est à cela qu’ils veulent nous faire
revenir : ne les laissons pas faire !
Leur modernité, c’est un retour au XIXe siècle, quand les patrons pouvaient licencier en
toute liberté !
Préparons les conditions de la grève générale! »269

« La nouvelle présidente du Medef, Laurence Parisot, affirmait il y a peu "La vie,


la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ?". Une telle
vision revient sur des décennies de luttes sociales dont l’objectif était justement de sortir
les êtres humains de la précarité de la vie quotidienne qui était la leur. Face à un projet de
société réactionnaire, au sens premier du mot, il faut aujourd’hui réaffirmer ce qui a été
au fondement du syndicalisme dès sa naissance, la nécessaire « émancipation intégrale »
de l’humanité de toutes les formes d’exploitation et d’oppression. »270

De l’empreinte du passé aux pratiques mémorielles

Chaque mouvement construit sa propre symbolique, ses slogans et ses emblèmes.


Toutefois, ceux-ci trouvent toujours une origine plus lointaine, ils ne sont pas innés. Certes,
un travail militant facilite la propagation et le maintien de certaines pratiques
démonstratives. Une autre part est laissée à l’imagination florissante des jeunes engagés :
déguisements, mise en scène, chants etc. Nous avons vu auparavant que ces pratiques

268 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008


269 Tract de SUD étudiant le 30 mars 2006
270 Annick Coupé porte-parole nationale de l’U.S. Solidaires et Aurélien Piolot porte-parole de la fédération
Sud étudiants. Tribune dans Libération du 3 févier 2006

113
tendaient à s’accroître durablement pour des raisons de nécessaire médiatisation.
Cependant, nous pouvons remarquer une certaine permanence des pratiques et, malgré une
adaptation de celles-ci au contexte, qu’un « retour au passé » se fait lieu au travers de
maintes expériences. Le passé parvient toujours à se faire présent au travers de pratiques
collectives. La présence du passé, cette trace, démontre dans quelle mesure l’autonomie
des acteurs est réduite, tout en stipulant la référence à une absence qui ne se laisse pas
emprisonner dans un concept271. Ce concept de trace du passé dans l’action présente est à
mettre en relation avec la théorie du path dependency (de la dépendance au sentier) :
chaque acteur, institution auraient une marge de manœuvre limitée puisqu’ils dépendent du
travail précédent, ils ne peuvent repartir de zéro, le travail constitué auparavant étant par
essence ineffaçable; tout serait une question d’adaptation et de correction. Ainsi, en
appliquant la notion de path dependency à l’action collective, on admettra que toute action
de contestation porte en son sein les impulsions du passé et, malgré les apparences, qu’elle
n’a jamais fait table rase du passé. Il s’agit tout au plus d’une adaptation (nous avons
précisé que l’attente messianique du Grand Soir s’était désormais tournée vers le
« Mouvement », si les projections futures dans le domaine de « l’après action » peuvent
sembler aujourd’hui mineurs - ou peut-être justement sclérosées à cause de ce passé - , le
fonctionnement social en est tout à fait similaire). La mémoire collective des mouvements,
plus que la mémoire étudiante, entraîne des actes faisant explicitement référence à un passé
marquant. Chaque événement laisse des traces indélébiles sur l’imaginaire collectif. Des
images, des lieux, des gestes et des discours sont ainsi imprégnés de sens et de valeurs que
les mouvements antérieurs auront forgées progressivement. Chaque nouveau mouvement
étudiant rendrait de ce fait présent les précédents.

L’empreinte du passé est hautement mesurable dans les manifestations étudiantes,


où chaque printemps, les slogans et les images se font écho d’un passé mythifié. Déposer
une gerbe de fleur devant une rangée de CRS, comme se prêter à un jeu d’expressions
issues des mouvements antérieurs sont un ensemble de pratiques qui visent à soumettre le
passé aux exigences du présent. La reconstruction de la symbolique du passé dans le
présent s’applique toujours dans une perspective de maîtrise du présent.272 Les personnes
mobilisés agissent selon des cadres connus, ils évoluent dans l’action en faisant référence à
une composition d’images inscrites dans l’imaginaire du mouvement social. Mai 68 était
271 Heidrun Friese parle de « métaphysique de la présence » dans « Les temps-discours, les temps-
images », Se référer au passé, Politix n°39, troisième trimestre 1997, p.39-64
272 Jean Philippe Heurtin, « L’expérience du passé », Politix n°39, op. cit.

114
surchargé de références symboliques, l’usage qui est fait de la rue, l’édification de
barricades, la force des gestes et des corps représentent une continuelle reconstruction
symbolique des révoltes passées; en 1968 les étudiants ont en tête des images de la
Commune et de 1848273. En cela, nous pouvons considérer qu’il existe une forme de
mimétisme dans les luttes actuelles. Sans dire que les nouveaux mouvements étudiants
manquent d’imagination, contrairement à ce que pensent beaucoup, il faut voir que la
mémoire fonctionne comme un outil à répéter ce qui a été fait. Les images des barricades,
des affrontements nocturnes, des voitures brûlées sont des symboles forts de la révolte
étudiante.
S’attaquer à un lieu de mémoire274, dans le sens de Pierre Nora, revient à mobiliser
le passé. Le lieu est une image du temps, que des changements aient eu lieu ou non, les
lieux sont porteurs d’une histoire, d’une certaine éternité. Occuper la Sorbonne est
aujourd’hui un symbole très fort. C’est un enjeu considérable pour le gouvernement,
puisque qu’avant le mouvement de 2006, la dernière fois qu’elle avait été occupée par les
étudiants remonte en 1968. L’emblème que représente la Sorbonne pour les mouvements
étudiants est telle que la Sorbonne finit par être surprotégée par les forces de l’ordre, tout
comme le quartier latin fut complètement bouclé en mars et avril 2006 pour prévenir toutes
tentatives de débordement. Ce lieu de mémoire fut en effet l’objet d’une lutte intense
pendant le mouvement anti-CPE, puisqu’en mars 2006 chaque soir il fut le point de
rendez-vous des étudiants mobilisés et le lieu d’affrontements avec les CRS empêchant
l’accès au site, ainsi que les points de départ des manifestations étudiantes. En
l’occurrence, nous pouvons parler d’une véritable pratique mémorielle car, si tous les
étudiants du Panthéon - La Sorbonne n’étaient pas mobilisés, ces lieux attirèrent la venue
de tous les autres étudiants engagés et conscients de l’importance de l’endroit et de sa
portée dans l’imaginaire collectif. Que dire des dépavages place de la Sorbonne, des
voitures incendiées, des graffitis sur les murs, des affrontements avec des groupes
d’extrême droite dans le quartier latin? Ces airs de déjà-vu présentifient un passé enfoui,
un héritage impossible275 que la jeunesse française s’approprie sans le dire au travers
d’actes qui nous rappellent d’autres temps.

273 On a parlé à ce propos de la Commune étudiante, voir Vidal-Naquet Pierre, Schnapp Alain, Journal de
la commune étudiante. op. cit.
274 Selon Pierre Nora, « un lieu de mémoire dans tous les sens du mot va de l'objet le plus matériel et
concret, éventuellement géographiquement situé, à l'objet le plus abstrait et intellectuellement construit.» Il
peut donc s'agir d'un monument, d'un personnage important, d'un musée, des archives, tout autant que d'un
symbole, d'une devise, d'un événement ou d'une institution.
275 Jean-Pierre LE GOFF, Mai 68, l'héritage impossible, La Découverte, 1998, 476 p.

115
« Il y a peut-être un manque d’imagination. Mais faut voir que 68 c’est le
mouvement le plus important qu’ait connu la France. Tu fais une AG dans la Sorbonne
t’as forcément des images qui font écho, il y a tout un tas de symboles etc. 2006 c’était la
première fois depuis Mai 68 que la Sorbonne était occupée, il y avait des rassemblements
tous les soirs dans le quartier latin. C’est vrai qu’il y avait tout un tas d’ingrédients qui
rappelaient Mai 68. Sorbonne occupée, fermée, bastons dans le quartier latin… »276

Faire usage d’images, de lieux peut ainsi s’avérer être plus efficaces en terme
d’impact sur la communauté, que n’importe quel discours ou autre forme plus classique de
prosélytisme. Ces pratiques mémorielles sont assurément intemporelles. En mai 68, quand
les étudiants écoutent tous ensemble dans les amphis le Général de Gaulle à la radio, cela
ne renvoie-t-il pas à un temps où leurs parents écoutaient Charles de Gaulle à la BBC ? De
la même manière, et plus intéressant encore, les différents rassemblements organisés le 31
mars 2006 en place publique pour écouter attentivement à la radio l’allocution de Jacques
Chirac, qui promulgue le CPE, ne se font-ils pas écho de l’image qu’ont laissé leurs aînés
tassés dans les amphis à écouter le discours du Général ? Ce soir-là, ces rassemblements se
transforment spontanément en manifestations de nuit qui prennent des allures tout à fait
emblématiques. À Paris par exemple, les cinq à dix milles manifestants partant parcourent
la capitale durant sept heures de symboles en symboles, s’essayant à l’assaut
successivement de l’Elysée, de l’Assemblée Nationale, puis le Sénat, en vain ils se
rabattent sur des lieux de mémoire en partant à l’affront des forces de l’ordre place de la
Sorbonne pour finir sur les toits de Montmartre dans un ultime hommage aux
communards.277 Ce mimétisme des pratiques est incontestable, les images et les mots sont
trop forts pour ne laisser entendre une certaine forme de nostalgie derrière cet assemblage
de symboles. Les discours sont tout aussi des outils de mémoire. Le vocable marxiste est
lié indubitablement aux mouvements des années 68, mais sans qu’il n’y ait forcément eu
une recrudescence idéologique, force est de constater que l’usage de mots et slogans,
brandis en manifestation et écrits sur les murs des universités, tels que « rêve général »,
« Émeutes-toi », « utopie ou rien », « CPE = Cocktail, Pavé, Émeutes », « Sous le bitume,
les pavés, …. » sont des références directes au caractère insurrectionnel de mai 68.

276 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008


277 Bronner Luc « Des Rassemblements suivis de manifestations, À Paris, une joyeuse "randonnée
politique" nocturne », Le Monde, le 2 avril 2006

116
TROISIÈME PARTIE/ LE POIDS DU PASSÉ

Les mouvements étudiants font ainsi un usage pluriel du passé. Les expériences
passées ne sont jamais perdues, elles enrichissent le répertoire d’action et elles deviennent
des référents importants pour des jeunes néophytes du mouvement social. Ce capital
politique est important dans la mise en place d’une mobilisation. La référence au passé
victorieux, aux mythes de l’action collective prend toujours une saveur particulière dans un
mouvement en construction. Les pratiques mémorielles, qui en dérivent, accentuent
l’importance de la mobilisation du passé dans un mouvement. Les enjeux du passé, de la
mémoire, sont donc vitaux pour le mouvement social, ils permettent de recadrer le
mouvement. Néanmoins, nous allons désormais nous attarder sur un autre aspect de la
présence du passé dans les mouvements étudiants. À côté des usages du passé que font les
étudiants mobilisés, on peut remarquer que le passé est également remis au devant de la
scène par un certain nombre d’acteurs étrangers au groupe étudiant. À partir de ça, nous
allons voir que si le passé peut être au service du mouvement quand il est utilisé par eux-
mêmes, il peut aussi revêtir tous les aspect d’un fardeau, d’un poids dont les étudiants ne
peuvent entièrement s’affranchir. Ce poids du passé n’est autre que le poids de la mémoire
des déboires et traumatismes du pouvoir et des organisations politiques et des désillusions
des générations précédentes qui font subir aux « étudiants de la crise » le passé qu’ils n’ont
pas vécu.

117
SECTION 1/ La mémoire des « adversaires » du mouvement

« Ce qui m'effraie, c'est que finalement 68, ça leur a donné de bonnes occasions de
réprimer de manière intelligente les mouvements qui ont suivi, c'est-à-dire qu'un truc où ils
ont rien compris, et après ils ont analysé et ils ont alors su comment on arrêtait les choses,
et depuis ils appliquent pratiquement tout le temps la même méthode... »278

Le mouvement étudiant s’enrichit au même rythme que les expériences se


multiplient. De chaque mobilisation, le milieu étudiant en tire un enseignement qui sera
colporté par la cohorte militante aux futurs mouvements. Mais les étudiants ne sont pas les
seuls à se souvenir des mobilisations passées. Et bien souvent les éléments extérieures au
groupe étudiant, de par leur stabilité, ont une plus grande facilité à emmagasiner les
différentes épreuves collectives que le milieu étudiant a provoquées. Par éléments
extérieurs, nous entendons ici institutions. Ainsi l’État et les organisations politiques, par
l’accumulation des expériences, développent une mémoire des mouvements, pour en faire
un usage politique qui à terme desservent les mobilisations étudiantes. Mobiliser le passé
dans l’action politique et le souvenir des mouvements ont permis aux différents
gouvernements de museler l’agitation étudiante qui, dans leur mémoire, renvoie à des
frayeurs et à des déstabilisations qu’il faut impérativement prévenir.

3.1.1/ La mémoire des gouvernements

Depuis Mai 68, les différents gouvernements et les partis au pouvoir cultivent une
crainte de l’agitation étudiante. Les mouvements étudiants et lycéens fort de leur potentiel
déstabilisateurs, dans la mesure où ils peuvent s’inscrire plus facilement dans une longue
durée qu’un mouvement de salariés, constituent un véritable danger pour un
gouvernement. À chaque rentrée universitaire, à chaque tentative de réforme de
l’université, les détenteurs du pouvoir se posent toujours la même question : y aura-t-il
grève ? François Dubet en conclue que « les lycéens et les étudiants ont vif sentiment de
leur puissance, car ils savent que chaque fois les gouvernements craquent ! Cette attitude
des responsables politiques n’est d’ailleurs pas sans danger. Si, dès que trente IUT font
grève, le gouvernement cède, le système éducatif n’évoluera jamais »279. Ce point de vue

278 Propos d’un étudiant en grève en 1995, cité dans Piet Vanessa, 1996, op. cit., p
279 Le Monde de l’éducation, avril 1995

118
est largement discutable. De fait, les étudiants et lycéens n’ont pas tout à fait conscience de
leur potentiel d’action, on sait combien il est dur pour les organisations syndicales et
politique de lancer un mouvement, les élèves étant généralement peu convaincus de
l’utilité d’une mobilisation et peu sensibles au discours politique. D’autre part, les
gouvernements sont aussi conscients de leur faiblesse face à la fronde étudiante, c’est
pourquoi ils tendent actuellement à être de moins en moins flexible aux mobilisations et à
durcir leur position. À l’image de la LRU, les bras de fer avec le gouvernement sont
devenus de moins en moins négociables pour les étudiants engagés.

La peur d’un nouveau Mai 68

« Mai 68 n’eut pas des conséquences uniquement dans la mémoire politique des
étudiants et leur conception de la pratique militante. Les hésitations et les angoisses des
différents gouvernements à élaborer et à présenter, depuis cette date, une politique
universitaire renvoient aussi, d’une certaine façon, à ce passé et à leur peur de déclencher
des affrontements violents et difficiles à contrôler. »280

À chaque nouvelle mobilisation étudiante de masse, le fantôme de Mai 68 plane sur


les esprits des gouvernants. L’exemple de 1986 est tout à fait frappant. Le gouvernement
est très rapidement dépassé par les événements et les réminiscence de 68 remontent aux
consciences des gouvernants qui pour la plupart étaient déjà des acteurs de la scène
politique française en 1968. En fait, le gouvernement est bel et bien le premier acteur à
mobiliser Mai 68. Les étudiants et lycéens sont bien de « l’esprit de Mai », et les
gouvernements, n’ayant pas su discerner les changements en cours dans la jeunesse, ont
inconsciemment provoquer les violences et contribuer à amplifier le mouvement. Les
violences policières sont effectivement disproportionnées par rapport aux événements. Le
gouvernement ne veut pas lâcher et, face aux quelques heurts entre force de l‘ordre et
manifestants - mineurs dirions nous aujourd’hui au regard des affrontements durant le
mouvement anti-CPE - choisit la fermeté et répondra à toute dérive par la force. Après le 4
décembre, alors que le gouvernement semble jouer la tactique du pourrissement, des
débordements se font lieu en fin de manifestations, et en raison la répression policière de
plus en plus importante, un étudiant, Malik Oussekine meurt de ses coups et blessures dans

280 Passeron J.-C., Histoire des Universités en France, Toulouse, Privat.1986, p.198

119
la nuit du 5 au 6 décembre281. L’émotion collective est immense au travers le pays, et
déclenche à terme la victoire du mouvement, mais le gouvernement reste sur ses positions.
Et le 7 décembre, à l’occasion du congrès du dixième anniversaire du RPR, les discours,
emplis de fermeté et de détermination, de Jacques Chirac et surtout de Charles Pasqua, ne
sont pas sans rappeler les événements de 68 et laissent à croire à une possible escalade des
affrontements. « Ce que je vois se mettre en place, derrière des lycéens et des étudiants
inquiets et généreux, abusés et débordés, ce sont les professionnels de la déstabilisation,
gauchistes et anarchistes de tout poil et de toutes nationalités »282, Charles Pasqua dénonce
ici la manipulation subversive des groupuscules habituels des années 68 avant de marteler
que « face à ces agissements, comptez sur Robert Pandraud, comptez sur moi-même,
comptez sur le gouvernement, comptez sur Jacques Chirac, oui, nous tiendrons ! Mais, en
ce qui vous concerne, militants du Rassemblement, tenez-vous prêt, si les éléments le
nécessitent à appeler les Français à défendre avec nous la démocratie et la république ! »283
La référence au passé est ici explicite, Charles Pasqua entend « refaire le coup de la
grande manifestation gaulliste du 30 mai 1968 »284. Pour comprendre que la substance de le
discours du ministre de l’intérieur est imprégné de 68, il faut se remémorer que C. Pasqua
fut l’instigateur des Comités de Défense pour la République (CDR) et l’organisateur de la
grande marche de soutien à la République le 30 mai285. Comme le souligne Gérard Namer,
le gouvernement est en réalité dans son propre piège. En anticipant un mouvement de type
68, que la frayeur d’une équivalente grève générale motivait, c’est en réalité le
gouvernement qui a provoquée la mémoire de 68, alors que le mouvement étudiant 86 n’en
avait pas la teneur. Et au final « c’est le vieux cycle soixante-huitard provocation-réaction
qui l’emporte. »286 Dans ce cas de figure, la mémoire de 68 fait défaut au gouvernement,
puisque c’est en effet la peur d’un tel mouvement qui conduit à la défaite du pouvoir face à
la rue - schéma très proche de la prophétie auto-réalisatrice287 sans pour autant que le
mouvement ait été suivi d’une grève générale - .

281 Notons que Malik Oussekine était étranger à la manifestation étudiante ce jour-là, il sortait d’un club de
jazz du quartier latin. « Il y a dix ans, Malik Oussekine était matraqué à mort », L’Humanité, le 6 décembre
1996.
282 Journal du 20H d’Antenne 2, émission du 7 décembre 1986, 00h31m17s
283 ibid.
284 Rajerison Fabrice, Témoignage d’un étudiant en grève, op. cit., 1996, p.475
285 Audigier François, « Le malaise des jeunes gaullistes en Mai 68 », Vingtième siècle, n°70, 2001/2, p.71-
88. En outre, Charles Pasqua aurait été à l’instigation des « comités d’usagers » mis sur pied par le RPR
durant les grèves de décembre 1995.
286 Namer Gérard, 1990, op. cit., p.83
287 Merton Robert K., Éléments de théorie et de méthode sociologique (traduction de Social Theory et
Social Structure, 1949), Armand Collin, 1998

120
Comment le gouvernement a appris à contrarier la mobilisation

Le pouvoir politique a appris au long des manifestations étudiantes à déjouer les


dynamiques de mobilisation. S’appuyant sur les principes d’apolitisme et d’unité étudiante
en vigueur depuis 1986, les dirigeants n’ont eu cesse de pointer les divergences au sein du
milieu étudiant et le caractère politique du mouvement, et donc supposé inapproprié aux
règles démocratiques. La stratégie politique du gouvernement s’est développée en prenant
exactement à défaut ce qui faisait la force de ces nouveaux mouvements étudiants:

« « Apolitique » notre mouvement ? C’est par intelligence politique que nous


sommes restés sur un objectif clair et déterminé : le retrait de la loi. C’était l’objectif de la
grève, et quiconque voulait le diluer dans des généralités mettait en péril non seulement
notre unité mais notre but : celui de gagner. »288

En 1994, François Bayrou, ministre de l’éducation s’efforçait de dénoncer « les


tentatives pour créer un climat de déstabilisation » et l’action de ceux qui par « la
manipulation idéologique font en sorte d’exciter les jeunes contre une mesure
gouvernementale [le CIP]. »289 Le pouvoir tente de mettre un mal un mouvement qui
puiserait sa force dans son aspect purement réactif et corporatiste, donc selon des principes
syndicaux. Afin de discréditer les mouvements de jeunesse, certains responsables
gouvernementaux cherchent ainsi à faire croire que ceux-ci ont des objectifs politiques.
François Fillon, ministre de l’enseignement supérieur, s’est illustré dans ce genre
d’exercice. Il déclarait en février 1995 : « je ne crois pas qu’il y ait matière, ni sur le
rapport Laurent qui, comme son nom l’indique, n’est qu’un rapport, ni sur les IUT, à
contestation et à manifestation. Il me semble qu’il y a un aspect politique évident dans
cette manifestation. »290 Diviser pour mieux régner, tel est l’adage de la politique
gouvernementale vis-à-vis des mouvements étudiants. Pendant le mouvement de
novembre-décembre 1995, François Bayrou, confronté aux étudiants grévistes, cherche
comme lors du précédent conflit, en février 1995, à mettre l’accent sur les divergences
existantes au sein du mouvement étudiant pour manœuvrer.291 En outre, ayant appris à

288 Assouline David, « l’apprentissage de la politique », in Assouline David, Zappi Sylvia, 1987, op. cit.,
p.16
289 « MM. Pasqua et Bayrou redoutaient les " débordements " », Le Monde, le 26 mars 1994
290 Libération, le 8 février 1995
291 François Bayrou déclare : « j’ai cru comprendre qu’il y avait débat entre eux sur le sujet [par rapport aux
revendications des étudiants et sur la tenue d‘une table de négociation] », La marche du siècle, France 3,

121
jouer de la peur bleue des étudiants, mais également des lycéens, les gouvernements
n’hésite à dénoncer les manipulations politiques de la jeunesses par des appareils
politiques, des organisations syndicales et des groupuscules dogmatiques. Ainsi Gilles de
Robien, pendant le mouvement de 2006 : « certains jeunes sont manipulés […] il y a une
manœuvre de politisation. Il suffit d'observer par exemple la composition par exemple du
comité du non au contrat première embauche : c'est le mouvement des jeunes socialistes,
c'est la jeunesse communiste, ce sont les jeunes radicaux de gauche. […] Ce que
l'opposition n'a pas réussi à obtenir dans le cadre des débats démocratiques au Parlement,
ce que l'opposition n'a pas réussi à obtenir des électeurs, il faut reconnaître que l'opposition
essaie de l'obtenir via des jeunes interposés »292

Le traumatisme Malik Oussekine ou le martyre de la cause

Néanmoins, à bien des égards la mémoire des gouvernements peut nous sembler
défaillante. L’instauration du CIP en 1994 par Édouard Balladur avait conduit à une très
forte contestation. Pourtant, en 2006, le gouvernement produit un nouveau contrat de
travail, le CPE, qui, de sa conception à sa présentation, rappelle le CIP tant il s’attache à
différencier une tranche de la population active, la jeunesse, au niveau du code du travail.
Le pouvoir politique a probablement oublié cet événement ou délibérément ignoré
l‘analogie possible.

« C’est un truc [la réforme des universités] plus dur à manier que le CPE ou le
CIP. D’ailleurs ils avaient retenu la leçon du CIP pendant 12 ans, celle du CPE ils vont la
retenir pendant un moment. Précariser une frange, la jeunesse particulièrement c’est très
dangereux. Je pense qu’il y a une mémoire des gouvernements. On disait la droite la plus
bête du monde. La droite a appris, ils ont appris la gestion des manifs, des mouvements.
Ils ont appris du syndrome Malik Oussekine, ils savent qu’il faut pas qu’il y ait de mort
pendant le mouvement sinon ils perdent. »293

En effet, la mort de Malik Oussekine a incontestablement laissé une trace dans le


devenir des politiques à l’égard des mouvements étudiants. Jacques Chirac, en particulier, a

émission du 29 novembre 1995.


292Gilles de Robien au micro de RMC, le vendredi 24 février 2006, disponible sur
http://blogderobien.blogmilitant.com/
293 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008

122
été très marqué par cette tragédie et depuis aurait une certaine appréhension vis-à-vis des
mobilisations de jeunesse.294 Appréhension qui s’est faite sentir dans tous les mouvements
suivants auxquels Jacques Chirac était directement confronté (notamment 1995 et 2006).
Les gouvernements ont parfaitement conscience qu‘il ne faut pas que le mouvement se
dote d‘un martyre au risque de renverser l’opinion publique en leur défaveur, ce qui peut
avoir des conséquences à terme - Jacques Chirac considère que la mort du jeune homme
295
fut la raison de son échec à la présidentielle en 1988 - . Malik Oussekine est devenu un
« martyre référence » au sein de la cohorte militante. Le traumatisme Oussekine est
remonté à la surface quand Cyril Ferez, un militant de Sud-PTT est tombé dans le coma
après que des affrontements aient éclaté lors des manifestations anti-CPE 18 mars 2006.
Les personnes mobilisées y ont vu leur nouveau martyre, et sans faire cynisme, une
démonstration que le gouvernement allait plier.

« C’est vrai que pendant le CPE on le disait souvent [qu‘il a manqué un Malik
Oussekine pour tuer les politiques du gouvernement de droite]. Quand le CPE était
terminé, moi j’ai fait les conventions nationales, les coordinations nationales, à Lille, et à
l’IEP il y a en plus une culture historique assez diffusée sur le mouvement social, on se
demandait qui c’est qui se dévoue pour aller se faire tuer. […] on a parlé du mec de Sud-
PTT et puis il y a eu plein de rumeurs sur telle ou telle personne s’est fait matraquée la
gueule »296

La mémoire de Malik Oussekine fonctionne donc doublement dans le déroulement


du mouvement social. D’un côté le pouvoir politique cherche à tout prix à éviter ce genre
de débordement qui remettrait en cause toute sa crédibilité à gouverner. De l’autre côté,
sans bien évidemment prétendre que les manifestants cherchent parmi eux des victimes
potentielles, il est notable que le « martyre du mouvement » est un puissant catalyseur de
mobilisations : il ressoude les acteurs engagés, déclenche les passions, que la médiatisation
vient naturellement encourager, et intensifiant les motifs de contestation, donne un second
souffle au mouvement. Enfin, la mémoire d’Oussekine perdure largement dans la cohorte
militante, notamment en raison de la présence des acteurs politiques de l’époque dont
l’image est depuis fortement connotée.

294 « Il y a 20 ans, Malik Oussekine », nouvelobs.com, le 10 février 2008


295 Ibid.
296 Entretien avec Thierry Marchal-Beck

123
« Pasqua ça a joué dans le mouvement, même pour le CIP, il était déjà ministre de
l’intérieur. Moi je me rappelle bien que cette période là avec Pasqua dans les quatre
premiers mois il y a déjà cinq ou six bavures dont Makomé dans le 18 ème. C’est un truc qui
joue pour les jeunes, et encore plus pour les radicaux. Après on se rappelait de Malik
Oussekine en 94, ouais clairement, quand on a eu le retour des violences policières. En 94
c’était quand même assez fort dans les manifs. En 94 c’est la première fois que je voyais la
bac, ou en tout cas des gens qui ressemblent à la bac, cuir, jean, avec des gants, baraques,
pas l’air commode… Le retour de Pasqua tout le monde en parlait. »297

3.1.2 Prévenir les mouvements

Nous l’avons précisé, les mouvements laissent des traces. Ces empreintes peuvent
être incarnées physiquement. Après Mai 68, les rues sont recouvertes de goudron de sorte
que les étudiants ne puissent se servir à nouveau des pavés comme armes. Après le
mouvement anti-CPE, les grilles entourant les arbres aux alentours de la Sorbonne ont été
retirées, elles avaient été utilisées comme outil de fortune pour monter des mini-barricades,
fort infructueuses au demeurant. Enfin de la confession d’un ancien secrétaire de la faculté
de Tolbiac, nous avons que Tolbiac fut la première université conçue pour enrayer
l’agitation étudiante. Ces longues tours ont été construites dans l’idée d’empêcher tout
rassemblement. Cette structure s’est révélée particulièrement inefficace. En effet, c’était
sans compter sur les nouveaux phénomènes de blocages que l’architecture de Tolbiac
favorise.

Les administrations universitaires

L’ampleur du mouvement anti-CPE a surpris tout le monde. De la classe politique


aux commentateurs, en passant par les acteurs même du mouvement, personne n’avait
anticipé un tel mouvement de masse. Le CPE a laissé de nombreuses trace dans les lieux
d’études supérieures, et pour ne plus donner de mauvaise idée aux étudiants, les
établissement ont accru le pouvoir répressif. Comme nous l‘a démontré la dernière
expérience du mouvement anti-LRU, les pouvoirs publics ont renforcé leur système de
prévention des mobilisations. En effet, pour ne plus laisser éclore un mouvement aussi
important, il s’agit dorénavant d’empêcher toute forme de mobilisation susceptible de

297 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008

124
s’attirer les soutiens de la masse étudiante.

« Ils [l’administration] ont conscience effectivement d’avoir eu très peur pendant le


CPE. Ça a duré deux mois, c’était très long, deux mois sans cours, il y a une certaine
décrédibilisation de l’université aux yeux de leurs chefs, de leurs ministres députés, et en
effet ils ont tout fait durant le mouvement pour que l’ombre du CPE ne vienne planer sur
la fac. Ils se sont dotés très rapidement, de ce qu’on avait jamais vu pendant le CPE, de
milices privées. Ils engageaient des gens, des pauvres gars en général, qui habitaient tous
en banlieue, avec deux-trois heures de transport par jour. Voilà ils étaient censés venir
faire régner l’ordre à la fac. Plus le temps passe, plus l’administration apprend à ne rien
céder de leur pouvoirs, de leurs prérogatives, et fait tout pour qu‘on ne puisse empiéter
sur leurs plates-bandes. Donc la machine répressive fonctionne à plein et ils se servent de
nos erreurs, de notre inexpérience pour tuer les mouvements dans l’œuf. »298

Cette année, à l’occasion des protestations contre les lois Pécresse, les
administrations universitaires ont durcis leur position : appel à des vigiles privés, votes
dans les universités sous surveillance policière, arrestation ciblée de militants, etc. SUD
éducation relève que « l’administration rectorale, en étroite relation avec la préfecture, était
bien déterminée à ne pas se laisser déborder, comme lors de la mobilisation contre le CPE.
Elle a donné des consignes très strictes aux chefs d’établissement. »299 De plus, le syndicat
signale dans plusieurs établissement « des tentatives d’intimidation auprès des meneurs, à
l’organisation de votes à propos du blocage, rebaptisés « simples sondages » quand le
résultat n’était pas conforme à ce qu’on en attendait, et même à la convocation d’huissiers
pour faire constater le blocage. »300

« À la Sorbonne cette année ça a été démentielle. C’est-à-dire qu’à chaque fois que
l’occupation a été votée, la police internait dans les trois heures souvent avec une grande
violence. Il y a eu à plusieurs reprises des projets de projection de films, ils nous ont
coupé l’électricité pour éviter qu’on les projette. Il y a des profs, notamment l’ancien
président de la Sorbonne qui appelait les étudiants non grévistes à charger les piquets de
grève, on a même vu des profs charger les piquets de grève. Donc l’administration et les
professeurs non grévistes étaient là pour enrager les étudiants non grévistes tout ça pour
298 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008
299 « La matraque pour toute réponse », journal fédéral, mars 2008, Sud éducation Calvados
300 Ibid.

125
saboter le mouvement. »301

Frédéric Neyrat, maître de conférence en sociologie à l'université de Limoges, a


exprimé son consternation face à la banalisation du recours à la force public. « Vigiles
privés, gendarmes mobiles et CRS encadrent les facs depuis plusieurs semaines. Ce qui
surprenait lors de la crise du CPE relève aujourd'hui du quotidien pour les étudiants
mobilisés. »302 Au regard des témoignages et des articles de presse que nous avons recensé,
il apparaît éclatant aux yeux des étudiants mobilisés que le CPE, ainsi que le nouveau
contexte politique (Nicolas Sarkozy élu à la présidence de la République quelques mois
auparavant), ont beaucoup pesé dans les choix et les réactions des administrations face au
mouvement.

« Il y a eu une tentative de mobilisation, simplement les souvenirs du CPE étaient


trop proches, et apparemment faisaient peur à la nouvelle génération d’étudiants arrivant
à l’IEP, donc des gens fraîchement sortis du Bac. Ils ont pu voir dans le blocage une forme
de totalitarisme imposé et mal conduit et sans perspective d’aboutissement du débat. Le
mouvement LRU a donc fait peur, en partie à cause du CPE j’ai l’impression, non
seulement aux étudiants mais aussi à l’administration, qui a vu son travail, ses cours niés
ou mis en danger à un moment donné. »303

De nombreux présidents d’universités ont opté pour la fermeture administrative de


telle sorte que le mouvement ne puisse germer, l’objectif stratégique étant clairement que
ni débats, ni AG ne se tiennent dans l’université. La manœuvre consiste aussi à rendre
impossible toutes formes d’occupation et piquets de grève. Cette pratique, qui avait déjà
été utilisée en 2006 dans quelques universités (Sorbonne, Nanterre), tend aujourd’hui à se
généraliser.304

Le front anti-gréviste, une nouvelle polarisation réactionnaire ?

