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ChIoéASCENCIO

Dominique REY

Travailler
avec les Chinois

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DUNOD
DES MEMES AUTEURS

Chloé Ascencio
Manager en Chine, L’Harmattan, 2007 .
Working successfully with the Chinese (avec D. Rey), InterculturelChine Publishings, 2014 .

Dominique Rey
Piloter la stratégie par la culture d'entreprise, Étude stratégique/Les Échos, 2007 .
Culture d'entreprise : un a c tif stratégique (avec O. Devillard), Dunod, 2008 .
Working successfully with the Chinese (avec C. Ascencio), InterculturelChine Publishings,
2014 .
Management et communication inter culturels, Afnor, 2016 .

Mise en page : Belle Page

Lep ictog ram m eq u i figu re c i-c


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O 5 rue Laromiguière, 7 5 0 0 5 Paris
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ISBN 9 7 8 -2 -1 0 -0 7 4 5 0 3 -6

L eC od ed e la p rop riété in te llectuelle n'au to risa nt, aux te rm esd e l'a rticle
L.1 2 2-5,2 °e t3 °n ), d 'u nep a rt, q uele .s«c o p ie.so ure pro du ctions stric te m en t
ré se rv éesàl'u sagep rivéd uc op istee tn ond e stin ée sàu neu tilisationc o lle c tiv e»
e t,d 'autrep art,q uele sa nalyse se tlesc ourtesc ita tionsd an su nb u td 'ex e m p lee t
d 'illu stration, «to utere p rése n
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illic ite»(a rt.L.1 22 -4).
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ra itd o ncu nec o ntre fa ço nsa n ctio nnéep ar le sa rticlesL .3 3 5 -2 e tsu iv a n ts d u
C o d ed elap ro priétéin tellectuelle .
TABLE DES MATIERES

Remerciements XI
Introduction 1

PARTIE I

COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

La logique d e face 7
« Moi » occidental et « face » chinoise :
deux conceptions de l’identité 7
La face, un œil social 9
Donner pour recevoir 11
L’harmonie des relations : une valeur centrale 12
Questions de politesse 14
Les « Barbares » n’ont pas besoin de face 15
Pas de droit à l’erreur 16

Un style d e com m unication indirect et implicite 19


Savoir décoder les non-dits 19
La relation prime sur le contenu du message 21
TO3
c L’impossibilité de critiquer 24
rj
Q Incompréhensions et malentendus 26
O Un manque de reconnaissance 29
fN
La Vérité, une valeur qui « manque de modération » 29

La logique d e g u a n xi 31
D.
O
La réciprocité, un système de pensée 32
(J
Les Chinois ne sont pas « collectivistes » ! 34
Une société familiale et hiérarchique 35
\.Qgmnxi comme antidote à l’absence de droits 37
Lorsque professionnel et privé se confondent 37
La confiance : un processus lent et prudent 38
Le cadeau symbole de l’engagement moral 39
Comment se constituer un guanxi ? 41

Le refus d e la loi et l'arbitraire du pouvoir 43


L’utopie confucéenne 43
VI TRAVAILLER AVEC LES CHINOIS

Le légisme, éternel concurrent 44


La corruption, corollaire de la culture àiWguanxi 46
D’un extrême à l’autre, un rapport ambigu aux règles 48

La relation personnelle pour sécuriser le co n trat 51


Entretenir la relation est vital 52
La dimension affective de la relation client-fournisseur 53
Le contrat : un morceau de papier ? 55
Les conflits ne se règlent qu’à l’amiable 59
Une seule appartenance, la famille 59
La faible loyauté envers l’entreprise 60

L'efficacité chinoise 63
Au jour le jour... 63
La relation prime sur le planning 64
Tout est relatif 65
Rien ne sert de forcer 67
Deux conceptions de l’efficacité : le comment et le pourquoi 68

PARTIE II

LA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

7 Une éducation toujours confu céen n e 77


Déférence, effort et mémorisation 77
L’obsession de la réussite scolaire et sociale 80
Shanghai en tête du classement PISA 81
TO3 L’épreuve la plus difficile de toute une vie 81
c
Q Un enseignement inadapté aux besoins des entreprises 82
O Les « Fourmis » : rebuts du système élitiste chinois 84
rM
@ 8 L'hybridation d e la p en sée chinoise
r: et des m éthodes d e gestion occidentales 87
Q.
O
Manager selon « la Voie du Milieu » 89
U Manager par l’harmonie 92
Un manager zhongyong 93
Du bon usage du souvenir maoïste 96
Le succès d’estime des méthodes occidentales 97
«La pensée chinoise à la base, les méthodes occidentales pour la pratique » 98

9 Hiérarchie et leadership p aternaliste 101


Le triangle du paternalisme 102
De t* La Vertu morale 103
fH La Bienveillance 103
Table des matières VII

Yan La Sévérité 105


Un modèle oppressant mais efficace 107
L’affectif dans le management 108
La logique managériale « face contre faveur » 109
Un leadership autoritaire 111
10 A ttentes et m otivations des salariés chinois 113
L’importance du statut social des salariés 113
Des phénomènes générationnels forts 116
Les modèles de réussite des jeunes chinois 118

11 L'entreprise d'É tat restructurée 121


La danwei, un modèle « total » à l’agonie 121
L’exemple de GreatMill : histoire du rachat d’une usine d’Etat chinoise 123
Une bureaucratie... sans règles écrites 125
Une entreprise sans management 127

12 L'entreprise privée patriarcale 131


Le poids écrasant du père-fondateur 132
La force de l’entreprise vient de son guanxi 132
Capitalisme sauvage et insécurité 133
Organisation et Management 134
Des rôles et des règles flous 135
Une extrême concentration de l’autorité 137
Un cas extrême : le Sweatshop 140

13 La m ultinationale chinoise ;
T3
O
laboratoire d'hybridation m anagériale 145
c
:d La discipline comme principe d’efficacité 146
Û
Un mode de management presque militaire 148
Pression, compétition, gratifications et punitions 149
@ Ü Récompenses et pénalités financières 151
Un cas limite : Foxconn 152
5- La permanence du leadership paternaliste 153
Q.
O
U Des traits de fonctionnement daoistes 154
E-economy : ferment d’un nouveau management ? 155

PARTIE III

8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

14 Com m ent gérer les ressources hum aines chinoises 163


Un sujet de prédilection des théories occidentales 163
Pourquoi rester, pourquoi partir ? 165
VIII TRAVAILLER AVEC LES CHINOIS

Une rémunération équitable 166


Inciter à la performance 167
Le levier de la reconnaissance et des promotions 171
I -es Chinoises ont cassé le plafond de verre du genre 175

15 Com m ent réussir la relation m anagériale 179


Cadrage par les règles, cadrage par les hommes 180
En Chine, le pouvoir ne se partage pas 183
Leadership versus paternalisme 184
Les attentes des balinghou 188
Une forte proximité personnelle 189
Comment gagner la confiance des collaborateurs chinois 191
Répondre à la demande, mais... rester soi-même 193
Pour qui travaillent les Chinois ? 193
Que faire ? 194

16 Com m ent gérer u n e équ ip e chinoise 199


Un levier indispensable de performance en Occident 199
Les Chinois ont-ils l’esprit d’équipe ? 200
Que faire ? 206

17 Com m ent acclim ater Ve m p o w e rm e n t en Chine 20 9


Marges d’initiative et responsabilisation 210
Renverser la pyramide hiérarchique : une idée occidentale 211
Le management directif : un écueil courant 214
L’essor du numérique en Chine :
TO3 vers Xempowerment à\x consommateur ? 218
c
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Q Que faire ? 220
O
fN
18 Com m ent obtenir Texpression des salariés chinois 2 23
L’accueil mitigé du « management participatif » 223
Descendre du piédestal ? 224
D. La dynamique du débat 226
O
(J Le syndrome français en réunion 227
La réunion chinoise : un rituel célébrant l’ordre hiérarchique 228
Désamorcer la réserve et la prudence chinoises 232
Que faire ? 233

19 Com m ent bénéficier de Inefficacité chinoise 237


Deux visions de l’efficacité 238
Résoudre le problème une bonne fois pour toute
ou bien trouver vite « ce qui marche » ? 24 0
Les pratiques autour du Temps 24 2
Table des matières IX

Le retour du Légisme ? 242


Que faire ? 243

20 Com m ent gérer les projets en Chine 245


Progresser pas à pas 246
Une démarche semée de pièges 247
Que Faire ? 249

21 Com m ent assurer le contrôle 251


Le signe d’un manque de confiance 25 2
Un obstacle au dynamisme du guanxi ? 254
La réponse à une demande d’équité 254
Que faire, sur le contrôle et le reporting ? 256
L’Entretien d’évaluation et lefeedback 257

Récapitulatif ; les 8 clés du m an ag em en t en Chine 261

Conclusion 265

Bibliographie 271

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REMERCIEMENTS

OS chaleureux remerciements vont à tous ceux —dirigeants, managers,


N professionnels occidentaux et chinois — avec qui nous avons été
amenés à travailler, et qui ont partagé avec nous leur expérience de
coopération en chine, à travers quantité d’exemples et de situations
hautement significatifs.
La matière de ce livre est tissée de leurs préoccupations et difficultés, de
leurs interrogations, et des solutions concrètes que nous avons pu
expérimenter et tester ensemble, sur un sujet - travailler avec les Chinois,
manager en Chine — encore peu exploré, peu modélisé, mais dont
l’importance n’échappe à personne...

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INTRODUCTION

« Nous, on pense global. On ne va pas changer des process qui sont validés
au niveau corporate et appliqués à toutes nos filiales partout dans le monde.
Si ça marche au Brésil, ça doit marcher en Chine »
Propos du DRH d’un grand groupe français

a Chine pose un défi au management international ! Elle remet en


L question presque tous les outils et les méthodes couramment appliqués
par les groupes occidentaux.
C’est quotidiennement que les entreprises occidentales implantées en
Chine se heurtent dans le management de leurs équipes à des difficultés
spécifiques au contexte chinois. Il en va de même dans leurs relations
commerciales ou stratégiques avec des fournisseurs ou partenaires chinois,
régulièrement émaillées de malentendus et de déconvenues.
Fait majeur de la mondialisation, la rencontre entre la Chine et l’Occident
constitue une situation historique rare. Une rencontre passionnante mais
X
O
5
c qui, en termes de management interculturel, pose à l’évidence des problèmes
:d
Û d’ajustement redoutables pour lesquels les entreprises occidentales implantées
en Chine sont en première ligne.
(g) ^ On perçoit bien, désormais, que la culture chinoise n’est pas près de s’aligner
x:
CT sur les normes, habitudes et évidences occidentales, malgré l’impression
Q. trompeuse que peut donner l’uniformisation des produits de consommation
O
U « globaux ». On voit aussi que l’importance qu’a pris la Chine sur la scène
économique mondiale, avec un milliard et demi d’habitants et son industrie
efficace, annonce un déplacement général vers un monde multipolaire où la
civilisation occidentale et sa culture, ses conceptions de l’efficacité, commencent
à perdre leur hégémonie jusqu’ici affirmée sur le monde entier.
De sorte que la Chine, avec sa singularité, pose un vrai défi aux habitudes
et aux modèles du volet humain du « Management International » et oblige
3
û
à trouver et expérimenter les adaptations permettant de bénéficier du
© potentiel d’intelligence et d’efficacité chinois.
TRAVAILLER AVEC LES CHINOIS

Dans ces conditions, quels modèles et pratiques de management et de


GRH proposer aux entreprises occidentales implantées en Chine, pour
résoudre ces manques d’ajustement quelles constatent quotidiennement ?
Et pour mieux bénéficier du potentiel d’efficacité et de performance, que
pourraient mettre à leur service les salariés chinois ?
Car l’énergie est là, mais le courant ne passe pas bien faute de prises
adaptées, de modes de communication et de management cohérents avec
les logiques d’action en présence.
A travers les formations et interventions que nous menons depuis une
dizaine d’années, nous avons partagé l’expérience de nombreux managers
occidentaux et chinois. Nous avons ainsi pu prendre toute la mesure des
difficultés pratiques du management en Chine, et construire progressivement
avec eux des solutions pratiques qu’ils ont pu tester, et qui fonctionnent.

Des différences très lo g iq u es


Pour comprendre comment les Chinois pensent et agissent en situations
professionnelles, il faut identifier les quelques grandes logiques culturelles
qui façonnent leurs comportements : les logiques de face et de guanxi, la
puissance du modèle familial ; leur forme particulière d’individualisme ;
leur conception des règles et des contrats, et de l’action efficace, héritées du
daoïsme et du confucianisme : c’est tout l’objet de la première partie de cet
ouvrage.
Mais comment fonctionnent aujourd’hui les entreprises chinoises, dans
X
O
5 leur grande diversité —et leur dynamisme ? Quelles sont les références des
c managers chinois ? Comment concilient-ils leur curiosité pour les méthodes
Û
occidentales avec leurs perceptions imprégnées des sagesses millénaires et
O
(N de la vision chinoise de la marche du monde, qu’ils n’envisagent pas de
@ quitter ? Qu’attendent les Chinois d’aujourd’hui d’une entreprise et d’un
SDII
manager ? Pourquoi certains d’entre eux sont-ils attirés par les entreprises
D.
O occidentales ? Que faire pour retenir les meilleurs ? Autant de questions
(J
auxquelles nous apportons des éléments de réponse dans la deuxième partie
du livre.

D éfinir d e n o uvelles « b o n n e s p ra tiq u e s »


La troisième partie analyse sur quoi les fameuses « bonnes pratiques » du
management international achoppent justement en contexte culturel
chinois, et comment les adapter sous peine de recueillir une faible
implication des salariés chinois et des taux de turn-over élevés.
Introduction

Pour qui travaillent les Chinois, puisque ce n’est pas pour leur entreprise ?
Comment les motiver ? Les Chinois sont-ils au fond des individualistes ou
bien ont-ils l’esprit d’équipe chevillé à l’âme ?
Pourquoi les Chinois donnent-ils l’impression de ne pas vouloir assumer
les responsabilités et l’autonomie ?Alors qu’ils revendiquent d’être consultés
sur les décisions, pourquoi est-il si difficile d’obtenir qu’ils donnent leur
opinion ? Faut-il s’astreindre à tenir des réunions, souvent aussi frustrantes
pour les Chinois que pour leurs collègues occidentaux ?
Qu’est-ce donc que cette « efficacité chinoise » qui fait fi de nos outils de
gestion du temps et de résolution des problèmes ? En quoi les process de
contrôle et le reportingmtxx&nx-As les salariés chinois si mal à l’aise ?
Pourquoi ces singularités ? Mais aussi comment faire pour résoudre ou
désamorcer les obstacles et les freins qu’évoquent tous les témoignages des
dirigeants, managers, acteurs de terrain ?

Au fil de cette analyse, nourrie de nombreux témoignages qui permettent


un repérage minutieux des points de blocage et d’inadaptation, nous
proposons les ajustements nécessaires et des mesures concrètes pour installer
de nouvelles « bonnes pratiques » plus adaptées à la mentalité et aux formes
d’efficacité chinoises : tout un trousseau de clés (et non pas de recettes
toutes faites ou de formules magiques !) pour ouvrir les portes de la
compréhension et de l’action efficace.

À la fois ouvrage de référence et guide pratique, ce livre s’adresse aussi


X
O
5
c bien aux dirigeants d’entreprises et aux managers et experts expatriés en
:d
Û Chine qu’aux Occidentaux qui travaillent avec la Chine (managers
O fonctionnels à distance, fonctions support, acheteurs, commerciaux,
(N
@ négociateurs d’alliances stratégiques...). Il est également très utile, pour
s’initier, comprendre et anticiper, aux étudiants d’écoles de commerce ou
>-
Q.
d’ingénieurs - dont la Chine est devenue un passage initiatique ou
O
U privilégié - et plus généralement à toute personne cherchant à mieux
comprendre la culture chinoise et les comportements quelle induit.
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C h a p itre I

UK LOGIQUE DE FACE

Je n'existe que dans le regard d'autrui

« MOI » OCCIDENTAL ET « FACE » CHINOISE :


DEUX CONCEPTIONS DE L'IDENTITÉ

S i l’on demande à un Occidental où se trouve dans son corps le siège de


son Moi, il montrera en général sa poitrine, parfois sa tête. Dans les
deux cas, il s’agit d’un Moi à la fois intérieur, intime et caché au regard des
Autres. Cela a deux implications essentielles : j’existe par le simple fait d’être
conscient (c’est le « je pense donc je suis » de Descartes), et je suis le seul à
pouvoir découvrir ce Moi, à travers une quête intérieure personnelle, car je
n’ai pas besoin des autres pour savoir qui je suis. De cette définition du Moi
découle une société fondée sur l’individualisme et sur les conditions
favorables à son expression et son développement : la liberté, le droit, et un
X
O5 style de communication direct et explicite, entres autres caractéristiques.
c
rj
Q Où se trouve le Moi chinois ? Sur le visage, au beau milieu de la « face ».
Cette différence avec la conscience de soi occidentale, qui peut paraître
anecdotique, traduit pourtant un trait central de la perception des Chinois.
(G) 2
Elle a deux implications essentielles : non seulement je suis extrêmement
DI
sensible au regard des Autres, mais, plus encore, je n’existe que dans ce regard,
O
Q.
(J
comme si le Moi se construisait et se nourrissait de l’accumulation des bons
regards portés sur soi. D’où l’expression « donner de la face » à quelqu’un, qui
signifie lui faire don d’un bon regard, positif, qui va le gratifier et au moins le
reconnaître. Donner de la face, c’est signifier qu’on a confiance en l’autre et
accepter la dépendance mutuelle qui permet un échange de services équitable,
donnant-donnant. C’est pourquoi « L’homme a besoin de face pour vivre
comme l’arbre a besoin d’une écorce^ », dit un proverbe chinois.

1. z h i shi za i hierenya n zhongcunzai d e ^


2. ren huo lian, shu huo
COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

La face, c’est ainsi non pas un masque social, une image comme nous
serions tentés de le penser dans une optique occidentale, mais bel et bien la
seule identité que se reconnaisse un Chinois (même si le sujet, sensible par
définition, n’est que très peu abordé dans les sciences humaines en Chine
continentale). Et ce lieu où il place son Moi, où il l’investit et le capitalise,
est fait de couches superposées de regards de considération.
Il existe deux termes chinois pour désigner la face : m ia n z i ( H i ) et lia n
(Bè)* Leur définition, distincte à l’origine, tend à se confondre dans les
conversations courantes*. Au sens propre, ils désignent l’un et l’autre la face
physique. Mais au sens figuré, l’un est lié à la performance individuelle et
l’autre à la conduite morale. En effet, m ia n z i désigne le prestige acquis par
l’individu ; il s’agit donc d’un ego de reconnaissance dépendant de
l’environnement extérieur. L ia n a trait au respect du groupe pour un
individu de bonne réputation morale ; il représente donc à la fois une
sanction sociale qui met en application les standards moraux et une
évaluation intériorisée par la personne. La perte de m ia n z i entraîne la honte
vis-à-vis des autres, la perte de lia n provoque la honte vis-à-vis de soi-même.
De ce fait, la face fonctionne à la fois comme une contrainte sociale et
psychologique. Elle est « le bien le plus précieux de l’individu » et en même
temps « une geôle pour lui »^. Lin Yutang, l’un des premiers interculturalistes
chinois, ajoute : « Ce n’est pas là une face qu’on lave et qu’on rase, mais une
face qui peut être « concédée », « perdue », « conquise par la force » et
« offerte en présent », ce qui en fait à ses yeux la clé de compréhension de
tous les rapports sociaux chinois^.
TO
3 On voit bien la difiFérence entre cette conception foncièrement situationnelle,
c interactive, relationnelle du Moi, et celle, essentielle, intangible, peut-être
rj
Q
éternelle pour peu qu’on l’identifie à l’âme, des Occidentaux.
O
(N Alors, moins sensible le Moi occidental ? En tous cas moins exposé à
@ l’opinion d’autrui et aux aléas des échanges ! De fait, cette localisation du
Moi chinois, source d’une relative fragilité et vulnérabilité aux avanies de la
O
Q.
vie en société, explique bien des attitudes et des précautions. Bien des
U
politesses aussi, à l’origine d’autant de malentendus avec les étrangers. Nous
y reviendrons. Car autour de la face se nouent les enjeux cruciaux touchant
au Moi chinois : le besoin existentiel est d’abord d’empêcher, par tous les

1. Chan Alvin, « The Chinese concepts of Guanxi, Mianzi, Renqing and Bao : their
interrelationships and Implications for International Business », Australian and New
Zealand Marketing Academy, 2006, www.conferences.anzmac.org.
2. Zheng Lihua, Les Chinois de Paris et leurs je u x de face, L’Harmattan 1995.
3. Lin Yutang, La Chine et les Chinois, Payot 1937, réédité en 2003.
La logique de face

moyens, que ma « face » ne se décroche et tombe’, c’est-à-dire que je n’existe


plus ! Par exemple, celui qui échoue vis-à-vis de son groupe d’appartenance
(famille, manager, collègues...) ou n’a pas respecté les règles sociales, celui
qui ne joue pas le jeu de l’échange de face, est mal perçu, et ce regard négatif
lui fait perdre la face. Au fond, « perdre la face » [diu lia n S M ) c’est du
même coup « perdre la qualité d’homme » {^diu ren S A )-
Lors d’une de nos formations à la communication interculturelle, un
dirigeant français a évoqué le cas d’un directeur commercial chinois qui,
n’ayant pas atteint ses objectifs de vente, a préféré démissionner, considérant
qu’il n’avait plus de face vis-à-vis de lui-même. Ses supérieurs hiérarchiques
français souhaitaient le garder malgré tout au sein de l’entreprise car il faisait
partie des « hauts potentiels », mais leur insistance est restée vaine. Très
courante, cette situation illustre une réalité implacable de la culture de face :
elle exclut le droit à l’erreur.

LA FACE, UN ŒIL SOCIAL

La notion de face et la sensibilité qui l’accompagne ont d’immenses


conséquences sociales, professionnelles et même politiques. Elles structurent
les rapports sociaux, facilitant certains aspects de la vie grâce au contrôle
social et aux garanties de bonne conduite quelle permet, en compliquant
d’autres. Zheng Lihua donne l’exemple des systèmes de prêt de la diaspora
chinoise calqués sur les banques communautaires villageoises. Ce qui
X
O5 permet à de telles institutions informelles, sans contrat ni moyen légal de
c
rj
Q contrainte, de fonctionner harmonieusement dans un domaine tel que la
finance, c’est que « la face y joue le rôle de contrôle social. [...] Le mauvais
payeur perd la face et n’a aucune chance de rester dans la communauté.
Puis, même s’il s’enfuit, il y aura encore sa famille pour porter le
>-
déshonneur»^. Il y a là un facteur très fort d’observance de la norme sociale,
O
Q.

U
à l’intérieur d’une communauté ou d’un réseau.
Ce conformisme, cet œil social très prégnant est renforcé par « l’esprit des
liens de sang qui veut que l’honneur ou le déshonneur, l’ascension ou la
chute d’une personne se voient étroitement reportés sur les autres membres
de la famille ou du groupe.^ » Ainsi, un jeune cadre français d’origine
chinoise raconte que dans la communauté chinoise de Lyon, lorsque

1. Qui se dit en chinois : m ia n zig u a hu zhu


3
Û 2. Zheng Lihua,
© 3. Ibid.
0 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

quelqu’un de sa génération se trouve au chômage, ses parents n’osent plus


sortir de chez eux tant l’œil social intériorisé est fort. Souvent, la logique de
face consiste à éviter la honte. Car la honte est une « mort sociale » qui
rejaillit sur toute la famille.
Voici un autre exemple très parlant ; les ingénieurs américains de la
nouvelle usine Emerson Chinah pressés par leurs objectifs, voulaient aller
vite et commencer la production de compresseurs sans tester les machines
au préalable. Le Directeur général taïwanais qu’ils avaient recruté pour son
profil « biculturel » (de culture chinoise, il avait été formé aux Etats-Unis)
leur a demandé quel pourcentage de défauts ils pouvaient accepter. Les
Américains ont répondu : « Zéro défaut ». Le Taïwanais n’a pu se satisfaire
de cette réponse, et n’a cessé par la suite de réclamer que les managers
américains fixent un taux de rebuts, quel qu’il soit. Dans le même temps, les
Américains fixaient des plannings de production auxquels les techniciens
chinois n’osaient pas s’opposer alors même qu’ils savaient qu’ils étaient
inatteignables. Du coup, les Chinois à la fois démotivés et sur la défensive
travaillaient de manière extrêmement minutieuse, testant chaque
équipement et s’attachant aux détails. Le retard s’accumulant, les ingénieurs
américains en sont venus à faire eux-mêmes le travail des techniciens
chinois.
Lorsque la première production est partie aux USA pour 3 mois de test,
le Directeur général taïwanais a annoncé sa démission.
Il ne pouvait en effet pas prendre le risque de rester. L’objectif,
inatteignable selon lui car il prenait « Zéro défaut » au pied de la lettre, ne
TO
3 pouvait que provoquer une perte de face. Alors qu’il ne s’agissait que d’un
c
Qrj objectif de principe marquant la volonté de qualité des Américains, un idéal
(de perfection, de progrès) vers lequel tendre, censé, dans la vision
O
fN occidentale transcendante du monde, galvaniser les énergies. Finalement,
@ les résultats ont été jugés très bons par les Américains, même s’il y avait
DI
's_ quelques défauts (auxquels ils s’attendaient bien entendu). Mais c’était trop
D. tard, ils avaient perdu le dirigeant de leur usine.
O
U
On comprend bien que le risque permanent de « perdre la face » est pour
un Chinois bien plus grave que pour un Occidental à qui il arrive d’utiliser
cette expression —telle quelle a été rapportée de Chine par le père jésuite
Régis Hue au xviii'' siècle et passée depuis lors dans le langage courant, avec
un sens passablement édulcoré. Dans la logique chinoise, rien ne peut être
pire que de sentir sur soi le jugement négatif de l’œil social.

1. Fernandez Juan, Liu Shengjun, C hina CEO, a case guide fo r Business Leaders in China, John
Wiley & Sons (Asia) Ltd, 2007.
La logique de face

Au fondement des actions de chacun, on trouve la protection de la


« face », ainsi que son élargissement, synonyme d’ascension sociale.

DONNER POUR RECEVOIR

Concrètement, plus ma « face » est grande, plus je « suis ». La situation de


l’individu chinois est la suivante : il a besoin de face pour exister, mais il a
besoin des autres pour obtenir cette face. Comment faire pour que ceux-ci
lui donnent de la face ? Il doit donner pour recevoir. Ayant reçu de la face,
l’autre se sentira considéré (en confiance) et en même temps endetté à
l’égard de son « créancier ». C’est-à-dire qu’il faut créer chez l’Autre une
dette de face qui se dit littéralement « dette de sentiment» { r e n q in g z h a i) \
faire en sorte qu’il se sente débiteur car une face donnée doit être
rendue.
C’est pourquoi, selon Confucius, est homme {ren A ) celui qui est
bienveillant {ren fC)h Seul celui qui sait donner de la face et accepte donc la
règle sociale implicite de réciprocité et de dépendance mutuelle, est
considéré comme vraiment « humain ».
Une des manières privilégiées de gagner de la face, au-delà des échanges
de considération réciproque, est, bien sûr, la réussite sociale pour soi et pour
les parents. On dit de celui qui a réussi : « il a de la face » {tay o u m ia n z i
ce qui sous-entend « une grande face ». Sa face élargie rejaillit sur son
entourage proche (ses parents) qui s’en trouve valorisé. Il s’agit donc de se
distinguer, de s’élever dans la hiérarchie sociale, que ce soit par le biais des
O
X5
c études ou en gagnant de l’argent, traduction très concrète du succès. Cet
:d
Û objectif est renforcé par la culture de l’excellence issue de l’importance
accordée par Confucius aux études et qui influence encore très fortement,
plus de 2 000 ans après lui, l’Asie confucéenne (Japon, Corée, Chine...).
DI
Mais ce succès n’a de valeur que s’il se reflète dans le regard que les Autres
's_
portent sur soi. Cet effet de face est démultiplié par l’enjeu familial : l’enfant
O
D.

(J doit réussir ses études et sa carrière pour « donner de la face » {gei m ia n z i èp


Ш ^ ) à ses parents et rendre ainsi ce qu’il a reçu sous forme de soutien et de
sacrifices financiers durant toute sa jeunesse. Au fond, ce fameux respect
asiatique à l’égard des parents et des anciens, cette valeur suprême de la
piété filiale se focalise surtout en Chine sur l’obligation de leur donner de la
face. C’est bien plus que d’avoir envers eux une attitude de respect, comme
dans la plupart des civilisations : c’est leur obéir en toutes circonstances afin

1. ren zhe r e n y e ) \ ^ \ _ J ^ , cité par Cheng Anne & Qiu Kong, Les Entretiens, Points, 1981.
COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

qu’en retour ils aient le prestige de l’autorité, faire rejaillir sur eux la lumière
de son propre succès et par là même leur donner « plus d’existence ».
De même, l’échange de face représente pour les Chinois une forme de
« contrat social ». Rendre un service endette l’autre à mon égard et crée une
obligation morale car une face donnée doit toujours être rendue. C’est le
moyen proposé par Confucius pour garantir l’harmonie interpersonnelle,
la paix sociale.
Prenons l’exemple du directeur de la branche chinoise d’un groupe belge,
chargé de la difficile tâche de transformer la j o i n t venture de Shanghai en
filiale à 100 %. Même si le rapport de force ne permettait pas au partenaire
chinois de s’y opposer, il refusait néanmoins de signer le contrat de
« séparation ». Le syndicat menait aussi campagne contre le projet. Le
directeur belge a même reçu des menaces... Jusqu’au jour ou, raconte-t-il,
« j’ai appris que le fils du patron de la JV, qui venait d’émigrer au Etats-
Unis, ne parvenait pas à y trouver de travail. J’ai décidé de m’en occuper :
j’ai remué ciel et terre et finalement obtenu que la filiale américaine de mon
groupe recrute ce jeune Chinois. Tout d’un coup, je suis devenu le grand
« ami étranger ». Les négociations se sont accélérées et nous avons pu signer
un compromis équitable. C’est à ce moment que j’ai pu vérifier le principe
selon lequel « toute face donnée doit être rendue. »

LHARMONIE DES RELATIONS : UNE VALEUR CENTRALE

La première règle sociale implicite consiste à protéger ma face et celle de


O
X5
c
:d mon entourage. Dès qu’il y a relation, les dangers pour la face sont
Û nombreux : contradiction, critique, expression de mépris, d’exaspération,
O
(N de colère... Le débat est perçu dans sa dimension essentiellement
conflictuelle donc improductive et menaçante pour la face des protagonistes.
Il est impératif, pour maintenir la relation (dont j’ai besoin pour échanger
O
Q. de la face) d’éviter de donner une opinion si elle risque d’entrer en
U
contradiction avec celle d’un autre (surtout si son statut social est supérieur
au mien), de s’abstenir de critiquer et de ne pas afficher de sentiment
« négatif ».
Ce que Confucius nomme « harmonie » et qui pour un Occidental ne
signifie pas grand chose, c’est le fait de protéger la face de l’autre, d’éviter
l’affrontement par tous les moyens et pour cela de ne pas embrasser des
points de vue trop extrêmes afin de garder une prudente modération : le «
juste milieu » [zhongyong 'T'®), expression un peu déroutante pour un
Occidental, est surtout une mise en garde contre les positions extrémistes.
La logique de face

celles qui troubleraient les relations et seraient finalement contre-


productives.
L’évitement du conflit, le pacifisme foncier des Chinois proviennent de
cette nécessité de protéger sa face et celle des autres. « Le véritable héros ne
court jamais le risque présent » dit un dicton populaire. Dans la culture
chinoise, pragmatique et dépourvue d’idéal transcendant, l’homme
intelligent n’est pas celui qui affronte le danger mais celui qui l’évite, comme
l’illustre la célèbre formule : « Des trente six stratagèmes, nul ne vaut la
fuite, »h On mesure la distance avec les héros que l’éducation occidentale,
de l’Antiquité à la G uerre des Etoiles^ en passant par la Chevalerie et le Far
West, propose à ses enfants !
La vertu de modération en toutes choses est aussi une conséquence de la
logique de face qui fait de l’harmonie des rapports interpersonnels la
condition sine qua non de la vie sociale. Un précepte chinois édicte :
« Quand la fortune vient, n’en jouis pas et ne profite pas de tous ses
avantages. ».
On reconnaît là le fatalisme du daoïsme qui, pénétré du mouvement
permanent du monde, souligne que tout triomphe est temporaire, et que
tout échec précède probablement un succès, de même que, dans l’opposition
noir-blanc du y in y a n g aucun des deux pôles ne pourra jamais
définitivement l’emporter sur l’autre.
Mais plutôt qu’un principe moral, cette vertu de modération est un
principe pragmatique : il s’agit avant tout de protéger la relation. Lin
Yutang^ fait observer que l’équivalent chinois du « fair play » anglais se dit
TO
3 h a n y a n g ] ^ ^ qui combine « se contenir » avec « bonne éducation ». Faire
c
rj
Q perdre la face à l’adversaire serait s’exposer à sa colère et à sa vengeance au
lieu de le conserver comme partenaire. De même profiter complètement de
la fortune acquise serait omettre de se prémunir contre un revers.
(G) 2
Sunzi développe la même idée profondément daoïste dans L A r t de la
DI
's_ guerre^ qui est en fait un traité sur les bienfaits de l’évitement du conflit : il
O
D.

(J
s’agit de « gagner sans chercher à vaincre » totalement l’adversaire car alors
l’équilibre des forces serait rompu et l’engrenage infernal des représailles
serait enclenché. Les vainqueurs ne pourraient pas « dormir sur leurs deux
oreilles ».

1. Bo Shi, Trente six stratagèmes chinois : com m ent vivre invincible i Quimétao, 2001, à partir
d’un recueil de stratégie militaire anonyme découvert en 1939 et datant probablement de
l’époque de la dynastie des Ming ( 1366-1610).
2. Lin Yutang, op. cit.
3. Sunzi, V A rtd e la guerre, Pocket agora, 2002 (texte datant du V f siècle avant J.-C.).
4 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

QUESTIONS DE POLITESSE

Prenons un exemple très simple pour comprendre les malentendus


interculturels liés à Téchange de face : dire merci quand on reçoit un
compliment (c’est-à-dire de la face) est poli en France, mais la politesse
traditionnelle chinoise consiste à refuser le compliment, par humilité en
s’écriant : nali, n a li ! Щ|)Ц_Щ|5| | (« où ça? » au sens de « mais non, pas du
tout »). Il s’agit de se rabaisser un peu afin de « remonter » l’autre en retour,
et ainsi le valoriser pour que la « balance de la relation » se rééquilibre et que
l’échange soit équitable.
Quand un Occidental dit merci à un compliment fait par un Chinois
(qui n’est pas habitué aux coutumes occidentales), il existe un risque de
malentendu. Pour le Chinois, le compliment (ou don de face) est une
manière d’entrer en relation, c’est à dire de créer une dette de face qui va
moralement contraindre l’autre à rendre la face donnée (« forcer le
sentiment », q i a n g r e n q i n g ^ ^ J \ ^ ) . L’Occidental qui remercie risque alors
d’être perçu comme impoli car il a l’arrogance d’accepter le compliment au
lieu de le refuser humblement. De plus, il interrompt la relation en ne
rendant pas la face qu’il vient de recevoir: « recevoir sans rendre est impoli’ »
a dit Confucius. La confiance ne peut donc pas s’établir car l’Occidental
apparaît comme quelqu’un qui « ne comprend pas les sentiments ».
L’Occidental, quant à lui, pense que si le compliment ne paraît pas
totalement sincère, il dissimule sans doute une tentative de manipulation,
pour ne pas dire de la malhonnêteté. « Que me veut-il ? Qu’a-t-il derrière la
tête ? ». Tout petit Français sait par cœur la fable « le Corbeau et le
O
X5
c Renard »... Dans les valeurs occidentales, la Vérité prime aujourd’hui sur la
:d
Û Politesse. Or pour Confucius, la politesse et les codes sociaux (// « rite,
O
ГМ
étiquette ») sont au fondement de relations sociales harmonieuses. Face à
@ un compliment, l’Occidental s’attachera au contenu (non sans un rapide
examen critique) alors que les Chinois considéreront d’abord la forme :
>- « s’il me donne de la face, c’est qu’il cherche à entrer en relation avec moi,
O
Q.

U qu’il attend quelque chose en retour ». La sincérité du compliment est


moins importante que l’intention : valoriser l’autre et du même coup
« l’endetter », c’est-à-dire construire une relation de réciprocité fondée sur
l’échange de face et de services.

1. lai er bu Wang, fe i liye


La logique de face 15

LES « BARBARES » N'ONT PAS BESOIN DE FACE


Bien sûr, la plupart des Chinois savent que les Occidentaux ne
comprennent pas la notion de face. Ce sont des « barbares » au sens de gens
brutaux, grossiers {yem an ren ils ne connaissent pas les règles de
civilisation. Ils ne savent ni protéger la face ni donner de la face, ni rendre
une face donnée.
Au sens propre, ils ne « veulent pas de face » {b ü yà o lia n ce qui
en chinois est une grave insulte frappant fescroc, l’être « sans vergogne »,
qui ne connaît pas la honte et met ainsi en péril l’ordre social. Eminemment
dangereux car se moquant de ce que les autres pensent de lui, il peut donc se
permettre de faire perdre la face à quiconque.
S’il n’y a pas de réciprocité, comment pourrait-il y avoir de la confiance ?
Avec les barbares, il existe un risque permanent de perdre la face. De plus,
lorsque les problèmes surviendront, dans la mesure où aucune instance
transcendantale (telle que Dieu, ou la Justice...) n’est dans la perspective
chinoise à même de faire respecter les contrats, les barbares ne sauront pas
négocier de manière équitable : ils chercheront à tirer profit de leur
partenaire au maximum - car ils ne seront pas sensibles à la pression de l’œil
social, et parce que la perspective d’une rupture de la relation n’a pas le
même enjeu pour eux.
Or, depuis l’ouverture économique du pays, les Chinois ont souvent
envie —et intérêt —de travailler avec les Occidentaux, ainsi que d’apprendre
d’eux. Traiter avec eux leur fait courir le risque de perdre la face - et ils la
X5
perdent souvent d’ailleurs... Ce qu’ils peuvent accepter avec d’autant
O
c
:d moins de difficultés qu’ils sont plus jeunes et « occidentalisés » {xihua ® Jb)
Û ou « ouverts » {ka ifa n g Il vaut mieux en effet qu’ils aient une « face
épaisse » {lian p i h ou une sensibilité amoindrie, pour supporter la
@ Ü rudesse de la communication occidentale.
D’autre part, parce qu’ils ont intégré depuis l’enfance ce code de politesse,
5-
Q.
O les Chinois ne peuvent pas s’empêcher de protéger la face des Occidentaux
U
alors même que ces derniers n’ont pas « besoin de face ». Ce réflexe est une
source inépuisable de malentendus qui compliquent beaucoup la
communication. C’est pour cette raison que les Chinois ne disent jamais
« non » aux Occidentaux. Le « non » est d’une impolitesse extrême, il est
inconcevable. Non seulement il ferait perdre la face à celui qui le
prononcerait, car il serait contraint d’admettre son incapacité et son
impuissance (je ne sais pas, je ne peux pas...), mais il ferait perdre la face à
l’Autre (je te refuse ce que tu me demandes, je ne veux pas t’aider...). Face à
un « Oui », les Chinois savent parfaitement saisir la vraie réponse derrière la
16 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

parole convenue. Le problème vient de ce que contrairement à eux les


Occidentaux ne savent pas décoder un « oui » qui veut dire « non ». Nous
allons voir au chapitre suivant comment maîtriser ce type de difficultés et le
style de communication chinois.

PAS DE DROITAŒRREUR

On évoque parfois, pour l’Occident, l’idée de « culture de la culpabilité »,


par opposition à la Chine qui vivrait sur une « culture de la honte ». Quand
l’Occidental commet une faute, c’est d’abord vis-à-vis de Dieu, ou d’un
idéal tel que la Justice (qu’établit l’Etat de droit). Il est donc coupable mais
il a le droit au rachat de ses fautes, et au pardon, à condition de se confesser,
savoir reconnaître ses torts.
Sur ce fond européen oîi le message chrétien est venu confirmer le « errare
humanum est » latin, la logique pionnière américaine a ajouté une couche :
celle de la prise de risque encouragée, et de l’échec assumé qui ouvrira la
voie à une réussite plus éclatante encore. Ou encore celle des démarches
qualité avec leur spirale d’amélioration permanente, dans laquelle on
autopsie les erreurs sans se voiler la face, pour mieux les résorber.
Dans la culture chinoise, il n’existe pas d’autorité transcendante capable
d’accorder le pardon. C’est vis-à-vis de son groupe d’appartenance
uniquement que l’individu agit et rend des comptes. L’Etat et le système
judiciaire ne jouent pas de rôle « transcendant». En cas d’échec ou de
X5
faute, l’individu est « grillé », frappé de « mort sociale », d’oîi les
O
c comportements d’évitement (voire de suicide, que l’on retrouve aussi au
:d
Û Japon, autre « culture de face »), les démissions surprise, les partenaires
commerciaux qui « disparaissent », comportements qui aux yeux des
Occidentaux semblent à la fois contre-productifs et disproportionnés, en
un mot « irrationnels ».
a
.
O Ces comportements de fuite ou de déni de l’erreur sont d’ailleurs encore
U accrus par la tradition chinoise de forte hiérarchisation des organisations.
Celle-ci s’exprime souvent par la dureté des sanctions infligées par les chefs
—il n’est plus question de politesse dans ce cas, on verra pourquoi dans la
partie IL
La presse révélait, il y a quelque temps, que des employés chinois d’un
groupe français de grande distribution avaient été forcés par leur manager
chinois à courir jusqu’à épuisement sur le toit du magasin en guise de
sanction pour non-respect des procédures. Les dirigeants français du groupe
ont bien entendu dénoncé cette pratique indigne et dégradante.
La logique de face 17

Même lorsqu’il n’y a pas de risque direct de punition, la logique de face


hypertrophie les enjeux associés à la faute, et rend extrêmement difficile la
reconnaissance des erreurs et des incompétences. Elle décourage ainsi
certaines prises de risques —mais peut aussi en faire courir à l’entreprise !

« J’avais 5 ingénieurs chinois sous ma responsabilité, chacun était en


charge d’un domaine différent. Quand l’un d’entre eux avait des problèmes,
il ne demandait jamais l’aide des autres ingénieurs, de peur qu’ils pensent
qu’il était stupide. »
Le directeur de production américain d’Emerson China Ltd’

A cet égard, il faut bien sûr faire une distinction —qu’opère Confucius —
entre les dirigeants et les gens du commun. Les premiers ne sont pas
comptables de leurs erreurs et échappent à la règle tandis que les seconds sont
punis sans égard pour leur face. Cela induit l’idée essentielle d’une inégalité
quant à la face : plus on est haut placé dans la hiérarchie, plus on a de la face et
plus les inférieurs se doivent de protéger cette face dont dispose le chef, et de
lui en donner encore plus. Mais la réciproque n’est pas vraie : dans la relation
hiérarchique, le supérieur ne se soucie pas de la face des subordonnés, sauf s’il
est bienveillant (comme prévu par l’idéal utopique de Confucius)....

La B ien veillan ce

TO
3 On traduit souvent fC ren (bienveillance) par humanisme, avec le risque de
c
rj l’assimiler à l’humanisme occidental. Mais la bienveillance confucéenne n’est
Q ni universelle ni individualiste, elle est paternaliste ; le leader doit traiter ses
subordonnés comme ses propres enfants, avec bonté et sévérité, en échange
de leur loyauté absolue.
x
:
DI C’est une interdépendance (combinaison du caractère humain Av avec
>-
Q. le chiffre 2 ^ er) qui s’accommode bien de hiérarchie, de fortes inégalités
O
U sociales, de clientélisme (favoritisme) voire d’asservissement.

Confucius avait pourtant évoqué la possibilité de remettre en question


un souverain défaillant, mais l’invention par les mandarins de la notion de
« mandat du ciel » (équivalent chinois du « droit divin ») a annihilé cette
possibilité.

1. Fernandez Juan, Liu Shengjun, op.cit.


8 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

Que le leader fasse le choix de la bienveillance ou pas, le principe


hiérarchique protège les dirigeants de toute remise en question de leurs
actes. On ne peut pas, dans la tradition confucéenne telle que les lettrés-
fonctionnaires l’interprètent, critiquer les erreurs des chefs, qui ont tous les
droits car leur légitimité vient non pas de leur compétence mais de leur
statut même. La permanence de ce principe explique bien des traits de la
société chinoise actuelle.

L a n tiq u e C on fu cius to u jo u rs actu el

Kongzi, qui a vu son nom latinisé en Confucius, surnommé également « le


maître de Qufu » (551-479 av. J.-C.) a pensé un système politique et social
stable et pacifique capable de mettre fin aux incessantes guerres de type féodal.
En politique, il a théorisé l’Empire centralisé sous la houlette d’un souverain
exemplaire, qui s’incarnera 200 ans après sa mort avec l’Empereur Qin Shi
Huangdi (259 av. J.-C.-210 av. J.-C.), Mais sa réflexion a porté sur l’ensemble
du fonctionnement de la société. Quintessence des modes de pensée chinois
immémoriaux, sa pensée a dominé presque sans conteste depuis 2 000 ans.
Elle continue à imprégner les esprits et les modes d’action, d’autant plus
quelle exalte et fait vivre les logiques profondes de la culture chinoise.
Après la parenthèse maoïste, elle réapparait aujourd’hui dans le discours
officiel : « bâtir une société harmonieuse ». À l’inverse de la tradition
occidentale, le confucianisme ne fait pas confiance à la loi pour régir la
société : il mise sur une morale forte et des comportements vertueux. En
TO
3 politique, cela signifie mettre l’accent sur l’exemplarité morale et les vertus
crj de bienveillance du Prince. Elle s’intéresse tout autant aux relations entre
Q
personnes, qui doivent également être harmonieuses, c’est-à-dire sans conflits
O
fN interpersonnels. D ’où l’importance des rites de « politesse » {li qui sont
@ en fait des codes de comportement pour les diverses circonstances de la vie.
SI
DI
Les règles qui régissent ces relations harmonieuses reposent sur deux piliers : la
Q.
O
U
famille, avec les liens affectifs et la hiérarchie quelle comporte, et, au-delà du
périmètre des relations familiales, la Réciprocité. On en verra les conséquences
sur le management.
C h a p itre 2

UN STYLE DE COMMUNICATION INDIRECT ET IMPLICITE

Un « oui » qui peut vouloir dire « non »

SAVOIR DECODER LES NON-DITS

L a logique de face induit un mode de communication qui permet de


garantir la fameuse harmonie, c’est-à-dire l’évitement du « conflit » et le
maintien de la relation. Prenons l’exemple de ce directeur des ventes français
qui se plaint de la « neutralité » de son collaborateur chinois :

« Après un rendez-vous client, je demande à mon commercial chinois :


« Tu penses qu’il va signer une commande ? »
Je veux juste avoir son opinion, même si elle est négative, même si c’est
pour me dire qu’il n’en sait rien.
Mais il ne répond jamais directement, il élude la question et répond
O
T3
c
quelque chose comme ; « Le client accepte de recevoir des échantillons » ou
:d « Le client accepte de nous recevoir la prochaine fois. »
Û
Toujours des réponses « objectives », il ne veut pas se mouiller ! »
@ Ü
Pourquoi le commercial chinois ne peut-il pas répondre « je ne sais
Q.
O pas ? ». Ce serait un aveu d’impuissance. Cela mettrait aussi en danger son
(J
image de professionnel qui est censé maîtriser parfaitement la relation
client. En un mot, il pense n’avoir pas le droit de ne pas savoir, mais pas non
plus le droit à l’erreur, et par-dessus tout il ne veut pas perdre la face. Il
utilise donc une stratégie d’évitement très courante en Chine : le discours
objectif Car l’expression d’une opinion, et pire, d’un pronostic sur l’avenir,
peut être éminemment dangereuse puisqu’elle induit un risque majeur de
remettre en cause ma face ou celle de l’Autre.
Il est crucial pour un Occidental en Chine de se former et de s’exercer au
décodage des sous-entendus (comme dans des formations du type
20 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

« Communiquer efficacement avec les Chinois »). Chaque fois que Гоп a
affaire à un comportement ou à un discours qui semble incongru, que Гоп
n a pas pu anticiper - parce qu’on ne partage pas les mêmes évidences
invisibles que les partenaires chinois —il y a deux questions à se poser :
• Quelle est la crainte im p licite de l’interlocuteur chinois derrière son
comportement un peu étrange ? Cette crainte qu’il ne peut pas dire
ouvertement est toujours liée au risque de perte de face pour soi ou
pour l’interlocuteur. Les causes possibles sont : ne pas pouvoir avouer
une faute, une impuissance, formuler un refus (puisque dire « non » est
impoli)...
• Quelle est la d e m a n d e im p lic ite ? Les gens n’osent pas toujours la
formuler s’ils pensent courir le risque de se voir opposer un refus, ce
qui entraîne aussi une perte de face.
Dans tous les cas, lorsqu’on ne comprend pas l’attitude ou le message
de l’interlocuteur chinois, il ne faut surtout pas insister ! Souvent, la
première réaction d’un Français va être de se dire : « Il n’a pas compris, je
vais répéter, reformuler ». Rarement aura-t-il le réflexe de remettre en
question la forme ou les implications de son message, de relire son e-mail
ou s’interroger sur les attentes de son interlocuteur. Il est pourtant urgent
de ne rien faire, de ne pas insister en cas de blocage ou dysfonctionnement
de la communication. Le volontarisme et les questions fermées sont à
proscrire, même s’ils sont perçus par les Occidentaux comme « plus
efficaces » car directs. Il faut impérativement prendre du recul et analyser
тз
о
le contexte : pourquoi ne puis-je obtenir la réponse ou réaction que
с
Г)
Q j’attendais ? Quelle est sa crainte ou sa demande implicite ? Que ne dit-il/
elle pas ? Qu’aurait-il/elle dû dire ?
о
гм
Voici deux témoignages très éclairants :
@
SZ
D1
« Parfois les autres départements nous envoient des spécifications qui ne
а.
о
и sont pas claires. Quand on leur a demandé une ou deux fois de préciser
leurs besoins et qu’on n’a toujours pas reçu de réponse, on n’insiste pas pour
leur sauver la face, et on se débrouille sans les informations ».
Un chef de projet IT chinois

« Quand une question me gêne, je dis « on verra plus tard », ou je change


de sujet de conversation ou je ris d’un rire spécial. Les Français ne
comprennent pas ce rire et répètent la question. C’est impoli... ».
Une assistante chinoise
Un style de communication indirect et implicite 2

Dans ce cas, le message implicite est : « nous ne savons pas » ou « nous de


ne voulons pas » ou encore « nous ne pouvons pas » vous aider en vous
donnant les informations dont vous avez besoin. La non-réponse est la
manière harmonieuse c’est-à-dire civilisée de refuser sans que personne ne
perde la face. Ce type de comportement n’est pas absent des pratiques
traditionnelles françaises, qui elles aussi jouaient sur l’implicite. Il devient
toutefois de plus en plus rare et démodé, à une époque marquée par un
effort collectif pour exprimer les choses de façon de plus en plus directe et
explicite. La culture française reste d’ailleurs moins directe et explicite que
la culture allemande ou hollandaise dans lesquelles on peut s’entendre dire
en réunion : « Ne le prend pas personnellement mais ton idée est stupide ».
Quant aux Chinois, ils déclareront : «Ton idée est excellente, nous sommes
contents de travailler avec quelqu’un d’aussi brillant que toi ». Mais ils ne se
sentiront pas engagés si vous n’avez pas tenu compte de leur désaccord
implicite, ou bien ne viendront pas au rendez-vous suivant et disparaîtront
poliment en escomptant que vous avez compris leur désaccord total.

LA RELATION PRIME SUR LE CONTENU DU MESSAGE

L’écoute et l’observation du contexte sont les conditions sine qua non d’une
véritable communication. En effet, les questions récurrentes, les questions
de détails et aussi les questions «idiotes », celles dont la réponse semble évidente
ne doivent pas être prises au pied de la lettre, mais interprétées comme les
messages implicites d’un désaccord qui ne peut pas s’exprimer ; un désaccord
X5
O
c
qui se rapporte soit au projet en lui-même (objectifs, déroulement...), soit à la
:d relation qui manque de confiance et de réciprocité. Mais les Chinois ne le diront
Û
jamais directement, par politesse, et attendront de vous qu’en personnes
civilisées, vous en tiriez les conclusions qui s’imposent...
@ Ü
Globalement ce qui caractérise le style de communication moderne
5- occidental, bien qu’il existe des différences entre Europe du Nord (neutralité
Q.
O
U émotionnelle) et Europe du Sud (expansivité), c’est le fait que le contenu du
message passe avant la relation entre les deux interlocuteurs. Ce message va
donc être plutôt direct (je dis les choses comme elles sont, sans détour) et
explicite (je donne toutes les informations). Bien entendu certaines cultures
sont plus implicites que d’autres : en France, on procède beaucoup par allusions
et sous-entendus alors qu’aux Etats-Unis on reste au premier degré, selon la
distinction entre communication à «contexte riche » et à « contexte pauvre »'.

1, Hall E.T., Au-delà de la culture. Seuil, 1979.


22 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

Néanmoins, par comparaison avec la manière chinoise de s’exprimer, le


style occidental est en général plus rapide, direct, voire brutal quand il s’agit
d’exprimer des critiques ou sentiments « négatifs ». Ce style occidental
traduit la profonde autonomie de l’individu : il n’a pas besoin de l’Autre
pour exister. De plus en plus on encourage les gens à s’exprimer, à faire
sortir les angoisses et les colères, à ne pas garder les rancœurs pour soi, etc.
En Chine au contraire, l’individu doit avant tout payer le prix de
l’harmonie sociale en intériorisant les émotions agressives donc « asociales ».
Dans la tradition chinoise, on valorise la capacité à endurer, à se contenir,
qui se dit ren n a i Le caractère ren composé d’un cœur {xin
surmonté d’un couteau {^dao J J ) exprime littéralement l’idée du self-control,
jusqu’à la mutilation de l’individualité qu’il suggère.
Toujours au nom de cette harmonie —qui n’est que le synonyme
«politica lly correct » de « face » - l’attitude valorisée car civilisée est de « faire
profil bas » {zuo ren d id a o fë AlÊiMI) en contraste avec l’idée d’affirmation
de soi qui caractérise l’individualisme occidental. C’est cette attitude qu’on
retrouve dans la manière discrète dont les multinationales chinoises
abordent les marchés étrangers, ou encore dans la diplomatie chinoise (dès
lors que sa souveraineté n’est pas directement en cause). Pour les Chinois, le
but de toute communication est de garder de «bonnes relations» à long
terme. C’est pourquoi la forme du message prime sur son contenu. Il
est indispensable d’utiliser des formules indirectes, de nombreuses
circonvolutions, un style « enrobant », modéré, subtil {w eiw an afin
de préserver la face de chacun, et donc l’harmonie générale. La part implicite
X5
du message est alors souvent essentielle : je laisse l’Autre décoder le sens
O
c caché du message et ainsi je lui laisse de la face.
Û
Le vrai message n’est pas dans la « bulle » mais autour d’elle, dans le
O
(N contexte : il est à décoder dans une anomalie de la communication (gestes,
@ silence...). Ailleurs que dans les paroles, qui ont surtout pour but de
DI
's_
valoriser l’interlocuteur.
D.
O
(J
Un style de communication indirect et implicite 23

Nous sommes très


contents de travailler avec
vous!

Figure 1 - La communication indirecte et implicite

Le schéma montre bien la division de l’individu qui s’opère entre ce qu’il


ressent et ce qu’il exprime en société. On parle d’une « dissonnance
émotionnelle »qui est en définitive le coût du «travail de face »ou de la «relation
harmonieuse »*. Cette dissonance désigne la discordance entre l’émotion
ressentie et l’émotion exprimée. Il s’agit de cacher, de contenir la colère,
X3
l’insatisfaction, le ressentiment, toutes émotions négatives qui risqueraient de
O
c faire perdre la face à l’autre et donc de briser la relation.
:3
Q L’analyse des comportements des entrepreneurs de la diaspora chinoise
d’Asie du Sud-Est (Malaisie, Singapour, Indonésie) montre la force des
(y) ^ traits culturels chinois qui se sont perpétués en dehors des frontières.
Depuis l’enfance, l’enfant apprend à supprimer les comportements agressifs
CL face aux plus âgés que lui. Le conflit ouvert doit être évité à tout prix pour
O
U maintenir les relations harmonieuses.
L’individu chinois est orienté vers les Autres (plutôt que centré sur lui-
même) et développe une profonde anxiété par rapport au regard que les
autres membres de la société chinoise portent sur lui, à leur jugement qui
influe beaucoup sur son comportement. Le concept de ‘face’et l’importance

1. Chen Zhenjiao, Zhang Xi, Zhao Dingtao « Leadership effectiveness in the Chinese
3
Û enterprises : the roles of Chinese leadership and employees individual orientation »,
© InternationalJournal o f Chinese Chulture a n d M anagement, vol.l, n°3, 2008.
24 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

de développer la bonne réputation de la famille et la bonne image que


l’individu a de lui-même ont conduit les Chinois à rechercher l’excellence
et la reconnaissance publiqueh

L'IMPOSSIBILITÉ DE CRITIQUER
Pourquoi la critique ne peut-elle pas être constructive en Chine ? Dans
les cultures occidentales, l’expression des sentiments négatifs est admise car
elle repose sur une valeur importante, la franchise. C’est une culture qui,
sauf dans certains métiers très contraints (diplomates, grands patrons...)
valorise l’expressivité émotionnelle : mon sentiment se lit sur mon visage, il
est facile de savoir ce que je pense.
Pour les Chinois, l’expression des sentiments négatifs est impolie puisqu’elle
menace la face de l’Autre. Elle est socialement dangereuse car elle trouble
l’harmonie et partant, la paix qui est l’obsession de la culture chinoise depuis
Confucius. L’individu doit être capable de contenir ses sentiments négatifs et
sur son visage, on ne doit pas pouvoir lire ce qu’il ressent ou pense vraiment
chaque fois que cela représente un danger pour la face.
D’ailleurs, dans une culture de face dépourvue d’un « droit à l’erreur », il
est impossible de reconnaître explicitement son tort. Cela ne signifie pas
que l’individu n’a pas conscience de son insuffisance, au contraire. Il l’a
intériorisée et en souffre (à moins qu’il ne veuille pas de face !), mais devant
les autres, dans son discours, il niera ou accusera le manque de chance. En
contexte professionnel, quand un collaborateur a fait une erreur ou n’a pas
X5
O
c
atteint ses objectifs, il a conscience de son tort, mais ne peut, pour sa survie
:d
Û sociale, le reconnaître. D’où la violence décuplée des « auto-critiques »
O instaurées pendant la Révolution Culturelle. Il s’agissait probablement de
(N
casser l’individu traditionnel, avec ses réflexes confucéens, pour forger un
homme nouveau, mais l’Histoire montre qu’on ne change pas des traits de
culture fondamentaux par le seul volontarisme.
D.
O
(J

Un responsable marketing français s’étonne : « Je ne peux pas obtenir de


mon chef de projet chinois qu’il me rédige un rapport d’analyse des risques
avec des prévisions dignes de ce nom. Chaque fois que je reçois son
document, je lui dis patiemment :
- Ce n’est pas complet. Il y a plusieurs points que tu n’as pas listés.

1. Sheh Seow Wah, Chinese Leadership. M oving fro m classical to contemporary. Times Editions,
2003.
Un style de communication indirect et implicite 25

- OK, répond-il, c’est sa réponse habituelle.


Il note mes remarques mais il n’améliore pas vraiment son rapport, qui
reste incomplet. Finalement c’est toujours moi qui réécris le rapport et qui
l’envoie au siège en France. »

Le décryptage de cet « incident critique » nous amène d’abord à analyser le


« OK » du chef de projet chinois, qui ne veut évidemment pas dire « Je suis
d’accord » mais plutôt « Je vous ai bien entendu » et traduit avant tout son
malaise, dans la forme permise par le code de politesse chinois. Car pour lui la
situation est la suivante : recevant une critique de son manager, il ne peut pas
contester les paroles de ce dernier, alors même que celui-ci est en train de lui
faire perdre la face. Mais pourquoi ne tient-il jamais compte de la critique
récurrente ? C’est dans le contexte que se trouve l’explication de ses
manquements : il lui est en effet demandé de faire des prévisions. Activité par
essence risquée : s’il se trompe, il risque de perdre la face, d’où sa réticence à
écrire un rapport complet. Il a bien compris ce que lui demande son manager,
mais il ne peut être d’accord avec cette demande qui le met trop en péril. Sa
seule manière de le dire est indirecte et implicite (et ceci d’autant plus que,
scandalisé du manque de tact de son chef, il est vraisemblablement
intérieurement en fureur) : il exécute la demande, mais il le fait mal ; c’est une
stratégie d’évitement classique. Mais une stratégie de court terme car elle lui
donne une image négative auprès de son manager, ce qui menace sa situation
à moyen terme : le licenciement ou la démission ne sont pas loin ...
En France, on est habitué, et encouragé, à la critique depuis l’enfance.
TO
3 Toute l’éducation française est focalisée sur l’examen critique. Tous émules
c
rj de Descartes ! Dans une telle culture, on admire les gens capables de faire
Q
leur propre critique, de reconnaître leur tort (même s’ils sont rares !). Cette
O
(N capacité est également valorisée aux Etats-Unis où le fait de dire la vérité est
@ un critère absolu de légitimité pour les politiciens ; ce qui ne veut pas dire
qu’on y est toujours sincère, bien sûr. On se souvient des ennuis de Bill
>-
O
Q. Clinton, ou du président Obama avouant à la télévision « / screwed up »
U
(« j’ai foiré ») à propos de la nomination d’une secrétaire d’Etat qui n’avait
pas payé les charges sociales de sa baby-sitter...
Dans les entreprises françaises en Chine, on s’étonne toujours de ne pas
comprendre la vraie raison d’une démission. Pour protéger la face du
patron, et ne pas s’en faire un ennemi qui pourrait un jour se venger et vous
« griller » auprès de futurs employeurs, le démissionnaire dira : « Ma mère
"T
3
O est malade », ou bien «Je veux continuer mes études ». C’est la façon polie
c
G
d de partir sans briser la relation, que le patron français non averti, au bout de
© la deuxième fois, interprétera par « Il a reçu une meilleure offre chez le
26 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

concurrent », d’où la conclusion hâtive que seul l’argent motive les salariés
chinois. Mais quand on interroge les gens lors des enquêtes qualitatives, on
obtient des réponses différentes : ils reconnaissent partir soit parce que les
perspectives de carrières ne les satisfont pas, soit parce que la relation avec le
manager direct n’est pas « bonne » (notion fondamentale que nous
étudierons plus loin).
Les salariés chinois passent beaucoup de temps à essayer d’interpréter ce
que leur patron, leurs collègues ou partenaires ont pu signifier : il est en
effet impoli de mettre les points les « i », d’être trop explicite car c’est
potentiellement menaçant. Les Chinois nomment w u x in g cette
perspicacité qui permet de comprendre l’implicite.
Le risque de mauvaise interprétation, de malentendu, est décuplé quand
ils cherchent à décoder les intentions d’un Occidental issu d’une culture
directe et explicite. Les salariés chinois d’entreprises occidentales sont
soulagés de n’avoir pas, avec lui, à « faire attention aux sentiments » (c’est-à-
dire à la face), mais en même temps ils ont tendance à sur-interpréter tout
de même alors qu’il n’y a pas de message caché.

INCOMPREHENSIONS ET MALENTENDUS

L’un des freins à une meilleure compréhension est la difficulté à obtenir


des témoignages vraiment explicites de salariés chinois sur ces questions
interculturelles : en raison même des réflexes de la communication chinoise,
X5
avec ses non-dits, ses pudeurs et ses prudences, les Chinois n’expriment
O
c jamais en-dehors de leur sphère privée le fond de leur ressenti sur ce type de
:d
Û situations. Nous sommes parvenus à interviewer plusieurs dizaines
O
(N
de collaborateurs chinois d’entreprises occidentales dans des conditions de
@ confidentialité et de confiance interpersonnelle qui nous ont permis
de passer au-delà de la barrière habituelle et de recueillir les opinions et
5- perceptions habituellement tues et masquées derrière la politesse convenue.
Q.
O
U
La démarche symétrique - beaucoup plus aisée - a été réalisée
simultanément auprès de cadres et managers français opérant en Chine ou,
depuis un Siège en Europe, avec des partenaires chinois (services
d’acheteurs, DRH ou autres Fonctions Support).
L’analyse des perceptions mutuelles entre Français et Chinois appelés à
travailler ensemble est intéressante car elle reflète une part de vérité sur
chacun, même s’il y apparait aussi des stéréotypes. Elle nous donne des
informations sur notre propre style de communication : réfléchir à ce qui,
dans les comportements chinois, agace ou plonge dans l’embarras les
Un style de communication indirect et implicite 27

Français et vice-versa nous permet d’avoir de nouvelles vues sur comment


nous communiquons et travaillons nous-mêmes. Elle est également
révélatrice de ce que l’on attend de l’Autre quand on collabore.
Voici tout d’abord quelques exemples typiques de ce que des Français
travaillant en Chine ou avec la Chine reprochent à leurs collègues chinois :

« Le plus difficile avec les Chinois, c’est de savoir ce qu’ils pensent. Pour
avoir de l’info, il faut la leur extirper. Ils ne sont pas francs, il y a un problème
de « mensonges ».
Ils tournent toujours autour du pot, sans jamais dire directement ce qu’ils
pensent ou ce qu’ils veulent dire. Impossible d’obtenir une réponse claire.
En général, en réunion ils restent en retrait, ils évitent de donner leur
opinion, même pour dire qu’ils ne savent pas. Ils ne disent pas qu’ils n’ont
pas compris, ils cachent les problèmes. Souvent ils disent oui mais en fait ils
reviennent sur leurs engagements le lendemain. »

De fait, nous ne savons pas décoder les messages indirects et implicites, et


nous prenons au pied de la lettre des messages qui ne sont que des signaux
d’alarme. Par exemple, nous ne percevons pas le désaccord chinois qui peut
prendre la forme paradoxale d’un « oui » de politesse, mais s’exprimera
indirectement dans le contexte (interruption de la communication ou
changement brusque de sujet...) ou par une réserve tellement atténuée et
« douce » qu’on ne l’entend pas.
TO
3
c
rj
Û « Si j’ai un grand désaccord avec mon patron français sur une décision
O importante, je dis qu’il est possible qu’on ne voie pas le problème sous le
ГМ
même angle. »
@

5-
Q. Au fond, nous ne sommes pas assez à l’écoute des interlocuteurs chinois
O
U et de leurs « signaux faibles », tandis qu’eux le sont presque trop à nos
messages directs. Nous n’interprétons pas assez leurs messages tandis qu’ils
sur-interprètent les nôtres, d’où un risque redoublé de malentendus.
La réduction de ces malentendus et l’amélioration de la compréhension
mutuelle, indispensables au bon fonctionnement quotidien comme à la
prise et à la mise en œuvre de décisions importantes, passent par une
vigilance particulière et un minimum d’entrainement au décodage. Le
feedback y joue un rôle particulier : nous verrons comment contourner la
difficulté dans la partie III consacrée aux bonnes pratiques du management.
28 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

De plus, l’esprit critique français, cette capacité à déconstruire, remettre en


question les idées préconçues et l’autorité est très mal perçu des Chinois. En
effet, il est en totale contradiction avec les valeurs de bienveillance (ren fC) et
d’harmonie sociale... Dans une culture de face, la règle de base est de protéger
la face de l’autre. A ce titre, le compliment est le liant des relations sociales et
acquiert une puissance décuplée lorsqu’il est formulé en public. La critique au
contraire n’a aucun effet positif : elle est perçue comme violente et destructrice,
dans un contexte où il n’existe pas de droit à l’erreur :

« Les collègues français sont trop directs et toujours critiques ! »


« Les Français aiment bien critiquer les autres. Cela blesse les sentiments,
c’est un manque de respect. »

La tendance française à critiquer et défendre ardemment son point de


vue est vécue comme une atteinte à l’équilibre de la relation :

« Il est presque impossible de convaincre un Français de changer de


point de vue. Ils sont toujours persuadés d’avoir raison. »
« Les Français ont un sentiment de supériorité à l’égard des Chinois. »

Au-delà de l’arrogance souvent reprochée aux Français par leurs


interlocuteurs étrangers, cette critique formulée à leur égard souligne
l’importance de la relation pour les Chinois, qui veulent —individuellement
X5
comme collectivement - avant tout obtenir la garantie d’être respectés. Les
O
c transferts de technologie et de savoir-faire qui rythment le quotidien des
Û entreprises françaises implantées en Chine sont souvent le théâtre de cette
perception d’une relation inégale.
La culture de face repose sur la réciprocité de l’échange et implique un
x
:
DI équilibre de la relation. L’échange ne peut avoir lieu que si les protagonistes ont
>-
CL
O la certitude qu’aucun d’entre eux ne perdra la face. Or, dans la relation avec les
(J
Occidentaux qui encore une fois, selon les Chinois « n’ont pas la notion de
face », le risque de la perdre est constant et suscite malaise et méfiance.
Marie-Chantal Piques^ a expérimenté ces difficultés lors de nombreuses
négociations sino-françaises auxquelles elle a apporté son concours :
« Plutôt que de travailler sur notre propre terrain à la recherche de solutions
compatibles avec nos propres axes, nous occupons le terrain du voisin.
Nous essayons de démontrer à l’adversaire que ses objectifs sont mauvais.

