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Manuel d’histoire critique : au sommaire

« Aucun dogme, aucun interdit, pas de tabous »


EDITORIAL, SERGE HALIMI • PAGES 6 ET 7

I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en


politique (1830-1900)

Danseuses de Java • Promenade à dos d’âne • Groupe d’Annamites (nom utilisé au XIXe siècle pour désigner les
habitants de l’actuel Vietnam central).
Trois images de l’Exposition universelle de 1889 à Paris.
© Musée Nicéphore-Niépce, Ville de Chalon-sur- Saône/adoc-photos ; © Coll. Stavrides/Kharbine-Tapabor ;
© Musée Nicéphore-Niépce, Ville de Chalon-sur-Saône/ adoc-photos.
Visiteurs du parc d’attractions Legoland en Malaisie, 11 juin 2013.
© Ian Teh/Agence VU

Moments de ferveur populaire, les Expositions universelles de Paris servaient, au


XIXe siècle, à exalter la puissance de l’empire français, son ingéniosité scientifique, son
dynamisme commercial. De nos jours, dans le parc Legoland de Malaisie, la civilisation
occidentale se célèbre encore par le divertissement de masse, mais ce sont des entreprises
privées, et non plus des Etats, qui pilotent les festivités. (Chaque page d’ouverture de
chapitre confronte un événement du passé à sa résonance contemporaine.)

Les idées libérales ont façonné le XIXe siècle


QUENTIN DELUERMOZ • PAGES 10 ET 11

Parce qu’il a vu s’imposer les libertés de conscience, de commerce ou d’opinion, le


XIXe siècle est souvent présenté comme le siècle du libéralisme (...)

Les mirages de la révolution industrielle


CÉDRIC PERRIN • PAGES 12 ET 13

La notion de « révolution industrielle » figure en bonne place dans les programmes de


lycée. Selon un manuel de première (Nathan, 2011), elle se (...)

Et le Paraguay découvrit le libre-échange


RENAUD LAMBERT • PAGES 14 ET 15

Quand il trouve porte close, le libre-échange sait s’imposer par les armes. Adepte d’un
protectionnisme rigoureux, le Paraguay en a fait la (...)

Le monde ouvrier entre misère et résistances


FRANÇOIS JARRIGE • PAGES 16 ET 17

Payés une misère, exposés à des risques permanents d’accident et soumis à des horaires
infernaux, les ouvriers apparaissent comme les premières (...)

1830, l’Europe en révolution


EMMANUEL FUREIX • PAGES 18 ET 19

Le 25 juillet 1830, le roi Charles X promulgue des ordonnances visant à renforcer son
pouvoir et à limiter les libertés publiques. Mais les Parisiens (...)

En 1848, le « printemps des peuples »


SYLVIE APRILE • PAGES 20 ET 21

La révolution est parfois contagieuse. Dans une ville, une étincelle : les barricades du
peuple qui exige un changement de régime se dressent contre (...)

La « ville libre » de Paris au temps de la Commune


ERIC FOURNIER • PAGES 22 ET 23

Changer la politique, inventer un nouveau mode de gouvernement, faire participer les


citoyens aux décisions publiques : répétés jusqu’à saturation au point désormais de
sembler vides de sens, ces mots d’ordre furent longtemps portés par les forces du
mouvement ouvrier. En 1871, le peuple parisien insurgé leur donnait une signification
concrète.

En Allemagne, les réformistes contre les révolutionnaires


JEAN-NUMA DUCANGE • PAGES 24 ET 25

L’Allemagne occupe une place singulière dans l’histoire politique et intellectuelle de


l’Europe du XIXe siècle. Un parti social-démocrate d’inspiration (...)

Comment la censure de la presse fut privatisée


DOMINIQUE PINSOLLE • PAGES 26 ET 27

Depuis le milieu du XIXe siècle, les journaux radicaux se multiplient en France au nez et à
la barbe de l’Etat. Incapable de juguler cette (...)

Quatre siècles de domination coloniale


LAURENCE DE COCK • PAGES 28 ET 29

Si la colonisation débute en Amérique au XVIe siècle, elle connaît son âge d’or au
XIXe siècle. Pour combler les besoins en matières premières suscités (...)

II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-


1920)

Assassinat de l’archiduc héritier d’Autriche François-Ferdinand et de son épouse par Gavrilo Princip le
28 juin 1914 à Sarajevo. Colorisation numérique • Place du marché dans le quartier turc de Sarajevo.
Photographie de Charles Delius, entre 1918 et 1929, pour la seconde.
© akg-images ; © Delius/Leemage.

Photographies de Jérôme Brézillon prise pendant le siège de Sarajevo en 1992.


© Jerôme Brézillon.

Moteur de la première guerre mondiale, déclenchée après l’attentat de Sarajevo, les


nationalismes européens restent vivaces à la fin du XXe siècle. Ils ont contribué au
déchirement sanglant de la Yougoslavie après la disparition du bloc de l’Est.
Les soldats étaient tous unis dans les tranchées
NICOLAS MARIOT • PAGES 32 ET 33

« Au sein des unités, les hommes sont soudés par des liens forts, nourris par les difficultés
de leur expérience de guerre » : à l’image de ce manuel (...)

L’attentat de Sarajevo, une explication commode


JEAN-ARNAULT DÉRENS • PAGES 34 ET 35

Selon une analyse fort répandue, l’assassinat de l’héritier du trône d’Autriche-Hongrie, le


28 juin 1914, aurait, en déclenchant un « domino d’alliances (...)

De nouvelles armes pour tuer plus


FRANÇOIS COCHET • PAGES 36 ET 37

Avec 6 400 militaires tués par jour – le double si l’on ajoute les civils –, la Grande Guerre
a été l’une des plus meurtrières de l’histoire. De la poudre (...)

Mutineries, désertions et désobéissance


ANDRÉ LOEZ • PAGES 38 ET 39

Dans les discours officiels, la désertion et la désobéissance militaire ont longtemps été
présentées comme des gestes antipatriotiques, rompant avec la (...)

Dix armées étrangères contre la révolution russe


MARC FERRO • PAGES 40 ET 41

Confrontée à des pénuries et à la désintégration de l’Etat, la population de Petrograd se


révolte en février 1917. Rapidement, le mouvement s’étend au (...)

À Versailles, la guerre a perdu la paix


SAMUEL DUMOULIN • PAGES 42 ET 43

Le traité de Versailles fait, aujourd’hui encore, l’objet d’un traitement très différent suivant
les pays. Tandis que les manuels scolaires allemands (...)

La chute des empires bouleverse le (vieux) monde


GEORGES CORM • PAGES 44 ET 45

La planète comptait 53 Etats indépendants et souverains en 1914 ; en 1932, elle en


rassemblait 77. Entre-temps, l’onde de choc de la première guerre (...)
Révoltes prémonitoires dans les colonies
ALAIN GRESH • PAGES 46 ET 47

Si le système colonial s’est effondré après la seconde guerre mondiale, les premières
fissures apparaissent dès les années 1920. En Egypte, en Syrie, (...)

III. L’entre-deux-guerres (1920-1939)

Cueillette du jasmin à Grasse (Alpes-Maritimes), 1931 • Forgerons au travail à Mulhouse (Haut-Rhin) dans
l’usine de la Société alsacienne de construction mécanique, 1931-1934 • Construction d’un stator dans l’usine
Alsthom de Saint-Ouen, 1931-1934.
Photographies de François Kollar.
© François Kollar/Bibliothèque Forney/Roger-Viollet.
Travail dans une société de gestion de portefeuilles, dans le secteur bancaire, Paris-la Défense.
Photographies de Raphaël Helle, 2010.
© Raphaël Helle/Signatures.

Jadis force sociale et politique de premier ordre, les ouvriers perdent de leur puissance à
partir des années 1980, quand les pays occidentaux achèvent leur transition vers une
économie de services. Mais les usines ne disparaissent pas : elles s’installent dans les
Etats du Sud, où la main-d’œuvre est moins chère.

La crise de 1929 a porté Hitler au pouvoir


LIONEL RICHARD • PAGES 50 ET 51

A l’image du magazine L’Histoire, nombre de médias expliquent que « la crise de 1929


porta Hitler au pouvoir », présentant comme mécanique (...)

Une « fureur d’efficacité » envahit les usines


L. R. • PAGES 52 ET 53

Mise au point par l’ingénieur américain Frederick Taylor au tournant du XXe siècle,
l’« organisation scientifique du travail » bouleverse durablement la (...)

La lente disparition du monde paysan


L. R. • PAGES 54 ET 55

En 1967, dans un livre remarqué, le sociologue Henri Mendras évoquait « la fin des
paysans » et l’apparition d’agriculteurs professionnels utilisant les (...)
New Deal pour le peuple américain
L. R. • PAGES 56 ET 57

Pour faire face à la crise de 1929, le président américain Franklin D. Roosevelt met en
place des programmes sociaux, engage l’État dans la relance (...)

Les origines patronales du fascisme italien


L. R. • PAGES 58 ET 59

La naissance du fascisme en Italie apparaît comme une conséquence de la première guerre


mondiale. A la fin du conflit, frappé par l’inflation et le (...)

Le Front populaire entérine de grandes conquêtes ouvrières


L. R. • PAGES 60 ET 61

Chaque fois qu’un gouvernement semble vouloir porter atteinte à leurs intérêts, les classes
possédantes menacent de partir à l’étranger. A l’image de (...)

Staline, la collectivisation à marche forcée et le


développement industriel
L. R. • PAGES 62 ET 63

La guerre civile, qui s’achève en 1921, laisse derrière elle une Russie dévastée. Afin de
redynamiser l’économie, Lénine lance alors sa Nouvelle (...)

IV. Les alliances noires (1934-1945)


Espagne, octobre 1936. Dolores Ibárruri, militante communiste et figure emblématique de l’Espagne des années
1930, s’adresse à une foule de soldats et de civils républicains.
Photographies de Chim. Ces images sont extraites de la « valise mexicaine ». Disparue en 1939, celle-ci fut
retrouvée au Mexique en 2007, puis restituée au Centre international de la photographie, un musée créé à New
York pour conserver le travail des photojournalistes. La « valise » – en fait trois grosses boîtes – rassemble
4 500 négatifs de Robert Capa, Gerda Taro et Chim (David Seymour) sur la guerre d’Espagne. La présentation de
ces images sous forme de planche-contact permet de suivre le mouvement du photographe et ses changements
d’angle.
© Chim/Magnum Photos.

Photographie de Guillaume Darribeau.


Ouverture d’un squat dans le centre-ville de Barcelone par le mouvement des « indignés », 12 mai 2013 •
Retamar, école privée de garcons de la prélature de l’Opus Dei, 15 septembre 2003.
© Guillaume Darribau/ Pituretank ; © Mario Fourmy/REA.

Malgré la fin de la dictature, d’importantes fractures idéologiques perdurent en Espagne.


La conservatrice Opus Dei, qui a profité du régime de Francisco Franco pour accroître son
influence, est très présente au sein du Parti populaire. Mais, depuis 2011, des
« indignés » tentent de rallumer le flambeau de la résistance.

L’Europe doit sa liberté aux États-Unis


S. H. • PAGES 66 ET 67

Du rôle des États-Unis pendant la seconde guerre mondiale on retient souvent le


débarquement allié de Normandie, qui permet de consacrer le pays (...)

En Espagne, de la révolution sociale à la guerre civile


DOMINIQUE VIDAL • PAGES 68 ET 69

Cinq cent mille morts, des villes rasées, un fascisme conquérant : la guerre civile espagnole
(1936-1939), qui oppose le camp des républicains à (...)
Août 1939, les soviétiques pactisent avec les nazis
D. V. • PAGES 70 ET 71

Si les conséquences du pacte germano-soviétique sont assez connues – occupation de la


Pologne, invasion de la Finlande, annexion de l’Ukraine… –, les (...)

Il y a plusieurs « secondes guerres mondiales »


D. V. • PAGES 72 ET 73

En 2004, 58 % des Français interrogés par un institut de sondage désignaient les Etats-
Unis comme le pays qui avait le plus contribué à la victoire (...)

L’impérialisme nippon enflamme le pacifique


D. V. • PAGES 74 ET 75

Dans le Pacifique, la seconde guerre mondiale débute en 1931, quand le Japon envahit la
Mandchourie, et s’achève en septembre 1945, presque un mois (...)

En France à l’heure de Vichy


D. V. • PAGES 76 ET 77

Quelle France a dominé pendant la seconde guerre mondiale ? Celle des résistants ou
celle des collaborateurs ? La réponse varie suivant la période et (...)

« La solution définitive du problème juif… »


D. V. • PAGES 78 ET 79

Adolf Hitler n’a pas toujours eu pour projet la « destruction des Juifs d’Europe ». Quand il
parvient au pouvoir en 1933, il cherche plutôt à les (...)

V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-


1950)
Photographie de la série « La Chute du mur de Berlin », d’Alexandra Avakian.
© Alexandra Avakian/Contact Press Images.

Affrontements entre la police antiémeute et les manifestants sur la place Maïdan à Kiev, en décembre 2013.
Photographies de Maxim Dondyuk.
© Maxim Dondyuk.

La chute du mur de Berlin en 1989 puis l’effondrement de l’URSS mettent fin à la guerre
froide. Mais la rivalité entre l’Est et l’Ouest demeure, tiraillant les anciennes républiques
soviétiques. Notamment l’Ukraine, théâtre de violents affrontements en 2013 et 2014.

Tous les totalitarismes se valent


BENOÎT BRÉVILLE • PAGES 82 ET 83

Entrés en vigueur en septembre 2011, les nouveaux programmes de première se


décomposent en cinq thématiques. L’une d’elles est consacrée au « siècle (...)

Quand les États-Unis dictaient leur paix


ROGER MARTELLI • PAGES 83 ET 84

S’il est entendu que le traité de Versailles a mis à genoux les pays défaits en 1918, les
conférences concluant la seconde guerre mondiale font (...)

En 1945, une trompeuse symétrie entre les deux grands


R. M. • PAGES 86 ET 87

Le déclin de l’Europe et l’ordre international né de la seconde guerre mondiale laissent


place au face-à-face des Etats-Unis et de l’Union soviétique. (...)

Qui a provoqué la guerre froide ?


R. M. • PAGES 88 ET 89

La guerre froide n’avait rien d’inéluctable. Pendant trente ans, les Etats-Unis et l’URSS ont
vécu dans une relative concorde, au point même de se (...)

À quoi servit le plan marshall


R. M. • PAGES 90 ET 91

Sur son site Web, l’Union européenne dresse son autoportrait : ses « racines historiques
remontent à la seconde guerre mondiale. Les Européens (...)

Idéologie, propagande et paranoïa


R. M. • PAGES 92 ET 93

Bien que « froid », l’affrontement entre les Etats-Unis et l’URSS n’en est pas moins un
conflit total : de l’armée aux médias, de l’industrie à la (...)

De l’Amérique latine à l’asie, les dictatures prolifèrent


R. M. • PAGES 94 ET 95
L’appellation « monde libre » par laquelle le camp occidental se désigne pour s’opposer au
totalitarisme est à bien des égards usurpée. En Iran, à Cuba, (...)

VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991)

Réunies sur la place centrale de Harbin, en Mandchourie, pendant la Révolution culturelle, des milliers de
personnes célèbrent Mao Zedong.
Photographie de Li Zhensheng, juin 1968.
© Li Zhensheng/Contact Press Images.

Portrait de Kim Il-Sung à Pyongyang, Corée du Nord, 2007 • Une station du métro de Pyongyang, Corée du Nord,
2007.
Photographies de Tomas van Houtryve.
© Tomas van Houtryve/VII.

Quand Mao Zedong meurt en 1976, dix ans après avoir déclenché la Révolution culturelle,
commence une période de réformes visant à instaurer en Chine une « économie socialiste
de marché » – laquelle se transforme vite en capitalisme sauvage… A quelques centaines
de kilomètres de Pékin, en Corée du Nord, un régime communiste de type stalinien se
maintient toujours par la force.

« Le communisme, on a vu ce que ça a donné »


D. V. • PAGES 98 ET 99

Quiconque s’emploie à critiquer la mondialisation libérale se voit souvent opposer le


« bilan du communisme » – sous-entendu : le goulag, la répression (...)

La guerre froide au miroir de Berlin


L. R. • PAGES 100 ET 101

Divisé en quatre zones en 1945, puis en deux après la construction d’un mur séparant ses
secteurs ouest de son secteur est, et enfin réunifié en (...)

Quand la science devient instrument de domination


B. B. • PAGES 102 ET 103

En temps de guerre, les Etats investissent sans compter dans la recherche, dans l’espoir
de mettre au point une technologie susceptible de les (...)

Le monde sous la menace nucléaire


R. M. • PAGES 104 ET 105

La maîtrise de l’arme atomique par les Etats-Unis en 1945, puis par l’URSS en 1949,
place le monde sous la menace permanente d’un conflit (...)

Dissidence chinoise dans le camp socialiste


MARTINE BULARD • PAGES 106 ET 107

Tandis que le bloc de l’Ouest affiche une unité presque sans faille pendant toute la guerre
froide, celui de l’Est présente des divisions. Proclamée (...)

Défaite américaine au Vietnam


ALAIN RUSCIO • PAGES 108 ET 109

Emblème du mouvement anticolonialiste pendant la guerre d’Indochine (1946-1954), le


Vietnam se retrouve, à partir de 1960, au cœur de la guerre (...)
Le lent délitement du bloc soviétique
R. M. • PAGES 110 ET 111

Contrairement aux conflits « traditionnels », la guerre froide n’a pas eu de dénouement


officiel ; elle ne s’est pas achevée avec la signature d’un (...)

VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-


1970)

Alger, mai 1959 • Bab El-Oued, Alger, avril 1959 • Sans titre.
Photographies de Pierre Bourdieu extraites du projet « Pierre Bourdieu : images d’Algérie. Une affinité élective »,
mené par la Fondation Bourdieu et Camera Austria, qui a donné lieu à un livre (Actes Sud/Sindbad, 2003 pour
l’édition française) et à une exposition itinérante. Pierre Bourdieu enseigne à la faculté des lettres d’Alger
de 1958 à 1961. Durant ces trois années, qui voient naître sa vocation de sociologue, il utilise la photographie
comme support de ses recherches.« Le traditionalisme colonial revêtait, essentiellement, une fonction symbolique :
il jouait le rôle, objectivement, d’un langage de refus. (…) Les renoncements les plus manifestes et aussi les plus
spectaculaires sont peut-être ceux qui concernent des traditions investies d’une valeur essentiellement symbolique,
tel le port du voile ou de la chéchia. (...) Par le port du voile, la femme algérienne crée une situation de non-
réciprocité ; comme un joueur déloyal, elle voit sans être vue, sans se donner à voir. Et c’est toute la société
dominée qui, par le voile, refuse la réciprocité, qui voit, qui regarde, qui pénètre, sans se laisser voir, regarder,
pénétrer. »
© Pierre Bourdieu.
Images extraites de la série « Algérie, clos comme on ferme un livre ? » de Bruno Boudjelal.
D’origine algérienne, Bruno Boudjelal questionne son identité à l’aide de la photographie. En 1993, il
accompagne son père qui a décidé de retourner en Algérie. II y découvre un pays en pleine guerre civile, en proie à
la violence. Ce voyage initiatique sera le début d’une aventure photographique à cheval entre une démarche
autobiographique et une démarche documentaire. Attrapées au vol, ses images résonnent comme une ritournelle.
Bruno Boudjelal évoque l’Algérie et ses complexités. Les couleurs douces-amères, les cadres décentrés, les flous
toujours présents décrivent cette quête essentielle d’une culture en partage.
© Bruno Boudjelal/Agence VU.

En 1962, les accords d’Evian mettaient fin à cent trente-deux ans de domination coloniale
en Algérie. Le nouvel Etat indépendant constituait alors un modèle pour les peuples du
tiers-monde aspirant à un ordre social plus juste. Cinquante ans plus tard, le pays est resté
à l’écart de la bourrasque révolutionnaire qui a balayé le monde arabe. Derrière la paralysie
politique se cache pourtant une société en mouvement.

La colonisation a aussi eu des effets positifs


A. G. • PAGES 114 ET 115

Sous prétexte qu’elle aurait permis de construire des routes, des écoles et des hôpitaux,
certains exigent des enseignants qu’ils présentent le bilan (...)

Partage avorté de la Palestine


ISABELLE AVRAN • PAGES 116 ET 117

Selon une histoire bien connue, l’Etat d’Israël fut créé en 1948 en réponse au génocide
nazi. Pourtant, le projet est largement antérieur à la seconde (...)

Le bourbier indochinois
A. R. • PAGES 118 ET 119

Longue et meurtrière, la guerre d’Indochine (1946-1954) revêt également une dimension


symbolique. Elle constitue la première flamme de l’incendie qui (...)

Afrique 1960, la marche vers l’indépendance


THOMAS DELTOMBE • PAGES 120 ET 121

Entre le milieu des années 1950 et la fin des années 1960, la plupart des pays d’Afrique
accèdent à l’indépendance, parfois au terme de sanglantes (...)

En Algérie, une guerre de cent ans contre la colonisation (1)


A. R. • PAGES 122 ET 123

Jusqu’aux années 1990, la fermeture des archives, en particulier militaires et policières,


freinait les travaux scientifiques sur la guerre d’Algérie. Les témoignages (de rapatriés,
d’anciens combattants, etc.), les œuvres des cinéastes et les textes d’intellectuels n’en
donnaient qu’une vision parcellaire. Depuis, la torture, les « camps de regroupement » et
les autres exactions de l’armée française apparaissent au grand jour.

En Algérie, une guerre de cent ans contre la colonisation (2)


A. R. • PAGES 124 ET 123

La guerre a commencé depuis quatre ans quand Charles de Gaulle est porté au pouvoir par
les réseaux de la mouvance Algérie française. Selon plusieurs (...)

De la conférence de Bandung au mouvement des non-


alignés
FRANÇOISE FEUGAS • PAGES 126 ET 127

L’écrivain Léopold Sédar Senghor la décrivit comme une gigantesque « levée d’écrou ». En
avril 1955, la conférence de Bandung, qui réunit les représentants (...)

Nasser ou le rêve panarabe


AGNÈS LEVALLOIS • PAGES 128 ET 129

Le panarabisme, en tant que mouvement intellectuel et politique visant à l’unification des


peuples arabes, apparaît au XIXe siècle. Il connaît son (...)

Le Nord conserve sa mainmise sur le tiers-monde


F. F. • PAGES 130 ET 131

Malgré la décolonisation, l’inégalité des échanges entre pays du Nord et du Sud demeure :
l’absence de structures industrielles, le pillage des matières (...)

VIII. Un pays en croissance : la France des « trente


glorieuses » (1945-1973)

La vie des familles maghrébines dans le bidonville de Nanterre en 1959.


Reportage de Jean Pottier.
© Coll. Pottier/Kharbine-Tapabor.
Camping des Bruyères et de Tourmignies dans le Nord-Pas-de-Calais • Raymond A., 42 ans, divorcé, un enfant,
travaille pour une fabrique de transformateurs • Christine V., 36 ans, divorcée, un enfant, ancienne assistante
commerciale en CDD, fondatrice de l’association de défense des habitants du camping.
Résider à l’année dans un camping est illégal. Ils seraient pourtant 150 000 à vivre en permanence dans une
caravane ou un mobil-home. Ce qui ne devait être qu’une habitation provisoire est devenu un domicile fixe.
Photographies de Stéphane Remael, tirées de la série Cabanisation, 2008.
© Stephane Remael.

Après la seconde guerre mondiale, une grave crise du logement frappe la France, et
nombre d’immigrés sont contraints de trouver refuge dans des bidonvilles – à Nanterre
pour les Algériens, à Champigny pour les Portugais, etc. Depuis quelques années, l’habitat
précaire, que l’on croyait disparu, renaît sous la forme de caravanes, de mobil-homes ou de
baraques de tôle installées en bordure de route ou de voie ferrée.

« C’était mieux avant… »


PIERRE RIMBERT • PAGES 134 ET 135

A mesure que la crise économique obscurcit l’horizon du XXIe siècle, une nostalgie des
« trente glorieuses » s’impose en France : on regrette le temps « béni » du plein-emploi,
des conquêtes sociales, de l’effervescence culturelle et politique. Cette légende dorée
occulte une partie de la réalité. Et fait obstacle à l’invention de projets d’avenir.

Pour qui furent construits les grands ensembles ?


B. B. • PAGES 136 ET 137

Une culture de la révolte partagée


EVELYNE PIEILLER • PAGES 138 ET 139

De la Nouvelle Vague au « nouveau roman », de la chanson folk à l’idéal beatnik, des


situationnistes aux structuralistes, les « trente glorieuses » ont (...)
Les femmes s’invitent en politique
MONA CHOLLET • PAGES 140 ET 141

Dans le sillage de Mai 68, le féminisme français se métamorphose : de nouvelles


organisations apparaissent, plus radicales, qui articulent les (...)

68, année hérétique


MICHELLE ZANCARINI-FOURNEL • PAGES 142 ET 143

« Evénement monstre » selon l’historien Pierre Nora, le mouvement français de Mai 68


focalise l’attention des manuels scolaires. Il s’inscrit pourtant (...)

Chantage au chômage
B. B. • PAGES 144 ET 145

« Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs en France, ça sera la révolution », prédisait
Georges Pompidou en 1967. Dix ans plus tard, la barre du (...)

IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008)

Un jeune travailleur est arrêté place des Armes à Santiago alors qu’il participait à la célébration de la Journée
internationale des droits de l’homme, 10 décembre 1985 • Pinochet dans le palais de l’Armée, annonçant sa
candidature pour le référendum organisé pour confirmer son pouvoir, Santiago, Chili, 1988 • Prisonniers politiques
dans le stade national de Santiago, Chili, septembre 1973
Photographie de Juan Carlos Cáceres, Claudio Pérez et Marcelo Montecino.
© Marcelo Montecino/VU distribution ; © Juan Carlos Caceres/VU distribution ; © Claudio Perez/VU distribution.
Intérieur d’une ferme de paysans pauvres dans l’Etat de Miranda, 2010 • En 2004, à Santa Lucia près de
Camunare Rojo, de nombreux paysans sans terre occupent et exploitent des parcelles prises sur de grandes
propriétés latifundiaires. Bénéficiant du soutien du gouvernement Chávez, ils s’opposent alors à des
administrations rétives et aux propriétaires terriens qui organisent parfois des raids de tueurs à gages • Paysannes
engagées dans la création d’une entreprise chocolatière dans l’Etat de Miranda, 2010.
Photographies de Georges Bartoli prises au Venezuela.
© Georges Bartoli/Divergence.

En 1970, le socialiste Salvador Allende devient président du Chili. Le vent d’espoir qui
souffle alors sur l’Amérique latine s’interrompt en 1973, après le coup d’Etat, appuyé par
les Etats-Unis, du général Pinochet. Trente ans plus tard, l’élection d’une vague de
dirigeants de gauche – en Bolivie, au Venezuela, en Equateur ou encore en Argentine –
montre que le continent peut toujours se montrer rebelle.

Les entreprises créent l’emploi


R. L. • PAGES 148 ET 149

Le consensus d’après-guerre avait confié à l’Etat le rôle d’arbitre entre les intérêts
opposés des salariés et des entreprises. Les années 1980 évacuent (...)

La déferlante néolibérale des années 1980


FRANÇOIS DENORD • PAGES 150 ET 151
Au début des années 1980, une vague néolibérale déferle sur la planète. Partie du
Royaume-Uni, où Margaret Thatcher est élue en 1979, elle balaie les (...)

Les contreparties de l’aide aux pays du tiers-monde


ERIC TOUSSAINT • PAGES 152 ET 153

Au début des années 1980, nombre d’Etats du Sud connaissent une situation analogue à
celle que traversent actuellement la Grèce ou l’Islande : (...)

Mais qui contrôle les réseaux ?


ARMAND MATTELART • PAGES 154 ET 155

La popularisation d’Internet à partir des années 1990 prolonge la révolution des


communications entamée au XIXe siècle, quand la planète se couvrait de (...)

De l’Argentine au Venezuela, l’amérique latine se rebelle


JANETTE HABEL • PAGES 156 ET 157

En 1823, la doctrine Monroe la transformait en chasse gardée des Etats-Unis. Cent


cinquante ans plus tard, le dictateur chilien l’érigeait en (...)

Naissance de l’économie de spéculation


ARNAUD ZACHARIE • PAGES 158 ET 159

L’assujettissement de l’économie au pouvoir des banques procède de choix politiques


intervenus dans les années 1980. En France, au Royaume-Uni ou aux (...)

X. Ce monde qui vient


Algésiras, Espagne, août 2009 • Implanté dans une réserve naturelle grâce à la complicité des autorités locales et
malgré l’opposition de militants écologistes, l’hôtel El Algarrobico a finalement été déclaré illégal : le chantier a
été interrompu, puis la justice espagnole a ordonné son démantèlement en 2012.
Photographies de Carlos Spottorno, tirées du livre The Pigs. Inventé par la presse économique britannique,
l’acronyme PIGS (cochons, en anglais) désigne le Portugal, l’Italie, la Grèce et l’Espagne (Spain). Ces quatre
pays du sud de l’Europe, accusés de vivre aux crochets de ceux du nord du continent, sont l’objet de multiples
clichés. Reprenant la mise en page de The Economist, le livre met en scène ces stéréotypes pour mieux les
dénoncer.
© Carlos Spottorno.

Prix du pétrole brut,2008 • Comparaison des revenus d’intérêts, 2005 • Taux de pollution de l’air et de l’eau en
Chine, 2007.
Photographies de Mathieu Bernard-Reymond, tirées de la série Monuments. Avec cette série, Mathieu Bernard-
Reymond installe dans des photos de paysage des objets dont la forme reprend celle de graphiques d’économie.
© Mathieu Bernard-Reymond/ Galerie Baudoin Lebon.

Parce qu’elles auraient vécu « au-dessus de leurs moyens », l’Espagne, la Grèce ou encore
l’Irlande se sont vu imposer des plans d’austérité par les institutions financières
internationales. Peu à peu, la dictature du chiffre et de la rentabilité envahit chaque secteur
de la société.

L’austérité est le seul remède à la crise


ALLAN POPELARD & PAUL VANNIER • PAGES 162 ET 163

Dans l’Allemagne du chancelier Brüning, le Chili du général Pinochet ou le Portugal de


Salazar, partout où elle fut appliquée, l’austérité a produit l’inverse des effets annoncés :
loin de relancer la croissance, elle a fragilisé les populations, déstabilisé les sociétés et
affaibli les économies. Mais l’Union européenne n’en démord pas : la rigueur est le remède
miracle contre la crise des finances publiques.

Comment penser la mondialisation


PHILIP S. GOLUB • PAGES 164 ET 165

Au début des années 1990, nombre d’observateurs interprétaient la fin de la guerre froide
comme le triomphe définitif du capitalisme et du modèle (...)

Les industries passent à l’est


LAURENT CARROUÉ • PAGES 166 ET 167

Loin d’appartenir au passé, la production industrielle joue toujours un rôle majeur dans
l’économie mondiale. Mais, depuis les années 1980, les usines (...)

La montée en puissance de la Chine


JEAN-LOUIS ROCCA • PAGES 168 ET 169

La Chine est devenue, en 2010, la deuxième économie mondiale, détrônant le Japon d’une
place qu’il occupait depuis 1968. Peuplé de 1,3 milliard (...)

L’Organisation des Nations Unies est-elle morte ?


BERTRAND BADIE • PAGES 170 ET 171

En 2012-2013, pour la seconde fois en cinquante ans, l’Organisation des Nations unies
(ONU) a adopté un budget en baisse. Officiellement justifiée (...)
Drones, frappes chirurgicales : les nouveaux habits de la
guerre
PIERRE GROSSER • PAGES 172 ET 173

La guerre n’est plus ce qu’elle était : elle opposait autrefois des Etats et tuait surtout des
soldats ; elle se déroule désormais au sein des Etats et (...)

L’information à l’épreuve d’Internet


S. H. • PAGES 174 ET 175

Quand les manuels scolaires évoquent les médias, c’est le plus souvent pour saluer leur
contribution à la liberté d’expression ou s’émerveiller devant (...)

La longue marche de la crise écologique


JEAN-BAPTISTE FRESSOZ • PAGES 176 ET 177

Si les manifestations de la crise écologique actuelle (effondrement de la biodiversité,


concentration anormale de certains gaz dans l’atmosphère, (...)

L'équipe

Les pages mentionnées dans ce sommaire sont celles de la version imprimée


Manuel d’histoire critique, 2014

É DITORIAL

« Aucun dogme, aucun interdit, pas de


tabous »
PAR SERGE HALIMI

Photographie de la série La chute du mur de Berlin, d’Alexandra Avakian


© Alexandra Avakian/Contact Press Images.

Peut-être devrait-on, pour commencer, bannir des programmes d’histoire toutes les
leçons de morale. Ce que chacun peut penser des guerres de religion, du
capitalisme, du communisme, du fascisme, des congés payés ou de la Banque
centrale européenne relève du débat politique, des choix qu’un citoyen est (plus ou
moins) libre de faire. En fonction de ses connaissances, de ses convictions, de ses
intérêts, de ses origines, de ses aliénations. L’historien l’aide à se déterminer les
yeux ouverts. Non parce qu’il va plaquer sur les événements du passé son jugement
a posteriori, tranquillement formé chez lui. Mais parce qu’il sait que la plupart des
constructions de l’histoire ont tranché avec nos sensibilités actuelles. Il ne croit
donc pas à l’existence d’une humanité autrefois peuplée de monstres et qui n’aurait
pris forme civilisée qu’à mesure que ses traits se mirent à ressembler aux nôtres.

Les aventures les plus apocalyptiques ont en effet bénéficié du concours — actif ou
passif — de peuples entiers. Dans ses Mémoires de guerre, Charles de Gaulle décrit
par exemple une Allemagne qui, jusqu’au 8 mai 1945, sert son Führer « de plus
d’effort qu’aucun peuple, jamais, n’en offrit à aucun chef (1) ». Ce pays qui attendait
à l’époque les troupes d’occupation alliées « en silence au milieu de ses ruines », doit-
on encore prétendre que, pendant plus de douze ans, il aurait vécu un phénomène
d’envoûtement collectif ? Et que sa haine du « judéo-bolchevisme » ne constitua
rien d’autre que le délire paranoïaque de quelques cerveaux malades ? A des degrés
divers, la colonisation, le stalinisme, l’apartheid, le maccarthysme, le général
Pinochet, Margaret Thatcher soulèvent les mêmes questions. Ils ont pu compter
eux aussi sur une base sociale éprouvée et sur des combattants dévoués. Comment
l’expliquer simplement ? C’est le propos d’un livre d’histoire : comprendre le passé
plutôt que prêcher aux vivants en excommuniant les morts.

Il n’y a pas d’histoire universelle susceptible d’être


récitée par tous les habitants de la terre.

Les grands tyrans et les petits maîtres aiment réécrire le roman national afin de le
voir épouser les plis de leur projet du moment. On veut encourager l’apaisement
consumériste, le compromis modéré, l’ordre tiède, le fédéralisme européen ? On
insistera donc, d’un ton consensuel et froid, sur les désastres qu’auraient provoqués
toutes les grandes révolutions, les déferlements totalitaires, les haines nationalistes.
On s’inquiète au contraire du désenchantement politique, de l’absence de cohésion
nationale, du désamour présumé des jeunes pour leur nation ? On ripolinera alors
avec ferveur les héros d’antan, l’union sacrée, les « missions civilisatrices »
(coloniale, néo-impériale, religieuse...). Opposés en apparence, ces deux types de
récits partagent une même structure mentale conservatrice. L’histoire décaféinée
des fédéralistes, dont le grand marché et la fin des frontières constituent l’acmé, ne
perçoit plus du passé qu’un enchaînement de catastrophes qui devrait avoir
enseigné aux peuples le caractère destructeur des passions politiques. La nostalgie
nationaliste ou religieuse préfère exalter la fraternité des tranchées, mais elle
déteste autant que les modérés les mutineries et les barricades de la lutte sociale,
qu’elle assimile à une dissolution du front intérieur, à une intelligence avec
l’ennemi.

Pourtant, les extraits de manuels scolaires de divers pays publiés dans cet ouvrage
le rappellent : il n’y a pas d’histoire universelle susceptible d’être récitée par tous les
habitants de la Terre faisant une ronde autour du monde. Si nul ne discute de la
date du martyre de Hiroshima ou du pacte germano-soviétique, c’est ensuite que
tout commence. Au moment où Harry Truman fit larguer la bombe, pensait-il
uniquement terroriser les Japonais, alors que pour lui cette guerre était déjà
gagnée ? Et Joseph Staline, signa-t-il son pacte avec l’A llemagne pour s’emparer
d’une moitié de la Pologne ou pour rendre la monnaie de leur pièce aux Français et
aux Britanniques qui, moins d’un an plus tôt à Munich, avaient offert la
Tchécoslovaquie à Hitler ? Une chose est presque certaine en tout cas : aucun de ces
dirigeants n’arrêta son choix à partir de considérations morales très raffinées. Du
genre de celles qui viennent spontanément à l’esprit de leurs juges exquis
d’aujourd’hui.

« L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de


condamner, il explique. »

Il est devenu habituel d’imputer à Lénine et à Staline les millions de victimes des
réquisitions agricoles des années 1920 et 1930. On rappelle moins souvent que ce
furent le libre-échange et le marché, pas la collectivisation des terres, qui
provoquèrent le décès d’un million et demi d’Irlandais entre 1846 et 1849. Sait-on
aussi que Churchill porte une lourde responsabilité dans la mort de 3 millions de
Bengalis en 1943, à qui il avait précédemment reproché de « se multiplier comme
des lapins » ? Il préféra en effet convoyer les réserves alimentaires vers les troupes
britanniques, déjà largement pourvues, plutôt que vers les populations faméliques.
La famine qui décima ces « indigènes » ne le troubla pas : le gouverneur
britannique avait assuré Londres qu’elle « ne représent[ait] pas une menace sérieuse
pour la paix et la tranquillité du Bengale, puisque ses victimes sont entièrement
passives (2) ». L’oubli progressif de ces faits permet de mesurer qui a gagné la
bataille des idées.

En décembre 2005, excédés par d’incessantes interventions politiques et judiciaires


dans l’appréciation des événements du passé, y compris sous forme de « lois
mémorielles », plusieurs grands historiens, au nombre desquels Pierre Vidal-
Naquet, ont rappelé quelques principes essentiels : « L’historien n’accepte aucun
dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant.
L’histoire n’est pas la morale. L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner,
il explique. L’histoire n’est pas l’esclave de l’actualité. L’historien ne plaque pas sur le
passé des schémas idéologiques contemporains et n’introduit pas dans les événements
d’autrefois la sensibilité d’aujourd’hui (3). » De tels principes définissent l’ambition
de cet ouvrage. Par les temps qui courent, ils donnent toute la mesure de sa liberté.

Serge Halimi
Directeur du Monde diplomatique. Auteur de l’ouvrage Le Grand
Bond en arrière, Agone, 2012.

(1) Charles de Gaulle, M émoires de guerre. Le salut, Plon, 1959.

(2) Cité par Joseph Lelyveld, « Did Churchill let them starve ? », The New York Review of Books,
23 décembre  2010.

(3) Appel collectif, « Liberté pour l’histoire », Libération, 13 décembre 2005.


I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014

IDÉE REÇUE

Les idées libérales ont façonné le XIXe siècle


Parce qu’il a vu s’imposer les libertés de conscience, de commerce ou d’opinion,
le XIXe siècle est souvent présenté comme le siècle du libéralisme (politique,
économique…). Mais, si cette idéologie a en partie porté les combats
révolutionnaires de 1830 et 1848, elle eut également une face sombre : elle
servit à justifier les guerres de conquête coloniale au nom du marché et de la
civilisation.

PAR QUENTIN DELUERMOZ


« La Rébellion d’un esclave sur un navire négrier », par Edouard Antoine Renard, 1833.
Comme le montre cette peinture, l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848 ne découle pas
seulement de l’avènement de la Seconde République : elle fait suite à de nombreuses révoltes d’esclaves, notamment à
la Martinique.
© Photo Josse/Leemage.

La mouvance des idées libérales a plusieurs sources : l’économie politique anglaise


du XVIIIe siècle, les réflexions nées de la révolution américaine des années 1770, la
situation provoquée par la Révolution française en 1789. Son principe, assez
simple, se situe entre ce qu’elle perçoit comme deux écueils : la tutelle des
corporations, de l’Eglise et du pouvoir absolutiste d’un côté ; la quête d’égalité
sociale et les outrances du désir démocratique de l’autre. Contre cela, ses
thuriféraires défendent l’idée d’individus libres, égaux en droits et indépendants,
puis ils réfléchissent à une forme politique permettant de garantir ces droits. Leur
maître mot est bien sûr la « liberté » ou, plus exactement, « les libertés » (de
commerce, d’opinion, de conscience…). Il s’agit de libertés qui « commencent là où
s’arrêtent celles des autres » : elles doivent donc être organisées au sein d’un Etat,
dont on souhaite en même temps qu’il reste contenu pour ne pas nuire notamment
à la liberté des échanges, supposée créatrice de richesses.

A partir de ce noyau, la pensée libérale varie selon les pays (les libéralismes anglo-
saxons diffèrent des français ou des germaniques) ou selon les choix politiques
(garantie d’un ordre social hiérarchisé ou recherche progressiste d’une plus grande
participation des citoyens). Se distinguent également un libéralisme politique, qui
promeut la réalisation d’Etats nationaux avec une Constitution et des libertés
publiques, et un libéralisme économique fondé sur le libre jeu de la concurrence –
la « loi naturelle » du marché devant assurer, à terme, l’épanouissement de tous.
« Du pain à bon marché, de meilleurs salaires, voilà le but pour lequel les libre-
échangistes ont dépensé des millions… », annonçait Karl Marx lors d’une conférence
en janvier 1848. Selon le théoricien du communisme, le libre-échange a surtout
pour but la « liberté du capital », qui aggrave la lutte économique et accélère la
révolution sociale. « En ce sens, messieurs, je vote en faveur du libre-échange »,
ironisait-il.

Quand les patrons alternaient protectionnisme et libre-échange


Les différentes formes de libéralisme peuvent être pensées ensemble, mais aussi
s’opposer, produisant des effets ambivalents. Arguant de la supériorité du droit des
« nations civilisées », les juristes libéraux ont justifié l’expansion coloniale. Mais
c’est aussi au nom du droit que les peuples colonisés contesteront la domination
européenne. De même, des Etats défendant les bienfaits de la « main invisible » du
marché n’ont pas hésité à utiliser la main visible de la force pour imposer, entre
autres, le capitalisme moderne sur d’autres continents.
« Turpitudes sociales », par Camille Pissarro, 1890.
De Camille Pissarro (1830-1903) on se souvient comme d’une figure de l’impressionnisme. Il s’agit là d’une mémoire
sélective : elle escamote les engagements politiques du peintre, qui éclatent – à coups de rayures, de hachures et de
griffures – dans ses Turpitudes sociales. Avec cet ensemble de dessins publiés en 1890, Pissarro entend montrer « la
guerre des maigres contre les gras, de la vie contre la mort ».
Camille Pissaro, © Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.

Le XIXe siècle ne saurait donc être associé à la seule idéologie libérale. La


libéralisation des économies a rapidement buté sur des logiques contradictoires :
patrons alternant protectionnisme et libre-échange, organisations villageoises ou
métiers urbains défendant l’idée de prix locaux et moralement « justes ». D’autres
visions du monde se sont exprimées : le conservatisme, fondé sur le principe de
hiérarchie naturelle, de la soumission à Dieu et du rejet de l’individu ; l’idée
démocratique défendant le droit de vote pour les pauvres comme pour les riches et,
dans sa version sociale, l’instauration d’un échange équitable ; sans oublier, à la fin
du siècle, la montée des mouvements nationalistes à la recherche de chefs
charismatiques, ou celle des luttes syndicales, socialistes, marxistes et anarchistes,
opposant la lutte des classes à l’affirmation du capitalisme.

Assimiler XIXe siècle et libéralisme revient ainsi à masquer les conflits et les
contradictions, mais aussi les logiques socioculturelles, les moments et les projets
politiques qui ont constamment maintenu d’autres possibles ouverts.

Quentin Deluermoz
Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université
Paris-XIII. Auteur de Policiers dans la ville. La construction d’un
ordre public à Paris, 1854-1914, publication de la Sorbonne,
2012
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014

Les mirages de la révolution industrielle


La notion de « révolution industrielle » figure en bonne place dans les
programmes de lycée. Selon un manuel de première (Nathan, 2011), elle se
définit comme « le bouleversement des méthodes de production provoqué au
XIXe siècle par l’utilisation des machines et la concentration des ouvriers dans
les usines ». En fait, le processus d’industrialisation des pays occidentaux
répond plutôt à une évolution lente et progressive, qui connaît de multiples
soubresauts.

PAR CÉDRIC PERRIN


« La Gare Saint-Lazare », Claude Monet, 1877 (respectivement deuxième et première version).
Quand il apparut dans la seconde moitié du XIXe siècle, le mouvement impressionniste choqua aussi bien le public que
les notables chargés de définir le « grand art ». Ses principaux représentants (Edouard Manet, Claude Monet, Paul
Cézanne, Edgar Degas...) cherchaient non pas à figurer la réalité, mais à reproduire les sensations du peintre face à la
beauté de l’éphémère, grâce à des jeux de lumière créés par l’application des couleurs en touches juxtaposées.
Claude Monet, © Luisa Ricciarini/Leemage ; © De Agostini Picture Lib./akg-images.

Alors que les économies anciennes semblaient figées – les crises agricoles et
démographiques venant régulièrement annuler les progrès antérieurs –, le
XIXe siècle inaugure le temps de la croissance économique, c’est-à-dire d’une
accumulation des richesses produites. C’est cette croissance inédite que Friedrich
Engels a nommée « révolution industrielle ». Il désignait ainsi la mutation rapide
d’économies agricoles en économies industrielles. Les industries naissantes
deviennent le moteur de la croissance. La production annuelle de fonte, par
exemple, a, entre 1800 et 1870, été multipliée par 19 en France et par 31 en
Angleterre !

Du charbon au pétrole
Le terme de révolution industrielle, aujourd’hui contesté, reste en usage
principalement pour distinguer les deux grandes vagues d’innovations du
XIXe siècle. La première débute outre-Manche dès la fin du XVIIIe siècle. Elle
concerne principalement la métallurgie et le textile, et l’usage croissant (mais non
exclusif, ni même toujours principal) du charbon comme source d’énergie pour
produire de la vapeur.

Puis une seconde révolution industrielle prend le relais de la croissance à partir des
années 1890 grâce à l’émergence de nouvelles industries (automobile, chimie...), de
nouvelles énergies (électricité, pétrole), et à l’affirmation de nouvelles puissances
industrielles, en particulier de l’A llemagne et des Etats-Unis (un pays qui devient,
dès 1900, la première économie mondiale au regard de son produit intérieur brut),
mais aussi, hors du monde occidental, du Japon.

Une continuité factice


Les historiens de l’économie ont globalement renoncé à parler de révolution
industrielle. Selon eux, la croissance provient moins d’une révolution que d’une
évolution lente et progressive : l’industrialisation. Les tentatives, dont celle du
Britannique Angus Maddison, de mesurer sur la longue durée la croissance
économique viennent confirmer cette progressivité.

Le concept de « révolution industrieuse », proposé par Jan de Vries, souligne le


caractère protéiforme de cette croissance. Si l’industrialisation donne naissance à
l’usine puis à la grande entreprise, l’activité industrielle reste dominée par de
petites et moyennes entreprises. Enfin, alors que leurs contemporains ont souvent
vu dans les innovations technologiques le moteur de l’industrialisation, celles-ci
apparaissent désormais davantage comme une réponse à la croissance, dont les
historiens, comme Patrick Verley, situent l’origine dans l’essor de la consommation,
elle-même liée, dans une société encore majoritairement rurale, aux progrès de
l’agriculture.
Très influents à l’époque, les économistes
classiques, notamment Adam Smith, font de
l’accumulation continue de richesses la
principale source du progrès. A la fin du
XXe siècle, le retour en force de la pensée
libérale a conduit à valoriser la continuité de la
croissance et à minimiser les récessions,
notamment dans les programmes de
l’enseignement secondaire.

Pourtant, la croissance du XIXe siècle n’a pas


été linéaire et continue, mais entrecoupée de
nombreuses crises. Celle de 1873, largement
oubliée aujourd’hui, constitua une rupture sans
doute aussi importante que celles de 1929
ou 2008. Partie de la Bourse de Vienne le
9 mai, elle s’étend rapidement aux autres
économies occidentales et ouvre la grande
dépression de la fin du siècle. Enfin,
croissance n’est pas synonyme de
développement. La répartition de ses fruits a
été très inégalitaire : le XIXe siècle fut celui de la « question sociale », c’est-à-dire
de la misère ouvrière.

Déclin asiatique
MANUELS SCOLAIRES

Les manuels français se contentent aujourd’hui de termes vagues pour évoquer


« l’industrialisation et la croissance » au XIXe siècle. Il y a cinquante ans, un livre scolaire
édité par Hachette (1962) jetait une lumière plus crue sur les rouages de la « poussée
capitaliste ».

Dans chaque pays, quatre ou cinq banques dirigent les entreprises les plus importantes,
dont elles favorisent l’expansion. (…) La concentration des entreprises va de pair avec
celle des capitaux. Les sociétés par actions en sont l’instrument le plus efficace. Grâce à
la diffusion dans le public des valeurs mobilières, les grandes firmes industrielles ont les
moyens d’acquérir et de renouveler fréquemment un puissant outillage, de constituer des
stocks de matières premières, de créer une organisation commerciale, d’éliminer du
marché les concurrents les moins solides. Un petit nombre d’hommes d’affaires se
retrouvent dans les conseils d’administration des grandes banques et des sociétés
anonymes.

Jean Defrasne et Michel Laran, Histoire 1ère. Le Monde de 1848 à 1919, Hachette,
1962.

Cédric Perrin
Professeur d’histoire-géographie au lycée Grandmont de Tours,
chercheur à l’université d’Évry. auteur de l’ouvrage Les chemins de
l’industrialisation en Espagne et en France. Les PME et le
développement des territoires (XVIII-XXI siècles),Peter Lang, 2011
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014

Et le Paraguay découvrit le libre-échange


Quand il trouve porte close, le libre-échange sait s’imposer par les armes.
Adepte d’un protectionnisme rigoureux, le Paraguay en a fait la douloureuse
expérience entre 1865 et 1870, lors de la guerre de la Triple Alliance qui
l’opposa au Brésil, à l’Uruguay et à l’Argentine. Financés par les milieux
d’affaires londoniens, ces trois pays sont parvenus à le soumettre à l’économie-
monde britannique.

PAR RENAUD LAMBERT


Soldats paraguayens prisonniers et blessés après la bataille de Yatay le 17 août 1865, par Cándido López, vers 1891.
© DeAgostini/Leemage.

A la fin du XIXe siècle, la plupart des Etats d’A mérique latine dépendent presque
entièrement du Royaume-Uni, la première puissance mondiale : ils se consacrent à
la production des matières premières dont Londres a besoin et offrent aux
industriels britanniques de nouveaux marchés pour écouler leurs marchandises.
Reposant sur l’idéologie dominante du libre-échange – selon laquelle chaque pays
doit renforcer ses « avantages comparatifs » –, un tel mode d’insertion dans
l’économie-monde présente de nombreux problèmes : il entrave l’industrialisation
des pays du Sud, concentre la richesse dans ceux du Nord et favorise les
comportements parasitaires des oligarchies nationales. Bref, il condamne les pays
de la périphérie au sous-développement.
Dans ce montage, le Paraguay fait figure d’exception.
Lorsqu’il prend le pouvoir, en 1814, le dirigeant paraguayen José Gaspar
Rodríguez de Francia met en place un régime autoritaire. Pas dans l’optique
d’opprimer la population, mais pour écraser l’oligarchie : s’appuyant sur la
paysannerie, il exproprie les grands propriétaires. Alors que la plupart des pays
comptent sur l’essor d’une bourgeoisie nationale pour piloter la création de
richesses, Francia jette les bases d’un Etat fort et dirigiste. Veillant à se prémunir
des flux internationaux de marchandises qui pourraient fragiliser sa propre
production, le Paraguay instaure ainsi un protectionnisme rigoureux.

Après la mort de Francia, en 1840, ses successeurs (Carlos Antonio López puis son
fils Francisco Solano López) poursuivent sa politique. Vingt ans plus tard, les
résultats sont considérables. La persécution des grandes fortunes a conduit à leur
disparition : la redistribution des richesses atteint de tels niveaux que de nombreux
voyageurs étrangers rapportent que le pays ne connaît ni la mendicité, ni la faim,
ni les conflits. La terre a été répartie sur des bases qui rappellent les projets les plus
avancés de réforme agraire du XXe siècle.

Au milieu du XIXe siècle, l’élite paraguayenne vient se


former dans les universités européennes.

Asunción figure parmi les premières capitales latino-américaines à inaugurer un


réseau de chemins de fer. Disposant d’une ligne de télégraphe, de fabriques de
matériaux de construction, de textile, de papier, de vaisselle, de poudre à canon, le
pays parvient à se doter d’une sidérurgie ainsi que d’une flotte marchande
composée de navires construits dans des chantiers nationaux. Sa balance
commerciale excédentaire indique qu’il ignore tout du problème de l’endettement et
peut se permettre d’envoyer certains de ses citoyens se former dans les meilleures
universités européennes.

Population décimée
Londres voit d’un mauvais œil cette expérience unique de développement
économique autonome d’un pays de la périphérie : Asunción échappe au libre-
échange ! Très rapidement, la Couronne intervient dans un conflit frontalier entre
le Brésil et le Paraguay et parraine la signature du traité grâce auquel l’A rgentine,
le Brésil et l’Uruguay unissent leurs forces pour terrasser leur voisin : le traité de la
Triple Alliance, qui donnera son nom au conflit qui éclate en 1865. Les trois alliés
bénéficient du soutien financier de la Banque de Londres, de la Baring Brothers et
de la banque Rothschild.

Cinq ans plus tard, le Paraguay est défait. Il a perdu 60 % de sa population et neuf
hommes sur dix sont morts. Ceux que les combats n’ont pas fauchés ont succombé
à la faim (toutes les forces productives ayant été accaparées par la guerre). A
mesure que les soldats tombent, on enrôle les enfants, auxquels on fait porter de
fausses barbes et qu’on équipe de morceaux de bois peints de façon à ressembler à
des fusils lorsque les armes manquent. Au bout de quelques années, certains
Paraguayens n’ont plus d’uniforme. Ils combattent nus.

Lors de la reddition de Solano López, en 1870, la plupart des infrastructures ont


été détruites. Le Paraguay s’insère finalement dans le système économique
mondial.

Gravure représentant des soldats brésiliens dans les tranchées pendant la guerre de la Triple Alliance.
© Corbis.
MANUELS SCOLAIRES DES AMÉRIQUES

Officiellement destinée à protéger le continent américain de la colonisation européenne, la


doctrine Monroe (1823) servira à Washington pour justifier ses interventions en Amérique
latine. Instrument de protection selon les manuels édités aux Etats-Unis, elle est un outil
de l’impérialisme dans les livres scolaires utilisés au Nicaragua.

ÉTATS-UNIS : Dangereusement divisés, les Etats-Unis ont subi une défaite humiliante
pendant la guerre [anglo-américaine] de 1812. Mais de là est né un sens nouveau de
l’unité et de l’intérêt national. Président du pays pendant cette « ère des bons
sentiments », James Monroe proclama, dans la doctrine Monroe de 1823, que
l’Amérique du Nord et du Sud était désormais fermée aux interventions européennes. Les
fondements d’une économie à l’échelle continentale étaient lancés (…). La doctrine
Monroe aurait été mieux nommée doctrine d’autodéfense. Le président se souciait
essentiellement de la sécurité de son propre pays.

NICARAGUA : Dans les années 1890 renaît la doctrine Monroe et, avec elle, l’idée que
Dieu a donné au peuple américain un pouvoir spécial pour réaliser une mission
civilisatrice. Cette doctrine fut utilisée par les Etats-Unis pour montrer au monde que
l’Amérique latine faisait partie de ce qu’ils appelaient eux-mêmes leur sphère d’influence.

David Kennedy, Lizabeth Cohen et Thomas Bailey, The American Pageant, Cengage
Advantage Books, 2010 ; Elsa Morales Cordero (sous la dir. de), Historia 8. América de
la prehistoria a la actualitad, Editorial Santilla, 2012.

Renaud Lambert
Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014

Le monde ouvrier entre misère et résistances


Payés une misère, exposés à des risques permanents d’accident et soumis à des
horaires infernaux, les ouvriers apparaissent comme les premières victimes de
l’industrialisation. Cela ne les empêche pourtant pas de posséder de précieuses
ressources : dans les usines et les mines du XIXe siècle, ils font preuve de
capacités inédites d’organisation et de résistance à l’ordre établi.

PAR FRANÇOIS JARRIGE


« Les Raboteurs de parquet », par Gustave Caillebotte, 1875.
Gustave Caillebotte ne s’est pas contenté de peindre des tableaux impressionnistes : il a également joué un rôle de
mécène pour les artistes de ce courant, leur achetant des toiles et finançant des expositions. A sa mort, il léguera sa
foisonnante collection à l’Etat.
© Coll. Jonas/Kharbine- Tapabor ; Gustave Caillebotte, Musée d’Orsay.

L’avènement du monde industriel et de la condition ouvrière au XIXe siècle a fait


l’objet de nombreux débats et révisions dans l’historiographie. Alors que la plupart
des intellectuels ont aujourd’hui cessé de voir dans les « ouvriers » des forces
émancipatrices, comment décrire les débuts de l’industrialisation du monde ?
Comment présenter ses mécanismes, ses logiques de diffusion, ses effets sur les
hommes et les environnements ?

Les programmes scolaires continuent souvent d’associer l’industrialisation à l’essor


d’un nouvel esprit scientifique et technique en Europe et à la « révolution » de la
machine à vapeur. Pourtant, au début du XIXe siècle, la vapeur ne constitue en rien
une révolution. Hors de l’A ngleterre, elle est encore peu présente. C’est bien plus
l’intensification du travail des hommes et des animaux ainsi que le recours aux
techniques anciennes qui ont permis l’avènement du monde industriel. Ainsi, à la
fin du XIXe siècle aux Etats-Unis, les chevaux et l’hydraulique fournissent
l’essentiel de l’énergie nécessaire à l’économie. Par ailleurs, nombre de travaux ont
relativisé l’originalité et la primauté de l’Europe dans ce processus : dès l’époque
moderne, la proto-industrialisation et le travail rural à domicile se sont intensifiés
en Inde ou en Chine. La « grande divergence » (Kenneth Pomeranz) entre l’Orient
et l’Occident fut tardive et tient davantage à des contingences historiques – comme
l’accès aisé à des gisements de charbon et aux produits coloniaux – qu’à des
déterminismes profonds ou à une supériorité intrinsèque de l’Europe.

Après 1830, avant même l’autorisation des syndicats,


les associations et les expériences coopératives se
multiplient.

Des recherches récentes ont aussi permis de préciser le portrait de l’ouvrier. Au


début de l’ère industrielle, la frontière entre artisan, contremaître et ouvrier
demeure floue, et beaucoup sont aussi paysans. Au-delà de l’image misérabiliste qui
transforme les travailleurs du XIXe siècle en pauvres hères faméliques, la main-
d’œuvre disposait de puissantes ressources pour négocier ou imposer ses vues ; dans
les usines, la rotation de la main-d’œuvre était forte, l’insubordination et
l’autonomie permanentes. Les grandes insurrections violentes, comme celles des
luddites anglais (1811-1812) et des canuts lyonnais (1831 et 1834), dissimulent de
nombreux autres conflits et modes de protestation plus souterrains. Après 1830,
avant même l’autorisation des syndicats, les associations et les expériences
coopératives se multiplient.

Usine de munitions Krupp à Essen, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, 1861.


© Doc Anciens/DR.

Des Chinois aux Antilles


Il est également difficile de peindre la condition ouvrière à l’heure de la
mondialisation naissante sans évoquer les prolétaires des plantations coloniales et
les millions de coolies et de travailleurs contraints transportés hors d’A sie et
souvent oubliés dans les livres d’histoire – 80 millions de Chinois et d’Indiens
migrent ainsi entre les années 1840 et 1950 pour répondre aux besoins des
économies de plantation. Il convient en outre d’insister sur la question de la santé
au travail et des risques démultipliés par l’industrialisation dans de nombreux
secteurs. En témoignent les innombrables accidents dans des usines et des mines
longtemps dépourvues de normes de sécurité, les élites industrielles n’ayant cessé,
au XIXe siècle, de s’opposer à toute régulation de leur activité. La catastrophe de
Courrières, qui fit plus de 1 000 morts en 1906, est certes l’une des plus
spectaculaires, mais elle ne constitue pas un cas isolé.

La révolte des Canuts, 1831 à Lyon


Illustration anonyme publiée dans Petite Histoire de la France et de la civilisation française, 1939.
© Luisa Ricciarini/Leemage.

Enfin, est-il possible aujourd’hui de présenter l’avènement du monde industriel


sans s’arrêter sur sa dimension environnementale et sur le gigantesque processus
de domestication de la nature qui l’accompagne ? L’industrialisation peut être
caractérisée comme le passage d’une « économie organique » à une « économie
minérale », fondée sur l’usage irraisonné des énergies fossiles (avec son lot de
fumées et de rejets toxiques), sur un processus de déforestation massif et sur
l’anéantissement des animaux à fourrure dans de nombreuses régions du monde.

BÊTISIER
« Certains propriétaires d’esclaves se montrèrent indéniablement cruels. Les exemples
d’esclaves battus à mort n’étaient pas communs, mais ils n’étaient pas exceptionnels
non plus », concède un manuel scolaire américain (United States History for Christian
Schools, 2001). Et de conclure : « La majorité des propriétaires traitaient bien leurs
esclaves. » Ainsi, il n’existerait pas d’autre alternative qu’être « battu à mort » ou « bien
traité »…

François Jarrige
Maître de conférence en histoire de contemporaine à l’université
de Bourgogne. Auteur de Technocritiques. Du refus des machines à
la contestation des technosciences, La Découverte, 2014.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014

1830, l’Europe en révolution


Le 25 juillet 1830, le roi Charles X promulgue des ordonnances visant à
renforcer son pouvoir et à limiter les libertés publiques. Mais les Parisiens se
soulèvent et, au terme de trois jours de révolte, parviennent à faire tomber le
souverain. Cet épisode provoque une effervescence révolutionnaire en Europe :
de la Pologne à la Belgique en passant par l’Italie, les peuples réclament des
droits politiques.

PAR EMMANUEL FUREIX

« Siège de la Diète fédérale à Francfort », gravure sur bois


Le 3 avril 1833, un groupe de révolutionnaires organise un soulèvement – qui échoue – contre le Parlement fédéral.
© akg-images.