301 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008. Par ailleurs, on se remémorera le fameux épisode où le
président de l’IEP de Grenoble a frappé un étudiant bloqueur avec un couvercle de poubelle métallique.
« Échauffourées à l’université de Grenoble : un reportage met en cause le directeur de l’IEP », Libération, le
30 novembre 2007.
302 Huet Thomas, « Les "Ciseaux d'or" de la censure au président de la Sorbonne », rue89.com, le 16
décembre 2007.
303 Entretien avec Simon Lorcy le 28 mars 2008
304 « Loi LRU : un mouvement à peine commencé, la répression déjà annoncée… », SUD étudiant, le 5
novembre 2007

126
« On n’avait jamais vu une frange de la jeunesse de droite se mobiliser autant.
Cette fracture sur les facs est nouvelle. […]Les anti-grévistes n’existaient pas en tant que
force constituée […] Oui il y a une radicalisation de la jeunesse, mais qui va dans les deux
sens. C’est-à-dire qu’il y a aussi une radicalisation anti-grève, anti-gréviste »305

Les anti-grévistes ou anti-bloqueurs selon le vocable utilisé sont-ils véritablement


une nouvelle force politique du groupe étudiant? Rien n’est moins sur, les affrontements
entre l’extrême gauche et l’extrême droite en milieu étudiant est une configuration
relativement classique, qui s’est certes atténuée au fil des ans mais qui réapparaît lors des
grandes mobilisations (combats armés de barre de fer et de casque à moto en 1986 et aussi
en 2006). En 1986, le Groupe Union Défense (GUD) a envoyé des militants attaquer des
assemblées générales de grévistes à Jussieu. De nombreuses manifestations parisiennes
subissent les assauts des militants nationalistes d’Assas.306 En 2006, on a assisté à un retour
de ces affrontements que l’on pensait à jamais enfouis dans le passé. En mars, le RED
(Rassemblement des Étudiants de Droite) et le FNJ (Front National de la Jeunesse) sont
venus à plusieurs reprises provoquer les manifestants aux alentours du quartier latin ;
provocations qui se sont terminées en classiques affrontements finalement contenues par la
police.307 Les organisations de droite et d’extrême droite ont toujours existé en milieu
étudiant, elles ont inlassablement persévéré dans leur lutte contre les mouvements
contestataires étudiants. Si l’heure de gloire de l’extrême droite universitaire remonte
plutôt aux années soixante-dix, les militants nationalistes demeurent tout de même bien
implantés dans certains établissements. En mai 1983, Alain Savary lance sa réforme de
l’enseignement supérieur qui vise à supprimer la sélection à l’entrée de l’université. Pour la
première fois on assiste à un mouvement étudiant qui parte d’une mobilisation des
étudiants de droite et d’extrême droite. À l’époque, la presse parle d’un « Mai 68 à
l’envers » en raison des émeutes et des grèves organisées par l’extrême droite dans les
universités les plus élitistes.
Depuis la droite étudiante semblait morne et sclérosée. Si nous ne pouvons dire que
la droite étudiante renaît de ses cendres, à la lumière des derniers mouvements étudiants,

305 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008


306 « Les prémices : des anti-grévistes musclés, l’UNI et le GUD contre la grève » in Assouline David,
Zappi Sylvia, Notre printemps en hiver, le mouvement étudiant de novembre décembre 1986, op. cit.;
307 « Devant la Sorbonne, jets de pierres et gaz lacrymogène », Le Monde, le 16 mars 2006 ; « Violences
après les manifestations anti-CPE : qui étaient les "casseurs" ? », Le Monde le 17 mars 2006; et « L’extrême
droite s’invite dans la lutte », revue No Pasaran, N°48 - Avril 2006

127
nous devons reconnaître un certain nombre de changements palpables. Les héritiers des
traditionnelles organisations de droite universitaire, telles que l‘UNI (l’Union Nationale
Inter-universitaire qui fut fondée à la suite de Mai 68 par l‘aile droite gaulliste afin
d’enrayer l’agitation gauchiste dans les facultés) ont beaucoup appris des derniers
mouvements étudiants. En 2006, pour la première fois, un collectif anti-gréviste institué à
l’initiative de l’UNI et autres associations libérales308, manifeste contre les manifestations
étudiantes. Ce collectif se dit apolitique, ne prend pas position sur le CPE, et a pour unique
combat la liberté d’étudier et la levée des grèves universitaires. Ce collectif anti-grève s’est
construit de manière tout à fait semblable au collectif anti-CPE qui réunissait pour sa part
des syndicats étudiants, des associations et des organisations politiques opposés au CPE.
La chose la plus intéressante ici est de voir que ce collectif d’anti-grévistes n’a pas connu
une existence éphémère limitée à la temporalité du mouvement étudiant. Il a su perduré
dans le temps, et, à l’annonce d’un mouvement étudiant à l’automne 2007, le réseau se
réactive immédiatement en relançant des actions anti-grève diverses (distribution de tracts,
manifestations de rue et surtout mobilisation des médias). En somme, l’expérience des
mobilisations n’a servies qu’aux étudiants engagés dans des mouvements, ils auront aussi
créé un front « uni » d’étudiants opposés, dans un premier lieu au blocage, puis à toute
forme de contestation au sein de l’université qui doit rester un lieu d’étude. Tout comme le
mouvement du CPE a pourvu les étudiants engagés pendant la LRU de nouvelles armes
d’action collective - création de collectifs, usages d’internet et surtout le blocage - , les
anti-grévistes et les étudiants de droite ont également appris beaucoup de cette expérience
et forment aujourd’hui une force d’opposition stable doté de ses propres moyens d’action.

Qui a peur de Mai 68 ?

Pour continuer notre énumération des freins au mouvement étudiant, nous


aimerions revenir une nouvelle fois sur le mouvement de 1986 qui illustre parfaitement la
peur que propage l’idée-force de Mai 68 au moment même où le Figaro Magazine309
affirmait que les jeunes en avaient terminé avec leurs illusions utopistes.
Mai 68 enterré ? Une telle assertion est totalement fausse, Mai 68 n’a jamais été
autant au devant de la scène qu’en 86. Certes, la jeunesse a changé, et une partie d’entre

308 Le collectif est principalement constitué de STOP LA GRÈVE et de Liberté Chérie, aux côtés desquelles
on trouve les associations SOS facs bloquées, Halte au blocage, Stop blocage etc. qui ne sont en réalité que
des variantes régionales et locales des STOP LA GRÈVE.
309 « Mai 68 est enterré », Le Figaro Magazine, le 6 décembre 1986

128
elle craint le mois de Mai, comme une autre est résolument nostalgique et n’aspire qu’à
revivre les événements. En fin de mouvement, quand apparaissent les coordinations de
cheminots dans la grève de décembre 1986, la LCR et les étudiants gauchistes vont essayer
de créer une jonction étudiant-ouvrier selon le modèle de 68 sans trop y faire allusion pour
ne pas faire peur. Dans la même logique, la CGT fait planer la possibilité d’une grève
générale. Toutes les conditions sont réunies selon eux pour que la mèche s’allume. Sur le
fond, Mai 68 nous rappelle Jacques Sauvageot, c’est la grève générale, la liaison entre le
mouvement étudiant et les ouvriers.310 Ainsi David Assouline avec la LCR ira porter au
cheminots l’expression de la solidarité étudiante, et un certain nombre de cheminots seront
invités à prendre la parole dans les universités.311 Cette grève est d’une grande importance
car elle laisse à Assouline, à la Ligue et à tous les groupes politiques d’extrême gauche
implantés dans les universités, caresser l’espoir de la réalisation rêvée de la répétition de
Mai 68, donc d’un élargissement du mouvement étudiant au mouvement ouvrier. L’échec
de la convergence entre ces mouvement trouve son explication dans plusieurs facteurs.
Tout d’abord, nous l’avons déjà dit et même si cela est difficilement quantifiable, une
grande partie de la jeunesse ne souhaite pas à un conflit long de sorte qu’ils s’opposent à ce
que le mouvement déborde du terrain universitaire et prenne une tournure politique. Mais
le principal frein à tout embrasement de l’événement est bel et bien l’UNEF-ID qui tout le
long du conflit s’est opposée à un élargissement de la plateforme des revendications.
En effet l’UNEF-ID contrôle les revendications et se satisfait de l’unique retrait
« pur et simple » du projet Devaquet, de sorte qu’elle s’oppose à une remise en cause de
l’éducation dans sa conception et si elle condamne les violences policières, elle appelle à
un apaisement et ne veut pas que les étudiants entrent en lutte contre le gouvernement et
l’institution policière.312 Il est évident que la mémoire de 68 est celle d’un danger pour
l’UNEF-ID qui, nous l’avons souligné dans la partie sur les capitalisations des expériences
passées313, a appris à mieux contrôler le mouvement sans être discréditée par la masse
étudiante. L’organisation syndicale s’inquiète d’un possible isolement du mouvement en
cas de dérive irrationnelle et violente. C’est ainsi qu’à la réapparition des acteurs de 68
après les premières violences font dire à un militant de l’UNEF-ID : « Après le 4 décembre
on voit réapparaître un certain nombre de gens qu’on n’avait jamais vus auparavant : les

310 Soulé Véronique, Libération, samedi 23 février 2008


311 Namer Gérard, 1990, op. cit., p.92
312 Flash-back : « 1986 : mouvement contre la réforme Devaquet », dossier mouvement anti-CPE, Revue du
Réseau No Pasaran, n°48, Avril 2006.
313 Voir partie 2 section 2, « des érréurs à ne plus commettre »

129
autonomes qui tiennent un discours très violent… calmer! Il va falloir calmer le jeu… »314
L’anxiété que provoque l’ombre de 68 est sur les syndicalistes de l’UNEF-ID est telle que
Cambadélis combat « Assouline qui, lui, voulait que la manifestation du 10 décembre soit
avec des slogans… s’il y a des slogans ça risque de relancer, on ne sait pas où ça va
aller… »315 Une fois le projet Devaquet retiré, la coordination contre le projet Devaquet
devient un office un peu en difficulté, puisque la plupart des militants ne veulent pas
s’arrêter là, reprendre la routine et rentrer dans le rang ne les contente qu’à moitié après ces
trois semaines de grève intenses. Il faut donc compter sur l’action de l’UNEF-ID, qui
réclame la dissolution de la coordination au nom du fait qu’elle ne tire sa légitimité que
d’un mouvement qui n’a plus lieu d’être, pour que la coordination prenne définitivement
fin316. Néanmoins, certains arrivent à obtenir la mention d’une perspective d’États
Généraux pour l’université, qui se tiendront ultérieurement à St Denis, sous la pression de
l’autre UNEF et de certains groupes militants. Par ailleurs, ces États Généraux de
l'enseignement supérieur s’avèreront particulièrement infructueux en matière d’unification
du mouvement étudiant.
La crainte de Mai 68 par l’UNEF-ID s’explique d’une part, parce que les
organisations syndicales ont vécu comme un traumatisme les événements de Mai -
discrédit suivi de la scission - , et d’autre part, et c’est là le plus important, parce que
l’UNEF-ID est très proche du Parti Socialiste en 1986. Effectivement l’équipe dirigeante,
qui a accompagné Cambadélis dans sa sortie du PCI et son entrée au PS, se doit de rendre
des comptes de l’action étudiante auprès du parti qui, s’il a perdu les législatives, reste à la
tête de l’État en la personne de François Mitterrand. Or, la mémoire de Mai 68 chez les
socialistes est déterminante dans le déroulement du mouvement. Les socialistes et
l’ensemble de la gauche non communiste (FGDS) ont eux été fortement affectés par les
événements de Mai 68. En 68, ils étaient passés à côté des événements, et née de ce
syndrome, une peur réelle de l’agitation étudiante, du milieu étudiant, s’est développée au
sein du parti. Ceci a amené les J-C. Cambadélis et J. Dray à aider, au travers de leurs
réseaux respectifs, UNEF-ID et SOS Racisme, à maintenir le lien avec les organisations
étudiantes, et sans crier au complot bien sur, à piloter d’une certaine manière le
mouvement. La majorité de l’UNEF-ID, nouvellement socialiste, ne pouvait pas ne pas
tenir compte des fantasmes du PS autour de Mai 68. En effet, la réalité partisane a repris le

314 Cité in Namer Gérard, 1990, op. cit. p.76


315 Cité in Namer Gérard, 1990, op. cit., p.78
316 Olivier Rey, Devaquet si tu savais... (3), Souvenirs de l’UNEF-ID, Flashs en vrac, lundi 11 novembre
2002, http://www.reyo.net/spip.php?article21

130
dessus des événements, les dirigeants du PS acceptent un mouvement de masse étudiant
qui met en échec le gouvernement de Jacques Chirac mais non pas un mouvement explosif
et incontrôlable dont les conséquences boomerang puissent compromettre la réélection
escomptée de François Mitterrand. Mission accomplie. Le mouvement ne sort pas du cadre
imposé et est célébré comme une grande victoire collective d’autant plus que Mitterrand
est réélu en 1988. Cet éclaircissement historique nous permet de mieux comprendre
pourquoi le mouvement Devaquet est glorifié par la mémoire de l’UNEF.

« En 86, il y a un côté on tue la droite qui est de retour, dès qu’elle arrive, et elle ne
peut plus rien faire pendant deux ans. Mais peut-être de la même façon que la droite a
gagné les élections non pas en 86, mais en 84 avec la grande manifestation avec deux
millions de personnes sur l’école privée. En 86... J’allais dire on crush, on casse les dents
du gouvernement… et le CPE n’a pas été ça, on le voit bien aujourd’hui. On a rien gagné
et on a pas cassé les politiques de droite, et c’est ça qui c’est passé avec Devaquet. […]
Après le CPE avec les camarades on était sûr que le président de 2007 serait de gauche »

Le CPE n’aurait du être en vérité qu’une répétition du mouvement Devaquet mais


c’était sans compter sur une massification encore plus forte de l’université après 86 et sur
une volonté farouche des étudiants de se démarquer des syndicats dominants à l’université
(les expériences de 94, 95, 2006 et 2007 le démontrent)317. De plus, parce que l’UNEF
entretient un lien étroit avec le Parti Socialiste, on comprend mieux pourquoi Bruno
Julliard parle de « mythes fondateurs » pour 86 et 94 (à la suite de ces mouvements, le PS
obtient la majorité aux législatives)318. Enfin, ce qu’il faut retenir de l’épreuve de 1986 et
des suivantes, c’est que les syndicats (tout particulièrement l’UNEF-ID, puis l’UNEF)
craignent par-dessus tout l’explosion d’un nouveau Mai 68 dans la mesure où ils ne
peuvent diriger le mouvement à leur guise. En outre, le passé est incontestablement
mobilisé dans cette démarche singulière d’endiguement du mouvement. Fortes de leurs
expériences de 68, les organisations politiques et syndicales apprennent à maîtriser la
spontanéité et l’imprévisibilité des masses. C’est une part non négligeable de l’héritage de

317 En 1995, l’UNEF-ID s’était retirée de la coordination nationale suite à de violents affrontements à
Censier entre ses services d’ordre et les autres membres de la coordination nationale après que l’UNEF-ID
est été débordée sur sa gauche. Pour un délégué, il était clair que l’UNEF-ID voulait « régler ses comptes
avec la CNT, faire exploser une coordination qui les a jetés et jouer son rôle de modération pour calmer la
radicalisation du conflit dans les facs », Libération, le 7 décembre 1995 ; Le Monde, le 8 décembre 1995.
Cette opération aurait été commanditée par Julien Dray qui souhaitait mettre un terme au mouvement, Bauby
P., Gerber T., 1996, op. cit., p. 241
318 Libération, le 11 mars 2006

131
68, à savoir que ceux-ci qui s’en réclament à tort et à travers, ont pour principal objectif à
chaque nouvelle agitation étudiante, sciemment ou non, de canaliser le mouvement dans
les limites du champs institutionnel.

SECTION 2/ Les usages médiatiques de la mémoire

Nous allons maintenant nous attacher à analyser un autre aspect de la mobilisation


du passé par des acteurs externes au monde étudiant, les médias. Nous savons que les
médias, en particulier ceux de masse, sont devenus indispensables à toute action
collective. La couverture médiatique des mouvements étudiants est tout à fait singulière.
En raison du manque de structuration des réseaux étudiants, les médias demeurent les
premiers producteurs de la mémoire des mouvements. À l’exception de la cohorte militante
qui entretient assidûment son capital politique, peu de travail de mémoire et de
construction mémorielle sont effectuées par les étudiants. À chaque mouvement étudiant,
les médias, dans le but d’éclairer le mouvement, l’illustrent systématiquement par la
comparaison avec Mai 68, et parfois sans le dire, parce que probablement inconscients, ils
mobilisent au travers une mise en image des événements et des procédés symboliques la
mémoire 68. Fantasme des médias, Mai 68 n’a pas quitté leurs esprits. Par mercantilisme
ou par simple fascination, la lecture médiatique des mouvements étudiants ne peut se faire
qu’à l’aune de ce mythique mois de Mai

3.2.1/ Les médias, dépositaires de la mémoire étudiante

Lorsque nous avons traité de la mémoire étudiante319, nous avons rapidement


évoqué les médias comme un actif de la construction mémorielle des mouvements
étudiants. Il est important de revenir dessus afin de comprendre le rôle fondamental que
jouent les mass médias sur le groupe étudiant et sa mémoire. Les organisations étudiantes,
parce que partisanes, sont considérées comme subjectives par l’ensemble des acteurs. Les
étudiants éprouvent une certaine méfiance vis-à-vis des structures syndicales et politiques,
ce qui accroît leur regard critique et leur propension à estimer de la récupération qu’elles

319 Voir Partie 2, Section 1

132
font des mouvements. D’autre part, les mouvements étudiants en général - à l’exception de
Mai 68 qui, depuis peu, a fait l’objet de colloques et d’ouvrages scientifiques - , sont
évacués du discours universitaire. Dès lors, les médias apparaissent dans leur ensemble
comme une source d’historicité plus viable, qu’il faut certes replacer dans un contexte
donné, mais qui, sous couvert d’objectivité déontologique, obtiennent une certaine
légitimité. D’autre part, avant d’être étudiant, le regard critique ne s’impose pas à
l’individu, d’autant plus qu’il est bercé dans une culture médiatique et apprend déjà au
travers du prisme médiatique une histoire sociale de l’étudiant. De ce fait, les médias
détiennent un monopole - contesté - de la mémoire des mouvements.

Médias : histoire ou mémoire ?

Les médias ont souvent recours à l’histoire, cette ressource n’est essentiellement
utilisée qu’à des fins de légitimation politique et sociale. Sous couvert de recadrage
historique, il s’agit bien évidemment d’exprimer une continuité, une logique, dans le
déroulement des événements. La rigueur scientifique qui s’impose au domaine de l’histoire
ne peut être correctement respectée par les instances médiatiques. Les médias répondent à
des contraintes inhérentes à leur condition de transmetteur d’information qui les
astreignent à des renseignements historiques limités. Ainsi, alors que l’histoire scientifique
événementielle, quand elle n’est pas resituée dans une trame plus large, ne délivre que peu
de sens et reste enfermée dans le cadre d’une analyse descriptive, l’approche médiatique de
l’histoire s’évertue à donner un message aux événements pour éclairer le présent. Une
dialectique s’instaure donc entre histoire et mémoire : l’évolution de l’événement se
déroule « sous la pression de l’histoire immédiate en grande partie fabriquée à chaud par
les médias, [elle] va vers la production d’un nombre accru de mémoires collectives et
l’histoire s’écrit sous la pression de ces mémoires collectives. »320 Dès lors, il est patent que
les médias ne font pas de l’histoire mais s’insèrent dans une logique mémorielle. Pour
reprendre une nouvelle fois la terminologie de Maurice Halbwachs, nous pourrions avancer
l’existence d’un cadre social médiatique, dans la mesure où les médias participent
indubitablement à la construction d’une mémoire collective et parce que globalement les
consommations médiatiques, comme culturelles, diffèrent d’un milieu social à un autre.
Les moyens d’information privilégient une lecture de l’histoire simplifiée et
édulcorée qui sape les aspérités et les échecs pour permettre au présent de s'approprier un

320 Le Goff Jacques, Histoire et Mémoire, Gallimard, Paris, 1996, p.170

133
passé réinterprété et devenu riche de sens et d'incitations à l'action. Les médias, en lieu et
place des historiens, donnent un sens à des événements en fonction des enjeux du présent
en imposant une lecture ahistorique, ce qui a pour seul corollaire de brouiller en réalité la
compréhension du passé. Cette fonction médiatique correspond précisément à la fonction
que nous avons attribué précédemment à la mémoire collective, à savoir s’approprier la
passé pour permettre le changement en donnant l’assurance d’une certaine continuité. Le
traitement médiatique de l’histoire pose donc un problème à la véritable connaissance des
événements.

Les médias, producteurs de mémoire

« Le propre de l’événement moderne est de se dérouler sur une scène


immédiatement publique, de n’être jamais sans reporter-spectateur, ni spectateur-reporter,
d’être vu se faisant et ce voyeurisme donne à l’actualité à la fois sa spécificité par rapport à
l’histoire et son parfum déjà historique. »321
Le journaliste est un producteur d’histoire immédiate. Il doit retranscrire
l’événement présent par le biais d’un choix sélectif d’images et de commentaires. Cette
sélection d’informations produit l’événement et véhicule un message. Le traitement
médiatique des mouvements représentent ainsi un double enjeu. Le premier enjeu est celui
de l’immédiat : obtenir une représentation positive du groupe en action pour gagner
l’opinion publique. Le second qui découle du premier tient dans le rapport à l’historicité du
traitement médiatique de l’information. Cet enjeu s’est largement transformé depuis le
mouvement de 1986. En effet, l’accroissement de la diffusion des moyens de
communications a transformé les acteurs-spectateurs du mouvement en reporter eux-
mêmes, et par voie de conséquence en détenteurs de l’histoire et donc en producteur de
mémoire. Cette « explosion médiatique » a affermi les médias alternatifs dont la tâche
incombe de donner une mémoire dépourvue de la trace mass médiatique pour toucher à
l’authenticité, à la conformité militante. Le succès des sites internet alternatifs a
effectivement permis aux étudiants mobilisés de prendre à contre-pied la couverture mass
médiatique du mouvement322.
Parce que les médias s’adressent aujourd’hui aux masses, parce que la société est
321 Nora Pierre, «Le retour de l'événement » (1972), in Faire de l'histoire Paris, Gallimard, 1974, p.166
322 « «Soyons médias», proclame le journal le 69.3, créé à Rennes lors de la mobilisation de 2006. Le
succès des sites Indymedia en témoigne, il est aujourd’hui possible de voir une mobilisation aboutir sans
l’appui des barons de la presse, le non au référendum de 2005 en est l’exemple même. », « Libération
aujourd’hui n’aurait pas fait Mai 68 » de Maxime Milanais et Bastien Amiel. », Libération, le 21 mars 2008

134
englobée dans une sphère médiatique, les journalistes des mass médias sont affectés d’un
pouvoir de construction historique, et à plus forte raison mémorielle. Dans le
traitement médiatique de l’information, les journalistes font fréquemment usage de
références collectives, ils essayent au mieux de recadrer le sujet afin de le faire parler aux
spectateurs, de leur délivrer un message. Pour cela, les médias usent de la mémoire
collective en renvoyant l’information à des souvenirs partagés par la plus grande partie de
la population, renforçant d’une même manière la mémoire préexistante. C’est ainsi que
d’une pluralité - supposée - de versions mémorielles de faits historiques, par un échange
d’informations rétroactif - le consommateur médiatique ne se contente pas d’absorber
passivement l’information, il relaye à son tour le message des mass médias - , nous passons
à une composition de souvenirs et d’avis unifiée par l’influence, le modelage voire presque
la dictée des discours médiatiques ou officiels (que reprennent les médias).
Cette uniformisation est notamment renforcée par les sélections journalistiques, qui
établissent une hiérarchie de l’importance considérée des événements. Pierre Bourdieu
qualifie ce processus de sélection de « censure invisible »323. Pour qu’un fait existe
médiatiquement il faut qu’il réponde à la loi de l’audimat d’autant plus puissante que la
plupart des informations diffusées par les médias sont généralement reprises par d’autres
médias (les premiers lecteurs de journaux sont les journalistes). Le traitement médiatique
de l’information fonctionne de fait comme un cyclone : les informations à l’intérieur
tendent à y rester et à remonter au sommet, tandis que celles ignorées sont balayées à
moins d’être miraculeusement ingérées par le champ médiatique.

Les médias, vecteur de la mémoire des mouvements

Les médias sont les premiers vecteurs de la mémoire des mouvements étudiants.
Dans la mesure où la majorité des étudiants n’ont pas vécu les événements antérieurs, leur
connaissance dépend grandement de ce que les journalistes écrivent. En effet les étudiants
n’ont pas suivi d’enseignement historique des mouvements sociaux reposent leur
connaissance de ces événements sur le discours médiatique. Les cadres sociaux de la
mémoire sont ici déterminants du rapport qu’entretient l’individu au traitement médiatique
de l’histoire. La cohorte militante dispose de ses propres souvenirs, de sa propre lecture des
événements et leur accorde une importance et un sens en tout point différents du point de
vue médiatique. Les « cadres militants » rentrent donc en collision avec le « cadre

323 Bourdieu Pierre, Sur la télévision, Raisons d'agir, Paris, 1996, p.70

135
médiatique » de la mémoire alors que pour des individus situés hors de la cohorte militante
et étrangers à toute sociabilité militante, leur connaissance des mouvements se fait en
collusion avec la mémoire médiatique. Le discours médiatique étant l’un des principaux,
voire le seul pour un nombre important d’individus, producteurs de mémoire, les médias
ont donc une grande responsabilité dans la transmission de la mémoire des mouvements.
Les médias font usage des mouvements étudiants passés comme référents
historiques. Les spectateurs doivent alors comprendre l’actuel mouvement à l’aune des
prédécesseurs. Nous pouvons dégager différents types de présentations médiatiques de
l’histoire sociale. En premier lieu, il y a la présentation succincte des événements
antérieurs. Cette sommaire rétrospective uniquement factuelle n’exerce qu’une fonction de
rappel, et est souvent caractéristique de la presse écrite (par le biais d’encadrés, de notes
séparés de l’article etc.)324. Ensuite, on remarque un retour historique plus contextualité
dans lequel l’actualité est replacée dans une succession d’événements325. Enfin, une autre
manière de revenir sur les mouvements précédents consiste à établir des comparaisons
entre des mouvements, à mettre en évidence la singularité de chacun des mouvements.
Ainsi l’émission de télévision La Marche du siècle consacré à la grève étudiante en 1995,
veut « juger dans le temps, la nature et les évolutions des différents crises étudiantes » au
travers d’un montage d’archive des mobilisations précédentes326. Le reportage s’articule
autour de « Mai 68 : utopie d’un nouveau monde, grève générale » et « 1986, la peur du
chômage, vingt jours de grève ». Le commentaire des images met en évidence une rupture
dans les années soixante-dix où « le choc pétrolier et les débuts de la crise sonne le glas des
utopies de Mai 68, l’inflation et le chômage deviennent une réalité pour les étudiants de
France […] ils veulent désormais que l’université leur fournisse un métier ». Ce court
retour en arrière établit dès lors une hiérarchie formelle entre les mouvements étudiants,
d’autant plus qu’il passe sous silence des mobilisations ayant un lien direct l’actualité
(octobre-novembre 1987 : grèves contre les conditions budgétaires de rentrée, 1991 :
mobilisations contre réforme du 1er cycle et 1994 le CIP).
Les mouvements deviennent objets de mémoire, voire objets de culte au travers de
la seule construction médiatique. Ce sont en effet les mass médias qui hissent au rang de
mythe ou non des grèves étudiantes. Et il est aujourd’hui manifeste que la mémoire de 68

324 C’est le cas du Figaro du 8 février 2006 qui édite un petit encadré sur Balladur et le CIP en février-mars
1994 aux côtés des articles traitant de la contestation anti-CPE.
325 Par exemple, Libération du 18 mars 2006 propose un article intitulé « Retour sur des décennies de
mouvements étudiants » dans lequel on insiste sur la fréquence des mobilisations étudiantes et leur potentiel
de déstabilisation.
326 La marche du siècle, France 3, le 29 novembre 1995

136
s’impose à tout mouvement. Pour reprendre l’expression de Gérard Namer, la « mémoire
mass médiatique » de 68 a largement imprégné les individus et il en ressort que chaque
couverture des mobilisations de jeunesse se construise sous un rapport étroit avec le
souvenir de Mai 68. Cette mémoire mass médiatique s’est depuis imposée à tout
mouvement. Même après le contestation anti-Devaquet en 1986, 68 reste le référent. Les
mouvements de 1994 et de 1995 sont observés à la lumière de 68 et non de 1986. De
même, la vague de protestation qui a gagné la jeunesse française en 2006 fut bien plus
souvent rapprochée de celle de Mai 68 que des précédentes. Mai 68 domine les mémoires
des autres mouvements, de sorte qu’on ne s’étonne pas qu’à la question d’un journaliste
qui demande à des étudiants si le mouvement est comparable à 1986, les étudiants
répondent : « c’était quoi en 86 ? »327

3.2.2 La mémoire médiatique

La peur de manquer un nouveau 68...

La mémoire de 68 est ainsi déterminant dans les couvertures médiatiques des


mouvements de protestation de jeunesse. Pierre Bourdieu a démontré qu’en 1986 les
journalistes avaient en tête Mai 68 et craignaient de ne manquer l’événement. Ils vont sans
cesse établir un parallèle entre les deux mouvements et vont le couvrir et le représenter de
la même façon qu’ils auraient procédé en 68. Confrontés à des jeunes qui ne sont pas très
politisés comparés à leur aînés, les médias vont donc susciter des porte-parole parmi les
plus politisés et essayer de faire parler une génération entière. « Et, de fil en aiguille, la
télévision qui prétend être un instrument d'enregistrement, devient instrument de création
de réalité. On va de plus en plus vers des univers où le monde social est décrit-prescrit par
la télévision. La télévision devient l'arbitre de l'accès à l'existence sociale et politique. »328
D’autre part, Patrick Champagne a analysé dans le phénomène médiatique une certaine
unicité des thèmes et points de vue abordés. Il avance que tous les médias parlent d’une
même voix, de sorte qu’un média ne puisse prendre le risque d’ignorer un sujet que ses
concurrents exposent329. De cette manière, tous les médias ne forment qu’une seule et
unique voix avec quelques dissonances ; l’actualité tend donc à se circonscrire à ce dont

327 Le Parisien, le 22 novembre 1995


328 Bourdieu Pierre, Sur la télévision, Raisons d'agir, Paris, 1996, p.83
329 Champagne Patrick, Faire l’opinion, le nouveau jeu politique, le sens commun, les éditions de minuit,
1990, p.248-249

137
parlent les grands médias en raison de leur position dominante. En suivant l’exemple du
CPE, nous pouvons donc aussi avancer que l’emballement médiatique autour du parallèle
avec Mai 68 n’a pas seulement été incité par la mémoire mais aussi du fait du phénomène
de suivisme médiatique.
Les journalistes, obnubilés par Mai 68, vont se laisser conduire par ce qui les
intéresse, leurs présupposé et leurs catégories de perception et d’appréciation, leurs attentes
inconscientes, produire des « effets de réel et des effets dans le réel, effets qui ne sont
voulus par personne et qui, en certains cas, peuvent être catastrophiques. » La mort de
Malik Oussekine est survenue une fois que les éléments les plus extrêmes s’étaient joints
au mouvement (autonomes, anarchistes…). En 1986, les médias utilisaient déjà les
expressions de « printemps en décembre », « printemps en hiver » etc. formulations
journalistiques qui sont d’ailleurs restées puisqu‘en mars 2006 on parlait de « printemps de
la révolte »330. La mémoire de 68 est donc largement sollicitée lors des mouvements
étudiants. Si en 1995, l’évocation de 68 était davantage le fait des grandes grèves contre la
réforme Juppé, il en est tout fait autrement pour 2006. Les médias ont fait explicitement et
implicitement usage de la mémoire de 68 au travers de symboles, d’images et de références
pour illustrer la contestation anti-CPE.