1. Piques Marie-Chantal, Les M iroirs de la négociation en Chine, Picquier, 2001.


Un style de communication indirect et implicite 29

nous lui « expliquons » où se situent ses intérêts et comment il devrait


redéfinir sa position ». En définitive, « nous excluons qu’il puisse y avoir
deux façons différentes d’être rationnel ».
Or les Chinois ont d’autres logiques tout à fait rationnelles, à commencer par
l’exploitation du rapport de force. Ce que nous sommes tentés de prendre pour
de la manipulation est en fait souvent l’enchaînement de diverses tactiques
instinctives ou délibérées d’évitement du conflit et de la perte de face.

« Chaque fois que ma patronne française donne son avis, je ne la


contredis pas, je continue à travailler selon ma méthode. C’est moi qui
réalise concrètement le travail. Si je suivais ses conseils, cela prendrait trop
de temps et coûterait trop d’efforts ».

UN MANQUE DE RECONNAISSANCE
Les Chinois se plaignent de la réticence des Français à reconnaître - et
récompenser —les compétences :

« Les Français sont francs, mais surtout pour faire des reproches. Ils vous
disent tout de suite ce qui ne va pas. C’est bien pour l’entreprise, mais
difficile à accepter. »
« Quand on travaille bien, les Français trouvent ça normal. Quand on
fait une erreur par contre ils critiquent. »
X5 « Mon patron français me laisse très libre de faire à ma manière, mais il
O
c critique toujours quand c’est fini, jusque dans les détails. »
Û
On retrouve ici des défauts souvent repérés - en France même - dans le
management des équipes. Les Chinois ressentent d’autant plus vivement ce
sz
O) défaut classique du management français. Il est le produit de cet « esprit
CL
O critique » qui constitue presque une marque de fabrique, mais est souvent
U mal vécu par les autres cultures, et fait passer les Français pour des arrogants.

LA VÉRITÉ, UNE VALEUR QUI « MANQUE DE MQDÉRATIQN »


Le style de communication indirect et implicite chinois privilégie la
relation, la politesse et, m fin e , la fameuse harmonie qui constitue une
valeur fondamentale de la culture chinoise. Cette manière de communiquer
est elle-même le produit rationnel de la « logique de face » qui définit
û
© l’identité individuelle et le mode relationnel chinois.
30 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

En outre, la philosophie daoïste du changement permanent y in


yang) et le polythéisme chinois induisent un relativisme absolu : puisque
rien n est totalement faux, rien n est totalement vrai, et il s’agit de trouver
un équilibre pragmatique,
« Il n’existe ni yin absolu ni yang total, à la façon dont le Dieu des
chrétiens se confond avec le Bien absolu ». Pour les Chinois, le bien réside
dans le va-et-vient entre yin et yang, « ce perpétuel mouvement et
changement étant une autre façon de nommer la Vie »'.
Au contraire, dans la civilisation occidentale, il existe un idéal de vérité
vers lequel tendre et qui constitue une valeur fondamentale : de ce fait, la
franchise est la condition de la confiance interpersonnelle. C’est un héritage
combiné de la philosophie grecque - la recherche de la vérité (Platon, le
monde des Idées : Vérité, Beauté, Justice...) — et de la chrétienté
monothéiste —un seul dieu incarne une unique vérité. Ainsi les Occidentaux
ont-ils besoin de se référer à une base solide, cohérente avec leur effort de
maîtrise de l’univers. Ils ne peuvent pas facilement faire confiance à des
interlocuteurs qui cachent leurs sentiments. Ils ont tendance à se méfier des
gens complaisants et qui pourraient les manipuler. Certains préfèrent
finalement des partenaires « rugueux », qui ne mâchent pas leurs mots, mais
qui offrent l’avantage d’être « lisibles », transparents.
Pour leur part, les Chinois, qui ne croient pas en l’idéal de vérité et ont
une vision du monde en (dés) équilibre et en mouvement permanents,
privilégient la relation et sa durée dans le temps au détriment parfois de la
vérité si le contenu du message risque de menacer la face de l’un ou l’autre.
TO
3
c:d
Û
O
fN
@

Q.
O
U

1. Kamenarovic Ivan, Le Conflit. Perception chinoise et occidentale.. Éditions du Cerf, 2001.


C h a p itre 3

lA LOGIQUE DE O U AN X!

En être ou pas

D ans une société fondée sur l’interdépendance acceptée, attestée par


l’échange de face, l’individu ne se réalise que dans le réseau de relations
personnelles qu’il s’est construit. Cette relation de réseau se résume dans le
t c ï m t g u a n x i ^ ^ « passage-lien », que nous utiliserons dans la suite pour
synthétiser ses différentes facettes et implications.
À l’intérieur du g u a n x i se trouvent les gens avec qui l’individu se sent
suffisamment en confiance pour nouer des relations affectives et
professionnelles. Parmi ces personnes de confiance, on distingue :
• X^sjiaren • membres de la famille ;
• les shuren ^ A ^familiers, amis.
Bien sûr, on parle aussi de cercle des familiers en Occident, mais de façon
beaucoup plus floue et perméable. Pour les Chinois, g u a n x i délimite une
TO
3
c véritable frontière : il y a l’intérieur, lieu de la confiance interpersonnelle et
■3
Û des échanges, et l’extérieur. Quand on est « extérieur » {shengren A À ,
O « inconnu, étranger »), il est très difficile de pouvoir bénéficier de l’aide des
(N

@ autres car la confiance fait totalement défaut. A moins d’être introduit par
DI
une personne qui est déjà à « l’intérieur » et sera garante de votre probité.
's_
D.
Cet intermédiaire qui permet le passage de l’extérieur vers l’intérieur est lui-
O
(J même appelé un g u a n x i.
Pour un entrepreneur il sera ainsi indispensable d’avoir un g u a n x i dans
les administrations importantes, c’est-à-dire des fonctionnaires « amis »
{pengyou M A) qui lui permettront d’avoir les informations nécessaires et
l’aideront à obtenir tel formulaire ou telle autorisation en échange de
cadeaux, d’invitations, de temps passé ensemble... On appelle souvent ce
phénomène h o u m en l ^ n : « la porte de derrière » car il est informel et
court-circuite les procédures bureaucratiques officielles (voir le paragraphe
sur la corruption).
32 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

LA RÉCIPROCITÉ, UN SYSTEME DE PENSÉE

La réciprocité est au cœur de cette conception de g u a n x i. Le concept de


bao « payer de retour » est indissociable de la notion de face comme
l’exprime le dicton « Rendre le sentiment (la face) est plus urgent que
rembourser une dette d’argent ».
La réciprocité est intégrée dans la mentalité des Chinois aussi
profondément que la relation de cause à effet dans celle des Français : « Les
Chinois pensent que la réciprocité des actes (faveur, haine, récompense et
punition) entre humains et aussi entre l’homme et les phénomènes
surnaturels, est aussi évidente qu’une relation de cause à effet ; et donc
quand un Chinois agit, il anticipe une réponse en retour »L
Pour être précis, ajoutons que le concept de bao diffère de la notion
occidentale de « réciprocité » en ce qu’il concerne des familles et non
uniquement des individus. C’est à dire que le retour de sentiment/face ne se
fait pas nécessairement vers celui qui a donné, mais peut s’effectuer en
direction d’autres membres de sa famille ou même d’amis proches. On
perçoit ainsi la spécificité et les finesses de la conception chinoise du réseau
relationnels

TO
3
c
Û
O
(N

@
SI
DI

D.
O
U

Figure 2 - La réciprocité «transitive de la face »

1. Yang L. S., The concept ofPao as a basis fo r Relations in China, University of Chicago Press,
1957.
2. Chan Alvin,
La logique de guanxi 33

Pour bien comprendre le fonctionnement de cette réciprocité, il faut


observer quelle ne s’exerce pas en général dans les mêmes termes, ce qui lui
permet d’opérer entre personnes de statuts différents : la réciprocité à la
chinoise ne présuppose pas une forme d’égalité comme elle a tendance à le
faire dans le monde occidental moderne.
Le sociologue taïwanais Hwang Kwang-Kuo, spécialiste de l’étude des
logiques de face et de g u a n x i distingue trois types de liens spécifiques qui
existent dans la société chinoise' :
1 ) Le lien de parenté régi par la règle de l’obligation : il concerne \ts jia r e n
(parents) à qui l’individu ne peut pas refuser de l’aide.
2 ) Le lien mixte, régi par la règle du sentiment: il concerne les shuren (amis,
relations, voisins, collègues) de qui l’individu est en droit d’attendre un
retour de face pour lui-même ou pour un de s ^ sjia re n .
3) Le lien instrumental, régi par la règle de l’équité: il concerne les shengren
(étrangers) extérieurs au g u a n x i, avec qui l’échange se fait sur des bases
objectives, dépourvues de sentiment et de confiance.

Famille + intimes
confiance forte

Amitié calculée :
« Je te renverrai l’ascenseur »
X5
O confiance
c
:d
Û
O Consommateur anonyme
(N

@ pas de confiance

5-
Q.
O
U
Dehors = inconnu = loi du plus
fort, impolitesse, pas d’engagement
méfiance

Figure 3 - Le g u a n x i

1. Hwang Kwang-Kuo, « Face and Favor: the Chinese Power Game », American Journal o f
Sociology, 92(4), 1987.
34 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

C’est sur la base de ces distinctions que s’établissent et fonctionnent les


relations en Chine, avec cette séparation radicale selon qu’on est ami,
familier ou inconnu, étranger, séparation qui témoigne de la place centrale
occupée par l’institution familiale dans la mentalité chinoise, et ses
conséquences sur les gestes quotidiens comme sur la conception des
institutions et de la nation elle-même (pays se dit G uojia « pays-
famille »). Le nationalisme qu’on peut constater aisément fait écho à la
vision de la Chine impériale qui étiquetait comme « barbares » tous ceux
qui n’étaient pas Chinois et ignoraient de ce fait les règles de civilité
confucéennes.
Traditionnellement, les Chinois se méfient des inconnus à qui ils
témoignent une profonde indifférence : la politesse chinoise n’est pas
« universelle » comme en Occident où l’on se doit d’être poli avec tout le
monde - et même d’autant plus poli qu’on ne connaît pas l’interlocuteur.
Alors que la bienveillance {ren {T) chinoise est une règle sociale qui ne
fonctionne qu’à l’intérieur du g u a n x i de chaque individu. « Les Chinois ne
sont pas discourtois envers leurs amis et connaissances, mais passée cette
limite, le Chinois en tant qu’être social est positivement hostile à son voisin,
fût-il un voisin de tramway ou de “queue” à la porte d’un théâtre .
Les Chinois ne cultivent pas le moi à la manière occidentale. Solidaires
au sein de la famille et du g u a n x i qui l’englobe, ils sont individualistes en
dehors.

TO
3
LES CHINOIS NE SONT PAS « COLLECTIVISTES » I
c
:d
Û Cette imbrication, originale à nos yeux occidentaux, d’aspects
O
(N
individuels, familiaux, et relationnels, est caractéristique de la mentalité
(5) chinoise. Elle est loin des stéréotypes que l’adhésion des masses chinoises à
la révolution communiste en 1949 et les péripéties du régime maoïste, avec
Q.
la Révolution Culturelle des années 1966-1976, ont pu inspirer à l’Ouest :
O
U le collectivisme n’est pas un mode d’organisation et de perception
caractéristique des Chinois, même s’ils ont pu s’y rallier dans des
circonstances historiques bien particulières.
Au contraire, l’attitude de base en dehors d u g u a n x i est fondamentalement
individualiste, dépourvue de solidarité ou d’égards pour le prochain
« inconnu » —tant qu’on n’a pas établi de relation avec lui. Dans la vie
courante chinoise, saluer lorsqu’on entre dans un magasin ou tenir la porte

1. Lin Yutang, oj). cit.


La logique de guanxi 35

pour quelqu’un qui nous suit, comme on le voit couramment faire en


France, même dans l’anonymat du métro, est incongru : chacun s’occupe
de ses affaires et de ses intérêts sans se mêler d’autrui —et « les vaches sont
bien gardées ». De ce fait, en l’absence d’une politesse « universelle », et
l’attention et la sollicitude étant réservées aux membres d u g u a n x i, il n’existe
guère dans la sphère publique d’autre code de conduite que la loi du plus
agile ou du plus fort.
D’où l’importance, par contraste, d’établir un réseau de relation : dans la
masse anonyme se distinguent alors des figures humaines connues et qui
nous reconnaissent, avec qui la voie de l’échange —de paroles, de services,
de considération en tous cas - est ouverte. Au fond, les seules auxquelles
s’adresser, les seules disponibles et valides pour une transaction, au milieu
de la foule indifférenciée.
On voit bien la cohérence de cette approche avec le principe de
construction du « moi » chinois à partir de la notion de face : ce sont les
regards de ceux avec qui l’on a pu d’ores et déjà établir une relation de
reconnaissance réciproque, qui éclairent et distinguent notre visage entre
tous les anonymes, qui lui donnent les couleurs de la vie, qui construisent sa
« face ».
Bien sûr, ces modes de fonctionnement ne nous sont pas entièrement
étrangers. Nous pouvons d’autant mieux les comprendre que dans certains
domaines précis nous fonctionnons en Europe sur des modes voisins :
pensons aux « carnets d’adresses » qu’exploitent et cultivent les membres
des élites politiques et économiques : même sortie de l’anonymat, mêmes
O
X5
c
relations potentielles d’échanges de services. Mais ces modes particuliers
:d dictés par les logiques et les nécessités de métiers ou positions sociales
Û
spécifiques, et qui tranchent sur le mode de relation commun, sont
(G) 2
l’exception qui déroge au principe d’universalisme inscrit dans le fonds
culturel français.
DI
's_
O
D.

(J
UNE SOCIÉTÉ FAMILIALE ET HIÉRARCHIQUE

La famille est au fondement de l’ordre social et aussi du contrôle social


chinois. Le système de pensée confucéen repose sur la notion de m in g fen
{m in g ^ : nom ; fe n 5T ^ devoir) dont on peut traduire le sens par
« condition » ou « rôle social ». Chaque homme a un « nom » social (par
lequel on est susceptible de le désigner : père, fils, frère...) qui définit sa
place dans la société et la nature de ses relations avec les autres. À chaque
« nom » correspondent des devoirs et une conduite à adopter. Dès lors que
36 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

chaque homme connaît son « nom », sa place et agit en conformité avec


eux, l’ordre social sera assuré. Ces « noms »identifient cinq grandes relations
{ivu lun E fè ). Toutes se rapportent à la famille :
• la première relation lie les sujets à l’Empereur. Ce dernier, au sommet de
la pyramide sociale, a en réalité la valeur de « père » de la grande famille
chinoise ;
• le fils obéit au père ;
• la femme au mari’ ;
• le cadet obéit à l’aîné, dans la tradition immémoriale du culte des
ancêtres ;
• entre frères ou amis, le plus jeune était censé obéir au plus âgé. Cette
préséance s’est estompée avec le temps et aujourd’hui le guanxi amical
est la seule relation égalitaire fonctionnant en Chine.
Ces cinq relations de subordination sont d’essence clientéliste ou féodale
au sens originel du terme : elles sont fondées sur l’allégeance et la fidélité
personnelle. Reposant sur la réciprocité, elles organisent l’échange
asymétrique de la bienveillance/protection du supérieur contre l’obéissance/
loyauté de l’inférieur.
D’ailleurs le vocabulaire chinois de la famille est extrêmement précis :
chaque membre a un « nom » au sens de rôle. Et d’ailleurs ces mêmes
appellations sont utilisées dans l’entreprise pour créer une familiarité
propice à la coopération : les collègues se désignent couramment comme
T3 « petit frère » {didi <<petite sœur » {meimei « grande sœur »
Oc (jiejie Le patron est souvent le « grand grand frère » {dage ^ 5 ) .
Û3
Là encore, on voit bien la différence avec les sociétés occidentales qui
O
(N exaltent de plus en plus l’individualité de chacun des membres de la famille,
@ avec son nom propre —signe de son individualité irréductible (au point que
certains enfants appellent leurs parents par leur prénom) plutôt que sa
Q
O. fonction. Cette habitude chinoise de situer, en famille comme dans toute
(J
institution sociale, les individus dans un rôle, ou plutôt un statut, assorti
d’une forte assymétrie de prérogatives et de devoirs de fidélité, n’est pas, on
s’en doute, sans conséquences sur les comportements managériaux.

1 . Le maoïsme a changé la donne en imposant une égalité de statut et la politique de l’enfant


unique a permis aux filles de s’élever dans la société.
La logique de guanxi 37

LE GLy/lA/X/COMME ANTIDOTE A L'ABSENCE DE DROITS

En Chine, le citoyen n’est pas protégé par un État de droits et un système


judiciaire fonctionnant de manière transparente, comme nous le verrons au
chapitre 4. Pour les Chinois, la loi oppresse, elle est entachée d’arbitraire, ce
qui crée une forte défiance vis-à-vis de l’administration.
La société est pensée comme une compétition entre familles et ce repli
sur le clan est rationnel puisque l’État ne garantit pas les droits individuels.
« Dans la famille, on s’appuie sur les parents, hors de la famille, sur les amis »
dit le dicton, d’où la nécessité de constituer et entretenir un réseau
{guanxiwang le plus grand possible qui permettra à l’individu de
se protéger et d’atteindre ses objectifs. Depuis toujours, \ç, guanxi est donc
un contrepoids aux carences et abus du système politico-administratif.
Seule la confiance interpersonnelle a de la valeur, d’où l’importance de
bien connaître son partenaire et d’entretenir une « bonne » relation, c’est-à-
dire un lien qui va au-delà de la sphère professionnelle stricto sensu et
engage tout son être. Pour cela, il faut passer du temps informel ensemble
(notamment manger, s’amuser, chanter...) pour développer cette «amitié »
{youyi ^ iS ) à laquelle on trinque constamment « cul sec » {ganbei et
qui n’implique pas forcément intimité affective mais toujours « renvoi
d’ascenseur ».
L’objectif des repas professionnels dont sont friands les salariés chinois
est « de réunir les employés en dehors du lieu de travail pour qu’ils puissent
se rapprocher les uns des autres et créer ainsi des relations plus intimes
T3 {qinmi : proche et serré) h »
Oc
Ûrj
O
(N LORSQUE PROFESSIONNEL ET PRIVÉ SE CONFONDENT
@ ü
xC:T En Chine, construire cette confiance de personne à personne exige ainsi
's_
D.
que les partenaires se connaissent bien hors cadre professionnel. On
O
U mélange alors délibérément sphère privée et sphère publique : sortir avec les
collègues après le travail, passer du temps ludique avec clients et fournisseurs
pour bâtir des relations durables.
« A l’université de Xiamen, dans le sud-est de la Chine, les cours de golf
seront obligatoires », rapporte l’agence Xinhua. Comme l’a expliqué Zhu
Chongshi, recteur de l’établissement, ce sport est indispensable à la
« formation des élites » et « bénéficiera à la future carrière » des étudiants en

© 1 . Yang Xiaomin La fonction sociale des restaurants en Chine^ L’Harmattan, 2006.


38 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

gestion, en droit, en économie et en informatique*. En Chine, le golf est en


effet devenu le lieu de convivialité des hommes d’affaires au même titre que
le karaoké ou le restaurant : pendant un parcours, les conversations tournent
autour des affaires. Ce mélange du privé et du professionnel n’est pas
nécessairement spontané pour un Français qui aura tendance à ranger le
sport dans la catégorie « loisirs » de la vie privée.
Faire partie du réseau de l’autre, être « dedans », signifie fondamentalement
lui avoir donné des garanties de civilité, de politesse, avoir prouvé que l’on
respecte les codes de l’échange de face et donné à l’autre la certitude que non
seulement il ne perdra pas la face mais qu’en outre on saura lui en donner. Ce
sera donc une relation équitable et un élément fondamental est créé : la
confiance. Apprendre à donner de la face est donc essentiel pour un Occidental
qui travaille et manage en Chine. Il s’agit de donner à l’interlocuteur chinois
l’envie de travailler « pour vous » en créant une réciprocité fondée sur la
confiance. Mais comme déjà signalé, il est difficile pour les Chinois de faire
confiance à un Occidental car ce dernier est doublement « étranger » du fait
qu’il est à la fois « non-Chinois », « non-familier » et qu’en outre, il ne maîtrise
généralement pas le code de civilité chinois (de l’échange de face).

1Л CONFIANCE ; UN PROCESSUS LENT ET PRUDENT

Créer la confiance, c’est-à-dire entrer dans le g u a n x i de l’autre, se fait


donc simultanément par l’échange de face/services qui endette
mutuellement et s’entretient par la suite dans une relation qui ne distingue
X5
Oc pas la sphère professionnelle du temps privé et des loisirs. Cela prend
Û:d souvent beaucoup de temps :
O
ГМ « Les Chinois ne font pas naturellement confiance à un nouvel
@ interlocuteur. Ils sont très respectueux mais attendent de voir votre
DI comportement avant de croire vos paroles. Je pense que beaucoup
's_
D d’Occidentaux sont prêts à croire les paroles et à vous faire confiance tout
O.
(J de suite, quittes à vous retirer cette confiance si finalement vous n’en êtes
pas dignes. Nous, les Chinois, avons besoin d’avoir déjà confiance avant
d’accepter la parole de quelqu’un ».
Yi Min, Director of Global leadership
and Organization Development, Lenovo^

1. Courrier International, 26 octobre 2006.


2. Gallo Franck, Gallo Franck T , Business Leadership in China, how to blend Best Western
Practices with Chinese Wisdom, John Wiley & Sons (Asia) Ltd., 2008.
La logique de guanxi 39

En d’autres termes, la méfiance d’un Chinois à l’égard d’un non-familier


est si forte qu’il ne lui accorde pas le bénéfice du doute. Un peu comme avec
un nouveau client à qui l’on n’accorde au départ aucun crédit, il juge sur
pièce, et vous met à l’épreuve avant de vous faire confiance :
« Nous les Chinois, il nous faut beaucoup de temps avant d’avoir
vraiment confiance en un ami. C’est pour cela que la plupart ne font
confiance qu’à leurs camarades d’école ou d’enfance. Nous sortons
beaucoup avec nos relations, passons beaucoup de temps à parler de nos
vies. Les Occidentaux veulent tout de suite parler affaires alors qu’en Chine,
c’est « d’abord devenir amis, ensuite faire du business »f Mais c’est déjà en
train de changer sous l’influence des Occidentaux, et de la nécessité d’aller
plus vite. »
Un homme d’affaires chinois^

LE CADEAU SYMBOLE DE LENGAGEMENT MORAL

La pratique des cadeaux est un autre aspect qui fait que les Occidentaux
ont du mal à entrer dans l’échange de face et de services visant à l’entretien
d’un h o n g u a n x i : c’est le cas en particulier avec les administrations chinoises
ou les partenaires de business. Cet échange est très loin d’aller de soi pour
les Occidentaux car il est assimilé chez nous à une forme plus ou moins
légère de corruption. De nombreux Français sont également mal à l’aise
quand leurs collègues chinois, et a fortiori leurs fournisseurs chinois, leur
T3 font de petits (ou gros) cadeaux. Ils se demandent pourquoi, et comment
O
c réagir : faut-il le refuser, acheter un cadeau en retour, et si oui, quel genre de
rj
Q cadeau ? En fait, ils cherchent inconsciemment à briser la dépendance, à
effacer la dette (de face) créée par ce présent. C’est le contraire exact de la
(G) 2 conception des Chinois, qui recherchent justement cette situation de dette
DI réciproque et de dépendance, et pour lesquels la signification du cadeau est
's_
D à la fois «je souhaite avoir une bonne relation avec toi » et un investissement
O.
(J dans l’avenir « j’espère que le jour où j’aurai besoin d’aide, je pourrai
compter sur toi ».
Il s’agit en particulier pour le Chinois de faire du bénéficiaire de ce cadeau
son g u a n x i (au sens de « point d’entrée ») dans l’entreprise, le département

1 . xianjiao pengyou, hou zuo shengyi dicton très souvent entendu par
les Occidentaux, mais rarement bien compris...
2 . Tsui Anne S., Bian Yanjie, Cheng Leonard Kwok-Hon, Chinas Domestic Private Firms:
Multidisciplinary Perspectives On Management A nd Performance, M.E. Sharpe, 2006.
40 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

ou le bureau dans lequel ce dernier travaille. En effet, la logique de g u a n x i,


qui par définition sélectionne quelques personnes dans un groupe et s’étend
rarement à l’ensemble d’un service ou d’une équipe, a pour conséquence un
fort cloisonnement dans l’entreprise, qui en retour nécessite des entrées
privilégiées. Comme l’explique ce responsable des achats chinois :

«Quand d’autres équipes nous demandent de l’aide sur un projet, on est


réticent à leur donner les informations. Normalement on ne travaille
qu’avec les gens qu’on connaît bien. Bien sûr, si c’est un manager qui
intervient, on ne peut rien lui refuser à cause de la face ».

On voit, dans ce cas, que la crainte de déplaire au supérieur hiérarchique


déjoue la tendance au cloisonnement générée par la logique àç^guanxi.
La métaphore de la balance, ou mieux du balancier, est assez parlante
pour comprendre le mécanisme de l’échange de face/services : donner de la
face c’est rendre l’autre « débiteur ». Il va se sentir obligé de rééquilibrer la
relation en rendant la face reçue. C’est comme si, pour chaque personne de
son guanxiy un Chinois avait une petite balance dans la tête et vérifiait le
niveau des deux plateaux en se demandant « Qui me doit de la face ? » et
«A qui dois-je de la face ? ».

Y est débiteur : il a une


« dette de face », il doit
X5
O une face/un service à X.
c

Figure 4 - Échange de face ou de service ; un équilibre


en mouvement perpétuel
La logique de guanxi 41

La logique à \x g u a n x i implique loyauté et disponibilité totale. «Je t’aiderai


toujours à protéger tes intérêts, comme tu m’aideras toujours à protéger les
miens », constitue tacitement la base de l’accord. Autrement dit : « Ton
intérêt est toujours le mien puisque, à chaque fois que tu es menacé, l’appui
que je trouve en toi risque d’être ébranlé et que je me trouve potentiellement
en danger. » Ce lien de confiance, en même temps qu’il enchaîne, met en
sécurité.
Le g u a n x i n’aurait pas sa dimension humaine essentielle, qui lui donne
toute sa force, sans cette familiarité personnelle, que les Chinois nomment
« sentiment » {renqing et qui est l’un des aspects de l’échange de face.
Ce terme ne recoupe pas exactement sa signification française. L’aspect
spontané, instinctif, peu maîtrisable, que nous attribuons aux sentiments
n’est pas dans l’esprit des Chinois : il s’agit essentiellement de la
préoccupation pour l’autre (respect et valorisation) de sorte qu’« avoir du
sentiment » passe souvent paradoxalement par la maîtrise de ses propres
sentiments au profit de ceux de l’autre. La règle du sentiment est ce qui
incite par exemple l’individu chinois à aider celui de ses relations qui est en
difficulté, lequel (dette de face oblige) se devra de renvoyer l’ascenseur de
manière réciproque pour rétablir l’équilibre de la relation.

COMMENT SE CONSTITUER UN GUANXH

De fait, les logiques chinoise et occidentale sont si étrangères l’une à


l’autre qu’à moins d’une préparation permettant le repérage des différences
X
O3
c et l’entrainement aux difficultés, elles constituent une source inépuisable
Û d’incompréhensions et de dysfonctionnements de la coopération.
Les Français, comme tous les Occidentaux, séparent et cloisonnent la vie
(y) 33 privée de la sphère professionnelle. Les Chinois, comme on l’a vu, ont du
mal à faire confiance à des personnes qu’ils ne connaissent que sous un jour
>•
Q « professionnel ». Recherchant les relations informelles qui renforcent cette
O.
U « familiarité » avec collègues et partenaires de business, ils sont donc assez
désappointés par le comportement des Français^ :

« Les Français rentrent à la maison après le travail, ils refusent souvent


de dîner avec les collègues chinois. Ils n’ont pas envie d’être amis avec
nous. »

1 . Ascencio Chloé, Manager en Chine, Les managersfrançais vus par leurs collaborateurs chinois - clés
delà motivation, L’Harmattan, 2007.
42 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

« Pour les Français, le travail c’est le travail. Il n’y a pas de sentiments, on


suit les règles et pas les relations entre les gens. Alors qu’en Chine on résout
les problèmes par les sentiments. »

Bâtir des relations de confiance avec les partenaires chinois est toujours
difficile pour un Occidental du fait qu’il ne parle pas la même langue, n’a
pas la même vie, les mêmes valeurs, les mêmes goûts et hobbies. Il en est de
même des sujets de conversation favoris des Français tels que la politique
qui embarrasse les Chinois.
Quand les Français invitent des Chinois à 20 heures pour dîner, ces
derniers soit meurent de faim, soit ont déjà mangé à 18 heures. Rire et boire
ensemble est très important pour créer un bon g u a n x i, mais se fait après le
repas qui dure rarement longtemps chez les Chinois.
Bien sûr tout cela est anecdotique. Ce qui compte, c’est de parvenir à
réellement s’intéresser à l’autre et lui témoigner cette considération. En un
mot, faire preuve d’empathie et toujours se demander : « qu’attend-il de
moi ? » La réponse étant en général : « pouvoir me faire confiance ». En
d’autres termes, il attend que je me montre capable et désireux d’enclencher
avec lui un échange de face et services mutuel, dans lequel il se sente respecté
et valorisé.
Beaucoup d’incompréhensions ou de blocages peuvent être évités dès
lors qu’on a conscience des enjeux et de la signification des comportements
inspirés par ces logiques de la face et à n g u a n x i.
On conçoit qu’avec un tel investissement de confiance et d’appui le
X5
O
c g u a n x i puisse constituer un atout stratégique important pour qui entend en
Q tirer tout le potentiel. Il décuple les forces mobilisables sur chaque péripétie
O de la vie professionnelle. Il compense, mais aussi contribue à accentuer la
fN
@ défiance chinoise à l’égard des institutions. Il nous faut maintenant aborder
le rapport particulier que les Chinois entretiennent avec la loi et les règles.
5-
Q
O.
U
________________ C h a p i t r e 4 ________________

LE REFUS D E LA LOI ET L'ARBITRAIRE D U P O U V O IR

La g o uvernance par la vertu

L'UTOPIE CONFUCEENNE

L e confucianisme ne s’en remet pas à la loi pour assurer la stabilité sociale


mais à la vertu des hommes et à la pression de « l’œil social ». « Dirigez
le peuple avec des injonctions administratives et des lois, et il va éviter les
punitions mais il n’aura pas le sens de la honte. Dirigez-le par l’excellence et
mettez les gens à leur place dans des rôles et des pratiques rituelles, et en
plus de développer le sens de la honte, le peuple va s’ordonner de manière
harmonieuse »^
Selon le maître de Qufu la nature humaine n’est pas mauvaise en soi mais
seules l’étude (de soi-même «S’examiner chaque jour trois fois ») et la pratique
des vertus (bienveillance, loyauté, modestie...) permettent d’approcher le
D ao M, la Voie. Le D ao n’est pas la Vérité (au sens occidental) mais la
X
OJ
c meilleure manière de faire dans le contexte présent, avec l’idée « d’aller avec le
Û flux ». Dao a donc un sens pragmatique et non pas idéal et transcendant.
Pour les confucéens, le Droit n’est bon que pour les « barbares », ces non-
(g) ^ Chinois qui ne savent pas vivre dans la recherche de l’équilibre et le maintien
de l’harmonie, en prenant soin de sauvegarder l’honneur (« la face »), et
C
Ol d’observer les Rites et les Traditions.
U
Ils préconisent un « gouvernement de gentlemen » { ju n z i au sens
d’honorables et intègres. Mais cette utopie ne s’est jamais réalisée et la
conséquence du primat de la famille sur les lois a été, de tous temps,
l’arbitraire et le népotisme des lettrés-fonctionnaires (surnommés en
Occident « mandarins ») de la classe dirigeante.
Ces responsables qui, comme le regrettait amèrement Lin Yutang dans
les années 1920 « sont supposés avoir soin des intérêts du peuple, comme

1. Confucius cité par Cheng Anne et Qiu Kong, op.cit.


44 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

un père a soin des intérêts de ses enfants, et à qui nous donnons


carte blanche, cependant que nous plaçons en eux une confiance sans
restrictions »C

LE LÉGISME, ÉTERNEL CONCURRENT

Cependant, d’autres options que celle du confucianisme ont été


défendues par des penseurs et des figures historiques chinoises, et restent
présentes comme options alternatives toujours disponibles, en cas de
besoin, dans le fonds de la culture.
Tel est le cas en particulier de l’option légiste, qui s’est opposée au
confucianisme depuis l’Antiquité, et qui nous intéresse pour les réponses
quelle peut inspirer aux questions d’organisation collective et de
management.
Hanfeizi, qui incarne l’école des légistes {fajia / ¿ ^ ) , a vécu 300 ans
après Confucius, au début de notre ère. Il s’oppose à cette vision
confucéenne du bon gouvernement, et voit en tout dirigeant un tyran ou
un escroc potentiel. Les humains étant fondamentalement mauvais, la lutte
contre l’arbitraire est donc essentielle. Seule la loi, fondée sur la règle
d’équité {gongdao Â'M) et de justice, peut empêcher le souverain de nuire.
Il évoque ainsi la nécessité d’une loi simple, claire et connue de tous
(transparence des règles), ce qui s’oppose clairement à la tendance des
hiérarques chinois à cacher les informations et à rester très flous sur les
T3 objectifs.
Ocrj Enfin, la loi, selon le théoricien du légisme, s’applique à tous ; elle est
Q « universelle », en rupture avec l’inégalité intrinsèque du confucianisme
O
(N selon lequel les punitions ne sont pas applicables aux dirigeants, et les rites
@ ne doivent pas être pratiqués par les gens du commun.
Hanfeizi est allé si loin dans la conception d’une souveraineté
5-
Q
O.
U
automatique de la loi qu’il était persuadé que la nécessité d’avoir des
dirigeants sages et capables pourrait ne plus se faire sentir. À la limite, le
souverain n’aurait presque plus rien à faire, à part présider, car les règlements
agiraient seuls : ce serait le gouvernement par les lois (fa z h i
C’est clairement sur cette philosophie que fonctionnent aux niveaux
opérationnels des multinationales chinoises comme Haier ou Huawei dont
nous examinerons le type de management en partie II.

1. Lin Yutang, op. cit.


Le refus de la loi et l'arbitraire du pouvoir 45

M odernité du légism e an tiq u e

Officiellement, les légistes n’ont pas réussi à imposer leurs vues aux
fonctionnaires-lettrés confucéens, mais dans la pratique, ces derniers s’en sont
beaucoup inspirés.
Tout d’abord, le premier Empereur qui a unifié la Chine déchirée des Royaumes
Combattants a agi selon les préceptes légistes. Qin Shi Huangdi (221-206 av.
J.-C.) a aboli le féodalisme et l’a remplacé par une monarchie bureaucratique
fortement centralisée et hiérarchisée. Il a mis en place l’administration
préfectorale et un système judiciaire implacable dont la brutalité sera ensuite
tempérée avec leur reprise en main par les fonctionnaires-lettrés.
Ces derniers accaparent rapidement la réalité du pouvoir et mettent fin à l’idéal
légiste d’une monarchie absolue car, enfermé dans son palais, l’Empereur ne
dirige plus vraiment le pays.
Le confucianisme reprend donc le dessus mais reste mâtiné de légisme. Dans
le conflit millénaire entre les deux écoles, se trouve le dilemme entre la règle du
sentiment {renqing J \!^ ) et celle de l’équité {gongdao entre subjectivité
et objectivité, entre relations clientélistes et professionnalisme, dilemme qui
est d’actualité dans les entreprises chinoises d’aujourd’hui.

Dans la tourmente et la déliquescence de la Chine des années 1920,


LinYutang voyait dans le légisme la seule solution pour une renaissance.
Finalement cette conception n’a pas remporté la partie - du moins
"O
O jusqu’à très récemment. Depuis l’Antiquité, le système politique chinois a
c
■3 fonctionné quasiment sans l’outil du Droit, sauf le Droit-sanction, un droit
Û pénal très rigoureux.
Dans l’Histoire chinoise, la loi n’a ainsi jamais acquis de caractère
@ ü sacré ni universel, et l’arbitraire est demeuré la règle. Aussi, pour les
Chinois, la loi n’est-elle guère valorisée : elle punit et opprime les
5-
Q.
O individus sans leur garantir vraiment ni droits ni protection, et ses
U
représentants sont souvent inféodés aux pouvoirs politiques et
économiques. La règle de droit est flexible en fonction des personnes et
des cas : celui qui a un réseau et de l’argent l’emporte en général sur le
pauvre dépourvu de relations {g u a n xî) puissantes capables de lui
apporter leur soutien. De sorte que la nécessité de disposer d’un solide
g u a n x i est à la fois vécu comme une évidence —« De fait, ces liens de
solidarité ont toujours constitué une sorte de contrepoids indispensable
à la rigidité du système hiérarchique, à l’autorité toute puissante des
gouvernants et à la délégation absolue de confiance donnée au
46 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

dirigeants. - et comme une contrainte injuste car elle s’apparente


finalement à une forme de loi du plus fort.
D’ailleurs, dans la morale confucéenne, il est inconcevable de demander
des comptes à un dirigeant chinois quel qu’il soit, car il est naturellement
supérieur à ses subordonnés dont le premier devoir est de le suivre
aveuglément et de protéger sa face. Pour les hauts fonctionnaires
confucianistes, un gentleman ne doit donc pas être soumis à la même loi
qu’un homme du commun.

lA CORRUPTION, COROLLAIRE DE LA CULTURE DU OUANXI

Dans ce contexte d’une culture qui place la famille et les liens clientélistes
au cœur des relations, la corruption est un corollaire plus qu’inévitable :
presque « naturel ». De sorte que ce n’est que quand le degré de corruption
dépasse certaines proportions que la critique morale apparaît.
Le succès du Parti Communiste chinois en 1949 correspond à un rejet
profond de la corruption associée à l’Empire, et du confucianisme associé
aux fonctionnaire-lettrés. L’Armée Populaire de Libération s’est violemment
attaquée à la corruption des fonctionnaires locaux. Mais les tendances
lourdes du confucianisme —y compris ses défauts —n’ont jamais disparu ;
elles ont perduré sous un autre nom. Le PCC a reconstitué une bureaucratie,
qui combinée à la culture d u g u a n x i a laissé renaître la corruption.

« Le Parti Communiste a délibérément organisé la dépendance des


X
O5
c travailleurs à son égard pour les besoins essentiels. Le résultat de cette
Û:d
dépendance a été l’émergence d’une culture clientéliste entre les cadres et
O leurs subordonnés loyaux (les militants). Dans cet échange clientéliste, le
(N
@ patron protégeait ses clients et prenait soin de leurs besoins, et en retour ces
derniers faisaient preuve de loyauté et d’obéissance. Cet échange clientéliste
5- a marqué la renaissance de la tradition paternaliste chinoise »T
Q.
O
U
La dénonciation de la grande corruption est récurrente dans la Chine
actuelle. Elle sert aussi au gouvernement central de levier pour tenter de
contrôler les provinces. C’est à Pékin que vont se plaindre les citoyens
expropriés par des promoteurs en collusion avec des dirigeants locaux, ce
qui permet au Centre de garder le beau rôle.

1. Piques Marie-Chantal, op. at.


2. Cheng B.S. et Farh J.L., « Authority and Benevolence ; employees’ responses to paternalistic
Leadership in China » in Tsui Chinas Domestic Private Firms, 2006.
Le refus de la loi et l'arbitraire du pouvoir 47

C’est en réaction au népotisme et à ces déviances de la culture du g u a n x i


que se sont bâties des cultures d’entreprises ultra processées comme Haier
ou Huawei. Loin d’être uniquement le résultat d’une influence étrangère,
ce type de leadership extrêmement impersonnel et sévère —mais juste —
plonge dans les racines chinoises du Légisme. Il rencontre l’approbation de
la nouvelle génération qui demande des règles claires et la fin de l’injustice
associée 2m g u a n x i. À l’échelle de l’Histoire chinoise, on peut dire qu’en ce
moment l’école légiste bénéficie d’un retour en grâce, par rapport à l’école
confucéenne, qui demeure cependant la base profonde des comportements.
Ainsi la « petite corruption » est-elle toujours de mise dans les relations avec
les fonctionnaires. Par exemple, les parents d’élèves oflFrent des cadeaux et des
«enveloppes rouges aux professeurs en échange d’une indulgence à l’égard de
leur enfant unique. Paradoxe de ce système éducatifvalorisant la méritocratie...
Ces questions, et les places respectives prises par les deux traditions
antagonistes confucéenne et légiste, on le voit, sont très à l’ordre du jour
dans les évolutions rapides de la Chine d’aujourd’hui. Une manière
courante de les évoquer est d’opposer gouvernance —ou gestion - « par les
hommes » et gouvernance « par les règles », avec bien entendu des
conséquences essentielles dans les formes de management des entreprises.

G ouvernance par les hom m es


ou g o u v ern an ce par les règles ?

En Chine, l’utopie confucéenne du gouvernement par la vertu des hommes


X
O5 (les gentlemen junzi), a consacré la « gestion par les hommes », qui
c
Û signifie que la société n’est gouvernée que par les décisions des détenteurs
du pouvoir, l’empereur et les fonctionnaires-lettrés locaux, qui assumaient
O
(N d’ailleurs la fonction de juge aux pouvoirs discrétionnaires. En l’absence de
x:
droits individuels, la loi était associée à la punition arbitraire. Depuis la fin
CT de la Révolution Culturelle, les dirigeants communistes ont clairement fait le
>-
Q. choix de la « gestion par les règles » préconisée par les légistes, en promulguant
O
U
un très grand nombre de lois. Mais beaucoup de lacunes demeurent,
comme l’explique le doyen de l’université Qinghua de Beijing qui préconise
de poursuivre les réformes vers l’état de Droit. « Les Chinois prennent
progressivement conscience que la loi, loin d’être une source d’ennuis est une
caractéristique essentielle d’une société moderne. »^

1 . Hongbao É I'S dont la définition est « prime donnée en sous-main ».


2 . Wang Zhenmin, «The developing Rule of Law in China», Harvard Asia Quarterly,
23 February 2006, www.asiaquarterly.com.
48 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

D'UN EXTRÊME À L'AUTRE, UN RAPPORT AMBIGU AUX REGLES

En l’absence de droits garantis par la loi, les Chinois ont naturellement


eu tendance à se replier sur le clan et la famille élargie et à régler leurs
différends entre eux, en évitant au maximum d’avoir affaire à l’Etat. La
culture du contrat leur est traditionnellement étrangère même si, au contact
des entreprises internationales, celle-ci s’impose de plus en plus. Ainsi les
entreprises chinoises sous-traitantes se sont-elles adaptées aux exigences des
donneurs d’ordre et du marché international. Mais l’efficacité consiste
encore parfois à contourner les process et les cahiers des charges, lorsqu’ils
sont perçus comme lourds et procéduriers.
Par contre, les jeunes Chinois de la « génération-après-1980
balinghoid) prennent volontiers les règles de management américaines au
pied de la lettre. Avec la rigueur des néophytes, ceux qui travaillent dans des
entreprises occidentales ont le souci pointilleux de la conformité aux
règlements, process et plannings. Ils s’agacent ainsi de la souplesse avec
laquelle les Français traitent parfois les normes :

« Les Français changent de décisions tout le temps, ce n’est pas très


professionnel. Ils ne sont pas très bien organisés. »
« Les collègues français manquent de rigueur dans la mise en œuvre des
plannings et process. »
« Les Français fixent des procédures mais ne les suivent pas eux-mêmes. »
X
O5
c
Û Or la tradition universaliste française valorise la loi comme garante de
transparence et d’égalité. En même temps, la « logique de l’honneur »
O
fN identifiée par P. d’Iribarne' conduit les Français à contester la règle voire à
@ la contourner si elle est jugée déraisonnable ou injuste. Les Français ont
SOI)
tendance à revendiquer une exception — un « privilège » d’Ancien
C
Ol Régime - à la règle dès lors quelle attente à leur dignité ou à leur liberté,
U
ou à tout autre principe jugé prépondérant (y compris la science ou la
technique).
Dans ces conditions, les managers français se retrouvent souvent dans
une position paradoxale :
• d’un côté, ils déplorent le manque d’adhésion aux règles de leurs
fournisseurs chinois ;

1 , DTribarne Philippe, La Culture de l'honneur, Seuil, 1989.


Le refus de la loi et l'arbitraire du pouvoir 49

• de l’autre, ils manifestent souvent eux-mêmes un manque de discipline


par rapport aux règles ou aux décisions prises, ce qui peut dérouter des
collaborateurs chinois au moment même où ils s’efforcent justement à
la rigueur légiste et occidentale...
Ces conceptions de l’exercice du pouvoir et du suivi des règles ont à
l’évidence des effets majeurs sur les modes de management et les
comportements des collaborateurs. Ils rendent la direction d’une entreprise
selon les principes occidentaux extrêmement aléatoire et seront analysés
dans la troisième partie.

T3
Ocrj
Q
O
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________ C h a p i t r e 5 ________

lA RELATION PERSONNELLE
PO U R SÉCURISER LE C O N TR A T

La puissance de l'en g ag em en t m oral

C omme on l’a compris, la logique de g u a n x i, pragmatique, très efficace


en termes stratégiques et opérationnels, est soutenue et verrouillée par
des enjeux moraux forts. En effet, elle se rattache à l’une des valeurs
essentielles du confucianisme, l’équité rituelle j// Si.- principe « lie les
membres d’un groupe plus sûrement que tout autre système, car il fixe les
règles d’une morale collective, induisant une entraide et une solidarité entre
ses membres, proche de la solidarité clanique, le ressort étant un mélange de
sens élevé du devoir et de sensibilité exacerbée à la honte, associés à une
conscience aiguë de la face
Par exemple, nous dit S. Faure, n’a pas dej/i l’acheteur qui laisse tomber
après un appel d’offres son fournisseur pour un fournisseur moins cher sans
tenir compte de l’historique des relations. Car la base des relations est la
T3
réciprocité.
Ocrj La loyauté à la personne s’applique en Chine de manière aussi
Q automatique et efficace que les lois ou les contrats en Occident.
O
rM Bien sûr, on observe une évolution importante des mentalités des
générations postérieures à la libéralisation des années 1980. Les jeunes
JC
ZT
Chinois apprécient les lois pour leur transparence, leur équité (à bien
C
Ol distinguer de l’égalité, qui n’a jamais été une valeur chinoise sauf pendant
U
la période maoïste) et leur efficacité, notamment dans les relations avec
les entreprises occidentales. Nous reviendrons sur cette évolution en
partie IL

© 1. Faure Sophie, Manager à récole de Confucius, éditions d’Organisation, 2004.


52 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

ENTRETENIR LA RELATION EST VITAL

Quelle que soit la force du code moral qui cimente les relations A c g u a n xi,
encore faut-il entretenir ces relations. Ne pas le faire, c’est signifier qu’on
souhaite s’en dégager - en général parce qu’on est mécontent de l’échange.
Si tel n’est pas le cas, il est impératif de maintenir un courant de réciprocité.
Tel est le but des échanges de signes de convivialité et de cadeaux, qui
peuvent sembler à des Occidentaux un peu formels, « parce que nous y
voyons une entrave à la spontanéité et à la sincérité de la relation à l’autre.
Alors que pour les Chinois, tout l’avantage est dans cette régularité, le plaisir
est dans le sentiment de tranquillité, de protection quelle procure. Une
obligation très naturelle qui est vécue comme libératrice parce quelle met
entre parenthèses les états d’âme, les désaccords ... »5
Les cadeaux et les échanges de services doivent impérativement être
complétés par des rencontres régulières. Leur objectif est d’attester par une
présence personnelle le sentiment de familiarité {q in q ie g a n que
l’on entend maintenir et de réduire au maximum la distance pour entrer
dans une relation quelque peu fusionnelle, intime, ressemblant autant que
possible au modèle des relations familiales. D’où la pratique de ces
rencontres, sans contenu d’affaires décisif et tenues de préférence dans un
temps et un espace non-professionnel. Tous les Occidentaux qui ont une
réelle expérience des affaires en Chine en savent l’importance :

« Pour rencontrer et déjeuner avec un fournisseur, je me déplaçais


X régulièrement à son usine car c’est moins long qu’un dîner en ville. Mais
O5
c
rj l’atmosphère s’est dégradée et une certaine gêne s’est installée, bien qu’au
Q niveau technique tout se passait bien. En fait, les Chinois pensaient que je
O
fN n’étais pas content d’eux alors que c’était faux. Tout s’est débloqué le soir où
@ je suis allé dîner avec eux. Le dîner a plus de force que le déjeuner. »

5- Un industriel français
Q
O.
(J
Dans cet exemple on perçoit l’importance accordée au repas du soir,
considéré comme plus informel que le déjeuner car il appartient au temps
privé, extra-professionnel. On s’y sent d’ailleurs plus à l’aise car on peut
boire et l’effet cathartique crée cette proximité propice à la confiance.
De même, quand vous arrivez pour la première fois dans une maison
chinoise, les parents de votre hôte vous pressent de question plutôt

1 , Piques Marie-Chantal, op.cit.


La relation personnelle pour sécuriser le contrat 53

« indiscrètes » : «Tu as mangé ?», « Où es-tu allé ? », « Quel âge as-tu ?Tu es
marié(e) ? Combien de personnes vivent chez toi ?». Non pas qu’ils
cherchent vraiment à tout savoir sur votre vie privée. Ce sont en fait des
salutations typiques qui visent à créer rapidement une relation détendue,
naturelle. Et d’ailleurs les enfants vous surnommeront immédiatement
« tante » {ayi ou « oncle » {shushu Pour introduire un inconnu
dans le g u a n xi, il faut absolument réduire la distance qui le sépare de
l’intérieur, pour mieux conjurer la méfiance.
On franchit ainsi des strates qui, à l’intérieur ¿\xguanxiy vont des relations de
shuren vers le noyau familial intime. Les codes évoluent naturellement d’une
strate à une autre : au sein du noyau intime, la politesse est inutile et même
malvenue du fait du formalisme quelle induit. Ainsi, entre parents ou entre
vrais amis, il n’est nul besoin de se dire merci : ce serait poser une distance.

IA\ DIMENSION AFFECTIVE


DE LA RELATION CLIENT-FOURNISSEUR

La relation client-fournisseur en Chine est l’exemple par excellence de la


logique de face et de g u a n x i. Elle est tout sauf une pure relation
contractuelle :

« Un prospect chinois a signé un contrat avec nous, mais il n’a jamais


passé de commande ! Je ne comprenais pas pourquoi car notre produit est
T3 excellent et répondrait à ses besoins. Après une formation interculturelle,
O
c j’ai compris que la relation client-fournisseur ne se crée que par des contacts
rj
Q fréquents, des sorties, qui permettent de mieux se connaître, et développer
un sentiment de confiance. C’est seulement lorsqu’on a passé beaucoup de
(y) ^ temps avec le prospect qu’il a finalement passé commande. Le contrat ne
-C
O) garantit rien ».
>-.
Q Un patron de PME français
O
U

Dans le même ordre d’idée, les Chinois ont beaucoup de mal à faire
comprendre aux Occidentaux ce « besoin relationnel » qui prévaut dans les
relations d’affaires en Chine :

« Quand les fournisseurs nous invitent au restaurant pour avoir une


bonne communication avec nous, le patron français nous l’interdit. Pour
les Français, on ne doit pas être proches des fournisseurs. C’est illogique ! ».
Un acheteur chinois
54 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

C’est le lien affectif entre client et fournisseur qui crée la confiance, et


permet ainsi la vente, d’où la difficulté de vendre du service après-vente en
Chine. Pour les commerciaux chinois, demander au client de payer pour du
SAV risque de lui faire perdre la face. Tout ce que le commercial fait pour le
client (disponibilité 24h sur 24 même après l’exécution du contrat,
assistance technique et maintenance gratuite...) est un « travail de face »,
qui appelle un retour de la part du client, créant en lui une dette morale qui
va le contraindre à «rendre» la face reçue en continuant de passer des
commandes, en restant fidèle à son fournisseur.
Ainsi, un directeur commercial français ne comprenait pas pourquoi son
responsable clientèle chinois surestimait systématiquement les besoins
futurs du client (chinois).

« Pour ce commercial chinois, le pire était de faire attendre le client,


nous aurions perdu la face. Donc on accumulait des stocks énormes, et il ne
semblait pas se rendre compte du coût que cela représentait ! ».

Dans la morale confucéenne, le client est un « parent » ce qui implique à


la fois une forte proximité avec le fournisseur et l’obligation de piété filiale
de la part de ce dernier dans un rapport clairement hiérarchisé : on doit
donner de la face au client pour espérer en retour une commande. Une
entreprise chinoise recommandait d’ailleurs explicitement à ses
commerciaux de «traiter le client comme un membre de sa propre famille »'.
X
En outre, le souci d’entretenir la relation se conjugue en permanence
O5
c avec la nécessité absolue de prendre en compte le rapport de force. Les
:d
Û Chinois y sont extrêmement sensibles.
Il arrive que des étrangers expérimentés acquièrent la souplesse et le
maniement adéquat de la communication et des relations pour naviguer avec
efficacité dans ces logiques assez différentes de celles pratiquées dans le
Q. business occidental. Un commercial américain se plaignait qu’un client
O
U chinois potentiel lui avait fait des promesses d’achat qu’il ne pouvait tenir.
Comme il ne voulait pas perdre la face en lui avouant qu’il s’était trop engagé,
le Chinois évitait les appels de l’Américain et avait disparu de la circulation :

« Quand j’ai réussi à remettre la main sur mon ex-prospect, au lieu de lui
dire que j’étais déçu et en colère, j’ai dit : “je ne sais pas trop quoi faire à
propos de ce problème” afin de laisser la porte ouverte, de ne pas casser la

1 . Faure Sophie, op. cit.


La relation personnelle pour sécuriser le contrat 55

relation. Quelques mois plus tard le Chinois, reconnaissant, m’a rappelé


pour passer une commande. »

La « bonne » relation permet ainsi de compenser une situation ou un


rapport de force défavorable. Elle suppose une bonne compréhension des
logiques chinoises et la capacité à « se contenir ».
On peut distinguer trois manières de mettre de l’ordre dans les rapports
en société ;
• « l’ordre confucéen » qui donne la priorité au sentiment q in g (et donc
à la relation) ;
• « l’ordre cartésien » (à la française) qui privilégie la raison fM H;
• « l’ordre anglo-saxon » qui met en avant la loi f a et le contrat.
Dans ces deux dernières cultures, le sentiment n’arrive qu’en troisième
position des priorités.

Chine qm g

TO3
c
Qrj

(G) ■
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D
O. Règles
(J
Critique
Modération Contrats
Figure 5 - Trois logiques directrices

LE CONTRAT : UN MORCEAU DE PAPIER ?


L’Occidental distingue la confiance personnelle de la confiance «formelle »
que l’on accorde à un collègue qu’on ne connaît pas personnellement mais
56 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

qui, travaillant dans la même entreprise que soi, partage a priori les mêmes
valeurs. Pour les Chinois, cette confiance « formelle » ne suffit pas, elle doit
être personnalisée pour garantir la bonne application des accords et des
process.
Un Français, excédé par ce qu’il considère être la mauvaise foi de son
partenaire chinois, brandit le contrat qui unit leurs deux entreprises et
s’écrie : « Mais enfin, ce contrat, il porte bien le cachet de votre groupe,
non ? » Mais le Chinois secoue la tête : « En tout cas ce n’est pas ma
signature. Je n’ai jamais signé ce contrat ».
On est ici aux antipodes des sociétés très «juridicisées », comme les Etats-
Unis, qui n’ont pas besoin de confiance personnelle puisque les relations
interpersonnelles sont contractualisées à l’extrême. Les Chinois, à l’inverse,
ne peuvent pas compter sur la loi. Le g u a n x i leur apporte une solution, qui
complique le business avec les Occidentaux mais le facilite plutôt dans
l’entre-soi de la famille, du réseau relationnel, ou encore de la diaspora
chinoise à l’étranger. Même de très grands groupes français ont fini par
accepter de travailler parfois sans contrat sous peine de ne pas faire de
business en Chine :

« Un de nos fournisseurs chinois a toujours refusé de signer le contrat.


Mais cela n’empêche pas qu’on travaille avec lui depuis des années car il
est leader sur le marché. Et la relation est excellente. Un jour, on a eu un
litige pour un problème de qualité. Sans hésiter il nous a signé un chèque
de 150 000 euros sans même qu’on ait à le lui demander ! Alors qu’avec
X d’autres fournisseurs, les contrats sont bien signés, mais les relations sont
O3
c mauvaises et ils essaient toujours d’obtenir plus que ce qui a été décidé ».
Û
Un responsable qualité français
O
(N
(5)
Comme le montre ce témoignage, les relations entre entreprises chinoises
sont des relations entre personnes et non pas entre entités juridiques ou
Q
O.
U
«personnes morales », concept typiquement occidental. Cet aspect entraîne
des malentendus pour les Occidentaux dont la vision reste contractuelle :

« Nos managers français nous reprochent de prendre le parti du


fournisseur au lieu de défendre notre entreprise. Ils ne comprennent pas
que si on ne donne pas de la face aux sous-traitants, on risque d’avoir des
problèmes de qualité ou de retard. »
Un acheteur chinois
La relation personnelle pour sécuriser le contrat 57

Cet acheteur chinois souligne à sa manière l’importance de la relation


personnelle avec le fournisseur (voire de l’allégeance qui s’est construite),
qui apparaît bien plus concrète que sa relation abstraite à l’égard de son
entreprise. Et, en même temps, l’investissement dans la relation (le « travail
de face ») avec le fournisseur sert les intérêts de l’entreprise !
Comme l’explique Marie-Chantal Piques : « contrairement à un préjugé
fort répandu, il est possible pour un Occidental d’établir de solides liens de
confiance dans les milieux chinois. C’est même une condition indispensable
pour une négociation réussie. A défaut de quoi, les interlocuteurs chinois se
sentiront libres de toute contrainte morale : « tous les mauvais coups seront
bons » non seulement en cours de négociation mais dans l’application du
contrat ou dans la mise en oeuvre du projet »5
Si la relation est « bonne » depuis longtemps, si la confiance est bien
installée et a été mise à l’épreuve plus d’une fois de manière rassurante, les
adaptations se feront de façon équitable pour les deux partenaires. Sinon,
seul le rapport de force jouera car la relation sera limitée à des liens
instrumentaux entre « non-familiers». Celui qui a le moins besoin de l’autre
en profitera pour obtenir plus d’avantages sur le court terme. Une
savoureuse anecdote éclaire ce choc culturel :

« J ’ai accepté de laisser 51 % des parts à mon partenaire français par


politesse. Mais il se permet de me donner des ordres alors qu’il n’a que 2 %
de plus que moi ! »

Le dirigeant chinois d'une jo in t venture sino-française^


T3
O
c
Û Par ailleurs, si un Chinois a signé un contrat uniquement pour ne pas
contrarier son partenaire et préserver ainsi la relation, il ne se sent pas
engagé par ce document. Par politesse, il arrive que le partenaire chinois
sz
O) cède en apparence aux assauts répétés. Mais, dans ce cas, il se considère
>- comme dégagé de toute obligation à l’égard du texte. D’où l’importance
Q
O.
U cruciale de maîtriser le mode de communication indirect et implicite et
de savoir décoder les signaux d’alarme. Par exemple : changement de
sujet, questions de détails qui coupent les cheveux en quatre, rires
intempestifs, ou même disparition des négociateurs chinois après la pause
déjeuner... Nous avons analysé ces stratégies d’évitement courtoises plus
haut.

3 1 . Piques Marie Chantal, op.cit.


û
© 2 . Chieng André, La pratique de la Chine, Grasset, 2006
58 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

Tel est particulièrement le cas avec les Chinois nés dans les années 1960 :
à leurs yeux, chaque fois qu on parle contrat, cela sous-entend que la
confiance n’est pas suffisante (« pas besoin d’un morceau de papier entre
nous !»).
Une simple feuille déclarant que les partenaires vont travailler ensemble
et trouveront un compromis chaque fois que le contexte évoluera, pourra
apparaitre plus probante et plus réaliste aux yeux de ces champions du
pragmatisme et de l’opportunisme. D’où la lenteur extrême des partenaires
chinois à signer les contrats, souvent proportionnelle à l’épaisseur de
ceux-ci. Ou bien leur tendance à retarder la signature de l’accord en posant
des questions de détail...
Une étude de terrain réalisée dans le Guangdong’ montre que les patrons
d’usines chinoises entretiennent des liens privilégiés avec une partie de leurs
gros clients et fournisseurs, liens si forts qu’ils créent une solidarité de fait.
Allier souplesse et cohésion fournit évidemment un avantage considérable.
Les entreprises privées chinoises comptent sur leur « capital social », au sens
de relations personnelles, pour obtenir des prêts bancaires, trouver des
clients et des fournisseurs de confiance qui ne les trahiront pas, et ceci en
l’absence de contrat écrit.

« La force d’une entreprise réside dans son guanxi. Parfois, je demande


un paiement d’avance, parfois non. Cela dépend des risques. Si je travaille
avec un partenaire depuis longtemps et que je le connais bien, je ne
demande pas de paiement d’avanceT »
T3 Un entrepreneur chinois
O
c
rj
Q
L’expérience montre qu’en général, plus le montant de la commande est
O
fN important, plus les échanges informels entre les partenaires sont intenses
@ après que l’accord est conclu : dîners, soirées, parties de golf, visite des
DI
's_ familles, aide mutuelle sur des questions privées... tissage de liens de
D
O. dépendance très serrés pour garantir qu’il n’y aura pas de violation de la
(J
confiance.
C’est donc sur ce mode que se développe la nouvelle économie chinoise,
qui trouve dans le g u a n x i ses facteurs de structuration, de croissance, et de
protection de ses intérêts. Les contrats, les brevets, les pourcentages de
participation et autres outils familiers aux Occidentaux, ne sont pas les
bases qui fondent ce dynamisme.

1. Ruffier Jean, Faut-il avoir peur des usines chinoises L’Harmattan, 2008
2 . Tsui Anne S., Bian Yanjie, Cheng Leonard Kwok-Hon, op.cit.
La relation personnelle pour sécuriser le contrat 59

Et c’est aussi pour ces raisons que la coopération avec les entreprises
chinoises est émaillée de mauvaises surprises, déceptions et échecs, qui
souvent s’expliquent par le manque de compréhension de la culture du
g tia n xi, et auraient pu être mieux anticipées, voir évitées.

LES CONFLITS NE SE RÈGLENT QU'À L'AMIABLE

Les entreprises privées chinoises évitent absolument d’avoir recours au


système judiciaire. Quand elles sont en conflit avec une entreprise d’Etat, les
juges donnent systématiquement raison au secteur public. Il en est de même
des procès opposant des entreprises chinoises à des groupes occidentaux, qui
ont toujours montré la partialité des tribunaux chinois. Les entreprises
françaises qui se laissent leurrer par le discours rassurant —et pugnace - de
leurs avocats en ont fait les frais. En Chine, où la culture se conjugue avec la
faiblesse du droit, seule la médiation permet de résoudre les conflits.
Le développement chinois se fait selon un capitalisme de réseau qui
repose plus sur la confiance et les liens personnels que sur la loi et les
contrats. Sans recours possible aux tribunaux, on ne peut compter que sur
so n g u a n x i. Le maoïsme avait tenté de remplacer les rapports sociaux fondés
sur le particularisme, le g u a n x i et l’amitié par des liens standards,
impersonnels entre « camarades » to n g zh i tous identiques et porteurs
des mêmes devoirs. Mais la culture « familiale » associée à l’immobilisme
bureaucratique traditionnel a vite entraîné la réapparition des g u a n x i, s’ils
avaient jamais disparu : sans g u a n x i, on n’obtenait ni logement, ni tickets
X
O3 de rationnement, ni même les documents d’état civil...
c
Û

(y) ^
UNE SEULE APPARTENANCE, LA FAMILLE
CT « La piété filiale est la base de toute vertu et l’origine de toute culture.
Q
O. [...] Elle commence aux devoirs envers les parents, mène au service
U
du souverain et aboutit à la formation du caractère'. »

C’est autour de la relation d’obéissance et de loyauté du fils à l’égard du


père que s’organise toute la société chinoise, en commençant par la Famille
qui est le seul modèle d’organisation collective, le lieu d’appartenance
indéfectible, de solidarité totale et éternelle, de contraintes aussi, liées
justement à l’obligation de solidarité et à la transitivité de la « face » entre

1. Confucius à son disciple Zengzi.


60 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

parents déjà évoquée. C’est une communauté structurée par la hiérarchie


des générations, dominée par la figure du père et son autorité par principe à
la fois « directive » et « bienveillante ».
En l’absence dans la culture chinoise d’un autre modèle de structuration du
lien social, c’est toujours la famille qui représente la référence et le modèle
uniques d’articulation de l’individuel et du collectifdans la conscience chinoise.
Tandis que la pensée politique occidentale a cherché le meilleur équilibre
institutionnel entre les trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire), la
pensée chinoise s’est focalisée sur les qualités personnelles du souverain et
de ses fonctionnaires.
Le sens du collectif national est une réalité depuis Mao qui a exalté un
incontestable sentiment patriotique, doublé de la hantise de se retrouver
injustement traités et exploités collectivement par les « étrangers »
(Américains, Japonais, et virtuellement d’autres Occidentaux). Mais la
patrie chinoise n’est finalement qu’une extension de la famille...

LA FAIBLE LOYAUTÉ ENVERS LENTREPRISE

Le primat des relations sur les règles et la conception « clanique » qui en


découle rendent difficile l’adhésion et le sentiment d’appartenance à une
autre entité que le g u a n x i. Notamment l’entreprise.
Les managers français en Chine se plaignent de la difficulté de retenir
leurs collaborateurs chinois :
X5
O
c
:d «Les salariés chinois manquent de loyauté à l’égard de l’entreprise. »
Û
«Les Chinois ne travaillent pas pour l’entreprise, on dirait que seule leur
O
ГМ carrière les intéresse. »
@
SDII « Pour les Chinois, les valeurs corporate ont peu de sens, ils ne font pas
's_ vraiment la distinction entre une entreprise occidentale et une autre. »
D
O.
(J « Le plus difficile, c’est de fidéliser les salariés chinois, ils partent pour
quelques yuans de plus. »

Selon la logique de g u a n x i, on ne peut être loyal qu’à des personnes, et


non pas à une entité juridique abstraite telle que l’entreprise. Ainsi :

«Quand un manager quitte l’entreprise, il arrive souvent qu’une partie de


son équipe le suive. Les contremaîtres entraînent avec eux tous les ouvriers
qu’ils ont recrutés eux-mêmes et qui leur sont personnellement redevables. »
La relation personnelle pour sécuriser le contrat 61

« Dans mon entreprise, celui que chacun appelle mon boss n’est pas
nécessairement son hiérarchique actuel. Bien souvent c’est celui à qui il doit
son embauche des années auparavant ».