Parler au pluriel des révolutions de 1830, c’est à la fois sortir du seul cadre
hexagonal et réfléchir aux multiples rebondissements nés d’une séquence
révolutionnaire qui touche l’Europe, pour l’essentiel, de 1830 à 1832. Il y aurait
beaucoup à dire sur l’effacement qui a conduit à ne retenir que des fragments isolés
d’une trame transnationale : les Trois Glorieuses parisiennes (27, 28, 29 juillet
1830), l’indépendance de la Belgique, le soulèvement polonais contre la domination
russe et la « grande émigration » qui s’ensuit.

En France et en Belgique, une opposition libérale


s’exprime par des pétitions, des banquets, des charivaris
et des enterrements protestataires.

Efforçons-nous de reconstituer les mécanismes qui ont rendu possible une telle
« contagion » révolutionnaire en Europe, inédite depuis les années  1790. Dans
l’Europe figée par le congrès de Vienne et la Sainte-Alliance des rois, des ferments
de contestation libérale et nationale se manifestent dès les années 1820. En 1820-
1821, des révolutions vite réprimées éclatent en Espagne, au Piémont et à Naples,
et érigent en modèle la Constitution de Cadix de 1812. En France et dans une
moindre mesure en Belgique, une opposition libérale s’exprime dans un espace
public élargi, par des pétitions, mais aussi des banquets, sérénades, charivaris et
enterrements protestataires. Les libertés publiques figurent au cœur des
aspirations exprimées. Une politisation souterraine, croisant élites et classes
populaires des villes, commence à se manifester. Ailleurs, ce sont plutôt des sociétés
secrètes (dans les Etats italiens, en Pologne, en Grèce) ou des fraternités
étudiantes (Burschenschaften dans les Etats allemands) qui rêvent d’émancipation
patriotique.
« Les Trois Glorieuses », lithographie de Léon Cogniel, vers 1830.
Le soulèvement de la bourgeoisie et de la classe ouvrière contre les Bourbons.
© akg-images.

Multiplication des barricades


Si l’on ajoute à ce cadre général une crise économique qui frappe à partir de 1827
les classes populaires des villes (ouvriers et petits artisans), les conditions de
cristallisation d’une révolution sont réunies. La vague insurrectionnelle européenne
de 1830 naît de ce contexte ainsi que des échos rencontrés, et diversement traduits
localement, par les Trois Glorieuses parisiennes.
« Ah, tu veux te frotter à la presse... », caricature d’Honoré Daumier, 1833.
Cette image rappelle le rôle joué par Le National pendant la révolution de juillet 1830, quand le journal s’opposa
vigoureusement aux ordonnances de Charles  X suspendant la liberté de la presse.
© Coll. Kharbine-Tapabor.

Le coup de boutoir de Charles X contre la Charte de 1814 et la liberté de la presse


se heurte à une insurrection populaire. Les barricades, peu présentes sous la
Révolution, se multiplient en quelques heures dans la capitale, au point de devenir
des allégories de l’événement, aux côtés du drapeau tricolore ressuscité.
Conséquence d’une captation de la révolution par les élites libérales, le duc
d’Orléans, Louis-Philippe, devient roi des Français le 7 août 1830. La liberté est
alors le maître mot des insurgés, non sans ambiguïtés (lire p. 10). Les libéraux
l’entendent sur un strict plan constitutionnel, les ouvriers parisiens l’imaginent
sous les traits d’un droit au travail et d’une dignité reconnue, certains provinciaux
la traduisent en abolition des impôts indirects, etc. Le cycle révolutionnaire reste
donc ouvert, et une fermentation sociale et politique d’une rare intensité se donne à
voir dans les deux années qui suivent. L’insurrection des canuts lyonnais, en
novembre 1831, révèle l’existence de « nouveaux barbares » tapis dans les
« faubourgs de nos villes manufacturières », selon les mots de Saint-Marc
Girardin, un conseiller d’Etat effrayé par cette révolte. Utopies et hétérodoxies
sociales et religieuses prolifèrent sur ce terreau fécond.

De la Pologne à l’Italie
Dans le même temps, l’Europe continentale voit se multiplier les troubles sociaux
(notamment contre les machines et la mécanisation du travail, de l’A ngleterre à la
Rhénanie et à la Suisse) et les mouvements insurrectionnels de nature politique,
constitutionnelle et patriotique. Un soulèvement populaire, devenu révolution,
touche la Belgique en août et septembre 1830. En Pologne, une conjuration
militaire débouche sur des émeutes contre la domination russe en novembre 830.
Certains Etats de l’Italie centrale connaissent d’importants soulèvements libéraux.
Des mouvements constitutionnels touchent une partie des Etats allemands, ainsi
que la Suisse. Une nouvelle « Europe des peuples » est imaginée par certains,
fondée sur l’idée de souveraineté. Mais, dès 1831-1832, un reflux conservateur ou
contre-révolutionnaire ne tarde pas à geler cette dynamique…

« Conférence de Londres », caricature de Honoré Daumier, 1832


A partir de novembre 1830, le Royaume-Uni, l’Autriche, la France, la Prusse et la Russie se réunissent lors de la
conférence de Londres, où ils décident notamment de la séparation des Pays-Bas (en chien, à gauche) et de la Belgique
(en dindon, à droite). L’ours russe piétine la Pologne dont il a écrasé la révolution.
© Coll. Grob/Kharbine-Tapabor.

Emmanuel Fureix
Maître de conférence en histoire de contemporaine à l’université
Paris-Est. Auteur de l’ouvrage Le siècle des possibles (1814-
1914), Presses universitaires de France, 2014
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014

En 1848, le « printemps des peuples »


La révolution est parfois contagieuse. Dans une ville, une étincelle : les
barricades du peuple qui exige un changement de régime se dressent contre les
fusils de la garde royale. La contestation s’étend, gagne un pays voisin, bientôt
tout un continent. Ce scénario, qui a présidé au soulèvement arabe de 2011,
fut aussi celui du « printemps des peuples » de 1848...

PAR SYLVIE APRILE


Révolutions victorieuses
Nombre de révolutions ont été réprimées et suivies de contre-révolutions brutales, comme celle de la Commune de Paris
en 1871, ou la révolution syrienne déclenchée en 2011.
Cette carte ne présente que les principales révolutions qui ont provoqué un changement durable de régime ou de
système économique.

Les révoltes arabes de 2011-2012 présentées comme un « printemps des peuples »


ont quelque peu ravivé le souvenir de celui de 1848. Au-delà des comparaisons un
peu rapides, cette analogie rappelle que les révolutions sont des moments tout à la
fois d’espérance, de désillusions, de malentendus et de violences. Le printemps est
signe de régénération, et c’est sous ce symbole qu’il faut envisager les mouvements
qui s’emparent des principaux pays européens en 1848, jusque dans leurs empires
coloniaux (l’esclavage est aboli dans les Antilles cette même année ; des révoltes
éclatent en Algérie en 1849).

On a longtemps privilégié la thèse d’une diffusion voire d’une contagion


révolutionnaire, partie des journées de février à Paris. Si la chute du gouvernement
de Louis-Philippe et la proclamation de la IIe République constituent un signal, ils
ne sont pas un détonateur. Dans toute l’Europe existent alors des mouvements
sociaux, des meneurs politiques et des situations qui ont déjà provoqué des
étincelles révolutionnaires. C’est en Sicile, le 12 janvier 1848, que la première
révolte éclate. Les Palermitains se soulèvent contre le pouvoir des Bourbons, et
leurs slogans annoncent ceux qui se développeront sur les barricades européennes :
« L’omniprésence, la force et l’union du peuple sont la chute des rois. Le 12 janvier
1848, à l’aube, marquera l’ère glorieuse de la régénération universelle », proclame un
tract appelant à la lutte armée.

Si les situations varient, les Européens vivent partout, à des rythmes divers, des
bouleversements économiques et sociaux inédits. L’industrialisation et
l’urbanisation modifient en profondeur les sociétés. En France, par exemple, la
population urbaine augmente de moitié entre 1811 et 1852, passant de 4,2 millions
à 6,4 millions d’habitants. A cela s’ajoutent des revendications nationales
d’émancipation ou d’unification, portées surtout par des intellectuels engagés,
comme Giuseppe Mazzini, ou par des libéraux qui souhaitent arriver au pouvoir et
imposer leurs vues.

Radicalisations sanglantes
Partout ou presque, le pouvoir cède dans un premier temps, accordant des réformes
constitutionnelles et des mesures libérales (élection du Parlement de Francfort,
levée de la censure de Berlin à Vienne, libération des paysans du servage féodal) ou
préférant la fuite. Les insurrections jalonnent donc toute l’année. Des émeutes
éclatent en mars à Budapest, à Prague, à Vienne, à Berlin, à Milan, donnant
provisoirement le pouvoir aux représentants du peuple, et surtout aux nouvelles
élites bourgeoises. Les aspirations populaires déçues aboutissent dans les capitales
à des radicalisations sanglantes. En juin 1848 à Paris, de part et d’autre des
barricades, des défenseurs de la révolution s’affrontent, car ils n’ont pas la même
conception de la république. Pour les uns, elle représente une forme de
gouvernement et de représentation politique achevée par la mise en œuvre du
suffrage universel réservé aux hommes ; pour les autres, elle signifie une
transformation profonde de la société par le droit au travail notamment.

On a souvent dit que trois pays avaient échappé au « printemps des peuples » : le
Royaume-Uni, la Russie et la Belgique. Cette idée mérite d’être remise en cause.
En Belgique, la révolution se déroule certes en 1830, mais cela n’empêche pas des
incidents (souvent oubliés) à Virton, sur la frontière, en 1848. Le Royaume-Uni
connaît, le 10 avril, la dernière grande manifestation chartiste, qui rassemble plus
de 10 000 personnes. La Russie n’échappe pas non plus à l’effervescence
européenne : sur ses marges, en Moldavie et en Valachie, les peuples se soulèvent.

De la Russie à l’Ouest européen, une épidémie de


choléra accompagne la victoire des forces
réactionnaires.

C’est l’armée et parfois une force étrangère qui assurent la répression et replacent
souvent les souverains sur leurs trônes. Les troupes russes prêtent ainsi assistance
aux soldats autrichiens en mai 1849 pour écraser la révolution hongroise ; les
Français par le siège de Rome signent la fin de la république romaine, permettant
la restauration du pouvoir pontifical en 1850. L’échec final des mouvements
révolutionnaires à partir de 1849 doit beaucoup à ce qui fut interprété comme un
signe : la propagation d’une épidémie de choléra qui, de la Russie à l’Ouest
européen, accompagne la victoire des forces contre-révolutionnaires.
Document
C’est dans un contexte de forte agitation politique en Europe qu’Alexis de Tocqueville rédige, dans les années 1830,
De la démocratie en Amérique. Il y dévoile ce qu’il considère comme le meilleur antidote contre la révolution : le
commerce.

Je ne sache rien d’ailleurs de plus opposé aux mœurs révolutionnaires que les mœurs commerciales. Le commerce
est naturellement ennemi de toutes les passions violentes. Il aime les tempéraments, se plaît dans les compromis,
fuit avec grand soin la colère. Il est patient, souple, insinuant, et il n’a recours aux moyens extrêmes que quand la
plus absolue nécessité l’y oblige. Le commerce rend les hommes indépendants les uns des autres ; il leur donne
une haute idée de leur valeur ; il les porte à vouloir faire leurs propres affaires, et leur apprend à y réussir ; il les
dispose donc à la liberté, mais il les éloigne des révolutions.

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, livre 2, 1840.

Sylvie Aprile
Professeur d’histoire de contemporaine à l’université Lille-III.
Coauteure de La liberté guidant les peuples. Les révolutions de
1830 en Europe, Champ vallon, 2013
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014

La « ville libre » de Paris au temps de


la Commune
Changer la politique, inventer un nouveau mode de gouvernement, faire
participer les citoyens aux décisions publiques : répétés jusqu’à saturation au
point désormais de sembler vides de sens, ces mots d’ordre furent longtemps
portés par les forces du mouvement ouvrier. En 1871, le peuple parisien insurgé
leur donnait une signification concrète.

PAR ERIC FOURNIER


La capitale des révoltes
Du 18 mars au 28 mai 1871, dans Paris, tous les horizons révolutionnaires du
XIXe siècle se conjuguent avant d’être implacablement réprimés. Pendant quelques
semaines, la capitale devient une « ville libre » ; elle fait sécession avec l’assemblée
de Versailles, élue en février et qui rassemble monarchistes, bonapartistes et
républicains conservateurs. La Commune s’est inscrite durablement dans les
mémoires : d’abord comme l’« aurore » des révolutions du XXe siècle, puis de façon
plus appropriée comme le « crépuscule » de celles du XIXe siècle. Mais elle est
avant tout une insurrection souveraine éminemment singulière et impromptue.

Les communards se considèrent comme poursuivant les révolutions de 1792, 1830


et 1848, mais ce sont des hommes neufs, sans expérience militante. Reprennent-ils
possession de ce Paris « bivouac des révolutions » (Jules Vallès), dont le baron
Georges Haussmann les aurait dépossédés par ses grands travaux ? Ce qui est
certain, c’est que l’haussmannisation a renforcé les bastions populaires – plus
qu’ouvriers – de la capitale.

Les canons des parisiens


La Commune est le produit de l’« année terrible », de la défaite du Second Empire,
puis, surtout, de l’effroyable siège de la capitale par l’armée prussienne en 1870. La
population se soude alors autour d’une garde nationale où se cristallisent également
les forces révolutionnaires. Et le 18 mars, c’est autant une protestation patriotique
qu’une affirmation subversive de souveraineté par en bas qui préside au
soulèvement, lorsque le Paris populaire refuse d’abandonner ses canons forgés par
souscription pour lutter contre l’empereur allemand. Cette révolution unique
échappe aux catégories usuelles.

La Commune, seule insurrection parisienne légitimée par une élection locale


(le 26 mars), est le paroxysme de la République démocratique et sociale, ce
« questionnement libertaire de la démocratie » (Jacques Rougerie) où les
représentants ne sont que « tolérés » par des citoyens qui entendent participer
réellement au gouvernement quotidien. Les communards ont changé les relations
de pouvoir, mais assez peu la domination masculine ; ils ont voulu mettre fin à
l’exploitation, mais ont finalement épargné la propriété privée.
La répression des communards constitue le plus grand
épisode de violence contre des civils en Europe au
XIXe siècle.

La guerre civile explique en partie ces inaboutissements. Mais surtout, en se


gouvernant eux-mêmes et en pratiquant une laïcisation radicale, les insurgés
accomplissaient pleinement ce qui était au cœur de leurs attentes révolutionnaires.
Le reste – refondation égalitaire des services publics ; développement des
associations de producteurs ; « instruction intégrale » laïque, gratuite et
obligatoire, entre autres – fut discuté, mais pouvait attendre un peu.

Colonne Vendôme à terre, photographie de Bruno Braquehais, 1871.


Avec sa statue de Napoléon Ier à son sommet, la colonne Vendôme constitue un symbole impérial. Aussi est-elle
« déboulonnée » le 16 mai 1871. Après la chute de la Commune, le peintre Gustave Courbet est accusé par l’Etat
d’avoir mené l’opération. Lors de son procès, cette photographie est utilisée pour prouver sa présence place Vendôme le
jour des événements : il serait l’homme barbu et coiffé d’un képi situé à l’arrière-plan, dans le premier tiers droit de
l’image.
© Bruno Braquehais/BNF.
A la différence de 1830 ou 1848, la Commune se distingue également par le fait de
n’avoir eu que d’éphémères répercussions en province et absolument aucune en
Europe. Elle lutte seule contre Versailles, un régime lui aussi élu dans un contexte
de crise. Lorsque l’armée régulière investit Paris, la « semaine sanglante » (21-
28 mai) consacre définitivement la Commune comme un événement unique, moins
par le nombre de victimes de la répression versaillaise – sans doute un peu moins
de 10 000 morts et non entre 15 000 et 35 000, chiffre longtemps admis – que par
les procédés de la tuerie, empreints d’une modernité militaire aussi froide
qu’implacable. Mai 1871 constitue le plus grand épisode de violence contre des
civils en Europe au XIXe siècle. Après cela, il est clair que la république proclamée
le 4 septembre 1870 ne sera ni démocratique ni sociale.

Document
Grâce à la Commune, « le Paris ouvrier sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle »,
écrivait Karl Marx. Loin de ce jugement, l’écrasante majorité des écrivains et des historiens ont réagi avec horreur
aux événements de mars 1871. Florilège.

Ernest Lavisse, dans un manuel d’histoire de 1895 : « La Commune incendia plusieurs des monuments (…) ; elle
fusilla l’archevêque de Paris (…). De toutes les insurrections dont l’histoire ait gardé le souvenir, la plus criminelle
fut certainement celle du mois de mars 1871. »

Victor Hugo (9 avril 1871) : « Cette Commune est aussi idiote que l’Assemblée est féroce. Des deux côtés,
folies. »

George Sand (22 avril 1871) : la Commune est « le résultat d’un excès de civilisation matérielle jetant son écume
à la surface un jour où la chaudière manquait de surveillant. La démocratie n’est ni plus haut ni plus bas après
cette crise de vomissements (…). Ce sont les saturnales de la folie ».

Emile Zola (3 juin 1871) : « Le bain de sang qu’il [le peuple de Paris] vient de prendre était peut-être d’une
horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres. Vous le verrez maintenant grandir en sagesse et en
splendeur.

Ernest Lavisse, cité dans Les Manuels scolaires, miroirs de la nation, L’Harmattan, 2007 ; Carnets intimes de
Victor Hugo 1870- 1871, Gallimard ; « Lettre de George Sand à Alexandre Dumas fils, 22 avril 1871 », citée
dans Paul Lidsky, Les Ecrivains contre la Commune, La Découverte, 2010 ; Emile Zola, Le Sémaphore de
Marseille, 3 juin 1871 ; Anatole France, cité dans Paul Lidsky, op. cit.
Eric Fournier
Maître de conférence en histoire de contemporaine à l’université
Paris-I. Auteur de La commune n’est pas morte. Les usages du
passé de 1871 à nos jours, Libertalia, 2013.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014

En Allemagne, les réformistes contre les


révolutionnaires
L’Allemagne occupe une place singulière dans l’histoire politique et
intellectuelle de l’Europe du XIXe siècle. Un parti social-démocrate d’inspiration
marxiste y apparaît en 1875, puis devient l’une des plus puissantes
organisations de l’Internationale socialiste. Mais des divisions ne tardent pas à
éclater : faut-il poursuivre sur la voie révolutionnaire ou opter pour le
réformisme ?

PAR JEAN-NUMA DUCANGE


« A bas Karl Liebknecht ! » par George Grosz, 1919.
Figure importante du mouvement Dada et de l’expressionnisme allemand, George Grosz rend hommage dans ce tableau
au communiste révolutionnaire Karl Liebknecht, fondateur de la ligue Spartacus, après son assassinat en janvier 1919.
© Photo Josse/Leemage © The Estate of George Grosz, Princeton, N.J./Adagp, Paris 2014.

En 1875, deux partis concurrents fusionnent au congrès de Gotha (Thuringe)


pour donner naissance au Parti social-démocrate d’A llemagne – il prendra le sigle
SPD en 1890. Karl Marx exprime alors en privé de grandes réserves sur un
programme politique qu’il juge confus. Pourtant, moins de dix ans après sa mort,
les conceptions marxistes semblent avoir nettement gagné du terrain au congrès
d’Erfurt, en 1891, où est adopté un nouveau programme qui restera en vigueur
jusqu’en 1921.

Celui-ci devient un modèle pour tous ceux qui, en Europe, se réclament du


socialisme marxiste, et le SPD sera la plus puissante organisation de la
IIe Internationale socialiste (fondée en 1889). Solidement implanté dans le monde
ouvrier, il domine également les structures syndicales qui lui sont rattachées. Par la
médiation du « pape du marxisme », Karl Kautsky (1854-1938), il impressionne
l’intelligentsia. Et, en dépit de l’ostracisme des autres forces politiques, il constitue
une force électorale majeure – c’est même le premier parti allemand à la veille de
1914.

Rosa Luxemburg
Discours au congrès de l’Internationale socialiste à Stuttgart, en août 1907.
© akg-images.

De nombreux débats animent cette organisation, où coexistent des sensibilités


antagonistes. Le plus important porte sur la validité du marxisme et de ses
implications (méthode dialectique, loi de la valeur, nécessité de la révolution pour
parvenir au socialisme…). Eduard Bernstein (1850-1932) met en cause le
« catastrophisme » du parti en 1899, soulignant que le capitalisme se maintient
mieux que prévu et qu’il est nécessaire de faire des compromis : « Le but final n’est
rien, le mouvement est tout. » Il suscite notamment l’hostilité de Rosa
Luxemburg (1871-1919), qui réaffirme la pertinence de la voie révolutionnaire et
l’échec programmé du capitalisme. Le « révisionnisme » de Bernstein est
officiellement condamné en 1903.

Socialisme de guerre
Après 1905 et la première révolution russe, qui entraîne une importante vague de
grèves en Allemagne, le fossé s’approfondit. La droite du parti s’oppose aux
mouvements radicaux et entend composer avec l’ordre impérial, tandis que la
gauche souhaite au contraire faire de l’agitation antimilitariste et de la propagande
pour obtenir l’instauration d’une république en Allemagne. Au centre, Kautsky et
d’autres maintiennent une perspective de rupture avec le système tout en
s’accommodant de fait de certaines réalités. On a pu évoquer un « attentisme
révolutionnaire » qui mise sur la fin du capitalisme… sans réellement la préparer.
De leur côté, les syndicats prônent une plus grande indépendance, qu’ils
parviennent à imposer au congrès de Mannheim en 1906, signe du poids des
« réformistes ».

Le vote des crédits de guerre en août 1914 montre l’importance de l’intégration du


SPD : celui-ci choisit de privilégier la nation allemande sur la fraternité
internationaliste. En décembre 1914, Karl Liebknecht (1871-1919) vote seul au
Reichstag contre le renouvellement des crédits militaires. La guerre se prolongeant
avec son cortège d’horreurs, un nombre important de sociaux-démocrates
entendent finalement rompre avec le « socialisme de guerre ». En 1917 est fondé
un nouveau parti, le Parti social-démocrate indépendant (USPD), qui regroupe les
opposants à la poursuite de la guerre.
Barricades à Berlin en janvier 1919.
Au cours d’un affrontement de rue, des combattants se protègent derrière des rouleaux de papier et des piles de journaux.
La scène se passe devant l’immeuble du Vorwäts, l’organe officiel du SPD, bloqué par les insurgés pour avoir publié des
articles hostiles aux spartakistes. © Coll. Kharbine-Tapabor.

La gauche de ce parti (ligue Spartacus, d’où le nom des spartakistes) forme


l’embryon du futur Parti communiste d’A llemagne (KPD), fondé à la toute fin de
l’année 1918, tandis que les autres membres de l’USPD réintégreront
progressivement le SPD. Quelques semaines plus tôt, en novembre 1918, deux
républiques concurrentes (celle de Bavière et celle de Weimar) ont été proclamées
dans la foulée de la défaite de l’A llemagne. C’est le début de la révolution allemande,
qui voit le pouvoir des élites vaciller. Lors d’une insurrection en janvier 1919, les
sociaux-démocrates choisissent l’ordre et l’alliance avec les classes dirigeantes
contre les spartakistes : ces derniers sont écrasés dans le sang et leurs principaux
dirigeants assassinés. Une ligne de fracture coupe désormais le socialisme
allemand, qui rendra impossible toute alliance ultérieure face à la montée du
national-socialisme.

Jean-Numa Ducange
Maître de conférence en histoire de contemporaine à l’université
de Rouen. Auteur de La révolution française et la social
démocratie. Transmission et usages politiques de l’histoire en
Allemagne et en Autriche, 1889-1934, Presse universitaires de
Rennes, 2012.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014

Comment la censure de la presse


fut privatisée
Depuis le milieu du XIXe siècle, les journaux radicaux se multiplient en France
au nez et à la barbe de l’Etat. Incapable de juguler cette propagation, le pouvoir
fait voter une loi, le 29 juillet 1881, qui, tout en proclamant la liberté
d’expression, abandonne les médias (mais aussi l’imprimerie, l’affichage,
l’édition, le colportage) à la tutelle des patrons de presse.

PAR DOMINIQUE PINSOLLE


Enfants travaillant dans une mine de charbon à Hughestown Borough, Pennsylvanie, 1911.
© Lewis Hine/Library of Congress
Petites filles employées dans une filature de Loudon, Tennessee, 1910.
Au tournant du XXe siècle, le travail des enfants est très répandu aux Etats-Unis, sans que cela émeuve particulièrement
les médias. A partir de 1908, le photographe Lewis Hine se rend dans les villes et les campagnes pour immortaliser des
fillettes vendant des journaux ou traînant des sacs dans les champs, des garçons au visage couvert de suie, etc. Hine
travaille pour le National Child Labor Committee USK (NCLC) pendant dix ans. Ses reportages diffusés sous forme de
tracts ou d’affiches contribuent au déclenchement d’une campagne de presse et d’un débat politique qui favorisent une
réforme de la loi sur le travail des enfants.
© Lewis Hine/Library of Congress

Si la célèbre loi du 29 juillet 1881 affranchit la presse de la mainmise étatique, elle


laisse les journaux aux mains du marché et accentue deux tendances : la
financiarisation du secteur (c’est-à-dire la constitution d’entreprises de presse sous
la forme de sociétés anonymes dont le capital peut s’échanger à la Bourse) et le
recours à la publicité. Au moment où éclate l’affaire Dreyfus (1894), les grands
journaux se conçoivent comme des entreprises soumises à un impératif de
rentabilité : il faut capter un lectorat toujours plus nombreux en abaissant le prix
de vente et s’assurer, pour compenser, d’importantes ressources publicitaires (elles
représentent à l’époque de 10 % à 17 % des recettes du Petit Parisien et environ
30 % de celles du Matin).
Cette formule connaît un formidable succès au tournant du siècle : la presse est un
secteur important d’investissement à la Bourse, les tirages explosent (ils sont
multipliés par 2,5 à Paris entre 1880 et 1914 et par 3 ou 4 en province), les titres se
comptent par centaines dans tout le pays, l’offre se diversifie (des quotidiens aux
magazines, en passant par les hebdomadaires).

Concurrence des « quatre grands »


Mais le nombre élevé de journaux n’implique pas forcément une pluralité de points
de vue : la quasi-totalité de la presse est, par exemple, hostile à Alfred Dreyfus au
début de l’A ffaire. L’essentiel est de conquérir de nouvelles parts de marché : les
« quatre grands » qui tirent parfois à plus d’un million d’exemplaires par jour (Le
Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin et Le Journal) se livrent une
concurrence féroce et développent une autopromotion agressive et tapageuse
(organisation de jeux-concours, d’événements sportifs, de grandes campagnes pour
le lancement des feuilletons…).

llustration de Gallicelo.
Affiche pour les romans-feuilletons de Gaston Leroux paraissant dans Le Matin, vers 1905. © Coll. Dixmier/ Kharbine-
Tapabor.

Cette course effrénée à l’exclusivité, à l’audience et au profit suscite rapidement de


nombreuses critiques. Dès le début des années 1890, le scandale de Panamá révèle
que nombre de journaux ont touché des subventions occultes pour promouvoir la
compagnie chargée de la construction du canal. L’idée que le libéralisme de la loi de
1881 a engendré une presse vénale se diffuse largement.

Certains patrons de presse n’hésitent pas à monnayer


leur influence, voire à devenir de véritables maîtres
chanteurs.

Henry Bérenger, futur sénateur, écrit en 1897 dans une grande enquête sur la
presse publiée par la Revue bleue : « Nos législateurs ont prévu la liberté de la presse
à l’égard du juge et du gendarme, mais ils n’ont pas prévu l’esclavage de la presse à
l’égard des brasseurs d’affaires et des ploutocrates. » En effet, certains patrons de
presse n’hésitent pas à utiliser leurs journaux à des fins personnelles, à monnayer
leur influence, voire à devenir de véritables maîtres chanteurs, comme l’homme
d’affaires Maurice Bunau-Varilla, qui rachète Le Matin en 1897 et aura pour
devise : « Mon fauteuil vaut trois trônes. »
« Les Noces du Puff et de la Réclame », caricature de Grandville sur l’abondance de la publicité dans la presse, 1868.
Caricature de Grandville sur l’abondance de la publicité dans la presse, 1868. Le « puff » désigne à l’époque le
« canard » ou crieur de nouvelles. © Selva/Leemage.

L’indépendance à l’égard du pouvoir politique elle-même doit être relativisée. En


politique étrangère, les ministres peuvent notamment compter, dans certaines
circonstances, sur la bienveillance de l’agence Havas, voire du Temps (le quotidien
« de référence » de l’époque), surtout lorsqu’il s’agit de faire preuve de patriotisme.
Et, s’il le faut, le gouvernement peut utiliser ponctuellement ses (maigres) fonds
secrets ou s’adresser à des établissements bancaires amis pour influencer certains
journaux, ou encore orienter les sommes versées à la presse française par des pays
étrangers (comme la Russie) lors du lancement de certains emprunts.

Au final, derrière l’apparence d’une presse objective et neutre, adepte d’un


journalisme professionnel et rigoureux (incarné par la figure du reporter, qui
s’impose à la fin du XIXe siècle), les grands journaux dits « d’information »
s’avèrent à bien des égards très politiques. Soumis à des impératifs commerciaux et
à des pressions provenant du monde institutionnel et des milieux d’affaires, les
journaux ne jouissent, au tournant du siècle, que d’une « liberté » relative.

Dominique Pinsolle
Enseignant-chercheur en histoire à l’université Bordeaux-III.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014

Quatre siècles de domination coloniale


Si la colonisation débute en Amérique au XVIe siècle, elle connaît son âge d’or
au XIXe siècle. Pour combler les besoins en matières premières suscités par
l’industrialisation, les pays européens partent alors à la conquête du monde. En
Afrique et en Asie, ils organisent un système de prédation des richesses qui
assure leur prospérité, mais ils se heurtent à la résistance des populations
locales.

PAR LAURENCE DE COCK


Hereros de la colonie de Sud-Ouest africain allemand (aujourd’hui Namibie), vers 1910.
En janvier 1904, les Hereros se soulèvent contre les colons allemands. L’armée répond par les armes. Une guerre
s’engage, qui dure sept ans et aboutit au massacre de dizaines de milliers de Hereros. Cette tragédie est parfois
considérée comme le premier génocide du XXe siècle.
© akg-images.

L’expansion coloniale a marqué l’ensemble du monde durant près de quatre siècles,


nouant l’Europe occidentale et les autres continents dans un passé commun.
Motivée par des raisons économiques, impérialistes ou civilisatrices, celle-ci s’est
toujours imposée par les armes, se légitimant parfois sur le papier par des traités et
des conférences.

Réunis à Berlin en 1884-1885 à l’initiative du chancelier Otto von Bismarck,


Britanniques, Français, Allemands, Belges, Portugais et Italiens se sont ainsi
partagé l’A frique, sans qu’aucun représentant africain ne soit consulté. La France
et le Royaume-Uni se sont arrogé la part du lion, découpant les frontières avec une
minutie de géomètre. La première en a tracé 25 865 kilomètres et la seconde,
21 595. Au total, 70 % des frontières actuelles de l’A frique ont été définies par les
puissances européennes entre la conférence de Berlin et le début du XXe siècle.
Linéaires et rigides, elles contreviennent aux réalités locales et continuent encore
de déstabiliser le continent.

Les guerres de conquête menées par les Européens ont provoqué des résistances.
Pour y faire face, les colons ont mis en œuvre des politiques de « pacification » –
vocable colonial classique pour désigner une violence expéditive. Soucieux de
démontrer leur force, ils généralisent le principe de punition collective et procèdent
à des massacres de masse. En Namibie, en 1904, les Hereros sont exterminés sur
ordre de l’armée allemande. En Côte d’Ivoire, au début du XXe siècle, le gouverneur
Gabriel Angoulvant opte pour la « manière forte » : internement, amendes de
guerre, déportation d’insurgés, etc.

Le cas algérien, souvent présenté comme emblématique,


est une exception.

Après la conquête violente et la pacification, diverses « sociétés coloniales » sont


mises en place. Le cas algérien, souvent présenté comme emblématique, est en
réalité une exception : conquise en 1830, un demi-siècle avant la grande vague
d’expansion européenne du XIXe  siècle, colonie de peuplement ensuite, l’A lgérie
devient le lieu d’une coprésence inédite entre Européens et « Français musulmans
d’A lgérie » : 1 pour 6 dans les années 1930. Ailleurs, la présence européenne est
nettement moins importante : en Indochine, on compte environ 1 Européen pour
544 habitants.

Prolétariat rural indigène


Partout, les terres passent majoritairement aux mains des colons. En Indochine ou
à Madagascar, les nouveaux propriétaires fonciers exploitent d’immenses
concessions, créant ainsi un prolétariat rural indigène. Ce type d’agriculture génère
des catastrophes environnementales pour les pays colonisés.
Les empires en 1914

En Inde par exemple, la forêt dense de la région de Coorg (Kodagu) est anéantie
pour laisser place aux plantations de café britanniques. Le régime pénal de
l’indigénat, qui se résume à un ensemble de mesures répressives, permet d’encadrer
les autochtones par le droit et acte la différenciation juridique. Une fiscalité
particulière les maintient enfin dans la précarité, soulevant parfois des résistances.
En 1930, Mohandas Karamchand Gandhi appelle ainsi à une marche de
protestation contre l’impôt sur le sel.

Pour autant, les sociétés coloniales ne sont pas réductibles au clivage entre colons et
colonisés ; elles ne fonctionnent pas seulement comme des mondes cloisonnés, régis
par la seule règle de la domination. Les interactions sont permanentes et
déterminent des reconstructions identitaires mutuelles. Les cafés, les bordels, les
espaces sportifs, le théâtre, le cinéma ou les concerts sont aussi les lieux d’une
sociabilité commune, sous tension, racialisée certes, oscillant entre miroir et
repoussoir, mais empreinte parfois d’inévitables connivences. Espaces de violence
et de ségrégation, les sociétés coloniales sont aussi des « mondes de contact ».

MANUEL SCOLAIRE FRANÇAIS

Il fut un temps où les manuels scolaires français ne s’embarrassaient pas de nuances


quand ils parlaient de colonisation. Dans ce livre de géographie édité par Hatier en 1920
et destiné aux élèves préparant le brevet, l’empire français est paré de toutes les vertus.

A un pays de haute civilisation comme la France, les colonies sont indispensables (…)
1. Situées sous des climats très différents du nôtre, les colonies nous fournissent des
produits inconnus chez nous (…). 2. Tout pays industriel a besoin de débouchés pour ses
produits fabriqués : or, comme la plupart des Etats européens ou américains frappent de
droits élevés les marchandises françaises pour protéger les leurs, il nous faut des
marchés où nous soyons les maîtres : ce sont nos colonies. 3. Ces colonies offrent à nos
compatriotes les plus entreprenants des terres privilégiées à exploiter : ils peuvent, sous
la protection des lois françaises, y faire fructifier leurs capitaux dans les cultures et les
mines, ou y trouver eux-mêmes un travail rémunérateur. 4. Le souci de ces intérêts
matériels a ses conséquences morales et patriotiques : pour que l’exploitation des
colonies soit avantageuse, il faut qu’elle se fasse dans la paix et par l’association avec les
indigènes. Et en effet la paix française a mis fin, dans d’immenses régions, aux horreurs
de la guerre et de l’esclavage ; elle a permis aux indigènes de se multiplier et d’arriver à
une existence infiniment plus heureuse qu’au temps de leur barbarie.

Paul Kaeppelin et Maurice Teissier, La Géographie du brevet, Hatier, 1920.

Laurence De Cock
Maître de conférence en histoire de contemporaine à l’université
de Bordeaux-Montaigne. Auteur de l’ouvrage « Le Matin »(1884-
1944). Une presse d’argent et de chantage, presse universitaires
de Rennes, 2012.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014

IDÉE REÇUE

Les soldats étaient tous unis dans les


tranchées
« Au sein des unités, les hommes sont soudés par des liens forts, nourris par les
difficultés de leur expérience de guerre » : à l’image de ce manuel édité par
Belin (première, 2011), les livres de classe français relaient largement la thèse
de l’« union sacrée » dans les tranchées. Pourtant, si les combats ont parfois
rapproché des personnes aux convictions politiques opposées, ils n’ont pas
remis en cause la distance entre les classes sociales.

PAR NICOLAS MARIOT


Mobilisation en 1914 : départ d’un train de recrues à Berlin, le 28 août.
Colorisation numérique.
© akg-images.

Dans la plupart des manuels d’histoire, l’union sacrée qui aurait entouré la Grande
Guerre est donnée comme une évidence, et ce à deux niveaux. Au sommet de l’Etat,
elle est identifiée à l’appel que lance le président de la République, Raymond
Poincaré, le 4 août 1914, dans le but de réaliser l’unité nationale. On en trouverait
l’incarnation concrète dans la présence, ce même jour, de Maurice Barrès, chef de
la Ligue des patriotes, aux obsèques de Jean Jaurès, ou dans la composition du
Comité du Secours national, où siègent côte à côte le secrétaire général de la
Conféderation générale de travail Léon Jouhaux et des représentants de la Section
française de l’Internationale ouvrière (SFIO), de l’A ction française ou de
l’archevêché de Paris.
Tirailleurs sénégalais à Saint-Ulrich (Haut-Rhin).
Autochrome.
© Paul Castelnau/Docpix.

Cette union se serait par ailleurs prolongée dans le temps et jusque dans les
tranchées, prenant cette fois la forme particulière d’un brassage, sinon d’une
osmose, entre les classes sociales. Physiquement rassemblés dans la défense de la
patrie, des hommes que leurs origines sociales et leurs conditions de vie civiles
rendaient étrangers les uns aux autres se seraient à la fois découverts, reconnus et
appréciés sous le feu. En témoignerait la devise toujours rappelée de l’Union
nationale des combattants (UNC), la plus importante des associations d’anciens
combattants d’après-guerre : « Unis comme au front ».

Certes, le brassage des hommes a bien eu lieu. En raison des pertes énormes
de 1914 et du printemps 1915, l’armée a dû suspendre le caractère localement
homogène du recrutement régimentaire. Dès lors, des hommes issus de régions
éloignées, parlant des patois inconnus les uns des autres, se sont effectivement
côtoyés et découverts. En revanche, les rencontres entre personnes de groupes
sociaux différents furent beaucoup plus rares – l’accès au statut d’officier est très
lié à l’appartenance aux classes supérieures – et surtout bien plus superficielles que
ne le laisse entendre la devise de l’UNC.

Au front, des préoccupations communes réconcilient


d’anciens adversaires politiques
D’autres rencontres eurent bien lieu, que signalent des témoignages de lettrés
partis se battre : elles ont mis en contact des hommes du même milieu social qui
s’étaient durement opposés, politiquement ou religieusement, dans les années
d’avant-guerre. Le mieux est encore, pour faire saisir ce qu’a été cette union des
élites en guerre, d’en donner des exemples.

Le chef d’escadron Moog au milieu des hommes du 4e régiment de spahis.


Autochrome.
© Les Amis de J.-B.- Tournassoud/Docpix.

Le premier met en scène l’historien Jules Isaac, coauteur du célèbre manuel Malet
et Isaac, lorsqu’il avoue, dans une lettre à sa femme Laure, s’être surpris à bavarder
avec un nouveau sergent « disciple de Maurras et ami de l’A ction française, médaillé
du Sacré Cœur, bien loin, bien loin de moi ! », mais avec lequel il reconnaît partager
« tout de même certaines préoccupations communes ».
Le radical Emile Combes, farouche partisan de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, au côté de sœur Julie.
Photographie anonyme de 1916.
© Coll. Kharbine-Tapabor.

Le second évoque la mémoire du sociologue Robert Hertz, « tué à l’ennemi » le


13 avril 1915. Lors d’une visite de condoléances faite à sa femme Alice, Emile
Durkheim, son directeur de thèse, découvre avec surprise que, dans ses lettres du
front, son élève fait preuve d’« un idéalisme un peu fumeux » et que, pis encore, il
lui arrive d’évoquer Barrès « avec sympathie ». Le professeur en Sorbonne ne
comprend pas l’attitude du jeune socialiste. Comment peut-il parler en aussi bons
termes d’hommes que l’affaire Dreyfus, la séparation de l’Eglise et de l’Etat ou la
montée en puissance des idées jaurésiennes avaient constitués en irréductibles
adversaires politiques ?

Dans les tranchées, nombreux sont ces membres de la bourgeoisie lettrée qui
découvrent qu’ils ont plus de choses à partager avec leurs semblables sociaux,
quand bien même ils auraient été ennemis politiques dans le civil, qu’avec les
hommes avec lesquels ils se retrouvent condamnés à vivre, quand ils ne les
commandent pas. Sans doute l’union sacrée est-elle, bien plus qu’une fraternité
entre classes sociales, la reconnaissance d’une appartenance à la même « espèce »
sociale, selon le terme qu’ils utilisent pour qualifier les individus dont ils
recherchent, d’autant plus fortement que la guerre se prolonge, la compagnie.

Nicolas Mariot
Historien, directeur de recherche au CNRS. Auteur de Tous unis
dans les tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le
peuple, Seuil, 2013.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014

L’attentat de Sarajevo, une explication


commode
Selon une analyse fort répandue, l’assassinat de l’héritier du trône d’Autriche-
Hongrie, le 28 juin 1914, aurait, en déclenchant un « domino d’alliances »,
provoqué la première guerre mondiale. Cette lecture occulte les causes
véritables du conflit, en particulier la logique mortifère des rivalités impériales.

PAR JEAN-ARNAULT DÉRENS


La première guerre, vraiment mondiale ?

La première guerre mondiale a-t-elle vraiment été « provoquée » par l’attentat de


Sarajevo qui coûta la vie à l’archiduc héritier, François-Ferdinand d’A utriche-
Hongrie, et à son épouse le 28 juin 1914 ? Les combats ont-ils véritablement
débuté en Belgique et en Lorraine ? Cette chronologie, centrée sur les événements
européens, est la plus répandue, mais elle oublie tout un pan de l’histoire du conflit,
amputant l’analyse de ses causes.

Le 5 août 1914, un accrochage éclate à la frontière de l’Ouganda, colonie


britannique, et de l’A frique orientale allemande (Schutzgebiet Deutsch-​O stafrika).
Le 8 août, des navires britanniques bombardent Dar es-Salaam, le centre
administratif de cette colonie allemande qui s’étend sur les ter​ritoires actuels du
Burundi, du Rwanda et d’une partie de la Tanzanie. Les semaines suivantes, les
combats se généralisent pour le contrôle du lac Kivu.

Illustration d’un épisode du début de la guerre de 14-18


Les Autrichiens affrontent les Serbes au pied du pont sur la Save qui unit les deux pays (août 1914).

Pendant ce temps, en Europe, déclarations de guerre et ordres de mobilisation


générale se succèdent (en Russie le 30 juillet ; en France et en Allemagne le
1er août). Le 4 août, l’A llemagne envahit la Belgique et le Luxembourg. Quatre
jours plus tard, la France lance une percée en Lorraine allemande. Mais les lignes
françaises sont vite enfoncées et l’offensive fait long feu. Sur le front de l’Est,
l’A llemagne accumule également les succès contre la Russie. En revanche, la Serbie
résiste : le 23 août, elle parvient à stopper les troupes austro-hongroises à la bataille
du Cer.

Ainsi, en quelques semaines, le « domino infernale » des alliances précipite l’entrée


en guerre des belligérants : d’un côté, la France, le Royaume-Uni et la Russie
(Triple-Entente) avec leurs alliés serbe et belge, puis japonais, roumain et grec ; de
l’autre, la Triple-Alliance (ou « Triplice ») qui réunit initialement l’A llemagne,
l’A utriche-Hongrie et le royaume d’Italie. Mais ce dernier se rallie à la neutralité
dès septembre 1914, avant de passer dans le camp adverse en avril 1915, tandis que
les empires centraux reçoivent en octobre 1914 le soutien de l’Empire ottoman.

Des milliers de combattants africains ou indochinois des


troupes coloniales meurent pour le contrôle des
Balkans...

Ce jeu d’alliances correspond à de puissantes logiques d’intérêts. Les rivalités


coloniales représentent l’un des principaux motifs de tension entre d’un côté la
France et le Royaume-Uni (tous deux à la tête d’un vaste empire) et de l’autre
l’A llemagne, qui s’estime lésée dans ce partage impérialiste du monde. Déjà
implanté en Afrique orientale, au Cameroun et en Tanzanie, Berlin lorgne sur
l’A frique du Nord et le centre du continent.

Le sort de l’Empire ottoman, présenté depuis plusieurs décennies comme


« l’homme malade de l’Europe », constitue l’autre grande inconnue. A la suite des
guerres balkaniques (1912-1913), les possessions ottomanes en Europe sont
partagées entre la Bulgarie, la Grèce, le Monténégro, la Roumanie et la Serbie.

Mais l’avenir des immenses territoires contrôlés par l’empire en Anatolie et au


Proche-Orient attise toutes les convoitises. Au-delà de sa dimension symbolique, le
coup de feu de Sarajevo rappelle que l’A utriche-Hongrie, la Russie mais aussi la
France et l’Italie cherchent à renforcer leurs sphères d’influence respectives dans
les Balkans.

Pourtant ces rivalités entre Etats n’expliquent pas tout, car le déclenchement de la
guerre répond aussi à des logiques sociales internes à chaque nation. Aux yeux des
classes dirigeantes notamment – aristocratiques et terriennes dans les empires
centraux, bourgeoises et industrielles, commerciales ou financières en France et au
Royaume-Uni –, l’idéologie impérialiste et le nationalisme sont des ciments
permettant de ressouder une unité sociale fissurée par les progrès de la démocratie
et du socialisme.

Cimetières en macédoine
Les manuels scolaires ont renoncé, tant en France qu’en Allemagne, au ton vengeur
et belliqueux des années 1920, attribuant à « l’autre camp » toutes les
responsabilités du déclenchement de la guerre. Mais ils continuent à observer cette
guerre « mondiale » avec des lunettes d’Europe de l’Ouest. Dans les immenses
cimetières français du front d’Orient, à Bitola (Macédoine) ou Salonique (Grèce),
près de la moitié des tombes sont pourtant celles de combattants africains ou
indochinois des troupes coloniales, tombés pour le contrôle des Balkans…

MANUELS SCOLAIRES

Qui est responsable de la guerre ? Dans les années 1920, la France et l’Allemagne se
rejettent la faute, et chacune impose sa position officielle dans les manuels scolaires.

• Vu de France (1922). Tandis que les puissances de la Triple-Entente ne visaient qu’à


maintenir la paix et l’équilibre européens, l’Allemagne sous Guillaume II poursuivait une
politique d’hégémonie qui menait à la guerre (…). Grisée par ses succès militaires et
économiques, l’Allemagne avait en effet, plus qu’aucun autre peuple, une mentalité
impérialiste et belliqueuse. Cette mentalité allemande, faite de convoitises, d’orgueil, d’un
immense appétit de domination joint au culte de la force brutale, telle est, en dernière
analyse, la cause principale de la guerre.

• Vu d’Allemagne (1929). Les hommes d’Etat ennemis maniaient le jeu diplomatique de


manière habile, de sorte à induire l’Allemagne dans l’erreur consistant à déclarer la
première, du fait de sa situation de contrainte, la guerre à la France et à la Russie. Ainsi,
les obligations d’alliance réciproques devinrent formellement valables du côté de
l’Entente. Et les peuples des Etats ennemis eurent l’impression que l’Allemagne avait été
l’agresseur, alors qu’elle fut en réalité l’agressée.

Albert Malet et Jules Isaac, Histoire de France et notions d’histoire générale de 1852 à
1920, manuel de 3e année du brevet élémentaire, Hachette, 1922 ; Hans Marte,
Deutsches Werden. Geschichtsunterricht für die höheren Unterrichtsanstalten, C.C.
Buchners Verlag, 1929. Cités dans Stéphanie Krapoth, « Visions comparées des manuels
scolaires en France et en Allemagne », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n
° 93, 2004.

Jean-Arnault Dérens
Rédacteur en chef du site Le Courrier des Balkans. Dernier
ouvrage paru (avec Laurent Geslin) : Voyage au pays des Gorani
(Balkans, début du XXIe siècle), Cartouche, Paris, 2010.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014

De nouvelles armes pour tuer plus


Avec 6 400 militaires tués par jour – le double si l’on ajoute les civils –, la
Grande Guerre a été l’une des plus meurtrières de l’histoire. De la poudre
pyroxylée sans fumée aux obus explosifs percutants, elle a « profité » des
nouveaux armements mis au point depuis le milieu du XIXe siècle, qui ont
profondément modifié l’environnement technique des soldats.

PAR FRANÇOIS COCHET

« La Guerre », par Otto Dix, 1932.


Les représentants de la « nouvelle objectivité » prônent un réalisme cru et cynique en réaction à la barbarie de 1914-
1918. A son retour des tranchées, le peintre Otto Dix montre la guerre dans ce qu’elle a de « bestial » : visages blafards
et corps déchiquetés hantent ses toiles, tels Les Joueurs de skat (1920). Son célèbre triptyque La Guerre, représentant
de lugubres champs de bataille jonchés de cadavres, devient la signature d’un pacifiste engagé. Sous le nazisme, son art
est dit « dégénéré » et nombre de ses toiles sont brûlées.
© akg-images/De Agostini Picture Lib./E. Lessing © Adagp, Paris 2014.

L’expérience combattante de la Grande Guerre est souvent réduite aux


« hyperbatailles » du front de l’Ouest (Verdun, la Somme, le Chemin des
Dames…). Mais bien des soldats ont vécu des expériences très différentes. Dans les
combats d’A frique, notamment ceux qui, jusqu’au 24 novembre 1918, opposent les
Britanniques aux troupes du colonel Paul von Lettow-Vorbeck dans les régions
correspondant à l’actuelle Tanzanie comme dans ceux de Palestine ou de
Mésopotamie, ils connaissent plutôt des situations proches de celles de la guerre
des Boers (1899-1902) – qui opposa les colons d’origine néerlandaise installés en
Afrique du Sud aux Britanniques – ou des conquêtes coloniales du dernier quart du
XIXe siècle. La densité des troupes y est très nettement inférieure à celle du front
occidental.

Sur celui-ci, les conditions de combat sont les suivantes. Dans 90 % des cas, on se
tue de loin, sans se voir. Aucune innovation ici : la puissance du feu d’infanterie et
des mitrailleuses est parfaitement identifiée dès la guerre civile américaine (1861-
1865). Bien que souvent inférieurs en nombre dans les batailles, les sudistes
infligent alors des revers importants aux Yankees en bloquant leurs attaques
massives par un système de tranchées, comme c’est le cas à Cold Harbor, où l’assaut
des troupes de l’Union est brisé en quelques minutes de feu intense.
Le bilan humain de la guerre

On retrouve ces composantes dans la guerre franco-allemande de 1870-1871, puis


dans les guerres des Boers, la guerre russo-japonaise de 1904-1905 et dans les
guerres balkaniques (1912-1913). Le triptyque terrifiant mitrailleuse-barbelés-
tranchées est en place dès 1904. En moyenne, il foudroie chaque jour des 52 mois
de la Grande Guerre 900 soldats français et 6 400 pour l’ensemble des pays
belligérants.

Spontanément, puis de manière théorisée par toutes les armées européennes, le


creusement des fortifications de fortune que sont les tranchées est une réponse à la
précision et à la densité des feux ennemis. En termes de puissance d’infanterie,
l’invention de la poudre pyroxylée (sans fumée) en 1886 constitue une mutation
décisive. Jusqu’alors, au bout de quelques salves de fusil, la visibilité de l’ennemi
chutait pendant plusieurs minutes, venant diminuer l’intensité du combat. Avec la
poudre sans fumée, les « temps morts » de la bataille s’estompent, la continuité
l’emporte.

Chaque mètre carré du champ de bataille de Verdun a


été labouré par un obus.

Par ailleurs, les progrès de l’artillerie sont considérables, notamment en termes de


portée. Les obus explosifs percutants ou les obus antipersonnel fusants font des
ravages. L’artilleur, tirant le plus souvent « au-delà de l’horizon », se trouve en
outre déculpabilisé de la mort donnée, ne voyant pas le résultat de son action à 6 ou
10 kilomètres de là. L’industrialisation de la guerre fait le reste : il a été calculé que
chaque mètre carré des 40 km² du champ de bataille de Verdun a été labouré par au
moins un obus de gros calibre.

Fabrication d’obus dans une usine française d’armement pendant la Grande Guerre.
Colorisation numérique.
© Rue des Archives/Tallandier.

Toutes ces mutations sont connues des experts avant la Grande Guerre. La
littérature militaire des années 1904-1914 est parsemée d’interrogations sur le taux
de pertes du futur conflit. Les fortes densités de soldats lors des batailles à
découvert de l’année 1914, résultant de la montée en puissance des armées de
masse de la fin du XIXe siècle, expliquent les terribles pertes subies par tous les
camps. Le million et demi de soldats allemands qui pénètre en Belgique, début
août 1914, constitue ainsi la plus grande armée d’invasion de l’histoire. Si, par la
suite, la période des tranchées – où l’on redécouvre des procédés de combat du
XVIIe siècle – se révèle moins meurtrière que la guerre ouverte des premiers mois,
elle n’en reconfigure pas moins en profondeur l’expérience combattante. Elle s’avère
en effet plus traumatisante pour les troupes de la première ligne de feu, tétanisées
par l’angoisse permanente des obus ennemis, ses coups de main, ses attaques
majeures – et l’emploi éventuel des gaz.

MANUEL SCOLAIRE PALESTINIEN

En 1917, le ministre britannique des affaires étrangères promet la création d’un foyer
national juif en Palestine (c’est la « déclaration Balfour »). Un manuel palestinien de 2005
donne sa vision de l’événement.

Cette déclaration est considérée comme l’un des documents internationaux les plus
étranges : elle accordait une terre que son auteur ne possédait pas (la Palestine) à un
mouvement qui ne la méritait pas (le mouvement sioniste), aux dépens d’un peuple arabe
palestinien qui en était propriétaire et qui la méritait. Cela conduisit à la confiscation par
la force d’une nation et au déplacement d’un peuple entier, phénomène sans précédent
dans l’histoire.

Wizaraal-Tarbiyya Waal-Ta’limal-’Ali, Al-Tarikh al-’Arabi al-Hadith wa al-Mu’asir


(« Histoire arabe moderne et contemporaine »), classe de 9e, 2004.

François Cochet
Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine-
Metz. Auteur de La Grande Guerre. Fin d’un monde, début d’un
siècle, Perrin, 2014
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014

Mutineries, désertions et désobéissance


Dans les discours officiels, la désertion et la désobéissance militaire ont
longtemps été présentées comme des gestes antipatriotiques, rompant avec la
cohésion nationale. Mais ces actes d’insoumission, qui révèlent en creux
l’horreur des combats, témoignent aussi de la manière dont les institutions
politiques et militaires imposent la guerre à des hommes qui la rejettent.

PAR ANDRÉ LOEZ


Morts dans les conflits au XXe siècle

Il n’est pas facile de désobéir en temps de guerre, ni de se soustraire à un conflit.


En 1914, par obligation, partout en Europe, les soldats mobilisés rejoignent leurs
unités lorsque la guerre est déclarée, dans un climat d’exaltation qu’entretiennent
les nationalistes. L’Internationale socialiste, dont certains attendaient qu’elle puisse
sauver la paix, est réduite à l’impuissance, tout particulièrement après l’assassinat
du socialiste Jean Jaurès par un belliciste exalté, à Paris, le 31 juillet 1914. On part
pour une guerre que chacun – du conscrit allemand au volontaire britannique, du
sujet du tsar à l’intellectuel français – croit courte et défensive.
La tactique du « filon »
Le refus est alors rare. Par solidarité et esprit de corps, les combattants
« tiennent » le plus souvent dans les conditions terribles des premières lignes de ce
qui devient rapidement une interminable guerre de tranchées. Leur obéissance
s’explique aussi par la grande efficacité d’un encadrement par des officiers jouant
sur deux dimensions complémentaires : bienveillance paternaliste envers « leurs »
hommes et sévérité sans faille pour ceux qui se montrent hésitants ou fautifs. Dès
le début du conflit, la justice militaire française fait des exemples en exécutant des
soldats présumés déserteurs ou désobéissants. Plus de cinq cents sont fusillés en
1914-1915.

Dans ces conditions, jusqu’en 1917, il existe avant tout des refus de guerre
individuels et cachés, relevant davantage de stratégies d’évitement que d’une révolte
ouverte alors inenvisageable. Dans toutes les armées, des mutilations volontaires
ont lieu : se tirer une balle dans la paume, par exemple, pour espérer échapper aux
tranchées. Autre stratégie, légale celle-là : la recherche d’un « filon », c’est-à-dire
d’un poste moins exposé (chauffeur d’un général…). Refuser, c’est aussi déserter :
on voit ainsi des combattants rester en arrière quand leur unité monte au front, ou
demeurer chez eux quelques jours de plus à l’issue d’une permission. Il existe enfin
des désobéissances collectives : en mai 1916, à Verdun, le 154e régiment français
refuse de sortir de la tranchée pour partir au combat.

Culture de la protestation
L’année 1917 ouvre de nouvelles possibilités. Le poids des pertes comme le contexte
politique et militaire changeant font naître des espoirs de fin que les plus décidés
ou les plus militants des soldats tentent de concrétiser par l’action collective. On le
voit évidemment en Russie, où la désobéissance des troupes, constituant des
comités (soviets), est l’une des composantes majeures du cycle révolutionnaire.
Mais aussi en France et en Italie, qui connaissent au printemps et à l’été 1917
d’amples mouvements de mutinerie – plus violents dans ce dernier pays, où les
chefs militaires font régner une discipline impitoyable, plus construits en France,
où des cultures politiques de la protestation permettent aux mutins de revendiquer
la fin de la guerre. Partout, la répression est sévère.
D’autres armées, comme celles des Ottomans ou des Habsbourg, connaissent
également des désertions massives en 1917-1918, alimentées par le séparatisme des
nationalités (Tchèques, Slovaques, Polonais dans l’armée austro-hongroise, par
exemple). Dans tous les cas, les refus des soldats reflètent une conflictualité sociale
plus large, faisant écho aux grèves ouvrières, elles-mêmes davantage teintées de
pacifisme. Cette dynamique mêlant mouvement social et désobéissance militaire
caractérise la révolution allemande qui met fin au régime du Kaiser, le
9 novembre 1918, deux jours avant l’armistice.

Au total, les refus de guerre pendant le premier conflit mondial permettent de


comprendre les expériences combattantes, et les liens sociaux qui préviennent ou
permettent la désobéissance au front. Plus largement, ils posent des questions de
fond quant aux droits et devoirs des citoyens en temps de guerre, lorsque l’Etat
réduit les libertés.

Document
En 1907, ruinés par des ventes catastrophiques, les vignerons du Languedoc se révoltent. Malgré les ordres de
Georges Clemenceau, les soldats du 17e régiment d’infanterie de Narbonne refusent de tirer et fraternisent avec les
manifestants. Cette chanson populaire (Gloire au 17e) leur est dédiée.

Légitime était votre colère,


Le refus était un grand devoir.
On ne doit pas tuer ses pères et mères,
Pour les grands qui sont au pouvoir.
Soldats, votre conscience est nette :
On n’se tue pas entre Français ;
Refusant de rougir vos baïonnettes,
Petits soldats, oui, vous avez bien fait !

Salut, salut à vous,


Braves soldats du 17e ;
Salut ! braves pioupious,
Chacun vous admire et vous aime ;
Salut, salut à vous,
A votre geste magnifique ;
Vous auriez, en tirant sur nous,
Assassiné la République.
Comme les autres, vous aimez la France, J
J’en suis sûr, même vous l’aimez bien.
Mais sous votre pantalon garance,
Vous êtes restés des citoyens.
La patrie, c’est d’abord sa mère,
Celle qui vous a donné le sein,
Et vaut mieux même aller aux galères,
Que d’accepter d’être son assassin.

André Loez
Professeur d’histoire en classes préparatoires au lycées Victor-
Hugo et Molière de Paris, Chargé de cours à Science Po Paris.
Auteur de 14-18. Le refus de la guerre. Une histoire de mutins,
Gallimard, 2010.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014

Dix armées étrangères contre la révolution


russe
Confrontée à des pénuries et à la désintégration de l’Etat, la population de
Petrograd se révolte en février 1917. Rapidement, le mouvement s’étend au
reste du pays, poussant le tsar à abdiquer. S’ouvre alors une période de chaos
politique et social, qui voit trois gouvernements provisoires se succéder. En
octobre, les bolcheviks s’emparent du pouvoir et créent la République socialiste
fédérative soviétique de Russie. Une guerre civile commence : elle oppose
l’Armée rouge aux « Russes blancs », soutenus par les nations occidentales.

PAR MARC FERRO


« La Salve de l’Aurora » (sur le palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg). Gravure sur bois de Vitali Lentchine, 1917
© akg-images.

On nomme « intervention étrangère » la croisade menée par les démocraties


occidentales pour aider les contre-révolutionnaires « blancs » à triompher de la
révolution bolchevique. Lors de la chute du tsarisme, en février 1917 (mars pour le
calendrier occidental), les dirigeants de ces régimes sont partagés. D’un côté, ils se
félicitent que l’alliance avec la Russie ne soit plus « honteuse » : désormais
existerait un front uni des démocraties face aux empires de l’A llemagne et de
l’A utriche-Hongrie. De l’autre, ils craignent que les soubresauts qui accompagnent
nécessairement une révolution n’entravent l’effort de guerre de la Russie.

Cette crainte-là finit par l’emporter à la suite des troubles qui secouent l’armée et
de l’exigence du soviet de Petrograd, l’une des instances du nouveau pouvoir, d’une
« paix sans annexions ni réparations ». Plus encore : une opposition bolchevique,
animée par Lénine, réclame dès le 4 avril « tout le pouvoir aux soviets, une paix
immédiate ».
Comme la corde soutient le pendu

« A la sauvegarde d’Octobre », illustration de Vladimir Lebedev pour l’agence Rosta, 1920.


© DR.

Désireux de réchauffer l’ardeur belliqueuse des Russes, les Alliés envoient deux
délégations à Petrograd – l’une pour traiter des nouvelles relations à établir entre
les gouvernements, l’autre pour nouer des rapports entre les partis socialistes.
Toutefois, peu à peu emportés par le spectacle d’une révolution réussie, les
émissaires se convertissent à l’idéal des soviets. Partis en avocats honteux, inquiets
des intérêts de leurs gouvernements, ils reviennent de Russie comme les chantres
glorieux de la révolution… Serait-elle contagieuse ?

« Octobre », film de Sergueï Eisenstein, 1928.


© The Kobal Coll.
Envers et contre tout, le nouveau ministre de la guerre, le socialiste modéré
Alexandre Kerenski, veut continuer le combat et lance une offensive en Galicie en
juin 1917. Vaine attaque qui provoque les manifestations de juillet, plus ou moins
animées par les bolcheviks.

Dès lors, l’état-major russe décide d’abattre Kerenski : c’est le putsch du général
Lavr Kornilov. Les missions alliées à Petrograd pressent leurs gouvernements de
liquider les bolcheviks et d’instaurer un régime militaire en Russie. Le
commandant britannique Oliver Locker-Lampson met au service de Kornilov ses
véhicules blindés et ses soldats. Mais le coup d’Etat échoue, les bolcheviks ayant
décidé de soutenir Kerenski – « comme la corde soutient le pendu » (Lénine).