La mémoire médiatique de 68 à l‘occasion du CPE : entre attraction et rejet

Les médias ainsi ont unanimement fait référence à 68 lors du CPE. Par un bref tour
d’horizon, qui ne peut prétendre à la représentativité, tentons tout de même de voir
comment les médias, et en particulier la presse écrite ici, ont mobilisé leur mémoire de 68
en essayant de tenir compte des lignes éditoriales et des spécificités de chacun.
Les Inrockuptibles titraient leur une du 14 mars 2006 par : « La génération précaire
lance-t-elle son Mai 2006 ? »331 assorti d’un court texte : « en réalisant au quotidien le
vieux fantasme de réunir étudiants et travailleurs, les jeunes de ce joli mois de mars
peuvent-ils faire encore plus fort que leurs parents en 68? ». Le parallèle est ainsi établi
directement. Cet exemple illustre a peu près comment les médias ont articulé leur
couverture de l’événement : assiste-on à un nouveau 68 ? Certains journaux ont célébré la
résurgence soudaine de « l’esprit de Mai ». Libération durant tout le mouvement a évoqué
quotidiennement Mai 68. Si au départ le quotidien, classé à gauche de l’échiquier politique

330 Marianne, le 16 mars 2006


331 Les Inrockuptibles, le 14 mars 2006

138
de la presse, avançait que « même si l’ensemble des organisations appelle à défiler
aujourd’hui, on est évidemment très loin du monument du printemps 1968, lorsque
étudiants et salariés s’étaient retrouvés »332, le quotidien finit par céder aux analogies
mémorielles. « À Paris III, un parfum de 68 »333 et « le printemps de la Sorbonne »334 titre
le quotidien les jours suivants. Le journal finit par célébrer « un élixir de vie et de vitalité
combattante »335 et relate avec enthousiasme certain, voire une pointe de nostalgie diraient
certains, les occupations des facultés (la Sorbonne en particulier), car « les anti-CPE font
écho au « mouvement du 22 mars », précurseur de mai 68 ». Les premiers affrontements ne
sont pas condamnés sans avoir insinuer au préalable le romantisme de cette jeunesse en
quête de révolte.
Les autres médias moins partisans révèlent à chaque fois l’analogie tout en
soulignant les différences de situation des deux époques. D’autres, comme Le Monde,
s’interroge sur le manque d’imagination de la jeunesse française qui rejoue la même pièce
que leurs aînés : « Pourquoi cette impression de déjà-vu, de remake ? Quel manque
d'imagination ! On se moque ? Ce n'est pas ça. On est à la fois attendri et déçu. Attendri,
parce que ces images nocturnes des corridors et des grottes de l'antique labyrinthe
réveillent de vieux souvenirs […]Partout en France, on rejouait, pour se faire peur ou
l'espérer, Mai-68. Il serait temps, au lieu de se repasser de vieux films, de songer à innover.
Plus facile à dire qu'à faire, certes. »336 Par un effet de suivisme médiatique, tous les médias
ont usé jusqu’au possible de la comparaison337. Étayant le parallèle entre ces révolte de
jeunesse et arguant du même coup que tout était différent et que la jeunesse manifestante
désirait seulement avoir le même luxe de vie que les baby-boomers. Il est vu d’un bon œil
qu’à l’instar de 68 ce mouvement de protestation ne soit l’expression que d’une crise
juvénile : « chacun de ces mouvements, de 68 à 1994, en passant par 86, a une vocation de
rite initiatique, de cours du soir pour l‘entrée en citoyenneté de toute une génération »338.
La presse et les chaînes de télévisions de télévision dressent des juxtapositions et des
rapprochements entre les deux mouvement en invitant les acteurs à se confronter, à
332 Libération, le 7 mars 2006
333 Libération, le 9 mars 2006
334 Libération, le 11 mars 2006
335 Libération, le 22 mars 2006, « Dans l’enthousiasme et l’énergie manifestés par les manifestations […]
nous identifions spontanément ce qui forma la texture de mai 68 : une joie partagée, accompagnée d’une
ironie constante autre visage d’une détermination sans faille. Une allégresse libératrice qui signifie, tout
simplement : nous ne nous laisserons plus acculer au désespoir par les marchands de mort qui régentent nos
existences. »
336 « Une nuit à la Sorbonne », Le Monde, le 12 mars 2006
337 « Quel rapport avec Mai 68? », Marianne ; le 16 Mars 2006, « les racines de la révolte », Le Nouvel
Observateur, le 30 mars 2006 ; l’Express, le 13 mars 2006 etc.
338 Chronique d’Alain Duhamel sur RTL, le 8 mars 2006

139
échanger des idées, à tisser un lien entre les deux etc.
Certains journaux à l’image du Figaro, qui voie le « spectre de Mai 68 »339
s’incarner dans cette manifestation et redoute un « d'un nouveau Mai 68 en pire », se
rassure tant bien que mal en s’évertuant à différencier Mai 68 de la mobilisation contre le
CPE en convoquant spécialistes et analystes politiques.340 Cette presse voit ce mouvement
un dernier relent des illusions passées: « L’Histoire repasse les plats mais ils sont moisis,
depuis le temps. Avec la journée de protestation contre le contrat première embauche,
mardi dernier, on se serait vraiment cru dans un vieux film. »341 De plus, les manifestants,
manipulés ou agitateurs professionnels menacent l‘intégrité de la république en s’entêtant à
défendre des idées archaïques : « il faut sauver un pouvoir démocratique mutilé par les
manifs. Et refuser qu’une fois encore la majorité des urnes s’incline devant la minorité des
pancartes. […]Nos rebelles moutonniers rêvent-ils d’un régime d’économie administrée où
l’emploi, assuré par l’État, réglé par l’État, enfermerait les citoyens dans des termitières
que défonce la double pénurie des biens et des libertés ? »342 Enfin la mémoire de 68, en
tant qu’idée-force a également soulevé les craintes qu’un mouvement violent comportent,
et cela principalement dans la presse régionale343. Les symboles de la Sorbonne ayant
touché beaucoup d‘observateurs, certains journalistes n’hésite plus à assimiler les deux
mouvements, n’hésitant pas à réemployer les mêmes termes : « Et l’on sait bien qu’une
hirondelle contestataire ne fait pas le printemps de la chienlit. En mai 68, la France
s’ennuyait dans l’encombrante plénitude des Trente Glorieuses. En mars 2006, la jeunesse
- chômage oblige - manque malgré elle d’occupation. Mais ce n’est pas celle de la
Sorbonne, quand bien même elle résonne dans le romantisme des révolutions, qui la
comblera. »344 ; ou encore « Ce n’est pas encore la chienlit, mais cela commence à
ressembler à un joyeux merdier. En occupant la Sorbonne, des étudiants viennent de
donner au mouvement de contestation du CPE un tour symbolique dont il convient de ne
pas négliger les conséquences. Dans un pays qui n’a jamais vraiment arrêté de fantasmer
autour de mai 68, la prise de la Sorbonne sonne comme une alerte à un risque potentiel

339 « Le spectre de Mai 68 », Le Figaro, le 23 mars 2006


340 « Pourquoi la mobilisation contre le CPE n'est pas un nouveau Mai 68 », Le Figaro, le 15 mars 2006
341 Le Point, le 9 mars 2006
342 Le Point, le 16 mars 2006
343 « Quoi qu’il en soit, le Premier ministre devra rapidement sortir du bois. Si les occupations des locaux
universitaires devaient se multiplier, pour le coup elles risqueraient de déboucher sur une situation
incontrôlable. » Le Journal de la Haute Marne, le 11 mars 2006« Les choses sont allées trop loin pour que
les jeunes, pris dans l’ambiance grisante de la contestation, ne recherchent pas aujourd’hui une ’victoire
totale’… » La République du Centre, le 15 mars 2006. Et nous pourrions ainsi allonger la liste d’exemples.
344 Le Dauphiné Libéré, le 11 mars 2006

140
d’embrasement »345

Usages de symboles et effets de réel

En dehors de ce rappel permanent à 68 durant le CPE, la mobilisation du passé est


également effectuée par un truchement médiatique beaucoup plus subtil. La création de
l’image et de son sens par les médias est révélatrice de la prépondérance de Mai 68 dans
les esprits des journalistes. Comme nous le rappelle Patrick Champagne, les images
exercent un effet d’évidence très puissant - plus sans doute que le discours -, bien qu’elles
soient également le produit d’un travail plus ou moins explicite de sélection. Par ailleurs,
l’information « mise en images » produit un effet de dramatisation propre à susciter
directement des émotions collectives346. Cette mise en image est en effet déterminante dans
le processus d’interprétation de l’information pour le public, car elle véhicule à elle seule
un message. Les mass médias, peut-être malgré eux, colportent un signifiant implicite dans
la manière de monter les images qui aura des effets sur la réception du message par le
téléspectateur. Pierre Bourdieu démontre sur le plan théorique cette interaction entre
médias et réalité : « Les dangers politiques qui sont inhérents à l'usage ordinaire de la
télévision, tiennent au fait que l'image a cette particularité qu'elle peut produire ce que les
critiques littéraires appellent l'effet de réel, elle peut faire voir et faire croire à ce qu'elle
fait voir. Cette puissance d'évocation a des effets de mobilisation. Elle peut faire exister des
idées ou des représentations, mais aussi des groupes. »347 En outre, Bourdieu souligne que
les dangers inhérents à l’usage ordinaire de la télévision tiennent au fait que l’image a cette
particularité « qu’elle peut faire voir et faire croire à ce qu’elle fait voir. »348 Si nous ne
pouvons dire que les médias inventent, ils font néanmoins l’événement en l’amplifiant.
D’où le besoin, que nous avons indiqué antérieurement, de médiatisation.
Les phénomènes de violence sont caractéristiques de ce type d'interaction. Par
exemple, « l’embrasement des banlieues » en novembre 2005 naît d’une bavure policière.
Cet épisode reste en soi un fait divers, certes choquant mais il n’en demeure pas moins fait
divers, un type d’événement qui anime tristement le quotidien de ces quartiers. La
couverture médiatique des premières émeutes a très largement favorisé l’embrasement des
banlieues. La présence des médias crée de l'émulation chez les jeunes. En présence des
345 Dans L’Yonne Républicaine, le 11 mars 2006.
346 Patrick Champagne, « la construction médiatique des malaises sociaux », Actes de la recherche en
sciences sociales, décembre 1991, p 64-75
347 Bourdieu Pierre, Sur la télévision, Raisons d'agir, Paris, 1996, p.60
348 Ibid.

141
médias, il existe une chance supplémentaire pour que l'événement qu'ils sont venus couvrir,
finisse par se réaliser. Parce que les caméras attirent, parce qu’ils sont un moyen de faire
parler de soi, les médias suscitent l’intérêt et déclenche des effets dans les comportements.
Le tapage médiatique n’a donc fait qu’amplifier les tensions dans les banlieues. À la course
médiatique de l’image sensationnelle, les jeunes des quartiers ont répondu par une
compétition à l’incendie. Dès lors que l'information circule, elle génère des effets qu’on ne
peut contrôler. Certains ont soutenu que les manifestations de Mai 68 n'auraient jamais pris
une forme aussi virulente sans les transistors dont étaient équipés les étudiants, et que les
radios périphériques, débordées, avaient fait couvrir l'événement par des commentateurs
sportifs, plus habitués aux descentes de rugby qu’aux charges policières.349
La mémoire de 68 a bien animé les médias pendant le mouvement de 2006. Le
passé a amplement laissé son empreinte sur la façon de couvrir l’événement. La mise en
image des événements est très évocatrice. Les couvertures de journaux ont fonctionné
comme des images-mémoire, dont nous avons la force de stimulation dans la partie
précédente. Des images d’assemblées générales euphoriques, d’étudiants le poing levé, de
manifestations monstres, sont bien entendu des illustrations très suggestives. Le jeu de
mémoire des journalistes se fait davantage dans le choix des images. Les photographies de
la Sorbonne occupée ont été abondamment reprises pour illustrer la mobilisation dans la
presse350. Marianne avait choisi pour couverture de sa une « le printemps de la révolte »
une jeune fille souriant à un CRS dans une position analogue à l’illustre « sourire de
provocation de Daniel Cohn-Bendit » devenu aujourd’hui légende351. De la même façon,
Paris-Match reprenait en couverture le thème du « baiser de l’émeute juste devant la
silhouette de la Sorbonne352. Les journalistes participent de cette façon à une création de la
réalité. Cette profusion médiatique d’incitations mémorielles a produit des « effets de
réel », c’est-à-dire montrer une mobilisation étudiante sorbonnarde alors que le mouvement
est parti des universités de provinces, et ainsi des « effets dans le réel », la Sorbonne est
devenu un point de rassemblement, non pas en raison d’une activité intellectuelle et
politique foisonnante mais parce que la teneur symbolique du lieu déclenche une
atmosphère enivrante et attire les caméras. Ceci explique que le quartier de la Sorbonne ait
été entièrement bouclé pendant près d’un mois353.

349 « Mai 68, le meilleur des ondes », Le Monde 2, 26-27 avril 1998
350 Libération, en couverture « le printemps de la Sorbonne », le 11 mars 2006
351 Marianne, le 11 mars 2006
352 Paris-Match, le 16 mars 2006
353 « Sorbonne interdite », court-métrage réalisé par Adrian Ruchwald et Anke Zeugner, France 2006, 6
min, français sous-titré en anglais.

142
L’activité médiatique pendant le CPE s’est aussi concentrée sur les débordements
des manifestations. Au départ le sujet était présenté comme des affrontements entre force
de l’ordre et manifestants. Mais ayant pris conscience que l’image soixante-huitarde de
l’acte dramatique et individuel du lancé de pavé allait peut-être favoriser les excès de
violence et attirer des émeutiers de tout bord, les médias ont tourner la construction du
sujet vers une représentation de présupposés casseurs harcelant les forces de l’ordre. Les
émeutes de l’automne 2005 avait laissé des traces. Mais, audience oblige, ça n’a pas
empêché les médias de consacrer une partie non négligeable du traitement de l’information
aux violences. Les journaux télévisés sont d’ailleurs accusés de « s’être plus intéressées
aux violences et aux dégradations qu’au fond même du mouvement. »354 Il en est ainsi de
LCI accusée par Marianne d’avoir agité « le fantasme de 68 pour affoler la France
profonde en montrant en boucle l’image d’un pavé qui se fracasse sur un abribus
parisien »355

Les étudiants et l’emballement médiatique

Enfin il est à noter que les étudiants interrogés sur ce phénomène médiatique,
établir un parallèle entre 68 et 2006, répondent à peu près tous par même scepticisme à
l’égard du travail journalistique. En outre ils insistent d’emblée sur les différences
majeures entre les deux mouvements. Visiblement, si le parallèle ne les choque pas outre
mesure, il leur semble évident que le rapprochement relève d’un pur emballement
médiatique dont la logique est uniquement commerciale.

« Je pense que c’est du pur médiatique. Il y a qu’à voir l’école d’archi à Lille, il
n’y a pas eu d’aspect créatif, festif dans ce mouvement. Moi j’ai vu Lille 3, la fac était
déserte, à Lille 2 c’était désert, l’IEP c’était plein, mais y avait pas un graffiti sur les
murs. Et puis sur les affrontements c’étaient des composantes ultra-minoritaires pendant
le CPE. En 68, vu ma place aujourd’hui, j’y serais aller à la castagne. Aujourd’hui aucun
leader politique n’irai à la castagne. Et puis en 68 il y avait quand même un discours
légitimiste de la violence. C’est un discours qui n’existe plus. Ça aurait pu venir si le
gouvernement n’avait pas lâché. Et puis faut voir que ce mouvement arrive trois mois
après les émeutes des banlieues. C’est deux mouvements qui s’ignorent, qui ne se parlent

354 « Arrêt sur images » diffusée le 26 mars 2006 sur France 5.


355 Marianne, le 18 mars 2006

143
pas. Il n’y a aucun lien entre les deux, ils ne veulent pas voir les liens qu’il y a entre les
deux. »356

« Bah ce parallèle c’est parce que les médias fantasment, ils veulent vendre leurs
feuilles de choux, ils sont prêts à tous les parallèles, à toutes les comparaisons aussi
abusives qui soient pour vendre. Mais pour moi, ça n’a effectivement rien à voir, même si
c’est un mouvement qui a fait fléchir le pouvoir et l’État. Dans sa force répressive, c’était
quand même un mouvement très violent, il y a eu des centaines de condamnations, des
gamins de 17-18-19 ans qui sont allés purger des peines de prisons. Et en ça c’est différent
de 68, c’est même supérieur à 68. En 68 on sait que l’amnistie a été votée pour beaucoup
de personnes condamnées. » 357

En outre, la référence à 68 étant si prégnante dans l’esprit des médias, qu’il était
indispensable de dégager selon eux des leaders étudiants dignes des Alain Geismar,
Jacques Sauvageot et Daniel Cohn-Bendit. Cette personnalisation des luttes collectives
s’est illustré pendant la mobilisation où la voix d’un seul homme, désigné porte-parole
légitime par les médias, entend couvrir celles de tous les étudiants mobilisés. L’exemple de
la surmédicalisation de Bruno Julliard (président de l’UNEF à l’époque) est très évocateur.
Enchaînant les plateaux de radio et télévision, alors que nombre d’étudiants ignoraient
jusqu’à son existence avant ses premières apparitions télévisuelles, Bruno Julliard a été
présenté comme le « nouveau Cohn-Bendit » de la génération CPE358. Cette méthode
médiatique de personnalisation du mouvement a eu le don d’agacer passablement les
étudiants en lutte359.

Mai 68, une commémoration mémorielle-médiatique

Dans son ouvrage Les Lieux de Mémoire, Pierre Nora avait annoncé que la société
occidentale vivait dans une « ère de la commémoration ». Depuis les années quatre-vingt,
l’activité commémorative tend à augmenter et à être davantage marquée que dans la

356 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008


357 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008
358 « Le nouveau Cohn-Bendit ? », Sous-titre de son interview lors de l’émission « On ne peut pas plaire à
tout le monde » diffusée sur France 3 le 16 avril 2006.
359 « « Médias, casse-toi ! » : les étudiants grévistes face aux médias », Arnaud Rindel et Antoine Schwartz,
Acrimed, 31 mars 2006

144
période 1930-1980 notamment avec l’apparition des sensibilités au patrimoine360. Cette
« fièvre commémorative » s’est abattue en cette année 2008 sur les événements de Mai 68,
ce qui n’a pas laissé indifférent les étudiants. S’il est difficile de dessiner une réception
générale des étudiants à l’égard de cette célébration mémorielle, les propos entendus,
recueillis dans la presse et rapportés lors des entretiens nous permettent de esquisser les
contours de la perception des événements par la cohorte militante.

« Commémorer 68 c’est un nouvel enterrement à chaque fois. Je trouve que la


commémoration de mai 68 ressemble à la commémoration de la Révolution française à la
François Furet , c’est assez similaire dans la façon de faire. Une manipulation médiatique
donc idéologique sans réflexion historique. »361

« Mais faut voir que l’image de 68 est biaisée par les médias et des intellectuels
qui en font une sorte d’orgie culturelle etc. ils oublient les 10 million de personnes en
grève. Donc je pense que les étudiants qui n’ont entendu que la version 68 partie de
rigolage, à la limite ça ne me choque pas qui disent 68 c’est de la merde. »362

La reconstruction médiatiques des événements est largement discutée par l’actuelle


cohorte militante. Ce qui pose problème ici, c’est le choix médiatique de privilégier
certaines interprétations de l’événement sans faire état de ce choix et sans l’expliciter. Au
mieux, le discours médiatique laisse dans l’ombre des éléments importants de Mai 68, au
pire il délégitime certains aspects de l’événement pour justifier son choix de ne pas les
aborder363. Par exemple, la plupart des articles mettent régulièrement l’accent sur la révolte
étudiante et la dimension culturelle de Mai 68 et laissent dans l’ombre l’importante
mobilisation ouvrière.

« C’est la mort la plus horrible de 68. 68 n’aurait jamais du être commémorer.


Encore je trouve 68 est un mouvement extraordinaire, dans son aspect culturel et mondial,
pour le coup ça a été une vraie révolution. Mais je suis assez d’accord avec ceux qui
disent aujourd’hui que la façon dont on fait 68 aujourd’hui signifie la révolution est finie.

360 Nora Pierre, « L'ère de la commémoration », in Les Lieux de Mémoire, t. III, vol. 3, Paris, Gallimard,
1993, p.977-1012.
361 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008
362 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008
363 « Le campus de Nanterre, non lieu de mémoire », Adèle Momméja master 1 de sociologie et d’histoire,
Libération, le 21 mars 2008

145
On a gardé qu’un certain nombre d’aspects peu dangereux pour notre société actuelle. On
voulait parler plus de cul, de bite, c’est l’émancipation de la bourgeoisie. Ça on a tout
gardé, le côté émancipation petit bourgeoise on prend tout et on laisse de côté
complètement l’aspect enragé, autogestion, égalitaire, on renverse le pouvoir etc. tout ça
on l’oublie, voire on le renie. La commémoration est aujourd’hui ahistorique, on oublie les
dix millions de grévistes, l’aspect ouvrier. Le choix commémoratif est complètement biaisé,
il y a tellement d’aspects qu’on ne voit pas et qu’on refuse de voir. Mai 68 est devenu un
lieu de mémoire, et non d’histoire, comme le définit Pierre Nora. Il y a deux définitions, un
double héritage de Mai 68, celle de la révolution est finie, et l’autre qui y est de dire que la
révolution continue. La révolution s’arrête c’est le discours de Daniel Cohn Bendit. Et il y
a ceux qui disent qu’un certain nombre de chose n’ont pas été abouties et qu’il faut aller
jusqu’au bout. Je suis entièrement d’accord. Mais on ne le fera pas aboutir sur les
discours de mai 68, mais on le fera autrement, avec une autre révolution, d’une autre
façon. Je sais pas comment, j’ai aucune idée, c’est pas quelque chose qui se prédit.
Comme on dit souvent on ne vote pas la grève générale, on l’a fait. »364

Les étudiants reprochent donc à cette vaste commémoration de se concentrer sur


« la commune étudiante », de n’en ressortir que les aspects culturels et de laisser de côté le
caractère social de la grève générale. Selon eux, Mai 68 n’est plus qu’un objet de
consommation de masse, synonyme de la fin du souffle révolutionnaire de Mai, dont-ils se
sentent malgré tout « héritiers, légèrement »365

« Oui, alors que c’est une période tellement dure pour toute la gauche, enfin.. Les
relations entre les étudiants et les ouvriers de la CGT n’étaient pas bonnes. Il y a une
convergence de luttes d’accord, mais les mecs n’étaient vraiment pas d’accord. Alors bien
sur qu’on se pose des questions sur notre avenir, mais c’est quand même eux qui ont
inventé la compétition à outrance. Le truc tout con, des personnes n’ont pas pu faire le
mouvement parce qu’ils travaillaient pendant le CPE. Ils voudraient bien participé mais
ils ont un loyer à payer. C’est plus les héritiers de 68 ces étudiants là ! La société est
tellement différente. Il faut dépasser 68. Il faut le dépasser parce que c’est la fatalité. Je
pense qu’on n’aurait jamais commémoré 89 de la même façon si la gauche n’avait pas été
au pouvoir, on l’a commémoré de cette façon parce qu’il n’y avait plus de force

364 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008


365 «On se sent héritiers, légèrement», Libération, le 29 mars 2008

146
révolutionnaire en France, la gauche n’était déjà plus révolutionnaire. C’est le passé
d’une illusion, mai 68 c’est ça. C’est triste. Et puis on est plus sur de l’histoire là mais sur
de la mémoire. La façon dont on parle de mai 68 mais c’est pire que les lois mémorielles.
Et là c’est la loi mémorielle médiatique, et plus biaisée que ça tu meurs. »366

SECTION 3/ Des conflits de générations?

366 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008

147
Nous avons remarqué auparavant que les étudiants font un usage intelligent de la
mémoire collective. Ils jouent d’images et de discours liés à la mythologie de l’action
collective pour renforcer la mobilisation. Si les étudiants se réfèrent volontiers au passé, il
serait faut de croire que le passé ne joue qu’en leur faveur. En effet, le glorieux passé de
leur aînés est un héritage que d’aucuns auront qualifiés d’impossible pour les jeunes
générations du chômage de masse. Par conséquent, les étudiants peuvent s’approprier un
passé qu’ils n’ont pas vécu dans une dynamique de mobilisation, ils peuvent en retour
subir la comparaison fatidique avec ce passé hissé au rang d’âge d’or de la contestation
étudiante. Cette analogie systématique avec Mai 68 n’est pas l’unique fait des médias, elle
est aussi provoquée par l’élite intellectuelle et les anciens acteurs de cet événements. Sans
sombrer dans la critique très en vogue de la génération bénie des soixante-huitards, nous
allons tenter de voir en quoi la mobilisation passé, mutée en analyse comparative peut
devenir un véritable fardeau pour ces nouvelles générations étudiantes qui aujourd’hui
s’insurgent du fait qu’ils subissent les désenchantements de leurs aînés.

3.3.1/ Mai ou 68 l’âge d’or étudiant : un complexe d’infériorité ?

À chaque grand mouvement lycéen ou étudiant depuis quarante ans, plusieurs


commentateurs, à droite comme à gauche, ont cherché à établir des comparaisons avec les
luttes de la jeunesse de Mai 68. Chaque mouvement d’ampleur est désormais lu par les
acteurs, partisans et détracteurs, au prisme de 1968, soit pour évoquer l’héritage des
événements de Mai, soit pour en rejeter certaines modalités, soit encore pour en emprunter
des formes de contestation. L’ombre de 68 plane sur chaque mouvement de part la
propension des acteurs à mobiliser le passé pour éclairer le présent, ce qui a plus pour effet
de restreindre la complexité des événements au profit d’une interprétation globale et
unique que d’une véritable explication du social.

Sous l’œil de 68

Lors des mouvements de grande ampleur - 1986, 1995 et 2006 - , les intellectuels
vont s’affronter sur l’interprétation des événements mais sans jamais sortir du spectre de
Mai 68. Les événements sociaux n’ont de valeur qu’aux yeux de l’exégèse soixante-
huitarde. Pour comprendre cela, il faut avoir conscience de combien Mai 68 est une

148
mémoire importante et dominante. La mémoire de Mai 68 par ses multiples relais dans la
société est en réalité une mémoire écrasante pour les autres mouvements sociaux. Mai 68
efface d’un trait toutes autres mémoires jugées mineures par les commentateurs. Cette aura
céleste dont bénéficie Mai 68 s’explique aussi du fait que les Héritiers aient dans la grande
majorité accéder à des positions dominantes dans la société française (politique, médias,
enseignement, administration etc.). Une étude biographique serait à même de nous
démontrer le paradoxal parcours de la génération 68 qui réclamait une transformation de la
société mais au final est celle qui l’a mieux intégrée et peut-être la dirige aujourd’hui. 367 Et
pourtant la mémoire de 68 est si bien entretenue, l’actuelle frénésie commémorative en
témoigne, que l’on parle dorénavant d’un âge d’or étudiant, ou mieux, d’un âge d’or des
mouvements étudiants.

1986 : individualiste et corporatiste, mais « civique »368

En 1986 le mouvement étudiant est interprété comme la victoire de l’individu sur le


collectif. Dépourvu de contenu culturel, sonnant le glas des idéologies, le mouvement
étudiant très terre-à-terre est vu sous l’œil des aînés comme un mouvement inférieur qui
annonce la fin de leurs rêves de jeunesse. Ainsi Luc Ferry Alain Renaut en tête, en
s’appuyant sur le seul discours réformiste d’Isabelle Thomas, vice-présidente de l’UNEF-
ID à l’époque, annoncent le retour de la morale et la fin de l’utopie : « Le passage des
années soixante aux années quatre-vingt se comprend sans difficulté si l’on perçoit qu’au
fond les années quatre-vingt ne sont rien d’autre que l’individualisme de Mai, moins les
projets utopiques dans lesquels il s’est traduit, non pour les réaliser au niveau politique,
mais uniquement pour accomplir la critique sociale dont il était porteur. »369 Au fond, 86
aurait retenu le meilleur de 68, délivré de sa gangue dogmatique et de ses illusions
radicales. La lecture intellectuelle du mouvement est simple, cette jeunesse est la victoire
de l’individualisme total. Gilles Lipovetsky va jusqu’à parler « d’individualisme
narcissique »370. Comparé à 68, ce mouvement n’est plus qu’un phénomène corporatiste
d’une jeunesse qui veut garder ses privilèges et qui est frustrée de ne pas avoir connu les

367 Hamon Hervé, Rotman Patrick, Génération, Paris, Seuil, tome I, Les années de rêve, 1987, tome II, Les
années de poudre, 1988.
368 Expression de Serge July, cité dans Weber Henri, Vingt ans après, Que reste-il de 68?, Seuil, 1986,
Chapitre 7, un 68tard parle de l’hiver 86 « Un printemps en hiver »
369 Ferry Luc, Renaut Alain, 68-86. Itinéraires de l’individu, Gallimard, 1987, p.71
370 Lipovetsky Gilles, L'Empire de l'éphémère : la mode et son destin dans les sociétés modernes.
Gallimard,1987, p.332

149
conditions favorables de leurs aînés. Un colloque autour du mouvement étudiant organisé à
la Sorbonne en mai 1987 où sont réunis différents intellectuels (Didier Lapeyronnie,
Cornélius Castoriadis, Patrick Champagne, Bernard Lacroix et Philippe Raynaud)
témoigne de cette omniprésence de la mémoire de 68)371. Tour à tour on se félicite du
pragmatisme de cette jeunesse, de son caractère absolument démocrate contrairement à la
génération précédente, et dans le même temps on s’étonne, quand on ne se désole pas, du
caractère corporatiste, du manque de production d’idée nouvelle etc. La jeunesse de 1986,
cette « bof génération », n’aurait comme valeurs que Tapie et Renaud alors que leurs
prédécesseurs se référaient fièrement à Marx et Marcuse. Ce discours réducteur est assez
méprisant et néanmoins dominant à l’époque, il provoque d’ailleurs la colère des acteurs
du mouvement:

« Le discours pessimiste, dans quelque domaine que ce soit, est de rigueur. Celui
sur la jeune génération - « les enfants de 68 » - n’y échappe pas. Apathiques, égoïstes,
disent-ils. Qui sont-ils pour avancer de telles considérations ? Des hommes politiques, des
journalistes, des enseignants, des parents et autres non identifiés, c’est-à-dire des
participants, plus ou moins conscients, d’un discours niveleur et réducteur. Ils sont, soi-
disant, la voix de la génération mûre, de l’humanité raisonnable, et, à ce titre, trouvent
écho auprès des jeunes, écrasés, culpabilisés de n’être autre chose que les enfants de la
méthode globale, de la crise, du rock « débile »… »372

1994 : « des déclassés »

Ce discours comparatiste, accablant la jeunesse de masse, n’a jamais cessé


d’accompagner les mouvements étudiants depuis 1986. En 1994, pendant le mouvement
les analystes soulignent la détresse de cette jeunesse déclassée à qui l’on a tari l’avenir :
« la jeunesse se vit sacrifiée, sans horizon. En 1968, elle rêvait de la révolution. Celle de
1994 n’a plus aucun horizon […] Mai 68 peut s’analyser comme un refus d’héritage.
Aujourd’hui les jeunes protestent car on ne leur a rien laissé en héritage […] Le
mouvement punk était ouvertement violent, mais au moins il disposait d'un minimum de
structures et était porteur d'un semblant d'idéologie. Aujourd'hui, le " no future " n'est plus

371 « La construction intellectuelle, médiatique et politique du mouvement étudiant de l’automne 1986 »,


actes du colloque de la Sorbonne, mai 1987, organisé par l’association des étudiants en science politique de
Paris I, Politix, volume 1, n°1, 1988
372 Schwartz Elisa, « Les valeurs du mouvement », in Assouline David, Zappi Sylvia, 1987, op. cit., p.261

150
un slogan, il est authentique et palpable. Si les jeunes devaient faire une révolution, ils ne
sauraient pas laquelle faire. »373 En poussant la parallèle, Laurent Joffrin parvient à dire que
68 était synonyme d’espoir alors que 94 résonne comme le désespoir d’une jeunesse, de la
même façon que nous sommes passés d’une drogue poésie à une drogue fléau. 374 Bref, les
idéologues de métier s’efforcent à tout bout de champs de gommer toute continuité entre
les différents mouvements sociaux et étudiants en particularisant les différences et donc en
singularisant leur mouvement de 68.

1995 : la révolution n’est plus

En 1995, l’ombre de 68 plane une nouvelle fois sur le mouvement social. On


décompte sept cent mille grévistes au plus fort du mouvement, des manifestations géantes
d’ampleur croissante (jusqu’à deux millions de participants) se font lieu dans tout le pays,
dépassant souvent en nombre celles de 1968, drapeaux rouges et Internationale, universités
occupées, transports publics paralysés pendant trois semaines, enseignants, postiers, agents
des collectivités locales, entre autres, cessant le travail. La solidarité « étudiant-ouvrier »
revient d’actualité, bien qu’elle n’est pas été réellement effectuée. Des expressions fleurant
bon Mai 68 réapparaissent, on évoque le fantôme de la lutte des classes375. Désormais 68
est sur toutes les bouches, Mai 68 constitue le premier référentiel de chacune des lectures
de l’événement ; et bien souvent la mémoire de Mai 68 est utilisée contre le mouvement
social. Écartons nous un peu du milieu étudiant, et investissons celui plus large du social
pour comprendre comment la mémoire de Mai 68 s‘est retournée contre les dynamiques de
contestation. Les cheminots CFDT, contre la grève, parle de « caricature de Mai 68 ». Des
acteurs et des analystes emblématiques de Mai, anciens autogestionnaires, se mobilisent
pour soutenir la CFDT et la réforme de la Sécurité sociale, et, parfois, pour dénoncer « 95
» à la lumière de « 68 ».376 Le premier incarnerait la défense des acquis particuliers, ceux
des secteurs protégés, le repli sur le national et l’État, l’immobilisme et l’archaïsme. De
1968, il n’hériterait que de la face sombre, une grille d’analyse obsolète, une logomachie
ouvriériste et intolérante, portée par des « militants gauchistes » sortis d’une longue «
hibernation ».377 Alain Touraine est certainement celui qui, avec son équipe, pousse le plus

373 Les manifestations contre le Smic Jeunes, une génération déclassée. Le Monde, le 18 mars 1994
374 Cité dans Filoche Gérard, Mai 68, Histoire sans fin,2007, p.454
375 « Le fantôme de la lutte des classes », Le Monde, le 17 décembre 1995
376 Georgi Frank, Jeux d’ombres, Mai, le mouvement social et l’autogestion (1968-2007) Vingtième Siècle.
Revue d'histoire, n° 98, 2008/2, p. 29-41
377 ibid.

151
loin cette approche. Malgré les analogies possibles, notamment la réaction commune face à
un pouvoir technocratique, 1995 ne serait pas, comme 1968, porteur d’un projet de
transformation sociale ouvrant sur l’avenir, mais se ramènerait à un « grand refus »
nostalgique.378 « Décembre » ne répondrait donc pas, contrairement à « Mai » qui en fut le
paradigme, à la définition d’un « mouvement social ». Malgré son importance, il ne serait
que l’« ombre d’un mouvement ».379 La comparaison poussée à son paroxysme fait dire à
des étudiants que, ce qui leur manque, « c'est un Daniel Cohn-Bendit, un leader qui fasse
rêver les étudiants et peur au gouvernement. Et puis qui veuille changer la société, parce
que là, vraiment, cela ne va plus... »380 En revanche d’autre comme Olivier estime que « les
rêves de révolution, c'est en effet assez démodé, c'est bon pour les intellos de gauche,
héritiers de soixante-huitards. » Effectivement, cette « génération sacrifiée », envie leurs
parents d’avoir eu vingt ans dans les « jolies seventies » et regrette « d’être née au plus
mauvais moment ».381 Le philosophe Claude Lefort en conclue que les « dogmes sont
finis ». « Les derniers événements, à la différence du mouvement de 1968 et des grandes
grèves nationales d'autrefois, ils n'ont donné lieu à aucune revendication révolutionnaire ni
versé à l'utopie. En outre, aucun parti n'a incarné les espérances des grévistes ou de ceux
qui les approuvaient. »382

Mai 68, un horizon indépassable

Même si on considère généralement 1986, et parfois 1995, comme le point de


départ d’une nouvelle séquence du social, tous les mouvements demeurent encore à
l’ombre de Mai. « Que l’on s’attache à le refouler dans les ténèbres d’un passé révolu, que
l’on y recherche l’exemple d’une radicalité à réinventer ou que l’on y célèbre l’avènement
d’une modernisation des rapports sociaux, Mai continue de hanter acteurs et analystes du
mouvement social et la bataille de mémoire qui s’annonce pour 2008 ne semble pas devoir
démentir ce constat. »383 Le sociologue Jean-Pierre Le Goff fait un diagnostic désabusé du
mouvement anti-CPE dans lequel il ne voit qu’une « énième répétition, désormais privée
de signification, du mythique mois de mai ; le mouvement de Mai 68 se sentait une

378 Alain Touraine (dir.), Le Grand Refus, réflexions sur la grève de décembre 1995, Paris, Fayard, 1996, p.
69.
379 ibid.
380 Cojean Annick « Le malaise des étudiants dépasse les revendications matérielles », Le Monde, le 19
novembre 1995
381 ibid.
382 Lefort Claude, « Les dogmes sont finis », Le Monde, le 2 janvier 1996.
383 Georgi Frank, Jeux d’ombres, Mai, le mouvement social et l’autogestion (1968-2007), 2008, op. cit.

152
capacité à transformer le monde, là c’est l’inverse, les jeunes ont peur de se faire exploiter
[…]On reste prisonnier de l’imaginaire des Trente glorieuses. »384 On comprend aisément
l’irritation des jeunes dont la radicalité est à chaque fois mesurée à l’aune de celle de leurs
aînés. Cette mise en perspective systématique de tout mouvement a des effets plus
inhibiteurs que positifs sur les participants aux conflits sociaux en France. En outre nombre
d’observateurs renommés, et de tout bord politique, s’accordent à dire qu’il en est finit de
l’âge d’or des mouvements étudiants, qui étaient de « belles écoles de politisation […] sont
devenus l’exact opposé. »385 Mais alors quelles solutions s’offrent à eux pour dépasser ce
cadre d’analyse pipé par avance ? Ils sont prisonniers d’une alternative déplaisante :
surpasser en radicalité leurs glorieux prédécesseurs, ou alors d’être obligés d’inventer un
nouveau type de révolte.386 La tâche n’est pas simple dans la mesure où les étudiants eux-
mêmes sont emprisonnés dans une vision complètement idéalisée de Mai 68 que la
couverture médiatique vient à chaque fois renforcer.

