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Danseuses de Java • Promenade à dos d’âne • Groupe d’Annamites (nom utilisé au XIXe siècle pour désigner les
habitants de l’actuel Vietnam central).
Trois images de l’Exposition universelle de 1889 à Paris.
© Musée Nicéphore-Niépce, Ville de Chalon-sur- Saône/adoc-photos ; © Coll. Stavrides/Kharbine-Tapabor ;
© Musée Nicéphore-Niépce, Ville de Chalon-sur-Saône/ adoc-photos.
Visiteurs du parc d’attractions Legoland en Malaisie, 11 juin 2013.
© Ian Teh/Agence VU
Quand il trouve porte close, le libre-échange sait s’imposer par les armes. Adepte d’un
protectionnisme rigoureux, le Paraguay en a fait la (...)
Payés une misère, exposés à des risques permanents d’accident et soumis à des horaires
infernaux, les ouvriers apparaissent comme les premières (...)
Le 25 juillet 1830, le roi Charles X promulgue des ordonnances visant à renforcer son
pouvoir et à limiter les libertés publiques. Mais les Parisiens (...)
La révolution est parfois contagieuse. Dans une ville, une étincelle : les barricades du
peuple qui exige un changement de régime se dressent contre (...)
Depuis le milieu du XIXe siècle, les journaux radicaux se multiplient en France au nez et à
la barbe de l’Etat. Incapable de juguler cette (...)
Si la colonisation débute en Amérique au XVIe siècle, elle connaît son âge d’or au
XIXe siècle. Pour combler les besoins en matières premières suscités (...)
Assassinat de l’archiduc héritier d’Autriche François-Ferdinand et de son épouse par Gavrilo Princip le
28 juin 1914 à Sarajevo. Colorisation numérique • Place du marché dans le quartier turc de Sarajevo.
Photographie de Charles Delius, entre 1918 et 1929, pour la seconde.
© akg-images ; © Delius/Leemage.
« Au sein des unités, les hommes sont soudés par des liens forts, nourris par les difficultés
de leur expérience de guerre » : à l’image de ce manuel (...)
Avec 6 400 militaires tués par jour – le double si l’on ajoute les civils –, la Grande Guerre
a été l’une des plus meurtrières de l’histoire. De la poudre (...)
Dans les discours officiels, la désertion et la désobéissance militaire ont longtemps été
présentées comme des gestes antipatriotiques, rompant avec la (...)
Le traité de Versailles fait, aujourd’hui encore, l’objet d’un traitement très différent suivant
les pays. Tandis que les manuels scolaires allemands (...)
Si le système colonial s’est effondré après la seconde guerre mondiale, les premières
fissures apparaissent dès les années 1920. En Egypte, en Syrie, (...)
Cueillette du jasmin à Grasse (Alpes-Maritimes), 1931 • Forgerons au travail à Mulhouse (Haut-Rhin) dans
l’usine de la Société alsacienne de construction mécanique, 1931-1934 • Construction d’un stator dans l’usine
Alsthom de Saint-Ouen, 1931-1934.
Photographies de François Kollar.
© François Kollar/Bibliothèque Forney/Roger-Viollet.
Travail dans une société de gestion de portefeuilles, dans le secteur bancaire, Paris-la Défense.
Photographies de Raphaël Helle, 2010.
© Raphaël Helle/Signatures.
Jadis force sociale et politique de premier ordre, les ouvriers perdent de leur puissance à
partir des années 1980, quand les pays occidentaux achèvent leur transition vers une
économie de services. Mais les usines ne disparaissent pas : elles s’installent dans les
Etats du Sud, où la main-d’œuvre est moins chère.
Mise au point par l’ingénieur américain Frederick Taylor au tournant du XXe siècle,
l’« organisation scientifique du travail » bouleverse durablement la (...)
En 1967, dans un livre remarqué, le sociologue Henri Mendras évoquait « la fin des
paysans » et l’apparition d’agriculteurs professionnels utilisant les (...)
New Deal pour le peuple américain
L. R. • PAGES 56 ET 57
Pour faire face à la crise de 1929, le président américain Franklin D. Roosevelt met en
place des programmes sociaux, engage l’État dans la relance (...)
Chaque fois qu’un gouvernement semble vouloir porter atteinte à leurs intérêts, les classes
possédantes menacent de partir à l’étranger. A l’image de (...)
La guerre civile, qui s’achève en 1921, laisse derrière elle une Russie dévastée. Afin de
redynamiser l’économie, Lénine lance alors sa Nouvelle (...)
Cinq cent mille morts, des villes rasées, un fascisme conquérant : la guerre civile espagnole
(1936-1939), qui oppose le camp des républicains à (...)
Août 1939, les soviétiques pactisent avec les nazis
D. V. • PAGES 70 ET 71
En 2004, 58 % des Français interrogés par un institut de sondage désignaient les Etats-
Unis comme le pays qui avait le plus contribué à la victoire (...)
Dans le Pacifique, la seconde guerre mondiale débute en 1931, quand le Japon envahit la
Mandchourie, et s’achève en septembre 1945, presque un mois (...)
Quelle France a dominé pendant la seconde guerre mondiale ? Celle des résistants ou
celle des collaborateurs ? La réponse varie suivant la période et (...)
Adolf Hitler n’a pas toujours eu pour projet la « destruction des Juifs d’Europe ». Quand il
parvient au pouvoir en 1933, il cherche plutôt à les (...)
Affrontements entre la police antiémeute et les manifestants sur la place Maïdan à Kiev, en décembre 2013.
Photographies de Maxim Dondyuk.
© Maxim Dondyuk.
La chute du mur de Berlin en 1989 puis l’effondrement de l’URSS mettent fin à la guerre
froide. Mais la rivalité entre l’Est et l’Ouest demeure, tiraillant les anciennes républiques
soviétiques. Notamment l’Ukraine, théâtre de violents affrontements en 2013 et 2014.
S’il est entendu que le traité de Versailles a mis à genoux les pays défaits en 1918, les
conférences concluant la seconde guerre mondiale font (...)
La guerre froide n’avait rien d’inéluctable. Pendant trente ans, les Etats-Unis et l’URSS ont
vécu dans une relative concorde, au point même de se (...)
Sur son site Web, l’Union européenne dresse son autoportrait : ses « racines historiques
remontent à la seconde guerre mondiale. Les Européens (...)
Bien que « froid », l’affrontement entre les Etats-Unis et l’URSS n’en est pas moins un
conflit total : de l’armée aux médias, de l’industrie à la (...)
Réunies sur la place centrale de Harbin, en Mandchourie, pendant la Révolution culturelle, des milliers de
personnes célèbrent Mao Zedong.
Photographie de Li Zhensheng, juin 1968.
© Li Zhensheng/Contact Press Images.
Portrait de Kim Il-Sung à Pyongyang, Corée du Nord, 2007 • Une station du métro de Pyongyang, Corée du Nord,
2007.
Photographies de Tomas van Houtryve.
© Tomas van Houtryve/VII.
Quand Mao Zedong meurt en 1976, dix ans après avoir déclenché la Révolution culturelle,
commence une période de réformes visant à instaurer en Chine une « économie socialiste
de marché » – laquelle se transforme vite en capitalisme sauvage… A quelques centaines
de kilomètres de Pékin, en Corée du Nord, un régime communiste de type stalinien se
maintient toujours par la force.
Divisé en quatre zones en 1945, puis en deux après la construction d’un mur séparant ses
secteurs ouest de son secteur est, et enfin réunifié en (...)
En temps de guerre, les Etats investissent sans compter dans la recherche, dans l’espoir
de mettre au point une technologie susceptible de les (...)
La maîtrise de l’arme atomique par les Etats-Unis en 1945, puis par l’URSS en 1949,
place le monde sous la menace permanente d’un conflit (...)
Tandis que le bloc de l’Ouest affiche une unité presque sans faille pendant toute la guerre
froide, celui de l’Est présente des divisions. Proclamée (...)
Alger, mai 1959 • Bab El-Oued, Alger, avril 1959 • Sans titre.
Photographies de Pierre Bourdieu extraites du projet « Pierre Bourdieu : images d’Algérie. Une affinité élective »,
mené par la Fondation Bourdieu et Camera Austria, qui a donné lieu à un livre (Actes Sud/Sindbad, 2003 pour
l’édition française) et à une exposition itinérante. Pierre Bourdieu enseigne à la faculté des lettres d’Alger
de 1958 à 1961. Durant ces trois années, qui voient naître sa vocation de sociologue, il utilise la photographie
comme support de ses recherches.« Le traditionalisme colonial revêtait, essentiellement, une fonction symbolique :
il jouait le rôle, objectivement, d’un langage de refus. (…) Les renoncements les plus manifestes et aussi les plus
spectaculaires sont peut-être ceux qui concernent des traditions investies d’une valeur essentiellement symbolique,
tel le port du voile ou de la chéchia. (...) Par le port du voile, la femme algérienne crée une situation de non-
réciprocité ; comme un joueur déloyal, elle voit sans être vue, sans se donner à voir. Et c’est toute la société
dominée qui, par le voile, refuse la réciprocité, qui voit, qui regarde, qui pénètre, sans se laisser voir, regarder,
pénétrer. »
© Pierre Bourdieu.
Images extraites de la série « Algérie, clos comme on ferme un livre ? » de Bruno Boudjelal.
D’origine algérienne, Bruno Boudjelal questionne son identité à l’aide de la photographie. En 1993, il
accompagne son père qui a décidé de retourner en Algérie. II y découvre un pays en pleine guerre civile, en proie à
la violence. Ce voyage initiatique sera le début d’une aventure photographique à cheval entre une démarche
autobiographique et une démarche documentaire. Attrapées au vol, ses images résonnent comme une ritournelle.
Bruno Boudjelal évoque l’Algérie et ses complexités. Les couleurs douces-amères, les cadres décentrés, les flous
toujours présents décrivent cette quête essentielle d’une culture en partage.
© Bruno Boudjelal/Agence VU.
En 1962, les accords d’Evian mettaient fin à cent trente-deux ans de domination coloniale
en Algérie. Le nouvel Etat indépendant constituait alors un modèle pour les peuples du
tiers-monde aspirant à un ordre social plus juste. Cinquante ans plus tard, le pays est resté
à l’écart de la bourrasque révolutionnaire qui a balayé le monde arabe. Derrière la paralysie
politique se cache pourtant une société en mouvement.
Sous prétexte qu’elle aurait permis de construire des routes, des écoles et des hôpitaux,
certains exigent des enseignants qu’ils présentent le bilan (...)
Selon une histoire bien connue, l’Etat d’Israël fut créé en 1948 en réponse au génocide
nazi. Pourtant, le projet est largement antérieur à la seconde (...)
Le bourbier indochinois
A. R. • PAGES 118 ET 119
Entre le milieu des années 1950 et la fin des années 1960, la plupart des pays d’Afrique
accèdent à l’indépendance, parfois au terme de sanglantes (...)
La guerre a commencé depuis quatre ans quand Charles de Gaulle est porté au pouvoir par
les réseaux de la mouvance Algérie française. Selon plusieurs (...)
L’écrivain Léopold Sédar Senghor la décrivit comme une gigantesque « levée d’écrou ». En
avril 1955, la conférence de Bandung, qui réunit les représentants (...)
Malgré la décolonisation, l’inégalité des échanges entre pays du Nord et du Sud demeure :
l’absence de structures industrielles, le pillage des matières (...)
Après la seconde guerre mondiale, une grave crise du logement frappe la France, et
nombre d’immigrés sont contraints de trouver refuge dans des bidonvilles – à Nanterre
pour les Algériens, à Champigny pour les Portugais, etc. Depuis quelques années, l’habitat
précaire, que l’on croyait disparu, renaît sous la forme de caravanes, de mobil-homes ou de
baraques de tôle installées en bordure de route ou de voie ferrée.
A mesure que la crise économique obscurcit l’horizon du XXIe siècle, une nostalgie des
« trente glorieuses » s’impose en France : on regrette le temps « béni » du plein-emploi,
des conquêtes sociales, de l’effervescence culturelle et politique. Cette légende dorée
occulte une partie de la réalité. Et fait obstacle à l’invention de projets d’avenir.
Chantage au chômage
B. B. • PAGES 144 ET 145
« Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs en France, ça sera la révolution », prédisait
Georges Pompidou en 1967. Dix ans plus tard, la barre du (...)
Un jeune travailleur est arrêté place des Armes à Santiago alors qu’il participait à la célébration de la Journée
internationale des droits de l’homme, 10 décembre 1985 • Pinochet dans le palais de l’Armée, annonçant sa
candidature pour le référendum organisé pour confirmer son pouvoir, Santiago, Chili, 1988 • Prisonniers politiques
dans le stade national de Santiago, Chili, septembre 1973
Photographie de Juan Carlos Cáceres, Claudio Pérez et Marcelo Montecino.
© Marcelo Montecino/VU distribution ; © Juan Carlos Caceres/VU distribution ; © Claudio Perez/VU distribution.
Intérieur d’une ferme de paysans pauvres dans l’Etat de Miranda, 2010 • En 2004, à Santa Lucia près de
Camunare Rojo, de nombreux paysans sans terre occupent et exploitent des parcelles prises sur de grandes
propriétés latifundiaires. Bénéficiant du soutien du gouvernement Chávez, ils s’opposent alors à des
administrations rétives et aux propriétaires terriens qui organisent parfois des raids de tueurs à gages • Paysannes
engagées dans la création d’une entreprise chocolatière dans l’Etat de Miranda, 2010.
Photographies de Georges Bartoli prises au Venezuela.
© Georges Bartoli/Divergence.
En 1970, le socialiste Salvador Allende devient président du Chili. Le vent d’espoir qui
souffle alors sur l’Amérique latine s’interrompt en 1973, après le coup d’Etat, appuyé par
les Etats-Unis, du général Pinochet. Trente ans plus tard, l’élection d’une vague de
dirigeants de gauche – en Bolivie, au Venezuela, en Equateur ou encore en Argentine –
montre que le continent peut toujours se montrer rebelle.
Le consensus d’après-guerre avait confié à l’Etat le rôle d’arbitre entre les intérêts
opposés des salariés et des entreprises. Les années 1980 évacuent (...)
Au début des années 1980, nombre d’Etats du Sud connaissent une situation analogue à
celle que traversent actuellement la Grèce ou l’Islande : (...)
Prix du pétrole brut,2008 • Comparaison des revenus d’intérêts, 2005 • Taux de pollution de l’air et de l’eau en
Chine, 2007.
Photographies de Mathieu Bernard-Reymond, tirées de la série Monuments. Avec cette série, Mathieu Bernard-
Reymond installe dans des photos de paysage des objets dont la forme reprend celle de graphiques d’économie.
© Mathieu Bernard-Reymond/ Galerie Baudoin Lebon.
Parce qu’elles auraient vécu « au-dessus de leurs moyens », l’Espagne, la Grèce ou encore
l’Irlande se sont vu imposer des plans d’austérité par les institutions financières
internationales. Peu à peu, la dictature du chiffre et de la rentabilité envahit chaque secteur
de la société.
Au début des années 1990, nombre d’observateurs interprétaient la fin de la guerre froide
comme le triomphe définitif du capitalisme et du modèle (...)
Loin d’appartenir au passé, la production industrielle joue toujours un rôle majeur dans
l’économie mondiale. Mais, depuis les années 1980, les usines (...)
La Chine est devenue, en 2010, la deuxième économie mondiale, détrônant le Japon d’une
place qu’il occupait depuis 1968. Peuplé de 1,3 milliard (...)
En 2012-2013, pour la seconde fois en cinquante ans, l’Organisation des Nations unies
(ONU) a adopté un budget en baisse. Officiellement justifiée (...)
Drones, frappes chirurgicales : les nouveaux habits de la
guerre
PIERRE GROSSER • PAGES 172 ET 173
La guerre n’est plus ce qu’elle était : elle opposait autrefois des Etats et tuait surtout des
soldats ; elle se déroule désormais au sein des Etats et (...)
Quand les manuels scolaires évoquent les médias, c’est le plus souvent pour saluer leur
contribution à la liberté d’expression ou s’émerveiller devant (...)
L'équipe
É DITORIAL
Peut-être devrait-on, pour commencer, bannir des programmes d’histoire toutes les
leçons de morale. Ce que chacun peut penser des guerres de religion, du
capitalisme, du communisme, du fascisme, des congés payés ou de la Banque
centrale européenne relève du débat politique, des choix qu’un citoyen est (plus ou
moins) libre de faire. En fonction de ses connaissances, de ses convictions, de ses
intérêts, de ses origines, de ses aliénations. L’historien l’aide à se déterminer les
yeux ouverts. Non parce qu’il va plaquer sur les événements du passé son jugement
a posteriori, tranquillement formé chez lui. Mais parce qu’il sait que la plupart des
constructions de l’histoire ont tranché avec nos sensibilités actuelles. Il ne croit
donc pas à l’existence d’une humanité autrefois peuplée de monstres et qui n’aurait
pris forme civilisée qu’à mesure que ses traits se mirent à ressembler aux nôtres.
Les aventures les plus apocalyptiques ont en effet bénéficié du concours — actif ou
passif — de peuples entiers. Dans ses Mémoires de guerre, Charles de Gaulle décrit
par exemple une Allemagne qui, jusqu’au 8 mai 1945, sert son Führer « de plus
d’effort qu’aucun peuple, jamais, n’en offrit à aucun chef (1) ». Ce pays qui attendait
à l’époque les troupes d’occupation alliées « en silence au milieu de ses ruines », doit-
on encore prétendre que, pendant plus de douze ans, il aurait vécu un phénomène
d’envoûtement collectif ? Et que sa haine du « judéo-bolchevisme » ne constitua
rien d’autre que le délire paranoïaque de quelques cerveaux malades ? A des degrés
divers, la colonisation, le stalinisme, l’apartheid, le maccarthysme, le général
Pinochet, Margaret Thatcher soulèvent les mêmes questions. Ils ont pu compter
eux aussi sur une base sociale éprouvée et sur des combattants dévoués. Comment
l’expliquer simplement ? C’est le propos d’un livre d’histoire : comprendre le passé
plutôt que prêcher aux vivants en excommuniant les morts.
Les grands tyrans et les petits maîtres aiment réécrire le roman national afin de le
voir épouser les plis de leur projet du moment. On veut encourager l’apaisement
consumériste, le compromis modéré, l’ordre tiède, le fédéralisme européen ? On
insistera donc, d’un ton consensuel et froid, sur les désastres qu’auraient provoqués
toutes les grandes révolutions, les déferlements totalitaires, les haines nationalistes.
On s’inquiète au contraire du désenchantement politique, de l’absence de cohésion
nationale, du désamour présumé des jeunes pour leur nation ? On ripolinera alors
avec ferveur les héros d’antan, l’union sacrée, les « missions civilisatrices »
(coloniale, néo-impériale, religieuse...). Opposés en apparence, ces deux types de
récits partagent une même structure mentale conservatrice. L’histoire décaféinée
des fédéralistes, dont le grand marché et la fin des frontières constituent l’acmé, ne
perçoit plus du passé qu’un enchaînement de catastrophes qui devrait avoir
enseigné aux peuples le caractère destructeur des passions politiques. La nostalgie
nationaliste ou religieuse préfère exalter la fraternité des tranchées, mais elle
déteste autant que les modérés les mutineries et les barricades de la lutte sociale,
qu’elle assimile à une dissolution du front intérieur, à une intelligence avec
l’ennemi.
Pourtant, les extraits de manuels scolaires de divers pays publiés dans cet ouvrage
le rappellent : il n’y a pas d’histoire universelle susceptible d’être récitée par tous les
habitants de la Terre faisant une ronde autour du monde. Si nul ne discute de la
date du martyre de Hiroshima ou du pacte germano-soviétique, c’est ensuite que
tout commence. Au moment où Harry Truman fit larguer la bombe, pensait-il
uniquement terroriser les Japonais, alors que pour lui cette guerre était déjà
gagnée ? Et Joseph Staline, signa-t-il son pacte avec l’A llemagne pour s’emparer
d’une moitié de la Pologne ou pour rendre la monnaie de leur pièce aux Français et
aux Britanniques qui, moins d’un an plus tôt à Munich, avaient offert la
Tchécoslovaquie à Hitler ? Une chose est presque certaine en tout cas : aucun de ces
dirigeants n’arrêta son choix à partir de considérations morales très raffinées. Du
genre de celles qui viennent spontanément à l’esprit de leurs juges exquis
d’aujourd’hui.
Il est devenu habituel d’imputer à Lénine et à Staline les millions de victimes des
réquisitions agricoles des années 1920 et 1930. On rappelle moins souvent que ce
furent le libre-échange et le marché, pas la collectivisation des terres, qui
provoquèrent le décès d’un million et demi d’Irlandais entre 1846 et 1849. Sait-on
aussi que Churchill porte une lourde responsabilité dans la mort de 3 millions de
Bengalis en 1943, à qui il avait précédemment reproché de « se multiplier comme
des lapins » ? Il préféra en effet convoyer les réserves alimentaires vers les troupes
britanniques, déjà largement pourvues, plutôt que vers les populations faméliques.
La famine qui décima ces « indigènes » ne le troubla pas : le gouverneur
britannique avait assuré Londres qu’elle « ne représent[ait] pas une menace sérieuse
pour la paix et la tranquillité du Bengale, puisque ses victimes sont entièrement
passives (2) ». L’oubli progressif de ces faits permet de mesurer qui a gagné la
bataille des idées.