Paix séparée avec les Allemands


En octobre, quand éclate la deuxième phase de la révolution qui aboutit à
l’instauration d’un régime léniniste, l’hostilité des Alliés au nouveau pouvoir russe
est acquise. Ils refusent les propositions de paix de Léon Trotski et de Lénine, de
sorte que c’est une « paix séparée » (avec l’A llemagne) que conclut le gouvernement
révolutionnaire russe à Brest-Litovsk en mars 1918.

Les Alliés y voient surtout la disparition d’un second front. Ils optent alors pour
une intervention dans le Grand Nord russe, tant pour empêcher les Allemands et
les Finlandais de tirer avantage du traité de Brest-Litovsk que pour combattre les
« rouges ». Constatant que les « blancs » se renforcent très vite et qu’en Sibérie les
soldats tchèques se rallient à eux, ils décident de les soutenir.

L’intervention étrangère fait des bolcheviks les


« défenseurs de la terre russe ».

Mais l’issue favorable tarde. Après leur succès sur la Marne durant l’été 1918,
Georges Clemenceau et Winston Churchill définissent donc les nouveaux objectifs
de l’intervention alliée. Ce n’est plus l’« ami des Allemands » qu’ils combattent,
mais l’« ennemi social ». Le bolchevisme « menace par son Armée rouge, qu’il rêve
de porter à l’effectif de 1 million d’hommes ». Il veut « étendre sur toute la Russie, et le
reste de l’Europe ensuite, le régime de ces soviets (…). Les Alliés doivent provoquer la
chute des soviets », écrit Clemenceau en 1918.

Affiche, par Alexander Rodchenko, du documentaire « Ciné œil – La vie à l’improviste » de Dziga Vertov, 1924.
© Rue des Archives/BCA.

Déjà, Français et Britanniques s’attribuent des zones d’influence : aux premiers,


l’Ukraine et les minerais ; aux seconds, le Caucase et son pétrole. A l’autre bout de
la Russie, les Japonais débarquent pour s’emparer de la partie orientale. Puis c’est
au tour des Américains d’intervenir en Sibérie orientale, moins pour soutenir les
« blancs » que pour contrôler l’expansion des Nippons.

Les interventions militaires ne sont vraiment utiles aux « blancs » qu’au bord de la
mer Baltique, leur permettant de menacer Petrograd – ailleurs, c’est l’aide
financière et matérielle qui compte. Elles ont pour résultat essentiel, dans la
mesure où les « rouges » obtiennent finalement la victoire par eux-mêmes, de faire
des bolcheviks les « défenseurs de la terre russe ». Ils ne peuvent plus passer pour
des ennemis de la nation. Voilà ce que Lénine, en 1920, retient avant tout.

Marc Ferro
Historien, directeur d’études émérite à l’École des Hautes études
en sciences sociales (EHESS). Auteur de la vérité sur la tragédie
des Romanov, Tallandier, 2013.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014

À Versailles, la guerre a perdu la paix


Le traité de Versailles fait, aujourd’hui encore, l’objet d’un traitement très
différent suivant les pays. Tandis que les manuels scolaires allemands insistent
sur la dureté des sanctions infligées à Berlin, les livres de classe britanniques
soulignent la position revancharde de la France ; en Russie, on retient surtout
que la nouvelle République soviétique ne faisait pas partie des invités.
Complémentaires, ces interprétations témoignent de l’influence de la mémoire
nationale sur la construction du récit historique.

PAR SAMUEL DUMOULIN


« Autoportrait du Dadasophe », collage de Raoul Hausmann, 1920.
Apparu en Suisse pendant la première guerre mondiale, le mouvement Dada s’engage dans une rupture totale avec les
valeurs en place, tant esthétiques que morales et politiques. Parce qu’il introduit distance et ironie et permet de
désacraliser l’activité artistique, le collage constitue l’un des moyens d’expression privilégiés de ce courant d’avant-
garde.« L’artiste nouveau proteste : il ne peint plus », écrit Tristan Tzara dans son Manifeste Dada 1918.
© akg-images © Adagp, Paris 2014

« Clemenceau voulait abolir l’existence économique de l’ennemi ; Lloyd George,


rapporter en Angleterre quelque chose qui soit accepté pendant une semaine ; et le
président Wilson, ne rien faire qui ne fût juste et droit. » En écrivant ces lignes en
1919, l’économiste britannique John Maynard Keynes expose les divergences de
vues entre les principaux Alliés au sortir de la première guerre mondiale. Il suggère
que le traité de Versailles est, davantage encore qu’une « paix des vainqueurs », une
paix de compromis.

Un antigermanisme virulent
Ce traité est généralement présenté comme un ensemble de dispositions
accablantes pour l’A llemagne, principal vaincu de la Grande Guerre. Il est vrai que
ce texte annihile sa puissance militaire, l’ampute d’un septième de son territoire,
érode sa souveraineté à l’intérieur même des nouvelles frontières (en imposant la
démilitarisation de la Rhénanie) et la désigne comme le seul fauteur de guerre. Il a,
de surcroît, été mis au point sans discussion aucune avec le vaincu. Cette « paix
dictée » aurait favorisé la montée du nazisme, en fournissant le terrain idéal à sa
propagande nationaliste, en condamnant le pays au marasme économique et en
affaiblissant le régime républicain, à peine installé et déjà contraint d’endosser des
mesures humiliantes.

Souvent abordé à la lumière de ses conséquences supposées, le traité mérite


également d’être analysé au prisme de ses conditions concrètes d’élaboration. Le
28 juin 1919, la cérémonie de signature se déroule dans la galerie des Glaces du
château de Versailles – là même où fut proclamé l’Empire allemand en 1871.
Profondément convaincus de l’iniquité du texte, les émissaires allemands ont hésité
à venir, envisageant un moment que leur pays reprenne les armes. Avant qu’ils
signent, Clemenceau leur impose la vue de cinq blessés de guerre (les « gueules
cassées »). Le « Tigre » – surnom du président du Conseil français – doit tenir
compte de l’antigermanisme très répandu dans la population et d’une opposition de
droite insatiable : parce qu’il doit renoncer à l’annexion pure et simple de la Sarre,
le « Père la Victoire » est bientôt rebaptisé « Perd la victoire »…
Pour entraver les intérêts français, le Royaume-Uni
autorise l’Allemagne à « se remettre sur ses jambes ».

Le gouvernement britannique a d’autres priorités. Si David Lloyd George entend


dans un premier temps « presser le citron jusqu’à ce que les pépins craquent », il se
montre cependant plus conciliant avec les « Huns » à partir de mars 1919.
Considérant que ceux-ci ne représentent plus un rival sérieux sur les plans
industriel, commercial et naval, il rétablit la politique extérieure britannique dite
« d’équilibre des puissances ». Son principe – empêcher l’émergence d’une
puissance continentale capable de contester la suprématie anglaise – exige alors
d’entraver les intérêts français, en autorisant le peuple allemand à « se remettre sur
ses jambes ». Ce revirement traduit également l’influence croissante des milieux
financiers, au détriment d’un monde de l’industrie fervent partisan d’une politique
de discrimination à long terme vis-à-vis de l’A llemagne.

« Le monde vivrait en paix si chacun faisait son métier ».


Photomontage de Marinus (Kjeldgaard Marinus Jacob) paru en octobre 1939 dans le numéro 363 de l’hebdomadaire
satirique Marianne. Cette image représentant Hitler dans un décor berlinois réel fait référence au goût du Führer pour
l’art pictural et à sa carrière avortée dans les beaux-arts.
© Marinus (dit), Kjeldgaard Marinus Jacob/Musée français de la photographie/Conseil général de l’Essonne, Barbara
Le Lann.

Le monde vivrait en paix si chacun faisait son métier. Photomontage de Marinus


(Kjeldgaard Marinus Jacob) paru en octobre 1939 dans le numéro 363 de
l’hebdomadaire satirique Marianne. Cette image représentant Hitler dans un décor
berlinois réel fait référence au goût du Führer pour l’art pictural et à sa carrière
avortée dans les beaux-arts.

Le président démocrate américain Woodrow Wilson traverse l’A tlantique, porté par
un idéal chrétien de paix universelle, mais aussi pour s’assurer que le nouvel ordre
international ne risque pas de reproduire la domination européenne d’avant 1914.
Cette ambiguïté (la paix et la volonté de puissance) préside à la naissance de la
Société des nations (SDN), exigée par Wilson et à laquelle les premiers articles du
traité sont consacrés. Très marqué par la révolution hongroise de 1918-1919, qui
donne naissance à l’éphémère République des conseils, Wilson doute que les pays
d’Europe orientale puissent constituer un rempart efficace contre le bolchevisme.
C’est pourquoi il lui importe de permettre à l’A llemagne – toute jeune démocratie –
de se relever.

Une organisation sans moyens


« Ce fut un fiasco presque total », écrit l’historien Eric Hobsbawm pour résumer la
courte existence de la SDN. Dénuée de forces coercitives, l’organisation fut
incapable de faire appliquer ses idéaux. Elle a également pâti de la défection de son
principal parrain : le Sénat américain (à majorité républicaine) refuse de ratifier le
traité de Versailles. Les Etats-Unis ne participeront donc jamais à la SDN.

BÊTISIER
En décembre 2004, le New York Times soulignait la tendance des livres scolaires
chinois à faire correspondre l’histoire avec les discours officiels*. Strictement contrôlés
par l’Etat, les manuels proposés aux lycéens affirment ainsi que la Chine est un « pays
pacifique » qui n’a mené que des « guerres défensives », oubliant l’intervention militaire
au Tibet en 1950 ou la guerre sino-vietnamienne de février-mars 1979 qui a vu
l’empire du Milieu envahir le nord du Vietnam prosoviétique.

*Howard W. French, « China’s textbooks twist and omit history », The New York Times,
6 décembre 2004.
Samuel Dumoulin
Professeur d’histoire-géographie au collège Rousseau d’Avion.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014

La chute des empires bouleverse le (vieux)


monde
La planète comptait 53 Etats indépendants et souverains en 1914 ; en 1932,
elle en rassemblait 77. Entre-temps, l’onde de choc de la première guerre
mondiale a provoqué le démantèlement des Empires ottoman et austro-
hongrois. La chute de ces deux puissances qui régnaient sur l’est de la
Méditerranée depuis la fin de l’Empire byzantin a constitué un cataclysme dont
les conséquences se font encore sentir de la Palestine à l’ex-Yougoslavie.

PAR GEORGES CORM


Lors du génocide arménien, des déportées regroupées avec leurs enfants, septembre 1915.
© akg-images/ullstein bild.

Le traité de Versailles, qui conclut la première guerre mondiale, ne fait pas


disparaître uniquement l’Empire allemand et l’Empire russe. L’Empire ottoman,
qui avait dominé autrefois la plus grande partie de l’est de la Méditerranée et les
provinces arabes d’A frique du Nord (à l’exclusion du Maroc), est réduit au plateau
anatolien (l’actuelle Turquie) avec ses façades maritimes. Quant à l’Empire austro-
hongrois, il est disloqué par la naissance de l’A utriche, de la Hongrie, de la
Tchécoslovaquie et du royaume des Serbes, Croates et Slovènes – la future
Yougoslavie.

La cause principale de l’effondrement de ces deux empires a été l’exportation du


virus des nationalismes européens vers les Balkans, le plateau anatolien et
l’ensemble syro-mésopotamien. Dans ces régions, des populations aux affiliations
religieuses, ethniques ou linguistiques différentes avaient vécu dans une très forte
mixité depuis la plus haute Antiquité. L’attraction exercée par le modèle politique
de l’Etat-nation ainsi que les rivalités européennes dans la course à une expansion
coloniale à l’est et au sud du bassin méditerranéen – inaugurée en 1798-1799 par
l’expédition de Bonaparte en Egypte et en Palestine – ont ébranlé ce cadre tout au
long du XIXe siècle.

Des Grecs, des Bosniaques ou des Arméniens


participaient à l’administration de l’Empire ottoman.

Les promesses des puissances européennes aux communautés religieuses ou


ethniques, devenues leurs « clientes » à travers un dense réseau de diplomates, de
missionnaires et d’institutions éducatives modernes, enfantent des courants
sécessionnistes forts, qui remettent en question la cohésion ottomane et austro-
hongroise. Ces communautés vont se politiser en tirant parti des pressions des
grands Etats européens qui réclament qu’on accorde des droits aux « minorités ».

Jusque-là, les querelles et violences localisées étaient le plus souvent dues à des
problèmes de distribution de ressources rares (eau, terre…) en zone rurale, ou à une
concurrence commerciale et économique en zone urbaine. Des élites de plusieurs de
ces communautés contribuaient par ailleurs à la gestion des deux empires. Ainsi
des Grecs, des Bosniaques ou des Arméniens participaient-ils à l’administration de
l’Empire ottoman ; et des Hongrois ou des Croates, à celle de l’Empire austro-
hongrois.
Démantèlements
Face à la montée des nationalismes ethniques ou religieux, la réaction de
Constantinople est double. D’un côté, les sultans jouent de la solidarité
panislamique face aux entreprises coloniales européennes ; de l’autre, les officiers
jeunes-turcs mobilisent autour du touranisme, c’est-à-dire la croyance en la
supériorité de la « race » turque sur toutes les autres composantes de l’empire,
élément qui deviendra le cœur de leur idéologie.

Aussi n’est-il pas étonnant que la fin de la première guerre mondiale entraîne dans
l’Est méditerranéen des massacres et des déplacements forcés de populations (entre
Arméniens et Turcs, Kurdes et Arméniens, Kurdes et Turcs, Bulgares orthodoxes
et Turcs…) au cours desquels des millions de personnes périssent ou voient leur vie
ruinée.

Dès 1917, les Britanniques promettent de créer un


« foyer national juif » en Palestine.

Lors du génocide arménien, des déportées regroupées avec leurs enfants, septembre
1915.

Après que Paris et Londres se sont partagé le Proche-Orient (accords Sykes-Picot,


1916), la Palestine passe en 1922 sous mandat du Royaume-Uni, qui a promis, par
la célèbre déclaration de lord Balfour de 1917, d’y créer un « foyer national » juif,
déjà annonciateur de la spoliation future de la population palestinienne.

Gommée des mémoires


Cet engagement contredit les promesses des dirigeants britanniques faites aux
Arabes de constituer, après la victoire, un royaume arabe unifié du Hedjaz à la
Mésopotamie. Le poids des idéologies dans l’écriture de l’histoire contemporaine
est tel que la chute des Empires ottoman et austro-hongrois est gommée des
mémoires, en dépit des convulsions qui continuent d’agiter cette partie stratégique
du Proche-Orient.
En témoigne la désintégration sanglante de la Yougoslavie, survenue soixante-dix
ans seulement après la création de cet Etat, ainsi que la permanence des
souffrances quotidiennes du peuple palestinien – sans oublier la division,
heureusement pacifique, de la Tchécoslovaquie en 1992.

MANUEL SCOLAIRE TURC

Allié aux puissances centrales pendant la première guerre mondiale, le gouvernement


ottoman espère profiter du conflit pour chasser les Russes du Caucase du Sud. Mais ce
projet se transforme en débâcle, ce dont les Arméniens sont rendus responsables : ils
auraient trahi. Ordre est donné de les transférer dans le désert syrien, où plus d’un million
d’entre eux périront. Depuis près d’un siècle, la Turquie nie ce génocide, et ses manuels
scolaires en donnent une vision mensongère. Telle celle-ci, publiée au milieu des
années 1990.

Les Russes ont pris les Arméniens pour des pigeons. Pensant qu’ils allaient gagner leur
indépendance, ces derniers ont attaqué leurs innocents voisins turcs. Les « comités »
arméniens ont massacré des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants
turcs, compliquant la guerre contre les Russes. L’Empire ottoman décida donc en 1915
de transférer les Arméniens [enrôlés dans l’armée ottomane] des champs de bataille vers
la Syrie. C’était la bonne décision. Pendant leur migration, certains Arméniens sont morts,
à cause des conditions climatiques et de l’insécurité… La nation turque ne peut être
tenue pour responsable de ce qui est arrivé pendant la migration des Arméniens. Des
milliers d’entre eux sont arrivés en Syrie et y ont vécu sous la protection de l’Etat turc.

Maral N. Attallah, Choosing Silence : The United States, Turkey and the Armenian
Genocide, Master of Science Thesis, Sociology Humboldt State University, 2007.

Georges Corm
Ancien ministre libanais des finances, auteur de La Question
religieuse au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2006, du Proche-
Orient éclaté, 1956-2006, Gallimard, coll. « Folio », Paris, 2006,
et de Orient-Occident, la fracture imaginaire, La Découverte, Paris,
2005.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014

Révoltes prémonitoires dans les colonies


Si le système colonial s’est effondré après la seconde guerre mondiale, les
premières fissures apparaissent dès les années 1920. En Egypte, en Syrie, en
Inde, en Libye ou à Madagascar, les peuples se soulèvent et affirment leur
volonté d’indépendance. Largement oubliée, cette période constitue une étape
primordiale sur le chemin de l’émancipation.

PAR ALAIN GRESH


Visite du Mahatma Gandhi à Mangalore (Inde), vers 1921.
Pionnier de la lutte pour les droits civiques des Indiens et pour l’indépendance du pays, Gandhi fait de la non-violence un
principe essentiel de son combat. Plutôt que l’usage des armes, il prône la désobéissance civile et la « non-coopération »
(refuser d’acheter des produits britanniques, par exemple).
© Carl Simon Archive/United Archives/Roger-Viollet.

A la lecture d’une carte du globe de début août 1914, aucun doute ne subsiste : en
dehors de l’A mérique du Sud, l’essentiel du monde se divise entre une poignée de
grandes puissances dominantes et une multitude de colonies ou de territoires sous
tutelle, pour la plupart sous la coupe du Royaume-Uni et de la France, mais aussi de
l’A llemagne ou du Japon. Ces colonies abritent la majorité de l’humanité, et cet
ordre semble inébranlable.

La première guerre mondiale provoque pourtant les premières fissures dans ce


système. Plusieurs facteurs contribuent au changement des mentalités et à la lutte
des peuples sous domination. D’abord, la mobilisation de centaines de milliers de
soldats « coloniaux », qui font l’apprentissage de l’usage des armes et voient « des
héros et des hommes courageux, mais aussi des hommes pleurer et crier de terreur »
(Amadou Hampâté Bâ, ancien combattant et écrivain), loin du mythe de
l’invincibilité de l’homme blanc.

Le président américain Wilson fait l’éloge de


l’autodétermination, mais multiplie les interventions
militaires à l’étranger.

Ensuite, la déclaration en quatorze points du 8 janvier 1918 énoncée par le


président américain Woodrow Wilson, qui définit les principes de la paix et, parmi
eux, le droit à l’autodétermination des peuples – avec, toutefois, de sérieuses
restrictions pour les peuples des colonies. Notons au passage le double langage de
Wilson, qui fait l’éloge de l’autodétermination tout en multipliant les interventions
militaires en Amérique latine (Mexique, Haïti, République dominicaine…).

Troisième facteur déterminant, la révolution bolchevique et son appel aux peuples


d’Orient à s’allier au prolétariat européen pour en finir avec l’impérialisme : en
septembre 1920 se tient à Bakou le premier congrès des peuples d’Orient, qui
regroupe près de deux mille délégués – des Arabes et des Kurdes, des Turcs et des
Indiens, des Persans et des Chinois.
La guerre d’indépendance du Maroc et le soulèvement des Druzes en Syrie
Par le caricaturiste allemand Oskar Garvens, août 1925.
© akg-images.

Partout éclatent des révoltes et s’affirme la volonté d’indépendance : le mouvement


Wafd en Egypte en 1919 ; le soulèvement des Syriens en 1925 contre la France ; le
mouvement du 4 mai 1919 en Chine ; la création en Inde du Parti du Congrès en
1920 ; la révolte armée en Irak contre l’occupation britannique en 1920 ; celle
d’Omar Al-Mokhtar en Libye contre l’occupation italienne dans les années 1920 ;
les premières grandes manifestations à Madagascar en 1929, etc.

Ces mouvements se caractérisent par leur simultanéité et par leur stratégie


commune : ils retournent contre l’Occident son propre discours sur l’égalité et la
liberté. Ainsi, aux révoltes dispersées succède une recherche de coordination et
d’unité. En 1927 se réunit à Bruxelles le congrès constitutif de la Ligue contre
l’impérialisme et l’oppression coloniale. Les délégués sont issus des partis
communistes et socialistes ou de mouvements nationalistes radicaux. L’assemblée
est patronnée par le physicien Albert Einstein et par l’écrivain Romain Rolland.
Financée par l’Internationale communiste, mais aussi par le Guomindang, le
mouvement nationaliste chinois dirigé par Tchang Kaï-chek, elle regroupe des
responsables qui devaient devenir célèbres, de Sukarno, premier président de
l’Indonésie indépendante, à Messali Hadj, fondateur du Mouvement des
nationalistes en Algérie, de Victor Raúl Haya de la Torre (Pérou) à James La
Guma (Afrique du Sud). Jawaharlal Nehru, qui deviendra premier ministre de
l’Inde, note dans son autobiographie que cette rencontre l’a aidé à « comprendre
certains des problèmes qui se posent aux pays coloniaux ou vivant dans la dépendance
d’autres puissances ».

« À des milliers de kilomètres »


Lors de la révolution syrienne (1925-1927), les « escadrons druzes »
Des gardes mobiles à cheval – restent fidèles aux autorités françaises.
© Rue des Archives/Tallandier.

Trente ans plus tard, lors de la conférence de Bandung (1955), acte de naissance
du non-alignement (lire p. 126), Sukarno déclarera à propos de la réunion de
Bruxelles : « Là, nombre d’honorables délégués présents se rencontrèrent pour donner
un nouvel élan à leur lutte pour l’indépendance. Mais la réunion se tenait à des milliers
de kilomètres de chez eux, parmi un peuple étranger, dans un pays étranger, sur un
continent étranger. Elle se tenait là par obligation et non par choix. Aujourd’hui, le
contraste est grand. Nos nations et nos pays ne sont plus des colonies. Nous sommes à
présent libres, souverains et indépendants. Nous sommes de nouveau maîtres chez
nous. Nous n’avons plus besoin d’aller sur d’autres continents pour nous réunir. »

MANUEL SCOLAIRE SYRIEN

Sous mandat français depuis 1920, la Syrie est, quelques années plus tard, le théâtre
d’une révolte contre les mauvais traitements infligés par la puissance coloniale. Source de
fierté nationale, ce soulèvement occupe une large place dans ce livre scolaire édité en
2008 par Damas.
La révolte fut conduite par Sultan Pacha Al-Atrach, en juillet 1925, à partir de la
montagne des Druzes. Les révolutionnaires remportèrent de grandes victoires aux
batailles de Kafr, Suwayda, Mazraa et Musayifra. La révolte gagna Damas et son oasis, où
les révolutionnaires s’engagèrent dans les batailles de Jobar, Maliha et Zour. Ils
attaquèrent le palais Azem, siège du haut-commissaire français, qui s’enfuit à Beyrouth
après avoir donné l’ordre de bombarder Damas à l’artillerie lourde. Le bombardement de
Damas provoqua une vague de protestation mondiale et conduisit la France à remplacer
son haut-commissaire, le général Sarrail, par un civil, M. de Jouvenel. (…) C’est ainsi que
la révolte gagna la Syrie et certaines régions libanaises. Des centaines de
révolutionnaires y moururent en héros, assurant ainsi l’unité de la lutte contre la
colonisation. Cette révolte fut une révolte populaire et avait pour mot d’ordre
« L’indépendance se prend et ne se donne pas » ; elle montra aux Français que leur
présence était impossible.

Tarikh al-’Arab al-Hadith wa-l-mu’asir (« Histoire moderne et contemporaine des


Arabes »), ministère de l’éducation de la République arabe syrienne, 2008-2009.

Alain Gresh
Journaliste au Monde diplomatique. Auteur de De quoi la Palestine
est-elle le nom ?, Les liens qui libèrent, 2010.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique,
2014

IDÉE REÇUE

La crise de 1929 a porté Hitler au pouvoir


A l’image du magazine L’Histoire, nombre de médias expliquent que « la crise
de 1929 porta Hitler au pouvoir », présentant comme mécanique l’articulation
entre problèmes sociaux et développement du racisme. C’est oublier que le
parti nazi n’aurait sans doute pas pu s’emparer du Bundestag sans le soutien
actif des milieux d’affaires.

PAR LIONEL RICHARD


« Guerre et cadavres – le dernier espoir des riches ». Photomontage de John Heartfield paru dans AIZ n° 18, 1932.
John Heartfield, maître du photomontage, s’inscrit dans le dadaïsme allemand, qui s’affirme au lendemain de la première
guerre mondiale. Fidèle aux principes de ce mouvement avant-gardiste, il prône alors la destruction de tous les codes
moraux et artistiques. A partir des années 1920, il s’engage dans la lutte antifasciste, en utilisant le photomontage
comme une arme satirique. Il réalise notamment, dès 1930, des couvertures subversives pour le journal ouvrier Arbeiter
illustrierte Zeitung (AIZ).L’arrivée de Hitler au pouvoir le contraint à fuir à Prague, puis au Royaume-Uni.
© akg-images © The Heartfield Community of Heirs/Adagp, Paris 2014.

A Wall Street, le 29 octobre 1929, 16 millions d’actions sont bradées sur le marché.
Dans les jours qui suivent, la Bourse s’effondre, les épargnants sont ruinés. En trois
ans, le taux de chômage aux Etats-Unis passe de 3 % à 24 %, la production
industrielle fond de moitié. La crise ne tarde pas à toucher le reste du monde : le
Royaume-Uni, la France, l’A utriche, le Japon, l’A rgentine, le Brésil, etc. En
Allemagne, dont l’économie est particulièrement dépendante des investissements et
des prêts américains, les effets sont ravageurs. Ils auraient, selon une analyse
répandue, provoqué l’arrivée d’A dolf Hitler au pouvoir en janvier 1933.
« La grande mélancolie allemande », dessin inspiré par une célèbre gravure de Dürer.
Couverture du 15 septembre 1930 de la revue satirique allemande Simplicissimus. © source :
www.simplicissimus.info/DR.

Cette lecture ne permet pas de comprendre le rôle essentiel joué par les puissances
d’argent dans la crise politique interne qui a permis l’ascension du nazisme. En
juin 1928, le social-démocrate Hermann Müller prend la tête d’une coalition
parlementaire fragile et devient chancelier. Mis en minorité sur sa proposition de
garantie d’une allocation-chômage, il démissionne en mars 1930. Pour le remplacer,
le président de la république de Weimar, le maréchal Paul von Hindenburg, appelle
un député du Centre catholique, Heinrich Brüning.

Une augmentation de 4,5 % de la participation du patronat à l’assurance-chômage


est soumise par Brüning aux députés, mais ces derniers la rejettent. Le Parlement
est dissous et de nouvelles élections ont lieu le 14 septembre 1930. Le Parti
national-socialiste ouvrier allemand (NSDAP), qui reçoit notamment l’appui
financier d’Emil Kirdorf (l’un des magnats de la Ruhr), de Fritz Thyssen
(président du conseil de surveillance des Aciéries réunies) et de Hljalmar Schacht
(ancien président de la Reichsbank), passe de 2,6 % des voix en 1928 à 18,3 %.
Aucune majorité parlementaire ne se dégageant, un « cabinet présidentiel » – type
de gouvernement qui ne doit pas justifier de ses orientations devant le Parlement –,
le premier d’une série de trois, est formé. Brüning se succède à lui-même. En plus
de la crise économique, il lui faut désormais affronter une crise financière.

le patronat réclame un gouvernement dirigé par un


« homme fort », pour lutter contre « le chaos du
bolchevisme ».

Les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni ayant retiré leurs capitaux des


banques allemandes, plusieurs sont acculées à la faillite. L’Etat doit les renflouer.
Et pour soutenir l’économie, Brüning choisit la déflation, en procédant
arbitrairement par décrets-lois : diminution des dépenses publiques de 25 %, du
salaire des fonctionnaires de 10 %, de l’allocation-chômage de 14 % ; augmentation
des impôts de 15 % ; taxes sur le tabac, le sucre, la bière.
Un mois après son arrivée au pouvoir, Hitler organise des élections législatives. Sur cette photo, on voit le ministre de
l’économie Alfred Hugenberg (avec un chapeau melon) devant un bureau de vote berlinois où des nazis intimident les
électeurs.
© akg-images.

Ces mesures affectent la consommation et provoquent une explosion du chômage,


qui touche 33,8 % des travailleurs en février 1932. Le patronat, notamment celui de
l’industrie lourde, est à l’avant-garde d’une opposition « nationale » contre le
Parlement et les syndicats. Le Parti national-socialiste sera son allié privilégié. Le
11 octobre 1931, il constitue avec lui une plate-forme – le Front de Harzbourg –
qui réclame un gouvernement dirigé par un « homme fort », sous-entendu Hitler,
afin d’extirper de l’A llemagne « le chaos du bolchevisme ».
Chômeurs se restaurant à la soupe populaire (Berlin, 1933).

© Süddeutsche Zeitung/Rue des Archives

Les élections législatives du 31 juillet 1932 donnent la première place au NSDAP


avec 37,2 % des suffrages. Trois mois plus tard, dans un contexte de décrue du
chômage, un nouveau scrutin a lieu : la formation nazie arrive encore en tête, mais
ne remporte plus que 33 % des voix. Le 19 novembre, vingt personnalités (des
industriels, des banquiers...) demandent au président de la République de nommer
Hitler au poste de chancelier. Hindenburg s’exécute le 30 janvier 1933.

Le chef de l’Etat n’était nullement contraint de se plier à leurs demandes. Alors que
l’économie se redressait et que l’électorat du Parti national-socialiste se réduisait,
Hindenburg pouvait accepter la proposition de Kurt von Schleicher (le chancelier
de l’époque) de dissoudre le Parlement et d’organiser dans les deux mois,
conformément à la Constitution de Weimar, de nouvelles élections législatives.
Au lendemain de l’accession de Hitler à la chancellerie, Gustav Krupp lui exprime
son soutien au nom de la Confédération de l’industrie qu’il préside. Les industriels,
indique-t-il, ne peuvent que « coopérer » avec un gouvernement qui prend à cœur le
« bien-être du peuple allemand ».

Lionel Richard
Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement 2013
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique,
2014

Une « fureur d’efficacité » envahit les usines


Mise au point par l’ingénieur américain Frederick Taylor au tournant du
XXe siècle, l’« organisation scientifique du travail » bouleverse durablement la
production dans les usines. Depuis, les mouvements des ouvriers sont
chronométrés, les gestes inutiles traqués, les cadences sans cesse accrues, dans
le but d’augmenter les rendements. Ainsi, le souci d’efficacité qui s’appliquait à
la machine s’étend désormais au travail humain.

PAR LIONEL RICHARD

« L’Industrie de Detroit ou L’Homme et la Machine », fresque de Diego Rivera, 1932.


Dans le sillage de la révolution mexicaine de 1910, des artistes s’unissent et signent une « Déclaration sociale,
politique et esthétique » : ils condamnent la peinture de chevalet, jugée aristocratique, et choisissent la fresque, peinte
sur les murs des lieux publics, transformant la réalité commune en légende. Dans Detroit Industry, œuvre gigantesque
commandée par le fils de Henry Ford, le muraliste mexicain Diego Rivera met en scène l’infernale « symphonie » du
quotidien ouvrier.
© Rue des Archives/PVDE © 2014 Banco de México Diego Rivera Frida Kahlo Museums Trust, Mexico, D.F./Adagp,
Paris 2014

La première guerre mondiale a ébranlé l’armature économique de toute une partie


de l’Europe. Dès la fin 1918, la nécessité s’impose de réparer ou de renouveler
l’appareil de production. Pour les chefs d’entreprise et les gouvernements des pays
occidentaux, les Etats-Unis, première puissance industrielle, apparaissent alors
comme un modèle. Au-delà d’un outillage toujours à la pointe des innovations
techniques, la clé de la réussite américaine, jugent-ils, se trouve dans les méthodes
de travail.

Premiere chaîne de montage de voitures à l’usine Henry Ford de Highland Park, Michigan, en 1913.
Colorisation numérique.
© Costa/Leemage.

Quelques ingénieurs français, comme Henri Le Chatelier et Henri Fayol, en ont


été les pionniers. Mais le plus influent a été l’A méricain Frederick Taylor (1856-
1915). Au tournant de 1900, il a conçu un système permettant, dans toutes les
branches de l’industrie, le maximum de rendement avec le minimum d’efforts. En
1911, il a posé dans un livre les « principes » de cette nouvelle « science de
l’organisation du travail ». Dont l’un des éléments essentiels est le
« chronométrage », le temps-standard dont dispose l’ouvrier pour chacune des
pièces sur laquelle il doit exécuter sa tâche.

Test dans les fabriques d’armes


Quand il a été adopté aux Etats-Unis dans les fabriques d’armes, en 1911, ce
système a déclenché des grèves. Taylor prétendait viser à un meilleur rendement,
avec des ouvriers mieux payés, mais les syndicats ont aussitôt dénoncé la « fureur
d’efficacité » qui commandait toute sa théorie. Les rares applications de ses
principes en Europe avant 1914 ont suscité les mêmes réticences et n’ont pu se
manifester qu’à travers des tentatives partielles, dans l’industrie automobile
notamment.

Affiche, « Les Temps modernes »


Charlie Chaplin crée son Charlot sur le modèle des icônes burlesques du studio hollywoodien Keystone : son personnage
fétiche naît avec Charlot est content de lui (1914). Sans jamais quitter ce rôle de baladin en redingote, le cinéaste
britannique s’engage dans la satire sociale avec Le Kid dès les années 1920. Dans Les Temps modernes, il dépeint, en
détracteur du travail à la chaîne, des ouvriers asservis au rythme des convoyeurs et minés par le chômage. Ce film, « à
l’arrière-goût de bolchevisme » pour la critique new-yorkaise, suscite la méfiance du FBI ; le visa de l’artiste est révoqué
en 1952.
© Coll. Christophel.

Ainsi, dans le prolongement des expériences de Taylor, Henry Ford instaura dans
ses usines d’automobiles des chaînes de montage, avec une mesure des temps, des
mouvements et des gestes visant à définir une cadence uniforme. Néanmoins,
dès 1919, le nom de « taylorisme » s’impose en Allemagne, en Italie, en France, au
Royaume-Uni, comme le terme générique désignant l’ensemble des moyens
susceptibles de favoriser la productivité dans les industries.

Le travail à la chaîne devient emblématique de la seconde révolution industrielle


entre 920 et 1930. En France la première chaîne de montage apparaît dans l’usine
Citroën du quai de Javel, à Paris, en 1919. Renault installe la sienne à Billancourt
en 1922.

Dès les années 1920, la rationalisation de la production


est accusée de provoquer l’augmentation du chômage.

A partir de 1926, les notions de « taylorisme » et de « fordisme » sont recouvertes


par un mot qui est le sésame ouvrant à une production de masse standardisée : la
« rationalisation ». Cette fois encore, l’exemple vient des Etats-Unis. En 1926,
l’Europe n’a toujours pas rattrapé son niveau d’avant-guerre, alors que les
industries américaines représentent 45 % de la production mondiale.
Chaîne de montage dans une usine Citroën en 1934.
© Keystone-France.

Mais cette rationalisation, facteur de concentration des entreprises, est rapidement


remise en cause. En témoigne le changement d’orientation de l’Internationale
socialiste, qui lui était d’abord favorable. Lors de son congrès de Bruxelles
d’août 1928, elle vote une résolution où elle reconnaît que la rationalisation a
permis un certain « progrès technique dans la production », mais qu’en même temps
« des masses considérables de travailleurs » ont été propulsées « dans la détresse du
chômage ».

Animé d’intentions philanthropiques, Taylor était persuadé que l’organisation


scientifique du travail, telle qu’il la concevait, allait multiplier les débouchés et
accroître le nombre d’emplois. La diminution des prix de revient de la production
de masse ne pouvait que bénéficier aux marchés intérieurs et aux exportations.
Confiant dans le capitalisme, il n’avait pas envisagé l’hypothèse d’une stagnation
des salaires et du pouvoir d’achat ouvrier. Aussi n’avait-il pu en con​clure qu’une
demande intérieure insuffisante peut conduire à la surproduction de marchandises,
et donc à la crise économique.

Lionel Richard
Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement
2013.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique,
2014

La lente disparition du monde paysan


En 1967, dans un livre remarqué, le sociologue Henri Mendras évoquait « la fin
des paysans » et l’apparition d’agriculteurs professionnels utilisant les nouvelles
machines pour rationaliser leur production. Mais le déclin du monde rural en
Occident est antérieur à la mécanisation agricole. Il commence dès la fin du
XIXe siècle, quand des millions de personnes, chassées par la dureté des
conditions de vie et de travail, désertent les campagnes.

PAR LIONEL RICHARD


Scène de labour en région parisienne, en 1931. Photographie de François Kollar.

© François Kollar/Bibliothèque Forney/Roger-Viollet.

Durant tout le XIXe siècle, la France demeure un pays largement rural où la


majorité des actifs sont paysans. En 1914, les campagnes abritent toujours 56 % de
la population, et 42 % des actifs sont occupés dans le secteur agricole. Mais la
guerre décime le monde paysan. Quand elle s’achève, la main-d’œuvre manque et la
production agricole connaît, entre 1919 et 1921, une baisse de 40 % par rapport à
l’avant-guerre.

Pour combler ce déficit, l’État organise l’arrivée de travailleurs étrangers. En


septembre 1919, Paris signe avec Varsovie une convention d’émigration-
immigration. Des bureaux de recrutement sont ouverts en Pologne, mais aussi en
Italie et en Espagne, pour sélectionner les migrants. De 1921 à 1926, un
million d’étrangers s’installent en France ; plusieurs dizaines de milliers se font
embaucher dans le secteur agricole, où ils vivent dans un certain isolement et
doivent se plier à des horaires infernaux, pour des salaires de misère.
Malgré tout, il reste impossible de compenser le manque de bras pour assurer
durablement un rendement satisfaisant. En 1931, les emplois dans l’agriculture
tombent à 36 % de la population active, contre 37,5 % dans l’industrie. La société
française – qui connaît une importante croissance du nombre d’usines dans la
sidérurgie, la métallurgie et la construction automobile depuis le début du
XXe siècle – a franchi un cap : elle compte désormais plus d’urbains que de ruraux.

Surproduction agricole
Cette évolution n’est pas propre à la France, ni même à l’Europe. En Allemagne,
l’agriculture n’occupe plus en 1925 que 14 millions de personnes, au lieu de 16 en
1882 ; l’industrie et le commerce y absorbent 36 millions d’actifs, au lieu de 10.
Aux Etats-Unis, entre 1900 et 1930, plus de 4 millions de paysans émigrent vers
les villes. La production agricole américaine baisse de 22 %, et ce qu’elle rapporte
en moyenne à un agriculteur diminue de 28 %. Un ouvrier d’usine gagne plus du
double d’un ouvrier agricole.
A partir de 1929, la crise économique vient accentuer, d’un continent à l’autre,
l’exode rural. Dans les pays industrialisés, la baisse du pouvoir d’achat des salariés
restreint la consommation de produits agricoles, qui se trouvent alors en
surproduction. D’où une chute du prix des denrées pouvant aller jusqu’aux deux
tiers. A la fin de 1930, le prix du blé est plus bas qu’il n’a jamais été depuis quatre
siècles. Dans ces conditions, beaucoup d’agriculteurs travaillent à perte. Il devient
préférable pour eux d’abandonner leurs fermes et de trouver un travail dans les
usines.
La majorité des habitants de la planète demeure cependant occupée dans
l’agriculture. L’Europe n’échappe pas à ce constat. Certains de ses Etats (la
Pologne, la Roumanie, la Yougoslavie) restent essentiellement ruraux. A cause de la
crise, ces pays se trouvent dans l’incapacité d’exporter leurs excédents de blé. C’est
pourquoi, en août 1930, à l’occasion de la conférence agricole internationale de
Varsovie, ils décident de former un « bloc agraire ». Ensemble, ils proposent un
aménagement du protectionnisme, notamment mis en place par les Américains et
les Britanniques pour freiner l’importation de produits agricoles. Ils préconisent
aussi une entente sur un barème de vente des céréales à l’échelle mondiale et la
fondation d’un établissement bancaire, le Crédit agricole international. Mais les
gouvernements européens, enfermés dans un esprit de concurrence, ne parviennent
pas à s’entendre sur ce genre de mesures.

La diffusion des tracteurs et des moissonneuses-


batteuses diminue la demande de main-d’œuvre.

Avec les difficultés des échanges commerciaux, les années 1930 précipitent le
déclin général de la ruralité. La migration des populations rurales vers les villes,
amorcée à la fin du XIXe siècle dans les pays qui s’industrialisaient, est favorisée
par une moindre demande de main-d’œuvre liée à la mécanisation de l’agriculture,
à l’arrivée des tracteurs et autres moissonneuses-batteuses.

En un temps où les conditions d’existence empirent pour la majorité des salariés du


monde, une autre raison justifie la progression de la concentration urbaine : les
avantages sociaux dont il est possible de bénéficier, alors que la solidarité dans les
campagnes s’organise surtout autour de l’entraide communautaire.

Lionel Richard
Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement
2013.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique,
2014

New Deal pour le peuple américain


Pour faire face à la crise de 1929, le président américain Franklin D. Roosevelt
met en place des programmes sociaux, engage l’État dans la relance
économique et mobilise les artistes au service d’un projet progressiste. Des
décennies plus tard, ce « New Deal » suscite toujours l’effroi des républicains.
« Le New Deal est mort. Il faut enlever le corps et l’enterrer avant que la
puanteur ne devienne insupportable », écrivait ainsi un intellectuel
conservateur en 1993.

PAR LIONEL RICHARD


« Migrant Mother », par Dorothea Lange, 1936.
« Migrant Mother », par Dorothea Lange, 1936._ © Dorothea Lange/Library of Congress.

En dépit d’une courte période de grèves et de chômage, en 1920-1921, les


lendemains de la première guerre mondiale ouvrent pour les Etats-Unis une ère de
prospérité exceptionnelle. Mais le krach de Wall Street d’octobre 1929 déclenche
une dépression économique. La production industrielle baisse, pendant l’année
1930, de 14 %. En juin 1932, les chômeurs sont plus de 18 millions.
Le président est alors Herbert C. Hoover, troisième républicain à occuper la
Maison Blanche depuis 1920. Devant le marasme, il se trouve obligé,
contrairement à ses convictions libérales, d’adopter une politique d’intervention de
l’État. Mais aucun redressement ne suit les aides financières qu’il distribue. A
l’élection présidentielle de novembre 1932, Hoover est à nouveau le candidat du
Parti républicain. Il a pour concurrent Franklin Delano Roosevelt, membre du
Parti démocrate et ancien gouverneur de New York. Celui-ci propose une « nouvelle
donne » au peuple américain, un New Deal. L’expression provient du jeu de cartes.
Il l’utilise pour la première fois lors de la convention de Chicago, le 2 juillet 1932.

Le 8 novembre, Roosevelt triomphe. Il lance un plan de reconstruction nationale,


dévalue le dollar de 40 %, et augmente le pouvoir d’achat des Américains pauvres.
Un contrat est passé avec les employeurs pour qu’ils créent des emplois. Des
dispositions sont prises pour empêcher une surproduction dans l’agriculture.

77 000 ponts et 285 aéroports


En trois ans, ces initiatives atténuent les effets de la crise, mais sans couper court
aux mouvements sociaux. A Minneapolis, en 1934, une grève des camionneurs
dure quatre mois. Cependant, le sort des agriculteurs s’améliore. Beaucoup
bénéficient enfin de l’électrification des campagnes. De manière générale, l’Etat
intensifie la construction des infrastructures d’intérêt public : 1 million de
kilomètres de routes, 77 000 ponts, 122 000 édifices communautaires,
285 aéroports. Il subventionne aussi les artistes réduits à la misère, qu’ils soient
musiciens, photographes, comédiens ou peintres. Des milliers de fresques murales,
de sculptures, de tableaux, qui restituent à l’art une fonction sociale, voient le jour.
En outre, deux lois complémentaires, en 1933 et en 1935, garantissent aux salariés
du secteur privé, à l’exception des chemins de fer et de l’aéronautique, le droit de
s’organiser en syndicats.
La grande dépression

Une récession intervient cependant en avril 1937. A la fin de 1936, les industriels
ont augmenté la production pour stocker leurs marchandises en prévision d’une
hausse du pouvoir d’achat des consommateurs en 1937, grâce aux subventions de
l’État fédéral. Mais l’annonce d’un programme d’austérité les pousse à freiner la
production et à se débarrasser de leurs stocks en les bradant. Cette fois, les
chômeurs représentent près de 20 % de la population active. La sidérurgie ne
fonctionne plus qu’à 19 % de ses capacités. L’industrie automobile est
particulièrement frappée. Un dernier programme de travaux publics résorbe
légèrement le chômage, mais en 1939 il touche encore 17 % de la population active.

L’éclat de la « Nouvelle Donne » permet au Parti


démocrate d’occuper la Maison Blanche pendant vingt
ans.

Loin de reconnaître la responsabilité des Etats-Unis dans la crise économique


mondiale, les gouvernements Hoover et Roosevelt ont cherché avant tout à tirer
d’affaire leur propre pays. La mise en œuvre du New Deal ne s’est donc pas faite sur
la base d’un programme rigoureux : il n’a été qu’une succession de résolutions
pragmatiques, expérimentales et circonstancielles, visant à stabiliser le capitalisme
américain. Ce New Deal n’a pas débarrassé les Etats-Unis de la crise, et le monde
encore moins. C’est la nécessaire « économie de guerre » qui, à la fin de 1939,
inverse durablement la situation.

Les mesures de Roosevelt ont néanmoins atténué le choc de la dépression pour la


population américaine. L’éclat du New Deal a ainsi permis au Parti démocrate, tout
en maintenant les structures inégalitaires de la société, de gouverner les Etats-Unis
jusqu’en 1953, Roosevelt lui-même étant réélu en 1936, 1940 et 1944.

MANUEL SCOLAIRE BRITANNIQUE

Populiste au verbe haut, le gouverneur de Louisiane Huey Long a été l’un des grands
contempteurs du New Deal : il lui reprochait son manque d’audace.

Plusieurs personnalités de haut rang ont déploré que le New Deal n’aille pas assez loin
dans son soutien aux pauvres. (…) Parmi elles, Huey Long. C’était une personnalité
remarquable. Il devint gouverneur de la Louisiane en 1928 et sénateur en 1932. Ses
méthodes de conquête du pouvoir sortaient de l’ordinaire et parfois du cadre de la loi
(l’intimidation et la corruption en faisaient partie). Mais, une fois qu’il avait le pouvoir, il
l’utilisait pour aider les pauvres. Il a taxé sans relâche les grandes entreprises de
Louisiane, puis a utilisé cet argent pour construire des routes, des écoles et des hôpitaux.
Il a embauché des Noirs aux mêmes conditions que des Blancs ; il s’est opposé au Ku Klux
Klan. Il a initialement soutenu le New Deal ; mais, en 1934, il lui a reproché d’être trop
compliqué et de ne pas aller assez loin. Il a alors présenté un programme nommé
« Partageons notre richesse », visant à limiter les fortunes personnelles à 3 millions de
dollars et les revenus annuels à 1 million de dollars. (…) Long était un personnage
agressif et énergique qui comptait nombre d’amis et d’ennemis. Roosevelt le considérait
comme l’un des deux hommes les plus dangereux des États-Unis, jusqu’à ce qu’il soit
assassiné en 1935.

Ben Walsh (sous la dir. de), Modern World History, John Murray Publishers, 2004.

Lionel Richard
Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement
2013.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique,
2014

Les origines patronales du fascisme italien


La naissance du fascisme en Italie apparaît comme une conséquence de la
première guerre mondiale. A la fin du conflit, frappé par l’inflation et le
chômage, le pays est saisi par une forte agitation sociale. Pour se protéger, les
industriels et les propriétaires fonciers font appel aux escouades fascistes créées
par Benito Mussolini en 1915, lui ouvrant la voie vers la prise du pouvoir.

PAR LIONEL RICHARD


« Avant l’ouverture du parachute », par Tullio Crali, 1931.
En 1909, les signataires italiens du Manifeste futuriste, rédigé par Marinetti, exaltent un art à « la violence culbutante
et incendiaire ». Fascinés par la guerre, « seule hygiène du monde », et par la technique, les « aéropeintres » comme
Tullio Crali jouent de perspectives cosmiques afin de mettre en scène la puissance des moyens de transport modernes.
Dès les années 1920, une grande partie du courant se rallie au fascisme.
Exposition temporaire du Guggenheim NY.

Quand la guerre éclate en 1914, l’Italie est alliée, depuis la fin du XIXe siècle, à
l’A llemagne et à l’A utriche-Hongrie. Cependant, son gouvernement choisit de rester
neutre. Les « interventionnistes », peu nombreux, qui veulent se battre aux côtés
de la Triple-Entente (France, Royaume-Uni et Russie), trouvent alors un porte-
parole : Benito Mussolini, qui dirige l’organe du Parti socialiste, Avanti ! Cette
prise de position lui vaut d’être exclu de son parti. Mais, le 14 novembre 1914,
financé par la France, il fonde un autre journal, Il Popolo d’Italia. Il y appelle, le
1er janvier 1915, à lancer « la révolution contre la monarchie inerte » grâce au
soutien des Fasci autonomi d’azione rivoluzionaria, les Faisceaux autonomes (ou
milices) d’action révolutionnaire.

Le 23 mai 1915, retournement de l’Italie. Mussolini et ses Fasci n’y sont pas pour
grand-chose. Un accord est intervenu entre le gouvernement italien et la Triple-
Entente pour que, en cas de victoire, l’Italie bénéficie d’avantages territoriaux.

Bilan de la guerre : le déficit de l’Etat a été multiplié par huit, quand, de leur côté,
les industriels ont vu leurs profits augumenter de plus de 20 %. Les Italiens doivent
subir à la fois l’inflation et le chômage. Dans les usines du Nord, on compte
200 000 grévistes. Autant dans le Sud, sur les exploitations agricoles. Des révoltes
éclatent, les magasins sont pillés. Au lieu de laisser agir l’Etat, les industriels et les
propriétaires fonciers en appellent aux escouades fascistes, sous prétexte de
« menace bolchevique ». Les Faisceaux italiens de combat, instaurés par Mussolini
le 23 mars 1919 pour remplacer les Faisceaux d’action révolutionnaire, attaquent
les syndicats et les Bourses du travail.

Contrôle de la presse, instauration d’une police secrète,


suppression de l’impôt sur les profits.

Jusque-là, le « fascisme » était selon Mussolini un « état d’esprit ». Mais le


12 novembre 1921 est fondé le Parti national fasciste, dont le mélange de
conservatisme et de nationalisme satisfait pleinement les milieux industriels. Ils
subventionnent donc les organisations fascistes. Les Faisceaux de combat, qui
comptaient 17 000 membres en octobre 1919, en affichent trois ans plus tard plus
de 300 000.
« Profil continu de Mussolini », par Renato Bertelli, 1933.
Renato Bertelli, source : Fondation Marinela Ferrari/DR

Pour Mussolini, l’heure de montrer sa force est arrivée. Le 28 octobre 1922, c’est la
marche sur Rome de ses Chemises noires. Redoutant une guerre civile, le roi
Victor-Emmanuel III refuse de signer le décret qui permettrait à l’armée de
réprimer le coup de force. Le 30 octobre 1922, il se résigne à demander à Mussolini
de constituer le nouveau gouvernement.

Une fois que le Parlement lui a accordé les pleins pouvoirs, Mussolini, promu guide
(duce) de la nation italienne, s’attaque aux institutions démocratiques. Contrôle de
la presse, instauration d’une police secrète, emprisonnements, assassinats... Le
pouvoir économique des classes possédantes est renforcé. Les impôts et taxes sur
les biens vendus ou hérités, sur les profits des capitalisations financières et sur les
articles de luxe sont supprimés. Les participations de l’Etat dans des entreprises
sont transférées à des sociétés privées.

La politique sociale est également modifiée. La durée hebdomadaire du travail, qui


pouvait dépasser 50 heures, est limitée à 40 heures en 1923. Une organisation de
loisirs, le Dopolavoro, est instituée en avril 1925. En 1927, un programme de santé
publique est mis en place. Mais la promulgation, la même année, d’une charte du
travail, aboutit à une réduction des salaires de 20 % pour 2 millions de travailleurs.
La Padula et Romano
Construit entre 1938 et 1940 par les architectes Guerrini, La Padula et Romano, le Palais de la civilisation italienne est
un monument emblématique de l’architecture fasciste.
© Fotogramma/Ropi-REA.

Quand la crise économique mondiale atteint l’Italie, en 1931, Mussolini vient au


secours des banques en faillite, mesure sans effet sur l’emploi. En deux ans, alors
que plusieurs millions d’Italiens ont déjà dû émigrer pour trouver du travail, le
nombre des chômeurs passe d’une centaine de milliers à plus d’un million.

Avec le régime fasciste, un nouveau type de dictature apparaît. Dans toute


l’Europe, devant la perspective de changements sociaux que leurs adversaires
estiment d’inspiration « com​​m uniste », des groupes d’action se forment sur le
modèle des Faisceaux de combat.

MANUEL SCOLAIRE ITALIEN

Quoique sévèrement réprimée, l’opposition au régime fasciste n’en a pas moins été active.
Ainsi, comme le montre ce manuel italien publié en 2008, les communistes n’ont cessé,
vingt ans durant, de défier le Duce.
Pour qui voulait s’opposer activement au fascisme, il n’existait que deux possibilités : l’exil
à l’étranger ou l’agitation clandestine en Italie. Ceux qui employèrent, depuis le début,
cette dernière forme de lutte furent surtout (mais pas exclusivement) des communistes –
les seuls à être préparés à l’activité clandestine, par la structure de leur organisation ou
du fait d’avoir été victimes de la répression systématique des autorités. Pendant vingt
ans, le Parti communiste italien (PCI) a réussi à maintenir sur pied et à alimenter, de
l’intérieur comme de l’étranger, un réseau clandestin, à diffuser des brochures et des
journaux de propagande, à placer ses hommes dans les syndicats et les organisations de
jeunesse fascistes. Tout cela nonobstant des résultats immédiats modestes et les
immenses risques que couraient ces militants : plus des trois quarts des
4 500 condamnés par le tribunal spécial et des 10 000 personnes assignées à résidence
entre 1926 et 1943 furent en effet des communistes.

Giovanni Sabbatucci et Vittorio Vidotto, Storia contemporanea. Il Novecento, Editori


Laterza, 2008.

Lionel Richard
Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement
2013.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique,
2014

Le Front populaire entérine de grandes


conquêtes ouvrières
Chaque fois qu’un gouvernement semble vouloir porter atteinte à leurs intérêts,
les classes possédantes menacent de partir à l’étranger. A l’image de Bernard
Arnault qui, en 1981, a choisi de s’exiler aux Etats-Unis pour fuir les socialistes,
les milieux d’affaires ont réagi à la victoire du Front populaire en privant la
France de leurs capitaux. Ils ont ainsi contribué à l’échec, en 1937, de la
coalition menée par Léon Blum.

PAR LIONEL RICHARD


Avant un match de basket, Levallois, 1936. Photographie de France Demay.
Ouvrier qualifié et membre de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), France Demay photographie ses
amis au cours de compétitions sportives et de sorties en plein air, profitant des tout premiers congés payés.
© Coll. France Demay.

En 1931, la crise économique atteint la France. Cinq gouvernements se succèdent


en trois ans, mais aucun n’apporte de solutions. Dans l’opinion, l’hostilité aux
institutions parlementaires progresse, alimentée par des scandales financiers à
répétition. Début 1934, l’affaire Stavisky occupe l’attention publique : le procès de
cet escroc, dont la fraude a bénéficié du soutien de personnalités de haut rang, se
voit continuellement reporté. Stigmatisé pour son inaction et soupçonné de
corruption, le chef du gouvernement, le radical-socialiste Camille Chautemps,
démissionne le 28 janvier.

Pour le remplacer, le président de la République Albert Lebrun sollicite l’un de ses


camarades de parti, Edouard Daladier, qui commence son mandat en révoquant le
préfet de police Jean ​Chiappe, accusé de complaisance à l’égard des ligues
d’extrême droite.

Cette décision révolte les « ligueurs », qui, le 6 février 1934 (jour de l’investiture de
Daladier), tentent d’envahir l’A ssemblée nationale. Les affrontements avec les
forces de l’ordre font 15 morts, dont 14 civils et un policier. Bien que la Chambre
lui accorde sa confiance, Daladier renonce à ses fonctions et Gaston Doumergue
forme un nouveau gouvernement.

Les dirigeants du Parti communiste (PC) décident enfin de répondre à l’assaut de


l’extrême droite en appelant au rassemblement des forces de gauche. Des
manifestations réunissent socialistes et communistes le 9 et le 12 février 1934, puis
un pacte d’unité d’action est signé entre les deux partis. Le secrétaire général du
PC, Maurice Thorez, propose ensuite de l’élargir au Parti radical-socialiste, en vue
d’une « alliance des classes moyennes avec la classe ouvrière ». La stratégie « classe
contre classe », définie par l’Internationale communiste en 1928, prend fin.

Fuite des capitaux


Le 14 juillet 1935, à l’appel d’une cinquantaine de partis et d’associations
progressistes, plusieurs centaines de milliers de personnes défilent dans Paris. Le
communiste Octave Rabaté lit à la foule l’engagement que prend le nouveau Front
populaire : « Nous faisons le serment de rester unis pour défendre la démocratie, pour
désarmer et dissoudre les ligues factieuses, pour mettre nos libertés hors de l’atteinte du
fascisme. Nous jurons (…) de défendre les libertés démocratiques conquises par le
peuple de France, de donner du pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et, au
monde, la grande paix humaine. »
« Portrait de Janine », collage réalisé par Jacques Prévert sur une photographie de Pierre Boucher prise vers 1935. Le
cliché représente Janine Tricotet, danseuse et seconde épouse du poète.
Après sa période surréaliste et la parution de ses premiers textes, Jacques Prévert devient, à partir de 1932, la plume du
groupe Octobre. En prise directe avec l’actualité, ses sketchs, saynètes et chansons sont écrits à chaud et joués quelques
heures plus tard par la troupe de théâtre militante dans les usines en grève et les manifestations ouvrières. L’auteur y
dénonce avec un humour féroce l’attitude des puissants, la misère du prolétariat, la montée du nationalisme, le
militarisme... L’avènement du Front populaire marque la fin de cette aventure pour Prévert, qui s’engage alors
pleinement dans le cinéma.
Jacques Prévert, Coll. privée Jacques Prévert © Fatras/Succession Jacques Prévert.

Avec un programme centré sur le combat « contre la crise et contre les


organisations fascistes qui l’exploitent pour le compte des puissances d’argent », le
Front populaire remporte les élections législatives d’avril-mai 1936. Dans un
contexte particulièrement troublé : à l’environnement international menaçant
s’ajoutent l’hostilité des milieux d’affaires (qui provoquent une fuite des capitaux)
et la spéculation internationale contre le franc. Enfin, un mouvement social d’une
ampleur sans précédent, qui naît de l’exaspération ouvrière et de l’espoir de
changement porté par la victoire électorale, déchaîne enthousiasme et peurs.

A son apogée, 12 000 grèves – dont 9 000 avec occupation d’usines ou de


magasins – mobilisent 2,5 millions de travailleurs. Les écrivains Louis Aragon,
Paul Nizan, André Gide ou Jean Giono ainsi que les cinéastes Jean Renoir (La vie
est à nous) et Julien Duvivier (La Belle Equipe) s’engagent du côté des ouvriers.

La durée hebdomadaire du travail passe de 48 à 40


heures. Les congés payés voient le jour.

Le 4 juin 1936, le socialiste Léon Blum forme un gouvernement auquel le PC


s’abstient de participer, préférant s’en tenir à un soutien parlementaire. Trois jours
plus tard, le patronat et les syndicats signent les accords de Matignon : la liberté
syndicale est reconnue dans les entreprises ; la durée hebdomadaire du travail passe
de 48 à 40 heures ; des conventions collectives sont mises au point ; des congés
payés (deux semaines par an) et des aides pour les chômeurs voient le jour. La grève
prend fin, mais le combat continue.

« Le Front populaire brisera l’offensive de la réaction et de la haute finance », titre


encore Le Populaire, l’organe officiel des socialistes, en juin 1937. Le
gouvernement demande alors les pleins pouvoirs financiers pour « parer aux
attaques contre l’épargne, la monnaie et le crédit public » ; il veut notamment
instaurer un contrôle des capitaux. La Chambre accepte, mais le Sénat –
« l’A ssemblée des riches »– refuse : Blum démissionne. A travers le vote des
sénateurs transparaît l’influence d’une France conservatrice que les grèves de
juin 1936 ont indignée.
BÊTISIER
D’un pays à l’autre, les mots peuvent changer de sens. Selon un manuel d’histoire
diffusé au Nicaragua (Historia 8. América de la prehistoria a la actualidad, Santillana,
2012), le « populisme » se définit comme « une doctrine ou un mouvement politique qui
affirme défendre les intérêts et les revendications des classes populaires ». Dans les
livres de classe français, la tonalité est nettement moins positive, puisque le même mot
désigne un « mouvement politique qui propose, dans un langage populaire, une vision
manichéenne du monde et de la société, et des solutions simplistes, radicales et
démagogiques » (Terminale Histoire, Nathan, coll. « Jacques Marseille », 2004).

Lionel Richard
Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement
2013.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique,
2014

Staline, la collectivisation à marche forcée et


le développement industriel
La guerre civile, qui s’achève en 1921, laisse derrière elle une Russie dévastée.
Afin de redynamiser l’économie, Lénine lance alors sa Nouvelle Politique
économique (NEP), qui consiste à « faire au capitalisme une place limitée pour
un temps limité ». Ce « repli stratégique » dans la construction du socialisme
durera presque dix ans, avant que Staline n’impose la collectivisation et la
planification, en particulier dans l’agriculture.

PAR LIONEL RICHARD


« Faucheuse », peinture de Kasimir Malevitch, 1912.

Kasimir Malevitch, © Fine Art Images/Leemage.

L’Union des républiques socialistes soviétiques a à peine dix ans quand débute son
premier plan quinquennal, le 1er octobre 1928, un an avant les premières
bourrasques de la crise économique mondiale. Ce plan a pour objectif
l’industrialisation rapide du pays, et son financement par la production agricole.

Après la suppression des immenses domaines en 1922, l’agriculture soviétique est


représentée par trois types de producteurs : les paysans pauvres, les paysans
« moyens » et les riches propriétaires, appelés koulaks. Les paysans « moyens »
sont, à 60 %, les plus nombreux. Mais leurs fermes, sans équipement technique,
ont peu de rendement. La production décisive provient des koulaks : tout en
possédant moins de 10 % des exploitations, ces derniers disposent de 30 % des
surfaces cultivables, 35 % des bêtes de somme et 35 % des pâturages.