« Je sais pas si les étudiants sont enfermés dans le mythe de 68 mais c‘est vrai que
chaque mouvement a tendance à se comparer à 68. Mais de fait la jeunesse a réussi à
inventer de nouvelles formes quand on évoquait les nouvelles formes dans le cas du CPE.
Ça vient pas de Mai 68. Après faire mieux, on est pas dans une période favorable, après
on peut pas prédire, personne ne s’attendait à Mai 68. On sait que si on réussi à atteindre
ça, on aura franchi un pas, les 10 millions de grévistes. Si c’est un point de référence, je
sais pas si on a l’angoisse de faire mieux. »387

Mais comment mieux faire quand Mai 68 est exposé comme l’âge d’or des
étudiants, comme un horizon indépassable. Ces représentations de Mai 68 s’accompagne
aussi de visions complètement fantasmées par les acteurs même du mouvement. Lorsque
nous abordions les différents composantes de la mythologie de l’action collective, nous
avons largement insisté sur la fascination qu’exerçait Mai 68 sur les nouveaux étudiants -
ceux de la cohorte militante étant paradoxalement les personnes qui admirent et
connaissent le mieux cet événement mais préfèrent s’en démarquer - . Les étudiants sont en

384 Source AFP 17 mars 2006


385 Ramaux Christophe, « Blocages mortifères », Le Monde, le 30 novembre 2007. La réponse de Robi
Morder « Il n’y a pas eu d’âge d’or des mouvements étudiants » (GERME), le 6 décembre 2007,
http://www.sud-etudiant.org/article_imprim.php3?id_article=1075
386 Coleman Yves, « Une analyse comparée des mouvements étudiants de février-avril 2006 et de Mai
1968 », in Ni Patrie ni Frontières, Tours., le 5 juillet 2006
387 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008

153
effet pris au piège du médiatique : se revendiquer de 68 en essayant de jouer avec la peur
que provoque l’agitation étudiante mais subir en même temps les foudres de « l’opinion
publique » et les jugements des soixante-huitards pour qui refaire 68 n’est plus qu’un
terrible anachronisme. D’ailleurs, « refaire 68 » est au cœur du problème des étudiants
mobilisés :

« Mai 68 faut pas le commémorer, faut pas l’idéaliser. Ça doit nous apprendre
qu’une chose, la même chose que nous apprends le CPE, c’est que prétendre que la lutte
sociale, la mobilisation ne servent à rien, qu’il y a des choses qu’on ne peut pas arrêter,
c’est faux. Si on veut, on peut, c’est aussi bête que ça. Après si il y a un mouvement, on ne
doit pas faire comme 68, on ne doit pas se dire « faisons comme 68 ». Je trouve ça triste,
la pauvreté des propos, des slogans est d’une tristesse… réécrire les mêmes slogans ne
rime à rien. Mai 68, comme le CPE nous apprend qu’on est limité que par les limites
qu’on se met. Personne n’avait prédit le CPE, et ça s’est fait voilà. Moi les unes sur 68 ça
me dégoûtent, ça m’est insupportable. »388

Mai 68 : une génération « cannibale » ?

À l’occasion du quarantième anniversaire du mouvement du 22 mars, Libération


avait laissé la rédaction du journal aux étudiants de Nanterre, ceux-ci se sont
immédiatement évertués à expliciter combien le rapprochement était réducteur et faussé.
Anna Mélin en master 1 de sciences politiques réfute le parallèle :

« Alors commence le long tunnel d’une mobilisation étudiante [le CPE] sans
précédent, la plus grande depuis Mai 68. Mai 68… En trois mois, le mouvement a eu
largement l’occasion de subir la comparaison, souvent amère. Toute la journée : «Nous,
en 1968, on avait des rêves… Nous, en 1968, on avait d’autres ambitions que le seul désir
d’avoir un logement et de l’argent à la fin du mois…» Et de les entendre expliquer que
l’important, lorsqu’on est jeune, ce n’est pas de savoir si notre appartement va faire 10 ou
20 m2, mais de savoir si on s’épanouit dans la vie, savoir si en regardant dans le
rétroviseur on aura rempli tous les objectifs qu’on s’était fixés. Comme j’aurais aimé leur
donner raison ! Mais voilà : la jeunesse d’aujourd’hui n’est pas celle de 1968. Ses
conditions de vie ont radicalement changé. Et chercher à donner un sens à sa vie est un

388 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 8 mars 2008

154
luxe que nombre d’entre nous ne peuvent pas se permettre. »389

Les différents témoignages des étudiants nous conduisent tous au même constat,
celui d’une défiance vis-à-vis de la génération 68, car si tous ne renient pas 68, et même au
contraire y voient plutôt une source d’inspiration, il est clair que le fossé s’est creusé entre
les héritiers du quartier latin et les étudiants de l’université de masse.

« Mai 68 c’est la génération de toutes les trahisons. Moi quand je suis au parti
socialiste j’ai envie de commencer toutes mes interventions par « bande de vieux cons,
c’est pas parce que vous, vous avez renié tout ce que vous avez cru durant votre jeunesse,
que nous on n’a pas le droit d’espérer, de vouloir définir un monde meilleur sans qu’en
permanence vous nous rappelez que vous, vous n’avez pas réussi et donc que personne ne
pourra réussir puisque vous étiez la meilleure génération. Vous êtes la seule génération
qui ait fait Mai 68, vous êtes la seule génération qui ait réussi à définir un programme
commun et de rupture, et vous êtes la seule génération qui ait compris et réussi à dire que
c’est la fin de l’histoire, qu’il n’y ait plus rien à faire. » C’est la génération qui a tout fait,
ils ont tout fait. C’est la génération qui est aux commandes, qui est au pouvoir. De 68 à
aujourd’hui c’est eux qui contrôlent tout. C’est eux qui nous disent on peut pas faire
mieux, 68 est un horizon indépassable. Si on pouvait contester leur héritage, et ça c’est
contester leur pouvoir. Les gens de 68 c’est des gens qui ont ignoré Foucault, Deleuze,
Derrida, et Bourdieu. Ces gens là avaient des interprétations complètement différentes des
événements de 68. Les gens de 68 sont des gens qui détestent Bourdieu. Bourdieu, Deleuze,
Derrida, Foucault ne sont pas des gens qu’on identifie à 68, parce qu’ils ne sont pas de
68. Ce sont des gens qui 10, 15 ans après, étaient héritiers de 68, mais d’une toute autre
façon que les Glucksmann, les Finkielkraut etc. et c’est en ça qu’il y a deux trucs qui se
séparaient. Quelqu’un comme Bourdieu, comme Foulcault n’étaient pas pour faire 68 tout
le temps, car ça va être manipulé, ce serait une source de contrôle, de pouvoir sur les
gens, et c’est le cas. Aujourd’hui, on nous apprend mai 68 comme la révolution française,
car ça fait pas peur, si ça pouvait entraîner le moindre risque d’agitation sociale, alors
Mai 68 on en parlerait pas. »390

« C’est des gens qui ont une énorme désillusion qui croient plus en rien, eux ont

389 Mélin Anna, « L’impossible parallèle avec Mai 68 », Libération, le 21 mars 2008
390 Entretien avec Thierry Marchal-Beck

155
échoué, pourquoi nous, on échouerait forcément là où eux... […] Je pense que pour ceux
de la génération de 68, ils avaient des idéaux, et ça a raté, bon, bah, ça a raté... De voir
tant d’échec et l'amertume de nos parents, on a eu la réaction de dire qu'on allait faire des
choses très proches, très concrètes, c’était un peu frileux, mais on se disait que c'était plus
efficace. »391

Les étudiants engagés d’aujourd’hui se sentent écrasés du poids de Mai 68. Les
désillusions de leurs aînés sont perçues comme une fatalité. Sous prétexte des déboires
passés, les étudiants se sentent retirés le droit d’imaginer un autre futur, le droit à la
volonté politique de transformer. Ils s’insurgent à la fois contre une génération bénie qui ne
leur a « rien laissé », mais aussi contre le jugement permanent de leurs aînés qui auraient
déjà tout tenté.

« Il y a une défiance vis-à-vis de 68, ce qui est légitime quand on entend


Finkielkraut, BHL, Glucksmann, et Cohn Bendit qui sont des gens qui se servent de Mai 68
pour combattre les mouvements sociaux : « nous on a fait Mai 68, vous, vous ne
connaissez rien. »392

« Ça commence à sentir la naphtaline cette commémoration annoncée de la


« grande révolution ». Pour notre génération (20-30ans), toute tentative de se libérer du
poids de la génération précédente est totalement vaine. C’est une génération cannibale qui
n’a jamais voulu laisser la moindre place. Leurs parents avaient fait la guerre (tous
résistants), ils on fait la révolution (tous révolutionnaires). Nous rien, les manifs
annoncées seront-elles à la hauteur de celles de 68? Depuis quarante ans, au mois de mai,
nous sommes invités à mimer la grande épopée. »393

« Oui les étudiants subissent ce passé. Mais ils finiront par s’en défaire, et ce sera
quand cette génération là sera « tuée ». Il y a beaucoup de choses qui bougent, il y a la
nécessité de l’émergence d’un nouveau vocabulaire, de nouvelles références, de nouveaux
idéaux, qu’est-ce qu’un monde meilleur ? Etc. »394

391 Extrait d’un entretien avec un étudiant mobilisé en 1995, cité dans Piet Vanessa, 1996, op. cit.
392 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008
393 Message laissé par un prénommé « Toto » dans le courrier des lecteurs, dans Libération, le 22 mars
2008.
394 Entretien avec Thierry Marchal-Beck

156
La mémoire de 68, si elle peut jouer le rôle de catalyseur des mobilisations, si elle
peut aller dans le sens des mouvements et être une source d’inspiration pour les étudiants
mobilisés, la mémoire de 68 peut tout autant être un fardeau pour ces étudiants qui,
étrangers du monde des Trente Glorieuses, se voient mécaniquement confrontés à une
terrible comparaison, de laquelle ils sortent à chaque fois perdants : au mieux inquiets pour
leur avenir et sans idéaux, prosaïques et sans imagination, au pire extrémistes gauchisants
clos dans un imaginaire passéiste. Face au fatal rapprochement, les étudiants vont donc
tour à tour se positionner contre 68, s’y référer ponctuellement, s’inscrire dans le sillage de
Mai, parfois même simplement l’ignorer, mais aussi sombrer dans un certain mimétisme
stérile.

3.3.2/ Les nouveaux mouvements tentent-ils de sortir du mythe ?

Les mouvements étudiants ne sont plus depuis les années quatre-vingt, et plus
spécifiquement depuis la borne de 1986 que nous avons fixé, des mouvements d’obédience
révolutionnaire. Nous avons constaté que ces mouvements s’étaient peu à peu détachés de
l’idéologie marxiste dans un contexte où celle-ci était mise à mal en raison de
l’effondrement de l’URSS, comme du « monde socialiste » en général. La génération post-
68, dans son contenu, est donc en totale opposition avec la génération rouge. Les nouveaux
mouvements, par rapport à la gloire auto-entretenue de la génération enragée (1966 -
1976), se sont dès lors construits dans une logique de divorce avec les générations passées.
Nous l’avons dit précédemment, en 1986 il s’agissait de ne plus réitérer les erreurs
passées en réclamant tout - l’abolition du capitalisme ou l‘avènement du socialisme
autogestionnaire - et en obtenant rien - une chambre bleu horizon395 - . Les années 68 se
situaient dans une logique de renversement du pouvoir de transformation de la société,
alors qu’en 1986 on s’emploie à faire avec. Ces mouvements sont grandement différents
mais nous avons déjà spécifié quelles étaient leurs différences réciproques (idéologiques et
pratiques). Ce qui nous intéresse maintenant c’est de comprendre quelles positions ont été
adoptées par ces nouveaux étudiants face aux mouvements des années 68.

Se libérer de l’écrasante idéologie soixante-huitarde

395 Au slogan « Élections, piège à con », les Français ont répondu le retour à l’ordre public par les urnes :
aux élections du 30 juin, le parti gaulliste UDR obtient la majorité absolue (293/487 sièges), en y ajoutant les
républicains indépendants (61), la majorité réunit plus des trois quarts des députés. Du jamais vu depuis
1919.

157
En 1986, il apparaît clairement que ces nouveaux étudiants en mouvement se
libèrent des mythes, des dogmes révolutionnaires. Le messianisme entourant la classe
ouvrière disparaît en même temps que les rituels des manifestations (drapeaux, chants…)
s’éclipsent. Le mouvement n’est plus par essence révolutionnaire. Les acteurs de l’époque
y voient volontiers une libération idéologique. La référence à la lutte des classes n’est plus
indispensable à une prise de parole en AG, toutes les questions et les doutes sont permis. Il
est enfin possible de réfléchir alors qu’auparavant, la doctrine révolutionnaire régnait sans
partage sur le mouvement étudiant. À ce moment précis, la transgression des tabous dans
la réflexion est devenu possible. Il est enfin envisageable de réfléchir et de remettre en
cause de nombreuses choses sans se heurter à des barrières infranchissables. Cette
interdiction morale est officiellement levée en 1986 quand Jean-Christophe Cambadélis
emporte près de quatre cents cinquante militants dont l'essentiel de l'équipe dirigeante du
syndicat étudiant UNEF-ID, avec son président Philippe Darriulat, au Parti socialiste. Cette
scission anéantit l'influence du Parti Communiste Internationaliste (ex-Organisation
Communiste Internationaliste) dans les universités.
Pour comprendre quelle influence réelle a porté ce virement politique et syndical, il
faut avoir en tête l’importance qu’ont joué l’UNEF-ID et ses leaders (Philippe Darriulat et
Isabelle Thomas, David Assouline porte-parole de la coordination nationale et proche de
l’OCI n’intègre le bureau national de l’UNEF-ID qu’en 1987) dans le mouvement contre le
projet Devaquet et comprendre comment fonctionnait le PCI. Avant devenir le PCI, l’OCI
a longtemps dominé la sphère trotskyste de l’échiquier politique français des années post
68 avant de se muter progressivement en Parti des Travailleurs dans les années quatre vingt
où elle connaît un déclin inexorable que l’épisode de 86 vient symbolisé. À la différence
des autres partis et groupements qui se sont développés après 1968, l’OCI n’a jamais été
mêlée aux mouvements féministes, écologistes, etc. Elle n’est donc jamais parvenue a
intégré les causes nouvelles dont la jeunesse des années quatre-vingt était davantage
sensibles. En revanche, elle a longtemps été très influente au sein de syndicats tels que
Force ouvrière (FO), la Fédération de l'Éducation nationale (FEN) ou encore l'Union
nationale des étudiants de France (UNEF), dont elle a pris en charge la direction après la
scission de 1968 et autour de laquelle se créera en 1981 l'UNEF-ID. L’organisation
trotskyste était marquée par un fonctionnement secret et centralisé, soucieuse d’étendre son
influence plutôt que de se faire connaître dans les médias. Ses méthodes autoritaires et son
cloisonnement hiérarchique au nom du « centralisme démocratique » ont imposé à ses

158
membres de rendre compte de leur activité politique. Mais le plus important est aussi bien
l’opacité totale de l’organisation que la pensée unique qu’elle développe et impose à ses
membres. Un ex-militant en vient à confier à Gérard Namer :

« Pour moi le mouvement vécu de l’intérieur c’était la destruction des mythes avec
un passé d’extrême gauche, où on fonctionnait à 99% par les mythes : mythes des
manifestations, des jonctions des défilés de 34, de 36, de 46, de l’Algérie, de 68, des leçons
de l’Histoire pour agir […] Avec plusieurs personnes du PCI nous avions une espèce
d’interdiction morale de réfléchir à un certain nombre de problèmes. »396

« 68 c’est vieux, 86 c’est mieux »

Ainsi pour parer à toute dérive idéologique durant le mouvement, les organisations
dirigeantes, officieusement, du mouvement vont tout mettre en œuvre pour ne pas sombrer
dans le délire révolutionnaire soixante-huitard et son déferlement de violence idéologique.
Tout le mouvement de 1986 est construit selon une antithèse de Mai 68. Le nouveau
militantisme, à l’initiative principalement de SOS Racisme (donc du Parti Socialiste397) qui
fut un acteur incontournable de la mobilisation anti-Devaquet, est une pratique du jeu398, de
la fête diamétralement opposée à un militantisme où chants révolutionnaires et armes de
fortune dominent. À l’époque, les médias télévisuels célèbrent avec enchantement ce
nouvel esprit « joyeux » de la jeunesse qui défile aux cris de « faîtes l’amour pas la
manif »399. En outre, jamais la possibilité d’une grève générale n‘a été vraiment évoquée, si
ce n’est en catimini après la mort de Malik Oussekine, de même que la convergence des
luttes était vue d’un mauvais œil dans la mesure où elles réveillaient les vieux démons de
68. De toute façon, une bonne partie de la jeunesse est devenue indifférente à ce genre de
discours si ce n’est hostile. Si le mythe de mai 68 est toujours très prégnant dans le monde
étudiant, cette idée-force marche aussi comme un repoussoir. Ainsi les étudiants de 1986
ont échafaudé leur mouvement contre mai 68. « 68 c’est vieux, 86 c’est mieux » fut le
slogan de cette génération morale, il symbolise l’importance qu’attachaient ces étudiants
de l’université de masse à se distinguer de leurs aînés qui avaient rendu leurs combats

396 Propos d’un militant de l’UNEF-ID qui a quitté le PCI pour le Parti Socialiste en même temps que
l’équipe dirigeante du syndicat, cité in Namer Gérard, 1990, op. cit. p.77
397 SOS racisme fut crée en 1984 à l’initiative de Julien Dray, voir Malik Serge, Histoire secrète de SOS-
Racisme, Albin Michel, 1990.
398 Namer Gérard, 1990, op. cit., p.83-84
399 Journal du 20H d’Antenne 2, émission du 4 décembre 1986, 00h28m30s.

159
politiques quasi-légendaires. On peut en effet percevoir une farouche volonté de ces
nouveaux étudiants de se distinguer de leurs aînés. À l’image du témoignage de Fabrice
Rajerison400, étudiant en grève en 1986, les étudiants ont à cœur de se démarquer des
mouvements et des idéologies antérieures. En lisant son analyse, on s’aperçoit et on
s’étonne également à quel point il s’évertue à différencier 68 de 86. Il n’y voit aucun lien et
refuse la comparaison. À sa lecture, nous ressentons que 68 c’est déjà trop vieux, qu’il
s’agit d’un autre temps.
Fabrice Rajerison intitule son chapitre XX « Mai 68 est de retour » dans lequel il
décrit les affrontements entre extrême gauche et extrême droite, entre forces de l’ordre et
manifestants, les incendies de voiture et les pillages autour du quartier latin des 4, 5 et 6
décembre. Le jeune témoin ne peut s’empêcher d’exprimer sa colère envers ces
« casseurs » qui dénaturent le mouvement et vivent dans l’illusion du passé. Comme une
partie des acteurs de l’époque, il sent un nouveau souffle démocratique porter cette
jeunesse qui s’est défait des travers des croyances passées. Il raconte son effroi et son
incompréhension quand apparaît une trentaine de personnes devant La Sorbonne, venus
soutenir les manifestants se présentent avec masque à gaz, casque et des pancartes de
Lénine, Marx et de Che Guevara, c’est la « fédération des anciens combattants de Mai
68 »401. Daniel Cohn-Bendit, venu à la rencontre des étudiants à Nanterre le 26 novembre
et des manifestants à Paris le lendemain se fait copieusement sifflé et hué402. Accusé d’être
un récupérateur, il s’efface. Elisa Schwartz, étudiante en licence d’histoire à Paris-VII en
1986 témoigne que « les soixante-huitards n’ont pas été rejetés comme « sympathisants »
de ce mouvement ; ce que personne n’a voulu délibérément écouter, ce sont leurs propos,
leurs souvenirs d’"anciens combattus", agités par les convulsions d’un passé résurgent. »403
Mai 68 est pour eux une autre histoire, et leur mouvement est sans filiation aucune avec les
mouvements des années 68. Ils pensent 68 enfermé dans son histoire et c’est pour cette
raison qu’ils ont refusé toutes comparaisons historiques, trop réductrices à leurs yeux de
l’originalité de leur mouvement.
1986, et à plus grande échelle les mouvements d’ampleur comparable qui s’en
suivirent, ont toujours eu l’obligation de se démarquer de mai 68 et de refuser la
comparaison, comme si ces générations post-soixante-huitardes subissaient un héritage
impossible. Comme le souligne Claire Auzias, cette génération héritière « n’a cependant

400 Rajerison Fabrice, Témoignage d’un étudiant en grève, op. cit. p.682
401 Rajerison Fabrice, Témoignage d’un étudiant en grève, 1996, op. cit., p.493
402 Journal du 20H d’Antenne 2, émission du 27 novembre 1986, 00h25m20s.
403 Schwartz Elisa, « Les valeurs du mouvement », in Assouline David, Zappi Sylvia, 1987, op. cit. p.263

160
pas choisi de l’être. En revanche, sa manière de gérer cet héritage est bel et bien son fait,
un fait social »404. Toutefois, sa manière de gérer cet héritage apparaît clairement à nos
yeux comme une dénégation, un refus de celui-ci. Mai 68 fait peur, au gouvernement
certainement, mais aussi à une partie de la jeunesse. Sans venir à en conclure comme le
Figaro Magazine que « la jeunesse a définitivement rompu avec l’esprit de Mai 68 » ou
encore que « les jeunes sont passés à droite » au regard de leurs nouvelles préoccupations,
on doit reconnaître qu‘une partie de la jeunesse a une vision un peu floue des événements
de 68 et ne se reconnaît pas du tout dans ses étudiants à l‘obscure idéologie marxiste-
léniniste405. L’idée-force, qu’est la fièvre de 68, sert aussi de repoussoir à une bonne partie
de la jeunesse inquiète pour ses examens. Assiste-t-on en 1986 à une nouvelle vague
étudiante conservatrice comme nous l’annonce le Figaro Magazine ? On peut en douter.
Nous avons déjà établi qu’il s’agissait d’un apolitisme de façade et que le mouvement était
globalement orienté politiquement et très hostile au nouveau gouvernement.

L’apolitisme : le refus de 68 ?

En fait, plus que l’"événement" de 68, ce que redoutent par-dessus tous les
étudiants se sont les divisions internes au mouvement liés aux appartenances et convictions
politiques que les années 68 auront exacerbées. D’où la nouvelle idéologie de l’apolitisme.
En réalité, on ne peut comprendre l’exigence d’apolitisme qu’au travers de la mémoire de
68, il ne signifie rien d’autre que son refus. L’apolitisme est l’émancipation du mouvement
social face aux dogmes vieillots qui accablent le collectif. Évidemment il faut nuancer ces
propos, car si on considère que le recul des grandes idéologies politiques dans les
universités s’accompagnent d’une plus grande liberté d’expression, nous pourrions
aisément dessiner l’émergence d’une nouvelle idéologie au sein du mouvement étudiant
tout aussi contraignante : celle de l’apolitisme. En effet, nous avons remarqué
préalablement que l’apolitisme, cette forme de refus de la politisation de la mobilisation,
était de rigueur dans les nouveaux mouvements étudiants406. C’est ce que Pierre Bourdieu
appelle « l’idéologie de la fin des idéologies »407. Bien que cet apolitisme ne soit bien
souvent qu’une conformité de présentation, d’apparence, et parfois une position stratégique
pour gagner le plus de monde à la cause, comme pour apparaître crédible aux yeux des
404 Auzias Claire, « Les générations politiques » in L’homme et la société, n°111-112, Générations et
mémoires, Janvier-Juin 1994,1-2, 223 p.77-87, p.83
405 Le Figaro Magazine, le 6 décembre 1986
406 Voir partie 1.1 et 2.3
407 Bourdieu Pierre, entretien à Libération, le 4 décembre 1986.

161
autorités politiques en présence; cette norme de positionnement peut s’avérer tout autant
contraignante pour bon nombre d’étudiants, en particulier en ce qui concerne la cohorte
militante. Par exemple, Marie Pierre Vieu, présidente de l’UNEF-SE, ouvrant le 14
décembre 1995 le 77ème congrès de cette organisation, fait référence à l’état d’esprit des
étudiants de 1986, rappelant « les AG de novembre-décembre 1986 où les étudiants
syndiqués n’osaient pas se présenter en tant que tels, par peur d’être taxés immédiatement
de récupérateurs, et nous-même étions frileux devant un mouvement qui entendait se doter
ses propres structures »408. D’où le désarroi des militants politiques et syndicaux. Ils ont le
sentiment d’être exclus, d’être confrontés à des réactions hostiles qui ne correspondent pas
à leurs intentions réelles. Seuls ont été admis par les étudiants, ceux qui ont su convaincre
qu’ils ne cherchaient pas à s’approprier le mouvement, tant l’obsession d’empêcher toute
tentative de récupération était forte chez les étudiants. C’est ainsi que dans les AG
étudiantes - cela dépend aussi des lieux d’études bien sûr -, tout un champ lexical
révolutionnaire est devenu absolument tabou. Personne n’oserait plus aujourd’hui faire
référence à un idéologue ou penseur marxiste. Quand les étudiants de 68 ne juraient que
par Sartre ou Althusser, il est frappant de voir qu’aujourd’hui les étudiants ne s’osent plus
au moindre écart du conformisme politique au risque de se faire taxé d‘idéologue ou de
khmère rouge. Cet apolitisme de forme conduit bien souvent à une sorte
d’incompréhension, puis même de mépris de la part des étudiants les plus politisés.
Pourtant, ce positionnement des étudiants n’est pas un rejet de la politique mais de la
politique politicienne, ils savent mesurer l’enjeu politique de leur mouvement. Cet enjeu
d’ailleurs doit être restreint à ce qu’il était cantonné au départ, c’est-à-dire qu’on ne stipule
plus que la transformation de l’université se fera par une transformation de la société. C’est
ainsi que l’enjeu politique du mouvement n’est volontairement pas grossi. Danièle Linhart
et Anna Malon l’ont souligné dans leur ouvrage sur la jeunesse, Fin de siècle, début de
vie409, l’apolitisme des étudiants étaient l’ultime rempart face à la récupération politique et
à l’ombre de mai 68 qui planaient sur tous les esprits.

La non référence tactique?

Refuser le parallèle avec mai 68 peut aussi bien relever d’un aspect purement
tactique, Mai 68 fonctionnant comme une idée-force, donc capable d’attirer les foules
408 Citée dans Thierry Gerber et Pierre Bauby, 1996, op. cit., p.203
409 Linhart Danièle, Malon Anna, Fin de siècle, début de vie : voyage au pays des 18-25 ans, Paris, Syros-
Alternatives, 1990.

162
comme de déclencher les peurs les plus vives du gouvernement et d’une partie de la
population, il est parfois préférable de ne pas en faire mention. Clément Grenier nous
rappelle qu’en 95 se référer à 68 non seulement manquait de pertinence mais aurait été une
erreur pour le mouvement dans un contexte de victoire idéologique de l’économie de
marché :

« Bah moi, je te dirais 95 parce que je l’ai fais. Mais en 95 je t’avouerais qu’on ne
parlait pas trop de 86, et même d’aucun mouvement en particulier. Pas de 68 du tout. Pour
moi ça n’a jamais été une référence. Dans mon souvenir, c’était un mouvement après la
chute du mur, après l’effondrement de l’URSS, donc à mon sens même tactiquement ça
n’aurait pas été génial dans la mesure où l’on cherchait une nouvelle légitimité des
mouvements sociaux dans cette révolution libérale. Ça n’aurait pas été génial de dire
ouais on veut faire un nouveau Mai 68. On nous aurait rétorqué que c’est un truc de vieux
gauchistes. Faut savoir qu’en 95 la gauche radicale est beaucoup moins radicale
qu’aujourd’hui. Moi j’avais le sentiment de vivre quelque chose d’exceptionnel. Ça avait
de la gueule les manifs avec les cheminots et les étudiants. Mais pour moi Mai 68 c’était
pas la référence, car 95 c’était déjà un mouvement classique je dirais, il n’y avait pas
toute la remise en cause de la société. C’était un mouvement des cheminots contre la
réforme, un mouvement étudiant pour demander un meilleur budget. C’était déjà bien,
mais ça reste un peu terre-à-terre. C’était le début d’une remise en cause du libéralisme,
du discours dominant dans lequel on nous a bassiné. Il y avait un lame de fond, mais en 95
c’était les cheminots, les étudiants et les profs. En 68 c’est toute la société française qui est
à l’arrêt. En 95 c’est pas une grève générale. »410

Néanmoins certains étudiants face à l’ampleur que prenait le mouvement, alors


qu’il n’était pas unitaire dans sa temporalité, ses méthodes et ses revendications
contrairement à 86 ne peuvent s‘empêcher de s‘y référer : « On avait le sentiment de
refaire mai 68, à l'époque j'étais étudiant à Nanterre, et je peux te dire que là bas ça
bougeait, on a défoncé les portes de la Fac, j'ai même cru qu'on allait vers la révolution.
Enfin bon, c'est pas encore pour ce soir. »411 Il est notable par ailleurs que ces étudiants sont
« des novices en politique ». Au contraire de la cohorte militante, qui elle dispose d’un
capital politique conséquent, ces néophytes de l’action collective ont une plus grande

410 Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008


411 Propos d’un étudiant en grève en 1995, cité dans Piet Vanessa, 1996, op. cit., p.92

163
propension à l’emballement et à l’euphorie que les médias peuvent renchérir. Ainsi, la
grande partie des étudiants mettent en avant les disparités évidentes de situation entre 68 et
aujourd’hui dans le but qu’on ne leur réfute qu’ils sont d’incorrigibles gauchistes, de
jeunes rêveurs qui remettront les pieds sur terre une fois terminée leur crise d’adolescence.
C’est en effet le discours dominant, comme nous le rappelle encore une fois Clément
Grenier, qui consiste à dire de tous temps que ces jeunes sont irresponsables, qu’ils sont
manipulés, qu’ils ignorent les raisons pour lesquelles ils manifestent.

« 91, 94, 95 etc. c’est toujours le même discours: « les étudiants manipulés, les
lycéens qui savent pas pourquoi ils manifestent., la place des lycéens est en cours, ils
savent pas ce qu’ils font blablabla. » c’est toujours le même créneau de la droite. Quelque
part ça correspond avec leur opinion de la jeunesse, celle d’une jeunesse au garde-à-vous
qui étudie. »

2006 - 2008 : entre ignorance, refus et continuité

Il est assez complexe de dégager un attitude générale des étudiants mobilisés à


l’égard de Mai 68. Si la référence est transversale à tous les groupes de la cohorte
militante, la place qu’ils attribuent à leur mouvement vis-à-vis de 68 reste indéfinie. Une
partie d’entre eux critique durement les étudiants qui, fascinés par l’exaltation médiatique
autour de 68, ne sont que « des révolutionnaires du dimanche, des petits bourgeois qui
veulent leur mini mai 68 »412 Certains étudiants reprochent à d’autres cette farce mimétique
qui consiste à reproduire slogans et affiches (en y remplaçant la tête du général de Gaulle
par celle de Villepin) et à rejouer le grand spectacle de Mai 68 en « son et lumière ». Ils n’y
voient qu’un manque d’imagination et une volonté de s’accrocher à une histoire idéalisée.

« Bien sur, Mai 68, c’est un grand mouvement. C’est un mouvement de référence
sur le passé, mais ça n’a aucune valeur pour le futur. Moi je rêve d’un mouvement qui ne
se réfère pas au passé. […] il y a des slogans gauchistes : « lundi c’est la grève, mardi
c’est la grève, mercredi c’est la grève, jeudi c’est la grève, vendredi c’est la grève, samedi
c’est la grève et le dimanche on envisage la grève générale… » Faut pas vivre sur des
mythes complets. La dernière grève générale en France c’est mai 68. Il y a pas eu un
nombre de grévistes considérable pendant le mouvement. Il y avait peu de salariés en

412 Entretien avec Thierry Marchal Beck le 8 mars 2008

164
mouvement. Il fallait gagner sur le CPE, si on gagnait derrière il y aurait un mouvement
où on aurait pu obtenir d’autres choses, après fallait voir l’évolution des choses… […] Il
n’y a pas de fatalité. Si on veut on peut. Mais après sur le contenu du mouvement, sur les
revendications on ne doit pas s’inspirer de ce qui a déjà été fait. Pendant le CPE, il n’y a
eu aucune révolution culturelle, alors que c’est le cas de mai 68. »413

Néanmoins, une part non négligeable d’étudiants se sentent héritiers de Mai. Un


héritage conséquent qui ne requiert pas nécessairement de faire mimétiquement les mêmes
choses, mais de se positionner dans une situation insurrectionnelle d’ampleur équivalente à
68. C’est en partie le cas des étudiants qui ont occupé la Sorbonne en mars 2006, pour qui
il n’a jamais s’agit de recommencer les journées de mai. Un étudiant, qui a occupé la
Sorbonne, confie tout de même :

« C’est les 40 ans de 68, tout le monde, les étudiants se réfèrent à 68, un peu trop
d’ailleurs, on devrait pouvoir s’en émanciper. C’est un héritage assez lourd à porter. C’est
68 qui reste clairement le mouvement social de référence pour tout le monde. »

Si les étudiants refusent de refaire Mai 68, c’est parce qu’ils considèrent Mai 68
comme dévoyé, comme étant devenu un objet de consommation duquel on a enlevé toute
sa substance révolutionnaire. D’autre part, l’aspect culturel et bourgeois est complètement
rejeté de la part des étudiants qui ne se reconnaissent pas dans ces étudiants de l’élite, leur
actuelle identité d’étudiants se perdant dans la masse de l’université. En revanche, s’il était
manifeste dans les années quatre-vingt que les étudiants évacuaient la mythologie soixante-
huitarde de leur action collective. On pourrait presque distinguer une logique inverse à
l’œuvre, à l’heure même où les divisions politiques au sein du monde étudiant se
raidissent. Si nous pouvons essayer la formule trop de mythe tue le mythe pour expliquer
ce revirement dans les années quatre-vingt, nous sommes à même de conclure que son
absence totale puisse se solder par une absence de structuration efficace de l’action
collective, car les mouvements se basent sur des mythes empreints de messianisme.
L’action collective ne prend pas seulement forme, selon les schémas fonctionnalistes, par
le biais de sentiment de frustration (relative ou pas), de déclassement et de déception à
l’égard des élites politiques. Il faut un passé, un antécédent, et surtout un imaginaire
politique auxquels se référer pour donner lieu à une mobilisation collective.

413 Ibid.

165
L’effondrement de l’URSS et l’échec des politiques économiques, ont crée un appel d’air à
gauche, que l’extrême gauche non soviétique a su exploiter. Dès lors, il n’est pas étonnant,
que la coordination nationale étudiante en 1995 vote une mention affirmant que « pour
changer l’université, il faut changer la société », énoncé qui sera repris sous diverses
formes pendant le CPE et la LRU. Vraisemblablement l’action d’une minorité, cependant à
la tête de la coordination nationale, peu critiquée par les étudiants mobilisés (excepté les
syndicats proches des partis de gouvernement comme l’UNEF), ce type discours n’aurait
jamais été permis en 1986.

CONCLUSION

En guise de conclusion, nous voudrions rappeler les « lignes forces » qui se


dégagent de notre travail sur la mémoire collective et l'histoire des mouvements étudiants.

Au cours de ce travail, nous avons voulu rendre compte de la mobilisation du passé


dans les mouvements étudiants en nous fixant comme bornes, 1986 à aujourd’hui. Par
mobilisation du passé nous entendions, par quels procédés mouvements antécédents
remontaient à la surface de l’actualité lors des vagues de contestation étudiante.
Mobilisation du passé qui peut aussi bien être le fait même des étudiants que des éléments
extérieurs. Il y a avait donc un certain nombre de préalables à montrer avant. Prouver de

166
l’existence d’une mémoire collective étudiante dont les enjeux sont considérables
puisqu’elle façonne une identité en perpétuelle mutation. D’autre part, il fallait expliquer la
singularité des mobilisations étudiantes. Une fois expliqué que le groupe étudiant n’existe
qu’à l’occasion des mouvements, nous pouvions rentrer dans l’analyse détaillée du
répertoire d’action étudiant.

Les contestations étudiantes s’enrichissent à chaque fois de nouvelles expériences.


Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les mobilisations ne tombent pas aux oubliettes.
Alors qu’en quelques années la population étudiante est entièrement renouvelée, les
étudiants mobilisés parviennent à se souvenir d’anciens mouvements et d’en tirer les
enseignements. Ces références collectives sont bien entendu sauvegardées et entretenues
par la cohorte militante. Ces références se diffusent au sein des organisations politiques et
syndicales et des réseaux « partisans » avant de connaître une propagation spectaculaire à
l’occasion des manifestations. Fruits de luttes de pouvoir incessantes, les syndicats
s’arrachent l’héritage des mouvements, chacun y va de sa paternité et dénonce son voisin
le traître. Nous devons préciser que la rotation des effectifs étudiants et militants, la très
faible syndicalisation du milieu et la diversité des représentations politiques au sein des
structures comme des mouvements, confère au milieu syndical étudiant des spécificités.
Les organisations donnent de l’identité au groupe, le passé et le patrimoine étudiant sont
donc des enjeux très importants.