Serge Halimi
Directeur du Monde diplomatique. Auteur de l’ouvrage Le Grand
Bond en arrière, Agone, 2012.
(2) Cité par Joseph Lelyveld, « Did Churchill let them starve ? », The New York Review of Books,
23 décembre 2010.
IDÉE REÇUE
A partir de ce noyau, la pensée libérale varie selon les pays (les libéralismes anglo-
saxons diffèrent des français ou des germaniques) ou selon les choix politiques
(garantie d’un ordre social hiérarchisé ou recherche progressiste d’une plus grande
participation des citoyens). Se distinguent également un libéralisme politique, qui
promeut la réalisation d’Etats nationaux avec une Constitution et des libertés
publiques, et un libéralisme économique fondé sur le libre jeu de la concurrence –
la « loi naturelle » du marché devant assurer, à terme, l’épanouissement de tous.
« Du pain à bon marché, de meilleurs salaires, voilà le but pour lequel les libre-
échangistes ont dépensé des millions… », annonçait Karl Marx lors d’une conférence
en janvier 1848. Selon le théoricien du communisme, le libre-échange a surtout
pour but la « liberté du capital », qui aggrave la lutte économique et accélère la
révolution sociale. « En ce sens, messieurs, je vote en faveur du libre-échange »,
ironisait-il.
Assimiler XIXe siècle et libéralisme revient ainsi à masquer les conflits et les
contradictions, mais aussi les logiques socioculturelles, les moments et les projets
politiques qui ont constamment maintenu d’autres possibles ouverts.
Quentin Deluermoz
Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université
Paris-XIII. Auteur de Policiers dans la ville. La construction d’un
ordre public à Paris, 1854-1914, publication de la Sorbonne,
2012
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
Alors que les économies anciennes semblaient figées – les crises agricoles et
démographiques venant régulièrement annuler les progrès antérieurs –, le
XIXe siècle inaugure le temps de la croissance économique, c’est-à-dire d’une
accumulation des richesses produites. C’est cette croissance inédite que Friedrich
Engels a nommée « révolution industrielle ». Il désignait ainsi la mutation rapide
d’économies agricoles en économies industrielles. Les industries naissantes
deviennent le moteur de la croissance. La production annuelle de fonte, par
exemple, a, entre 1800 et 1870, été multipliée par 19 en France et par 31 en
Angleterre !
Du charbon au pétrole
Le terme de révolution industrielle, aujourd’hui contesté, reste en usage
principalement pour distinguer les deux grandes vagues d’innovations du
XIXe siècle. La première débute outre-Manche dès la fin du XVIIIe siècle. Elle
concerne principalement la métallurgie et le textile, et l’usage croissant (mais non
exclusif, ni même toujours principal) du charbon comme source d’énergie pour
produire de la vapeur.
Puis une seconde révolution industrielle prend le relais de la croissance à partir des
années 1890 grâce à l’émergence de nouvelles industries (automobile, chimie...), de
nouvelles énergies (électricité, pétrole), et à l’affirmation de nouvelles puissances
industrielles, en particulier de l’A llemagne et des Etats-Unis (un pays qui devient,
dès 1900, la première économie mondiale au regard de son produit intérieur brut),
mais aussi, hors du monde occidental, du Japon.
Déclin asiatique
MANUELS SCOLAIRES
Dans chaque pays, quatre ou cinq banques dirigent les entreprises les plus importantes,
dont elles favorisent l’expansion. (…) La concentration des entreprises va de pair avec
celle des capitaux. Les sociétés par actions en sont l’instrument le plus efficace. Grâce à
la diffusion dans le public des valeurs mobilières, les grandes firmes industrielles ont les
moyens d’acquérir et de renouveler fréquemment un puissant outillage, de constituer des
stocks de matières premières, de créer une organisation commerciale, d’éliminer du
marché les concurrents les moins solides. Un petit nombre d’hommes d’affaires se
retrouvent dans les conseils d’administration des grandes banques et des sociétés
anonymes.
Jean Defrasne et Michel Laran, Histoire 1ère. Le Monde de 1848 à 1919, Hachette,
1962.
Cédric Perrin
Professeur d’histoire-géographie au lycée Grandmont de Tours,
chercheur à l’université d’Évry. auteur de l’ouvrage Les chemins de
l’industrialisation en Espagne et en France. Les PME et le
développement des territoires (XVIII-XXI siècles),Peter Lang, 2011
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
A la fin du XIXe siècle, la plupart des Etats d’A mérique latine dépendent presque
entièrement du Royaume-Uni, la première puissance mondiale : ils se consacrent à
la production des matières premières dont Londres a besoin et offrent aux
industriels britanniques de nouveaux marchés pour écouler leurs marchandises.
Reposant sur l’idéologie dominante du libre-échange – selon laquelle chaque pays
doit renforcer ses « avantages comparatifs » –, un tel mode d’insertion dans
l’économie-monde présente de nombreux problèmes : il entrave l’industrialisation
des pays du Sud, concentre la richesse dans ceux du Nord et favorise les
comportements parasitaires des oligarchies nationales. Bref, il condamne les pays
de la périphérie au sous-développement.
Dans ce montage, le Paraguay fait figure d’exception.
Lorsqu’il prend le pouvoir, en 1814, le dirigeant paraguayen José Gaspar
Rodríguez de Francia met en place un régime autoritaire. Pas dans l’optique
d’opprimer la population, mais pour écraser l’oligarchie : s’appuyant sur la
paysannerie, il exproprie les grands propriétaires. Alors que la plupart des pays
comptent sur l’essor d’une bourgeoisie nationale pour piloter la création de
richesses, Francia jette les bases d’un Etat fort et dirigiste. Veillant à se prémunir
des flux internationaux de marchandises qui pourraient fragiliser sa propre
production, le Paraguay instaure ainsi un protectionnisme rigoureux.
Après la mort de Francia, en 1840, ses successeurs (Carlos Antonio López puis son
fils Francisco Solano López) poursuivent sa politique. Vingt ans plus tard, les
résultats sont considérables. La persécution des grandes fortunes a conduit à leur
disparition : la redistribution des richesses atteint de tels niveaux que de nombreux
voyageurs étrangers rapportent que le pays ne connaît ni la mendicité, ni la faim,
ni les conflits. La terre a été répartie sur des bases qui rappellent les projets les plus
avancés de réforme agraire du XXe siècle.
Population décimée
Londres voit d’un mauvais œil cette expérience unique de développement
économique autonome d’un pays de la périphérie : Asunción échappe au libre-
échange ! Très rapidement, la Couronne intervient dans un conflit frontalier entre
le Brésil et le Paraguay et parraine la signature du traité grâce auquel l’A rgentine,
le Brésil et l’Uruguay unissent leurs forces pour terrasser leur voisin : le traité de la
Triple Alliance, qui donnera son nom au conflit qui éclate en 1865. Les trois alliés
bénéficient du soutien financier de la Banque de Londres, de la Baring Brothers et
de la banque Rothschild.
Cinq ans plus tard, le Paraguay est défait. Il a perdu 60 % de sa population et neuf
hommes sur dix sont morts. Ceux que les combats n’ont pas fauchés ont succombé
à la faim (toutes les forces productives ayant été accaparées par la guerre). A
mesure que les soldats tombent, on enrôle les enfants, auxquels on fait porter de
fausses barbes et qu’on équipe de morceaux de bois peints de façon à ressembler à
des fusils lorsque les armes manquent. Au bout de quelques années, certains
Paraguayens n’ont plus d’uniforme. Ils combattent nus.
Gravure représentant des soldats brésiliens dans les tranchées pendant la guerre de la Triple Alliance.
© Corbis.
MANUELS SCOLAIRES DES AMÉRIQUES
ÉTATS-UNIS : Dangereusement divisés, les Etats-Unis ont subi une défaite humiliante
pendant la guerre [anglo-américaine] de 1812. Mais de là est né un sens nouveau de
l’unité et de l’intérêt national. Président du pays pendant cette « ère des bons
sentiments », James Monroe proclama, dans la doctrine Monroe de 1823, que
l’Amérique du Nord et du Sud était désormais fermée aux interventions européennes. Les
fondements d’une économie à l’échelle continentale étaient lancés (…). La doctrine
Monroe aurait été mieux nommée doctrine d’autodéfense. Le président se souciait
essentiellement de la sécurité de son propre pays.
NICARAGUA : Dans les années 1890 renaît la doctrine Monroe et, avec elle, l’idée que
Dieu a donné au peuple américain un pouvoir spécial pour réaliser une mission
civilisatrice. Cette doctrine fut utilisée par les Etats-Unis pour montrer au monde que
l’Amérique latine faisait partie de ce qu’ils appelaient eux-mêmes leur sphère d’influence.
David Kennedy, Lizabeth Cohen et Thomas Bailey, The American Pageant, Cengage
Advantage Books, 2010 ; Elsa Morales Cordero (sous la dir. de), Historia 8. América de
la prehistoria a la actualitad, Editorial Santilla, 2012.
Renaud Lambert
Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
BÊTISIER
« Certains propriétaires d’esclaves se montrèrent indéniablement cruels. Les exemples
d’esclaves battus à mort n’étaient pas communs, mais ils n’étaient pas exceptionnels
non plus », concède un manuel scolaire américain (United States History for Christian
Schools, 2001). Et de conclure : « La majorité des propriétaires traitaient bien leurs
esclaves. » Ainsi, il n’existerait pas d’autre alternative qu’être « battu à mort » ou « bien
traité »…
François Jarrige
Maître de conférence en histoire de contemporaine à l’université
de Bourgogne. Auteur de Technocritiques. Du refus des machines à
la contestation des technosciences, La Découverte, 2014.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
Parler au pluriel des révolutions de 1830, c’est à la fois sortir du seul cadre
hexagonal et réfléchir aux multiples rebondissements nés d’une séquence
révolutionnaire qui touche l’Europe, pour l’essentiel, de 1830 à 1832. Il y aurait
beaucoup à dire sur l’effacement qui a conduit à ne retenir que des fragments isolés
d’une trame transnationale : les Trois Glorieuses parisiennes (27, 28, 29 juillet
1830), l’indépendance de la Belgique, le soulèvement polonais contre la domination
russe et la « grande émigration » qui s’ensuit.
Efforçons-nous de reconstituer les mécanismes qui ont rendu possible une telle
« contagion » révolutionnaire en Europe, inédite depuis les années 1790. Dans
l’Europe figée par le congrès de Vienne et la Sainte-Alliance des rois, des ferments
de contestation libérale et nationale se manifestent dès les années 1820. En 1820-
1821, des révolutions vite réprimées éclatent en Espagne, au Piémont et à Naples,
et érigent en modèle la Constitution de Cadix de 1812. En France et dans une
moindre mesure en Belgique, une opposition libérale s’exprime dans un espace
public élargi, par des pétitions, mais aussi des banquets, sérénades, charivaris et
enterrements protestataires. Les libertés publiques figurent au cœur des
aspirations exprimées. Une politisation souterraine, croisant élites et classes
populaires des villes, commence à se manifester. Ailleurs, ce sont plutôt des sociétés
secrètes (dans les Etats italiens, en Pologne, en Grèce) ou des fraternités
étudiantes (Burschenschaften dans les Etats allemands) qui rêvent d’émancipation
patriotique.
« Les Trois Glorieuses », lithographie de Léon Cogniel, vers 1830.
Le soulèvement de la bourgeoisie et de la classe ouvrière contre les Bourbons.
© akg-images.
De la Pologne à l’Italie
Dans le même temps, l’Europe continentale voit se multiplier les troubles sociaux
(notamment contre les machines et la mécanisation du travail, de l’A ngleterre à la
Rhénanie et à la Suisse) et les mouvements insurrectionnels de nature politique,
constitutionnelle et patriotique. Un soulèvement populaire, devenu révolution,
touche la Belgique en août et septembre 1830. En Pologne, une conjuration
militaire débouche sur des émeutes contre la domination russe en novembre 830.
Certains Etats de l’Italie centrale connaissent d’importants soulèvements libéraux.
Des mouvements constitutionnels touchent une partie des Etats allemands, ainsi
que la Suisse. Une nouvelle « Europe des peuples » est imaginée par certains,
fondée sur l’idée de souveraineté. Mais, dès 1831-1832, un reflux conservateur ou
contre-révolutionnaire ne tarde pas à geler cette dynamique…
Emmanuel Fureix
Maître de conférence en histoire de contemporaine à l’université
Paris-Est. Auteur de l’ouvrage Le siècle des possibles (1814-
1914), Presses universitaires de France, 2014
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
Si les situations varient, les Européens vivent partout, à des rythmes divers, des
bouleversements économiques et sociaux inédits. L’industrialisation et
l’urbanisation modifient en profondeur les sociétés. En France, par exemple, la
population urbaine augmente de moitié entre 1811 et 1852, passant de 4,2 millions
à 6,4 millions d’habitants. A cela s’ajoutent des revendications nationales
d’émancipation ou d’unification, portées surtout par des intellectuels engagés,
comme Giuseppe Mazzini, ou par des libéraux qui souhaitent arriver au pouvoir et
imposer leurs vues.
Radicalisations sanglantes
Partout ou presque, le pouvoir cède dans un premier temps, accordant des réformes
constitutionnelles et des mesures libérales (élection du Parlement de Francfort,
levée de la censure de Berlin à Vienne, libération des paysans du servage féodal) ou
préférant la fuite. Les insurrections jalonnent donc toute l’année. Des émeutes
éclatent en mars à Budapest, à Prague, à Vienne, à Berlin, à Milan, donnant
provisoirement le pouvoir aux représentants du peuple, et surtout aux nouvelles
élites bourgeoises. Les aspirations populaires déçues aboutissent dans les capitales
à des radicalisations sanglantes. En juin 1848 à Paris, de part et d’autre des
barricades, des défenseurs de la révolution s’affrontent, car ils n’ont pas la même
conception de la république. Pour les uns, elle représente une forme de
gouvernement et de représentation politique achevée par la mise en œuvre du
suffrage universel réservé aux hommes ; pour les autres, elle signifie une
transformation profonde de la société par le droit au travail notamment.
On a souvent dit que trois pays avaient échappé au « printemps des peuples » : le
Royaume-Uni, la Russie et la Belgique. Cette idée mérite d’être remise en cause.
En Belgique, la révolution se déroule certes en 1830, mais cela n’empêche pas des
incidents (souvent oubliés) à Virton, sur la frontière, en 1848. Le Royaume-Uni
connaît, le 10 avril, la dernière grande manifestation chartiste, qui rassemble plus
de 10 000 personnes. La Russie n’échappe pas non plus à l’effervescence
européenne : sur ses marges, en Moldavie et en Valachie, les peuples se soulèvent.
C’est l’armée et parfois une force étrangère qui assurent la répression et replacent
souvent les souverains sur leurs trônes. Les troupes russes prêtent ainsi assistance
aux soldats autrichiens en mai 1849 pour écraser la révolution hongroise ; les
Français par le siège de Rome signent la fin de la république romaine, permettant
la restauration du pouvoir pontifical en 1850. L’échec final des mouvements
révolutionnaires à partir de 1849 doit beaucoup à ce qui fut interprété comme un
signe : la propagation d’une épidémie de choléra qui, de la Russie à l’Ouest
européen, accompagne la victoire des forces contre-révolutionnaires.
Document
C’est dans un contexte de forte agitation politique en Europe qu’Alexis de Tocqueville rédige, dans les années 1830,
De la démocratie en Amérique. Il y dévoile ce qu’il considère comme le meilleur antidote contre la révolution : le
commerce.
Je ne sache rien d’ailleurs de plus opposé aux mœurs révolutionnaires que les mœurs commerciales. Le commerce
est naturellement ennemi de toutes les passions violentes. Il aime les tempéraments, se plaît dans les compromis,
fuit avec grand soin la colère. Il est patient, souple, insinuant, et il n’a recours aux moyens extrêmes que quand la
plus absolue nécessité l’y oblige. Le commerce rend les hommes indépendants les uns des autres ; il leur donne
une haute idée de leur valeur ; il les porte à vouloir faire leurs propres affaires, et leur apprend à y réussir ; il les
dispose donc à la liberté, mais il les éloigne des révolutions.
Sylvie Aprile
Professeur d’histoire de contemporaine à l’université Lille-III.
Coauteure de La liberté guidant les peuples. Les révolutions de
1830 en Europe, Champ vallon, 2013
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
Document
Grâce à la Commune, « le Paris ouvrier sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle »,
écrivait Karl Marx. Loin de ce jugement, l’écrasante majorité des écrivains et des historiens ont réagi avec horreur
aux événements de mars 1871. Florilège.
Ernest Lavisse, dans un manuel d’histoire de 1895 : « La Commune incendia plusieurs des monuments (…) ; elle
fusilla l’archevêque de Paris (…). De toutes les insurrections dont l’histoire ait gardé le souvenir, la plus criminelle
fut certainement celle du mois de mars 1871. »
Victor Hugo (9 avril 1871) : « Cette Commune est aussi idiote que l’Assemblée est féroce. Des deux côtés,
folies. »
George Sand (22 avril 1871) : la Commune est « le résultat d’un excès de civilisation matérielle jetant son écume
à la surface un jour où la chaudière manquait de surveillant. La démocratie n’est ni plus haut ni plus bas après
cette crise de vomissements (…). Ce sont les saturnales de la folie ».
Emile Zola (3 juin 1871) : « Le bain de sang qu’il [le peuple de Paris] vient de prendre était peut-être d’une
horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres. Vous le verrez maintenant grandir en sagesse et en
splendeur.
Ernest Lavisse, cité dans Les Manuels scolaires, miroirs de la nation, L’Harmattan, 2007 ; Carnets intimes de
Victor Hugo 1870- 1871, Gallimard ; « Lettre de George Sand à Alexandre Dumas fils, 22 avril 1871 », citée
dans Paul Lidsky, Les Ecrivains contre la Commune, La Découverte, 2010 ; Emile Zola, Le Sémaphore de
Marseille, 3 juin 1871 ; Anatole France, cité dans Paul Lidsky, op. cit.
Eric Fournier
Maître de conférence en histoire de contemporaine à l’université
Paris-I. Auteur de La commune n’est pas morte. Les usages du
passé de 1871 à nos jours, Libertalia, 2013.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
Rosa Luxemburg
Discours au congrès de l’Internationale socialiste à Stuttgart, en août 1907.
© akg-images.
Socialisme de guerre
Après 1905 et la première révolution russe, qui entraîne une importante vague de
grèves en Allemagne, le fossé s’approfondit. La droite du parti s’oppose aux
mouvements radicaux et entend composer avec l’ordre impérial, tandis que la
gauche souhaite au contraire faire de l’agitation antimilitariste et de la propagande
pour obtenir l’instauration d’une république en Allemagne. Au centre, Kautsky et
d’autres maintiennent une perspective de rupture avec le système tout en
s’accommodant de fait de certaines réalités. On a pu évoquer un « attentisme
révolutionnaire » qui mise sur la fin du capitalisme… sans réellement la préparer.
De leur côté, les syndicats prônent une plus grande indépendance, qu’ils
parviennent à imposer au congrès de Mannheim en 1906, signe du poids des
« réformistes ».
Jean-Numa Ducange
Maître de conférence en histoire de contemporaine à l’université
de Rouen. Auteur de La révolution française et la social
démocratie. Transmission et usages politiques de l’histoire en
Allemagne et en Autriche, 1889-1934, Presse universitaires de
Rennes, 2012.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
llustration de Gallicelo.
Affiche pour les romans-feuilletons de Gaston Leroux paraissant dans Le Matin, vers 1905. © Coll. Dixmier/ Kharbine-
Tapabor.
Henry Bérenger, futur sénateur, écrit en 1897 dans une grande enquête sur la
presse publiée par la Revue bleue : « Nos législateurs ont prévu la liberté de la presse
à l’égard du juge et du gendarme, mais ils n’ont pas prévu l’esclavage de la presse à
l’égard des brasseurs d’affaires et des ploutocrates. » En effet, certains patrons de
presse n’hésitent pas à utiliser leurs journaux à des fins personnelles, à monnayer
leur influence, voire à devenir de véritables maîtres chanteurs, comme l’homme
d’affaires Maurice Bunau-Varilla, qui rachète Le Matin en 1897 et aura pour
devise : « Mon fauteuil vaut trois trônes. »
« Les Noces du Puff et de la Réclame », caricature de Grandville sur l’abondance de la publicité dans la presse, 1868.
Caricature de Grandville sur l’abondance de la publicité dans la presse, 1868. Le « puff » désigne à l’époque le
« canard » ou crieur de nouvelles. © Selva/Leemage.
Dominique Pinsolle
Enseignant-chercheur en histoire à l’université Bordeaux-III.
I. Industrialisation, colonisation et entrée des masses en politique
(1830-1900) • Manuel d’histoire critique, 2014
Les guerres de conquête menées par les Européens ont provoqué des résistances.
Pour y faire face, les colons ont mis en œuvre des politiques de « pacification » –
vocable colonial classique pour désigner une violence expéditive. Soucieux de
démontrer leur force, ils généralisent le principe de punition collective et procèdent
à des massacres de masse. En Namibie, en 1904, les Hereros sont exterminés sur
ordre de l’armée allemande. En Côte d’Ivoire, au début du XXe siècle, le gouverneur
Gabriel Angoulvant opte pour la « manière forte » : internement, amendes de
guerre, déportation d’insurgés, etc.
En Inde par exemple, la forêt dense de la région de Coorg (Kodagu) est anéantie
pour laisser place aux plantations de café britanniques. Le régime pénal de
l’indigénat, qui se résume à un ensemble de mesures répressives, permet d’encadrer
les autochtones par le droit et acte la différenciation juridique. Une fiscalité
particulière les maintient enfin dans la précarité, soulevant parfois des résistances.