Or nombre de ces koulaks refusent de vendre leurs céréales à l’Etat, préférant les
stocker pour spéculer. Ils procèdent aussi à un abattage du bétail pour leur propre
compte. En janvier 1928, un décret de réquisition de leurs récoltes est promulgué,
auquel ils s’opposent. Mais le profit tiré de ces réquisitions est trop faible pour
permettre d’importer les machines indispensables à l’industrialisation.

Joseph Staline juge alors impossible de s’attaquer à eux avec plus de vigueur. Le
risque est, en effet, de voir l’URSS tomber dans une crise alimentaire. Aussi
choisit-il de lancer des entreprises agricoles collectives : fermes nationalisées (les
sovkhozes) ou regroupées en coopératives (les kolkhozes). L’exploitation des terres
sera placée sous l’autorité de l’Etat.

En décembre 1929, Staline annonce qu’il convient de


procéder à une « liquidation des koulaks en tant que
classe ».

Pour les contraindre à entrer dans les kolkhozes, les paysans subissent diverses
pressions. Au 1er janvier 1929, ils sont 1,7 % à franchir le pas ; en juin 3,9 %, en
octobre 7,6 %. Tout un système répressif est mis en place pour enrayer les
résistances avec la plus extrême brutalité. En juillet-août 1929, les koulaks, terme
qui finit par désigner tous ceux qui s’opposent à un embrigadement, réagissent
violemment.

Malgré ces difficultés, les kolkhozes et les sovkhozes fournissent en 1929 une
récolte de céréales qui équivaut à celle des koulaks en 1927. Au vu de cette
situation, Staline, le 27 décembre 1929, annonce dans un discours qu’il convient de
procéder à une « liquidation des koulaks en tant que classe », c’est-à-dire leur
expropriation.
« Camarade, adhère à notre kolkhoze ! », affiche soviétique des années 1930.
© Chim/Magnum Photos.

Avec cette collectivisation à marche forcée, la violence s’accroît. Conséquence de la


déstructuration de la paysannerie traditionnelle, combinée aux mauvaises récoltes
épisodiques, les campagnes endurent de terribles famines, du Kazakhstan à
l’Ukraine. En 1932-1933, la paysannerie ukrainienne est décimée, la répression
étant portée à son paroxysme.

A plusieurs reprises, Staline a justifié sa stratégie. La destruction de l’URSS étant,


selon lui, le but des Etats capitalistes, il fallait absolument procéder à un
développement de l’industrie lourde. Le début des années 1930 ouvre ainsi une
décennie tragique dans le pays. Environ 2 millions de paysans sont expulsés loin de
leurs fermes en 1930-1931. Plus de 800 000 d’entre eux sont arrêtés, ce qui, pour
près de 500 000, aboutira à la mort.

Des femmes dans les usines


Cependant, la part de l’industrie dans la production nationale passe de 42 % en
1927 à 70 % à la fin du premier plan quinquennal. En 1928, l’URSS compte près
de 10 millions d’ouvriers et 4 millions d’employés, soit 17,6 % de sa population
active. En 1939-1940, leur part atteint 50 %. Sur la même durée, la proportion des
femmes travaillant dans les usines a quintuplé.
Expulsion des koulaks expropriés dans le cadre de la collectivisation des propriétés agricoles (1928–1937).
© akg-images.

Quant à la collectivisation, elle a permis une mécanisation de l’agriculture. En


1928, les surfaces cultivées par les kolkhozes représentaient à peine 1,5 million
d’hectares. En 1933, elles atteignent 75 millions – en moyenne 400 hectares pour
les kolkhozes et 2 000 pour les sovkhozes.

L’Union soviétique a échappé à la dépression économique que subissaient les pays


capitalistes. Elle en tira même profit, pouvant acheter moins cher du matériel
agricole. En 1932, la moitié des machines de ce genre produites dans le monde
rejoignit les kolkhozes et les sovkhozes.

MANUEL SCOLAIRE RUSSE

Si elle n’est pas passée sous silence, la famine qui toucha l’Ukraine dans les années 1930
et fit plusieurs millions de morts n’est évoquée qu’au détour d’une phrase dans ce manuel
russe de 2006. Les rédacteurs préfèrent insister sur les efforts consentis par l’URSS pour
industrialiser ce pays.
En décembre 1922, la République socialiste soviétique d’Ukraine est l’une des
fondatrices de l’Union soviétique. Dans les années précédant la guerre, l’Ukraine est
devenue l’une des régions industrielles les plus développées. Grâce aux efforts de
l’ensemble de l’Union soviétique, sur son territoire furent construits des géants de
l’industrie, sans équivalent dans l’Union soviétique ni dans les autres pays d’Europe et du
monde. En 1940, la production industrielle de l’Ukraine soviétique était de 7,3 fois
supérieure au niveau de 1913. (…) Comme toutes les autres républiques soviétiques,
l’Ukraine a connu la tragique famine et les répressions des années 1930. En 1941-
1942, après de durs combats, elle fut occupée par les troupes allemandes, qui
instaurèrent un régime d’occupation ; son territoire fut démembré.

Aleksandr Tchoubarian (sous la dir. de), Otetchestvennaïa istoria XX - natchala XXI veka
(« Histoire nationale. XXe - début du XXIe siècle »), classe de 11e, Prosvechtchenie,
2006.

Lionel Richard
Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement
2013.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique,
2014

IDÉE REÇUE

L’Europe doit sa liberté aux États-Unis


Du rôle des États-Unis pendant la seconde guerre mondiale on retient souvent
le débarquement allié de Normandie, qui permet de consacrer le pays comme
« libérateur de l’Europe ». On oublie ainsi qu’entre 1939 et 1941 Washington
préférait la neutralité et l’isolationnisme au « combat pour la liberté ».

PAR SERGE HALIMI


La Conférence de Yalta de 1945, par Agan Harahap, 2011.
Cet artiste revisite l’histoire en intégrant des personnages de la culture populaire dans les images qui ont construit notre
mémoire collective.
© Agan Harahap.

Au fil des victoires idéologiques de la droite, deux idées reçues se sont enracinées.
La première postule l’existence d’une complicité historique entre « les deux
totalitarismes du XXe siècle », fasciste et communiste (lire p. 82). D’elle découle le
sentiment (erroné) que l’armée américaine, pas soviétique, le débarquement en
Normandie, pas les batailles du front de l’Est, auraient joué un rôle décisif dans
l’écrasement du IIIe Reich. Hollywood a amplifié cette illusion : Sergueï Eisenstein
eût-il vécu à l’époque de Steven Spielberg, avec un public comparable, les images et
les perceptions auraient sans doute été transformées.
Captain America
Captain America, personnage de comics créé en 1940 par Jack Kirby et Joe Simon pour exalter le patriotisme de la
jeunesse américaine.
© source : Marvel/DR.

L’autre idée reçue décrète qu’un lien d’airain existerait entre les « démocraties
occidentales » et le combat universel pour la liberté. C’est en raison de ce mythe
historique que chaque crime de masse commis sur la planète suscite l’interrogation
rituelle des grands médias et des puissants esprits : « Mais que fait l’Occident ? »
En vérité, il fait ce qu’il a toujours fait : il défend ses intérêts au moment précis où
ceux-ci sont directement mis en cause.

C’est en 1973, pas du temps de Mathusalem, que les Etats-Unis appuyèrent le coup
d’Etat militaire d’A ugusto Pinochet au Chili contre un gouvernement d’unité
populaire ; en 1977 que le président James Carter déclara son « amitié
personnelle » pour le chah d’Iran qui, selon lui, bénéficiait « de l’admiration et de
l’amour de son peuple » ; en 2010 que le directeur général du Fonds monétaire
international, Dominique Strauss-Kahn fit du régime du dictateur tunisien Ben
Ali un « bon exemple à suivre » pour les pays de la région ; en 2013 que le
secrétaire d’Etat américain John Kerry estima qu’en dépit de leur massacre d’un
millier de manifestants islamistes les généraux égyptiens avaient « indiqué » qu’ils
entendaient « rétablir la démocratie » dans leur pays.
Manifestation, le 10  septembre 2013, à Santiago du Chili en mémoire des victimes de la dictature, à l’occasion du
40e anniversaire du coup d’Etat du général Pinochet.

Et les choses ne se sont pas présentées différemment quand se joua la liberté du


monde. Car, même entre 1939 et 1941, lorsque le pacte germano-soviétique donna
un semblant de consistance à la thèse conservatrice des deux totalitarismes
jumeaux et complices, que firent les Etats-Unis, futurs parrains du « monde
libre » ? Beaucoup moins connue que l’autre, cette histoire-là aussi est édifiante…

Un héros national américain reçoit une décoration des


mains d’un nazi.

En mai 1939, Adolf Hitler s’est emparé de toute la Tchécoslovaquie. Pourtant, le


Congrès des Etats-Unis refuse alors d’amender la « loi de neutralité » américaine
interdisant toute vente d’armes à un pays menacé par l’A llemagne. Selon les mots
d’un sénateur démocrate influent, « la situation en Europe ne paraît pas justifier une
action urgente »…

Le 3 septembre 1939, l’urgence s’est-elle enfin précisée à Washington, dès lors que
la France et le Royaume-Uni viennent enfin de mettre un terme à leur politique
d’apaisement envers Berlin ? Eh bien toujours pas. S’adressant à ses compatriotes,
le président Franklin D. Roosevelt leur annonce qu’il « souhaite et prévoit que les
Etats-Unis se tiendront à l’écart de cette guerre ».

Le 5 février 2003, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, le secrétaire d’Etat américain Colin Powell défend la
nécessité d’une intervention militaire en Irak. Il présente alors des preuves falsifiées visant à démontrer que Bagdad
possède des « armes de destruction massive ».
© Mark Garten/UN Photo.

Quelques jours plus tard, Charles Lindbergh prend à son tour la parole dans un
grand discours radiodiffusé. Héros national, premier homme à avoir franchi
l’A tlantique en avion, sans escale et en solitaire, Lindbergh a reçu, l’année
précédente à Berlin, une décoration allemande des mains du chef nazi Hermann
Göring. Sa plaidoirie isolationniste (« L’A mérique d’abord ») suscite un
engouement immédiat aux Etats-Unis. Des millions de télégrammes, lettres, cartes
déferlent sur les élus américains tentés de voler au secours du peuple anglais.

Amer, Winston Churchill observera plus tard que, jusqu’en avril 1940, les
responsables américains étaient « tellement sûrs que les Alliés l’emporteraient qu’ils
ne jugeaient pas qu’une aide serait nécessaire. Là, ils sont tellement certains que nous
allons perdre qu’ils ne la jugent pas possible ». Une fraction de la droite américaine
réserve son énergie au combat contre le New Deal. Une autre, inspirée par les mots
de Lindbergh, « préfère cent fois être alliée avec l’A ngleterre ou même avec
l’A llemagne, malgré tous ses défauts, qu’avec la cruauté, l’athéisme et la barbarie de
l’Union soviétique ». Le futur président Harry Truman a fait son choix lui aussi :
« Si nous voyons que l’A llemagne gagne, nous devons aider la Russie ; mais si c’est
la Russie qui gagne, nous devons aider l’A llemagne, afin qu’ils s’entre-tuent au
maximum. »

En définitive, c’est l’A llemagne qui, par solidarité avec son allié nippon, décidera, le
11 décembre 1941, de déclarer la guerre aux Etats-Unis, dont la flotte vient d’être
détruite, le 7, à Pearl Harbor. A l’époque, l’armée nazie se bat depuis près de six
mois aux portes de Moscou…

Serge Halimi
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique,
2014

En Espagne, de la révolution sociale à la


guerre civile
Cinq cent mille morts, des villes rasées, un fascisme conquérant : la guerre civile
espagnole (1936-1939), qui oppose le camp des républicains à celui des
nationalistes putschistes, sert de banc d’essai à la seconde guerre mondiale.
Balayée en deux phrases par les manuels scolaires de lycée, cette période révèle
la crise profonde que traverse alors l’Europe.

PAR DOMINIQUE VIDAL


« Victoire. Aujourd’hui plus que jamais », affiche républicaine, de Josep Renau, Barcelone, 1938.
© Biblioteca Nacional de España.

Le 14 avril 1931, l’Espagne proclame sa seconde république, obligeant le roi


Alphonse XIII à s’exiler. Les deux premiers gouvernements, à participation
socialiste, engagent des réformes sociales et démocratiques : réforme agraire,
laïcisation, autonomie pour la Catalogne, etc. Cette politique pâtit des
conséquences de la crise économique mondiale, mais aussi des tentatives répétées
de coup d’Etat militaire. En 1934, la droite s’allie à l’extrême droite pour remettre
en cause les réformes de la gauche. La riposte de celle-ci prend la forme d’une grève
générale, qui, dans les Asturies, devient insurrectionnelle et est brutalement
réprimée par le général Francisco Franco.
« Nous vaincrons », dessin tiré du journal « The Volunteer for Liberty ».
Organe officiel des volontaires anglophones de la brigade internationale Abraham-Lincoln.
© Jean Vigne/Kharbine-Tapabor

La mobilisation ouvrière débouche en janvier 1936 sur la formation du Front


populaire autour d’un programme modéré avec l’Union républicaine, la Gauche
républicaine, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), le Parti communiste, le
Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) ainsi que les autonomistes catalans
et galiciens. Aux élections du 16 février, le Front populaire l’emporte sur le Front
national, par 34,3 % des voix contre 33,2 %, grâce au renfort d’une partie de la
Confédération nationale du travail (CNT), anarchiste, qui d’ordinaire boycottait
les élections.

Cette victoire suscite un puissant mouvement populaire, qui dépasse un


gouvernement auquel ni les socialistes ni les communistes ne participent. Des
manifestations libèrent les prisonniers que le Front populaire s’est engagé à
amnistier. Des grèves éclatent dans les usines pour obtenir les augmentations de
salaire annoncées. Des paysans occupent les terres de leurs propriétaires sans
attendre la réforme agraire promise. L’ensemble s’accompagne d’incendies d’églises,
mais aussi d’assassinats de personnalités des deux bords.

Des avions allemands


C’est la mort d’un des chefs de la droite monarchiste, José Calvo Sotelo, qui décide
le général Franco, hésitant, à prendre le 17 juillet, au Maroc, la tête de
l’insurrection qui se prépare depuis des mois. En retour, le putsch amène le
mouvement populaire à s’armer et à prendre le contrôle des usines et des terres
ainsi que des biens de l’Eglise. Une révolution est en marche. Ainsi commence la
guerre civile, qui va durer trois ans et servir de banc d’essai à la seconde guerre
mondiale.

Des habitants de Guernica participent en 1977 à une cérémonie de commémoration des bombardements d’avril 1937
devant une réplique du tableau de Pablo Picasso, revenu à Madrid en 1981, après la restauration de la démocratie.
Photographie de Leonard Freed.
© Leonard Freed/ Magnum Photos.

En une semaine, l’Espagne compte deux zones de même superficie, celle des
républicains regroupant notamment les régions les plus riches – la Catalogne,
l’A ra​g on et une grande par​tie de la Castille – et de grandes villes : Madrid,
Barcelone, Málaga, Santander et Valence. Les effectifs aussi sont égaux, avec un
demi-million de combattants de chaque côté, mais les franquistes bénéficient d’un
renfort considérable en hommes et en armement de la part de l’Italie fasciste et de
l’A llemagne nazie. Cette dernière place notamment au service des putschistes son
aviation, dont les bombardements sèment la terreur, symbolisée par le massacre de
Guernica le 26 avril 1937.

La république, elle, ne peut compter que sur l’aide, réduite, de l’Union soviétique,
dont les services secrets combattent autant les anarchistes et les trotskistes que les
franquistes. La France du Front populaire, sous la pression du Royaume-Uni,
prône la « non-intervention », violée par Rome et Berlin. Scandalisés par cette
hypocrisie, quelque 35 000 militants de gauche de tous les pays viennent combattre
aux côtés des républicains au sein des Brigades internationales – 10 000 y perdront
la vie. Mais ce sacrifice ne suffira pas : les offensives successives des fascistes leur
permettent d’occuper progressivement toute l’Espagne.

Stratégie de la « terreur blanche »


La guerre d’Espagne a fait environ 500 000 morts sur les champs de bataille et
sous les bombardements, mais aussi du fait de la répression exercée par les deux
camps. La plupart des historiens s’accordent néanmoins pour ne pas renvoyer dos à
dos républicains et franquistes : la « terreur blanche » a fait beaucoup plus de
victimes, et elle s’intégrait dans une stratégie délibérée et centralisée. « Pour sauver
l’Espagne, avait déclaré le général Franco, je ferais fusiller la moitié de la population
s’il le fallait. »

MANUELS SCOLAIRES ESPAGNOLS

Ces trois extraits de manuels scolaires espagnols – publiés en 1972 (trois ans avant la
mort de Franco), en 1978 et en 2010 – montrent comment l’analyse des causes de la
guerre civile évolue selon les régimes politiques.

1972 : Ce fut la République elle-même qui provoqua la guerre en ignorant, dès le premier

instant, les convictions du peuple espagnol : elle s’en est pris à l’Eglise, en harassant ses
représentants de façon inédite ; elle a brisé la convivialité citoyenne, mettant ainsi en
danger l’existence même de l’Espagne.

1978 : L’impossibilité d’établir les bases d’une cohabitation entre les droites et les

gauches a placé sur une trajectoire de collision l’égoïsme des classes dominantes et
l’élan révolutionnaire de la classe ouvrière, et déclenché une guerre fratricide des plus
dramatiques, dans laquelle se rencontrèrent l’héroïsme et la cruauté la plus raffinée.

2010 : L’opposition d’une bonne partie des conservateurs espagnols à la démocratisation

politique et au réformisme social de la IIe République se traduisit par une tentative de


coup d’Etat qui débuta le 17 juillet 1936. Le climat de confrontation engendré par
l’émergence du Front populaire leur servit de prétexte pour justifier leur décision.
Juan Blasco Cea, Historia moderna y contemporánea universal y de España, Bruño,
1972 ; Julio Valdeo (sous la dir. de), Geografía de España y de los países hispánicos,
Anaya, 1978 ; Julio Aróstegui (sous la dir. de), Hispania. Historia de España, Editorial
Vicens Vives, 2010.

Dominique Vidal
Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La
Découverte, 2014.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique,
2014

Août 1939, les soviétiques pactisent avec


les nazis
Si les conséquences du pacte germano-soviétique sont assez connues –
occupation de la Pologne, invasion de la Finlande, annexion de l’Ukraine… –,
les conditions dans lesquelles l’URSS en est arrivée à prendre la décision de
traiter avec les nazis demeurent souvent ignorées. Elles permettent pourtant de
porter un nouveau regard sur les origines de la seconde guerre mondiale.

PAR DOMINIQUE VIDAL


Des officiers allemands et soviétiques sympathisent pendant l’invasion de la Pologne, en septembre 1939.
© Ehlert/akg-images.

C’est au Kremlin, dans la nuit du 23 au 24 août 1939, que les ministres des affaires
étrangères de l’Union soviétique et du IIIe Reich, Viatcheslav Molotov et Joachim
von Ribbentrop, signent le pacte de non-agression entre leurs deux pays. Ce texte
sera complété par des protocoles secrets partageant la Pologne et permettant à
l’URSS d’annexer les Etats baltes ainsi que la Bessarabie – il faudra attendre 1989
pour que les dirigeants soviétiques en admettent l’existence.
Affiche de Paix et Liberté (mouvement anticommuniste français de la IVe République), vers 1952.
© Coll. Dixmier/Kharbine- Tapabor.

L’intérêt de Berlin est évident. Pour réussir sa conquête de l’Europe, l’A llemagne
nazie doit – c’est la leçon de la première guerre mondiale – éviter de devoir
combattre sur deux fronts à la fois. Or Adolf Hitler entend s’emparer de la Pologne,
puis s’occuper de la France et du Royaume-Uni. Grâce au pacte, il pourra
concentrer le gros de ses troupes à l’ouest. Une fois la victoire remportée, il sera
temps de se retourner à l’est contre l’Union soviétique, ce qu’il fera le 22 juin 1941.

Pour Moscou, conscient des intentions agressives des dirigeants nazis, il s’agit
surtout de gagner du temps. Car Joseph Staline redoute que les Occidentaux
encouragent le Führer à s’en prendre à l’URSS. De fait, Paris et Londres sont loin
d’opposer la détermination nécessaire aux provocations expansionnistes de Berlin :
ils mènent une politique dite « d’apaisement » à son égard. Le 7 mars 1936, le
Reich a déjà occupé la zone démilitarisée de la rive gauche du Rhin sans que la
France ne réagisse.

Le silence des occidentaux


Couverture de László Moholy-Nagy pour l’ouvrage sur les techniques et l’utilisation de la photographie (optique, couleur,
photogramme, temps de pose...) édité en 1927 par le Bauhaus.
Ce mouvement né en 1919 chercha à associer art et industrie pour toucher le plus grand nombre.
© Malerei, Fotografie, Film/Moholy- Nagy Laszlo, 1927 © Musée français de la photographie/ Conseil général de
l’Essonne, Barbara Le Lann © Adagp, Paris 2014.

A Munich, le 29 septembre 1938, Edouard Daladier et Neville Chamberlain (ainsi


que Benito Mussolini) entérinent le rattachement de l’A utriche au Reich et
autorisent ce dernier à annexer dès le surlendemain les Sudètes, province
majoritairement germanophone de la Tchécoslovaquie. Le 15 mars 1939, sur sa
lancée, la Wehrmacht occupe Prague sans réaction autre que formelle des
puissances garantes du traité de Versailles. Sans oublier la longue guerre civile
espagnole, dans laquelle Paris et Londres décident d’opposer à l’intervention de
Berlin et de Rome leur… « non-intervention ».

C’est donc en vain que l’URSS propose aux Occidentaux un pacte de sécurité
collective qui protégerait la Pologne, la Roumanie et les pays baltes. D’autant que
ces Etats ne veulent pas d’une présence ni même d’un passage de l’A rmée rouge sur
leur territoire. Il faut dire qu’avec l’aide française Bucarest s’était emparé de la
Bessarabie, prise à la Russie soviétique en 1918, tandis que Varsovie avait arraché
la Galicie orientale aux Soviets, en 1920-1921. Si bien que la mission franco-
britannique, présente à Moscou du 11 au 24 août 1939, se montre incapable de
répondre concrètement au projet soviétique. La veille de son départ, le Kremlin
réagit en acceptant l’offre allemande.
Informé par un espion, Staline connaissait la date de
l’invasion hitlérienne.

Le pacte prend corps une semaine après sa signature : le 1er septembre, les troupes
nazies envahissent la Pologne et, le 17, l’A rmée rouge en occupe la partie orientale.
Après quoi l’URSS tient scrupuleusement ses promesses. Moscou livre à Berlin des
matières premières en quantité, mais aussi… des antifascistes allemands réfugiés
en Russie soviétique. Et le Komintern, l’Internationale communiste, appelle ses
partis membres à dénoncer la « guerre impérialiste ». Page la plus noire de cette
période, les services soviétiques exécutent à Katyn plus de 5 000 officiers et
intellectuels polonais, un crime dont ils accuseront les nazis lors de sa découverte
durant l’été 1941, en pleine agression hitlérienne contre l’URSS.

La dimension la plus étrange du pacte est la détermination avec laquelle Staline s’y
raccroche. Il sera pourtant informé, de plus en plus précisément, des projets nazis
d’invasion de l’URSS, y compris, dès la fin 1940, du plan Barbarossa à peine
élaboré par l’état-major allemand. Plus tard, le fameux espion Richard Sorge lui
annoncera même la date de l’invasion hitlérienne. Et pourtant, lorsque celle-ci
commence, Staline refuse d’y croire. Il lui faudra plusieurs jours pour se ressaisir et
lancer la « grande guerre patriotique » contre l’envahisseur…

MANUEL SCOLAIRE RUSSE

Présenté dans les programmes scolaires français comme une « collusion des deux
totalitarismes contre les démocraties », le pacte germano-soviétique d’août 1939 est
évoqué dans ce manuel russe de 2010 comme une conséquence des turpitudes de la
diplomatie des nations occidentales.

Les démocraties occidentales, Royaume-Uni en tête, utilisèrent activement la diplomatie


secrète. Leur objectif était l’exact inverse [de la stratégie soviétique] : diriger la machine
de guerre hitlérienne vers l’est. (…) « Nous savons tous que le souhait de l’Allemagne est
de s’étendre vers l’est, déclarait en 1936 le premier ministre britannique Stanley Baldwin.
Si l’Europe devait aller jusqu’à l’affrontement, alors je préférerais que cet affrontement
oppose les bolcheviks aux nazis. » (…) La politique de conciliation [avec l’Allemagne]
culmina avec l’accord de Munich entre le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et l’Italie
pour le démembrement de la Tchécoslovaquie. (…) Staline disposait d’informations sur
la tenue de négociations secrètes entre Londres, Paris et Berlin, notamment sur
l’intention du Royaume-Uni de renoncer à honorer son engagement de défendre la
Pologne, répétant le scénario de Munich, aux portes cette fois de l’Union soviétique.

Sergueï Karpov (sous la dir. de), Istoria Rossii. XX - natchala XXI veka (« Histoire de la
Russie. XXe - début du XXIe siècle »), classe de 11e, Prosvechtchenie, 2010.

Dominique Vidal
Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La
Découverte, 2014.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique,
2014

Il y a plusieurs « secondes guerres


mondiales »
En 2004, 58 % des Français interrogés par un institut de sondage désignaient
les Etats-Unis comme le pays qui avait le plus contribué à la victoire des Alliés ;
seuls 20 % citaient l’Union soviétique. A l’évidence, le vainqueur de la guerre
froide a aussi remporté la guerre des mémoires : en réalité, le front de l’Est – de
loin le plus meurtrier – a mobilisé 165 divisions allemandes, contre 76 pour le
front occidental.

PAR DOMINIQUE VIDAL


« La Planète affolée », de Max Ernst, 1942.
Max Ernst est en exil aux Etats-Unis quand il peint La Planète affolée, une œuvre d’inspiration surréaliste. Né dans les
années 1920, le surréalisme révolutionna l’art de l’entre-deux-guerres en associant psychanalyse, politique et
imaginaire, en s’inspirant de courants artistiques méconnus ou méprisés (arts primitifs, naïfs, etc.) et en inventant des
manières de créer, telles que l’écriture automatique en littérature ou l’oscillation en peinture.
© akg-images © Adagp, Paris 2014.

Des membres de la Waffen SS et du service du travail du Reich regardent un agent


des Einsatzgruppen se préparer à abattre un Juif ukrainien à genoux au bord d’une
fosse commune. 1941-1943, Vinnytsia, Ukraine.

Il y a une seconde guerre mondiale en Europe et une autre en Asie – voire une
autre encore en Méditerranée. En Europe même, la guerre menée par Adolf Hitler
à l’Est se distingue du conflit à l’Ouest.
Des membres de la Waffen SS et du service du travail du Reich regardent un agent des Einsatzgruppen se préparer à
abattre un Juif ukrainien à genoux au bord d’une fosse commune. 1941-1943, Vinnytsia, Ukraine.
© Keystone-France.

A l’Ouest, l’armée allemande mène une guerre « traditionnelle » de conquête,


accompagnée d’une répression implacable de toutes les formes de résistance afin de
permettre l’occupation et l’exploitation les plus efficaces possible. La plus barbare
des actions nazies est l’offensive aérienne contre le Royaume-Uni : du 7 septembre
1940 au 21 mai 1941, les bombardements indiscriminés feront 14 600 morts et
20 300 blessés.

A l’Est, c’est bien pis, car le IIIe Reich entend non seulement occuper et exploiter,
mais aussi germaniser l’« espace vital » qu’il conquiert en Europe centrale et
orientale. Conformément aux théories racistes et démographiques qui ont inspiré
le nazisme, cette guerre coloniale à retardement – l’A llemagne a été largement
oubliée dans le partage du tiers-monde – prend un caractère génocidaire :
l’aryanisation et l’autosuffisance de ces territoires impliquent d’en chasser ou d’en
exterminer les « sous-hommes » (Juifs, Tziganes, Polonais, Slaves, handicapés…)
pour faire place aux Allemands « de souche ». Cette stratégie converge avec la
destruction programmée des Juifs d’Europe.

« Cette année, entre 20 et 30 millions d’hommes


mourront de faim en Russie. »

Cette particularité de la guerre à l’Est, déjà manifeste lors de l’invasion de la


Pologne, va devenir évidente en URSS. La croisade contre le « judéo-bolchevisme »
marque le début de la « Shoah par balles », qui verra les groupes de tuerie mobiles
(Einsatzgruppen) éliminer sur place, avec la complicité active de milices locales,
plus de 1,5 million de Juifs.

Mais elle vise aussi les populations soviétiques. En un an, plus de 3 millions de
soldats prisonniers de l’armée allemande mourront de sévices, de faim ou de froid.
Affamer les Soviétiques, tel est aussi le but de Hermann Göring, qui, recevant le
ministre italien des affaires étrangères, le comte Galeazzo Ciano, lui annonce en
novembre 1941 : « Cette année, entre 20 et 30 millions d’hommes mourront de
faim en Russie. »

Autant de cadavres qui, visiblement, n’embarrassent pas la conscience des


technocrates du plan quadriennal, qui écrivent en octobre 1942 : « Comme la
population des territoires [soviétiques] occupés a diminué (…) en moyenne d’un tiers
(…), on peut compter, avec la prochaine réalisation de la récolte en temps de paix, sur
un excédent supérieur d’un quart aux prévisions, si bien que non seulement le déficit
allemand en farine mais aussi le déficit européen pourront être couverts par le seul sud
de la Russie. »
De fortes disparités

Comme l’expliquent les historiens allemands Götz Aly et Susanne Heim, « le


génocide [était] faisable, et, dans la population allemande, la disposition à accepter un
tel crime [était] élevée. La décision d’assassiner les Juifs européens a aussi été précédée
par celle de tuer par la faim des millions de prisonniers de guerre et de civils en URSS.
Entre, d’un côté, ces expériences et ces options de principe en matière d’alimentation et
de colonisation et, de l’autre, la destruction des Juifs, il existe un rapport conceptuel :
les plans politico-démographiques pour une nouvelle Europe. [Le judéocide fut] la
partie la plus avancée et la plus largement réalisée de plans d’extermination beaucoup
plus vastes ».

Cette différence entre les deux guerres européennes de Hitler explique aussi la
disparité des chiffres des victimes. C’est à l’Est que la proportion de tués, Juifs
compris, est la plus élevée : 16 % de la population de 1939 en Pologne
(5,8 millions), 13 % en URSS (26 millions) et 6,7 % en Yougoslavie (1 million),
contre 1,35 % en France (560 000), 1 % en Italie (450 000) et 0,9 % au Royaume-
Uni (450 000). L’A llemagne et l’A utriche, pour leur part, ont enregistré de 8 % à
10 % de pertes (entre 6,5 et 8,7 millions de morts).

BÊTISIER

En 2014, 50 000 écoliers du nord-ouest de l’Inde ont pu découvrir dans leur


manuel d’histoire – édité par le très officiel Conseil du Gujarat pour la recherche
en éducation – que « le Japon a lancé une bombe nucléaire sur les Etats-Unis
pendant la seconde guerre mondiale »...
« Adolf Eichmann convoque la conférence de Wannsee. Adolf Hitler, Reinhard
Heydrich et Heinrich Himmler y mettront au point les procédures d’extermination de
toute la population juive d’Europe », explique un manuel d’histoire diffusé dans les
lycées québécois au Canada (L’Occident en 12 événements, Editions GrandDuc,
2008). Hitler et Himmler n’étaient pas présents à cette réunion, et c’est Heydrich
qui l’a convoquée. Eichmann, lui, en a rédigé le compte rendu.

Dominique Vidal
Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La
Découverte, 2014.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique,
2014

L’impérialisme nippon enflamme le pacifique


Dans le Pacifique, la seconde guerre mondiale débute en 1931, quand le Japon
envahit la Mandchourie, et s’achève en septembre 1945, presque un mois après
les bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki. Pendant ces
quatorze années, les prétentions impérialistes de Tokyo ont ravagé la façade
orientale du continent asiatique, provoquant notamment la mort de plus de
douze millions de Chinois.

PAR DOMINIQUE VIDAL


Seokyong Lee, 9 novembre 2008.
Dans sa petite chambre de Pyeongtaek (Corée du Sud), Bae, une ancienne « femme de réconfort » âgée de 80 ans,
cache son visage. Depuis sept ans, elle souffre d’asthme, vit des aides sociales et doit payer pour louer sa machine à
oxygène. Pendant la seconde guerre mondiale, les « femmes de réconfort » ont été forcées à se prostituer par l’armée
impériale japonaise. Photographie de Seokyong Lee, 2008.
© Seokyong Lee/The New York Times/Redux-REA.

Bien qu’appartenant au camp des vainqueurs, le Japon sort insatisfait de la


conférence de Versailles : il juge insuffisantes les conquêtes territoriales qui lui sont
consenties. Cette déception renforce l’idéologie fondée sur la suprématie de la race
japonaise et son droit à contrôler l’A sie. Personnifiée par l’empereur, cette théorie
trouve sa première application en septembre 1931 avec l’invasion de la
Mandchourie et la création du régime fantoche du Mandchoukouo. Six ans plus
tard, l’incident du pont Marco Polo, près de Pékin, sert de prétexte au
déclenchement d’une guerre contre l’ensemble de la Chine.

« Pourquoi Singapour est tombé ».


Couverture de la semaine du 19 février 1942.
© Coll. Kharbine-Tapabor.

Le 27 septembre 1940, l’empire du Soleil-Levant signe, à Berlin, le pacte


tripartite : il reconnaît la prédominance de l’A llemagne nazie et de l’Italie fasciste
en Europe, celles-ci admettant sa supériorité en Asie. Cet acte diplomatique
coïncide avec l’occupation du nord de l’Indochine. Et la Thaïlande, à son tour, s’en
prend aux possessions françaises : elle y gagnera une partie du Laos et du
Cambodge.
En guise de représailles, les Etats-Unis décident d’imposer un blocus pétrolier au
Japon. L’empereur riposte en lançant la « guerre de la Grande Asie orientale » et
en donnant le feu vert à l’attaque contre Pearl Harbor, dans l’archipel de Hawaï : au
soir du 7 décembre 1941, le gros de la flotte américaine du Pacifique est détruit.
Washington déclare alors la guerre à Tokyo ; et Berlin comme Rome déclarent la
guerre à Washington.
La guerre en asie

Armes bactériologiques
Mais les Alliés accordent la priorité au combat contre l’A llemagne. Le Japon en
profite pour poursuivre sa moisson en Asie : après la Birmanie, Hongkong et
Singapour, les Philippines, la Malaisie, les Indes orientales néerlandaises,
l’Océanie… Ces conquêtes sont d’autant plus aisées qu’une bonne partie des
populations locales voit de prime abord dans les soldats nippons des libérateurs
venus secouer le joug colonial occidental. Le comportement de l’armée impériale lui
aliénera toutefois rapidement ces sympathies… Reste que, si l’empire doit faire face
à des résistances nationales, il peut compter sur des régimes collaborateurs : outre
le Mandchoukouo et la Chine, la Birmanie, les Philippines, la Thaïlande, etc.

« Chine, hurle ! », dessin de Li Hua, 1938.


© akg-images.

Le premier coup d’arrêt à l’expansion nippone se produit en juin 1942 : c’est la


bataille aéronavale des îles Midway, qui coûte quatre porte-avions aux Japonais.
Dès lors, les marines se lancent dans une reconquête des îles du Pacifique –
Guadalcanal, les Salomon, les Philippines – en passant par la grande bataille du
golfe de Leyte. Avec la prise d’Iwo Jima et d’Okinawa, au printemps 1945, les
Etats-Unis se dotent de bases permettant d’attaquer directement les grandes villes
japonaises. Au bombardement incendiaire de Tokyo (100 000 morts), le 10 mars
1945, succéderont ceux, atomiques, de Hiroshima (6 août 1945) et de
Nagasaki (9 août). Entre-temps, l’Union soviétique déclare officiellement la guerre
au Japon et envahit la Mandchourie ainsi que la Mongolie intérieure. Le 15 août,
les combats cessent, et le 2 septembre le Japon capitule.
Cinq prisonniers chinois vont être enterrés vivants par des soldats japonais aux environs de Nankin, après la chute de la
capitale de la Chine nationaliste en décembre 1937. Photographie prise par un soldat japonais.
© Keystone-France

Pour comprendre le choc que représente en Asie, de nos jours encore, chaque visite
du premier ministre japonais au sanctuaire Yasukuni, il faut mesurer l’ampleur des
crimes de guerre perpétrés par l’armée impériale. Tout commence avec deux
décisions prises par l’empereur durant l’été 1937 : la suspension des conventions
internationales sur la protection des prisonniers de guerre et l’autorisation
d’employer des gaz toxiques. C’est le feu vert à tous les massacres, et d’abord en
Chine, qui perdra au total 3,2 millions de soldats et 9 millions de civils, dont
300 000 dans le massacre de Nankin. Chacun des autres territoires occupés
connaîtra ses tueries, mais aussi le travail forcé, voire l’expérimentation d’armes
bactériologiques. Des officiers japonais ont même été jugés pour des actes de
cannibalisme…

MANUELS JAPONAIS
Selon qu’ils sont de tendance progressiste (1) ou nationaliste (2), les manuels japonais
(2012) analysent de manière différente les conséquences de la victoire alliée.

1. Le Japon capitula. (…) Il commença à mettre en place un gouvernement pacifique et


démocratique, et abandonna le militarisme. Le gouvernement présenta un projet de
Constitution qui s’inspirait d’un texte rédigé par le commandant suprême des forces
alliées. (…) Durant la guerre, le Japon causa de graves dommages et subit lui aussi de
lourdes pertes. Aussi la nouvelle Constitution fit-elle du pacifisme son principe de base.

2. Les puissances alliées qui vainquirent le Japon considéraient que la Constitution du


Japon impérial était la principale cause de la guerre. Le commandant suprême des forces
alliées exigea des amendements à la Constitution. Le gouvernement proposa une révision
constitutionnelle, mais le commandant la refusa. A la place, il rédigea, en une semaine,
une nouvelle Constitution, puis incita fermement le gouvernement japonais à l’adopter.
(…) Les puissances alliées ont exigé la démilitarisation du pays et l’inscription de ce
principe dans la Constitution.

New Social Studies : History, Tokyo Shoseki, 2012 ; Middle School Social Studies : A
New History of Japan, Ikuhosha Publishing, 2012. Cités dans « A Shifting View of
Japanese History », The New York Times, 28 décembre 2013.

Dominique Vidal
Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La
Découverte, 2014.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique,
2014

En France à l’heure de Vichy


Quelle France a dominé pendant la seconde guerre mondiale ? Celle des
résistants ou celle des collaborateurs ? La réponse varie suivant la période et les
groupes sociaux considérés. Ainsi, tandis que les groupes industriels ont
largement soutenu le régime de Vichy, les mouvements ouvriers se sont souvent
engagés dans la Résistance.

PAR DOMINIQUE VIDAL

Affichage à Paris en 1942. Photographie d’André Zucca.


© André Zucca/ BHVP/Roger-Viollet

Deux mythes ont successivement tenu lieu d’histoire de la seconde guerre mondiale
en France. Le premier décrit un peuple uni, à l’exception d’une poignée de
« collabos », contre l’occupant autour – au choix – du général de Gaulle ou du Parti
communiste. Mais, au début des années 1970, sur la lancée du livre de l’historien
Robert Paxton, La France de Vichy, et du film de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la
Pitié, la perspective s’inverse. Incomplètes l’une comme l’autre, ces deux visions
s’expliquent par l’évolution de la situation au fil des années.

Les députés votent pour pétain


Ecrasés par la défaite, les Français, dans leur majorité, sont pétainistes en
juin 1940. Ils voient un sauveur dans le vainqueur de Verdun Philippe Pétain,
approuvent la demande (17 juin 1940) et la signature de l’armistice (22 juin), puis
les pleins pouvoirs qui lui sont confiés par les députés et sénateurs réunis à
Vichy (10 juillet 1940). Rien n’indique, en revanche, qu’ils appuient aussi
massivement le maréchal lorsque, après avoir rencontré Adolf Hitler à Montoire
(24 octobre 1940), il assure dans un discours radiodiffusé (30 o​ctobre) : « J’entre
dans la voie de la collaboration. »

Affiche de 1940 faisant la promotion du service du travail obligatoire des Francais en Allemagne / Fascicule de
propagande pétainiste pour l’engagement dans la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF). Vers
1942. / Le Figaro, sous la croix gammée, Paris (photographie d’André Zucca).
© Coll. Kharbine-Tapabor / © Coll. Casagrande/adoc-photos / © André Zucca/ BHVP/Roger-Viollet.

Telle sera pourtant la fonction de l’« Etat français » : stimuler la collaboration


politique, économique, policière et même militaire de la France – occupée et non
occupée (jusqu’au 11 novembre 1942) – avec le IIIe Reich. Outre les sommes
astronomiques payées et les innombrables produits livrés à ce dernier par Vichy au
titre des accords d’armistice, le patronat s’investit à fond dans cette politique,
multipliant les associations avec des capitaux allemands.

« Je souhaite la victoire de l’Allemagne parce que, sans


elle, le bolchevisme s’implanterait partout en Europe. »

En matière de persécutions antisémites, le maréchal Pétain devance même les


demandes de l’occupant. Après les deux statuts des Juifs (octobre 1940 et
juin 1941), suivis de la spoliation des entreprises juives sous couvert d’aryanisation
et du port de l’étoile jaune en zone occupée, les rafles, effectuées par la police
française, se multiplient : les personnes arrêtées sont ensuite entassées dans des
camps de transit. Au total, 76 000 Juifs sont déportés, dont seuls 2 500
reviendront. Les deux tiers étaient étrangers, et un tiers français.

Vignette de la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes (FNDIRP) contre le réarmement
allemand. Vers 1950.
© Coll. Casagrande/adoc-photos.

Car, avec le retour au pouvoir de Pierre Laval (18 avril 1942), la collaboration s’est
radicalisée. Le chef du gouvernement déclarera même le 22 juin suivant qu’il
« souhaite la victoire de l’A llemagne parce que, sans elle, le bolchevisme
s’implanterait partout en Europe ». A la Légion des volontaires français contre le
bolchevisme (LVF), créée dès 1941, s’ajoute en 1943 la division Charlemagne. Le
service du travail obligatoire (STO), officiellement mis en place le 16 février 1943
mais qui existe sous diverses formes dès 1942, fournit à l’A llemagne 650 000
travailleurs français.

Plus Vichy apparaît comme soumis aux nazis, et plus sa base politique se rétrécit.
Sur la vingtaine de groupes collaborationnistes, seuls deux partis dépassent 20 000
adhérents : le Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot et le
Rassemblement national populaire (RNP) de Marcel Déat. Fondée le 30 janvier
1943, la Milice française de Joseph Darnand ne regroupera jamais plus de 15 000
membres – comme la LVF.

Portrait, par Robert Doisneau, de la résistante Yvonne Desvignes dans une imprimerie clandestine à Paris, 1945.
Francine Doisneau, la fille du photographe, explique pourquoi il s’agit d’une reconstitution : « Aucune des photos des
imprimeurs clandestins n’a été prise sur le vif, bien sûr, car ces documents auraient été très dangereux pour les résistants
au moment de l’Occupation. Les prises de vues ont été reconstituées dès la Libération pour un ouvrage, Imprimeries
clandestines, édité par Le Point à Souillac et publié en mars 1945. Cet ouvrage célébrait le courage de tous ces
résistants de l’ombre en montrant la façon dont ils avaient travaillé. Desvignes était une amie de Vercors et avait broché
à la main les ouvrages des Editions de Minuit, dont Le Silence de la mer. Elle a refait pour mon père ce qu’elle avait fait
précédemment. »
© Robert Doisneau/Rapho.

1943 est, à l’inverse, l’année où la Résistance prend un caractère de masse, avec la


création du Conseil national de la Résistance (CNR) par Jean Moulin et la
multiplication des maquis. Quelques chiffres et une déclaration suffisent à mesurer
l’ampleur de la mobilisation autour de la Résistance. La répression de celle-ci s’est
soldée par 60 000 déportés politiques et 30 000 fusillés. Autre fait marquant,
76 000 Juifs, on l’a vu, furent déportés, mais ils étaient 330 000 à vivre en France :
que plus des trois quarts d’entre eux aient échappé au génocide, proportion inégalée
en Europe occupée, ne tient évidemment pas du hasard.

Quant à la déclaration, elle est signée Dwight David Eisenhower, commandant en


chef des forces alliées en Europe : « Notre QG estimait que, par moments, la valeur
de l’aide apportée par les Forces françaises de l’intérieur à la campagne représentait
l’équivalent en hommes de 15 divisions. Grâce à leur assistance, la rapidité de notre
avance à travers la France fut grandement facilitée. »

Document
Le 26 janvier 1944, une note du diplomate britannique Francis d’Arcy Osborne relaie auprès de son ministère des
affaires étrangères la curieuse demande que le Vatican vient de lui adresser.
Le cardinal secrétaire d’Etat m’envoie aujourd’hui vous dire que le pape espère qu’aucun soldat allié de couleur ne
figurera parmi les forces armées qui pourraient stationner à Rome après la libération. Il s’est empressé d’ajouter
que le Saint-Siège ne faisait pas de distinction de peau, mais il espère qu’il sera possible d’accéder à cette
demande.
Cité dans Owen Chadwick, Britain and the Vatican During the Second World War, Cambridge University Press,
1988.

Dominique Vidal
Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La
Découverte, 2014.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique,
2014

« La solution définitive du problème juif… »


Adolf Hitler n’a pas toujours eu pour projet la « destruction des Juifs
d’Europe ». Quand il parvient au pouvoir en 1933, il cherche plutôt à les isoler,
puis à les expulser d’Allemagne ; les dignitaires nazis envisagent par exemple
de les déporter à Madagascar, en Pologne ou en Sibérie. C’est la guerre qui fait
émerger la « solution finale » et donne naissance aux camps d’extermination

PAR DOMINIQUE VIDAL

Une partie des 2 500 portraits de jeunes Juifs déportés de France pendant la seconde guerre mondiale, exposés depuis
2005 au mémorial de la Shoah à Paris.
© Charles Platiau/Reuters.

« Je vais me montrer prophète. Si la finance juive, en Europe et ailleurs, parvient une


fois de plus à plonger les peuples dans une guerre mondiale, alors la conséquence n’en
sera pas la bolchevisation du monde, et donc une victoire des Juifs, mais au contraire
la destruction de la race juive en Europe », déclare le chancelier allemand Adolf
Hitler devant le Reichstag, le 30 janvier 1939. C’est un tournant dans la politique
antijuive du nazisme.

Jusque-là, depuis leur arrivée au pouvoir, les nazis se sont fixé deux buts : isoler les
Juifs dans la société allemande et les expulser à l’étranger. La loi du 7 avril 1933,
puis les lois de Nuremberg (15 septembre 1935) instaurent une ségrégation stricte
tendant à éviter tout contact entre « Aryens » et Juifs, avec notamment
l’interdiction des mariages mixtes, l’exclusion des Juifs d’une série de professions,
etc. Parallèlement, les violences se multiplient, du boycott forcé des commerces juifs
à l’emprisonnement de milliers de Juifs.

Déportation à Madagascar ?
Début novembre 1938, l’assassinat, à Paris, du conseiller d’ambassade Ernst vom
Rath par un dénommé Herschel Grynszpan sert de prétexte au déchaînement
d’une véritable terreur antisémite. Pogrom à l’échelle de toute l’A llemagne, organisé
par Joseph Goeb​b els et Heinrich Himmler avec l’aide de la Gestapo, la Nuit de
cristal, le 9 novembre, se solde par un bilan terrible : 191 synagogues incendiées
dont 76 détruites, 7 500 boutiques juives démolies et pillées, 91 Juifs sauvagement
assassinés… Et 20 000 autres rejoignent les communistes, sociaux-démocrates et
chrétiens opposants déjà emprisonnés, certains depuis 1933. La législation
antisémite est aggravée, les Juifs étant dorénavant éliminés de l’économie
allemande, par transfert de leurs entreprises et biens à des « Aryens ».
Grands massacres de populations au XXe siècle

« Le problème majeur demeure : il consiste à chasser les Juifs hors d’A llemagne »,
avait déclaré Reinhard Heydrich. Dans un premier temps, il n’est résolu que par
l’émigration payante : de 1933 au 31 octobre 1941, 537 000 Juifs quittent
légalement l’A llemagne, l’A utriche et la Bohême-Moravie, en échange de
9,5 millions de dollars versés par leurs coreligionnaires étrangers. Après avoir
pensé à expulser tous les Juifs vers Madagascar, puis commencé à les regrouper en
Pologne, enfin imaginé une « réserve » en Sibérie, les dignitaires hitlériens en
viennent progressivement, à partir de l’invasion de l’Union soviétique, le 22 juin
1941, à la « solution finale » annoncée par Hitler.

Le génocide des « sous-hommes »


Préparée durant l’été 1941, qui voit les Einsatzgruppen (groupes de tuerie mobiles)
massacrer sur le front de l’Est des centaines de milliers de Juifs, accélérée lors
d’une réunion à Wannsee, un faubourg de Berlin, le 20 janvier 1942, cette
« solution finale » implique la déportation de tous les Juifs d’Europe occupée vers
les camps de concentration déjà existants et surtout vers de nouveaux en
construction : des centres d’extermination.

Ainsi naissent, entre autres, Auschwitz, Treblinka, Belzec, Sobibor et Chelmno, où


l’installation de chambres à gaz permet d’anéantir des milliers de personnes chaque
jour. « La solution définitive du problème juif en Europe concerne approximativement
11 millions de Juifs », a estimé Heydrich à Wannsee ; si l’on additionne les victimes
des massacres massifs du front de l’Est, celles des ghettos et celles des usines de la
mort, il a atteint plus de la moitié de son « objectif »…
Synagogue en feu à Bielefeld, lors de la Nuit de cristal, (9 au 10 novembre 1938).
© Hans Asemissen/ akg-images.

Mais, si les Juifs constituent les principales victimes du génocide nazi, ils ne sont
pas les seules. Tous les Untermenschen (« sous-hommes ») – Juifs, mais aussi
Tziganes, malades mentaux, Polonais, Slaves… – ont constitué des cibles de la
croisade nazie contre le « judéo-bolchevisme ». Le judéocide a toutefois quelque
chose de spécifique : c’est le seul génocide de l’histoire purement racial, annoncé et
réalisé avec tous les moyens d’un Etat.

Dominique Vidal
Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La
Découverte, 2014.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) •
Manuel d’histoire critique, 2014

IDÉE REÇUE

Tous les totalitarismes se valent


Entrés en vigueur en septembre 2011, les nouveaux programmes de première
se décomposent en cinq thématiques. L’une d’elles est consacrée au « siècle
des totalitarismes » et mêle l’URSS de Staline, l’Allemagne de Hitler et l’Italie
de Mussolini. Cet amalgame, fréquent depuis un quart de siècle, vise à mettre
sur le même plan communisme et nazisme.

PAR BENOÎT BRÉVILLE


Affiches des films « Ilsa, la Tigresse du goulag », de Jean Lafleur, 1977 et « Ilsa, la Louve des SS », de Don Edmonds,
1975.
Depuis quarante ans, les films de série Z – œuvres à petit budget généralement de mauvaise qualité – proposent des
scénarios extravagants qui exploitent jusqu’à l’absurde la paranoïa des temps de guerre froide, entretenant parfois la
confusion entre nazisme et communisme. Ainsi, l’héroïne-nymphomane de la saga Ilsa se retrouve tour à tour gardienne
de goulag et de camp de concentration.
DR.

A première vue, la France de François Hollande, la Turquie de Recep Tayyip


Erdogan, le Venezuela de Nicolás Maduro et l’Union européenne ont peu en
commun. Pourtant, en 2014, ils ont tous les quatre été affublés de l’adjectif
« totalitaire » : la France parce que son ministre de l’intérieur a interdit les
spectacles de Dieudonné Mbala Mbala, la Turquie en raison du blocage du réseau
social Twitter, le Venezuela à cause de la répression de certaines manifestations et
l’Union européenne car elle briderait la souveraineté des nations.

Le concept de totalitarisme a toujours eu un sens fluctuant. Il apparaît dans l’Italie


du début des années 1920 sous la plume d’opposants au Duce, pour qualifier le
régime fasciste. Mais Benito Mussolini récupère le mot et le charge d’une
connotation positive. En 1925, il exalte la « farouche volonté totalitaire » unifiant le
peuple italien : le totalitarisme, c’est la grandeur de l’Etat.

Parade du mouvement de jeunesse fasciste Les Fils de la louve. Italie, vers 1935.
© adoc-photos.

Au même moment, les adversaires de Joseph Staline utilisent ce concept pour


décrire l’URSS. L’écrivain anarchiste Victor Serge, qui a soutenu la révolution de
1917, parle du régime soviétique comme d’un « Etat totalitaire, castocratique,
absolu, grisé de puissance, pour lequel l’homme ne compte pas ». En août 1939, la
signature du pacte germano-soviétique popularise, au Royaume-Uni et aux États-
Unis, la thématique de l’alliance des totalitarismes.

Mais c’est surtout après la seconde guerre mondiale que la notion se charge d’un
lourd poids idéologique : elle devient un mot d’ordre anticommuniste et sert à
justifier le combat contre le bolchevisme. En 1944, dans La Route de la servitude, le
théoricien ultralibéral Friedrich Hayek soutient que l’intervention de l’État produit
inévitablement un contrôle des libertés individuelles, le refus du marché libre
constituant ainsi la matrice de « l’avènement du totalitarisme ». Trois ans plus tard,
le président des Etats-Unis Harry S. Truman renvoie lui aussi Hitler et Staline dos
à dos : « Il n’y a aucune différence entre les Etats totalitaires », affirme-t-il en 1947.
En allemagne, l’historien Ernst nolte fait du nazisme une
réponse extrême à la vague bolchevique.

Cette superposition discutable entre les expériences allemande et soviétique prend


un caractère scientifique avec la publication des travaux de Hannah Arendt en
1951 puis de Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski. En 1956, ces deux chercheurs
identifient six critères permettant d’identifier un régime totalitaire : un parti de
masse dirigé par un chef charismatique, la banalisation de la terreur, la
centralisation de l’économie, la mainmise des pouvoirs publics sur les moyens de
communication, etc.

Parce qu’elle privilégie ce qui rapproche Hitler et Staline au détriment de ce qui les
sépare, cette grille de lecture remporte un vif succès pendant la guerre froide. Loin
de disparaître avec l’effondrement de l’URSS, elle connaît une seconde jeunesse au
début des années 1990. En Allemagne, l’historien Ernst Nolte fait alors du
nazisme une réponse extrême à la vague bolchevique ; en France, son homologue
François Furet explique que le volontarisme transformateur pousse à la limitation
des libertés, à la violence et donc à la « mécanique totalitaire » : « Le bolchevisme
stalinisé et le national-socialisme constituent les deux exemples des régimes totalitaires
du XXe siècle, écrit-il dans Le Passé d’une illusion (1995). Non seulement ils sont
comparables, mais ils forment en quelque sorte à eux deux une catégorie politique. »

Ce postulat ideologique a récemment pris corps dans les programmes scolaires :


depuis 2011, il est demandé aux lycéens français d’étudier l’Italie fasciste,
l’A llemagne nazie et l’Union soviétique dans un seul et même chapitre, baptisé « Le
siècle des totalitarismes ». Une telle présentation efface les différences entre ces trois
idéologies ; elle néglige la nature du nazisme, dont la quête d’un « espace vital »
pour l’A llemagne implique une volonté raciste d’extermination des « sous-
hommes » : Juifs, Tziganes, Slaves…

Devenu, selon les mots de l’historien Enzo Traverso, « outil de légitimation de


l’Occident triomphant », le concept de totalitarisme est aujourd’hui utilisé à tort et à
travers, par les uns pour décrire les limitations des libertés, par les autres pour
disqualifier les projets de transformation sociale. Aussi certains auteurs proposent-
ils, à l’instar de Slavoj Žižek, de s’en débarrasser purement et simplement.
Benoît Bréville
Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) •
Manuel d’histoire critique, 2014

Quand les États-Unis dictaient leur paix


S’il est entendu que le traité de Versailles a mis à genoux les pays défaits en
1918, les conférences concluant la seconde guerre mondiale font l’objet
d’analyses plus clémentes. Selon un manuel de première (Belin, 2011), les
vainqueurs auraient voulu conclure « une paix juste, durable, propice à la
reconstruction ». De Yalta à Bretton Woods, les Etats-Unis ont pourtant su se
tailler un ordre international sur mesure.

PAR ROGER MARTELLI


Le « monde libre » et ses dictatures

Une fois de plus, l’ordre des vainqueurs s’impose après la défaite des forces de l’A xe.
Le cadre général est fixé, pièce par pièce, lors des grandes conférences interalliées
qui se succèdent à partir de la fin 1943. En majorité, les responsables américains –
qui donnent le ton des discussions – sont convaincus que les désastres des
années 1930 ont été provoqués par la conjonction du repli des États et d’une
Société des nations défaillante. Pour eux, la mise en place d’un environnement
économique libéral affirmé est un préalable obligé pour « libérer le monde du
besoin », selon les mots du vice-président des Etats-Unis Henry Wallace.

Les britanniques contre le dollar

Brochure éditée par l’Association de la libre entreprise, en 1947.


© Coll. IM/Kharbine-Tapabor.

En juillet 1944, 44 délégations (dont une soviétique) réunies à Bretton Woods,


dans le nord-est des Etats-Unis, établissent la base monétaire des échanges. Contre
l’avis britannique (émis par l’économiste John Maynard Keynes), le dollar devient
la seule monnaie convertible en or et donc la référence des échanges
internationaux. Une Banque internationale pour la reconstruction et le
développement (BIRD, base de l’actuelle Banque mondiale) est créée, ainsi qu’un
Fonds monétaire international (FMI), dans lequel le principal contributeur (les
États-Unis) possède un droit de veto de fait.

Les bases d’une nouvelle organisation politique internationale sont jetées dans la
seconde moitié de 1944 (conférence de Dumbarton Oaks). Le principe en est
définitivement adopté à la conférence de Yalta (février 1945). D’avril à juin 1945,
la conférence de San Francisco décide enfin la constitution de l’Organisation des
Nations unies (ONU), qui regroupe initialement 51 Etats.

Un ordre économique mondial où libre concurrence et


modernisation se confondent.

La Charte de la nouvelle institution entend éliminer la loi de la jungle des relations


internationales : droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, non-ingérence dans les
affaires intérieures, règlement pacifique des litiges entre pays, coopération
internationale, obligation d’aider les habitants des colonies à développer leurs libres
institutions politiques. L’ONU dispose de multiples possibilités d’intervention, y
compris militaires. L’A ssemblée générale annuelle, où chaque membre dispose
d’une voix, adopte ses résolutions à la majorité des deux tiers. Un organisme
permanent, le Conseil de sécurité, est composé de six membres élus par l’A ssemblée
générale et de cinq membres permanents (Chine, Etats-Unis, France, Royaume-
Uni, URSS). La règle de l’unanimité de ces cinq membres équivaut à donner à
chacun d’eux un droit de veto.

Affiche publicitaire pour la reconstruction d’après guerre. Illustration de Lucien Boucher, vers 1947.
© Coll. IM/Kharbine-Tapabor.
Dès 1946, les Etats-Unis disposent à l’ONU d’une majorité écrasante. Jusqu’au
milieu des années 1950, presque toutes les résolutions proposées par la diplomatie
américaine seront votées. La fixation du siège des Nations unies à New York
illustre symboliquement cette hégémonie de fait.

La pax americana se fonde d’abord sur le rêve d’une économie internationale assise
sur les normes de la concurrence. La guerre froide en parachève les mécanismes.
Les dollars américains du plan Marshall (lire p. 90) permettent aux économies
fragilisées du continent européen de trouver les ressources d’une relance, en
limitant le financement public des Etats nationaux. En octobre 1947, 23 Etats
signent l’A ccord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) qui
précise le socle des futures relations commerciales. La baisse des droits de douane,
l’égalité parfaite entre producteurs nationaux et exportateurs, la suppression de
toutes les entraves héritées de l’entre-deux-guerres deviennent les bases légitimes
d’une nouvelle mondialisation.

Les Etats-Unis ont donc réussi à imposer l’idée d’une économie mondiale où libre
concurrence et modernisation se confondent. Mais l’application de ce principe
reste corsetée par les fragilités persistantes héritées de la guerre et par la
consolidation, jusque dans la citadelle américaine, d’un important
interventionnisme d’Etat.

BÊTISIER
Alors même que Silvio Berlusconi accuse les manuels d’histoire italiens de contenir des
« déviations marxistes », un manuel diffusé en Toscane (Federica Bellesini, I nuovi
sentieri della storia. Il Novecento, Istituto Geografico De Agostini, Novara, 2003) décrit
ainsi la différence entre « droite historique » (modérément conservatrice) et « gauche
historique » (modérément progressiste) à la fin du XIXe siècle : « Les hommes de la
droite étaient des aristocrates et de grands propriétaires terriens. Ils s’étaient engagés
en politique afin de servir l’Etat, et non pour s’élever socialement ou s’enrichir. Ils
administraient les finances publiques avec la même attention et la même parcimonie
qu’ils consacraient à leurs patrimoines. Les hommes de la gauche, en revanche,
exerçaient des professions libérales, étaient entrepreneurs ou avocats, désireux de faire
carrière à tout prix, quitte à sacrifier le bien de la nation pour leurs intérêts. »
Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) •
Manuel d’histoire critique, 2014

En 1945, une trompeuse symétrie entre les


deux grands
Le déclin de l’Europe et l’ordre international né de la seconde guerre mondiale
laissent place au face-à-face des Etats-Unis et de l’Union soviétique. Mais les
forces en présence sont très inégales : le conflit, qui a relancé la machine
américaine, laisse l’URSS exsangue en 1945. Dominé sur les plans militaire et
économique, Moscou n’a alors aucun intérêt à l’ouverture des hostilités.

PAR ROGER MARTELLI


Rassemblement, au Madison Square Garden de New York, le 4 juin 1947
Des milliers de personnes opposées à la loi Taft-Hartley, qui restreint les prérogatives des syndicats et limite le droit de
grève. Les participants demandent au président Truman d’opposer son veto à cette loi.
© Sam Falk/The New York Times-Redux-REA.

Largement épargnés par la guerre, les Etats-Unis enregistrent une croissance


spectaculaire entre 1941 et 1945. Leur revenu national a doublé pour atteindre
trois fois celui de la Russie et plus de cinq fois celui du Royaume-Uni. En 1945, le
pays détient les deux tiers des réserves d’or et les trois quarts des capitaux investis
dans le monde entier ; il possède la moitié des capacités industrielles et la plupart
des surplus agricoles ; il contrôle l’accès aux principales réserves mondiales de
pétrole et en produit lui-même. Il se trouve enfin à la tête du dispositif militaire le
plus puissant, maîtrisant les airs et les mers, et détenant, seul, le secret bien
protégé de l’arme atomique.
Grèves et mécontentement paysan

Affiche de propagande soviétique (détail), 1946.