Cette mémoire collective des mouvements est construite par différents moyens que
nous avons développés. En premier lieu, nous pouvons distinguer les organisations
syndicales comme les temples de mémoire des mouvements. Ensuite, plus largement la
cohorte militante, donc en accordant une place aux inorganisés et autres militants dans
l’action mais qui ne participent pas au jeu des organisations, conserve une mémoire des
mouvements de manière transformationnelle. Enfin, des éléments externes aux milieux
étudiants tels que la famille, les médias sont des conservateurs et producteurs de mémoire
des anciennes mobilisations. Sur la base de cette mémoire collective, émerge une diversité
de discours sur l'histoire qui renforcent ce socle référentiel. La mémoire collective des
mouvements étudiants est donc le fruit de ceux qui les font et l'histoire des mouvements
étudiants est « écrite » en référence au discours de ces mêmes acteurs (les uns pouvant être
les autres).

167
La mémoire des mouvements constitue des points d’appui d’actions collectives et
confère une identité au groupe, ou tout au moins à l’organisation qui se revendique du
groupe. Mobiliser sa mémoire pendant un mouvement consiste à ne pas à ne réapprendre
perpétuellement les règles de la démocratie étudiante. La mémoire impose une certaine
stabilité qui soit favorable aux innovations collectives et s’inscrivent dans une continuité
des mobilisations. Par le biais de la mémoire des mouvements, les étudiants ne sont pas
condamnés tel Sisyphe à devoir réinventer à chaque nouvelle mobilisation les procédés
collectifs de contestation. Si une part importante de l’action est laissée libre à l’imagination
de la jeunesse, un certain nombre de points semblent aujourd’hui constants dans les
procédures de mobilisation étudiante (assemblées générales, coordinations nationales,
autonomie…). Il y a donc une véritable capitalisation des expériences passées qui se
confirment à chaque nouveau mouvement. Plus que de simples modes d’organisation
autonome et démocratique, les souvenirs sont aussi de redoutables outils dans l’action
collective. Parce que la mémoire n’est pas l’histoire, ces souvenirs font appel à
l’imaginaire collectif. Ils sont donc affectés d’une puissance symbolique redoutable pour
les étudiants en mouvement et leur adversaire. Investir des lieux de mémoire étudiants, se
référer à un passé aujourd’hui nimbé d’une aura mythique, appeler les étudiants à défendre
les acquis de la lutte passée, et justifier les actes de la mobilisation en les renvoyant au
panthéon légendaire de l’action collective étudiante sont tout autant de moyens de réveiller
le passé et de déclencher les passions.

Enfin, comme la mémoire étudiante, et a fortiori la mémoire des mouvements n’est


pas la propriété absolue des étudiants mobilisés, surtout qu’ils n’étaient généralement pas
acteurs des mouvements auxquels ils se réfèrent (d’où l’importance et la légitimité de
l’organisation syndicale dans une plus longue temporalité), ils ne sont pas seuls dans
l’action collective à mobiliser leurs passés. Nous avons que les gouvernements, les
administrations et les adversaires en tout genre des mouvements étudiants apprenaient de
chaque mobilisations, en tiraient les conséquences et à la suite essayaient de prévenir les
prochains mouvements. Cette tentative d’endiguement a généralement été vaine de la part
des éléments extérieurs à la mobilisation. En revanche, le rôle des organisations étudiantes
est plus complexe. À l’intérieur de la mobilisation qu’elles favorisent, elles ne souhaitent
pas pour autant en perdre le contrôle et voir le mouvement exploser tel Mai 68, les
structures syndicales vont donc subtilement apprendre à piloter les mouvements avec plus
ou moins de succès que nous connaissons. Mais au-delà de la capitalisation quasi-naturelle

168
des mouvements, ce qui est notable c’est la mobilisation du passé par des éléments
extérieurs au monde étudiant quand celui-ci est en mouvement. La mémoire de 68 joue ici
un rôle immense. Peu importe l’objet de l’action, le lieux et le temps, s’il est d’une
ampleur considérable, s’il déborde un peu des structures encadrant les mobilisations
(comme en 86, 95 et 2006), les commentateurs de tout horizon, les mass médias et les
élites intellectuelles vont immédiatement chercher à donner sens ces mouvements de
jeunesse à l’aune de Mai 68. La comparaison est devenue inévitable pour les étudiants, et
la sentence est fatidique : ils ont été dépossédés des rêves passés. Leurs parents voulaient
changer le monde, eux veulent seulement y participer. Bref, la critique est systématique et
cruelle. En effet, les étudiants entendent la critique qui avise qu’ils ne sont que de simples
consommateurs en devenir, que ce sont des jeunes sans rêve qui ne portent en eux que le
désir de collectionner autant de point retraite que leurs parents. Cette hiérarchisation des
mouvements étudiants et son reproche sous-jacent sont d’autant plus cruels que lorsque les
étudiants en viennent à se référer à ce passé glorieux, ils se voient spontanément rétorquer
par une partie de la génération actrice de ces mouvements, et donc autorité de mémoire,
que s’y référer s’est s’enfermée dans des mythes aujourd’hui anachroniques. Hésitants
quant à l’attitude adopter, les étudiants mobilisés jonglent entre mimétisme, ignorance et
simple référence héritière. Le poids du passé est important pour les étudiants en
mouvement. Si Mai 68 est un mouvement de référence auxquels nombre d’entre eux
aspirent, ils sentent l’objet dénaturé et trop souvent utilisé contre leurs contestations.
Héritage impossible, ou en tout cas présenté comme tel, la tâche incombe aux étudiants de
s’en émanciper. Par conséquent, ne pouvons-nous pas considérer que les étudiants, et à
plus forte raison tous les acteurs du mouvement social, qu’il est impérial pour eux de
« liquider 68 » ?

169
Bibliographie et sources

Nous avons fait le choix d'une bibliographie thématisée afin de faciliter la recherche en fonction des axes de
travail que nous avons effectué. Elle n’est bien évidemment pas exhaustive mais renvoie aux ouvrages et
articles principaux qui ont permis de mettre en forme nos idées et de construire notre réflexion. Le
classement est un peu arbitraire, et il est sûr que des ouvrages auraient pu être dans toutes les rubriques.

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presse militante à la bibliothèque de Beaubourg, Paris. (Pour la recherche d'interventions publiques des
acteurs du mouvement de 1995).

KANDEL (Francis) et SCHNEIDER (Franck), Devaquet si tu savais... Devaquet, if you only knew, Paris, La
huit distribution (vidéo)

Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, RERS 2007, Ministère
éducation nationale http://www.education.gouv.fr/
CEREQ (2004),GÉNÉRATION 2001, S’insérer lorsque la conjoncture se dégrade, Bref n° 214, décembre,
accès (12/06 2006) http://www.cereq.fr/pdf/b214.pdf

Site de l’observatoire de la vie étudiante : http://www.ove-national.education.fr/

Site de la revue militante « Multitudes » sur lequel on peut trouver de nombreux articles et, entre autres, les
archives complètes de la revue « Futur Antérieur » (1990-1998) : http://multitudes.samizdat.net

Site d’observatoire critique des médias :http://www.acrimed.org/article2375.html

Deux sites d’anciens étudiants mobilisés en 1986 :


http://www.davduf.net/ (journaliste indépendant)
http://www.reyo.net/ (Site du militant de l'UNEF-ID Olivier Rey)

Site du groupe de recherche et d’étude sur les mouvements étudiants : http://www.germe.info/

Site de la coordination nationale étudiante pendant le mouvement LRU : http://www.coord-nat.com/coord-


nat/

Des sites militants :


http://www.cnt-f.org/fte/
http://www.unef.fr/
http://www.sud-etudiant.org/
http://www.confederation-etudiante.org/
http://www.fage.asso.fr/accueil1.php
http://www.alternativelibertaire.org/
http://nopasaran.samizdat.net/
http://www.luttes-etudiantes.com/

Des sites alternatifs :


http://paris.indymedia.org/
http://lille.indymedia.org/

Conférences :

Colloque du 16 février 2008 à la bibliothèque de Beaubourg à Paris : Mai 68, le temps d’une histoire.

Conférence-débat : « L'héritage de Mai 68 et les usages sociaux de la mémoire de Mai 68 »


Avec Jacques Lemière, sociologue à l'Université de Lille1, le 15 mai 2008, l'Amphi de l'USTL Culture,
Université de Lille1

Conférence-débat: « L'héritage de 68 : des outils au présent et pour l'avenir ? »


Avec François Cusset, sociologue CNRS et Ludovic Bouvier, le 26 avril 2008, Salle Alain Colas, Lille

175
ANNEXES

Questionnaire……………………………………………………………………………180

176
Entretien avec Thierry Marchal-Beck……………………………………………………181

Entretien avec Clément Grenier…………………………………………………………193

Entretien avec Simon Lorcy………………………………………………………….....199

Entretien avec Antoine Cheltiel…………………………………………………………207

Questionnaire entretien

Bien évidemment, toutes les questions ne sont pas été posées à chaque, elles nous ont servi de fil conducteur
aux entretiens. Mais bien souvent les questions dépendaient des réponses des interviewés

1) Présentation, nom, prénom, âge, formation, niveau bac, après bac.


2) Appartenance partisane/ engagement politique (syndicat/parti politique)
3) Quand? Comment décision prise? (entourage, familiale/amis…)
4) Avant de t'engager syndicalement, est-ce qu'il t'arrivait de participer à des manifestations?
5) Selon toi, dans le milieu lycéen/étudiant, qu'est-ce qui incite les gens à se mobiliser?
6) Légitimité du mouvement?
7) Et est-ce qu'il t'est arrivé de participer à des manifestations d'un 'nouveau genre' ?
8) Membre d’une association?
9) Quelle est la place que tu accordes à la politique dans ta vie? Engagement personnel (motivations)
10) J'aimerais maintenant que tu me parles de ton point de vue sur les manifestations en général ; est-ce que

177
tu penses que les manifestations sont un bon moyen de faire valoir des droits, de réclamer…
11) à quels mouvement as-tu participé ?
12) statut étudiant ? une identité étudiante?
13) Dans le mouvement, tu peux me dire ce que tu as fait exactement, est-ce que tu as pris la parole, tracté..?
quelle participation
14) même activité durant le dernier mvt LRU?
15) mémoire interne au syndicat?
16) position de l’administration? Des profs pendant le CPE/LRU?
17) Est-ce que tu penses que les étudiants, non syndiqués, se sont bien mobilisés pendant le mouvement?
CPE, et LRU
18) question de l’organisation, commissions, AG, et... (comment désigner, qui? Syndiqués…)
20) question de la coordination nationale (rapport avec syndicat, qui, mot d’ordre, journaleux,
revendication…)
21) comment on mobilise des étudiants, en tant que syndiqué, qu’engagé, t’as du faire un travail de
prosélytisme?
22) sur le mouvement en général, qu'est-ce que tu en a pensé, et qu'est-ce que tu penses qu'il en reste ?
23) penses-tu que le mouvement CPE ait été un mouvement d'une nouvelle forme?
24) le CPE va-t-il devenir un mouvement référence pour les étudiants? Est-ce que le mvt CPE a changé dans
l’état d’esprit des étudiants?
25) Est-ce que tu crois que le mouvement CPE a apporté un renouveau du syndicalisme ?
26) Il y a-t-il un modèle de mouvement étudiant, social, une référence? (1986-CIP-95...)
27) qu’est-ce qu’un bon mouvement d’ailleurs (offensif ou défensif)?
28) la place de 68 aujourd’hui ? Ça fait toujours écho chez les étudiants?
29) on a comparé CPE/68, t’en penses quoi ?
30) Je pense que le mouvement a fait bouger quelque chose dans les mentalités?
31) on sent les étudiants réticents à endosser une étiquette politique, ils tiennent à leur autonomie, ils se
disent même apolitiques… quelle position pour un syndiqué?
32) génération individualiste, narcissique, c’est la fatalité de la précarité? Génération défaitiste?
33) génération CPE dé radicalisée? Politisation de cette génération? Expérience formatrice?
34) travail une priorité pour cette jeunesse, accès à la surconsommation? À l’abondance?
35) scepticisme ou une désillusion des jeunes vis-à-vis de la politique et même de l’engagement ?

Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008

Présente-toi

Je m’appelle Thierry Marshal Beck, je suis en quatrième année à Sc Po Lille, section administration
publique, j’ai 22 ans.

Pourquoi Sc Po?

Parce que j’avais décidé de passer le concours à la fin de ma terminale. Au départ je voulais faire une classe
préparatoire, mais comme j’ai réussi le concours… c’est une grande école, et puis Sc Po du fait de l’aspect
pluridisciplinaire, l’aspect juridique, les sciences économiques et sociales. Je savais qu’au bout je pouvais
faire prof d’histoire ou d’éco si j’en avais envie, comme passer les concours administratifs, ça pouvait me

178
permettre de faire une carrière politique aussi.

Faits-tu partie d’une organisation politique?

Oui, je suis adhérent du parti socialiste, du mouvement des jeunesses socialistes, ça c’est pour les
organisations politiques.

Ok, et au niveau syndical?

Je suis adhérent de l’unef, j’ai été adhérent et cadre dirigeant national à l’UNL, je suis en terme mutualiste à
la LMDE, par choix politique. Je suis actuellement sur les listes au conseil d’administration de la LMDE.

Comment as-tu pris la décision de t’engager politiquement et syndicalement?

Je crois que je l’ai prise en troisième de le faire en seconde (rires). J’ai toujours fait de la politique, ma
première manifestation politique c’était avec mes parents en 94 contre les lois Bayrou qui voulaient financer
l’enseignement privé. En 95, avec mes frères et mes sœurs j’ai fait la campagne de Jospin, puis celle des
législatives en 97. À partir de 97 je n’ai jamais pas fait de campagne. Prendre ma carte je l’ai fait en seconde,
je contacte l’UNL en septembre, je suis responsable départemental en octobre et cadre national fin janvier.

Donc ton engagement est avant tout lié à ton environnement familial?

C’est ça, mon père est adhérent du parti socialiste. Mes parents sont adhérents d’un syndicat, ma sœur aussi
et aux MJS. Voilà, j’ai été délégué de classe en 6ème et en 4ème, membre du conseil d’administration de mon
lycée, j’ai été animateur du club pataclope dans mon village, j’ai aussi organisé l’opération nettoyer le monde
dans mon village, et en CM1, CM2 et 6ème de façon diverse ou variée j’ai toujours milité.

Ok donc tu participais déjà à des manifestations avant de t’engager politiquement et syndicalement

Il paraît qu’à 4 ans quand on jouait au policier et au voleur, moi je défendais déjà François Mitterrand (rires)

Tu es membre d’une association?

À l’IEP?

Et en dehors

J’ai longtemps été adhérent à Léo Lagrange, un mouvement d’éducation populaire, de gauche.

Donc si je comprends bien, la politique occupe une grande place dans ta vie.

Une grande place oui (rires), mais en même temps j’essaye de ne pas me faire dévorer par ça.

Qu’Est-ce que tu penses des manifestations en général? Est-ce un bon moyen de revendiquer?
Moi j’adore ça! (rires) Une manifestation c’est toujours utile, d’autant plus quand c’est efficace au bout. On
l’a vu par exemple avec le CPE, comme d’autres mouvements auxquels j’ai participé, y’en a plein… il y a
toujours un aspect festif qui est sympathique, un aspect culturel. Une culture populaire, ouvrière que j’adore.
Ma manif préférée est celle du premier mai, pour rien au monde je ne la louperais, le premier mai je distribue
les bouquets de roses. [je pense tu voulais dire muguets]

Sinon t’as déjà participé à des manifs d’un genre nouveau? Plus festive, un peu écolo, comme les
vélorutions?

Pas du tout, moi je reste plutôt dans une tradition ouvrière, sans pour autant être ouvrier, c’Est-ce qui me
plaît. Je crois en la convergence des luttes, qui certes existe de moins en moins. On peut être pour le vélo en
ville, défendre l’environnement, mais il ne faut pas oublier le reste. Si les verts sont un parti utile et
nécessaire, je n’y suis pas pour cette raison là. Je pense qu’il faut des organisations transversales, il ne faut
pas être couper de certaines luttes. C’est d’ailleurs pour ça que je ne fais pas partie d’association à l’IEP.

Un peu trop corpo?

179
Ouais c’est ça. Alors déjà que je suis socialiste dans une grande école, c’est déjà bizarre. Mais créer une
section socialiste à l’IEP dans le quartier de Lille le plus ouvrier j’ai jamais compris. Je préfère être avec des
jeunes, des moins jeunes, des vieux, des ouvriers, des cadres sup etc.

Mais être membre d’un syndicat c’est déjà un peu corpo non?

Bah pas l’Unef par exemple. L’Unef c’est le syndicat où on va voir les gens des classes prépa, des IUT, des
grandes écoles, fac de médecine, comme fac d’histoire…

Mais qui reste coupé des travailleurs?

Ouais mais nous sommes des travailleurs en devenir, en préparation. On est pas corporatiste dans la mesure
où on est pas syndicat de la fac de droit, ou seulement de toutes les fac de droit de France et c’est tout, c’est
le syndicat de tous les étudiants.

D’accord, il existe des syndicats qui regroupent sous le monde de l’éducation, élèves, profs et
administrations, ils tentent de les mettre dans le même bloc.

C’est possible mais autant il y a une nécessité de convergence des luttes, autant il existe des intérêts
spécifiques à la condition d’étudiant. Avec les enseignants il y a aucun soucis, on peut négocier, on doit le
faire sur les diplômes, la pédagogie, les niveaux d’évaluation très bien. Mais les enseignants ne peuvent pas
comprendre, enfin si ils peuvent, mais ils ne peuvent pas déterminer les aspirations des étudiants en terme de
logements etc. parce que eux ils sont salariés, tout comme c’est pas aux étudiants de voter la plateforme
syndicale des professeurs, ce n’est pas à eux de décider des revendications syndicales des enseignants.

Parle-moi du statut d’étudiant

C’est compliqué le statut d’étudiant, car c’est une catégorie spécifique, mais aux aspects diverses. Cela n’a
rien à voir quand on est étudiant en histoire, en grande école, en BTS… On veut une formation pour
s’épanouir intellectuellement et puis pour intégrer le monde professionnel, il y a toujours un va et vient entre
ces deux mondes.

D’ailleurs, existe-il une identité étudiante?

Non, c’est d’ailleurs la grande difficulté qu’éprouve l’unef, il y a eu des débats internes extrêmement forts là-
dessus. Moi j’ai jamais fait partie à l’unef de ceux qui pensent que c’est le syndicat de tous les étudiants,
quand on fait de l’action politique on ne peut pas représenter tout le monde. Quand j’étais à l’UNL, alors que
l’UNL a pour vocation de représenter tous les lycéens, moi je représentais ceux qui ont voté pour moi, qui ont
voté pour la plateforme qui était de privilégier les boursiers et pour telle ou telle chose. Tous les étudiants
peuvent voter pour l’unef, mais c’est à eux de se retrouver dans la plateforme votée, car ce ne sont pas eux
qui font la plateforme proposée. À l’IEP je pourrais défendre la spécificité d’une grande école face aux
universités, je n’ai jamais fait ça. Et je vote systématiquement contre toutes les augmentations de frais
d’inscription, pas parce que j’ai pas envie de ne pas payer plus, mais parce que cela mettra une pression sur
les universités qui devront augmenter leurs frais d’inscription.

Ok donc les syndicats définissent l’identité étudiante, ils font un travail de construction identitaire.

C’est-à-dire que nous à l’Unef, on essaye de faire que l’étudiant soit reconnu comme un salarié en devenir,
un futur travailleur. Il faut donc lui favoriser ces conditions de vie et d’étude, on veut homogénéiser le statut
d’étudiant, on veut donc qu’il n’y ait plus d’étudiant qui travaille pour financer leurs études, qu’il n’y ait plus
d’étudiant qui ne puisse pas manger trois repas par jour, qui soit sans logement, qu‘il n‘y ait plus de personne
qui soit contraint de prendre une filière dans sa ville alors que ce qu‘il a envie de faire est 100 kilomètres plus
loin… On veut homogénéiser dans le sens de plus d’égalité, en même temps, on ne veut pas que tout le
monde soit pareil. On homogénéise le statut, les droits, et non pas les personnes. On combat donc les
inégalités de départ.

Ok, on va parler maintenant un peu plus des mouvements étudiants. T’as participé au mouvement
contre le CPE, dis moi ce pourquoi les étudiants se battaient?

180
Moi je l’ai fait au sein des MJS et non de l’Unef. Moi ma première manif c’était vers le 30 janvier je crois…

Quand est-ce qu’a commencé le mouvement?

Je ne sais plus exactement quand le texte a été déposé, mais j’ai eu un membre du bureau national deux jours
après. Le texte a été déposé autour du 20 janvier, quelques jours après les membres du bureau national des
MJS nous contactent. A ce moment, une plateforme a été montée avec les MJS, l’unef, l’UNL plus les autres
syndicats et organisations de jeunesse. Nous, avant la fin janvier on avait déjà tracté, fait notre première
manif et organisé des réunions avec Martine Aubry et Razi Hammadi. Donc pour nous, le mouvement a
commencé dans les 48 heures qui suivaient. Et c’est là l’utilité d’avoir des organisations politiques et
syndicales. Parce que nous c’était rien de nouveau sous le soleil. Le fait d’être dans des organisations il y a
des histoires qui passent. Pour nous, le CPE c’était le nouveau CIP. On en avait tous conscience. Il a fallu 5, 6
semaines avant que le mouvement commence, ça a vraiment commencé début mars, surtout à Lille où à la
première manif on était 500, vraiment pas grand-chose donc. Pour le CIP on savait qu’il avait fallu six
semaines, le temps que dans les IUT ça se mobilise. Enfin moi au début j’y croyais pas.

Comment on fait naître un mouvement?

On peut tenter de faire naître un mouvement, on choisit une stratégie, puis le mouvement prend ou pas, mais
ça c’est pas nous qui en sommes responsables. Alors comment faire naître un mouvement, on a besoin
d’argent, pour ça on diffe à la sortie des lycées, à la sortie des facs. On fait une première manifestation, et à la
fin de la manifestation on essaye de récupérer les personnes motivées, ensuite on va faire une réunion
publique avec Martine Aubry. Et surtout médiatisation, médiatisation, médiatisation… voilà c’est ce côté
assez difficile, qui je pense a été très différent avec la loi LRU.

Quelle a été la différence entre ces deux mouvements, pourquoi le mouvement contre la LRU n’a pas
pris?

C’est une différence de temps politique. Et puis la stratégie du CPE n’était pas la même que la LRU. Sur la
LRU la stratégie était mauvaise. Les deux façons de faire sont bonnes. Après l’effet boule de neige prends ou
ne prends pas. Il y a certes des différences de stratégie, mais par exemple si le mouvement du CPE était
arrivé en 2003 peut-être il n’aurait pas pris. Le mouvement de la LRU c’est six mois après l’élection de
Nicolas Sarkozy. En même temps, on peut pas les comparer, c’est pas les mêmes contenus, avec le CPE on
pouvait le rapprocher du CIP, c‘est la question du salaire, et donc de différencier la jeunesse du reste de la
société. En plus ce mouvement arrive en 2006, quatre ans après l’arrivée la droite au pouvoir… Donc plein
de choses… il y a des gens qui n’ont pas fait le mouvement du 21 avril, une partie de la jeunesse qui n’a
jamais manifesté, puis il y a eu une recomposition de la gauche, ceux qui étaient coupés du mouvement
social, les MJS, l’Unef qui étaient vu comme des acteurs collaborant du gouvernement Jospin, avaient
participé au mouvement aux manifs contre Fillon, contre la réforme LMD. Même sur Lille, l’année d’avant le
CPE, on avait participé au mouvement contre la réforme Fillon, contre celle de Ferry aussi, il y a avait donc
des équipes de militantes qui étaient plus formées. Il y avait un ras-le-bol contre le gouvernement en place, il
y avait aussi je pense un côté les petits bourgeois qui voulaient manifester, faire comme les « petites
racailles » avoir leur mouvement, après les émeutes des banlieues. Donc le mouvement de 2007 sur la LRU
ne pouvait pas prendre, c’était différent.

Il y avait un effet d’usure? Les gens étaient peut-être fatigués après le CPE? Et puis la médiatisation
toute différente non?

Moi je pense qu’il y a eu une grande différence avec le CPE. On ne peut pas faire partir un mouvement sur
des mensonges. Sur la LRU il y avait 10000 choses à dire, il y avait des choses ignobles. Mais il n’y allait pas
avoir la privatisation de l’université, le gouvernement n’était pas assez bête pour ça, et non il n’y allait pas
avoir une augmentation des frais d’inscription. Donc on ne fait pas partir un mouvement sur des mensonges,
et les médias l’ont dit. Pendant le CPE, quand on dit que ça crée une inégalités entre les jeunes et ceux qui
sont plus âgés, on sacrifie donc une fois de plus la jeunesse, tout ça c’était avéré. Sur la LRU il y avait plein
de choses qui allaient pas. À l’UNEF des gens ne voulaient pas partir sur la LRU mais sur les moyens. De
toute façon il y a une frange du mouvement social qui vire de façon extrême, qui est extrême et le
mouvement LRU est, dans une certaine composante, un mouvement anti-Sarko et où en plus il y a eu un
militantisme par substitution. La mouvement LRU a été fondé sur le blocage, ce qui découle du CPE. Mais
pendant le CPE, le blocage est arrivé tard, il est arrivé au moment où les manifs ne portaient plus. On me
demandait pourquoi on bloquait. Mais après la septième manif qu’on fait, rien n’a bougé. À l’IEP le blocage

181
est arrivé début mars, assez tard donc. C’était un temps politique différent. Quoi qui se passe en 2006, après
quatre ans de droite, il y avait une autre motivation. Après le CPE avec les camarades on était sûr que le
président de 2007 serait de gauche. C’est juste qu’il n’y a pas eu d’offre crédible. Une candidate qui pendant
le CPE trouvait ça pas si mal, donc ça pose déjà problème (rires). Moi en 2006, j’ai pensé pendant tout le
mois de février que la droite avait réussi à faire son Reagan et son Tchatcher, c’est-à-dire à tuer le
mouvement social. Et il y a quand même un énorme frustration à la suite de 2006 après les émeutes des
banlieues. D’ailleurs le CPE ce n’est pas une victoire, comme les émeutes des banlieues ça n’a rien donné. Le
mouvement a simplement obtenu le retrait du texte, c’est la première dois qu’un mouvement social n’a rien
gagné. On avait rien gagné avec la réforme LMD, avec la réforme sur les retraites, sur Fillon et tout ça on
avait toujours perdu. Il y a un moment, où on s’aperçoit que ça fait plus de dix ans que le mouvement social
ne gagne rien.

Donc c’est quoi un bon mouvement?

C’est un mouvement qui gagne des choses. Comme avec la LRU où on obtient deux trois choses en plus,
comme un meilleur plafond de bourse, de meilleurs moyens, même si ce sont des peanuts qu’on avait le droit
d’attendre.

Il existe un modèle de mouvement social, de mouvement étudiant?

Je crois qu’il existe un idéal chez les étudiants. L’idéal-type n’existe pas dans la pratique. Le mouvement des
lycéens quand il y avait Claude Allègre, il y a eu des négociations, c’était un gouvernement de gauche, des
choses ont été obtenues, des moyens en plus. C’est à la suite de ça qu’il a eu des emplois jeunes, les TPE etc.
mais ça c’est un mouvement lycéen et c’est quelque chose de très spécifique. Sur le mouvement étudiant, il y
a un grand mouvement c’est 68.

D’accord, moi j’ai lu quelque part que le mouvement référence chez les étudiants…

C’est Devaquet ?

Ouais c’est ce mouvement, et surtout à l’Unef je crois.

Je pense que c’est une mauvaise chose.

Parce que défensif?

Oui

On gagne rien?

On gagne rien, mais c’est un mouvement qui s’inscrit dans un contexte où la droite est de retour au pouvoir.
Parce que de manière générale les mouvements sociaux sont très différents quand c’est la droite ou la gauche
au pouvoir. C’est drolissime quand j’entends l’extrême gauche parler, c’est pas la même chose la droite et la
gauche au pouvoir. En 86, il y a un côté on tue la droite qui est de retour, dès qu’elle arrive, et elle ne peut
plus rien faire pendant deux ans. Mais peut-être de la même façon que la droite a gagné les élections non pas
en 86, mais en 84 avec la grande manifestation avec deux millions de personnes sur l’école privée. En 86...
J’allais dire on crush, on casse les dents du gouvernement… et le CPE n’a pas été ça, on le voit bien
aujourd’hui. On a rien gagné et on a pas cassé les politiques de droite, et c’est ça qui c’est passé avec
Devaquet.

Il aura manqué un Malik Oussekine ?

Il y a ça aussi, c’est vrai que pendant le CPE on le disait souvent. Quand le CPE était terminé, moi j’ai fait les
conventions nationales, les coordinations nationales, à l’IEP il y a en plus une culture historique assez
diffusée sur le mouvement social, on se demandait qui c’est qui se dévoue pour aller se faire tuer.

Le mec de Sud-PTT on a bien pensé qu’il serait le martyre du mouvement…

C’est ça oui, et puis il a y eu plein de rumeurs sur telle ou telle personne s’est fait matraquée la gueule. Moi
je me rappelle qu’avec les manifs contre Fillon, il y eu des charges terribles des CRS, si le pape n’était pas

182
mort cette semaine là, le même jour où des lycéens se sont faits tabassés à coups de matraques comme j’ai
rarement vu à Lille, si le journal du 20h s’ouvre la dessus et non sur la mort du pape, le mouvement du CPE
aurait eu lieu un an plus tôt. J’en suis convaincu. Je suis donc convaincu que c’est le pape qui a tué le
mouvement (rires).

Sinon, tu crois que le mouvement du CPE va devenir un mouvement de référence?

Il deviendra un mouvement de référence sur les modalités d’action. Le blocage n’était pas une modalité
d’action systématique et sûrement pas dans les lycées. C’est une chose qui a été peu comprise et analysée sur
le mouvement. Notamment je pense qu’au fur et à mesure du mouvement il y a eu de moins en moins
d’étudiants dans les cortèges et les lycéens sont bien venus combler par la suite, ce qui pose un gros
problème dans les lycées. Les lycéens sont une catégorie bien plus dangereuse pour le gouvernement. Les
étudiants, ils sont salariés, ils travaillent, ils sont plus vieux. Les lycéens, ils sèchent juste les cours. Les
lycéens qui sortent dans la rue, c’est le pire truc qui puisse arriver à un gouvernement… Je crois que c’est le
premier mouvement important, notamment dans les AG, post 89. C’est-à-dire qu’il n’y avait plus d’idéologie
marxiste à tout va, en permanence dans les AG. Il n’y avait pas de volonté des convergence des luttes, de
référence à la lutte des classes comme on a vu dans les AG durant la LRU. Ce mouvement était…

Apolitique?

Non pas apolitique

Je croyais que le mot d’ordre de tout mouvement étudiant depuis 1986, on refuse l’étiquette politique,
et même le soutien des organisations politiques…

Bah je pense que sur le CPE c’était pas le cas.

C’est peut-être une question, un positionnement difficile pour un syndiqué?

En ce qui me concerne, je considère que l’apolitisme du mouvement c’est une blague. Il va pas être publié ce
mémoire? Juste en off alors: je sais comment le mouvement a été financé sur Lille, je sais d’où viennent les
flux d’argent liquide qui ont financé le mouvement… je vois bien que dans la masse les étudiants se disent
apolitiques, mais ils sont même pas apolitiques.

Pourquoi ils se disent apolitiques alors?

Parce qu’ils sont peut-être plus légitimes en disant ça pour un certain nombre, ils ne sentent pas manipulés.
Ça montre juste l’appauvrissement du discours à gauche.

Il semble qu’ils tiennent beaucoup à leur indépendance, leur autonomie.

Le problème c’est que le mouvement est politique et autonome. Et surtout à l’IEP, où on a public très
spécifique, où les taux de participation étaient très forts aux AG contrairement à ce qu’il a pu se passer dans
les universités. Avec un forte participation aux élections et à la prise de parole, avec des débats très apaisés et
une ligne droite inexistante et un peu débilisante car ils n’ont jamais voulu soutenir économiquement la
mesure… mais les gens étaient politiques. Moi j’ai pris la parole systématiquement dans les AG, et tous les
gens savaient que j’étais syndiqué à l’UNEF, et au membre du parti socialiste, et quand je parlais je n’ai
jamais prétendu à l’apolitisme. Je pense que ça pu influencé un certain nombre de personnes. Les
organisations politiques sont à l’origine du mouvement, elles permettent de le structurer pour éviter que ça
parte en couille, et à la fin du mouvement elles permettent de recadrer les choses. Mais il y a un moment où
les gens ne veulent pas que l’UNEF dirige officiellement le mouvement. Ce qui est une blague complète
quand on voit ce qui s’est passé. Par exemple à l’IEP, moi et mes camarades de l’UNEF et du PS on se parlait
dix fois pendant les AG pour savoir qui allait intervenir et à quel moment.

D’ailleurs comment s’organisaient les commissions et la présidence de la tribune?

Moi j’ai fait partie d’aucune commission, ça va contredire ce que je viens de dire. Mais il y a eu un discours
anti-politique, les gens étaient politiques mais ils tenaient un discours anti-institution, anti-syndicat qui m’a
fait chier, je leur ai dit allez vous faire foutre, je n’irais jamais dans votre truc. Je pense que ça a été plus un
problème pour eux, car je ne me suis jamais retrouvé en table, jamais retrouvé à animer un débat, mais

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seulement une fois que le mouvement était lancé. Parce que quand on a lancé le mouvement c’était moi qui
avait le mégaphone, qui animait les trois premières réunions de lancement. C’est ça qui est intéressant, avant
qu’on arrive à 300 personnes en AG, la personne qui animait les réunions c’était moi. Et quand on est arrivé à
300 personnes, c’était plus moi, je me suis tout de suite retiré, j’avais aucun problème avec ça, parce que
j’avais plus intérêt à être en salle, à faire mes interventions, à faire mon gauchiste, à structurer et faire
avancer le débat que de me retrouver de l’autre côté de la tribune. Et dans la tribune il y avait des affiliés,
Soraya qui est chez ATTAC, telle ou telle personne affiliée à l’UNEF, telle ou telle au PS. Et c’est pas de la
manipulation, c’est juste qu’on est bien structuré, ça fait plusieurs années, qu’on est acteur du mouvement
social, on sait comment ça marche. C’est comme ça que ça se fait. Ça faisait six ans que j’organisais le
mouvement social, j’allais pas laisser les gens aller au casse-pipe parce qu’ils voulaient aller au casse-pipe.
D’ailleurs cette année sur la LRU, tant que l’UNEF disait on vote le blocage le mouvement a tenu, le jour où
l’Unef s’est retiré, le mouvement était fini.

Est-ce que tu as fait parti de la coordination nationale?

Deux fois, à Poitier et à Aix.

Quels étaient les rapports avec les syndicats?