En 1930, Mohandas Karamchand Gandhi appelle ainsi à une marche de
protestation contre l’impôt sur le sel.
Pour autant, les sociétés coloniales ne sont pas réductibles au clivage entre colons et
colonisés ; elles ne fonctionnent pas seulement comme des mondes cloisonnés, régis
par la seule règle de la domination. Les interactions sont permanentes et
déterminent des reconstructions identitaires mutuelles. Les cafés, les bordels, les
espaces sportifs, le théâtre, le cinéma ou les concerts sont aussi les lieux d’une
sociabilité commune, sous tension, racialisée certes, oscillant entre miroir et
repoussoir, mais empreinte parfois d’inévitables connivences. Espaces de violence
et de ségrégation, les sociétés coloniales sont aussi des « mondes de contact ».
A un pays de haute civilisation comme la France, les colonies sont indispensables (…)
1. Situées sous des climats très différents du nôtre, les colonies nous fournissent des
produits inconnus chez nous (…). 2. Tout pays industriel a besoin de débouchés pour ses
produits fabriqués : or, comme la plupart des Etats européens ou américains frappent de
droits élevés les marchandises françaises pour protéger les leurs, il nous faut des
marchés où nous soyons les maîtres : ce sont nos colonies. 3. Ces colonies offrent à nos
compatriotes les plus entreprenants des terres privilégiées à exploiter : ils peuvent, sous
la protection des lois françaises, y faire fructifier leurs capitaux dans les cultures et les
mines, ou y trouver eux-mêmes un travail rémunérateur. 4. Le souci de ces intérêts
matériels a ses conséquences morales et patriotiques : pour que l’exploitation des
colonies soit avantageuse, il faut qu’elle se fasse dans la paix et par l’association avec les
indigènes. Et en effet la paix française a mis fin, dans d’immenses régions, aux horreurs
de la guerre et de l’esclavage ; elle a permis aux indigènes de se multiplier et d’arriver à
une existence infiniment plus heureuse qu’au temps de leur barbarie.
Laurence De Cock
Maître de conférence en histoire de contemporaine à l’université
de Bordeaux-Montaigne. Auteur de l’ouvrage « Le Matin »(1884-
1944). Une presse d’argent et de chantage, presse universitaires
de Rennes, 2012.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
Dans la plupart des manuels d’histoire, l’union sacrée qui aurait entouré la Grande
Guerre est donnée comme une évidence, et ce à deux niveaux. Au sommet de l’Etat,
elle est identifiée à l’appel que lance le président de la République, Raymond
Poincaré, le 4 août 1914, dans le but de réaliser l’unité nationale. On en trouverait
l’incarnation concrète dans la présence, ce même jour, de Maurice Barrès, chef de
la Ligue des patriotes, aux obsèques de Jean Jaurès, ou dans la composition du
Comité du Secours national, où siègent côte à côte le secrétaire général de la
Conféderation générale de travail Léon Jouhaux et des représentants de la Section
française de l’Internationale ouvrière (SFIO), de l’A ction française ou de
l’archevêché de Paris.
Tirailleurs sénégalais à Saint-Ulrich (Haut-Rhin).
Autochrome.
© Paul Castelnau/Docpix.
Cette union se serait par ailleurs prolongée dans le temps et jusque dans les
tranchées, prenant cette fois la forme particulière d’un brassage, sinon d’une
osmose, entre les classes sociales. Physiquement rassemblés dans la défense de la
patrie, des hommes que leurs origines sociales et leurs conditions de vie civiles
rendaient étrangers les uns aux autres se seraient à la fois découverts, reconnus et
appréciés sous le feu. En témoignerait la devise toujours rappelée de l’Union
nationale des combattants (UNC), la plus importante des associations d’anciens
combattants d’après-guerre : « Unis comme au front ».
Certes, le brassage des hommes a bien eu lieu. En raison des pertes énormes
de 1914 et du printemps 1915, l’armée a dû suspendre le caractère localement
homogène du recrutement régimentaire. Dès lors, des hommes issus de régions
éloignées, parlant des patois inconnus les uns des autres, se sont effectivement
côtoyés et découverts. En revanche, les rencontres entre personnes de groupes
sociaux différents furent beaucoup plus rares – l’accès au statut d’officier est très
lié à l’appartenance aux classes supérieures – et surtout bien plus superficielles que
ne le laisse entendre la devise de l’UNC.
Le premier met en scène l’historien Jules Isaac, coauteur du célèbre manuel Malet
et Isaac, lorsqu’il avoue, dans une lettre à sa femme Laure, s’être surpris à bavarder
avec un nouveau sergent « disciple de Maurras et ami de l’A ction française, médaillé
du Sacré Cœur, bien loin, bien loin de moi ! », mais avec lequel il reconnaît partager
« tout de même certaines préoccupations communes ».
Le radical Emile Combes, farouche partisan de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, au côté de sœur Julie.
Photographie anonyme de 1916.
© Coll. Kharbine-Tapabor.
Dans les tranchées, nombreux sont ces membres de la bourgeoisie lettrée qui
découvrent qu’ils ont plus de choses à partager avec leurs semblables sociaux,
quand bien même ils auraient été ennemis politiques dans le civil, qu’avec les
hommes avec lesquels ils se retrouvent condamnés à vivre, quand ils ne les
commandent pas. Sans doute l’union sacrée est-elle, bien plus qu’une fraternité
entre classes sociales, la reconnaissance d’une appartenance à la même « espèce »
sociale, selon le terme qu’ils utilisent pour qualifier les individus dont ils
recherchent, d’autant plus fortement que la guerre se prolonge, la compagnie.
Nicolas Mariot
Historien, directeur de recherche au CNRS. Auteur de Tous unis
dans les tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le
peuple, Seuil, 2013.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014
Pourtant ces rivalités entre Etats n’expliquent pas tout, car le déclenchement de la
guerre répond aussi à des logiques sociales internes à chaque nation. Aux yeux des
classes dirigeantes notamment – aristocratiques et terriennes dans les empires
centraux, bourgeoises et industrielles, commerciales ou financières en France et au
Royaume-Uni –, l’idéologie impérialiste et le nationalisme sont des ciments
permettant de ressouder une unité sociale fissurée par les progrès de la démocratie
et du socialisme.
Cimetières en macédoine
Les manuels scolaires ont renoncé, tant en France qu’en Allemagne, au ton vengeur
et belliqueux des années 1920, attribuant à « l’autre camp » toutes les
responsabilités du déclenchement de la guerre. Mais ils continuent à observer cette
guerre « mondiale » avec des lunettes d’Europe de l’Ouest. Dans les immenses
cimetières français du front d’Orient, à Bitola (Macédoine) ou Salonique (Grèce),
près de la moitié des tombes sont pourtant celles de combattants africains ou
indochinois des troupes coloniales, tombés pour le contrôle des Balkans…
MANUELS SCOLAIRES
Qui est responsable de la guerre ? Dans les années 1920, la France et l’Allemagne se
rejettent la faute, et chacune impose sa position officielle dans les manuels scolaires.
Albert Malet et Jules Isaac, Histoire de France et notions d’histoire générale de 1852 à
1920, manuel de 3e année du brevet élémentaire, Hachette, 1922 ; Hans Marte,
Deutsches Werden. Geschichtsunterricht für die höheren Unterrichtsanstalten, C.C.
Buchners Verlag, 1929. Cités dans Stéphanie Krapoth, « Visions comparées des manuels
scolaires en France et en Allemagne », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n
° 93, 2004.
Jean-Arnault Dérens
Rédacteur en chef du site Le Courrier des Balkans. Dernier
ouvrage paru (avec Laurent Geslin) : Voyage au pays des Gorani
(Balkans, début du XXIe siècle), Cartouche, Paris, 2010.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014
Sur celui-ci, les conditions de combat sont les suivantes. Dans 90 % des cas, on se
tue de loin, sans se voir. Aucune innovation ici : la puissance du feu d’infanterie et
des mitrailleuses est parfaitement identifiée dès la guerre civile américaine (1861-
1865). Bien que souvent inférieurs en nombre dans les batailles, les sudistes
infligent alors des revers importants aux Yankees en bloquant leurs attaques
massives par un système de tranchées, comme c’est le cas à Cold Harbor, où l’assaut
des troupes de l’Union est brisé en quelques minutes de feu intense.
Le bilan humain de la guerre
Fabrication d’obus dans une usine française d’armement pendant la Grande Guerre.
Colorisation numérique.
© Rue des Archives/Tallandier.
Toutes ces mutations sont connues des experts avant la Grande Guerre. La
littérature militaire des années 1904-1914 est parsemée d’interrogations sur le taux
de pertes du futur conflit. Les fortes densités de soldats lors des batailles à
découvert de l’année 1914, résultant de la montée en puissance des armées de
masse de la fin du XIXe siècle, expliquent les terribles pertes subies par tous les
camps. Le million et demi de soldats allemands qui pénètre en Belgique, début
août 1914, constitue ainsi la plus grande armée d’invasion de l’histoire. Si, par la
suite, la période des tranchées – où l’on redécouvre des procédés de combat du
XVIIe siècle – se révèle moins meurtrière que la guerre ouverte des premiers mois,
elle n’en reconfigure pas moins en profondeur l’expérience combattante. Elle s’avère
en effet plus traumatisante pour les troupes de la première ligne de feu, tétanisées
par l’angoisse permanente des obus ennemis, ses coups de main, ses attaques
majeures – et l’emploi éventuel des gaz.
En 1917, le ministre britannique des affaires étrangères promet la création d’un foyer
national juif en Palestine (c’est la « déclaration Balfour »). Un manuel palestinien de 2005
donne sa vision de l’événement.
Cette déclaration est considérée comme l’un des documents internationaux les plus
étranges : elle accordait une terre que son auteur ne possédait pas (la Palestine) à un
mouvement qui ne la méritait pas (le mouvement sioniste), aux dépens d’un peuple arabe
palestinien qui en était propriétaire et qui la méritait. Cela conduisit à la confiscation par
la force d’une nation et au déplacement d’un peuple entier, phénomène sans précédent
dans l’histoire.
François Cochet
Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine-
Metz. Auteur de La Grande Guerre. Fin d’un monde, début d’un
siècle, Perrin, 2014
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014
Dans ces conditions, jusqu’en 1917, il existe avant tout des refus de guerre
individuels et cachés, relevant davantage de stratégies d’évitement que d’une révolte
ouverte alors inenvisageable. Dans toutes les armées, des mutilations volontaires
ont lieu : se tirer une balle dans la paume, par exemple, pour espérer échapper aux
tranchées. Autre stratégie, légale celle-là : la recherche d’un « filon », c’est-à-dire
d’un poste moins exposé (chauffeur d’un général…). Refuser, c’est aussi déserter :
on voit ainsi des combattants rester en arrière quand leur unité monte au front, ou
demeurer chez eux quelques jours de plus à l’issue d’une permission. Il existe enfin
des désobéissances collectives : en mai 1916, à Verdun, le 154e régiment français
refuse de sortir de la tranchée pour partir au combat.
Culture de la protestation
L’année 1917 ouvre de nouvelles possibilités. Le poids des pertes comme le contexte
politique et militaire changeant font naître des espoirs de fin que les plus décidés
ou les plus militants des soldats tentent de concrétiser par l’action collective. On le
voit évidemment en Russie, où la désobéissance des troupes, constituant des
comités (soviets), est l’une des composantes majeures du cycle révolutionnaire.
Mais aussi en France et en Italie, qui connaissent au printemps et à l’été 1917
d’amples mouvements de mutinerie – plus violents dans ce dernier pays, où les
chefs militaires font régner une discipline impitoyable, plus construits en France,
où des cultures politiques de la protestation permettent aux mutins de revendiquer
la fin de la guerre. Partout, la répression est sévère.
D’autres armées, comme celles des Ottomans ou des Habsbourg, connaissent
également des désertions massives en 1917-1918, alimentées par le séparatisme des
nationalités (Tchèques, Slovaques, Polonais dans l’armée austro-hongroise, par
exemple). Dans tous les cas, les refus des soldats reflètent une conflictualité sociale
plus large, faisant écho aux grèves ouvrières, elles-mêmes davantage teintées de
pacifisme. Cette dynamique mêlant mouvement social et désobéissance militaire
caractérise la révolution allemande qui met fin au régime du Kaiser, le
9 novembre 1918, deux jours avant l’armistice.
Document
En 1907, ruinés par des ventes catastrophiques, les vignerons du Languedoc se révoltent. Malgré les ordres de
Georges Clemenceau, les soldats du 17e régiment d’infanterie de Narbonne refusent de tirer et fraternisent avec les
manifestants. Cette chanson populaire (Gloire au 17e) leur est dédiée.
André Loez
Professeur d’histoire en classes préparatoires au lycées Victor-
Hugo et Molière de Paris, Chargé de cours à Science Po Paris.
Auteur de 14-18. Le refus de la guerre. Une histoire de mutins,
Gallimard, 2010.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014
Cette crainte-là finit par l’emporter à la suite des troubles qui secouent l’armée et
de l’exigence du soviet de Petrograd, l’une des instances du nouveau pouvoir, d’une
« paix sans annexions ni réparations ». Plus encore : une opposition bolchevique,
animée par Lénine, réclame dès le 4 avril « tout le pouvoir aux soviets, une paix
immédiate ».
Comme la corde soutient le pendu
Désireux de réchauffer l’ardeur belliqueuse des Russes, les Alliés envoient deux
délégations à Petrograd – l’une pour traiter des nouvelles relations à établir entre
les gouvernements, l’autre pour nouer des rapports entre les partis socialistes.
Toutefois, peu à peu emportés par le spectacle d’une révolution réussie, les
émissaires se convertissent à l’idéal des soviets. Partis en avocats honteux, inquiets
des intérêts de leurs gouvernements, ils reviennent de Russie comme les chantres
glorieux de la révolution… Serait-elle contagieuse ?
Dès lors, l’état-major russe décide d’abattre Kerenski : c’est le putsch du général
Lavr Kornilov. Les missions alliées à Petrograd pressent leurs gouvernements de
liquider les bolcheviks et d’instaurer un régime militaire en Russie. Le
commandant britannique Oliver Locker-Lampson met au service de Kornilov ses
véhicules blindés et ses soldats. Mais le coup d’Etat échoue, les bolcheviks ayant
décidé de soutenir Kerenski – « comme la corde soutient le pendu » (Lénine).
Les Alliés y voient surtout la disparition d’un second front. Ils optent alors pour
une intervention dans le Grand Nord russe, tant pour empêcher les Allemands et
les Finlandais de tirer avantage du traité de Brest-Litovsk que pour combattre les
« rouges ». Constatant que les « blancs » se renforcent très vite et qu’en Sibérie les
soldats tchèques se rallient à eux, ils décident de les soutenir.
Mais l’issue favorable tarde. Après leur succès sur la Marne durant l’été 1918,
Georges Clemenceau et Winston Churchill définissent donc les nouveaux objectifs
de l’intervention alliée. Ce n’est plus l’« ami des Allemands » qu’ils combattent,
mais l’« ennemi social ». Le bolchevisme « menace par son Armée rouge, qu’il rêve
de porter à l’effectif de 1 million d’hommes ». Il veut « étendre sur toute la Russie, et le
reste de l’Europe ensuite, le régime de ces soviets (…). Les Alliés doivent provoquer la
chute des soviets », écrit Clemenceau en 1918.
Affiche, par Alexander Rodchenko, du documentaire « Ciné œil – La vie à l’improviste » de Dziga Vertov, 1924.
© Rue des Archives/BCA.
Les interventions militaires ne sont vraiment utiles aux « blancs » qu’au bord de la
mer Baltique, leur permettant de menacer Petrograd – ailleurs, c’est l’aide
financière et matérielle qui compte. Elles ont pour résultat essentiel, dans la
mesure où les « rouges » obtiennent finalement la victoire par eux-mêmes, de faire
des bolcheviks les « défenseurs de la terre russe ». Ils ne peuvent plus passer pour
des ennemis de la nation. Voilà ce que Lénine, en 1920, retient avant tout.
Marc Ferro
Historien, directeur d’études émérite à l’École des Hautes études
en sciences sociales (EHESS). Auteur de la vérité sur la tragédie
des Romanov, Tallandier, 2013.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014
Un antigermanisme virulent
Ce traité est généralement présenté comme un ensemble de dispositions
accablantes pour l’A llemagne, principal vaincu de la Grande Guerre. Il est vrai que
ce texte annihile sa puissance militaire, l’ampute d’un septième de son territoire,
érode sa souveraineté à l’intérieur même des nouvelles frontières (en imposant la
démilitarisation de la Rhénanie) et la désigne comme le seul fauteur de guerre. Il a,
de surcroît, été mis au point sans discussion aucune avec le vaincu. Cette « paix
dictée » aurait favorisé la montée du nazisme, en fournissant le terrain idéal à sa
propagande nationaliste, en condamnant le pays au marasme économique et en
affaiblissant le régime républicain, à peine installé et déjà contraint d’endosser des
mesures humiliantes.
Le président démocrate américain Woodrow Wilson traverse l’A tlantique, porté par
un idéal chrétien de paix universelle, mais aussi pour s’assurer que le nouvel ordre
international ne risque pas de reproduire la domination européenne d’avant 1914.
Cette ambiguïté (la paix et la volonté de puissance) préside à la naissance de la
Société des nations (SDN), exigée par Wilson et à laquelle les premiers articles du
traité sont consacrés. Très marqué par la révolution hongroise de 1918-1919, qui
donne naissance à l’éphémère République des conseils, Wilson doute que les pays
d’Europe orientale puissent constituer un rempart efficace contre le bolchevisme.
C’est pourquoi il lui importe de permettre à l’A llemagne – toute jeune démocratie –
de se relever.
BÊTISIER
En décembre 2004, le New York Times soulignait la tendance des livres scolaires
chinois à faire correspondre l’histoire avec les discours officiels*. Strictement contrôlés
par l’Etat, les manuels proposés aux lycéens affirment ainsi que la Chine est un « pays
pacifique » qui n’a mené que des « guerres défensives », oubliant l’intervention militaire
au Tibet en 1950 ou la guerre sino-vietnamienne de février-mars 1979 qui a vu
l’empire du Milieu envahir le nord du Vietnam prosoviétique.
*Howard W. French, « China’s textbooks twist and omit history », The New York Times,
6 décembre 2004.
Samuel Dumoulin
Professeur d’histoire-géographie au collège Rousseau d’Avion.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014
Jusque-là, les querelles et violences localisées étaient le plus souvent dues à des
problèmes de distribution de ressources rares (eau, terre…) en zone rurale, ou à une
concurrence commerciale et économique en zone urbaine. Des élites de plusieurs de
ces communautés contribuaient par ailleurs à la gestion des deux empires. Ainsi
des Grecs, des Bosniaques ou des Arméniens participaient-ils à l’administration de
l’Empire ottoman ; et des Hongrois ou des Croates, à celle de l’Empire austro-
hongrois.
Démantèlements
Face à la montée des nationalismes ethniques ou religieux, la réaction de
Constantinople est double. D’un côté, les sultans jouent de la solidarité
panislamique face aux entreprises coloniales européennes ; de l’autre, les officiers
jeunes-turcs mobilisent autour du touranisme, c’est-à-dire la croyance en la
supériorité de la « race » turque sur toutes les autres composantes de l’empire,
élément qui deviendra le cœur de leur idéologie.
Aussi n’est-il pas étonnant que la fin de la première guerre mondiale entraîne dans
l’Est méditerranéen des massacres et des déplacements forcés de populations (entre
Arméniens et Turcs, Kurdes et Arméniens, Kurdes et Turcs, Bulgares orthodoxes
et Turcs…) au cours desquels des millions de personnes périssent ou voient leur vie
ruinée.
Lors du génocide arménien, des déportées regroupées avec leurs enfants, septembre
1915.
Les Russes ont pris les Arméniens pour des pigeons. Pensant qu’ils allaient gagner leur
indépendance, ces derniers ont attaqué leurs innocents voisins turcs. Les « comités »
arméniens ont massacré des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants
turcs, compliquant la guerre contre les Russes. L’Empire ottoman décida donc en 1915
de transférer les Arméniens [enrôlés dans l’armée ottomane] des champs de bataille vers
la Syrie. C’était la bonne décision. Pendant leur migration, certains Arméniens sont morts,
à cause des conditions climatiques et de l’insécurité… La nation turque ne peut être
tenue pour responsable de ce qui est arrivé pendant la migration des Arméniens. Des
milliers d’entre eux sont arrivés en Syrie et y ont vécu sous la protection de l’Etat turc.
Maral N. Attallah, Choosing Silence : The United States, Turkey and the Armenian
Genocide, Master of Science Thesis, Sociology Humboldt State University, 2007.
Georges Corm
Ancien ministre libanais des finances, auteur de La Question
religieuse au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2006, du Proche-
Orient éclaté, 1956-2006, Gallimard, coll. « Folio », Paris, 2006,
et de Orient-Occident, la fracture imaginaire, La Découverte, Paris,
2005.
II. Du conflit mondial aux espérances internationales (1914-1920)
• Manuel d’histoire critique, 2014
A la lecture d’une carte du globe de début août 1914, aucun doute ne subsiste : en
dehors de l’A mérique du Sud, l’essentiel du monde se divise entre une poignée de
grandes puissances dominantes et une multitude de colonies ou de territoires sous
tutelle, pour la plupart sous la coupe du Royaume-Uni et de la France, mais aussi de
l’A llemagne ou du Japon. Ces colonies abritent la majorité de l’humanité, et cet
ordre semble inébranlable.