Ces réseaux clientélistes ont une véritable solidarité active : ils permettent
à un patron d’être soutenu dans les moments difficiles et inversement de
rappeler à lui ses hommes de confiance quand il est promu. Bien entendu,
cette logique ne nous est pas étrangère, en France comme dans les autres
pays, mais elle joue à la marge, car la seule légitimité ouvertement acceptable
et défendable dans la tradition républicaine occidentale reste celle de
l’institution, de ses règles écrites et de ses intérêts.
Ces attitudes chinoises heurtent notre universalisme et éventuellement
notre éthique (refus du clientélisme, mépris de la vénalité). De nombreux
Occidentaux ainsi que les Japonais, célèbres pour leur sens du collectif et
leur capacité à se sacrifier pour l’entreprise, se plaignent d’ailleurs de ce
manque de fidélité, accusant les Chinois de ne travailler que pour l’argent,
et de quitter l’entreprise « pour 200 yuans de plus ». Accusation parfois
infondée (sauf pour les ouvriers), puisque, comme nous le verrons dans la
partie III, la qualité de relation avec le supérieur est souvent la véritable
raison.
Certes, le maoïsme a inventé la d a n w e i totalitaire qui gérait et contrôlait
la vie professionnelle, sociale et intime de chacun. Mais ce n’était pas une
appartenance choisie : l’Etat décidait de l’affectation des personnes une fois
pour toutes et il n’existait pas de « marché du travail », lieu d’échange de
X
O3 l’offre et de la demande.
c
Û Il existe cependant, dans l’économie chinoise d’aujourd’hui, une
O exception, qui concerne les salariés de champions nationaux tels que China
fN Chem ou Lenovo : ceux-ci ont souvent le sentiment patriotique de tracer le
chemin de l’internationalisation et de la reconnaissance de la puissance
5- chinoise, et sont fiers de donner l’exemple au reste du pays.
Q.
O
U Cette divergence fondamentale des logiques de pensée et d’action
chinoise et occidentale se manifeste encore dans d’autres domaines,
notamment dans la conception de ce qu’est l’efficacité, qui fait l’objet du
chapitre suivant.
■о
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3
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О.
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C h a p itre 6

L'EFFICACITÉ CHINOISE

Le pragm atism e com m e m éth o d e

L a conception de l’efficacité et du temps propre à chaque culture touche


à sa vision du monde. La civilisation occidentale poursuit un idéal de
vérité et de progrès avec l’idée que l’homme agit sur le réel pour le
transformer selon cet idéal. Il y a un élément fondamental de volontarisme
dans cette idéologie de l’action qui contraste singulièrement avec la
conception chinoise.

AU JOUR LE JOUR...

L’Occident s’est caractérisé jusqu’ici par sa philosophie du progrès, idéal


au nom duquel s’accomplit le meilleur comme le pire, mais aussi perspective
profondément ancrée dans les esprits occidentaux. Sa conception du temps
est linéaire, ce qui implique qu’on ne revient pas vers le passé, d’où la
■O
O nécessité d’économiser le temps, d’en gagner, de ne pas le perdre. La grande
c crainte occidentale, c’est l’incertitude de l’avenir. Afin d’être maîtrisé et
Û contrôlé, le temps est découpé en séquences à l’aide des outils de gestion du
temps. Planning, forecasts, agendas et encore calculs probabilistes et
modélisation donnent à l’homme occidental la certitude (ou l’illusion) qu’il
x:
DI a les moyens de réaliser son ambition : dominer et maitriser le monde.
>-
Q.
O La Chine développe pour sa part une philosophie du changement, de la
U
mutation permanente du monde qui laisse l’avenir imprévisible et le temps
incontrôlable. La seule capacité humaine importante est de savoir observer
le contexte et s’y adapter de manière rapide et souple. Pour les philosophes
daoïstes, l’homme n’a d’ailleurs pas à transformer le monde, il doit surtout
l’observer et analyser la « situation-potentiel » xin g sh i pour être
capable d’intervenir au bon moment en profitant de la configuration
favorable des forces en présence.

© 1 . Jullien François, Grasset & Fasquelle, 1996.


64 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

Le Jing Classique des C hangem ents

£ ^ Yi Jing, « Livre des Mutations » ou « Classique


Ê des Changements » est le texte fondateur de la pensée
^ chinoise. Inspirés probablement de l’alternance des saisons,
yin et yang incarnent le mouvement constant de la vie. En
interaction perpétuelle, yin et yang ne s’opposent pas dans
une logique binaire Noir contre Blanc, mais se combinent et se transforment
mutuellement sous l’effet d’une troisième dimension qui est celle du
changement. Le développement de l’un entraîne le déclin de l’autre, mais pas
sa disparition car un point noir subsiste dans le blanc, et un point blanc dans
le noir. La « voie du milieu » {zhongyong 4^)^) préconisée par le daoïsme et le
confucianisme à sa suite fait bien sûr référence à l’équilibre entre yin et yang.

lA RELATION PRIME SUR LE PLANNING


De même qu’il serait « injuste » d’appliquer les contrats à la lettre, il serait
rigide, voire peu pertinent de plaquer un planning fixé de longue date sur le
cours incontrôlable du temps. D’ailleurs, les hommes d’affaires chinois utilisent
peu les agendas, ils déterminent au jour le jour les priorités du moment : c’est
leur conception du professionnalisme de le faire avec discernement. Leur
planning de rendez-vous est souvent très malléable, s’ajustant aux aléas, aux
urgences de la hiérarchie et du contexte. C’est pourquoi il faut toujours
confirmer un rendez-vous la veille et même le matin du jour de la rencontre
X
O5 pour être sûr que votre interlocuteur chinois n’est pas parti en voyage. Côté
c
Û positif : il trouvera toujours un moment pour recevoir un visiteur inattendu si
ce dernier est considéré comme important. Réciproquement il est très impoli et
incompréhensible de refuser de recevoir un visiteur chinois qui n’a pas rendez-
sz vous, car la relation prime le « contrat » ! Les Français se plaignent toujours de
DI
>- cette difficulté des collaborateurs chinois à planifier :
Q.
O
U

« Certains salariés chinois ont du mal à planifier leur travail. Ils ont
tendance à tout faire à la dernière minute. »
« Nos commerciaux chinois ne savent pas faire de prévisions
sur les exercices budgétaires annuels. A chaque fois, ils disent : « Mais ça, ce
n’est pas sûr. » car ils ont peur de s’engager. »

D’autres témoignages insistent au contraire sur la réactivité et la rapidité


des collaborateurs chinois qui répondent aux mails immédiatement quelle
L'efficacité chinoise 65

que soit l’heure. Ce qui montre bien que, pour les Chinois, c’est la relation
qui détermine la priorité - plus que le planning qui leur paraît moins
concret :

« Quand je vais voir mes collègues chinois en Chine, le projet avance


très vite. Mais dès que je ne suis plus à côté les choses traînent. Ils ont du
mal à gérer les priorités. »
« Soit ils terminent le projet en retard ou à la dernière minute, soit ils
finissent en avance, trop tôt » se plaint un manager français dirigeant depuis
la France une équipe chinoise dont les collaborateurs de Shenzhen ont fini
le projet informatique en une semaine alors qu’il leur avait dit qu’il fallait
un mois pour le réaliser.
« Ils ont été très fiers d’avoir devancé l’échéance, mais du même coup
n’ont pas respecté le process. Je n’ai pas confiance dans le résultat, je crains
qu’il n’y ait des impasses et des erreurs ».

Quelle est la logique qui explique le comportement de l’équipe chinoise ?


Il y en a trois : faire plaisir au chef, gagner de la face en devançant la date
limite, tout en lui prouvant implicitement que ses méthodes de travail sont
lourdes et fastidieuses, et que le mode d’efficacité chinois est le meilleur...
Côté chinois, on reproche souvent aux Français d’être en retard aux
réunions, ou sur le planning de travail, et de répondre très lentement aux
mails, ce qui est perçu comme un manque de considération mais aussi
■O
O d’efficacité.
c
Û
TOUT EST RELATIF
x:
DI D’influence animiste et daoïste, les croyances chinoises se fondent sur les
>-
Q. cycles naturels, sans idée d’une Création par un Dieu : la vie des hommes
O
U
obéit aux lois de la nature. Il n’y a donc pas de transcendance, de vérité ou
d’idéal au-dessus des hommes.
C’est pourquoi un objectif « Zéro défaut » peut être démobilisateur pour
des Chinois qui, le prenant au pied de la lettre, risquent fort de le juger
concrètement inatteignable, sans espoir de succès.
Ce qu’on appelle « la religion chinoise » réalise en fait le syncrétisme de
trois traditions de perfection individuelle {sa n jia o : daoïsme d’abord,
puis confucianisme et bouddhisme sont tellement enchevêtrés et intégrés
les uns aux autres que les distinctions ne sont plus très nettes. Les dieux des
66 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

uns sont parfois les démons des autres, mais il y a aussi des annexions et des
emprunts.
La conséquence fondamentale est qu’il n’y a pas de vérité unique pour les
Chinois, mais un relativisme absolu. Et pas de sentiment d’appartenance à
une chapelle plus qu’à une autre ce qui va de pair avec un grand pragmatisme.
Ainsi la religion revêt-elle une conception presque «utilitaire »h Les Chinois
font appel à des moines bouddhistes ou à des daoshi daoïstes selon les
besoins de la situation (funérailles, fêtes familiales, célébrations
agricoles...)^. Les multiples dieux (daoïstes et bouddhistes) sont honorés
non par amour, mais pour obtenir quelque chose en échange. Les dieux
sont là pour servir les hommes qui en échange les logent dans un autel et les
nourrissent d’offrandes :

« Certains restaurateurs préfèrent rendre hommage en même temps


aux trois dieux les plus courants de la vie quotidienne : le dieu de la
longévité, le dieu de la carrière et le dieu de la fortune [caishen MÎfÎl-
A Guangzhou, en bas de la porte d’entrée de la maison des personnes
âgées, nous trouvons souvent des bâtons d’encens allumés. Parfois une
petite affiche rouge indique qu’il s’agit de l’autel du dieu de la porte
{menshen

Ce rapport donnant-donnant aux dieux se retrouve dans les relations


sociales et professionnelles qui sont fondées sur la réciprocité de l’échange
de services et de face.
T3
O
c
Le daoïsme n’est pas focalisé vers une déité sacralisée, mais vers la
rj
Q conduite par chacun de son processus, le D a o au sein du grand processus
O de la vie et de la nature et en accord avec lui. Inutile et vain de prétendre
fN créer l’événement, contraindre le cours des choses ! Prétention naïve, vouée
@
à s’avérer contre-productive, d’ailleurs hors des capacités et des forces
>- humaines. Loin de ces folies dérisoires, l’honnête homme cherchera plutôt
Q
O.
U à saisir l’opportunité, à entrer dans le flux des choses non pas pour tenter de
bloquer le courant, mais pour s’y couler harmonieusement. L’idéal daoïste
est de rechercher un équilibre : c’est bien la signification de cette « voie du
milieu » ( z h o n ^ o n g 4^)^) qui nous est si mystérieuse. Cette conception a
beaucoup influencé la pratique du pouvoir et la prise de décision en Chine,
et continue à le faire, comme on le verra dans la partie IL

1 . Granet Marcel, ibid.


2. Mais n’en est-il pas de même en France dans certains rituels civils ?
3. Yang Xiaomin, La fonction sociale des restaurants en Chine, L’Harmattan, 2006.
L'efficacité chinoise 67

Sai W eng a perdu son cheval,


qui sait si ce n 'est pas u n e b o n n e chose ?

La pensée occidentale s’attache à distinguer les choses - à commencer par le


corps et l’esprit. En philosophie comme en sciences, elle classe, oppose les
contraires. La pensée managériale n’échappe pas à cette forme « soit-soit ».
Or « le daoïsme est holiste» au sens où le noir n’exclut pas le blanc, où oui
n’exclut pas non, et où le vrai n’exclut pas le faux. Ce qui revient à dire que
la pensée chinoise est totalement relativiste. Elle développe un raisonnement
dialectique —la « pensée yinyang » - qui inclut les principes de contradiction,
de changement et d’interaction systémique.
La fable de Sai Weng en donne un exemple classique. C’est l’histoire d’un
vieillard, éleveur de chevaux, pour qui un mal (son cheval disparaît) se transforme
en un bien (son cheval ramène avec lui un autre cheval, magnifique et gratuit),
puis ce bien se transforme en échec (son fils tombe du cheval superbe, se casse
la jambe et sera estropié à vie) mais ce malheur se transforme en bonheur (sa
blessure lui permet d’échapper à la conscription car la guerre vient d’éclater).
Chaque fois qu’il lui arrive malheur, Sai Weng étonne ses voisins en déclarant :
« C’est peut-être une bonne chose » ; Chaque fois qu’il a de la chance, il tempère
en disant : « Ce n’est pas forcément une bonne chose ».
D’où la nécessité de ne pas triompher trop vite et de ne jamais désespérer
non plus, car tout change sans cesse, et l’homme n’y peut pas grand-chose...
Nécessité aussi de ne pas s’imaginer qu’on progresse, alors qu’on recule peut-
être déjà car nul n’est capable d’évaluer vraiment sa situation —a fortiori de
planifier et maîtriser sa progression.
T3
O
crj
Q
RIEN NE SERT DE FORCER
(G) 2

SDII Cette influence daoïste sur les mentalités chinoises se traduit donc
D dans la stratégie et la conception de l’action : il s’agit du wu er wei ^ M
O.
(J ^ : le « non agir », qui ne signifie pas non-action mais plutôt non-
activisme, l’idée qu’il est contre-productif de forcer les choses. En cela,
il s’oppose radicalement au volontarisme occidental. Ainsi une fable
bien connue de Mencius^ conclut qu’on ne fait pas pousser les radis en
tirant dessus.
Il y a bien deux conceptions radicalement opposées de l’efficacité qui
s’affrontent - et les entreprises en sont naturellement un théâtre privilégié.

1. Mencius, trad. Lévy André, Mencius, Rivages, 2008.


68 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

François Jullien^ parle « d’efficience chinoise » pour désigner cette démarche


anti-volontariste, cette recherche de la « propension naturelle des choses »
qui va économiser les forces et garantir le résultat, à condition de ne pas
faire grandir les radis en les tirant par la tige, de ne pas essayer de bloquer un
torrent, mais d’exploiter —quitte à la canaliser habilement - sa force
motrice. Si l’on fait des forces naturelles, du cours naturel des choses (ou des
hommes), ses alliés, on décuplera ses ressources. On pourra même vaincre
sans combattre, comme l’expose le classique l’Art de la Guerre^.
En revanche, la mobilisation autour de certains idéaux, qui rassemble et
motive assez bien des salariés occidentaux, ne fait pas forcément sens en
Chine, et a longtemps rencontré l’incompréhension : la qualité, la sécurité,
l’intérêt du consommateur, autant de notions qui ne conduisent pas à un
changement des comportements tant qu’ils ne représentent qu’un concept
abstrait. Ainsi, quand le client final n’est pas quelqu’un que l’on connaît, il
est difficile pour les acheteurs chinois de prendre ses attentes de qualité ou
de sécurité en considération. De même, les ouvriers chinois refusent
souvent de porter le casque pour des raisons de face, la crainte du danger
n’étant pas considérée comme « virile ». S’ils ne voient pas de danger
immédiat, il est si difficile de les convaincre que, selon les managers chinois
et français interrogés, seule une amende pourra les obliger à se protéger
malgré eux.

DEUX CONCEPTIONS DE L'EFFICACITE ;


■O
O LE COMMENT ET LE POUROUOI
c
ГЗ
Q Enfants de Descartes^, les Français ont tendance à théoriser l’action avant
de la mettre en œuvre. Inconsciemment le plus souvent, ils pratiquent le
«doute méthodique »et la célèbre méthode qui consiste, face à un problème,
O)
JC à d’abord en analyser les causes, à modéliser en généralisant le lien de cause
>- à effet, puis à valider en confrontant la théorie à la réalité. Cette forme de
O
Q.
U raisonnement est souvent perçue comme inefficace par les Chinois car elle
prend du temps :

« Les Français manquent de sens pratique, ils perdent trop de temps à


chercher la cause des problèmes au lieu de les résoudre. »

1. Jullien François, op.cit.


2. Sunzi, L'art de la guerre, Pocket agora, 2002.
3. Descartes René, Le discours de la méthode, Garnier-Flammarion, 1979.
L'efficacité chinoise 69

« Les Français adorent faire des réunions pour parler des problèmes
pendant des heures, ils sont « bavards-compliqués. »’
« Pour les Français, les process sont plus importants que les résultats. »

D’autre part, l’approche française ne prend pas en compte le fait que


chaque problème est différent en fonction du contexte puisque tout change
sans cesse.
L’efficacité chinoise se fonde en contraste sur la logique empirique et
pragmatique du « comment ça marche ? » et du « comment faire ?», c’est-à-
dire un mode de raisonnement inductif. Après une phase préliminaire
d’observation/test/essais on formalise une stratégie, sans ressentir le besoin
de passer par la case « théorie ».
L’histoire de la boussole^ illustre ce pragmatisme chinois. Peu de gens
savent qu’au moment même où les Chinois ont inventé la boussole, les
Grecs antiques avaient observé le phénomène de l’orientation de l’aiguille
vers le Nord. Mais les Grecs n’avaient pas été capables d’en analyser et
comprendre les causes. Aussi ont-ils laissé de côté cette découverte, qui
relevait un peu trop de la magie. Les Chinois, eux, n’ont même pas cherché
pourquoi : ils ont vu que cela marchait et ont décidé de l’utiliser. Et c’est
ainsi qu’ils ont inventé la boussole et son usage pour la navigation.
À l’inverse, cherchant à comprendre pourquoi les sciences naturelles ne
se sont pas développées en Chine, Lin Yutang^ compare un homme de
science européen du xviL^ siècle herborisant et se demandant dans quelle
T3 catégorie il va classifier telle ou telle nouvelle espèce, à un savant chinois
O
crj face à une nouvelle plante ou animal, se demandant avant tout « comment »
Q il va l’utiliser ou... le cuisiner.
La logique analytique, causale du <<p o u r q u o i ça m arche ^ » et le mode de
(G) 2
raisonnement déductif (de la théorie vers la pratique) s’opposent totalement
DI
's_ à l’efficacité chinoise. Ainsi s’explique le reproche que de nombreux Français
O
D. adressent à leurs collègues chinois :
(J

« Les salariés chinois manquent de rigueur dans les méthodes de travail,


c’est-à-dire de capacité d’analyse et de raisonnement. Ils se précipitent pour
résoudre un problème, sans en chercher la cause ! »

1. faguo ren h en luosuo /'¿SI


2. Hall David L. et Ames Roger T., T hinkingfrom the H an - Self, truth, transcendence in Chinese
3
Û a n d Western culture. State University of New York Press, 1998.
© 3. Lin Yutang, Himportance de vivre, 1937, rééd. 2007, Picquier Poche.
70 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

Mon équipe chinoise n’arrive pas à élaborer une stratégie marketing


digne de ce nom. Ils ont plein d’idées mais ils veulent les expérimenter
immédiatement, sans avoir anticipé les difficultés ; ils mettent la charrue
avant les bœufs ».
Une directrice marketing française

En effet, l’analyse causale est pour un Français la condition sine qua non
de la résolution « une bonne fois pour toutes » du problème, alors que pour
les Chinois, elle est souvent perçue comme une perte de temps : il faut
chercher vite une solution en phase avec le contexte. Quitte à devoir refaire
ce bricolage pragmatique si le problème, non traité au fond, se manifeste à
nouveau. Bien évidemment, chaque démarche intellectuelle a ses points
forts et ses inconvénients.

« Nos sous-traitants ne veulent jamais nous expliquer comment ils


travaillent, comment ils parviennent à tel ou tel résultat. On s’est aperçu
qu’ils ne le savent pas toujours... Ils ont une culture « expérimentale » : ils
bidouillent, font des essais, ça ne marche pas, ils recommencent. On
appelle ça le « rework ». Finalement ça marche, mais ils ne savent pas
pourquoi, et ça ne marche que dans un contexte donné, dans un cas
particulier. La prochaine fois, il faudra qu’ils reworkent car ils n’ont pas
résolu le problème définitivement. Ca nous paraît aberrant, quelle perte
de temps ! »
Un directeur qualité français

O
X5
c:d Les Français, entraînés à l’abstraction par leur tradition et leur système
Û
éducatif, aiment les concepts et les principes. Dans un monde en mutation
O
(N permanente, les Chinois préfèrent rester dans le concret et suivre les
(5) modèles qui ont déjà fait leurs preuves. De nombreux professionnels des
affaires confirment qu’en Chine, on convainc rarement avec un
>-
O
Q. raisonnement, ou une démonstration sur Powerpoint, mais plutôt avec des
U
faits, des preuves et des images de succès passés.
Loin du « one best way » des techniciens américains, les Chinois estiment
plus efficace d’observer l’évolution des choses, et d’appliquer une solution
pragmatique dans une optique opportuniste où l’on exploitera au maximum
les forces en présence pour économiser au maximum ses propres forces. On
est ici à l’opposé de l’attitude de maîtrise du monde coutumière aux
Occidentaux, et des efforts qu’ils prodiguent en permanence pour
contraindre les choses et les gens, pour redresser les dérives, pour planifier
l’incertitude ...
L'efficacité chinoise 71

Il est difficile pour des Français de faire confiance à une solution s’ils
n’ont pas la preuve quelle est le résultat d’une démarche suffisamment
rationnelle et rigoureuse. Les enjeux industriels sur les tests et la construction
de la qualité sont d’ailleurs tels que la tenue du process peut compter autant
que le résultat. Au contraire, pour les Chinois, la confiance en une solution
vient du fait que sa pertinence a été validée par l’expérience.
Ainsi, on constate comme souvent que chaque culture est persuadée
de la supériorité de son mode de raisonnement, alors que capacité de
modélisation et pragmatisme sont complémentaires. C’est d’ailleurs
ce que tentent de concilier certaines méthodes nouvelles, telles que le
« développement agile », auxquelles l’industrie occidentale s’ouvre au vu des
performances coréennes ou chinoises. On peut représenter ces deux visions
de l’efficacité sur le schéma suivant :

Mode occidental Mode chinois

O
T3
crj
Q Opérations sur le terrain Stratégie
(G) 2 Figure 6 - Deux modes de raisonnement et d'efficacité
SI
DI

D.
O Les approches chinoises ont un indéniable avantage de pragmatisme et
(J
de réactivité aux réalités du terrain. Elles se révèlent souvent très adaptées,
notamment dans les situations incertaines et peu planifiables de la
compétition mondialisée, comme en témoigne la prodigieuse émergence
économique de la Chine depuis quelques années.
Dans les entreprises chinoises, les managers «jonglent » continuellement
avec les diverses priorités relatives, en fonction des événements, du contexte,
et du statut social de leurs interlocuteurs (le patron, le client sont
Û prioritaires), ne déterminant l’action qu’en fonction des résultats de
3

© l’observation immédiate.
72 COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS DES CHINOIS

Mais il faut immédiatement nuancer ce tableau. Les sous-traitants


chinois s’adaptent maintenant aux méthodes de travail de leurs clients
occidentaux et ont adopté pour la plupart les outils de gestion tels que la
planification. On est donc aujourd’hui dans une situation assez peu
homogène, présentant des cas de figure très variés selon le métier, le type
d’entreprise, la génération assumant les postes-clés. Rançon d’une période
de mutation rapide...
En contrepartie d’appréciations parfois critiques de la part des
Occidentaux sur les manières de faire des Chinois, de nombreux points
forts sont également cités dans nos enquêtes : l’extraordinaire réactivité de
nombreux collaborateurs chinois, la rapidité d’exécution individuelle et
collective, le sens de l’accueil, du service, de la relation client. Et bien sûr
leur grande capacité de travail, renforcée par l’idéologie du « travailler dur ».
Au fond, la pensée occidentale, très marquée par la méthode cartésienne
—qui est à la base du développement extraordinaire de sa science et de ses
techniques —est évidemment plus à l’aise lorsqu’on a affaire à une question
dont on peut décomposer les facteurs et analyser les causes, tandis que la
pensée chinoise est mieux dotée pour traiter de questions complexes,
systémiques, où tout bouge simultanément dans des interactions croisées,
et où causes et conséquences s’entremêlent.
Nous verrons en partie III comment ces approches très contrastées de
l’efficacité se traduisent dans la gestion de projets ou la planification.

X3
O
c
Û
O
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(5)

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L A P R A T IQ U E C H I N O I S E
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о
и
La pratique chinoise du management 75

L a Partie I s’attachait à présenter les logiques et les particularités qui


constituent le fonds commun de la culture chinoise, et qui trans­
paraissent constamment dans les comportements.
Il s’agit maintenant de saisir comment ces traits culturels prennent effet
dans les situations de travail au sein des entreprises et quelles formes
d’organisation, de management et de communication se sont développées à
partir de ces modes chinois de pensée et d’action, largement partagés par-
delà les disparités régionales et individuelles.
Dans cette industrie chinoise en pleine modernisation, largement
imbriquée dans la mondialisation, il est d’ailleurs frappant de voir l’actualité
donnée explicitement aux antiques sagesses chinoises, en particulier le
daoïsme qui modèle profondément les perceptions et les modes d’expression
et d’action dans les entreprises et leur management comme il l’a toujours
fait, y compris durant la période maoïste, qui en aura finalement bien plus
illustré que réprimé les principes.
Mais Confucius continue aussi de marquer de son empreinte puissante le
système éducatif chinois. Ici comme ailleurs, les modes d’apprentissage
assimilés depuis l’école jusqu’à l’université se retrouvent dans la manière de
concevoir et de vivre la relation hiérarchique, d’exprimer ou non ses
opinions, de prendre des initiatives et des responsabilités.
Malgré leur succès de curiosité et de notoriété, les « méthodes
occidentales » restent à la surface des choses et sont loin de dominer les
pratiques. Elles viennent plutôt se greffer sur la vision du monde chinoise,
qui demeure à la base des fonctionnements et des comportements,
O
X5 produisant au besoin des formes hybrides, bien dans la logique chinoise de
c mutation permanente et de coexistence des opposés (yinyang).
Û
Dans ce tableau, le modèle traditionnel chinois du paternalisme
(G) 2
autoritaire, omniprésent dans toute faire culturelle chinoise, a repris une
grande place en Chine continentale depuis la fin du maoïsme, quitte à
DI
frustrer les attentes des salariés chinois, surtout dans les jeunes générations ;
Q.
O
U
ce qui peut par contraste générer un attrait de ces jeunes Chinois pour les
entreprises internationales, plus habituées à reconnaître les mérites et se
garder de l’arbitraire.
Finalement, les entreprises chinoises se répartissent actuellement pour
l’essentiel en trois types très contrastés autour desquels s’articulent
aujourd’hui la vie économique chinoise et l’emploi de ses salariés :
• l’entreprise d’Etat restructurée ;
• l’entreprise privée patriarcale ;
• la multinationale hybride.
76 IA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

Tout groupe international travaillant avec la Chine ou sur son territoire


est susceptible d’avoir affaire à chacun de ces types d’entreprise, à un titre
ou à un autre : fournisseur, client, distributeur, partenaire de fusion-
acquisition...
Analyser leurs modes de management n’est pas seulement utile pour
mieux comprendre leur fonctionnement interne. Pour les entreprises
occidentales implantées en Chine, ils constituent aussi le cadre de référence
et d’expérience managérial des professionnels chinois qu’elles recrutent et
managent au quotidien. Elles ont besoin de connaître leurs valeurs et
modèles pour comprendre leurs comportements.

T3
O
c
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O
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@
SI
DI

O
D.

(J
C h a p itr e 7

UNE EDUCATION TOUJOURS CONFUCEENNE

L a culture confucéenne qui s’étend au-delà des frontières chinoises dans


une grande partie de l’Asie du Sud-est et du Nord-est, insuffle une
éthique de l’effort, de l’auto-perfectionnement et du mérite. Les études
supérieures demeurent la voie royale de la réussite sociale, ce qui a sans
doute contribué au rapide développement de la sphère d’influence
économique confucéenne dans la deuxième partie du xx'" siècle. Si, depuis
l’abolition du système d’examens mandarinaux en 1905, l’étude des
classiques confucéens a été remplacée dans les écoles chinoises par la science
occidentale (par souci pragmatique de rattraper le retard technique de la
Chine), le souci d’excellence demeure toujours vivace.
Mao a tenté d’éradiquer cette culture élitiste par la Révolution culturelle. En
envoyant tous les «intellectuels »en rééducation à la campagne, il voulait abattre
la hiérarchie par le savoir. Mais dès que les universités ont ré-ouvert leurs portes
à la mort du grand Timonier, les concours ont été rétablis et les Chinois se sont
précipités dans les études comme moyen d’ascension sociale —la première
génération étant surnommée «la classe 1977 » (dite qiqiji).
Le gouvernement communiste, après l’avoir conspué en 1949 et pendant
O
T3
c la révolution culturelle, remet au début des années 2000 le confucianisme
Û d’actualité ; son slogan « une société harmonieuse » {hexie shehui
vise officiellement à redonner des valeurs morales à une population
jugée trop matérialiste. Le confucianisme a été réintroduit dans les livres
xD
:I d’école en 2014. Retournement de l’histoire ! Le néo-confucianisme permet
>- surtout de légitimer l’ordre établi et l’absence de démocratie : obéir à
Q.
O
U l’empereur (en l’occurrence le PCC) sans contester sa place au sommet de la
pyramide, c’est travailler à la parfaite harmonie sociale...

DEFERENCE, EFFORT ET MEMORISATION


Le système éducatif chinois, sous-tendu par cette idéologie confucéenne,
« produit »ainsi les citoyens dont a besoin ce régime politique, en valorisant
les comportements qui garantissent la pérennité de ce système de valeurs
traditionnel.
78 LA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

Ainsi, au jardin d’enfant (ij] J V ^ y o u e r y u a n ) d’une résidence de standing


à Canton, les petits de trois ans s’inclinent profondément le matin devant la
directrice puis devant chacune des trois institutrices appelées laoshi en
charge de la classe des petits. Ils passent ensuite l’essentiel de la journée assis
sur de petites chaises à écouter et apprendre par cœur des chansons et
comptines. Leur mémoire est constamment stimulée et la direction se vante
même de leur enseigner l’anglais. Il y a par contre très peu d’activités
psychomotrices et aucun développement de la « créativité » : on ne leur
propose jamais de dessiner ou de modeler librement. Dès l’âge de 4 ans, ils
apprennent à copier les premiers caractères chinois.
Dans la conception chinoise, les enfants sont un potentiel, une sorte de
« pâte à modeler » justement, dont il faut exploiter à fond la plasticité et les
capacités à apprendre. De l’école maternelle à l’université, ils doivent
emmagasiner le maximum de connaissances. L’essentiel de l’apprentissage
se fait par cœur. Les connaissances sont testées par des questions à choix
multiples (QCM), plutôt que par des rédactions impliquant le développement
d’un raisonnement construit et argumenté.
Les professeurs chinois, dans la lignée de leur illustre prédécesseur
Confucius, font l’objet d’un grand respect de la part des élèves et des
parents. Ils ne connaissent pas les problèmes de discipline de certains de
leurs homologues français. Il n’est que de voir dans les collèges français^ le
comportement décalé des enfants d’origine chinoise, qui souvent se
démarquent par leur comportement sérieux et leur application à réussir.
De même, la plupart des Chinois que nous avons interrogés en Chine
O
X5 jugent les systèmes éducatifs occidentaux à la fois trop laxistes et faibles en
c contenu par rapport au modèle chinois.
Û
A l’université chinoise, l’enseignement continue d’être à sens unique :
généralement le professeur lit son cours, sans chercher à stimuler l’interactivité
xD
:I et la participation des étudiants, qui en général n’ont qu’à apprendre par cœur le
cours de chaque professeur pour réussir le diplôme. A la grande surprise des
>-
Q.
O étudiants français inscrits dans les universités chinoises, jamais les élèves ne sont
U
invités à donner leur opinion personnelle, et encore moins à remettre le savoir
en question. Interrompre le cours pour poser une question est inconvenant car
c’est perçu comme une menace pour la face du professeur. Il est plus poli
d’attendre la fin de la classe pour engager une discussion. D’ailleurs, c’est l’élève
et non le maître qui porte la responsabilité de la compréhension du contenu du
cours : si l’élève n’a pas compris, c’est donc de sa faute, et il n’est pas question
qu’il invoque le manque de pédagogie du professeur.

1, Cette attitude est soulignée dans le film Entre les murs de Laurent Cantet, 2008.
Une éducation toujours confucéenne 79

Les étudiants chinois semblent s’interdire le doute sur l’utilité réelle de


l’enseignement dispensé par le professeur. Le principe admis en Chine est
en effet qu’ils sont là pour emmagasiner une somme de connaissances, dont
ils ne découvriront que plus tard l’utilité pratique.
Ce mode d’enseignement encourage une forme de passivité face au savoir
et face au détenteur de l’autorité. Un constat que confirme une professeure
française détachée à Pékin afin d’y enseigner notre langue aux étudiants
chinois de l’École Centrale, installée sur le campus de l’université Beihang :

« Ils sont incroyablement doués, mais l’essentiel de mon travail consiste


à leur apprendre à raisonner comme des Français. Jusqu’à présent, ils ont
progressé en faisant appel à leur mémoire, bien plus qu’à leur intelligence
ou à leur imagination. Personne ne les a jamais encouragés à discuter ni à
s’interroger. Je dois leur expliquer ce qu’est le libre arbitre, le sens critique,
l’esprit d’initiative, et tout l’intérêt qu’il y a à en user si l’on veut devenir
autonome et performant. »

Ce qui frappe dans ces propos, c’est le décalage culturel des points de vue
sur le rôle de l’éducation —et sans doute sur les ressorts de « l’efficacité » —
entre l’universitaire française et ses élèves-ingénieurs chinois.
Lorsqu’on demande à des étudiants chinois partis se former aux États-
Unis, en Australie ou en Europe, ce qui les a le plus étonnés, ils répondent
souvent :
T3
O
crj « Les professeurs nous demandaient toujours notre avis, ce qui nous
Q
mettait mal à l’aise. Il fallait faire des exposés et s’exprimer en public alors
O
fN que nous n’en avions pas l’habitude ».
@
от
'l.
Remarques également courantes de la part d’étudiants chinois venus
O
Q.

U poursuivre leurs études dans des grandes écoles françaises.


Quant aux enseignants occidentaux, s’ils se félicitent de l’assiduité et de
la motivation de leurs étudiants chinois, ils ont du mal à comprendre
pourquoi ces derniers sont si effacés, et « ont tendance à faire du copier-
coller dans leurs devoirs plutôt que de rendre un travail vraiment
personnel »...
Mais ce qui caractérise aussi ces étudiants chinois, c’est leur puissance de
travail impressionnante et leur grande capacité d’adaptation qui leur permet
de réussir dans le système occidental.
80 PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

L'OBSESSION DE LA REUSSITE SCOLAIRE ET SOCIALE


Dès l’école primaire, les enfants chinois sont confrontés à la forte compétition
d’un système ultra-élitiste fondé sur des examens constants et une très forte
pression. Pour réussir le concours d’entrée à l’université (gaokao qui est
très difficile du fait de la masse de connaissances mémorisées qu’il requiert, les
petits Chinois commencent dès le début du primaire à travailler dur et tard tous
les soirs et pendant les vacances. Les séries télévisées chinoises témoignent de
cette obsession de toute une société pour la réussite scolaire. Les familles vivent
au rythme des bonnes ou mauvaises notes de l’enfant unique qui n’a pas le droit
d’échouer et doit réussir non seulement à l’école mais aussi dans les buxiban
ï j Î ces «cours extra-scolaires » de piano, violon, danse classique, calligraphie,
etc.
Les week-ends sont souvent consacrés à ces activités artistiques, mais
en-dehors de tout aspect ludique. Elles permettent à la fois de devenir l’enfant
«parfait »qui ne déçoit pas ses parents^ et de s’assurer des points supplémentaires
2M gaokao, à condition de gagner les nombreux concours organisés.

L éducation par le je u d e Go

Parmi les cours extra-scolaires {buxibari) considérés comme très importants


par beaucoup de parents, figure l’apprentissage du jeu de Go {weiqi HIK) car
pour les Chinois, il incarne l’intelligence pure, la bonne manière de réfléchir^.
Jeu millénaire né en Chine, le jeu de Go porte la marque du daoïsme, avec sa
XJ
O conception dialectique du rapport de force et la complémentarité entre le noir
c
Û et le blanc. Il est évoqué par Confucius et fait écho à l’idée-force de Sunzi :
« gagner sans chercher à vaincre ».
O
(N

@ Jeu de stratégie, il s’articule autour du potentiel de situation, qui est toujours


en mouvement et ne se planifie pas d’avance. Le Go combine les éléments de
5- l’efficacité chinoise : mémorisation, observation, réactivité et opportunisme.
Q.
O
U Dans ces cours, les enfants doivent découvrir et apprendre par cœur quelques
centaines de scénarios tactiques. Le professeur ne recommande pas de
réfléchir à des stratégies - comme sont tentés de le faire des Occidentaux qui
pratiquent ce jeu —mais plutôt d’identifier et d’appliquer le scénario adéquat
préalablement appris, ce qui nous donne à voir une autre manière de réfléchir
—et d’apprendre - que celles que l’on cultive à l’Ouest...

1. Voir le film de Wang Wayne, Le club de la chance, sorti en 1993.


2. Comme l’observent Flore Coppin et Morgan Marchand dans La Voie du go, Chiron, 2006.
Une éducation toujours confucéenne 81

À l’efFort demandé aux enfants s’ajoute la très forte influence de la famille sur
les décisions majeures des jeunes : choix des études, lieu de résidence, choix du
partenaire, décision de procréer ou pas... En effet, la piété filiale confucéenne
implique qu’on ne vive pas pour soi, mais pour les siens. Ainsi de nombreux
candidats au recrutement dans des entreprises françaises doivent-ils obtenir la
permission de leurs parents pour accepter ou non un poste.

SHANGHAI EN TÊTE DU CLASSEMENT PISA


Ce constant effort d’excellence dans la reproduction et la conformité
produit des résultats attestés par les évaluations internationales. C’est ainsi
que le classement PISA (Program for International Student Assessment)
établi par l’OCDE a, de nouveau, lors de sa dernière édition triennale, placé
Shanghai en tête en mathématiques, sciences et littérature. Shanghai était la
seule ville chinoise recensée par l’enquête, qui porte sur plus de
500 000 élèves de 1 5 ans de 65 pays du monde entier.
L’enquête PISA précise que les élèves shanghaiens passent près de
14 heures par semaine à faire leurs devoirs de classe, soit presque trois fois
plus que les 5 heures passées en moyenne dans les pays développés de
l’OCDE : « On observe en Chine un consensus général des professeurs, des
parents et des élèves sur le fait que ceux-ci se doivent de travailler dur pour
réussir dans la compétition à l’entrée des études universitaires ».

X5
O
c L'EPREUVE LA PLUS DIFFICILE DE TOUTE UNE VIE
rj
Q
Réintroduit en 1977, ce concours d’entrée à l’université {gaokao) est le
symbole de l’élitisme méritocratique chinois. Le régime a fait un gros effort
xD:I pour construire des facultés, démocratisant ainsi le système mais provoquant
's_ du même coup un chômage massif des jeunes diplômés qui perdaient la
D.
O
(J
garantie d’emploi dans une entreprise d’Etat à la sortie de leurs études.
Le développement du système universitaire a été foudroyant, typique du
dynamisme chinois des années 2000 : en 1999, il n’y avait que 1,4 million
de places à l’université pour 4 millions d’élèves passant l’examen. En 2004,
on est passé à 3,5 millions de places pour 7,2 millions de candidats au
g aokao ^, puis en 2007 à 5,7 millions de places pour 10 millions de candidats.

1. Éric Meyer, « Gaokao, petit ascenseur pour le paradis », Le vent de la Chine, n° 22, du 11 au
17 juin 2007.
82 IA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

Les effectifs se sont ensuite stabilisés, avec 6,7 millions de places en 2013
pour 9 millions de candidats, chiffre qui est d’ailleurs à rapporter aux
1 500 millions de Chinois de la RPCC. Ces données quantitatives
recouvrent des disparités considérables de qualité et de réputation de
l’enseignement, qui reproduisent les inégalités de prospérité et de
développement entre campagnes et villes plus ou moins grandes, et
mobilisent les parents pour faire accéder leur enfant unique aux meilleures
filières.
Mais le gaokao demeure dans les esprits « l’épreuve la plus cruciale de
toute une vie », même s’il offre désormais bien plus de chances d’accéder à
l’enseignement supérieur qu’autrefois. C’est que la compétition pour l’accès
aux emplois est devenue redoutable, avec pour critère majeur le standing,
extrêmement divers, de l’université dont on est issu.
Beaucoup d’employeurs écartent d’entrée de jeu les candidatures de
diplômés issus d’universités de second rang, ce qui donne une
importance décisive à une admission dans l’une des universités
d’excellence (— Yi l i u d a x u e ), d’autant que ces institutions
d’élite ne représentent qu’une faible proportion des effectifs du
supérieur. De sorte que la démocratisation du g a o ka o , pour positive
quelle soit, aboutit aussi à priver des millions de jeunes gens de
débouchés concrets à la hauteur de leurs efforts et des sacrifices consentis
par leurs familles.
Cette question de l’accès à l’emploi des jeunes diplômés pourrait devenir
explosive à long terme.
TO3
crj
Q
UN ENSEIGNEMENT INADAPTE
O
fN AUX BESOINS DES ENTREPRISES
®
C’est d’ailleurs le paradoxe du marché de l’emploi chinois, puisqu’il existe
Q.
O simultanément un grave déficit en employés qualifiés, que les entreprises
(J
recherchent désespérément. Ce hiatus souligne les lacunes de cet enseignement
magistral, et son inadéquation aux besoins des entreprises : outre qu’il ne
développe pas l’autonomie et la capacité à résoudre des problèmes, il pêche
par l’esprit de compétition individuelle et l’excès de théorie, en décalage avec
les exigences professionnelles des entreprises.
Jusqu’au début des années 2000, les étudiants chinois ne faisaient ni
stage ni travail de groupe, ce qui les rendait de fait très peu opérationnels à
leur arrivée en entreprise, comme le regrettait ce professeur il y a quelques
années :
Une éducation toujours confucéenne 83

« Quand vous demandez à des étudiants de l’université de Pékin de


travailler ensemble sur un projet de groupe, ils ne parviennent pas à fixer un
objectif et à se répartir les tâches. Ils ont des opinions différentes, des
désaccords voire des conflits parce qu’ils ne savent pas comment gérer un
projet collectif Quand ils étaient enfants, le professeur débitait son cours
sans leur demander de participer à des activités de classe, que ce soit
individuellement ou en groupe. C’est un handicap quand ils entrent sur le
marché du travail. »

La dépendance par rapport au détenteur de l’autorité, la mobilisation de


l’effort dans une compétition permanente, mais aussi la valorisation de la
conformité et de la capacité à «se contenir »sans se singulariser, se retrouvent
ensuite en filigrane dans les modes de management comme dans les
comportements et les attentes des salariés chinois.

Un chercheur conclut :

« Les pouvoirs publics devraient trouver les moyens de mieux développer


le potentiel et les ressources personnelles des élèves. L’autonomie de pensée,
les compétences pratiques et la créativité ont trop longtemps été laissées de
côté dans le système éducatif chinois.

Des universités ont depuis peu commencé à expérimenter les ateliers et


X3
séminaires. C’est le cas de l’université d’élite Qinghua qui s’est associée avec
O
c des universités américaines ainsi qu’à l’école Centrale et l’INSEAD et
Û propose maintenant en MBA des cours de psychologie et de sciences
humaines. Aujourd’hui, les études y sont « moins centrées sur les
mathématiques et les statistiques », afin de susciter « l’esprit critique » et le
O)
JC
débaC. Mais le modèle archi-dominant reste celui des amphithéâtres géants
>- remplis d’étudiants silencieux.
Q.
O
U
Le passage de l’économie planifiée à un système dominé par la loi du
marché n’est pas chose simple, et l’adaptation de l’enseignement en est l’un
des points d’achoppement majeurs.

1. Zhang Zhixue, « Making Sense of China: An expert in Chinese management explains why the
country isn’t as foreign as it seems to Western business people », Gallup ManagementJournal, 10
July 2008, http://gmj.gallup.com/content/108664/making-sense-china.aspx.
2. Chu Zhaohui, chercheur à l’Institut National des Sciences de l’Éducation, cité dans le
China Daily, 25 novembre 2013.
84 PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

De fait, les universités forment trop d’ingénieurs, techniciens et


scientifiques, mais avec des capacités opérationnelles faibles, qui ne
conviennent pas aux acteurs économiques. Au bout de ses efforts, la Chine
s’est dotée d’une énorme population de diplômés, mais dont une faible
proportion satisfait aux exigences de compétences professionnelles des
entreprises —notamment celles des groupes internationaux.

LES « FOURMIS » ;
REBUTS DU SYSTÈME ÉLITISTE CHINOIS

Ces déséquilibres au niveau des débouchés des études supérieures ont un


autre effet qui commence à prendre de l’importance dans la vie sociale en
Chine.
Une enquête récente effectuée par une université chinoise révèle que
parmi les jeunes de 20 ans, les diplômés ont 4 fois plus de chances d’être au
chômage que ceux qui n’ont pas eu le bac.
Ces diplômés sans emploi ont maintenant un surnom en Chine : ce sont «les
Fourmis ». Pourquoi ce surnom ? Parce qu’on les trouve en colonies entières se
serrant dans des sous-sols plus ou moins insalubres des grandes villes.
Ces garçons et filles préfèrent rester dans cette situation précaire plutôt
que d’accepter un travail ouvrier, même s’il est mieux payé qu’un emploi de
bureau ou de magasin. Ils ne peuvent pas non plus rentrer dans leurs
X5
O
c familles au risque de décevoir leurs parents qui comptent sur eux. On
:d pressent bien les enjeux de face sous-jacents à ces choix, dans le contexte des
Û
O sacrifices consentis par chaque famille pour la meilleure éducation de son
(N

@ enfant unique.
Ce « Peuple des Fourmis » constitue une épine dérangeante au cœur du
5-
Q.
développement chinois : le pacte méritocratique y est remis en question, et
O
U avec lui la promesse que l’effort est toujours récompensé.
Le refus ou l’impossibilité de ces jeunes diplômés sans travail d’entrer
dans des emplois subalternes témoigne bien de l’importance du statut
dans la Chine post-maoïste : ce n’est pas la même chose d’être un « col
blanc » ou un « col bleu ». Les écoles professionnelles sont méprisées : des
« écoles pour paysans », qui n’ont pas bénéficié des investissements
volontaristes effectués par le régime pour l’enseignement général, et sont
toujours classées en bas de la hiérarchie dans cette société de statuts sinon
de classes.
Une éducation toujours confucéenne 85

Finalement la distinction opérée dans l’Antiquité par Confucius entre


gentlemeny^/^i-s/ et hommes de peu xiaoren /J^y^ apparait de nouveau
opérante... C’est un de paradoxes de l’éducation confucéenne : la
méritocratie coexiste avec une extrême injustice sociale.

XJ
O
c
rj
Q
O
fN
SI
CT
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O
U
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о
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3
Û
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>-
О.
о
и
C h a p itr e 8

L'HYBRIDATION DE LA PENSEE CHINOISE


ET DES MÉTHODES DE GESTION OCCIDENTALES

C omme on Ta vu, les comportements des Chinois, particulièrement


face à la complexité des situations professionnelles, traduisent un petit
nombre de grandes logiques culturelles ancrées dans un patrimoine culturel
millénaire :
• logique de face et nécessité d’une communication indirecte et implicite ;
• logique de g u a n x i avec le primat de la famille et de la relation sur les
règles et contrats ;
• logique hiérarchique fondée sur le paternalisme ;
• logique pragmatique et opportuniste qui donne lieu à une forme
d’efficacité très différente de la nôtre.
Le management des entreprises, qui par définition met en œuvre les
principes et les méthodes pour gérer au mieux les hommes et les équipes,
porte nécessairement la marque de cet héritage.
X5
O Plus que jamais, depuis la fin du maoïsme qui avait tenté de l’éradiquer,
c
rj la pensée de celui qu’on nomme « le maître de Qufu » reprend sa place en
Q
Chine, ainsi d’ailleurs que le daoïsme et le légisme, sans pour autant exclure
l’introduction des modèles occidental et japonais via la mondialisation de
xD
:I l’économie chinoise. En témoigne la littérature chinoise spécialisée qui
>-
fleurit dans les librairies des grandes villes, concurremment avec les
Q.
O traductions pures et simples d’ouvrages américains. Les trois écoles de
U
pensée traditionnelles continuent d’inspirer très fortement la pratique
chinoise du management, dans des versions «modernisées »et réinterprétées
par les managers chinois pour répondre au contexte actuel de la gestion des
entreprises.
Par exemple, l’ouvrage intitulé (en chinois) E tu d ie r le Y ijin g p o u r
m a n a g ed pose d’emblée un avertissement catégorique : si vous ne lisez pas

1. Mu Xiaojun Be expert in M anagem ent -


ÏM- •• »J Presses de l’Université de Beijing, 2008.
88 PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

le « Y ijin g », vous ne pouvez pas comprendre le management en Chine.


Typiquement, ce livre conserve le langage métaphorique du daoïsme et ne
contient aucun conseil pratique. Il ne peut pas « parler » à un manager
occidental, qui y chercherait en vain des méthodes précises ou des outils
techniques pour s’acquitter de ses principales tâches. Mais un manager
chinois le comprend d’autant mieux qu’il met l’accent sur les attitudes
(sincérité, honnêteté, etc.) et les situations (de transition, de force ou
faiblesse, de changement, etc.), aspects à quoi il est sensibilisé, et que
l’auteur prône une approche stratégique des situations et des personnes, au
fond très pertinente.
Autre exemple significatif : l’un des premiers livres chinois (parmi
les nombreuses traductions d’ouvrages américains) traitant de
management et figurant dans la bibliographie du Master of Business
Administration (MBA) de la Chinese Europe International Business
School à Shanghai (CEIBS), s’intitule justement Les p h ilo so p h es a n tiq u e s
e t le m a n a g e m e n t ...
Enfin, dans les entreprises chinoises, la référence au confucianisme se
retrouve en toute occasion : dans les règlements intérieurs, les discours, les
réunions internes. De même la communication et la publicité en appellent
largement au cœur, à la famille, à l’amitié... et à l’harmonie !
En toute logique, les valeurs professées par les dirigeants d’entreprises
chinoises sont elles aussi très marquées par la pensée des Anciens,
notamment celle de Confucius. Ainsi :

T3 « Bon nombre de mes idées sur le leadership viennent du


O
c
rj
Q confucianisme. [...] En Chine, nous attendons de nos leaders qu’ils soient
junzi « gentlemen », ce qui signifie aimables et bienveillants. Ils
O
fN doivent être modestes, tolérants, patients, patriotes et avoir un désir sincère
@ d’harmonie dans l’entreprise. Ils doivent apparaître à autrui comme des
gens ayant un grand respect pour leur famille et celles de leurs salariés. »
5-
Q.
O
U
Xu Fang, Vice President TCL Institute of Leadership Development

Il est intéressant au passage de constater comment ce dirigeant de la


multinationale chinoise TCL peut à la fois se réclamer des valeurs
confucianistes et mettre en pratique des systèmes de contrôle et de
management alliant la sévérité légiste et la rigueur des outils occidentaux et
japonais, comme nous le verrons dans le chapitre 13. Ce n’est qu’un

1. Zhou Jianpi étal. xianqin zhuziyuguanli


L'hybridation de la pensée chinoise et des méthodes de gestion occidentales 89

exemple parmi bien d’autres du goût des Chinois pour l’hybridation,


l’assemblage bizarre pour un regard européen d’éléments puisés à des
sources hétérogènes, mais qu’ils savent capables de produire de nouvelles
qualités et potentialités.
Une enquête qualitative menée en 2007 auprès d’une vingtaine de
dirigeants et hauts managers chinois d’entreprises chinoises et internationales
de tout premier rang avait permis de recueillir leur opinion sur les
principales compétences de leadership. La liste issue de ce panel atteste la
profondeur de l’influence que continuent d’exercer les écoles de pensée de
la tradition chinoise. Elle donne aussi la mesure de la différence de vision
avec leurs homologues occidentaux :
1) Posséder le w u x in g : mélange d’observation et d’intuition,
capacité à « deviner » ce que pense l’autre, notamment le supérieur
hiérarchique.
2 ) Faire preuve de modération : suivre la « Voie du Milieu ».
3) Pratiquer le style de communication indirect, qui protège la face.
4) Créer un lien émotionnel de confiance avec les n-1.
5) Intégrer les best practices occidentales à la « sagesse chinoise »L

Comme on le voit, cette cinquième compétence rejoint notre démarche...


C’est un peu l’objectif que se propose notre Partie III pour les entreprises
occidentales en relation avec la Chine.
Mais il vaut la peine de s’arrêter sur ces notions très exotiques à nos yeux
X5
O occidentaux, qu’évoquent ces dirigeants à propos des compétences de
c
■3 management : des notions telles que la Voie du Milieu et l’Harmonie (au
Û
sens chinois) reviennent souvent dans les discours chinois sur la manière de
décider, diriger et encadrer. Même si elles ne sont pas formulées
explicitement, elles sont constamment présentes en filigrane dans les
comportements individuels et collectifs et le management.
a.
O
(J

MANAGER SELON « LAVOIE DU MILIEU »


Plus que l’idée de la ligne médiane d’une route rectiligne,
zhongyong zh id a o ou la Voie du Milieu exprime le va-et-vient constant entre
pôles complémentaires, l’évitement des extrêmes, la combinaison des
possibles.

1, Cité par Gallo Franck, op.cit.


90 LA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

Typique de la « pensée floue qui est l’une des ressources intellectuelles


de la pensée chinoise, cette notion est l’une de celles qui défient le mieux les
modes de compréhension occidentaux. Peut-être est-il plus facile à un esprit
européen de saisir ce à quoi zh o n g yo n g zh id a o s’oppose, ce quelle encourage
à éviter : par exemple le volontarisme, l’activisme, l’extrémisme, la «pensée
unique», les principes rigides, l’illusion de savoir prévoir et maitriser,
l’affirmation de convictions fortes auxquelles on prétend plier le monde.
La notion suggère au contraire l’idée d’équilibre, de modération et de
justesse, au sens de ce qui est approprié au contexte. Elle traduit bien l’attitude
chinoise face au monde, pragmatique et cultivant le sens de l’opportunité.
Une image qui peut être parlante pour un Occidental serait celle d’un
batelier conduisant son esquif ou son radeau au fil d’une rivière sinueuse
- et pas toujours tranquille. Un coup à gauche, un coup à droite avec sa
rame, il veille à rester dans le milieu pour éviter de se coincer ou se fracasser
dans les embûches des berges, en se laissant embarquer dans des positions
trop extrêmes.

« Un coup yin, un coup yang, telle est la Voie (le Dao) »


Lao Zi —Dao De Jing

Dans le long fleuve in-tranquille de la vie (professionnelle), le Chinois


éduqué mène sa barque, à petits coups de pagaie pour se recentrer en
permanence en se gardant soigneusement des zones dangereuses que
constituent les extrêmes. Et de façon très pragmatique et opportuniste,
T3
O
c toujours attentif aux évolutions du contexte, il profite des courants et des
rj
Q situations pour faire avancer ses affaires, et sait attendre puis donner la
O petite impulsion décisive au moment juste.
(N

@ La Voie du Milieu est une philosophie de la vie qui laisse chaque point de
xO:) vue coexister sans parti pris ni préjugé : chacun de ces points de vue a son
's_
D.
utilité selon les circonstances. Elle incite en permanence à régler les problèmes
O
U en fonction de la situation plutôt que de règles fixes. Très chinoise donc,
tournant le dos à l’Occident, à ses règles formelles et leur universalisme.
Ainsi le « socialisme à caractéristiques chinoises » (you zhongguo tese de
shehui z h u y i W doctrine actuelle du régime.

1. La pensée floue {Fuzzy T h in k in g est cette form e de pensée, plus intuitive et systémique que
la pensée cartésienne, qui est de plus en plus utilisée en intelligence artificielle, et qui a de
longue date sa place dans la culture chinoise, en contraste avec la recherche occidentale de
définitions très précises des concepts et des rapports de causalité.
L'hybridation de la pensée chinoise et des méthodes de gestion occidentales 9

incarne-t-il zh o n g yo n g en ce qu’il est un mélange d’éléments internes et


externes : tradition culturelle chinoise + maoïsme + apports de la liberté
d’entreprendre, du marché et du capitalisme occidentaux en tant que
facteurs de prospérité générale. Des facteurs en opposition, mais dont la
tension dialectique est précisément, dans une optique chinoise, gage de
dynamisme et de capacité productive.
Z h o n g yo n g inspire beaucoup les styles de management ou de leadership.
Elle en incarne même l’idéal pour certains managers chinois : manager par
l’humain et non par les règles perçues comme « mortes », inhumaines, dures
et pénalesh Cette revendication de l’humain avant les « règles de l’art » est
illustrée par une formule courante : « le règlement est mort, mais l’homme
est vivant ! » qui ponctue les situations où l’on a préservé l’essentiel au prix
d’une entorse aux principes, et qui fait écho au « mon malade est mort
guéri » des médecins ridiculisés par Molière.
C’est aussi un souci constant dans l’organisation et le management
chinois que de récuser l’émergence de la technocratie et de ses principes
rationnels, juridiques, objectifs et neutres : un refus de la rigidité du
« logiquement correct » et un rappel constant de la légitimité supérieure
de ce qui est « en accord avec la nature humaine »^, formule qui désigne
notamment ce mode dialectique et holistique du yinyang illustré par le Yi
Jing »^ et qui est aux racines de la conscience chinoise du monde et de la
vie.
Il y a donc bien plus dans les références à « la pensée traditionnelle
chinoise » qu’un slogan aux accents patriotiques : il s’agit bien de relativiser
X5
O
les apports occidentaux, d’encadrer leur influence, pour ne pas perdre
c l’essentiel —le fonds culturel chinois et ce qu’il a compris du monde. Il s’agit
Û
de combattre la tentation de se caler sur la réputation d’efficience des
approches occidentales, et de perdre de vue l’héritage de la civilisation Han,
dont la supériorité tient à sa culture de l’Humain et sa compréhension
xD
:I
profonde des dynamiques naturelles.
>-
Q.
O C’est dans cette perspective que s’exprime, contre l’esprit des lois et des
U
règles fixes, la revendication constante du « sens de l’Humain ». Cette
expression a d’ailleurs très peu à voir avec l’humanisme de la Renaissance
européenne, et ses prolongements scientifiques : elle leur tourne même le
dos. Développée par Confucius puis Mengzi, la notion de ren fC implique

1. Zeng SQ, « Zhongyong Management : M Theory and its application » Beijing University
Press (en chinois), 2010.
2. Lin Yutang, La Chine et les C hinois , 1936, Payot.
3. Cyrille J-DJavary, Y i (grand commentaire, époque des Han), Albin Michel, 2012.
92 LA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

la bienveillance paternaliste et du même coup une bonne part de subjectivité...


et d’arbitraire.
A ce «gouvernement par les hommes »s’oppose —mais peut se combiner —
le « gouvernement par les règles » dont les tenants ont été les légistes, et qui
réapparaît aujourd’hui dans les pratiques managériales.
Ainsi, les principes d’une GRH pleinement adaptée à la culture chinoise
sont sans doute à chercher dans une conciliation ou plutôt une combinaison
d’une certaine dose de règles et de process avec le la prise en compte
du facteur humain. Nous en proposerons des exemples en Partie III.

MANAGER PAR LHARMONIE


L’harmonie Z/ex/e est très étroitement reliée à Zhongyong qui est le
moyen de l’atteindre. Elle désigne la préférence culturelle chinoise pour
l’évitement du conflit, qui préside à la pensée confucéenne : cette harmonie
suppose avant tout que le fils ne conteste jamais son père, que le subordonné
ne conteste jamais son supérieur hiérarchique. Ce qui explique bon nombre
de caractéristiques d’institutions chinoises.
Dans cette logique, la contradiction ouverte d’un supérieur en public est
tabou car elle menace sa face. Les subordonnés sont censés faire preuve de
loyauté, conformité, diligence, attitudes qui accroissent la face du patron. Le
contrat moral présidant à la relation manager-managé demeure le reflet direct
de la structure sociale confucéenne fondée sur la piété filiale. Réciproquement,
T3
les managers chinois ne donnent généralement pas d’appréciation explicite
O
c de leurs collaborateurs, par souci pour la face de ceux-ci.
rj
Q Le pendant du manager doté de zh o n g yo n g est le collaborateur doté de
O
(N w u x in g terme difficilement traduisible qui évoque la vision, l’intuition,
@ l’intelligence des situations au-delà de leur manifestation explicite : un
collaborateur capable de décoder les expressions subtiles des supérieurs et
5-
Q.
O dont la ligne de conduite sera souvent un comportement réservé, lisse et
U
neutre, évasif voire fuyant. Il s’aligne sur la majorité et ne cherche pas à se
faire remarquer. Il est comme l’eau qui prend la forme de son contenant
(tout en restant elle-même ?)'... avec un mot d’ordre qui reprend d’ailleurs
un proverbe chinois tâo g u ü n g y à n g h iâ • « cacher ses talents et se
tenir dans l’obscurité ».

1. C ette malléabilité chinoise (et la m étaphore de l’eau) se retrouve lorsque des témoins
occidentaux voient un collègue chinois tenir des discours divergents voire contradictoires
dans deux enceintes différentes : c’est seulement qu’il a changé de rô le ...
L'hybridation de la pensée chinoise et des méthodes de gestion occidentales 93

Ce sont de telles notions qui permettent de comprendre Failure un peu


terne en apparence et la souplesse des registres de style que présentent bon
nombre de managers chinois, considérés dans leur contexte de travail
comme particulièrement talentueux, mais qui répondent assez mal aux
critères d’appréciation et de sélection couramment appliqués dans le
management occidental.

UN MANAGER ZHONGYONG
Il est l’exact contraire du « w in n e r » sans complexe, agressif, sans
concession, « droit dans ses bottes » et éventuellement héroïque souvent
associé au leadership volontaire et conquérant à l’américaine, notamment
dans sa version caricaturale du « to u g h g u y », du « macho ». A l’inverse, ceux
qui se font remarquer sont mal vus en Chine, considérés comme porteurs
de risques pour le collectif ou pour leurs supérieurs.

« Des gens calmes, réservés, un peu lourdauds même, ont moins de


chances de s’attirer l’antipathie et l’agacement. En général, les Chinois
n’aiment pas les gens qui se font remarquer, car ils les perçoivent comme des
menaces potentielles. Ceux qui se comportent avec modestie ont plus de
facilités à inspirer confiance et à être appréciés par leur patron. Du coup, ils
auront de meilleures chances d’obtenir des promotions ou des formations. »
M. Jiang, DGA Hôpital Zhong Yuan
XJ
O
c
rj Le leader zhongyong, qui représente l’idéal pour beaucoup de Chinois, est
Q réservé, évasif et neutre : il ne cherche pas à prendre position. Il s’adapte, se
modèle à l’environnement et à la place qui lui est donnée - à nouveau
(y) 2 comme l’eau dans son contenanth II ne se réalise pas dans des actions
x:CT particulièrement visibles, ne s’affirme pas dans sa détermination, ni dans sa
Q.
O
créativité ou son apport à la situation.
U
Il tient son rôle de la façon la plus lisse possible : on est loin de ce qu’on
attend (et obtient) généralement d’un manager actif et prometteur en Europe,
en termes d’initiative, de proactivité, de choix net de politique, d’action
menée de façon volontariste avec détermination et de la notion de « courage
managérial », d’où une grande difficulté des entreprises internationales à
évaluer, sélectionner pour une promotion ou un classement en « haut

1. Lee, Norasakkunkit, Liu, Zhang, Zhou, DaoistITaoist Altruism a n d Wateristic Personality:


EastandW est, World Cultures ejournal, 16(2), Article 2 (2008).
94 PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

potentiel », et simplement apprécier à leur juste valeur les managers chinois.


Ceux-ci s’en plaignent à l’occasion, déplorant par exemple qu’aux yeux
d’Occidentaux un cadre chinois discret et silencieux en réunion puisse être
catalogué comme falot et manquant de charisme et de leadership :

« Un responsable chinois peut bien avoir l’air gentil, alors qu’il détient
l’autorité absolue et que de chacune de ses expressions et de ses actions
émane un pouvoir et une dignité suprêmes »
M. Ma, DRH, China Mobile Communications Co

Le m anager caméléon
C’est ainsi qu’une entreprise chinoise qui voulait utiliser pour une évaluation
de managers quadragénaires des tests de personnalité américains a jugé
indispensable d’ajouter un profil type adapté au contexte chinois. Aux 4 images
d’animaux du test américain, le tigre, le paon, la chouette et le koala représentant
respectivement des personnalités de type sanguin, irritable, mélancolique et
flegmatique, il a fallu ajouter un cinquième animal, le caméléon :

«Le manager caméléon est capable de choisir et de maîtriser son humeur


en fonction des situations, pour assurer sa propre protection. Sa capacité à
masquer ses émotions et ses opinions est fondée sur son expérience et une
profonde intégration de zhongyong. »’

T3
O
c Cette capacité dépend bien sûr du niveau social et d’éducation,
■3
Û conformément aux principes de Confucius qui explique que c’est par
O
(N
l’étude qu’on devient un « homme de bien », \ m j u n z i
®
DI
's_
«Les ouvriers d’usines, de faible niveau d’éducation, ont tendance à dire
D.
O
ce qu’ils pensent et à prendre position, tandis que les gens qui travaillent
U dans les bureaux ou dans les administrations n’ont pas les mêmes
comportements. Plus éduqués, ils savent masquer leurs sentiments et leurs
émotions, et ils le font. Mieux on connait le code d’éthique, mieux on a
compris et intégré les règles de zhongyong^ et moins on est direct. »
M. Fang, DG, American Yidi Co

1. Li Yuan et Chia Robert, « The effect of Chinese traditional fuzzy thinking on Human
Resources practices in Mainland China », Chinese M anagem ent Studies, 2011, Volume 5,
issue 4, Emerald Publishings,
L'hybridation de la pensée chinoise et des méthodes de gestion occidentales 95

Mais le caméléon n’est pas seulement discret et secret. Il est capable de


veiller immobile pendant des heures, avant de lancer sa langue-massue sur
la mouche qui passe, dans une action foudroyante et décisive.
Il sait aussi prendre différentes tonalités selon les interlocuteurs. Car « on
doit être dur avec les gens de la base, froid avec la plupart des subordonnés,
chaleureux avec les amis (ceux à xxg u a n xi), et obséquieux vis-à-vis du grand
patron »h Le directeur général est d’ailleurs détendu et jovial (chantant,
buvant, plaisantant) dans les activités récréatives de son équipe, mais très
formel, impénétrable, sévère en réunion^.
Bien entendu, cette conception de la conduite du dirigeant, « optimisée »
selon les antiques principes de vie chinois, n’a pas que des avantages : cette
réserve dans l’expression s’oppose à une circulation fluide des informations
et des avis au long de la chaîne hiérarchique. Elle génère aussi une distance
hiérarchique contraire à l’aspiration des jeunes Chinois à une relation
proche, de soutien et de développement, de la part de leur chef Elle ne
facilite pas la confiance et peut, en pratiquant un cas-par-cas systématique,
frustrer l’appétit de justice des jeunes générations.
Certains parmi celles-ci commencent à transgresser les bienséances et
l’harmonie, en s’exprimant plus librement :

« S’ils ne sont pas d’accord avec leur évaluation, les plus virulents vont
contester ouvertement auprès de leur manager. Mais les Chinois de plus de
30 ans préféreront garder le silence pour éviter toute forme de confrontation.
Avec l’âge, les rudes et complexes réalités s’imposent aux gens. Le temps et
X5
O l’expérience arrondit leurs angles et les amène à saisir l’essence profonde de
c
rj zhongyong. »
Q
M. Lu, DRH, Huada Electronics Co

(G) 2 Il est prudent de penser que même les plus extravertis des managers
SI
O)
‘l_ chinois (ceux souvent choisis par les entreprises occidentales, selon leurs
Q.
O critères habituels, pour être recrutés et promus) conservent derrière leur
U
assertivité relative un fonds culturel où zh o n g yo n g et hexie maintiennent
une forte empreinte.

« Un manager doit savoir appliquer des approches zhong)^ong pour


communiquer, de façon à éviter les conflits et les situations embarrassantes. »
M. Ma, DRH, China Mobile Communications Co

3
Û 1. Ibidem.
© 2. N otre expérience d’anim ation pour un com ité de direction chinois.
96 ÎA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

DU BON USAGE DU SOUVENIR MAOÏSTE


Parmi les autres références courantes aux classiques de la pensée chinoise
figure Qin Shi Huangdi, fondateur de l’empire unifié, comme personnage
emblématique d’un centralisme autoritaire (évoqué un peu comme le
jacobinisme en France) ; ou encore Sunzi, surtout à propos de stratégie
d’entreprise et de marketing.
Deng Xiaoping est également souvent évoqué pour son efficacité
pragmatique. Et Mao ? C’est justement Deng qui a coupé court aux
controverses et à l’expression des souvenirs douloureux de la Révolution
Culturelle en formulant sa sobre appréciation - « le bilan de Mao est bon à
70 % » - formule qu’il est permis de mettre au compte de l’impératif
d’harmonie et de la compréhension profonde de la Voie du Milieu...
Mao est cependant souvent évoqué par les managers chinois, mais de
manière vague, sans référence précise à son action, comme un modèle de
leadership à la fois visionnaire et réaliste. Sa figure peut ainsi aider des
patrons à prôner la discipline comme clé de l’efficacité, à légitimer leur
style autoritaire et centralisateur, brutal ou conflictuel. Mais il illustre
aussi, dans sa vision du changement, la pensée dialectique du daoïsme, y
compris avec son célèbre aphorisme : « tout phénomène génère sa propre
contradiction ».
Grand théoricien de la « lutte asymétrique », Mao est également à
l’origine du discours critiquant les barrières placées par les pays riches au
développement des pays émergents grâce aux brevets et aux dispositifs de
T3
O propriété industrielle. C’est dans cet esprit que Huawei et Lenovo ont
c
rj intégré dans leurs mythes fondateurs l’image d’une lutte de loups stimulés
Q
par la faim contre des éléphants bien installés dans leur tranquille
O
fN puissance.
@
s: Le président Xi Jinping ayant relancé les cours de maoïsme obligatoires à
O)
's_ l’université, il sera intéressant de voir quels traits de culture ou de
D.
O
(J
management en résulteront pour les nouvelles générations de cadres chinois
d’entreprises.