Quand je suis allé à la première, il y avait un mec du PC proche de l’unef, un autre du PS proche de l’Unef et
moi. On a voté de façon systématique avec l’Unef. À l’autre coordination nationale à Aix, j’étais avec une
fille, on voté de façon systématique avec l’Unef. À l’Unef, les non-gauchistes sont majoritaires, c’est-à-dire
proches du PS. Mais à la coordination nationale en gros il y avait trois tiers, un tiers Unef tendance
majoritaire, un groupe Unef tendance LCR et quelques petits LO, un autre groupe qu’on appelle les Totoïdes,
ce sont des gauchistes qui se refusent de toute affiliation, ce sont eux les plus extrémistes. Et de fait, c’était
l’unef tendance LCR qui tantôt s’alliait avec les autonomes, tantôt avec la majorité. Pendant le mouvement
du CPE, les gens de la LCR de l’unef se sont toujours rangés, à 90% des cas, avec la majorité nationale,
parce qu’on avait vrai mouvement, parce qu’on était pas dans une logique de on va encarter les gens, les
manipuler etc. Ils savaient que pour le mouvement dure il ne fallait pas élargir la plateforme de
revendications. Et pendant très longtemps le but de l’Unef à la coordination a été de ne pas élargir la
plateforme de revendications. On ne voulait pas devenir les personnes qui réclamaient la réforme de…

Mais elle a été élargie la plateforme, non?

Mais tard, très tard. L’Unef a placé des gens pour qu’on n’en parle pas. On a tout fait pour que ce ne soit pas
dit. Un truc tout simple, à l’IEP, il y avait des gens de gauche, voire bien à gauche, qui votent de façon
systématique le blocage, c’est-à-dire 150 personnes à peu près. Mais on a besoin de 100 personnes en plus
pour le voter, et avec une plateforme élargie on l’aurait jamais obtenu ce blocage.

Mais au niveau de la coordination nationale, ne pas élargir la plateforme c’est peut-être ce qui
empêche toute convergence des luttes?

Ouais mais là je pense que pour le coup…(temps d’hésitation) il y a des slogans gauchistes : lundi c’est la
grève, mardi c’est la grève, mercredi c’est la grève, jeudi c’est la grève, vendredi c’est la grève, samedi c’est
la grève et le dimanche on envisage la grève générale… Faut pas vivre sur des mythes complets. La dernière
grève générale en France c’est mai 68. Il y a pas eu un nombre de grévistes considérable pendant le
mouvement. Il y avait peu de salariés en mouvement. Il fallait gagner sur le CPE, si on gagnait derrière il y
aurait un mouvement où on aurait pu obtenir d’autres choses, après fallait voir l’évolution des choses…

C’est ce qui fait qu’un mouvement devient offensif ? Je veux dire qu’en limitant la plateforme de
revendications un mouvement reste conservateur et défensif.

Je pense que pour le CPE c’était très difficile d’élargir. Un mouvement se fait comme il est. La CGT, la
CFDT ils ont essayé de faire venir les salariés. Le ralliement des salariés aux étudiants ne s’est pas fait sur le
CPE. Basta, voilà, c’est juste ça. Sur la LRU c’était n’importe quoi aussi! Sur la LRU on avait des
possibilités énormes, si on avait obtenu un milliard en plus, allez, plus pour réformer l’université, améliorer
le statut d’étudiant, ça aurait déjà été énorme. Après parler de toute la politique sociale de Sarkozy, est-ce que
le but du mouvement est de faire tomber le gouvernement?… la LRU était un mouvement anti-Sazkozy, ce
qui fait que c’était pas porté sur la LRU, ce qui est triste d’ailleurs.

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Tu penses que le mouvement anti-CPE a apporté un renouveau du syndicalisme?

On verra ça dans les jours qui viennent avec les élections. L’unef se porte bien avec des bons taux de
participation. En terme d’adhésion l’unef s’est massifié là où elle était forte, par exemple pas à Lille

Qui est fort à Lille?

Personne. Le groupe le plus fort c’est les jeunesses communistes, mais personne n’est réellement fort ici, tout
le monde se tire dans les pattes. Le mouvement social dans la jeunesse est déstructuré à Lille. Le mouvement
syndical et lycéen c’est dramatique. Ça fait des années que l’UNL essaye de s’implanter, mais c’est très
difficile.

Tu penses que le mouvement du CPE a changé l’état d’esprit des gens?

En tout cas ça a changé le mien. J’ai milité toute ma vie, j’ai fait partie d’un syndicat lycéen très jeune, en
seconde. Le 21 avril m’a pas trop marqué, parce que manifester contre le FN je trouve ça débile. Ce
mouvement aura eu une portée identitaire très important pour moi, il a fait ma culture politique. Ce n’est pas
un mouvement que j’ai vécu comme une victoire, mais plutôt comme une quasi-défaite. C’est le moment où
j’ai beaucoup évolué au sein du parti socialiste. D’un père plutôt rocardien, des parents à la CFDT... ce
mouvement m’a fait aller à la gauche du parti socialiste. Ce mouvement m’a fait m’interroger sur ce qu’était
l’identité de la gauche, sur ce que devaient être les revendications. Pourquoi on ne devait pas être un
mouvement conservateur.

Une période formatrice d’un point de vue politique donc?

Une période très difficile aussi. Je pense que c’est spécifique à l’IEP. Je pense que c’est très différent d’un
endroit à l’autre. Moi je suis dans un endroit qui a viré jaune, je suis dans un endroit qui a trahi la lutte. L’IEP
a levé le blocage le jour où il y a eu la manif la plus importante de tout le mouvement. Quand il y a trois
millions de personnes dans la rue, quand le mouvement atteint son sommet, l’IEP lève le blocage. Après il a
encore eu des journées de blocage partiel, mais ce n’était que le jour de mobilisation. J’étais déçu, car au
début j’y croyais pas à la mobilisation à l’IEP. Moi je mobilisais au début avec les MJS, on faisait notre truc
de notre coté. On tractait à la sortie des lycées, des facs etc. quand on est venu me chercher à l’IEP pour
organiser les premières AG et j’ai été étonné, je n’y croyais pas. À l’IEP j’étais plus que réservé sur la
question du blocage. Ma première intervention a été de prévenir que si on votait le blocage, il faut le retirer le
jour où le gouvernement annonce le retrait du CPE. C’est un bras de force, le premier qui recule qui a perdu.
Si tout le monde avait fait comme l’IEP en France, le CPE aurait été maintenu. Donc mon avis sur les gens de
l’IEP, c’est des jaunes, bon pas tous, mais notamment ceux qui changent de camps, des révolutionnaires du
dimanche, des petits bourgeois qui veulent leur mini mai 68. Sans compter ceux qui prennent leurs semaines
de vacance et qui votent contre le blocage quand les parents commencent à leur casser les couilles, et se
disent qu’ils préfèrent revenir en cours que de rester chez leurs parents. Toutes ces conneries là qui rentrent
dans des calculs… Enfin le blocage c’était l’unité de compte du mouvement. Tous les jours des rapports des
RG étaient déposés sur le bureau du premier ministre qui disaient il y a tant de facs bloquées, tant de lycées
bloqués. C’était comme un manifestation, c’était une modalité d’action.

C’est légitime le blocage comme modalité d‘action?

Oui. Ce n’est pas les étudiants qui ont défini les modalités d’action, c’est le gouvernement. On a commencé
par une manifestation le 30 janvier, puis des réunions publiques. Les blocages à Lille se sont faits après
maintes manifestations. Quand on est dans un rapport de force, d’abord on manifeste, et puis si il se passe
rien, faut aller plus loin. Et si le gouvernement n’avait pas lâcher, je craignais que la semaines suivante on
brûle les voitures, parce que c’est ça un rapport de force, c’est une escalade. Dans la mesure où je considère
que c’est le gouvernement qui doit céder, c’est pas nous en AG qui sommes illégitimes. Le CPE a quand
même été pondu trois semaines après la crise des banlieues, c’était censé être une prétendue réponse aux
problèmes des banlieues. Il a été présenté au conseil des ministres une semaine après la levée de l’état
d’urgence je crois.

Quelle était la position de l’administration pendant le mouvement?

Ça je la connais bien, j’étais au conseil de direction trois fois par semaine. Ils étaient pro-mouvement.
Thiébaut, Fromont, Lascombes, Goirand, tous ceux là suivaient la position des étudiants. Les profs ont

185
même refusé que l’administration organise un vote à bulletin secret par respect de la décision des étudiants,
que c’était de la manipulation. Mais à la fin, Thibaut a du lâché le truc car il se faisait insulter par les parents.
Pendant le conseil de direction, les profs voulaient pas récupérer les cours, Thiébaut gueulait. Le truc c’est
tout le monde croyait que le mouvement irait jusqu’au bout. Après Thiébaut a senti que les lignes étaient en
train de bouger chez les étudiants, faut voir que les parents le harcelaient, tout comme les étudiants de droite
l’ont pas lâché pendant tout le mouvement, et donc il s‘est liquéfié comme il sait le faire.

Et pour la LRU?

Pendant la LRU, le directeur de l’IEP a manipulé de A à Z le mouvement.

Une mémoire de ce qu’il s’est passé pendant le CPE?

Je pense pas que ce soit une question de mémoire, en tous cas pas à l’IEP, peut-être dans les facs. Je sais juste
qu’il y a eu un manque de maturité politique durant cette tentative de mouvement. Pendant le CPE j’ai un peu
animé de manière autoritaire les deux premières AG. C’est pas pour me jeter des fleurs, Soraya et avec les
autres gens qui étaient en tribune savaient que la dernière personne à faire parler, c’était moi. Est-ce que c’est
de la manipulation? Peut-être mais c’est comme ça que ça se passe le mouvement social. Les dernières AG
sans l’administration où j’y étais, on a repris les choses en main, on a dit qu’on votait à main levée, que l’AG
était légitime peu importe le nombre de personnes présentes. Je ne pense pas que ce soit une question de
mémoire, mais en effet il y a une manipulation terrible de la part de l’administration, de Mathiot qui n’a été
permise que par une incompétence politique de la part des étudiants. Et puis c’est aussi dû au fait du manque
d’engagement des quatrièmes années qui n’ont pas pris la direction du mouvement. Étonnamment pas mal de
personnes à gauche, on y a pas été. Mais ça moi, depuis le CPE, l’IEP…

C’est terminé?

Ouais, c’est une blague, le militantisme petit-bourgeois…

Ok, autre chose, la place de 68 aujourd’hui? Est-ce que ça fait toujours écho chez les étudiants
aujourd’hui?

Je sais pas. Ça fait pas écho chez moi en tout cas.

Pas chez toi? Tu m’as déjà fait référence à 68 plusieurs fois depuis le début de l’entretien.

Ouais bien sur, c’est un grand mouvement. C’est un mouvement de référence sur le passé, mais ça n’a aucune
valeur pour le futur.

D’accord, pourtant on a été tenté de comparé le CPE à 68, en tous cas les médias l’ont fait, on a
entendu parlé du printemps de la révolte, comme on l’a comparé avec 95 etc.

Sur 68, c’est tellement pas les mêmes époques, c’est tellement pas les mêmes périodes… c’est pas la même
situation économique, situation sociale tout ça.

Alors pourquoi tant de références à 68?

Je trouve pas qu’on a fait beaucoup référence à 68 durant le CPE chez les étudiants.

Chez les médias quand même un peu, ils ont pas mal joué de l’image de la Sorbonne, voitures
retournées et graffitis…

Ouais mais ça je pense que c’est du pur médiatique. Il y a qu’à voir l’école d’archi à Lille, il n’y a pas eu
d’aspect créatif, festif dans ce mouvement. Moi j’ai vu Lille 3, la fac était déserte, à Lille 2 c’était désert,
l’IEP c’était plein, mais y avait pas un graffiti sur les murs. Et puis sur les affrontements c’étaient des
composantes ultra-minoritaires pendant le CPE. En 68, vu ma place aujourd’hui, j’y serais aller à la castagne.
Aujourd’hui aucun leader politique n’irai à la castagne. Et puis en 68 il y avait quand même un discours
légitimiste de la violence. C’est un discours qui n’existe plus. Ça aurait pu venir si le gouvernement n’avait
pas lâché. Et puis faut voir que ce mouvement arrive trois mois après les émeutes des banlieues. C’est deux
mouvements qui s’ignorent, qui ne se parlent pas. Il n’y a aucun lien entre les deux, ils ne veulent pas voir les

186
liens qu’il y a entre les deux. Mai 68 faut pas le commémorer, faut pas l’idéaliser. Ça doit nous apprendre
qu’une chose, la même chose que nous apprends le CPE, c’est que prétendre que la lutte sociale, la
mobilisation ne servent à rien, qu’il y a des choses qu’on ne peut pas arrêter, c’est faux. Si on veut, on peut,
c’est aussi bête que ça. Après si il y a un mouvement, on ne doit pas faire comme 68, on ne doit pas se dire
« faisons comme 68 ». Je trouve ça triste, la pauvreté des propos, des slogans est d’une tristesse… réécrire les
mêmes slogans ne rime à rien. Mai 68, comme le CPE nous apprend qu’on est limité que par les limites
qu’on se met. Personne n’avait prédit le CPE, et ça s’est fait voilà. Moi les unes sur 68 ça me dégoûtent, ça
m’est insupportable.

Pourquoi? C’est comme nous dire qu’on peut pas faire mieux?

Non, c’est juste un nouvel enterrement à chaque fois. Je trouve que la commémoration de mai 68 ressemble à
la commémoration de la Révolution française à la François Furet , c’est assez similaire dans la façon de faire.
Une manipulation médiatique donc idéologique sans réflexion historique

[Petite pause]

En 86 le slogan, c’est « 68 c’est vieux, 86 c’est mieux »

Moi je rêve d’un mouvement qui ne se réfère pas au passé.

Pourtant ça semble difficile. Pendant la LRU parle de Devaquet, comme pendant le CPE on parle du
CIP…

Oui c’est que je disais, ça veut dire on peut le faire, il n’y a pas de fatalité. Si on veut on peut. Mais après sur
le contenu du mouvement, sur les revendications on ne doit pas s’inspirer de ce qui a déjà été fait. Pendant le
CPE, il n’y a eu aucune révolution culturelle, alors que c’est le cas de mai 68.

Le CPE a été novateur d’une certaine manière.

Oui mais on est au niveau des modalités, les gens ont appris se mobiliser, il ne s’agit pas du pourquoi on agit.

Le pourquoi on agit est sûrement mort en 86 avec l’émergence du « single issue mouvement »: un mot
d’ordre, une revendication et on s’arrête la dessus.

Oui bien sur, c’est sur… il y avait la bourse aux livres ce week-end à Lille, j’ai acheté le programme du PC
réactualisé, celui du PS, un bouquin sur l’autogestion d’Edmond Maire, et c’est comme chez moi il y a plein
truc qu’on cultive avec mon colloque au niveau des affiches etc. c’est un peu le côté musée. Moi j’ai des
classeurs remplis de toutes mes coupures de presse depuis que j’ai quinze ans. Mais le côté alter mondialiste
n’ai jamais rentré dans le mouvement CPE. Il y a eu des endroit où cela s’est fait. Le côté à Poitiers où on
brûle des voitures en carton pour ne pas brûler des vraies, je trouvais ça génial, ça montre à quel point on
peut être mature au sein de la jeunesse. Cette symbolique est intéressante, car ça c’est nouveau, on joue sur
des images, sur des faits de société.

C’est un peu nouveaux mouvements sociaux?

Bien sur. Quand je dis que la commémoration de 68 c’est triste, c’est comme les portraits de Che Guevarra.
C’est juste triste. Il n’y a pas une personne, allez peut-être quelque unes à la LCR et encore ils sont
minoritaires et c‘est pas eux qui font les mouvements de masse, il n’y en pas une qui est prête pour tuer pour
la cause, Che Guevarra lui il tuait. On est que sur des images. Moi je me rappelle que dans le bassin houiller
en Moselle entre 90 et 95 quand les mines fermaient, et pendant les manifestations de mineurs ça se battait à
coups de barre contre les forces de l’ordre et personne ne passait devant les juges après. C’est pas une
apologie de la violence, je dis juste que ça n’existe plus.

Il y a quand même des gens qui préparaient des cocktails Molotov pendant le CPE

Oui, et justement c’était notre gros problème sur Lille 3 avec l’Unef, c’était comment faire pour que les flics
ne déboulent pas là où les cocktails Molotov étaient montés. Des cocktails Molotov étaient montés à Lille 3.
Le CPE était très réactif. Sur la LRU on aurait pu créer un débat sur qu’est-ce que l’université idéale. Si
pendant le CPE on avait discuté, si chacun avait proposé un nouveau modèle de société, si chacun avait

187
donné ses valeurs, ses vœux de société… et bah rien de tout ça, peanuts. On a jamais pensé à ça, on s’est dit
faut être efficace, créer des commissions pour contre-proposer, mais jamais, on sait pas ce qu’on veut. Moi je
rigole mais quand je parle de 32h, revenu minimum universel, accès à la culture, semaine de quatre jours…
personne n’y est!

Donc pour toi « sous le bitume, les pavés » c’est pas crédible?

Ah ouais, sous le bitume les pavés, et sous les pavés il n’y a plus de sable, ou alors il est tout pourris car il
date d’avant 68 et plus personne ne veut s’assoire dessus.

On est passé de la génération enragée à la génération morale, puis finalement à la génération précaire.
On définit notre génération comme précaire, individualiste, qui manque d’imagination…

Ouais mais je comprends pas qu’on puisse être de cette génération et être de la même génération bobo, et
dans bobo il y a tout un aspect culturel.

Je sais pas s’il y a deux millions de bobos à l’université.

Non mais il y en a. La vélorution, tout ce qui est développement durable et alter mondialiste tout ça ne s’est
pas retrouvé durant le CPE. Il n’y avait plus l’aspect festif qu’il y avait à Porto Alegre. L’aspect festif est
d’ailleurs bobo. pour revenir sur le CPE, les chiffres des manifs ne sont pas très important. En 98 avec le
mouvement Allègre juste avec les lycéens il y a déjà deux trois millions. Pendant le CPE s’est moindre,
c’était pas tellement massif, il y a plein d’endroits qui ne sont pas mobilisés, dans le 93 par exemple. Quand
on sait qu’ils sont 750000 lycéens en île de France, il n’y a pas eu 1000000 de manifestants à Paris.

Tu penses que la génération CPE est une génération dé radicalisée, voire désintéressée de la politique
en général?

Je vais répondre à côté de la plaque, mais c’est pas grave. Non, je sais pas.

Tu crois que pour le quarantième anniversaire de 68, ça va péter dans les universités?

Non aucunement. C’est la mort la plus horrible de 68. 68 n’aurait jamais du être commémorer. Encore je
trouve 68 est un mouvement extraordinaire, dans son aspect culturel et mondial, pour le coup ça a été une
vraie révolution. Mais je suis assez d’accord avec ceux qui disent aujourd’hui que la façon dont on fait 68
aujourd’hui signifie la révolution est finie. On a gardé qu’un certain nombre d’aspects peu dangereux pour
notre société actuelle. On voulait parler plus de cul, de bite, c’est l’émancipation de la bourgeoisie. Ça on a
tout gardé, le côté émancipation petit bourgeoise on prend tout et on laisse de côté complètement l’aspect
enragé, autogestion, égalitaire, on renverse le pouvoir etc. tout ça on l’oublie, voire on le renie. La
commémoration est aujourd’hui ahistorique, on oublie les dix millions de grévistes, l’aspect ouvrier. Le choix
commémoratif est complètement biaisé, il y a tellement d’aspects qu’on ne voit pas et qu’on refuse de voir.
Mai 68 est devenu un lieu de mémoire, et non d’histoire, comme le définit Pierre Nora. Il y a deux
définitions, un double héritage de Mai 68, celle de la révolution est finie, et l’autre qui y est de dire que la
révolution continue. La révolution s’arrête c’est le discours de Daniel Cohn Bendit. Et il y a ceux qui disent
qu’un certain nombre de chose n’ont pas été abouties et qu’il faut aller jusqu’au bout. Je suis entièrement
d’accord. Mais on ne le fera pas aboutir sur les discours de mai 68, mais on le fera autrement, avec une autre
révolution, d’une autre façon. Je sais pas comment, j’ai aucune idée, c’est pas quelque chose qui se prédit.
Comme on dit souvent on ne vote pas la grève générale, on l’a fait.

T’es à Nanterre je crois. J’ai lu quelque part que Nanterre est un « non lieu de mémoire de mai 68 ».
Plus personne ne sait que le mouvement du 22 mars c’est nanterre.

Ouais, bon je suis pas trop sur, car je prends des cours par correspondance, je vois pas grand monde, je
connais personne, je parle pas avec eux. Après c’est le mouvement d’extrême gauche le plus structuré qui soit
à Nanterre. Si on a oublié 68 à Nanterre, c’est normal. 68 c’est la génération de toutes les trahisons. Moi
quand je suis au parti socialiste j’ai envie de commencer toutes mes interventions par « bande de vieux cons,
c’est pas parce que vous, vous avez renié tout ce que vous avez cru durant votre jeunesse, que nous on n’a
pas le droit d’espérer, de vouloir définir un monde meilleur sans qu’en permanence vous nous rappelez que
vous, vous n’avez pas réussi et donc que personne ne pourra réussir puisque vous étiez la meilleure
génération. Vous êtes la seule génération qui ait fait Mai 68, vous êtes la seule génération qui ait réussi à

188
définir un programme commun et de rupture, et vous êtes la seule génération qui ait compris et réussi à dire
que c’est la fin de l’histoire, qu’il n’y ait plus rien à faire. » c’est la génération qui a tout fait, ils ont tout fait.
C’est la génération qui est aux commandes, qui est au pouvoir. De 68 à aujourd’hui c’est eux qui contrôlent
tout. C’est eux qui nous disent on peut pas faire mieux, 68 est un indépassable. Si on pouvait contester leur
héritage, et ça c’est contester leur pouvoir. Les gens de 68 c’est des gens qui ont ignoré Foucault, Deleuze,
Derrida, et Bourdieu. Ces gens là avaient des interprétations complètement différentes des événements de 68.
Les gens de 68 sont des gens qui détestent Bourdieu. Bourdieu, Deleuze, Derrida, Foucault ne sont pas des
gens qu’on identifie à 68, parce qu’ils ne sont pas de 68. Ce sont des gens qui 10, 15 ans après, étaient
héritiers de 68, mais d’une toute autre façon que les Glucksmann, les Finkielkraut etc. et c’est en ça qu’il y a
deux trucs qui se séparaient. Quelqu’un comme Bourdieu, comme Foulcault n’étaient pas pour faire 68 tout
le temps, car ça va être manipulé, ce serait une source de contrôle, de pouvoir sur les gens, et c’est le cas.
Aujourd’hui, on nous apprend mai 68 comme la révolution française, car ça fait pas peur, si ça pouvait
entraîner le moindre risque d’agitation sociale, alors mai 68 on en parlerait pas.

Mai 68 nous est aujourd’hui présenté comme un temps heureux, emprise de rêves contrairement à
nous jeunes réalistes et fatalistes.

Oui, alors que c’est une période tellement dure pour toute la gauche, enfin.. Les relations entre les étudiants
et les ouvriers de la CGT n’étaient pas bonnes. Il y a une convergence de luttes d’accord, mais les mecs
n’étaient vraiment pas d’accord. Alors bien sur qu’on se pose des questions sur notre avenir, mais c’est quand
même eux qui ont inventé la compétition à outrance. Le truc tout con, des personnes n’ont pas pu faire le
mouvement parce qu’ils travaillaient pendant le CPE. Ils voudraient bien participé mais ils ont un loyer à
payer. C’est plus les héritiers de 68 ces étudiants là ! La société est tellement différente. Il faut dépasser 68. Il
faut le dépasser parce que c’est la fatalité. Je pense qu’on n’aurait jamais commémoré 89 de la même façon si
la gauche n’avait pas été au pouvoir, on l’a commémoré de cette façon parce qu’il n’y avait plus de force
révolutionnaire en France, la gauche n’était déjà plus révolutionnaire. C’est le passé d’une illusion, mai 68
c’est ça. C’est triste. Et puis on est plus sur de l’histoire là mais sur de la mémoire. La façon dont on parle de
mai 68 mais c’est pire que les lois mémorielles. Et là c’est la loi mémorielle médiatique, et plus biaisée que
ça tu meurs.

Les étudiants d’aujourd’hui subissent ce passé?

Oui les étudiants le subissent. Mais ils finiront par s’en défaire, et ce sera quand cette génération là sera tuée.
Il y a beaucoup de choses qui bougent, il y a la nécessité de l’émergence d’un nouveau vocabulaire, de
nouvelles références, de nouveaux idéaux, qu’est-ce qu’un monde meilleur ? Etc.

Et pourtant il y a tout un lexique tabou, qu’on utilise plus en AG comme auparavant, tout ce qui
touche au marxisme, à la lutte des classes.

Ouais et en même temps ce vocabulaire reste comme ça. Moi j’utilise ce vocabulaire parce que ça m’amuse.
Et on utilise quand même un vocabulaire très gauchiste, très institutionnel qui ne se perd pas tant que ça…
Moi, je crois en la responsabilité individuelle dans l’action collective. Et c’est l’échec de l’IEP. Il faut pas se
cacher derrière le collectif pour ne pas agir individuellement. T’es de gauche, tu te veux de gauche, t’es
contre la politique de Sarkozy, pourquoi t’es pas dans un syndicat, pourquoi t’es pas dans un parti ? Moi les
révolutionnaires de salon ça m’insupporte.

189
Entretien avec Clément Grenier le 23 mars 2008
Présente-toi

Clément Grenier, j’ai 30 ans, j’ai fait des études d’histoire, je suis rentré à la fac en 95, j’en suis sorti en
2005, mais comme j’étais doctorant on peut dire que je suis vraiment sorti de la fac en 2002-2003.
J’étais à Orléans de 95 à 97, et puis à Paris 1 jusqu’à la fin.

Fais-tu partie d’une organisation politique?

Oui, je fais partie de l’AL, Alternative libertaire depuis 1994, donc ça fait 14 ans.

D’une organisation syndicale?

Plus maintenant puisque je suis précaire, mais voilà j’étais syndiqué à Sud de 96 à 2002-2003.

Comment t’avais pris la décision de t’engager politiquement et syndicalement?

190
Bah je l’ai pris au lycée, j’étais politisé un peu avant. J’ai pris la décision de m’engager après le mouvement
lycéen auquel j’ai participé, le CIP en 94. Il y avait des manifs sur mon lycée, c’était pas un gros mouvement,
ça a duré un mois. Donc après pour continuer à faire de la politique, rencontrer des gens, avoir des
informations, rester en contact, je me suis engagé. Après à la fac, comme j’étais déjà militant politique, ça
allait un peu de soi. Sur ma fac, il y avait que l’Unef-SE, c’étaient des gros stals, donc bon… pendant le
mouvement de 95, j’ai rencontré des gens à qui l’UNEF ne plaisait pas, donc on a fondé SUD sur Orléans en
96. D’autres l’ont fait à Tolbiac, à Toulouse. À Orléans on faisait partie des trois ou quatre premières villes à
créer Sud étudiant. C’est des gens contents de 95 mais qui refusaient de s’engager à l’UNEF.
Disons qu’avec l’UNEF-ID et l’UNEF-SE, il y avait plein de gens mobilisés de 95 qui n’étaient pas
syndiqués, et ils avaient pas envie de se galérer à adhérer dans un syndicat et de se battre contre la direction,
il y avait donc un espace pour créer SUD. Rapidement on était une quinzaine sur Orléans, pour te donner une
idée l’UNEF était 40 à ce moment.
Pendant le mouvement du CIP, j’étais en terminale, j’étais déjà militant politique.

Comment t’es venu ta conscience politique?

Bah ça vient peut-être de mon environnement familial, je viens d’un entourage assez politisé, donc c’est clair
ça joue.

Tu faisais des manifs avant d’être engagé?

Ouais, mes premières manifs, ça doit être en 91-92, je devais être en troisième, quand Le Pen est venu dans
ma ville. Mais là j’étais plus un consommateur qu’un militant politique. J’étais politisé, je voyais qu’il y avait
une manif, donc j’y allais. À cette époque là, j’étais un peu isolé, je connaissais pas d’autres gens qui étaient
politisés comme moi. Après c’est vraiment au lycée que j’ai commencé à militer, à organiser des trucs,
prendre vraiment part aux mouvements.

Quel est ton premier souvenir de manifestation?

Bah mon premier souvenir ça doit être… je crois que c’était un rassemblement, ce devait être la venue de
Mégret à Orléans dans le centre-ville, donc en 92 je pense. C’est un rassemblement qui a été annulé, parce
qu’il y avait eu des menaces d’attentat contre la salle où il devait venir, par des gens que j’ai connu par
ailleurs. Du coup, il a du faire ça dans un restaurant paumé à 30 km d’Orléans, mais il y avait quand même
un rassemblement pour signifier qu’il y avait une mobilisation contre le FN. Je devais avoir 13 ou 14 ans.

CIP premier mouvement auquel tu participes pleinement?

Ouais, avant il y avait du avoir un mouvement, la réforme de la loi Falloux. J’étais venu avec ma mère, c’est
la première grosse manif à laquelle j’ai participé. Après c’est le CIP, c’était un mouvement assez fort. Le CIP
c’est un truc qui ressemble un peu au CPE. C’est un smic jeune, dans la démarche de faire une mesure
spécifique pour la jeunesse, c’est un peu ce qui cristallise toutes les tensions. Et puis en gros c’est avec
l’arrivée d’un nouveau gouvernement avec Balladur, donc le premier gouvernement ouvertement libéral en
France. Y a le retour de Pasqua etc. bon, il y a eu 86, mais c’était le retour de la droite. Puis cette mesure elle
dit « t’es jeune donc tu peux être moins payé », et là c’est parti un peu comme le CPE, voire même plus,
avec toutes les couches de la jeunesse. Moi j’étais d’un lycée général, on était bien mobilisé, il y avait
beaucoup de lycées pro, parce que de fait c’est eux qui étaient touchés en premier, aussi pas mal d’IUT aussi.
Je pense que le mouvement a duré facile deux-trois semaines Je pense que ça a été plus intense à Paris. Après
dans mon lycée on était pas en mouvement en permanence, c’était pas comme maintenant, il n’y avait pas de
blocage, comme en 95 dans ma fac il n’y avait pas de blocage. Il n’y avait pas cours de fait, mais les non-
grévistes restaient chez eux, il n’y avait pas d’anti-gréviste comme maintenant. Alors bon, on mettait des
tables et des chaises en bordel, mais c’était seulement symbolique, personne se pointait pour aller en cours.
La première fois que des anti-grévistes sont venus pour aller en cours ça devait être en 2003, ou alors avant
en 68 avec les commandos. Mais de 94 à 2000, il n’y avait pas de flics qui se pointaient, comme de non
grévistes. La dessus il y a un énorme recul. En 95 c’était hors de propos que les flics arrivent. Mon lycée
n’était pas bloqué, ni même en grève, il était bordélisé, ou ouais… mobilisé. On faisait le tour des lycées de
la ville, on rentrait à l’intérieur, on envahissait les salles, on bousculait un peu les pions pour faire partir les
gens en manif.

Le mouvement de 95?

191
Bah j’étais à la fac, la rentrée c’est le 15 octobre, on est en grève le 1 er novembre. Manifs quotidiennes, les
cheminots nous on suivi après, occupation de la fac. Ce mouvement est parti, c’est bizarre, mais je dirais à la
demande de l’administration, c’était sur des questions budgétaires. C’est parti de Rouen qui s’est rendu
compte qu’ils n’avaient pas assez de crédits alloués pour finir l’année universitaire. Nous, à Orléans le
mouvement est parti d’une journée banalisée organisée par l’administration pour informer les étudiants des
problèmes de budget. Ils expliquaient qu’il fallait faire des cahiers de doléance ou ce genre de chose, et c’est
de là que les étudiants ont voulu lancé la grève. Le mouvement étudiant est parti bien avant les cheminots. Je
sais qu’à Paris le mouvement s’arrête avec le mouvement des cheminots. Nous à Orléans on avait pas de
problème de transports, on pouvait aller en AG, préparer les manifs.

Pas de blocage?

Pas besoin de blocage, on votait la grève par milliers, de toute façon les profs venaient pas en cours, comme
les non-grévistes. Les premiers blocages que j’ai fait c’est à Tolbiac en 98, bon après Tolbiac c’est un peu
particulier, parce qu’avec les ascenseurs, les tours c’est très dur de mettre en grève cette fac. Après on a
bloqué un jour, les gens ne sont pas revenus et la fac était en grève. Le paroxysme c’était le CPE pour le
blocage. Le vocabulaire blocage, bloqueurs anti-bloqueurs ça n’existait pas. Les anti-grévistes n’existaient
pas en tant que force constituée.

95 un mouvement offensif?

Ouais je sais pas, c’est parti sur des questions budgétaires. Il y avait des revendications pour les étudiants
étrangers, contre les facs Pasqua, ce genre de questions. Après c’était un mouvement très fort, un mouvement
général. Je dirais de grogne générale. C’est très symptomatique de l’époque. Ce qu’on appelle la fac Pasqua,
c’est la fac Léonard de Vinci dans les Hautes Seines, qui était une fac privée. Le symbole c’est il y a cette fac
est très friquée et l’autre à coté, Nanterre qui a pas un rond. A l’époque c’était très prégnant ce débat là. On
parlait de Fac poubelle et de Fac privée, on sentait que l’université allait s’ouvrir aux intérêts privés.

Il y a avait une mémoire de 86?

Bah Pasqua ça a joué dans le mouvement, même pour le CIP, il était déjà ministre de l’intérieur. Moi je me
rappelle bien que cette période la avec Pasqua dans les quatre premiers mois il y a déjà cinq ou six bavures
dont Makomé dans le 18ème. C’est un truc qui joue pour les jeunes, et encore plus pour les radicaux. Après on
se rappelait de Malik Oussekine en 94 ouais clairement quand on a eu le retour des violences policières. En
94 c’était quand même assez fort dans les manifs. En 94 c’est la première fois que je voyais la bac, ou en tout
cas des gens qui ressemblent à la bac, cuir, jean, avec des gants, baraques, pas l’air commode… Le retour de
Pasqua tout le monde en parlait.

Comment se passait l’organisation des mouvements en 94-95? (commissions, AG, coordination


nationale)?

95 ça fonctionnait pareil, il y avait une coordination nationale étudiante, avec des AG dans toutes les Facs,
des comités de mobilisation. Ceux qui présidaient n’étaient forcément des syndiqués, c’était drivé nous par
l’UNEF, mais l’UNEF proche PC clairement, et y avait aussi des non-syndiqués.

Les autres mouvements auxquels t’es participé?

Bah après y a eu 98, avec le rapport Attali et le plan Allègre etc. y a eu l’université du 3ème millinéraire et
d’autres mouvements, mais qui ont été mineurs, rien à voir avec 95 ou le CPE, même si ça a quand même
impliqué une vingtaine de facs en France, principalement animé par des syndicats de lutte, les syndicats
radicaux, Sud, CNT, FSE… qui étaient plus faibles qu’aujourd’hui. C’était pas tellement des projets de loi,
mais plutôt des directives données au fac pour qu’elles commencent à avoir une autonomie, ce sont les
prémisses de la LRU. Et puis l’UNEF à cette époque comme c’était un gouvernement socialiste, ils
s’investissaient pas dans cette lutte, ils faisaient semblant de négocier.

Le CPE?