Trente ans plus tard, lors de la conférence de Bandung (1955), acte de naissance
du non-alignement (lire p. 126), Sukarno déclarera à propos de la réunion de
Bruxelles : « Là, nombre d’honorables délégués présents se rencontrèrent pour donner
un nouvel élan à leur lutte pour l’indépendance. Mais la réunion se tenait à des milliers
de kilomètres de chez eux, parmi un peuple étranger, dans un pays étranger, sur un
continent étranger. Elle se tenait là par obligation et non par choix. Aujourd’hui, le
contraste est grand. Nos nations et nos pays ne sont plus des colonies. Nous sommes à
présent libres, souverains et indépendants. Nous sommes de nouveau maîtres chez
nous. Nous n’avons plus besoin d’aller sur d’autres continents pour nous réunir. »
Sous mandat français depuis 1920, la Syrie est, quelques années plus tard, le théâtre
d’une révolte contre les mauvais traitements infligés par la puissance coloniale. Source de
fierté nationale, ce soulèvement occupe une large place dans ce livre scolaire édité en
2008 par Damas.
La révolte fut conduite par Sultan Pacha Al-Atrach, en juillet 1925, à partir de la
montagne des Druzes. Les révolutionnaires remportèrent de grandes victoires aux
batailles de Kafr, Suwayda, Mazraa et Musayifra. La révolte gagna Damas et son oasis, où
les révolutionnaires s’engagèrent dans les batailles de Jobar, Maliha et Zour. Ils
attaquèrent le palais Azem, siège du haut-commissaire français, qui s’enfuit à Beyrouth
après avoir donné l’ordre de bombarder Damas à l’artillerie lourde. Le bombardement de
Damas provoqua une vague de protestation mondiale et conduisit la France à remplacer
son haut-commissaire, le général Sarrail, par un civil, M. de Jouvenel. (…) C’est ainsi que
la révolte gagna la Syrie et certaines régions libanaises. Des centaines de
révolutionnaires y moururent en héros, assurant ainsi l’unité de la lutte contre la
colonisation. Cette révolte fut une révolte populaire et avait pour mot d’ordre
« L’indépendance se prend et ne se donne pas » ; elle montra aux Français que leur
présence était impossible.
Alain Gresh
Journaliste au Monde diplomatique. Auteur de De quoi la Palestine
est-elle le nom ?, Les liens qui libèrent, 2010.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique,
2014
IDÉE REÇUE
A Wall Street, le 29 octobre 1929, 16 millions d’actions sont bradées sur le marché.
Dans les jours qui suivent, la Bourse s’effondre, les épargnants sont ruinés. En trois
ans, le taux de chômage aux Etats-Unis passe de 3 % à 24 %, la production
industrielle fond de moitié. La crise ne tarde pas à toucher le reste du monde : le
Royaume-Uni, la France, l’A utriche, le Japon, l’A rgentine, le Brésil, etc. En
Allemagne, dont l’économie est particulièrement dépendante des investissements et
des prêts américains, les effets sont ravageurs. Ils auraient, selon une analyse
répandue, provoqué l’arrivée d’A dolf Hitler au pouvoir en janvier 1933.
« La grande mélancolie allemande », dessin inspiré par une célèbre gravure de Dürer.
Couverture du 15 septembre 1930 de la revue satirique allemande Simplicissimus. © source :
www.simplicissimus.info/DR.
Cette lecture ne permet pas de comprendre le rôle essentiel joué par les puissances
d’argent dans la crise politique interne qui a permis l’ascension du nazisme. En
juin 1928, le social-démocrate Hermann Müller prend la tête d’une coalition
parlementaire fragile et devient chancelier. Mis en minorité sur sa proposition de
garantie d’une allocation-chômage, il démissionne en mars 1930. Pour le remplacer,
le président de la république de Weimar, le maréchal Paul von Hindenburg, appelle
un député du Centre catholique, Heinrich Brüning.
Le chef de l’Etat n’était nullement contraint de se plier à leurs demandes. Alors que
l’économie se redressait et que l’électorat du Parti national-socialiste se réduisait,
Hindenburg pouvait accepter la proposition de Kurt von Schleicher (le chancelier
de l’époque) de dissoudre le Parlement et d’organiser dans les deux mois,
conformément à la Constitution de Weimar, de nouvelles élections législatives.
Au lendemain de l’accession de Hitler à la chancellerie, Gustav Krupp lui exprime
son soutien au nom de la Confédération de l’industrie qu’il préside. Les industriels,
indique-t-il, ne peuvent que « coopérer » avec un gouvernement qui prend à cœur le
« bien-être du peuple allemand ».
Lionel Richard
Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement 2013
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique,
2014
Premiere chaîne de montage de voitures à l’usine Henry Ford de Highland Park, Michigan, en 1913.
Colorisation numérique.
© Costa/Leemage.
Ainsi, dans le prolongement des expériences de Taylor, Henry Ford instaura dans
ses usines d’automobiles des chaînes de montage, avec une mesure des temps, des
mouvements et des gestes visant à définir une cadence uniforme. Néanmoins,
dès 1919, le nom de « taylorisme » s’impose en Allemagne, en Italie, en France, au
Royaume-Uni, comme le terme générique désignant l’ensemble des moyens
susceptibles de favoriser la productivité dans les industries.
Lionel Richard
Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement
2013.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique,
2014
Surproduction agricole
Cette évolution n’est pas propre à la France, ni même à l’Europe. En Allemagne,
l’agriculture n’occupe plus en 1925 que 14 millions de personnes, au lieu de 16 en
1882 ; l’industrie et le commerce y absorbent 36 millions d’actifs, au lieu de 10.
Aux Etats-Unis, entre 1900 et 1930, plus de 4 millions de paysans émigrent vers
les villes. La production agricole américaine baisse de 22 %, et ce qu’elle rapporte
en moyenne à un agriculteur diminue de 28 %. Un ouvrier d’usine gagne plus du
double d’un ouvrier agricole.
A partir de 1929, la crise économique vient accentuer, d’un continent à l’autre,
l’exode rural. Dans les pays industrialisés, la baisse du pouvoir d’achat des salariés
restreint la consommation de produits agricoles, qui se trouvent alors en
surproduction. D’où une chute du prix des denrées pouvant aller jusqu’aux deux
tiers. A la fin de 1930, le prix du blé est plus bas qu’il n’a jamais été depuis quatre
siècles. Dans ces conditions, beaucoup d’agriculteurs travaillent à perte. Il devient
préférable pour eux d’abandonner leurs fermes et de trouver un travail dans les
usines.
La majorité des habitants de la planète demeure cependant occupée dans
l’agriculture. L’Europe n’échappe pas à ce constat. Certains de ses Etats (la
Pologne, la Roumanie, la Yougoslavie) restent essentiellement ruraux. A cause de la
crise, ces pays se trouvent dans l’incapacité d’exporter leurs excédents de blé. C’est
pourquoi, en août 1930, à l’occasion de la conférence agricole internationale de
Varsovie, ils décident de former un « bloc agraire ». Ensemble, ils proposent un
aménagement du protectionnisme, notamment mis en place par les Américains et
les Britanniques pour freiner l’importation de produits agricoles. Ils préconisent
aussi une entente sur un barème de vente des céréales à l’échelle mondiale et la
fondation d’un établissement bancaire, le Crédit agricole international. Mais les
gouvernements européens, enfermés dans un esprit de concurrence, ne parviennent
pas à s’entendre sur ce genre de mesures.
Avec les difficultés des échanges commerciaux, les années 1930 précipitent le
déclin général de la ruralité. La migration des populations rurales vers les villes,
amorcée à la fin du XIXe siècle dans les pays qui s’industrialisaient, est favorisée
par une moindre demande de main-d’œuvre liée à la mécanisation de l’agriculture,
à l’arrivée des tracteurs et autres moissonneuses-batteuses.
Lionel Richard
Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement
2013.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique,
2014
Une récession intervient cependant en avril 1937. A la fin de 1936, les industriels
ont augmenté la production pour stocker leurs marchandises en prévision d’une
hausse du pouvoir d’achat des consommateurs en 1937, grâce aux subventions de
l’État fédéral. Mais l’annonce d’un programme d’austérité les pousse à freiner la
production et à se débarrasser de leurs stocks en les bradant. Cette fois, les
chômeurs représentent près de 20 % de la population active. La sidérurgie ne
fonctionne plus qu’à 19 % de ses capacités. L’industrie automobile est
particulièrement frappée. Un dernier programme de travaux publics résorbe
légèrement le chômage, mais en 1939 il touche encore 17 % de la population active.
Populiste au verbe haut, le gouverneur de Louisiane Huey Long a été l’un des grands
contempteurs du New Deal : il lui reprochait son manque d’audace.
Plusieurs personnalités de haut rang ont déploré que le New Deal n’aille pas assez loin
dans son soutien aux pauvres. (…) Parmi elles, Huey Long. C’était une personnalité
remarquable. Il devint gouverneur de la Louisiane en 1928 et sénateur en 1932. Ses
méthodes de conquête du pouvoir sortaient de l’ordinaire et parfois du cadre de la loi
(l’intimidation et la corruption en faisaient partie). Mais, une fois qu’il avait le pouvoir, il
l’utilisait pour aider les pauvres. Il a taxé sans relâche les grandes entreprises de
Louisiane, puis a utilisé cet argent pour construire des routes, des écoles et des hôpitaux.
Il a embauché des Noirs aux mêmes conditions que des Blancs ; il s’est opposé au Ku Klux
Klan. Il a initialement soutenu le New Deal ; mais, en 1934, il lui a reproché d’être trop
compliqué et de ne pas aller assez loin. Il a alors présenté un programme nommé
« Partageons notre richesse », visant à limiter les fortunes personnelles à 3 millions de
dollars et les revenus annuels à 1 million de dollars. (…) Long était un personnage
agressif et énergique qui comptait nombre d’amis et d’ennemis. Roosevelt le considérait
comme l’un des deux hommes les plus dangereux des États-Unis, jusqu’à ce qu’il soit
assassiné en 1935.
Ben Walsh (sous la dir. de), Modern World History, John Murray Publishers, 2004.
Lionel Richard
Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement
2013.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique,
2014
Quand la guerre éclate en 1914, l’Italie est alliée, depuis la fin du XIXe siècle, à
l’A llemagne et à l’A utriche-Hongrie. Cependant, son gouvernement choisit de rester
neutre. Les « interventionnistes », peu nombreux, qui veulent se battre aux côtés
de la Triple-Entente (France, Royaume-Uni et Russie), trouvent alors un porte-
parole : Benito Mussolini, qui dirige l’organe du Parti socialiste, Avanti ! Cette
prise de position lui vaut d’être exclu de son parti. Mais, le 14 novembre 1914,
financé par la France, il fonde un autre journal, Il Popolo d’Italia. Il y appelle, le
1er janvier 1915, à lancer « la révolution contre la monarchie inerte » grâce au
soutien des Fasci autonomi d’azione rivoluzionaria, les Faisceaux autonomes (ou
milices) d’action révolutionnaire.
Le 23 mai 1915, retournement de l’Italie. Mussolini et ses Fasci n’y sont pas pour
grand-chose. Un accord est intervenu entre le gouvernement italien et la Triple-
Entente pour que, en cas de victoire, l’Italie bénéficie d’avantages territoriaux.
Bilan de la guerre : le déficit de l’Etat a été multiplié par huit, quand, de leur côté,
les industriels ont vu leurs profits augumenter de plus de 20 %. Les Italiens doivent
subir à la fois l’inflation et le chômage. Dans les usines du Nord, on compte
200 000 grévistes. Autant dans le Sud, sur les exploitations agricoles. Des révoltes
éclatent, les magasins sont pillés. Au lieu de laisser agir l’Etat, les industriels et les
propriétaires fonciers en appellent aux escouades fascistes, sous prétexte de
« menace bolchevique ». Les Faisceaux italiens de combat, instaurés par Mussolini
le 23 mars 1919 pour remplacer les Faisceaux d’action révolutionnaire, attaquent
les syndicats et les Bourses du travail.
Pour Mussolini, l’heure de montrer sa force est arrivée. Le 28 octobre 1922, c’est la
marche sur Rome de ses Chemises noires. Redoutant une guerre civile, le roi
Victor-Emmanuel III refuse de signer le décret qui permettrait à l’armée de
réprimer le coup de force. Le 30 octobre 1922, il se résigne à demander à Mussolini
de constituer le nouveau gouvernement.
Une fois que le Parlement lui a accordé les pleins pouvoirs, Mussolini, promu guide
(duce) de la nation italienne, s’attaque aux institutions démocratiques. Contrôle de
la presse, instauration d’une police secrète, emprisonnements, assassinats... Le
pouvoir économique des classes possédantes est renforcé. Les impôts et taxes sur
les biens vendus ou hérités, sur les profits des capitalisations financières et sur les
articles de luxe sont supprimés. Les participations de l’Etat dans des entreprises
sont transférées à des sociétés privées.
Quoique sévèrement réprimée, l’opposition au régime fasciste n’en a pas moins été active.
Ainsi, comme le montre ce manuel italien publié en 2008, les communistes n’ont cessé,
vingt ans durant, de défier le Duce.
Pour qui voulait s’opposer activement au fascisme, il n’existait que deux possibilités : l’exil
à l’étranger ou l’agitation clandestine en Italie. Ceux qui employèrent, depuis le début,
cette dernière forme de lutte furent surtout (mais pas exclusivement) des communistes –
les seuls à être préparés à l’activité clandestine, par la structure de leur organisation ou
du fait d’avoir été victimes de la répression systématique des autorités. Pendant vingt
ans, le Parti communiste italien (PCI) a réussi à maintenir sur pied et à alimenter, de
l’intérieur comme de l’étranger, un réseau clandestin, à diffuser des brochures et des
journaux de propagande, à placer ses hommes dans les syndicats et les organisations de
jeunesse fascistes. Tout cela nonobstant des résultats immédiats modestes et les
immenses risques que couraient ces militants : plus des trois quarts des
4 500 condamnés par le tribunal spécial et des 10 000 personnes assignées à résidence
entre 1926 et 1943 furent en effet des communistes.
Lionel Richard
Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement
2013.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique,
2014
Cette décision révolte les « ligueurs », qui, le 6 février 1934 (jour de l’investiture de
Daladier), tentent d’envahir l’A ssemblée nationale. Les affrontements avec les
forces de l’ordre font 15 morts, dont 14 civils et un policier. Bien que la Chambre
lui accorde sa confiance, Daladier renonce à ses fonctions et Gaston Doumergue
forme un nouveau gouvernement.
Lionel Richard
Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement
2013.
III. L’entre-deux-guerres (1920-1939) • Manuel d’histoire critique,
2014
L’Union des républiques socialistes soviétiques a à peine dix ans quand débute son
premier plan quinquennal, le 1er octobre 1928, un an avant les premières
bourrasques de la crise économique mondiale. Ce plan a pour objectif
l’industrialisation rapide du pays, et son financement par la production agricole.
Or nombre de ces koulaks refusent de vendre leurs céréales à l’Etat, préférant les
stocker pour spéculer. Ils procèdent aussi à un abattage du bétail pour leur propre
compte. En janvier 1928, un décret de réquisition de leurs récoltes est promulgué,
auquel ils s’opposent. Mais le profit tiré de ces réquisitions est trop faible pour
permettre d’importer les machines indispensables à l’industrialisation.
Joseph Staline juge alors impossible de s’attaquer à eux avec plus de vigueur. Le
risque est, en effet, de voir l’URSS tomber dans une crise alimentaire. Aussi
choisit-il de lancer des entreprises agricoles collectives : fermes nationalisées (les
sovkhozes) ou regroupées en coopératives (les kolkhozes). L’exploitation des terres
sera placée sous l’autorité de l’Etat.
Pour les contraindre à entrer dans les kolkhozes, les paysans subissent diverses
pressions. Au 1er janvier 1929, ils sont 1,7 % à franchir le pas ; en juin 3,9 %, en
octobre 7,6 %. Tout un système répressif est mis en place pour enrayer les
résistances avec la plus extrême brutalité. En juillet-août 1929, les koulaks, terme
qui finit par désigner tous ceux qui s’opposent à un embrigadement, réagissent
violemment.
Malgré ces difficultés, les kolkhozes et les sovkhozes fournissent en 1929 une
récolte de céréales qui équivaut à celle des koulaks en 1927. Au vu de cette
situation, Staline, le 27 décembre 1929, annonce dans un discours qu’il convient de
procéder à une « liquidation des koulaks en tant que classe », c’est-à-dire leur
expropriation.
« Camarade, adhère à notre kolkhoze ! », affiche soviétique des années 1930.
© Chim/Magnum Photos.
Si elle n’est pas passée sous silence, la famine qui toucha l’Ukraine dans les années 1930
et fit plusieurs millions de morts n’est évoquée qu’au détour d’une phrase dans ce manuel
russe de 2006. Les rédacteurs préfèrent insister sur les efforts consentis par l’URSS pour
industrialiser ce pays.
En décembre 1922, la République socialiste soviétique d’Ukraine est l’une des
fondatrices de l’Union soviétique. Dans les années précédant la guerre, l’Ukraine est
devenue l’une des régions industrielles les plus développées. Grâce aux efforts de
l’ensemble de l’Union soviétique, sur son territoire furent construits des géants de
l’industrie, sans équivalent dans l’Union soviétique ni dans les autres pays d’Europe et du
monde. En 1940, la production industrielle de l’Ukraine soviétique était de 7,3 fois
supérieure au niveau de 1913. (…) Comme toutes les autres républiques soviétiques,
l’Ukraine a connu la tragique famine et les répressions des années 1930. En 1941-
1942, après de durs combats, elle fut occupée par les troupes allemandes, qui
instaurèrent un régime d’occupation ; son territoire fut démembré.
Aleksandr Tchoubarian (sous la dir. de), Otetchestvennaïa istoria XX - natchala XXI veka
(« Histoire nationale. XXe - début du XXIe siècle »), classe de 11e, Prosvechtchenie,
2006.
Lionel Richard
Auteur d’Avant l’apocalypse. Berlin, 1919-1933, Autrement
2013.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique,
2014
IDÉE REÇUE
Au fil des victoires idéologiques de la droite, deux idées reçues se sont enracinées.
La première postule l’existence d’une complicité historique entre « les deux
totalitarismes du XXe siècle », fasciste et communiste (lire p. 82). D’elle découle le
sentiment (erroné) que l’armée américaine, pas soviétique, le débarquement en
Normandie, pas les batailles du front de l’Est, auraient joué un rôle décisif dans
l’écrasement du IIIe Reich. Hollywood a amplifié cette illusion : Sergueï Eisenstein
eût-il vécu à l’époque de Steven Spielberg, avec un public comparable, les images et
les perceptions auraient sans doute été transformées.
Captain America
Captain America, personnage de comics créé en 1940 par Jack Kirby et Joe Simon pour exalter le patriotisme de la
jeunesse américaine.
© source : Marvel/DR.
L’autre idée reçue décrète qu’un lien d’airain existerait entre les « démocraties
occidentales » et le combat universel pour la liberté. C’est en raison de ce mythe
historique que chaque crime de masse commis sur la planète suscite l’interrogation
rituelle des grands médias et des puissants esprits : « Mais que fait l’Occident ? »
En vérité, il fait ce qu’il a toujours fait : il défend ses intérêts au moment précis où
ceux-ci sont directement mis en cause.
C’est en 1973, pas du temps de Mathusalem, que les Etats-Unis appuyèrent le coup
d’Etat militaire d’A ugusto Pinochet au Chili contre un gouvernement d’unité
populaire ; en 1977 que le président James Carter déclara son « amitié
personnelle » pour le chah d’Iran qui, selon lui, bénéficiait « de l’admiration et de
l’amour de son peuple » ; en 2010 que le directeur général du Fonds monétaire
international, Dominique Strauss-Kahn fit du régime du dictateur tunisien Ben
Ali un « bon exemple à suivre » pour les pays de la région ; en 2013 que le
secrétaire d’Etat américain John Kerry estima qu’en dépit de leur massacre d’un
millier de manifestants islamistes les généraux égyptiens avaient « indiqué » qu’ils
entendaient « rétablir la démocratie » dans leur pays.
Manifestation, le 10 septembre 2013, à Santiago du Chili en mémoire des victimes de la dictature, à l’occasion du
40e anniversaire du coup d’Etat du général Pinochet.
Le 3 septembre 1939, l’urgence s’est-elle enfin précisée à Washington, dès lors que
la France et le Royaume-Uni viennent enfin de mettre un terme à leur politique
d’apaisement envers Berlin ? Eh bien toujours pas. S’adressant à ses compatriotes,
le président Franklin D. Roosevelt leur annonce qu’il « souhaite et prévoit que les
Etats-Unis se tiendront à l’écart de cette guerre ».
Le 5 février 2003, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, le secrétaire d’Etat américain Colin Powell défend la
nécessité d’une intervention militaire en Irak. Il présente alors des preuves falsifiées visant à démontrer que Bagdad
possède des « armes de destruction massive ».
© Mark Garten/UN Photo.