LE SUCCES D'ESTIME DES METHODES OCCIDENTALES


Que pèsent les démarches et les principes occidentaux face à ce riche et
complexe héritage de la pensée chinoise ?
Avant tout, un incontestable succès d’estime et de curiosité : l’avance
scientifique et technique, les performances des entreprises occidentales, la
L'hybridation de la pensée chinoise et des méthodes de gestion occidentales 97

diversité et la qualité de leurs produits, ne peuvent évidemment être ignorés,


et ont valeur de preuve dans la vision pragmatique des Chinois. Ceux-ci
sont particulièrement friands des biographies de grands patrons américains,
et de leurs précieux conseils sur la conduite stratégique de leurs entreprises.
Leur aura de succès et leur caractère d’expérience vécue parlent bien à ces
lecteurs.
En termes de formation, les MBA ont aussi la cote : les Chinois capables
d’accéder à ces formations d’élite et de se les payer espèrent y trouver les
ressorts et les secrets de la performance occidentale. Ou plus sûrement
l’effet de statut attaché à ce diplôme prestigieux. Il semble cependant qu’au-
delà de cet effet, ces formations s’achèvent en général sur une certaine
déception des étudiants ou cadres confirmés qui les suivent. Beaucoup
parmi les managers chinois ayant suivi des cours de MBA regrettent de
n’avoir obtenu que très peu d’éclairages utiles à partir des théories et des
études de cas, américaines en général, qui leur sont présentées. Ils observent
un fossé entre l’enseignement du MBA et la réalité des entreprises chinoises.
Et de fait, on ne constate pas que les diplômés de ces MBA mettent
particulièrement en pratique, même dans les entreprises internationales, les
cours qu’ils ont suivis.
Le témoignage d’un consultant américain enseignant à Pékin dans la
glorieuse décennie 2000, est éclairant à ce sujet :

« Le cours était conçu pour enseigner à des managers et futurs dirigeants


chinois comment appliquer les meilleures pratiques du management
X5 occidental. Les étudiants avaient écouté poliment pendant plusieurs
O
c
:d semaines. Il y avait des questions, mais toujours sur les contenus, jamais sur
Û l’applicabilité. Et puis un soir quelqu’un me dit quelque chose de
surprenant : qu’il comprenait et appréciait tout ce que je leur enseignais.
@ Ü Mais qu’il craignait que rien de tout cela ne puisse marcher dans son
entreprise... »'
5-
Q.
O
U
Les démarches occidentales sont appréciées pour leur rationalité, leur
caractère impersonnel et souvent leur efficacité. Mais les managers et les
entrepreneurs chinois les trouvent aussi trop systématiques, trop formelles,
pas assez rapides et pragmatiques. Elles manquent aussi à leurs yeux d’une
dimension humaine —c’est-à-dire relationnelle —jugée indispensable en
Chine.

1. Gallo Franck T., Business Leadership in China, how to blend Best Western Practices with
Chinese Wisdom, John Wiley & Sons (Asia) Ltd., 2008.
98 PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

Certaines entreprises essaient d’appliquer des méthodes occidentales,


notamment pour satisfaire aux exigences de qualité de leurs clients
internationaux, et en sont déçues, comme dans l’exemple suivant :

Le patron d’une usine de climatiseurs, qui a mené une démarche


Qualité, se plaint que « ces procédures occidentales » trop sévères lui ont
aliéné ses managers, dont la plupart a quitté l’entreprise au bout de deux
ans. On peut supposer que ces derniers ont perçu les exigences du contrôle
qualité et les évaluations de performance comme présentant des risques
réels pour la face. Ils ont alors considéré que le patron ne leur faisait plus
confiance puisqu’il les soumettait à des obligations de reporting humiliantes
qui pointaient leurs erreurs.
Le dirigeant explique en tous cas que ce turn-over élevé l’a conduit à
remettre en cause les « pratiques occidentales ». Il a alors changé sa
philosophie du management pour «prendre en compte les besoins humains
et revenir au pragmatisme » : « Maintenant, je m’intéresse moins aux
procédures qu’à ce qui est faisable en réalité, à ce qui marche vraiment ».

On peut s’étonner de ces appréciations sur le management occidental :


ses « best practices » sont perçues comme inhumaines car elles brisent les
allégeances personnelles et menacent la face, alors que du point de vue
occidental, c’est l’autoritarisme du patron chinois et l’absence de droit à
l’erreur qui ne sont pas très « humains » !
X5
O
c
Û « LA PENSÉE CHINOISE À LA BASE, LES MÉTHODES
O OCCIDENTALES POUR LA PRATIOUE' »
fN
@
Face à l’irruption de la modernité occidentale au début du xx"" siècle, les
DI
's_ Chinois avaient trouvé une solution pragmatique (et qui sauvait la face). Il
D.
O
(J
s’agissait d’affirmer que les Chinois s’ouvraient à la technologie occidentale,
tout en gardant leur système philosophico-politique. C’est sur ce même
compromis que s’est opérée la libéralisation du marché chinois engagée par
Deng Xiaoping depuis les années 1980, et sans doute l’évolution socio-
politique de la Chine.
Il en est de même aujourd’hui pour la direction des entreprises : dans une
enquête réalisée en 2008, la plupart des managers ayant suivi des MBA

1. zhongxue weiti, xixue weiyong .


L'hybridation de la pensée chinoise et des méthodes de gestion occidentales 99

affirmaient que « la pensée traditionnelle chinoise les inspire en termes de


stratégie tandis que les théories occidentales du management les influencent
plutôt en termes de tactique »L

«On doit rester Chinois, tout en s’adaptant au marché mondial. »


Zhang Ruimin, PDG de Haier

C’est particulièrement vrai pour les pratiques managériales, objet du


présent livre : en toute logique les Chinois ne peuvent importer que certains
aspects techniques du management occidental ou japonais. Pour tout ce
qui touche à la conception du temps, des règles, et a fortiori des motivations,
l’appropriation est beaucoup plus difficile, et serait sans doute discutable,
puisque nous n’avons pas la même définition de ce qui doit être maitrisé, ni
de ce qui est « humain », épanouissant, avec des attentes à ce sujet et des
leviers d’engagement qui different beaucoup.
Les managers chinois considèrent qu’il est impossible de diriger une
entreprise sur les seules bases de la pensée managériale occidentale car, selon
eux : « les employés chinois attendent de leurs managers qu’ils prennent
leur situation personnelle en considération. Un leader efficace doit aussi
savoir gérer les relations et user de persuasion morale ». Propos dans lequel
transparaît nettement la philosophie confucéenne...
Au fond, la proposition chinoise, qui revient à hybrider les deux
approches, est intéressante à suivre et à travailler. Elle conduit à concevoir
des pratiques dérivées des dispositifs occidentaux et inspirées par leurs
T3
O
c objectifs d’ordre et de performance, mais compatibles avec les logiques
rj
Q profondes chinoises, et bénéficiant autant qu’il est possible de leurs facteurs
O d’efficacité. C’est l’option que nous approfondirons en Partie III.
(N

@
5-
Q.
O
U

1, Zhang Zhixue, Chen Chao-Chuan, Liu Leigh Anne & Liu Xuefeng « Chinese traditions
and Western theories : influences on business leaders in China », in Chen Chao-Chuan &
Lee Yueh-Ting, Leadership a n d M anagem ent in China, Cambridge, 2008.
■о
о
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3
Û
о
fN

>-
О.
о
и
C h a p itre 9

HIERARCHIE ET LEADERSHIP PATERNALISTE

Le sage Yeou dit : « Celui qui est respectueux de son père et de sa mère
et de son frère aîné ne se décidera que rarement à désobéir aux autorités, »

« Le seigneur Meng Yi demanda en quoi consistait la piété filiale.


Le maître dit : « Ne pas enfreindre ! »'.
Confucius

utrement dit : ne conteste jamais, ni ton père, ni ton prince. Calquée


A sur le modèle familial, la pensée sociale et politique chinoise est
toujours hiérarchique et éminemment moraliste. La première des vertus
qui fondent l’ordre social chinois est la piété filiale. Contester la place ou la
légitimité du supérieur dans l’ordre social, c’est faire preuve d’impiété filiale,
l’attitude la plus immorale qui soit.
Cette obéissance totale due aux parents et, par extension du modèle
O
T3 familial sur la société tout entière, au détenteur de l’autorité est une exigence
crj
Q absolue qui s’impose sans considération pour la qualité du comportement
de ces derniers. « Dans une société dépourvue de transcendance, le pire
péché est de manquer de piété filiale »L
D ’ailleurs le leader n’a pas à se justifier des décisions qu’il prend, explique
le professeur de Qufu : « On peut dire au peuple ce qu’il doit faire, mais on
a.
O
U
ne saurait lui en faire comprendre le pourquoi »^.
Cette conception caractérise aussi bien l’exercice du pouvoir
bureaucratique impérial que les dérives de Mao, et continue à prévaloir
dans la vie courante. La notion àlaccountability (rendre des comptes quand
on a des responsabilités) n’a pas sa place dans la pensée chinoise.

1. Cheng Anne & Qiu Kong, Les Entretiens^ Points, 1981.


2. Weber Max, Confucianisme et Taoïsme, traduction de J,P. Gossein et C.Colliot-Thélène,
3
Û Gallimard, 2 0 0 0 .
© 3. Cheng Anne & Qiu Kong, op.cit.
02 U\ PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

Témoigner du respect, c’est-à-dire de la déférence voire de l’obséquiosité


à l’égard du supérieur, est donc le comportement attendu des subordonnés.
L’inégalité des relations manager-managé est renforcée par l’absence de
droit des salariés qui sont à la merci de la bienveillance, c’est-à-dire de
l’arbitraire du patron.

LE TRIANGLE DU PATERNALISME

Sur cette toile de fond, la vision chinoise du leadership s’inscrit dans un


« triangle du paternalisme », issu de la morale confucéenne du pouvoir
mâtinée de Légisme, et dont les pôles sont :
1 ) la Vertu : de
2) la Bienveillance : ren {T
3) la Sévérité : yan

O
T3
crj
Q
O
(N
@

5-
O
Q.
U

Figure 7 - Le triangle du paternalisme


Hiérarchie et leadership paternaliste 103

D E i l LA VERTU MORALE

Le dirigeant idéal imaginé par Confucius a des vertus morales exemplaires


qui légitiment son statut supérieur et conduisent les employés à le respecter
et à s’identifier à lui. Ils vont essayer d’imiter ces qualités morales. C ’est
l’idéal confucéen du « gouvernement par la vertu » qui diffuse du sommet
vers la base et cimente la société bien mieux que les lois.
La loi ne jouant pas de rôle protecteur, les individus sont à la merci de la
subjectivité des dirigeants. L’excellence morale de ces derniers est donc un
point critique : enracinée dans l’éthique confucéenne, cette qualité morale
du chef constitue aussi une attente essentielle des subordonnés pour leur
propre sécurité contre l’arbitraire du pouvoir.

REN f Z LA BIENVEILLANCE

Pour bien comprendre les moteurs des comportements, et les différences


par rapport aux motivations courantes des Occidentaux, il faut creuser un
peu cette notion de bienveillance, centrale dans la conception relationnelle
d’un Chinois.
Dans l’idéal (utopique) confucéen où le sentiment prime, c’est par le cœur
que le souverain chinois dirige, et c’est par manque de cœur qu’il échoue : «Vous
ne pourrez jamais gagner l’Empire sans une admiration teintée d’affection »h
Analysant l’échec des seigneurs Jie et Zhou que Confucius utilise souvent
comme contre-exemples, son disciple Mencius déclare : « C ’est en perdant
O
T3
c leur cœur qu’ils perdirent les hommes. [...] Il y a un moyen de gagner leur
rj
Q cœur : donnez-leur ce à quoi ils aspirent, ne leur imposez pas ce qu’ils
abhorrent ». On pourrait évidemment comparer ces préceptes avec ceux
(G) 2 prodigués par Machiavel à son prince italien.
DI
's_
Traduire « bienveillance » confucéenne par « humanisme chinois », c’est
O
D. prendre le risque du contre-sens car « cet amour, contrairement à l’amour
(J chrétien, n’est pas universel, mais conditionné par la proximité de la
relation, par extension de la paternité biologique à la paternité sociale »^. En
d’autres termes, la bienveillance confucéenne s’exerce de personne à
personne, et dans une relation fortement inégalitaire.
La bienveillance chinoise est en fait un paternalisme, notion qui, en
Occident, a perdu sa connotation positive d’autrefois, du fait de l’emprise

1. Mencius, trad. Lévy André, op.cit.


2 . Faure Sophie, op.cit.
04 U\ PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

et de l’inégalité quelle suggère. L’humanisme occidental développé dans


des sociétés démocratiques met au contraire, et de plus en plus nettement,
l’accent sur l’autonomie et les droits des individus.
Dans le domaine du management, la bienveillance chinoise signifie être
attentif et sensible aux besoins des subordonnés. Elle implique l’engagement
de construire une organisation humaine dans laquelle le bien-être social et
psychologique des membres est pris en considération —en échange de leur
soumission. En Chine, être considéré comme « humain » confère à un
leader une plus grande légitimité en termes d’autorité ; les subordonnés se
doivent d’être d’autant plus loyaux à son égard, en vertu de la réciprocité
des « cinq relations cardinales ».
Dans un système de pensée confucéen, la règle de réciprocité joue le rôle
de ciment social : le dirigeant se préoccupe du bien-être individuel de ses
subordonnés et de leur famille, dans la sphère professionnelle et privée. En
retour, ces derniers se sentent profondément reconnaissants et fortement
obligés de lui rendre la pareille sous forme de loyauté et de gratitude. Les
inférieurs deviennent ses « débiteurs » : ils nouent de la sorte une relation
d’échange inégalitaire.
En contraste, il est clair que la bienveillance ne fait pas partie des
attributs du leader américain. Ce dernier n’a pas de réticence à faire
appliquer les règles dans leur rigueur, ni à dire qu’il travaille pour les
actionnaires. Il se veut « professionnel », sans états d’âme, et l’on n’attend
pas de lui qu’il se montre particulièrement bienveillant avec ses employés.
Il peut d’ailleurs être « compassionnel », mais en-dehors des heures de
service et à l’extérieur de l’entreprise —par exemple en contribuant à des
O
X5
c
rj oeuvres de charité.
Q
Par contre, on sent bien que l’idée d’un dirigeant paternaliste n’est pas
o
fN étrangère à la culture française. Les images de la révolution industrielle, de
@ Schneider ou Michelin évoquent bien la vision française d’un patron qui ne
xD
:1
nie pas sa dimension capitaliste mais a à cœur de montrer qu’il veille au
>-
Q.
O bien-être des familles de ses employés. Dans une version plus moderne, un
U
Gérard Mulliez créant et développant le groupe Auchan (ou un Jean-Noël
Bongrain dans son groupe fromager) marque clairement son souci de
l’humain et de la qualité des relations au sein de l’entreprise, face à des
concurrents plus froidement techniques dans leur approche. Bien d’autres
entreprises de moindre taille en portent des traits. Mais, dans l’ensemble, le
paternalisme a décliné en Europe du Sud tandis qu’il a perduré en Chine et
ailleurs en Asie confucéenne, où il constitue une pièce essentielle du lien
social. Bon nombre d’entreprises - et de gouvernements - en donnent des
manifestations éclatantes.
Hiérarchie et leadership paternaliste 105

Y A N f^ U K SÉVÉRITÉ

Aux notions de bienveillance et de vertu que nous venons de commenter


s’ajoute une troisième valeur, la sévérité, qui n’est pas d’origine confucéenne,
mais plutôt légiste, et s’ancre dans la hiérarchie familiale traditionnelle et la
tradition autocratique impériale.
Pour les légistes, le dirigeant doit être capable de punir et de se faire
craindre. On retrouve le postulat que les humains sont intrinsèquement
mauvais et n’obéissent que s’ils craignent la punition. Le détenteur du
pouvoir affirme une autorité et un contrôle absolus sur ses subordonnés et
exige d’eux une obéissance inconditionnelle.
Ce yan légitime des sanctions parfois très dures par rapport à la gravité
des fautes, et contribue à renforcer l’absence de droit à l’erreur induite par la
logique de face.
Il est très présent dans les entreprises chinoises : il transparaît dans des
règlements intérieurs très stricts et dans les sanctions financières appliquées,
et d’une manière générale dans les actes de chacun (sévérité du supérieur,
prudence du collaborateur). Par exemple, des pénalités déduites du salaire
sont couramment imposées aux ouvriers en cas de retard ou de non respect
des consignes d’hygiène ou de sécurité.
Ainsi, un grand patron explique que diriger une entreprise ou manager
une équipe nécessite de « recourir alternativement à la sévérité et à la
bienveillance »h Lorsque le leadership est surtout centré sur la sévérité
{yan)y il devient simplement tyrannique^.
Les chercheurs Farh et Cheng^, spécialistes du leadership paternaliste
cO
X5

Û chinois moderne, ont montré comment ces trois dimensions s’incarnaient


dans le contexte des entreprises chinoises d’aujourd’hui, et leurs effets sur le
fonctionnement collectif et la motivation des collaborateurs chinois.
x
:
Inspiré de leurs travaux, le tableau suivant met en lumière le cadre de
DI référence des managers chinois.
>-
O
CL
(J

1. Chairasmisak Korsak, op.cit.


2. Kong Siew-Huat « Paternalism Revisited : organizational leadership in mainland China »,
InternationalJournal o f Chinese Culture and Management, 2009.
3. Cheng B.S. & Farh J.L., «A cultural Analysis of paternalistic leadership in Chinese
Organizations » in Li, Tsui A, and Weldon E. Management and Organizations in the Chinese
Context, Macmillan London, 2000.
06 U\ PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

Tableau 1 - Les trois pôles du leadership paternaliste moderne


Leadership moral Leadership bienveillant Leadership autoritaire
de il ren in yan

N ’abuse pas de son Traite les employés Exige l’obéissance


autorité pour son profit comme les membres absolue.
personnel. de sa famille.

Ne mélange pas Aide le salarié en cas Prend la décision finale.


ses intérêts personnels de problème personnel.
et le business.

Sens du bien collectif Evite d ’embarrasser Rétention d ’information.


l’employé en public
(protège la face).

Com pétent. Aide au développement Contrôle étroit.


de carrière.

Dirige par l’exemple. Pratique le feedback, Grande distance


le mentoring, le coaching. hiérarchique.

Juste. G arantit la sécurité Se présente comme


de l’emploi. infaillible.

Responsable. D onne des chances de Exigeant


corriger ses erreurs. sur la performance.

H onnête, tient ses « H um ain »... Pas de droit à l’erreur.


promesses, courtois, Discipline stricte
discipline personnelle.
T3
O
c
Q3
>£» C om portem ent attendu Com portem ent attendu Com portem ent attendu
tH
O
fN des subordonnés : des subordonnés : des subordonnés :
@ Respect, identification. Gratitude, loyauté. Dépendance &
obéissance.
5-
O
Q.
U
Le paternalisme d’inspiration confucéenne est donc « un leadership qui
combine forte autorité et discipline, bienveillance paternelle et intégrité
morale dans une atmosphère personnalisée »h Le style et les effets de cette
combinaison diffèrent bien sûr selon les dosages respectifs des trois
ingrédients de base, comme nous allons le voir.

1. Cheng B.S. & Farh J.L., « Authority and Benevolence: employees’ responses to paternalistic
Leadership in China », Z;?Tsui Anne S., Bian Yanjie, Cheng Leonard Kwok-Hon, op.cit.
Hiérarchie et leadership paternaliste 107

UN MODELE OPPRESSANT MAIS EFFICACE

Les résultats de plusieurs enquêtes suggèrent que le leadership paternaliste


autoritaire est efficace dans les entreprises familiales de petite taille,
d’activités mono-tâches et utilisant une technologie stable. On se trouve en
effet dans un contexte « traditionnel » où le cadre de référence des
subordonnés comme des managers est l’acceptation de la hiérarchie et de la
logique de guanxi. Nous explorerons les formes et les effets pratiques de ce
fonctionnement au chapitre 1 2 consacré aux entreprises privées patriarcales.
Signalons toutefois que dans l’environnement économique et politique
plus anciennement développé et occidentalisé de Taïwan, les choses
diffèrent un peu. L’île de Taïwan se présente comme le conservatoire des
traditions chinoises combattues par Mao et, en même temps, elle est
largement ouverte à l’influence américaine depuis les années 1950.
L’exercice du leadership autoritaire dans les entreprises taïwanaises est à la
fois courant et de plus en plus critiqué par les salariés de la jeune génération
éduquée. Il provoque ainsi des « réactions négatives de désengagement voire
de démission ». A l’inverse, le leadership bienveillant est source de gratitude,
de loyauté, et de satisfaction au travail et s’accompagne d’une performance
supérieure, ce qui tendrait à démontrer « à la fois le déclin des valeurs
traditionnelles d’autorité dans la société taïwanaise et la centralité toujours
actuelle de la norme de réciprocité bao qui sous-tend la logique de
guanxi. Du même coup, ces conclusions montrent l’effet très relatif et
progressif que prend l’ouverture à l’Occident sur les modes de management
dans un contexte chinois.
O
T3
c Dans ces enquêtes, c’est le modèle utopique du « Leader Bienfaiteur
rj
Q altruiste » (faible autoritarisme, forte morale et forte bienveillance) qui
reçoit le plus de suffrages (48 %) alors qu’il est très loin de la réalité des
@ Ü entreprises chinoises et taïwanaises. Il est suivi de loin (26 %) par le « leader
paternaliste authentique » qui cumule les trois caractères (fort autoritarisme,
5- forte morale et forte bienveillance).
O
Q.
U
En effet, un leader très « autoritaire » peut être respecté et efficace pourvu
qu’il soit perçu comme très vertueux et exemplaire. Même un leader
« bienveillant » se doit d’appliquer strictement les mêmes règles pour tous
afin de garantir l’équité, et de ne pas tomber dans le travers du favoritisme
qui est une forme de bienveillance sélective et clientéliste.
Par contre, aucun des modèles de leader à « faible morale » ne suscite
l’adhésion des enquêtés taïwanais. La vertu morale est toujours perçue

1. Cheng B.S. et Farh J.L., op.cit.


08 U\ PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

comme un rempart contre l’arbitraire et le favoritisme, qui restent au tout


premier plan des préoccupations des salariés chinois, qu’ils soient de Taïwan
ou du continent.
Ces conclusions rejoignent notre expérience du recrutement en Chine
continentale. De nombreux candidats chinois déclaraient ne plus vouloir
travailler dans une entreprise chinoise privée comme publique, afin de
n’avoir plus à « gérer les sentiments » (c’est-à-dire la déférence due au patron
pour espérer obtenir de l’avancement). Ils revendiquaient d’être reconnus
pour leur compétence et récompensés pour leur performance, et non plus
pour leur capacité à nouer de bonnes relations avec les dirigeants.

L'AFFECTIF DANS LE MANAGEMENT

Comme on l’a vu dans le chapitre 3, le « sentiment » ne désigne pas


l’attachement « affectif » au sens que le terme pourrait évoquer à une oreille
occidentale. Il renvoie à un soin que l’on prend, à un souci que l’on garde :
celui d’entretenir la relation réciproque et dissymétrique établie de personne
à personne, notamment dans sa dimension de déférence (vers le haut) et de
protection (vers le bas). En politique comme en entreprise, ce « sentiment »
prime sur la règle et c’est par ce souci relationnel que l’on évite ou résout les
conflits. Beaucoup de comportements professionnels ne se comprennent
qu’à travers ce trait culturel. Les Chinois expliquent volontiers comment
dans les entreprises en Chine « les problèmes se règlent par les sentiments » :
тз
O
c « Plutôt que de suivre des procédures formelles, les leaders chinois
Qrj
construiront des canaux informels par des moyens informels tels que
O manger et boire avec leurs subordonnés directs. Lors de ces rencontres
(N
@ informelles, la plupart des sujets sont traités. Les employés se sentent en
connection avec le leader et sont motivés à travailler efficacement pour lui.

O
Q. Cette forme d’engagement personnel est plus motivante pour les
U
employés chinois que l’approche occidentale formelle qui consiste à suivre
les procédures et process prévus par l’entreprise »E
Li Jianbo, Vice President of Human Resources, Cisco Systems

Ainsi, même chez Cisco, géant américain implanté en Chine, la


subjectivité et l’allégeance personnelle jouent un rôle important dans les

1, Gallo Franck, op.cii.


Hiérarchie et leadership paternaliste 109

relations managériales. En effet, « le confucianisme fait de l’affectif un


instrument de l’efficacité managériale »h
Pourquoi cette méthode informelle est-elle plus efficace qu’un
entretien formel dans les bureaux ? Parce qu’elle permet de réduire la
distance hiérarchique et quelle crée ainsi un climat de confiance plus
propice au feedback. Parce quelle donne de la face au collaborateur et
crée une dette morale vis-à-vis du manager qui l’a traité de manière
bienveillante, dette morale qui est essentielle du point de vue managérial,
car c’est pour le manager que travaille le collaborateur chinois et non pas
pour l’entreprise.

LA LOGIQUE MANAGERIALE « FACE CONTRE FAVEUR »

Pour aller plus loin dans la compréhension du management traditionnel


chinois, il faut approfondir cette relation forte, peu habituelle à nos yeux
occidentaux, qui lie le collaborateur à son manager, et qui est le pivot du
cadre paternaliste décrit plus haut avec ses différentes nuances et variantes.
Le manager chinois a tendance à « diviser pour mieux régner », c’est-à-
dire à construire des relations personnelles « en étoile » et systématiquement
différenciées avec chaque n - 1 . Dans l’entreprise chinoise, il est donc
essentiel d’avoir de bonnes relations avec le patron pour progresser. Le
salarié donne de la face (du prestige) à son patron en lui témoignant
obéissance et déférence. En échange de ce « travail de face », il espère un
retour sous forme de faveurs, dont la valeur est arbitrairement décidée par le
T3
O
c patron en dehors de tous critères objectifs de mesure de la performance. Ces
rj
Q faveurs peuvent prendre la forme d’enveloppes d’argent {hongbao Ü 'Ë ) en
liquide dont seul le patron connaît le montant, ou de promotions, de
cadeaux en nature, etc. C ’est ce que le sociologue taïwanais Hwang a
sz
O) nommé la logique « Lace and Eavor »^ et que nous illustrons par le schéma
>-
Q.
suivant.
O
U

-O
c 1 . Fauré Sophie, op. cit.

Û3
c
2. Hwang Kwang-Kuo, « Face and Favor : the Chinese Power Game », American Journal o f
© Sociology,92 (4), 1987.
0 I7\ PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

Revendication
d’équité

Mise à l’écart

Scénario 1 : salarié ayant un guanxi Scénario 2 : salarié en dehors du guanxi


Figure 8 - La logique « Face contre Faveur »

Dans le scénario 1, le patron représenté par la « grande face » reçoit de la


face du salarié « de confiance » qui est dans une relation d’allégeance et de
réciprocité. En échange, le patron lui rend des faveurs (et non pas des
récompenses comme dans un système méritocratique).
Dans le scénario 2 , ce modèle ne fonctionne pas avec le salarié « extérieur »
(au guanxi) qui, n’ayant pas le privilège d’avoir une relation personnalisée
avec le patron, ne bénéficie ni de faveurs ni même de considération. Du
coup, il est défavorisé et insatisfait. S’il revendique la récompense de son
mérite et un traitement égal pour tous, il se verra alors mis à l’écart, comme
l’illustre ce propos courant :
O
X5
c
Û■3 « Dans les entreprises chinoises, si tu n’as pas une bonne relation avec le
O patron, tu n’as aucune chance de monter. Si tu n’es pas d’accord avec sa
(N
@ stratégie ou sa décision, soit tu te tais, soit tu n’as qu’à f en aller. »

5-
Q.
O La logique « Face contre Faveur » implique, de la part du collaborateur, un
U
renoncement à l’expression de son individualité au profit de « l’harmonie »
- exactement comme dans le cadre familial. L’écart (ou « dissonance
émotionnelle ») entre ce qu’il pense vraiment et ce qu’il exprime dans ses
paroles et ses comportements était considéré comme allant de soi dans la
société traditionnelle chinoise et a fortiori dans le maoïsme totalitaire. Cet
écart est de moins en moins bien toléré par la nouvelle génération, comme le
prouvent nos enquêtes auprès d’anciens salariés chinois d’entreprises locales.
C’est précisément pour échapper au management « Face contre Faveur »
que beaucoup d’entre eux, ayant expérimenté le management occidental et
Hiérarchie et leadership paternaliste

soucieux de développement personnel et professionnel, ne sont plus prêts à


supporter l’autoritarisme et le clientélisme des patrons chinois. Souvent ils
préfèrent travailler dans une entreprise occidentale ou encore dans une
multinationale chinoise très « processée », où leur mérite sera récompensé et
où ils n’auront pas à « gérer les relations », c’est-à-dire faire un « travail de
face » avec le patron.

UN LEADERSHIP AUTORITAIRE

Dans la pratique, cette relation fortement dissymétrique est


profondément ancrée dans les réflexes et les représentations des salariés
chinois, et se manifeste dans la plupart des situations professionnelles. Elle
inspire des comportements marquant une dimension hiérarchique très
appuyée, loin des pratiques occidentales modernes, qui derrière les
différences hiérarchiques de rôles et de statuts, traduisent l’égalité de
principe des personnes.
Ces comportements des Chinois présentent plusieurs traits saillants,
dont on verra en Partie III comment ils obligent à modifier et adapter les
pratiques de management courants en Occident.
Tout d’abord, le leader dispose du pouvoir, qui lui a été confié par sa
hiérarchie, de prendre un certain nombre de décisions. Il n’a pas l’intention
de renoncer à ces prérogatives, et il incombera à ses subordonnés d’assurer
leur mise en œuvre. Ouvrir une discussion durant le processus de prise de
décision apparaîtrait tout-à-fait étrange et anormal, et serait interprété
O
X5
c comme un signe d’incompétence du chef
:d
Û Quant aux subordonnés, ils ont à cœur d’honorer leur patron et de lui
plaire en lui offrant des compliments, des cadeaux et un alignement sur ses
@ opinions et ses comportements, toutes choses qui à leurs yeux concourent à
lui donner de la face. Le principe confucéen de respect du chef rejoint ici
5- l’exigence d’harmonie évoquée au chapitre précédent, pour interdire toute
Q.
O
U confrontation avec un supérieur en public.
En retour, et conformément au goût chinois pour l’évitement des conflits
et des fausse-notes, les supérieurs s’abstiennent souvent de dénoncer
ouvertement les erreurs de leurs subordonnés' — du moins dans les
entreprises et aux niveaux où les salariés jouissent d’un minimum de
considération.

1. Lin Canchu, «Western Research on Chinese Leadership: An Analytic Review », Bowling


Green State University, 2004.
2 LA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

Les managers s’en tiennent généralement à des allusions et des propos


vagues pour exprimer leurs critiques, afin de préserver la face de ces
collaborateurs. Ce même souci de protéger la face inspire beaucoup d’autres
comportements managériaux. En particulier, la préférence des managers
chinois pour les récompenses ponctuelles au lieu de sanctions ponctuelles,
lorsqu’il s’agit de stimuler la performance opérationnelle. C’est bien sûr un
point à prendre en compte pour les cadres occidentaux.
Pour l’heure le modèle paternaliste - dans ses divers dosages - reste
omniprésent, et nous verrons comment ce modèle typiquement chinois se
décline dans les contextes très différents que présentent deux des trois
grands types d’entreprises chinoises qui coexistent actuellement dans le
paysage chinois. Même si ce n’est pas toujours - loin de là - la version la
plus aimable et courtoise de ce modèle qu’on rencontre sur le terrain,
surtout au niveau des ouvriers et employés de la base...
Mais auparavant il nous faut terminer cette revue de l’éducation et des
conceptions qui façonnent les relations et les modes de travail des Chinois,
en mentionnant les profonds clivages qui divisent leur population de
travailleurs, et dont les effets impactent la gestion des ressources humaines
et le management dans les entreprises — qu’elles soient chinoises ou
internationales.

O
X5
c
:d
a
o
CM
@
5-
Q.
O
U
C h a p itre 1 0

ATTENTES ET MOTIVATIONS DES SALARIES CHINOIS

es exposés qui précèdent montrent l’ampleur des différences qui


L distinguent les manières largement partagées par les salariés chinois de
concevoir et mettre en œuvre l’éducation des jeunes, le travail, les relations
hiérarchiques, par rapport à celles qui prévalent dans les pays occidentaux.
Cependant, il est clair que la Chine est vaste et variée. Elle présente
en particulier dans son développement actuel, rapide et inévitablement
inégal, des clivages importants, qui portent notamment sur les
différences de vécu et de mentalité entre les générations successives qui
cohabitent au travail, et entre les salariés qualifiés et les ouvriers et
employés de la base.
Leurs logiques et perspectives de vie sont différentes, leurs contraintes et
attentes aussi, avec des effets sensibles sur les attitudes et les comportements
dans les entreprises, même si les différents groupes sociaux s’inscrivent tous
dans les caractéristiques générales chinoises déjà présentées.
Ces différences sont évidemment à prendre en compte dans le
management et surtout dans la gestion des ressources humaines.
O
T3
crj
Q
L'IMPORTANCE DU STATUT SOCIAL DES SALARIES
(y) ^

En Chine, le statut des collaborateurs non-qualifiés et manuels est sans


comparaison avec celui des salariés ayant fait des études supérieures. Il
Q.
O
U existe un écart de statut, de niveau de vie, et culturel beaucoup plus
important que dans les pays occidentaux aujourd’hui. C’est encore plus
vrai pour les ouvriers émigrés des provinces de l’intérieur (les « ouvriers-
paysans » appelés mingong ^ JC) qui sont souvent dans l’illégalité (n’ayant
pas de permis de résidence dans une grande ville) et, à ce titre, privés de
droits sociaux.
14 U\ PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

Des « cols bleus » peu satisfaits


Une enquête réalisée en 2013 par l’institut Gallup^ fait apparaître que les
ouvriers et employés non-qualifiés chinois sont les moins « impliqués » au
monde : 67 % des travailleurs chinois « ne se sentent pas engagés », tandis
que 26 % affirment même détester leur travail. 6 % seulement se disent
engagés dans leur travail (contre 29 % aux USA).
La plupart des salariés chinois considèrent que leurs efforts sont
insuffisamment reconnus et récompensés. L’institut Gallup qui compare
ces résultats avec des enquêtes similaires réalisées 10 et 20 ans plus tôt
observe qu’ils sont de plus en plus individualistes, qu’ils cherchent à réaliser
leurs ambitions personnelles mais trouvent que leur entreprise leur donne
peu d’opportunités d’apprendre et de se développer. Le sentiment dominant
correspond au constat frustrant : « je ne suis important ni pour mon
manager ni pour mon entreprise ».
Les salariés peu ou non qualifiés, qui constituent l’immense majorité
des effectifs dans les industries de main-d’œuvre et de services,
perçoivent leur environnement de travail comme hostile et imprévisible :
chômage élevé, absence d’indemnités de chômage et d’assurance
maladie, absence de contrat de travail, licenciement facile... Des
facteurs auxquels s’ajoute le risque pour les moins avisés de voir abuser
de leur naïveté ou de leur précarité. Dans ces conditions, l’attitude
générale peut se résumer ainsi :
• acceptation de la hiérarchie « naturelle » ;
• idée qu’en travaillant dur, un travailleur intelligent peut grimper les
O
X5
c échelons ;
Û
• individualisme foncier : chacun ne pense qu’à son propre intérêt, avec
pour préoccupation essentielle l’argent ;
sz
O) • stratégie de lutte pour la survie, renforcée par la tendance à changer très
>-
Q.
souvent d’emploi.
O
U Avant la nouvelle loi du travail de janvier 2007, il n’y avait pas en Chine
de notion de « droits des travailleurs ». Celle-ci reste embryonnaire, malgré
l’obligation récente de signer des contrats de travail et d’indemniser les
licenciements au prorata de l’ancienneté.
L’alliance ouvrière contre le patronat qui a présidé en Occident à la
création de syndicats indépendants n’existe pas en Chine. Le syndicat

1 . Gallup, State of the Global Workplace 2013, http://www.gallup.com/strategicconsulting/


164735/state-global-workplace.aspx
Attentes et motivations des salariés chinois

unique, dont la présence est devenue obligatoire dans toutes les entreprises
privées y compris étrangères, est systématiquement favorable à la
direction. Il est par contre soucieux de préserver l’emploi local, et il
dispose d’un droit de contrôle en cas de licenciements massifs. Il sert donc
principalement à éviter les conflits et joue pour le reste le rôle d’un comité
d’entreprise.
Le rapport de force n’est pas en faveur de ces « cols bleus » (sauf dans le
Guangdong et dans les provinces orientales autour de Shanghai, qui
manquent de main-d’œuvre non-qualifiée). Ils ont beaucoup de motifs
d’insatisfaction mais peu de poids, de sorte que l’argent reste la source
première de leurs préoccupations et donc de leurs motivations.
La migration de l’activité industrielle moderne depuis les zones initiales
de l’Est (Shenzen, Guangdong, Shanghai, Suzhou, etc.) vers de grandes
villes de l’intérieur et de l’Ouest, les sous-traitances confiées à des pays
pauvres de l’Asie (Vietnam), contribuent à maintenir ce rapport de force
défavorable, même si les salaires restent orientés à la hausse.

Des « cols blancs » très exigeants


La situation des « cols blancs » qualifiés et expérimentés est quasiment
inverse. Rares donc courtisés, ils dictent les règles du jeu. Contrairement à
ce que peut laisser penser une observation superficielle, leurs motivations
sont complexes, ce qui rend difficile la fidélisation.
En contraste avec la tendance observée dans les autres pays, le niveau
X5
O d’implication des salariés chinois n’augmente pas beaucoup avec le
c
:d
Û niveau de responsabilité : avec 8 %, les cadres sont à peine plus impliqués
que la moyenne salariée ; et les cadres intermédiaires le sont moins que
O
ГМ les contremaîtres, plus proches de leur équipe et des réalisations
@ concrètes.
5-
Q.
O
U Un effet de la taille de l'entreprise
La taille de l’entreprise a aussi un impact sur l’engagement qui mérite
d’être mentionné : c’est dans les grands groupes (plus de 10 000 employés)
que le taux d’implication mesuré est le plus élevé, avec 24 % contre 15 %
dans les entreprises plus petites. On est tenté de relier ce constat à la
description que nous allons donner (au chapitre 1 2 ) de l’organisation et du
management couramment pratiqués dans les PME chinoises...
Au total, malgré une augmentation depuis 10 ans, la faible implication
û3
© au travail reste un problème majeur en Chine, avec les chiffres éloquents
6 U\ PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

déjà donnés : 6 % des salariés chinois sont « engagés » et 26 % « activement


désengagés », contre respectivement 29 % et 20 %' aux USA).

DES PHENOMENES GENERATIONNELS FORTS

Mais ces études révèlent aussi un aspect très important pour le


fonctionnement des entreprises en Chine : le rôle décisif de l’âge. Ainsi,
de 48 à 60 ans, la proportion de ceux engagés et impliqués atteint 60 %.
Elle s’effondre à 42 % pour les 35 à 47 ans, et descend encore, à 35 %,
entre 20 et 34 ans.
De fait, ces tranches d’âge présentent dans la Chine actuelle des
phénomènes générationnels très forts : il faut distinguer jiulinghou
)□ (nés après 1990) (génération des 25 ans), des balinghou (nés
après 1980), et bien sûr de leurs ainés ayant vécu la période maoïste.
La disparité des mentalités entre les générations de salariés chinois est
l’un des facteurs caractéristiques de la gestion des ressources humaines en
Chine. Fonction prise en considération seulement depuis peu dans les
entreprises chinoises, la GRH est évidemment stimulée dans son
développement par la pénurie de personnel qualifié qui entraine la
transformation progressive du travailleur-objet (punissable, corvéable et
exploitable à merci) en individu ayant de la valeur et qu’il faut retenir en
tenant compte de ses besoins et de ses attentes.
Les balinghou trentenaires se distinguent de leurs parents notamment du
T3
fait du climat d’ouverture dans lequel ils ont été élevés et des effets de la
O
c politique dé-nataliste engagée en 1979. Enfants uniques, ils ont concentré
Qrj
toutes les ressources familiales et reçu une meilleure éducation que la
O
fN génération précédente. Mais devenus seuls soutiens de famille, ils subissent
@ en retour une très forte pression familiale et sociale à la réussite car la piété
DI filiale confucéenne fait toujours office de système de retraite en Chine.
's_
Q.
O N ’ayant pas connu les privations et la terreur du maoïsme des années
U
1960 et 1970 (Révolution Culturelle), ils sont contemporains de l’ouverture
de la Chine au monde. Avant tout, ils se considèrent comme « ouverts »
kaifang maître-mot qui dans leur bouche ne signifie pas
« occidentalisés », mais « internationaux », au sens de prêts pour la
mondialisation - tout en restant très chinois. Dans la tradition chinoise
d’hybridation des apports extérieurs, ils reprennent en effet à leur compte
certains comportements et modes occidentaux, japonais, coréens, non pas

1 . « Chinese Employees Don’t Feel They Have a Voice at Work », Gallup, 2009.
Attentes et motivations des salariés chinois 1 17

pour s’acculturer, mais, non sans paradoxe, dans l’idée de réaffirmer par
leur vitalité une forte identité chinoise.
C’est dans cette perspective qu’en réaction aux injustices du système
chinois, les balinghou revendiquent la reconnaissance du mérite individuel,
l’équité, et des règles identiques pour tous.
Effet secondaire de la Révolution Culturelle qui pendant 10 ans a privé
les Chinois du système méritocratique de réussite par les études, la pénurie
de professionnels qualifiés et de dirigeants très expérimentés (seniors)
marque la GRH en Chine. On considère qu’à poste égal, les Chinois ont en
moyenne aujourd’hui 10 ans de moins que leurs homologues occidentaux.
D ’ailleurs, dans la Chine d’aujourd’hui, on est considéré comme senior
avec cinq ans d’expérience !
Les jiulinghou, encore dans leur vingtaine, vont plus loin dans
l’individualisme malgré la « contrainte confucéenne » qui pèse également
sur eux. Bien que la génération Y soit « une « génération moi » baignant
dans la high-tech, les jeux vidéo et les cafés latte du Starbucks, ils ne laissent
pas de côté les valeurs chinoises [...] ; ils ne sont pas occidentalisés »’.
Ils placent au contraire la réussite sociale et la famille au sommet de leurs
priorités :

« Ils se sentent responsables de leurs parents et grands-parents. »


« 82 % des jeunes interviewés déclarent les soutenir financièrement. »

X5
O Ces puissants réflexes de soutien des ascendants familiaux ne signifient
c
Û d’ailleurs pas que la communication intergénérationnelle soit très intense
pour autant : les sujets intimes et les détails de l’histoire familiale par
exemple sont souvent tabous à la maison.
Autre aspect caractéristique :
a .
O
(J « Quand ils sont confrontés à un nouvel environnement, ils cherchent
tout d’abord à se faire de nouveaux amis. »

Évidemment, c’est un pur symptôme de la logique traditionnelle de


guanxi évoquée dans la Partie I qui continue d’avoir cours en Chine. Faute
d’un système fiable et de droits individuels, il est toujours aussi crucial de

1. Lynton et Torgersen, professeurs à la China Europe International Business School de


Shanghai (CEIBS), Business Week, 25 janvier 2010.
8 LA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

tisser un réseau d’entraide réciproque, dans l’environnement professionnel


comme dans d’autres domaines de la vie sociale. Le « désir d’harmonie » des
jiulinghou témoigne également de la persistance d’une aversion à l’égard du
conflit et du débat chez cette jeune génération.
Il semblerait donc que celle-ci ne soit pas aussi différente des précédentes
qu’on aurait pu l’imaginer compte tenu des conditions très nouvelles dans
lesquelles elle a été élevée :

« Ils ressemblent beaucoup à leurs grands-parents dans leurs motivations,


se modernisant sans s’occidentaliser. »'

Il est possible cependant que cette génération Y se révèle comme la


première en Chine (depuis les gardes rouges ?) à remettre la hiérarchie en
question. Quelques signes précurseurs : leur loyauté est plus difficile à
obtenir, l’obéissance inconditionnelle est en déclin... Simple effet d’âge, ou
changement plus profond ?

LES MODELES DE REUSSITE DES JEUNES CHINOIS

Comme nous l’avons expliqué en Partie I, l’identité chinoise est sociale


(logique de « face »), c’est-à-dire que la valeur de l’individu dépend du
regard des autres et du statut social dont il peut bénéficier. L’argent gagné, le
diplôme et la carte de visite sont des critères de mesure de la « face ». A cet
égard, soulignons qu’être manager voire dirigeant signifie beaucoup plus
O
T3
c qu’une fonction : c’est une identité. D ’où l’impatience des Chinois à
r3
Q accéder à ces postes, et la forte demande de formation continue (notamment
pour des diplômes de MBA).
Dans l’idéologie de la jeune génération, la fidélité à une entreprise est
assimilée à l’immobilisme de la danwei (l’entreprise d’Etat de leurs parents).
Q.
O En fait, le salariat ne fait pas partie des modèles de réussite chinois. Les
U
« héros » des Chinois peuvent être classés en deux catégories.

Le milliardaire parti de rien


Misérable dans les années 80, c’est celui qui a bâti un empire dans
l’immobilier ou l’industrie. Une étude montre que 80 % des jeunes
diplômés du MBA de l’université Qinghua veulent créer leur propre

1 . Ibidem.
Attentes et motivations des salariés chinois

entreprise. Dans ce contexte, et compte tenu des graves lacunes du système


universitaire chinois, les multinationales servent à se former au « business
international » avant de créer sa propre affaire.
Il existe en Chine une éthique du travail très ancienne, une idéologie du
« travailler dur » qui est toujours d’actualité. Mais ce fort dévouement au travail
n’englobe pas l’entreprise (à moins quelle soit notre propriété). Il n’existe pas de
sentiment d’appartenance, et encore moins d’engagement envers l’entreprise :
celle-ci n’est qu’un pourvoyeur de services. On pourrait résumer l’idée par cette
phrase : « I work for myself, my company takes care of me. »
Comme le remarque le patron américain d’une PME en Chine :

« Les étrangers disent qu’ils travaillent pour leur entreprise. Les Chinois
sont différents. Depuis l’Antiquité, on demande aux enfants chinois d’être
Chu Ren Tou Di lB c’est-à-dire “Une tête plus haut que les autres”.
La plupart des Chinois ne sont pas satisfaits de travailler pour une entreprise,
même s’il s’agit d’une multinationale. Ils veulent travailler pour eux-mêmes,
et créer leur propre entreprise, ce sont des entrepreneurs ! »

Cela dit, on observe une nouvelle tendance : à partir de 40 ans, de


nombreux salariés éprouvent un besoin de stabilité et s’inquiètent de leur
couverture sociale et de leur retraite. En outre, les nouvelles générations
revendiquent de plus en plus un équilibre entre leur vie privée et leur vie
professionnelle, plus facile à établir en tant que salarié.

X5
O
c
■3 La « sauterelle mercenaire »
Û
O C’est le tiaocao : « saute-mangeoire », qui change d’entreprise tous
(N
@ les 2 ans (et même tous 18 mois en moyenne pour un manager à Shanghai),
pour maximiser sa rémunération à court terme. Du fait de la pénurie de
CT
's_ personnel qualifié, les appels du pied des chasseurs de tête sont nombreux.
D.
O
(J Changer de travail permet d’augmenter son salaire.
Ce modèle de réussite aux CV interminables contribue à donner une image
de mercenaires à l’ensemble des salariés chinois qui, aux yeux de nombreux
patrons occidentaux, « sont prêts à lâcher leur job pour 20 euros de plus ».
C ’est donc selon ces diverses logiques et attentes que les salariés s’insèrent
dans le monde du travail chinois, qui reste dominé par trois grands modèles
d’organisation et de fonctionnement :
• l’entreprise d’Etat, héritage des périodes antérieures, mais engagée à
û3
© différents stades dans de profondes restructurations et évolutions ;
20 U\ PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

• l’entreprise privée patriarcale, réapparue depuis les années 1980 selon un


modèle très enraciné dans la culture chinoise.
• la multinationale chinoise et ses systèmes de contrôle ultra-processés ;
Comme on le verra dans les trois chapitres qui suivent et qui détaillent les
modes de fonctionnement et de management de chacun de ces types
d’entreprises, les attentes de ces jeunes générations n’y sont en général que
très partiellement satisfaites. Les frustrations portent notamment sur :
• la nécessité de marquer sa déférence envers le chef et d’entrer dans une
relation Face/Faveur qui leur est pesante ;
• la difficulté de se voir reconnu à sa juste valeur et gratifié pour ses
réalisations ;
• le manque de soutien du supérieur hiérarchique au développement de
leurs compétences et de leur carrière.
L’observation et l’écoute des salariés chinois, quand ils sont suffisamment
en confiance pour s’exprimer, révèle à cet égard un trait étonnant, voire
préoccupant, de la réalité du management entre Chinois : les managers ne
répondent pas, vis-à-vis des gens qu’ils encadrent, à ce qu’ils souhaitent et
attendent eux-mêmes de leur propre hiérarchie.
Cela incite - en tous cas dans le cadre des entreprises internationales - à
réfléchir aux moyens de donner satisfaction à chacun en favorisant la vitalité
de la relation managériale, avec l’objectif de redresser les turn-over et le
faible degré d’implication au travail des salariés chinois constatés jusqu’ici.

O
fN
JC
ZT
>-
CL
O
U
________ C h a p i t r e 1 1 _________

L'ENTREPRISE D'ÉTAT RESTRUCTURÉE

l y a 30 ans, les salariés chinois appartenaient tous à une danwei ^ i\L ,


I une « unité » de travail, qu ils soient ouvriers ou agriculteurs, professeurs
ou comédiens. Une danwei est une entreprise d’Etat ou une entreprise
collective ayant à sa tête un comité du Parti Communiste chinois.

LA DANWEI^ UN MODÈLE « TOTAL »À LAGONIE

La vocation de la danwei n’était pas de réaliser du profit mais de garantir


aux travailleurs une sécurité matérielle à vie, appelée dans la langue chinoise
imagée le « bol de riz en fer » [tie fan wan La danwei était non
seulement le lieu de travail mais aussi le prestataire de tous les services
sociaux (sécurité sociale, retraite, logement, santé), culturels, éducatifs de
l’individu qui y était rattaché souvent pour toute sa vie. C’était une
microsocieté « totalitaire » fournissant les services nécessaires à la couverture
de tous les besoins, un « lieu de vie total »h « de la naissance à la vieillesse, et
de la maladie à la mort » {sheng lao hingsi
O
X3
c13 Détail significatif : jusqu’en 2003, l’accord de la danwei était ainsi
Û
nécessaire pour autoriser le mariage de ses membres.
En 1980, les entreprises d’État et collectives représentaient 99 % de la
(g)
JC
ZT main-d’œuvre urbaine, et encore 31 % en 2003. Elles comptent encore
l’ensemble des banques, des médias, des secteurs stratégiques et de
C
Ol l’énergie. Le gouvernement central en contrôle directement une centaine^
U
parmi les plus grandes, mais ne leur impose plus toutes les responsabilités
sociales qui leur incombaient autrefois, notamment pour la préservation
de l’emploi.
Avec la libéralisation de l’économie dans les années 1980, certaines danwei
particulièrement dynamiques, à commencer par China Mobile, Petro China

1. Eyraud Corinne, L’entreprise d ’État chinoise : de l’institution sociale totale vers l’entité économique ?,
û3 L’Harmattan, Paris, 1999.
© 2. O n en comptait 120 en 2014.
22 IA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

ou Avic, ont plutôt pris le rôle de « champions nationaux » dans des secteurs
stratégiques tels que les télécoms, l’énergie ou l’aéronautique.

Vecteurs de politique industrielle


L’Etat les protège et leur assure de nombreux avantages (terrains,
autorisations, prêts à taux zéro...). Cet ensemble d’entreprises d’Etat
constitue la colonne vertébrale de la politique d’internationalisation
chinoise zou chuqu ou politique de « sortie de Chine ». Les Hauts
Fonctionnaires-Chevaliers d’industrie qui les dirigent jouent un double
rôle d’entrepreneurs et de responsables du Parti Communiste Chinois, et se
considèrent comme des « garants de la stabilité politique » et des intérêts du
pays. La plupart des cadres et dirigeants de ces entreprises sont d’ailleurs
directement nommés par le PCC. Combinant leurs fonctions d’entreprises
avec celles de secrétaires du Parti, il leur arrive d’avoir des ambitions
politiques régionales : c’est le cas par exemple des patrons de Cornac, FAW
ou Chinalco.^
Le rôle assigné à ces « champions nationaux », leur double logique
d’entreprise et de politique industrielle n’a pas de quoi étonner des Français,
puisque c’était le régime des grandes entreprises publiques françaises (de
l’aéronautique, l’énergie, les transports et même l’automobile) jusqu’à leur
dé-nationalisation progressive dans les années 1990 et 2000. Avec d’ailleurs
les mêmes passages des fonctionnaires les plus brillants du service civil à la
direction des entreprises publiques, voire à la politique.
T3
O
c
rj
Q Hybrides
Comme naguère en France, ces grands groupes chinois sont à la fois « de
statut privé » au sens d’autonomes et concurrentiels et « publics » en termes
d’actionnariat (appartenant à l’État ou à l’Académie des Sciences), et de
a
O . contribution aux politiques publiques : en chinois, on les nomme
(J
simplement minying (publiques), plutôt que siying (privées),
terme réservé aux affaires fondées par des entrepreneurs.
Le goût chinois pour les hybridations se satisfait très bien de ces situations
qu’on pourrait dire bâtardes mais qui donnent des capacités manœuvrières
et des atouts certains au service d’une politique industrielle d’État. Et l’on

1. Une autre catégorie de dirigeants mérite d ’être m entionnée : celle des enfants de leaders
politiques, qu’on surnom m e les A c i ta izi (Petits Princes), qui disposent d ’une voie royale
pour entrer en beauté dans le m onde des affaires, sinon dans la politique.
L'entreprise d'État restructurée 123

n’imaginerait pas ici une action fondée, comme celle de l’Union européenne,
sur l’application rigoureuse de principes (libéraux) abstraits et volontaristes.
Cette intervention en souplesse, loin des anciens dirigismes, de l’Etat
chinois dans l’économie et même à l’international, par l’intermédiaire de
ces grandes çy.-danwei modernisées, a de fait beaucoup d’avantages pour le
pays en termes d’efficacité, de capacité à construire une industrie diversifiée
à la fois solide et compétitive à son stade actuel de développement. Ce
capitalisme d’Etat est réputé contribuer à atteindre l’objectif d’une
« prospérité modeste » xiaokang/\\^ évoquée par DengXiaopingen 1979,
et qui renvoie à l’antique « Classique des Rites ».
Mais ce même capitalisme d’État, avec ses limites poreuses, donne aussi
prise à des tentations de corruption stimulées par le développement et
l’enrichissement rapides de la Chine.
A côté de ces grands champions nationaux, beaucoup d’anciennes danwei
n’ont pas su suivre l’évolution des techniques et de l’économie chinoise.
Certaines ont été dissoutes, d’autres se maintiennent en s’adaptant, malgré
les faibles productivités inhérentes à leur modèle maoïste tel qu’il a été en
partie conservé.
Il est intéressant d’analyser leur mode de management qui, pour tous les
managers de plus de 45 ans, constitue la référence de leurs premières
expériences professionnelles. Mais aussi parce que ces danwei sont souvent
rachetées en tout ou partie par des groupes internationaux, désireux de
disposer rapidement d’implantations industrielles ou de réseaux de
distribution.
XJ
O Un exemple précis permet de prendre la mesure des habitudes et
c
rj
Q particularités de fonctionnement de ces danwei.

(y) 2
x:CT L'EXEMPLE DE GREATMILL ;
HISTOIRE DU RACHAT D'UNE USINE D'ÉTAT CHINOISE
D.
O
(J
Pour répondre à ce double objectif, nous exposons ici le cas d’une usine
d’État chinoise^ rachetée par une grande entreprise française. À l’occasion
de plusieurs formations « Manager en Chine » que nous avons animées
pour les cadres expatriés acteurs de cette opération, nous avons pu voir de
près les facteurs et les effets de ce choc culturel, observer de l’intérieur le
fonctionnement d’une danwei en restructuration, et prendre la mesure des
-O
O
c
3
Û
© 1. Le nom de l’entreprise a été changé.
24 IA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

surprises et difficultés rencontrées au cours de ce processus d’acquisition et


d’intégration. Précisons que le secteur d’activité, considéré comme
« stratégique » par la réglementation chinoise, avait obligé le groupe français
à accepter un statut juridique de joini venture. Bien que largement
majoritaire, la partie française n’avait pas les coudées franches et devait
s’accommoder d’un fort contrôle politique sur le management de la
nouvelle entité née du rachat partiel de l’usine chinoise, que nous
appellerons GreatMill.

Linadéquation de la stratégie du « rouleau com presseur »


Le groupe français acquéreur, connu pour son souci de la maîtrise et de la
réduction de l’incertitude avait décidé le rachat du site industriel chinois
pour des motifs stratégiques et financiers. Les premiers contacts sur le
terrain avaient porté avant tout sur les aspects techniques de la reprise, et
ont laissé penser aux Français, satisfaits de constater qu’ils avaient affaire à
de bons ingénieurs chinois, ils pourraient partager avec eux leurs valeurs et
leurs idées sur la restructuration. Ils ont vite déchanté...
Contrairement à certains groupes qui préfèrent une stratégie progressive
d’intégration d’une acquisition étrangère (comme par exemple Seb), les
dirigeants du siège international français avaient pensé qu’aller très vite
permettrait de surmonter les obstacles plus facilement. Le mot d’ordre était
de « passer en force pour obtenir une intégration rapide en 2 ans ».
Il s’agissait sur le papier de « faire basculer par étapes GreatMill vers des
X5
O
c
pratiques internationales standards de management RH ». Le DRH français
:d
Û du groupe était très clair :
O
(N
@ « Nous, on pense global. On ne va pas changer des process qui sont
validés au niveau corporate et appliqués à toutes nos filiales partout dans le
>-
Q.
monde. Si ça marche au Brésil, ça doit marcher en Chine ».
O
U

Sur le terrain, ce processus mené au pas de charge a suscité très vite des
résistances. Il mettait sous forte pression tous les protagonistes : employés
et cadres chinois de la danwei, managers « biculturels » nouvellement
recrutés et expatriés français et américains chargés de l’intégration. Ces
derniers n’avaient quasiment aucune prise sur le fonctionnement réel de
l’entreprise, du fait de leur méconnaissance de la langue chinoise et de
leur impréparation quant à la réalité d’une danwei. Ils s’en plaignaient
amèrement :
L'entreprise d'État restructurée 125

« On ne peut communiquer avec personne chez GreatMill, à part les


adjoints anglophones que nous avons recrutés mais qui sont en complet
déphasage avec la culture d’une danwei ».

UNE BUREAUCRATIE... SANS REGLES ECRITES

Le cadre même du site était déjà impressionnant : il offrait le tableau


saisissant d’une danwei typique. Loin de se limiter à une simple usine avec
ses bureaux, la danwei possédait tout un quartier de la ville ! Les quelque
3 000 employés étaient logés dans une forêt d’immeubles de 6 étages situés
dans l’enceinte même de l’usine. Elle comptait aussi des écoles primaires,
secondaires, une université et un hôpital. Mais ce n’était là que la partie
visible de l’iceberg.
C’est aл'^ant tout sur les aspects de ressources humaines et de management
que sont apparues les surprises : la nouvelle direction a découvert avec
stupéfaction que le système de rémunération chez GreatMill était
totalement informel. Il n’existait en effet aucune formulation écrite d’une
quelconque grille des salaires. D ’ailleurs, personne ne savait exactement
combien l’usine comptait de salariés, quel était leur niveau de compétence
ni leur responsabilité exacte :

« On ne sait pas comment ils s’appellent ni ce qu’ils font vraiment,


encore moins combien ils gagnent. »
тз Le responsable RH français
Oc
rj
Q
Opacité et arbitraire régnaient en maîtres : nulle trace tangible de la
rémunération réelle car la paie était « décentralisée » au niveau des
(G) '■§
départements. Chaque mois, le directeur de chaque département distribuait
DI
's_ des « enveloppes » d’argent liquide dont lui seul connaissait le montant
D.
O (d’oîi l’absolue nécessité d’avoir de bonnes relations avec lui !). Ensuite, les
(J
chefs d’ateliers opéraient une « distribution secondaire » dans leurs équipes.
Avec un tel mode de rémunération arbitraire et opaque, on imagine bien
qu’il n’existait aucun système d’évaluation objectif de la performance. La
gestion des salaires relevait ainsi typiquement de la logique de guanxi.
Autre paradoxe pour une entreprise d’Etat : les lois du travail n’étaient pas
toujours respectées. Ainsi, les ouvriers n’étaient pas sûrs que l’entreprise cotisait
vraiment aux organismes de protection sociale, et se plaignaient à mots couverts
d’heures supplémentaires non payées. Nous avons d’ailleurs assisté à une
manifestation de retraités revendiquant le paiement de leur pension.
26 U\ PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

Logiques familiales
La nouvelle direction française a également découvert le phénomène de
l’hérédité des emplois. Plus de 70 % des employés âgés de 30-40 ans
faisaient partie de la seconde voire de la troisième génération de GreatMilL
Les familles s’y étaient donc développées. La plus nombreuse, celle du
directeur général adjoint, comptait plus de cent personnes...
L’accès des enfants à l’école était fonction de la hiérarchie des postes
occupés par leurs parents qui, lorsqu’ils travaillaient tous les deux dans
l’entreprise, bénéficiaient d’une prise en charge quasi totale des frais de
scolarité. Les retraités venaient traîner dans les bureaux pour passer le temps
et n’hésitaient pas à donner un coup de main dans l’atelier si nécessaire.

Le Parti communiste chinois, soutien du m anagem ent


En Chine, le « représentant syndical » est en fait le représentant du Parti
Communiste chinois à l’intérieur de l’entreprise : lié au gouvernement
local, il a pour rôle essentiel le maintien de « l’ordre social ». L’omniprésence
du syndicat dans ce type d’entreprise est pesante mais les dirigeants
apprécient souvent son rôle de courroie de transmission et d’information. Il
n’a aucune velléité revendicative ou contestataire et s’efface en cas de conflit
déclaré.
Chez GreatMill, le syndicat unique continuait de prendre en charge, outre
la formation, diverses fonctions importantes comme la communication entre
les salariés et la direction, les conditions du travail, les œuvres sociales et le
X5
O
c recrutement.
Û
O
fN Canaux de pouvoir informels et contournem ent des règles
@
DI
L’organisation du pouvoir réel n’était pas écrite mais elle était comprise
's_
D.
par tous les managers : les chefs d’ateliers étaient très puissants grâce à la
O
(J « distribution secondaire » en cash. Par ailleurs, le poids respectif des grandes
fonctions de l’entreprise était bien différent de celle d’une entreprise
occidentale :

« Le département finances est intentionnellement beaucoup plus faible


que dans une entreprise occidentale. Il y a deux centres de pouvoirs chez
GreatMill : le département Sales & Marketing et le département Achats. »
Le directeur administratif
et financier américain
L'entreprise d'État restructurée 127

« GreatMill a un gros client, une entreprise d’État également, qui n’a pas
payé ses factures depuis très longtemps. Et pourtant, nos commerciaux
continuent de prendre des commandes auprès de ce mauvais payeur parce
que s’ils réclamaient le paiement des dettes, cela briserait la relation.
D’ailleurs, leur rémunération n’est pas liée au recouvrement des créances
comme cela se fait en Occident. »
Le DAF américain

Un des acheteurs de la danwei se trouvait être aussi le PDG d’une


entreprise sous-traitante. Les nouveaux dirigeants occidentaux n’ont pas
tardé à débusquer des pratiques de « travail en perruque » qui entraînaient
une hémorragie des matières premières et pièces détachées :

« On a découvert qu’une partie des ateliers a été détournée par certains


des meilleurs ingénieurs de l’entreprise d’État. Ils prennent des commandes
auprès de nos clients, détournent les machines et vendent la production
pour leur profit personnel. En fait, ils fonctionnent comme une entreprise
privée. Mais comme ils sont bons, on se demande comment les réintégrer
dans le fonctionnement collectif de l’entreprise car on ne veut pas les
perdre. »
Le responsable RH français

UNE ENTREPRISE SANS MANAGEMENT


X5
O
crj Dans les fonctions transversales, l’exercice des responsabilités restait
Q concentré au sommet. Aux niveaux inférieurs, l’évitement demeurait la
O règle. Même sur des points mineurs, la prise d’initiative demeurait rare :
(N
@
« Quand le DRH est absent, les employés du département RH préfèrent
>-
Q.
faire attendre une nouvelle recrue toute la journée dans le couloir plutôt que
O
U de prendre l’initiative de la présenter à son nouveau département pour quelle
prenne son poste plus rapidement et soit vite opérationnelle. »
Le responsable RH français

La « petite ambiance » passait avant la productivité que l’encadrement ne


songeait d’ailleurs guère à stimuler:

« Dans mon département, la journée de travail commence par la lecture


du journal, puis les gens classent des dossiers, vont porter des papiers à
28 LA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

signer dans différents départements. À midi, ils jouent aux cartes puis
rentrent chez eux pour faire la sieste. Souvent des retraités passent et restent
longtemps dans le bureau. »
Un manager français

Même aux niveaux supérieurs du management, les profils et styles


d’intégration étaient révélateurs du fonctionnement typique d’une danwei.
L’audit managérial a permis de mettre en lumière la bonne expertise
professionnelle des adjoints directs du président de GreatMill. Par contre,
leur manque de compétences de direction et de management des ressources
humaines (au sens occidental) était flagrant. Dès le niveau immédiatement
inférieur, l’ensemble des managers évitait systématiquement les
responsabilités, de sorte que toutes les micro-décisions remontaient au
sommet. Les chefs de département pour leur part n’étaient absolument pas
engagés dans le développement des personnes et des équipes.

Lenlisement
On conçoit bien que dans ces conditions la réalisation du projet
d’intégration se heurtait à de multiples freins.
Les managers intermédiaires se plaignaient d’un manque de confiance de
la part du groupe français. Ils s’appuyaient en revanche sur l’audit pour
réclamer un système de rémunération différencié (à la performance) en
rupture avec les promotions à l’ancienneté et au « piston » (lié au guanxi)
X3 qui prévalaient avant la création de joint venture.
O
c
Quant aux cadres chinois « biculturels », ils n’apportaient pas la
Û
contribution attendue à l’intégration de GreatMill. Ils avaient été recrutés
O
(N par la partie française, souvent en raison de leur bonne maîtrise de l’anglais
(5) et d’une expérience antérieure dans des groupes internationaux leur
assurant un certain degré d’acculturation à la mentalité occidentale. Mais
>-
Q.
O l’écart était trop grand entre la réalité de la danwei, les logiques de pensée et
U
de comportement chinois et les valeurs et process du groupe français. Les
Chinois « biculturels » ne parvenaient à s’intégrer ni à l’une, ni à l’autre et ne
jouaient pas leur rôle de médiateurs culturels.
Ainsi, le DRH chinois formé aux États-Unis était dépassé par l’ampleur
des réformes. Il ne cessait de reporter ses missions prioritaires : l’évaluation
des compétences et des besoins de formation, et la construction d’une grille
de salaire transparente et équitable, qui bien entendu remettait en question
toute l’organisation clientéliste de la danwei. Par contre, il organisait chaque
semaine un dîner avec ses collaborateurs du département RH et trinquait
L'entreprise d'État restructurée 129

avec eux jusqu’à rouler sous la table... Cela ne veut pas dire qu’il perdait son
temps puisqu’il était bel et bien en train d’essayer de gagner la confiance de
ses collaborateurs et de constituer un guanxi, qui de fait était un vrai
préalable à un travail efficace. Mais les dirigeants français ne l’ont pas
interprété ainsi et ont estimé qu’il manquait à la fois de compétences et de
« courage managérial », de sorte qu’il fut licencié au bout de cinq mois.