Je l’ai plus fait comme spectateur, j’étais déjà plus étudiant, enfin j’étais doctorant, j’étais plus syndiqué, en
plus j’étais au chômage. J’avais pas grand-chose à foutre non plus. Grosso modo, on peut dire que j’étais
« Jeune-précaire-étudiant-doctorant »

192
C’était intéressant pour moi, car le CPE a constitué pour moi une rupture à pas mal de niveau.
Tout d’abord: une fracture entre les jeunes, les grévistes et les anti-grévistes. On avait jamais vu une frange
de la jeunesse de droite se mobiliser autant. Cette fracture sur les facs est nouvelle.
Et puis comme ça a duré longtemps, pour une partie significative de la jeunesse qui s’est radicalisé pendant le
mouvement. C’est du aussi au fait qu’une partie de la jeunesse travaille, est précarisée. En 95 il y avait l’idée
d’un combat contre la logique libérale, alors que pendant le CPE, la mobilisation s’est faite sur la précarité.
Je pense qu’il y avait une conscience beaucoup plus aigue sur la précarité, parce que de fait les étudiants
travaillent plus. La solidarité avec les travailleurs, en tout cas la volonté de la chercher est plus évidente. Il
n’y pas eu de mouvement salarié certes. Mais en 95 la difficulté était d’expliquer aux étudiants pourquoi ils
avaient intérêt de manifester avec les cheminots. Parce que, autant il n’y avait pas d’anti-grévistes, il y avait
pas mal d’étudiants qui disaient: « Non il faut pas se mélanger avec les cheminots, nous on est un
mouvement étudiant, sinon on va diluer notre mouvement ». Alors que moi, en tant que militant politique je
cherchais une certaine convergence des luttes. Pendant le CPE, les étudiants, enfin pour une bonne partie
d’entre eux, cherchaient absolument la solidarité des travailleurs, c’est un basculement complet. C’est aussi
tactique, c’est fait pour gagner, c’est fait pour donner un coup d’accélérateur au mouvement. Pendant le CPE
ça ne s’est fait que sur les temps forts, pendant deux trois jours à la grande manif de 3 millions de personnes.
En 95 il est difficile d’expliquer qu’on est un même mouvement, alors qu’en 2006 c’est devenu instinctif.
Voilà, en ça, j’y vois un signe de politisation, même de radicalisation sur la question de la précarité. Les
manifs sauvages sont quelque chose de complètement nouveau. Jamais auparavant je n’avais assisté à ce type
de rassemblement et de départ spontané en manif. Cette pratique systématique de manif sauvage en fin du
parcours préétabli par les syndicats avec la police signifie, je crois, une certaine radicalisation de la jeunesse.
Les éléments les plus radicaux restaient en fin de cortège et continuaient par la suite la manif. Avant ce genre
de pratique n’existait pas, personne n’aurait continué à manifester sans l’encadrement syndical

Tu penses qu’on peut parler de radicalisation?

Oui une radicalisation de la jeunesse, mais qui va dans les deux sens. C’est-à-dire qu’il y a une radicalisation
anti-grève, anti-gréviste

Pourtant on parle souvent de cette jeunesse précaire, qui serait dé radicalisée, désillusionnée vis-à-vis
de la politique, de l’engagement.

Ouais mais alors ça c’est des tartes à la crème. Tu peux être sur qu’on dit la même chose des lycéens en ce
moment. En 95 on disait la même chose, les médias au début ne parlaient pas des revendications ils parlaient
du malaise des étudiants. En gros, ils sont dépolitisés, c’est juste qu’ils ont peur de leur avenir etc. c’est aussi
un moyen, comme pendant le CPE, de mettre un écran de fumée sur les revendications. Sur la dépolitisation
de la jeunesse, je pense que c’est un peu une tarte à la crème.

Les étudiants se disent apolitiques?

Après faut voir, pendant le CPE les jeunes se mettent en grève contre un projet de loi du gouvernement, pour
moi c’est politique. Après ne pas être politique ça dépend dans quel sens tu l’entends. Si voter aux prochaines
élections PS pour retirer le CPE c’est ça être politique, moi ça m’intéresse pas et à la limite les étudiants ont
raison de ne pas être dans cette démarche là.
Dire que la jeunesse est désenchantée, je sais pas… il y a eu un mouvement, le CPE a été retiré, victoire ou
pas ça ce discute. Il y a quand même une partie de la jeunesse qui a connu une expérience de lutte, de
blocage, d’occupation de fac, de grosse manif, c’est déjà positif, on verra ce que va donner le mouvement
lycéen. Si Darcos recule on parlera de semi-victoire, mais s’il recule pas c’est un échec total par contre. Ce
qui faut voir, c’est que ce sont quand même des grosses attaques contre les classes populaires qu’il faut
défendre. Par exemple, le mouvement des surveillants, un petit mouvement, ça a été un premier point dans la
précarité de la jeunesse, c’était la fin du statut de surveillant tel qu’il était dans les années 2000, c’était quand
même cette chose qui permettait aux jeunes de classe populaires d’accéder à l’enseignement, de faire des
études longues. Et bah on a perdu, ça a été une vraie défaite, si on avait gagné, on aurait juste gagner de
rester au statut de surveillant antérieur, mais c’était quand même un acquis assez important. Sans ça, pour
moi ça aurait été bien plus compliqué de faire des études. La démocratisation de l’enseignement supérieur
c’est quand même quelque chose qui a été gagné par les mouvements sociaux tels que 68 et qui est
aujourd’hui remis en question.
Pour revenir au CPE, moi j’y vois une rupture dans la volonté d’une convergence monde étudiant et monde
du travail, et ensuite sur la question du rapport à la police. Avant en 95 on était un peu dans le trip pas
casseur, la police est là pour faire que les manifs se passent bien etc. alors que là, les étudiants sont très au

193
fait que le police est là pour casser le mouvement, pour réprimer, pour arrêter des gens etc. donc là, pour moi
il y a déjà une avancée politique.

On pourrait pas dire qu’il s’agit plutôt d’une radicalisation des techniques de lutte (blocage,
opérations coups de poing, affrontements, etc.) que d’une véritable radicalisation politique dans la
mesure où il n’y pas eu de construction d’un discours politique, idéologique?

Ouais y a une radicalisation des techniques de lutte avec le blocage des facs, mais aussi avec le blocage des
axes routiers, des axes économiques. En 95, à part peut-être une fois, un blocage de péage où on demande de
manière symbolique de l’argent pour les facs et une opération train gratuit pour Paris, tout ça, ça n’existait
pas. Sur la disparition des idéologies, je sais pas. Si tu veux en 68, il y a des gens qui ont été Mao pendant
trois mois après Mai 68, et eux te disent qu’ils disent qu’ils étaient maoïstes. Alors est-ce que eux étaient
vraiment politisés? c’était juste un courant de la jeunesse. Alors évidemment maintenant y a pas un
engagement fort de remise en question de la société. Mais aujourd’hui t’as une remise en question de la
précarité. Alors le fait qu’aujourd’hui l’horizon indépassable pour un jeune diplômé ou non diplômé se soit
une période de 3,4,5, 6 voire 10 ans d’intérim, CDD, stage… tout ça n’est bien sur pas une remise en cause
du capitalisme dans une perspective révolutionnaire. En même temps, c’est un phénomène politique et tu
peux voir que c’est la jeunesse qui a mis ça au centre du débat. La précarité, quel homme politique en parle?
Bon après le niveau de politisation est quelque chose d’assez dur à évaluer, on verra ça plus tard, dans 10-15-
20 ans.

Cette jeunesse ne veut pas être précaire, ce qu’elle veut c’est un boulot?

Ouais bien sur, on peut considérer que c’est un truc petit bourgeois qui n’est pas très radical mais qui peut
donner naissance à des radicaux. Bon on peut dire que c’est des mouvements conservateurs dans la mesure
où ce qui est réclamé c’est d’avoir la même situation sociale que nos parents. Faire des études, avoir un
boulot stable correctement payé, on en est là ouais. Mais en Angleterre ils en sont à niveau de précarité
avancée et pourtant à ma connaissance il n’y a pas de mouvement de jeunesse, de mouvement social la-bas,
ils ont complètement intégré tous les phénomènes de domination et de précarisation des classes moyennes et
des classes populaires.

CPE nouvelle forme de mouvement?

Sur les pratiques oui. Blocage, actions coup de poing c’était aussi un moyen de passer le mur médiatique,
pour que ce soit un phénomène croissant et que cela mette la pression sur le gouvernement. Les lycéens avec
Darcos c’est la même chose, si ils veulent gagner.

CPE une nouvelle référence?

Pour les gens qui l’ont fait. La politisation et l’apprentissage de la lutte sont à mes yeux des choses qui se
voient sur le long terme. Après y a des gens qui ne feront plus jamais rien, c’est cyclique. Voilà, pour c’est un
encouragement. On sait qu’avec Sarko il va y avoir l’occasion de se mobiliser, on verra ce que ça va donner.
Après avec la LRU il y a eu une tentative de mouvement, faut voir que ça a été très vite réprimé, et puis c’est
assez dur de mobiliser des gens sur la réforme des universités. Si en 86 cela avait marché, cela n’a pas
marché en 98, cela n’a pas marché en 2003 où il y avait un mouvement parallèle. C’est un truc plus dur à
manier que le CPE ou le CIP. D’ailleurs ils avaient retenu la leçon du CIP pendant 12 ans, celle du CPE ils
vont la retenir pendant un moment. Précariser une frange, la jeunesse particulièrement, c’est très dangereux.
Je pense qu’il y a une mémoire des gouvernements. On disait la droite la plus bête du monde. La droite a
appris, ils ont appris la gestion des manifs, des mouvements. Ils ont appris du syndrome Malik Oussekine, ils
savent qu’il faut pas qu’il y ait de mort pendant le mouvement sinon ils perdent. 91, 94, 95 etc. c’est toujours
le même discours: « les étudiants manipulés, les lycéens qui savent pas pourquoi ils manifestent., la place des
lycéens est en cours, ils savent pas ce qu’ils font blablabla. » c’est toujours le même créneau de la droite.
Quelque part ça correspond avec leur opinion de la jeunesse, celle d’une jeunesse au garde-à-vous qui étudie.

Avant le CPE, il y avait un modèle type de mouvement étudiant? D’idéal-type?

Bah moi, je te dirais 95 parce que je le fais. Mais en 95 je t’avouerais qu’on ne parlait pas trop de 86, et
même d’aucun mouvement en particulier. Pas de 68 du tout. Pour moi ça n’a jamais été une référence. Dans
mon souvenir, c’était un mouvement après la chute du mur, après l’effondrement de l’URSS, donc à mon
sens même tactiquement ça n’aurait pas été génial dans la mesure où l’on cherchait une nouvelle légitimité

194
des mouvements sociaux dans cette révolution libérale. Ça n’aurait pas été génial de dire ouais on veut faire
un nouveau Mai 68. On nous aurait rétorqué que c’est un truc de vieux gauchistes. Faut savoir qu’en 95 la
gauche radicale est beaucoup moins radicale qu’aujourd’hui. Moi j’avais le sentiment de vivre quequechose
d’exceptionnel. Ça avait de la gueule les manifs avec les cheminots et les étudiants. Mais pour moi Mai 68
c’était pas la référence, car 95 c’était déjà un mouvement classique je dirais, il n’y avait pas toute la remise
en cause de la société. C’était un mouvement des cheminots contre la réforme, un mouvement étudiant pour
demander un meilleur budget. C’était déjà bien, mais ça reste un peu terre-à-terre. C’était le début d’une
remise en cause du libéralisme, du discours dominant dans lequel on nous a bassiné. Il y avait un lame de
fond, mais en 95 c’était les cheminots, les étudiants et les profs. En 68 c’est toute la société française qui est
à l’arrêt. En 95 c’est pas une grève générale.

68 fait toujours écho chez les étudiants.

Bah oui mais principalement en raison du buzz éditorial, la commémoration et tout le tralala autour. Mais
faut voir que l’image de 68 est biaisé par les médias et des intellectuels qui en font une sorte d’orgie
culturelle etc. ils oublient les 10 million de personnes en grève. Donc je pense que les étudiants qui n’ont
entendu que la version 68 partie de rigolage, à la limite ça ne me choque pas qui disent 68 c’est de la merde.
Il y a une défiance vis-à-vis de 68, ce qui est légitime quand on entend Finkielkraut, BHL, Glucksmann,
Cohn Bendit qui sont des gens qui se servent de Mai 68 pour combattre les mouvements sociaux : nous on a
fait Mai 68, vous ne connaissez rien.

La comparaison de 68/ CPE

C’est à cause de la Sorbonne. Si la Sorbonne n’avait pas été occupée, cela ne leur serait pas venu à la tête.
Après pourquoi pas? Pourquoi ne pas faire référence à Mai 68? C’est un truc qui a fait trembler le pouvoir.
La Sorbonne n’avait pas été occupée depuis Mai 68. C’est comme la comparaison avec le mouvement
lycéen, Mai 68 - Mai 2008 blablabla, mais bon les mouvements se créent des codes, des références, on essaye
de se dire qu’on crée l’histoire c’est ça. Après ce genre de référence sont des clins d’œil historique pour dire
que nous sommes aussi acteurs de l’histoire. C’est aussi une forme d’hommage. C’est aussi une manière de
dire, que si les combats ont changé, les luttes sont différentes, les préoccupations ont beau être différentes, il
y a une certaine continuité. C’est dans la rue qu’ont lieu les grands bouleversements, c’est dans la rue que les
avancées sociales se font, et c’est là qu’on les défend.

Pendant le CPE, on a vu les murs de la Sorbonne fleurir de slogans du type soixante-huitard, comme
« Emeutes-toi » ou « sous le bitume les pavés. ».

C’est un peu une critique. Mais y a peut-être un manque d’imagination. Mais faut voir que 68 c’est le
mouvement le plus important qu’est connu la France. Tu fais une AG dans la Sorbonne t’as forcément des
images qui font écho, il y a tout un tas de symboles etc. 2006 c’était la première fois depuis Mai 68 que la
Sorbonne était occupée, il y avait des rassemblements tous les soirs dans le quartier latin. C’est vrai qu’il y
avait tout un tas d’ingrédients qui rappelaient Mai 68. Sorbonne occupée, fermée, bastons dans le quartier
latin…

La jeunesse étudiante n’est elle pas enfermée dans le mythe de 68?

Je sais pas si les étudiants sont enfermés dans le mythe de 68 mais c‘est vrai qu’à chaque mouvement a
tendance à se comparer à 68. Mais de fait la jeunesse a réussi à inventer de nouvelles formes quand on
évoquait les nouvelles formes dans le cas du CPE. Ça vient pas de Mai 68. Après faire mieux, on est pas dans
une période favorable, après on peut pas prédire, personne ne s’attendait à mai 68. On sait que si on réussi à
atteindre ça, on aura franchi un pas, les 10 millions de grévistes. Si c’est un point de référence, je sais pas si
on a l’angoisse de faire mieux.

Nous à l’époque on avait des rêves, vous aujourd’hui vos mouvements sont tout pourris, vous voulez
seulement un boulot, de la tune et basta

Bah ouais mais y a des trucs qui n’ont plus besoin d’être faits. En 68 l’avortement est illégal. La révolution
sexuelle ne se pose plus en ces termes aujourd’hui. Pour moi 68 n’a jamais trop peser, 68 je pense qu’on peut
l’utiliser comme argument. On a toujours raison de se révolter. Si on te dit que ton mouvement ne sert à rien,
y avait des gens qui devaient dire la même chose en 68. Comme 68 a servi, nous aussi on peut servir. Les
étudiants subissent un phénomène éditorial, médiatique, parce que c’est une facilité. Mais c’est pas forcément

195
négatif, parce que pour moi ça légitime le mouvement social.

Identité étudiante?

Pour moi non. À la limite tant mieux. Ceux qui essayent de la créer c’est des assoc à la con d’étudiant en
pharma ou en médecine. si il y a des préoccupations étudiantes ouais, des repères, un mode de vie, une
culture certes. Mais il y a beaucoup d’étudiants qui bossent à coté. C’est pas un groupe social homogène.
Entre un étudiant de Villetaneuse et un étudiant de la Sorbonne, un étudiant de Dauphine et de BTS , il y a
déjà maintes différences.

Entretien avec Simon Lorcy le 28 mars 2008

Présente-toi

Je m’appelle Simon Lorcy, je suis née à Strasbourg, j’ai intégré l’IEP de Lille, je suis en filière franco-
allemande, en 3ème année

Pourquoi ScPO?

C’était dans la filiation logique de mes études et quasiment toute ma famille, c’est-à-dire mon père, ma mère
et mon frère s’ont passé par ScPO, donc j’imagine qu’il y a l’aspect reproduction sociale dans le fait que je
fasse ScPO

Fais-tu partie d’une organisation politique?

Alors j’ai parti d’une association politique, j’ai fait partie de Fac Verte il y a deux ans. Mais l’association a
coulé parce que personne ne voulait la reprendre. Donc j’ai pas repris.

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C’est un syndicat?

C’est une association étudiante qui a pour but de défendre les intérêts des étudiants, mais ça ne se qualifie pas
réellement en tant que syndicat. C’est une espèce de troisième voie écolo qui veut un peu se dissocier des
mouvements politiques traditionnels.
Comment tu t’es décidé à t’engager dans cette association?

J’y suis d’abord allé pour voir de quoi il en retournait, quelles étaient les problématiques abordées etc. et il y
avait une espèce de motivation générale qui était intéressante, et qui me poussait aussi à m’investir dans cette
association. Je pense que l’engagement vient aussi du fait de la politisation, et étant assez politisé,
l’engagement venait de soi.

comment t’es venu cette politisation?

Bah je pense que l’entourage a joué pour beaucoup. Petit, j’entendais souvent les discussions politiques à
table, pendant les repas etc. Je suis également l’actualité politique quotidiennement. J’ai l’impression d’avoir
des convictions politiques, elles-mêmes héritées de mon entourage. Il doit y avoir un héritage culturel
important derrière cette politisation.

d’accord, aujourd’hui tu penses à t’engager à nouveau dans une organisation politique?

Je ne pense pas à m’engager dans un parti politique, mais plutôt m’engager pour une cause. Ça serait plutôt
dans une association qui défendrait des causes économiques ou environnementales, solidaires etc. Mais
m’investir politiquement dans un parti classique, de droite comme de gauche je ne pense que ça m’arrivera
dans les prochaines années… même jamais.

La peur de l’étiquette politique?

L’étiquette politique ne me dérange pas, ce qui me dérange plus c’est de devoir soutenir absolument toutes
les positions du parti auquel je serais affilié. Je pense par exemple être de gauche, mais il y a plein d’aspect
développés par des partis de gauche auxquels je ne m’identifie pas, pour lesquelles je ne voudrais pas être
obligé de militer.

C’est donc la rigidité partisane qui freinerait ton engagement?

Exactement

Et est-ce qu'il t'est arrivé de participer à des manifestations d'un 'nouveau genre', genre un peu plus
festif, …

J’ai jamais participé une vélorution, mais par contre on avait organisé une manifestation en roller dont j’ai
fait le tracé. Après manifester d’une nouvelle sorte, je sais pas faire des sitting, monter sur un vélo, etc; j’en
ai pas vraiment fait, j’ai plutôt fait des manifs de type classique, je pense que c’est un bon moyen
d’expression.

Avant de t'engager syndicalement, est-ce qu'il t'arrivait de participer à des manifestations?

Oui très souvent, je pense par exemple quand j’étais au lycée, la réforme des retraites j‘étais aller manifester,
j’ai aussi manifester contre la guerre en Irak… il y a différents exemples où des causes m’ont parues assez
importantes pour aller manifester sans pour autant être affilié à une quelconque étiquette politique.

Quelle est la première manifestation ou mouvement qui t’es marqué?

Je pense que c’est le mouvement contre la loi Juppé en 1995.

Tu t’en rappelles?

197
Ouais je m’en rappelles car c’était à la télévision. Je pense le mouvement contre la loi Juppé en 1995. Je
m’en rappelle surtout par les images, car j’étais trop jeune pour comprendre ce qu‘il se passait politiquement.
Ça m’a marqué car mes parents étaient très remontés contre le gouvernement à ce moment là, ils ont
beaucoup fait grève donc je les voyais souvent à la maison, ce qui était assez paradoxal pour moi alors que je
n’étais sensé que les voir le soir au retour du travail. Mais ce qui m’a beaucoup marqué c’est les images à la
télé, j’étais impressionné par ces manifs, le nombre de personnes, les fumigènes, les banderoles etc.

C’était quoi au fait le mouvement de 1995?

Bah en fait le mouvement de 95, c’est a posteriori je sais que c’est la première tentative de réforme des
régimes spéciaux par Alain Juppé, qui a d’ailleurs échoué. J’ai pu voir a posteriori le pouvoir de la rue et des
manifestations populaires sur la politique intérieure française, ça a été une manifestation de force de la
plupart des fonctionnaires contre le gouvernement. D’ailleurs, j’ai appris par la suite que c’était en 1995 qu’il
y avait eu le plus de journées individuelles non travaillées (les JINT), ce qui m’a aussi beaucoup
impressionné et conforté dans l’idée que ça a été un mouvement très très important.

Tu sais que 95 a aussi été un mouvement étudiant?

Oui, le mouvement étudiant je l’ai appris après, car j’y étais forcément moins porté à l’époque. Je l’ai appris
plus tard dans mes études. On y a fait référence, comme celui de 86, pendant le CPE. Mais à la base, c’est pas
l’impact le plus médiatique que j’ai ressenti quand j’étais plus jeune, parce que justement je pense que j’ai
vécu ce mouvement et les manifestations qui avaient eu lieu par le biais des yeux de mes parents, et donc je
n’avais pas été focalisé sur la cause étudiante à ce moment là.

Tu crois que les étudiants se souviennent aujourd’hui de 95?

Alors je pense que pour les étudiants qui sont passés dans le monde du travail et qui ont pu connaître ces
mouvements là, je pense que ce mouvement a été important comme nous on peut considérer que le CPE a été
un moment important de nos études, parce qu’il y a certainement dû y avoir une certaine émulation au sein
des facultés assez grandes, avec un retour peut-être aux graffitis un peu utopiques comme on avait eu en 68,
ou même comme on a pu nous le constater pendant le CPE. Je pense que pour le gens qui ont vécu ça, et
notamment les étudiants, ça a été très marquant.

Est-ce que tu te rappelles de ce que voulaient les étudiants en 95?

Euh… non (rires)

Quelle est la place que tu accordes à la politique dans ta vie? Engagement personnel (motivations)

Une place assez importante, sinon je ne lirais pas les journaux, et je n’écouterais pas la radio
quotidiennement. Mais je n’envisage pas pour autant une carrière de politicien averti et accompli, donc c’est
plus par citoyenneté et par conviction que la politique a une place importante dans ma vie plus que par
perspective future.

Revenons sur les manifestations. J'aimerais maintenant que tu me parles de ton point de vue sur les
manifestations en général ; est-ce que tu penses que les manifestations sont un bon moyen de faire
valoir des droits, de réclamer…

Alors je pense que c’est un très bon moyen parce qu’il se passe plusieurs choses durant les manifestations. Il
y a d’abord les premières parties où les slogans sont clamés, où il y a toute la ferveur populaire du
mouvement. Et au moment où la manifestation se termine, il y a toujours une sorte de sit-in, de
rassemblement qui a lieu face aux forces de l’ordre, qui finalement représentent l’État. Ils sont complètement
désincarnés, ce ne sont plus des hommes, mais une représentation de l’autorité publique. Et de là naît une
sorte de transition de la revendication vers la contestation. Je pense que ce moment est très important, car la
médiatisation d’un mouvement dépend de ce renversement, car au final on est habitué à entendre 200000
manifestants pour ci, 10000 pour cette cause etc. Mais entendre ce genre de chiffres n’est plus très important
au final, on a du mal a leur donné une véritable signification, tandis que les heurts ou les quelques
affrontements qui peuvent avoir lieu en fin de manif ont, eux, plus d’impact sur la scène publique que le
simple nombre de manifestants pendant le défilé.

198
C’est donc selon toi un moyen efficace?

Un moyen pleinement efficace de revendication et d’affirmation d’une volonté populaire.

Légitime?

Légitime oui, mais par légitime il faut bien entendre qu’ils n’ont pas besoin d’être soutenus par une
quelconque force politique pour être légitimes. C’est simplement le fait d’une volonté populaire. C’est donc
une partie pleine de la démocratie, et par là, la manifestation c’est aussi l’expression d’une démocratie qu’il
faut respecter. C’est donc un moyen d’expression légitime qu’il faut respecter.

Évoquons le CPE maintenant, mouvement auquel tu as participé, je voudrais justement que tu me


parles de ce que les étudiants voulaient, ce qu'ils défendaient et ce pourquoi ils se battaient?

Alors le CPE était une petite partie de la loi sur l’égalité des chances. Les étudiants étaient pleinement contre
ce texte sur le contrat de première embauche, car c’était une précarisation du monde du travail dans le sens
où la période d’essai était rallongée, les possibilités de renvoi étaient beaucoup plus simples, il y avait une
défiscalisation de la formation pour les patrons. Tout cela faisait qu’on pouvait très bien être formé, et être,
entre guillemets, jeté, puis être à nouveau reformé, il n’y avait donc aucun intérêt à l’entreprise de garder
l’employé après la période de formation car c’était défiscalisé. C’est donc un mouvement contre la
précarisation des jeunes, du premier emploi. Les étudiants se sentaient touchés directement et refusaient
l’avenir qu’on leur préparait après leurs années d’étude.

Quand est-ce qu’a commencé le mouvement anti-CPE? À quand tu le daterais?

Le mouvement anti-CPE pleinement commencé en février, il a commencé à être médiatisé à la fin janvier
début février 2006. Mais par exemple à Fac Verte, on a commencé à en parler et commencé manifester un
peu avec la CGT et d’autres syndicats du monde du travail déjà en décembre avant que le texte ne soit
examiné et passe. Car il était déjà question d’un future CPE/CNE en fin novembre 2005, mais la
médiatisation n’avait pas encore eu lieu à ce moment là. Je situerais le véritable départ du mouvement contre
le CPE à partir de fin janvier - début février 2006.

Dans le mouvement anti-CPE, [en tant que syndiqué], tu peux me dire ce que tu as fait exactement, est-
ce que tu as pris la parole, tracté..? comment on mobilise des étudiants, en tant que syndiqué,
qu’engagé, t’as du faire un travail de prosélytisme?

Oui, alors dans le cadre du blocage de ScPo, mon association a invité Marie-Christine Blandin, la sénatrice
Nord des verts à un débat censé éclairer les étudiants sur ce qu’était le CPE, auquel participaient également
Martine Aubry et d’autres personnalités politiques. J’ai aussi participé à des actions symboliques, telles
qu’aller tracter devant des écoles de commerce en costume et en vendant l’écologie, et en vendant une
solidarité nouvelle comme un commercial pourrait le faire, c’était donc assez paradoxal, et donc plus axé sur
le symbolique que sur l’efficacité. Évidemment dans les manifs j’ai distribué drapeaux, banderoles,
autocollants etc. J’ai aussi participé à diverses débats. On a notamment participé avec Fac Verte aux élections
du CROUS à ce moment là, qui n’étaient pas censés être atteintes par les événements du CPE, mais qui
l’étaient en réalité fortement, on a donc fait campagne durant le mouvement. On s’est déplacé, à Roubaix par
exemple (iut fac…) notamment pour aller sensibiliser les jeunes qui n’étaient pas vraiment au fait de
l’actualité autour du CPE.

Comment on fait pour les sensibiliser?

Euh… tenir une table dans les locaux de leurs écoles, avoir des pancartes, dialoguer avec les gens qui
peuvent avoir des questions sans pour autant avoir une attitude agressive de prosélytisme; il ne s’agit pas de
mettre un tract entre les mains, mais plutôt d’engager un dialogue, voir ce qu’il en pensent etc. c’est donc un
travail d’information.

Ok, comment on fait naître un mouvement? Par exemple je sais qu’il y a eut un mouvement au sein de
l’IEP, mais de quoi est-il née? Comment celui-ci a pris une telle ampleur?

À l’IEP c’est parti de rien, de l’action de trois étudiants qui ont décidé un soir d’organiser une réunion. Et
puis de cette réunion, on s’est rendu compte que les étudiants étaient prêts à se mobiliser. Par un système de

199
vote et de participation volontaire, le mouvement s’est crée en créant par la suite différentes commissions. On
a cherché à organiser des assemblées générales, à intéresser les gens. Alors comment est-elle née, je pense
principalement autour d’un noyau dur de gens très motivés.

Ces gens là étaient-ils syndiqués?

Alors dans mes souvenirs ils ne l’étaient pas.

Qui présidaient les AG, qui faisaient partie des commissions?

La plupart étaient des volontaires. On va dire que sur une quinzaine de volontaires, la moitié avait des
convictions politiques très fortes qui pouvaient se manifester par un engagement syndical. Mais je pense que
ce n’était pas la donne fondamentale du mouvement sur l’IEP, ils étaient simplement des gens interpellés,
voire choqués par ce qu’il se passait en France à ce moment là.

17) quelle était la position de l’administration? Des profs pendant le CPE?

L’administration a été très tolérante, très compréhensive. On a parfois même eu l’impression d’un soutien
tacite de l’administration par rapport aux étudiants. Le blocage aurait très bien pu être balayé par le conseil
d’administration de l’IEP s’ils avaient voulu faire appel aux forces de l’ordre. Simplement ça n’a jamais eu
lieu, le directeur a toujours été transparent quant à sa décision, et il a donné tacitement son soutien au
mouvement.

Est-ce qu’on peut dire la même chose du mouvement contre la LRU?

Euh non, car il y a eu une tentative de mobilisation, simplement les souvenirs du CPE étaient trop proches, et
apparemment faisaient peur à la nouvelle génération d’étudiants arrivant à l’IEP, donc des gens fraîchement
sortis du Bac. Ils ont pu voir dans le blocage une forme de totalitarisme imposé et mal conduit et sans
perspective d’aboutissement du débat. Le mouvement LRU a donc fait peur, en partie à cause du CPE, j’ai
l’impression, non seulement aux étudiants mais aussi à l’administration, qui a vu son travail, ses cours niés
ou mis en danger à un moment donné.

D’accord, donc tu penses que c’est cette peur de la nouvelle génération de l’IEP qui a empêché
l’émergence d’un mouvement contre la LRU?

Oui d’une part, et d’autre part en raison d’une dépolitisation certaine des générations nouvelles dans le sens
où l’on a pu voir dans les quelques votes qui ont eu lieu, qu’il y avait un mouvement général pour le refus de
participer à ces votes. Les gens, les étudiants, ont décrété que les élections présidentielles avaient eu lieu,
qu’il fallait laisser le gouvernement faire son travail et attendre les occasions de nouveaux votes nationaux.
Et surtout ils ne jugeaient pas que des manifestations étudiantes étaient suffisantes pour donner un point de
vue politique diverse.

Mais en dehors de l’IEP, quelle a été selon toi la grande différence entre le mvt du CPE et le mvt contre
LRU?

La médiatisation a vraiment fait changé les choses, parce que justement on a eu une espèce de poussée
croissante que je daterais comme ça de mi-octobre à mi-novembre, où de plus en plus de facs ont été
touchées. De jours en jours des universités ont gagné la cause, on est quasiment arrivé à 80 universités
touchées par de mvts de grève. Mais du jour au lendemain, quand les conflits des cheminots s’est terminé,
donc quand l’espèce de grogne générale en France s’est estompée, soudainement le débat de la LRU a
disparu des médias. On en plus entendu parler, alors que celui-ci avait toujours lieu. Je pense notamment à
Rennes ou à Toulouse le Mirail qui ont été bloquées encore pendant trois semaines, donc jusqu’après janvier
et qui donc ont vu leur première session de partiels annulée. Je pense donc que le manque de médiatisation a
eu raison de cette mobilisation là.

Donc… le manque de convergence des luttes entre étudiants et salariés, et peut-être la mémoire du
CPE auront bloqué l’émergence d’un nouveau mouvement?

Exactement! (rires)

200
sur le mouvement en général, qu'est-ce que tu en a pensé, et qu'est-ce que tu penses qu'il en reste ?

Alors je pense qu’il en reste une grande utopie de la part des gens qui l’ont vécu, car il subsiste une sorte de
nostalgie. Alors conjointement cela a été un hiver-printemps assez beau, il faisait beau dans les rues, les gens
avaient beaucoup plus de facilité à sortir et à se rendre compte de ce qu’il se passait. Il y avait une sorte de
folie bienveillante au sein des facultés. Je pense qu’il reste donc une sorte de nostagie chez les étudiants qui
ont vécu ce mouvement. Après ce qu’il en reste? Je crois que cela a développé chez ces étudiants une certaine
sensibilité vis-à-vis des questions de politique intérieure et des capacités de mobilisation très présente. Ils
savent désormais comment se déroule une manifestation, ils savent comment faire un blocage, une AG. Ils
ont donc une maîtrise plus importante en ce qui concerne le domaine de la mobilisation, contrairement aux
nouvelles générations.

D’accord, ils ont donc appris à se mobiliser, à agir collectivement

Je pense oui.

23) penses-tu que le mouvement CPE ait été un mouvement d'une nouvelle forme?

Je pense pas que ce mvt ait été novateur, car on a retrouvé les classiques telles que les barricades, les
affrontements avec la police et les CRS, les graffitis un peu utopistes sur les murs de la Sorbonne et d’autres
universités. Ce qui a été novateur à mon sens c’est peut-être la généralisation du blocage. Et ce qui a aussi été
très intéressant c’est que Paris n’est plus la ville de départ de la mobilisation. Le mvt est parti de Rennes,
c’est à Rennes que le mvt est commencé, tout comme pour la LRU. Après, le mvt contre le CPE a été un
affrontement classique du système politique français, mais avec quelques différences avec les conflits
précédents, notamment par la violence, il y a un espèce de pas qui a été franchi. Je pense que nous étions
prêts à aller plus loin. Et aussi par la généralisation du blocage des facs.

Ok, toi tu n’as manifesté qu’à Lille?

Non, j’ai beaucoup manifesté à Paris.

Pourquoi?

D’abord parce qu’ayant un certain nombre d’amis à Paris, je veux dire un réseau social plus important, je me
sentais plus concerné à Paris. Et puis d’autre part il faut ce qu’il est, une manifestation à Paris est beaucoup
lus médiatique, fédératrice qu’à Lille, à Rennes ou à Strasbourg. Une manifestation à Paris est un événement
de taille tandis qu’à Lille c’est une simple expression populaire.

le CPE va-t-il devenir un mouvement référence pour les étudiants?

Je pense que ça peut devenir un mvt de référence. Je pense pas qu’historiquement il y ait eu d’avancées ou de
gains consécutifs au CPE comme cela avait été le cas après 68, mais en revanche je crois qu’étant donné les
affrontements qu’il y a eu et en raison des débordements aussi bien du côte des forces de police que des
étudiants je pense que c’est un mvt qui restera dans l’histoire sociale de France

Il y a-t-il un modèle de mouvement étudiant, social, une référence? (1986-CIP-95...)

Je pense à Mai 68 immédiatement en tant que référence, ça a marqué les esprits, en tous cas pour les
étudiants politisés. Parce que ça ressemble à une sorte d’utopie bienveillante, une mobilisation positive, c’est-
à-dire une mobilisation pour quelque chose et non contre, il ne s’agissait pas de défaire mais de construire
des nouvelles mesures, du progrès social etc. alors que dernièrement toutes les mobilisations qu’il y a eu
étaient contre, il fallait défaire une loi, manifester contre une loi, un texte. En plus je pense que Mai 68
restera un grand modèle pour tout ce qui relève du domaine de l’insurrection, de la rébellion contre le
pourvoir avec tout ce que cela entraîne: barricades, émeutes, graffitis bien connus etc. que tout le monde a
encore en tête.