© akg-images.

Et pourtant les Etats-Unis semblent touchés par un sentiment latent d’incertitude.


La situation fragile de l’Europe les inquiète, ils craignent de voir leur hégémonie
disputée en Amérique latine, ils redoutent les effets de la reconversion industrielle,
avec le retour des combattants sur le marché du travail et une forte inflation. Le
trouble se traduit par un fort mécontentement paysan (contre le contrôle des prix)
et par de nombreuses grèves, surtout en 1946.

Alors que la fin de la guerre marque un peu partout une percée de la gauche,
l’inverse a lieu aux Etats-Unis. Dès 1944, la droite du Parti démocrate obtient la
désignation à la vice-présidence de Harry Truman contre l’homme du New Deal,
Henry Wallace, qui s’opposera plus tard à l’antisoviétisme de guerre froide. Les
élections de 1946 sont une victoire pour les républicains, qui élèvent la voix pour
freiner toute réforme sociale et qui, en 1947, vont imposer la loi Taft-Hartley, qui
muselle le monde syndical et freine les velléités réformatrices de la puissante
centrale AFL-CIO (dix millions de membres en 1945). Cette inflexion à droite
marque en profondeur le champ économique et social, et la politique étrangère.
Une Américaine au foyer présentant des provisions stockées dans un abri antiatomique pendant la guerre froide, dans les
années 1950.
© Hulton Archive/Getty Images.

Face au géant américain, l’Union soviétique ne fait pas militairement le poids. La


force de son infanterie et de son artillerie ne compense pas sa faiblesse navale et
aérienne, ni son handicap nucléaire. Les pertes humaines (de 26 à 30 millions de
morts selon les estimations hautes) et les destructions matérielles gigantesques
(cinq fois et demie le revenu national de 1939) l’ont laissée exsangue.

La « grande guerre patriotique » a relâché la tension politique et les formes


draconiennes de gestion économique mises en place après 1929. En même temps,
elle a renforcé la centralisation administrative et la personnalisation du pouvoir au
bénéfice de Joseph Staline. En fait, elle a provoqué une hésitation fondamentale au
sein du groupe dirigeant.
Superpuissances inégales (1945-1990)

Certains (Andreï Jdanov) considèrent que les nouvelles marges de manœuvre


internationales permettent d’assouplir durablement le volontarisme des
années 1930 et de porter l’effort vers les industries de biens de consommation.
D’autres au contraire (Lavrenti Beria, Gueorgi Malenkov) pensent qu’il faut
maintenir le modèle rigoureux antérieur et donner la priorité au complexe
militaro-industriel.

Intellectuels et artistes accusés de « décadentisme


occidental ».
Affiche de propagande soviétique pour le IVe plan quinquennal (1946 - 1950).
© Coll. BDIC.

Dès 1946, Staline a tranché en faveur du second groupe. La tension internationale,


les troubles dans l’armée, la criminalité urbaine et les mauvaises récoltes
provoquent un retour vers le pilotage ultracentralisé de l’économie. Au même
moment, en lien avec le durcissement diplomatique, s’engage une vive reprise en
main idéologique sous la forme d’une lutte contre le « décadentisme occidental »,
c’est-à-dire l’attraction supposée pour la culture venue de l’Ouest.

Dirigée d’abord contre les milieux intellectuels et artistiques, l’offensive est


conduite par Jdanov, avant sa disparition en 1948. L’URSS de 1946-1947 n’est pas
disposée à une rupture de la « Grande Alliance » qui l’unissait aux Etats-Unis
pendant la seconde guerre mondiale, mais elle se prépare mentalement à un
nouveau cours.

Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) •
Manuel d’histoire critique, 2014

Qui a provoqué la guerre froide ?


La guerre froide n’avait rien d’inéluctable. Pendant trente ans, les Etats-Unis et
l’URSS ont vécu dans une relative concorde, au point même de se retrouver
alliés pendant la seconde guerre mondiale. C’est l’émergence, côté américain,
de la politique de l’« endiguement » qui mettra le feu aux poudres et
provoquera la rupture de la « Grande Alliance ».

PAR ROGER MARTELLI

« Numéro 1A », de Jackson Pollock, 1948.


C’est aux Etats-Unis, au lendemain de la seconde guerre mondiale, que naît l’expressionnisme abstrait. Ses fondateurs,
parmi lesquels Jackson Pollock, refusent la figuration et privilégient la liberté du geste, le travail de la matière et
l’utilisation de nouvelles techniques, tel le dripping, qui consiste à laisser goutter son pinceau au-dessus de la toile.
Pendant la guerre froide, Washington instrumentalise ce mouvement afin de démontrer l’existence, en Amérique, d’une
liberté créatrice dont le réalisme socialiste serait dénué.
© akg-images © Adagp, Paris 2014.

Pour certains, la guerre froide a commencé en 1917, avec la victoire du


communisme soviétique. Pour d’autres, elle débute en 1941, quand la
mondialisation de la guerre fait émerger la double puissance des Etats-Unis et de
l’URSS. En fait, tout se joue entre 1945 et 1947.

Une femme pose avec une boîte de chewing-gums baptisés « Menace rouge » en 1951
Pendant la chasse aux sorcières anticommuniste menée par John Parnell Thomas et Joseph McCarthy, une période
connue sous le nom de maccarthysme. © INP/AFP/ Photo colorisée.

Dès 1943, de nombreux diplomates américains expriment leur crainte d’une


maîtrise soviétique de l’Eurasie. De leur côté, les dirigeants soviétiques se méfient
toujours de l’Occident capitaliste, en particulier du Royaume-Uni, dont les
dirigeants affichent un antisoviétisme radical. Winston Churchill est ainsi le
premier, dans un télégramme daté du 12 mai 1945, à utiliser la formule « rideau de
fer » pour désigner la coupure qui, selon lui, s’est installée entre l’est et l’ouest de
l’Europe.

Au départ, les Etats-Unis considèrent que la liberté des échanges et le nouveau


système des relations internationales mis en place en 1945 suffisent à assurer leur
hégémonie. L’Union soviétique, elle, a pour objectif prioritaire de consolider les
frontières héritées de la guerre et de constituer, sur son flanc ouest, un glacis
protecteur, retournant à son profit le « cordon sanitaire » établi par les
Occidentaux après la révolution bolchevique de 1917.

En 1947, l’« endiguement » devient le fondement


officiel de la diplomatie américaine.

Mais dès les premiers mois de son entrée en fonction (12 avril 1945), poussé par le
glissement à droite de l’opinion américaine, le président américain Harry Truman
décide qu’il en a assez de « pouponner les Soviétiques ». Il s’aligne peu à peu sur une
administration américaine où les tenants d’une attitude ouverte cèdent le pas aux
partisans d’une ligne plus dure, à l’image d’un diplomate en poste à Moscou,
George Kennan, qui suggère dès février 1946 d’« endiguer » l’expansion soviétique.
La stratégie de la peur s’installe.

Couverture d’un livret édité en 1949 par les Combattants de la paix et de la liberté (connus sous le nom de Mouvement
de la paix et proches du Parti communiste français), sous la forme d’une lettre-pétition au président Truman condamnant
sa politique agressive envers l’URSS et la création de l’Alliance atlantique.
© Coll. Casagrande/adoc-photos.

La volonté soviétique de se préserver un accès au pétrole iranien et d’assurer son


libre passage dans les détroits turcs (1946) est ainsi présentée comme le signe
d’une stratégie d’expansion. En fait, les responsables américains craignent moins
une poussée soviétique, qu’ils savent impraticable, que la conjonction possible entre
la diplomatie russe, la montée de la gauche en Europe occidentale et l’émergence,
dans le monde colonial, d’un nationalisme tenté par les discours marxistes ou
marxisants. En 1946, les négociations entre les alliés d’hier s’enlisent sur tous les
sujets délicats : Allemagne, Corée, arme atomique.

Tandis que la guerre civile entre communistes et monarchistes s’installe en Grèce,


les Etats-Unis décident d’accélérer le rapprochement entre les trois zones
d’occupation occidentale en Allemagne. Le 12 mars 1947, le président américain
affirme que le « monde libre » est menacé. L’endiguement (containment) du
communisme devient la base officielle de la diplomatie américaine (on parlera de la
« doctrine Truman »). A Moscou, le changement du personnel diplomatique
indique la volonté soviétique de se préparer au pire.

L’URSS rejette le plan Marshall


Le 5 juin 1947, le secrétaire d’Etat américain, le général George Marshall, donne
la version économique et européenne de la politique présidentielle. Son projet d’aide
économique américaine (le « plan Marshall ») est officiellement proposé à tous les
Etats européens. D’abord hésitants, les Soviétiques finissent par se convaincre que
la proposition américaine menace leur mainmise sur l’Europe centrale et orientale.
En juillet, ils entraînent leurs alliés dans leur refus. A la fin septembre 1947, dans
une réunion communiste internationale restreinte, le Soviétique Andreï Jdanov
explique que le monde est désormais partagé en « deux camps ». Le journaliste
Walter Lippmann peut alors écrire que la « guerre froide » a commencé.

Document
Dans un câble du 15 mars 1948, le diplomate George Kennan propose au sous-secrétaire d’Etat américain Dean
Acheson un plan pour empêcher la victoire des communistes en Italie.

L’Italie est évidemment un enjeu crucial. Si les communistes y remportent les élections, notre position en
Méditerranée, et peut-être même en Europe occidentale, sera ébranlée. Je suis persuadé que les communistes ne
peuvent pas gagner sans intimider les électeurs ; et il vaudrait mieux que les élections n’aient pas lieu, plutôt qu’ils
les gagnent dans ces conditions. Pour toutes ces raisons, je demande s’il n’est pas préférable que le gouvernement
italien interdise le Parti communiste et prenne des mesures énergiques contre lui avant les élections. Les
communistes répondraient probablement par la guerre civile, ce qui nous donnerait un motif pour réoccuper la base
aérienne de Foggia, ou toute autre installation que nous souhaiterions. Cela engendrerait certes une effusion de
violence, et une probable division militaire de l’Italie. Mais nous sommes proches de la date limite, et je pense que
cette solution est préférable à une élection épargnée par le sang, sans intervention de notre part, mais qui
donnerait aux communistes la totalité de la péninsule et diffuserait des vagues de panique dans les régions
alentour.

Cité dans Anders Stephanson, Kennan and the Art of Foreign Policy, Harvard University Press, 1992.

Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) •
Manuel d’histoire critique, 2014

À quoi servit le plan marshall


Sur son site Web, l’Union européenne dresse son autoportrait : ses « racines
historiques remontent à la seconde guerre mondiale. Les Européens voulaient
se mettre à jamais à l’abri d’une telle folie meurtrière ». Largement diffusé dans
les médias et les salles de classe, ce récit néglige délibérément le rôle majeur
des Etats-Unis dans l’intégration économique du Vieux Continent.

PAR ROGER MARTELLI


Concours allemand d’affiches pour la propagande du plan Marshall (ou European Recovery Program, ERP), présenté à
l’Office d’information de Francfort (République fédérale d’Allemagne) le 27avril 1950.
© DR/adoc-photos.

A la fin du conflit, l’A llemagne est provisoirement hors jeu. Le Royaume-Uni et la


France conservent leurs empires coloniaux, mais sortent affaiblis de la guerre.
Celle-ci a en effet accéléré le redressement économique américain – amorcé dès les
années 1930 – et accentué les difficultés du Vieux Continent. La dynamique de
l’antifascisme, prolongée dans la lutte contre l’occupation nazie, a orienté la
politique des Etats européens vers la gauche. Si le communisme reste un
phénomène minoritaire, il enregistre une percée spectaculaire, en adhérents (6 à
7 millions) et en votes (plus de 20 % en Finlande, en France, en Islande et en
Italie). Conjuguée au poids de l’économie de guerre et à la consolidation de la
social-démocratie, cette poussée conforte l’émergence de formes originales de
régulation économique. Le capitalisme dominant est à peu près partout tempéré
par les mécanismes de l’Etat-providence. Lequel s’est développé après la guerre :
c’est en 1942 que l’économiste William Beveridge énonce dans un rapport officiel
les bases de l’« Etat de bien-être » (welfare state), puis celles du plein-emploi
(1944).

Trop d’Etat ? En 1946 et 1947, l’A mérique observe avec inquiétude l’évolution
politique de l’Europe. Au printemps 1947, ses diplomates s’alarment de l’ampleur
supposée de la crise économique et sociale européenne, car ils sous-estiment
volontairement les résultats prometteurs de la reconstruction engagée. Un des
objectifs de ces alertes est de justifier, auprès des congressistes américains, l’octroi
d’une aide économique à l’Europe occidentale meurtrie, pour « endiguer » le
communisme.

Coca-Cola, Hollywood et libéralisation des échanges :


telles sont les contreparties de l’aide américaine.

Lancé le 5 juin 1947, le plan Marshall en est l’instrument. Le 12 avril 1948, le


Congrès vote le montant global de l’aide (13 milliards de dollars, 1,2 % du produit
national brut [PNB] américain, bien davantage que l’aide actuelle au tiers-monde)
et entérine ses conditions : les seize Etats bénéficiaires doivent se regrouper dans
une Organisation européenne de coopération économique (OECE, devenue OCDE
en 1960), rééquilibrer leur balance des paiements et fonder leur reconstruction sur
la libéralisation des échanges.
L’aide s’accompagne de traités bilatéraux contraignants, par lesquels l’A mérique
s’octroie le droit de donner des « conseils » sur l’utilisation des sommes allouées et
développe ses exportations vers l’Europe. Surplus agricoles, produits industriels,
Coca-Cola et films hollywoodiens illustrent la puissance du modèle américain et la
vitalité du « billet vert ».

Une pluie de dollars

L’Union européenne naît donc de la guerre froide, et non de la fin de la seconde


guerre mondiale, comme cela se dit souvent. Les dirigeants occidentaux
multiplient les rencontres en 1948. Le Britannique Ernest Bevin propose une
Union de l’Europe occidentale en janvier, un congrès se réunit à La Haye en mai et
le Français Georges Bidault avance l’idée d’une Union économique et douanière en
juillet. Le blocus de Berlin (juin 1948 - mai 1949) précipite la coupure de
l’A llemagne en deux Etats distincts, la République fédérale d’A llemagne (RFA,
mai 1949) et la République démocratique allemande (RDA, octobre 1949).
L’Europe centrale et orientale, elle, est intégrée en 1949 dans les réseaux du
Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM ou Comecon), réponse
soviétique au plan Marshall.

A l’Ouest, les projets fédéraux, politiques et militaires butent sur des résistances.
Le blocage institutionnel pousse les responsables européens à contourner le
problème par le biais de l’union économique, dans le cadre « atlantique » de la
guerre froide. La première initiative sérieuse, en mai 1950, conjugue les efforts de
la France et de la nouvelle RFA. Sous la houlette du Français Jean Monnet est mise
en place une Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) qui
regroupe six pays occidentaux à partir d’avril 1951. C’est le point de départ
véritable d’une construction européenne fondée sur l’unification des marchés.

Document
Jean Monnet, dont le corps repose au Panthéon, apparaît sous un jour très favorable dans les manuels scolaires
français (1). Dans L’Europe sociale n’aura pas lieu (Raisons d’agir, 2009), les politistes Antoine Schwartz et
François Denord rappellent quelques aspects souvent ignorés de la vie du « père fondateur de l’Europe » (2).

1 Il est secrétaire général adjoint de la SDN de 1919 à 1923. Pendant la guerre, il est nommé fonctionnaire aux
Etats-Unis et participe au Victory Program. En 1942, Roosevelt le charge de réconcilier Giraud et de Gaulle. Il est
nommé au CFLN (Comité français de libération nationale), puis de Gaulle lui confie le Commissariat général au
plan en 1945. Parallèlement, il multiplie les initiatives en faveur de la construction européenne, qui font de lui un
des pères fondateurs de l’Europe.

2 Jean Monnet est l’héritier d’une famille de négociants en cognac. Né en 1888, il arrête ses études à l’âge de
16 ans pour rejoindre l’entreprise familiale. (…) Après guerre, il devient l’adjoint du secrétaire général de la
récente Société des nations (SDN), puis démissionne en 1923 pour reprendre en main les affaires familiales.
Jean Monnet entame à cette époque une carrière de haute volée dans le monde de la finance. Il en garde tout au
long de sa vie des amitiés, notamment au sein de la banque Lazard. Dans les années 1920, il intègre Blair and
Co, une firme d’investissement américaine, et devient le vice-président de sa filiale française. (…) En 1929, il est
nommé vice-président de la Bancamerica Blair à San Francisco, puis vice-président du holding Transamerica.

Manuel d’histoire de terminale, Nathan, coll. « Jacques Marseille », 2004 ; François Denord et Antoine Schwartz,
L’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’agir, 2009.

Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) •
Manuel d’histoire critique, 2014

Idéologie, propagande et paranoïa


Bien que « froid », l’affrontement entre les Etats-Unis et l’URSS n’en est pas
moins un conflit total : de l’armée aux médias, de l’industrie à la culture, de la
science à la diplomatie, tous les secteurs sont concernés. Les sociétés
américaine et soviétique se trouvent en particulier ébranlées par l’intense
guerre de propagande que se livrent les deux Etats, et par l’extension des
services policiers.

PAR ROGER MARTELLI


Une famille américaine regarde la télévision dans son salon, 1957.
© Harold M. Lambert/Getty Images.
« Nous avons été victorieux dans la guerre, nous le serons aussi dans le travail ! » L’ancien soldat est devenu conducteur
de moissonneuse dans un kolkhoze. Affiche de propagande soviétique, par Viktor Koretsky, 1947.
© W. Koretzki/ akg-images.

La guerre froide se structure, à la fin des années 1940, autour de deux systèmes
d’alliances militaires et stratégiques. Seule puissance maritime et planétaire, les
Etats-Unis se lancent dans la construction de structures continentales intégrées.
La première se noue en Amérique latine (Organisation des Etats américains,
septembre 947), mais c’est l’Europe qui est au cœur des préoccupations. La
résolution Vandenberg (11 juin 1948) permet à Washington de s’insérer dans une
alliance militaire. C’est chose faite le 4 avril 1949, avec la signature du traité de
l’A tlantique nord entre les Etats-Unis, le Canada et dix pays européens. La victoire
des communistes chinois (octobre 1949) et la guerre de Corée (1950-1953)
élargissent le champ de la guerre froide. Les Etats-Unis s’orientent vers le
réarmement de l’A llemagne et vers un réseau élargi d’alliances, en Asie et au
Proche-Orient.
Jusqu’en mai 1955 (création du pacte de Varsovie), l’URSS, puissance continentale,
se contente d’un réseau de traités militaires bilatéraux avec ses alliés européens et
chinois. Mais, dans la pratique, le contrôle des dispositifs de défense est tout aussi
brutal que celui des institutions économiques et des services policiers. A l’Est
comme à l’Ouest, l’espionnite devient une vertu publique.

En 1948, Harry Truman se fait réélire autour du thème du Fair Deal, une version
édulcorée du New Deal de Franklin D. Roosevelt (lire p. 56). En fait, il compose
avec la pression des républicains, qui refusent les régulations étatiques et veulent
durcir encore l’attitude à l’égard de l’URSS. La dépression de la fin des
années 1940, la bombe atomique soviétique (août 1949) et la guerre de Corée
marquent une nouvelle inflexion. La course aux armements s’accélère à partir de
1950 (quadruplement des dépenses militaires entre 1950 et 1960). Le complexe
militaro-industriel devient un moteur de la puissance économique américaine.

En URSS, l’année 1948 parachève le retour au système ultracentralisé des


années 1930. Le pouvoir personnel de Joseph Staline est plus absolu que jamais, sur
un parti profondément renouvelé par la guerre. Tous les efforts sont tendus vers
l’armement et donc vers l’industrie lourde, au détriment des industries de biens de
consommation et de la paysannerie.

Le caractère total de la guerre rejaillit sur les sociétés. L’obsession sécuritaire se


développe aux Etats-Unis, où Truman use de ses pouvoirs présidentiels étendus
pour mettre en place, en 1947, le Conseil de sécurité nationale (NSC) et la Central
Intelligence Agency (CIA). Le 21 mars 1947, un décret présidentiel établit un
programme de vérification de la loyauté des fonctionnaires fédéraux. Sous la
pression des républicains, et notamment du sénateur du Wisconsin Joseph
McCarthy, ce contrôle s’étend vite à toute la société, sous des formes paranoïaques.
En cinq ans, des millions d’A méricains sont soumis à des enquêtes judiciaires et
policières : la grande peur de l’A mérique débouche sur une « chasse aux sorcières »
qui frappe tous les milieux, y compris rooseveltiens (Charlie Chaplin doit s’exiler).

L’« homme nouveau » soviétique répond à l’« American


way of life ».
En URSS, le raidissement idéologique de 1946 se prolonge par une nouvelle vague
répressive qui s’étend à toutes les démocraties populaires d’Europe de l’Est : c’est le
retour des grands procès truqués. Les dernières années du pouvoir stalinien voient
l’expansion des organes de répression policière et marquent l’apogée du système
concentrationnaire (2,5 millions de détenus en 1953). Dans le même temps,
l’intelligentsia est mise au pas : même en littérature et en art, il faut « choisir son
camp ».

La jdanovschina (le « jdanovisme ») répond au maccarthysme, la célébration de


l’« homme nouveau » soviétique à l’A merican way of life. Tandis que les partis
communistes du monde occidental encensent le modèle soviétique, des revues
(Reader’s Digest) et des officines de propagande s’attachent à vanter l’idéologie du
« monde libre » contre le « totalitarisme » et à prôner les vertus du management à
l’américaine.

Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) •
Manuel d’histoire critique, 2014

De l’Amérique latine à l’asie, les dictatures


prolifèrent
L’appellation « monde libre » par laquelle le camp occidental se désigne pour
s’opposer au totalitarisme est à bien des égards usurpée. En Iran, à Cuba, au
Guatemala ou en Espagne, le bloc de l’Ouest s’accommode parfaitement des
dictatures. Mieux, il en a installé certaines, n’hésitant pas à favoriser des coups
d’Etat contre des régimes démocratiques.

PAR ROGER MARTELLI


Affiche cubaine de soutien au parti de l’Unité révolutionnaire nationale guatémaltèque, par Rafael Enriquez, 1982.
Cette affiche fut réalisée à la demande de la Conférence de solidarité avec les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique
latine (Ospaaal, en espagnol), fondée en janvier 1966 à Cuba. Ce mouvement tiers-mondiste combat l’apartheid en
Afrique du Sud, soutient le Vietnam dans sa guerre contre les Etats-Unis, dénonce le pillage des pays du Sud, etc.
Affiche tirée du livre L’Affiche tricontinentale de la solidarité, de Richard Frick, Comedia, Berne, 2003/DR.

« Totalitarisme » ou « monde libre » (Harry Truman), « camp de la guerre » ou


« camp de la paix » (Andreï Jdanov) : dans les années qui suivent la seconde guerre
mondiale, le « neutralisme » est refusé de part et d’autre.

Les ennemis d’hier deviennent des alliés. En Allemagne, les Etats-Unis tournent le
dos à la politique de dénazification entreprise après 1945, intègrent des cadres du
régime nazi défait, puis font du réarmement allemand une condition de l’équilibre
des forces sur le continent. Au Japon, après la condamnation des principaux
criminels de guerre en 1948, Washington engage unilatéralement le rétablissement
d’une souveraineté nationale. Avec le traité de paix de San Francisco (8 septembre
1951) et le traité de sécurité nippo-américain qui l’accompagne, le Japon peut se
joindre à la défense du « monde libre ».

Le général Franco à l’onu

Couverture de l’édition originale du Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, 1932.


© akg-images/Interfoto/ Sammlung Rauch
Tout Etat qui se proclame anticommuniste est a priori un allié des Etats-Unis. Si
bien que le « monde libre » vanté par le président Truman compte nombre de
dictatures. Dès le début de la guerre froide, les Américains ont décidé de
s’accommoder de la dictature portugaise mise en place par António de Oliveira
Salazar en 1933. En 1948, le Portugal bénéficie du plan Marshall, puis entre dans
l’Organisation du traité de l’A tlantique nord (OTAN). En 1945, la conférence de
Potsdam a mis l’Espagne de Francisco Franco au ban des nations démocratiques.

Mais les diplomates américains se disent de plus en plus soucieux de la


« tranquillité » de ce pays. Après 1948, la porte du monde occidental s’ouvre
également à l’Espagne franquiste. En 1950, l’Organisation des Nations
unies (ONU) lève la condamnation qui pèse sur elle ; en 1953, les Etats-Unis y
installent des bases militaires ; et enfin, en 1955, la dictature franquiste obtient sa
place à l’ONU.

L’URSS a soutenu les pays qui voulaient rompre avec la


tutelle coloniale.

En 1968, l’acteur John Wayne réalise et produit un film à la gloire de l’intervention américaine au Vietnam.
DR
Economiquement dépendante, l’A mérique latine est d’abord jugée sans importance
dans le dispositif de lutte contre le communisme. Mais Washington observe avec
perplexité l’installation de gouvernements plus ou moins réformistes, souvent
soutenus par le monde syndical ou communiste. Ce qui nourrit son désir
d’intervention. En 1954, le président du Guatemala, Jacobo Arbenz, est renversé
par un coup d’Etat organisé par la Central Intelligence Agency (CIA).

Les dictatures en place en République dominicaine, au Nicaragua, à Cuba et au


Venezuela vont devenir les pivots de la maîtrise américaine. Il en est de même de
l’Iran dès 1953 (coup d’Etat contre Mohammad Mossadegh) et de l’A sie orientale
lors de la seconde guerre du Vietnam.

Quand la guerre froide se déclenche, le monde colonial commence à s’ébranler,


mais cela ne touche qu’indirectement les deux superpuissances rivales.
Officiellement, Etats-Unis et Union soviétique partagent un même
anticolonialisme doctrinal. Cependant, Washington suit avec inquiétude l’évolution
du monde colonial. Le nationalisme africain s’appuie fortement sur un mouvement
syndical turbulent, que révèle la grande grève des 19 000 cheminots d’A frique-
Occidentale française en 1947. Quant au modèle vietnamien popularisé par Ho Chi
Minh, il témoigne des liens qui peuvent se nouer entre le nationalisme et le
communisme, comme c’est aussi le cas aux Philippines ou en Indonésie.
Publicité pour Radio Free Europe, années 1950.
DR.

Le « laquais » des américains


L’URSS réagit d’abord avec prudence : arc-boutée sur l’Europe, la puissance
soviétique se méfie de nationalismes qu’elle a du mal à contrôler. Il faut attendre
l’extrême fin de l’époque stalinienne pour que s’amorce une inflexion bienveillante
en direction de l’Inde de Jawaharlal Nehru, jusqu’alors dénoncée comme un
« laquais » des Américains. A partir de 1955, Nikita Khrouchtchev se rapproche
de l’Egypte, de la Birmanie et de l’Indonésie. Après quoi les Soviétiques
soutiennent ouvertement les pays qui veulent se détacher de la vieille tutelle
impérialiste. En 1960, les « Etats de démocratie nationale » sont officiellement
désignés comme des alliés potentiels.
BÊTISIER
Depuis la fin de la guerre froide, « la véritable force de paix est l’OTAN », affirme sans
nuances un manuel édité par Magnard (première, 2011). En intervenant militairement
en Afghanistan, en Irak et en Libye, l’OTAN a davantage contribué à déstabiliser ces
pays qu’elle n’y a installé l’harmonie et la concorde.

● Pendant la mandature de M. Sebastián Piñera – un riche homme d’affaires


conservateur devenu président du Chili en 2010 –, le Conseil national de l’éducation a
entrepris de réviser les programmes d’histoire. Rendu public en janvier 2012, son
rapport enjoint aux manuels scolaires de ne plus désigner le régime de
Pinochet (1973-1990) comme une « dictature », mais comme un « régime militaire ». ●
Les deux fois où il évoque la guerre de Suez, le manuel de terminale édité par Nathan en
2004 ne mentionne pas Israël dans la liste des assaillants. « Le Royaume-Uni et la
France décident d’intervenir en Egypte pour reprendre le contrôle du canal de Suez »,
se contente d’expliquer le texte.

Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire
critique, 2014

IDÉE REÇUE

« Le communisme, on a vu ce que ça a
donné »
Quiconque s’emploie à critiquer la mondialisation libérale se voit souvent
opposer le « bilan du communisme » – sous-entendu : le goulag, la répression
policière, les pénuries alimentaires… Cet argument, qui permet de disqualifier
l’idée même de solution de rechange au marché capitaliste, montre combien il
reste difficile de tirer les enseignements de la période soviétique.

PAR DOMINIQUE VIDAL


Bal sur une place de Yalta en Ukraine. Photographie de Davide Monteleone, 2007.
© Davide Monteleone/VII.

Vingt-cinq années se sont écoulées depuis la chute du mur de Berlin. Pourtant, la


propagande visant à réduire le « communisme réel » au goulag reste plus
prégnante que jamais. Un spécialiste en la matière, l’historien Stéphane Courtois,
répète même que « la dimension génocidaire des régimes communistes apparaît en
toute clarté ». L’enjeu de cette bataille d’idées concerne moins le passé que le
présent et l’avenir : il s’agit de bétonner dans l’opinion la conviction qu’il n’y a
« pas d’alternative » à la loi des marchés.

Que le socialisme soviétique et ses variantes aient mis en œuvre – en la


pervertissant – l’idéologie marxiste ou qu’ils lui aient été, dès l’origine, étrangers,
peu importe en définitive : plus de soixante-dix ans durant, ce modèle a été, pour la
majorité de l’humanité, identifié à l’idée même de socialisme. Et l’échec du premier
a donc profondément entaché la seconde.

Les conséquences de la disparition de l’Union soviétique et de ses alliés européens


auraient déjà dû semer le doute sur ces jugements à l’emporte-pièce. Pour les
peuples concernés, il s’est agi d’un basculement dans le capitalisme sauvage,
ouvrant une période de grave régression sociale et morale. Entre 1991 et 1994,
l’espérance de vie à la naissance des hommes russes a diminué de sept ans ; en
2010, elle n’avait toujours pas retrouvé son niveau des années 1980.

« Sans titre », photomontage d’Ion Barladeanu, 2006.


© Ion Barladeanu/2006/Coll. Emmanuel Rioufol.

Depuis 1991, d’un bout à l’autre de la planète, des mouvements de libération


nationale ont également vu disparaître leur principal point d’appui : ayant perdu
son statut d’enjeu dans le combat entre l’Est et l’Ouest, leur cause a quitté le devant
de la scène internationale, perdant ainsi ses moyens d’action et d’influence.
Palestiniens, Nicaraguayens, Angolais, Mozambicains, voire Sahraouis peuvent en
témoigner douloureusement. A l’échelle mondiale, l’Occident, avec à sa tête les
Etats-Unis, débarrassé de son ennemi principal et de la pression qu’il exerçait sur
lui, a même pu se croire, un temps, seul maître du monde…

Le manichéisme de cette campagne fait aussi l’impasse sur le contexte historique


de l’expérience communiste. La révolution d’octobre 1917 a mis en chantier la
première société échappant au système capitaliste qui, depuis son apparition,
régnait sans partage sur la planète. Cette « première » s’est déroulée dans un pays
peu avancé, puis dans des Etats à peine libérés du joug colonial. Enfin, elle a dû
faire face à l’hostilité du monde occidental (boycotts de tous ordres, ruineuse course
aux armements et aux interventions étrangères, etc.).

Avant sa sanglante décomposition, la yougoslavie a


expérimenté des formes audacieuses d’autogestion.

Reste que le passage, si courant qu’on pourrait le penser obligé, des expériences
communistes par des phases de répression massive, parfois monstrueuse, impose à
quiconque croit en un changement radical de nos sociétés un devoir de réflexion. Il
importe de mettre au jour les racines et les mécanismes de cette dégénérescence
comme les raisons de la faillite des tentatives de réforme démocratique de ces
régimes. Dernière en date, le « printemps de Prague » de 1968, que Moscou et ses
alliés écrasèrent militairement, sans mesurer que cette ultime aventure équivalait,
à terme, à un suicide collectif.

Mais les leçons à tirer de sept décennies de communisme ne sont pas que négatives.
Quiconque visitait l’Union soviétique ne pouvait manquer d’être frappé par le
niveau culturel exceptionnel de sa population, par la gratuité de l’éducation
supérieure, le prix très bas du logement. La Chine, malgré le terrible gâchis de la
période maoïste, est devenue la deuxième puissance mondiale par son produit
intérieur brut (PIB). La Yougoslavie, avant sa sanglante décomposition, avait
expérimenté des formes audacieuses d’autogestion. Cuba a construit un système de
santé sans égal en Amérique latine. Le Vietnam est parvenu à surmonter des
décennies de guerres, française puis américaine…

Bref, rien ne serait plus absurde que de répondre à la campagne de disqualification


du communisme par le silence, en dissimulant ses expériences sous le tapis.
Analyser ces dernières, en comprendre les ombres comme les lumières, constitue un
moment nécessaire de la reconstruction d’un projet de transformation sociale.

MANUEL SCOLAIRE ROUMAIN

A en croire ce manuel de 2006, l’héritage communiste serait seul responsable des


problèmes économiques et sociaux que connaît actuellement la Roumanie…

Les principales difficultés liées à la transition vers la démocratie découlent de l’héritage


communiste. (…) Entré en déclin accéléré dès le début des années 1980, le régime nous
a laissé une crise profonde. Celle-ci peut être observée dans le domaine économique –
industrie, agriculture, commerce – mais également au niveau de la mentalité collective.
Régime idéologique, le communisme a été caractérisé par une économie de commande,
où la mobilisation sociale et le travail étaient réalisés par des méthodes coercitives. Ce
régime une fois tombé, les relations sociales et économiques entre les partenaires
sociaux ont changé. Toutes les valeurs rejetées par l’ancien régime ont désormais été
acceptées : l’initiative individuelle, le désir de gagner de l’argent, l’esprit de concurrence.
Le passage à ce genre de pratiques sociales ne s’est pas fait sans effort, le communisme
ayant détruit l’éthique du travail. Régime illégal générateur de pratiques illégales, le
communisme a détruit également le respect pour le droit.

Anisoara Budici, Mircea Stanescu et Dragos Tigau, Istorie, Sigma, 2006. Cité dans Pierre
Boutan, Bruno Maurer et Hassan Remaoun (sous la dir. de), La Méditerranée des
Méditerranéens à travers leurs manuels scolaires, L’Harmattan, coll. « Manuels scolaires
et sociétés », 2012.

Dominique Vidal
Journaliste et historien, coauteur avec Alain Gresh de l’ouvrage
Les 100 Clés du Proche-Orient, Fayard, Paris, 2011.
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire
critique, 2014

La guerre froide au miroir de Berlin


Divisé en quatre zones en 1945, puis en deux après la construction d’un mur
séparant ses secteurs ouest de son secteur est, et enfin réunifié en 1989, Berlin
a été le théâtre de nombreuses ingérences étrangères. Pendant cinquante ans,
la capitale de l’Allemagne a reflété l’équilibre international, son histoire se
confondant avec celle de la guerre froide.

PAR LIONEL RICHARD


Un demi-siècle de divisions
Début mai 1945, l’A rmée rouge entre dans Berlin. Les troupes américaines et
britanniques n’y arrivent qu’en juillet. Cependant, conformément aux accords
conclus entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Union soviétique à la conférence
de Yalta (février 1945), la ville – bien que située dans le secteur soviétique – va être
divisée, tout comme le reste de l’A llemagne, en quatre zones d’occupation.

Les divergences entre les gouvernements occidentaux et celui de l’URSS ne tardent


pas à tourner à l’opposition ouverte. Chacun organise à sa manière la
dénazification et la démocratisation dans le secteur qu’il administre. Un conseil de
contrôle interallié a beau avoir été institué, le terrain d’entente reste artificiel. Dès
l’été 1945, la méfiance des autorités américaines et britanniques à l’égard des
intentions supposées de Joseph Staline se manifeste clairement. En 1946 et 1947,
les représentants des Etats-Unis n’hésitent pas à passer à l’action pour ancrer les
zones occidentales dans l’orbite du « monde libre ». Berlin, par sa position, devient
ainsi un enjeu essentiel de la stratégie américaine de l’endiguement (lire p. 88).

Blocus et pont aérien


Au printemps 1948, après l’étape transitoire d’une « bizone » qui a regroupé en
janvier 1947 les secteurs britannique et américain, les ministres des affaires
étrangères des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de la France et du Benelux
s’accordent, à Londres, sur une réforme monétaire dans les trois zones
occidentales. Leur projet : y former un gouvernement « libre et démocratique » –
donc couper l’A llemagne en deux. Sous prétexte que son économie a été socialisée,
la zone soviétique est mise à l’écart et, par conséquent, Berlin avec.

En conséquence, le gouvernement soviétique accuse les Etats occidentaux de violer


les dispositions prises à la conférence de Potsdam, en juillet 1945, puisque le
principe de l’unité de l’A llemagne, qui s’y trouvait garanti, est remis en cause. A
Berlin, le maréchal Vassili Sokolovski, pour protester, se retire du conseil de
contrôle interallié, et la situation s’envenime. Les Occidentaux, qui avaient
précédemment déclaré exclure Berlin de la réforme monétaire, l’y intègrent le
20 juin. Dans la nuit du 23 au 24 juin 1948, l’URSS décrète alors le blocus des
secteurs occidentaux. Le président américain Harry Truman répond par un pont
aérien. Jusqu’au 11 mai 1949, date à laquelle l’URSS finit par céder, n’ayant pu
obtenir les négociations qu’elle souhaitait, des avions américains transportent les
tonnes de marchandises nécessaires.

« Vous vivez sur une île qui défend sa liberté », proclame


Kennedy devant les habitants de Berlin-Ouest.

Entre-temps, le 8 mai, les Occidentaux ont unifié leurs zones d’occupation ; la


République fédérale d’A llemagne (RFA), avec Bonn pour capitale, est créée le
23 mai. Les Soviétiques ripostent en instaurant dans leur zone orientale un Etat
socialiste. La République démocratique allemande (RDA) est proclamée le
7 octobre 1949, avec Berlin-Est pour capitale.

La situation s’envenime en 1961. Les forces soviétiques abattent un avion espion


américain, et Nikita Khrouchtchev, à la tête de l’URSS, juge qu’une réaction
s’impose face à de telles actions, qu’il juge provocatrices. Le 1er août 1961, il
rencontre le chef du gouvernement de la RDA, Walter Ulbricht, et, le 13 août, un
mur est construit à Berlin pour marquer la séparation entre les deux parties de la
ville et stopper l’immigration de l’Est vers l’Ouest.

Avec ce mur, glorifié par les Soviétiques et le gouvernement de la RDA comme le


« rempart du socialisme », la fracture entre les deux parties de Berlin devient
effective. L’ancienne capitale de l’A llemagne symbolise dorénavant la rivalité entre
le « monde libre » et le « camp socialiste ».

Le 26 juin 1963, le président des Etats-Unis, John F. Kennedy, rend visite aux
habitants de Berlin-Ouest et, après son fameux « Ich bin ein Berliner » (« Je suis un
Berlinois »), leur déclare : « Vous vivez sur une île qui défend sa liberté. » Une île qui
aurait cessé d’exister sans l’aide financière et militaire américaine.

BÊTISIER
● En France, le premier ministre Winston Churchill (1940-1945 puis 1951-1955)
apparaît comme le chantre de la lutte contre le nazisme : « Pendant toute la guerre, il
incarne le combat inflexible des Britanniques contre l’Allemagne hitlérienne », indique
ainsi un manuel de première (Nathan, 2011). Ce portrait avantageux est très
incomplet : entre 1940 et 1945, loin de consacrer toutes ses forces à la bataille contre
Berlin, le Royaume-Uni continue de consacrer une part considérable de ses ressources
au maintien de sa domination impériale.

● Placé sous l’égide de la coopération entre Paris et Berlin, le manuel franco-allemand


(Nathan/Klett, tome 2, 2012) a une lecture simple de l’histoire : du congrès de
Vienne (1814-1815) aux accords de Locarno (1925) en passant par le mouvement
italien Jeune Europe (1834) ou le courant paneuropéen (1923), tous les chemins
mènent à l’Union européenne. Laquelle « se construit ainsi d’une manière progressive,
presque imperceptible ».

Lionel Richard
Historien, professeur émérite à l’université de Picardie. Auteur de
Goebbels. Portrait d’un manipulateur, (André Versaille éditeur,
Bruxelles, 2008), Nazisme et barbarie (Complexe, Bruxelles,
2006), Arts premiers. L’évolution d’un regard (Le Chêne-
Hachette, Paris, 2005), Le Nazisme et la Culture (Complexe,
Bruxelles, 2001) et L’Art et la guerre (Flammarion, Paris, 1995).
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire
critique, 2014

Quand la science devient instrument


de domination
En temps de guerre, les Etats investissent sans compter dans la recherche, dans
l’espoir de mettre au point une technologie susceptible de les aider à vaincre.
Le conflit qui oppose les Etats-Unis et l’URSS après 1945 ne déroge pas à la
règle : la science est alors largement mise au service de l’armée. Du transistor à
l’informatique, nombre de découvertes ont d’abord connu une application
militaire avant de donner naissance à des objets de consommation courante.

PAR BENOÎT BRÉVILLE


Affiche du film « Le Jour où la Terre s’arrêta », de Robert Wise, 1951.
© Coll. Christophel.

« Les chercheurs et les savants allemands ne cessent d’inventer des armes étonnantes
pour nos armées victorieuses », se réjouit en août 1915 un journal berlinois,
évoquant les récents progrès des gaz de combat. Pourtant, comme le montre
l’historien Dominique Pestre, la science ne joue qu’un rôle marginal dans le
dénouement de la première guerre mondiale : les vainqueurs ne furent pas les
détenteurs des armes les plus sophistiquées, mais les plus endurants dans cette
« guerre de production », longue et coûteuse en matériel.

Crash d’une soucoupe volante à New York. Illustration de Virgil Finlay pour Fantastic Universe Science Fiction, février
1958.
© Coll. Agence Martienne.

La science joue un rôle autrement plus important dans la « guerre technique » que
fut la seconde guerre mondiale. L’ampleur des fronts oblige les belligérants à
déployer des trésors de logistique. Les Etats-Unis rationalisent l’acheminement de
leurs armes et de leurs hommes en s’appuyant sur des modèles mathématiques
élaborés à la demande du ministère de la défense. De plus, les scientifiques
participent à la conception et au perfectionnement des nouvelles technologies
militaires (avions à réaction, roquettes antichars, engins filoguidés, dispositifs à
infrarouges…). Les travaux de Niels Bohr et de Pierre et Marie Curie sur la fission
de l’atome sont utilisés par le Pentagone pour mettre au point la bombe atomique.
Les avancées des années 1920 et 1930 en matière de télédétection et d’électronique
permettent l’invention du radar, une technologie que les Alliés maîtrisent
rapidement mieux que les Allemands. Après 1945, les Etats-Unis et l’URSS se
livrent une féroce concurrence pour recruter les anciens savants nazis.
La guerre froide apparaît enfin comme une « guerre d’exhibition ». Chaque
belligérant veut impressionner son adversaire avec ses prouesses scientifiques :
« La bataille se mène par exhibition technologique interposée », écrit Pestre.
L’historien David Edgerton parle, à propos du cas américain, d’une
« nationalisation des sciences » qui commence dès les années 1920, mais trouve son
aboutissement après 1945. La science est alors largement mise au service de l’Etat,
et plus précisément de son armée, qui finance les recherches en amont et achète les
produits issus de ces recherches en aval : on étudie la mécanique des fluides pour
améliorer les explosions dans l’air et dans l’eau ; les probabilités et les statistiques
servent au perfectionnement des systèmes de défense antiaérienne ; les
mathématiques et l’informatique permettent de calculer les trajectoires des
missiles, etc.

« Promouvoir un lien plus efficace entre la sécurité nationale et


le savoir scientifique. »
Certaines industries – celle des semi-conducteurs par exemple – sont maintenues
en vie contre la logique des marchés, grâce aux seules commandes militaires, avant
de connaître une seconde vie comme productrices d’objets de consommation
courante. Ce n’est que dans les années 1950-1960 que les semi-conducteurs
trouvent, avec le transistor, un débouché industriel. Le secteur informatique
connaît un destin sensiblement comparable. Ainsi émerge ce qu’A my Dahan appelle
un « complexe universitaire-militaire-industriel ».
Des milliers d’essais nucléaires

En effet, dans les facultés privées américaines, la recherche en physique est


presque entièrement subventionnée par l’armée. Le ministère de la défense finance
également de nombreux think tanks où se côtoient scientifiques et militaires. L’US
Air Force crée dès 1945 la Rand Corporation, qui rassemble des dizaines de
mathématiciens, économistes, statisticiens, logiciens, physiciens chargés de
réfléchir aux multiples facettes de la guerre. Désireux de « promouvoir un lien plus
efficace entre la sécurité nationale et le savoir scientifique », le ministre John Foster
Dulles met sur pied, en 1956, l’Institute for Defense Analyses, auquel participent
des universités aussi prestigieuses que le MIT, California Tech et Stanford.

Malgré cette débauche de moyens, les Etats-Unis ne parviennent pas toujours à


distancer leur rival soviétique, qui dispose, avec son Académie des sciences, d’un
réseau de scientifiques, capables de remporter des prix Nobel de chimie (1956) et
de physique (1958, 1962, 1964, 1975...). L’URSS ne tarde donc pas à découvrir le
secret de l’arme atomique – elle procède à son premier essai nucléaire le 29 août
1949, puis fait exploser, le 30 octobre 1961, la « Tsar Bomba », trois mille fois plus
puissante que celle larguée sur Hiroshima.
Course à l’espace
L’URSS affirme également son avance en matière d’astronautique. C’est elle qui
envoie le premier satellite artificiel en orbite (Spoutnik, 4 octobre 1957), suivi du
premier homme (Youri Gagarine, 12 avril 1961). La peur du « retard
technologique » s’installe chez son rival. La course à l’espace n’est pas seulement
symbolique : ses implications sont multiples, en matière de système de défense, de
contrôle de l’information, etc. Aussi, à coups de milliards de dollars, l’A mérique
rattrape son retard : le 20 juillet 1969, un Américain marche sur la Lune,
annonçant la domination scientifique des Etats-Unis pour les décennies à venir.

Benoît Bréville
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire
critique, 2014

Le monde sous la menace nucléaire


La maîtrise de l’arme atomique par les Etats-Unis en 1945, puis par l’URSS en
1949, place le monde sous la menace permanente d’un conflit destructeur.
Chacun des deux pays possède la capacité d’anéantir son adversaire, de le rayer
de la carte. La tension nucléaire atteint son point culminant en octobre 1962,
lors de la crise des missiles de Cuba : pendant quinze jours, la planète paraît au
bord du précipice.

PAR ROGER MARTELLI


Fidel Castro entouré de militaires cubains. Photographie d’Elliott Erwitt, 1964.
© Elliott Erwitt/Magnum Photos.

En 1952, le président américain Dwight David Eisenhower affirme que son


objectif n’est pas seulement d’« endiguer » mais de « refouler » (roll back) le
communisme. Quant aux successeurs de Joseph Staline, ils vont compter sur la
détente internationale pour atténuer la pression qui pèse sur la société soviétique.
En 1956, le chef du Parti communiste, Nikita Khrouchtchev, évoque même la
possibilité d’une « coexistence pacifique » entre les deux systèmes rivaux.

L’armement nucléaire s’est imposé dans les stratégies militaires, aux Etats-Unis
(doctrine des représailles massives en 1954, de la riposte graduée en 1962) comme
en URSS (doctrine Sokolovski entre 1955 et 1958). Mais l’extension démesurée des
complexes militaro-industriels et le risque d’une prolifération nucléaire – le
Royaume-Uni se dote de la bombe atomique en 1952, la France en 1960 – obligent
les superpuissances à dégager ensemble les moyens d’un contrôle renforcé.

Khrouchtchev rencontre Eisenhower aux Etats-Unis en septembre 1959, puis John


Fitzgerald Kennedy à Vienne en juin 1961. Mais chacun des protagonistes reste
obsédé par le renforcement de son potentiel militaire.

30 000 têtes opérationnelles

Affiche du film « Docteur Folamour », de Stanley Kubrick, réalisé en 1963.


© Coll. Kharbine-Tapabor.

En 1960, Kennedy dénonce l’écart séparant les Etats-Unis de l’URSS en matière de


missiles nucléaires (missile gap). Engagés dans une course aux armements
irrationnelle, les deux pays en viennent à entasser les têtes nucléaires dans des
silos. Dans les années 1960, Washington entretient jusqu’à 30 000 têtes
opérationnelles… Quant aux progrès de l’observation aérienne américaine en 1954-
1956, ils poussent les Soviétiques à renforcer leurs réseaux d’espionnage.

Par ailleurs, l’entrée massive à l’Organisation des Nations unies (ONU) des
anciens pays colonisés et l’amorce du mouvement des non-alignés en 1961 (lire p.
126) limitent la maîtrise américaine des institutions internationales. De son côté,
le conflit entre la Chine et l’Union soviétique, amorcé dès 1960, montre que les
Soviétiques peuvent être concurrencés dans leur propre camp.

Les négociations entre les Etats-Unis et l’URSS sont entrecoupées de tensions.


C’est le cas en mai 1960, quand un avion espion américain est abattu dans l’espace
aérien soviétique ; en 1961, pendant la seconde crise de Berlin ; et surtout en 1962,
à l’occasion de la crise des missiles de Cuba.

L’échec du débarquement de la baie des Cochons


rapproche Cuba de l’Union soviétique.

En janvier 1959, le révolutionnaire Fidel Castro et ses guérilleros renversent le


dictateur cubain Fulgencio Batista, puis installent un gouvernement national
radical qui déconcerte les Soviétiques eux-mêmes. La réforme agraire et les
nationalisations provoquent la méfiance croissante des officiels américains, qui,
dès l’été 1960, envisagent de renverser le nouveau régime. L’année suivante, en
avril, la Central Intelligence Agency (CIA) organise un débarquement d’émigrés
cubains anticastristes. Son échec rapproche Cuba de l’Union soviétique.

Affiche cubaine de Raúl Martínez, 1968.


Affiche tirée du livre L’Affiche tricontinentale de la solidarité, de Richard Frick, Comedia, Berne, 2003/DR.
En 1962, Castro et Khrouchtchev s’accordent sur l’installation dans l’île de missiles
nucléaires de moyenne portée, capables d’atteindre le sol américain. Les
Soviétiques entendent à la fois protéger Cuba et faire pression sur les Etats-Unis
dans les négociations sur l’armement. Or Kennedy décide de mettre en place un
blocus militaire et menace d’utiliser la force contre les navires soviétiques en route
pour La Havane. Malgré la demande cubaine de maintien des missiles,
Khrouchtchev ne veut pas courir le risque d’un conflit nucléaire. Les cargos font
demi-tour et les missiles sont retirés, contre la promesse américaine de renoncer à
toute intervention armée contre Cuba.

Khrouchtchev apparaît alors comme le perdant, ce qui fragilise sa position en


URSS, affecte l’influence soviétique dans le tiers-monde, pousse les Cubains vers
une stratégie de guérilla en Amérique latine et accentue le schisme sino-soviétique.
La crise conduit surtout les Deux Grands à codifier la méthode de leur coexistence
armée. L’heure est à la « détente », et le « téléphone rouge » entre Moscou et
Washington en devient le symbole.

MANUELS SCOLAIRES CUBAIN ET CANADIEN

La crise des missiles de Cuba fait toujours débat. A La Havane, les manuels d’histoire
dénoncent l’agressivité des Etats-Unis (1). Au Canada, fidèle allié américain, les livres de
classe pointent plutôt la responsabilité de Fidel Castro et de l’URSS (2).

1. L’échec du débarquement de la baie des Cochons suggère aux États-Unis que le seul
moyen d’écraser la révolution cubaine est une intervention militaire directe. Le 25 avril
1961, Washington décrète un embargo sur Cuba, y compris pour les produits déjà
achetés et stockés dans les ports américains. Les groupes engagés dans le sabotage,
l’espionnage et la subversion multiplient leurs actions. Les Etats-Unis apportent leur
soutien à des bandes armées. Ils essaient d’assassiner Fidel Castro et d’autres leaders de
la révolution cubaine. (…) Le 29 mai 1962, l’URSS propose de déployer des missiles de
moyenne portée à Cuba. Le pays accepte, car cela permet de renforcer le bloc socialiste
et la sécurité de Cuba.

2. En 1959, des troupes conduites par Fidel Castro installent un régime militaire
corrompu à Cuba et lancent une révolution socialiste. L’administration Kennedy appuie
une expédition militaire pour affaiblir Castro en 1961, mais celle-ci est repoussée dans la
baie des Cochons. Dans la foulée de cette tentative d’invasion, des missiles soviétiques
sont envoyés à Cuba. Toujours irrité par l’échec de la baie des Cochons et déterminé à
préserver l’Occident du communisme, Kennedy demande aux Soviétiques, en octobre
1962, de retirer leurs missiles.

José Cantón Navarro, Historia de Cuba. El desafi o del yugo y la estrella, Editorial SIA-
MAR, 2000 ; Alvin Finkel (sous la dir. de), History of the Canadian Peoples : 1867 to the
Present (vol. 2), Copp Clark Pitman, 1993.

Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire
critique, 2014

Dissidence chinoise dans le camp socialiste


Tandis que le bloc de l’Ouest affiche une unité presque sans faille pendant
toute la guerre froide, celui de l’Est présente des divisions. Proclamée en 1949
au terme d’une sanglante guerre civile et dirigée par Mao Zedong, la
République populaire de Chine conteste ainsi l’hégémonie soviétique, au point
de rompre avec Moscou en 1960. Du Grand Bond en avant à la Révolution
culturelle, quelles furent les spécificités du communisme chinois ?

PAR MARTINE BULARD


Manifestation à Pékin pendant la Révolution culturelle. Photographie de Solange Brand, novembre 1966.
Les gardes rouges se reconnaissent à leur brassard.
© Solange Brand, courtesy Ars Libri & Robert Klein Gallery.

C’est en 1919, sept ans après la chute du régime impérial, que Mao Zedong se
lance en politique. Ce fils de paysans plutôt aisés – il aura les moyens de faire des
études – prend alors la tête du mouvement du 4-Mai, dans sa province du Hunan,
pour s’opposer à une occupation étrangère (britannique, allemande, japonaise,
française…) qui dure depuis plusieurs décennies.

Après avoir participé à la création du Parti communiste chinois (PCC), en juillet


1921 à Shanghaï, Mao combat les forces d’occupation au côté du parti nationaliste
Guomindang (conduit par Tchang Kaï-chek), avant que celui-ci ne massacre les
communistes en avril 1927. Mao devient alors un hors-la-loi. Il entreprend, avec le
PCC, la Longue Marche vers le Shaanxi (octobre 1934 - octobre 1935), dont il sort
victorieux. Il s’appuie sur les paysans et regroupe au sein du parti pas moins de
800 000 personnes ; l’A rmée rouge, elle, compte plus d’un million de soldats. De
quoi combattre l’occupant japonais, qui se livre aux pires exactions (au massacre de
Nankin, notamment, qui fait 300 000 morts). L’ancrage nationaliste et la volonté
d’unir le pays forgent ce que l’on appellera plus tard le maoïsme. La victoire contre
le Japon en 1945 se prolonge par une guerre civile entre communistes (soutenus
par l’URSS) et nationalistes (appuyés par les Etats-Unis). Défaites, les troupes du
Guomindang se réfugient sur l’île de Taïwan.
« Bravez le vent et les vagues. Le talent se trouve partout. »
Affiche de propagande chinoise réalisée par neuf artistes : Wang Liuying, Xin Liliang, Wu Shaoyun, Jin Zhaofang,
Meng Muyi, Yu Weibo, Xu Jiping, Lu Zezhi et Zhang Biwu. 1958.
© International Institute of Social History.

Le 1er octobre 1949, la République populaire de Chine est proclamée et Mao prend
le pouvoir. Il entend reconstruire le pays et bâtir une société égalitaire,
« révolutionnaire ». Dans un premier temps, les terres sont distribuées aux paysans.
Mais les difficultés de production, la spéculation sur les produits agricoles et le
contexte de guerre froide ramènent le pouvoir chinois vers le modèle soviétique :
collectivisation des terres, nationalisation des moyens de production, centralisation
du pouvoir.

Supprimer les élites


Mao veut affirmer la grandeur de la Chine. Dans une gigantesque utopie
volontariste, il lance en mai 1958 le Grand Bond en avant, poussant chaque
Chinois à tout abandonner pour développer la production industrielle afin de
dépasser les pays riches – l’Occident bien sûr, mais aussi l’URSS, dont l’aide ne va
pas sans contrepartie politique, Moscou s’arrogeant le rôle de dirigeant du camp
socialiste. Trente millions de Chinois meurent de faim lors des « trois années
noires » du Grand Bond. En 1960, Pékin rompt avec Moscou.

Le PCC met alors en œuvre une série de réformes pour remettre l’économie sur
pied. Mais, craignant l’apparition d’une nouvelle classe aisée, Mao lance la
Révolution culturelle en mai 1966. Il cherche ainsi à reprendre en main le PCC,
sous couvert de « redonner le pouvoir au peuple » en renversant les hiérarchies, en
brisant les bureaucraties et en supprimant les élites. D’où l’enthousiasme qu’elle
soulève, en Chine mais aussi en Occident. Les jeunes gardes rouges – surtout des
collégiens et des étudiants – servent de bras actifs à cette révolution. Ils traquent
les « déviants » et les « contre-révolutionnaires », confisquent leur logement, les
contraignent à une autocritique publique. A l’apogée de ce climat de terreur, Mao
décide d’envoyer des millions de gardes rouges dans les campagnes. Ce choix a pour
effet de désorganiser l’économie renaissante et de priver le pays de son élite, partie
cultiver la terre.

La Chine parvient malgré tout à se développer. Pendant les années Mao, elle
connaît une croissance annuelle de 2,9 %. L’analphabétisme, qui touchait 80 % de
la population en 1950, tombe à 16 % en 1978. Grâce à l’amélioration des conditions
d’hygiène, à un meilleur accès à l’eau potable et à la construction de centres de
santé, l’espérance de vie à la naissance passe de 41 à 66 ans sur la même période.
Ces atouts permettront à la Chine de lancer d’importantes réformes économiques
après la mort de Mao, en 1976.

Martine Bulard
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire
critique, 2014

Défaite américaine au Vietnam


Emblème du mouvement anticolonialiste pendant la guerre d’Indochine (1946-
1954), le Vietnam se retrouve, à partir de 1960, au cœur de la guerre froide.
Afin de « refouler » le communisme, Washington s’engage peu à peu dans un
conflit avec la partie nord du pays. Au plus fort des affrontements, trois millions
de soldats américains sont mobilisés. Mais ces moyens démesurés et l’usage
massif d’armes chimiques n’empêchent pas les Etats-Unis de subir la plus
cuisante défaite de leur histoire.

PAR ALAIN RUSCIO


L’héroïne des forces armées Nguyen Thi Xuan. Commune de Quang Phuc, province de Quang Binh, 1969.
Photographie de Chu Chi Thanh.
La plupart des images connues de la guerre du Vietnam sont l’œuvre de photographes occidentaux qui ont couvert le
conflit du côté américain. Les clichés montrant les affrontements du point de vue vietnamien sont bien plus rares… Il en
existe pourtant, et le festival Visa pour l’image de Perpignan (30 août-14 septembre 2014) en présente une sélection.
De même que le livre Ceux du Nord (Les Arènes - Fondation Patrick Chauvel, septembre 2014).
© Chu Chi Thà nh/Association de préfiguration Patrick Chauvel

En 1954, après la défaite de l’armée française (lire Le bourbier indochinois), la


diplomatie américaine décrète qu’il existe deux Etats vietnamiens : l’un au nord,
communiste ; l’autre au sud, proaméricain, et que Washington doit défendre. Sous
la présidence de John Fitzgerald Kennedy, élu en 1960, le Vietnam devient ainsi un
enjeu majeur de la guerre froide. Des pilotes américains participent aux combats
dès 1961. Kennedy assassiné, son successeur Lyndon Johnson aggrave la politique
entreprise en portant la guerre au nord, en février 1965.
« Peace now », affiche du mouvement pacifiste américain, 1968.
© Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.

La décennie suivante va être terrifiante. Tout le complexe militaro-industriel


américain est mobilisé. En tout, trois millions de soldats américains sont envoyés
sur le terrain. L’aviation du Pentagone larguera deux fois plus de bombes qu’il n’en
a été lâché durant la seconde guerre mondiale, dont le terrible napalm, des
défoliants, des armes chimiques. Sans compter que le conflit s’élargit au Laos, puis
au Cambodge, qui avaient été relativement épargnés lors de la phase française.

Pourtant, cette machine de guerre subit recul sur recul. La manifestation la plus
spectaculaire en est l’offensive dite du Tet, en 1968 : les soldats vietnamiens
occupent durablement des régions entières et menacent même l’ambassade des
Etats-Unis à Saïgon. L’obstination et la résistance des Vietnamiens, dont Ho Chi
Minh devient un symbole respecté dans le monde entier, surprennent la plupart des
observateurs. En face, les alliés de Washington, régimes minés par la corruption,
sans soutien populaire, sont impuissants à créer un élan comparable.
Des miliciennes dans le village de Kha Phong, province de Ha Nam, s’entraînent à nager avec leur équipement, 1967.
Photographie de Maï Nam.
© Maï Nam/Association de préfiguration Patrick Chauvel.

Hanoï ne plie pas


Le Nord est, de fait, la plaque tournante de cette résistance. C’est de là, par
exemple, que part la fameuse piste Ho Chi Minh ravitaillant les autres fronts en
armes, surtout soviétiques et chinoises. Au sol, la jungle se révèle un cauchemar
pour les boys, comme en a témoigné par la suite le cinéma américain.

Aux Etats-Unis mêmes, l’opposition commence à croître avec les revers des GI.
Une crise morale sans précédent affecte le pays. Des manifestations, parfois
violentes, ont lieu dans les principales villes et sur les campus universitaires (quatre
étudiants sont tués en 1970).

Des miliciennes dans le port de Haïphong, 1966. Photographie de Maï Nam.


© Maï Nam/Association de préfiguration Patrick Chauvel.

Le président Johnson, désemparé, renonce à briguer un second mandat. Richard


Nixon lui succède en 1969, en promettant un désengagement. Il rapatrie
effectivement les boys, tout en renforçant les régimes locaux proaméricains. C’est la
« vietnamisation ». Mais, comme Hanoï ne plie pas, les maquis tenant des zones
compactes au Vietnam du Sud, au Cambodge et au Laos, l’administration
américaine accepte le principe d’une conférence internationale. Celle-ci se tient à
Paris. Les deux principaux négociateurs, Henry Kissinger et Le Duc Tho, font des
concessions débouchant sur la signature d’accords en janvier 1973.
En avril 1975, trente ans après les premiers coups de
feu, les révolutionnaires entrent à Saïgon.

Les Etats-Unis se désengagent formellement, tout en continuant de porter à bout


de bras les régimes amis. Et l’échec est patent. Les armées proaméricaines de
Saïgon, Phnom Penh et Vientiane se révèlent vite faibles face au dynamisme
révolutionnaire.