Quelques jours plus tard, Charles Lindbergh prend à son tour la parole dans un
grand discours radiodiffusé. Héros national, premier homme à avoir franchi
l’A tlantique en avion, sans escale et en solitaire, Lindbergh a reçu, l’année
précédente à Berlin, une décoration allemande des mains du chef nazi Hermann
Göring. Sa plaidoirie isolationniste (« L’A mérique d’abord ») suscite un
engouement immédiat aux Etats-Unis. Des millions de télégrammes, lettres, cartes
déferlent sur les élus américains tentés de voler au secours du peuple anglais.
Amer, Winston Churchill observera plus tard que, jusqu’en avril 1940, les
responsables américains étaient « tellement sûrs que les Alliés l’emporteraient qu’ils
ne jugeaient pas qu’une aide serait nécessaire. Là, ils sont tellement certains que nous
allons perdre qu’ils ne la jugent pas possible ». Une fraction de la droite américaine
réserve son énergie au combat contre le New Deal. Une autre, inspirée par les mots
de Lindbergh, « préfère cent fois être alliée avec l’A ngleterre ou même avec
l’A llemagne, malgré tous ses défauts, qu’avec la cruauté, l’athéisme et la barbarie de
l’Union soviétique ». Le futur président Harry Truman a fait son choix lui aussi :
« Si nous voyons que l’A llemagne gagne, nous devons aider la Russie ; mais si c’est
la Russie qui gagne, nous devons aider l’A llemagne, afin qu’ils s’entre-tuent au
maximum. »
En définitive, c’est l’A llemagne qui, par solidarité avec son allié nippon, décidera, le
11 décembre 1941, de déclarer la guerre aux Etats-Unis, dont la flotte vient d’être
détruite, le 7, à Pearl Harbor. A l’époque, l’armée nazie se bat depuis près de six
mois aux portes de Moscou…
Serge Halimi
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique,
2014
Des habitants de Guernica participent en 1977 à une cérémonie de commémoration des bombardements d’avril 1937
devant une réplique du tableau de Pablo Picasso, revenu à Madrid en 1981, après la restauration de la démocratie.
Photographie de Leonard Freed.
© Leonard Freed/ Magnum Photos.
En une semaine, l’Espagne compte deux zones de même superficie, celle des
républicains regroupant notamment les régions les plus riches – la Catalogne,
l’A rag on et une grande partie de la Castille – et de grandes villes : Madrid,
Barcelone, Málaga, Santander et Valence. Les effectifs aussi sont égaux, avec un
demi-million de combattants de chaque côté, mais les franquistes bénéficient d’un
renfort considérable en hommes et en armement de la part de l’Italie fasciste et de
l’A llemagne nazie. Cette dernière place notamment au service des putschistes son
aviation, dont les bombardements sèment la terreur, symbolisée par le massacre de
Guernica le 26 avril 1937.
La république, elle, ne peut compter que sur l’aide, réduite, de l’Union soviétique,
dont les services secrets combattent autant les anarchistes et les trotskistes que les
franquistes. La France du Front populaire, sous la pression du Royaume-Uni,
prône la « non-intervention », violée par Rome et Berlin. Scandalisés par cette
hypocrisie, quelque 35 000 militants de gauche de tous les pays viennent combattre
aux côtés des républicains au sein des Brigades internationales – 10 000 y perdront
la vie. Mais ce sacrifice ne suffira pas : les offensives successives des fascistes leur
permettent d’occuper progressivement toute l’Espagne.
Ces trois extraits de manuels scolaires espagnols – publiés en 1972 (trois ans avant la
mort de Franco), en 1978 et en 2010 – montrent comment l’analyse des causes de la
guerre civile évolue selon les régimes politiques.
1972 : Ce fut la République elle-même qui provoqua la guerre en ignorant, dès le premier
instant, les convictions du peuple espagnol : elle s’en est pris à l’Eglise, en harassant ses
représentants de façon inédite ; elle a brisé la convivialité citoyenne, mettant ainsi en
danger l’existence même de l’Espagne.
1978 : L’impossibilité d’établir les bases d’une cohabitation entre les droites et les
gauches a placé sur une trajectoire de collision l’égoïsme des classes dominantes et
l’élan révolutionnaire de la classe ouvrière, et déclenché une guerre fratricide des plus
dramatiques, dans laquelle se rencontrèrent l’héroïsme et la cruauté la plus raffinée.
Dominique Vidal
Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La
Découverte, 2014.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique,
2014
C’est au Kremlin, dans la nuit du 23 au 24 août 1939, que les ministres des affaires
étrangères de l’Union soviétique et du IIIe Reich, Viatcheslav Molotov et Joachim
von Ribbentrop, signent le pacte de non-agression entre leurs deux pays. Ce texte
sera complété par des protocoles secrets partageant la Pologne et permettant à
l’URSS d’annexer les Etats baltes ainsi que la Bessarabie – il faudra attendre 1989
pour que les dirigeants soviétiques en admettent l’existence.
Affiche de Paix et Liberté (mouvement anticommuniste français de la IVe République), vers 1952.
© Coll. Dixmier/Kharbine- Tapabor.
L’intérêt de Berlin est évident. Pour réussir sa conquête de l’Europe, l’A llemagne
nazie doit – c’est la leçon de la première guerre mondiale – éviter de devoir
combattre sur deux fronts à la fois. Or Adolf Hitler entend s’emparer de la Pologne,
puis s’occuper de la France et du Royaume-Uni. Grâce au pacte, il pourra
concentrer le gros de ses troupes à l’ouest. Une fois la victoire remportée, il sera
temps de se retourner à l’est contre l’Union soviétique, ce qu’il fera le 22 juin 1941.
Pour Moscou, conscient des intentions agressives des dirigeants nazis, il s’agit
surtout de gagner du temps. Car Joseph Staline redoute que les Occidentaux
encouragent le Führer à s’en prendre à l’URSS. De fait, Paris et Londres sont loin
d’opposer la détermination nécessaire aux provocations expansionnistes de Berlin :
ils mènent une politique dite « d’apaisement » à son égard. Le 7 mars 1936, le
Reich a déjà occupé la zone démilitarisée de la rive gauche du Rhin sans que la
France ne réagisse.
C’est donc en vain que l’URSS propose aux Occidentaux un pacte de sécurité
collective qui protégerait la Pologne, la Roumanie et les pays baltes. D’autant que
ces Etats ne veulent pas d’une présence ni même d’un passage de l’A rmée rouge sur
leur territoire. Il faut dire qu’avec l’aide française Bucarest s’était emparé de la
Bessarabie, prise à la Russie soviétique en 1918, tandis que Varsovie avait arraché
la Galicie orientale aux Soviets, en 1920-1921. Si bien que la mission franco-
britannique, présente à Moscou du 11 au 24 août 1939, se montre incapable de
répondre concrètement au projet soviétique. La veille de son départ, le Kremlin
réagit en acceptant l’offre allemande.
Informé par un espion, Staline connaissait la date de
l’invasion hitlérienne.
Le pacte prend corps une semaine après sa signature : le 1er septembre, les troupes
nazies envahissent la Pologne et, le 17, l’A rmée rouge en occupe la partie orientale.
Après quoi l’URSS tient scrupuleusement ses promesses. Moscou livre à Berlin des
matières premières en quantité, mais aussi… des antifascistes allemands réfugiés
en Russie soviétique. Et le Komintern, l’Internationale communiste, appelle ses
partis membres à dénoncer la « guerre impérialiste ». Page la plus noire de cette
période, les services soviétiques exécutent à Katyn plus de 5 000 officiers et
intellectuels polonais, un crime dont ils accuseront les nazis lors de sa découverte
durant l’été 1941, en pleine agression hitlérienne contre l’URSS.
La dimension la plus étrange du pacte est la détermination avec laquelle Staline s’y
raccroche. Il sera pourtant informé, de plus en plus précisément, des projets nazis
d’invasion de l’URSS, y compris, dès la fin 1940, du plan Barbarossa à peine
élaboré par l’état-major allemand. Plus tard, le fameux espion Richard Sorge lui
annoncera même la date de l’invasion hitlérienne. Et pourtant, lorsque celle-ci
commence, Staline refuse d’y croire. Il lui faudra plusieurs jours pour se ressaisir et
lancer la « grande guerre patriotique » contre l’envahisseur…
Présenté dans les programmes scolaires français comme une « collusion des deux
totalitarismes contre les démocraties », le pacte germano-soviétique d’août 1939 est
évoqué dans ce manuel russe de 2010 comme une conséquence des turpitudes de la
diplomatie des nations occidentales.
Sergueï Karpov (sous la dir. de), Istoria Rossii. XX - natchala XXI veka (« Histoire de la
Russie. XXe - début du XXIe siècle »), classe de 11e, Prosvechtchenie, 2010.
Dominique Vidal
Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La
Découverte, 2014.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique,
2014
Il y a une seconde guerre mondiale en Europe et une autre en Asie – voire une
autre encore en Méditerranée. En Europe même, la guerre menée par Adolf Hitler
à l’Est se distingue du conflit à l’Ouest.
Des membres de la Waffen SS et du service du travail du Reich regardent un agent des Einsatzgruppen se préparer à
abattre un Juif ukrainien à genoux au bord d’une fosse commune. 1941-1943, Vinnytsia, Ukraine.
© Keystone-France.
A l’Est, c’est bien pis, car le IIIe Reich entend non seulement occuper et exploiter,
mais aussi germaniser l’« espace vital » qu’il conquiert en Europe centrale et
orientale. Conformément aux théories racistes et démographiques qui ont inspiré
le nazisme, cette guerre coloniale à retardement – l’A llemagne a été largement
oubliée dans le partage du tiers-monde – prend un caractère génocidaire :
l’aryanisation et l’autosuffisance de ces territoires impliquent d’en chasser ou d’en
exterminer les « sous-hommes » (Juifs, Tziganes, Polonais, Slaves, handicapés…)
pour faire place aux Allemands « de souche ». Cette stratégie converge avec la
destruction programmée des Juifs d’Europe.
Mais elle vise aussi les populations soviétiques. En un an, plus de 3 millions de
soldats prisonniers de l’armée allemande mourront de sévices, de faim ou de froid.
Affamer les Soviétiques, tel est aussi le but de Hermann Göring, qui, recevant le
ministre italien des affaires étrangères, le comte Galeazzo Ciano, lui annonce en
novembre 1941 : « Cette année, entre 20 et 30 millions d’hommes mourront de
faim en Russie. »
Cette différence entre les deux guerres européennes de Hitler explique aussi la
disparité des chiffres des victimes. C’est à l’Est que la proportion de tués, Juifs
compris, est la plus élevée : 16 % de la population de 1939 en Pologne
(5,8 millions), 13 % en URSS (26 millions) et 6,7 % en Yougoslavie (1 million),
contre 1,35 % en France (560 000), 1 % en Italie (450 000) et 0,9 % au Royaume-
Uni (450 000). L’A llemagne et l’A utriche, pour leur part, ont enregistré de 8 % à
10 % de pertes (entre 6,5 et 8,7 millions de morts).
BÊTISIER
Dominique Vidal
Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La
Découverte, 2014.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique,
2014
Armes bactériologiques
Mais les Alliés accordent la priorité au combat contre l’A llemagne. Le Japon en
profite pour poursuivre sa moisson en Asie : après la Birmanie, Hongkong et
Singapour, les Philippines, la Malaisie, les Indes orientales néerlandaises,
l’Océanie… Ces conquêtes sont d’autant plus aisées qu’une bonne partie des
populations locales voit de prime abord dans les soldats nippons des libérateurs
venus secouer le joug colonial occidental. Le comportement de l’armée impériale lui
aliénera toutefois rapidement ces sympathies… Reste que, si l’empire doit faire face
à des résistances nationales, il peut compter sur des régimes collaborateurs : outre
le Mandchoukouo et la Chine, la Birmanie, les Philippines, la Thaïlande, etc.
Pour comprendre le choc que représente en Asie, de nos jours encore, chaque visite
du premier ministre japonais au sanctuaire Yasukuni, il faut mesurer l’ampleur des
crimes de guerre perpétrés par l’armée impériale. Tout commence avec deux
décisions prises par l’empereur durant l’été 1937 : la suspension des conventions
internationales sur la protection des prisonniers de guerre et l’autorisation
d’employer des gaz toxiques. C’est le feu vert à tous les massacres, et d’abord en
Chine, qui perdra au total 3,2 millions de soldats et 9 millions de civils, dont
300 000 dans le massacre de Nankin. Chacun des autres territoires occupés
connaîtra ses tueries, mais aussi le travail forcé, voire l’expérimentation d’armes
bactériologiques. Des officiers japonais ont même été jugés pour des actes de
cannibalisme…
MANUELS JAPONAIS
Selon qu’ils sont de tendance progressiste (1) ou nationaliste (2), les manuels japonais
(2012) analysent de manière différente les conséquences de la victoire alliée.
New Social Studies : History, Tokyo Shoseki, 2012 ; Middle School Social Studies : A
New History of Japan, Ikuhosha Publishing, 2012. Cités dans « A Shifting View of
Japanese History », The New York Times, 28 décembre 2013.
Dominique Vidal
Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La
Découverte, 2014.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique,
2014
Deux mythes ont successivement tenu lieu d’histoire de la seconde guerre mondiale
en France. Le premier décrit un peuple uni, à l’exception d’une poignée de
« collabos », contre l’occupant autour – au choix – du général de Gaulle ou du Parti
communiste. Mais, au début des années 1970, sur la lancée du livre de l’historien
Robert Paxton, La France de Vichy, et du film de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la
Pitié, la perspective s’inverse. Incomplètes l’une comme l’autre, ces deux visions
s’expliquent par l’évolution de la situation au fil des années.
Affiche de 1940 faisant la promotion du service du travail obligatoire des Francais en Allemagne / Fascicule de
propagande pétainiste pour l’engagement dans la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF). Vers
1942. / Le Figaro, sous la croix gammée, Paris (photographie d’André Zucca).
© Coll. Kharbine-Tapabor / © Coll. Casagrande/adoc-photos / © André Zucca/ BHVP/Roger-Viollet.
Vignette de la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes (FNDIRP) contre le réarmement
allemand. Vers 1950.
© Coll. Casagrande/adoc-photos.
Car, avec le retour au pouvoir de Pierre Laval (18 avril 1942), la collaboration s’est
radicalisée. Le chef du gouvernement déclarera même le 22 juin suivant qu’il
« souhaite la victoire de l’A llemagne parce que, sans elle, le bolchevisme
s’implanterait partout en Europe ». A la Légion des volontaires français contre le
bolchevisme (LVF), créée dès 1941, s’ajoute en 1943 la division Charlemagne. Le
service du travail obligatoire (STO), officiellement mis en place le 16 février 1943
mais qui existe sous diverses formes dès 1942, fournit à l’A llemagne 650 000
travailleurs français.
Plus Vichy apparaît comme soumis aux nazis, et plus sa base politique se rétrécit.
Sur la vingtaine de groupes collaborationnistes, seuls deux partis dépassent 20 000
adhérents : le Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot et le
Rassemblement national populaire (RNP) de Marcel Déat. Fondée le 30 janvier
1943, la Milice française de Joseph Darnand ne regroupera jamais plus de 15 000
membres – comme la LVF.
Portrait, par Robert Doisneau, de la résistante Yvonne Desvignes dans une imprimerie clandestine à Paris, 1945.
Francine Doisneau, la fille du photographe, explique pourquoi il s’agit d’une reconstitution : « Aucune des photos des
imprimeurs clandestins n’a été prise sur le vif, bien sûr, car ces documents auraient été très dangereux pour les résistants
au moment de l’Occupation. Les prises de vues ont été reconstituées dès la Libération pour un ouvrage, Imprimeries
clandestines, édité par Le Point à Souillac et publié en mars 1945. Cet ouvrage célébrait le courage de tous ces
résistants de l’ombre en montrant la façon dont ils avaient travaillé. Desvignes était une amie de Vercors et avait broché
à la main les ouvrages des Editions de Minuit, dont Le Silence de la mer. Elle a refait pour mon père ce qu’elle avait fait
précédemment. »
© Robert Doisneau/Rapho.
Document
Le 26 janvier 1944, une note du diplomate britannique Francis d’Arcy Osborne relaie auprès de son ministère des
affaires étrangères la curieuse demande que le Vatican vient de lui adresser.
Le cardinal secrétaire d’Etat m’envoie aujourd’hui vous dire que le pape espère qu’aucun soldat allié de couleur ne
figurera parmi les forces armées qui pourraient stationner à Rome après la libération. Il s’est empressé d’ajouter
que le Saint-Siège ne faisait pas de distinction de peau, mais il espère qu’il sera possible d’accéder à cette
demande.
Cité dans Owen Chadwick, Britain and the Vatican During the Second World War, Cambridge University Press,
1988.
Dominique Vidal
Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La
Découverte, 2014.
IV. Les alliances noires (1934-1945) • Manuel d’histoire critique,
2014
Une partie des 2 500 portraits de jeunes Juifs déportés de France pendant la seconde guerre mondiale, exposés depuis
2005 au mémorial de la Shoah à Paris.
© Charles Platiau/Reuters.
Jusque-là, depuis leur arrivée au pouvoir, les nazis se sont fixé deux buts : isoler les
Juifs dans la société allemande et les expulser à l’étranger. La loi du 7 avril 1933,
puis les lois de Nuremberg (15 septembre 1935) instaurent une ségrégation stricte
tendant à éviter tout contact entre « Aryens » et Juifs, avec notamment
l’interdiction des mariages mixtes, l’exclusion des Juifs d’une série de professions,
etc. Parallèlement, les violences se multiplient, du boycott forcé des commerces juifs
à l’emprisonnement de milliers de Juifs.
Déportation à Madagascar ?
Début novembre 1938, l’assassinat, à Paris, du conseiller d’ambassade Ernst vom
Rath par un dénommé Herschel Grynszpan sert de prétexte au déchaînement
d’une véritable terreur antisémite. Pogrom à l’échelle de toute l’A llemagne, organisé
par Joseph Goebb els et Heinrich Himmler avec l’aide de la Gestapo, la Nuit de
cristal, le 9 novembre, se solde par un bilan terrible : 191 synagogues incendiées
dont 76 détruites, 7 500 boutiques juives démolies et pillées, 91 Juifs sauvagement
assassinés… Et 20 000 autres rejoignent les communistes, sociaux-démocrates et
chrétiens opposants déjà emprisonnés, certains depuis 1933. La législation
antisémite est aggravée, les Juifs étant dorénavant éliminés de l’économie
allemande, par transfert de leurs entreprises et biens à des « Aryens ».
Grands massacres de populations au XXe siècle
« Le problème majeur demeure : il consiste à chasser les Juifs hors d’A llemagne »,
avait déclaré Reinhard Heydrich. Dans un premier temps, il n’est résolu que par
l’émigration payante : de 1933 au 31 octobre 1941, 537 000 Juifs quittent
légalement l’A llemagne, l’A utriche et la Bohême-Moravie, en échange de
9,5 millions de dollars versés par leurs coreligionnaires étrangers. Après avoir
pensé à expulser tous les Juifs vers Madagascar, puis commencé à les regrouper en
Pologne, enfin imaginé une « réserve » en Sibérie, les dignitaires hitlériens en
viennent progressivement, à partir de l’invasion de l’Union soviétique, le 22 juin
1941, à la « solution finale » annoncée par Hitler.
Mais, si les Juifs constituent les principales victimes du génocide nazi, ils ne sont
pas les seules. Tous les Untermenschen (« sous-hommes ») – Juifs, mais aussi
Tziganes, malades mentaux, Polonais, Slaves… – ont constitué des cibles de la
croisade nazie contre le « judéo-bolchevisme ». Le judéocide a toutefois quelque
chose de spécifique : c’est le seul génocide de l’histoire purement racial, annoncé et
réalisé avec tous les moyens d’un Etat.
Dominique Vidal
Historien et journaliste. A codirigé L’Etat du monde 2015, La
Découverte, 2014.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) •
Manuel d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
Parade du mouvement de jeunesse fasciste Les Fils de la louve. Italie, vers 1935.
© adoc-photos.
Mais c’est surtout après la seconde guerre mondiale que la notion se charge d’un
lourd poids idéologique : elle devient un mot d’ordre anticommuniste et sert à
justifier le combat contre le bolchevisme. En 1944, dans La Route de la servitude, le
théoricien ultralibéral Friedrich Hayek soutient que l’intervention de l’État produit
inévitablement un contrôle des libertés individuelles, le refus du marché libre
constituant ainsi la matrice de « l’avènement du totalitarisme ». Trois ans plus tard,
le président des Etats-Unis Harry S. Truman renvoie lui aussi Hitler et Staline dos
à dos : « Il n’y a aucune différence entre les Etats totalitaires », affirme-t-il en 1947.
En allemagne, l’historien Ernst nolte fait du nazisme une
réponse extrême à la vague bolchevique.
Parce qu’elle privilégie ce qui rapproche Hitler et Staline au détriment de ce qui les
sépare, cette grille de lecture remporte un vif succès pendant la guerre froide. Loin
de disparaître avec l’effondrement de l’URSS, elle connaît une seconde jeunesse au
début des années 1990. En Allemagne, l’historien Ernst Nolte fait alors du
nazisme une réponse extrême à la vague bolchevique ; en France, son homologue
François Furet explique que le volontarisme transformateur pousse à la limitation
des libertés, à la violence et donc à la « mécanique totalitaire » : « Le bolchevisme
stalinisé et le national-socialisme constituent les deux exemples des régimes totalitaires
du XXe siècle, écrit-il dans Le Passé d’une illusion (1995). Non seulement ils sont
comparables, mais ils forment en quelque sorte à eux deux une catégorie politique. »
Une fois de plus, l’ordre des vainqueurs s’impose après la défaite des forces de l’A xe.