Le choc des cultures


Ce qui dans le cas de GreatMill accuse le trait, c’est le contraste entre ce
fonctionnement de type danwei et les plans volontaristes du Groupe
repreneur. S’attaquant de front à ces logiques de comportement en même
temps qu’aux dispositifs de fonctionnement de l’entreprise chinoise reprise, le
Plan d’intégration de GreatMill dans le Groupe français acquéreur avait
complètement sous-estimé la difficulté de l’exercice. Si l’on analyse les raisons
de cet échec, on relèvera sans doute une liste qui peut se révéler utile ailleurs :
• une vision purement technique de l’intégration et l’absence de prise en
considération de la culture chinoise —et de la culture danwei —par les
stratèges du siège français ;
• une démarche d’alignement sur les process et modes de management du
groupe acquéreur, caractérisée par le volontarisme, l’urgence excessive et
des objectifs irréalistes. La trop forte pression du siège sur les expatriés a
d’ailleurs provoqué le burn-out et le rapatriement de plusieurs dirigeants
■O
O américains et français de \2ljoint venture dès la première année, avec
c
rj perte de leur expérience chèrement acquise de la danwei ;
Q
• la difficulté des Français et des Américains placés en première ligne sur
le terrain à faire entendre leurs constats et leurs soucis aux dirigeants du
sz
siège international : « Je passe 80 % de mon temps à essayer d’expliquer
DI la situation locale au siège, il ne me reste que 20 % de temps pour
D.
O
(J
atteindre mes objectifs ici... qui sont inatteignables » ;
• la faiblesse de la communication entre les expatriés et le reste de
l’entreprise chinoise, que les Chinois bi-culturels recrutés étaient
incapables de pallier ;
• l’absence d’implication et de formation des managers chinois issus de
l’entreprise d’État, qui a contribué à une forte résistance au changement.
Pour la désamorcer, les dirigeants français n’ont proposé qu’un simple
« plan de communication » diffusé par modules de 2 heures sur les
valeurs du groupe français : ce n’était pas à la hauteur de la question...
30 LA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

Le cas de GreatMill est intéressant par la vision qu’il donne du


fonctionnement des entreprises d’Etat, fonctionnement saisissant mais qui
s’explique par les anciens rôles et missions qui incombaient à ces entreprises
—communautés de vie, en l’occurrence touchées par la morosité et la
déréliction d’un secteur industriel en plein déclin, et forcées à une
reconversion sous peine de disparaître. Du reste, les ingénieurs et techniciens
étaient de bon niveau et assuraient une production de qualité compte tenu
de la vétusté des équipements.
Les danwei sont un modèle en voie de disparition mais des réminiscences
de leur fonctionnement subsisteront longtemps dans les ex-entreprises
d’Etat, qu’elles soient rachetées, privatisées ou quelles se modernisent de
l’intérieur : ne serait-ce que par l’empreinte laissée sur les générations
d’ouvriers et de cadres qui y ont eu leur première expérience de travail.

O
X5
c
Û

xC:T
>-
Q.
O
U
C h a p itre 1 2

L'ENTREPRISE PRIVÉE PATRIARCALE

es entreprises privées ont connu un développement spectaculaire si Гоп


L songe qu elles n’ont été autorisées qu’à partir de 1978. Encore s’agissait-
il de micro-entreprises, limitées au cercle familial. La réglementation a
rapidement évolué, et les PME ont pris une place majeure dans l’économie
du pays. Dans leur diversité, on peut les classer en deux grandes catégories :
• Tout d’abord une myriade de micro-entreprises familiales. Ce sont
fréquemment de petits restaurants ou des échoppes fermées par un rideau
de fer, dans lesquelles une mezzanine est souvent installée au-dessus du
magasin pour loger le lit familial. Beaucoup de créateurs de ces entreprises
familiales (jiazu qiye sont d’anciens salariés-fonctionnaires
du secteur public que la faillite des entreprises d’Etat a laissés sur le
carreau. En l’absence d’un filet social suffisant, beaucoup de ces chômeurs
n’avaient guère d’autre recours que de se lancer dans le secteur privé. On
les surnomme d’ailleurs les xiahai « sautés à la mer ».
• Par ailleurs des entreprises moins petites issues de l’initiative - en général
individuelle —d’un fondateur et qui œuvrent dans tous les métiers de
O
T3
c
:э l’industrie et du commerce. C’est sur ces entreprises privées ayant atteint
Û
une taille « moyenne » que nous allons nous concentrer dans le cadre de
ce livre, puisque ce sont elles que des groupes français ou étrangers sont
(y) 2 susceptibles de rencontrer, soit dans des partenariats commerciaux, soit
DI
's_ dans des opérations d’acquisition et d’intégration.
O
D.
(J
Même lorsqu’elles comptent plusieurs centaines d’employés, ces
entreprises privées chinoises conservent un cadre de référence familial,
assorti d’un management qui relève très largement du mode paternaliste
chinois, dans ses différentes nuances décrites plus haut. En fait, le modèle
d’organisation et de fonctionnement spontanément endossé par les
nouvelles PME de République Populaire de Chine est très proche de celui
qu’on observe à Taïwan, Hong-Kong et dans les diasporas d’Asie du Sud-est
depuis des décennies. D ’ailleurs, les groupes taïwanais ont massivement
investi en Chine continentale, en y répliquant leur mode d’organisation à la
fois efficace et autoritaire : nous les traiterons donc conjointement avec les
32 lA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

entreprises continentales, leur management puisant aux mêmes sources et


revêtant, avec quelques nuances, les mêmes formes.

LE POIDS ECRASANT DU PERE-FONDATEUR


Comme dans toute PME du monde entier, le créateur d’entreprise chinois
imprime sa marque, son style personnel à la culture de l’entreprise qu’il fonde.
Dans le contexte paternaliste de la Chine, cette tendance du patron à diriger
son entreprise comme une famille, et à tout contrôler d’une main de fer est
encore plus forte ; il n’est d’ailleurs bridé par aucune contrainte légale externe.
Dans son entreprise, il n’y a de ce fait qu’une seule loi qui vaille, la sienne. Ainsi,
environ 70 % des salariés chinois travaillaient encore sans contrat (ni sécurité
sociale, ni indemnisation des accidents du travail ou des licenciements, ni
retraite) en janvier 2008 lors de la mise en application de la nouvelle législation
sociale. Des enquêtes menées en 2009 montrent que seulement un tiers des
travailleurs migrants ont signé un contrat de travail et sont donc couverts par
l’assurance sociale. Finalement, la situation n’a pas connu de véritable
amélioration sauf dans les grandes entreprises, plus contrôlées.
Le profil de ces entrepreneurs énergiques, à qui la Chine doit d’ailleurs en
partie son développement économique fulgurant, est particulier. Ils ont
souvent un faible niveau d’études. Beaucoup ont commencé leur business
en marge de la légalité du système communiste dans les années 1980 :
certains sont d’anciens contrebandiers, d’autres ont pratiqué la «cavalerie »’,
détournant des fonds de leur d a n w e i... En somme, ils illustrent bien le
■OO rapport à la règle et à l’efficacité propre à la culture chinoise.
c3
Û Quelles que soient leur taille et leur ancienneté, le dénominateur
O commun de ces PME est le rôle essentiel qu’y joue le g u a n x i, d’abord dans
rM
leur création, puis dans les conditions de son développement, enfin dans
leur management.
CT
O
Q.

U
LA FORCE DE L'ENTREPRISE VIENT DE SON GUANXf

Pour lancer son entreprise, un patron-fondateur de PME doit bénéficier


d’un soutien très fort du g u a n x i familial et amical (financement initial,
postes clés, commandes garanties...). Le g u a n x i structure ensuite son
activité et son développement. Ainsi, les réseaux de distribution locaux

1. Ruffier Jean,
2. g u a n x ijiu shi shengchanli J j-
L'entreprise privée patriarcale 133

dans le Guangdong^ sont presque tous fondés sur des liens personnels et
familiaux et non pas formels, professionnels.
De fait, les managers des PME privées sont souvent focalisés sur
l’extérieur (leur marché, les relations avec l’administration, les clients et
fournisseurs) au détriment de l’efficacité interne (contrôle des coûts,
productivité, ...) qui passe souvent au second plan. De même, les centres
de pouvoir au sein de l’entreprise sont concentrés sur les fonctions ventes et
achats (comme dans la d a n w e i du reste), tandis que la fonction financière
est de préférence confiée à un membre de la famille.

CAPITALISME SAUVAGE ET INSECURITE

Le régime n’est pas tendre pour ce secteur privé autorisé il y a 30 ans, si


dynamique et utile à la prospérité économique du pays, mais dont il
maintient sous contrainte la puissance économique. Une série de règles
souvent imprécises maintiennent ce secteur dans une certaine marginalité,
et l’empêchent de prendre une véritable influence politique, quitte à
intégrer quelques-uns de ces entrepreneurs privés dans les rangs du Parti.
L’accès des PME aux financements bancaires reste par exemple très
restreint (elles représentent 4 % seulement des prêts bancaires), de sorte
quelles sont réduites à des crédits informels : prêts personnels dans le cadre
des g u a n x i ou recours aux usuriers (souples mais chers : jusqu’à 70 % par
an, à la mesure du risque de défaut...).
Souvent dépourvues d’avantages compétitifs particuliers, soumises à une
O
X5
c concurrence acharnée, la plupart de ces PME subissent tous les aléas de la
Û conjoncture et des commandes. Certains de ces entrepreneurs ont su
bénéficier de conditions favorables et sont devenus millionnaires en dollars,
mais le risque de chute reste très présent : en ligne avec la pensée daoïste, la
xC:T liste des personnes les plus riches ne cesse de fluctuer en Chine...
>- Les bases de leur dynamisme : souplesse, capacité d’adaptation et rapidité
O
D.
U
des décisions, et aussi faibles coûts salariaux puisque la législation sociale est
peu contraignante - pour qui a un bon g u a n x i au Bureau du Travail -, et
rarement respectée.
Mais exposées à toutes les incertitudes, ces PME le sont aussi à l’avidité
des autorités et officiels, qui ne manquent pas de pouvoirs plus ou moins
discrétionnaires et de prétextes pour prendre leur part des profits. Leur
statut hybride et le flou des règles auxquelles elles sont soumises multiplient

1, Ruffier Jean, op. cit.


34 I7\ PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

les accroches possibles pour la corruption. Mais elles peuvent aussi


bénéficier de certaines latitudes (d’autorisations commerciales ou de
change) et soutiens (au développement d’exportations ou international), en
échange de contributions aux œuvres et projets intéressant leur collectivité
locale ou les autorités centrales : tout l’art de l’hybridation et du pragmatisme
chinois se déploie ainsi autour de ces entreprises privées.
On voit bien comment le g u a n x i administratif que le patron fondateur
d’une entreprise moyenne doit se construire à grands frais d’argent et de
temps, doit s’établir en parallèle avec le g u a n x i « business » sans lequel
l’entreprise n’aurait pu naître et croître.
Cette même logique du g u a n x i constitue le fil directeur de l’organisation
et du management internes de la PME patriarcale.

ORGANISATION ET MANAGEMENT

Un exemple typique en montrera les ressorts et les logiques, à travers le


schéma suivant^

O
T3
£==
Û J

sz
CT
>-
Q.
O
U

Reste de l’entreprise :
la plupart des salariés
Figure 9 - La culture « privée patriarcale » : l'exemple de y ttJ Guangli

1. Schéma de C. Ascencio à partir de J. Ruffier, op.cit.


L'entreprise privée patriarcale 135

Cette entreprise comptant 2 usines et un total de 2 000 employés est


typique du tissu industriel du Guangdong et présente un fonctionnement
caractéristique :
• Centralisation extrême du pouvoir par le fondateur, M. Zhang.
• Opacité des finances contrôlées par l’épouse de M. Zhang (contrôle de
l’information).
• Personnalisation des relations avec les gros clients (logique de g u a n x i,
réciprocité).
• Favoritisme à l’égard du clan (logique de g u a n x i, réciprocité).
• Reste de l’entreprise :
- tenu à l’écart sur un modèle top-down (pas de g u a n x i, ni de
réciprocité) ;
- pas de management de la motivation, entraînant un fort tu rn -o ver
des ingénieurs et ouvriers (4 % par mois) et des autres cadres (qui
ne restent pas plus de 2 ans).
Ce schéma met en valeur la notion de cercles d’allégeance, et la difficulté
extrême pour le commun des salariés (les « extérieurs »), que nous avons
regroupés dans le rectangle intitulé « reste de l’entreprise » d’accéder aux
niveaux importants de l’entreprise. Ils peuvent en effet difficilement espérer
entrer dans X ^guanxi du patron afin de pouvoir bénéficier de sa bienveillance
et de ses faveurs selon la logique « Face contre Faveur » déjà évoquée. De
sorte que le paternalisme-clientélisme du patron s’avère en fait limité à son
O
X3
c3 cercle de proches.
Û
La performance des « extérieurs » n’est donc pas particulièrement
reconnue, ni récompensée à sa juste valeur, ce qui limite beaucoup la
(y) 2
motivation et l’attachement des salariés à la personne du patron, a fortiori
CT le sentiment d’appartenance à l’entreprise.
O
Q.

U
Ce style de management confucéen, volontiers autoritaire et arbitraire,
dépourvu de règles formalisées et transparentes, se retrouve dans les
entreprises privées chinoises de toute l’Asie du Sud-est.

DES RÔLES ET DES REGLES FLOUS


3

I
-O
c
Comme dans les d a n w ei, mais de manière moins paradoxale, les
c
3
û
entreprises privées chinoises se caractérisent par une quasi-absence de
© procédures écrites et de process standardisés. « On observe une faible
36 U\ PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

spécialisation des tâches avec pratiquement aucune description de poste ni


de process. Il y a peu de règles et procédures formalisées
Les fonctions essentielles sont réservées au noyau du g u a n x i, qui s’en
acquitte de façon très informelle. Ainsi, à Taïwan, « la plupart des PME
sont familiales. Les cadres dirigeants sont en général les propriétaires. Ils
font prévaloir un style de management paternaliste ou autocratique,
nomment des membres de leur famille à des postes-clés comme les finances
ou la comptabilité, et explicitent rarement la politique de l’entreprise de
manière claire et précise aux subordonnés. La délégation d’autorité est
limitée, la division des pouvoirs et des responsabilités est ambigüe.
On observe, comme dans l’exemple de Guangli, une forte rétention des
informations comptables et financières, qui s’inscrit dans une vision
familiale de l’entreprise. En effet, les ventes, les coûts de production et la
marge bénéficiaire sont traités comme des informations confidentielles et
confinés au cercle des membres de la famille.
La confusion du privé et du professionnel atteint souvent un degré qu’on
qualifierait en Occident d’« abus de biens sociaux ». Mais ce terme n’a pas
de sens en Chine où l’entreprise n’est pas conçue comme une entité
juridique abstraite : elle est bien plutôt une extension de la famille.
Cette absence de transparence peut avoir des conséquences sur sa
rentabilité : « Même l’outil de contrôle le plus courant, le budget, n’est pas
toujours bien établi dans les organisations chinoises. [...] Souvent, la
comptabilité est incapable de fournir une structure de coûts pour chaque
catégorie de produit. Cela signifie que les salariés de la production et du
O
X5 marketing travaillent « à l’aveuglette », sans savoir quels produits sont
c rentables ou non. »^
Û
Quant à la fonction ressources humaines, elle reste peu professionnalisée
même dans les entreprises moyennes, conformément au peu de goût pour
les règles et procédures dans la culture chinoise, et à la préférence affichée
pour un «management par les hommes »assurant recrutements, promotions
a.
(Jo et évaluations de façon intuitive et discrétionnaire plutôt que codifiée et
objectivée.

«Je fais confiance à mes yeux, et je suis capable de juger une personne au
premier regard. »
Un DG chinois

1. Sheh Seow Wah, op. cit.


2. Hwang K.K.,
3. Sheh Seow Wah, op.cit.
L'entreprise privée patriarcale 137

Bien sûr, les entreprises se développent et adoptent progressivement


certaines des « méthodes occidentales », telles que les définitions de postes, le
management par objectif, et les contrats de sous-traitance interne. Mais, le
plus souvent, l’embauche dans ces entreprises se fait oralement, sans le contrat
désormais prévu par la législation, et l’ouvrier peut être renvoyé à tout
moment. D’ailleurs, une partie des travailleurs migrants préférerait - selon les
employeurs - ne pas signer de contrat pour éviter de payer des charges sociales.
D’autres entreprises spécifient des périodes d’essais de 3 ou 6 mois.

Une soumission plus ou moins rigoureuse


aux normes internationales
Il en est de même pour les normes de qualité ou éthiques du business
mondial : les entreprises taïwanaises et chinoises qui travaillent à
l’international, que ce soit à l’exportation ou en sous-traitance pour des
marques occidentales se sont bien sûr adaptées aux règles du business
mondial, intérêt bien compris et rapport de force obligent... Depuis
l’adhésion de la Chine continentale à ГОМС, ses entreprises ont, mais
souvent en apparence seulement, intégré les normes occidentales de type
ISO 9 000 , chartes éthiques, respect des cahiers des charges, contrats,
délais... Avec plusieurs décennies d’expérience, les groupes taïwanais sont
devenus pour la plupart très « professionnels » selon les standards
occidentaux. Ils restent néanmoins souvent réticents à communiquer des
informations aux marques occidentales dont ils sont les sous-traitants,
O
X5 réminiscence de cette culture du secret qui a marqué leurs origines.
crj
Q
UNE EXTRÊME CONCENTRATION DE L'AUTORITÉ
(G) 2

DI Comme dans les PME du monde entier, le patron chinois contrôle tout ce
O
Q. qui se passe dans son entreprise. On retrouve souvent dans la réalité chinoise
U
l’un des types extrêmes du management paternaliste, celui du « leader
dictatorial ». Selon nos 3 pôles du leadership paternaliste, il n’est donc ni
moral ni bienveillant, seulement autocratique et sévère. Il ne tient pas compte
des besoins des subordonnés qui en conséquence ne s’identifient pas à lui, lui
obéissent sans le respecter, et manifestent peu d’engagement dans leur travail.
Les entreprises taïwanaises —qui gèrent désormais des dizaines de milliers
de lignes d’assemblage en Chine - sont souvent perçues comme
3 particulièrement autoritaires par leurs salariés : «Les structures managériales
Û
C

© sont de style militaire, le patron exerçant son pouvoir comme un général


38 lA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

tout-puissant. La hiérarchie est strictement définie et dans le fonctionnement


quotidien, il existe une tendance à la rigidité bureaucratique ».
Mais ce style de management très discrétionnaire a aussi ses avantages de
souplesse, et produit une forme d’efficacité indéniable : la qualité des produits
high-tech fondée à la fois sur l’effort de R&D et d’innovation, la flexibilité, la
capacité d’adaptation aux règles et aux besoins du client ont permis à ces
entreprises privées taïwanaises de devenir indispensables aux marques
occidentales qui leur sous-traitent souvent l’essentiel de leur production.
L’ouverture de la Chine continentale, aux coûts de main-d’œuvre encore
plus compétitifs, a poussé les groupes taïwanais à y délocaliser leur
production et faire évoluer leur positionnement, quittant leur statut de
sous-traitants plusieurs des plus grandes sont sorties de l’ombre en
développant leurs propres marques telles que Trend Micro, Acer, Asus et
Benq en informatique, HTC en téléphonie.
Très internationalisés du fait de la petite taille du marché intérieur, ces
groupes taïwanais de haute technologie ont vu évoluer leur style de
management : les contraintes liées à la high-tech les ont obligés à
décentraliser les décisions et développer l’autonomie. Cependant, même
avec cette évolution « il est clair aussi que la culture chinoise y demeure
encore très prégnante dans ses aspects de paternalisme autocratique, de
centralisation du pouvoir et de difficulté à faire confiance aux employés et
professionnels « extérieurs » au clan familial »^

Difficulté de déléguer et micro-management


O
T3
crj
Û Dans la PME patriarcale qui n’a pas dépassé le seuil de taille critique et ne
s’internationalise pas, les aspects démotivants de l’autoritarisme jouent à
plein. D’ailleurs, souvent, les managers chinois manquent fondamentalement
s:
de confiance en leurs collaborateurs. Les raisons qu’ils invoquent pour ne pas
CT
's_ déléguer les responsabilités sont récurrentes : « mes subordonnés sont
D.
O
(J
incapables », « pour éviter que des erreurs soient faites », « pour s’assurer que
l’objectif sera atteint », « pour pouvoir corriger le tir en cas de besoin »...
Le manager chinois d’un hôtel de Zhuhai se plaint :

« Mes subordonnés ne pensent pas. Ils viennent me voir avec leur


problème et s’attendent à ce que je trouve la solution magique. Si je leur

1. Chang Ching-Yen, Hempel Paul, « Reconciling traditional Chinese Management with high
tech Taiwan », H u m a n Resources M anagem ent Journal, Volume 12, août 2006.
L'entreprise privée patriarcale 139

demande leur avis, leurs yeux deviennent blancs. Puisque je suis le chef, je
dois avoir la solution. Si je ne l’ai pas ou que je leur demande leurs
suggestions, ils le prennent comme un signe de faiblesse. Parfois ils sont
surpris d’apprendre que leur suggestion a été validée et mise en place.

Le rôle des m a n a g e r s intermédiaires


Les cadres intermédiaires ne sont guère mieux considérés : dans les
entreprises chinoises ils sont vus comme de simples courroies de
transmission de l’information et de la discipline plutôt que comme des
acteurs de l’entreprise, partenaires dans la recherche de nouvelles idées et
d’amélioration des process.
Certains dirigeants aiment cependant se donner une image valorisante
de patron « bienveillant » qui plonge ses racines dans les préceptes
confucéens. Ils optent alors pour une forme moins autoritaire du
management paternaliste. Mais même s’il y a dans ce cadre consultation des
managers intermédiaires en vue d’une décision, ce n’est pas auprès de tous
les opérationnels concernés par la décision, mais auprès du g u a n x i du
décideur, de ses gens de confiance, qui ne font pas forcément partie du
département concerné, ni même de l’entreprise : « dans tout groupe de
Chinois fonctionne un noyau au sein duquel la prise de décision est
consensuelle ou démocratique. Mais une fois la décision prise, elle s’impose
aux autres même s’ils n’avaient pas voix au chapitre. Le consensus est donc
limité à un nombre réduit de personnes, ce qui permet de conserver
■O O l’efficacité sans sombrer dans l’arbitraire individuel »L
c:d Il faut toutefois remarquer que dans ce cas le management « Face contre
Û
Faveur » tend à produire un consensus purement formel, aligné sur la
O
(N position supposée du chef, et finalement ni très mobilisateur ni très créatif.
@

D. Rétention d 'in fo r m a t io n e t culture du secret


O
(J
Cette forte hiérarchisation au sommet se réplique bien entendu aux
niveaux inférieurs : le manager intermédiaire est lui aussi le détenteur d’un
pouvoir qu’il ne partage pas, et qu’il cherche à conserver par la rétention
d’inlormation et le maintien à distance des collaborateurs. Il évite d’en dire
trop et se cantonne souvent avec ses collaborateurs à la formulation
d’intentions vagues : il ne dévoile pas clairement la stratégie, ni l’objectif, ni

1. Kong Siew-Huat, op.cit.


2. Chieng André, Pratique de la Chiner Grasset, 2006.
40 U\ PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

les critères de performance. Même dans les entreprises occidentales implantées


en Chine, on retrouve cette tendance typique des managers chinois :

« Notre Directeur Général taïwanais centralisait toute l’information, ce


qui nous obligeait à passer par lui pour savoir ce qui se passait dans
l’entreprise. Il attendait de nous qu’on le suive sans discuter, mais on ne
savait pas très bien quels étaient nos objectifs individuels.
Le directeur de production américain de Emerson China '

Cette communication allusive, que ce soit à forai ou à fécrit, laisse


beaucoup de place à l’interprétation par les subordonnés et par le
contremaître « superviseur ». Les subordonnés se voient contraints —à leurs
risques et périls - de deviner ce que leur chef veut vraiment :

« Pour être un bon subordonné, une compétence-clé est d’être capable


d’utiliser votre wu ('f§), votre perspicacité pour deviner l’intention du patron »
« Mon manager dit une chose le matin, et son contraire l’après-midi. Il
aime changer d’avis car il veut nous montrer qu’il a le pouvoir. En fait, cette
incertitude nous gêne beaucoup car on ne sait jamais si on a bien fait ou
non. »^

Ces comportements managériaux visent ainsi à la fois à préserver le statut


supérieur et les privilèges du pouvoir, et la capacité de se défausser sur les
collaborateurs de la responsabilité d’une erreur ou d’un manque. Dans un
O
XJ
crj système très hiérarchique et sans droit à l’erreur comme celui des entreprises
Q chinoises, la crainte d’être soi-même pris en faute et critiqué est un facteur
O
fN essentiel des attitudes.
Cette distance établie tout au long de la chaîne hiérarchique a également
l’inconvénient de frustrer les collaborateurs de leurs attentes de transmission
>- de compétences et de soutien à leur développement professionnel.
O
Q.

UN CAS EXTRÊME : LE SWEATSHOP

Il est un cas extrême de management autoritaire dans les entreprises


privées chinoises, taiwanaises et hongkongaises : celui des Sweatshops, ou

1. Fernandez Juan et Liu Shengjun, op.cit


2. Kong Siew-Huat,
L'entreprise privée patriarcale 141

« ateliers de la sueur », expression née au xix^"siècle en Angleterre, caractérisés


par une exploitation sans retenue des ouvriers.
Ateliers de confection ou de petite industrie - notamment de ceux qui
alimentent les clients peu scrupuleux en produits basiques à prix discount —
ces entreprises emploient des bataillons d’ouvriers et d’ouvrières dans des
conditions de travail éprouvantes et pour des salaires très faibles.
Ces ateliers ignorent les normes élémentaires de sécurité et de salubrité
du travail, exposant les ouvriers au bruit et à la poussière, à des produits
toxiques manipulés sans protection particulière et à des machines et
équipements dangereux. Logés sur place dans des dortoirs insalubres, ces
ouvriers sont souvent privés du minimum de liberté de mouvement. Ils ne
bénéficient d’ailleurs d’aucune sécurité de l’emploi.
Il s’agit le plus souvent de migrants des provinces de l’Ouest. Ils
constituent des « clandestins de l’intérieur » car officiellement, le système de
hukou « passeports internes » interdit d’aller travailler hors de la
province où l’on est enregistré. Cette mesure instaurée par Mao visait à
empêcher l’exode rural. Les autorités ferment les yeux actuellement,
considérant que l’économie a besoin de cette main-d’œuvre peu chère et
corvéable à merci. Sans hukouy ces migrants intérieurs n’ont accès ni à la
santé, ni à l’école pour leurs enfants (lorsque ceux-ci les accompagnent).
Pauvres et sans droits, ils ne bénéficient d’aucune protection de la police
contre les abus des patrons, et sont systématiquement exploités. Quand,
après deux ans de travail sans être payés, certains ouvriers sont jetés à la
porte, ils n’ont guère d’autre recours face au patron que de se suicider...
O
T3 Il est à noter que la pratique clientéliste qui consiste à devoir payer une
c « caution »pour être embauché, puis de verser des commissions au manager
Û
direct chaque mois se retrouve parfois dans certaines filiales d’entreprises
occidentales en Chine sans que les expatriés s’en rendent compte ! Une
xD
:I pratique qui est en effet difficile à éradiquer quand le chef d’équipe recrute
lui-même ses hommes.
>-
Q.
O
U

Travailleurs des grands chantiers


La condition des migrants travaillant sur les grands chantiers de
construction et de travaux publics est sensiblement la même. Curieusement,
une loi de 1984 oblige les entreprises de génie civil à sous-traiter leurs
besoins en main d’œuvre à des « subcontracteurs », qui à leur tour font
appel à des recruteurs locaux dans les campagnes, les daigong ^ T . Plus de
40 millions de travailleurs migrants sont ainsi drainés, par petites équipes
locales, vers les villes et les chantiers, dans le cadre de ce système pyramidal
42 lA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

qui fait écran entre le travailleur de base et l’entreprise de construction. Ce


sont eux qui vivent souvent derrière des bâches dans les étages du bas des
gratte-ciels en construction. La loi sur le travail de 2008 est rarement
appliquée, de sorte que les migrants se trouvent dépourvus de contrat de
travail, d’assurance sociale et de versement mensuel de leur salaire. La paie
est faite en principe en fin de chantier, mais les retards ne sont pas rares,
voire les défections. « Les travailleurs avaient tendance à croire que le
recruteur local, leur parent ou voisin, ne risquait pas de partir avec l’argent.
[...] Mais cette croyance s’est effacée à la fin des années 1990 lorsque les
retards et défections sont devenues choses courantes
Dans ce cas, en l’absence de contrat de travail, le seul recours est de nao |î§
(faire du vacarme), c’est-à-dire de prendre le risque de briser un g u a n x i ou
troubler l’harmonie sociale, en envoyant une pétition à l’administration, en
bloquant une route ou même en recourant à la violence : bagarres, coups et
blessures, actes désespérés y sont fréquents, ou encore dommages volontaires
commis contre des immeubles venant d’être construits.
Les travailleurs spoliés n’en appellent pas tant à la loi, qui à leurs yeux est
une invention récente du gouvernement qui ne leur est guère destinée, qu’à
la justice élémentaire, naturelle, gongdao { à W .

Dans la sweatshop comme sur les chantiers de construction, le système


paternaliste est dévoyé par rapport à la théorie confucéenne : il n’y a ni
bienveillance ni moralité, il ne reste que l’autoritarisme et l’abus face à des
employés poussés par la peur et la misère, et qui n’ont d’autre alternative
O
X5 que la porte. Ces pratiques révèlent le caractère profondément inégalitaire
c
Û et foncièrement libéral de la Chine actuelle : au fond, le pauvre n’a que ce
qu’il mérite ! Les facteurs explicatifs de cette dureté à l’égard de la main-
d’œuvre sont aussi à chercher dans les traditions agraires chinoises, dans un
contexte d’absence d’Etat de droit et de syndicats indépendants...
CT
's _ Comme on le voit, la logique g u a n x i qui est à la base du dynamisme et
Q.
U
O de la souplesse d’adaptation des entreprises privées chinoises leur insuffle
un mode de management extrêmement typé :
• paternaliste, mais plus souvent dans sa version autoritaire que bienveillante ;
• privilégiant délibérément la relation et les réseaux d’allégeance, sans
souci de poser une organisation ni des règles claires ;

1. Pun Ngai et Xu Yi, « “L’absence” de patron et de relation de travail dans l’industrie du


bâtiment », Revue Perspectives chinoises, novembre 2011, http://solutionschine.blogspot.
fr/2011/11/la-double-absence-de-patron-et-de.html
L'entreprise privée patriarcale 143

• maintenant dans la soumission et la dépendance, y compris dans l’action


quotidienne, les collaborateurs n’appartenant pas au cercle d’allégeance,
au g u a n x i du patron ;
• et leur mesurant chichement la reconnaissance et les facteurs de
motivation.
Mais ces entreprises privées patriarcales sont engagées dans leur
professionnalisation, processus qui prendra des décennies. Pour l’heure,
elles pratiquent pour la plupart un management « naturel » mis en oeuvre
par des cadres peu formés, appliquant des réflexes issus de l’univers agraire
et commerçant chinois traditionnel, et bien sûr du modèle familial. Un
management qui a l’avantage de la flexibilité et de la rapidité de décision
mais rencontre de fortes limites dès lors que l’entreprise s’internationalise et
veut attirer et impliquer du personnel qualifié.
Certaines grandes PME et d’anciennes d a n w e i réussissent leur transition
vers un tout autre modèle de management et d’inscription dans la
mondialisation, et deviennent très performantes : c’est le cas des
multinationales qui font l’objet du prochain chapitre.

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C h a p itr e 1 3

LA MULTINATIONALE CHINOISE ;
LABORATOIRE D'HYBRIDATION MANAGÉRIALE

L a plupart des multinationales chinoises, dont la présence se développe^


sur les marchés mondiaux, sont, à des degrés divers, détenues par des
capitaux publics, qu’il s’agisse de l’Etat central, de provinces ou même de
municipalités. Comme nous l’avons vu, la distinction public-privé n’est pas
très signifiante en Chine.
En termes de management, il sera plus pertinent de distinguer :
• les entreprises des secteurs dits « stratégiques » de l’économie, qui
fonctionnement encore largement dans une « culture » publique
(et politique). Elles n’ont que partiellement plongé dans le bain
mondial, souvent via des partenariats avec des groupes étrangers.
Citons par exemple China Telecom, les consortiums géants du pétrole
(CNOOC, Sinopec), de la construction, de la banque (ICBC) et de
l’assurance (PingAn), de l’aéronautique (Avic et Cornac), ainsi que
ChinaChem (qui regroupe une centaine d’anciennes d a m v e i de la
O
X5
c
chimie) ;
:d
Û • des groupes industriels très compétitifs, qui ont repensé leurs process
pour s’adapter au marché mondial, satisfaire des clients étrangers
@ Ü et lutter contre des concurrents américains, européens, coréens et
japonais. Dans ce second ensemble devraient être placés \ts>j o i n t ventures
5-
Q.
O de l’automobile (SAIC et Dongfeng), le constructeur Geely, TCL
U
(conglomérat multisectoriel), Lenovo (informatique), Haier (produits
blancs), Huawei et ZTE (télécommunications), qui sont déjà très
présents sur le marché mondial.
D’autres enfin sont issues de la nouvelle e-economy comme Alibaba,
Tencent, Yonyou, Xiaomi. Ces entreprises s’illustrent en expérimentant de

1 . h ttps://w w w .bcgperspectives.com /co n ten t/articles/glo b alizatio n _g ro w th _m eet_ 2014_


global_challengers/
http://www.journaldunet.eom /econom ie/les-dix/entreprises-chinoises/ 3.shtml
146 LA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

nouveaux modes d’organisation plus collaboratifs et affichent leur volonté


de «placer le client au centre».
Ces grandes entreprises chinoises, qui ont clairement désormais une
taille et une ambition internationales, sont le lieu d’innovations
managériales d’inspiration à la fois chinoise (légisme), occidentale et
japonaise. Les recettes sont variées, comprenant des ingrédients communs
mais à doses diverses, et toujours à la manière paradoxale yinyang de
coexistence des opposés. Ces ingrédients sont :
• La discipline comme principe d’efficacité :
- un mode de management parfois militaire ;
- pression, compétition, récompenses et punitions.
• La permanence du leadership paternaliste via des références au
confucianisme, des rituels émotionnels b u ild in g et les pratiques
commerciales et managériales traditionnelles (logique A t g u a n x i).
• La permanence d’un fonctionnement daoiste (pas d’anticipation,
navigation à vue, contournement des process).
• Enfin, une nouvelle tendance (à la marge) mérite d’être présentée ici :
dans le secteur de l’e-economy, certains groupes chinois prennent la voie
de \e m p o w e rm e n t, en donnant de l’autonomie et du pouvoir d’agir aux
collaborateurs en contact avec les clients.

LA DISCIPLINE COMME PRINCIPE D'EFFICACITÉ


O
T3
c
Û Zhang Ruimin, PDG de Haier s’exprime sans détour :
O
(N

(5) « Observez le comportement des Chinois au feu vert; ils l’ignorent


complètement et traversent quand même. Au travail, les Chinois ont
>- tendance à contourner les règles et ne font pas assez attention aux détails.
O
Q.
U Nous avons besoin d’un système managérial dur avec des récompenses
justes et des pénalités pour aider les ouvriers à travailler correctement ».’

Cette citation d’inspiration purement légiste fait évidemment écho à


celle de R Taylor dans L ’O rganisation scientifique d u travail^ :

1. Lin Thomas, << OEC Management-Control System helps China Haier Group Achieve
Competitive Advantage », M anagem ent Accounting Quarterly, Spring 2005, vol.6 n°5.
2. Taylor R, The Principles o f Scientific M anagement, Qosimo,2t)t)G.
La multinationale chinoise : laboratoire d'hybridation managériale 147

« Presque tous les ouvriers considèrent de leur devoir de travailler


lentement plutôt que vite. Une des raisons est l’instinct et la tendance
naturelle des hommes à rechercher le confort, qu’on peut appeler une
paresse innée, et qui se traduit par la flânerie systématique ».

On retrouve dans les deux cas le postulat de la « théorie X » énoncée


par D. Mc Gregorh les travailleurs cherchent la sécurité et le moindre
effort, ils n’aiment pas les responsabilités. Le manager utilisera donc la
tactique de « carotte & bâton » qui semble bien acceptée chez Haier car
elle est perçue comme plus équitable que la logique de la d a n w e i dans
laquelle le salaire était le même quel que soit l’effort fourni. La seconde
raison, plus prosaïque, qui expliquerait la soumission des salariés à cette
sévérité est la crainte du chômage^ chez les ouvriers d’origine paysanne
qui ont rarement le choix de leur employeur et ne se reconnaissent pas
le droit à la parole.
A priori, le néo-taylorisme de Haier est clairement en rupture à la fois
avec la culture de la d a n w e i et avec celle de la PME patriarcale. Ainsi, Haier
récompense le mérite et encourage la performance, grand changement par
rapport à l’absence de considération pour la qualité et la productivité
caractéristique des entreprises d’Etat. En même temps, Haier met en place
des procédures, des process et des règles pour éviter l’arbitraire de la logique
managériale « face contre faveur » expliquée au chapitre 9 .

Lo p tio n radicale de H aier : les process à o u tran ce


T3
O
c
rj
Û Dans les années 80, l’entreprise d’Etat Qingdao Refrigerators connaissait un
O
taux de rebut de 20 %. Pour marquer les esprits et illustrer l’importance de la
CM qualité, son dirigeant Zhang Ruimin a fait aligner 76 réfrigérateurs défectueux
(y) ^
dans l’atelier. Puis il a distribué des marteaux aux ouvriers et leur a ordonné
O) de détruire les appareils. Ces derniers hésitaient : un frigo représentait 2 ans
>~
O
CL
de salaire. Voyant leur détresse, Zhang a dit : « Cassez-les ! Si on envoie
U
ces 76 frigos à la vente, on continuera la même erreur qui a conduit cette
entreprise à la faillite. ».
Les frigos ont été réduits en miettes. Un des marteaux est exposé au siège du
groupe pour rappeler cet événement fondateur. C’est le mythe de fondation
de Haier, le sacrifice originel qui marque la culture de cette entreprise.

1. Mc Gregor Douglas, The hum an side o f enterprise, McGraw-Hill/Irwin, 1985.


2. Yoshihara Hideki OuyangTaohua, op. cit.
48 U\ PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

Pour motiver les salariés chinois, Haier a instauré une méthode appelée
OEC, qui renvoie sans équivoque à la sentence de Confucius prônant l’auto­
discipline : « Il faut chaque jour s’examiner 3 fois ». Les initiales d’OEC
signifient : O pour Overall (partout), E pour Everyone, Everything, Everyday
(chacun, tout, chaque jour), C pour Control & Clear (contrôler et traiter). Ce
qui donne : « Chaque jour, terminer sa tâche, chaque jour se corriger, chaque
jour plus haut ».
D’ailleurs le contrôle automatisé affiche en permanence, d’heure en heure, la
performance de chaque ouvrier.
Haier a fait l’objet de nombreuses études et même d’un film car ce champion
national a battu en brèche l’image de «mauvaise qualité »qu’avaient à l’époque
les produits chinois et réussi l’impossible : une expansion mondiale très
rapide sur un marché saturé et contrôlé par de grands groupes occidentaux et
japonais. En 15 ans, son dirigeant Zhang Ruimin est parvenu à transformer
une danwei mourante en une multinationale de premier plan.

Comme beaucoup de grands groupes chinois, Haier a mis en place des


outils de management de type occidental (planification, supply chain,
contrôle des coûts...) et japonais (les 5 S de la qualité totale) tout en insistant
sur l’inspiration traditionnelle chinoise de son leadership.
Notons au passage deux éléments symboliques de cette transition vers
la mondialisation qui s’enracine dans les traditions chinoises : titulaire
d’un MBA depuis 1995 (diplôme qui légitime la transformation de cet
O
X5 ancien apparatchik en leader moderne), Zhang Ruimin est également
3
C
membre du Comité central du Parti Communiste chinois (logique de
Û
g u a n x î), comme la plupart des grands patrons chinois qui sont ainsi
cooptés par le pouvoir.
xC:T Ce nouveau management n’est pas seulement inspiré des modèles
>- occidental et japonais. Les modèles de management très normés de telles
Q.
O
U
grandes entreprises modernes plongent en effet leurs racines, et leur force
d’entrainement en contexte chinois, dans le bain antique de l’école légiste.

UN MODE DE MANAGEMENT PRESQUE MILITAIRE

La sévérité, troisième pôle du leadership paternaliste chinois, est une


des bases de cette culture d’entreprise d’un nouveau type, qui cherche à
marquer sa différence —voire sa supériorité - par rapport à la mentalité
occidentale :
La multinationale chinoise ; laboratoire d'hybridation managériale 149

«Un de nos employés australiens a déclaré de manière très directe que la


culture chinoise de rigueur, d’efficacité et de respect scrupuleux des règles
n’était pas sa tasse de thé et qu’il sentait qu’il ne pouvait pas s’adapter à cette
manière de travailler. Chez Huawei, nous apprécions le fait qu’il soit si franc
et courageux pour faire une telle remarque. Mais du point de vue global de
l’entreprise, son approche individualiste pourrait gravement endommager la
culture d’entreprise et les efforts de team building de: Huawei. »
Ren Zhengfei, PDG de Huawei

Il est très intéressant de noter que le PDG chinois fait référence à l’approche
individualiste de l’Occidental, assimilée au fond à de l’indiscipline, du laxisme
paresseux et un esprit contestataire qui menacent «les efforts de team b u ild in g
de Huawei. » Or nous avons vu que, paradoxalement, le groupe exacerbe
l’individualisme absolu, bien sûr dans le respect de l’autorité et des règles. Il
est clair qu’il ne s’agit pas du même individualisme ! Ce que l’Australien défie
et menace, ce n’est pas l’esprit d’équipe, rarement valorisé chez Huawei où
chacun est seul contre tous. Ce serait plutôt l’harmonie, c’est-à-dire la face des
hiérarchiques et l’obéissance des salariés qui conditionnent cette « unité » si
importante aux yeux des Chinois.
La discipline est également très marquée ailleurs, par exemple chez
Lenovo, ce groupe informatique entré sur la scène internationale par un
coup d’éclat en rachetant la branche Personal Computer d’IBM :

«À ses débuts, Liu Chuanzhi, le fondateur de Lenovo, appliquait autour


T3
O de lui une discipline militaire. Il avait par exemple une règle pour les retards
c
rj en réunion : quand quelqu’un n’était pas à l’heure, il était puni et devait
Q
rester debout pendant une minute avant de s’asseoir et prendre part à la
réunion. »’
xD
:I Yi Min, Director of Organization Development de Lenovo
>-
Q.
O
U
PRESSION, COMPETITION, GRATIFICATIONS ET PUNITIONS

Le point commun de toutes les MNC chinoises est la pression très forte
exercée sur les collaborateurs.
À l’extrême, on observe une forme de darwinisme social qui organise
l’insécurité permanente de l’emploi et prend le contre-pied du « bol de riz
c3 1. Cité par Franck T. Gallo, Business Leadership in China, how to blend Best Western Practices with
Û
© Chinese Wisdom, John Wiley ôd Sons (Asia) Pte. Ltd., 2008.
50 IA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

en fer » des anciennes d a n w ei. Beaucoup de MNC chinoises se défont


automatiquement chaque année des 5 % d’employés les moins performants
selon cette idée de « sélection naturelle » et d’exaltation des meilleurs. Ces
politiques RH renforcent la pression sociale et familiale de réussite.
Le m a n a g em en t-co n tro l system laisse finalement peu de liberté de décision
et d’initiative aux collaborateurs. S’il allège effectivement le rôle directif des
managers, c’est pour le remplacer par des contrôles automatisés, voire des
messages d’alerte informatiques :

«Chez nous, dès que les ventes de sa zone sont en dessous des objectifs,
le commercial reçoit un SMS sur son portable. Il doit entamer une action
corrective immédiatement. »
Un ancien DRH de TCL

<( Dans notre groupe, les décisions sont ultra centralisées : toutes les
décisions des middle managers remontent au sommet et doivent être
validées, ce qui rend les process très bureaucratiques. »
Une RRH française d’un groupe chinois en France

Par ailleurs, les cadres des multinationales chinoises sont soumis à des
examens mensuels ou trimestriels, qui évaluent non pas leur performance
mais leurs connaissances d’un produit, d’un marché ou d’un process. Il
s’agit donc d’évaluations « objectives » de leur compétence :
■O O
cr3 «La mesure de la performance des key account managers par des examens
Q trimestriels est considérée comme indispensable pour savoir si on garde un
O salarié ou pas. »
fN Un RRH d’un groupe chinois en France

>- «Chez nous, les cadres ont une peur bleue des évaluations mensuelles. »
Q.
O
U Un ancien DRH de TCL

Cette pratique s’exporte mal en Europe : interdite par les lois du travail
elle est jugée dégradante par les intéressés qui n’apprécient pas de voir
remettre en question leurs compétences à 40 ans passés...
Il en est de même de certaines exigences à l’égard des salariés. Par rapport
à ce qui est considéré comme acceptable en Occident, il en résulte un
déséquilibre vie privée/professionnelle au profit de l’entreprise, qui
demande un engagement total de l’individu :
La multinationale chinoise : laboratoire d'hybridation managériale

« Celui qui prend des congés se trouve pénalisé, c’est mal vu chez nous.
Mais en contrepartie, il y a des formations contre le stress. Les gens
travaillent tard, mais ils font la sieste à midi. Le soir ils sortent dîner
ensemble puis ils reviennent travailler. »
Un ancien DRH de TCL

« Chez nous, la présence au bureau est importante, il faut montrer son


investissement personnel. Il est mal vu de prendre des vacances. »
Un RRH d’un groupe chinois en France

Le niveau des rémunérations est plus élevé dans les multinationales


chinoises, mais la pression aussi. Certaines sont réputées pour leurs cols
blancs qui travaillent nuit et jour et dorment souvent dans leur bureau (sur
un matelas, d’où la formule : « culture du matelas ») sans rentrer chez eux
après leur journée de travail.
Dans l’entreprise moderne chinoise, la sphère professionnelle empiète
sur la sphère privée au point de la mettre en péril comme le montrent de
nombreux cas b u r n -o u t ou. de suicide depuis 2000 .
Bien entendu ces tragédies ne sont pas sans rappeler des situations
similaires dans d’autres groupes industriels en Europe ou ailleurs dans le
monde...

RECOMPENSES ET PENALITES FINANCIERES


X3
O
c Dans toutes les usines en Chine aujourd’hui, les opérateurs sont payés à la
Û
pièce, mais aussi soumis à des pénalités financières en cas de non-respect des
règles. C’est une particularité chinoise qui ferait bondir nos syndicats européens !
(y) ^
L’étude sur Fiaier nous fournit quelques exemples’ :
>- • Causer un retard de la production de plus de 10 minutes =10 yuans.
Q.
O
U • Non-respect des procédures de maintenance = 50 yuans.
• Oubli de vérification et de reporting do l’inventaire =10 yuans.
• Bavardage = 2 yuans.
"2U
O, • Non-port des vêtements de protection = 2 yuans.
Ceux qui ont les meilleurs résultats pendant un mois sont considérés
comme les « meilleurs ouvriers » du mois, ce qui leur donne droit à des
û3
© 1. Lin Thomas, op. cit.
152 \J\ PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

formations et des « avantages sociaux ». A l’inverse, ceux dont les rebuts


sont trop fréquents pendant un mois sont rétrogrades au titre infamant de
« travailleurs à l’épreuve ». Chaque mois, les performances des ouvriers sont
affichées sous forme d’un classement assorti de logos-émoticons :
• Meilleurs ouvriers : face rouge souriante.
• Ouvriers moyens : face verte neutre.
• Ouvriers « à l’épreuve » : face bleue triste.

UN CAS LIMITE : FOXCONN

Une vague de suicides à l’usine de Shenzhen a alerté en 2010 l’attention


de la presse chinoise et internationale sur le cas de Foxconn. Cette entreprise
géante, d’origine taïwanaise, fabrique des téléphones mobiles et des sous-
ensembles pour toutes les marques mondiales de produits d’électronique
grand-public, comme Apple, HP, Sony. Douze salariés s’étaient suicidés en
quelques semaines en se jetant du 6^"étage de leurs dortoirs.
Les enquêtes avaient formulé, sur les raisons de ces actes désespérés, des
hypothèses tenant aux conditions d’emploi : un management de type
militaire, une forte pression de travail, des salaires bas (150 € par mois)
pour des journées de 12 heures. Dans son usine de Shenzhen où travaillent
plus de 300 000 personnes, Foxconn applique un taylorisme sans états
d’âme, avec un contrôle rigoureux des règles et des process, une évaluation
permanente de la productivité. Dans la Chine d’aujourd’hui, et dans la
O
X5
c coexistence quelle présente entre différents stades de développement
Û industriel, Foxconn occupe sans doute une place médiane, entre les
entreprises sophistiquées et les sweatshops.
En alliant légisme et taylorisme dans sa recherche de productivité et en
xD
:I réduisant les besoins des salariés à l’argent, Foxconn perd du même coup
>-
Q. des éléments traditionnellement importants de la culture chinoise : ses
O
U
salariés se plaignent de leur solitude dans les ateliers, les cantines et les
dortoirs où toute vie privée ou familiale est exclue. C’est selon eux l’aspect
le plus dur de leur condition ouvrière : ne pas avoir d’amis. Pénalisés s’ils
parlent à leurs voisins de chaine ou d’établi, privés de la « petite ambiance »
des entreprises paternalistes, ils ne peuvent lier de relations humaines ni
avec leurs pairs, ni avec leurs managers.
Le phénomène des suicides sur les lieux de travail, comme nous le savons,
peut concerner aussi bien des pays développés, et Foxconn peut expliquer
que son taux est plus bas que la moyenne chinoise (12 suicides pour
La multinationale chinoise ; laboratoire d'hybridation managériale 153

100 000 salariés), et que ses conditions de travail sont objectivement les
meilleures du Guangdong.
Le suicide au travail est tout sauf un fait nouveau en Chine, où les ouvriers
de base ne bénéficient d’aucun droit au sens occidental du terme. Dans
l’industrie du bâtiment, où les salaires sont payés une fois par an, les faillites
frauduleuses conduisent fréquemment au désespoir des travailleurs
migrants, qui ne se voient pas retourner vers leur famille les mains vides.

LA PERMANENCE DU LEADERSHIP PATERNALISTE

S’il est inspiré en partie par l’expérience tayloriste, le management des


MNC chinoises modernes reste néanmoins spécifiquement chinois en
puisant sa légitimité dans la tradition légiste, ce qui permet au PDG de
Haier d’insister sur la nécessité de « rester chinois » tout en adoptant des
méthodes occidentales de management.
Dans ses conférences et ses articles, Zhang se décrit lui-même comme
exemplaire des «vertus confucéennes » :
• rén (bienveillance) ;
• yi (droiture) ;
• lî (respect des rites et de la politesse) ;
• z h i (sagesse) ;

• x in(honnêteté et loyauté).
T3
O
c Il présente sa philosophie du management comme centrée sur le
rj
Q collaborateur et l’humain. Lorsqu’il l’a mise en place, il a expliqué aux
salariés qu’il garantissait leurs salaires, tout en exigeant un strict respect des
instructions. On retrouve en effet les termes du deal confucéen fondamental
(les cinq relations cardinales w u lu n obéissance absolue contre
5-
Q. protection du patron-père).
O
U
Qui dit confucianisme dit « bienveillance » paternaliste. On observe
néanmoins de grandes disparités dans la prise en compte de « l’humain »
chez ces nouveaux champions de l’industrie chinoise : certaines de ces
multinationales chinoises ont par exemple conservé une responsabilité
sociale de maintien de l’emploi local.
Ainsi, ChinaChem, groupe public qui a progressivement racheté plus
d’une centaine d’entreprises chimiques chinoises dont Bluestar, a créé une
chaîne de restauration rapide pour embaucher les 10 000 xiagang
(« sortis du poste ») dont elle a dû se séparer au fil des rationalisations engagées.
54 U\ PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

Dans un autre ordre d’idées, la direction des ressources humaines de


nombreux groupes chinois organise des activités de team b u ild in g pour
combler le besoin relationnel (en lien avec la logique g u a n x i), favoriser
l’appartenance à l’entreprise-famille et instaurer ce que les Chinois appellent
la « petite ambiance ». Par exemple :

« Il y a, dans notre groupe beaucoup de team building, d’activités


proposant des épreuves physiques (randonnées) ou émotionnelles qui
servent à cimenter les équipes. »
Ancien DRH français de TCL

DES TRAITS DE FONCTIONNEMENT DAOISTES

Toutes les entreprises occidentales fournisseurs ou partenaires de groupes


chinois sont confrontées à l’absence de planification de ces entreprises
chinoises qui insécurise la relation d’affaires.
De même, malgré une apparence très processée, la plupart des
multinationales chinoises demeurent très opaques quant à leur organisation
interne, ce qui laisse une grande place aux canaux de pouvoir informels :

« Dans notre groupe (70 000 salariés), il n’y a pas d’organigramme


précis, même au siège. Il n’y a que quelques personnes qui sont mentionnées
autour du président »
T3 Le président chinois d’une filiale Europe
O
c
ZJ
Û
En effet, le fonctionnement des grands groupes high-tech chinois associe
et combine des process empruntés aux industries étrangères, avec des
principes implicites renvoyant clairement à la Voie du Milieu :

a.
O « Dans notre groupe, il n’y a pas de stratégie précise avec ses étapes. Ni
(J
de plan ni de feuille de route pour parvenir à l’objectif Et pourtant c’est très
ambitieux. Pendant 10 ans nous avons essayé de mettre en place des
pratiques occidentales, mais nous n’y sommes jamais parvenus. Nous
faisons des budgets, mais ils ne sont jamais tenus. Notre directeur général
est très chinois. Dès qu’il y a trop de procédures, il dit : « Mettons un peu
plus d’humanité là-dedans » et quand les choses deviennent désordonnées,
il dit : «- Cela manque de discipline, il faut des process. »
« C’est ça, la Voie du Milieu. »
Le président chinois d’une filiale Europe
La multinationale chinoise ; laboratoire d'hybridation managériale 155

Dans ce témoignage, on voit bien que le process est facilement perçu par
les leaders chinois comme un élément potentiellement inhibant et
stérilisant, même s’il peut rendre des services lorsqu’on a besoin d’ordre et
de discipline. Il reste donc suspect, à n’utiliser qu’avec acuité ivuxing)^
sous peine de rigidifier l’action (on retrouve cette hantise chinoise) et en fin
de compte de «déshumaniser» le management.
Le process devient illégitime dès qu’il apparaît inadapté à une réalité
toujours mouvante. Alors que dans la culture occidentale, il constitue
justement le remède contre l’incertitude, contre l’instabilité des choses et
des humains, réputé assurer la cohérence et l’équité, et protéger de
l’arbitraire. Il a toute sa place dans une vision du temps plus linéaire et du
monde, plus stable : il permet de contrôler ce qui reste d’incertitude et
prétend anticiper l’avenir.
C’est dans cette perspective très particulière que les entreprises chinoises
acclimatent une gamme très variable d’une entreprise à une autre de process
empruntés à l’étranger, sans perdre de vue leur philosophie de l’action
propre à la culture chinoise.

E-ECONOMY: FERMENT D'UN NOUVEAU MANAGEMENT ?

En Chine, c’est toujours l’évolution du rapport de force et le pragmatisme


qui permettent le progrès social et par là, l’humanisation des rapports de
force. Rarement la loi. A l’image des conditions de travail qui s’améliorent
non pas grâce à la législation de 2008 (largement inappliquée) mais du fait
X3
O
c de la pénurie de main d’œuvre dans certaines régions (Guangdong, Jiangsu,
Û Zhejiang notamment) qui oblige les usines à augmenter les salaires et
O améliorer les conditions de travail : la force du potentiel de situation xin g sh i
rM

(5) plutôt que le droit, l’idéologie et les grands principes abstraits.^


Le développement d’internet et du e-commerce constitue aussi une
>-
Q. évolution de fond sur laquelle surfent les grandes entreprises chinoises.
O
U Une évolution a priori perturbante, puisqu’elle place le consommateur au
centre (en « custom er-to-business »), un positionnement nouveau pour la
plupart des entreprises industrielles chinoises. Les plus dynamiques
s’adaptent rapidement à cette nouvelle donne et en tirent même parti
pour établir de nouvelles formes de relations et de dialogues avec leurs
clients individuels.

1. Internet oblige les groupes chinois à renverser la pyram ide hiérarchique, http://chloeascencio.
corn/fr/category/m anagem ent-chinois/
56 LA PRATIQUE CHINOISE DU MANAGEMENT

Cette évolution nécessite du même coup de réduire la distance


hiérarchique et d’instaurer une collaboration plus fluide à l’intérieur
même de l’entreprise et des échanges moins à sens unique que dans les
modes traditionnels. C’est que les salariés du front de vente, ceux qui sont
en contact direct avec le client, et qu’on ne se souciait guère d’écouter
jusqu’ici, commencent à prendre une importance stratégique du fait de
leur proximité avec le marché. C’est l’un des constats qu’ont fait les grands
groupes hi-tech chinois mobilisés par le premier ministre Li Keqiang
en 2014 autour de l’initiative Internet Plus, qui vise à intégrer l’internet
mobile, le cloud, le big data et Г « internet des objets » avec l’industrie
manufacturière.
Les entreprises engagées dans l’économie numérique sont ainsi amenées
à modifier sensiblement les relations avec les clients d’une part, et en interne
avec les salariés de base d’autre part.
Tel est le cas de Xiaomi qui vend des smartphones à la demande, et
uniquement sur internet, rappelant la formule gagnante de Dell dans les
années 2000. Quarante employés collectent les feed b a cks des clients tous
les jours, et les 8 000 collaborateurs sont habilités à communiquer avec les
1 1 0 millions d’utilisateurs enregistrés (dont 90 millions très actifs sur
Weibo et Wechat) pour le plus grand bénéfice de leur entreprise.

« Internet c’est plus qu’un outil, c’est une nouvelle façon de penser, et
cela implique de respecter les clients. »
Liu De, fondateur’
T3
O
c
rj
Q Il sera intéressant de voir jusqu’où se déploiera ce respect du client par les
grandes marques chinoises, et s’il induira, de manière systémique, celui des
O
(N employés qui assurent le contact direct avec les clients. C’est en tous cas ce
(5) que suggèrent les propos de grands patrons chinois de l’économie
numérique, notamment Jack Ma, le fondateur d’Alibaba.
>-
Q.
O
U
Nous évoquerons bien entendu ces questions à propos des pratiques
^ em p o w erm en t la Partie III.

Ces trois modèles d’entreprise (d a n w ei en restructuration, patriarcale et


multinationale) ont en commun une forte pression sur les collaborateurs, le
plus souvent au détriment de l’épanouissement personnel et familial des

1. http://chloeascencio.com /fr/internet-oblige-les-goupes-chinois-a-renverser-la-pyram ide-


hiérarchique/
La multinationale chinoise ; laboratoire d'hybridation managériale 157

salariés chinois. Par contre elles offrent aujourd’hui aux diplômés de


brillantes possibilités de carrière à l’instar des multinationales occidentales.
Ces dernières continuent d’incarner un modèle attrayant pour les jeunes
Chinois, plus axé sur un management attentif à la réalisation du potentiel
de chacun. Néanmoins, beaucoup de leurs pratiques managériales
nécessitent d’être adaptées aux valeurs, attentes et comportements des
collaborateurs chinois. Dans la partie III qui suit, nous proposons des clés
pour réaliser ces adaptations, et construire un management efficace
d’équipes chinoises.

X5
O
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Û

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P A R T IE I I I

8 CLÉS P O U R M A N A G E R E N C H IN E

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О.
о
и
8 clés pour manager en Chine 161

A vec quels modèles et pratiques de management les entreprises


occidentales abordent-elles la Chine ?
La réponse est évidente : avec des modèles et des pratiques conçus et
optimisés pour des salariés occidentaux, quitte à laisser aux expatriés et
experts en mission le soin de les adapter au contexte local dans leur action
concrète...
Avec la Chine, l’ampleur des décalages culturels rend cette mission très
difficile, et se traduit par la passivité, la faible implication et les tu rn -o ver
très élevés des salariés chinois souvent constatés.
Les expériences et les témoignages des managers occidentaux convergent
en ce sens : ils ont dû réinventer leur management pour être efficaces en
Chine ; notre objectif est d’en tirer les leçons dans cet ouvrage.
Les besoins formulés par un groupe de managers français' donnent une
idée assez claire des questions qui s’imposent à eux :
• Comment obtenir plus de fe ed b a c k de mes collaborateurs chinois ?
Ils d isen t toujours « o u i » m êm e s ils p e n se n t « non », e t n osent ja m a is ém ettre
u ne opinion en réunion.
Ils m e tie n n e n t à p ein e in fo rm é des problèm es — ils les cachent souvent.
Ils n a p p o rten t p a s de va leu r ajoutée n i de créativité. Ils se b o rn en t à obéir, à
suivre les instructions.
• Comment motiver mes collaborateurs chinois ?
Q u est-ce q u i les f a i t travailler ? Q u ’a tten d en t-ils d ’u n m anager ê C o m m e n t
im a g in en t-ils leur a v en ir ?
X5
O
c Ils é v ite n t toujours de m e répondre su r ces questions !
Û
• Comment rendre mes managers chinois plus autonomes. Comment
faire en sorte qu’ils prennent plus leurs responsabilités ? (y compris au-
sz
delà des limites strictes de leur fiche de poste).
O)
>-
P ourquoi veulent-ils toujours q u e j e fasse leu r tra va il e t p re n n e les décisions h
Q.
O
U
leur place ? C o m m e n t les a m en er h se com porter co m m e de vrais managers et
non com m e des laoban^ ?
• Comment valider la pertinence de mon management ? Et trouver de
nouvelles pratiques pour augmenter l’efficacité ?
A i-je raison d ’être p lu s d ir e c tif q u ’e n France e t de p ren d re seul les décisions ê
A i-je raison d ’in te rve n ir p a r to u t à leur place — e t de m icro-m anager ê

û 1. Témoignage typique recueilli lors d’une de nos formations « Manager une équipe chinoise ».
© 2. laoban : patron, ou petit chef.
62 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

• Comprendre pourquoi mes collaborateurs chinois ont du mal à respecter


un planning.
A i-je raison de ne p a s croire ce q u ils ajjßrmenty de m ettre la pression e t u n
contrôle étro it su r eu x ?
• Comprendre pourquoi il est si difficile à mes collaborateurs chinois de
reconnaitre qu’ils ont fait une erreur.
Q u a n d j e supervise u n m anager chinois, i l refuse d ’a d m ettre q u i l rencontre
des problèm es, e t il a g it com m e si to u t é ta it p a rfa it.
I l ne veu t p a s suivre mes suggestions e t « cache la copie »
• Obtenir que mes collaborateurs chinois partagent les informations, et
développent un véritable esprit d’équipe.
Ils refusent de bouger si ce n e st p a s écrit sur la fic h e de poste.
Ils f o n t leur travail, chacun dans son coin sans s’intéresser à ce que f o n t les
autres.
Les réponses à cet ensemble de questions tiennent schématiquement en
8 clés :
1 . Comment gérer les ressources humaines chinoises : les clés de la
motivation et de la fidélisation.
2 . Comment réussir la relation managériale : les clés de l’engagement et
du leadership.
3. Comment gérer une équipe chinoise : les clés de l’appartenance et de
la coopération.
O
T3 4. Comment acclimater Y em p o w erm en t au contexte chinois : les clés de la
crj responsabilisation.
Q
O 5. Comment obtenir l’expression des salariés chinois : les clés de la
fN participation.
@
DI
6 . Comment bénéficier de l’efficacité chinoise : les clés de la Voie du
's_
Milieu.
O
D.

(J 7. Comment gérer des projets en Chine : les clés du mode-projet.


8 . Comment assurer le contrôle : les clés du reporting et de l’évaluation.
Les deux premières (GRH et relation managériale) présentent le socle
commun : les principaux leviers de motivation qui concourent à
l’implication des salariés chinois et répondent à leurs attentes.
Les six suivantes visent l’adaptation des pratiques courantes des
entreprises internationales au contexte culturel chinois.
__________C h a p itr e 1 4 __________
COMMENT GÉRER LES RESSOURCES HUMAINES
CHINOISES

Les clés de la motivation et de la fidélisation

L a prise en compte des motivations des collaborateurs est au cœur de


l’idée même de management.
Comment aligner au mieux les aspirations et les « moteurs d’action »
personnels des membres d’une équipe avec les intérêts et les stratégies de
l’entreprise ? Question essentielle dès lors qu’on n’est plus dans un contexte de
contrainte absolue de type sweatshop ou « management par la peur », surtout si
l’on souhaite bénéficier, au-delà de la pure et simple exécution des tâches, d’un
véritable engagement de chacun dans ses missions. Voilà une question très à
l’ordre du jour en Chine aujourd’hui, mais avec des ressorts assez différents des
autres régions du monde (même en Asie, comme en Inde ou au Japon).

UN SUJET DE PREDILECTION DES THEORIES OCCIDENTALES


XJ
O
c
rj Depuis 50 ans que ce domaine des motivations est pris en charge par les
û
managers et perfectionné par les experts, de nombreuses théories ont fleuri
- souvent en Amérique du Nord.
sz
Parmi les plus courantes, on connaît la « pyramide de Maslow^ », qui est
O) une modélisation très parlante des besoins humains : depuis les plus
>-
Q.
O « basiques » (faim, soif, sécurité) jusqu’aux plus élevés (réalisation de soi, ou
U
contribution à une œuvre porteuse de sens), en passant par l’appartenance
(soutien et affection obtenus du fait de la participation à un groupe humain),
l’estime des autres et —souvent plus précieuse encore - l’estime de soi.
Une approche similaire a conduit Herzberg^, enquêtes statistiques à
l’appui, à distinguer en contexte professionnel :

1. Maslow Abraham, notamment une édition récente, L ’A ccomplissement de soi : D e la


motivation à la plénitude. Éditions d’Organisation, 2004.
2. Herzberg Frederick, The M otivation to Work, Transaction Publishers, 1993.
64 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

• des facteurs moteurs, qui motivent une personne par la satisfaction


qu ils lui apportent, et qui sont plutôt inhérents à la situation de
travail : d’abord la nature même des tâches, mais aussi les responsabilités
assumées, la reconnaissance et le développement professionnel obtenus,
voire dans les meilleurs cas le sentiment de «se réaliser» ;
• des « facteurs d’hygiène », dont l’importance provient au contraire de
l’insatisfaction qu’ils peuvent procurer s’ils ne sont pas correctement
remplis. En d’autres termes, ce sont les facteurs qui joueront en négatif,
comme sources de frustrations et de mécontentement, mais plus
rarement en positif L’expérience prouve qu’il s’agit surtout de facteurs
d’environnement du travail lui-même : sécurité et statut, conditions
de travail, relations avec les collègues et avec le supérieur hiérarchique,
politique RH et enfin rémunération.
Ce modèle est bien sûr un outil important dans la construction des
politiques RH (et les négociations lors de conflits sociaux), mais il
fournit aussi des critères précieux pour les fonctions courantes de
management.
Des études complémentaires - également faites sur des salariés
occidentaux —ont montré que l’encouragement à l’autonomie favorise la
motivation intrinsèque au travail, tandis que les récompenses ont certes un
effet de stimulation mais ont tendance à détourner de cette motivation
intrinsèque. La prise en considération des collaborateurs comme des
« acteurs » potentiels de la performance de l’entreprise, plutôt que comme
des exécutants passifs ou réagissant aux simples récompenses, est un levier
O
X5
c de plus en plus identifié et utilisé par les groupes internationaux : elle
:d
Û coïncide avec les aspirations des salariés occidentaux à agir et à s’exprimer
O dans leur travail, à réaliser et du même coup « se réaliser ».
(N

@ D’autres théories apportent des éclairages différents, également très


utiles dans la pratique du management, notamment les théories de
5- l’engagement qui mettent l’accent sur divers effets d’entraînement qui
Q.
O
U peuvent faire agir une personne au-delà, voire en-dehors de ses intérêts. Ce
n’est pas le propos de ce livre de les décrire en détail, mais elles sont toutes
au moins en partie liées aux mentalités occidentales.
Mais ce qui apparaît de façon frappante est que ces modèles, et les
pratiques courantes de management qu’on en déduit, sont largement mis
en question en contexte culturel chinois, ce qui révèle au passage leur lien
congénital avec la culture occidentale au sein de laquelle ils ont été établis.
On retrouve pourtant dans l’analyse des logiques et des comportements
chinois, objet de notre Partie I, bon nombre des aspirations et des « moteurs
Comment gérer les ressources humaines chinoises 165

d’action » que présentent ces théories. On les retrouve, mais dans un


arrangement et avec une portée différents : on le voit chez Maslow, et mieux
encore dans les catégories de Herzberg et ses facteurs intrinsèques et
extrinsèques, qui ne se répartissent pas du tout de la même manière en
contexte chinois. De sorte qu’il y a lieu de construire et tester de nouveaux
modèles pour rendre compte de façon réaliste des leviers de motivation
dans les entreprises en Chine.
L’importance du turn-over, dû en particulier aux démissions spontanées,
enregistré (et subi ...) en Chine par les entreprises, tant internationales que
chinoises, ne manque pas d’alerter sur l’importance à accorder à ces
questions. Questions qui ne sont pas simples à cerner, du fait du mode
indirect d’expression des Chinois, gens particulièrement discrets sur des
sujets aussi personnels : il faut des conditions très spécifiques de mise en
confiance', pour obtenir une expression authentique de leurs perceptions,
motivations et critères de choix.