Des Laotiens au service de la logistique vietcong. Piste Ho Chi Minh numéro 9, sud du Laos, 1971. Photographie de
Doan Cong Tinh.
© Doan Cô ng Tinh/Association de préfiguration Patrick Chauvel.

En janvier 1975, l’ultime offensive commence. A la surprise même des dirigeants


de Hanoï, l’armée du Sud n’offre pas grande résistance. En quelques semaines, le
régime proaméricain s’effondre. Le 30 avril 1975, soit presque trente ans après les
premiers coups de feu contre les Français, les révolutionnaires entrent à Saïgon et
sont maîtres de l’ensemble du pays.

Quelques jours plus tôt, les Khmers rouges, au Cambodge, étaient également passés
à l’offensive contre un régime plus vermoulu encore que celui de Saïgon. Leurs
pratiques criminelles après leur prise du pouvoir vont aboutir à l’un des plus grands
drames du XXe siècle.

Les peuples de la ré​g ion ont payé très cher cette victoire au Vietnam. Des millions
de morts, des milliers de communes dévastées et des effets à long terme provoqués
entre autres par le terrible herbicide appelé « agent orange », qui tue aujourd’hui
encore.

MANUEL SCOLAIRE ALLEMAND

Cet extrait de manuel allemand (2007) décrit de manière crue les massacres perpétrés
par l’armée américaine au Vietnam. Aux Etats-Unis, où les livres de classe ne mentionnent
pas l’« agent orange », un tel texte serait impensable.

Entre 1961 et 1971, les forces armées américaines ont pulvérisé environ 44 millions de
litres d’herbicide à la dioxine, dit « agent orange », afin de dépister de possibles
cachettes du Vietcong dans la jungle vietnamienne et d’anéantir leurs possibilités de
camouflage et d’approvisionnement. (…) Quiconque entrait en contact avec ce produit
chimique souffrait de graves brûlures et mourait peu après. De grandes étendues de
champs ont été durablement contaminées. Le gouvernement vietnamien estime le nombre
de victimes de l’« agent orange » entre 800 000 et 1 million. Depuis, une troisième
génération est atteinte par les plus graves malformations corporelles, dommages
cérébraux ou altérations du patrimoine génétique. Beaucoup de parents ont honte de
leurs enfants handicapés et les cachent. (…) Comme l’effet cancérigène de la dioxine
n’est pas décelable clairement sur le plan scientifique, les Etats-Unis n’ont payé aucune
réparation.

Handreichungen für den Unterricht, Cornelsen, 2007.

Alain Ruscio
Historien. Auteur de Histoire de la colonisation. Réhabilitations,
falsifications et instrumentalisations (ouvrage collectif codirigé
avec Sébastien Jahan), Les Indes savantes, Paris, 2008 ; de Dien
Bien Phu, mythes et réalités. Les échos d’une bataille, 1954-2004
(en collaboration avec Serge Tignères), Les Indes savantes, Paris,
2005 ; du Credo de l’homme blanc, préface d’Albert Memmi,
Complexe, Bruxelles, 2002.
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire
critique, 2014

Le lent délitement du bloc soviétique


Contrairement aux conflits « traditionnels », la guerre froide n’a pas eu de
dénouement officiel ; elle ne s’est pas achevée avec la signature d’un traité :
elle a pris fin parce que l’un des deux camps s’est effondré, miné par des
dissensions internes et par la montée des nationalismes. Ainsi, l’histoire de la
chute du bloc de l’Est est celle d’un lent délitement ponctué de nombreuses
crises. Il prend fin en 1991 avec la dislocation de l’URSS.

PAR ROGER MARTELLI


Cette photographie de Josef Koudelka a été prise le 21 août 1968.
Les chars du pacte de Varsovie viennent de rentrer dans Prague. La place Wenceslas, en arrière-plan, a perdu son
effervescence habituelle, et les Tchèques se terrent chez eux. La « normalisation » va bientôt triompher du « printemps
de Prague ».
© Josef Koudelka/Magnum Photos.

En février 1956, au XXe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique,


Nikita Khrouchtchev prononce à huis clos une violente critique des années
staliniennes et admet la responsabilité soviétique dans la répression qui a frappé
toute l’Europe centrale et orientale après 1947. Il satisfait les Yougoslaves, qui ont
été victimes du raidissement en 1948. Mais, sauf en Bulgarie, il heurte les
dirigeants communistes est-européens, que fragilise la reconnaissance des procès
truqués.

En Pologne et en Hongrie, de larges mouvements critiques se développent dans la


foulée. En Pologne, les Soviétiques se résolvent au retour au pouvoir de Wladyslaw
Gomulka, un responsable communiste naguère victime de la répression. En
Hongrie, malgré l’effort réformateur du communiste Imre Nagy, le mouvement
populaire échappe au pouvoir en place. Les Soviétiques interviennent
militairement, ce qui provoque un bain de sang en novembre 1956.

Les échecs de la déstalinisation


Malgré le drame hongrois, Khrouchtchev s’efforce avec peine de poursuivre le
mouvement de déstalinisation. Mais sa méthode brouillonne et ses propres échecs
provoquent son éviction en 1964. Ses successeurs, sous la houlette de Leonid
Brejnev, stabilisent le pouvoir d’une élite administrative et technicienne issue des
milieux populaires, la nomenklatura. Dans la seconde moitié des années 1960, ce
groupe dirigeant s’efforce d’assouplir le cadre rigide mis en place dans les
années 1930, sans renoncer au pouvoir sans partage du Parti communiste. Mais,
faute de cohérence et d’opiniâtreté, ces réformes s’avèrent inefficaces.

A l’aube des années 1990, la fédération soviétique est


minée par les nationalismes.
Dans un mouvement communiste international divisé par la rupture avec la
Chine (1960-1963) et par la contestation roumaine (1963-1964), les démocraties
populaires tentent de tirer profit des marges de manœuvre concédées par l’URSS.
C’est le cas dans la Hongrie de János Kádár et surtout en Tchécoslovaquie. En
1968, une équipe nouvelle, incarnée par Alexander Dubcek, tente d’y réconcilier
socialisme et démocratie dans le projet d’un « socialisme à visage humain ». Les
dirigeants soviétiques, de plus en plus réticents, redoutent que l’exemple ne finisse
par saper les bases du camp socialiste tout entier. En août 1968, ils convainquent
leurs alliés du pacte de Varsovie d’intervenir en Tchécoslovaquie. Les chars mettent
fin au « printemps de Prague ».

Manifestants hongrois sur un char soviétique, lors de l’insurrection de Budapest, en 1956.


Le futur président russe Boris Eltsine s’oppose avec vigueur aux putschistes. Sur cette photographie, on le voit debout sur
un tank, son discours à la main, appelant la foule à la grève générale.
© Rue des Archives/FIA.

L’immobilisme de l’URSS de Brejnev (1964-1982) accentue la crise du système,


précipitée par un engagement militaire désastreux en Afghanistan (1979). Loin
des grands rêves de rattrapage des Etats-Unis, la croissance soviétique s’enraie et
les conditions de vie se dégradent. Après les courts intermèdes de Iouri
Andropov (1982-1984) et de Constantin Tchernenko (1984-1985), Mikhaïl
Gorbatchev (1985-1991) essaie une ultime fois de relancer la machine. Il compte
sur le retour de la détente internationale, sur la modernisation économique
(perestroïka) et sur une authentique libéralisation politique (glasnost).

Malgré une brève période d’espoir, les catégories populaires se désintéressent


rapidement de la scène politique, tandis que la nomenklatura exprime des
réticences croissantes devant un zèle réformateur qu’elle ne comprend pas et qui la
menace. Au début des années 1990, la fédération soviétique est minée par la
contestation nationaliste dans les républiques. En août 1991, un putsch
conservateur tente d’écarter Gorbatchev. Son échec accélère celui de l’URSS, qui
disparaît à la fin de l’année.

La destruction d’un symbole

Le 19 août 1991, les tenants de la ligne dure au sein du Parti communiste de l’Union soviétique tentent un coup d’Etat
contre Mikhaïl Gorbatchev. Le futur président russe Boris Eltsine s’oppose avec vigueur aux putschistes. Sur cette
photographie, on le voit debout sur un tank, son discours à la main, appelant la foule àla grève générale.
© Rue des Archives/FIA.

Entre-temps, le socialisme est-européen a implosé. La longue crise polonaise


amorcée au début des années 1970 s’étend à tous les pays socialistes à la fin des
années 1980. Gorbatchev ayant écarté toute solution militaire, le système se délite
dans tout le bloc soviétique de façon pacifique – sauf en Roumanie. En
novembre 1989, un vaste mouvement populaire débouche sur la destruction du mur
de Berlin. La guerre froide perd son symbole en même temps que son ressort.

Le 19 août 1991, les tenants de la ligne dure au sein du Parti communiste de


l’Union soviétique tentent un coup d’Etat contre Mikhaïl Gorbatchev. Le futur
président russe Boris Eltsine s’oppose avec vigueur aux putschistes. Sur cette
photographie, on le voit debout sur un tank, son discours à la main, appelant la
foule à la grève générale.

Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014

IDÉE REÇUE

La colonisation a aussi eu des effets positifs


Sous prétexte qu’elle aurait permis de construire des routes, des écoles et des
hôpitaux, certains exigent des enseignants qu’ils présentent le bilan « positif »
de la colonisation. En plaçant sur un pied d’égalité des effets bénéfiques –
souvent incidents – et des ravages volontaires, une telle démarche nie la
spécificité du projet de domination impériale.

PAR ALAIN GRESH


« Sur les traces de Frantz Fanon », de Bruno Boudjelal.
De gauche à droite : Algérie, Blida, 2012 ; Algérie, Aïn Kerma, région où est enterré Frantz Fanon, non loin de la
frontière tunisienne, 2012 ; Ghana, NKroful, village de naissance de Kwame Nkrumah, premier président du Ghana,
2012. Expulsé par les autorités françaises d’Algérie, Frantz Fanon rejoint le Gouvernement provisoire de la République
algérienne (GPRA) établi en Tunisie. En tant que penseur du panafricanisme et du post-colonialisme, il est nommé
ambassadeur auprès de Nkrumah ; Martinique, Fort-de-France, 2012.

« Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence


française outre-mer, notamment en Afrique du Nord. » En adoptant le 23 février
2005 une loi comprenant cette phrase, le Parlement français a relancé un débat qui
continue malgré la suppression de ce passage l’année suivante. Trois questions sont
régulièrement soulevées. Faut-il condamner sans nuances l’entreprise coloniale qui
a offert aux pays conquis des routes, des écoles, des administrations ? La conquête
et la domination coloniales furent-elles vraiment violentes ? Les indépendances
n’ont-elles pas abouti à l’accession au pouvoir de nouveaux maîtres qui ont pillé leur
propre pays ?

Couverture de l’édition américaine du livre de Frantz Fanon Peau noire, masques blancs.
DR.

Sur la première interrogation, on peut d’abord discuter de ce que le colonialisme a


« apporté » aux peuples soumis : par exemple, l’instauration de l’éducation a
toujours été limitée à une très faible fraction des « indigènes », et, dans un pays
comme l’A lgérie, la destruction du système traditionnel d’enseignement à partir
de 1830 a abouti à une régression qui n’a jamais été rattrapée. Certes, des routes et
des chemins de fer ont été construits, mais pour permettre l’exploitation des
richesses au profit de la métropole. D’autre part, aucun historien ne prétendra que
le nazisme a joué un « rôle positif » parce qu’il a bâti un important réseau
d’autoroutes…

L’entreprise coloniale est condamnable car elle est fondée sur l’idée de l’inégalité
des êtres humains, sur l’existence de « races inférieures » et le droit des « races
supérieures » à les civiliser. Comme l’écrivait le psychiatre Frantz Fanon dans son
célèbre livre Les Damnés de la terre (1961), « le langage du colon, quand il parle du
colonisé, est un langage zoologique. On fait allusion aux mouvements de reptation du
Jaune, aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement,
au grouillement, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le
mot juste, se réfère constamment au bestiaire ».

Le Royaume-Uni a attendu soixante ans pour s’excuser


d’avoir écrasé la révolte des Mau-Mau au Kenya.

Ce mépris qui assimile les peuples colonisés à des sous-hommes eut des
conséquences meurtrières, car il justifia un dédain total pour la vie humaine et des
massacres à grande et petite échelle. Le Congo fut un Etat sur lequel le roi des
Belges Léopold II exerça sa souveraineté de 1885 à 1908. Les méthodes
d’exploitation de la population locale pour l’extraction du caoutchouc aboutirent à
la mort de plusieurs millions de personnes. Le premier grand génocide du
XXe siècle fut perpétré par les Allemands contre les Hereros, une tribu du Sud-
Ouest africain (l’actuelle Namibie), faisant environ 75 000 morts, soit 80 % de la
population. On pourrait aussi évoquer les massacres commis par l’armée
américaine durant l’insurrection des Philippines (1899-1902) – un million de
morts –, ceux de mai 1945 perpétrés en Algérie par l’armée française ou
l’écrasement par les troupes britanniques de la révolte des Mau-Mau au Kenya
entre 1952 et 1956, pour lequel Londres s’est finalement excusé en… 2013.
Couverture de « Paris Match » de juin 1955 / Affiche anticolonialiste, 13 juillet 2010.
À gauche : dans son livre Mythologies, Roland Barthes se sert de cette couverture de Paris Match pour analyser le mythe
colonial.« Sur la couverture, un jeune nègre vêtu d’un uniforme français fait le salut militaire, les yeux levés, fixés sans
doute sur un pli du drapeau tricolore. Cela, c’est le sens de l’image. Mais, naïf ou pas, je vois bien ce qu’elle me signifie :
que la France est un grand empire, que tous ses fils sans distinction de couleur servent fidèlement sous son drapeau.
(…) Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler ; simplement, il les purifie, les innocente,
les fonde en nature et en éternité, il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication mais celle du constat. (…)
Dans le cas du nègre-soldat, ce qui est évacué, ce n’est certes pas l’impérialité française (bien au contraire, c’est elle
qu’il faut rendre présente) ; c’est la qualité contingente, historique, en un mot, fabriquée du colonialisme. »
À droite : le président de l’époque, Nicolas Sarkozy, n’avait pas hésité à affirmer, dans son discours de Dakar en 2007,
que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. (…) Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle vit trop le
présent dans la nostalgie du paradis perdu de l’enfance. (…) Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a
de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès ».
© Izis/Paris Match/Scoop ; © Rue des Archives/Coll. Jean-Jacques Allevi.

Mais la période de l’après-indépendance n’a-t-elle pas été décevante ? Il faut d’abord


rappeler qu’indépendance politique ne signifiait pas autonomie économique ;
plusieurs décennies ont été nécessaires pour que les pays puissent récupérer leurs
propres richesses, du canal de Suez au pétrole, pour que se bâtissent les bases
économiques du développement auquel on assiste en Chine, en Inde, en Afrique du
Sud ou au Brésil. Les nouveaux Etats ont aussi mis en place des politiques
d’éducation primaire et secondaire qui ont fait reculer l’analphabétisme, permis à
de nouvelles couches sociales d’accéder à l’université et instauré des politiques de
santé qui ont fait baisser de manière spectaculaire la mortalité infantile et
augmenté l’espérance de vie.
La démocratie ne fut pas forcément au rendez-vous, et des systèmes autoritaires
ont souvent été mis en place ; une partie des élites locales accaparèrent et le pouvoir
et une part importante des richesses ; mais elles se sont heurtées, au fur et à
mesure, à des résistances plus organisées. Ainsi, la fin du colonialisme n’a été
qu’une première étape sur le chemin de l’émancipation, mais une étape
indispensable.

Alain Gresh
Journaliste au Monde diplomatique. Auteur de De quoi la Palestine
est-elle le nom ?, Les Liens qui libèrent, 2010.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014

Partage avorté de la Palestine


Selon une histoire bien connue, l’Etat d’Israël fut créé en 1948 en réponse au
génocide nazi. Pourtant, le projet est largement antérieur à la seconde guerre
mondiale. Les premières vagues d’immigration juive vers la Palestine datent du
XIXe siècle. Et, dès 1917, les Britanniques promettent l’implantation d’un
« foyer national juif » au Proche-Orient.

PAR ISABELLE AVRAN


« Les Absents », série de photographies de Bruno Fert, Netanya, Israël, 2014.
Votée en 1950, la « loi sur la propriété des absents » permet à l’Etat d’Israël de saisir les biens des personnes
considérées comme « absentes » du territoire israélien pendant la guerre de Palestine.
© Bruno Fert/Picturetank.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la Palestine sous mandat britannique


compte 1,8 million d’habitants, dont un tiers de Juifs et deux tiers d’A rabes
chrétiens et musulmans. En novembre 1917, lord Balfour, ministre britannique des
affaires étrangères, avait promis l’établissement d’un « foyer national juif » en
Palestine. L’écrivain Arthur Koestler observera : « Une nation a solennellement
promis à une seconde le territoire d’une troisième. » Des mouvements de résistance se
sont organisés contre cette politique ; la répression massive des Britanniques les a
décimés, privant la société palestinienne d’une grande part de ses élites.

Le sionisme est né à la fin du XIXe siècle dans une Europe où sévit


l’antisémitisme. Dans son ouvrage L’Etat des juifs (1896), Theodor Herzl prône la
création d’un Etat pour les Juifs. Plusieurs autres courants politiques influencent
alors les Juifs d’Europe, dont le socialisme et le communisme, mais le sionisme
s’impose après le génocide nazi.

La fin de la seconde guerre mondiale voit le déclin des anciennes puissances


coloniales française et britannique. Le nationalisme arabe s’organise, mais les
Etats arabes rivalisent pour le leadership régional. Ils sont par ailleurs confrontés à
des mouvements émancipateurs favorisés par l’émergence de nouvelles couches
moyennes au sein de la population.

En décembre 1948, une loi permet de confisquer les


terres des Palestiniens expulsés.

Le Royaume-Uni s’en remet en 1947 à l’Organisation des Nations unies (ONU)


pour trouver une solution. Celle-ci décide l’envoi d’une commission d’enquête en
Palestine ; à son retour, elle prônera l’indépendance. Au sein de cette commission,
les uns, majoritaires, prônent un partage en deux Etats, l’un juif et l’autre arabe,
avec internationalisation de Jérusalem. D’autres, minoritaires, défendent la
création d’un Etat fédéral judéo-arabe avec Jérusalem pour capitale. Le
29 novembre 1947, l’A ssemblée générale de l’ONU vote sa résolution 181 qui
partage la Palestine en deux Etats : un Etat juif (sur 55 % du territoire) et un Etat
arabe, les Lieux saints (en particulier Jérusalem) devenant un corpus separatum
administré par l’ONU. Le plan est adopté par 33 voix contre 13 et 10 abstentions.
Les Etats-Unis, l’Union soviétique et la France votent pour ; le Royaume-Uni et la
Chine s’abstiennent ; la Syrie, l’Egypte, l’Irak, mais aussi l’Inde ou Cuba, rejettent
la résolution.
Colonisation israélienne
Les Arabes de Palestine sont défavorables au partage, qu’ils considèrent comme
une violation du droit des peuples à l’autodétermination. Les sionistes se satisfont
d’obtenir un Etat et plus de la moitié du territoire, mais souhaitent y assurer une
majorité démographique juive.

David Ben Gourion proclame l’Etat d’Israël le 14 mai 1948 – sans définir ses
frontières. Les armées arabes entrent en guerre le lendemain. Le travail des
« nouveaux historiens » israéliens confirme celui des historiens palestiniens :
l’expulsion des Palestiniens a commencé bien plus tôt. Des massacres, tels que celui
de Deir Yassine en avril 1948 (plus de cent personnes assassinées), les poussent sur
les routes de l’exode. Dès décembre 1948, Israël vote une loi sur les « propriétés
abandonnées » qui lui permet de confisquer les terres des expulsés.

Une extension frénétique


Les accords d’armistice entre Israël et les Etats arabes, en 1949, entérinent une
victoire militaire israélienne permise notamment par l’aide soviétique. L’Etat juif
s’agrandit d’un tiers par rapport au territoire alloué par l’ONU. L’Etat palestinien
ne voit pas le jour. Israël et la Jordanie se partagent la Cisjordanie et Jérusalem, et
la bande de Gaza passe sous tutelle égyptienne. Près de 800 000 Palestiniens sont
réfugiés. En acceptant la résolution 194 qui prévoit leur retour et leur
indemnisation, Israël est admis à l’ONU. Mais ensuite il empêchera toute
possibilité de retour des réfugiés. Pour les Palestiniens, ce double processus
d’expulsion et de confiscation du territoire, doublé de la disparition du nom même
de Palestine, c’est la Nakba (« catastrophe »).

MANUEL SCOLAIRE SYRIEN

Toujours prompt à stigmatiser l’influence des Occidentaux au Proche-Orient, ce manuel


syrien publié en 2009 « oublie » de signaler que l’URSS fut, dès mars 1948, l’un des
principaux pourvoyeurs d’armes des forces juives pendant la guerre de Palestine.

Les troupes arabes entrèrent en Palestine le 15 mai 1948 et remportèrent, sur tous les
fronts, d’importantes victoires. Quand les pays occidentaux eurent conscience que la
défaite menaçait les sionistes, ils s’empressèrent d’intervenir afin d’assurer leur
protection. Ils parvinrent à faire adopter une résolution par le Conseil de sécurité qui
exigeait la cessation de tout combat, l’instauration d’une trêve de quatre semaines à
compter du 11 juin 1948 et la nomination d’un médiateur international, le comte
Bernadotte, chargé de résoudre pacifiquement ce conflit. Cette trêve fut une catastrophe
pour les Arabes, car elle permit aux sionistes de renforcer leur attitude belliqueuse,
d’obtenir des armes et des soldats en grand nombre, et de fortifier leurs positions. Quand
les combats reprirent, le 9 juillet, les troupes arabes se retirèrent pour diverses raisons
dont l’absence de coordination entre commandements, le manque d’armes et la présence
d’armes défectueuses. Le Conseil de sécurité imposa une deuxième trêve à partir du
16 juillet 1948, et ce fut la Nakba.

Tarikh al-’Arab al-Hadith wa-lmu’asir(« Histoire moderne et contemporaine des


Arabes »), ministère de l’éducation de la République arabe syrienne, 2008-2009.

Isabelle Avran
Journaliste et historienne. Coauteur de Palestine, Israël : un Etat,
deux Etats ?, Acte sud, 2011.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014

Le bourbier indochinois
Longue et meurtrière, la guerre d’Indochine (1946-1954) revêt également une
dimension symbolique. Elle constitue la première flamme de l’incendie qui
frappe l’empire colonial français après la seconde guerre mondiale, et sert ainsi
d’exemple à de nombreux peuples désireux de s’émanciper. L’année où elle
s’achève, l’insurrection algérienne commence…

PAR ALAIN RUSCIO


« Le Vietnam vaincra », affiche du graphiste cubain René Mederos en hommage à Ho Chi Minh, 1971.
Affiche tirée du livre Cuba Gráfica, de Régis Léger, L’Echappée, Paris, 2003/DR ; © Coll. Christophel.

Lorsque commence la guerre d’Indochine en 1946, cette région (Vietnam,


Cambodge, Laos) est sous domination française depuis presque un siècle. Mais
jamais, malgré les affirmations officielles, la « paix française » n’y a régné.

De 1941 à 1945, la région a traversé tant bien que mal la zone des tempêtes de la
guerre dans le Pacifique et en Asie. A la fin du conflit, la France a été évincée sous
la double pression des Japonais et du Vietminh, un large front nationaliste dirigé
par les communistes, en particulier par Ho Chi Minh. Le 2 septembre 1945,
l’indépendance du Vietnam est proclamée dans un grand élan d’enthousiasme
populaire.

Un certain réalisme paraît d’abord s’imposer côté français : Paris reconnaît la


République démocratique du Vietnam (RDV) comme un « Etat libre », membre de
l’Union française (6 mars 1946) ; le voyage de Ho Chi Minh en France (été 1946)
marque l’apogée des espoirs de conciliation. Mais, très vite, les bellicistes (l’amiral
Thierry d’A rgenlieu sur place, les ministres Georges Bidault et Marius Moutet à
Paris) s’imposent. En novembre 1946, c’est le terrible bombardement de Haïphong,
dans le nord du pays. Le mois suivant, à l’initiative du fougueux Vo Nguyen Giap,
les milices du Vietminh répliquent à Hanoï. La guerre d’Indochine commence.

Le Vietnam est divisé en deux zones, de part et d’autre


du 17e parallèle.

Une confiance sans bornes règne alors parmi les dirigeants français : le
gouvernement Ho Chi Minh est en fuite, ses troupes sont mal armées, encadrées
par des officiers sans expérience. Politiquement, la RDV est isolée : l’URSS
n’accorde aucune importance à ce « petit pays », et les maquis communistes
chinois sont à des milliers de kilomètres.
Affiche du film de Pierre Schœndœrffer, La 317e Section, sorti en 1965.
© Coll. Christophel.

Après trois ans de conflit, des événements extérieurs au théâtre d’opérations


viennent renverser la situation. En Chine, le 1er octobre 1949, Mao Zedong
proclame la République populaire, adossant les maquis vietminh au monde
communiste. A l’opposé, les Etats-Unis, jusque-là hostiles à la politique française,
se mettent à la soutenir. Les premiers navires chargés d’armes américaines arrivent
à Saïgon. Cette évolution se voit confirmée par le conflit qui éclate en Corée en
juin 1950 : la guerre froide a désormais un front chaud en Asie.

En Indochine même, le rapport des forces évolue. Les troupes vietminh accrochent
de plus en plus le corps expéditionnaire. En France, cette guerre, qui avait
commencé dans une certaine indifférence, resurgit à chaque combat perdu. Le
mouvement protestataire est animé essentiellement par le Parti communiste
français (PCF), auquel se joignent le philosophe Jean-Paul Sartre, l’équipe de
l’hebdomadaire L’Observateur, la gauche chrétienne... Le dirigeant radical Pierre
Mendès France critique également l’obstination française, mais pour d’autres
raisons : selon lui, le sort du pays, son intérêt national, se jouent en Europe et en
Afrique.

En 1953, face à la dégradation continue de la situation, le général Henri Navarre


tente d’attirer les forces ennemies dans la cuvette de Dien Bien Phu, dans le nord
du Vietnam, afin de les piéger et de les briser. Un calcul catastrophique : le 7 mai
1954, l’élite de l’armée française doit s’avouer vaincue. Il n’y a plus dès lors d’espoir
de victoire militaire. Au total, les pertes du côté français approchent les
100 000 hommes – dont près de la moitié d’Indochinois... – et sont, du côté
vietminh, de l’ordre du million (civils compris).
Une guerre de trente ans
Au lendemain de Dien Bien Phu, une conférence internationale s’ouvre à Genève.
La délégation française a la sagesse de reconnaître la défaite politique et militaire.
Le 20 juillet 1954, un accord est signé. Le Cambodge et le Laos voient leur
neutralité et leur intégrité territoriale confirmées. Le Vietnam est divisé en deux
zones, de part et d’autre du 17e parallèle – coupure technique et provisoire, des
élections générales, prélude à une réunification pacifique, devant avoir lieu avant
juillet 1956. Tous les observateurs s’accordent à dire que le Vietminh aurait, dans
cette hypothèse, remporté la victoire.

Mais aucune des grandes puissances n’est décidée à faire observer les clauses de
Genève. Les Etats-Unis, en particulier, y sont hostiles. Une nouvelle guerre, plus
meurtrière encore, se profile. Elle durera vingt ans.

Alain Ruscio
Historien. Auteur de Histoire de la colonisation. Réhabilitations,
falsifications et instrumentalisations (ouvrage collectif codirigé
avec Sébastien Jahan), Les Indes savantes, Paris, 2008 ; de Dien
Bien Phu, mythes et réalités. Les échos d’une bataille, 1954-2004
(en collaboration avec Serge Tignères), Les Indes savantes, Paris,
2005 ; du Credo de l’homme blanc, préface d’Albert Memmi,
Complexe, Bruxelles, 2002.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014

Afrique 1960, la marche vers l’indépendance


Entre le milieu des années 1950 et la fin des années 1960, la plupart des pays
d’Afrique accèdent à l’indépendance, parfois au terme de sanglantes guerres,
sans pour autant être « décolonisés ». Car l’émancipation, processus long et
complexe, n’est pas seulement politique : elle est aussi économique, sociale,
culturelle et même mentale.

PAR THOMAS DELTOMBE


Couverture de l’album « Original Suffer Head », de Fela, 1981.
Chanteur et saxophoniste populaire, Fela (1938-1997) utilise la musique pour dépeindre les mœurs corrompues de
l’élite nigériane. Engagé en politique, il fonde un parti (le Mouvement du peuple) en vue de se présenter à l’élection
présidentielle de 1983, mais la répression policière fait échouer son projet.
DR.

La première guerre mondiale marque une étape importante dans la remise en


cause du système colonial. La barbarie dont font preuve les Européens pendant le
conflit confirme aux Africains que la « civilisation » dont les premiers se targuent
relève surtout du mythe. Puis la crise économique des années 1930 et la seconde
guerre mondiale sonnent le glas du colonialisme.

« Thierno », photographie d’Omar Victor Diop, 2012.


Tirée de la série Le studio des vanités.
© Omar Victor Diop Courtesy Galerie MAGNIN-A, Paris.

Partout en Afrique, des syndicats, des associations, des intellectuels, des partis
politiques réclament l’égalité de traitement et la fin du racisme. Après la chute de
l’A llemagne nazie, ils peuvent s’appuyer sur le nouvel ordre mondial, dominé par
deux superpuissances qui se veulent anticolonialistes, les Etats-Unis et l’URSS, et
sur le droit international auquel les autorités coloniales ont elles-mêmes souscrit.

Placées face à leurs contradictions, les métropoles européennes tergiversent : elles


font quelques concessions sociales et politiques, mais répriment durement les
mouvements de contestation. Nombre d’opposants sont emprisonnés, voire
assassinés. La France mate une insurrection à Madagascar (1947-1948) ; le
Royaume-Uni mène une guerre au Kenya contre la rébellion paysanne des Mau-
Mau (1952-1956). Estimant que l’égalité et la dignité sont incompatibles avec
l’impérialisme, les Africains réclament le droit de se gouverner eux-mêmes.

Les coups d’Etat, les ingérences étrangères et les


conflits sociaux se multiplient.

Alors que le mot d’ordre d’indépendance se répand et que les opinions


métropolitaines se mettent à douter de la pertinence du colonialisme, les capitales
européennes tentent de maîtriser le processus d’émancipation, devenu inévitable.
Les Britanniques sont les premiers à comprendre qu’une indépendance contrôlée
peut être plus rentable que le maintien d’un coûteux système de domination. Ils
libèrent certains opposants, comme Kwame Nkrumah au Ghana ou Jomo Kenyatta
au Kenya, qui deviendront, à l’indépendance, les premiers chefs d’Etat de leurs
pays respectifs, s’écartant parfois de la ligne édictée par Londres.

Réalisé en 1966 par l’écrivain sénégalais Ousmane Sembène, « La Noire de… » est le premier long-métrage signé par
un cinéaste d’Afrique noire.
DR.

La France suit le même chemin, de façon plus autoritaire : au moment de


l’indépendance de ses colonies africaines (le plus souvent en 1960), elle fait signer
aux futurs dirigeants des accords qui amputent les nouveaux Etats de certaines de
leurs prérogatives diplomatiques, économiques, monétaires et militaires. Les
dirigeants qui refusent cette indépendance mutilée, comme le Guinéen Sékou
Touré ou le Togolais Sylvanus Olympio, s’exposent à de graves conséquences. Pour
imposer un tel système, parfois qualifié de « Françafrique », Paris va jusqu’à mener
une guerre au Cameroun afin d’écraser le mouvement indépendantiste local (1956-
1964).

Si certains pays accèdent à l’indépendance pacifiquement, d’autres sombrent dans


des conflits sanglants. La guerre froide, qui fait de l’A frique, continent riche en
ressources naturelles, un terrain d’affrontement, envenime la situation. C’est le cas
au Congo belge, où une guerre civile éclate en juin 1960, et dans les colonies
portugaises (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau, Cap-Vert), qui ne s’émancipent
du joug colonial qu’en 1975.

Fragile et fragmentée
Dans les années 1970, presque tous les pays africains sont devenus indépendants,
faisant naître sur le continent de nouveaux espoirs et de nouvelles idées dans les
domaines les plus variés (politiques, sociaux, artistiques...). Mais, s’étant arrachée
au colonialisme en ordre dispersé, dans les frontières contestées dessinées par les
Européens et sous la férule, parfois, de dictateurs redoutés, l’A frique demeure
fragile et fragmentée. Toujours dominés, les Africains voient se multiplier les
ingérences étrangères, les coups d’Etat, les guerres civiles et les conflits sociaux qui
entravent la jouissance d’une liberté enfin retrouvée.

MANUEL SCOLAIRE CAMEROUNAIS

Tandis que les manuels scolaires français ne traitent que superficiellement des résistances
à la colonisation, les livres de classe actuellement diffusés en Afrique francophone – et
édités par Hachette… – y consacrent de nombreuses pages.

Plus la colonisation se développait en Afrique noire et plus la résistance armée devenait


difficile. Les Européens confisquaient les armes et imposaient un contrôle toujours plus
strict aux régions qu’ils contrôlaient. Quelques chefs guerriers entrèrent alors dans la
clandestinité. Aidés de bandes armées, ils pillaient les colons, détruisaient les récoltes,
attaquaient les administrateurs et les commerçants en déplacement. Ils étaient aidés dans
leur lutte par les paysans. (...) Les populations africaines recoururent souvent à la
résistance passive. Elles refusaient de payer l’impôt, de participer au travail forcé,
d’effectuer les cultures obligatoires ou de s’enrôler dans les armées coloniales. Elles
inventaient mille et un stratagèmes pour échapper aux colons. Certains groupes
s’enfuyaient quand l’administrateur faisait sa tournée dans leur village.

Histoire 3e (seconde moitié du XIXe siècle - XXe siècle), Hachette international, coll.
« L’Afrique et le monde », 1995.

Thomas Deltombe
Journaliste et éditeur. Coauteur de Kamerun ! Une guerre cachée
aux origines de la Françafrique, 1948-1971, la Decouverte, 2011
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014

En Algérie, une guerre de cent ans contre la


colonisation (1)
Jusqu’aux années 1990, la fermeture des archives, en particulier militaires et
policières, freinait les travaux scientifiques sur la guerre d’Algérie. Les
témoignages (de rapatriés, d’anciens combattants, etc.), les œuvres des
cinéastes et les textes d’intellectuels n’en donnaient qu’une vision parcellaire.
Depuis, la torture, les « camps de regroupement » et les autres exactions de
l’armée française apparaissent au grand jour.

PAR ALAIN RUSCIO


La prise de Mascara, le 5 décembre 1835, par les troupes francaises sur les soldats d’Abd El-Kader. Image d’Epinal, vers
1836.
© Coll. Kharbine-Tapabor.

Si l’on en croit bien des livres d’histoire, la guerre d’A lgérie débute le 1er novem​b re
1954, lorsque sont échangés les premiers coups de feu et qu’apparaît un groupe
inconnu auparavant : le Front de libération nationale (FLN).

En réalité, la résistance du peuple algérien commence… dès le début de la


colonisation française, lors du débarquement de 1830. La « pacification » ne
s’achève qu’en décembre 1847, avec la reddition d’A bd El-Kader – l’unificateur des
forces algériennes contre la conquête, proclamé « émir des croyants ». Depuis cette
date, les insurrections, locales ou régionales, n’ont plus cessé. Une des dernières
manifestations pour l’indépendance, à Sétif en mai 1945, est réprimée dans le
sang, laissant dans la société algérienne une cicatrice jamais refermée.

Constat d’échec pour les solutions pacifiques et les


soulèvements sporadiques.

Ces insurrections furent-elles toutes menées au nom de la nation algérienne ? Pour


la phase initiale, au XIXe siècle, les historiens en débattent encore. Ce qui est
certain, c’est que le sentiment patriotique algérien s’affirme progressivement face à
l’occupation étrangère. En témoignent la naissance de l’Etoile nord-
africaine (1926), puis celle du Parti populaire algérien (1937), deux organisations
marquées par la forte personnalité de Messali Hadj – lequel sera écarté par ses
camarades plus jeunes lors du déclenchement de l’insurrection de novembre 1954,
qui débouchera sur la guerre d’indépendance.
Deux membres de l’Armée de libération nationale (ALN) étudient les plans de leurs futures missions. Photographie de
Kryn Taconis, 1957.
© Kryn Taconis/Magnum Photos.
Des paysans accueillent des membres de l’ALN alors qu’ils patrouillent près de leur village. Photographie de Kryn
Taconis, 1957
© Antonio Martorell/DR.

A ce moment, le mouvement nationaliste parvient à la conclusion que, les solutions


pacifiques et les soulèvements sporadiques ayant échoué, un mouvement de révolte
structuré, centralisé, est devenu nécessaire. D’autant que, quelques mois plus tôt, à
l’autre bout du monde, la victoire vietnamienne de Dien Bien Phu (mai 1954) a
éveillé d’immenses espoirs chez tous les colonisés (lire p. 118).
Affiche porto-ricaine du film « La Bataille d’Alger », de Gillo Pontecorvo, par Antonio Martorell.
© DocPix.

Les gouvernants ne comprennent pas ce qui est en train de se passer. Les formules
« L’A lgérie, c’est la France. Des Flandres au Congo, une seule nation, un Parlement »
et « Pas de négociation » (François Mitterrand, ministre de l’intérieur) emplissent
les discours. Pour ces officiels, la réplique va de soi : « la fermeté », c’est-à-dire la
violence, « la guerre » (Mitterrand).

La quasi-totalité du monde politique et journalistique préconise les mêmes


« solutions ». Seules quelques voix protestent : Charles-André Julien, François
Mauriac, André Mandouze, Francis Jeanson chez les intellectuels ; Témoignage
chrétien, L’Humanité et France-Observateur dans la presse. Les communistes,
unique force politique nationale à s’élever contre la répression et à affirmer le
caractère spécifique de la question algérienne, ne vont pas pourtant jusqu’à
l’affirmation du droit à l’indépendance de l’A lgérie.

Guerre ? Le mot n’apparaîtra jamais dans le vocabulaire officiel de 1954 à 1962. Il


ne sera adopté qu’en… octobre 1999, après une décision de l’A ssemblée nationale !
Prospectus de l’association l’Etoile nord-africaine, 1934.
DR.

C’est pourtant bel et bien une guerre coloniale qui commence en 1954. Dès ce
moment sont mis en place des moyens proprement inhumains pour terroriser non
seulement les combattants, mais toute la population, considérée comme complice,
donc coupable : ratissages, arrestations, usage de la torture, évacuations de villages
entiers et regroupements par la force des populations civiles, bombardements au
moyen parfois du sinistre napalm.

Le désastre de Guy Mollet

Affiche de propagande de la Fondation Maréchal de Lattre, 1956-1958.


© Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.

Les mois passent, la guerre s’installe. Durant cette première phase, les dirigeants
français, endormis par plus d’un siècle de certitudes coloniales (« Nous sommes
porteurs de la civilisation… les indigènes nous sont reconnaissants… »), ne
comprennent pas les enjeux. Les gouvernements de la IVe République qui se
succèdent (Pierre Mendès France, Edgar Faure, Guy Mollet…) adoptent, avec des
nuances, la même politique.

Le pire survient avec le gouvernement Mollet, dit de « front républicain » : élu en


1956 sur un programme de prise de contacts avec le FLN, soutenu par des
communistes qui regretteront, mais bien tard, leur vote, il s’engage en fait vers une
aggravation de la guerre. C’est ce gouvernement qui couvre les exactions de la
féroce chasse à l’homme pudiquement appelée bataille d’A lger (début 1957).

MANUEL SCOLAIRE ALGÉRIEN

Depuis l’indépendance,le gouvernement algérien alimente l’hostilité de la populationà


l’égard des harkis. En témoigne ce manuel de neuvième, rédigé au début des années 2000.

Des groupes de personnes ont préféré se vendre à l’ennemi et combattre leurs propres
frères, déjà lors des premières révoltes au XIXe siècle, en échange d’argent, de biens, de
titres. Ces groupes de harkis ont été responsables des pires répressions contre les civils
algériens. Ce sont eux qui ont été chargés de brûler les villages, des interrogatoires, de la
torture, soit de la sale besogne de l’armée française.

Cité dans Benjamin Stora, « Guerre d’Algérie et manuels algériens de langue arabe »,
Outre- Terre, n° 12, 2005.

Alain Ruscio
Historien. Auteur de Histoire de la colonisation. Réhabilitations,
falsifications et instrumentalisations (ouvrage collectif codirigé
avec Sébastien Jahan), Les Indes savantes, Paris, 2008 ; de Dien
Bien Phu, mythes et réalités. Les échos d’une bataille, 1954-2004
(en collaboration avec Serge Tignères), Les Indes savantes, Paris,
2005 ; du Credo de l’homme blanc, préface d’Albert Memmi,
Complexe, Bruxelles, 2002.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014

En Algérie, une guerre de cent ans contre la


colonisation (2)
La guerre a commencé depuis quatre ans quand Charles de Gaulle est porté au
pouvoir par les réseaux de la mouvance Algérie française. Selon plusieurs
manuels scolaires français, le Général est alors « hésitant » au sujet de
l’indépendance algérienne. Pourtant, sa stratégie ne fait guère de doute.
Pendant les dix-huit premiers mois de son mandat, de Gaulle cède sur les
apparences pour préserver l’essentiel : la domination française.

PAR ALAIN RUSCIO


Scène de liesse populaire le 3 juillet 1962, après l’annonce des résultats du référendum d’autodétermination de
l’Algérie.
© Rue des Archives/AGIP.

Commencée dans une indifférence quasi générale en 1954, la guerre d’A lgérie finit
par miner le régime. Devant les piétinements de gouvernements de plus en plus
discrédités, un homme, silencieux depuis quatre ans, attend son heure : le général
Charles de Gaulle. En 1958, les réseaux plus ou moins occultes de la mouvance
Algérie française, qu’il couvre de son autorité, s’agitent ; le 13 mai, profitant d’une
nouvelle crise gouvernementale, ils participent au coup de force qui permet à de
Gaulle de revenir au pouvoir. Si le héros de la Résistance préserve les apparences de
la légalité, ce sont bel et bien les factieux qui lui permettent de reprendre les
commandes de l’Etat.
Affiche diffusée lors du référendum de 1961 sur l’autodétermination de l’Algérie.
© Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.

Nombre d’historiens se sont interrogés pour connaître sa pensée profonde à ce


moment-là : était-il favorable à l’A lgérie française ou bien s’est-il servi de ses
réseaux pour prendre la tête du pays et élaborer un plan de sortie de guerre ? En
fait, durant les dix-huit premiers mois de son pouvoir, le Général fait tout pour
détruire la résistance du Front de libération nationale (FLN). Simultanément, il
lance un plan, d’une ampleur inédite, dit « de Constantine », de mise en valeur de
l’A lgérie au sein, évidemment, du système français. Son calcul consiste à céder sur
certaines apparences – comme l’acceptation d’un vrai suffrage universel (une
première, en Algérie) ou l’association de certains Algériens à la nouvelle politique
(ce qui a pour effet de diviser le FLN) – afin de préserver l’essentiel. Cette
politique porte un nom : le néocolonialisme. Elle a également une logique : elle ne
peut être appliquée qu’avec un minimum de coopération des populations colonisées,
ou tout au moins de leurs élites sociales et politiques.
Dessin de Siné, 1962.
© Siné/Iconovox

Affiche de l’OAS de 1961.


© Coll. Kharbine-Tapabor.

Or de Gaulle n’a jamais pu obtenir ce minimum. Tous ses entretiens en Algérie,


tous les rapports parviennent à la même conclusion : la France contrôle
(difficilement) le terrain, mais la population, en campagne et en ville, lui échappe.
La guerre, militairement gagnable, ne peut aboutir à une véritable solution
politique. La clairvoyance de de Gaulle est d’accepter cette situation, bravant ainsi
la colère de ses anciens soutiens. « La décolonisation est notre intérêt et, par
conséquent, notre », explique-t-il en avril 1961.

La résistance, fondée sur une fierté nationale retrouvée, du peuple algérien


(immigration en France incluse) constitue incontestablement la première cause de
la défaite du colonialisme. Mais un autre facteur entre en jeu : l’opinion française.
Après un temps inévitable de désarroi et d’incompréhension, elle prend
progressivement conscience de l’inéluctabilité de l’accès de l’A lgérie à
l’indépendance, et l’accepte.

En France, les « porteurs de valises » fournissent des


faux papiers aux agents du FLN.

Entre Trouna et Sétif, 17 juin 1962. Krim Belkacem (à gauche) discute avec deux prisonniers français, membres de
l’OAS. Photographie de Marc Riboud.
Chef historique du Front de libération nationale et signataire des accords d’Evian, Krim Belkacem est considéré comme
l’un des héros de la révolution algérienne. Tombé en disgrâce en 1967, il est contraint à l’exil. Il est retrouvé assassiné à
Francfort en 1970.
© Marc Riboud.
Dans les années 1960, des militants du monde entier convergent à Alger.
Eldrige Cleaver et Timothy Leary, deux des principaux membres du Black Panther Party (un mouvement révolutionnaire
afro-américain), s’y installent en 1969 pour fuir la répression politique aux Etats-Unis.
www.blackpanther. org / DR.

Les premières manifestations, à l’automne 1955, sont, selon tous les témoins,
maigrelettes. Progressivement, les partisans de la paix marquent des points,
conquièrent des consciences et organisent la protestation, sous des formes
publiques (manifestations, dont celle des Algériens d’octobre 1961, qui fit des
centaines de morts, puis de Charonne en février 1962, qui fit huit morts) ou
clandestines (action des « porteurs de valises », un réseau d’aide directe au FLN).
Cette guerre est par ailleurs marquée par une intervention active des intellectuels
de gauche, l’historien Pierre Vidal-Naquet, le philosophe Jean-Paul Sartre, le
mathématicien Laurent Schwartz. Certains signeront la « Déclaration sur le droit
à l’insoumission » – c’est-à-dire le droit de refuser de faire son service militaire en
Algérie –, dit « Manifeste des 121 », en septembre 1960.

Le 18 mars 1962 sont signés les accords d’Evian. Le bilan est très lourd : des
dizaines de milliers de morts et de blessés côté français, des centaines de milliers
côté algérien, dont une immense majorité de civils.

Document
Dans un article publié en février 2001 par Le Monde diplomatique, Maurice T. Maschino analysait la manière dont le
pouvoir politique fait obstacle au travail des historiens sur la guerre d’Algérie.
Septembre 1957 : composée de diverses personnalités et nommée par le gouvernement français sous la pression
de l’opposition de gauche, la commission de sauvegarde des droits et des libertés individuelles constate, dans un
rapport accablant, que la torture est une pratique courante en Algérie.

Décembre 2000 : devant l’émoi suscité par la publication, dans Le Monde, de nouveaux témoignages sur la
torture, le premier ministre [Lionel Jospin] estime qu’il s’agit là de « dévoiements minoritaires ». Première
contrevérité. Mais il n’est pas hostile, ajoute-t-il sans rire, à ce que les historiens fassent la lumière sur ces
« dévoiements » : deuxième contrevérité. Contrairement à son engagement du 27 juillet 1997, et sauf dérogation
durement arrachée, les archives les plus sensibles ne sont toujours pas consultables.

Alain Ruscio
Historien. Auteur de Histoire de la colonisation. Réhabilitations,
falsifications et instrumentalisations (ouvrage collectif codirigé
avec Sébastien Jahan), Les Indes savantes, Paris, 2008 ; de Dien
Bien Phu, mythes et réalités. Les échos d’une bataille, 1954-2004
(en collaboration avec Serge Tignères), Les Indes savantes, Paris,
2005 ; du Credo de l’homme blanc, préface d’Albert Memmi,
Complexe, Bruxelles, 2002.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014

De la conférence de Bandung au mouvement


des non-alignés
L’écrivain Léopold Sédar Senghor la décrivit comme une gigantesque « levée
d’écrou ». En avril 1955, la conférence de Bandung, qui réunit les représentants
de vingt-neuf pays d’Afrique et d’Asie, précipite la fin de l’ère coloniale et
impose la notion de « tiers-monde » : toute une partie de l’humanité – qui
n’appartient ni à la noblesse européenne ni au clergé américain – veut
désormais avoir voix au chapitre.

PAR FRANÇOISE FEUGAS


Le tiers-monde se structure

Les premiers mouvements nationalistes qui, à partir des années 1920, rejetaient
l’impérialisme occidental et la mainmise coloniale sur leur pays se renforcent après
la seconde guerre mondiale. Au lendemain des accords de Genève qui, le 20 juillet
1954, mettent un terme à l’Indochine française, une trentaine de pays asiatiques
ont acquis leur indépendance. Dans le contexte de guerre froide qui divise le monde
en deux blocs, soviétique et occidental, ces pays nouvellement souverains veulent
accélérer l’indépendance des autres colonies. Parce que l’A sie est le continent où les
puissances coloniales ont connu leurs premières défaites, c’est dans la petite ville de
Bandung, sur l’île indonésienne de Java, que la Birmanie, Ceylan (aujourd’hui le
Sri Lanka), l’Inde, l’Indonésie, et le Pakistan décident d’organiser la première
conférence afro-asiatique du 18 au 24 avril 1955.

Vingt-neuf pays répondent à leur invitation : quinze pays d’A sie (Afghanistan,
Birmanie, Cambodge, Ceylan, Chine, Inde, Indonésie, Japon, Laos, Népal,
Pakistan, Philippines, Thaïlande, République démocratique du Vietnam, Etat du
Vietnam), neuf pays du Proche-Orient (Arabie saoudite, Egypte, Irak, Iran,
Jordanie, Liban, Syrie, Turquie et Yémen) et six pays africains (Côte-de-l’Or
[actuel Ghana], Ethiopie, Liberia, Libye, Somalie et Soudan).

Les participants proclament l’égale souveraineté des


peuples et des nations.

Des dirigeants de trente mouvements de résistance anticoloniale sont également au


rendez-vous, en tant qu’observateurs. Environ un millier de personnes vont ainsi
représenter pendant une semaine un milliard deux cent cinquante millions
d’habitants de ce qui va devenir le « tiers-monde », selon l’expression utilisée pour
la première fois en 1952 par l’économiste et démographe français Alfred Sauvy, en
référence au tiers état sous l’A ncien Régime : « Car enfin ce tiers-monde ignoré,
exploité, méprisé comme le tiers état, veut lui aussi être quelque chose. »

La conférence réunit l’Indien Jawaharlal Nehru, l’Egyptien Gamal Abdel Nasser et


le Chinois Zhou Enlai. Anticolonialisme, unité, lutte contre le racisme et recherche
de la paix : le discours d’ouverture, prononcé par le président indonésien Sukar​​n o
donne le ton. « Nous tous, j’en ai la certitude, sommes unis par des choses plus
importantes que celles qui superficiellement nous divisent ; nous sommes unis par
exemple par la haine commune du colonialisme, sous quelque forme qu’il apparaisse ;
nous sommes unis par la haine du racisme et par la détermination commune de
préserver et de stabiliser la paix dans le monde. »

Dans un communiqué final, les participants revendiquent le droit des peuples à


disposer d’eux-mêmes et condamnent le colonialisme et l’apartheid. Ils proclament
l’égale souveraineté des peuples et des nations, le respect des droits humains et de la
Charte des Nations unies, et soulignent la nécessité d’une coopération économique
et culturelle entre leurs pays. Exprimant leur inquiétude devant l’état de tension
permanente du monde bipolaire, ils proposent de procéder à un désarmement et
d’interdire l’arme nucléaire et les armes de destruction massive.« Dix principes de
la coexistence » sont rédigés, reprenant l’énumération de ces principes.
Trois camps s’affirment
Aucune position commune ne se dégage en revanche à l’égard des Etats-Unis et de
l’URSS. Trois tendances émergent : un bloc pro-occidental, avec principalement le
Pakistan, la Thaïlande et la Turquie (mais aussi le Sud-Vietnam, le Laos, le
Cambodge, les Philippines, le Japon, l’Irak, l’Iran, le Liban, l’Ethiopie, la Libye et
le Liberia), un « bloc de l’Est », représenté par la Chine maoïste et la République
populaire du Vietnam, et un troisième camp plus ou moins neutraliste, mené par
l’Inde et l’Egypte, avec l’Indonésie, la Birmanie, l’A fghanistan, la Syrie, la Jordanie,
l’A rabie saoudite, le Yémen, le Soudan et la Côte-de-l’Or (Ghana). La réalité des
alliances de chaque pays est un obstacle à l’objectif de Nehru de créer une force
neutre dans la guerre froide. Le Pakistan et d’autres pays soutiennent au contraire
la liberté d’adhérer à des formes collectives de défense.

Mais l’esprit de Bandung fait évoluer les idées de neutralisme et de non-


alignement. L’idée d’une troisième voie indépendante fait son chemin. Un an plus
tard, à Brioni, en Yougoslavie, se tiendra entre Nasser, Nehru et le maréchal Tito
la première conférence qui sera le prélude à la création, en 1961, du mouvement
des non-alignés.

MANUEL SCOLAIRE CHINOIS

Pour ce manuel de lycée chinois, le tournant de la diplomatie internationale se situe moins


dans la conférence de Bandung– traitée de manière succincte – que dans la doctrine de
« coexistence pacifique » élaborée par le ministre des affaires étrangères Zhou Enlai
(1949-1958).

[Une fois proclamée], la jeune République populaire de Chine entame des relations
fructueuses avec ses voisins et les pays décolonisés. En décembre 1953, Zhou Enlai
reçoit une délégation indienne et présente pour la première fois ses cinq principes de
coexistence pacifique : respect mutuel de l’intégrité territoriale et de la souveraineté ;
non-agression mutuelle ; non-ingérence mutuelle ; bénéfices mutuels ; coexistence
pacifique. (...) Ces cinq principes produisent une influence telle sur la scène
internationale qu’ils deviennent la norme fondamentale de règlement des conflits entre
les Etats.
Putong gaozhong Kecheng bioazhun shiyan jiaokeshu. Lishi yi (« Manuel expérimental
officiel du programme des lycées généraux. Histoire 1 »), Maison d’édition de l’éducation
populaire, 2007.

Françoise Feugas
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014

Nasser ou le rêve panarabe


Le panarabisme, en tant que mouvement intellectuel et politique visant à
l’unification des peuples arabes, apparaît au XIXe siècle. Il connaît son heure de
gloire dans les années 1950, quand l’Egypte de Gamal Abdel Nasser, forte de
son succès lors de la crise de Suez, tente d’incarner ce projet. Mais l’opposition
des Occidentaux et des divisions internes mettent fin à cet espoir d’unité.

PAR AGNÈS LEVALLOIS


Portrait de Nasser en couverture d’une bande dessinée égyptienne consacrée à sa vie, vers 1975.
© Rue des Archives/ CCI.

Le 23 juillet 1952, un coup d’Etat militaire renverse en Egypte le roi Farouk, qui
était soutenu par le Royaume-Uni. Les Officiers libres – groupe d’officiers de grade
intermédiaire qui s’est constitué pendant la guerre de Palestine de 1948-1949 –
prennent le pouvoir. Leur programme très général est accepté par l’ensemble des
formations politiques, des communistes aux Frères musulmans en passant par le
Wafd, le grand parti libéral du pays. Il s’articule autour de la réforme de l’armée, de
l’indépendance nationale, de la lutte contre la corruption et la féodalité. Une
réforme agraire limitant la propriété est rapidement adoptée. Les terres
expropriées, qui appartiennent à la famille royale, sont vendues, favorisant les
petits propriétaires – groupe social qui sera le soutien populaire du nouveau
régime.
Le 18 juin 1953, la république est instaurée et, en 1954, Gamal Abdel Nasser, l’un
des Officiers libres, élimine le général Mohammed Néguib, porté au pouvoir en
1952, et devient l’homme fort du pays. Il souhaite moderniser l’Egypte, développer
l’industrie lourde et créer un secteur public puissant.

Portrait d’Oum Kalsoum sur la pochette de l’album Beid annak, 1965.


Oum Kalsoum, « l’astre de l’Orient », jouit déjà d’une réputation flamboyante quand elle rencontre Nasser en 1948.
Prêtant sa voix aux idéaux du panarabisme, la chanteuse cristallise, à partir des années 1950, la fierté retrouvée du
peuple égyptien, et même arabe. La reprise de ses morceaux pendant le « printemps arabe » de 2011 témoigne d’une
ferveur populaire encore brûlante.
DR.

L’annonce par Nasser, en 1956, de la nationalisation du canal de Suez – exploité


depuis son inauguration en 1869 par une société franco-britannique – engendre
une crise internationale. Mesure de rétorsion à l’égard des Occidentaux, qui
avaient refusé d’accorder des prêts pour la construction d’un barrage à Assouan,
cette nationalisation doit surtout permettre de récupérer les recettes de ce canal
très stratégique, afin de pouvoir assurer le financement du barrage.

La méfiance des britanniques


Cette annonce spectaculaire connaît un grand écho dans l’ensemble du monde
arabe : qu’un homme d’Etat ose tenir tête aux Européens résonne comme un
nouveau signe d’indépendance. Nasser devient une idole dans la région, suscitant
une vive inquiétude chez les dirigeants britanniques, qui voient d’un mauvais œil sa
popularité s’accroître en Irak et en Jordanie, où le Royaume-Uni conserve une forte
influence. Empêtrée dans la guerre d’A lgérie, la France s’inquiète également de son
audience grandissante.

Construit grâce à l’aide soviétique, le barrage d’Assouan


électrifie l’Egypte.

Les trois pays qui se sentent menacés – Royaume-Uni, France et Israël – décident
d’intervenir militairement pour reprendre le contrôle du canal. Mais les réactions
internationales – en particulier les réprimandes des Etats-Unis, furieux de n’avoir
pas été consultés – conduisent Français et Britanniques à faire marche arrière.
Une résolution est présentée conjointement par Moscou et Washington – une
première depuis longtemps – au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations
unies (ONU), ordonnant un cessez-le-feu.
« Gare centrale », film de Youssef Chahine, 1958.
Dès son premier film (Papa Amin, 1950), Youssef Chahine s’inscrit de plain-pied dans l’âge d’or du cinéma égyptien.
De comédies en œuvres militantes en passant par Gare centrale, un drame néoréaliste qui assoit sa réputation
internationale, ce fin observateur de l’Egypte critique la mondialisation et l’intégrisme, mais se heurte fréquemment à la
censure. © Coll. Christophel.

L’expédition de Suez est un échec complet pour les Européens. L’éviction des
anciennes puissances coloniales se fait au profit de l’URSS, qui aide finalement à
la construction du barrage d’A ssouan, contribuant ainsi à l’électrification du pays et
à l’accélération de son industrialisation.

A partir de là, l’Egypte devient le centre du monde arabe, le lieu du nationalisme


révolutionnaire. La célèbre radio la Voix des Arabes émet du Caire et participe aux
bouleversements que connaît la région de 1956 à 1967. Nasser conduit le
panarabisme, mouvement visant à unifier politiquement le monde arabe, à soutenir
la libération de la Palestine contre Israël et à se libérer de toute forme de tutelle
étrangère. Il reprend ainsi l’idéologie portée par le Baas, un parti créé dans les
années 1940 se réclamant du panarabisme puis du socialisme.
Une incroyable ferveur populaire ferveur populaire ferveur
populaire ferveur populaire
En 1958, le Raïs tente d’associer l’Egypte et la Syrie dans une République arabe
unie (RAU). Mais le 28 sep​tembre 1961, un groupe d’officiers de Damas, ne
supportant pas la tutelle administrative du Caire, réalise un coup d’Etat pour
proclamer l’indépendance. Ils mettent fin au rêve d’unité arabe.

La défaite des forces égyptiennes lors de la guerre de juin 1967 face à Israël porte
un coup sévère à l’image de Nasser : une partie du territoire national, le Sinaï, est
occupée. L’incroyable mouvement populaire qui s’exprime lors de la mort de Nasser
en septembre 1970 – plusieurs millions de personnes prennent partà ses
funérailles – démontre néanmoins la force des idées qu’il a portées, même si les
réalisations n’ont pas toujours été à la hauteur de ses ambitions.

BÊTISIER
● Jusqu’en 1999, les manuels scolaires israéliens : présentaient la victoire juive lors de
la guerre de Palestine comme le succès de David contre Goliath. « Sur le plan
numérique, la confrontation était horriblement déséquilibrée. La communauté juive
rassemblait 650 000 personnes ; ensemble, les Etats arabes en comprenaient
40 millions », écrivait un livre édité par le ministère de l’éducation en 1984.

● Quinze ans plus tard, le manuel dirigé par l’historien Eyal Naveh propose un tout
autre récit : « Sur presque tous les fronts et dans presque toutes les batailles, les Juifs
avaient l’avantage sur les Arabes en termes de préparation,d’organisation,
d’équipement, mais aussi de nombre de combattants professionnels. » A peine arrivé au
pouvoir en 2001, le gouvernement conservateur d’Ariel Sharon décidera d’interdire
l’usage de cet ouvrage dans les écoles…

Agnès Levallois
Journaliste, spécialiste du Proche-Orient.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014

Le Nord conserve sa mainmise sur le tiers-


monde
Malgré la décolonisation, l’inégalité des échanges entre pays du Nord et du Sud
demeure : l’absence de structures industrielles, le pillage des matières
premières et la généralisation de l’agriculture d’exportation maintiennent les
nations du tiers-monde dans une situation de dépendance. Pour en sortir,
certains dirigeants tentent de développer la production nationale, mais
l’opposition occidentale rend la tâche peu aisée….

PAR FRANÇOISE FEUGAS


« Les Défis de la mondialisation », de Chéri Chérin, 2004.
© Chéri Chérin/Courtesy Galerie Magnin-A, Paris.

En 1955, la conférence afro-asiatique de Bandung condamne le colonialisme et


proclame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (lire p. 126). Conscients des
difficultés économiques qui devaient découler de la fin de l’exploitation coloniale,
les représentants des nouveaux pays indépendants et ceux des pays aspirant à l’être
soulignent la nécessité d’une coopération économique entre les nations du Sud. Ils
demandent la mise en place d’un système d’aide internationale visant à diversifier
et développer les échanges commerciaux, en particulier au sein de ce que l’on
appellera bientôt le tiers-monde. « Les pays d’A sie et d’A frique doivent varier leurs
exportations en manufacturant leurs matières premières toutes les fois que la chose est
économiquement réalisable », plaide le communiqué final de la conférence.
L’émancipation économique apparaît d’emblée indissociable de la souveraineté
politique.
Les années 1960, avec l’accession à l’indépendance de la majorité des pays
africains, semblent un temps incarner le rêve de Bandung. Les Etats du tiers-
monde disposent désormais de la majorité à l’A ssemblée générale des Nations unies.
Ils veulent faire de la décennie 1970 celle de leur développement. A l’apogée de ces
efforts, la décision collective des membres de l’Organisation des pays exportateurs
de pétrole (OPEP), en 1973, d’augmenter le prix du baril provoque la panique en
Occident.
En 1985, Le tiers-monde comprend deux tiers des pays

Mais, affaiblis sur les plans économique et politique, divisés, les nouveaux Etats ne
parviennent pas à lutter efficacement contre l’emprise des pays occidentaux :
l’inégalité des échanges ne disparaît pas, elle change de forme. Ainsi, même après
la vague de libérations nationales, la colonisation continue de peser sur le destin de
la plupart des pays indépendants.