Le cadre général est fixé, pièce par pièce, lors des grandes conférences interalliées
qui se succèdent à partir de la fin 1943. En majorité, les responsables américains –
qui donnent le ton des discussions – sont convaincus que les désastres des
années 1930 ont été provoqués par la conjonction du repli des États et d’une
Société des nations défaillante. Pour eux, la mise en place d’un environnement
économique libéral affirmé est un préalable obligé pour « libérer le monde du
besoin », selon les mots du vice-président des Etats-Unis Henry Wallace.
Les bases d’une nouvelle organisation politique internationale sont jetées dans la
seconde moitié de 1944 (conférence de Dumbarton Oaks). Le principe en est
définitivement adopté à la conférence de Yalta (février 1945). D’avril à juin 1945,
la conférence de San Francisco décide enfin la constitution de l’Organisation des
Nations unies (ONU), qui regroupe initialement 51 Etats.
Affiche publicitaire pour la reconstruction d’après guerre. Illustration de Lucien Boucher, vers 1947.
© Coll. IM/Kharbine-Tapabor.
Dès 1946, les Etats-Unis disposent à l’ONU d’une majorité écrasante. Jusqu’au
milieu des années 1950, presque toutes les résolutions proposées par la diplomatie
américaine seront votées. La fixation du siège des Nations unies à New York
illustre symboliquement cette hégémonie de fait.
La pax americana se fonde d’abord sur le rêve d’une économie internationale assise
sur les normes de la concurrence. La guerre froide en parachève les mécanismes.
Les dollars américains du plan Marshall (lire p. 90) permettent aux économies
fragilisées du continent européen de trouver les ressources d’une relance, en
limitant le financement public des Etats nationaux. En octobre 1947, 23 Etats
signent l’A ccord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) qui
précise le socle des futures relations commerciales. La baisse des droits de douane,
l’égalité parfaite entre producteurs nationaux et exportateurs, la suppression de
toutes les entraves héritées de l’entre-deux-guerres deviennent les bases légitimes
d’une nouvelle mondialisation.
Les Etats-Unis ont donc réussi à imposer l’idée d’une économie mondiale où libre
concurrence et modernisation se confondent. Mais l’application de ce principe
reste corsetée par les fragilités persistantes héritées de la guerre et par la
consolidation, jusque dans la citadelle américaine, d’un important
interventionnisme d’Etat.
BÊTISIER
Alors même que Silvio Berlusconi accuse les manuels d’histoire italiens de contenir des
« déviations marxistes », un manuel diffusé en Toscane (Federica Bellesini, I nuovi
sentieri della storia. Il Novecento, Istituto Geografico De Agostini, Novara, 2003) décrit
ainsi la différence entre « droite historique » (modérément conservatrice) et « gauche
historique » (modérément progressiste) à la fin du XIXe siècle : « Les hommes de la
droite étaient des aristocrates et de grands propriétaires terriens. Ils s’étaient engagés
en politique afin de servir l’Etat, et non pour s’élever socialement ou s’enrichir. Ils
administraient les finances publiques avec la même attention et la même parcimonie
qu’ils consacraient à leurs patrimoines. Les hommes de la gauche, en revanche,
exerçaient des professions libérales, étaient entrepreneurs ou avocats, désireux de faire
carrière à tout prix, quitte à sacrifier le bien de la nation pour leurs intérêts. »
Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) •
Manuel d’histoire critique, 2014
Alors que la fin de la guerre marque un peu partout une percée de la gauche,
l’inverse a lieu aux Etats-Unis. Dès 1944, la droite du Parti démocrate obtient la
désignation à la vice-présidence de Harry Truman contre l’homme du New Deal,
Henry Wallace, qui s’opposera plus tard à l’antisoviétisme de guerre froide. Les
élections de 1946 sont une victoire pour les républicains, qui élèvent la voix pour
freiner toute réforme sociale et qui, en 1947, vont imposer la loi Taft-Hartley, qui
muselle le monde syndical et freine les velléités réformatrices de la puissante
centrale AFL-CIO (dix millions de membres en 1945). Cette inflexion à droite
marque en profondeur le champ économique et social, et la politique étrangère.
Une Américaine au foyer présentant des provisions stockées dans un abri antiatomique pendant la guerre froide, dans les
années 1950.
© Hulton Archive/Getty Images.
Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) •
Manuel d’histoire critique, 2014
Une femme pose avec une boîte de chewing-gums baptisés « Menace rouge » en 1951
Pendant la chasse aux sorcières anticommuniste menée par John Parnell Thomas et Joseph McCarthy, une période
connue sous le nom de maccarthysme. © INP/AFP/ Photo colorisée.
Mais dès les premiers mois de son entrée en fonction (12 avril 1945), poussé par le
glissement à droite de l’opinion américaine, le président américain Harry Truman
décide qu’il en a assez de « pouponner les Soviétiques ». Il s’aligne peu à peu sur une
administration américaine où les tenants d’une attitude ouverte cèdent le pas aux
partisans d’une ligne plus dure, à l’image d’un diplomate en poste à Moscou,
George Kennan, qui suggère dès février 1946 d’« endiguer » l’expansion soviétique.
La stratégie de la peur s’installe.
Couverture d’un livret édité en 1949 par les Combattants de la paix et de la liberté (connus sous le nom de Mouvement
de la paix et proches du Parti communiste français), sous la forme d’une lettre-pétition au président Truman condamnant
sa politique agressive envers l’URSS et la création de l’Alliance atlantique.
© Coll. Casagrande/adoc-photos.
Document
Dans un câble du 15 mars 1948, le diplomate George Kennan propose au sous-secrétaire d’Etat américain Dean
Acheson un plan pour empêcher la victoire des communistes en Italie.
L’Italie est évidemment un enjeu crucial. Si les communistes y remportent les élections, notre position en
Méditerranée, et peut-être même en Europe occidentale, sera ébranlée. Je suis persuadé que les communistes ne
peuvent pas gagner sans intimider les électeurs ; et il vaudrait mieux que les élections n’aient pas lieu, plutôt qu’ils
les gagnent dans ces conditions. Pour toutes ces raisons, je demande s’il n’est pas préférable que le gouvernement
italien interdise le Parti communiste et prenne des mesures énergiques contre lui avant les élections. Les
communistes répondraient probablement par la guerre civile, ce qui nous donnerait un motif pour réoccuper la base
aérienne de Foggia, ou toute autre installation que nous souhaiterions. Cela engendrerait certes une effusion de
violence, et une probable division militaire de l’Italie. Mais nous sommes proches de la date limite, et je pense que
cette solution est préférable à une élection épargnée par le sang, sans intervention de notre part, mais qui
donnerait aux communistes la totalité de la péninsule et diffuserait des vagues de panique dans les régions
alentour.
Cité dans Anders Stephanson, Kennan and the Art of Foreign Policy, Harvard University Press, 1992.
Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) •
Manuel d’histoire critique, 2014
Trop d’Etat ? En 1946 et 1947, l’A mérique observe avec inquiétude l’évolution
politique de l’Europe. Au printemps 1947, ses diplomates s’alarment de l’ampleur
supposée de la crise économique et sociale européenne, car ils sous-estiment
volontairement les résultats prometteurs de la reconstruction engagée. Un des
objectifs de ces alertes est de justifier, auprès des congressistes américains, l’octroi
d’une aide économique à l’Europe occidentale meurtrie, pour « endiguer » le
communisme.
A l’Ouest, les projets fédéraux, politiques et militaires butent sur des résistances.
Le blocage institutionnel pousse les responsables européens à contourner le
problème par le biais de l’union économique, dans le cadre « atlantique » de la
guerre froide. La première initiative sérieuse, en mai 1950, conjugue les efforts de
la France et de la nouvelle RFA. Sous la houlette du Français Jean Monnet est mise
en place une Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) qui
regroupe six pays occidentaux à partir d’avril 1951. C’est le point de départ
véritable d’une construction européenne fondée sur l’unification des marchés.
Document
Jean Monnet, dont le corps repose au Panthéon, apparaît sous un jour très favorable dans les manuels scolaires
français (1). Dans L’Europe sociale n’aura pas lieu (Raisons d’agir, 2009), les politistes Antoine Schwartz et
François Denord rappellent quelques aspects souvent ignorés de la vie du « père fondateur de l’Europe » (2).
1 Il est secrétaire général adjoint de la SDN de 1919 à 1923. Pendant la guerre, il est nommé fonctionnaire aux
Etats-Unis et participe au Victory Program. En 1942, Roosevelt le charge de réconcilier Giraud et de Gaulle. Il est
nommé au CFLN (Comité français de libération nationale), puis de Gaulle lui confie le Commissariat général au
plan en 1945. Parallèlement, il multiplie les initiatives en faveur de la construction européenne, qui font de lui un
des pères fondateurs de l’Europe.
2 Jean Monnet est l’héritier d’une famille de négociants en cognac. Né en 1888, il arrête ses études à l’âge de
16 ans pour rejoindre l’entreprise familiale. (…) Après guerre, il devient l’adjoint du secrétaire général de la
récente Société des nations (SDN), puis démissionne en 1923 pour reprendre en main les affaires familiales.
Jean Monnet entame à cette époque une carrière de haute volée dans le monde de la finance. Il en garde tout au
long de sa vie des amitiés, notamment au sein de la banque Lazard. Dans les années 1920, il intègre Blair and
Co, une firme d’investissement américaine, et devient le vice-président de sa filiale française. (…) En 1929, il est
nommé vice-président de la Bancamerica Blair à San Francisco, puis vice-président du holding Transamerica.
Manuel d’histoire de terminale, Nathan, coll. « Jacques Marseille », 2004 ; François Denord et Antoine Schwartz,
L’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’agir, 2009.
Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) •
Manuel d’histoire critique, 2014
La guerre froide se structure, à la fin des années 1940, autour de deux systèmes
d’alliances militaires et stratégiques. Seule puissance maritime et planétaire, les
Etats-Unis se lancent dans la construction de structures continentales intégrées.
La première se noue en Amérique latine (Organisation des Etats américains,
septembre 947), mais c’est l’Europe qui est au cœur des préoccupations. La
résolution Vandenberg (11 juin 1948) permet à Washington de s’insérer dans une
alliance militaire. C’est chose faite le 4 avril 1949, avec la signature du traité de
l’A tlantique nord entre les Etats-Unis, le Canada et dix pays européens. La victoire
des communistes chinois (octobre 1949) et la guerre de Corée (1950-1953)
élargissent le champ de la guerre froide. Les Etats-Unis s’orientent vers le
réarmement de l’A llemagne et vers un réseau élargi d’alliances, en Asie et au
Proche-Orient.
Jusqu’en mai 1955 (création du pacte de Varsovie), l’URSS, puissance continentale,
se contente d’un réseau de traités militaires bilatéraux avec ses alliés européens et
chinois. Mais, dans la pratique, le contrôle des dispositifs de défense est tout aussi
brutal que celui des institutions économiques et des services policiers. A l’Est
comme à l’Ouest, l’espionnite devient une vertu publique.
En 1948, Harry Truman se fait réélire autour du thème du Fair Deal, une version
édulcorée du New Deal de Franklin D. Roosevelt (lire p. 56). En fait, il compose
avec la pression des républicains, qui refusent les régulations étatiques et veulent
durcir encore l’attitude à l’égard de l’URSS. La dépression de la fin des
années 1940, la bombe atomique soviétique (août 1949) et la guerre de Corée
marquent une nouvelle inflexion. La course aux armements s’accélère à partir de
1950 (quadruplement des dépenses militaires entre 1950 et 1960). Le complexe
militaro-industriel devient un moteur de la puissance économique américaine.
Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
V. Lendemains de victoire et démocratie à l’épreuve (1945-1950) •
Manuel d’histoire critique, 2014
Les ennemis d’hier deviennent des alliés. En Allemagne, les Etats-Unis tournent le
dos à la politique de dénazification entreprise après 1945, intègrent des cadres du
régime nazi défait, puis font du réarmement allemand une condition de l’équilibre
des forces sur le continent. Au Japon, après la condamnation des principaux
criminels de guerre en 1948, Washington engage unilatéralement le rétablissement
d’une souveraineté nationale. Avec le traité de paix de San Francisco (8 septembre
1951) et le traité de sécurité nippo-américain qui l’accompagne, le Japon peut se
joindre à la défense du « monde libre ».
En 1968, l’acteur John Wayne réalise et produit un film à la gloire de l’intervention américaine au Vietnam.
DR
Economiquement dépendante, l’A mérique latine est d’abord jugée sans importance
dans le dispositif de lutte contre le communisme. Mais Washington observe avec
perplexité l’installation de gouvernements plus ou moins réformistes, souvent
soutenus par le monde syndical ou communiste. Ce qui nourrit son désir
d’intervention. En 1954, le président du Guatemala, Jacobo Arbenz, est renversé
par un coup d’Etat organisé par la Central Intelligence Agency (CIA).
Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire
critique, 2014
IDÉE REÇUE
« Le communisme, on a vu ce que ça a
donné »
Quiconque s’emploie à critiquer la mondialisation libérale se voit souvent
opposer le « bilan du communisme » – sous-entendu : le goulag, la répression
policière, les pénuries alimentaires… Cet argument, qui permet de disqualifier
l’idée même de solution de rechange au marché capitaliste, montre combien il
reste difficile de tirer les enseignements de la période soviétique.
Reste que le passage, si courant qu’on pourrait le penser obligé, des expériences
communistes par des phases de répression massive, parfois monstrueuse, impose à
quiconque croit en un changement radical de nos sociétés un devoir de réflexion. Il
importe de mettre au jour les racines et les mécanismes de cette dégénérescence
comme les raisons de la faillite des tentatives de réforme démocratique de ces
régimes. Dernière en date, le « printemps de Prague » de 1968, que Moscou et ses
alliés écrasèrent militairement, sans mesurer que cette ultime aventure équivalait,
à terme, à un suicide collectif.
Mais les leçons à tirer de sept décennies de communisme ne sont pas que négatives.
Quiconque visitait l’Union soviétique ne pouvait manquer d’être frappé par le
niveau culturel exceptionnel de sa population, par la gratuité de l’éducation
supérieure, le prix très bas du logement. La Chine, malgré le terrible gâchis de la
période maoïste, est devenue la deuxième puissance mondiale par son produit
intérieur brut (PIB). La Yougoslavie, avant sa sanglante décomposition, avait
expérimenté des formes audacieuses d’autogestion. Cuba a construit un système de
santé sans égal en Amérique latine. Le Vietnam est parvenu à surmonter des
décennies de guerres, française puis américaine…
Anisoara Budici, Mircea Stanescu et Dragos Tigau, Istorie, Sigma, 2006. Cité dans Pierre
Boutan, Bruno Maurer et Hassan Remaoun (sous la dir. de), La Méditerranée des
Méditerranéens à travers leurs manuels scolaires, L’Harmattan, coll. « Manuels scolaires
et sociétés », 2012.
Dominique Vidal
Journaliste et historien, coauteur avec Alain Gresh de l’ouvrage
Les 100 Clés du Proche-Orient, Fayard, Paris, 2011.
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire
critique, 2014
Le 26 juin 1963, le président des Etats-Unis, John F. Kennedy, rend visite aux
habitants de Berlin-Ouest et, après son fameux « Ich bin ein Berliner » (« Je suis un
Berlinois »), leur déclare : « Vous vivez sur une île qui défend sa liberté. » Une île qui
aurait cessé d’exister sans l’aide financière et militaire américaine.
BÊTISIER
● En France, le premier ministre Winston Churchill (1940-1945 puis 1951-1955)
apparaît comme le chantre de la lutte contre le nazisme : « Pendant toute la guerre, il
incarne le combat inflexible des Britanniques contre l’Allemagne hitlérienne », indique
ainsi un manuel de première (Nathan, 2011). Ce portrait avantageux est très
incomplet : entre 1940 et 1945, loin de consacrer toutes ses forces à la bataille contre
Berlin, le Royaume-Uni continue de consacrer une part considérable de ses ressources
au maintien de sa domination impériale.
Lionel Richard
Historien, professeur émérite à l’université de Picardie. Auteur de
Goebbels. Portrait d’un manipulateur, (André Versaille éditeur,
Bruxelles, 2008), Nazisme et barbarie (Complexe, Bruxelles,
2006), Arts premiers. L’évolution d’un regard (Le Chêne-
Hachette, Paris, 2005), Le Nazisme et la Culture (Complexe,
Bruxelles, 2001) et L’Art et la guerre (Flammarion, Paris, 1995).
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire
critique, 2014
« Les chercheurs et les savants allemands ne cessent d’inventer des armes étonnantes
pour nos armées victorieuses », se réjouit en août 1915 un journal berlinois,
évoquant les récents progrès des gaz de combat. Pourtant, comme le montre
l’historien Dominique Pestre, la science ne joue qu’un rôle marginal dans le
dénouement de la première guerre mondiale : les vainqueurs ne furent pas les
détenteurs des armes les plus sophistiquées, mais les plus endurants dans cette
« guerre de production », longue et coûteuse en matériel.
Crash d’une soucoupe volante à New York. Illustration de Virgil Finlay pour Fantastic Universe Science Fiction, février
1958.
© Coll. Agence Martienne.
La science joue un rôle autrement plus important dans la « guerre technique » que
fut la seconde guerre mondiale. L’ampleur des fronts oblige les belligérants à
déployer des trésors de logistique. Les Etats-Unis rationalisent l’acheminement de
leurs armes et de leurs hommes en s’appuyant sur des modèles mathématiques
élaborés à la demande du ministère de la défense. De plus, les scientifiques
participent à la conception et au perfectionnement des nouvelles technologies
militaires (avions à réaction, roquettes antichars, engins filoguidés, dispositifs à
infrarouges…). Les travaux de Niels Bohr et de Pierre et Marie Curie sur la fission
de l’atome sont utilisés par le Pentagone pour mettre au point la bombe atomique.
Les avancées des années 1920 et 1930 en matière de télédétection et d’électronique
permettent l’invention du radar, une technologie que les Alliés maîtrisent
rapidement mieux que les Allemands. Après 1945, les Etats-Unis et l’URSS se
livrent une féroce concurrence pour recruter les anciens savants nazis.
La guerre froide apparaît enfin comme une « guerre d’exhibition ». Chaque
belligérant veut impressionner son adversaire avec ses prouesses scientifiques :
« La bataille se mène par exhibition technologique interposée », écrit Pestre.
L’historien David Edgerton parle, à propos du cas américain, d’une
« nationalisation des sciences » qui commence dès les années 1920, mais trouve son
aboutissement après 1945. La science est alors largement mise au service de l’Etat,
et plus précisément de son armée, qui finance les recherches en amont et achète les
produits issus de ces recherches en aval : on étudie la mécanique des fluides pour
améliorer les explosions dans l’air et dans l’eau ; les probabilités et les statistiques
servent au perfectionnement des systèmes de défense antiaérienne ; les
mathématiques et l’informatique permettent de calculer les trajectoires des
missiles, etc.
Benoît Bréville
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire
critique, 2014
L’armement nucléaire s’est imposé dans les stratégies militaires, aux Etats-Unis
(doctrine des représailles massives en 1954, de la riposte graduée en 1962) comme
en URSS (doctrine Sokolovski entre 1955 et 1958). Mais l’extension démesurée des
complexes militaro-industriels et le risque d’une prolifération nucléaire – le
Royaume-Uni se dote de la bombe atomique en 1952, la France en 1960 – obligent
les superpuissances à dégager ensemble les moyens d’un contrôle renforcé.
Par ailleurs, l’entrée massive à l’Organisation des Nations unies (ONU) des
anciens pays colonisés et l’amorce du mouvement des non-alignés en 1961 (lire p.
126) limitent la maîtrise américaine des institutions internationales. De son côté,
le conflit entre la Chine et l’Union soviétique, amorcé dès 1960, montre que les
Soviétiques peuvent être concurrencés dans leur propre camp.
La crise des missiles de Cuba fait toujours débat. A La Havane, les manuels d’histoire
dénoncent l’agressivité des Etats-Unis (1). Au Canada, fidèle allié américain, les livres de
classe pointent plutôt la responsabilité de Fidel Castro et de l’URSS (2).
1. L’échec du débarquement de la baie des Cochons suggère aux États-Unis que le seul
moyen d’écraser la révolution cubaine est une intervention militaire directe. Le 25 avril
1961, Washington décrète un embargo sur Cuba, y compris pour les produits déjà
achetés et stockés dans les ports américains. Les groupes engagés dans le sabotage,
l’espionnage et la subversion multiplient leurs actions. Les Etats-Unis apportent leur
soutien à des bandes armées. Ils essaient d’assassiner Fidel Castro et d’autres leaders de
la révolution cubaine. (…) Le 29 mai 1962, l’URSS propose de déployer des missiles de
moyenne portée à Cuba. Le pays accepte, car cela permet de renforcer le bloc socialiste
et la sécurité de Cuba.
2. En 1959, des troupes conduites par Fidel Castro installent un régime militaire
corrompu à Cuba et lancent une révolution socialiste. L’administration Kennedy appuie
une expédition militaire pour affaiblir Castro en 1961, mais celle-ci est repoussée dans la
baie des Cochons. Dans la foulée de cette tentative d’invasion, des missiles soviétiques
sont envoyés à Cuba. Toujours irrité par l’échec de la baie des Cochons et déterminé à
préserver l’Occident du communisme, Kennedy demande aux Soviétiques, en octobre
1962, de retirer leurs missiles.