POURQUOI RESTER, POURQUOI PARTIR ?


Souvent, les Occidentaux confondent la cause et la conséquence d’une
démission. Beaucoup de démissions s’expliquent avant tout par une
déception quant aux perspectives de carrière ou une « mauvaise relation »
avec leur manager (dont on verra les ressorts au chapitre suivant). Mais il est
plus commode pour un Chinois d’invoquer le motif chiffré, indiscutable,
du salaire, plutôt que de devoir formuler des ressentis personnels, des
O
X5
c
déceptions (a fortiori des situations perçues comme plus ou moins
:d
Û humiliantes), qui mettraient en cause l’harmonie et la face des protagonistes.
O Une situation exactement inverse de celle qu’on peut rencontrer en
(N

@ France, lorsque la « logique de l’honneur » peut amener un Français à


minimiser le trop trivial intérêt pécuniaire en mettant en avant des enjeux
5-
Q.
plus nobles.
O
U Convoités par les chasseurs de tête sur un marché marqué par la pénurie
de talents, les cols blancs chinois n’hésitent pas à changer d’entreprise, et à
cette occasion, n’ont guère de difficulté à augmenter leur rémunération.
Mais derrière le motif affiché, qui sera souvent l’argent, c’est l’appétit de
promotion, l’existence d’un plafond de verre ou l’absence de perspectives

1. D ans le cas de notre étude, une relation personnelle de gu an xi établie avec un nom bre
représentatif de collaborateurs chinois salariés d ’entreprises internationales dans toutes les
villes de premier rang.
66 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

d’évolution suffisamment rapides qui motive bon nombre de ces


démissions.
Démissions qui concourent au turn-over très élevé prévalant en Chine et
qui constitue un défi pour la gestion des ressources humaines.
En surestimant le facteur salaire, les entreprises occidentales risqueraient
de négliger les multiples sources d’insatisfactions que peuvent présenter, au
regard des logiques des collaborateurs chinois, les modes habituels inter­
nationaux ou français de gestion des carrières et de management.
Les facteurs de rétention des cols blancs chinois peuvent être regroupés
en quatre grands enjeux :
• Rémunération équitable : c’est-à-dire en phase avec la croissance des
salaires, tenant compte de la rareté d’un profil, et surtout évoluant selon
la performance du collaborateur.
• Perspectives de carrière formalisées : les promesses ne suffisent pas, il est
attendu de l’entreprise quelle s’engage à développer son collaborateur et
lui propose dès la phase du recrutement un plan de carrière comportant
des étapes délimitées et courtes.
• Développement du potentiel et offres de formations : la formation
professionnelle est très demandée en Chine, notamment les MBA. Elle
s’inscrit dans le déroulement des programmes de développement et doit
aussi déboucher sur des évolutions de carrière.

TO 3 • Relation managériale : le style de management et la relation individuelle


c=J avec le hiérarchique souhaités par les collaborateurs chinois seront
Û analysés dans leurs ressorts particuliers au chapitre suivant.
O
CM

@
UNE RÉMUNÉRATION ÉQUITABLE
>-
Q.
O
U Même si l’argent ne doit pas masquer tous les autres enjeux, la gestion
des rémunérations et leur juste évaluation sont bien sûr très importants en
Chine. Il est essentiel de demeurer à l’écoute des évolutions rapides du
marché de l’emploi et de faire preuve de réactivité pour ne pas risquer de
perdre les talents de l’entreprise. En effet, les Chinois sont destinés à porter
un lourd fardeau (leurs deux parents mais aussi les quatre grands parents) et
doivent pouvoir commencer rapidement à épargner. Si les augmentations
de salaires tardent à arriver, les collaborateurs chinois ont tendance à
l’interpréter comme le signe qu’il est temps de démissionner.
Comment gérer les ressources humaines chinoises 167

Les évolutions des salaires et les taux de turn-over témoignent de façon


saisissante de l’impatience et de l’effervescence qui marque la situation de
l’emploi en Chine. En 2 0 1 2 \ la Chine a connu une augmentation moyenne
des salaires de 9 % accompagnée d’un taux de turn-over àç: 19 %.
Du fait de leur développement plus récent et rapide, les villes de deuxième
rang connaissent des taux plus élevés : à Chongqing et Nanjing, le turn-over
atteignait respectivement 22,3 % et 19,4 %.
En 2013, dans le sillage de la crise, le taux de croissance national des
salaires a diminué, atteignant encore 8,5 %, de même que le turn-over :
14,3 avec des pics dans les secteurs de la distribution et surtout du
e-commerce (30 %), des high-tech (23 %), et des biens de consommation
(19%).
Le pourcentage moyen d’augmentation des salaires entre 2013 et 2014
au niveau national est demeuré stable à 9 %. Il est de près de 1 0 % dans les
villes de V rang - Pékin, Shanghai, Guangzhou et Shenzhen - et de 1 1 %
dans les villes de 2 ^ rang - Wuhan, Chengdu, Tianjin, Chongqing,
Kunming, Shenyang et Hangzhou.

INCITER À D\ PERFORMANCE
Les rémunérations individualisées et intégrant une part variable
dépendant de la performance sont devenues très courantes dans les pays
occidentaux. Elles sont toutefois loin d’être généralisées, même dans les
T3
fonctions qui s’y prêtent bien, et l’ampleur de la part variable est
o
c
rj extrêmement diverse d’une entreprise à une autre.
Q Ces systèmes se sont développés à des rythmes très différents, avec des
résistances, notamment dans certaines cultures, comme la culture française,
moins prêtes à la diversification individuelle des rémunérations.
x:
En contexte culturel chinois, la situation est radicalement inverse. La
>-
Q.
O revendication d’équité est très forte, et s’oppose nettement aux principes
U occidentaux d’égalité formelle. Elle s’accompagne d’un rejet de l’arbitraire
ou du flou subjectif qui prévalaient dans les entreprises d’État {danweî) et
qui subsistent dans la plupart des PME chinoises. Il y a désormais en Chine,
dans ce climat, une forte demande de systèmes de rémunération à la
performance, ancrés sur des indicateurs objectifs.

1. http://w w w .aon.com /apac/hum an-resources/thought-leadership/asia-connect/ 2013-mar/


m agnetic-talent.jsp (a survey am ong a large panel o f foreign com panies).
2. B y A on H ew itt firm , 2013 survey.
68 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

On observe donc une réelle adéquation entre les attentes des collaborateurs
chinois de la jeune génération et les exigences de performance des entreprises
modernes. Alors qu en France les indicateurs de performances sont parfois
considérés avec distance, ils sont pris très aux sérieux par les Chinois car ils
mettent fin au favoritisme. La « gestion par les hommes » confucéenne est
maintenant considérée comme injuste tandis que la « gestion par les règles »
est plébiscitée par une partie de la jeune génération pour la reconnaissance
équitable des efforts et des mérites qu elle instaure.

Comme les perspectives de promotion, la rémunération focalise tout


particulièrement ces nouvelles attentes. Malgré des efforts notables, les
entreprises occidentales en Chine ont encore du mal à y répondre
pleinement. Souvent, la part variable de la rémunération n’est pas assez
développée dans les entreprises françaises qui restent marquées par le souci
égalitariste de leur culture d’origine, et ne marquent pas de façon assez
évidente aux yeux des salariés chinois le lien entre performance et
récompense. Les salariés chinois se plaignent notamment que le bonus n’est
pas assez systématique en cas de bons résultats de leur travail, ce qui est
démotivant à leurs yeux et leur donne envie d’aller voir la concurrence.
Si les politiques occidentales de rémunération à la performance sont
ainsi, dans leur principe, bien en ligne avec les attentes des salariés chinois,
des adaptations peuvent néanmoins être réalisées pour affiner ces pratiques,
notamment :
• augmenter la part variable de la rémunération ;
O
T3
c
• trouver l’équilibre entre équité et différentiation ;
rj
Q • évaluer et récompenser la performance plus souvent qu’en Occident ;
• fractionner le bonus annuel en plusieurs primes au long de l’année.
Nous allons commenter et approfondir ces quatre points.
a.
O
(J
Augm enter la part variable de la rém unération
Le groupe suisse Buhler a mis en place un système de classement des
postes pour toutes ses business units en Chine, ce qui permet de faciliter la
mobilité des salariés au sein du groupe. Les salaires sont fondés sur le
principe de « l’égalité interne » et de la « compétitivité externe »’, ce qui
signifie que deux employés de compétences égales seront dans la même

1. CH-ina, Swisscham, Swiss Center Shanghai, Business Network Switzerland, op. cit.
Comment gérer les ressources humaines chinoises 169

gamme (range) de salaires mais avec des différences de rémunérations


dépendant de leurs performances individuelles.
Christian Herrault, DG adjoint au sein du groupe Lafarge explique la
politique de rémunération de ses filiales chinoises :

« La Chine [au sein du groupe Lafarge] est le premier pays à avoir


introduit des bonus jusqu’en bas de l’échelle des salaires. Ainsi, en Chine,
tout le monde a chez nous une part variable. »'

Équité mais aussi différenciation !


On touche particulièrement dans ce domaine sensible des rémunérations
aux paradoxes souvent déconcertants que présente la situation chinoise aux
acteurs occidentaux. Comment concilier la demande des nouvelles
générations de règles claires et identiques pour tous avec la réticence
chinoise, confucéenne et profondément enracinée, à établir des règles
uniformes, et la préférence pour l’ajustement aux situations particulières ?
Quand on les interroge sur le niveau des rémunérations en Chine, les
professionnels des ressources humaines s’accordent sur ce point : il est
nécessaire de sortir du cadre de référence occidental car, en Chine, il n’y a
pas de règle absolue, pas de grille de salaire établie une fois pour toutes.
S’en tenir à la grille de salaires établie par son groupe pour le monde
entier, c’est s’exposer à être victime des comparaisons permanentes que
pratiquent des salariés chinois qui s’informent régulièrement des
O
T3
c opportunités d’emploi au sein d’entreprises comparables.
rj
Q Il existe certes une demande de règles identiques pour tous, mais le
contexte de pénurie de talents oblige la DRH à différencier et favoriser
@ Ü certaines catégories de salariés plus exposées à la « guerre des talents ». Elle
SI
DI doit aussi repérer individuellement les personnes-clés qu’il ne faut pas
perdre et leur donner plus de bonus et d’augmentations de salaires qu’aux
O
Q.

U autres en essayant de garder le secret..., ce qui est quasi illusoire car les
Chinois parlent ouvertement de leur salaire entre eux !
Les responsables des ressources humaines doivent ainsi prendre en
compte la situation particulière du recrutement : la difficulté à recruter telle
personne, sa rareté sur le marché, l’état de la concurrence et le risque de
perdre la personne. Etant donné la surchauffe et l’hétérogénéité du marché

3
Û 1. D ’Iribarne Philippe et Herrault Christian, « Gérer en Chine : tnvcç. guanxi et bureaucratie
© céleste », op. cit.
70 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

de l’emploi, un benchmarking comx^im des salaires est essentiel pour ajuster


les rémunérations au niveau du marché des entreprises occidentales
(notamment américaines) pour chaque type de poste.
Les cadres chinois sont par ailleurs sensibles aux avantages que
comportent certains plans de fidélisation qui, au-delà de leurs enjeux
matériels, sont hautement porteurs de face : voiture de fonction,
remboursement des frais de transport, adhésion à un club.

Évaluer et récom penser la perform ance


plus souvent qu'en O ccident
Traditionnellement, les ouvriers chinois reçoivent leur bonus annuel
juste avant le Nouvel An lunaire, appelé aussi fête du Printemps ^
^ chunjie. Du coup, ce « treizième mois » est souvent appelé le bonus de
chunjie. Ancré dans les antiques cycles agraires, ce nouveau départ de la
nature est aussi volontiers choisi en termes professionnels : c’est la période-
clé du turn-over ! Les salariés chinois ont tendance à quitter l’entreprise
après le congé s’ils sont insatisfaits ou si une opportunité de travail plus
proche de leur province d’origine ou mieux rémunérée se présente.
L’évaluation annuelle pratiquée par une majorité des entreprises
occidentales aura avantage à se caler sur ce cycle. Mais elle n’est pas suffisante
pour répondre à la situation du marché de l’emploi en Chine et à l’appétit
d’évaluations et de promotions des jeunes générations éduquées. Les étapes-
clés de la GRH doivent donc être organisées au moins deux fois par an en
Chine pour éviter que les « talents » ne démissionnent dans l’intervalle.
O
T3
crj
Q « Les salaires doivent être fréquemment révisés à la hausse. Pour les
profils rares : experts techniques (high-tech, bio-tech), technico-
commerciaux {sales engineer), personnes très qualifiés en marketing, retail
xC:T (e-commerce surtout) et managers expérimentés), il faut augmenter les
>- salaires deux fois par an ou plus, sinon les talents partent. »
O
Q.

U
Un DRH en Chine

Fractionner les primes


La réponse de certaines entreprises occidentales au besoin de
reconnaissance et de récompense des collaborateurs chinois et au turn-over
élevé est donc d’étaler la rémunération variable tout au long de l’année pour
maintenir les salariés « en haleine ». On pourra par exemple établir :
• un plan de performance individuelle (semestriel) ;
Comment gérer les ressources humaines chinoises 171

• un plan de performance d’équipe (semestriel) ;


• une participation aux bénéfices (trimestrielle) ;
• un bonus spécial de reconnaissance (semestriel) ;
• un plan d’incitation global (trimestriel) ;
• une prime sur les ventes (mensuelle) ;
• un bonus de fin de projet (selon achèvement) ;
• un bonus du nouvel an (annuel).
Par ailleurs, de nombreuses entreprises offrent des récompenses pour la
fidélité à partir de 10 ans, voire 5 ans de carrière dans le groupe : ces systèmes
de bonus différé peuvent s’intituler par exemple « long-time service awards ».
Enfin, les plans de retraites complémentaires deviennent de plus en plus
importants du fait du vieillissement de la population, mais il faut
reconnaître que les plus jeunes y sont moins sensibles que les seniors. Les
fonds de logement complémentaires connaissent également une croissance
car pour les cols blancs chinois l’acquisition d’un logement constitue la
grande priorité.

LE LEVIER DE LA RECONNAISSANCE ET DES PROMOTIONS


Reconnaître et valoriser les personnes et leurs succès

Le besoin de reconnaissance est, sans surprise, un point très important de


O
X5 la mentalité chinoise. Il peut bien sûr être satisfait par des récompenses
c
:d
Û financières ponctuelles mais aussi par des paroles de félicitation en public,
dont l’effet est très puissant dans une « culture de face », ou l’accession à des
formations ou à des échelons de carrière.
@ Ü
La gratification, quelle qu’en soit la forme (soutien, quitus, feedback,
5-
Q.
gratification), est importante au moment où la personne vient d’atteindre
O
U ses objectifs, et quelle va s’engager sur l’action suivante. Ce type de
reconnaissance, courante et sans pudeur aux Etats-Unis par exemple, plus
rare dans la tradition et le style français, ne doit surtout pas être négligée en
contexte chinois.
Si le manager ne donne pas de feedback quand il est satisfait, le besoin de
reconnaissance va se manifester sous des formes détournées, qui seront
souvent l’évitement, le désengagement, et finalement la démission. On
retrouve ici l’importance de l’action et de l’attitude du manager dans la
motivation du collaborateur.
72 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

Aux yeux des jeunes Chinois, l’attrait des entreprises américaines réside
pour beaucoup dans le savoir-faire de celles-ci pour reconnaître et valoriser
la performance. Cet excellent stimulant est au demeurant abondamment
utilisé dans les multinationales chinoises (« employé du mois », « empreintes
de pieds » chez Haier, bonus, etc.).
Il est donc indispensable d’organiser la reconnaissance des succès {success
awards) dans l’entreprise, à travers la communication interne et l’action de
la direction des ressources humaines : on peut par exemple citer les succès
sur l’intranet, afficher les performances individuelles et collectives, etc.
Le « challenge des RH en Chine » s’est résumé pendant les premières
décennies du boom chinois à « augmenter les salaires et les bonus ». Certains
groupes américains n’hésitaient pas à offrir à leurs cadres dirigeants des
appartements et des salaires exorbitants. Mais de plus en plus d’entreprises
et de managers occidentaux réussissent à manager efficacement leurs
collaborateurs de valeur sans entrer dans la spirale infernale des
récompenses : ils considèrent la délégation, la formation et la montée en
compétences et en responsabilités comme des clés efficaces d’un turn-over
réduit et d’un haut niveau de performance.
Encore une fois, les enquêtes RH le confirment : l’argent n’est plus depuis
longtemps l’unique facteur qui pousse les cols blancs chinois à changer
d’entreprise. Et un salaire compétitif n’est plus le seul levier d’attractivité
des postes.
La génération Y, notamment, se préoccupe encore plus des perspectives
et des opportunités de carrière que des rémunérations. C’est quelle est
O
X5
c confrontée au chômage massif des jeunes diplômés, et cherche avant toute
Û chose à s’insérer sur le marché de l’emploi. La promesse d’un développement
de carrière rapide est ainsi très alléchante même si la rémunération est
en-dessous du niveau du marché.
x:
DI Quant à la génération X, l’intérêt du poste devient de plus en plus
>-
Q. important pour elle, et un niveau de responsabilité important peut
O
U
compenser un salaire un peu décevant. Mais pas trop longtemps...

« La carrière avant tout »


Poussés par la culture confucéenne de l’excellence et les espoirs de leurs
parents, les jeunes Chinois veulent réussir socialement, faire carrière, s’élever
dans l’échelle sociale. Pour cela, ils sont prêts à étudier, travailler beaucoup,
suivre des formations professionnelles pour s’améliorer, y compris à l’étranger,
et pour accéder à des postes de management, ou créer leur propre entreprise.
Comment gérer les ressources humaines chinoises 173

L’entreprise est donc jugée sur sa capacité à proposer des plans de carrière
attrayants et de nombreuses opportunités de formations. Nombre d’entre
eux veulent devenir managers plutôt pour le statut social que ce titre procure
que par vocation spécifique, d’où le succès des MBA.
D’après nos enquêtes, les collaborateurs chinois expriment souvent une
perception pessimiste de leur futur dans l’entreprise française qui les
emploie. Certes ils reconnaissent l’attrait d’un style de management moins
directif et plus axé sur l’individu, une certaine liberté de parole, de
l’autonomie. Ils apprécient le respect des droits salariés et l’attention portée
à l’équilibre de la vie privée et professionnelle. Les entreprises françaises
engagées dans des politiques ambitieuses de développement des talents
attirent aussi les jeunes diplômés. Néanmoins, un réel sentiment de blocage
se fait sentir, souvent exprimé par une formule-choc : « Il est impossible de
devenir numéro un dans une entreprise française ».
De fait, les sociétés françaises manquent de confiance dans les capacités
d’un manager chinois :

« Si je n’avais pas fait d’efforts pour “devenir” un Français culturellement,


“transformer” mes pensées en pensées françaises et intégrer les valeurs
françaises [...] je n’aurai jamais pu gagner la confiance totale de mon milieu
professionnel »'.

On peut se demander si la raison n’est pas à chercher dans le modèle


français d’intégration - ou plutôt d’assimilation - des étrangers et des
O
T3 immigrants, et le credo universaliste de la culture française toujours présent
crj
Q en toile de fond.
La persistance de plafonds de verre (tels que les postes éternellement
(y) ^
occupés par des expatriés ou des experts en mission) est particulièrement
démotivante, d’où le nouvel attrait des grands groupes chinois qui se
>- donnent les moyens financiers d’attirer des talents précédemment
O
Q.

U
formés dans des entreprises étrangères. Seule la moitié des 37 groupes
du CAC 40 présents en Chine ont nommé au moins une fois un
président ou un directeur général chinois ou d’origine chinoise. Cette
tendance amorcée en 2004, souvent dans le cadre joint-ventures, s’est
cependant accélérée à partir de 2010 (Alstom, Axa, Pernod-Ricard,
Airbus, EDF, Schneider, Essilor...). Par contraste, les groupes
3 américains avaient commencé la « localisation » des postes dirigeants
3O3I
c3
Û
© 1 . Li Chunyuan, Réussir sur le marché chinois, Eyrolles, 2015.
74 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

dès les années 1 9 8 0 et plus en profondeur. En nommant, il est vrai,


essentiellement des A B C {American Born Chinese), des Overseas Chinese
(Singapouriens par exemple), des Hongkongais et des Taïwanais, ce qui
relativise la portée du principe.
La capacité d’une entreprise à répondre à ces attentes d’une carrière la
plus rapide possible est justement le critère le plus important pour gagner
leur confiance. L’existence d’échelles de carrière et la visibilité de l’avenir
professionnel sont les éléments essentiels d’une politique des RH
motivante en Chine car il est crucial de donner aux salariés confiance
dans leur avenir au sein de l’entreprise. Un salarié chinois illustre sa vision
sur ce point :

« Il faut présenter un plan de carrière bien détaillé. Par exemple : “En


deux ans, vous pouvez arriver à tel niveau”. Et donner des responsabilités
aux gens. Par exemple : “Dans trois ans, vous pourrez manager une petite
équipe, et une plus grande équipe trois ans après” ».'

Plus vite plus haut !


Les entreprises internationales sont parfois surprises par les rythmes
extrêmement rapides des débuts de carrières aujourd’hui en Chine, et par
l’impatience de la nouvelle génération. Le D RH d’une société internationale
de logistique dont le siège est à Shanghai se voit ainsi demander : « Au bout
de combien de temps vos nouvelles recrues les plus méritantes peuvent-elles
espérer leur première grande promotion ? ». Il répond que le « management
O
T3
c
rj training program fo r new graduates » est de 2 ans. Un peu long lorsqu’on sait
Q qu’à Shanghai la fidélité moyenne d’un manager est de 18 mois...
O
fN
@ « La politique de fidélisation commence dès l’embauche par la nécessité
DI
's_
de manager les attentes. Beaucoup de collaborateurs chinois déclarent
O
D. vouloir devenir président du groupe en peu de temps. Ceux-là sont
(J
impossibles à retenir. »^
Steve Schneider, ex-General Electric Chine

Et, bien entendu, le haut degré d’émulation qui entoure ces questions de
développement de carrière, avec leurs enjeux de face, augmente encore la
susceptibilité et la tension des jeunes diplômés chinois :

1. Ascencio Chloé, op. cit.


2. Fernandez Juan and Underwood Laurie, op. cit.
Comment gérer les ressources humaines chinoises 17 5

« Puisque les relations sont très importantes, chaque fois que Гоп promeut
quelqu’un, la face est en jeu. Nous risquons de perdre les autres. D’une certaine
manière, les gens se mesurent les uns aux autres, ce qui est culturellement
logique ici, d’autant plus que le marché est extrêmement compétitif »'
Paolo Gasparinni, ex-PDG de l’Oréal Chine

« La réaction typique d’un Chinois est ; comment puis-je affronter mes


amis qui sont tous directeurs si je ne suis que manager ? Nous sommes allés
dans la même université et je travaille aussi dur qu’eux.
Huang, consultant chez Bearing Point

LES CHINOISES ONT CASSE LE PLAFOND DE VERRE DU GENRE


Une étude^ révèle que 51 % des postes de senior management en Chine
sont occupés par des femmes contre 2 5 % en Europe, et 2 1 % en Amérique
du Nord. C’est le plus fort taux au monde, et il a doublé en un an !
Traditionnellement, les cinq fonctions occupées par des cadres dirigeantes
sont la direction financière (31 %), la DRH (30 %), le contrôle de gestion
(14 %), la direction marketing (13 %) et la direction des ventes (13 %). On
peut s’étonner qu’une culture paternaliste obtienne la médaille d’or de
l’égalité hommes-femmes. En fait l’explication est aussi culturelle : la fille
unique doit réussir aussi bien qu’un fils (et souvent mieux) pour assumer
son devoir filiaE. La femme chinoise est d’ailleurs aussi une entrepreneuse
puisqu’une grande proportion de PME est fondée et dirigée par des femmes.
O
T3 Le dilemme de la mère qui travaille est résolu en Chine puisque les grands-
c
D
Û parents ou la nounou sont à domicile pour s’occuper de l’enfant. Elle
poursuit ses ambitions et grimpe l’échelle sociale sans avoir besoin de quotas
pour occuper les comités de direction... En chine, la « bonne mère »
travaille à plein temps et réussit.
5- Offrir de bonnes opportunités de carrière, c’est aussi permettre au
Q.
O diplômé chinois d’obtenir un titre qui affiche « une très bonne position
(J
sociale ». Mais souvent cela implique d’acquérir le statut de manager, de

1 . Ibid.
2. Ibid.
3. Grant Thornton firm, 2013 survey « Women in senior management: setting the stage for
growth ».
4. Voir A story ofDulalds Promotion f tííÍ Í Í Í ^ I R íB , une série télévisée de 2011 qui raconte
l’ascension fulgurante d’une jeune Chinoise ambitieuse dans une entreprise américaine à
Shanghai http://www.viki.com/tv/4512c-a-story-of-lalas-promotion.
76 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

chef, de laoban. Or, si un grand nombre de salariés chinois y aspirent, ils


n en ont bien sûr pas tous les capacités. Dans ce climat, il n’est pas toujours
aisé de « manager les ambitions » sans décevoir !

QUE FAIRE?
1. Valoriser le rôle du D R H ; il est absolument stratégique, en Chine
plus encore qu ailleurs. C’est donc une fonction qui doit être elle-
même valorisée et valorisante.
2 . Rendre les prom otions structurées et prévisibles : ce qui implique
non seulement de définir responsabilités et descriptions de postes
mais aussi de les rendre publiques et transparentes.
3. Concevoir des plans de carrière com portant beaucoup de petites
étapes très structurées. Il ne s’agit pas pour autant de créer des titres
et des libellés de fonctions vides de sens : ils doivent comporter
chaque fois effectivement plus de responsabilité, de rémunération
et d’autorité. Par exemple :
- sales associate ;
- senior sales representative ;
- sales specialist ;
- sales supervisor ;
- assistant sales manager ;
- sales manager.
O
X5
c
Û 4. Jo u er sur l’intitulé des postes. Ainsi, pour fidéliser les bons
O ingénieurs qui n’ont pas la fibre managériale, le groupe suisse Geberit
rsl
(5) a créé une échelle de carrière motivante qui va de « ingénieur junior »
jusqu’à « expert technique »’. Les cinq niveaux correspondent à des
>- rémunérations différentes et présentent des intitulés valorisants
O
Q.

U qui évitent que tous les ingénieurs veuillent devenir « manager »


uniquement pour des raisons de face : statut et salaire.
5. Faire du people development un K P I : la responsabilité de
développer les compétences de ses collaborateurs doit être prise au
sérieux par les managers chinois. Il faut donc l’objectiver au même
titre que les « Key Performance Indicators » opérationnels.
113=

1. CH-ina, Swisscham, Swiss Center Shanghai, Business Network Switzerland, op. cit.
Comment gérer les ressources humaines chinoises 177

6. Concevoir des plans de form ation individualisés : c’est un rôle du


DRH en partenariat avec le manager direct.

7 . Identifier les hauts potentiels{people review) : pas uniquement


sur des critères occidentaux qui trouvent leurs limites en Chine
(assertivité, vision, etc.)

8 . Mettre en place des program m es de développem ent de ces


hauts potentiels. Les formations internes au management doivent
déboucher sur un parcours d’avancement avec des critères de
promotion clairs, transparents.

9 . M ener des entretiens de suivi au m oins biannuels avec chaque


salarié pour évoquer et préparer la gestion de sa carrière.

10. Recruter en interne : chaque fois que cela est possible, le


recrutement des talents au sein de l’entreprise atteste la réalité des
perspectives de développement.

1 1 . Com m encer la form ation dès la période d’essai pour les nouvelles
recrues : ils en auront un grand besoin pour combler les lacunes
du système éducatif et développer plus rapidement l’autonomie,
l’initiative et l’assertivité.

12 . Organiser le m entoring des jeunes managers : il est impératif


de mettre en place un système de mentorat, si possible assuré par
O
X5
c des managers expérimentés distincts des managers directs afin de
Û réduire la pression et les enjeux de face.

1 3 . D évelopper les «sofi skills » {2essç,n\Y\ié, feedback et compétence


(G) 2
interculturelle) de tous les collaborateurs chinois : ce type de
SI
DI
'i_ formation a un effet décisif et immédiat pour faciliter le travail au
Q.
O quotidien et stimuler la capacité et la motivation à coopérer. Dans
U
une entreprise occidentale en Chine, tous les employés devraient en
bénéficier, pour réduire l’effet des décalages culturels.

1 4 . Organiser la m obilité internationale des managers chinois.


Dans un objectif de localisation des postes de direction, de plus en
plus de groupes occidentaux envoient leurs hauts potentiels chinois
en formation de longue durée au siège en Europe ou aux Etats-Unis.
Ces programmes sont parfois très structurés et systématiques, mais
Û
© es-
78 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

le plus souvent très occasionnels. Parfois, un vrai poste est


confié à l’expatrié chinois. L’objectif de ces global assignments est
l’acculturation par contact avec la culture d’origine du groupe et sa
culture corporate. L’idée est aussi qu’ils créent des liens, « se fassent
un réseau » et acquièrent une « visibilité » auprès des dirigeants du
groupe. C’est souvent une partie difficile du challenge, car les hauts
potentiels chinois sont souvent perçus par leurs homologues français
comme « manquant de charisme » et « manquant de vision ».
1 5 . Accom pagner l’expatriation des managers chinois en France.
Sans cela, le risque d’échec est particulièrement élevé en raison de
la pression de réussite très forte qui s’exerce sur le collaborateur
chinois et de ses éventuelles —et presque inévitables —difficultés
d’adaptation à la culture française. C’est pourquoi, il est absolument
essentiel de :
- former les équipes d’accueil à la culture chinoise ;
- prévoir du coaching individuel pour accompagner le choc
culturel, faciliter l’insertion et le développement du potentiel.
16 . Siniser le com ité de direction : briser le plafond de verre. L’entrée
de managers chinois au comité administre la preuve, aux yeux des
jeunes cadres de valeur que les perspectives de carrière ne sont pas
limitées. Elle permet aussi une sensibilité affinée de la direction aux
perceptions et comportements des salariés et de l’environnement
O
T3
c:d chinois.
a
O
(N

5-
O
Q.
U
______________ C h a p i t r e 1 5 _______________

COMMENT RÉUSSIR LA RELATION MANAGÉRIALE

Les clés de l'engagement et du leadership

i tous ces éléments de GRH que nous venons d’analyser sont autant de
S facteurs importants de l’implication des salariés dans les entreprises en
Chine, c’est bien la relation managériale qui en est la colonne vertébrale :
c’est le grand enjeu, tout particulièrement en Chine où la relation humaine
est première.
C’est qu’on est ici au point central du fonctionnement humain d’une
entreprise : celui de l’exercice de l’autorité hiérarchique par laquelle passe et se
démultiplie la délégation des tâches à réaliser, la fixation et le suivi des objectifs,
les formes et le style du contrôle exercé, le soutien et le perfectionnement des
subordonnés. Un ensemble de rôles et d’interactions complexes, qui se jouent
avec une grande variété possible de styles et de positionnements dans cette
relation de coopération très particulière, inégalitaire par définition, qu’est la
relation hiérarchique. Indéniablement un domaine hautement culturel...
Avec des questions évidemment essentielles pour le chef comme pour le
O
T3
c subordonné : Qu’est-ce qui est délégué (des tâches, des objectifs, ou des
rj
Q missions ?), et dans quels termes ? Comment est-ce contrôlé ? Quelle
reconnaissance donne-t-on aux résultats obtenus, aux réussites et aux
(G) 2 erreurs, quelles gratifications ou sanctions ? Qui décide, et comment ?
DI Doit-on appliquer à la lettre ? Peut-on en discuter ? etc.
's_
O
D. Or, avec des salariés chinois, toutes ces questions tendent à converger
(J
vers la relation managériale - une relation de personne à personne
particulièrement impliquante pour eux. Tout ce que nous avons décrit en
Partie II montre la charge d’investissement, d’implication personnelle,
d’attentes, dont cette relation est porteuse dans une culture où le modèle
fondamental de fonctionnement social est celui de la famille.
Lorsqu’une entreprise internationale s’implante en Chine, lorsqu’un
cadre dirigeant, un expert ou un manager occidental y est nommé, ils
arrivent avec en tête et dans leurs expériences antérieures des habitudes et
des évidences très différentes concernant cette relation managériale. Au-delà
80 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

de la variété des modes d’organisation, des styles de management et bien sûr


de chaque personnalité individuelle, qu’on peut observer en contexte
occidental, on y trouve rarement le type d’enjeu et d’implication qu’on
rencontre constamment en Chine.
Pour bien saisir les effets de ces différences et des adaptations qu’elles
exigent pour assurer des fonctionnements productifs et harmonieux dans
les entreprises internationales implantées en Chine, il faut sans doute
d’abord clarifier la place que la relation managériale occupe en général dans
les organisations occidentales : comment elle concourt à assurer la
délégation et l’encadrement, enjeux-clés de toute organisation humaine.

CADRAGE PAR LES RÈGLES, CADRAGE PAR LES HOMMES


Au fond, qu’est-ce que l’organisation et le management ? Il s’agit avant
tout de confier des tâches et des missions, et en même temps de cadrer et
coordonner l’action des subordonnés à qui on les a déléguées^ C’est difficile
à réussir : il y faut de la rigueur et de la souplesse. Et c’est de la qualité du
dosage, de son adéquation aux situations et aux personnes, que va dépendre
l’efficience et la performance de l’entreprise.
Pour assurer ce « cadrage », cette mise en cohérence, les entreprises
modernes occidentales combinent trois leviers : les règles, les incitations, et
la relation managériale.
Les entreprises chinoises, on l’a vu dans la Partie II, n’en utilisent que
deux : les incitations et surtout la relation managériale, donnant à cette
O
T3
c
dernière une importance (et une sensibilité dans ses effets) toute particulière.
Q Parfois aussi, comme on l’a vu avec le modèle de Haier ou dans des entreprises
O (notamment taïwanaises) imposant une discipline quasi-militaire, elles utilisent
fN
une formule diamétralement opposée : seulement les règles et les incitations.
CT Mais, dans ce cas, la relation managériale est délibérément évacuée, et la notion
de management s’efface derrière un pur et simple paramétrage de la GRH.
O
Q.

U En-dehors de cette option particulière, comment se distinguent ces


modes de cadrage occidental et chinois, et quels en sont les leviers ? Les
entreprises occidentales privilégient donc, pour assurer les aspects humains
de l’indispensable cohérence, l’imbrication de trois systèmes de cadrage :
• d’abord un ensemble de règles, rationnelles et que chacun est censé
appliquer ; au prix de leur rigidité, elles assurent une grande dose de
prévisibilité à l’action de chacun ;

1 . Mintzberg Henry, Structure et dynamique des organisations, Eyrolles, 1998.


Comment réussir la relation managériale 181

• s’y ajoutent de plus en plus des « incentives », gratifications liées aux


résultats (quantitatifs mais aussi qualitatifs) atteints par les salariés ;
• enfin un encadrement rapproché, incombant à des « managers », qui veillent
à la cohérence de faction de chacun et gèrent les aspects humains au mieux
de la performance collective. On compte également sur eux pour « inspirer »,
« motiver », et finalement dynamiser l’énergie de leurs subordonnés.
Cette combinaison est faboutissement actuel d’évolutions menées en
Occident depuis le milieu du xx'' siècle. Des évolutions parallèles à celles des
pratiques sociales et des mentalités que les pays occidentaux entretiennent
par leurs institutions, leur éducation, leurs sports, etc. Ce cocktail bien
dosé, adapté selon les métiers, fait les qualités des entreprises internationales :
d’abord en Amérique et en Europe, et dans une certaine mesure dans
d’autres zones culturelles du monde, grâce aux ajustements dont se chargent
les managers sur leur terrain local.

M ode de cadrage M anagem ent occidental Culture chinoise

+ —
Par les règles & Les règles sont assimilées, Subies, peu intégrées, obéissance
process intégrées, légitimes passive, châtiments durs.
masquage des erreurs

+ ++
Par des incitations Logique des intérêts ; M otivation forte
aux résultats En France : fonctionne,
TL3J mais certaines réticences
c
rj + +++
Q
L
tH
D Par les hommes Utile pour la reconnaissance. Essentiel : relation hiérarchique
O (relation l’appartenance, l’animation réciproque asymétrique ;
@ 1 managériale) de l’équipe Soutien, Protection
§ S Délégation, autonomisation
^^ «J
Q . 'г)(U
O -2 + 0
33 Par le sens Im portant pour : Vision, Trop abstrait
rt
C
O (leadership) Consultation, Réalisation O n travaille pour soi-même
C
C et pour son patron
.2
U
33
-TO Rapport O n sait le déléguer pour Ne se partage pas.
1 au pouvoir démultiplier sa puissance Facteur de Statut et de Face

Cette formule occidentale à 3, voire 4 composantes se heurte à de


sérieux freins en contexte chinois. Comme on l’a vu en Partie II pour les
modèles de fonctionnement représentés actuellement en Chine, les
82 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

Chinois ne croient guère aux règles pour assurer la cohérence et la


cohésion des groupes humains et des institutions. Ils croient en revanche
aux récompenses et aux sanctions. Et malgré les revendications de règles
justes, ils privilégient en général le « management par les hommes »,
estimé pragmatiquement et philosophiquement supérieur du fait de la
primauté qu’il accorde aux faits humains.
Mais cette relation managériale, si importante pour la culture chinoise, est
d’une nature très différente de celle qui prévaut en contexte occidental : une
subordination très marquée, des devoirs d’obéissance et de respect, peu de
droit à la parole et à l’erreur, au risque d’une passivité soumise, du côté
chinois. Du côté occidental, moins de soumission formelle à l’autorité du
chef (grâce justement à ce que l’observance des règles assure déjà comme
cadrage), plus de latitudes d’action et d’initiatives, plus d’égalité et de
communication directe et fluide. Et ces caractéristiques ne font que se
développer avec les tendances actuelles du management occidental, vers une
délégation de plus en plus souple, une autonomie accrue des collaborateurs,
vers une plus grande spontanéité du reporting ç.x. de Xaccountability, et avec le
déplacement progressif d’un positionnement « directif & contrôle » à
« soutien & leadership ».
Car il s’agit désormais pour beaucoup d’entreprises occidentales de laisser
plus de latitudes aux acteurs de terrain, de développer leur prise d’initiative, et
leur mobilisation « spontanée » derrière les stratégies de leur entreprise. On
voit bien que cette tendance actuelle est mieux adaptée à des populations de
salariés à la fois très éduqués, habitués à concilier respect de règles civiques et
sociales et affirmation individualiste, prêts à prendre des initiatives dans un
O
T3
c cadre bien défini, pour enrichir leur vécu, réaliser des choses et se réaliser.
rj
Q Ce développement de la délégation et de sa « qualité » est la clé de l’efficacité
des organisations modernes occidentales, dans beaucoup de métiers : elle
permet d’organiser une démultiplication de l’action qui ne se limite pas à une
simple assignation et supervision de tâches. Si la délégation est bien posée, elle
a.
O permet au délégataire de bénéficier de la compétence et du travail, mais aussi de
(J
la sagacité du collaborateur, sans avoir à intervenir et décider constamment, et
avec une bonne sûreté d’exécution. Il est tenu informé de l’avancement des
opérations, et des risques et difficultés rencontrés, de façon à ce que la délégation
ne représente pour lui ni une perte de contact avec les réalités et vicissitudes du
terrain, ni un abandon de responsabilité de sa part.
Cette délégation, telle quelle est idéalement conçue et normalement
pratiquée en Occident, suppose deux pré-requis :
• que le chef soit prêt à abandonner - partiellement et sous conditions
précises - son pouvoir et son action directs ;
Comment réussir la relation managériale 183

et que le collaborateur soit de son côté prêt à prendre en charge ce


pouvoir de faire - qui n est pas une carte blanche, et comporte une
obligation de reporting et de contrôle - en prenant du même coup la
responsabilité qui s’attache à ce pouvoir.

EN CHINE, LE POUVOIR NE SE PARTAGE PAS


Or ces présupposés ne font pas partie de la mentalité et des comportements
chinois. Ils s’opposent même frontalement aux modes de management
paternalistes qui prévalent actuellement, comme on l’a vu dans la Partie II,
tant en Chine continentale que dans les diasporas.
Ainsi, la délégation couramment pratiquée dans les entreprises occidentales
ne peut s’appliquer telle quelle en contexte chinois. Les points sur lesquels elle
butte ou glisse sur la culture chinoise ne sont pas négligeables.
En Chine, tout d’abord, la soumission est inhérente à la relation
hiérarchique. Celle-ci est foncièrement inégalitaire, contrairement à
l’Occident moderne, qui, sous l’influence américaine très égalitariste,
préfère la poser en termes de rôles et de fonctions. En Chine, le pouvoir est
un statut, un attribut essentiel qui contribue au développement de sa face.
La position de manager lui assure et lui assigne une place dans la société, et
devient une composante de son « moi ». C’est pourquoi, en Chine, le
pouvoir ne se partage pas...
Le déléguer serait d’ailleurs absurde : ce serait renoncer à cette face dont
X3 le pouvoir statutaire est un élément. Ce serait du même coup conférer au
O
c collaborateur un statut auquel il ne peut prétendre, puisqu’il n’est que
Û l’adjoint. Il risquerait d’ailleurs d’en abuser —notamment en évitant le
contrôle de ses activités et de ses choix. Et ne serait-ce pas lui tendre la perche
(y) ^ pour qu’il s’empare de notre place ? On bute souvent en Chine sur la
« théorie X »h ce présupposé négatif sur la nature humaine, qui incite le
>- patron à sous-estimer les capacités de ses collaborateurs et à s’attendre à des
Q.
O
U
erreurs.
Le hiérarchique chinois typique délègue des tâches mais pas de véritables
responsabilités. L’adjoint chinois est généralement maintenu dans la
soumission et la dépendance correspondant à son statut subalterne. Il n’est
informé que sporadiquement de la stratégie, par un manager avare de

1. MacGregor Douglas {op.cit.) oppose deux préjugés : la « théorie X » qui professe que
l’homme est naturellement lâche et paresseux; et la « théorie Y » qui veut que l’Homme soit
de bonne volonté et prêt à travailler de son mieux, pour peu qu’on le traite aimablement.
84 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

précisions et même de directives, et qui préfère rester entouré d’un certain


mystère. Ce tableau pourrait paraître caricatural si l’on ne se souvenait de
l’époque récente où l’on voyait encore en France des chefs, petits ou grands
mais de la « vieille école », pratiquer avec leurs équipes certaines de ces
mêmes attitudes de préservation de leur pouvoir personnel par la culture du
secret et la rétention d’information. Ce qui démontre que les mentalités
peuvent évoluer... mais avec le temps.
Ces comportements sont bien présents en Chine et perdureront
beaucoup plus longtemps qu’en Occident du fait de l’importance de
préserver la face et du contexte autoritaire qui constituent le cadre de
référence de la société chinoise.

Un réflexe d'obéissance
Et du côté des collaborateurs chinois ? Nous avons vu qu’ils aspiraient au
soutien de leur manager pour monter en compétences, et gravir les barreaux
de la hiérarchie. « Mais ce qu’ils visent est souvent plutôt le statut de
manager que les responsabilités qui vont avec » regrettent de nombreux
professionnels occidentaux en Chine. Ils souhaitent prendre des
responsabilités mais en même temps ils appréhendent le risque de l’échec et
ses conséquences - perte de face et sanctions.

« C’est fondamentalement une culture de la punition. On trouve des


erreurs et on punit les collaborateurs. Certains appellent ça « le management
■O
O par la peur»’.
c
rj Yi Min, directeur de Lenovo
Q
O
(N De fait, tant qu’on n’a pas de statut, « se tenir à carreau », ne pas prendre
@ d’initiative, se soumettre aux directives quoi qu’on en pense, tout cela
constitue bien la conduite logique à tenir dans une culture hiérarchique où
O
Q.
le droit à l’erreur n’existe pas.
(J

LEADERSHIPVERSUS PATERNALISME

Avec l’accent mis de plus en plus sur le « leadership », le modèle occidental


de la délégation se développe encore, en mettant l’accent sur l’effet
d’entraînement que doit avoir le manager « leader » sur son équipe.

1 . Gallo Franck, op. cit.


Comment réussir la relation managériale 185

Idéalement celle-ci est censée être composée de professionnels très


autonomes, bien responsabilisés sur leur domaine d’action, qu’il s’agit de
mobiliser et sur-motiver pour réaliser une performance supérieure. Le
leader doit ainsi assurer un haut degré d’adhésion aux objectifs stratégiques
et opérationnels de l’entreprise, prodiguer une excellente information sur
les moyens, les politiques et les process prévus pour les atteindre, et veiller à
l’alignement sur ceux-ci des collaborateurs en restant très à l’écoute de leurs
avis et de leur moral.
C’est en tous cas ce qui lui est demandé, comme l’expose l’extrait
ci-dessous d’une grille de compétences utilisée dans un groupe international
pour l’évaluation 360° des managers, mise en regard avec la réalité du
management chinois moderne :

Style de leadership chinois


Com pétences de leadership occidentales
en entreprise occidentale

« Exiger une perform ance de haut niveau ». Idem.

« Accroît la responsabilité de chacun en lui donnant Si contexte occidental.


une plus grande autonom ie dans la gestion Sauf dans la e-economie.
des problèmes et des opportunités de business ».

« Discerne ce que les autres sont capables de fournir, Idem.


et les motive pour dépasser leurs propres objectifs ».

« Stim uler l’engagem ent de chacun ». Pression forte et traitement


inégal.
O
X3
c
« Encourage une implication active et la contribution Si contexte occidental.
Û
aux idées, aide les gens à élargir leur champ de vision »,

« Construit entre les personnes un haut niveau Guanxi sélectif du manager.


de confiance et un travail d ’équipe efficace », Par le team building.
O)
JC

>-
Q.
« Fait en sorte que les gens se sentent valorisés ». Seulement les personnes ayant
O
U un guanxi avec le manager.

« Entraîne les individus et les équipes vers une plus Satisfaction du patron.
grande satisfaction d ’eux-mêmes »,

« D évelopper ses collaborateurs ». Rarement.

«Encourage l’implication et l’initiative». Mais ne donne pas le droit


à l’erreur.

« Entraîne ses collaborateurs à analyser les échecs Si oui, de manière punitive.


et à en tirer les leçons ». Peu de feedback en général.
86 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

Cette conception délégative et dynamique du leadership est à l’évidence


très éloignée du modèle paternaliste chinois, dans lequel tendent
spontanément à s’inscrire aussi bien les managers chinois que leurs
collaborateurs. C’est ainsi que sur les trois grandes compétences requises du
« leader », seule la première (« Exiger une performance de haut niveau ») fait
partie des exigences du paternalisme chinois. Tandis que les deux autres
(« Stimuler l’engagement de chacun » et « Développer ses collaborateurs »)
lui sont étrangers - et en seraient même plutôt les manques les plus évidents,
comme l’illustrent les propos suivants :

« Les managers chinois n’aiment pas donner des instructions claires. »


Un consultant chinois

« Le chef n’a pas besoin de justifier sa décision ! »


Un manager chinois

L’intégration par les managers chinois du leadership à l’américaine est


donc loin d’être acquise, d’autant que « les leaders chinois sont réticents
à admettre leurs problèmes liés au micro-management et à
l’autoritarisme »'.
De sorte qu’on bute sur une autre question très cruciale : comment
faire pour que les managers chinois répondent aux attentes de leurs
subordonnés issus de la même culture, dont on a vu à quel point elles
étaient peu satisfaites dans les modèles traditionnels du management à la
O
T3 chinoise.
c
Û De simples formations superficielles au management n’y suffiront pas car
O l’évolution des pratiques suppose sur ces points de profondes remises en
(N

@ question et touche à l’identité des managers.

5- « Il faudrait que nos seniors comprennent l’importance de développer


Q.
O
U leurs collaborateurs. C’est une notion nouvelle pour beaucoup d’entre
eux. Il s’agit souvent de fortes personnalités qui ont atteint leur position
en travaillant très dur, et très longtemps. L’idée d’aider les autres à s’élever
à des positions de management reste à démontrer pour eux »
Xu Fang,
vice-président ressources humaines, TCL

1 . Sheow Wah, op. cit.


Comment réussir la relation managériale 187

« Durant les vingt dernières années, les dirigeants et managers chinois se


sont focalisés sur la performance, l’efficacité, et l’efficience, mais se sentaient
peu concernés par les salariés en tant qu’individus. »
Zhang Zhixue,
professeur de management à Pékin’

Selon cet observateur du management en Chine, c’est l’une des raisons


qui expliquent le taux élevé de démissions chez les jeunes Chinois. Ce que
confirme l’étude de Gallup^ :

«Les entreprises chinoises se caractérisent par un management autoritaire et


dans la plupart des cas les managers ne sont pas sélectionnés pour leur capacité à
engager et développer leurs employés. Cette pratique est particulièrement
troublante, puisque les recherches de Gallup montrent que les managers ont un
impact crucial sur les niveaux d’engagement de leur collaborateurs. »

Nos enquêtes confirment qu’un manager chinois a rarement le souci de


faire « grandir » ses collaborateurs, de les aider à monter en compétences et
de les préparer à élargir le champ de leur action et leur autonomie. C’est
même l’une des contradictions majeures entre la mentalité des chefs chinois
et les attentes des jeunes collaborateurs éduqués:

« Les managers chinois n’ont pas envie de développer leur équipe. S’ils
ne sont pas contents de quelqu’un, ils préfèrent le licencier —sans en discuter
O
X5 avec lui. »
c
Û Une DRH chinoise d’une entreprise française de luxe en Chine

« Certains managers préfèrent « virer » leur staff dès qu’il y a contre-


@ Ü performance, plutôt que de le développer. Ou alors ils lui mettent des
chaussures trop petites ! »
5-
Q.
O
U
Une DRH chinoise d’une entreprise française de services en Chine

« Notre directeur commercial chinois ne recrute que des adjoints


incompétents, écartant tous les bons candidats proposés par le

1. « Making Sense of China : An expert in Chinese management explains why the country isn’t
as foreign as it seems to Western business people », Q&A with Zhang Zhixue, Associate
Professor of Organization Management at Guanghua School of Management, Pekin
University (http://gmj.gallup.com/content/108664/making-sense-china.aspx).
2. Ibid.
88 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

département des ressources humaines. Ainsi, il demeure irremplaçable, ce


qui constitue un risque pour le groupe car il ne développe pas ses
collaborateurs. »
Un DRH français en Chine

Ce style de management n’est justement pas ce que les halinghou, de la


génération post-1980, viennent chercher dans une entreprise française !

LES ATTENTES DES B A U N G H O U

Portrait du « bon m an ag er » recherché par les C hinois


travaillant d an s u n e entreprise o ccid en tale

- Accepte d’entrer dans cette relation proche, personnalisée, et de passer du


temps informel avec son collaborateur.
- Prodigue écoute, considération et reconnaissance.
- Soutient et assure un suivi fréquent.
- Aide son collaborateur à développer ses compétences et sa carrière.
- Garantit l’équité vis-à-vis des autres membres de l’équipe.

Le portrait reproduit ci-dessus est parfaitement éloquent sur le type de


positionnement et de relation hiérarchiques souhaité. Il donne des pistes
très précieuses notamment pour des managers expatriés amenés à encadrer
O
X5
c des équipes chinoises des jeunes générations.
Û De la qualité de cette relation managériale foncièrement asymétrique
O
(N dépend une part considérable de la satisfaction et de l’implication au travail.
Car les Chinois en général ne travaillent pas pour leur entreprise ou pour
sz
O) leur équipe : ils travaillent pour leur patron - non sans se demander
>-
O
Q. régulièrement « et que fait-il pour moi en échange ? ».
U

« Les salariés chinois peuvent se montrer responsables et efficaces


pour VOUS en tant que leur manager, mais cela ne peut arriver qu’à
condition qu’ils vous acceptent, vous admirent, puissent compter sur
vous et aient établi un lien affectif avec vous. Ce lien émotionnel et de
confiance doit être mutuel. La question que se pose chaque salarié
chinois est : “Que fait mon manager pour moi, en échange de ce que je
fais pour lui ?” ».
Le patron américain d’une PME en Chine
Comment réussir la relation managériale 189

On conçoit dès lors que lorsque le manager ne se montre pas à la hauteur


d’un tel investissement affectif, la déception du collaborateur puisse être
considérable ! Et que la commodité de rester dans un poste soit de peu de
poids face à l’insatisfaction - du moins tant que la possibilité de changer
d’entreprise se présente réellement. Ce qui est justement le cas pour le
personnel qualifié, suscitant des taux de turn-over très élevés.
Ce turn-over est souvent causé par la difficulté des managers occidentaux
et chinois de répondre aux attentes des collaborateurs chinois, que ces
derniers ne dévoilent évidemment pas de manière explicite :

« Quand quelque chose ne va pas, les Chinois ne l’expriment pas et


décident de démissionner soudainement. »
Un manager français dans une usine électronique en Chine

Une recherche montre que 48 % des collaborateurs chinois démissionnaires


estiment avoir un manager occidental déficient. L’auteur prône la formation
interculturelle pour permettre aux managers occidentaux et chinois
d’apprendre à gérer un « true cultural bonding d c’est-à-dire une vraie
relation personnelle qui fasse le lien entre les deux cultures. Cette relation
implique de « s’intéresser vraiment à la culture chinoise et à la vie personnelle
et la famille de chacun des collaborateurs chinois, en prouvant ainsi que
l’on peut être à la fois un « étranger » et une personne de confiance, un
« familier».

O
X5
crj
Q UNE FORTE PROXIMITE PERSONNELLE
Cette relation avec le manager suppose une proximité beaucoup plus
sz importante qu’en Occident, et les Chinois attendent beaucoup plus de leur
CT supérieur en termes de formation, gestion de carrière, développement
>-
O
Q.
U
professionnel et même assistance pour des problèmes personnels, ce qui ne
veut pas dire que ces attentes sont toujours comblées par les managers chinois,
surtout s’ils restent calés sur le style traditionnel de forte distance hiérarchique.
En retour les supérieurs chinois attendent beaucoup plus de leur staff - en
termes de respect, loyauté et engagement. Des deux côtés la frontière entre

1. Recherche de 5 ans auprès de 150 diplômés chinois de MBA travaillant dans Ats joint
-O
O ventures à Shanghai (Pudong) : Graen G.B., « Linking Chinese Leadership theory and
Q
3
c
practice to the world: leadership secrets of the Middle Kingdom», in Chen Chao Chuan and
© Lee YueTing, op.cit.
90 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

sphère personnelle et professionnelle a tendance à devenir floue, à la recherche


d’un niveau d’implication qui va plus loin que le standard occidental.
Le relationnel est essentiel dans la motivation du salarié chinois car un
« management de qualité » implique une bonne communication avec le
manager. C’est pourquoi bien s’entendre avec son chef (et ses collègues) est
un puissant facteur de stabilité.
Bien comprendre la définition chinoise d’un « bon » guanxi manager-
managé est crucial, car dans bien des cas, atteindre cette qualité de relation
est un moyen de résoudre nombre des problèmes de ressources humaines
qui handicapent les groupes occidentaux en Chine.

« Il faut beaucoup plus valoriser et montrer son respect de l’autre en


Chine qu’ailleurs, toujours expliquer aux gens combien leur importance est
grande. »
Une expert technique dans une usine alimentaire en Chine

« Les collaborateurs chinois aiment avoir une bonne relation avec le


patron. Vous devez être non seulement un patron, mais aussi un ami et un
professeur. »
Dominique de Boisseson, ancien PDG d’Alcatel China’

Propos dont le dernier mot évoque le dicton chinois, « professeur un


jour, père pour la vie »... Non seulement les salariés chinois souhaitent
apprendre du manager comme d’un maître artisan {shifu jfPή), mais en
outre leur perception de la relation au manager, si elle est « bonne », joue
O
T3
c
rj comme un des moteurs de leur motivation et loyauté.
Q
Paolo Gasparinni ancien PDG de L’Oréal Chine résumait ainsi les
O
(N obligations qui incombent à un manager en Chine du fait de cette très
@ exigeante relation hiérarchique :
5-
O
Q.
« Si votre supérieur direct ne vous aime pas, ne vous respecte pas, ne
U
vous donne pas de face, vous perdez votre attachement à l’entreprise, et tôt
ou tard vous donnez votre lettre de démission ».
«Je passe beaucoup de temps à sensibiliser mes managers (chinois) au fait
que les gens sont très importants. Chaque fois que nous perdons quelqu’un que
l’on a négligé, c’est un très gros problème. J’en discute avec chacun. »^

1 . Fernandez Juan and Underwood Laurie, op. cit.


2 . Ibid.
Comment réussir la relation managériale 191

Comme le remarque un manager français :

« Même si le budget de formation est en croissance continue, cela ne


veut pas dire que votre équipé ne se sent pas negligee. Il faut parler
directement aux équipiers, pas seulement au DRH, et leur demander ce
qu’ils veulent. C’est un point très sensible pour eux, et votre engagement
personnel à les aider dans leur effort de formation et développement est
un facteur de motivation pour eux. Il signifie : « le manager s’occupe de
nous. »

COMMENT GAGNER LA CONFIANCE


DES COLLABORATEURS CHINOIS
On voit bien ce qu’implique cette relation managériale, si importante,
pour être maintenue dans un échange mutuellement profitable. Mais
comment l’engager, la nouer, lorsqu’on est un manager occidental placé à la
tête d’une équipe chinoise, quel que soit son niveau ? C’est d’ailleurs une
question réciproque : celle que se posent, non sans une certaine
appréhension, les collaborateurs au moment de rencontrer leur patron
étranger. Comme cet ingénieur chinois :

« Quand je suis devant un manager étranger, j’attends de le voir à


l’œuvre. Comment va-t-il se comporter ? Est-ce que je pourrai avoir de
O
T3 bonnes relations avec lui ? »
c

Û
Les employés chinois des entreprises occidentales sont souvent très
demandeurs de contact avec leur patron laowai (étranger) mais ils ne
savent pas comment s’y prendre. Ils s’inquiètent de ce que leur patron peut
a.
penser d’eux, sont soucieux de lui plaire. Ils parlent du patron, ils
O
(J l’examinent, l’analysent, passent en revue tout ce qu’il a dit et fait.

« Ils voient les managers occidentaux à la fois comme des êtres étranges
sur qui l’on ne peut pas compter, parce qu’ils sont trop différents et qu’ils
vont bientôt repartir dans leur pays, mais aussi comme des oncles
bienveillants de qui ils voudraient apprendre le business et le management
international. Ils attendent beaucoup d’eux mais manquent de
confiance ».
Un patron de PME américain à Shanghai
92 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

Quand un collaborateur chinois rencontre son manager occidental pour


la première fois, il fait souvent une tentative un peu maladroite de nouer le
contact. Par exemple, il le complimente sur son « très bon niveau de
mandarin » alors que le laowai sait juste dire trois mots. Une autre
manière pour les Chinois de donner de la face à leurs collègues occidentaux
est de leur répéter à chaque occasion : « vous êtes très professionnel » ou
« j’ai entendu dire que vous avez beaucoup d’expérience î »
Cette tentative de donner de la face, l’Occidental aura tendance à
l’ignorer ou à la prendre pour de la flatterie éhontée. Au lieu d’y voir une
tentative de nouer une relation, une perche tendue dans l’espoir d’établir
un lien de « confiance » c’est-à-dire de réciprocité dans lequel le collaborateur
chinois, lui aussi, recevra de la face. Le risque est d’ignorer le message
implicite que comportent ces compliments maladroits:

« Leur attente est de passer du temps avec leur manager étranger pour
apprendre sur le business et votre culture. Si vous dites que vous êtes “trop
occupé”, vous leur envoyez un signal négatif : “tu n’es pas important”. »

Passer à côté de cette occasion de reconnaître ce collaborateur pour le


mettre en confiance et engager la relation « personnalisée » qu’il attend, c’est
se priver du meilleur outil de motivation : la situation de prise de contact,
toujours délicate, l’est encore plus en Chine, du fait de l’intensité
relationnelle dont elle est ainsi investie par les Chinois, notamment les
jeunes peu expérimentés.
L’entretien de ces relations est important dans toute la suite, de façon à
éviter le reproche souvent adressé aux Français par les collaborateurs
O chinois :
fN
SCIT « Les managers français ne jouent pas assez leur rôle d’encadrement et
ex
de suivi. Ils ont tendance à laisser les collaborateurs chinois se débrouiller. »
O
U

Postuler que les collaborateurs chinois ont le même besoin d’autonomie


que leurs homologues français, c’est négliger la demande relationnelle, mais
aussi le potentiel de performance d’une relation managériale « proche ».
Comment réussir la relation managériale 193

REPONDRE A LA DEMANDE, MAIS... RESTER SOI-MÊME


Comment doser le formel et l’informel, l’affectif et le professionnel ? En
un mot faut-il devenir « ami », « copain » avec son équipier chinois ? Ne
risque-t-on pas de ne plus être respecté ? Et de susciter la jalousie des autres
membres de l’équipe ? Cette inquiétude est renforcée si d’autres managers
chinois ou expatriés ont lancé cet avertissement « Attention, il ne faut pas
être trop gentil avec votre staff ». En réalité, ce risque n’en est pas un, tant
est grande la distance hiérarchique : le manager sera toujours respecté s’il est
compétent et juste.
Doit-on jouer au pater familias ? A la mater familias ? Cela inquiète
certains jeunes managers français qui ne se reconnaissent pas dans cette
figure démodée. La première chose que nous recommandons, c’est de rester
soi-même, authentique. Le travail consiste à chercher en soi des ressources
de l’entraîneur sportif et du pédagogue, ce qui procure d’ailleurs beaucoup
de gratifications.
Est-ce que manager une équipe chinoise implique de « sacrifier » sa vie
privée ? En effet, dans quelle mesure doit-on « passer du temps ensemble »
avec ses collaborateurs chinois ?
À l’usage, des solutions pragmatiques peuvent être trouvées : les temps
extra-professionnels peuvent être des déjeuners plutôt que des dîners
- même si ces derniers ont plus d’effet. Quant aux soirées passées avec les
collaborateurs chinois, elles peuvent se limiter à une par mois. Ce qui
compte c’est de s’occuper chaque jour un peu de chaque personne
TO
D (« comment ça va ? ») et d’être disponible chaque fois qu’un collaborateur
c
frappe à la porte du bureau. Une directrice marketing avait pris l’habitude
Û
d’inviter chacun des membres de son équipe au Starbuck’s café une fois par
semaine. Moins chronophage qu’un repas mais valorisante car ce lieu
(y) ^ permet d’afficher un statut social élevé, cette pratique avait suscité en retour
une loyauté très forte de leur part.
5-
Q.
O
U

POUR QUI TRAVAILLENT LES CHINOIS ?


En fin de compte, c’est la question qu’on peut formuler pour résumer les
ressorts de cette relation managériale et de la motivation quelle peut susciter.
On peut répondre que le col blanc chinois travaille :

Pour lui-m êm e : d’où l’importance cruciale des plans de carrière et de


formation qui incarnent ce que l’entreprise fait pour le salarié, en retour de
194 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

son engagement, question abordée au chapitre précédent, et la forte


focalisation sur leurs propres objectifs individuels.

Pour son manager direct, à condition qu’il ait une « bonne relation » avec
ce dernier, fondée sur la confiance et la réciprocité, ce qui implique que :
• son manager passe du temps avec lui et l’aide à se développer... ;
• afin qu’en retour il soit motivé et prêt à se dépasser pour son manager (et
indirectement pour l’entreprise).

Avec et pour les autres :


• Ses clients ou ses fournisseurs, s’il les connaît bien et si s’est établie avec
eux une relation de guanxi.
• Ses collègues : mais il ne coopère pas « naturellement » avec eux, car il ne
peut leur faire confiance que s’il les connaît suffisamment, ce qui est l’un
des enjeux des petits team buildings tels que les sorties au restaurant et au
karaoké organisés dans les équipes pour générer la « petite ambiance », cette
relation de sympathie légère rappelant de très loin le cocon familial. Ce qui
soulève aussi la question des relations d’équipe, objet du chapitre suivant.

QUE FAIRE ?
La relation managériale a tant d’importance en contexte culturel
O
X5
c chinois qu’il vaut la peine d’apporter tous ses soins à s’adapter aux
Û logiques de perception et de comportement des salariés chinois. Si elle
O
(N
est suffisamment vitalisée dans sa dimension de personne à personne,
@ elle permettra de bénéficier pleinement des capacités de travail et
d’efficacité du subordonné chinois. Les préconisations qui suivent visent
Q.
à rassembler les éléments et les comportements du manager de nature à
O
(J susciter cette vitalité, et à aider les managers chinois et occidentaux à
tirer le meilleur de leurs équipes chinoises de tous niveaux.
Voici un ensemble de points clés dont aucun pris isolément ne sera
décisif, mais dont l’action conjointe fera bouger les modes de
fonctionnement, les pratiques collectives et les comportements :
1 . Personnaliser les relations
Ne pas tenter d’engager une délégation sans se connaître suffisamment.
------------------------------------------------- ^---------- -------------------1DS=L
Comment réussir la relation managériale 195

Réduire la distance hiérarchique avec chaque collaborateur en passant


du temps extra-professionnel : créer une relation de confiance mutuelle.

2 . Intensifier le suivi individuel


Afin de réduire la crainte des erreurs et de la sanction, il faut
accompagner la délégation d’un suivi très rapproché, et « bienveillant »
(« je suis là pour t’aider»).
Passer du temps professionnel avec le collaborateur : assurer la
transmission du savoir-faire (rôle pédagogique et de mentorat).
Banaliser et dédramatiser le reporting : des points hebdomadaires
plutôt informels permettront de s’assurer que le n-1 ne se sent pas
abandonné, et lui donneront l’occasion d’exprimer ses éventuelles
questions et difficultés.

3 . Célébrer les succès


Féliciter et récompenser les managers chinois qui adoptent de
nouvelles postures attendues d’eux : partager l’information avec leurs
collaborateurs directs, les former et les aider à se développer, conduire
des réunions plus participatives, etc.
Communiquer sur ces « bons managers » et mettre en lumière leurs
compétences de people development, pas seulement leurs bons résultats
opérationnels.

4. Stim uler la réplication


O
T3
crj Conditionner la promotion d’un manager chinois au transfert de
Q
responsabilités à son futur successeur : « Si tu veux monter dans la
hiérarchie, tu dois d’abord savoir déléguer à ton n-1 ».
JC
ZT
5 . Valoriser les succès à chaque étape de la prise de responsabilité
>-
O
Q.
Récompenser ou primer les comportements nouveaux attendus de la
U
part des managers chinois, tels que bien informer ses collaborateurs, les
former et les faire monter en compétences, être vraiment participatif,
etc. Demander à présenter leurs bonnes pratiques : « comment as-tu fait
pour réussir ? ». Aider les managers chinois à réunir dans ces nouveaux
comportements des expériences positives, et mettre en valeur ces
réussites en en tirant des lignes de conduite pour tous : « Chen a fait ceci,
et cela a permis de... », « Yang a su prendre la bonne décision sans
attendre... »
Û
©
96 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

VW
Et, plus particulièrement pour les managers occidentaux amenés à
encadrer des collaborateurs chinois :

6 . Satisfaire le « besoin de face »


• Valoriser les compétences : reconnaître et récompenser les comportements
attendus (voir politique RH au chapitre 14).
• Donner au contrôle et à l’évaluation un caractère « bienveillant ».
• Garantir le développement personnel : parler avec chacun de son
projet professionnel.
• Communiquer sur le système de promotions, expliquer et démystifier
les mécanismes notamment lorsqu’il s’agit de process groupe.
• Jouer un rôle de conseil de carrière, proposer des formations. Par
exemple, discuter tous les 6 mois avec chacun de ses collaborateurs
directs de leur carrière (« à quel poste il pourrait être » dans 1 an,
2 ans, 5 ans et à plus long terme) et des opportunités de la booster,
en formulant ses attentes et ses objectifs.