S’il a permis d’enrichir considérablement les entreprises et les puissances


impériales, le pillage des matières premières – du caoutchouc de l’Indonésie
néerlandaise aux mines de cuivre du Congo belge, du cacao ghanéen au café
ivoirien – a laissé les anciens colonisés dans une situation exsangue : ces
marchandises étaient exportées brutes, à bas prix, vers la métropole, et les
industries ne furent pas créées sur place. D’autant que, parallèlement, les anciennes
métropoles coloniales inondaient les marchés de leurs empires de produits
manufacturés souvent vendus très cher, achevant ainsi d’appauvrir la majorité des
habitants. Enfin, la spoliation des meilleures terres agricoles et la généralisation
des agricultures d’exportation ont ruiné les cultures vivrières, entraînant un exode
rural qui contribue à grossir les bidonvilles des capitales.

L’effondrement des cours des matières premières


agricoles, notamment du cacao et du café, provoque une
grave crise de la dette.

Les pays du tiers-monde revendiquent l’instauration d’un « nouvel ordre


économique international », fondé sur la juste évaluation du prix des matières
premières et la réciprocité des échanges entre le Nord et le Sud. Mais ils ne
rencontrent pas le succès escompté. Aussi, pour financer leur développement, ils
sont contraints de s’endetter lourdement et d’approfondir leur dépendance à l’égard
du Nord.

Président du Gabon de 1967 à sa mort en 2009, Omar Bongo apparaît comme le symbole de la « Françafrique ». Il s’est
affiché avec chaque président français de Charles de Gaulle à Nicolas Sarkozy. Son fils, Ali Bongo, a pris la relève avec
François Hollande.
© Keystone-France ; © STF/AFP. ; © Gérard Fouet/ AFP ; © Patrick Kovarik/AFP ; © Gérard Cerles/AFP ; © Mustafa
Yalci/Anadolu Agency/AFP.
L’« aide au développement » – octroyée sous la forme de prêts par la Banque
mondiale, les Etats riches ou les banques occidentales – s’assortit parfois de
l’obligation d’achats de produits finis à des prix qui ne cessent d’augmenter. Pour
pouvoir faire face, les économies du Sud sont contraintes de renforcer les cultures
d’exportation, l’extraction minière et de miser sur une augmentation des prix des
matières premières (sur lesquels elles n’ont pas toujours prise). Dans les
années 1980, l’effondrement des cours de ces matières premières – notamment
agricoles, comme le café ou le cacao – provoque une crise de la dette qui permet au
Fonds monétaire international (FMI) d’imposer sa logique néolibérale (lire p.
152).

Françoise Feugas
Journaliste, membre de la rédaction du site Orient XXI.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses »
(1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014

IDÉE REÇUE

« C’était mieux avant… »


A mesure que la crise économique obscurcit l’horizon du XXIe siècle, une
nostalgie des « trente glorieuses » s’impose en France : on regrette le temps
« béni » du plein-emploi, des conquêtes sociales, de l’effervescence culturelle
et politique. Cette légende dorée occulte une partie de la réalité. Et fait
obstacle à l’invention de projets d’avenir.

PAR PIERRE RIMBERT


Entre 1963 et 1982, 160 000 Ultramarins s’installent en métropole. Leur venue a été favorisée par le Bureau pour le
développement des migrations des départements d’outre-mer (Bumidom), officiellement pour faire face à la surnatalité
supposée toucher les Antilles et la Réunion. On leur promettait une vie prospère, mais ils trouvèrent surtout des emplois
sous-qualifiés et précaires. Pis, le programme – en vigueur jusqu’en 1981 – a été maintes fois perverti : 1 630 enfants
réunionnais furent ainsi enlevés à leurs familles pour « repeupler » les régions frappées par l’exode rural, principalement
la Creuse.
© Riclafe/SIPA.

Présent maussade, avenir bouché : rêvons d’hier… Dans l’Europe de la fin du


XIXe siècle, dans la Chine défaite par les guerres de l’opium ou dans l’A mérique des
années 1930, le thème politique du retour aux valeurs et aux traditions fit florès.
Comme dans la France contemporaine, où il s’accompagne d’un climat de
« rétromania » culturelle – rééditions de Mini Cooper, culte du kitsch et séries sur
les années 1960. La combinaison d’une crise économique suffisamment profonde
pour obscurcir les perspectives d’avenir et d’une accélération technologique qui
brise les formes usuelles de convivialité fait la fortune des entrepreneurs de
nostalgie.

« C’était mieux avant », répètent-ils. Avant la mondialisation, la


désindustrialisation, la montée du chômage, la fermeture des bureaux de poste,
l’effritement des structures d’encadrement social (école, partis, Eglises). A droite
comme à gauche, des regards pleins d’envie se retournent sur la période comprise
entre la Libération et la fin des années 1970, les « trente glorieuses ».

Affiche de l’atelier populaire de l’ex-Ecole des beaux-arts, mai 1968, Paris


Atelier populaire des Beaux-Arts.

Leur évocation revigore. Rappeler les conquêtes sociales de l’après-guerre, la


puissance du mouvement ouvrier et le souffle qui balayait alors les sociétés suffit à
démentir l’idée qu’il n’existerait qu’une seule politique possible – celle, par exemple,
de l’austérité (lire « L’austérité est le seul remède à la crise »). En dépit de
circonstances infiniment plus difficiles, des peuples ont accompli ce qui semblait
impossible. Dans sa brochure Indignez-vous !, publiée en 2010 et vendue depuis à
plusieurs millions d’exemplaires, Stéphane Hessel insistait sur ce point : c’est une
France détruite et ruinée qui institue la Sécurité sociale, l’assurance-vieillesse, le
statut de la fonction publique, les délégués du personnel, purge la presse des
puissances d’argent et nationalise le crédit et l’énergie, conformément au
programme du Conseil national de la Résistance (CNR), baptisé Les Jours
heureux et adopté le 15 mars 1944. Ainsi l’histoire oppose-t-elle aux fatalistes que
l’ordre établi n’est ni éternel ni naturel.

Mais la référence permanente aux « trente glorieuses » induit un effet indésirable :


à force de jauger l’ampleur des régressions à l’aune de cette période, on suggère que
le modèle économique d’après-guerre constitue le summum de la justice sociale, le
plafond du progressisme. Etait-ce vraiment le cas ?

On retient plus facilement la hausse du niveau de vie


que les conditions de travail dantesques dans la chimie.

Si la seconde moitié des années 1940 ouvre une ère de réformes sociales en Europe
de l’Ouest, la vision rétrospective d’un paradis social tient du mirage. Les Jours
heureux, texte de compromis entre les composantes du CNR, laisse de côté de
nombreuses questions, dont celle de la décolonisation. Lorsque débute la guerre
froide (1947), l’élan de la Libération est déjà brisé ; l’année suivante, le
gouvernement envoie les chars d’assaut mater les mineurs grévistes du Nord et de
l’Est. Malgré les réformes, la majorité des outils de production demeurent aux
mains du privé et soumis à la logique du profit. Comme le note l’historien
américain Richard Kuisel, « la planification française prit un caractère néolibéral
plutôt que socialisant ou syndicaliste ».

Une telle issue n’allait pas de soi à un moment où l’avenir balançait entre
socialisme et social-démocratie, et non pas, comme aujourd’hui, entre libéralisme et
social-libéralisme. Comme au temps du New Deal, les milieux dirigeants aspiraient
à moderniser le capitalisme pour le sauver. « La classe ouvrière, qui avait été à la
pointe de la Résistance, observait en juin 1947 le président de la République Vincent
Auriol, pensait obtenir des réformes profondes de structure, et elle a vu revenir le même
système économique avec les égoïsmes sociaux, et rien n’a changé dans les rapports du
capital et du travail ». Il en ira ainsi jusqu’à Mai 68.
Publicité pour les téléviseurs Philips, 1965.
© Coll. Jonas/Kharbine-Tapabor.

Des années 1950, on retient plus facilement la hausse du niveau de vie que les
guerres coloniales ; la croissance pétillante que les conditions de travail dantesques
dans la chimie, les ports ou le secteur féminisé de l’agroalimentaire. Ainsi, en 1962,
on dénombre en France deux mille cent morts d’accidents du travail ; quatre fois
plus qu’en 2012, pour une population active bien moins nombreuse.

Les « trente glorieuses » sont aussi celles de la pelle et du marteau-piqueur, des


ouvrières sous-payées, des immigrés cloîtrés dans les bidonvilles et relégués aux
postes les plus éprouvants par la division raciste du travail, des ravages
environnementaux, des carcans moraux et des interdits sexuels. Pour la masse des
travailleurs ordinaires, le bénéfice des décennies de croissance n’est empoché
qu’après 1968. Et il se résorbe dès 1974-1975, sous l’effet du chômage et de la crise
mondiale.

Reste qu’au Nord comme au Sud les sociétés d’après-guerre partagèrent une
caractéristique commune : l’ordre établi y fut radicalement contesté ; une part
significative des populations désirait son renversement. Le rapport optimiste à
l’avenir tenait alors à la conviction que tout pouvait basculer, qu’un autre monde
était à portée de main, autant – si ce n’est davantage – qu’à la démocratisation du
téléviseur et de la cuisine équipée. On touche là au paradoxe des nostalgiques
« trente-glorieux » : ils regrettent à présent un ordre que leurs aînés combattaient
hier.

Pierre Rimbert
Rédacteur en chef du Monde diplomatique. Auteur de
« Libération » de Sartre à Rotschild, Raisons d’agir, 2005.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses »
(1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014

Pour qui furent construits les grands


ensembles ?
PAR BENOÎT BRÉVILLE

Histoire de l’immigration en France


A la fin des années 1940, à quelques kilomètres de Paris ou de Lyon, vivaient
encore des maraîchers. Trente ans plus tard, des barres et des tours de logements
sociaux ont envahi les banlieues. Elles font alors figure d’eldorado pour ceux qui
ont la chance d’y habiter – des Français pour l’essentiel, car, à l’époque, l’Etat ne se
soucie guère de loger les étrangers…

Décimée par la seconde guerre mondiale, « la France, hélas ! manque d’hommes »,


déclare, en mars 1945, Charles de Gaulle. Pour combler ce déficit, le Général
appelle à la naissance de « douze millions de beaux bébés » et insiste sur la
nécessité d’« introduire au cours des prochaines années, avec méthode et intelligence,
de bons éléments d’immigration dans la société française ». Il fut entendu sur ces
deux points.

Entre 1945 et 1960, 800 000 enfants naissent chaque année (phénomène qu’on a
appelé le « baby-boom »). Parallèlement, tandis que l’exode rural, interrompu
pendant le conflit, reprend – dans les années 1950, un provincial arrive à Paris
toutes les quatre minutes –, les flux migratoires se développent. Des Espagnols, des
Italiens mais aussi des Algériens et des Marocains viennent travailler dans le
bâtiment ou l’industrie. Créé en 1945, l’Office national d’immigration (ONI)
recrute directement dans les pays d’émigration. Mais ce système fonctionne mal et
la plupart des arrivées se passent hors du cadre de l’ONI. Bien souvent, les
entreprises envoient des émissaires sur place pour sélectionner leurs travailleurs.
En 1975, la France compte plus de 3 millions d’étrangers, dont 759 000 Portugais,
711 000 Algériens, 497 000 Espagnols, 463 000 Italiens et 260 000 Marocains.

Sans W-C ni eau courante


L’accroissement naturel, l’exode rural et l’afflux d’étrangers contribuent à aggraver
une crise du logement latente depuis l’entre-deux-guerres et amplifiée par les dégâts
du conflit (près de 2 millions de logements endommagés ou détruits). S’ils veulent
éviter de s’installer dans l’un des 250 bidonvilles que compte le territoire français et
dont certains (Champigny, Nanterre, Marseille…) abritent plus de 10 000
habitants, les étrangers doivent se payer les services de « marchands de sommeil »
qui louent à prix d’or des habitations exiguës. Logés dans des hôtels meublés, des
garnis, des appartements insalubres de cité d’urgence ou des « wagons de
réforme » (transformés par la SNCF en pièces habitables), les ouvriers français
connaissent des situations à peine plus enviables. Une enquête réalisée en 1954 par
le ministère du logement indique que 90 % des habitations du pays n’ont ni douche
ni baignoire ; 63 % sont dépourvues de W-C et 38 % d’eau courante.

Les pouvoirs publics réagissent en lançant une politique de construction d’une


ampleur inédite. Au début des années 1950, la France édifie 100 000 logements par
an ; deux décennies plus tard, elle en bâtit 550 000 chaque année. Entre 1953 et
1975, plus de 8 millions d’habitations – dont 80 % sont « aidées » – sortent de
terre. Près de 2,5 millions d’entre elles sont des logements sociaux, destinés aux
ménages modestes. Centralisée et planifiée, cette politique du logement
volontariste s’appuie sur les méthodes qui ont fait le succès de l’économie
capitaliste. Standardisation, production en série, réduction des coûts par l’usage du
préfabriqué : c’est une sorte de taylorisme de la construction publique qui a donné
naissance aux grands ensembles (barres et tours de logements sociaux).

Cette forme d’habitat est aujourd’hui affublée de tous les maux : monotonie,
absence de vie sociale, enclavement, urbanisme criminogène, mauvaise qualité des
matériaux. Mais durant les « trente glorieuses », l’installation dans ces grands
ensembles au confort moderne était vécue comme un progrès par les habitants,
dont beaucoup n’avaient connu que les bidonvilles ou les appartements surpeuplés.

Peu à peu, seuls les plus pauvres demeurent dans les


grands ensembles de banlieue.

La paupérisation des cités de banlieue trouve son origine dans la crise qui frappe la
France à partir de 1973 et dans le virage des politiques urbaines. En créant l’aide
personnalisée au logement (APL) et diverses incitations à l’accession à la propriété,
la loi Barre de 1977 (du nom du premier ministre Raymond Barre) remplace
l’« aide à la pierre » par l’« aide à la personne ». Tandis que le nombre de
constructions nouvelles chute à cause de la diminution des subventions, les
résidents les plus solvables, souvent français, profitent de ce coup de pouce
individualisé pour quitter les grands ensembles. A mesure que la crise économique
et les délocalisations transforment les ouvriers en chômeurs, seuls les locataires
captifs, pour beaucoup des immigrés et des descendants d’immigrés, demeurent
dans ces quartiers.

Document
Ministre du logement à la fin de la présidence de Georges Pompidou, Olivier Guichard (1920-2004) met fin à la
construction de grands ensembles en 1973. Le 17 mai, il en explique les raisons devant l’Assemblée nationale.

D’une façon générale, on peut dire que l’urbanisme français a été pauvre, et donc appauvrissant pour l’homme.
L’aménagement urbain s’est contenté le plus souvent d’améliorer la circulation automobile. Les blocs d’habitation
se sont alignés ; blocs sans beauté, alignements sans vie. On a fait du fonctionnel, en oubliant presque toujours
que la beauté du décor quotidien est aussi une fonction que l’architecte doit assurer. On a cédé à la tentation du
gigantisme surtout à cause de l’organisation très concentrée du secteur du logement dans notre pays. Les offices
d’HLM, naturellement poussés à bloquer l’ensemble de leurs programmes de construction sur un site, ont réalisé
des ensembles massifs parce qu’ils étaient des intervenants massifs. Plus que des habitations à loyer modéré, on a
fait des quartiers à loyer modéré.

Journal officiel, 17 mai 1973. p. 139.

Benoît Bréville
Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses »
(1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014

Une culture de la révolte partagée


De la Nouvelle Vague au « nouveau roman », de la chanson folk à l’idéal
beatnik, des situationnistes aux structuralistes, les « trente glorieuses » ont été,
à travers le monde, une période de bouillonnement artistique et intellectuel.
Par-delà leur diversité, ces mouvements partagent un même refus de la
résignation et de la culture légitime.

PAR EVELYNE PIEILLER

Photomontage, avec de gauche à droite Nina Simone, Archie Shepp, Jack Kerouac, l’affiche du film La dialectique peut-
elle casser des briques ?, Bob Marley et Paul Simonon, le bassiste des Clash (image tirée de la couverture de l’album
London Calling).

Des années 1950 aux années 1970, tandis que se mettent en place la société de
consommation et le règne des médias de masse, la jeunesse apparaît, pour la
première fois de manière aussi nette, comme une catégorie particulière de la
population, avec ses valeurs propres, son style, ses revendications : elle représente
désormais un marché. L’air du temps est remuant, hardi. On croit que l’avenir peut
s’inventer. La modernité est à l’honneur et elle doit être insolente vis-à-vis du passé.
C’est sous le signe de la liberté, de la libération des préjugés, des règles en place, des
illusions, que se définit le champ des sensibilités. Les voies sont multiples, mais
toutes sont porteuses de révolte.

Refuser le bon goût


Le marxisme et la psychanalyse ont mis à mal, au XIXe et au début du XXe siècle,
l’idée que chacun est véritablement libre de penser et d’agir : tout individu est
porteur de déterminations sociales, idéologiques et inconscientes qu’il ne mesure
pas. Ne serait-on donc qu’étranger à soi-même ? En quelle vérité peut-on croire ?
Du « nouveau roman », avec Nathalie Sarraute, à la Nouvelle Vague, avec Jean-Luc
Godard, du théâtre de « l’absurde », avec Samuel Beckett (En attendant Godot est
créé en 1953) à la peinture avec Yves Klein, les artistes vont chercher à montrer
qu’il n’est plus possible de croire comme autrefois à l’homme et à l’art, car le sens
de ce que nous disons, créons nous échappe largement… Ce courant, qu’appuiera le
structuralisme, connaîtra un écho international, mais confirmera le divorce entre
grand public et avant-garde.

Il est une autre façon de lutter contre l’aliénation : refuser le bon goût, la culture
légitime, autrement dit la hiérarchie des valeurs et donc l’ordre en place. Contre
l’opposition entre « grande culture » et culture populaire se développe une « contre-
culture » délicieusement choquante, qui affirme la rébellion et la transgression : le
rock (dès 1956), la bande dessinée (en 1960 naît Hara-Kiri, journal bête et
méchant), les genres considérés comme « mineurs » (roman policier, science-
fiction…).

A partir des années 1980, le Walkman privatise la


musique.
Refuser l’ordre en place, c’est aussi donner voix aux minorités. Les femmes
prennent la parole (lire « Les femmes s’invitent en politique »), les œuvres des
« fous », des « primitifs » vont être regardées comme de l’art (Jean Dubuffet
présente sa collection d’ « art brut » en 1962), le théâtre sort s’installer dans des
cafés ou jouer dans la rue (Living Theatre), afin de rencontrer un autre public. Ces
manifestations sont à inscrire dans le cadre large d’une vive sensibilité au politique
et au social. Guerres (d’A lgérie, du Vietnam), dictatures (en Espagne, au
Portugal…) et ségrégation raciale suscitent diverses formes d’art engagé : chansons
folk (Bob Dylan), théâtre d’intervention (les pièces d’A rmand Gatti), free-jazz lié
aux luttes des Black Panthers…

La recherche de subversion des codes et points de vue dominants va souvent


traduire le désir de changer la vie. Aspirations à ouvrir les « portes de la
perception », à vivre sans culpabilité, à interroger la nécessité du travail, à
transformer l’existence en art. En 1968, La Révolution sexuelle, du psychanalyste
Wilhelm Reich, remporte un vif succès. L’Internationale situationniste, « tentative
d’organisation de révolutionnaires professionnels de la culture » qui dénonce la
« société du spectacle » et invite au libre usage de soi-même, a une souterraine et
puissante influence. Epanouissement du désir, éveil aux secrets du corps, appel du
large pour trouver un sens extraeuropéen à la vie – idéal beatnik, puis hippie. Ou
affirmation de la richesse des marges et du luxe fragile d’exister, rejet de l’économie
bourgeoise de la vie – de David Bowie l’androgyne au désir selon L’A nti-Œdipe
(1972) de Gilles Deleuze et Félix Guattari.

Pendant ces trois décennies, c’est avant tout le refus de la résignation et des
modèles, la croyance dans le pouvoir de la révolte partagée qui donnent aux arts
leur vitalité et leur rayonnement, jusqu’au punk et au reggae.

La perte d’espérance dans un idéal de transformation profonde de la société et la


lente conviction que le temps du progrès est terminé l’emportent au tournant des
années 1980. La pratique culturelle se privatise (Walkman et sampler), et chacun
peut se sentir appelé à être un artiste. Vient le temps des réformes, pour tenter de
corriger l’injustice sociale, et de la fête, pour essayer de retrouver le goût du
collectif. C’est le triomphe du rap, qui porte un message, et de la techno, qui invite
à la transe. Mais c’est aussi le grand retour de l’académisme, et le début de la
nostalgie…
Document
Pour ses « états généraux de la femme », en novembre 1970, le magazine Elle avait distribué un questionnaire aux
participantes. Les militantes du MLF qui perturbent la rencontre se chargent aussi de le réécrire… Extraits.

Elle : A votre avis, les femmes sont-elles :


• plus douées
• moins douées
• aussi douées que les hommes pour conduire une voiture ?
MLF : A votre avis, le double chromosome X contient-il ou non les gènes du double débrayage ?

Elle : Estimez-vous préférable, dans l’absolu, qu’une femme exerce un métier ?


MLF : Pensez-vous que les femmes qui travaillent soixante-dix heures par semaine gratuitement et dépendent
totalement de leur mari ont le droit de travailler cent dix heures par semaine pour obtenir l’indépendance
économique que leurs maris obtiennent avec quarante heures seulement ? (...)

Quand vous êtes enceinte et que vous ne voulez pas garder votre enfant, préférez-vous :
• les aiguilles à tricoter
• la branche de vigne
• le fil de fer, de cuivre, de laiton, barbelé
• faire le trottoir pour vous procurer 2 000 francs ?

Pensez-vous que le besoin d’autonomie chez la femme est :


• une hypertrophie glandulaire
• un besoin vital
• une propriété des hommes
• un signe de frigidité ?

Une féministe est-elle :


• schizophrène
• hystérique
• paranoïaque
• homosexuelle
• ou simplement méchante ?

Evelyne Pieiller
Journaliste au Monde diplomatique. Auteure de l’ouvrage Le Rock
raconté aux ados, Au diable Vauvert, 2013.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses »
(1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014

Les femmes s’invitent en politique


Dans le sillage de Mai 68, le féminisme français se métamorphose : de
nouvelles organisations apparaissent, plus radicales, qui articulent les
oppressions sociale et sexuelle, réclament l’égalité avec les hommes et
défendent la liberté des femmes à disposer de leur corps. Accusées d’être des
« excitées » ou des « hystériques », les militantes des années 1970 sont
parvenues à conquérir de précieux droits.

PAR MONA CHOLLET


Affiche de 1975 du collectif Grapus pour l’Année internationale des femmes, éditée par la CGT.
© Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.

Aux Etats-Unis, ce 26 août 1970 marque le cinquantième anniversaire du suffrage


féminin. Vingt mille manifestantes défilent à New York ; les Américaines, en
grève, réclament une complète égalité des droits. En signe de solidarité, à Paris,
une poignée de femmes se rendent à l’A rc de triomphe pour y déposer une gerbe en
l’honneur de la femme du soldat inconnu, « encore plus inconnue que lui ».

Avec le meeting houleux tenu à l’université de Vincennes au printemps de la même


année, puis, à l’automne, la manifestation devant la prison de femmes de la Petite-
Roquette ou la perturbation des états généraux du magazine Elle, ce coup d’éclat
est l’une des flammèches qui vont produire ce que la presse baptisera d’abord, sur le
modèle américain (Women’s Liberation Movement), le Mouvement de libération
de la femme. Celles qui y prennent part se contenteront de convertir en pluriel
(« des femmes », comme en anglais) ce singulier qui renvoie à un archétype
unique. Mais le MLF, myriade de groupes à la composition toujours mouvante,
n’aura jamais d’existence formelle. Du moins pas avant qu’en 1979 Antoinette
Fouque, dont le groupe Psychanalyse et politique ne représente qu’un courant
parmi d’autres, ne dépose la « marque » MLF : un geste contraire à l’esprit du
mouvement, qui révoltera les autres militantes.

Une « espèce d’illumination »


En Mai 68, dans la Sorbonne occupée, on ne comptait qu’un groupe féministe :
FMA (Féminin Masculin Avenir, devenu plus tard Féminisme Marxisme Action),
créé par Anne Zelensky et Jacqueline Feldman. Mais le MLF est bien un rejeton
de 1968. Il se construit à la fois dans le sillage de la gauche radicale – par son désir
de rassembler des femmes de toutes les classes sociales – et contre elle : nombreuses
sont celles qui ont mal vécu de jouer les « gentilles secrétaires de messieurs les
militants ». La hiérarchie, les luttes de pouvoir, le dogmatisme, le sectarisme leur
ont laissé un souvenir pénible.
Droits des femmes
Dans une « espèce d’illumination », comme le dit l’une d’elles, Cathy Bernheim,
elles découvrent l’euphorie de faire de la politique avec ce qui les touche au plus
près. Elles mettent en cause le piège du mariage, l’assignation à la procréation et
aux tâches domestiques, l’interdiction d’avorter, la répression de l’homosexualité.
« Le privé est politique », clame l’un de leurs slogans.

Les images d’époque filmées en vidéo par Carole Roussopoulos (Debout !, Y a qu’à
pas baiser…) en témoignent : le mouvement est désordonné, joyeux, drôle, insolent,
rétif à toute autorité. Ce féminisme dit « de la deuxième vague » (la première étant
celle de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, en faveur du droit de vote)
produit une réflexion théorique solide : les filles du baby-boom sont les premières à
accéder en masse à l’université. Elles sont rejointes par d’autres, plus âgées.

250 à 300 femmes mouraient chaque année des suites


d’avortements clandestins.

Le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) œuvra à la légalisation de l’IVG en France.
Il se fractionna en 1975, après le vote de la loi Veil.
© Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.

En 1967, la loi Neuwirth a autorisé la vente de contraceptifs. Le droit à


l’interruption volontaire de grossesse (IVG) sera la grande revendication de ces
années-là : à l’époque, entre 250 et 300 femmes meurent chaque année des suites
d’avortements clandestins. En avril 1971, Le Nouvel Observateur – dont la
rédaction s’est féminisée à la fin des années 1960 – publie le « manifeste des
343 » : des femmes, anonymes ou célèbres, y déclarent avoir avorté. Pour la
première fois, les principales intéressées revendiquent le droit à « disposer de leur
corps », alors que jusqu’ici l’IVG était une affaire d’hommes : médecins, juristes,
théologiens, politiciens.

A l’automne 1972, c’est le procès de Bobigny : Gisèle Halimi défend une


adolescente de 16 ans qui a avorté à la suite d’un viol et a été dénoncée par son
violeur. Sont également jugées sa mère et la « complice » qui a pratiqué
l’intervention. L’avocate transforme le procès en tribune politique, faisant
témoigner des personnalités comme l’écrivaine Simone de Beauvoir, l’actrice
Delphine Seyrig ou le poète et député Aimé Césaire. Elle obtient la relaxe pour la
jeune fille et le sursis pour la docteure. S’ensuivent des mois d’agitation : dans toute
la France, des groupes mixtes s’organisent pour pratiquer des avortements
clandestins dans de bonnes conditions. Porté par Simone Veil, ministre de la santé,
qui ne vacille pas malgré la violence des attaques, le projet de loi autorisant l’IVG
est voté à l’A ssemblée nationale fin 1974.

Mona Chollet
Cheffe d’édition au Monde diplomatique. Auteure de Beauté fatale.
Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Zones, 2012.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses »
(1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014

68, année hérétique


« Evénement monstre » selon l’historien Pierre Nora, le mouvement français de
Mai 68 focalise l’attention des manuels scolaires. Il s’inscrit pourtant dans le
contexte plus vaste d’une année qui voit fleurir la contestation à travers le
monde. Les idées, les slogans et les luttes circulent d’un bout à l’autre de la
planète.

PAR MICHELLE ZANCARINI-FOURNEL


Un militant du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis tient une pancarte « Je suis un homme », lors d’une
manifestation en hommage à Martin Luther King (qui vient d’être assassiné), Memphis, Tennessee, 1968.
Photographie de Bob Adelman. © Bob Adelman/Corbis.

En 1968, des mouvements sociopolitiques bousculent les sociétés de plusieurs pays,


quel que soit leur régime politique. Depuis la place Rouge à Moscou, où huit
personnes déploient une banderole en soutien aux Tchécoslovaques dont le pays
vient d’être envahi par les armées du pacte de Varsovie, jusqu’aux manifestations et
révoltes qui affectent l’A mérique, l’Europe, l’A frique et l’A sie, la jeunesse se trouve
au centre de la contestation. Mais elle n’est pas la seule catégorie sociale mobilisée ;
en France, en Espagne et en Italie, des ouvriers se joignent massivement aux
étudiants ; au Japon, ce sont des paysans.

« Liberté d’expression », affiche d’Adolfo Mexiac réalisée pendant les Jeux olympiques de Mexico en 1968.
DR.
Dès janvier, un congrès se tient à La Havane, en présence de nombreux
intellectuels, dont Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Michel Leiris. Auréolé
de l’action d’Ernesto Che Guevara, tué, avec l’aide de la CIA, par des militaires
boliviens en octobre 1967, le pouvoir cubain étend son influence sur l’ensemble de
l’A mérique latine et dans le reste du tiers-monde, tout en tenant tête aux Etats-
Unis, qui incarnent l’impérialisme. Les manifestations contre la guerre du
Vietnam et les bombardements de civils – et parfois, dans les pays de l’Europe de
l’Est, contre la présence soviétique – se multiplient dans le monde entier,
constituant un dénominateur commun de la jeunesse. Au Japon, par exemple, les
étudiants de la Zengakuren – qui rejettent à la fois le communisme, chinois
comme russe, et le capitalisme américain – s’allient avec les paysans pour
manifester violemment, en avril, contre l’implantation d’un aéroport destiné aux
Américains à Narita et contre la base américaine d’Okinawa.

L’année 1968 a été souvent présentée comme une révolte planétaire associée à une
forme d’homogénéisation culturelle de la contestation de la jeunesse contre le
pouvoir et les hiérarchies universitaires, familiales, et, dans certains pays
européens, contre les entreprises et les Eglises. Les idées, les slogans et les formes
de lutte ont circulé d’un bout à l’autre de la planète, de même que les musiques –
rock et pop –, les styles de vie, les modèles culturels et les valeurs.
Révoltes de 1968

Né aux Etats-Unis, le mouvement de la contre-culture a organisé des débats sur les


campus contre la guerre du Vietnam, faisant naître un front contre la conscription
(des étudiants brûlent leurs livrets militaires) pendant que s’organisent des
marches sur Washington, pour la paix mais aussi pour une société plus égalitaire
où racisme et pauvreté auraient disparu. Le 4 avril, l’assassinat du leader pacifiste
noir Martin Luther King est suivi d’émeutes raciales dans les villes américaines,
qui font plus de 40 morts. A Chicago, lycéens et étudiants afro-américains
réclamant une meilleure éducation s’affrontent violemment avec la police,
précédant en cela les étudiants rassemblés en août devant la convention du Parti
démocrate.

« Printemps de Prague »

Affiche réalisée par des étudiants tchèques pendant le « printemps de Prague » en 1968. Le soldat de l’armée rouge est
vu comme un libérateur en 1945 et comme un assassin en 1968.
DR.

Au même moment, la contestation atteint l’Europe. En France, ouvriers et


étudiants descendent dans la rue à partir du mois de mai, autour de mots d’ordre
que l’on retrouve en d’autres points du globe (amélioration des conditions de
travail, dénonciation de l’impérialisme et de la société de consommation, révolution
des mœurs…). En Tchécoslovaquie, un processus de démocratisation s’ouvre au
sein du Parti communiste. Mais ce « printemps de Prague » est écrasé en août par
les troupes du pacte de Varsovie.

L’armée tire sur les étudiants rassemblés place des


Trois-Cultures à Mexico.

D’autres luttes ont été violemment réprimées par le pouvoir politique, en Tunisie,
au Sénégal et surtout au Mexique. Le mouvement étudiant mexicain, qui débute
par des débats sur l’autonomie des universités et le renouveau de la démocratie,
dure plus de deux mois (26 juillet - 2 octobre). Le 2 octobre, au cours d’un meeting
place des Trois-Cultures à Mexico, l’armée tire et fait 200 à 300 morts. Le
président du pays voulait absolument rétablir l’ordre avant l’ouverture des Jeux
olympiques le 12 octobre. Une opération couronnée de succès : les médias
internationaux ne retiennent que le poing levé et ganté de deux coureurs afro-
américains sur le podium, pour dénoncer la ségrégation aux Etats-Unis. Les morts
mexicains sont tombés dans l’oubli.

MANUEL SCOLAIRE ITALIEN

La contestation n’a pas pris fin en 1968. En Italie, tout au long des années 1970, des
militants se convertissent à la lutte armée, comme le raconte ce manuel de 2008.

Le terrorisme de droite se distingue par l’usage d’attentats à la bombe dans des lieux
publics, causant des massacres aveugles dans le but de diffuser un sentiment de panique
et de favoriser un tournant autoritaire. L’image d’un Etat faible et miné par la corruption,
l’existence d’un terrorisme de droite et la psychose d’un coup d’Etat (…) contribuent à la
naissance d’un terrorisme de gauche. En fait, le principe de la lutte armée était depuis
longtemps la pierre angulaire de toutes les idéologies extrémistes et révolutionnaires que
le mouvement de 1968 avait contribué à idéaliser et à diffuser. Mais alors, pour la
première fois – tirant leur inspiration du modèle de la guérilla latino-américaine et du
terrorisme palestinien –, des brigades organisées sont formées. (…) Aux incendies
criminels isolés succèdent les séquestrations de patrons d’industrie et de magistrats.

Giovanni Sabbatucci et Vittorio Vidotto, Storia contemporanea. Il Novecento, Editori


Laterza, 2008.

Michelle Zancarini-fournel
Professeure d’histoire d’histoire contemporaine à l’université Lyon
I - Auteure de l’ouvrage le mouvement 68. une histoire contestée,
Seuil 2008.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses »
(1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014

Chantage au chômage
« Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs en France, ça sera la révolution »,
prédisait Georges Pompidou en 1967. Dix ans plus tard, la barre du million de
demandeurs d’emploi est franchie, les fermetures d’usines s’enchaînent et
aucun soulèvement populaire ne voit le jour. Car le chômage de masse installe
chez les salariés une « peur sociale » peu propice aux mobilisations.

PAR BENOÎT BRÉVILLE

Sortie de l’aciérie Usinor à Longwy.


© André Lejarre/Le Bar Floréal.

Les « trente glorieuses » n’ont jamais aussi bien porté leur nom qu’entre 1968 et
1973 : la France est alors la quatrième puissance économique mondiale, sa balance
commerciale est largement excédentaire et la croissance annuelle de son produit
intérieur brut (PIB) dépasse les 5 %. Le contexte de quasi-plein-emploi favorise les
mobilisations de travailleurs, et les syndicats enchaînent les conquêtes sociales : la
section syndicale d’entreprise en 1968, les quatre semaines de congés payés en
1969, la création du salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) et
les indemnités journalières de maternité en 1970, la durée maximale du travail en
1971, le droit pour les travailleurs immigrés de participer aux élections
professionnelles et la généralisation des retraites complémentaires en 1972.

La situation s’envenime avec les chocs pétroliers de


1973 et de 1979.

Mais plusieurs ombres obscurcissent déjà le tableau. Le dynamisme engendré


depuis 1945 par la reconstruction s’essouffle. L’inflation, qui plafonnait à 2,7 % en
1967, atteint 6 % en 1972. Enfin, le 1er juillet 1968, la suppression des barrières
douanières entre les six pays signataires du traité de Rome plonge l’industrie
française dans le bain de la concurrence internationale. Les secteurs les plus
fragiles sont les premiers touchés. Dans le Nord, les mines et la sidérurgie
connaissent leurs premières réductions d’effectifs dès la fin des années 1960.
Hussigny-Godbrange, photographie de Caroline Pottier, 2008.
En 1985, André Lejarre et d’autres photographes fondent à Paris le Bar Floréal, devenu le fer de lance de la
photographie sociale. S’ils arpentent villes et usines de la France entière, ils restent très attachés à la Lorraine : leur
ouvrage Retour en Lorraine retrace, de 1979 à 2008, les bouleversements morphologiques et sociaux d’une région
sacrifiée. Ici, un ancien sidérurgiste de Saulnes pose à côté de son fils, carrossier frigorifique travaillant aujourd’hui au
Luxembourg.
© Caroline Pottier/Le Bar Floréal.

La situation s’envenime en 1973 avec le premier choc pétrolier consécutif à la


guerre israélo-arabe : entre octobre et décembre, le prix du baril quadruple, passant
de 3 à 12 dollars. Puis, après le second choc pétrolier de 1979 – provoqué par la
révolution iranienne –, il passe de 19 à 33 dollars. Cette envolée a des conséquences
considérables dans les pays du Nord, qui font un usage intensif du pétrole – il est
utilisé comme source d’énergie pour les transports, le chauffage et l’industrie,
comme matière première pour fabriquer du caoutchouc, du Nylon ou du plastique,
etc. Ainsi, les coûts de production augmentent, tandis que le pouvoir d’achat et la
consommation des ménages diminuent. Quand elles ne font pas faillite, les
entreprises compensent le manque à gagner en compressant leur masse salariale.
Le chômage explose.

Austérité et précarité
En janvier 1973, la France compte 360 000 demandeurs d’emploi. Quatre ans plus
tard, ils sont plus de 1 million – des ouvriers, des jeunes, des non- diplômés.
Convaincu que le phénomène sera de courte durée, le gouvernement Chirac (1974-
1976) s’attaque aux symptômes plutôt qu’aux causes. Il fait voter un régime
d’indemnisation très avantageux pour les chômeurs, mais, en l’absence de reprise
économique, la mesure a pour effet de creuser le déficit. Avec la nomination de
Raymond Barre au poste de premier ministre, la réduction de la dette publique
devient la première priorité, au détriment de la lutte contre le chômage. Cette
politique d’austérité, qui privilégie la lutte contre l’inflation et la stabilité
budgétaire, gouvernera les orientations économiques de la France pendant les trois
décennies suivantes. Seuls les premiers mois du septennat de François Mitterrand
échappent à la règle : en 1981-1982, le gouvernement socialiste opte pour la relance
et le partage de l’emploi (augmentation du SMIC, instauration de la semaine de
39 heures et de la retraite à 60 ans), mais la balance commerciale se dégrade et il
en revient à l’austérité en 1983. L’année suivante, la barre des 2 millions de
chômeurs est franchie.
Le studio de la radio Lorraine cœur d’acier à Longwy. Photographies d’André Lejarre, 1979.
Entre 1974 et 1980, la sidérurgie lorraine est amputée de 41 000 emplois. Ouvriers et syndicats se mobilisent et, en
1979, sous l’impulsion de la CGT, une radio pirate voit le jour pour porter leurs revendications : Lorraine cœur d’acier se
fait notamment l’écho de la grande manifestation des sidérurgistes organisée à Paris en mars 1979.
© André Lejarre/Le Bar Floréal.

Le chômage de masse déplace la « peur sociale » dans le camp des salariés. Sous la
menace permanente d’un licenciement, ces derniers se mobilisent moins pour
obtenir de meilleures conditions de travail que pour protéger leur emploi. Dans
l’impossibilité de faire jouer la concurrence entre entreprises, ils doivent se plier
aux conditions d’employeurs qui n’hésitent pas à manier le chantage à l’embauche
pour obtenir, avec succès, des « assouplissements » au code du travail. En 1979,
Barre fait voter la première loi sur les contrats à durée déterminée. En 1985,
Laurent Fabius encourage le recours à l’intérim. En 1986, Jacques Chirac favorise
le travail à temps partiel. La banalisation de la précarité ne déclenche ni grève ni
mouvement social, car, ainsi que l’observe le syndicaliste Henri Krasucki dans un
film réalisé par Gilles Balbastre (Le chômage a une histoire), « il n’y a pas de
moyen de coercition plus violent des employeurs contre les employés que le
chômage ».

BÊTISIER
Nonobstant leur rôle de chefs d’orchestre dans les politiques d’austérité, dans la
dérégulation de la finance et dans la libéralisation du commerce mondial, les institutions
financières internationales sont présentées sous un jour très favorable dans le manuel
de première publié par Belin en 2011. « Les mouvements de capitaux et les différences
de croissance entre zones entraînent des crises régulières, que des organismes
internationaux (FMI, OMC) s’efforcent d’atténuer », écrivent les auteurs, qui, quelques
pages plus loin, associent xénophobie et protectionnisme : « Lors des crises
économiques, l’affirmation de la xénophobie se traduit par des émeutes, des lois
protectionnistes (…), des manifestations racistes et des expulsions massives. »

Benoît Bréville
Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique.
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel
d’histoire critique, 2014

IDÉE REÇUE

Les entreprises créent l’emploi


Le consensus d’après-guerre avait confié à l’Etat le rôle d’arbitre entre les
intérêts opposés des salariés et des entreprises. Les années 1980 évacuent
cette idée d’antagonisme social, lui préférant la thèse du « ruissellement » : en
facilitant la vie des chefs d’entreprise, on favorisera à la fois les rémunérations
des salariés et l’emploi des chômeurs... Le rôle de l’Etat s’en trouve transformé.

PAR RENAUD LAMBERT


Dans ses bandes dessinées publiées par l’hebdomadaire américain The Nation, Tom Tomorrow met en scène un super-
héros nommé « Invisible-Hand-Of-The-Free-Market-Man » (I.H.O.T.F.M, Super-Main-Invisible-Du-Marché) qui vient en
aide aux entreprises en difficulté. Ici, il porte secours à la compagnie pétrolière BP, empêtrée dans un scandale de marée
noire.
© Tom Tomorrow.

En 1961, la romancière américaine Ayn Rand prononce une conférence intitulée


« La minorité la plus persécutée d’A mérique : les chefs d’entreprise ». Un taux
d’imposition des sociétés avoisinant les 90 % à l’époque démontrait, selon
l’intellectuelle ultralibérale, l’illégitimité de la « dictature socialiste » américaine :
« Tout mouvement qui cherche à asservir un pays (…) a besoin d’un groupe
minoritaire comme bouc émissaire. (…) En Russie soviétique, le bouc émissaire a été la
bourgeoisie ; en Allemagne nazie, le peuple juif ; en Amérique, ce sont les hommes
d’affaires. »

A l’époque, un jeune acteur, Ronald Reagan, rencontre le succès. Anciennement


démocrate, il rallie le camp républicain en 1962, puis se fait connaître en
dénonçant un Etat « obèse » qui entraverait « l’esprit d’entreprise » caractéristique,
selon lui, du rêve américain – celui de pionniers repoussant seuls les frontières
physiques et matérielles. En 1980, l’acteur est élu président.

Alors que l’économie mondiale est en crise et que le chômage décolle, Reagan aux
Etats-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni adoptent, sous l’influence d’un
courant intellectuel en gestation depuis plusieurs décennies (lire p. 150), une
politique économique dite « de l’offre » (supply-side), dont la logique pourrait se
résumer ainsi : on ne vient pas en aide aux chômeurs ou aux démunis en leur
versant des indemnités, mais en facilitant l’activité des entreprises (baisse de leur
fiscalité, réduction du « coût du travail », accès au crédit, etc.). S’impose alors un
peu partout dans le monde l’idée que seules les entreprises créent l’emploi et que
défendre l’intérêt général commande de satisfaire les exigences patronales.

Conséquence immédiate, ceux que Rand identifiait hier – avec un sens prononcé
du dramatique – comme une « minorité persécutée » se hissent au rang de héros
modernes. Les chefs d’entreprise – bientôt rebaptisés « créateurs de richesse » –
sont désormais à l’honneur dans les médias.

Sur tf1, dans l’émission « ambitions », Bernard tapie


aide des jeunes à monter leur entreprise.

En France, Bernard Tapie incarne très vite le self-made man patronal dynamique,
sportif et audacieux. Entre 1986 et 1987, il anime l’émission « Ambitions » sur
TF1 (alors en cours de privatisation). Le concept ? Aider un jeune à monter son
entreprise, en direct. D’anciens journaux anticapitalistes chantent à leur tour les
louanges de l’entreprise, seule capable de pulvériser les « conservatismes » –
entendre : le système d’organisation sociale antérieur à la révolution néolibérale.
« Comme ces vieilles forteresses reléguées dans un rôle secondaire par l’évolution de
l’art militaire, la masse grisâtre de l’Etat français ressemble de plus en plus à un
château fort inutile. La vie est ailleurs, elle sourd de la crise, par l’entreprise, par
l’initiative, par la communication », écrivent ainsi Serge July et Laurent Joffrin
dans Libération en 1984.

A gauche : le livre Do it ! de Jerry Rubin, paru en 1970, s’est imposé comme un manifeste de la génération hippie aux
Etats-Unis. A droite : Jerry Rubin en 1980 à Wall Street, dans les bureaux de son nouvel employeur, le fonds
d’investissement John Muir Company. Apôtre de la contre-culture américaine des « sixties », Jerry Rubin participe en
1967 à la fondation du Youth International Party – une formation politique qui se caractérise par ses idées radicales et
son antimilitarisme affirmé. Après la guerre du Vietnam, Rubin se convertit au monde des affaires ; il œuvre à la
promotion de l’idéologie entrepreneuriale aux Etats-Unis et devient un fidèle soutien de Ronald Reagan.
© DR ; © Bettmann/Corbis.

Sous l’effet des politiques que ces discours justifient en France (désindexation des
salaires sur l’inflation en 1983, suppression de l’autorisation administrative de
licenciement en 1986, etc.), la part de la richesse produite chaque année revenant
aux salaires décroît (de 72 % à 69 % entre 1986 et 2009), cependant que celle
revenant aux dividendes bondit (de 3,2 % à 8,5 % entre 1982 et 2007).

La priorité accordée aux actionnaires perdure aujourd’hui encore. Elle repose sur
l’idée que la robustesse du secteur privé garantit la croissance et la réduction du
chômage : « Ce sont les entreprises qui créent les emplois », proclame un
communiqué du Mouvement des entreprises de France (Medef) du 13 mars 2013.
Or rien n’indique que ce soit le cas. Comme l’écrit l’économiste Frédéric Lordon,
« les entreprises n’ont aucun moyen de créer par elles-mêmes les emplois qu’elles
offrent : ces emplois ne résultent que de l’observation du mouvement de leurs
commandes dont, évidemment, elles ne sauraient décider elles-mêmes, puisqu’elles leur
viennent du dehors – c’est-à-dire du bon vouloir dépensier de leurs clients ». Autrement
dit, ce ne sont pas les entreprises, mais la demande des consommateurs qui dope
l’activité économique et conduit à la création d’emplois. Pour lutter contre le
chômage, mieux vaudrait donc relancer le marché intérieur en augmentant les
salaires que se soumettre à l’idée que ces derniers représentent un « coût » grevant
l’activité économique.

Renaud Lambert
Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique.
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel
d’histoire critique, 2014

La déferlante néolibérale des années 1980


Au début des années 1980, une vague néolibérale déferle sur la planète. Partie
du Royaume-Uni, où Margaret Thatcher est élue en 1979, elle balaie les Etats-
Unis de Ronald Reagan, le Canada de Brian Mulroney et même la France du
socialiste François Mitterrand. En quelques années, la doctrine du libre-marché
s’impose comme idéologie dominante.

PAR FRANÇOIS DENORD


Belfast, Irlande du Nord, dans le quartier catholique et majoritairement ouvrier de Falls Road. Photographie de Jehel,
2001.
© Pierre-Jérôme Jehel.

L’année 1979 scelle un tournant dans l’histoire des politiques économiques et


sociales. Les Etats-Unis se lancent dans une farouche lutte contre l’inflation
cependant que la conservatrice Margaret Thatcher devient première ministre au
Royaume-Uni. De l’autre côté du rideau de fer, l’URSS s’engage dans la guerre
d’A fghanistan, qui contribue à ternir son image déjà largement écornée, et la Chine
de Deng Xiaoping se convertit à l’« économie socialiste de marché ». En
novembre 1980, l’élection du républicain Ronald Reagan à la Maison Blanche
confirme qu’un basculement politique de grande ampleur s’opère.

« Chicago boys »
Alors que depuis la seconde guerre mondiale l’intervention publique stimulait la
croissance économique, les gouvernements se tournent désormais vers le libre jeu
du marché : « Il n’y a pas d’alternative », proclame Thatcher. Le néolibéralisme
conquiert les principales capitales européennes et les organisations internationales
(Banque mondiale, Fonds monétaire international, Commission européenne).
Dans le sillage des « révolutions conservatrices », les même recettes s’appliquent
partout. Les Etats réduisent leurs dépenses, privatisent les entreprises publiques et
déréglementent de larges pans de l’économie nationale. C’est ce que fait, par
exemple, le gouvernement de Jacques Chirac entre 1986 et 1988.

Le monde a déjà connu plusieurs réalisations néolibérales d’envergure avant les


années 1980. Depuis 1949, la République fédérale d’A llemagne (RFA) se réclame
ainsi de l’« économie sociale de marché », une politique économique volontariste
en faveur de la libre concurrence et de la stabilité des prix. A l’instigation de Valéry
Giscard d’Estaing et de son premier ministre Raymond Barre, la France tente de
se conformer à ce modèle entre 1976 et 1981. Quant au Chili, il expérimente à
partir de 1973 un mélange d’autoritarisme politique (la dictature de Pinochet) et
de libéralisme économique, impulsé par des adeptes de l’école de Chicago (les
« Chicago Boys »).
Parodie de l’affiche du film « Autant en emporte le vent », avec Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans les rôles
principaux.
Réalisée par les graphistes Bob Light et John Houston pour le journal britannique Socialist Worker, 1982.
DR.

Sur le plan intellectuel, la reconquête a été engagée de longue date. Dans le


contexte de la guerre froide, alors que partout le socialisme semble avoir le vent en
poupe, une poignée d’économistes, d’hommes politiques et de patrons libéraux
mettent sur pied une internationale libérale. Créée en 1947 par l’économiste
Friedrich Hayek, la Société du Mont-Pèlerin profite du soutien financier de
grandes entreprises pour essaimer dans de nombreux pays sous la forme de think
tanks, de laboratoires d’idées. Avec en toile de fond le déclin du marxisme, le
néolibéralisme progresse dans la bataille des idées dès la seconde moitié des
années 1970. La situation économique et sociale se prête à un basculement du
rapport de forces politico-intellectuel : au lendemain de la crise pétrolière de 1973,
l’élévation continue des taux de chômage décrédibilise les politiques de relance
keynésiennes, tandis que les hauts niveaux d’inflation érodent le patrimoine des
classes dominantes.

Mise au pas des syndicats et affaiblissement des partis


réformistes.

La vague néolibérale modifie en profondeur la nature du débat politique. Au


Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, elle met au pas les syndicats et affaiblit
durablement les partis réformistes. En France, elle conduit le gouvernement
d’union de la gauche élu en 1981 à renoncer à son programme de rupture avec le
capitalisme. Progressivement, les socialistes français se convertissent au
libéralisme économique. Après la chute du mur de Berlin en 1989, l’onde de choc
atteint les pays d’Europe de l’Est. Les autorités nouvellement élues réforment en
profondeur leurs économies et entament un rapprochement avec l’Union
européenne. A l’image des Etats membres de cette dernière, ils réduisent le
périmètre de leur secteur public et mènent des politiques d’austérité.

Socialement, le néolibéralisme n’a bien sûr rien de neutre. Il accroît les inégalités
sociales et les légitime. Sa force réside sans doute dans le fait de s’être doté
d’institutions, l’Organisation mondiale du commerce par exemple, qui l’ont
pérennisé. Faute de concurrence à gauche, il s’est, en outre, petit à petit imposé
comme idéologie dominante.
MANUEL SCOLAIRE BOLIVIEN

Loin des manuels français qui célèbrent la « croissance mondialisée » du second


XXe siècle, les livres scolaires boliviens insistent sur les inégalités de développement
générées par le néolibéralisme. En témoigne cet extrait d’un ouvrage de terminale édité en
2008, deux ans après l’arrivée au pouvoir du socialiste Evo Morales.

Au cours des quatre dernières décennies, le PIB des 20 pays les plus riches s’est accru
de 300 %, quand celui des 20 pays les plus pauvres n’augmentait que de 26 %. Les
20 pays les plus riches utilisent 74 % des lignes téléphoniques mondiales, contre 1,5 %
pour les 20 pays les plus pauvres. Ils consomment 58 % de l’énergie mondiale, contre
4 % pour les plus pauvres. Ainsi, les principaux bénéficiaires de la mondialisation sont
les Etats développés. Ils contrôlent les grandes institutions économiques internationales
(FMI, OMC, Banque mondiale). Ils ont bâti un système de régulation qui sert leurs
intérêts. Grâce à la disparition des barrières douanières, favorisée par les politiques de
libéralisation, ils ont pu accéder à de nouveaux marchés et y diffuser leurs produits. (…)
Nombre d’Etats ont aujourd’hui moins de pouvoir que les entreprises multinationales.
Celles-ci ont de puissants moyens d’influer sur les décisions des gouvernements dans les
pays faibles ou petits.

José Manuel Fernández Ros, Jesús Gonzáles Salcedo et Germán Ramírez Aledón, Historia
del mundo contemporáneo, Santillana, 2008.

François Denord
Préfacier de David Harvey,Brève Histoire du néoliberalisme, Les
Prairies ordinaires, 2014
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel
d’histoire critique, 2014

Les contreparties de l’aide aux pays du tiers-


monde
Au début des années 1980, nombre d’Etats du Sud connaissent une situation
analogue à celle que traversent actuellement la Grèce ou l’Islande : acculés par
le poids de leur dette publique, ils doivent – s’ils veulent éviter le défaut de
paiement – demander l’aide du Fonds monétaire international et se plier à ses
conditions draconiennes (privatisations, coupes budgétaires…). A l’époque, des
voix s’élèvent pour demander l’annulation de leurs créances.

PAR ERIC TOUSSAINT


Dettes au sud
Le 22 juillet 1944, un ensemble de 44 pays décide à Bretton Woods (Etats-Unis) de
créer le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Pour éviter
une nouvelle crise comme celle de 1929, les pays occidentaux mettent sur pied ces
deux puissants outils de contrôle. Selon leurs fondateurs, le FMI doit garantir la
stabilité des monnaies et contrôler les mouvements de capitaux ; la Banque
mondiale doit quant à elle œuvrer à la reconstruction et au développement des pays
du tiers-monde.

Tout bascule le 15 août 1971. 53 mil​liards de dollars circulent alors dans le monde,
soit cinq fois plus que les stocks d’or des Etats-Unis. La confiance dans le billet vert
s’effrite. En réaction, le président américain Richard Nixon met fin à la libre
convertibilité du dollar en or, ce qui débouche sur la variation des monnaies les
unes par rapport aux autres. Le FMI perd de sa superbe…

« Le service de la dette est le geste visible de


l’allégeance », écrit l’économiste Jean Ziegler, ancien
rapporteur auprès de l’ONU.

L’année 1979 marque un tournant dans l’avènement du néolibéralisme : soucieux


de mettre un coup d’arrêt à l’inflation (qui grignote les patrimoines), le président
de la banque centrale des Etats-Unis Paul Volcker accroît brusquement les taux
d’intérêt américains. La dette des pays du tiers-monde y étant indexée, la mesure
provoque une grave crise. En 1982, le Mexique se trouve au bord du défaut de
paiement.

Le FMI revient alors sur le devant de la scène pour « venir en aide » aux pays
endettés. En échange, il leur impose des plans d’ajustement structurel :
privatisations massives, dévaluations, promotion des exportations au détriment des
besoins locaux, coupes budgétaires, etc. Le nœud coulant de la dette se resserre et
le FMI impose ses choix à la plupart des pays du Sud. Selon Jean Ziegler, l’ancien
rapporteur spécial auprès de l’Organisation des Nations unies sur la question du
droit à l’alimentation dans le monde, « le service de la dette est le geste visible de
l’allégeance ». Sur le plan social, le résultat s’avère dramatique.
Le robinet du crédit
Contestées au Sud, les recettes du FMI trouvent une nouvelle vie au Nord, dans la
foulée de la crise financière de 2007-2008. En Europe, il s’allie avec la Commission
européenne et la Banque centrale européenne (BCE) pour former une « troïka »
qui impose l’austérité aux pays en difficulté (Grèce, Irlande, Portugal, Chypre,
Espagne…).

Même si elle veut se présenter sous un jour plus humain, la Banque mondiale
fonctionne selon des principes comparables. Dès sa création, elle finance des
puissances coloniales comme la France ou les Pays-Bas, alors en guerre contre des
peuples en lutte pour leur émancipation. Lors des indépendances, elle organise le
transfert de la dette de certaines métropoles vers leurs anciennes colonies.

Sous la présidence de Robert McNamara, à partir de 1968, elle participe à


l’explosion de l’endettement des pays du Sud en finançant les alliés du bloc
occidental (même s’ils sont corrompus et piétinent les droits de l’homme, comme
Mobutu Sese Seko en République démocratique du Congo ou Suharto en
Indonésie) et en fermant le robinet du crédit à des régimes progressistes voulant
rester maîtres de leur développement (le Chili de Salvador Allende de 1970 à 1973,
le Nicaragua sandiniste dans les années 1980).

Ces deux institutions-phares de la mondialisation néolibérale ont toujours été


dirigées par des ressortissants américains ou européens. Les Etats-Unis y exercent
un droit de veto de fait, car ils détiennent plus de 15 % des voix alors que la
majorité requise est de 85 % pour toutes les décisions importantes. Dès 1972,
Allende observe que les peuples du tiers-monde n’ont « pas pu s’exprimer à Bretton
Woods ». Il propose de transformer la Conférence des Nations unies sur le
commerce et le développement (Cnuced) en institution permanente chargée
d’imaginer « un nouveau système monétaire, étudié, préparé et géré par toute la
communauté internationale, [pour] s’occuper du financement du développement des
pays du tiers-monde tout comme de l’expansion du commerce international ». Jamais
de telles propositions n’ont été entendues.

BÊTISIER
● C’est en des termes fort peu critiques que le manuel franco-allemand (Nathan/Klett,
tome 2, 2012) décrit l’impérialisme européen du XIXe siècle : « L’Europe est le centre
du monde. Ses navires sillonnent les mers du globe. Ses entrepreneurs dominent le
marché mondial. Des millions d’émigrants européens répandent aux quatre coins du
monde leur langue, leur culture, leurs croyances », écrivent les auteurs, qui ne se
préoccupent guère de distinguer les émigrants (vers les Etats-Unis, l’Argentine...) des
colons.

● En 2004, le génocide des Tutsis, massacrés par les Hutus au Rwanda, est vieux de dix
ans. Cette année-là, Nathan publie un manuel de terminale décrivant ainsi cette
tragédie qui fit plusieurs centaines de milliers de morts : « Le Rwanda a connu un
génocide entre Hutus et Tutsis. » Imagine-t-on de lire que « la Pologne a connu un
génocide entre nazis et juifs » ?

Eric Toussaint
Maître de conférence à l’université de Liège et président du
CADTM Belgique.
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel
d’histoire critique, 2014

Mais qui contrôle les réseaux ?


La popularisation d’Internet à partir des années 1990 prolonge la révolution
des communications entamée au XIXe siècle, quand la planète se couvrait de
câbles sous-marins. De l’âge industriel à la « société globale de l’information »,
la mondialisation des réseaux n’a cessé de refaçonner l’espace-temps, sans
pour autant se conjuguer avec l’exigence de pluralité.

PAR ARMAND MATTELART

« TV Buddha », par Nam June Paik, 1974-1982


Au début des années 1960, les artistes expérimentaux du mouvement Fluxus prétendent que « tout est art ». Ils
s’approprient les objets du quotidien et questionnent avec dérision l’arrivée des nouvelles technologies. Pionnier de l’art
vidéo, le Sud-Coréen Nam June Paik perçoit la télévision comme le nouvel objet de culte des sociétés modernes : dans
TV Buddha, une sculpture de la divinité filmée en boucle se reflète dans un écran... L’artiste est connu pour ses
installations anthropomorphes faites de téléviseurs assemblés.
© TV Buddha, Nam June Paik, 1974-1982.

Au XIXe siècle, les saint-simoniens rêvent d’« enlacer l’univers » et de réconcilier


l’esprit d’entreprise et le bien commun. Pour eux, le progrès des transports, en
réduisant les distances, abaissera les écarts entre les classes. L’enlacement du globe
par les réseaux matériels du capitalisme industriel prend un siècle et s’achève avec
l’ouverture du canal de Panamá (1914) et du Transsibérien (1916). L’architecture
des flux est centripète, à l’image de la hiérarchisation de l’espace mondial à l’ère
des empires.

Sur la carte des câbles télégraphiques sous-marins, la tête du réseau est située à
Londres, capitale d’un empire victorien qui a inauguré le premier câble, entre
Douvres et Calais, en 1851 et achevé de ceinturer le globe avec le transpacifique, en
1902. L’Eastern Telegraph Company possède sur les communications un monopole
commercial qui en fait l’intermédiaire obligé des grandes puissances pour leur
envoi de communiqués. Le Foreign Office en tire un avantage stratégique et
diplomatique de poids.

Les attaques du World Trade Center comptent parmi les événements les plus photographiés de l’histoire. Pourtant, les
télévisions et les journaux français, américains, britanniques, etc., ont tous diffusé les quelques mêmes images. Ce
paradoxe témoigne de la globalisation des représentations médiatiques ainsi que du contrôle croissant des images par
les grands groupes de diffusion. Avec pour conséquence un appauvrissement de l’offre visuelle.
Libération, USA Today, The New York Times, Le Monde, CNN, TF1, LCI.

Le lancement, en 1965, du premier satellite géostationnaire de


télécommunications trace la voie au développement de la télématique. Dès les
années 1970, les pays industrialisés misent sur l’informatisation de la société pour
sortir de la crise économique et sociale. La question de l’énergie les inquiète, mais
ne les incite pas à remettre en cause la raison productiviste et ses modèles de
consommation.

Pourtant, à la même époque, sous la pression du mouvement des pays non alignés,
le débat sur l’accès inégal aux flux et technologies de l’information fait irruption
dans les instances internationales. Environ 85 % des informations mondiales sont
alors produites par quatre agences de presse (AP, UPI, Reuters, AFP). Le tiers-
monde propose des politiques publiques de régulation. En vain.
A la bulle discursive sur le « village mondial » répond la
bulle spéculative sur les valeurs boursières.

La décennie suivante, les déréglementations universalisent le modèle néolibéral de


globalisation des échanges et de libération des flux. Le vieux dogme du progrès
infini cède la place à l’idéologie de la communication et à sa vision à court terme
du changement social. La liberté d’expression commerciale s’inscrit en tension avec
la liberté d’expression comme droit humain. La course transnationale aux
concentrations dessine le nouveau paysage des conglomérats médiatiques et des
opérateurs de télécommunications (lire L’information à l’épreuve d’Internet).