José Cantón Navarro, Historia de Cuba. El desafi o del yugo y la estrella, Editorial SIA-
MAR, 2000 ; Alvin Finkel (sous la dir. de), History of the Canadian Peoples : 1867 to the
Present (vol. 2), Copp Clark Pitman, 1993.
Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire
critique, 2014
C’est en 1919, sept ans après la chute du régime impérial, que Mao Zedong se
lance en politique. Ce fils de paysans plutôt aisés – il aura les moyens de faire des
études – prend alors la tête du mouvement du 4-Mai, dans sa province du Hunan,
pour s’opposer à une occupation étrangère (britannique, allemande, japonaise,
française…) qui dure depuis plusieurs décennies.
Le 1er octobre 1949, la République populaire de Chine est proclamée et Mao prend
le pouvoir. Il entend reconstruire le pays et bâtir une société égalitaire,
« révolutionnaire ». Dans un premier temps, les terres sont distribuées aux paysans.
Mais les difficultés de production, la spéculation sur les produits agricoles et le
contexte de guerre froide ramènent le pouvoir chinois vers le modèle soviétique :
collectivisation des terres, nationalisation des moyens de production, centralisation
du pouvoir.
Le PCC met alors en œuvre une série de réformes pour remettre l’économie sur
pied. Mais, craignant l’apparition d’une nouvelle classe aisée, Mao lance la
Révolution culturelle en mai 1966. Il cherche ainsi à reprendre en main le PCC,
sous couvert de « redonner le pouvoir au peuple » en renversant les hiérarchies, en
brisant les bureaucraties et en supprimant les élites. D’où l’enthousiasme qu’elle
soulève, en Chine mais aussi en Occident. Les jeunes gardes rouges – surtout des
collégiens et des étudiants – servent de bras actifs à cette révolution. Ils traquent
les « déviants » et les « contre-révolutionnaires », confisquent leur logement, les
contraignent à une autocritique publique. A l’apogée de ce climat de terreur, Mao
décide d’envoyer des millions de gardes rouges dans les campagnes. Ce choix a pour
effet de désorganiser l’économie renaissante et de priver le pays de son élite, partie
cultiver la terre.
La Chine parvient malgré tout à se développer. Pendant les années Mao, elle
connaît une croissance annuelle de 2,9 %. L’analphabétisme, qui touchait 80 % de
la population en 1950, tombe à 16 % en 1978. Grâce à l’amélioration des conditions
d’hygiène, à un meilleur accès à l’eau potable et à la construction de centres de
santé, l’espérance de vie à la naissance passe de 41 à 66 ans sur la même période.
Ces atouts permettront à la Chine de lancer d’importantes réformes économiques
après la mort de Mao, en 1976.
Martine Bulard
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire
critique, 2014
Pourtant, cette machine de guerre subit recul sur recul. La manifestation la plus
spectaculaire en est l’offensive dite du Tet, en 1968 : les soldats vietnamiens
occupent durablement des régions entières et menacent même l’ambassade des
Etats-Unis à Saïgon. L’obstination et la résistance des Vietnamiens, dont Ho Chi
Minh devient un symbole respecté dans le monde entier, surprennent la plupart des
observateurs. En face, les alliés de Washington, régimes minés par la corruption,
sans soutien populaire, sont impuissants à créer un élan comparable.
Des miliciennes dans le village de Kha Phong, province de Ha Nam, s’entraînent à nager avec leur équipement, 1967.
Photographie de Maï Nam.
© Maï Nam/Association de préfiguration Patrick Chauvel.
Aux Etats-Unis mêmes, l’opposition commence à croître avec les revers des GI.
Une crise morale sans précédent affecte le pays. Des manifestations, parfois
violentes, ont lieu dans les principales villes et sur les campus universitaires (quatre
étudiants sont tués en 1970).
Des Laotiens au service de la logistique vietcong. Piste Ho Chi Minh numéro 9, sud du Laos, 1971. Photographie de
Doan Cong Tinh.
© Doan Cô ng Tinh/Association de préfiguration Patrick Chauvel.
Quelques jours plus tôt, les Khmers rouges, au Cambodge, étaient également passés
à l’offensive contre un régime plus vermoulu encore que celui de Saïgon. Leurs
pratiques criminelles après leur prise du pouvoir vont aboutir à l’un des plus grands
drames du XXe siècle.
Les peuples de la rég ion ont payé très cher cette victoire au Vietnam. Des millions
de morts, des milliers de communes dévastées et des effets à long terme provoqués
entre autres par le terrible herbicide appelé « agent orange », qui tue aujourd’hui
encore.
Cet extrait de manuel allemand (2007) décrit de manière crue les massacres perpétrés
par l’armée américaine au Vietnam. Aux Etats-Unis, où les livres de classe ne mentionnent
pas l’« agent orange », un tel texte serait impensable.
Entre 1961 et 1971, les forces armées américaines ont pulvérisé environ 44 millions de
litres d’herbicide à la dioxine, dit « agent orange », afin de dépister de possibles
cachettes du Vietcong dans la jungle vietnamienne et d’anéantir leurs possibilités de
camouflage et d’approvisionnement. (…) Quiconque entrait en contact avec ce produit
chimique souffrait de graves brûlures et mourait peu après. De grandes étendues de
champs ont été durablement contaminées. Le gouvernement vietnamien estime le nombre
de victimes de l’« agent orange » entre 800 000 et 1 million. Depuis, une troisième
génération est atteinte par les plus graves malformations corporelles, dommages
cérébraux ou altérations du patrimoine génétique. Beaucoup de parents ont honte de
leurs enfants handicapés et les cachent. (…) Comme l’effet cancérigène de la dioxine
n’est pas décelable clairement sur le plan scientifique, les Etats-Unis n’ont payé aucune
réparation.
Alain Ruscio
Historien. Auteur de Histoire de la colonisation. Réhabilitations,
falsifications et instrumentalisations (ouvrage collectif codirigé
avec Sébastien Jahan), Les Indes savantes, Paris, 2008 ; de Dien
Bien Phu, mythes et réalités. Les échos d’une bataille, 1954-2004
(en collaboration avec Serge Tignères), Les Indes savantes, Paris,
2005 ; du Credo de l’homme blanc, préface d’Albert Memmi,
Complexe, Bruxelles, 2002.
VI. Affrontement Est-Ouest (1950-1991) • Manuel d’histoire
critique, 2014
Le 19 août 1991, les tenants de la ligne dure au sein du Parti communiste de l’Union soviétique tentent un coup d’Etat
contre Mikhaïl Gorbatchev. Le futur président russe Boris Eltsine s’oppose avec vigueur aux putschistes. Sur cette
photographie, on le voit debout sur un tank, son discours à la main, appelant la foule àla grève générale.
© Rue des Archives/FIA.
Roger Martelli
Historien, ancien professeur d’histoire-géographie au lycée
Darius-milhaud du Kremlin-Bicêtre. Auteur de l’Empreinte
communiste. PCF et société française 1920-2010, Editions
sociales, 2009.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
Couverture de l’édition américaine du livre de Frantz Fanon Peau noire, masques blancs.
DR.
L’entreprise coloniale est condamnable car elle est fondée sur l’idée de l’inégalité
des êtres humains, sur l’existence de « races inférieures » et le droit des « races
supérieures » à les civiliser. Comme l’écrivait le psychiatre Frantz Fanon dans son
célèbre livre Les Damnés de la terre (1961), « le langage du colon, quand il parle du
colonisé, est un langage zoologique. On fait allusion aux mouvements de reptation du
Jaune, aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement,
au grouillement, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le
mot juste, se réfère constamment au bestiaire ».
Ce mépris qui assimile les peuples colonisés à des sous-hommes eut des
conséquences meurtrières, car il justifia un dédain total pour la vie humaine et des
massacres à grande et petite échelle. Le Congo fut un Etat sur lequel le roi des
Belges Léopold II exerça sa souveraineté de 1885 à 1908. Les méthodes
d’exploitation de la population locale pour l’extraction du caoutchouc aboutirent à
la mort de plusieurs millions de personnes. Le premier grand génocide du
XXe siècle fut perpétré par les Allemands contre les Hereros, une tribu du Sud-
Ouest africain (l’actuelle Namibie), faisant environ 75 000 morts, soit 80 % de la
population. On pourrait aussi évoquer les massacres commis par l’armée
américaine durant l’insurrection des Philippines (1899-1902) – un million de
morts –, ceux de mai 1945 perpétrés en Algérie par l’armée française ou
l’écrasement par les troupes britanniques de la révolte des Mau-Mau au Kenya
entre 1952 et 1956, pour lequel Londres s’est finalement excusé en… 2013.
Couverture de « Paris Match » de juin 1955 / Affiche anticolonialiste, 13 juillet 2010.
À gauche : dans son livre Mythologies, Roland Barthes se sert de cette couverture de Paris Match pour analyser le mythe
colonial.« Sur la couverture, un jeune nègre vêtu d’un uniforme français fait le salut militaire, les yeux levés, fixés sans
doute sur un pli du drapeau tricolore. Cela, c’est le sens de l’image. Mais, naïf ou pas, je vois bien ce qu’elle me signifie :
que la France est un grand empire, que tous ses fils sans distinction de couleur servent fidèlement sous son drapeau.
(…) Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler ; simplement, il les purifie, les innocente,
les fonde en nature et en éternité, il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication mais celle du constat. (…)
Dans le cas du nègre-soldat, ce qui est évacué, ce n’est certes pas l’impérialité française (bien au contraire, c’est elle
qu’il faut rendre présente) ; c’est la qualité contingente, historique, en un mot, fabriquée du colonialisme. »
À droite : le président de l’époque, Nicolas Sarkozy, n’avait pas hésité à affirmer, dans son discours de Dakar en 2007,
que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. (…) Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle vit trop le
présent dans la nostalgie du paradis perdu de l’enfance. (…) Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a
de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès ».
© Izis/Paris Match/Scoop ; © Rue des Archives/Coll. Jean-Jacques Allevi.
Alain Gresh
Journaliste au Monde diplomatique. Auteur de De quoi la Palestine
est-elle le nom ?, Les Liens qui libèrent, 2010.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014
David Ben Gourion proclame l’Etat d’Israël le 14 mai 1948 – sans définir ses
frontières. Les armées arabes entrent en guerre le lendemain. Le travail des
« nouveaux historiens » israéliens confirme celui des historiens palestiniens :
l’expulsion des Palestiniens a commencé bien plus tôt. Des massacres, tels que celui
de Deir Yassine en avril 1948 (plus de cent personnes assassinées), les poussent sur
les routes de l’exode. Dès décembre 1948, Israël vote une loi sur les « propriétés
abandonnées » qui lui permet de confisquer les terres des expulsés.
Les troupes arabes entrèrent en Palestine le 15 mai 1948 et remportèrent, sur tous les
fronts, d’importantes victoires. Quand les pays occidentaux eurent conscience que la
défaite menaçait les sionistes, ils s’empressèrent d’intervenir afin d’assurer leur
protection. Ils parvinrent à faire adopter une résolution par le Conseil de sécurité qui
exigeait la cessation de tout combat, l’instauration d’une trêve de quatre semaines à
compter du 11 juin 1948 et la nomination d’un médiateur international, le comte
Bernadotte, chargé de résoudre pacifiquement ce conflit. Cette trêve fut une catastrophe
pour les Arabes, car elle permit aux sionistes de renforcer leur attitude belliqueuse,
d’obtenir des armes et des soldats en grand nombre, et de fortifier leurs positions. Quand
les combats reprirent, le 9 juillet, les troupes arabes se retirèrent pour diverses raisons
dont l’absence de coordination entre commandements, le manque d’armes et la présence
d’armes défectueuses. Le Conseil de sécurité imposa une deuxième trêve à partir du
16 juillet 1948, et ce fut la Nakba.
Isabelle Avran
Journaliste et historienne. Coauteur de Palestine, Israël : un Etat,
deux Etats ?, Acte sud, 2011.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014
Le bourbier indochinois
Longue et meurtrière, la guerre d’Indochine (1946-1954) revêt également une
dimension symbolique. Elle constitue la première flamme de l’incendie qui
frappe l’empire colonial français après la seconde guerre mondiale, et sert ainsi
d’exemple à de nombreux peuples désireux de s’émanciper. L’année où elle
s’achève, l’insurrection algérienne commence…
De 1941 à 1945, la région a traversé tant bien que mal la zone des tempêtes de la
guerre dans le Pacifique et en Asie. A la fin du conflit, la France a été évincée sous
la double pression des Japonais et du Vietminh, un large front nationaliste dirigé
par les communistes, en particulier par Ho Chi Minh. Le 2 septembre 1945,
l’indépendance du Vietnam est proclamée dans un grand élan d’enthousiasme
populaire.
Une confiance sans bornes règne alors parmi les dirigeants français : le
gouvernement Ho Chi Minh est en fuite, ses troupes sont mal armées, encadrées
par des officiers sans expérience. Politiquement, la RDV est isolée : l’URSS
n’accorde aucune importance à ce « petit pays », et les maquis communistes
chinois sont à des milliers de kilomètres.
Affiche du film de Pierre Schœndœrffer, La 317e Section, sorti en 1965.
© Coll. Christophel.
En Indochine même, le rapport des forces évolue. Les troupes vietminh accrochent
de plus en plus le corps expéditionnaire. En France, cette guerre, qui avait
commencé dans une certaine indifférence, resurgit à chaque combat perdu. Le
mouvement protestataire est animé essentiellement par le Parti communiste
français (PCF), auquel se joignent le philosophe Jean-Paul Sartre, l’équipe de
l’hebdomadaire L’Observateur, la gauche chrétienne... Le dirigeant radical Pierre
Mendès France critique également l’obstination française, mais pour d’autres
raisons : selon lui, le sort du pays, son intérêt national, se jouent en Europe et en
Afrique.
Mais aucune des grandes puissances n’est décidée à faire observer les clauses de
Genève. Les Etats-Unis, en particulier, y sont hostiles. Une nouvelle guerre, plus
meurtrière encore, se profile. Elle durera vingt ans.
Alain Ruscio
Historien. Auteur de Histoire de la colonisation. Réhabilitations,
falsifications et instrumentalisations (ouvrage collectif codirigé
avec Sébastien Jahan), Les Indes savantes, Paris, 2008 ; de Dien
Bien Phu, mythes et réalités. Les échos d’une bataille, 1954-2004
(en collaboration avec Serge Tignères), Les Indes savantes, Paris,
2005 ; du Credo de l’homme blanc, préface d’Albert Memmi,
Complexe, Bruxelles, 2002.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014
Partout en Afrique, des syndicats, des associations, des intellectuels, des partis
politiques réclament l’égalité de traitement et la fin du racisme. Après la chute de
l’A llemagne nazie, ils peuvent s’appuyer sur le nouvel ordre mondial, dominé par
deux superpuissances qui se veulent anticolonialistes, les Etats-Unis et l’URSS, et
sur le droit international auquel les autorités coloniales ont elles-mêmes souscrit.
Réalisé en 1966 par l’écrivain sénégalais Ousmane Sembène, « La Noire de… » est le premier long-métrage signé par
un cinéaste d’Afrique noire.
DR.
Fragile et fragmentée
Dans les années 1970, presque tous les pays africains sont devenus indépendants,
faisant naître sur le continent de nouveaux espoirs et de nouvelles idées dans les
domaines les plus variés (politiques, sociaux, artistiques...). Mais, s’étant arrachée
au colonialisme en ordre dispersé, dans les frontières contestées dessinées par les
Européens et sous la férule, parfois, de dictateurs redoutés, l’A frique demeure
fragile et fragmentée. Toujours dominés, les Africains voient se multiplier les
ingérences étrangères, les coups d’Etat, les guerres civiles et les conflits sociaux qui
entravent la jouissance d’une liberté enfin retrouvée.
Tandis que les manuels scolaires français ne traitent que superficiellement des résistances
à la colonisation, les livres de classe actuellement diffusés en Afrique francophone – et
édités par Hachette… – y consacrent de nombreuses pages.
Histoire 3e (seconde moitié du XIXe siècle - XXe siècle), Hachette international, coll.
« L’Afrique et le monde », 1995.
Thomas Deltombe
Journaliste et éditeur. Coauteur de Kamerun ! Une guerre cachée
aux origines de la Françafrique, 1948-1971, la Decouverte, 2011
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014
Si l’on en croit bien des livres d’histoire, la guerre d’A lgérie débute le 1er novemb re
1954, lorsque sont échangés les premiers coups de feu et qu’apparaît un groupe
inconnu auparavant : le Front de libération nationale (FLN).
Les gouvernants ne comprennent pas ce qui est en train de se passer. Les formules
« L’A lgérie, c’est la France. Des Flandres au Congo, une seule nation, un Parlement »
et « Pas de négociation » (François Mitterrand, ministre de l’intérieur) emplissent
les discours. Pour ces officiels, la réplique va de soi : « la fermeté », c’est-à-dire la
violence, « la guerre » (Mitterrand).
C’est pourtant bel et bien une guerre coloniale qui commence en 1954. Dès ce
moment sont mis en place des moyens proprement inhumains pour terroriser non
seulement les combattants, mais toute la population, considérée comme complice,
donc coupable : ratissages, arrestations, usage de la torture, évacuations de villages
entiers et regroupements par la force des populations civiles, bombardements au
moyen parfois du sinistre napalm.
Les mois passent, la guerre s’installe. Durant cette première phase, les dirigeants
français, endormis par plus d’un siècle de certitudes coloniales (« Nous sommes
porteurs de la civilisation… les indigènes nous sont reconnaissants… »), ne
comprennent pas les enjeux. Les gouvernements de la IVe République qui se
succèdent (Pierre Mendès France, Edgar Faure, Guy Mollet…) adoptent, avec des
nuances, la même politique.
Des groupes de personnes ont préféré se vendre à l’ennemi et combattre leurs propres
frères, déjà lors des premières révoltes au XIXe siècle, en échange d’argent, de biens, de
titres. Ces groupes de harkis ont été responsables des pires répressions contre les civils
algériens. Ce sont eux qui ont été chargés de brûler les villages, des interrogatoires, de la
torture, soit de la sale besogne de l’armée française.
Cité dans Benjamin Stora, « Guerre d’Algérie et manuels algériens de langue arabe »,
Outre- Terre, n° 12, 2005.
Alain Ruscio
Historien. Auteur de Histoire de la colonisation. Réhabilitations,
falsifications et instrumentalisations (ouvrage collectif codirigé
avec Sébastien Jahan), Les Indes savantes, Paris, 2008 ; de Dien
Bien Phu, mythes et réalités. Les échos d’une bataille, 1954-2004
(en collaboration avec Serge Tignères), Les Indes savantes, Paris,
2005 ; du Credo de l’homme blanc, préface d’Albert Memmi,
Complexe, Bruxelles, 2002.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014
Commencée dans une indifférence quasi générale en 1954, la guerre d’A lgérie finit
par miner le régime. Devant les piétinements de gouvernements de plus en plus
discrédités, un homme, silencieux depuis quatre ans, attend son heure : le général
Charles de Gaulle. En 1958, les réseaux plus ou moins occultes de la mouvance
Algérie française, qu’il couvre de son autorité, s’agitent ; le 13 mai, profitant d’une
nouvelle crise gouvernementale, ils participent au coup de force qui permet à de
Gaulle de revenir au pouvoir. Si le héros de la Résistance préserve les apparences de
la légalité, ce sont bel et bien les factieux qui lui permettent de reprendre les
commandes de l’Etat.
Affiche diffusée lors du référendum de 1961 sur l’autodétermination de l’Algérie.
© Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.
Entre Trouna et Sétif, 17 juin 1962. Krim Belkacem (à gauche) discute avec deux prisonniers français, membres de
l’OAS. Photographie de Marc Riboud.
Chef historique du Front de libération nationale et signataire des accords d’Evian, Krim Belkacem est considéré comme
l’un des héros de la révolution algérienne. Tombé en disgrâce en 1967, il est contraint à l’exil. Il est retrouvé assassiné à
Francfort en 1970.
© Marc Riboud.
Dans les années 1960, des militants du monde entier convergent à Alger.
Eldrige Cleaver et Timothy Leary, deux des principaux membres du Black Panther Party (un mouvement révolutionnaire
afro-américain), s’y installent en 1969 pour fuir la répression politique aux Etats-Unis.
www.blackpanther. org / DR.
Les premières manifestations, à l’automne 1955, sont, selon tous les témoins,
maigrelettes. Progressivement, les partisans de la paix marquent des points,
conquièrent des consciences et organisent la protestation, sous des formes
publiques (manifestations, dont celle des Algériens d’octobre 1961, qui fit des
centaines de morts, puis de Charonne en février 1962, qui fit huit morts) ou
clandestines (action des « porteurs de valises », un réseau d’aide directe au FLN).
Cette guerre est par ailleurs marquée par une intervention active des intellectuels
de gauche, l’historien Pierre Vidal-Naquet, le philosophe Jean-Paul Sartre, le
mathématicien Laurent Schwartz. Certains signeront la « Déclaration sur le droit
à l’insoumission » – c’est-à-dire le droit de refuser de faire son service militaire en
Algérie –, dit « Manifeste des 121 », en septembre 1960.
Le 18 mars 1962 sont signés les accords d’Evian. Le bilan est très lourd : des
dizaines de milliers de morts et de blessés côté français, des centaines de milliers
côté algérien, dont une immense majorité de civils.
Document
Dans un article publié en février 2001 par Le Monde diplomatique, Maurice T. Maschino analysait la manière dont le
pouvoir politique fait obstacle au travail des historiens sur la guerre d’Algérie.