7 . Satisfaire le « besoin relationnel »

• Personnaliser les relations, s’enquérir chaque jour du bien-être de ses


collaborateurs, passer avec chacun des moments informels (repas,
café, pause...).
• Intensifier le suivi individuel.
O
X5
c
Û • Jouer un rôle de « mentor » avec de jeunes managers qui ne lui
reportent pas directement.
O
(N

@ • Répondre à la demande, souvent tacite, d’un certain degré de relation


et de visibilité personnelle —mais sans cesser d’être soi-même. Et
5-
Q.
trouver les opportunités et les moyens d’éviter que ces obligations
O
U sociales et relationnelles ne pèsent trop sur la vie personnelle.

8 . Etre très pragm atique et flexible


Préparer un contexte favorable, et saisir l’opportunité ; identifier le
projet ou l’action pilote sur lesquels la prise de responsabilité pourra être
enclenchée, s’appuyer sur telles personnalités particulièrement ouvertes
qui pourront donner l’exemple et ouvrir la voie, communiquer sur ces
expériences en intra.
Comment réussir la relation managériale 197

En accord avec l’idée du w u erw ei doctrine daoïste qui


enjoint de ne rien forcer, les changements d’attitudes et de
comportements se feront non pas dans le volontarisme mais dans
l’exemplarité, la suggestion, l’incitation encourageant le lâcher-prise. Il
s’agit de créer des ouvertures, des expériences et des exemples qui se
cristalliseront peu à peu en habitudes. Cela suppose d’accepter que les
choses ne se passent pas comme prévu, et d’adapter au jour le jour en
fonction du contexte et du potentiel de situation.
Peut-être cette référence aux antiques modes de pensée de la Chine
pourra-t-elle contribuer à donner droit de cité à une pratique poussant
plus loin le domaine de la délégation, celle de X em pow erm ent, que nous
aborderons au chapitre 17, après la question délicate du management
d’équipe.

O
T3
c
Q3
O
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Q.

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3
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___________ C h a p i t r e 1 6 ___________

C O M M E N T GÉRER U N E É Q U IP E C H IN O IS E

Les clés de Lappartenance et de la coopération

équipe joue aujourd’hui un rôle-clé dans le fonctionnement des


entreprises occidentales : elle est la cellule opérationnelle de base des
organisations productives, grandes et petites. Et c’est vis-à-vis d’elle que se
définissent les rôles du manager et les formes du management.
C’est en effet l’unité de travail la plus pertinente à notre époque : une
unité à taille humaine, permettant de réelles interactions, avec un partage
des tâches et une coordination assez simples. Une cellule dans laquelle on
peut tirer parti au mieux des complémentarités de compétences et de
profils. Un groupe relativement aisé à focaliser sur un objectif, à contrôler, à
manœuvrer dans un environnement changeant. Un petit collectif où
chacun prend sa place et ses latitudes d’initiative et peut visualiser sa
contribution aux résultats d’ensemble, sous la conduite d’un manager très
en prise avec le groupe.

■OO
c

Qr3 UN LEVIER INDISPENSABLE DE PERFORMANCE EN OCCIDENT

Mais s’en tenir à cette description formelle serait bien réducteur. De plus en
(y) ^plus, les clés de la performance que recherchent les entreprises se situent à un
autre niveau : celui de la mobilisation et de la motivation des salariés que peut
>-
O
Q. apporter, si elle est bien managée, la situation d’équipe. Lorsqu’une équipe
U
fonctionne bien, dans un bon climat, elle apporte en effet à ses membres :
• une réponse à leurs besoins d’appartenance, de reconnaissance, de
protection contre l’insécurité face aux changements et incertitudes de
l’époque ;
• une solidarité et un soutien mutuel dans les difficultés et les échecs ;
• un effet majeur d’entrainement et de mobilisation.
3 C’est ainsi que lorsque l’équipe fonctionne bien en termes humains, elle
Û
© produit à la fois des réponses importantes aux besoins et attentes des
200 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

équipiers et les conditions d’une performance élevée pour l’entreprise. C ’est


pourquoi beaucoup d’entreprises performantes prêtent une attention
particulière à la dynamique qu’apporte une équipe bien gérée. D ’ailleurs, la
qualité du climat et de la cohésion au sein de l’équipe font partie des rôles
essentiels assignés au manager ou leader, comme l’attestent les fiches de
missions et les questionnaires d’appréciation 3 6 0 °.
C ’est aussi pourquoi les entreprises occidentales reconnaissent les
avantages quelles peuvent tirer d’un travail approprié de renforcement de
la cohésion d’équipe, en d’autres termes de te a m b u ild in g . Ce type de
démarches, en effaçant les frictions et les mal-vécus existant entre les
collègues et en leur permettant de mieux se comprendre et s’apprécier, en
précisant les règles du jeu informelles de leur collaboration, permet
d’obtenir une meilleure qualité de coopération et de climat, des interactions
plus positives, avec des effets visibles sur les résultats.
L’exemple des équipes sportives est souvent exploité en entreprise —à juste
titre puisque la compétition dans les sports collectifs démontre comment
l’esprit d’équipe et sa dimension de cohésion, tous ces éléments subjectifs,
immatériels qui lient chaque équipier à ses pairs à travers une appartenance et
un engagement commun, ont une influence déterminante sur les performances.

LES CHINOIS ONT-ILS LESPRIT D'EOUIPE ?

S’il est une b est p r a c t ic e dont « l’applicabilité » en Chine ne fait pas


O
X5 consensus, c’est bien le travail en équipe. Nous avons rencontré autant de
c
Q patrons ou managers occidentaux qui se plaignaient du manque d’esprit
d’équipe de leurs collaborateurs chinois que d’autres plutôt satisfaits du
fonctionnement de leurs équipes chinoises ! Qu’on en juge :
x:
DI
>- « Le travail d’équipe est difficile - chacun fait son job sans se soucier de
O
Q.
U ce que le collègue fait. Faire travailler des gens ou des équipes ensemble est
un challenge. »
Un manager français dans une usine électronique

« Il faut définir des responsabilités individuelles sinon rien ne bouge. »


Un expert technique dans une usine alimentaire

« Ils ont un bon esprit d’équipe, je n’ai pas à m’en plaindre. »


Un patron de marque de la grande distribution
Comment gérer une équipe chinoise 201

« C’est l’une de nos sept valeurs et je veille à son application »


Un patron d’une chaîne chinoise de restaurants

Chez Franke, groupe suisse, on regrette le manque d’esprit d’équipe des


collaborateurs qualifiés, ingénieurs R&D et techniciens chinois :

« Ils ont tendance à garder pour eux leurs connaissances car ils les
perçoivent comme un capital qui peut augmenter leur performance
individuelle et leur valeur sur le marché. »'

À l’inverse, dans de nombreuses entreprises chinoises, des slogans


déployés sur de longues banderoles rouges au fronton des usines et dans les
ateliers en appellent au sacrifice individuel. Certaines sont impressionnantes
dans leur formulation :

« Je perds mon sang, je perds ma sueur mais je ne laisse pas couler mes
larmes ; je me laisse écorcher, je me laisse arracher la chair, mais je ne laisse
pas tomber mon équipe. »
« Que notre entreprise soit en mesure de nous rassembler et de nous
transformer en une équipe de héros !

Que signifie l’affichage de tels slogans ?Une propension toute particulière


■O
O des Chinois au dévouement à l’équipe et à ses missions, ou au contraire un
c état d’esprit peu coopératif ayant grand besoin d’être combattu par de
Û vigoureuses objurgations ?
Par rapport aux Japonais réputés pour leur capacité à se sacrifier pour le bien
(y) ^ de l’entreprise, les Chinois se perçoivent pourtant comme des individualistes.
ai
O
Q.

U Un rapport ambigu au groupe


Comme nous l’avons montré dans la Partie I, les Chinois échappent aux
catégories pertinentes en Occident : ils ne cultivent pas un m o i à
l’occidentale, et établissent leur identité dans des logiques spécifiquement
chinoises que sont la face et le g u a n x i. Logique familiale d’abord, puis par
extension, logique du g u a n x i. Et enfin la relation de type paternaliste qui

1 . CH-ina, Swisscham, Swiss Center Shanghai, Business Network Switzerland, op. cit.
2 . Faure Sophie, op. cit.
202 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

peut être nouée avec le chef. En-dehors de leur g u a n x i et de la relation


hiérarchique, ils se comportent en parfaits individualistes.
« Du fait de la forte différenciation «in-group» versus «out-group» en
Chine, il est plus difficile de persuader les Chinois de travailler avec ceux
qui sont perçus comme “hors du groupe”, les inconnus ou étrangers. »’ En
d’autres termes, les nouveaux venus dans une entreprise ont du mal à
s’intégrer et sont souvent laissés seuls car ils ne sont pas bienvenus. Ils
devront donner beaucoup de face à leurs collègues dans l’espoir de
construire un g u a n x i et obtenir les informations et contacts utiles à leur
travail. C’est pourquoi la priorité des jeunes Chinois dans un nouvel
environnement est «essayer de se faire de nouveaux amis » (voir chapitre 14).
Le supposé « collectivisme » des Chinois nous semble être un lieu
commun à la diffusion duquel ces derniers participent parfois en fustigeant
« l’individualisme » occidental. Les recherches universitaires y contribuent
aussi en postulant que « l’orientation collectiviste de la culture chinoise
peut promouvoir le travail d’équipe » et que la hiérarchie paternaliste et « les
relations verticales favorisent le travail d’équipe si les équipes sont formées
par l’autorité managériale et dirigées par des leaders forts.
Ainsi, une enquête réalisée en 1998 auprès de salariés chinois d’entreprises
américaines en Chine conclut que ces derniers seraient favorables au
team w ork. Les ressorts principaux de cette adhésion seraient « la qualité de
la relation avec les collègues, l’existence d’une volonté de coopérer ainsi que
l’interdépendance des tâches. » En d’autres termes, ce n’est pas par idéologie
collectiviste mais plutôt par pragmatisme, si le contexte s’y prête, et par un
O
T3 attachement à de bonnes relations de travail, que les Chinois seraient prêts
c
rj à travailler en équipes.
Q
Les auteurs observent que si la coopération entre individus au sein de
l’équipe existe bien, la collaboration entre équipes est plus ardue, « car les
szDI gens préfèrent faire équipe avec les collègues qu’ils apprécient, les amis avec
's-
>-
qui ils se sentent à l’aise. D’où l’importance des échanges informels au sein
O
CL
U
de l’équipe pour favoriser la confiance interpersonnelle. »
Un autre biais semble se glisser dans certains commentaires occidentaux,
qui voient une preuve d’un « esprit d’équipe » dans la modestie personnelle
qui caractérise souvent les déclarations des managers chinois : ceux-ci

1. Xu Huang, Michael Harris Bond, Handbook o f Chinese Organizational Behavior: Integrating


Theory, Research and Practice, E. Elgar Publishings Ltd, 2012.
2 . Bishop James, Chen Xiangming & Scott Dow, What drives Chinese toward teamwork i
A study o f US-invested companies in China, University O f Illinois at Chicago, 1999, (www.
uic.edu/depts/soci/xmchen/teampaper.pdf).
Comment gérer une équipe chinoise 203

évitent en effet les « je », préférant mettre en avant leur équipe. Il s’agit à


notre sens d’une illusion d’optique qui consiste à confondre l’attitude
typiquement chinoise du « profil bas » avec une réelle solidarité entre
équipiers ou une abolition de la distance hiérarchique. Cette modestie
traduit avant tout la règle de la politesse élémentaire, liée à la logique de
face, consistant à se retrancher derrière le collectif, attitude qui vise aussi à
se protéger contre les revers de fortune, les jalousies, et la responsabilité
personnelle d’une erreur ou d’un échec.

Trois obstacles à déjouer


En fait, l’efficacité de la coopération en équipe se heurte en Chine à trois
obstacles d’importance variable selon le contexte : la logique hiérarchique,
la logique de territoire, la logique de g u a n x i.
Le lien qui fait le plus sens pour un Chinois et qui peut mobiliser son
énergie, c’est la relation qu’il établit avec son chef C’est la force de cette
relation hiérarchique, avec ses aspects volontiers paternalistes, qui fait en
général l’armature du fonctionnement des entreprises chinoises —sauf
quelques exceptions. En-dehors de cette relation hiérarchique, marquée par
la réciprocité, les stratégies individualistes du chacun pour soi et tous contre
tous y sont souvent prépondérantes.
Cette logique hiérarchique et un éventuel souci de «diviser pour régner »,
ne sont guère propices à une présence rapprochée du manager pour veiller à
un bon climat entre équipiers, ni à la qualité de la communication et de la
cohésion au sein de l’équipe. Elle se double des réflexes consistant à éviter
O
X5
c
:d d’empiéter sur le « territoire » d’autrui, qui font du fractionnement interne
Û un des handicaps majeurs de l’équipe en contexte chinois.
O
fN La logique d u g u a n xi, seule source d’appartenance, de reconnaissance et de
@ cohésion en milieu professionnel, rend difficile comme on l’a vu au chapitre 3
DI
's_ une allégeance à l’équipe personnifiée, objet de légitimité et de dévouement
O
D. qui a sa place dans la mentalité occidentale. Cette logique établit aussi une
(J
relation privilégiée entre le chef et certains seulement de ses collaborateurs, à
travers le système d’échange « Face contre Faveur » exposé en Partie II. Par
construction, elle ne recouvre donc que rarement le périmètre total de
l’équipe, laissant d’inévitables fractures ouvertes dans sa cohésion.
C’est là, à notre sens, qu’il faut chercher le facteur-clé qui suscite ou non
une vraie cohésion d’équipe en Chine : chaque fois qu’une sorte de g u a n x i
peut s’établir entre tous les membres d’une équipe, apportant la force de ses
obligations de soutien et de réciprocité, c’est à dire la « confiance » au sens
chinois du terme, alors l’énergie collective se libère...
204 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

On obtient alors les performances remarquables qu’on peut observer de


la part de certaines équipes chinoises, avec leur sens de l’effort, leur
ingéniosité, leur concentration sur l’avancement concret.
Renforcer la cohésion d’équipe par des séminaires de team building est
apprécié dans la plupart des cultures occidentales (à l’exception notable de
la France oii le séminaire annuel est parfois encore perçu comme une corvée,
voire une tentative de contrôle suspecte : « la direction nous manipule, c’est
cousu de fil blanc »). En Chine aussi on apprécie le team building, mais pas
dans la même fonction symbolique : en Occident, le modèle du collectif est
l’équipe de sport du type football ou rugby, ou encore l’équipage (de régate
ou de galère, c’est selon !) ; en Chine, le sport n’est pas encore très développé,
et le modèle du collectif est la famille.
Pour les Occidentaux, le team building est censé aider les personnes à
élargir leur horizon et se débarrasser de comportement trop individualistes
au travail. Au travers de jeux collectifs et d’activités ludiques, et souvent
de réflexions sur les pratiques ou la stratégie de l’équipe, ses membres
expérimentent la puissance de la pensée et de l’action collectives et font
des prises de conscience sur le « travailler ensemble ». Cela marche plutôt
bien.
En Chine, le même terme de team building désigne avant tout les petites
sorties entre collègues - réunissant tout l’effectif, manager compris - au
restaurant, au karaoké, etc. Ces moments réguliers de fréquentation et de
détente en commun sont jugés indispensables pour entretenir un minimum
de familiarité, sans quoi il serait vraiment difficile à des Chinois de travailler
O
T3 tous les jours côte à côte.
c
rj
Q Ces teams buildings au sens chinois, coutumiers des cols blancs, sont
clairement distincts des ralliements organisés à l’aube pour galvaniser les
ouvriers et employés au début d’une dure journée de travail. Dans beaucoup de
cours d’usines chinoises, les ouvriers doivent exécuter une série de mouvements
O)
JC
« militaires » (gauche-droite-gauche) combinés avec une rhétorique de
>-
O
Q.
mégaphone : « Soyez de bons employés ! », « N’abandonnez jamais ! »k
U
« Courage ! Allez ! Allez ! »^ avec, plus rarement, des séances intensives allant
jusqu’à l’épuisement. Dans les villes chinoises, il est banal également de voir des
serveurs de restaurants ou des coiffeurs alignés sur le trottoir devant l’échoppe,
effectuant des manœuvres^ accompagnées de slogans et de chants. Les ordres

1 - ft^lÎdM yongbufangqi\
2. 1]W}^jiayou\W/^jiayou\
3. http://www.chinayouthbeat.com/the-most-intense-awesomest-chinese-employee-team-
building-exercise-ever/
Comment gérer une équipe chinoise 205

sont criés, et une stricte discipline est exigée. Autant dire qu on est très loin
d’une cordiale séance de défoulement ou de détente.
En chinois, team b u ild in g peut être traduit par tu a n d u i
jia n sh e . Cependant, l’expression couramment utilisée, et plus juste, est
« activité collective » q u n ti huodong. Les Chinois n’ont pas
attendu les travaux américains sur les dynamiques d’équipe, ou les exemples
japonais, pour organiser ces sorties informelles de détente, qui constituent
un pré requis absolu de la confiance mutuelle dans l’équipe, la condition
(pas forcément suffisante) de toute possibilité de coopération.
Puisque les Chinois n’ont pas de confiance de principe dans le système,
dans l’entreprise et ses règles, le comportement par défaut du collaborateur
est la méfiance, la rétention d’information, une indifférence froide et une
intense compétition. C’est pourquoi les salariés chinois ont besoin
d’interactions interpersonnelles afin de bien se connaître et de construire ce
sentiment de familiarité appelé la « petite ambiance » xiao qifen,
procurant une sensation de sécurité « comme à la maison », entre « amis »
quand les collègues inconnus sont enfin devenus des «familiers » shuren.

Les conditions de succès


Ainsi, la cohésion des équipes est loin d’être automatique en Chine.
Mais, bien sûr, on trouve des équipes où le climat est bon, la qualité
d’interaction et d’entraide entre équipiers élevée. Pour que les contours de
l’équipe coïncident au mieux avec ceux du g u a n x i, et que l’esprit d’équipe
et de coopération soit fort, il faut que le manager joue très bien son rôle
O
X3
c d’animateur et de lien - à commencer par la tenue des sorties collectives :
Û
« Mon équipe avait besoin que je l’emmène dîner cinq fois par mois ! »
Un ex-DRH français d’entreprise chinoise

>-
O
CL « Chaque semaine j’emmène mes commerciaux dîner et boire des bières.
U
C’est lors de ces repas qu’ils échangent sur ce qu’ils ont fait pendant la
semaine, les problèmes qu’ils ont rencontrés, et qu’ils partagent des
informations et des conseils. C’est contraignant pour moi, mais c’est la
seule manière de les faire travailler ensemble ! »
Un directeur commercial finlandais à Pékin

La plupart des entreprises occidentales implantées en Chine consacrent


maintenant une part importante du budget ressources humaines à la
création de la « petite ambiance », cette convivialité sécurisante, importante
206 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

aux yeux des collaborateurs chinois. Cela passe par des événements
fédérateurs, des activités de team b u ild in g et tout ce qui contribue à
humaniser les relations professionnelles. Et Гоп retrouve souvent la
référence à la famille comme lieu de solidarité et d’entraide :

« Beaucoup de salariés célèbrent leur anniversaire non pas avec leur


famille mais avec leurs collègues. »
Tang Jun de Microsoft China

«Pour les Chinois, l’entreprise est «comme une famille ». [...] L’idée est :
“je me donne à Siemens. Maintenant vous devez vous occuper de moi.” »
D' Ernst Behrens,
top manager de Siemens China

Ces initiatives témoignent du souci de ces entreprises de répondre aux


attentes de leurs salariés chinois tout en favorisant un climat d’équipe
harmonieux, c’est-à-dire « familial ».

QUE FAIRE ?
Développer un g u a n x i qui englobe idéalement tous les membres de
l’équipe.

1. : exercer un management proche avec des


Personnaliser les relations
O
T3
crj échanges informels. Un management directif favorise au contraire
Q les comportements d’obéissance passive et le cloisonnement.
O
fN
@ 2 . Instaurer dans la rémunération un intéressement au résultat collectif
SI
DI
3. Assurer l’équité : accorder à chaque équipier le même temps de
O
D.

U suivi individuel.

4. Program m er une réunion d’équipe hebdom adaire, avec un


ordre du jour adéquat co-animée avec un équipier à tour de rôle : y
évoquer les succès et bonnes pratiques seulement.

5. Apprendre aux équipiers à s’écouter et dialoguer. Faciliter une


communication explicite mais éviter toute critique publique.
------------------------------------------------------------------------------ 1P®“L
Comment gérer une équipe chinoise 207

1pgr
6. Encourager le partage d’informations et les échanges «horizontaux »
plutôt qu « en étoile ». Organiser au sein de l’équipe des groupes de
travail, et des échanges (valorisants) sur les pratiques.

7. Reconnaître et récom penser l’esprit d’équipe dans ses


manifestations concrètes : feedback^ souci des objectifs communs,
entraide...

8. Organiser des temps de convivialité fréquents : veiller à ce que les


membres de l’équipe se connaissent bien, organiser des sorties (une
fois par mois), des petits temps de convivialité sur le lieu de travail
(petits déjeuner, repas, anniversaires...).

9. Lors des voyages d’affaires et des séminaires internationaux, organiser


des team buildings informels permettant aux membres de l’équipe
qui ne se voient pas souvent de mieux se connaître.

10. Généraliser l’ utilisation de l’application W eC h at, un réseau


social qui permet d’échanger des messages et des photos, de manière
moins formelle que la communication par emails.

1 1 . Organiser un dîner d’ équipe chaque mois.

1 2 . Réunir toute l’équipe (au m oins deux fois par an) pour un
TOD « séminaire de cohésion d ’équipe » ; lieu dépaysant et valorisant,
c activités récréatives permettant d’assumer ensemble un challenge
Û
collectif, temps d’échanges informels et de connaissance mutuelle,
O
fN et aussi discussions sur l’organisation et les modes de travail, les
® relations au sein de l’équipe et avec les partenaires extérieurs, les
O)
's_ plans d’action, etc.
>-
Q.
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C h a p itre 1 7

C O M M E N T ACCLIM ATER L'EM POW ERMENT EN C H IN E

Les clés d e la responsabilisation

« If you want to win in the 2 P' century, you have to [...] empower others,
making sure other people are better than you are. Then you will be successful. »’
Jack Ma, fondateur d’Alibaba

Q uelle signification donner à ces allusions appuyées, faites dans des


enceintes officielles par de grandes personnalités chinoises du
numérique^, à la nécessité de développer Xem p o w erm en t ?
Allusions un peu surprenantes de la part de personnalités très en vue et
nécessairement en lien étroit avec le pouvoir et l’équipe dirigeante de la RPC.
La notion em p o w erm en t n t s i pas nouvelle en Occident, notamment en
Amérique du Nord. Elle a même déjà beaucoup servi, avec son message de
transmission et de diffusion du pouvoir d’agir aux gens de la base, en appui
de plusieurs grandes transformations sociales dans les USA des années 1960
O
X5
c à 1990.^
Û Dans le domaine des entreprises et du management, Xe m p o w erm en t des
salariés de la base est une pratique assez répandue depuis 1985, notamment
en Amérique du Nord et dans les pays nordiques. Nous allons bien entendu
x:
repérer les conditions, délicates à réunir, d’un déploiement de ce mot
>-
Q. d’ordre dans des équipes chinoises.
(JO Puis nous nous intéresserons à un autre domaine d’application en entreprise :
celui de la relation client avec les consommateurs chinois du grand public.

1. « Si vous voulez être gagnant dans ce XXI^ siècle, il vous fau t... donner le pouvoir d’agir
à autrui, veiller à ce que d’autres soient meilleurs que vous. C ’est là que vous aurez
réussi », forum de Daros 2015.
Tc3 2. En mai 2015 dans le cadre de 1’« Initiative Internet Plus » du premier Ministre Li Kejiang.
û3
c
3. Voir notamment à ce sujet : Bacqué Marie-Hélène & Biewener Carole, L’empowerment,
© une pratique émancipatrice^ La Découverte, 2013.
210 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

MARGES D'INITIATIVE ET RESPONSABILISATION


Autre nom, porteur de riches significations, de la « responsabilisation »
des collaborateurs de base, Xe m p o w erm en t est devenu aux Etats-Unis et en
Europe un concept courant dans les Services et le Commerce, mais aussi
dans différentes fonctions de l’Industrie.
Dicté par la nécessité pour les entreprises de s’adapter au terrain,
répondant en même temps aux attentes de salariés de plus en plus éduqués
et proactifs, Xem p o w erm en t de fait largement répandu depuis les années
1990. Son extension a sans doute été rendue possible par celle,
concomitante, des systèmes informatisés de suivi et de contrôle de l’activité
et des résultats, jusqu’au niveau individuel.
La démarche consiste donc à faire descendre la responsabilité au plus près
du client ou du terrain, de façon à apporter une réponse décentralisée et en
temps réel, la plus souple et pertinente possible, à chaque situation
opérationnelle, au profit d’une performance accrue de l’entreprise.

Le pouvoir au terrain

Révolution copernicienne dans Tentreprise

L’une des illustrations les plus frappantes de la notion àXempowerment due


à Jan Carlzon, patron des Scandinavian Airlines (SAS). C’est en 1985 que ce
dirigeant inspiré formula le mot d’ordre du « renversement de la pyramide ».
X 3 Il s’agissait de « donner le pouvoir » aux opérationnels de la base, comme les
O
c stewards et hôtesses, et tous ceux qui dans la Compagnie sont en première
Û ligne face au client. Le pouvoir ? En tous cas, des marges d’initiative leur
O
(N
permettant de prendre de leur propre autorité, sur place et sans délai les
(5) décisions opérationnelles permettant à l’entreprise de s’adapter aux situations
et aux besoins des clients. Et de disposer ainsi sur ses concurrentes plus rigides,
plus standardisées, plus encadrées par un management directif, d’un avantage
O
Q.

U concurrentiel décisif, lui assurant prospérité et pérennité grâce à cette nouvelle


capacité d’adaptation et de pertinence inscrite dans son management.
Véritable révolution copernicienne, cette vision redéfinissait les légitimités en
partant non plus du sommet mais de l’opérationnel de base. Elle présentait la
hiérarchie, les directions fonctionnelles et l’ensemble de l’entreprise comme
au service de l’homme de terrain, « celui qui fait, celui qui sait ».

Ce modèle tourne le dos aux fonctionnements bureaucratiques et


tayloristes courants au siècle, dans lesquels les gens de la base étaient de
Comment acclimater \'em powerm ent en Chine 21 1

simples exécutants de process conçus par des experts et des bureaux de


méthodes. Fonctionnements qui sont par ailleurs toujours en vigueur là où
la standardisation tayloriste reste un avantage économique - dans les call-
centers par exemple.

RENVERSER U \ PYRAMIDE HIÉRARCHIQUE :


UNE IDÉE OCCIDENTALE
Là où il est retenu, Xe m p o w erm en t implique un déplacement d’une
soumission à l’autorité directe ou à des process totalement standardisés,
vers une marge de décision encadrée par trois séries de contraintes :
• un cadre fixant les modes de travail et les critères à respecter
impérativement ;
• des objectifs, de production ou de résultats, vers lesquels tendre ;
• Xaccountability (« obligation de rendre des comptes »), qui est la condition-
clé de la responsabilisation.

En Chine, X em p o w erm en t fait partie d’attentes formulées par la nouvelle


génération : celle-ci souhaite plus de confiance de la part des hiérarchiques
et de la direction. La responsabilisation est du reste un élément qui motive
particulièrement l’intérêt des jeunes Chinois éduqués pour les entreprises
occidentales'. De fait, ce modèle peut satisfaire les revendications de ces
salariés qui choisissent les entreprises étrangères justement pour échapper à
"O
D la relation autoritaire ou clientéliste que propose le management « à la
C

Û chinoise » dans la plupart des entreprises locales.


Pourtant, sa mise en œuvre se heurte aux mêmes freins culturels que la
délégation, dont il est un prolongement au niveau du terrain.
sz
DI
’s_ Chacun à sa place et l'harmonie régnera !
O
D.
(J
C’est ce que soulignent ces commentaires de cadres et DRH français sur
les collaborateurs chinois :

«C’est vraiment très difficile d’obtenir qu’ils prennent des initiatives ! »


« Les Chinois préfèrent remonter les problèmes au sommet, et on se
retrouve submergés de microdécisions à prendre. »

1 . Ascencio Chloé, « Les managers français vus par leurs collaborateurs chinois », étude réalisée
chaque année depuis 2005.
212 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

« Ils veulent toujours tout faire valider, même quand ça ne relève que
d’eux, et qu’ils sont les seuls à savoir ce qui est pertinent. »
« Ils manquent d’autonomie - ils restent dépendants de leur manager.
Ils attendent toujours de savoir ce que le hiérarchique va dire. »

Remarques confirmées par un dirigeant chinois :

« On est capables de faire correctement le travail qui nous incombe,


mais on ne veut pas être responsabilisés (« empowered ») pour prendre en
charge une nouvelle mission, à cause de la peur de rater. »'
Yi Min, Director of Leadership
& Organization Development, Lenovo

Le compromis que constitue cette autonomie soigneusement encadrée


est ainsi difficile à intégrer et même à comprendre dans le point de vue
chinois.
Car ce déplacement vers le bas de la responsabilité d’agir ne peut que
heurter une culture hiérarchique, où il est important que chacun reste à sa
place. Empiéter sur le domaine et les prérogatives du chef est difficile à
concevoir, dans l’entreprise comme au plan politique, à partir d’une
conception familiale de l’organisation et du pouvoir. C’est presque une
incivilité, perçue instinctivement comme une menace pour l’ordre et
l’harmonie. Voici ce que Confucius répondit à la question de son disciple :
O
X5
c
a - Maître, qu’est ce que la piété filiale ?
O
fN - Ne désobéis jamais.
@
Selon le philosophe Han Fei ZP qui incarne l’école rivale, le Légisme, « le
D.
O
U
pouvoir ne doit pas être partagé ni délégué ». Toute son œuvre est marquée
par cette obsession d’usurpation du pouvoir. Il n’a cessé d’alerter les princes
contre la tentation de faire trop confiance à leurs ministres et conseillers qui
trop souvent n’avaient qu’une idée en tête : prendre leur place. Donner le
pouvoir au peuple est plutôt subversif dans la Chine actuelle, et menace
l’harmonie...

1. Gallo Franck, op.cit.


2. Han Fei Zi, Lart de gouverner, Presses du Châtelet, 2010.
Comment acclimater Уem powerm ent en Chine 213

Trouver les bons équilibres entre des aspirations à la puissance et au


statut, une logique de protection de la face, et le maintien nécessaire d’une
autorité et d’un contrôle hiérarchiques, ne coule pas de source en Chine.
Les managers chinois n’ont pas été nourris comme les Occidentaux dans
une culture qui fournit, dès l’école, des expériences de responsabilisation et
des modèles de semi-autonomie encadrée.

« Comment faire comprendre à nos managers chinois ce que cela


implique d’être manager ?Dans mon entreprise on rencontre deux styles de
cadres chinois : soit suis manager, donc je ne fais rien”, soit suis
manager, donc je fais tout”. »
La DRH chinoise d’une entreprise française à Shanghai

« En général c’est difficile pour les jeunes Chinois de prendre de


nouvelles responsabilités. Soit ils posent trop de questions (par crainte de
l’échec), soit ils n’en posent aucune (pour ne pas perdre la face) ».
Un patron de PME américain en Chine

Ces comportements sont le produit du conditionnement éducatif


chinois, qui perpétue les valeurs les plus anciennes de la Chine : soumission
à l’autorité instituée, mémorisation plutôt que raisonnement, peu de
stimulation de l’initiative et de la créativité.
M em pow erm ent ^ 2l\: définition touche à la répartition et à la pratique du
pouvoir, ce qui a nécessairement des implications idéologiques et politiques.
O
X5
c C’est pourquoi l’on ne peut s’attendre à des changements rapides sur un tel
Û■3
sujet qui touche ici aux limites du développement chinois et révèle ses
O
fN contradictions.
@ Or, justement, la culture chinoise offre cette possibilité de coexistence
DI
's_ des contraires qu’on a longtemps vue à l’œuvre à Hong Kong : un système
O
D. éducatif confucéen, et une rule o f la w britannique garante des droits de
(J
citoyens qui se sont longtemps accommodés d’un régime autoritaire. L’idéal
de démocratie porté par les étudiants de la « révolution des parapluies » en
2014-15 n’a d’ailleurs pas été majoritaire ni même soutenu par le monde
des affaires qui dirige la cité.
Il est donc probable que longtemps encore, l’autonomie requise par
Xem poiverm ent demeurera problématique en Chine. Elle restera d’ailleurs
freinée par l’impossibilité d’assumer l’échec, liée comme on l’a vu à la
3 construction même du « moi »chinois autour de la notion de face. En plaçant
Û
© chacun personnellement en responsabilité, sous les yeux de son chef et sans
214 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

moyen de se protéger, du fait du contrôle inhérent à la responsabilisation, ce


modèle de management déstabilise a priori toute l’économie relationnelle du
système de politesse et d’échange, d’allégeance et de protection qui est au
centre des comportements et attitudes des Chinois.

LE MANAGEMENT DIRECTIF : UN ÉCUEIL COURANT


Du fait de ces difficultés, le management en Chine s’enlise souvent dans
un cercle vicieux de passivité des collaborateurs et d’usure des encadrants
chinois comme occidentaux. Ce schéma est souvent attesté par les dirigeants
français en Chine auprès desquels nous intervenons.

__ _________^ 1. Obéissance
8. Sentiment ' r ________ , ) et souci
de de plaire :
supériorité réticence
à s’exprimer Ç

2. Tendance
7. Crainte de la
à être plus
punition et
directif qu’en
démotivation
France
-----------------------

O
T3
crj
3. Crainte de
prendre des
Q initiatives et
rétention

O
(N
d’informations

sz
CT
'l.
4. M icro­
>- management :
O
Q.

U J
« je dois tout
décider et tout
faire à leur
place ! »

Collaborateur chinois

Manager français en Chine

Figure 10 - Le cercle vicieux du manager français directif en Chine

On voit dans le schéma ci-dessus que le « conditionnement traditionnel »


(distance hiérarchique et logique de face) des salariés chinois a tendance à
Comment acclimater \'em powerm ent en Chine 215

favoriser fautoritarisme des managers occidentaux lequel en retour renforce


la soumission des collaborateurs. Cette attitude directive leur est parfois
malencontreusement conseillée par d’autres expatriés ou par leurs propres
managers chinois : « Si tu es trop gentil, tu ne te feras pas respecter »
entend-on souvent. Ce type de remarque illustre chez les premiers une
erreur d’interprétation des comportements chinois et chez les seconds la
viscérale crainte de « perdre » du pouvoir.

Tentation du micro-management
Un manager français raconte ses expériences et déconvenues avec son
équipe de développeurs informatiques chinois qui ne comprennent pas ce
qu’il attend d’eux et ne parviennent pas à planifier leur propre travail.
Constat classique avec de jeunes collaborateurs chinois manquant
d’expérience... L’expatrié décide donc de les « micro-manager », c’est-à-
dire, explique-t-il, de s’impliquer beaucoup plus, de mieux détailler
chaque tâche et de renforcer le suivi. Sans doute ce souci fort logique
s’est-il accompagné d’une tendance à tout contrôler, et à prendre toutes
les microdécisions en lieu et place des intéressés. Car il s’aperçoit vite
d’ « une baisse d’implication de leur part sur mes projets. Ils
accomplissaient leur tâche sans faire preuve d’innovation », c’est-à-dire
d’initiative...
La tentation du micro-management est extrêmement courante chez les
expatriés en Chine, surtout s’ils ont un profil plus technique que
managérial : « puisqu’ils ne savent pas faire, je vais le faire moi-même pour
O
T3
c gagner du temps. » Rapidement, les managers intermédiaires chinois
rj
Q préfèrent alors «remonter» tous les problèmes, et laisser le patron prendre
les risques de la décision. Plus il est omniscient et omniprésent, plus ils sont
passifs et dépendants - et plus il s’épuise.
Le pire dans tout cela est que cette dérive du management altère du même
5-
O
Q. coup la satisfaction de chacun dans son travail et la confiance mutuelle...
U
On est bien dans un « cercle vicieux » :

«J’ai compris que le management directif était un piège en Chine : plus


ils se montrent obéissants, plus on a tendance à être directifs, et moins ils
donnent de feedback. Et c’est aussi pourquoi ils sont peu motivés.
Et puis ça donne le mauvais exemple aux managers chinois, qui n’ont
déjà que trop tendance à l’autoritarisme »
Un manager français de la grande distribution
216 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

« La clé c’est d’être capable de déléguer. Vous devez parvenir à faire


confiance à vos subordonnés. Les Chinois peuvent accomplir la tâche
beaucoup mieux que quiconque venu d’ailleurs. Laissez-leur faire le job !»'
Guy Mac Leod, Président d’Airbus Chine

Il est essentiel de prendre conscience de ce risque d’un management trop


directif. Il repose en fait sur une erreur d’interprétation des comportements
chinois. La déférence à l’égard du chef, la réticence à exprimer son opinion
personnelle, et la crainte de l’échec dans une culture qui n’y donne pas
droit, peuvent donner l’impression à l’Occidental que les collaborateurs
chinois apprécient un leadership directif. C’est une solution de facilité qui
repose sur une illusion :

« C’est plus agréable de manager des Chinois que des Français : ils sont
obéissants, ne contestent jamais une décision, et on n’est pas embêté par le
syndicat ! »

Or les Chinois qui viennent travailler dans des entreprises étrangères


recherchent tout au contraire un management valorisant pour l’individu.
Mais ils attendent aussi d’être formés et encouragés à des attitudes qui ne
leur ont pas été transmises par leur éducation.

Faire le pari de V e m p o w e r m e n t en Chine


O
X5
c
:d C’est sans doute ce qu’il y a à retenir, malgré toutes les limites analysées
Q plus haut, de la démarche de \e m p o w e r m e n t : une relation managériale
nouvelle en Chine, associant reconnaissance et soutien à une stimulation
des initiatives par le manager, relation pouvant déboucher sur une
responsabilisation prudente témoignant d’une grande confiance du
O
a. manager dans les compétences et capacités du collaborateur, l’incitant à des
U
prises d’autonomie mesurées tout en limitant soigneusement les risques
d’erreurs de celui-ci.
Il s’agit donc d’un équilibre assez délicat, mais qui seul permettra de
motiver et fidéliser durablement les personnes-clés pour l’entreprise et les
hauts potentiels chinois !
Nos interviews montrent à cet égard que de nombreux salariés chinois
d’entreprises occidentales considèrent que leur manager français ne leur fait

1 . Fernandez Juan et Underwood Laurie, op. cit.


Comment acclimater Yem powerm ent en Chine 217

pas assez confiance et ne les aide pas suffisamment à « se développer ». Ils


souhaiteraient se voir déléguer des responsabilités et avoir plus de marges de
manoeuvre dans leur travail. Mais il existe une condition sine q u a non : ne
pas se sentir abandonnés par le manager direct, être au contraire soutenu et
encouragé par lui. Ainsi, Steve Schneider explique que lorsqu’il a dirigé
General Electric en Chine, il a adopté un style de management beaucoup
plus humble, moins assertiCqu’aux Etats-Unis :

«Ce n’est pas un style directif ; c’est plus un leadership d’influence ou du


coaching. C’est comme cela que vous obtenez le meilleur des gens.

Dans les faits, certaines entreprises internationales font état de réels


progrès dans cette voie réputée difficile de Xem p o w erm en t en Chine.
Tel est le cas de l’entreprise suisse Buhler, qui pour encourager les salariés
à prendre des décisions au sein de leur domaine de responsabilités, a
introduit dans les usines et bureaux un système original de « coupon »
(voucher). « Ce coupon est délivré par le superviseur direct dès qu’un
collaborateur à fait preuve d’une bonne initiative quand une situation
inédite se produit en dehors de la routine de travail. Le coupon peut être
encaissé immédiatement »^. Ce système a pour effet de motiver les salariés,
mais aussi d’accoutumer les managers chinois et occidentaux à valoriser les
bonnes attitudes et la prise d’initiatives.
Dans un autre contexte, Stanley Wong, manager chinois de la banque
Standard Chartered témoigne du fait qu’un état d’esprit de peur {fear
O
X5
c m indset) peut être changé —avec le temps et la patience nécessaires. Il
Û explique qu’il a eu du mal à établir une culture d’entreprise qui reconnaisse
et récompense le mérite par des compliments publics ou des bonus. Mais
qu’il a convaincu ses collaborateurs chinois que « les erreurs honnêtes sont
inévitables et ne seront pas punies ». Il offre à l’occasion des récompenses à
ceux qui prennent des initiatives même si le résultat est imparfait car dit-il
O
a.
U « Il faut que l’effort lui-même soit reconnu ».

1. Fernandez Juan et Underwood Laurie, op.cit.


2. CH-ina, swisscham, Swiss Center Shanghai, Business Network Switzerland, The China
Human Resources Paradox, Dealing successfully with people shortage in the land o f billions,
2008.
218 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

L'ESSOR DU NUMÉRIQUE EN CHINE :


VERS IIEMPOWERMENTDU CONSOMMATEUR ?

Comme partout, le développement des applications numériques a des


effets, et pas seulement anecdotiques, sur la vie de tous les jours des Chinois
- qui sont plus de 500 millions à disposer d’un smartphone sur lequel sont
effectués 70 % des achats en ligne (sur internet).
Dans la situation propre à la Chine, ces possibilités nouvelles prennent
figure de petites révolutions, modifiant sensiblement certains rapports de
force. Tel semble être en particulier le cas des relations entre les industriels
et distributeurs et leurs clients consommateurs.
Jusqu’à une date récente, la consommation en Chine avait deux
caractéristiques plutôt contradictoires : une très grande exigence de
l’acheteur, notamment sur le service après-vente des biens d’équipement du
foyer ; et une grande désinvolture des fabricants et des vendeurs vis-à-vis des
particuliers sur la qualité des produits et le SAV.
En l’absence d’un système étatique et judiciaire contrôlant les normes de
qualité et de sécurité des produits et réprimant les abus, le consommateur
ne disposait d’aucune protection contre des fabricants et vendeurs indélicats
- à moins de bénéficier d’un g u a n x i adéquat !
Le consommateur ne pouvait que subir, au risque parfois de sa santé,
comme ont pu l’illustrer plusieurs scandales, tel celui du lait empoisonné à
la mélamine.
Or les réseaux sociaux chinois (notamment Wechat et Weibo W lW )
O
T3
c
sont devenus en quelques années les vecteurs d’un formidable contre-
rj
Q pouvoir du consommateur chinoish Aujourd’hui, les internautes ont les
moyens de discréditer et de boycotter un produit. La sécurité
du consommateur anonyme se renforce, non pas grâce à l’action de la loi
toujours bien faible en Chine, mais grâce aux réseaux sociaux qui pallient
O)
JC

>- l’absence de contrôle qualité et sanitaire et font basculer le rapport de force


O
Q.

U
en faveur du client final chinois.
Ils ouvrent du même coup un nouvel espace de communication qui
rapproche le client chinois du fabricant, et satisfait son besoin relationnel et
son appétit de « face ». D’ailleurs, les marques sont entrées résolument dans
ce jeu : elles communiquent intensément avec le consommateur et font le
nécessaire pour le connaître très bien —individuellement même.

1. L’usage chinois des réseaux sociaux chinois: décryptage culturel : http://chloeascencio.com/


fr/e-commerce-en-chine-le-role-crucial-des-reseaux-sociaux/
Comment acclimater \’em powerm ent en Chine 219

Sur le sujet sensible de l’après-vente, chaque marque possède désormais


son service, avec une plate-forme téléphonique et des techniciens
d’intervention dédiés (plutôt que sous-traités comme en Occident),
rivalisant de rapidité pour satisfaire un client chinois toujours intraitable
—mais souvent frustré dans le passé.
Wechat et Weibo permettent ainsi de créer une forme d’engagement du
fournisseur à l’égard du client, et répondent de surcroît à son besoin
relationnel. Ce qui n’existait auparavant que dans la relation en B2B,
marquée en Chine par des relations personnelles et une réciprocité. Ces
réseaux sociaux organisent même des interactions triangulaires très intenses
entre la marque, le client chinois et la « communauté » Wechat ou Weibo :
informations, promotions flash, et surtout conseils échangés qui, au-delà
du service pratique qu’ils rendent, jouent un rôle extrêmement important :
celui d’œil social et de prescripteur validant socialement les achats qui
donnent de la « face » et invalidant les produits ou services qui n’en donnent
pas.

Et un effet en retour sur Torganisation des entreprises ?


Cette intermédiation par les réseaux sociaux et le développement du
e-commerce, en plaçant —apparemment bien plus qu’en Occident —le
client au centre du système, ont des effets sur l’organisation des entreprises
concernées. Or la plupart des entreprises chinoises sont fortement centrées
sur le produit, même si elles prétendent que le client est roi. Elles sont
■O
O organisées de façon très pyramidale, alors que l’économie numérique
c
13 nécessite de réduire la distance hiérarchique et une collaboration plus
Q
fluide. L’innovation est susceptible de venir des employés de la base, de ceux
qui sont en contact direct avec le client, peut-être plus que des experts
techniques au sommet de l’organisation. C’est apparemment le constat que
O)
JC
font les grands groupes de e-commerce et de hi-tech chinois. Si les patrons
>-
O
Q. de Yonyou Software ou d’Alibaba se font les ardents promoteurs de
U
l’empowerment, ce n’est sans doute pas par une idéologie « démocratique »
qui les opposerait au régime, mais parce que c’est plus efficace pour innover
et fidéliser des clients désormais très mobiles. Ces dirigeants ont su repérer
les transformations des modes de vie en germe sous les avancées et ruptures
technologiques, et tirer de ces évolutions, d’abord imperceptibles puis
3 irrésistibles, les conséquences pour leur organisation.
3c3I Le cas déjà évoqué de Xiaomi donne un exemple concret de cette
Q
3 transformation : d’abord dans la perception et l’organisation des relations
c

© de l’entreprise avec ses clients, puis avec ses salariés en contact avec ces
220 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

clients. Il y a là en effet, selon la formule de Liu De, « plus qu’un outil, une
nouvelle façon de penser ».
Avec l’économie numérique, les conditions semblent s’ouvrir pour
\ empowerment^ et du même coup pour des modes de management moins
directifs et plus responsabilisants que dans les habitudes et la culture
chinoises, en cohérence avec les nouveaux dialogues et relations qui
s’installent avec les clients. L’extension à d’autres secteurs des entreprises
chinoises risque, malgré l’exemple que donnera cette avant-garde, d’être
assez lente, compte tenu des freins culturels à cette pratique.

QUE FAIRE ?

Qu’il s’agisse de mettre en œuvre une politique corporate empowerment^


ou que l’évolution des relations-clients et le développement de l’économie
numérique imposent la stimulation des initiatives et la responsabilisation
des salariés de la base ou du front de vente, la mise en œuvre de
Xempowerment est délicate en Chine. On en a vu les raisons et les enjeux
objectifs et subjectifs.
Elle suppose une approche très attentive aux aspirations et
motivations des salariés concernés, veillant à lever tous les freins à ce
déplacement des marges d’appréciation et d’action, et également à
apporter à ces marges d’initiative l’encadrement approprié (avec des
latitudes d’action plus ou moins étendues selon les besoins), et bien
O
X5 sûr le contrôle et lefeedback.
c
Û
1. Personnaliser les relations :

• Relations informelles pour mettre à l’aise et nouer un lien personnel.


xC:T • Suivi individuel fréquent.
>-
O
Q. • Aider les collaborateurs à monter en compétence : « je t’aide à te
U
développer et en retour tu t’impliques dans ton travail ».

2 . D onner des preuves de l’existence du droit à l’erreur :


• Par l’exemplarité (le patron lui aussi reconnaît ses erreurs).
• Prouver qu’on est bienveillant, et ne sanctionne pas durement les
prises de risque: « en cas d’échec, je te garderai ma confiance ».
Comment acclimater \'em pow erm ent en Chine 22

3. Mettre en place des projets pilotes pour « tester » V em powerm ent


et prouver que « cela m arche ».

4. Bien doser les marges d ’appréciation laissées au salarié, et les


illustrer par des exemples concrets

5. Valoriser et récom penser ceux qui prennent des initiatives, et


l’annoncer par avance.

6 . Faire raconter les circonstances de prises d’initiatives parti­


culièrement significatives : communiquer sur les bonnes pratiques.

7. D évelopper chez les managers chinois la capacité à déléguer à


leurs n -1 : en faire une condition de toute promotion à un niveau
supérieur.

O
T3
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_________C h a p i t r e 1 8 _________

C O M M E N T O B TEN IR L'EXPRESSION
DES SALARIÉS C H IN O IS

Les clés de la participation aux décisions

D ans les préoccupations les plus fréquemment exprimées par les


managers occidentaux en poste en Chine figurent toujours^ les
questions liées à l’expression indirecte et extrêmement réservée de leurs
collaborateurs chinois. Ce trait culturel met en porte-à-faux les expatriés en
les privant du feedback et des avis de leurs subordonnés, des dialogues plus
spontanés et ouverts auxquels ils sont habitués, voire de la possibilité
d’appliquer le mode de management participatif qu’ils ont adopté ou qui
leur est spécifié par l’entreprise.
Le présent chapitre va analyser les freins et proposer des clés pour les
différentes facettes de ces questions ; mise en œuvre du management
participatif, expression critique, débat, conduite des réunions.

O
X5 L'ACCUEIL MITIGE DU « MANAGEMENT PARTICIPATIF »
c
rj
Q
Le « management participatif » est justement l’un des aspects qui attirent
les cols blancs chinois vers les entreprises occidentales. Ils apprécient voire
revendiquent la possibilité de donner leur avis et de participer à la
O)
JC
préparation de décisions relevant du niveau de leur manager - lequel en
>-
O
Q. conserve l’entière responsabilité.
U
Ce mode de management qui s’est répandu en France à partir des
années 1980, consacrant la fin du management directif voire autoritaire qui
était courant jusque-là, a apporté de sérieux progrès dans de nombreuses
entreprises : progrès dans la pertinence des décisions, dans la qualité de leur
mise en œuvre, et enfin dans la reconnaissance et l’engagement des
collaborateurs.
Tc3
Û3
c
1 . Cf. les besoins exprimés par un groupe de managers expatriés, cités en ouverture de la
© Partie III.
224 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

On voit bien l’incongruité que le management participatif peut


représenter lorsqu’on vient le «parachuter »dans une culture à forte distance
hiérarchique. Tout comme \ empowerment, le management participatif fait
bouger les lignes et les prérogatives hiérarchiques, et peut paraître brouiller
les niveaux et les rôles. De fait, chacun des changements symboliques
évoqués ci-dessus touche à un point sensible des habitudes et des logiques
chinoises.

DESCENDRE DU PIEDESTAL ?

Pour le manager chinois, demander publiquement de l’aide pour exercer


les responsabilités que son statut lui réserve, écouter les avis et les préconisations
des collaborateurs sur ses prérogatives est une démarche difficile à endosser.
Surtout face à ceux de son équipe qui ne font pas partie de sa « clientèle », et
ne sont donc pas dans une relation d’allégeance envers lui.
Il arrive aussi qu’un patron souhaite lier son équipe à son sort sur une
décision stratégique. Cette consultation reste souvent de pure forme,
comme le consensus obligé auquel sont conviés les participants :

«Parfois notre patron nous fait prendre une décision en groupe ou bien
il nous fait sentir que c’est une décision de groupe quand lui-même n’est pas
sûr du résultat et veut que nous en partagions la responsabilité au cas oîi
cela échouerait. »^
Un employé d’un hôtel chinois
O
X5
c
:d
Û Tous ces risques pour la face du chef sont bien entendu perçus par les
O
(N
collaborateurs chinois, et leur donnent un sentiment de malaise. A la
@ résistance des managers s’ajouterait ainsi beaucoup d’autocensure des
subordonnés vis-à-vis d’une pratique remettant en cause leur vision
5- hiérarchique, et même la politesse élémentaire consistant à ne pas empiéter
O
Q.
U sur le territoire d’autrui.

«Personne n’ose donner son opinion avant que le patron ait parlé, même
pour un détail. Il faut s’assurer de ne pas être vu en train de contredire le
patron en disant quelque chose qui ne serait pas en ligne avec ce que le
patron a en tête. Il n’y a pas moyen de deviner ce qu’il va dire. La meilleure

1. Kong Siew-Huat, op. cit.


Comment obtenir l'expression des salariés chinois 225

stratégie c’est d’attendre que le patron ait d’abord donné son opinion. De
cette manière vous êtes toujours en sécurité.
Un employé chinois

Dans les entreprises privées chinoises, la prise de décision est plutôt


autoritaire et la question ne se pose même pas. Mais « dans un organisme
gouvernemental ou une entreprise publique, les relations entre collègues
sont souvent plus compliquées^ : un collaborateur ayant un poste un
peu inférieur peut très bien avoir des connexions importantes ailleurs,
qui dans certains cas ont justifié son embauche. Par conséquent, les
chefs restent plus prudents, font plus d’efforts pour donner l’impression
que la décision est collégiale en demandant souvent l’avis de tout le
monde. »
Et par le même mécanisme que nous venons d’évoquer, « les Chinois
sont assez doués pour deviner ce que pense le chef, puis vont dans la
direction souhaitée par ce dernier, sans qu’il l’ait nécessairement exprimée
clairement. Au final tout le monde converge dans la même direction. »
Même quand il est pratiqué, le management participatif n’a pas dans les
entreprises chinoises la portée qui lui est donnée aux USA ou en Europe.

Expression « prom ouvante » ou « prohibante »


Une recherche de terrain a été conduite sur un échantillon de
73 entreprises locales du Zhejiang^ : seules 27 % d’entre elles auraient
O
X3
c
instauré un système de prise de décisions participatif Parmi elles, environ
Û 60 % des salariés rapportent qu’ils ne s’expriment pas fréquemment, et
28 % d’entre eux ne font jamais de suggestion.
(g) L’étude observe que l’expression des collaborateurs chinois peut être soit
CT « promouvante » (nouvelles idées d’amélioration) soit « prohibante »
(expression d’inquiétudes à propos de pratiques de travail, d’incidents ou
O
Q.

U de comportements dommageables pour l’entreprise) c’est-à-dire critique.


Dans leurs conclusions, les auteurs estiment que « l’expression étant
un comportement volontaire et discrétionnaire, elle ne peut pas être
facilement intégrée dans une description et une fiche de poste formelle

1. Ihid.
2. Li Chunyuan, ihid.
-aO 3. Farh Jiing-Lih, Abstract based on the full article, « Psychological Antecedents of Promotive
cd and Prohibitive Voice: A Two-Wave Examination » Academy o f Management Journal, Vol.
Û
© 55, 2 0 1 2 . http://www.iacmr.org/v2en/CMI/Vol3Issuel/eCMI_7.pdf
226 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

et elle est largement dépendante de l’initiative personnelle du


collaborateur ».
Ce point de vue ne correspond pas à notre expérience de l’accompagnement
de DRH et de managers opérationnels en Chine. Il nous paraît au contraire
possible et souhaitable que les entreprises occidentales reconnaissent et
formalisent la capacité à exprimer son opinion (feedback ability) comme
une compétence essentielle et attendue, objectivée dans les key performance
indicators (KPIs), et récompensée à sa juste valeur. D’ailleurs, dans les faits,
cette compétence est un véritable critère de recrutement et de sélection des
hauts potentiels chinois dans ces entreprises, un critère qui reste toutefois
généralement implicite (au mieux on parle de communication skills) et non
rétribué.
Même si les groupes occidentaux offrent aux salariés chinois des
opportunités de participer à la prise de décision, ceux-ci ont tendance à
garder leur opinion pour eux-mêmes. C’est pourquoi il faut les encourager
de manière concrète à participer et à s’engager.
Une bonne compréhension par les managers occidentaux de la logique
de face et de ses effets courants (positifs ou inhibants) permet d’éviter les
blocages et d’obtenir l’expression de leurs collaborateurs sur ce qu’ils savent
et ce qu’ils pensent de la situation. C’est précisément l’enjeu de notre
formation « Manager une équipe chinoise ».
Souvent dans les entreprises occidentales la participation aux décisions
passe par la réunion et le débat. Cette pratique plonge son bien-fondé dans
une croyance occidentale qui remonte à l’antiquité grecque.
O
X5
c

Û
LA DYNAMIQUE DU DEBAT

La conception occidentale du débat comme élément-clé du travail en


x:
DI groupe permet de bénéficier d’une diversité de points de vue qui va être
>- exploitée comme une richesse, au lieu d’être vue comme un défaut d’unité.
O
Q.
U
La dynamique du débat sera le levier de l’analyse du problème, puis de
l’émergence de pistes d’actions. Elle stimulera ensuite l’argumentation et la
construction de la solution.
Les Occidentaux acceptent ce moment de désordre, de division manifeste
et de lutte verbale parce qu’ils puisent dans leur culture et ses racines
philosophiques et religieuses la conviction qu’il existe une solution juste,
une « one best way », une vérité, qui est cachée et qu’il s’agit de dévoiler,
quitte à devoir endurer efforts et conflits dans son « accouchement ». Car
c’est du débat contradictoire que sortira cette vérité, comme du conflit
Comment obtenir l'expression des salariés chinois 227

créateur sortira Finnovation, et comme de Faffrontement politique sortira


le bon choix démocratique...

LE SYNDROME FRANÇAIS EN REUNION

Du fait de l’éducation à la critique qui caractérise la formation des jeunes


français, ceux-ci ne manquent en général ni de l’habitude ni du goût du
débat, pas toujours constructif cependant. Mais la réunion reste un lieu
privilégié d’expression de notre «exception culturelle »- pas nécessairement
à notre avantage aux yeux des collègues chinois :

«Les Français parlent beaucoup en réunion, mais ils écoutent peu. Ils se
disputent, chacun défend sa propre opinion sans tenir compte de celle des
autres et il n’y a pas d’harmonie. »
Un salarié chinois d’une entreprise française en Chine

Les Chinois perçoivent ces comportements comme des atteintes stériles à


l’harmonie et au nécessaire consensus.

« C’est incroyable, en réunion mes collaborateurs français contestent


tout ce que je dis !Il est très difficile de les convaincre que leur opinion n’est
pas forcément la meilleure, ils argumentent sans arrêt ! En Chine je n’avais
pas ce problème. »
O
T3 Une manager chinoise, expatriée en France
c:d
Û
Les Français trouvent en effet dans la situation de réunion un théâtre
favorable aux joutes d’excellence et aux compétitions d’idées qu’ils
affectionnent. Les plus agressifs et les plus « brillants » y font volontiers
assaut d’élitisme, se mesurant au nom de grands principes tels que la science,
O
a.
U
l’innovation, ou la pertinence. Le pragmatisme sans panache y cède à la
volonté de se signaler par l’originalité de sa prestation, conformément à la
logique de l’honneurh souvent au détriment de l’avancement des travaux,
et de la construction d’un consensus de groupe —ce que déplorent les
Chinois, comme d’ailleurs les Américains ou les Européens de culture
protestante, et d’autres encore...

1 . Cf. le livre d’Iribarne Philippe, La Logique de l ’honneur. Le Seuil, 1989, et ses autres
ouvrages.
228 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

Face à la communication indirecte chinoise, qui en est l’exact opposé,


cela peut conduire à des situations dommageables :

« Les Français, qui ont l’habitude de s’interrompre les uns les autres dans
le feu du débat, ont tendance à ne pas consulter les Chinois. Comme ces
derniers se taisent, on croit qu’ils n’ont pas d’opinion ! En fait ils sont
offensés de ne pas avoir été consultés et s’opposeront aux décisions prises
après la réunion. »
Un manager chinois salarié d’une entreprise française en Chine

Réciproquement, le consensus a souvent une image suspecte pour les


Français comme en témoignent le léger discrédit qui s’attache au terme
« compromis », ou encore l’expression « consensus mou » : synonymes de
compromission, d’à peu près, de faible mobilisation des équipes, de faible
efficacité.

LA REUNION CHINOISE ; UN RITUEL CELEBRANT LORDRE


HIÉRARCHIOUE
Les entreprises chinoises font un large usage des réunions —mais un usage
bien différent des entreprises occidentales.

« Les réunions de travail en Chine ont tendance à suivre un schéma


TO3 typique : le patron parle et le staff écoute. Après tout, c’est l’entreprise du
c: patron, le patron qui est grimpé au sommet, et c’est le rôle du staff de
Û
l’écouter et de l’imiter. »’
O
(N

@
La réunion est en effet dans la pratique chinoise l’une des figures imposées
5- du leadership paternaliste à forte distance hiérarchique.
Q.
O
U La logique de la réunion en Chine est rigoureusement top-down. Son
objectif est d’informer l’équipe des décisions de la direction. Souvent
longue et fastidieuse, elle est à sens unique : les directives énoncées par le
chef ne font l’objet d’aucun débat, ni même de questions-réponses.
A fortiori de réactions critiques ou de négociation (sur les conditions
d’application par exemple). Le comportement attendu de tous est
généralement d’écouter et d’opiner de la tête diantou.

1 . Leung Lawrence et Wong Eva, op. cit.


Comment obtenir l'expression des salariés chinois 229

Situation particulièrement périlleuse pour la face, cette exposition


publique de chacun aux côtés de ses collègues ne peut en effet, dans un
point de vue chinois, être abordée que « profil bas » et avec l’impératif
prioritaire du maintien de 1’« harmonie ».
D ’ailleurs, conformément aux logiques de face et d’expression indirecte,
ce qui pourrait être dit ou manifesté par l’équipe dans une telle circonstance
ne serait pas à prendre au pied de la lettre, en termes de contenu (comme
une réaction des subordonnés aux informations et décisions communiquées
par le chef), mais à interpréter en termes de relation : il s’agit d’attester et
reconnaître la soumission obligée à l’autorité hiérarchique. En hochant la
tête ou en se taisant, le subordonné fait le « travail de face » qu’attend de lui
son patron.
Et ce n’est pas une question de niveau hiérarchique car même dans les
comités de direction chinois, un directeur chinois ne saurait tenir des
propos qui ne seraient pas en phase avec les paroles du PDG :

« Pendant les comités exécutifs au siège du groupe, le PDG nous invite à


exprimer notre opinion à propos de la décision qu’il souhaite prendre. Nous
suivons l’ordre hiérarchique et parlons à tour de rôle en partant du plus bas
échelon. Nous ne disons jamais que nous ne sommes pas d’accord. Il y a
trois options :
Option 1: je suis d’accord : je répète les mots du PDG.
Option 2 : je ne suis pas complètement d’accord : je reformule les
paroles du PDG et j’ajoute quelques idées indirectes.
■OO Option 3 : je ne suis pas du tout d’accord : je change de sujet. »
c

Qr3
Un directeur chinois de la filiale Europe
d’un groupe chinois
(y) ^

Cela fait beaucoup de raisons pour expliquer le silence gêné qui s’installe
O
Q. lorsque d’aventure un manager occidental tente d’ouvrir une discussion en
U
groupe. A supposer qu’il obtienne des réponses, il lui sera d’ailleurs difficile,
sans formation préalable, de décoder la communication implicite et
indirecte dont useront ses collaborateurs dans leurs réponses à ses
questionnements, ce qui videra l’exercice de son intérêt.

3
c
Û
©
230 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

Indispensable décodage
En général, les Occidentaux qui n ont pas encore suivi de formation ad
hoc’ sont bien incapables de décoder les messages implicites, les non-dits,
les « oui » qui veulent dire « non ». Leur plus grande difficulté vient du fait
qu’ils ne parviennent pas à obtenir du feedback de leurs interlocuteurs
chinois faute de savoir décrypter les comportements ou messages indirects.
Les exemples suivants donnent la mesure du problème :
• Quelques exemples de « Non » chinois :
- « It’s difficult to say. »
- « We’ll see later. »
- « I will think about it. »
- « Maybe we don’t see the problem the same way. »
voire même :
- « OK, no problem. »
• Quelques comportements d’évitement (destinés à exprimer le désaccord
ou l’insatisfaction, voire la colère) :
- Couper les cheveux en quatre, soulever des questions de détails.
- Emettre un rire « spécial » (sans joie et dans un contexte non drôle).
- Changer de sujet.
- Poser une question « stupide ».
O
T3 - Poser une question répétitive.
crj
Q - Ne pas répondre (mais c’est déjà une réponse), voire disparaître...
O
fN - Répondre à « côté ».
@ - Répondre de façon neutre alors qu’on demande une opinion
SI
DI personnelle.
O
D.

(J

Un rituel de cohésion
La réunion interne à la chinoise n’a donc rien de véritablement interactif
Elle est souvent le moyen de faire passer le message de décisions déjà prises par
les dirigeants et surtout d’en acter la mise en vigueur devant la communauté
de travail. Elle a un rôle informatif et crée un consensus de pure forme.

1 . http://chloeascencio.com/fr/atelier-de-communication-negociation-1 2 -journee/
Comment obtenir l'expression des salariés chinois 23

« Si vous souhaitez qu’une tâche soit accomplie en Occident, vous


organisez une réunion et vous discutez des problèmes et peut-être vous
votez. Pas en Chine - la réunion est généralement la dernière étape,
seulement une formalité. Vous devez communiquer et persuader les gens
avant la réunion, et non pas pendant la réunion.
Qian Yingyi, doyen de l’université Qinghua

« Si l’on n’est pas d’accord, on le dit après - ou bien on ne le dit pas du


tout et on quitte l’entreprise. »
Un salarié chinois d’une entreprise française en Chine

Impossible dans un tel contexte de tenir un brainstorming, un débat ou


même un simple tour de table !

«Mes collaborateurs chinois sont brillants, ils aiment performer. Ils sont
assez fins pour sentir ce que le manager souhaite. Mais j’ai fait le deuil de
l’esprit de challenge. Je ne peux pas challenger mes équipes chinoises en
réunion comme je le fais avec d’autres équipes. En Chine personne ne lève
le doigt.»
Un patron de marque français de la grande distribution

Au fond, au-delà de la transmission descendante des informations, la


réunion de service à la chinoise est avant tout un rituel civil qui consacre le
principe hiérarchique et l’ordre naturel des choses que constitue le
TO 3 consensus obligé - dans une équipe mimant l’harmonie de la famille
crj
Q chinoise.
Et pourtant, malgré la persistance et les enjeux culturels de ces
conventions, la consultation et la participation sont clairement revendiquées
xC:T par les jeunes générations :
>-
O
Q.

U « Mon opinion est-elle vue comme importante pour mon entreprise ? »

Il leur est cependant difficile, du fait des freins culturels déjà évoqués,
d’exprimer un désaccord ou une opinion tranchée en réunion. Plus souvent,
ce sera dans la relation individuelle avec le hiérarchique, que la

Tc3 1 . McKinsey Quarterly, interview with Yingyi Qian, the dean of Qinghua University’s School
Û3
c
of Economics and Management, July 2013, http://www.mckinsey.com/insights/leading_
© in_the _ 2 1 st_century/developing_chinas_business_leaders
232 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

communication pourra se dégeler - à condition que la confiance ait été


patiemment construite.
Divers témoignages montrent des exemples de managers occidentaux
expérimentés ayant réussi à construire dans leur équipe une communication
assez fluide pour que les avis s’expriment sans réticence.

DESAMORCER LA RESERVE ET LA PRUDENCE CHINOISES


La difficulté reste alors de vaincre la réserve des collaborateurs chinois
—ne pas se mettre en avant, ne pas se faire d’ennemis, ne pas marcher sur les
plates-bandes du supérieur. Et leur prudence - ne pas risquer de dire ou
commettre une erreur, ou d’être associé à un échec. Philip Murtaugh,
président de General Motors China se souvient des débuts difficiles de la
joint venture avec un groupe public chinois :

« Pendant deux années entières, quand nous faisions une réunion, une
seule personne parlait, le représentant du parti communiste. Les autres ne
disaient rien d’autre que “C’est une bonne idée”.
C’est un processus graduel, mais les gens ont commencé à émettre leurs
propres opinions. Nous avons créé un environnement ou les gens
s’approprient leur travail et ont de l’influence sur leurs jobs. Les gens aiment
travailler à GM car ils peuvent prendre des décisions. »’

O
T3
c Il est ainsi possible, avec une dose suffisante « d’acculturation » mutuelle,
Qrj
d’expérience commune et de confiance, de parvenir à créer du débat en
O réunion. Comme chez Lenovo, qui s’est donné les moyens de réussir la
fN
@ périlleuse intégration de la Division PC d’IBM en investissant beaucoup
DI
dans les formations à la communication interculturelle :
's_

O
Q.
U
« Chez Lenovo, les managers américains et chinois sont aussi directs
les uns que les autres en réunion. Ils ont reçu des formations
interculturelles pour apprendre à se comporter de manière respectueuse
mais très franche. »
Une responsable de formation chinoise

1 . Gallo Franck, op. cit.