Aujourd’hui c’est le quarantième anniversaire du mvt du 22 mars, quelle est la place de 68


aujourd’hui? Est-ce que tu penses que ça fait toujours écho chez les étudiants? 27

Comme dit, je pense que pour une partie des étudiants, ceux d’IEP, de normal sup, ceux-ci se sentent touchés

201
par l‘actuel anniversaire de Mai 68. De manière générale les étudiants de sciences humaines se sentent encore
animés d’une foi 68tarde si je peux dire. Tandis que les autres, ceux des sciences naturelles par exemple, et
donc moins exposés au fait de la politique intérieure française, peuvent s’en défaire plus facilement.

Tu considères le mouvement contre CPE comme une victoire?

Alors comme une victoire, oui, mais je parlerais plutôt d’une victoire partielle. On a eu ce qu’on voulait, le
retrait du CPE. Lorsque Jacques Chirac a annoncé le retrait du CPE, il est clair que le gouvernement a perdu
face à la fronde étudiante. Simplement je pense qu’on aurait pu aller plus loin, et on aurait du aller plus loin,
car on a pas eu le revirement qu’il y aurait dû avoir, à savoir des revendications, c’est-à-dire des
améliorations sociales que ce soit pour les conditions des étudiants et les employés précaires que soutenaient
les étudiants. C’est donc une victoire partielle qui aurait pu être améliorée.

D’accord donc un bon mouvement c’est une revendication, un mot d’ordre, point barre.

Une revendication et puis surtout un aboutissement. Parce que la logique de confrontation a lieu d’être mais
il faut savoir en sortir et à un moment il faut savoir pouvoir dialoguer, négocier, et aboutir à quelque chose
qui puisse nous faire sortir de cette situation. Parce que finalement un mouvement s’est simplement
l’expression d’une volonté, et cette volonté doit aboutir à des négociations avec les autorités publiques et non
pas seulement à des manifestations.

pendant le mvt du CPE, on a comparé CPE/68, t’en penses quoi (le printemps de la révolte)

Je pense que c’était un printemps de révolte effectivement, alors je me souviens notamment des manifs
spontanées dans Paris la nuit, où l’on cherchait simplement à provoquer les forces de l’ordre et à les éviter
pour mieux ensuite les reprovoquer plus loin. C’était vraiment un jeu de chat et de la souris qui ressemblait
fortement à une révolte. Et si cela a été très présent à Paris, il y a eu d’autres occasions de le faire, je pense
notamment à Grenoble et à Lille qui ont été des villes très marqués par cette révolte frontale, par ces
confrontations frontales. D’ailleurs, c’est pas pour rien si à l’étranger on a parlé de guerre civile en France.

Est-ce que tu crois que le mouvement CPE a apporté un renouveau du syndicalisme ?

Euh… je pense que cela a pu susciter des volontés d’adhésion, je ne me suis pas penché sur le sujet, mais je
pense qu’a sud les inscriptions ont du augmenter à mon avis depuis le CPE. Simplement je pense qu’il y a eu
un effet de mode dans le sens où le CPE a pu créer des adhésions syndicales de type classique, mais j’ai
l’impression que les étudiants ne sentent plus représentés par les institutions classiques de contestation que
sont les syndicats. Même à fac verte, on a bien démarré, on a eu d’importantes subventions, avec un budget
équilibré, on a crée des actions cohérentes et un peu nouvelles, mais une fois que le bureau, c’est-à-dire les
gens réellement motivés de l’association soient parties pour diverses raisons, notamment en raison de leur
cursus universitaire. Il s’est avéré que personne par la suite ne s’est présenté pour reprendre l’association qui
a logiquement coulé. Je considère donc que le CPE a pu renflouer les adhésions aux syndicats classiques,
mais c’est plus un phénomène de conjoncture, ou même de mode, qu’un trend cohérent que l’on continuera a
voir.

le mouvement a fait bouger quelque chose dans les mentalités?

Sur le coup oui. Maintenant avec le recul, je suis pas si sur que ça.

Durant le mouvement on a senti les étudiants assez retissant à endosser une étiquette politique…
) on sent les étudiants réticents à endosser une étiquette politique, ils tiennent à leur autonomie, ils se
disent même apolitiques… quelle position pour un syndiqué?

Bah être apolitique dans une manifestation ça veut plus ou moins rien dire, car quand on manifeste on
s’engage forcément pour ou contre quelque chose. Même si on veut pas être affilié à une structure classique
de représentation tel qu’un syndicat ou parti politique, on est dans tous les cas politisé, ça c‘est certain.
Après, par rapport au rôle des partis politique ou des syndicats, moi-même en tant qu’étudiant, j’aimerais
pouvoir réussir à me faire dissocier des syndicats, dans le sens où les syndicats sont connotés euh… enfin
sont liés au monde du travail, je n’ai donc pas envie de m’affilier à ces syndicats là.

À ton avis, pourquoi les étudiants ont peur d’être affiliés à une organisation politique?

202
Je pense qu’ils ne veulent pas être récupérés, ils ne veulent pas être récupérés par les syndicats. Par exemple
si on manifeste contre les régimes spéciaux, on va récupéré les quelques étudiants qui ont manifestés,
certains syndicats iront dire que leurs rangs ont grossi. Ils craignent la déformation de la réalité, comme ils
craignent les médias. Ils craignent la récupération de leur mouvement, de leurs voix.

scepticisme ou une désillusion des jeunes vis-à-vis de la politique et même de l’engagement?

Je pense que fondamentalement il y en a une. Quand on voit les différents taux d’abstention, on s’aperçoit
que la politique ne passionne pas. Et d’autre part, si on compare par exemple maintenant le nombre
d’adhérent à la CGT de maintenant par rapport au nombre d’adhérents il y a 30 ans, il y a une forte baisse des
effectifs, donc il y a fondamentalement une désillusion vis-à-vis de l’apport que peuvent donner les syndicats
dans la conquête de nouveaux droits sociaux.

génération individualiste, narcissique, c’est la fatalité de la précarité? Génération défaitiste?

Non je pense pas justement, car dans nombre d’universités certains étudiants en grève n’allaient pas
forcément être touchés par la précarité. Je pense que c’était une grande manifestation de solidarité. D’une
part parce que des gens qui n’étaient pas touché par la précarité manifestaient pour les gens qui étaient en
situation précaire. D’autres ont anticipé la venue dans la précarité en manifestant immédiatement, mais je
pense que ce n’était pas narcissique, que ce n’était pas individualiste, je pense que cela s’inscrivait dans une
grande démarche solidaire derrière le mouvement du CPE.

génération CPE dé radicalisée? Politisation de cette génération? Expérience formatrice? (Dépolitisée et


surtout dé radicalisée)

Je pense que c’est juste, dans le sens on a tendance dire que les extrêmes sont mauvais, on peut dire oui que
la jeunesse est dé radicalisée. Après pour le côté dépolitisé, si on entend par cela qu’on ne se reconnaît plus
dans les structures politiques classiques mais qu’on a toujours la capacité de s’engager pour des convictions,
dans ce cas là on peut considérer les étudiants comme dépolitisés. Mais, comme dit, le fait de participer à une
expression démocratique d’idées ou d’idéaux, je pense que ça reste une manifestation politique, donc de là à
dire qu’on est dépolitisé…

D’accord, tout à l’heure tu m’as parlé d’une certaine utopie dans le mouvement du CPE, alors qu’en
général on plutôt tendance à qualifier le mouvement de 68 d’utopiste, d’insurrectionnel, alors que les
nouveaux mouvements étudiants seraient plus terre-à-terre, plus réaliste dans la mesure où la seule
priorité de cette jeunesse serait d’accéder au monde du travail, alors qu’en 68 on rejetait le monde du
travail? travail une priorité pour cette jeunesse, accès à la surconsommation? À l’abondance?

Bah dans ce sens là, c’est sur, parce que justement le mvt contre le CPE se battait pour des choses très terre-
à-terre, un vrai contrat de travail. Pendant 68 c’était des idéaux en quelque sorte oui. Je parlais d’utopie parce
qu’on avait l’impression que les gens participant au mouvement se sentaient forts et grandis, on était pris par
une force nous dépassant, comme si on était invincible. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a parlé d’utopie, car il
fallait un moment se rendre à l’évidence, on savait que ça ne pouvait pas durer, qu’il n’y aurait pas
d’aboutissement. Si utopie il y a eu, c’était peut-être dans la forme des mobilisations on l’on a tous ressenti
une certaine euphorie, après les revendications étudiantes étaient loin d’être utopiques.

Bon, pour le quarantième anniversaire de 68, le printemps sera-t-il chaud dans les universités?

(rires) je l’espère.

Est-ce que tu peux me parler du statut d’étudiant? statut étudiant

Bah c’est un statut un peu complexe, parce qu’on est indépendant mais pas autonome, sauf pour les étudiants
qui travaillent, c‘est déjà une bonne partie quand même. Par exemple les étudiants sont intégrés au chiffre du
chômage des jeunes alors qu’ils font leur études, mais en même temps ils ne font pas partie du monde du
travail, mais ils ne font pas partie de la catégorie non-actifs. C’est donc un statut assez mal défini, surtout vis-
à-vis de la loi.

existe-il une identité étudiante?

203
Je ne pense que non, il doit y avoir une identité d’école qui regroupe les corporations. Par exemple un
étudiant en médecine se sentira animé d’une identité selon son unité d’étude à la faculté, donc c’est une
identité très corporatiste, ce qui vaut également pour les grandes écoles et les grands corps étudiants tels que
la médecine, la pharmacie, et les juristes.

Est-ce que tu penses que les étudiants, non syndiqués, se sont bien mobilisés pendant le mouvement?
CPE

oui

Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008


Salut, présente toi

Je m’appelle Antoine Cheltiel, j’ai 24 ans, je suis actuellement étudiant en histoire, en 3ème année de licence,
et je suis diplômé d’une école de journalisme de Paris.

Fais-tu partie d’une organisation politique?

Non, pas à ce jour. Mais j’ai fait partie de l’AL (alternative libertaire), de 2003 à 2005. Avant j’avais milité au
SCALP pendant 6 mois.

Comment tu avais pris la décision de t’engager?

En fait, j’ai appartenu au SCALP pendant 6 mois en 2002. Je me suis éloigné courant 2002 où j’ai rencontré
un ami, Samuel, qui lui-même était engagé à l’AL, et peu de temps après l’avoir rencontré, j’ai rencontré
plusieurs militants libertaires de l’AL et après maintes discussions avec eux, j’ai pris la décision de m’investir

204
à leurs côtés.

Comment t’avais décidé de t’engager au SCALP?

Comment… bah c’est pas vraiment une décision, c’est tout un cheminement intellectuel et politique qui m’a
mené là-bas. J’ai toujours baigné dans un milieu politisé, j’ai toujours eu droit à des débats politiques
enflammés à la maison, c’était une gauche de bon ton, une gauche social-démocrate. Mes parents sont
électeurs socialistes depuis toujours. J’ai moi-même au début, choisi mon camp, la gauche. Au début ça c’est
manifesté par un attachement au parti de mes parents. Puis, peu à peu en lisant, en m’éduquant, j’ai changé…
J’ai rencontré le SCALP au salon du livre en 2001, j’ai été frappé par l’une de leurs actions, j’ai alors pris
rendez-vous avec des militants, c’est comme ça que c’est venu.

Avant de t'engager, est-ce qu'il t'arrivait de participer à des manifestations?

Effectivement avec mes parents en 95, pendant le mouvement des retraites. Un mouvement dont j’ai de
grands souvenirs, qui m’a beaucoup marqué. C’était l’hiver, il faisait froid, on mangeait des merguez, on
balançait des slogans. Et ensuite, ça s’est fait au lycée. Je sais plus quelle réforme c’était, ça devait être
Allègre je crois, le dégraissage de Mammouth etc. et donc j’ai participé comme ça à des manifs, mais j’avais
pas encore une conscience politique très aiguisée. Mais par la suite, je me suis engagé à la fin du lycée au
SCALP.

Donc ton premier souvenir de manif c’est 95?

Oui

Avant un souvenir?

Non

95 mouvement étudiant?

Ouais mais moi je l’ai vécu du côté des adultes et des profs.

Selon toi qu’est-ce qui incite les lycéens/étudiants à se mobiliser?

Tout d’abord il y a un facteur socio-culturel évident. Quand on est issu d’une famille de gauche, très vite on
se détermine par rapport à cette identité là. Et ensuite, dans mon cas, et celui de mes amis, on développe une
sensibilité à l’injustice etc. Personnellement, je suis venu à la politique par le biais de l’antiracisme. Très tôt,
j’ai été sensible aux questions de discriminations, de rejets, liés à telle ou telle appartenance communautaire,
ethnique ou religieuse. Ca me révoltait qu’on se fasse la guerre entre gamins d’un même quartier, entre Noirs
et babtous, Arabes et Juifs ou Portugais et Yougoslaves. Cette violence là, je la côtoyais et la combattais au
quotidien. C’est devenu plus difficile quand je me suis retrouvé au cœur d’une de ces cabales. Ma classe m’a
découvert juif, je suis devenu un paria, un pestiféré, un être honni, infréquentable. J’en ai beaucoup souffert
mais ça n’a fait que renforcer mes convictions et mes idéaux. Tu noteras par ailleurs que je suis venu à la
politique par ce truchement là, mais c’est aussi ce biais, l’antiracisme, qui m’a fait quitter le SCALP, dans la
mesure où le fin mot de cette organisation, sa raison d’être, son alpha et son omega, ce n’était que ça, le
combat antiraciste, si bien que tout le reste finissait aux oubliettes.

T’as déjà participé à des manifs d’un genre nouveau, plus festif, écolo (vélorution)

Non, d’un genre nouveau non… Bah j’ai fait une manif de droite (rires). Pour moi une manif d’un genre
nouveau, c’est les manifs sauvages pendant le CPE. Dans mon cas, c’est nouveau, une manif sans services
d’ordre, sans syndicats…

C’est vraiment nouveau ce genre de manif?

Non, ça a toujours existé mais moi je l’ai découvert à ce moment là.

Je sais que tu as participé au mouvement du CPE. En deux mots qu’est-ce que c’était le mouvement
anti-CPE?

205
Les étudiants se sont mobilisé contre cette loi, parce qu’elle était profondément inique. Ils se battaient pour
éviter d’être esclavagisés et plus soumis encore qu’ils ne le sont actuellement dans le monde du travail. À ce
moment là, j’étais à Tolbiac. Le mouvement fut là-bas relativement rapide, le mouvement avait déjà
commencé deux semaines avant à Rennes. Il y a eu des diffs de tracts de la part de l’Unef, Sud et la CNT. Et
un jour, il y a eu une AG, on devait être une cinquantaine, on a voté la grève, on a voté l’occupation. Ça a
commencé le 22-23 février, c’était la première AG je crois.

Quelle a été ta participation au mouvement?

Je ne faisais pas partie d’une organisation syndicale, donc pour ce qui est du travail de sensibilisation, je n’en
ai pas été du tout. Mais j’ai été de toutes les AG dans un premier temps, de toutes les manifs, de toutes les
actions. Sur ma fac j’ai fait tous les piquets de grève et tutti quanti.

Et pendant le mouvement LRU, même participation?

Ouais à peu près la même activité. Après c’est un mouvement moins fort, moins long mais qui a tout autant
divisé les étudiants. J’étais à la Sorbonne à ce moment là, qui est un lieu autrement plus difficile à mobiliser
que Tolbiac. C’est pas la même sociologie, pas les mêmes étudiants. Puis c’est un lieu qui est difficilement
prenable car il y a des centaines de vigiles, la police intervient systématiquement. Mais en ce qui concerne
mon activité, ça c’est fait de la même façon, à savoir participation au AG, en manif, aux piquets…

Pourquoi les étudiants de Tolbiac sont plus facilement mobilisables qu’à la Sorbonne?

Bah d’une part, ils sont plus jeunes. On parle souvent de l’échec en premier cycle, il y a en a beaucoup à
Tolbiac qui n’arrivent pas au DEUG ou qu’ils restent 4 ans là-bas. À la Sorbonne c’est très différent, ce qui
compte c’est la réussite personnelle et non pas la concrétisation d’un idéal politique. À Tolbiac on trouve plus
des gens issus de milieux défavorisés, il y a beaucoup de banlieusards, de jeunes issus de l’immigration.
Quand on arrive à la Sorbonne c’est un milieu qui s’est extrêmement blanchi, embourgeoisé et par ailleurs à
la Sorbonne il y a beaucoup d’étudiants en ECO-gestion qui ont leur propres amphis et qui n’hésitent pas à
venir ratonner, voilà.

Tu penses que les étudiants non syndiqués se sont bien mobilisés pendant le mouvement?

Oui bien sur. Moi si je n’appartiens à aucune organisation politique. Grosso modo, je peux dire que je
baignais dans une nébuleuse de 200 personnes qui se revendiquent inorganisées et non syndiquées et qui ont
en horreur les syndicats jaunes comme l’Unef, ou qui se méfient de Sud qui est pas mal infiltré par les JCR.
Donc être inorganisé c’est une étiquette. Les plus radicaux c’étaient les non-syndiqués pendant le
mouvement.

Au niveau de l’organisation, tu as fait partie des commissions, présidé l’AG…

Non, j’ai jamais tenu à présider l’AG parce que je tiens en général à prendre la parole.

Qui étaient à la tribune? Des syndiqués? Des encartés?

Oui effectivement, les JCR et les types de LO se démerdaient toujours pour présider les tribunes, diriger
l’AG, clôturer les temps de parole quand ça les arrangeait. Ça a duré le temps des 4-5 premières AG, le temps
que nous, inorganisés, toto, se démerdent pour prendre la tribune et pour grosso modo manipuler les AG tel
que nous l’entendions. Et j’ai fait partie d’une commission Action qui s’est révélée assez infructueuse dans
l’ensemble.

Pourquoi le mouvement de la LRU n’a pas connu la même ampleur que le mouvement du CPE?

Bah disons que le mouvement du CPE touchait directement des jeunes inscrits dans le monde du travail, ce
qui fait qu’on a dès le départ le soutien d’organisations syndicales. Alors que là, ça ne concernait strictement
que l’éducation. On a eu pendant dix jours une concomitance avec le mouvement des cheminots. Mais ce
mouvement a été sabordé très vite, on s’est retrouvé seul, puis le matraquage médiatique, la diabolisation, ont
fait qu’on s’est retrouvé dépeints comme des énergumènes, autoritaires, anarchisants, des « fascistes de
gauche » qui sacrifiaient l’avenir de tous les étudiants. On était donc seuls dans notre fac, dans notre ville,

206
face aux enragés de droitards et des média propagandistes, on est mort trop rapidement.

Quelle a été la position de l’administration pendant le mouvement du CPE déjà, puis pendant la LRU?

L’administration a toujours été opposée à l’éclosion du mouvement, ils ont cherché à nous mettre des bâtons
dans les roues à plusieurs reprises. Mais on était quand même très nombreux à Tolbiac, on a connu des AG
monstrueuses, réunissant parfois 1000 personnes. L’administration pouvait difficilement fermer les yeux face
au mouvement qui se dressait devant elle. On a donc eu une certaine latitude pour pouvoir évoluer comme on
l’entendait. Cela dit, l’après mouvement a été délicat pour les étudiants grévistes car l’administration a tout
fait pour leur pourrir la vie. Elle a dressé une liste noire, si bien que nombre d’entre nous se sont vus
confisquer leur carte, puis interdire de séjour, et parfois même d’examens pour les éléments les plus
nauséabonds. Mais à la Sorbonne cette année aussi ça a été démentiel. C’est-à-dire qu’à chaque fois que
l’occupation a été votée, la police intervenait dans les trois heures systématiquement avec une grande
violence. Il y a eu à plusieurs reprises des projets de projection de films, ils nous ont coupé l’électricité pour
éviter qu’on les projette. Il y a des profs, notamment l’ancien président de la Sorbonne qui appelait les
étudiants non grévistes à charger les piquets de grève, on a même vu des profs d’une part charger les piquets,
d‘autre part directement cogner sur les grévistes. Par ailleurs, on a pu constater un recours permanent au
mensonge de la part de l’administration pour discréditer le mouvement: tantôt on nous accusait de violences
à l’encontre de non grévistes, tantôt de dégradations, mais c’était toujours dans le même but: vider la fac au
plus vite, reprendre le contrôle des lieux et envoyer un message significatif aux étudiants opposés à la
mobilisation, « vous n’êtes pas seuls, nous sommes avec vous, qu’est-ce que vous attendez pour leur rentrer
dans le lard ?». L’administration et les professeurs non grévistes étaient donc là pour enrager les étudiants
non grévistes, pour saboter le mouvement, travaillant main dans la main avec la police et l’ensemble des
forces de répression.

Selon toi, la répression de l’administration s’est renforcée depuis le CPE?

Clairement. Ils ont conscience effectivement d’avoir eu très peur pendant le CPE. Ça a duré deux mois,
c’était très long, deux mois sans cours, il y a une certaine décrédibilisation de l’université aux yeux de leurs
chefs, de leurs ministres députés, et en effet ils ont tout fait durant le mouvement pour que l’ombre du CPE
ne vienne planer sur la fac. Ils se sont dotés très rapidement, de ce qu’on avait jamais vu pendant le CPE, de
milices privées. Ils engageaient des gens, des pauvres gars en général, tous noirs, habitant tous en banlieue,
avec deux-trois heures de transport par jour. Voilà ils étaient censés venir faire régner l’ordre à la fac. Plus le
temps passe, plus l’administration apprend à ne rien céder de ses pouvoirs, de ses prérogatives, et fait tout
pour qu‘on ne puisse pas empiéter sur ses plates-bandes. Donc la machine répressive fonctionne à plein et ils
se servent de nos erreurs, de notre inexpérience pour tuer les mouvements dans l’œuf.

Que reste-il du mouvement du CPE?

Je pense qu’une grande partie des étudiants a été marquée par ce mouvement, ça constitue un moment
charnière, parce que c’est un mouvement qui a été très long, parce que pour beaucoup ça a été la première
mobilisation, comme pour les jeunes qui ont vécu le 21 avril 2002. Et puis ça a été une victoire, enfin une
victoire au sens syndical du terme, dans le sens que le gouvernement a plié. C’est la démonstration pour
beaucoup que le pouvoir est dans la rue, et qu’à force d’efforts, de sacrifices, on peut parvenir à ses fins.
Alors le CPE ça résonne pour beaucoup comme l’année, le moment par excellence de ces années 2000.

Penses-tu que le mouvement du CPE ait été un mouvement d’une nouvelle forme? Qu’il ait été
novateur d’une quelconque manière?

Bah non je pense que dans son organisation il n’avait rien d’exceptionnel, la forme d’AG… tout ça c’est très
classique. Seul son ampleur, sa durabilité, son amplification progressive et son succès en font un mouvement
à part. Après bien sûr si les syndicats, l’unef en tête ne l’avaient pas sabordé, il aurait pu aller beaucoup plus
loin.

Ça va devenir un mouvement référence pour les étudiants?

Je crois que c’est déjà un mouvement référence pour les étudiants. Beaucoup de jeunes, de lycéens,
d’étudiants sont nés à la politique avec le CPE. Et aujourd’hui j’entends des militants, des gens qui ont
participé au CPE se faire passer pour des vieux briscards de la politique, parce que justement ils se sentent
riches de cette expérience là. Et comme ça a duré très longtemps et que ça a fini entre guillemets par aboutir,

207
ça reste pour tout le monde un grand mouvement.

Est-ce qu’il existe un modèle de mouvement étudiant? Quelle est la référence?

Bah là on baigne en plein dedans. C’est les 40 ans de 68, tout le monde, les étudiants se réfèrent à 68, un peu
trop d’ailleurs, on devrait pouvoir s’en émanciper. C’est un héritage assez lourd à porter. C’est 68 qui reste
clairement le mouvement social de référence pour tout le monde. Car effectivement il a commencé par un
mouvement étudiant, et ensuite 86 ça a assez peu d’écho aujourd’hui. 94 ça peut résonner car c’est un
moment où la violence politique est réappropriée par les étudiants. En 86 globalement, même si il y a eu un
mort, c’est un mouvement assez calme. Une fois que les revendications sont satisfaites, les lycéens, les
étudiants rentrent dans leur casernes. En 94, il y a une destruction , une violence anti-étatique assumée et
revendiquée. Le mouvement du CIP, de 1994, fait encore parler de lui aujourd’hui, notamment par un tract,
écrit par je ne sais plus quelle organisation qui s’appelle « pourquoi nous détruisons » dans lequel le
monopole de la violence légitime est battu en brèche et donc ils expliquent comment et pourquoi les étudiants
doivent se servir de la violence pour être totalement politiques.

D’accord, donc tu penses que le principal mouvement qui fasse toujours écho chez les étudiants soit
68?

Ouais, on parle pas de 17, encore moins de 36. 68, tous ses symboles, la Sorbonne, la rue Guy Lussac, ses
slogans, le quartier latin, tout ça fait encore clairement écho. Et aujourd’hui ils sont des milliers, pour ne pas
dire d’avantage, à rêver d’un nouveau 68. Et même si moi je ne fais pas toujours référence à ce mouvement
là, j’aspire à un mouvement social d’une telle ampleur.

Pendant le CPE, il y a eu la tentation de la comparaison avec 68, on a parlé du printemps de la révolte


etc.

Je pense que cela n’a strictement rien à voir. Le mouvement 68 c’est aussi un mouvement ouvrier, chose
qu’on a pas vu pendant le CPE. Mai 68 c’est la plus grande grève générale de l’histoire, 10 millions de
travailleurs en grève. En 2006, c’est d’abord étudiants et lycéens dans la rue. Il y a eu certes une jonction
avec le monde du travail, mais ça n’a duré que 2-3 jours. On a beau avoir eu 3 millions de personnes dans la
rue, c’était pour la plupart des jeunes. Et le monde ouvrier n’a pas participé du tout à ce mouvement. C’était
un mouvement de jeunesse.

Pourquoi ce parallèle?

Bah c’est parce que les médias fantasment, ils veulent vendre leurs feuilles de choux, ils sont prêts à tous les
parallèles, à toutes les comparaisons aussi abusives qui soient pour vendre. Mais pour moi, ça n’a
effectivement rien à voir, même si c’est un mouvement qui a fait fléchir le pouvoir et l’État. Dans sa force
répressive, c’était quand même un mouvement très violent, il y a eu des centaines de condamnations, des
gamins de 17-18-19 ans qui sont allés purger des peines de prisons. Et en ça c’est différent de 68, c’est même
supérieur à 68. En 68 on sait que l’amnistie a été votée pour beaucoup de personnes condamnées.

Tu penses que la génération du CPE est une génération déradicalisée?

Euh…oui. Dans le CPE, t’as un effet de masse assez grégaire, assez moutonnier, et qu’est-ce que
demandaient les jeunes en définitive? C’était un travail, une bonne situation sociale, des salaires confortables,
et pour y parvenir, les jeunes se dotent de techniques comme des manifs de masse, des journées de
mobilisation ponctuelles. On se retrouve à des dizaines de milliers dans la rue, mais il y a un rejet très massif
de la violence, on veut surtout pas s’en prendre à l’État, à la police, on est des gentils étudiants, on est des
pacifistes. On ne pense absolument pas, car derrière cette loi dégueulasse, il y a toute une idéologie. Ce que
veulent les étudiants c’est se fondre dans la société, se fondre dans le monde du travail, sans remettre en
question les dogmes de la société capitaliste qui la sous-tendent.

On sent les jeunes aujourd’hui assez sceptiques, désillusionnés vis-à-vis de la politique, et même de
l’engagement.

Bah les jeunes en ce moment confondent souvent participation électorale et politique. Pour moi, un jeune qui
va voter, ce n’est pas un jeune politisé, je dirais même au contraire. Euh il y a une désillusion quant à la
politique, oui, je pense que c’est lié à la classe politique.

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On serait peut-être face à une génération défaitiste, touchée par la précarité, et qui en est devenue
individualiste.

Ouais effectivement, tu prends les générations 2006 et 68, c’est absolument pas les mêmes données. En 68
c’est le plein emploi, en 2006 il y a 3 millions de chômeurs. En 68 on veut réinventer l’avenir. En 2006, on
veut avant tout se trouver, se réaliser en tant qu’individu, on ne pense pas du tout aux millions de frères qui
nous entourent, au fait que ton voisin est dans la même merde que toi. Alors effectivement, il y a une peur de
l’engagement, on peut pas se mettre en tête qu’on va perdre une année d’étude au nom de la justice sociale.
Donc une jeunesse de plus en plus individualiste de fait, ce qui traduit une certaine paralysie, un certain
défaitisme oui.

On sent les étudiants réticents à endosser une étiquette politique pendant le mouvement, ils tiennent à
leurs autonomies, à leurs indépendances… pourquoi?

Ils comprennent pas grand-chose; alors qu’on est gréviste, qu’on participe à des manifs, c’est qu’on a
vraiment rien compris.

Ça fait partie des mots d’ordre du mouvement. On est pas politique, on combat seulement le CPE et
c’est tout.

Écoute, ces gens ils existent, et je m’oppose à eux, parce que la politique c’est pas se dire de droite, se dire de
gauche, aller glisser un bulletin de vote dans la machine à compter de l’État touts les deux, trois, quatre ou
cinq ans. C’est être fort et être conscient, lucide au quotidien, c’est penser la société de manière dialectique.
C’est savoir où on se situe, savoir qui sont tes amis, tes ennemis, c’est choisir son camp, ne plus le quitter et
tout faire pour qu’il l’emporte. Et alors effectivement pourquoi les étudiants se disent-ils apolitiques? Que
veulent-ils dire? Alors les grandes illusions sont mortes, ils mettent souvent sur le même plan, nazisme et
stalinisme. Pour eux il y a des fascistes de droit et des fascistes de gauche. Pour eux ne pas être politique, ça
veut dire je suis libre, je ne me réfère à aucune idéologie, je suis indépendant, je suis un individu pensant et
non soumis à telle ou telle étiquette, ou dogme partisan. Enfin tout ça, ça vaut pas grand-chose.

L’identité étudiante?

Bah oui de fait je suis un étudiant. Depuis le bac, j’ai écumé les salles de cours, les amphis. Après c’est une
identité que je rejette, on peut être 100000 à la Sorbonne, les divisions de classe restent très fortes, elles
concernent la société toute entière. La lutte des classes ne s’arrête pas aux portes de l’université. Il y a bien
des étudiants auxquels je foutrais sur la gueule comme je foutrais sur la gueule des flics. En aucun cas, il n’y
a une classe étudiante. Il y a des classes sociales qui existent et perdurent en milieu étudiant.

Les manifs en général, qu’est-ce que tu penses? Un bon moyen de faire valoir ses droits.

Tout dépend comment elle se déroule. Si c’est des manifestations plan-plan, traîne-savate, fliquées,
contrôlées, organisées par les syndicats, c’est très pénible. Des manifs où on se retrouve en carré de tête,
escorté, encerclé par des flics, où ensuite on trouve des dizaines de flics parmi les SO avec des matraques
télescopiques prêts à foutre sur la gueule de n‘importe qui, c’est très pénible. Comme les manifs où tu suis un
camion, ils te demandent de taper des mains et de répéter des slogans débiles, je trouve ça très pénible. Une
fois qu’il est possible de dépasser ce genre de structures, des manifestations quand elles deviennent sauvages,
c’est-à-dire quand on s’est débarrassé de la structure syndicale, quand il n’y a plus ni mégaphone, ni slogan,
ni banderole, ni personne pour nous fliquer, là effectivement se retrouver dans la rue, ça fait véritablement
sens. Et pour moi la manifestation exemplaire, c’est le 30 mars, quand on se retrouve à partir en manif
sauvage après le discours de Chirac à 30000 dans la rue. On a battu le pavé pendant 7-8 heures pour finir à
Montmartre. Ça c’est une manifestation où on a véritablement fait quelque chose. On cassait les banques, les
agences d’intérim, les agences immobilières, la rue était à nous et le pouvoir était totalement débordé.

T’as participé à l’occupation de la Sorbonne, raconte moi.

Par où je commence pour éviter d’être trop verbeux? On rentre à 200 par un carreau qu’on pète rue St
Jacques, le reste de la troupe s’infiltre par les échafaudages de la Ste Chapelle, on est très vite 500, 600, les
totos sont tous là et c’est eux et le peu d’étudiants vraiment concernés et conscients de l’opportunité immense
qui s’offrait à nous, qui commençons à organiser l’occupation. Mais bon ya très rapidement un bordel

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innommable, la plupart ne pense qu’à se biturer, à visiter les recoins romantiques de la vieille bâtisse. Mais
on est quand même pas mal à avoir bien à l’esprit que les keufs interviendront dans la nuit et que si on veut
parer leur intrusion, il faut cravacher ferme. Me demande pas comment, mais on met la main sur un trousseau
de clefs donnant accès à toutes les portes de la fac, on a donc une idée précise des lieux stratégiques à
prendre et à défendre. On s’organise pour les barricades, on en monte plusieurs, finalement les keufs vers 4h
arriveront là où on ne les attendait pas, par la galerie richelieu fermée depuis 68...Quelques anecdotes avant
de revenir à ce qui nous intéresse, on a défoncé pas mal de locaux administratifs à coups de pieds de biche,
on s’est fait le local de l’UNI, leur volant au passage leur disque dur, après on a brûlé au milieu de la cour
d’honneur tout leur matos, affiches, tracts, pc!!, ona trouvé la cave du recteur, on lui a pillé tout son pinard,
son champ et tutti quanti, jte dis énorme beuverie. Bref, l’important dans tout ça, c’était la soumission de la
masse, très vite les gentils diandians se rendent compte que leur fafac est investie par beaucoup de têtes
inconnues, terrorisés par d’éventuelles dégradations, ils mettent sur pied des espèces de milices qui
patrouillent dans les couloirs, bardées d’un brassard rouge qui les rend très fières et ils font le ménage,
s’arrogeant tous les droits. Mais le must, c’est quand il y a eu tentative de conciliation avec Mélenchon, qui
en son nom propre venait à la rencontre de ces étudiants révoltés qu’il avait été aussi. La plupart des
moutons, à la simple vue d’une telle figure médiatique a applaudi à tout rompre, ce qui nous nous amis dans
une rage folle, on s’est donc employés à le foutre dehors manu militari, craies, bouteilles, cannettes, boulons,
on l’a dégagé après qu’il ait tenté de nous fourguer son petit laïus qui nous appelait à vider les lieux bien
gentiment, tout au long de sa fuite honteuse, il fut escorté, protégé par des militants unef avec qui on a
échangés quelques horions. Première division entre occupants mais qui laissa des traces, puisqu’on fut
catalogués comme de bien entendu « totos » etc. Ensuite la division s’est nouée autour de la façon dont on
devait envisager l’intervention policière. Résistance passive ou active etc. Belle AG très garnie, qu’on a failli
remporter, il s’agissait de savoir si oui ou non il fallait faciliter la percée de nos camarades massés devant la
Sorbonne, ils devaient être un bon millier. On a donc proposé une sortie, création d’une brèche pour les y
inciter, ça a été rejeté, alors à quelques dizaines on est montés à l’étage et on a canardé la flicaille, chaises,
tables, extincteurs, échelles, étc.

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