A la bulle dis​cursive sur le « village global » répond la bulle spéculative sur les
valeurs boursières. La premiè​re est en porte-à-faux avec les réalités des « fractures
nu​m ériques », reflets de fractures so​ciales ; la seconde, avec l’économie réelle. En
2007, les pays industrialisés comptaient 62 internautes pour 100 habitants ; les
pays en développement, où l’accès est globalement plus cher, 17. Le prix moyen
pour vingt heures de connexion y variait de 50 à 170 dollars, contre 2 à 15 dollars
dans les pays favorisés.

La fin de la guerre froide et l’expansion du Web propulsent la figure du réseau au


cœur de la pensée géostratégique des militaires et diplomates américains sur les
nouveaux moyens de l’hégémonie mondiale. D’un côté, la cyberwar et les frappes
chirurgicales. De l’autre, le soft power, qui repose sur la maîtrise de l’ensemble des
maillons du complexe informationnel, condition essentielle pour imposer l’agenda
politique aux autres nations.

Surveillance généralisée
Trois phénomènes malmènent le paradigme de la communication libre-échangiste
au seuil du XXIe siècle. Sur fond de lutte contre le terrorisme, les politiques
sécuritaires précipitent le resserrement de la surveillance du mode de
communication des personnes, des biens et des messages, avec toute une panoplie
de technologies de la traçabilité (fichage, empreintes génétiques, vidéosurveillance,
puces RFID [Radio Frequency Identification], écoutes, drones, etc.).
Parallèlement, l’ébranlement de la croyance en la capacité du tout-marché à créer
un autre monde fait vaciller le dogme de la faculté du tout-technologique à
dissoudre les fractures numériques. Enfin, le mouvement social oppose, aux
logiques productivistes qui structurent le projet technocratique de « société globale
de l’information », la reconnaissance de l’information, de la culture et du savoir
comme biens publics communs, afin que les citoyens puissent se les approprier
dans des conditions d’équité et de liberté.

Envisagée sous l’angle de la relation entre savoir et pouvoir, la « révolution des


communications » n’en est en fait qu’à ses débuts.

Armand Mattelart
Auteur de l’ouvrage Le profilage des populations. Du livret ouvrier
au cybercontrôle, La découverte, 2014.
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel
d’histoire critique, 2014

De l’Argentine au Venezuela, l’amérique


latine se rebelle
En 1823, la doctrine Monroe la transformait en chasse gardée des Etats-Unis.
Cent cinquante ans plus tard, le dictateur chilien l’érigeait en laboratoire du
néolibéralisme. Pourtant, ni les interventions militaires ni la tutelle économique
n’ont suffi : depuis le début du XXIe siècle, l’Amérique latine se permet d’élire
des dirigeants qui déplaisent à Washington…

PAR JANETTE HABEL


Les Ponchos rojos, gardes du corps non officiels du président Morales. Photographie de Nicolas Pousthomis, 2005.
© Nicolas Pousthomis/Sub.Coop/Picturetank

A partir des années 1970, et notamment du coup d’Etat du général Augusto


Pinochet contre le président socialiste chilien Salvador Allende (1973), l’A mérique
latine fait figure de laboratoire pour les politiques néolibérales. Plus rapidement
que d’autres continents, elle en subit les conséquences sociales et politiques.

Logo de la mission Sucre, qui favorise l’accès à l’enseignement supérieur des classes populaires.
Entre 1980 et 2010, le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté bondit
de 120 millions à plus de 210 millions dans la région. En 2001, Buenos Aires fait
défaut sur sa dette, plongeant l’A rgentine dans une profonde crise. Un an
auparavant, des manifestations massives empêchent la privatisation du système de
gestion de l’eau à Cochabamba (Bolivie). A cette « guerre de l’eau » succède un
conflit similaire autour du gaz, en 2003, qui conduit à la chute du président
Gonzalo Sánchez de Lozada. Un peu partout dans la région, d’immenses
mobilisations populaires exigent une rupture avec le néolibéralisme.

« Démocratiser la démocratie »
A cette époque, les mouvements progressistes rompent avec la stratégie théorisée
par le philosophe d’origine irlandaise John Holloway : « changer le monde sans
prendre le pouvoir ». Orientant leur action vers la voie électorale, ils œuvrent à
l’arrivée au sommet de l’Etat de dirigeants politiques marqués à gauche : Hugo
Chávez au Venezuela (1998), Luiz Inácio Lula da Silva (« Lula ») au Brésil (2002
et 2006), Nestor Kirchner en Argentine (2003), Evo Morales en Bolivie (2005 et
2009), Rafael Correa en Equateur (2006 et 2009), etc. Soucieux de « démocratiser
la démocratie » et d’œuvrer au progrès social, ces dirigeants réhabilitent le rôle de
la puissance publique (que le néolibéralisme souhaitait voir fondre) et renforcent la
souveraineté nationale (que l’impérialisme entendait entamer).
Photographie de Pietro Paolini, 2004.
L’un des mille médecins cubains travaillant pour la mission Barrio Adentro au Venezuela. Cette mission fournit des soins
médicaux gratuits aux habitants des quartiers pauvres (les barrios).
© Pietro Paolini / TerraProject/Picturetank

En 1999, sous l’impulsion de Chávez, la population vénézuélienne vote en faveur


d’une nouvelle Constitution dont les principes fondent la République bolivarienne.
Outre la reconnaissance officielle des langues indigènes, la promotion d’une forme
avancée de démocratie participative (instaurant notamment le référendum
révocatoire qui permet de priver tout élu de son mandat) ou le refus d’installation
de bases militaires sur le territoire national, le texte confère aux ressources
naturelles le statut de biens publics inaliénables. Les redevances versées par les
sociétés qui exploitent le pétrole du pays (lequel détient les premières réserves
mondiales) bondissent et financent de multiples programmes sociaux. Suivant des
modalités similaires, l’Equateur et la Bolivie adoptent également de nouvelles
Constitutions.

Sur la base d’un audit réalisé en 2007, l’Equateur


déclare illégitimes plus des deux tiers de sa dette.

Si la plupart des pays augmentent considérablement leurs dépenses publiques, on


observe parfois parallèlement un recul des services publics. Dans le Brésil de
l’ancien ouvrier métallurgiste « Lula », par exemple, le « retour de l’Etat » prend la
forme d’une monétisation de la pauvreté : on donne aux plus défavorisés les moyens
de consommer davantage de services privés dans les domaines de la santé, de
l’éducation ou du logement (une solution qui fournit des débouchés au patronat
local).

Dans le cadre du programme « El Sistema », des enfants étudient la musique à Caracas. Photographie de Meredith
Kohut, 2012.
En 1975, l’économiste et pianiste José Antonio Abreu fonde « El Sistema », un programme d’éducation musicale
destiné aux jeunes des quartiers pauvres du Venezuela. Les meilleurs intègrent l’un des orchestres supervisés par le
programme, dont le plus célèbre est l’ensemble Simón Bolívar. « El Sistema » est aujourd’hui imité partout en Amérique
latine, et 500 000 enfants vénézuéliens y participent chaque année.
© Meridith Kohut.
Alors que l’Europe cède au lobby financier et accepte de rembourser le fardeau
d’une dette issue du sauvetage des banques, l’Equateur organise un audit de ses
créances en 2007. Le montant de la dette reconnue par Quito fond de 3,2 milliards
à 900 millions de dollars. Sur le plan diplomatique, la défense de la souveraineté
nationale passe par la promotion d’une autonomie régionale avec la création de
nouvelles institutions interétatiques : Union des nations sud-américaines (Unasur)
en 2008, par exemple, ou Communauté d’Etats latino-américains et caraïbes
(Celac, qui regroupe l’ensemble des pays du continent, à l’exception des Etats-Unis
et du Canada), en 2010.

Difficultés économiques
Tirés par la très forte croissance économique chinoise au cours des années 2000, la
plupart des pays latino-américains rencontrent d’importantes difficultés
économiques à la suite de la crise de 2008. Celles-ci réduisent leurs marges de
manœuvre sociales et diplomatiques ; elles pourraient remettre en cause
l’approfondissement de ces expériences singulières.

BÊTISIER
Souvent considéré comme l’un des plus rigoureux manuels d’histoire utilisés aux Etats-
Unis, The American Pageant (Cengage Learning, 2010, 14e édition) propose un
tableau faisant apparaître « le coût financier et le nombre de morts des principales
guerres américaines ». Louable intention, si ce n’est que seules les pertes américaines
sont comptabilisées et que les guerres contre les Indiens sont passées sous silence.
Ainsi, aucune mention n’est faite de la guerre amérindienne du Nord-Ouest (1785-
1795), pourtant bien plus meurtrière que la guerre hispano-américaine (1898) qui,
elle, est évoquée.

Janette Habel
Politiste à l’institut des relations internationales et stratégiques
(IRIS).
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel
d’histoire critique, 2014

Naissance de l’économie de spéculation


L’assujettissement de l’économie au pouvoir des banques procède de choix
politiques intervenus dans les années 1980. En France, au Royaume-Uni ou aux
Etats-Unis, les gouvernements ont alors décidé de déréguler les activités
financières. Favorisant ainsi l’apparition de bulles spéculatives qui peuvent
éclater à tout moment…

PAR ARNAUD ZACHARIE

Maison mise sous saisie et abandonnée à la suite de la crise des subprime à Daytona Beach (Floride), Etats-Unis.
Photographie de Mike Berube, 2009.
© Mike Berube/Laif-REA.

En 1962, le secteur financier représentait environ 16 % des profits de l’économie


américaine ; le secteur manufacturier, près de 49 %. Quarante ans plus tard, la part
de la finance atteint plus de 43 %, celle de l’industrie moins de 8 %. Depuis une
trentaine d’années, un basculement similaire s’est opéré dans la plupart des pays :
c’est la « financiarisation ».
Rendu possible par la mise en œuvre de politiques néolibérales (lire p. 150), ce
processus découle en grande partie de décisions politiques visant à déréguler
l’économie. Au Royaume-Uni, le 27 octobre 1986, Margaret Thatcher annonce le
big bang de la Bourse de Londres, qui vise à déréglementer les opérations
boursières, comme l’avait fait aux Etats-Unis l’administration républicaine de
Ronald Reagan.
Les rouages de la finance
En France, le ministre socialiste de l’économie et des finances Pierre Bérégovoy
fait voter la loi de déréglementation des marchés financiers en 1986, avant de
réduire la fiscalité sur les revenus du capital en 1990. Aux Etats-Unis, en 1999,
l’administration Clinton abroge le Glass-Steagall Act qui, depuis 1933, imposait
une séparation entre activités bancaires de dépôt et d’affaires.

La financiarisation transforme les systèmes mondiaux de la production (la façon


dont les biens et les services sont produits) et du crédit (la façon dont l’argent
irrigue l’économie). Ce faisant, elle expose les Etats aux stratégies de délocalisation
et aux risques systémiques. Alors que le monde de la finance n’avait pas connu de
crise systémique internationale depuis les années 1930, il en subit trois
majeures en trente ans : celle de la dette du tiers-monde au début des années 1980,
celle des pays émergents à la fin des années 1990 et la grande récession provoquée
par la crise des subprime aux Etats-Unis à partir de 2007.

La « dictature des 15 % »
Tandis que la plupart des multinationales passent sous le contrôle d’institutions
financières privées ayant pris des participations dans leur capital coté en Bourse,
l’économie change d’objectif : pour une grande entreprise, il s’agit moins d’accroître
les ventes que de privilégier la rentabilité financière, c’est-à-dire les profits. Les
actionnaires majoritaires ont désormais le pouvoir de dicter le taux de rendement a
priori : c’est la « dictature des 15 % de retour sur fonds propres » des années 1990
et 2000.

Résultat (à moins qu’il ne s’agisse de l’objectif de départ, comme le soutiennent,


entre autres, les économistes Gérard Duménil et Dominique Lévy) : une forte
croissance des revenus financiers et une baisse de la part des salaires dans la
richesse produite. La mondialisation a bénéficié aux 10 % les plus riches de la
planète et aux classes moyennes des pays émergents comme la Chine (qui ont
profité des délocalisations), mais a été négative pour les 10 % les plus pauvres et les
classes moyennes des pays industrialisés, dont les revenus (corrigés de l’inflation)
ont stagné.

Une chaîne internationale de risques opaques.


Sous prétexte de démultiplier l’accès aux liquidités, diverses innovations
financières ont permis aux banques de transférer les risques liés aux crédits – en
particulier les non-remboursements d’emprunts – à de nouveaux acteurs financiers
(banques d’investissement, fonds spéculatifs, etc.). Il en a découlé une économie de
bulles spéculatives et une chaîne internationale de risques opaques, associant les
banques aux autres acteurs financiers. Jusqu’à ce que ces « innovations » – comme
les subprime américains – se révèlent « toxiques », entraînant une défiance
généralisée envers l’ensemble du système du crédit et débouchant sur la paralysie du
marché interbancaire, la faillite de la banque Lehman Brothers et le cataclysme
financier d’octobre 2008.

Après trois décennies d’idéologie néolibérale prônant le retrait de l’Etat au profit


de la finance, cette dernière appelle alors les Etats à la rescousse. Dans l’urgence et
sans contrepartie, ces derniers mettent sur pied de gigantesques plans de sauvetage
bancaire. D’où une conversion de dettes privées en dettes publiques qui provoque
une récession mondiale et une crise des dettes souveraines, entraînant dans la zone
euro une succession de plans d’austérité qui finissent par transformer la crise
bancaire en crise sociale.

Document
Le chanteur et guitariste Woody Guthrie a donné voix à l’Amérique de la Grande Dépression. Sa chanson The Jolly
Banker témoigne du fait que le monde de la banque n’a pas tellement changé depuis 1939…
Je m’appelle Tom-toujours-mieux,
Et je suis un banquier joyeux,
Le banquier joyeux, c’est moi…

Je protège le fermier, la veuve, l’orphelin courageux,


En chantant : « J’suis un banquier joyeux,
Le banquier joyeux, c’est moi. »
Si tes récoltes t’inquiètent, quand souffle la tempête,
Je mesure tes pertes et j’ajuste ton hypothèque,
En chantant… (…)Si je vois que tu es cuit, je te fais un petit crédit,
Et je m’assure que, pour cinq, tu m’rendras dix,
En chantant…

Si ta voiture tombe en rade, que sous toi le sol se dérobe,


Je fais saisir ta maison, ta voiture, ta garde-robe
En chantant…

Arnaud Zacharie
Auteur de Mondialisation : qui gagne et qui perd. Essai sur
l’économie politique du développement, Le bord de l’eau - La
muette, 2013.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014

IDÉE REÇUE

L’austérité est le seul remède à la crise


Dans l’Allemagne du chancelier Brüning, le Chili du général Pinochet ou le
Portugal de Salazar, partout où elle fut appliquée, l’austérité a produit l’inverse
des effets annoncés : loin de relancer la croissance, elle a fragilisé les
populations, déstabilisé les sociétés et affaibli les économies. Mais l’Union
européenne n’en démord pas : la rigueur est le remède miracle contre la crise
des finances publiques.

PAR ALLAN POPELARD & PAUL VANNIER


Photographie de Stefania Mizara, 2012.
En Grèce, dans la banlieue d’Athènes, le centre médico-social d’Hellinikon permet à des familles privées de couverture
sociale de se faire soigner gratuitement.
© Stefania Mizara/Haytham Pictures.

« Rien ne pourra se faire de crédible sans une coupe dans les dépenses publiques »,
écrivait en 2011 un éditorialiste du Figaro. Deux ans plus tard, sur Europe 1, un
autre commentateur abondait dans ce sens, prônant « la baisse des dépenses de
santé, le recul des crédits aux collectivités locales et, surtout, plus de réformes
structurelles pour la compétitivité ». Depuis le début de la « grande récession » (lire
Naissance de l’économie de spéculation), nombre de journalistes, dirigeants
politiques, économistes s’emploient à présenter l’austérité – c’est-à-dire la
diminution des dépenses publiques – comme la condition nécessaire du retour à la
croissance. La rengaine est connue : le fardeau que la dette ferait peser sur les
générations futures obligerait au sacrifice de tous et à l’effort de chacun.

Pourtant, partout où elle est mise en œuvre, l’austérité produit l’inverse des effets
annoncés. Elle perpétue la récession, accroît le niveau de dette publique et creuse
les déficits. Entre 2008 et la fin de l’année 2013, le produit intérieur brut (PIB) de
l’Italie a chuté de 8,3 % ; celui du Portugal, de 7,8 % ; celui de l’Espagne, de 6,1 %.
Quant à la dette publique, depuis 2007, elle est passée de 25 % du PIB à 117 % en
Irlande ; de 64 % à 103 % en France ; de 105 % à 175 % en Grèce. Tous ces pays
sont des adeptes de la rigueur.

La « troïka » a favorisé la mise en place d’un


gouvernement technocratique en Italie.

La baisse des prestations sociales, la diminution (relativement à l’inflation) des


salaires et le gel des embauches des fonctionnaires – les trois principales formes de
l’austérité – ont également contribué à l’augmentation du chômage. Situé autour de
12 % dans l’Union européenne, le taux de chômage s’élève, en Grèce, à 27,9 % en
2013 contre 10 % en 2007 ; en Espagne, à 26,7 % contre 7,3 % ; au Portugal, à 16 %
contre 6,1 % ; et en Irlande, à près de 15 % contre 4,7 %. Conséquence : l’austérité
grippe la consommation, l’un des principaux moteurs de l’activité, et affecte jusqu’à
la santé des peuples : en Grèce, la baisse de 23,7 % du budget du ministère de la
santé entre 2009 et 2011 s’est accompagnée d’une recrudescence de certaines
maladies – les cas d’infections au virus de l’immunodéficience humaine (VIH/sida)
ont par exemple augmenté de 57 % entre 2010 et 2011. Le nombre des suicides
s’est envolé, quant à lui, de 22,7 %.
Photomontage de Boris Séméniako, d’après le tableau de Pérugin « L’Adoration des bergers » (1510).
© Boris Séméniako.
Les dirigeants ne retiennent pas grand-chose de l’histoire. Dans les années 1930
déjà, les programmes de déflation menés par Pierre Laval en France, Ramsay
MacDonald au Royaume-Uni et le chancelier Heinrich Brüning en Allemagne
avaient paupérisé les peuples européens. De même, après l’éclatement de l’Union
soviétique en 1991, les coupes budgétaires avaient donné lieu à une véritable
saignée : l’espérance de vie masculine chuta de 64 à 57 ans entre 1991 et 1994.

D’autres politiques seraient possibles : augmenter les salaires et l’investissement


public pour relancer l’investissement (une méthode appliquée, avec un certain
succès, dans l’A mérique du New Deal), annuler les « dettes illégitimes », ou encore
nationaliser le système bancaire. Mais rares sont les gouvernements qui, en
Europe, osent s’aventurer sur ces sentiers inusités : la pression des institutions
financières internationales est jugée trop forte.

Jadis imposée par des dictatures, comme dans le Portugal d’A ntónio de Oliveira
Salazar (1932-1968) ou dans le Chili d’A ugusto Pinochet (1973-1990), l’austérité
est aujourd’hui orchestrée par le « talon de fer » d’organismes supranationaux non
élus. En Grèce et au Portugal, la « troïka » (Commission européenne, Banque
centrale européenne et Fonds monétaire international [FMI]) a envoyé ses agents
dans chaque ministère pour contrôler les dépenses publiques.

En Italie, elle a favorisé la mise en place du gouvernement technique de Mario


Monti (2011-2013). En mars 2014 en Ukraine, dans un contexte de très grande
instabilité politique, le FMI impose le gel des retraites et la baisse de 10 % des
effectifs de la fonction publique. Enfin, l’entrée en vigueur du traité sur la stabilité,
la coordination et la gouvernance (TSCG) en 2013 a soumis les Etats membres de
l’Union européenne à un contrôle a priori sur leurs budgets. Limitant à 0,5 % du
PIB le déficit budgétaire autorisé pour les Etats – contre 3 % précédemment –,
cette « règle d’or » interdit toute politique de relance de l’activité.

MANUEL SCOLAIRE ITALIEN

A l’unisson des principaux médias et commentateurs du pays, ce manuel italien publié en


2008 ne voit d’autre solution que l’austérité pour sortir de la crise.

En réalité, la cure d’austérité financière imposée par le traité de Maastricht n’a fait que
révéler (contribuant ainsi à les corriger) quelques caractéristiques qui pénalisent les
économies du Vieux Continent depuis longtemps (…) et le rendent peu compétitif par
rapport aux marchés asiatiques et nord-américains : l’excès de dépenses publiques (…) ;
le caractère non durable, sur le plan financier, des systèmes de sécurité sociale (…) ; la
rigidité du marché du travail, davantage guidé par la préservation des acquis que par la
volonté de créer de nouvelles possibilités pour les jeunes et les chômeurs.

Giovanni Sabbatucci et Vittorio Vidotto, Storia contemporanea. Il Novecento, Editori


Laterza, 2008.

Allan Popelard & Paul Vannier


Professeurs d’histoire-géographie aux lycées Jean-Vilar et Henri-
Moissan de Meaux.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014

Comment penser la mondialisation


Au début des années 1990, nombre d’observateurs interprétaient la fin de la
guerre froide comme le triomphe définitif du capitalisme et du modèle
occidental. D’autres évoquaient l’idée d’un basculement du monde : son centre
de gravité devait passer du Nord au Sud. Ces scénarios ont-ils résisté à
l’épreuve des vingt dernières années ?

PAR PHILIP S. GOLUB

Images glanées sur Google Street View par l’artiste Jon Rafman, depuis 2009.
© Courtesy of Jon Rafman.

La mondialisation du capitalisme n’est pas un phénomène nouveau. Elle connaît


un premier cycle pendant la révolution industrielle européenne et l’expansion
coloniale. Favorisée par diverses évolutions techniques augmentant
considérablement les échanges entre continents (bateaux à vapeur, télégraphe,
etc.), elle conduit à un système économique mondial de plus en plus intégré.

Traversée de tensions et de contradictions, cette première mondialisation se


structure autour de rapports de domination entre les cœurs capitalistes (les
métropoles coloniales) et les périphéries dépendantes (les colonies). Ces dernières
sont insérées de force dans une division internationale du travail où elles se
trouvent confinées à des activités subalternes (production et exportation de
produits primaires). Cette inégalité donne lieu aux luttes d’indépendance de la fin
du XIXe siècle et du siècle suivant. Elle se traduit aussi par la compétition
économique et politique entre les empires européens. En fin de siècle, la
segmentation nationale s’accentue, conduisant, en 1914, à l’effondrement de la
première mondialisation. Ce n’est que soixante-quinze ans plus tard, avec la chute
de l’URSS, que le capitalisme peut à nouveau se déployer globalement.

Le rôle de l’état
Ce cadrage historique permet de mieux saisir les débats intellectuels d’après-
guerre froide sur les effets de la mondialisation. Un premier argument, défendu
pour des raisons différentes par des auteurs libéraux (Francis Fukuyama) et
néomarxistes (Jürgen Habermas), soutient que la mondialisation aurait créé les
conditions d’un dépassement de l’Etat-nation. Du fait de l’internationalisation du
capital, celui-ci aurait cédé sa place à des autorités supraétatiques, privées et
publiques (multinationales, organisations non gouvernementales, clubs,
institutions internationales). La mondialisation aurait ainsi conduit à une
dissémination de la puissance. Selon les néomarxistes, on assisterait à la
constitution d’une classe capitaliste transnationale devenue entièrement autonome
de la nation et de l’Etat.

A l’opposé, l’approche « réaliste » souligne que l’Etat demeure un acteur


prépondérant dans un monde multipolaire et segmenté. Ce courant de pensée
pointe la faiblesse des institutions internationales et des régimes de gouvernance
privés. Il met en avant les différentiels de puissance et le rôle des Etats dominants
dans la définition, la mise en œuvre et le respect des régimes économiques
internationaux (l’influence déterminante des Etats-Unis et de l’Union européenne
au sein du Fonds monétaire international).

Un double mouvement de globalisation du capital et de


surgissement de puissances nationales nouvelles.

Ces différentes perspectives théoriques comportent des failles, des angles morts.
Peu sensibles aux dynamiques sociales et politiques des nations, les tenants du
réalisme voient la conflictualité comme une permanence historique, inscrite dans
une logique de compétition pour la survie des Etats. Quant aux libéraux, ils se
focalisent essentiellement sur les seules techniques de régulation du capitalisme
mondialisé.

Fantôme affamé, photomontage de Manit Sriwanichpoom, 2003.


© Manit Sriwanichpoom/ Agence VU.
Certains s’efforcent de sortir de ce débat binaire en analysant la « constellation de
pouvoir complexe » (Robert W. Cox) issue de la guerre froide, dans laquelle Etats,
organisations internationales et acteurs privés interagissent. De ce point de vue,
« l’intégration et la fragmentation sont les deux faces complémentaires d’une économie
capitaliste qui redistribue d’énormes gains et pertes à l’échelle planétaire » (Jean-
Christophe Graz).

La configuration mondiale contemporaine fait écho à celle de la fin du XIXe siècle.


Lors de la première mondialisation, l’internationalisation de l’économie alla de pair
avec une segmentation nationale forte et une compétition aiguë entre empires
anciens et nouveaux concurrents. L’actuel cycle de mondialisation se caractérise
par un double mouvement de globalisation du capital et de surgissement de
puissances nationales nouvelles, grandes (Chine) et moyennes (Brésil, Inde,
Turquie, etc.). La tension entre ces deux mouvements façonnera la trajectoire du
système mondial au XXIe siècle.

MANUEL SCOLAIRE CHINOIS

Dans ce manuel d’histoire édité en 2007 et destiné aux lycéens chinois, l’empire du Milieu
apparaît comme un acteur diplomatique majeur, qui contribue à garantir la paix mondiale.

A l’issue du 3e plénum du 11e Comité central [fin 1978], l’ensemble du parti et


l’ensemble de la nation travaillent de concert à la mise en place de la réforme et de
l’ouverture de l’économie chinoise. Pour ce faire, un environnement international
pacifique est nécessaire. Le principal objectif de la politique étrangère de la Chine
consiste donc à combattre l’hégémonisme afin de maintenir la paix mondiale. Après avoir
récupéré son siège légitime [au Conseil de sécurité], la Chine s’implique activement dans
les agences spécialisées de l’Organisation des Nations unies ainsi que dans les autres
organisations internationales. Les Nations unies deviennent alors le cœur de la
diplomatie multipolaire d’un monde où la Chine contribue grandement à la paix et au
développement.

Putong gaozhong Kecheng bioazhun shiyan jiaokeshu. Lishi yi (« Manuel expérimental


offi ciel du programme des lycées généraux. Histoire 1 »), Maison d’édition de l’éducation
populaire, 2007.
Philip S. Golub
Auteur d’Une autre histoire de la puissance américaine, Seuil
2011.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014

Les industries passent à l’est


Loin d’appartenir au passé, la production industrielle joue toujours un rôle
majeur dans l’économie mondiale. Mais, depuis les années 1980, les usines
quittent les pays occidentaux. Elles s’installent dans les pays du Sud, en
particulier en Asie, où elles trouvent une main-d’œuvre abondante, des bas
salaires et des syndicats faibles ou inexistants.

PAR LAURENT CARROUÉ

Le centre commercial Forum Mall de Bangalore, en Inde. Photographie d’Ed Kashi, 2007.
Dans les pays du Sud, l’industrialisation et le développement économique ont favorisé l’émergence d’une nouvelle classe
moyenne. Jeune et désireuse de consommer, elle réside principalement dans les grandes villes, où d’immenses centres
commerciaux ont été construits ces quinze dernières années.
© Ed Kashi/VII.

Au printemps 2011, la Chine est devenue la première puissance manufacturière


mondiale, mettant ainsi fin à un siècle de domination des Etats-Unis, qui avaient
eux-mêmes supplanté le Royaume-Uni au tournant du XXe siècle.

Au cours des dix dernières années, alors que la production industrielle mondiale
augmentait de 65 %, la part des grands pays développés chutait de 60 % à 46 %,
alors que celle des quatre grands émergents – Brésil, Russie, Inde, Chine – passait
de 11 % à 27 %. La crise économique et financière qui a débuté en 2007 ne fait
qu’accélérer un processus historique dont les bases sont en place depuis au moins
une vingtaine d’années. En devenant « l’atelier du monde » à la suite des réformes
menées entre 1978 et 1992, la Chine s’est hissée au premier rang ; elle réalise 41 %
de la croissance industrielle mondiale.

Photographie de Patrick Bard, 1997.


Cette ouvrière chez RCA Thomson à Ciudad Juárez gagne 290 pesos brut pour une semaine de 48 heures, auxquels il
faut ajouter 72 pesos de bons (alimentaires…). Soit dix fois moins que ce qu’elle toucherait si elle travaillait aux Etats-
Unis, à quelques kilomètres de là.
© Patrick Bard/Signatures.
Le redéploiement du capital industriel occidental s’accélère ; et plus seulement pour
délocaliser la production de nombreux biens industriels nécessitant beaucoup de
main-d’œuvre (textile-habillement, électronique grand public, automobiles…), qui
sont ensuite réimportés. Face à l’atonie des marchés dans les pays les plus riches,
les sociétés transnationales occidentales s’implantent dans les pays en plein
développement afin d’y trouver une main-d’œuvre bon marché, de nouveaux clients,
et de les servir directement. Les marchés des pays émergents représentent, en
2011, 31 % des ventes et 24 % des profits des 200 premières entreprises
européennes.

Informaticiens indiens
Mais la grande nouveauté, c’est l’émergence et l’affirmation de nouvelles puissances
industrielles cherchant à assurer leur autonomie stratégique en développant de
puissantes politiques industrielles et technologiques, de formation et d’innovation.
Grâce à leur forte mobilisation et aux transferts de technologies négociés
d’arrache-pied dans le cadre d’importants contrats d’équipement, les grands pays du
Sud, en particulier la Chine, sont en train de remonter peu à peu les principales
filières technologiques (aéronautique et spatial, électronique, télécommunications,
transports, chimie…).

Alors que le nombre de chercheurs dont dispose la Chine est déjà presque
équivalent à celui des Etats-Unis, supérieur à celui de l’Union européenne et deux
fois plus élevé que celui du Japon, leur proportion par rapport à l’ensemble des
chercheurs de la planète devrait passer de 20 % à 30 % d’ici à cinq ans.

Le Pakistan se spécialise dans le textile, la Malaisie


dans l’électronique, la Slovénie dans l’automobile.

Les grands pays émergents pourraient être capables d’ici à environ une génération
de concurrencer les principaux pays développés dans des secteurs industriels, des
fonctions productives et des catégories socioprofessionnelles (ingénieurs,
techniciens et cadres) jusque-là épargnés. L’Inde est ainsi devenue le deuxième
exportateur mondial de services informatiques et logiciels (22 % du total), derrière
l’Union européenne, grâce au développement de puissantes firmes comme Tata
Consultancy, Wipro Technologies ou Infosys, et de pôles spécialisés comme la ville
de Bangalore.
Le pari des services
Ces nouvelles hiérarchies s’accompagnent d’autres processus de délocalisation. Du
fait de la hausse des salaires dans les provinces littorales du centre et du sud de la
Chine, certains segments du textile ou de l’électronique devenus non compétitifs se
déplacent à présent soit vers les provinces intérieures du pays, soit dans d’autres
pays du Sud ou du Sud-Est asiatique. Le Pakistan, le Bangladesh, la Turquie, la
Tunisie ou le Maroc se sont ainsi spécialisés dans le textile-habillement, malgré la
forte concurrence chinoise ; la Thaïlande, la Malaisie ou les Philippines, dans
l’électronique ; en Europe, la Slovaquie, la Slovénie ou la Hongrie, dans
l’automobile.

Revers de la médaille, l’emploi manufacturier a reculé de 25 % aux Etats-Unis, de


27 % au Royaume-Uni et de 10 % dans la zone euro entre 2002 et 2010. Certes, le
fait que les services voient leur part augmenter au détriment de l’industrie dans ces
pays n’est pas un phénomène uniquement négatif : il traduit notamment
l’importance de leur développement dans les sociétés modernes (éducation, loisirs,
commerce, santé, finances…). La mesure du phénomène est aussi biaisée par des
modifications statistiques associées aux externalisations de ces activités autrefois
comptabilisées dans le secteur industriel. Enfin, les anciens pays dominants
disposent encore de nombreux atouts, en particulier une forte spécialisation dans
les domaines des biens manufacturés haut ou moyen de gamme, de la recherche ou
de l’innovation.

Laurent Carroué
Géographe. Coauteur de Canada, Etats-unis, Mexique. Un ancien
Nouveau Monde, Bréal, 2012.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014

La montée en puissance de la Chine


La Chine est devenue, en 2010, la deuxième économie mondiale, détrônant le
Japon d’une place qu’il occupait depuis 1968. Peuplé de 1,3 milliard
d’habitants, premier exportateur de la planète, principal détenteur des bons du
Trésor américains, le pays pourrait, au XXIe siècle, faire vaciller l’hégémonie des
Etats-Unis. Mais de nombreux obstacles restent sur son chemin.

PAR JEAN-LOUIS ROCCA

« High Place 040-02, 29 Levels of Freedom », par Li Wei, 2003.


La renommée internationale de Li Wei témoigne du succès de l’avant-garde artistique chinoise aujourd’hui. Dans ses
performances et ses photographies, cet esthète acrobate apparaît fasciné par l’apesanteur : agrippé à un réverbère,
suspendu dans le vide du haut d’un gratte-ciel, etc. A travers son art, il porte un regard à la fois rieur et engagé sur
l’urbanisation effrénée de Pékin, un de ses thèmes de prédilection.
Li Wei, © Courtesy Galerie Paris-Beijing.

Dans la société chinoise des années 1970, hormis le cercle étroit des dirigeants, la
population était confrontée à la pauvreté, au mieux à la frugalité. Aujourd’hui, le
pays est entré dans l’ère de la consommation de masse. Si les inégalités se sont
considérablement accrues, même les plus défavorisés ont vu leur pouvoir d’achat
progresser. Les paysans migrent vers les villes, tandis que les ouvriers et les
employés de l’époque socialiste et leurs descendants occupent dorénavant des
emplois qualifiés et souvent très qualifiés. En 1978, 1,5 % d’une classe d’âge
accédait à l’enseignement supérieur ; à l’heure actuelle, 30 %. Un quart, voire un
tiers des Chinois ont désormais un niveau de vie comparable à celui de la classe
moyenne européenne : ils sont propriétaires d’un ou de plusieurs appartements,
possèdent une voiture, voyagent à l’étranger et envoient leurs enfants étudier dans
les universités occidentales. La globalisation de la classe moyenne a tendance à
renforcer plutôt qu’à émousser le sentiment national, et elle est aujourd’hui un des
vecteurs du nationalisme chinois.

Les conflits sociaux sont nombreux : la corruption des dirigeants et l’arbitraire des
bureaucraties locales sont dénoncés, davantage de protection légale est demandé.
Mais, depuis les événements de Tiananmen en 1989, la non-agrégation de ces
mouvements de protestation ainsi que les craintes de voir une démocratisation
basée sur le suffrage universel remettre en cause la stabilité conduisent une grande
partie de la population à considérer comme un moindre mal le maintien du régime
de parti unique.

Dépendance américaine
Dans ce contexte, outre l’investissement étranger, la formation de grands groupes
multinationaux chinois et l’essor de l’immobilier concourent à faire de la Chine la
deuxième économie mondiale, non en PIB par habitant mais dans l’absolu, et le
premier exportateur de la planète. A travers l’achat de bons du Trésor américains,
Pékin détient des moyens de pression sur Washington, mais dépend par là même
de la stabilité de l’économie américaine.
A l’ONU, Pékin défend le principe de l’intégrité
territoriale et celui de la non-ingérence dans les affaires
intérieures des Etats.

La politique extérieure chinoise joue désormais sur tous les registres. L’outil
militaire fait l’objet d’une modernisation constante, principalement conçue autour
de la question de Taïwan. Si Pékin compte sur l’intégration économique pour
réunifier formellement Taïwan à la Chine, l’option d’un conflit armé demeure.
Surtout, la politique de réunification sert utilement de prétexte à la diversification
des objectifs assignés à l’armée, tel le règlement de différends frontaliers, terrestres
et maritimes, comme l’atteste la récente escalade en mer de Chine orientale autour
des îles Diaoyu/Senkaku.

Fort de son siège de membre permanent au Conseil de sécurité, Pékin défend


systématiquement le principe de l’intégrité territoriale et celui de la non-ingérence
dans les affaires intérieures des Etats, comme on l’a vu lors de situations de conflit
ouvert – hier au Kosovo, aujourd’hui en Syrie. Au-delà de ça, l’aide et
l’investissement chinois en Asie du Sud-Est et en Afrique, libres de toute
rhétorique démocratique, peuvent autoriser les gouvernements, y compris
dictatoriaux, qui en bénéficient à s’affranchir des conditions imposées par les
bailleurs de fonds occidentaux.
Inégalités, tensions et conflits

La montée en puissance de la Chine sur la scène internationale doit également


s’apprécier au regard de la professionnalisation de ses diplomates, qui participent
activement à nombre d’enceintes multilatérales. Ils défendent certes les intérêts
bien compris de leur pays, mais la conduite de la Chine doit être évaluée à l’aune de
celle de ses partenaires : ainsi, elle fut le deuxième signataire en 1996, après les
Etats-Unis, du traité d’interdiction complète des essais nucléaires, mais ne l’a pas
encore ratifié, attendant prudemment que ceux-ci s’engagent en ce sens.

Enfin, l’influence culturelle de la Chine dans le monde ne cesse de s’accroître,


grâce entre autres à la multiplication des instituts Confucius. Or, il faut attribuer
une partie de ce renouveau culturel chinois à l’attrait qu’éprouvent les élites
occidentales pour l’empire du Milieu, comme à la réinvention de la tradition qui se
développe dans les diasporas chinoises.

BÊTISIER
Révisés après l’élection de Vladimir Poutine à la présidence du pays, les manuels russes
ne tarissent pas d’éloges sur l’action du chef de l’Etat. A partir de 2000, affirme un livre
de 11e (Histoire nationale XXe – début du XXIe siècle, Prosvechtchenie, 2006), « le
pays s’oriente vers le renforcement du pouvoir fédéral, l’ordre légal, la construction d’un
Etat de droit, le relèvement de la production nationale et une attention accrue aux
problèmes sociaux. (…) La collaboration du président et du Parlement a permis
d’accomplir des réformes juridiques essentielles, telle l’adoption de codes administratifs
et fiscaux ainsi que d’un code du travail. » La dépendance de l’économie russe à l’égard
des hydrocarbures, l’inflation galopante ou encore l’autoritarisme du pouvoir ne sont
pas évoqués.

Jean-Louis Rocca
Professeur à Sciences Po, Centre d’études et de recherches
internationales (CERI), CNRS, Paris. Auteur d’Une sociologie de la
Chine, La Découverte, Paris, 2010.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014

L’Organisation des Nations Unies est-elle


morte ?
En 2012-2013, pour la seconde fois en cinquante ans, l’Organisation des
Nations unies (ONU) a adopté un budget en baisse. Officiellement justifiée par
la crise financière, cette diminution témoigne d’une crise plus profonde : jadis
portée par un idéal de multilatéralisme, l’ONU se voit aujourd’hui supplantée
par une « diplomatie de club » qui fait la part belle aux grandes puissances.

PAR BERTRAND BADIE

Le 5 décembre 1992, au nord de Mogadiscio, le ministre de la santé et de l’action humanitaire Bernard Kouchner porte
l’un des sacs de riz « offerts » par les enfants français aux populations somaliennes menacées de famine. Certains
dénoncent alors un « coup médiatique » : l’image était savamment mise en scène et le ministre dut refaire plusieurs fois
la prise avant de parvenir à un résultat satisfaisant.
Eric Feferberg/AFP.

Le mot « multilatéralisme » apparaît en 1945, en même temps que l’Organisation


des Nations Unies (ONU) elle-même. L’idée est : elle présage une nouvelle forme de
diplomatie où les relations d’un Etat avec un autre sont remplacées par un effort
d’élaboration collective. Dès la création de l’ONU, les cinq membres permanents du
Conseil de sécurité (Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni et URSS)
obtiennent un droit de veto, les mettant à l’abri de toute décision susceptible de
gêner leurs intérêts. La guerre froide confirme cette situation. Le jeu des blocs
rehausse le pouvoir des Deux Grands. Au sein du Conseil de sécurité, ces derniers
s’affrontent mais trouvent aussi les arrangements qui leur permettent d’établir le
minimum de connivence que requiert la coexistence pacifique.

L’idée de « sécurité humaine » élargit la paix aux


questions sanitaires et environnementales.

La chute du mur de Berlin en 1989 et la fin de la bipolarité suscitent de nouveaux


espoirs. A défaut d’être un gouvernement du monde, l’ONU allait-elle enfin devenir
un lieu de régulation et de résolution des conflits ? Quelques indices vont dans ce
sens : de 1945 à 1989, on compte à peine plus de 600 résolutions prises par le
Conseil de sécurité, tandis qu’on en dénombre 1 500 de 1990 à 2014. Sous
l’impulsion de Kofi Annan, l’organisation s’ouvre également aux questions sociales.
Les Objectifs du millénaire pour le développement visent ainsi à lutter contre la
faim dans le monde, tandis que l’idée de « sécurité humaine » postule que la paix
ne se limite pas à la sécurité militaire, mais intègre aussi les questions
alimentaires, sanitaires et environnementales.

Minilatéralisme
Dans le cadre d’une mission de maintien de la paix des Nations unies, un soldat australien patrouille dans le port de Dili,
la capitale du Timor-Leste, le 20 septembre 1999.
© Reuters.

Les blocages restent néanmoins nombreux. Les cinq membres permanents


refusent d’élargir l’accès au Conseil de sécurité aux pays émergents (Brésil, Inde)
ou aux puissances vaincues de la seconde guerre mondiale (Japon, Allemagne). Une
grande partie du monde reste ainsi marginalisée. Sous prétexte d’efficacité, ils
préfèrent, en effet, s’adonner au « minilatéralisme » pour régler directement le sort
du monde. Cette « diplomatie de club » s’est institutionnalisée à travers le G8
(Etats-Unis, Japon, Allemagne, Royaume-Uni, France, Canada, Italie, et Russie
depuis 1998). On constate aussi que l’essentiel des vraies négociations se passent
hors de l’ONU. Les exemples ne manquent pas : accords d’Oslo entre
l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et Israël, négociations sur le
nucléaire iranien, tête-à-tête John Kerry - Sergueï Lavrov sur la Syrie en septembre
2013, etc.
Affiche des Nations unies pour la promotion des Objectifs du millénaire, par Nicole Robinson-Jans, 2010. / Affiche pour
les Nations unies du graphiste argentin Paez Torres, 1948. / Couverture d’un livre de l’association altermondialiste
Attac. Photomontage de Boris Séméniako, 2003.
© Coll. BDIC. / © Unric. / © Boris Séméniako pour Attac.

Pourtant, les Nations unies continuent de se présenter comme l’incarnation d’une


« communauté internationale » garante d’un intérêt général mondial. Dès 1988
pointe l’idée du « devoir d’ingérence humanitaire », entérinée alors par l’A ssemblée
générale. La thèse a depuis été précisée par la doctrine de la « responsabilité de
protéger », reprise dans la déclaration adoptée lors du soixantième anniversaire de
l’organisation. On y affirme que, lorsqu’un Etat n’est plus en mesure de protéger
ses propres ressortissants, il est du devoir de tous les autres d’intervenir à sa place,
y compris sur son propre sol, sa souveraineté étant ainsi suspendue.

Un petit nombre de ces interventions a incontestablement abouti. L’une d’entre


elles a permis à l’ancienne colonie portugaise de Timor-Leste de recouvrer
l’indépendance en 2002, à la suite d’une opération militaire sous mandat de l’ONU
lancée en 1999. Mais la plupart ont débouché sur des résultats ambigus ou des
échecs : Somalie (1993), Afghanistan (2001), Libye (2011)… En fait, deux
interrogations pèsent sur ces pratiques et montrent les limites du système onusien.
D’une part, qui intervient et sous quel contrôle ? D’autre part, que peut la force
face à ces guerres nouvelles dont la cause est souvent à rechercher dans le sous-
développement et les problèmes sociaux ? La puissance – ou ses illusions – étouffe
encore le système.

Bertrand Badie
Professeur des universités à Sciences Po Paris. Auteur de l’ouvrage
Le Temps des humiliés. Pathologie des relations internationales,
Odile Jacob, Paris, 2014.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014

Drones, frappes chirurgicales : les nouveaux


habits de la guerre
La guerre n’est plus ce qu’elle était : elle opposait autrefois des Etats et tuait
surtout des soldats ; elle se déroule désormais au sein des Etats et ses victimes
sont d’abord civiles. Son objectif : des richesses, un territoire, voire le pouvoir.
Les armes s’adaptent à cette évolution. C’est à coups de drones que l’on traque
les « rebelles »...

PAR PIERRE GROSSER


Le robot anthropomorphique « Atlas », développé par la société Boston Dynamics en partenariat avec l’armée
américaine.
© source : www.bostondynamics.com/DR.

La guerre froide a parfois été présentée, a posteriori, comme une période de paix
relative : la bipolarité et la dissuasion nucléaire auraient assuré, pendant un demi-
siècle, la stabilité du monde. C’est évidemment oublier les nombreux conflits
« périphériques » qu’elle a générés (Corée, Vietnam, Afghanistan) et les
répressions à grande échelle menées par certains Etats sous les encouragements de
leurs « patrons » – soviétique en Europe de l’Est et en Ethiopie ; américain en
Indonésie, en Iran et au Chili ; chinois au Cambodge ; et français en Afrique
subsaharienne.

Des rivalités persistantes


La chute de l’URSS a fait craindre une reprise des guerres en Europe. Et en effet,
l’implosion de la Yougoslavie (1991-1999) a été violente. La Russie a mené deux
guerres en Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2000) pour l’empêcher d’accéder à
l’indépendance, puis elle a utilisé la manière forte en Géorgie (2008) et en
Ukraine (2014). Des conflits issus de la dislocation de l’Union soviétique ont en
outre été « gelés », notamment dans le Caucase. Malgré ces quelques cas, les
guerres sur le continent européen sont restées assez rares.

D’une manière générale, à l’échelle planétaire, les conflits entre Etats sont de
moins en moins nombreux. Cela s’explique, entre autres, par l’augmentation du
nombre de régimes démocratiques dans le monde, l’interdépendance économique
croissante des Etats et l’action des institutions internationales. Pour autant, des
rivalités profondes perdurent – entre Israël et plusieurs de ses voisins, entre l’Inde
et le Pakistan, entre le Japon, la Chine et leurs voisins.

Milices privées
Les conflits internes aux Etats ou « internationalisés » (avec l’intrusion d’Etats
voisins), fréquents dans l’A frique des années 1990, sont devenus plus rares la
décennie suivante. La guerre civile syrienne, débutée en 2011, mais aussi les
affrontements au Mali, en Centrafrique, en Irak ou au Nigeria témoi-gnent d’une
résurgence de ce type de conflit, qui permet à une « culture de guerre » de
s’installer, à des « seigneurs de guerre » de profiter des troubles pour amasser
richesse et pouvoir.
D’une guerre à l’autre
Puissance hégémonique dont les dépenses militaires égalaient, au début du
XXIe siècle, celles de tous les autres pays réunis, les Etats-Unis se sont longtemps
présentés comme le « shérif » du monde. Si leur diplomatie a parfois garanti
certains équilibres régionaux, leurs interventions militaires ont également nourri
des conflits durables, comme en Afghanistan et en Irak dans les années 2000. Ces
deux échecs ont d’ailleurs conduit les Etats-Unis à changer de stratégie :
depuis 2010, le budget de l’armée américaine diminue légèrement, et le périmètre
de ses interventions dans le monde se restreint.

Les sociétés démocratiques accep​tent de plus en plus mal la mort de leurs soldats.
C’est pourquoi les « casques bleus » des opérations de paix de l’ONU, nombreuses
en Afrique, sont majoritairement originaires des pays du Sud. Cela explique
également le recours, par les pays du Nord, à des sociétés militaires privées, qui
recrutent des combattants locaux (en Irak par exemple). Les démocraties
s’efforcent enfin de limiter les violences disproportionnées contre leurs adversaires,
notamment contre les populations civiles. D’où les notions de « frappes
chirurgicales » et d’« opérations ciblées » : en plus d’être médiatisée, la guerre est
judiciarisée…

Des robots mèneront-ils les futures « opérations


spéciales » ?

Dans les nouveaux théâtres d’affrontement, les armes et stratégies traditionnelles


paraissent peu utiles. Sur le modèle des guerres coloniales, le choix est fait de
mener des batailles de contre-insurrection : frapper les insurgés, mais « gagner les
cœurs et les esprits » des populations civiles, notamment grâce à l’aide économique.
Les résultats n’ont guère été probants pour les Américains en Irak et en
Afghanistan.

Dans le cadre d’une « guerre contre le terrorisme » mondialisée depuis les attentats
du 11 septembre 2001, l’usage des drones pour éliminer des terroristes est de plus
en plus fréquent. Tout comme les « opérations spéciales » destinées à les capturer
ou les assassiner (comme pour Oussama Ben Laden en 2011). Demain, ces
opérations seront peut-être menées par des robots. Les ingénieurs et scientifiques
de l’armée américaine y travaillent.

Pierre Grosser
Chercheur au centre d’histoire de Science Po Paris. Auteur de
Traiter avec le diable ? Les vrais enjeux de la diplomatie aux
XXIe siecle, Odile Jacob, 2013.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014

L’information à l’épreuve d’Internet


Quand les manuels scolaires évoquent les médias, c’est le plus souvent pour
saluer leur contribution à la liberté d’expression ou s’émerveiller devant les
possibilités offertes par Internet. Beaucoup moins pour s’interroger sur la place
croissante de la publicité ou sur le phénomène de concentration que la
révolution numérique ne fait qu’accentuer.

PAR SERGE HALIMI

Dessin de Jugoslav Vlahovic.


© Jugoslav Vlahovic.

Depuis un siècle, un nombre croissant de technologies de communication de masse


a pris place aux côtés de la presse écrite : le cinéma, la radio, la télévision, Internet.
Bien que toutes qualifiées de « médias », ces technologies composent des éléments
trop disparates pour être correctement pensées ensemble. Un article de journal
produit par une équipe de rédaction et de maquettistes professionnels, revu par des
correcteurs, imprimé par des ouvriers syndiqués, ne relève pas de la même famille
que le blog d’un individu exprimant chez lui à jet continu ce qui lui passe par la
tête, sans contrainte collective ou matérielle.

La plume dans la plaie


Pendant des siècles, l’information a été le territoire réservé des journalistes, les
Etats se réservant celui de la propagande. Idéalement, être journaliste signifiait
être indépendant, c’est-à-dire prêt à s’opposer à l’ordre social et politique, à « porter
la plume dans la plaie » (Albert Londres). Un peu comme Galilée avait défendu les
lois de l’astronomie contre les dogmes religieux, le journaliste de légende devait
dire la vérité au pouvoir. Et parfois le faire tomber : le 19 juin 1972, le Washington
Post publie le premier article d’une enquête qui contraindra le président Richard
Nixon à démissionner deux ans plus tard.
Main basse sur la presse quotidienne régionale
Les journalistes préfèrent évoquer ces heures de gloire plutôt que leur connivence
avec le pouvoir politique, les limites de leur indépendance sitôt qu’elle contredit les
exigences des publicitaires ou l’intérêt de leur propriétaire, leur rôle néfaste dans le
« bourrage de crâne » de la Grande Guerre (et lors de la plupart des conflits qui
l’ont suivie…). Ce choix avantageux pour eux les a conduits à prétendre que
davantage d’information, de communication, signifie forcément davantage de
libertés. Et que dévoiler la corruption du pouvoir revient à s’en débarrasser.

Fondateur en 1980 de la première chaîne d’information en continu, Cable News


Network (CNN), l’A méricain Ted Turner a théorisé cette illusion : « Depuis la
création de CNN, la guerre froide a cessé, les conflits en Amérique centrale ont pris fin,
c’est la paix en Afrique du Sud, ils essaient de faire la paix au Proche-Orient et en
Irlande du Nord. Les gens voient bien que c’est idiot de faire la guerre. Avec CNN,
l’info circule dans le monde entier et personne ne veut avoir l’air d’un débile. Donc ils
font la paix, car ça, c’est intelligent. » Les images de CNN et des autres chaînes
n’ont pourtant pas empêché des guerres civiles meurtrières au Congo, au Sri
Lanka, en Syrie. Ni le génocide au Rwanda en 1994.

Fondé en 1877, The Washington Post a révélé deux des plus grands scandales de l’histoire politique américaine :
l’affaire du Watergate en 1972 et celle des écoutes secrètes de la National Security Agency (NSA) en 2013. Cette
même année, le journal est racheté par le fondateur et président d’Amazon Jeff Bezos.

Internet suscite la même euphorie enfantine. Il serait, nous dit-on, impossible


d’interdire que la vérité éclate puisque, dans le monde entier, chacun peut à la fois
diffuser et recevoir textes et images. C’est oublier que la multiplication infinie des
messages sur la Toile permet aussi de s’abreuver d’informations et de commentaires
relevant d’un créneau idéologique ou communautaire de plus en plus étriqué, voire
paranoïaque. Au risque d’encourager chacun à contester la réalité plutôt qu’à la
faire connaître.
Aucune technologie ne s’est jamais substituée à l’action
collective pour garantir la démocratie.

Par ailleurs, chaque blog, commentaire ou interrogation numérique est devenu une
ressource que les services de police et les moteurs de recherche utilisent pour leur
propre compte. Google use ainsi de sa position de quasi-monopole pour manipuler
les informations et demandes qui lui sont transmises afin de promouvoir ses
services ou ceux de ses clients. Et minorer ceux de ses concurrents. La
concentration de la presse a déjà livré celle-ci aux plus grosses fortunes : en France,
Bernard Arnault (groupe Les Echos, Radio Classique), Serge Dassault (Le Figaro,
Sport24, La Chaîne météo, Presse Océan, Le Progrès…), François Pinault (Le
Point), Vincent Bolloré (Direct matin, institut de sondage CSA…), Xavier Niel (Le
Monde, Le Nouvel Observateur, Télérama…) possèdent à la fois d’importants
médias et entre 6 et 24 milliards d’euros chacun. Même phénomène sur Internet,
puisque les propriétaires de Microsoft, Amazon, Google et Facebook comptent au
nombre des vingt plus grosses fortunes du monde.

En faisant converger l’écrit, le son et l’image, la révolution numérique a facilité la


vie quotidienne des utilisateurs d’un ordinateur et d’une liaison Internet, mais elle
a accru la puissance des maîtres du réseau. Depuis Johannes Gutenberg, aucune
technologie n’a remplacé l’action collective pour faire advenir et garantir la
démocratie. Cette histoire-là continue, en somme.

Serge Halimi
Directeur du Monde diplomatique. Auteur de l’ouvrage Le Grand
Bond en arrière, Agone, 2012.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014

La longue marche de la crise écologique


Si les manifestations de la crise écologique actuelle (effondrement de la
biodiversité, concentration anormale de certains gaz dans l’atmosphère, etc.)
sont bien connues, ses origines demeurent largement ignorées. Loin d’être
simplement une conséquence de la révolution industrielle et de la société de
consommation, elle résulte de choix précis, qui s’ancrent dans des projets de
domination.

PAR JEAN-BAPTISTE FRESSOZ


Photographies de Christian Lutz, tirées de la série « Tropical Gift », 2010.
En haut : cérémonie funéraire au royaume de Gbaramatu, dans l’Etat du Delta au Nigeria. En bas : dans le bâtiment du
NNPC (Entreprise nationale du pétrole nigérian) à Abuja, Nigeria, en 2010.
© Christian Lutz/Agence VU.

La Terre serait-elle entrée dans l’« anthropocène », une nouvelle époque


géologique, marquée par l’emprise de l’homme sur les grands équilibres
planétaires ? Les chiffres sont probants : par rapport à 1750, du fait des émissions
humaines, l’atmosphère s’est « enrichie » de 150 % de méthane, 63 % de protoxyde
d’azote et 43 % de dioxyde de carbone. La concentration de ce dernier est passée de
280 parties par million (ppm) à la veille de la révolution industrielle à 400 ppm en
2013, soit un niveau inégalé depuis trois millions d’années.

Dans le même temps, la biodiversité a connu un effondrement dont le rythme est


cent à mille fois plus rapide que le rythme biologique normal. La gravité de la
situation est telle que des biologistes parlent de « sixième extinction massive »
depuis l’apparition de la vie sur Terre – la cinquième étant celle des dinosaures.
Enfin, les cycles biogéochimiques de l’eau, de l’azote et du phosphate se sont
fortement altérés. A titre d’exemple, 45 000 barrages de plus de 15 mètres de haut
retiennent actuellement 15 % du flux hydrologique des rivières du globe.

Vers 1870, l’hydraulique fournissait encore 75 % de


l’énergie industrielle aux Etats-Unis.

Les origines de cette nouvelle phase géologique s’ancrent dans des projets de
domination. Le Royaume-Uni et les Etats-Unis – les deux puissances
hégémoniques des XIXe et XXe siècles – sont ainsi à l’origine de 55 % des
émissions de CO2 cumulées en 1900, 65 % en 1950 et toujours 50 % en 1980. Les
guerres ont favorisé le déploiement de technologies énergivores. Marquant une
rupture, la seconde guerre mondiale transforme la logistique du pétrole : pipelines
et capacités de raffinage augmentent brutalement pour répondre aux besoins
militaires.

La guerre froide constitue également un pic dans l’empreinte environnementale des


armées. Par exemple, 15 % du trafic aérien de l’A llemagne de l’Ouest était lié aux
exercices militaires de l’Organisation du traité de l’A tlantique nord (OTAN). Au
total, pendant la guerre froide, entre 10 % et 15 % des émissions des Etats-Unis et
de l’URSS auraient été le fait des militaires.
Le nucléaire civil et ses catastrophes

Pourtant, le recours croissant aux énergies fossiles n’avait rien d’inexorable. Vers
1870, l’hydraulique fournit encore 75 % de l’énergie industrielle aux Etats-Unis, et
92 % du tonnage de la marine marchande britannique est encore à voile. A cette
époque, six millions d’éoliennes activant autant de puits participent au
développement agricole des plaines du Midwest américain. En Californie et en
Floride, du fait de l’ensoleillement et de l’éloignement des gisements de houille,
80 % des habitations étaient équipés de chauffe-eau solaires en 1950. Plus onéreux
que le charbon tout au long du XXe siècle, le pétrole est néanmoins passé de 5 % de
l’énergie mondiale en 1910 à plus de 60 % en 1970. Comment expliquer cette
croissance ?

La motorisation des sociétés


Elle est tout d’abord le fait de l’expansion urbaine et de la motorisation des sociétés
occidentales. Ce processus a été fortement encouragé par les dirigeants américains
conservateurs des années 1920. En sapant la base territoriale de la classe ouvrière,
la périurbanisation leur paraît être alors le meilleur rempart contre le communisme
en même temps qu’elle permet de relancer l’économie. De plus, elle discipline les
travailleurs par l’intermédiaire du crédit à la consommation : dès 1926, la moitié
des ménages américains sont équipés de voitures, mais les deux tiers d’entre elles
ont été acquises à crédit.

Par ailleurs, la « pétrolisation » permet de contourner les mouvements ouvriers, là


où le charbon donnait aux mineurs le pouvoir d’interrompre le flux énergétique. A
partir des années 1880, les grandes grèves minières ont contribué à l’extension du
suffrage universel et à l’adoption des lois d’assurance sociale. Beaucoup plus
intensif en capital qu’en travail, le pétrole est plus facile à surveiller. Son extraction
requiert une grande variété de métiers et des effectifs très fluctuants, ce qui
complique le contrôle ouvrier de la production – tout comme sa fluidité : pipelines
et tankers réduisent les ruptures de charge. Structuré dans un réseau énergétique
international, le capitalisme, dorénavant global, devient moins vulnérable aux
revendications des travailleurs nationaux.
MANUEL SCOLAIRE MALTAIS

En 1986, un manuel de biologie utilisé à Malte soulevait déjà le problème de la transition


énergétique, n’hésitant pas à lier dégâts environnementaux et développement
économique.

Certains prétendent que les voitures ne rouleraient pas si bien avec de l’essence sans
plomb, ou que cela userait les moteurs. Ces affirmations ne sont pas fondées. Il ne serait
ni difficile ni onéreux de trouver des alternatives à l’essence au plomb. Si nous étions
prêts à en payer le prix nécessaire, la plupart des formes de pollution pourraient être
évitées. Eliminer le dioxyde de soufre des gaz dégagés par nos centrales augmenterait les
factures d’électricité de 5 %. L’essence sans plomb coûterait sans doute un peu plus cher
que celle avec plomb. Mais il est nécessaire d’assumer ces coûts supplémentaires si on
veut préserver notre environnement. De plus, quand on compare le montant de ces
mesures écologiques avec celui des ravages environnementaux et sanitaires, le prix à
payer n’est peut-être pas si grand.

D.G. McKean, Biology, John Murray, 1986. Cité dans Pierre Boutan, Bruno Maurer et
Hassan Remaoun (sous la dir. de), La Méditerranée des Méditerranéens à travers leurs
manuels scolaires, L’Harmattan, coll. « Manuels scolaires et sociétés », 2012.

Jean-Baptiste Fressoz
Historien, chargé de recherche au CNRS. Auteur de L’Apocalypse
joyeuse. Une histoire du risque technologique, Seuil, 2012.
Manuel d’histoire critique

L’Ours
Ce livre électronique est la version numérique du Manuel d’histoire
critique édité par le « Monde diplomatique ».

Coordonné par Benoît Bréville et Dominique Vidal

Cartographie : Cécile Marin, avec Dario Ingiusto

Couverture : Boris Séméniako

Conception graphique : Boris Séméniako et Nina Hlacer, avec la participation


de Gersende Hurpy
Rédactrice photo : Lætitia Guillemin

Documentation : Pauline Perrenot

Photogravure : Didier Roy

Correction : Pascal Bedos, Xavier Monthéard et Nicole


Thirion

Édition en ligne : Guillaume Barou, Thibault Henneton


et Mehdi Mouhkliss

Traduction des encadrés : Aurélien Bellucci (mandarin), Benoît Bréville


(anglais, italien), Renaud Lambert (espagnol), Hélène Richard (russe), Dounia
Vercaemst (arabe), Dominique Vidal (allemand).

Cet ouvrage a été composé avec les caractères typographiques Minuscule


(dessinés par Thomas Huot-Marchand), Pluto (dessinés par Hannes von
Döhren) et Trend (dessinés par Daniel Hernández et Paula Nazal Selaive).

Les livres électroniques du Monde diplomatique ont été mis au point à l’aide de
logiciels libres par Philippe Rivière (conception), Guillaume Barou
(graphisme) et Vincent Caron. Les polices de caractères utilisées dans ces
pages sont les Walbaum Sans & Serif de František Štorm.

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