Comment obtenir l'expression des salariés chinois 233

« Je parviens à faire des brainstorming avec mes plus anciens


collaborateurs chinois, ceux qui sont dans l’entreprise depuis plus de 3 ans.
Cela marche à condition que je quitte la pièce. L’un d’entre eux - qu’ils se
sont choisi comme porte-parole-vient ensuite me rapporter les discussions,
sans jamais révéler le nom de qui a dit quoi. Ainsi personne ne perd la face. »
Un patron de PME américain à Shanghai

Et l’expérience montre qu’à condition d’entreprendre une démarche de


changement pertinente, incluant des séminaires de décristallisation et un
coaching du dirigeant et des managers, il est également possible de faire du
management participatif en Chine dans des entreprises françaises ou
internationales, mais aussi chinoises.

QUE FAIRE ?
1. Personnaliser les relations pou r créer un clim at de confiance.
- passer du temps informel avec chaque collaborateur ;
- assurer un suivi fréquent, leur transmettre du savoir-faire et des
conseils.

2. Supprim er les réunions. Ou plus exactement limiter les réunions à


deux types d’ordres du jour :
- transmission d’informations qui n’appellent pas de discussion ;
O
T3 - annonce de résultats positifs uniquement, félicitations, team
crj building.
Q
Pour les autres sujets, la réunion est une source de malaise et une perte
O
fN de temps.
@
3. Former les collaborateurs chinois à la communication interculturelle
>-
O
Q.
avec des Occidentaux :
U
- pour développer leur assertivité et leur capacité à donner du
feedback. Dans nos formations « Comment coopérer avec
des Occidentaux »’ , ils s’entraînent à s’exprimer fermement,
directement, à s’opposer, à défendre une idée, un projet sans
se laisser désarçonner par l’esprit critique français ni la crainte
d’une sanction du hiérarchique ;

© 1. ; ^ D A f I ^ Ruheyu xifangren xiangchu.


234 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

- pour apprendre que dans une entreprise française un cadre


est souvent jugé en réunion à sa capacité rhétorique, à son
charisme (« il est brillant ») et que ces compétences humaines
et de com m unication (« soft skills ») sont essentielles pour faire
carrière dans de tels groupes.

4 . Form er les managers occidentaux au décodage de la


com m unication indirecte et im plicite. Il existe des ateliers de
formation pratiques qui perm ettent de comprendre les clés de
décodage, de s’entraîner et d ’apprendre à être plus efficace en faisant
passer des messages moins directs.

5. D onner l’ exemple, valoriser le feed b ack.


- Partager les informations que vous détenez sur le siège, la
stratégie, les autres projets, etc.
- Encourager et prom ouvoir l’échange de « best practices » entre
collègues.
- Valoriser les personnes qui osent donner du feedback. L’enjeu
pédagogique est très im portant : c’est l’exemplarité des
managers occidentaux en matière de management participatif
qui perm ettra de diffuser cette pratique. En effet, rares sont
les managers chinois prêts à engager une telle consultation de
leurs collaborateurs, à moins d ’avoir eux-mêmes été formés et
O
X5
c consultés de cette manière. En outre, l’exemplarité est un moyen
Û privilégié d ’apprentissage dans la culture « comportementale »
confucéenne.

x:
DI Et une fois cette confiance mutuelle et cette exemplarité bien
instaurées :
O
D.

(J
6 . Consulter les collaborateurs chinois de façon individuelle et
informelle (autour d’ un café, d ’un thé ou d ’un repas).

7. Poser des questions ouvertes pour comprendre leur point de vue


sans insister, pour éviter de les forcer à prendre position de façon
trop claire et tranchée :
- Proscrire les questions fermées appelant un « oui » ou un « non ».
Comment obtenir l'expression des salariés chinois 235

lisr
— Eviter notamment les questions fermées, inefficaces car elles
mettent de la pression, telles que : « Will you finish the job by
tomorrow f »
- Préférer les questions ouvertes du type : « How do you want to do
it ? »

8 . Apprendre à se taire, à ménager des temps de silence : pour obtenir


du feedback d’un Chinois, il faut parler beaucoup moins que l’on
n’a l’habitude de le faire. L’expérience en formation lors de jeux de
rôle le confirme à chaque fois : les Occidentaux, mal à l’aise avec le
silence (un échec de la communication, une panne dans l’échange
rationnel) ont tendance à... ne pas « lâcher le micro » quand ils
tentent de tirer les vers du nez d’un interlocuteur chinois.

9. Organiser la consultation sur le modèle du Щ|Й| N em aw ashi


pratiqué, pour des raisons de face analogues, au Japon. Cette
expression qui se dit genhui en chinois signifie « tourner autour
des racines » C ’est un processus itératif qui permet d’amender au fur
et à mesure le projet en tenant compte des suggestions de chacun,
et prépare ainsi le consensus (gongshi « savoir/clairvoyance
partagée »). Cette consultation préalable facilitera beaucoup la
réunion finale qui, ainsi préparée, sera un moment d’harmonie où
l’on valide ensemble une décision sur laquelle chacun a été consulté
O
T3 et a pu s’exprimer au préalable.
c.
-3
Û
10. Organiser un brainstorm ing - sans le m anager :
— Désigner ou faire désigner une personne en charge du reporting
sur la réponse de l’équipe à la question que vous lui soumettez.
a.
O — Quitter la pièce et laisser les membres de l’équipe débattre entre
(J
eux.
En effet, la plupart des Chinois sont plus à l’aise pour s’exprimer et
critiquer s’il s’agit d’une activité de groupe (ils n’assument aucune
responsabilité individuelle) ; et si les commentaires du groupe sont
collectés et rapportés par une personne au nom des autres, on élimine la
crainte de se faire des ennemis.
■о
о
с
3
Û
о
fN

>-
О.
о
и
C h a p itre 1 9
/ 9
COMMENT BENEFICIER DE L'EFFICACITE CHINOISE

Les clés de la Voie du Milieu

Tâter les pierres pour traverser la rivière. »

Deng Xiaoping, interrogé sur le


« modèle » chinois de développement

a planification, si naturelle aux yeux des Occidentaux comme


L préparation indispensable d’une action réussie, est une démarche a
priori très étrangère au monde chinois. C’est même l’un des exemples les
plus frappants de cette divergence fondamentale qui oppose la perception
et l’action de la Chine et de l’Ouest. Car c’est la conception de l’Efficacité et
celle du Temps qui sont en jeu !
Au-delà même du cas emblématique de la planification, c’est une
O
T3
crj multitude d’occasions et de situations sur lesquelles vont s’opposer
Q constamment sur ces deux plans de l’efficacité et du temps, les logiques
O chinoises et occidentales. Les premières grandes coopérations franco-
fN
chinoises (dans l’automobile par exemple) ont été pionnières dans la
découverte et le défrichage de ces divergences de vision, avec des résultats
D.
souvent décevants, parfois cuisants. Mais tous ceux qui aujourd’hui ont à
O
(J coopérer, y compris à distance, entre les deux cultures en éprouvent les
effets quotidiennement. Les enjeux d’efficacité liés à ces décalages sont bien
sûr considérables.
Comment concilier ces deux approches antagonistes, et, si c’est possible
les combiner dans une démarche « hybride », capable de tirer parti des
points forts de chacune.
238 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

DEUX VISIONS DE L'EFFICACITE


Dans une optique chinoise traditionnelle, se fixer à l’avance un schéma
rigide, dont on va s’obliger à suivre ensuite les étapes prédéfinies, apparaît
comme un effort absurde. C’est vraiment gaspiller l’énergie, qu’on devrait
plutôt consacrer à rester attentif aux changements du contexte et aux
opportunités. Il faut au contraire, aux yeux des Chinois, travailler au plus
près du terrain et exploiter le potentiel de situation, la fameuse xingshi
« propension des choses »L
Se conformer à un plan préétabli, c’est donc tourner le dos au
pragmatisme et renoncer à l’opportunisme, les deux clés de l’efficacité
pratique chinoise. C’est en outre déployer un volontarisme arrogant que les
inévitables aléas du réel se chargeront de déjouer et de mettre en échec.

« Nos objectifs sont très ambitieux: nous voulons devenir leaders sur
notre marché. Mais nous n’avons pas conçu les étapes pour y parvenir. »
Le dirigeant chinois
d’une multinationale chinoise en France

La planification est typique d’une volonté de maîtrise, spécifiquement


occidentale, et qui est contraire à l’expérience et à la conception chinoise
d’un monde toujours en évolution, défiant constamment l’arrogance
humaine. Elle va à l’encontre des principes daoïstes anti-volontaristes qui
préconisent la flexibilité et l’exploitation des circonstances. Ce qui, en
O
T3
c
pratique, se traduit dans le « rework » déjà évoqué^ (traiter un problème
Û ponctuellement sans le régler au fond —quitte à devoir recommencer) et
O dans la démarche par « essais et corrections » :
(N

O
« Il faut prendre en compte le modèle chinois Do & Fix (faire puis
>■ corriger) quand on planifie un projet ou plus exactement quand on les
O
Q.

U encourage à construire un planning pour leur projet. »


Une experte technique
dans une usine alimentaire en Chine

1 . Jullien François, op. cit.


2 . Cf. Partie I.
Comment bénéficier de l'efficacité chinoise 239

Plan quinquennal ou agilité pragm atique ?


Paradoxalement, dans les domaines stratégiques comme le train à grande
vitesse, le nucléaire ou l’industrie spatiale, le Plan quinquennal fixe les
objectifs et les étapes. D ’influence soviétique, le plan a ici une raison d’être
purement politique, nationale et internationale. Il importe de pouvoir
proclamer que les projets sont réalisés à temps, et même plus vite que prévu,
pour démontrer la puissance chinoise^
La planification est de plus en plus utilisée, mais pas de manière
systématique. Au quotidien, c’est le pragmatisme, l’opportunisme et la
capacité d’adaptation rapide qui prédominent. Ces qualités ne sont-elles
pas à la source de la rapidité de leur développement industriel ?
Dans ce domaine, les leaders internationaux des produits grand public
constatent que les firmes chinoises montent en gamme très rapidement, et
sont capables d’adapter leurs produits aux standards internationaux de
performance et de qualité en seulement quelques mois.

« Dans notre groupe, on fait de la planification : elle figure parmi les best
practices par mimétisme avec les groupes occidentaux. Seulement elle n’est
pas appliquée ! Ce qui n’empêche pas l’efficacité car on finit les projets à
toute vitesse malgré le manque d’organisation apparent. »
Un cadre dirigeant français
d’une multinationale chinoise

Du reste, on peut observer que la rapidité et l’efficacité manifestée par les


O
X5
c industriels asiatiques dans le développement des produits high-tech grand
Û public depuis une vingtaine d’années sont maintenant imitées dans les
industries numériques du monde entier. En témoignent des notions et
(y) 2 pratiques telles que le « développement agile », qui procède par un processus
CT évolutif de perfectionnements et de mises à l’essai successives. Aujourd’hui,
ces méthodes empiriques évitant le coût en temps et argent d’une
O
Q.
U planification et de tests complets, sont désormais généralisées. Dans ce cas,
c’est la manière pragmatique chinoise — celle-là même formulée par
Deng ! - qui est jugée performante, et se trouve reprise et réinterprétée par
les Occidentaux.

-ac 1. Parfois, cette hâte a des conséquences graves comme en juillet 2011 lorsque le TGV chinois
Q
3
c
qui avait pulvérisé le record de vitesse mondiale (350 km à l’heure) est tombé d’un pont suite
© à une panne du système de communication.
240 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

« Est vrai ce qui réussit, est faux ce qui échoue », ce proverbe du Hunan
cité par Mao en 1935 à l’issue de la Longue Marche^ est typiquement
daoïste. Il s’opposait ainsi à un marxiste américain convaincu que cette
idéologie n’incarnait rien moins que la « vérité ».

RÉSOUDRE LE PROBLÈME UNE BONNE FOIS POUR TOUTE


OU BIEN TROUVER VITE « CE OUI MARCHE » ?
Mais dans d’autres secteurs, au quotidien, les logiques évoquées dans la
Partie I continuent à se confronter chaque fois que se présente un
dysfonctionnement ou une décision dans une équipe associant Chinois et
Occidentaux : les ingénieurs français par exemple, aiment aller au bout de
l’analyse, tandis que leurs homologues chinois cherchent des solutions
pragmatiques beaucoup plus expéditives, quitte à ne pas régler les problèmes
de fond. En voici un exemple.
Un équipement fourni par une entreprise française à une centrale
nucléaire chinoise est jugé défectueux. Les fournisseurs français demandent
à leurs clients chinois de leur envoyer la pièce afin que le bureau d’étude
puisse analyser la cause du défaut et revoir leur process de fabrication. Les
Chinois refusent : quelle perte de temps ! Ils demandent donc au garagiste
du coin de passer un coup de lime sur la pièce et la réinstallent dans la
centrale.
De même, les arguments pour un nouveau produit ou procédé seront-ils
formulés sous des angles très différents dans les deux cultures : par le
O
X3
c concept, la prouesse ou la valeur technique du côté français, par l’aspect
Û utile, pratique et la rapidité qui a fait ses preuves pour les Chinois.
O
Гч|
Ainsi, Xiaomi fait des smartphones « suffisamment bons » {good enough),
une notion antinomique avec l’idéal de qualité, de fiabilité et de durabilité.
CT Ils sont beaux, mais il y a des « bugs » du fait des économies réalisées sur la
conception et les composants, ce qui les rend abordables et permet d’en
O
Q.
U vendre beaucoup. Certes ils tombent en panne plus souvent, mais le service
après-vente est imbattable, ce qui répond aussi aux attentes d’un client
chinois extrêmement exigeant.
Ce business modelcsi impensable en Europe, où justement les industriels
cherchent à éviter d’avoir à financer un coûteux service après-vente.
On retrouve dans l’observation au quotidien des manières de travailler
et de coopérer, les effets des logiques profondes déjà mentionnées.

1 . Cité par Cyrille Javary dans La Souplesse du dragon. Albin Michel, 2014
Comment bénéficier de l'efficacité chinoise 241

auxquelles il convient d’ajouter celle liée à la forme d’écriture : l’écriture


idéographique développe le mode d’apprentissage et de pensée analogique
(par l’entrainement à la reconnaissance des formes), en contraste avec
l’ouverture à l’abstraction et à la pensée conceptuelle (conséquence de
l’écriture alphabétique, qui ne porte aucune figuration imagée de ce
quelle signifie).
De ce fait, non seulement l’esprit pragmatique des Chinois se laisse plus
facilement convaincre par des exemples concrets de réussite ou de bon
fonctionnement d’un produit ou d’une action, mais leur intellect est
entraîné dès l’enfance à capter des figures complexes : ils seront plus vite
convaincus par une image que par un raisonnement ou un discours abstrait.
Un point auquel les Français devraient apporter une vigilance
particulière...
Dans la communication à distance avec les collègues et fournisseurs
chinois, les Français qui sont le moins gênés par les non-dits et les
malentendus sont les modélistes, designers et architectes. Dans ces métiers,
le dessin est un médium évident.
Il est évidemment important que chacun des acteurs en présence soit
conscient de ces différences dans la vision et l’action, pour sortir des
incompréhensions et construire une coopération ou une négociation
efficace.
Pour les Chinois, la difficulté est inverse : ils ont du mal à nous convaincre
s’ils n’ont pas préparé un argumentaire construit, une vision à long terme,
une stratégie étape par étape, un planning...
O
X5
c
Ces différences mettent en jeu et en cause la conception-même du métier
Û et de l’excellence des professionnels en présence —qu’ils soient ingénieurs,
marketeurs, informaticiens, financiers ou chefs de projet. L’ouverture à des
modes de pensée et d’action que l’on n’a pas acquis dans ses études et sa
x: formation professionnelle initiale ne peut qu’enrichir et élargir les
DI
>- possibilités d’action, mais elle ne va pas de soi puisqu’elle touche à l’identité
Q.
O
U professionnelle.
Pour l’entreprise, il est donc essentiel que la confrontation entre ces
approches chinoise et occidentale souvent diamétralement opposées, puisse
être vécue par les professionnels en présence de façon constructive, plutôt
que dans l’incompréhension, les frictions permanentes, voire le dénigrement
des méthodes de l’autre.
242 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

LES PRATIQUES AUTOUR DU TEMPS


S’agissant de la gestion du temps, les expatriés comme les services
d’approvisionnement des groupes internationaux reconnaissent aux Chinois
une grande capacité de mobilisation collective face à une urgence ou à un
challenge concret : après un démarrage lent tant que l’échéance est éloignée et
paraît encore abstraite, les équipes chinoises surprennent souvent par l’énergie
et la rapidité avec laquelle elles rattrapent le temps perdu.
Au quotidien, d’ailleurs, les Chinois sont très conscients de l’écoulement
du temps et de son économie, et montrent une grande diligence dans
l’action à court terme, pourvu quelle soit suffisamment bien spécifiée.
Des constats souvent faits par les managers de terrain occidentaux ou les
services d’achats et de sourcing^ mettent en avant trois sources courantes de
difficultés liées à la culture :
• La difficulté pour les Chinois à concevoir un planning, et à établir
des prévisions : il s’agit là d’exercices de projection dans le futur et de
maîtrise par anticipation qui heurtent la conception profonde chinoise
du monde, et comportent un enjeu de face souvent négligé : s’engager
sur une date c’est prendre le risque de perdre la face.
• Une vision plutôt axée sur le court terme, en prise avec la situation
concrète immédiate, quitte à virer à 180° avec une grande agilité si le
contexte l’exige.
• Pour les jeunes diplômés, un manque d’habitude d’organiser leur travail
O
T3 et leur temps, que le système éducatif et un faible entraînement à
c
Û l’autonomie dans le travail personnel ne leur ont pas apporté.
O
(N

LE RETOUR DU LEGISME ?
x:
DI
>-
Q.
Cependant, la nouvelle génération de cadres chinois a à cœur d’assimiler
O
U les méthodes et les outils occidentaux. Elle a intégré notamment la
Planification comme un outil incontournable de l’entreprise, au risque d’en
faire, en néophytes d’une nouvelle discipline, une application parfois
rigide ; plus rigide notamment que les Français, qui prennent volontiers des
libertés par rapport aux règles !
De sorte que les critiques se font parfois à front renversé, les jeunes
Chinois s’étonnant de cette latitude d’ajustement que s’autorisent les
Français (souvent au nom d’excellentes raisons techniques), en contraste
avec des Américains ou des Nordiques :
Comment bénéficier de l'efficacité chinoise 243

« Mes collègues français qui travaillent au siège ne sont pas du tout


réactifs. Il leur faut une semaine pour répondre à un mail, alors que nous,
les Chinois, nous répondons toujours immédiatement, quelle que soit
l’heure du jour ou de la nuit. »
Une ingénieure chinoise salariée d’une entreprise française en Chine

QUE FAIRE ?
Pour convaincre ou former un collègue chinois (et cela marche aussi
en négociation !), on peut suggérer plusieurs recommandations :

1 . Bannir les raisonnements analytiques et les arguments logiques


«imparables» par a + b = c. En France on a tendance à croire que
de bons arguments suffisent pour « l’emporter » dans la discussion
et convaincre l’autre. En Chine, démontrer qu’on a raison, c’est
démontrer du même coup que l’autre a tort : ce qui revient à lui
faire perdre la face.

2. Utiliser un m ode de raisonnem ent pratique et analogique :


- donner des exemples ;
- donner des preuves que « cela marche »
- utiliser des outils visuels : dessinez vos idées et leur cheminement
{mind mappin^y montrez des photos et des graphiques.
O
X5
c
Û 3. D écouper les plannings et actions en petites séquences pour
O
(N
rendre les objectifs plus proches et tangibles. Fractionner l’objectif
@ en mini-réalisations précises et quantifiables —qui fournissent un
SI
DI cadre clair et rassurant.
O
D.

(J 4. Eviter les objectifs idéalistes de type « zéro défaut » : ils démotivent


les collaborateurs chinois plutôt que de les galvaniser, et sont perçus
dans leur libellé inatteignable ou hasardeux, comme des risques
majeurs pour la face.

5. D onner du sens qui fasse sens pour le collaborateur chinois :


or celui-ci ne travaille pas pour des entités abstraites, telles que
l’entreprise, le client (sauf s’il le connaît personnellement), la sécurité
------------------------------------------------------------------------------ 1B®“L
244 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

OU rEnvironnement. Il travaille pour lui-même et éventuellement


pour vous si un guanxi a été créé entre vous. Il faut donc pouvoir
montrer que ce projet, cette action est «goodfor you ».

6. S’il s’agit de suivre un process qui ne lui apporte rien de concret, il


reste possible de donner un sens relationnel : « Do itfor me », ce qui
est une autre façon (paternaliste) de créer une dette de face.

7. Assurer un suivi fréquent et atten tif à chaque collaborateur et


valoriser ses mini-succès à chaque étape.

O
T3
c
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O
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C h a p itre 2 0

COMMENT GERER LES PROJETS EN CHINE

Les clés du mode-projet

es clés de la gestion du temps et de l’efficacité à la chinoise vont bien


C entendu trouver des applications essentielles dans la conduite de
projets. Elles sont loin d’épuiser le sujet, car la conduite de projets est une
activité qui met tellement à l’épreuve les capacités humaines de maitrise,
individuelle et collective, quelle comporte beaucoup d’aspects très
culturels.
Or la maîtrise des choses, des hommes, et de l’incertitude est, on l’a vu,
un des points-clés de la culture occidentale —et de ses points de contradiction
avec la culture chinoise. Autant dire que la conduite de projets en Chine
demande plus d’une clé...
Le « mode projet » a rapidement pris une importance centrale dans les
méthodes de fonctionnement des entreprises occidentales, chaque fois qu’il
ne s’agit pas d’une activité répétitive. Il permet de faire travailler des équipes
à temps partiel, ou à géométrie variable, mais aussi de donner à des équipes
O
X5
c permanentes un cadre d’action particulièrement dynamique, capable de
:d
Û mobiliser l’engagement des participants sur un temps déterminé, et sur des
O objectifs précis.
(N

@ Le mode projet laisse naturellement une large place à la conduite d’équipe


et à la planification, dont on a vu les difficultés d’acclimatation ou
5- d’interprétation quelles peuvent rencontrer en Chine, ainsi que les
Q.
O
U conditions de leur mise en œuvre optimale.
Mais il suscite en outre des questions d’adaptation qui lui sont propres.
Le mode projet met souvent en jeu le fonctionnement matriciel : cette
organisation oblige à concilier plusieurs lignes hiérarchiques et brouille les
logiques d’allégeance personnelle. Chaque personne impliquée relève de
deux responsables, l’un fonctionnel métier, l’autre opérationnel : selon les
cas, la légitimité du fonctionnel sera affectée, ou inversement le chef de
projet aura du mal, surtout avec des équipiers à temps partiel, à faire
prévaloir ses priorités. L’importance dont les Chinois investissent la relation
246 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

managériale est de toute façon mise en porte-à-faux dans le fonctionnement


de projet.
Si l’équipe Projet est dispersée sur plusieurs sites ou plusieurs continents
—ce qui est souvent le cas —il sera d’autant plus difficile d’établir, tant entre
co-équipiers qu’avec le chef de projet, la connaissance mutuelle et la
fréquentation informelle que recherchent les Chinois pour travailler en
confiance.
Un projet opère souvent, par définition, sur des développements inédits,
sur des domaines nouveaux non balisés par l’expérience ou des process
existants. La responsabilité de chacun y est engagée de façon plus forte, avec
à la clé des risques d’erreurs accrus, ce qui met souvent mal à l’aise les
collaborateurs chinois.
C ’est d’ailleurs à cette nouveauté et ces incertitudes que les Occidentaux
répondent par l’anticipation et la planification —démarches peu naturelles
pour les Chinois, du moins ceux des anciennes générations.

PROGRESSER PAS À PAS


Les Chinois en effet ont une démarche différente : ils préfèrent progresser
pas à pas, sans trop de spéculation ou de réflexion conceptuelle. Ils sont plus
à l’aise dans une « amélioration permanente » basée sur l’ingéniosité et
l’observation, et l’exploitation de l’expérience antérieure, que dans les
approches de rupture.
Une approche qui, selon la nature des projets et des questions qu’ils soulèvent,
O
X5
c peut se révéler supérieure aux méthodes courantes occidentales par son
Û pragmatisme, son agilité, ou encore la capacité chinoise à saisir des problèmes
complexes, avec tous leurs détails, comme on l’a vu au chapitre précédent.
Comme on le voit, le travail en mode projet est tout sauf naturel pour les
collaborateurs chinois : autant il introduit des logiques dynamisantes pour
O
a. des Occidentaux, autant il risque de déstabiliser et inhiber des Chinois,
(J
dont il heurte et brouille les repères. Il est donc particulièrement indiqué
d’anticiper ces décalages, et de soigner les conditions d’une pleine
participation des Chinois au sein de l’équipe-projet. Ce qui suppose
notamment qu’ils soient parfaitement au clair sur l’organisation des
travaux, et en confiance avec les collègues, les chefs, et les règles du jeu ! Et
qu’on n’oublie pas, malgré l’éloignement, l’importance pour les Chinois de
rencontres directes informelles régulières avec l’ensemble des participants,
leur permettant d’établir des relations de personne à personne, qui
faciliteront grandement la coopération à distance dans l’intervalle.
Comment gérer les projets en Chine 247

UNE DEMARCHE SEMEE DE PIEGES


Le management de projet a ainsi la particularité de rassembler le maximum
des pièges et des freins interculturels que nous avons recensés dans les chapitres
précédents. Et c’est dans ce type de mission qu’on risque d’avoir l’usage du
plus grand nombre des différentes « clés » que nous avons présentées. Les
difficultés techniques et organisationnelles de la conduite de projets sont bien
documentées, et font l’objet de méthodes et d’outils bien répertoriés. Les
aspects interculturels sont moins bien connus et pris en considération dans
ces activités d’ingénieurs. En contexte culturel chinois, une vigilance
particulière s’impose, d’autant qu’il n’est pas très difficile de pronostiquer les
principales difficultés qui, si elles ne sont pas prises en compte, auront tôt fait
d’entraver l’avancement collectif et de faire dérailler le processus.
Certains projets cumulent tout un ensemble de problèmes. Tel cet
exemple sur lequel nous avons eu l’occasion de travailler pour résoudre des
difficultés qui bloquaient l’avancement et généraient de fortes tensions
entre équipes chinoises et françaises.
Il s’agissait d’un projet de déploiement mondial d’un système ERP dans
un grand groupe français, visant à standardiser les process dans toutes les
filiales. En Chine, ce projet se heurtait à de nombreux obstacles qui
retardaient fortement son avancement. Appelés en renfort, nous avons pu
constater que :
• le projet était entièrement conçu au siège et les Chinois n’étaient pas
consultés.
O
T3
c
ZJ
Û • les collègues français et chinois ne s’étaient pour la plupart jamais
rencontrés, ils communiquaient uniquement par mail et par conférence
téléphonique.
(y) ^

• les problèmes de communication étaient à leur apogée : absence de


feedback, malentendus qui dégénéraient en conflits larvés... Voici
O
Q.

U quelques témoignages recueillis !

« Les Chinois ne répondent pas aux mails, ou alors uniquement quand


ils sont d’accord. On ne sait jamais s’ils ont compris, on reste toujours dans
le « flou ».
On programme des ‘confcall”, mais cela ne marche pas bien : soit ils ne
viennent pas au rendez-vous, prétextant qu’ils sont 'doo busy \ soit ils restent
3
C
û
silencieux, soit ils disent « oui, oui » mais font différemment de ce qui a été
© acté pendant la réunion téléphonique. »
248 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

« Nous avons besoin que les collègues chinois collectent les données de
terrain pour les entrer dans le système. Mais ils disent que chaque province,
voire chaque client est spécifique et n entre pas dans un “modèle” ».
« Les Chinois nous reprochent de ne pas répondre assez vite à leurs
questions. C’est vrai qu’eux sont encore connectés à minuit. »
« Les Chinois ont du mal à gérer les priorités, ils insistent pour qu’on
réponde à leurs questions sur des sujets qui ne sont pas prioritaires. En tout
cas pas pour nous... »
« Nous n’arrivons à obtenir des collègues chinois qu’ils fassent le travail
qu’en passant par la voie hiérarchique : en mettant en copie l’expatrié
français qui les manage »
« Mes collègues chinois me harcèlent de questions mais par « chat », ce
n’est pas professionnel ! Alors j’ai été obligé de couper le « chat » car je
préfère qu’on m’envoie des mails bien structurés. Du coup je n’ai plus aucun
feedback. »

Au total, ce projet présentait un florilège de difficultés relationnelles qui


se répercutaient sur le déroulement très retardé.
C’est sur ces aspects que nous avons travaillé avec les collègues français
pour les aider à comprendre les logiques culturelles de leurs interlocuteurs
chinois :
• Comprendre les enjeux de face qui sont présents dans toutes les situations
évoquées plus haut.
O
X5
c
• Transformer les obstacles liés à la face en leviers de motivation.
Û • Comprendre le rapport à la hiérarchie et la difficulté de travailler « en
O
(N
fonctionnel ».
@ • Comprendre le besoin de confiance personnelle et créer des relations
DI
's_ moins formelles, notamment en communiquant via le réseau social
O
D.

(J
WeChat, pour instaurer une réciprocité de type guanxi qui sécurise les
engagements.
• Comprendre le mode de raisonnement des collègues chinois : analogique,
visuel, empirique et adapter les supports de formation et la manière de
communiquer.
• Dans un second temps nous leur avons donné des clés de décodage et
des éléments de communication moins directe et donc plus efficace.
Le projet aurait pu fonctionner de manière plus fluide si quelques
précautions avaient été prises en amont.
Comment gérer les projets en Chine 249

QUE FAIRE ?
Pour faciliter la réalisation des projets en contexte culturel chinois, et
permettre d’obtenir un bon niveau d’intégration et d’adhésion des
collaborateurs chinois dans cette forme de travail, nous formulons les
recommandations suivantes :
1. Réaliser des actions de team b u ild in g en début de projet et
régulièrement par la suite, afin que les membres du projet se
connaissent personnellement, se fassent mutuellement confiance et
puissent collaborer sans nécessairement de lien hiérarchique.
2. Etablir ou entretenir les relations personnelles en profitant
de toutes les occasions : déplacements professionnels, réunions,
séminaires...
3. Dessiner la carte des g u a n x i(mapping relationnel): qui connaît
qui ? et faire appel au réseau des participants pour établir les liens
nécessaires avec d’autres entités ou équipes et obtenir de ceux-ci
plus facilement informations et facilités utiles au projet.
4. Program m er du suivi individuel pour s’assurer que les personnes
ont bien compris, qu’ils ne sont pas en difficulté, et leur donner
ainsi un espace de dialogue qui renforce la relation de confiance
interpersonnelle.
O
X5
c
Û 5. D onner de la face : encourager et récompenser l’implication dans le
projet ; marquer et célébrer fréquemment les avancées et les jalons.
6. Affirm er clairement le droit à Terreur et le prouver par Texemple :
sz
CT
's_
personne ne sera sanctionné pour avoir commis une erreur ou un
D.
O échec dans le cadre de l’avancement du projet.
(J

7. Repérer les types de situationsou de problèmes que la conception


chinoise, plus systémique et mouvante, du monde et de l’efficacité,
permet de traiter avec profit.
8. Et bien sûr prendre soin des autres aspects sensibles traités par
ailleurs dans cet ouvrage, notamment : la gestion du temps, la
conception de Tefificacité et de la manière de régler les problèmes
techniques, Tévitem ent des conflits, Tentretien de Téquipe.
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________ C h a p i t r e 2 1 ________

COMMENT ASSURER LE CONTRÔLE

Les clés du r e p o r tin g et de l'évaluation en Chine

V oilà avec le contrôle un ensemble de pratiques indissociables de


l’exercice moderne du management.
Elles sont pourtant délicates à mettre en oeuvre en contexte chinois, du
fait de la réticence culturelle à une communication trop directe, de l’hyper­
sensibilité au dévoilement des erreurs et des insuffisances, et de la crainte de
la critique.
Il faut donc trouver les moyens de rendre compatibles ces pratiques,
nécessaires aux entreprises internationalisées, avec les logiques et la
mentalité chinoises, en commençant par repérer et désamorcer autant que
possible les aspects potentiellement blessants.
Le reportings adossé à des systèmes d’information et des dispositifs de
visualisation de plus en plus complets et sophistiqués, permet à la fois le
suivi de l’activité, l’appréciation des performances, et la remontée des
données nécessaires au pilotage. Mais le reportings c’est aussi le compte­
O
T3
c
rendu plus qualitatif, oral ou écrit, des observations du terrain, des
:d
Û difficultés rencontrées, des dysfonctionnements repérés ... Toutes choses
indispensables au pilotage des opérations. Mais ceci ne va pas de soi dans
une culture de face qui évite une communication trop directe.
DI
x: Quant au contrôle et à l’évaluation, ils permettent au manager, en
‘s_
>-
D.
s’appuyant sur le reportings d’apprécier la tenue des objectifs opérationnels
O
(J et l’application des politiques et des critères de qualité, et finalement de
suivre l’action de chacun et la mise en oeuvre des délégations et des
missions.
Or lorsque ces pratiques sont vécues par le subordonné chinois comme
signes d’un défaut de confiance du manager, elles déclenchent des réflexes
de protection et d’évitement aux effets largement contre-productifs.
252 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

LE SIGNE D'UN MANQUE DE CONFIANCE


La question ne se pose évidemment pas dans le système autoritaire des
PME chinoises évoqué dans la Partie II, qui ne laisse aucune latitude aux
collaborateurs. Ni dans les quelques grandes entreprises chinoises « ultra-
processées », dont le management est automatisé avec des rémunérations
directement indexées sur les données de la production (cf. chapitre 13).
Mais dans les autres cas, notamment celui des entreprises internationales,
contrôle et reporting sont des points particulièrement sensibles dans les
équipes chinoises. Du côté du manager, ils soulèvent la question de son
positionnement dans le triangle du paternalisme : se montre-t-il sévère ou
bienveillant, et surtout équitable ? Du côté du collaborateur, ils engagent
très directement les enjeux de face, et comme tels suscitent fréquemment
des malaises et mal-vécus, des démarches d’évitement et de fortes
résistances.

Une culture informelle héritée de la danw ei


Tel est particulièrement le cas pour les cadres chinois de l’ancienne
génération, qui vivent le contrôle comme une pratique passablement
désagréable : une contrainte humiliante eu égard à leur statut social de chefs
ou patrons ; et au fond une manifestation grossière de manque de confiance.
D ’autant que, peu ouverts à la notion anglo-saxonne accountability, les
managers chinois ont coutume de filtrer les informations pour protéger leur
face, et en particulier de masquer les résultats réels de leur équipe et les
O
T3
c difficultés quelle peut rencontrer. Ce directeur d’usine français a pris
Qrj
conscience des difficultés du contrôle et du reporting à Wuhan :
O
fN
@ «Quand mes managers chinois me reportent, tout va toujours bien dans
DI
‘s_
leur équipe, tout le monde est super performant ! Si je fouille un peu, je
O
D. m’aperçois qu’il y a des problèmes, et qu’ils sont très durs avec leur staff
U
quand les objectifs ne sont pas atteints. Mais ils règlent ça « en famille » et
ne font pas remonter les informations. »

De sorte que dans les anciennes générations de managers chinois la


dissimulation des problèmes est une attitude profondément intégrée -
quels que soient le dévouement et la loyauté dont ils font preuve au
demeurant.
Même le simple reporting se heurte, du haut en bas de l’échelle sociale, à
la difficulté existentielle de reconnaître explicitement et d’assumer une
Comment assurer le contrôle 253

erreur ou un manquement. Si un cadre étranger insiste pour connaître la


réalité des choses, les échanges peuvent rapidement s’envenimer, générer
des tensions durables, ou conduire à une démission.

« Les Chinois se sentent agressés par le contrôle. Il faudra un certain


temps pour traduire paisiblement la délégation et le contrôle dans les
pratiques chinoises.
Christian Herrault DGA (Groupe Lafarge)

Un exemple banal permet d’en saisir le mécanisme : au cours d’une


lointaine tournée dans le Nord de la Chine, un commercial d’une
entreprise française implantée dans le sud, à Canton, prend une journée
pour passer voir ses parents qui vivent près de l’une de ses étapes. Lorsque
son hiérarchique français lui demande de rendre compte du déroulement
de sa tournée, il commence par s’abstenir de mentionner le détour. Poussé
dans ses retranchements par le manager français qui lui reproche de ne
l’avoir pas prévenu selon les règles de l’entreprise, le commercial accumule
alors les prétextes sans souci de vraisemblance - marquant ainsi qu’à ses
yeux les bornes du respect sont dépassées, avant de riposter en réclamant
paiement de toutes ses heures supplémentaires (selon les règles de
l’entreprise !).
Ces comportements de dissimulation, clairement liés à la protection
de la face, conduisent souvent en retour les managers occidentaux à se
méfier de leurs collaborateurs chinois, et à alourdir leur surveillance, ce
qui ne peut que mettre ceux-ci encore plus sur la défensive. Beaucoup
O
T3
c
rj de cadres expatriés entrent alors dans le cercle vicieux qui les amène à
Q tout vérifier et contrôler, non sans conséquences sur la passivité et la
démotivation de leurs collaborateurs. Ainsi entend-on souvent des
propos du type :
O)
JC

>-
O
Q. « Je n’arrive pas à obtenir un reporting écrit. D’ailleurs ils cachent les
U
problèmes, ils n’hésitent pas à mentir ! »
« J’exige toujours des rapports de contrôle. Sans cela, je ne suis jamais
sûr qu’ils ont fait le travail. Et même avec les rapports de contrôle, il arrive
que le travail n’ait pas été fait correctement et qu’ils essayent de nous
tromper. Je ne leur fais pas confiance, alors je demande toujours une
preuve. »

3
c
Û 1. D ’Iribarne Philippe et Herrault Christian « Gérer en Chine : entre guanxi et bureaucratie
© céleste », Conférence organisée par l’École de Paris du Management, 15 mai 2009..
254 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

UN OBSTACLE AU DYNAMISME DU GUANXI ?


Au-delà de ces questions très sensibles de face, le contrôle renvoie aux
conceptions occidentales de l’action, censée suivre des règles, des balises et
des objectifs précis. Or on a vu à propos de la planification comment ce
type de démarche heurte les logiques chinoises de l’efficacité, beaucoup
plus fluides, privilégiant l’opportunisme, l’ingéniosité —et l’effort dévoué
sans compter son temps. C’est la légitimité et la pertinence même d’un
contrôle terme à terme du planifié et du réalisé qui sont alors jugées
contestables en Chine.
C’est ainsi également que dans un autre ordre d’idées des dirigeants chinois
du groupe Lafarge se plaignent de l’excès de contrôle auquel ils estiment être
soumis de la part du siège. Selon eux, « le groupe est en train de mettre en
place une bureaucratie alors qu’il conviendrait de choisir des responsables et
de leur laisser les mains libres. Ils pourraient alors tisser des liens avec des
responsables locaux et accroître les droits d’exploitation de leurs sites^ ».
Dans ce cas, le contrôle est perçu comme un manque de confiance de la
hiérarchie, mais aussi comme un obstacle à la logique de guanxi qui
conditionne le succès des affaires en Chine — mais qui peut aussi
légitimement inquiéter les gens du siège international du groupe ...

LA REPONSE A UNE DEMANDE D'EQUITE


Mais la question du Contrôle dans les entreprises en Chine a un autre
O
T3
c versant - presque opposé : il est vécu de façon beaucoup plus positive par la
rj
Û nouvelle génération qui est en demande de règles transparentes et d’équité,
O dans la mesure où il signe la sortie des modes de management traditionnels
(N

@ clientélistes et arbitraires. C’est comme on le sait l’une des raisons qui


DI
poussent une partie des jeunes salariés éduqués à préférer les entreprises
Q.
internationales ou les grandes entreprises chinoises très « processées »,
O
U évoquées en Partie II, et dont le modèle est justement fondé sur un contrôle
systématique et automatisé, capable de donner une appréciation objective
de la performance de chacun. Sûrs de leurs compétences, ces salariés
assument sans difficulté la rigueur du système pour mieux faire reconnaître
leur valeur et progresser leurs ambitions.
Dans les entreprises occidentales elles-mêmes, et comme pour la
planification, il n’est pas rare de voir les salariés chinois critiquer la pratique

1 , Ibid.
Comment assurer le contrôle 255

« laxiste » des managers étrangers parce qu elle n’a pas la rigueur absolue
qu’ils en attendent.
L’idéologie actuelle qui prédomine en Chine fait souvent rimer fort contrôle
avec efficacité, en réaction à la gabegie qui régnait et règne encore dans certaines
entreprises d’Etat danwei : absence de procédures, de règles, d’objectifs
individuels ainsi que de critères d’évaluation et d’indicateurs de performance.

La délicate équation de la Confiance


Contrôle et reporting suscitent ainsi des réactions fortes et diverses chez les
salariés chinois, et sont particulièrement délicats à faire fonctionner
harmonieusement. Surtout lorsque l’implantation en Chine doit se conformer
étroitement à des process « standard » de groupe, reposant sur une hypothèse
implicite de pertinence universelle que déjoue volontiers la réalité de la Chine.
Les collaborateurs chinois l’expriment parfois sans ambages : « China is special.
It will never work in China !» Et le plus souvent ils ont raison.
En tous cas, la question de la confiance est absolument centrale. On a vu
comment elle est investie de manière très différente par les cultures en
présence :
• Confiance interpersonnelle fondée sur la protection et le gain mutuel de
face pour les Chinois.
• Confiance dans le système chez les Occidentaux (institutions, administration,
services publics, organismes de certification) et reposant sur un principe
de transparence de l’information et de la communication.
O
X5
c
13 La difficile équation à résoudre, pour avoir une réelle pertinence en
Q contexte chinois, serait de s’appuyer sur la tradition légiste en instaurant un
contrôle très structuré, et sur la tradition confucéenne en doublant ce
contrôle de bienveillance.
Les réponses sont donc délicates à établir, de préférence au cas par cas.
O
Q. L’écoute attentive des attentes et des réactions des salariés chinois, à l’aide des
U
éléments de décodage présentés dans cet ouvrage, sera cruciale pour construire
une pratique du contrôle acceptable selon les critères occidentaux*.

1 . Critères occidentaux qui ne sont d’ailleurs peut-être pas immuables : les doutes sur la
pertinence des évaluations et de leurs sources d’indicateurs semblent se multiplier dans les
DRH internationales. Au point qu’Accenture a décidé en 2015 de renoncer à l’examen
3
c
Û annuel des performances de ses 330 000 salariés (Article « La fin des évaluations »,
© Normandin François, wwsv.revuegestion.ca, 7 août 2015).
256 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

QUE FAIRE, SUR LE CONTRÔLE ET LE REPO RTIN G l


1. Retenir une approche win-win : expliquer et prouver que l’effort
de transparence du reporting aura pour contrepartie l’équité du
contrôle managérial.

2. Instaurer un style de management « bienveillant » dans le traitement


des erreurs, et pédagogique (avec une dimension de mentorat) en
cas d’insuffisance des résultats.

3. Adopter un style de communication indirect pour s’adapter à


l’impératif absolu de protection de la face, tant en reporting oral
qu’en entretien d’évaluation ou encore pour adresser une critique
ou une réprimande :
— éviter toute parole critique en public ou par mail ;
— ne jamais parler de faute ou d’erreur (sauf cas grave impliquant
un possible licenciement) ;
— ne pas incriminer explicitement ;
— ne pas obliger l’interlocuteur chinois à reconnaître son tort : cela
peut produire des réactions très violentes voire dommageables
pour l’entreprise ;
— rappeler le contexte et les contraintes et demander son aide pour
O
T3 résoudre le problème ;
c

Q3
— lui proposer un soutien pour résoudre le problème.
O
fN
4 . Bannir les questions « agressives » !
— Exemple : Pourquoi cela ne marche-t-il pas ^
O
Q.

U
— Pourquoi êtes-vous en retard ê

5. Se concentrer sur les solutions : C om m en t pourrions-nous


faire ?
Comment assurer le contrôle 257

L'ENTRETIEN D'EVALUATION ET LE FEEDBACK


Au-delà des analyses générales sur les pratiques de reportingci de contrôle,
et des suggestions que nous venons de formuler, il nous paraît important de
compléter ce chapitre par une pratique parfaitement banalisée du
management d’aujourd’hui, mais cependant délicate à mettre en œuvre en
Chine : celle de l’entretien d’évaluation.

Lentretien d évaluation ; un défi pour la Face


L’entretien annuel est une pratique banale du management occidental.
Moment privilégié (attendu ou craint) entre le manager direct et son
collaborateur, il consiste à comparer la performance réalisée avec les
objectifs individuels établis en début de période. La différence potentielle
doit être analysée par le collaborateur avec son hiérarchique, qui en tirent
les conclusions et le cas échéant bâtissent un nouveau plan d’action.
Le contexte chinois qui prohibe le droit à l’erreur rend cette pratique
difficile.

« La Face est extrêmement importante. Dans une entreprise américaine


par exemple, vous pouvez faire une évaluation à 360 degrés efficace, en
complément de l’évaluation de performance annuelle. Mais ici en Chine,
c’est très difficile car les gens n’aiment pas donner des appréciations aussi
franches - ils ont peur que les autres prennent les choses de manière trop
■OO personnelle. Si je fais une remarque assez forte à un Américain, il dira “OK,
c
r3 cela n’a rien de personnel”. Cela ne marche pas du tout en Chine. La
Q manière de fonctionner est différente - même si vous voulez parvenir au
même résultat.»’
@ % « Les Chinois considèrent que le 360 degrés est un outil d’évaluation des
relations, et non de la pure performance. Notre groupe utilise des outils
Q.
O '<u
.g plus adaptés à la culture chinoise. Par-dessus tout, le concept de face doit
U S être pris en considération quand il y a un problème avec un employé.»^
rtC3
O
C
O
C

C’est ainsi qu’un manager allemand en Chine se trouvait en difficulté car sa


manière de donner du feedback négatif « rude, critique, directe » était
démotivante pour ses collaborateurs chinois. En Allemagne comme en France,

1. McKinsey Quarterly, entretien avec Yingyi Qian.


2. CH-ina, Swisscham, Swiss Center Shanghai, Business Network Switzerland.
258 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

il arrive souvent que les compliments ne soient donnés que si les performances
sont vraiment exceptionnelles et dépassent les attentes. Les collaborateurs
chinois attendaient plus de compliments et d’encouragements {positive
reinforcement}^ à titre d’encouragement à augmenter leur productivité'.
Il est d’autant plus important de rappeler ce fait paradoxal : la plupart des
managers chinois ne donnent pas de feedback du tout : ni négatif, ni positif.
Ils laissent leurs n-1 dans le doute et l’incertitude ce qui oblige ces derniers à
« deviner » ce que pense le patron.
C’est dans ce contexte que les salariés chinois attendent d’un manager
occidental une formule particulière : une relation de confiance et un
feedback bienveillant qui leur permette de se développer.
Il semble que malgré leur communication très directe, les Américains
trouvent plus aisément que les Européens la bonne manière de remplir ce
« cahier des charges ». Sans doute parce qu’ils manifestent plus de confiance
a priori et présentent un œil moins critique, mais aussi parce qu’ils savent
donner de fréquents signes de satisfaction et d’encouragement tout au long
d’une mission.
C ’est l’une des raisons qui expliquent pourquoi le management à
l’américaine est aussi attractif pour les jeunes Chinois avides de positive
reinforcement. À l’inverse, les Français, souvent culturellement plus réservés
et avares de compliments ne donneront jamais trop de face car ils partent de
loin avec leur « esprit critique ».
Si le manager ne donne pas suffisamment de feedback positif quand il est
satisfait du travail du collaborateur, le déficit de reconnaissance de ce dernier
■OO se manifestera de manière indirecte mais avec des effets bien concrets :
c

Qr3 évitement, désengagement voire démission.


O
fN

>-
O
Q.

1. Molinsky Andy, Harvard Business Review’s blog : “Giving Feedback Across Cultures”, 15
février 2013, https://hbr.org/2013/02/giving-feedback-across-cultures
Comment assurer le contrôle 259

Q ue faire, pour les entretiens d'évaluation ?


1. Valoriser plus souvent les collaborateurs, chaque fois qu’une
occasion se présente : créer une dette de face qui accroît 1engagement
et la loyauté.

2. Organiser deux, voire trois entretiens par an au lieu d’un, pour


mieux s’y accoutumer et dédramatiser le rendez-vous.

3. En faire simultanément une réponse à la dem ande des salariés


chinois d’avoir de larges moments d ’échange avec leur manager
(sur leurs perspectives professionnelles...).

4. Expliquer - et prouver - qu’il existe un droit à l’erreur.

5. Etre bienveillant et utiliser un mode indirect de communication


pour protéger la face.

6. Attendre que la confiance soit bien installée pour devenir plus


direct !

O
XJ
c:d
a
O
fM
@

5-
O
Q.
U
■о
о
с
3
Û
о
fN

>-
О.
о
и
RECAPITULATIF ;
LES 8 CLÉS DU MANAGEMENT EN CHINE

Pratiques du
Clés pour la Chine et les salariés Chinois
management
Valoriser le rôle du D R H
Rendre les promotions structurées et prévisibles
Concevoir des plans de carrière com portant beaucoup
de petites étapes
Jouer sur les intitulés de postes
Faire du people development un KPI
Concevoir des plans de formation individualisés
Identifier les hauts potentiels {people review)
M ettre en place des programmes de développement
1. des hauts potentiels
Mener des entretiens de suivi biannuels (ou plus)
Clés de la GRH, Recruter en interne
de la motivation Com m encer la formation dès la période d ’essai
et de la fidélisation pour les nouvelles recrues
Organiser le mentoring àts jeunes managers
Développer les « sofi skills » (communication
X
O3 interculturelle)
c Organiser la mobilité internationale des managers
Û chinois
Accompagner l’expatriation des managers chinois
(y) 2 en France
SI Siniser le Com ité de direction (briser le plafond
CT
>- de verre)
Q.
O
U Satisfaire le « besoin de face » ;
• Valoriser les compétences : reconnaître et récompenser
les comportem ents attendus
2. • D onner au contrôle et à l’évaluation un caractère
« bienveillant »
Clés de l’engagement • Garantir le développement personnel
et du leadership • Com m uniquer sur le système de promotions
Satisfaire le « besoin relationnel » :
• Personnaliser les relations
3
û
©
• Intensifier le suivi individuel
1
®= —‘
262 8 CLÉS POUR MANAGER EN CHINE

Pratiques du
Clés pour la Chine et les salariés Chinois
management
Personnaliser les relations
Instaurer dans la rém unération un intéressement
au résultat collectif
Assurer l’équité
Programmer une réunion d ’équipe hebdomadaire
co-animée avec un équipier (à tour de rôle)
3. Apprendre aux équipiers à s’écouter et dialoguer
Clés de l’équipe Encourager le partage d ’informations et les échanges
et de la coopération « horizontaux »
harmonieuse Reconnaître et récompenser l’esprit d’équipe
dans ses manifestations
Organiser du team building fréquent de l’équipe
Généraliser l’utilisation de l’application W eChat
Organiser un dîner d ’équipe chaque mois
Réunir toute l’équipe (au moins deux fois par an)
pour un « séminaire de cohésion d ’équipe ».

• Personnaliser les relations


• Intensifier le suivi individuel
• Banaliser et dédramatiser le reporting
• Être très pragmatique et flexible : tester, faire
des « projets pilote »
• D onner des preuves de l’existence du droit à l’erreur
• Célébrer les succès
4. • Stimuler la réplication
X
O J Clés de la • Conditionner la prom otion d ’un manager chinois
c3 au transfert de responsabilités à son futur successeur
Q responsabilisation
• Développer chez les managers chinois la capacité
O
rM à déléguer
@ • Valoriser les succès à chaque étape de la prise
SI de responsabilité
DJ
‘s_ • Récompenser ou primer les comportem ents nouveaux
D.
O
(J
attendus de la part des managers chinois
• Valoriser et récompenser ceux qui prennent des initiatives
------------------------------------------------------------------m-
Récapitulatif : les 8 clés du m anagement en Chine 263

Pratiques du
Clés pour la Chine et les salariés Chinois
management
Personnaliser les relations pour créer un climat
de confiance
Passer du temps informel avec chaque collaborateur
Assurer un suivi fréquent, leur transmettre
du savoir-faire et des conseils
Supprimer les réunions (sauf informations et team
building
Pour les autres sujets, la réunion est une perte de temps
5. Former les collaborateurs chinois à la comm unication
Clés de l’expression interculturelle avec des Occidentaux
et de la participation Former les managers occidentaux au décodage
des Chinois de la com m unication indirecte et implicite
D onner l’exemple, valoriser le feedback
Consulter les collaborateurs chinois de façon
individuelle et informelle, ou en groupes de travail
Poser des questions ouvertes
Apprendre à se taire, à ménager des temps de silence
Organiser la consultation sur le modèle du ® [ d]
Nemawashi
Organiser un brainstorming ssccîs le manager

Bannir les raisonnements analytiques de type a + b = c


Utiliser un mode de raisonnement pratique
et analogique
D onner des preuves que « cela marche »
T3 6. Utiliser des outils visuels
O
c D onner des exemples
Û Clés de l’efficacité Découper les actions et le planning en petites
chinoise séquences
Eviter les objectifs idéalistes
sz D onner du sens qui fasse sens (!)
O)
>- Assurer un suivi fréquent et attentif
Q
O.
U

Tc3
c
3
û
©
264 8 CLES POUR MANAGER EN CHINE

es-
Pratiques du
Clés pour la Chine et les salariés Chinois
management
Réaliser des actions de team building de l’équipe-projet
Établir ou entretenir les relations personnelles
Dresser la carte des guanxi {mapping relationnel) :
qui connaît qui ?
Programmer un suivi individuel de soutien
7.
et de dialogue
Clés de la conduite D onner de la face et célébrer les avancées et les jalons
de projets en Chine Affirmer clairement le droit à l’erreur et le prouver
par l’exemple
Veiller aux différences de perception du temps,
de l’efficacité, etc.
... et ne pas m anquer de faire usage des approches
particulières chinoises lorsqu’elles sont mieux placées
pour atteindre l’objectif

Retenir une approche win-win : expliquer et prouver


que l’effort de transparence du reporting aura
pour contrepartie l’équité du contrôle managérial
Instaurer un style de management « bienveillant »
dans le traitem ent des erreurs, et pédagogique
(avec une dimension de mentorat) en cas d’insuffisance
des résultats
Adopter un style de com m unication indirect pour
s’adapter à l’im pératif absolu de protection de la face,
tant en reporting oral qu’en entretien d ’évaluation ou
8.
X
O 5 encore pour adresser une critique ou une réprimande
c
3 Clés du contrôle, Bannir les questions « agressives » !
Û du reporting Se concentrer sur les solutions : Comment pourrions-
O et de l’évaluation nousfaire ?
(N
Valoriser plus souvent les collaborateurs, chaque fois
qu’une occasion se présente : créer une dette de face
qui accroît l’engagement et la loyauté
>-
Q.
O
U
Organiser deux entretiens par an (au moins) au lieu
d ’un, en faire de grands m oments d’échange avec
chaque collaborateur
Prouver qu’il existe un droit à l’erreur
Être bienveillant et utiliser un mode indirect
de com m unication pour protéger la face
Attendre que la confiance soit bien installée
pour devenir plus direct !
CONCLUSION

C ^est vrai, la Chine pose un défi au management occidental.


Celui avant tout de prendre la pleine mesure des différences très
profondes que présentent la Chine et les Chinois dans les manières de
percevoir les situations, de travailler et d’agir. Alors que les habitudes et les
évidences occidentales s’imposaient jusqu’ici dans leur ambition
d’universalité, la montée en puissance de la Chine dans la mondialisation
économique et la force de sa résistance culturelle ouvrent, beaucoup plus
vite et plus fort que le Japon, la Corée ou l’Inde ne l’ont fait, une nouvelle
page de la coopération internationale et interculturelle.
Pour les entreprises internationales et leurs dirigeants, managers,
commerciaux, responsables des relations humaines, qui sont en première
ligne dans les coopérations qui se multiplient en Chine ou avec les Chinois,
l’enjeu d’une adaptation est considérable, tant sur la performance à long
terme que dans l’action quotidienne.

Écouter les tém oignages de terrain

X3
Tous leurs témoignages concordent : les Chinois ne se coulent pas dans
O
crj les process d’organisation et de management qui fonctionnent peu ou
Q prou un peu partout dans d’autres régions du monde. Le sentiment qui
domine est celui d’une déperdition considérable d’efficacité, de
(G) 2 cohérence, de motivation, faute de trouver les bonnes relations, les bonnes
SI
DI pratiques, les bons leviers. Les personnes ne sont pas en cause, ni leur
D. bonne volonté, mais plutôt l’importance des décalages culturels dans le
O
(J
cas de la Chine et l’inadéquation de pratiques importées d’Europe ou
d’Amérique du Nord.
Face à ces témoignages, comment soutenir l’hypothèse de la valeur
universelle de ces pratiques, ou d’une inévitable convergence des cultures
avec le temps ? Même le mot d’ordre « T h in k g lo b a l, A c t lo c a l » montre sa
limite, en laissant penser que le siège peut définir dans sa sagesse et pour le
monde entier des process, des normes et des outils, à charge pour les
responsables expatriés ou locaux d’accommoder ces standards à des logiques
Û
© culturelles qui les mettent en défaut, sinon en échec.
266 CONCLUSION

Aller aux racines logiques


Pour proposer des solutions concrètes, il faut d’abord avoir une
représentation claire des différences de pensée et d’action. La culture chinoise
vaut la peine d’être explorée, avec ses facteurs de pertinence, d’efficacité, de
performance, bien différents de la nôtre. Or, comme nous avons essayé de le
démontrer, elle repose (comme les autres cultures) sur un petit nombre de
logiques de base relativement faciles à appréhender, et dont découlent la
plupart des manières d’être et des comportements généralement constatés.
Des racines logiques telles que l’importance de la face pour la construction
du « moi » chinois, qui est foncièrement social - mais non pas collectiviste !
La place centrale de la relation humaine choisie et entretenue, évoluant en
fonction du rapport de force, qui prime largement sur la règle ou le contrat ;
la famille comme modèle universel des institutions, avec ses obligations et
ses protections, et un impératif de « piété filiale » qui imprègne la délégation
hiérarchique ; une vision du monde fondée sur le changement permanent
et la coexistence des contraires ; etc.

Un entraînem ent au décodage et à la com m unication


Le style de communication indirecte caractéristique des Chinois ne
facilite pas l’interprétation des attitudes et des comportements par les
Occidentaux : il est difficile de se passer d’un entrainement spécifique au
décodage de cette communication, et à l’utilisation d’un mode d’expression
et d’action permettant de se faire bien comprendre par les Chinois.
T3
O
c
Et réciproquement, les entreprises internationales évitent beaucoup de
rj dysfonctionnements en formant les salariés chinois en contact avec les
Q
O Occidentaux à comprendre et gérer les différences culturelles avec leurs
ГМ interlocuteurs et construire une communication sereine et fiable.
@
A la lumière de ces différences profondes de logiques, les raisons des
5-. difficultés régulièrement constatées par les entreprises et leurs managers
Q
O
U occidentaux deviennent alors beaucoup plus claires, et l’on peut formuler
des approches et des pratiques de management pour y remédier, tenant
compte des comportements et des motivations des salariés chinois. Des
approches qui, pour être efficaces, doivent tenir compte des différences
existant entre les générations de salariés chinois en présence : ceux qui sont
entrés dans la vie active dans les entreprises d’Etat avant la libéralisation de
l’économie, et les jeunes générations X et Y, au vécu, à la formation et aux
aspirations très différents.
Conclusion 267

Des clés pour des pratiques adaptées


Il serait bien irréaliste de prétendre proposer un nouveau modèle de
management pour la Chine, si résistante aux théories ! Nous proposons
plutôt aux entreprises et managers occidentaux des pratiques de terrain, des
actes concrets, des choses qui répondent aux mentalités et qui « marchent »
puisqu’on a bien compris qu’en Chine, mieux vaut « tâter les pierres pour
traverser la rivière ».
Ces clés que nous avons rassemblées dans la troisième partie constituent
une sorte de kit d’adaptation du management - et des managers -
occidentaux aux comportements des salariés chinois et à leurs attentes.
Attentes qui, comme on l’a vu, sont loin d’être couramment satisfaites par
leurs managers chinois : ce qui donne des atouts aux entreprises
internationales pour attirer les talents chinois et surtout pour les fidéliser,
une fois passée la période d’apprentissage.
Pour y parvenir, il s’agit de retrouver dans le management des valeurs et
pratiques qui s’enracinent dans leur propre culture et font sens pour eux :
- une G RH articulée autour du besoin de préservation et de
développement de la face, moteur majeur de l’implication des
salariés chinois, quelle que soit leur génération ;
- l’importance de la relation managériale, qui est pour les Chinois une
relation de personne à personne porteuse d’enjeux essentiels, allant
bien au-delà des limites posées par le management occidental ;

T3
- un besoin relationnel fort qui doit être pris en compte dans la
O
c
rj gestion des équipes ;
Q
- l’adaptation du mode de consultation et de participation au style
indirect et implicite de communication ;
(G) 2

x:ai - une attention et une observation renforcées du contexte, du


>-.
Q potentiel de situation et d’évolution, pour une exploitation
O
U pragmatique des opportunités et un évitement en souplesse - à la
chinoise —des obstacles.
Et cela en se calant sur des relations personnalisées (la seule chose
vraiment fiable en ce monde...), et la confiance quelles peuvent apporter.
Et en n’hésitant pas à imaginer des solutions souples et hybrides, à l’opposé
de règles rigides et de grands principes abstraits.
Car ce sens chinois de l’hybridation est une véritable ressource, porteuse
de nombreuses opportunités. Une formule d’ailleurs contagieuse : on
s’aperçoit vite à l’usage de la Chine qu’on prend goût à cette démarche
268 CONCLUSION

d’hybridation, surtout quand on a constaté quelle produit des fruits très


intéressants d’efficacité, de réalisation et de développement.

Réunir les conditions de succès


Tout ceci implique bon nombre de remises en cause, mais qui à
l’expérience donnent souvent des effets sensibles et rapides sur la qualité de
la coopération et la performance. Les mots clés en sont observation
attentive, souplesse et pragmatisme. Plusieurs éléments faciliteront
grandement ces ajustements, voire constitueront des conditions de succès :
— l’importance d’une formation spécifique des collaborateurs et managers
occidentaux à la communication interculturelle et au management
d’équipes chinoises, permettant de s’approprier les notions développées
dans ce livre, et de s’entrainer à leur application : en particulier le
décodage des non-dits, l’utilisation d’un mode indirect d’expression,
et plus généralement la mise en œuvre des 8 clés... ;
- l’importance d’une formation spécifique des collaborateurs et
managers chinois à une expression plus explicite de leur opinion,
qui en retour leur permettra d’établir la confiance à laquelle ils
aspirent dans les relations avec les Occidentaux ;
- l’investissement relationnel du manager occidental, qui devra
assumer un certain recouvrement entre sphères professionnelle et
personnelle, et entre modes formel et informel, qui tranche avec
X
O 5 les habitudes occidentales. Sans oublier d’intégrer la dimension du
c
:d temps nécessaire pour établir la confiance au sens dont les Chinois
Û
O investissent ce terme ;
ГМ
@ — sensibiliser les services corporate et le siège aux particularités du
management et du business en Chine qui nécessitent toujours, si
5-
Q. l’on veut éviter les blocages, d’aménager les process pour les adapter
O
U
à la réalité chinoise.
Ce défi - pacifique et productif - de la Chine, adressé aux entreprises
occidentales, est l’un des plus intéressants de l’époque. Il serait dommage de
le méconnaître et de ne pas s’organiser pour le relever !

La mondialisation ne se jo u era pas qu'en Chine


Mais nous ne sommes pas, loin de là, au bout de la révolution
copernicienne qui s’amorce : la vague d’implantations occidentales.
Conclusion 269

commerciales ou de production, sur le territoire chinois depuis deux ou


trois décennies nest que le premier temps de Tinterpénétration des
économies permise par l’ouverture de la Chine à la mondialisation.
Avec le développement et la montée en compétences et en gammes des
grandes entreprises chinoises, on voit s’ouvrir une nouvelle phase, où la
Chine ne sera plus seulement « l’atelier du monde ». Désormais ces
champions chinois commencent à se présenter sous leurs propres
enseignes sur le terrain européen et y prendre pied, commercialement,
industriellement, et même en R & D . On le voit dans l’automobile,
l’électro-ménager, le numérique, le textile, et en filigrane dans bien
d’autres secteurs. Les cas où les groupes chinois vont se trouver
propriétaires, décisionnaires, ou simplement donneurs d’ordre vont se
multiplier et s’affirmer.
Bientôt les questions d’optimisation de la coopération et du management
au niveau des équipes et des managers ne vont plus se poser à sens unique.
Se familiariser avec les modes de communication et de management chinois
va devenir une nécessité. Et ce sont les mêmes logiques et différences
culturelles, que nous nous sommes efforcés de clarifier dans cet ouvrage,
qui seront mises en jeu en retour dans cette nouvelle perspective. Il peut
être utile de s’y préparer.

Qualités ém ergentes et formules hybrides


Mais les enjeux de cette rencontre interculturelle Chine-Occident
T3
O
c (historique !) ne s’arrêtent pas là. L’émergence des Japonais à partir des années
rj
Q 1 9 7 0 dans l’économie mondiale de l’époque avait contribué à des prises de

O conscience très positives sur les dynamiques collectives, enclenchant


fN
notamment le grand mouvement de la Qualité, qui s’est diffusé dans toute
CT l’industrie européenne. Comme plus récemment le « toyotisme ».
Q Aujourd’hui, avec ses traits si particuliers, ses principes souvent
O.
U
diamétralement opposés à ceux de l’Occident, la Chine apporte
l’hétérogénéité et le potentiel de créativité propices à l’apparition de
pratiques ou de démarches émergentes.
Des démarches telles que le développement agile, qui remet en cause des
crédos longtemps portés par l’informatique occidentale, et qui correspond
très bien, comme nous l’avons dit, aux logiques chinoises de développement
par continuité, en se calant sur les exemples existants et prouvés, plutôt
qu’en dessinant et planifiant à l’avance l’ensemble du produit final et de son
processus de développement.
270 CONCLUSION

D ’autres prises de conscience du même ordre, remettant éventuellement


en cause profondément les modes de travail, sont sans doute à attendre.
Sans renoncer aux principes qui ont permis et nourri durant des siècles le
développement scientifique et économique occidental —analyse cartésienne,
héritage aristotélicien (tiers exclu), projet volontariste de conquête et de
maitrise du monde - une ouverture à d’autres logiques permettrait sans
doute une intelligence des choses plus fine et avisée. Comme on l’a vu avec
la pensée systémique, plus apte à traiter les problèmes complexes, qui en
s’opposant et se complétant avec la pensée analytique cartésienne est à
l’origine de la plupart des grands développements des sciences physiques et
humaines depuis la dernière guerre.
Difficile de prédire quelles conceptions ou démarches nouvelles
pourraient émerger d’une ouverture du fonds culturel occidental à certaines
manières de procéder typiquement chinoises. Peut-être la capacité
justement d’entrer dans des compromis ou des combinaisons entre
contraires pragmatiques et constructifs (fort utile en France notamment).
Ou d’imaginer des pratiques de management plus souples et adaptables.
Ou plus généralement veiller au potentiel de situation, et à s’inscrire dans
des mouvements de fond du contexte plutôt que dans des démarches
volontaristes : une attitude plus pertinente dans le monde d’aujourd’hui
que dans celui de naguère, qui était plus statique, plus prévisible et
planifiable, plus ordonné dans des rapports de force plus figés.
Il vaudrait la peine aussi de reprendre certains des traits des approches de
l’efficacité des Chinois, qui se fondent sur des principes très différents des
T3
nôtres, mais qui sont profondément adaptés à un monde en mouvement
O
crj rapide, nœud de dynamiques contraires, difficile à prévoir et à maitriser, et
Q où les positions acquises peuvent être souvent bousculées. Un monde qui
O
fN en somme, dans de nombreux métiers et secteurs d’activité, ressemble assez
@ à celui dans lequel nous évoluons désormais...
SI
DI
D
O. Un défi à relever donc, mais plus encore une ouverture et des apports
(J
précieux pour enrichir notre vision et nos pratiques !
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