Septembre 1957 : composée de diverses personnalités et nommée par le gouvernement français sous la pression
de l’opposition de gauche, la commission de sauvegarde des droits et des libertés individuelles constate, dans un
rapport accablant, que la torture est une pratique courante en Algérie.
Décembre 2000 : devant l’émoi suscité par la publication, dans Le Monde, de nouveaux témoignages sur la
torture, le premier ministre [Lionel Jospin] estime qu’il s’agit là de « dévoiements minoritaires ». Première
contrevérité. Mais il n’est pas hostile, ajoute-t-il sans rire, à ce que les historiens fassent la lumière sur ces
« dévoiements » : deuxième contrevérité. Contrairement à son engagement du 27 juillet 1997, et sauf dérogation
durement arrachée, les archives les plus sensibles ne sont toujours pas consultables.
Alain Ruscio
Historien. Auteur de Histoire de la colonisation. Réhabilitations,
falsifications et instrumentalisations (ouvrage collectif codirigé
avec Sébastien Jahan), Les Indes savantes, Paris, 2008 ; de Dien
Bien Phu, mythes et réalités. Les échos d’une bataille, 1954-2004
(en collaboration avec Serge Tignères), Les Indes savantes, Paris,
2005 ; du Credo de l’homme blanc, préface d’Albert Memmi,
Complexe, Bruxelles, 2002.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014
Les premiers mouvements nationalistes qui, à partir des années 1920, rejetaient
l’impérialisme occidental et la mainmise coloniale sur leur pays se renforcent après
la seconde guerre mondiale. Au lendemain des accords de Genève qui, le 20 juillet
1954, mettent un terme à l’Indochine française, une trentaine de pays asiatiques
ont acquis leur indépendance. Dans le contexte de guerre froide qui divise le monde
en deux blocs, soviétique et occidental, ces pays nouvellement souverains veulent
accélérer l’indépendance des autres colonies. Parce que l’A sie est le continent où les
puissances coloniales ont connu leurs premières défaites, c’est dans la petite ville de
Bandung, sur l’île indonésienne de Java, que la Birmanie, Ceylan (aujourd’hui le
Sri Lanka), l’Inde, l’Indonésie, et le Pakistan décident d’organiser la première
conférence afro-asiatique du 18 au 24 avril 1955.
Vingt-neuf pays répondent à leur invitation : quinze pays d’A sie (Afghanistan,
Birmanie, Cambodge, Ceylan, Chine, Inde, Indonésie, Japon, Laos, Népal,
Pakistan, Philippines, Thaïlande, République démocratique du Vietnam, Etat du
Vietnam), neuf pays du Proche-Orient (Arabie saoudite, Egypte, Irak, Iran,
Jordanie, Liban, Syrie, Turquie et Yémen) et six pays africains (Côte-de-l’Or
[actuel Ghana], Ethiopie, Liberia, Libye, Somalie et Soudan).
[Une fois proclamée], la jeune République populaire de Chine entame des relations
fructueuses avec ses voisins et les pays décolonisés. En décembre 1953, Zhou Enlai
reçoit une délégation indienne et présente pour la première fois ses cinq principes de
coexistence pacifique : respect mutuel de l’intégrité territoriale et de la souveraineté ;
non-agression mutuelle ; non-ingérence mutuelle ; bénéfices mutuels ; coexistence
pacifique. (...) Ces cinq principes produisent une influence telle sur la scène
internationale qu’ils deviennent la norme fondamentale de règlement des conflits entre
les Etats.
Putong gaozhong Kecheng bioazhun shiyan jiaokeshu. Lishi yi (« Manuel expérimental
officiel du programme des lycées généraux. Histoire 1 »), Maison d’édition de l’éducation
populaire, 2007.
Françoise Feugas
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014
Le 23 juillet 1952, un coup d’Etat militaire renverse en Egypte le roi Farouk, qui
était soutenu par le Royaume-Uni. Les Officiers libres – groupe d’officiers de grade
intermédiaire qui s’est constitué pendant la guerre de Palestine de 1948-1949 –
prennent le pouvoir. Leur programme très général est accepté par l’ensemble des
formations politiques, des communistes aux Frères musulmans en passant par le
Wafd, le grand parti libéral du pays. Il s’articule autour de la réforme de l’armée, de
l’indépendance nationale, de la lutte contre la corruption et la féodalité. Une
réforme agraire limitant la propriété est rapidement adoptée. Les terres
expropriées, qui appartiennent à la famille royale, sont vendues, favorisant les
petits propriétaires – groupe social qui sera le soutien populaire du nouveau
régime.
Le 18 juin 1953, la république est instaurée et, en 1954, Gamal Abdel Nasser, l’un
des Officiers libres, élimine le général Mohammed Néguib, porté au pouvoir en
1952, et devient l’homme fort du pays. Il souhaite moderniser l’Egypte, développer
l’industrie lourde et créer un secteur public puissant.
Les trois pays qui se sentent menacés – Royaume-Uni, France et Israël – décident
d’intervenir militairement pour reprendre le contrôle du canal. Mais les réactions
internationales – en particulier les réprimandes des Etats-Unis, furieux de n’avoir
pas été consultés – conduisent Français et Britanniques à faire marche arrière.
Une résolution est présentée conjointement par Moscou et Washington – une
première depuis longtemps – au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations
unies (ONU), ordonnant un cessez-le-feu.
« Gare centrale », film de Youssef Chahine, 1958.
Dès son premier film (Papa Amin, 1950), Youssef Chahine s’inscrit de plain-pied dans l’âge d’or du cinéma égyptien.
De comédies en œuvres militantes en passant par Gare centrale, un drame néoréaliste qui assoit sa réputation
internationale, ce fin observateur de l’Egypte critique la mondialisation et l’intégrisme, mais se heurte fréquemment à la
censure. © Coll. Christophel.
L’expédition de Suez est un échec complet pour les Européens. L’éviction des
anciennes puissances coloniales se fait au profit de l’URSS, qui aide finalement à
la construction du barrage d’A ssouan, contribuant ainsi à l’électrification du pays et
à l’accélération de son industrialisation.
La défaite des forces égyptiennes lors de la guerre de juin 1967 face à Israël porte
un coup sévère à l’image de Nasser : une partie du territoire national, le Sinaï, est
occupée. L’incroyable mouvement populaire qui s’exprime lors de la mort de Nasser
en septembre 1970 – plusieurs millions de personnes prennent partà ses
funérailles – démontre néanmoins la force des idées qu’il a portées, même si les
réalisations n’ont pas toujours été à la hauteur de ses ambitions.
BÊTISIER
● Jusqu’en 1999, les manuels scolaires israéliens : présentaient la victoire juive lors de
la guerre de Palestine comme le succès de David contre Goliath. « Sur le plan
numérique, la confrontation était horriblement déséquilibrée. La communauté juive
rassemblait 650 000 personnes ; ensemble, les Etats arabes en comprenaient
40 millions », écrivait un livre édité par le ministère de l’éducation en 1984.
● Quinze ans plus tard, le manuel dirigé par l’historien Eyal Naveh propose un tout
autre récit : « Sur presque tous les fronts et dans presque toutes les batailles, les Juifs
avaient l’avantage sur les Arabes en termes de préparation,d’organisation,
d’équipement, mais aussi de nombre de combattants professionnels. » A peine arrivé au
pouvoir en 2001, le gouvernement conservateur d’Ariel Sharon décidera d’interdire
l’usage de cet ouvrage dans les écoles…
Agnès Levallois
Journaliste, spécialiste du Proche-Orient.
VII. De la décolonisation à la fracture Nord-Sud (1945-1970) •
Manuel d’histoire critique, 2014
Mais, affaiblis sur les plans économique et politique, divisés, les nouveaux Etats ne
parviennent pas à lutter efficacement contre l’emprise des pays occidentaux :
l’inégalité des échanges ne disparaît pas, elle change de forme. Ainsi, même après
la vague de libérations nationales, la colonisation continue de peser sur le destin de
la plupart des pays indépendants.
Président du Gabon de 1967 à sa mort en 2009, Omar Bongo apparaît comme le symbole de la « Françafrique ». Il s’est
affiché avec chaque président français de Charles de Gaulle à Nicolas Sarkozy. Son fils, Ali Bongo, a pris la relève avec
François Hollande.
© Keystone-France ; © STF/AFP. ; © Gérard Fouet/ AFP ; © Patrick Kovarik/AFP ; © Gérard Cerles/AFP ; © Mustafa
Yalci/Anadolu Agency/AFP.
L’« aide au développement » – octroyée sous la forme de prêts par la Banque
mondiale, les Etats riches ou les banques occidentales – s’assortit parfois de
l’obligation d’achats de produits finis à des prix qui ne cessent d’augmenter. Pour
pouvoir faire face, les économies du Sud sont contraintes de renforcer les cultures
d’exportation, l’extraction minière et de miser sur une augmentation des prix des
matières premières (sur lesquels elles n’ont pas toujours prise). Dans les
années 1980, l’effondrement des cours de ces matières premières – notamment
agricoles, comme le café ou le cacao – provoque une crise de la dette qui permet au
Fonds monétaire international (FMI) d’imposer sa logique néolibérale (lire p.
152).
Françoise Feugas
Journaliste, membre de la rédaction du site Orient XXI.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses »
(1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
Si la seconde moitié des années 1940 ouvre une ère de réformes sociales en Europe
de l’Ouest, la vision rétrospective d’un paradis social tient du mirage. Les Jours
heureux, texte de compromis entre les composantes du CNR, laisse de côté de
nombreuses questions, dont celle de la décolonisation. Lorsque débute la guerre
froide (1947), l’élan de la Libération est déjà brisé ; l’année suivante, le
gouvernement envoie les chars d’assaut mater les mineurs grévistes du Nord et de
l’Est. Malgré les réformes, la majorité des outils de production demeurent aux
mains du privé et soumis à la logique du profit. Comme le note l’historien
américain Richard Kuisel, « la planification française prit un caractère néolibéral
plutôt que socialisant ou syndicaliste ».
Une telle issue n’allait pas de soi à un moment où l’avenir balançait entre
socialisme et social-démocratie, et non pas, comme aujourd’hui, entre libéralisme et
social-libéralisme. Comme au temps du New Deal, les milieux dirigeants aspiraient
à moderniser le capitalisme pour le sauver. « La classe ouvrière, qui avait été à la
pointe de la Résistance, observait en juin 1947 le président de la République Vincent
Auriol, pensait obtenir des réformes profondes de structure, et elle a vu revenir le même
système économique avec les égoïsmes sociaux, et rien n’a changé dans les rapports du
capital et du travail ». Il en ira ainsi jusqu’à Mai 68.
Publicité pour les téléviseurs Philips, 1965.
© Coll. Jonas/Kharbine-Tapabor.
Des années 1950, on retient plus facilement la hausse du niveau de vie que les
guerres coloniales ; la croissance pétillante que les conditions de travail dantesques
dans la chimie, les ports ou le secteur féminisé de l’agroalimentaire. Ainsi, en 1962,
on dénombre en France deux mille cent morts d’accidents du travail ; quatre fois
plus qu’en 2012, pour une population active bien moins nombreuse.
Reste qu’au Nord comme au Sud les sociétés d’après-guerre partagèrent une
caractéristique commune : l’ordre établi y fut radicalement contesté ; une part
significative des populations désirait son renversement. Le rapport optimiste à
l’avenir tenait alors à la conviction que tout pouvait basculer, qu’un autre monde
était à portée de main, autant – si ce n’est davantage – qu’à la démocratisation du
téléviseur et de la cuisine équipée. On touche là au paradoxe des nostalgiques
« trente-glorieux » : ils regrettent à présent un ordre que leurs aînés combattaient
hier.
Pierre Rimbert
Rédacteur en chef du Monde diplomatique. Auteur de
« Libération » de Sartre à Rotschild, Raisons d’agir, 2005.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses »
(1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014
Entre 1945 et 1960, 800 000 enfants naissent chaque année (phénomène qu’on a
appelé le « baby-boom »). Parallèlement, tandis que l’exode rural, interrompu
pendant le conflit, reprend – dans les années 1950, un provincial arrive à Paris
toutes les quatre minutes –, les flux migratoires se développent. Des Espagnols, des
Italiens mais aussi des Algériens et des Marocains viennent travailler dans le
bâtiment ou l’industrie. Créé en 1945, l’Office national d’immigration (ONI)
recrute directement dans les pays d’émigration. Mais ce système fonctionne mal et
la plupart des arrivées se passent hors du cadre de l’ONI. Bien souvent, les
entreprises envoient des émissaires sur place pour sélectionner leurs travailleurs.
En 1975, la France compte plus de 3 millions d’étrangers, dont 759 000 Portugais,
711 000 Algériens, 497 000 Espagnols, 463 000 Italiens et 260 000 Marocains.
Cette forme d’habitat est aujourd’hui affublée de tous les maux : monotonie,
absence de vie sociale, enclavement, urbanisme criminogène, mauvaise qualité des
matériaux. Mais durant les « trente glorieuses », l’installation dans ces grands
ensembles au confort moderne était vécue comme un progrès par les habitants,
dont beaucoup n’avaient connu que les bidonvilles ou les appartements surpeuplés.
La paupérisation des cités de banlieue trouve son origine dans la crise qui frappe la
France à partir de 1973 et dans le virage des politiques urbaines. En créant l’aide
personnalisée au logement (APL) et diverses incitations à l’accession à la propriété,
la loi Barre de 1977 (du nom du premier ministre Raymond Barre) remplace
l’« aide à la pierre » par l’« aide à la personne ». Tandis que le nombre de
constructions nouvelles chute à cause de la diminution des subventions, les
résidents les plus solvables, souvent français, profitent de ce coup de pouce
individualisé pour quitter les grands ensembles. A mesure que la crise économique
et les délocalisations transforment les ouvriers en chômeurs, seuls les locataires
captifs, pour beaucoup des immigrés et des descendants d’immigrés, demeurent
dans ces quartiers.
Document
Ministre du logement à la fin de la présidence de Georges Pompidou, Olivier Guichard (1920-2004) met fin à la
construction de grands ensembles en 1973. Le 17 mai, il en explique les raisons devant l’Assemblée nationale.
D’une façon générale, on peut dire que l’urbanisme français a été pauvre, et donc appauvrissant pour l’homme.
L’aménagement urbain s’est contenté le plus souvent d’améliorer la circulation automobile. Les blocs d’habitation
se sont alignés ; blocs sans beauté, alignements sans vie. On a fait du fonctionnel, en oubliant presque toujours
que la beauté du décor quotidien est aussi une fonction que l’architecte doit assurer. On a cédé à la tentation du
gigantisme surtout à cause de l’organisation très concentrée du secteur du logement dans notre pays. Les offices
d’HLM, naturellement poussés à bloquer l’ensemble de leurs programmes de construction sur un site, ont réalisé
des ensembles massifs parce qu’ils étaient des intervenants massifs. Plus que des habitations à loyer modéré, on a
fait des quartiers à loyer modéré.
Benoît Bréville
Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses »
(1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014
Photomontage, avec de gauche à droite Nina Simone, Archie Shepp, Jack Kerouac, l’affiche du film La dialectique peut-
elle casser des briques ?, Bob Marley et Paul Simonon, le bassiste des Clash (image tirée de la couverture de l’album
London Calling).
Des années 1950 aux années 1970, tandis que se mettent en place la société de
consommation et le règne des médias de masse, la jeunesse apparaît, pour la
première fois de manière aussi nette, comme une catégorie particulière de la
population, avec ses valeurs propres, son style, ses revendications : elle représente
désormais un marché. L’air du temps est remuant, hardi. On croit que l’avenir peut
s’inventer. La modernité est à l’honneur et elle doit être insolente vis-à-vis du passé.
C’est sous le signe de la liberté, de la libération des préjugés, des règles en place, des
illusions, que se définit le champ des sensibilités. Les voies sont multiples, mais
toutes sont porteuses de révolte.
Il est une autre façon de lutter contre l’aliénation : refuser le bon goût, la culture
légitime, autrement dit la hiérarchie des valeurs et donc l’ordre en place. Contre
l’opposition entre « grande culture » et culture populaire se développe une « contre-
culture » délicieusement choquante, qui affirme la rébellion et la transgression : le
rock (dès 1956), la bande dessinée (en 1960 naît Hara-Kiri, journal bête et
méchant), les genres considérés comme « mineurs » (roman policier, science-
fiction…).
Pendant ces trois décennies, c’est avant tout le refus de la résignation et des
modèles, la croyance dans le pouvoir de la révolte partagée qui donnent aux arts
leur vitalité et leur rayonnement, jusqu’au punk et au reggae.
Quand vous êtes enceinte et que vous ne voulez pas garder votre enfant, préférez-vous :
• les aiguilles à tricoter
• la branche de vigne
• le fil de fer, de cuivre, de laiton, barbelé
• faire le trottoir pour vous procurer 2 000 francs ?
Evelyne Pieiller
Journaliste au Monde diplomatique. Auteure de l’ouvrage Le Rock
raconté aux ados, Au diable Vauvert, 2013.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses »
(1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014
Les images d’époque filmées en vidéo par Carole Roussopoulos (Debout !, Y a qu’à
pas baiser…) en témoignent : le mouvement est désordonné, joyeux, drôle, insolent,
rétif à toute autorité. Ce féminisme dit « de la deuxième vague » (la première étant
celle de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, en faveur du droit de vote)
produit une réflexion théorique solide : les filles du baby-boom sont les premières à
accéder en masse à l’université. Elles sont rejointes par d’autres, plus âgées.
Le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) œuvra à la légalisation de l’IVG en France.
Il se fractionna en 1975, après le vote de la loi Veil.
© Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.
Mona Chollet
Cheffe d’édition au Monde diplomatique. Auteure de Beauté fatale.
Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Zones, 2012.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses »
(1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014
« Liberté d’expression », affiche d’Adolfo Mexiac réalisée pendant les Jeux olympiques de Mexico en 1968.
DR.
Dès janvier, un congrès se tient à La Havane, en présence de nombreux
intellectuels, dont Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Michel Leiris. Auréolé
de l’action d’Ernesto Che Guevara, tué, avec l’aide de la CIA, par des militaires
boliviens en octobre 1967, le pouvoir cubain étend son influence sur l’ensemble de
l’A mérique latine et dans le reste du tiers-monde, tout en tenant tête aux Etats-
Unis, qui incarnent l’impérialisme. Les manifestations contre la guerre du
Vietnam et les bombardements de civils – et parfois, dans les pays de l’Europe de
l’Est, contre la présence soviétique – se multiplient dans le monde entier,
constituant un dénominateur commun de la jeunesse. Au Japon, par exemple, les
étudiants de la Zengakuren – qui rejettent à la fois le communisme, chinois
comme russe, et le capitalisme américain – s’allient avec les paysans pour
manifester violemment, en avril, contre l’implantation d’un aéroport destiné aux
Américains à Narita et contre la base américaine d’Okinawa.
L’année 1968 a été souvent présentée comme une révolte planétaire associée à une
forme d’homogénéisation culturelle de la contestation de la jeunesse contre le
pouvoir et les hiérarchies universitaires, familiales, et, dans certains pays
européens, contre les entreprises et les Eglises. Les idées, les slogans et les formes
de lutte ont circulé d’un bout à l’autre de la planète, de même que les musiques –
rock et pop –, les styles de vie, les modèles culturels et les valeurs.
Révoltes de 1968
« Printemps de Prague »
Affiche réalisée par des étudiants tchèques pendant le « printemps de Prague » en 1968. Le soldat de l’armée rouge est
vu comme un libérateur en 1945 et comme un assassin en 1968.
DR.
D’autres luttes ont été violemment réprimées par le pouvoir politique, en Tunisie,
au Sénégal et surtout au Mexique. Le mouvement étudiant mexicain, qui débute
par des débats sur l’autonomie des universités et le renouveau de la démocratie,
dure plus de deux mois (26 juillet - 2 octobre). Le 2 octobre, au cours d’un meeting
place des Trois-Cultures à Mexico, l’armée tire et fait 200 à 300 morts. Le
président du pays voulait absolument rétablir l’ordre avant l’ouverture des Jeux
olympiques le 12 octobre. Une opération couronnée de succès : les médias
internationaux ne retiennent que le poing levé et ganté de deux coureurs afro-
américains sur le podium, pour dénoncer la ségrégation aux Etats-Unis. Les morts
mexicains sont tombés dans l’oubli.
La contestation n’a pas pris fin en 1968. En Italie, tout au long des années 1970, des
militants se convertissent à la lutte armée, comme le raconte ce manuel de 2008.
Le terrorisme de droite se distingue par l’usage d’attentats à la bombe dans des lieux
publics, causant des massacres aveugles dans le but de diffuser un sentiment de panique
et de favoriser un tournant autoritaire. L’image d’un Etat faible et miné par la corruption,
l’existence d’un terrorisme de droite et la psychose d’un coup d’Etat (…) contribuent à la
naissance d’un terrorisme de gauche. En fait, le principe de la lutte armée était depuis
longtemps la pierre angulaire de toutes les idéologies extrémistes et révolutionnaires que
le mouvement de 1968 avait contribué à idéaliser et à diffuser. Mais alors, pour la
première fois – tirant leur inspiration du modèle de la guérilla latino-américaine et du
terrorisme palestinien –, des brigades organisées sont formées. (…) Aux incendies
criminels isolés succèdent les séquestrations de patrons d’industrie et de magistrats.
Michelle Zancarini-fournel
Professeure d’histoire d’histoire contemporaine à l’université Lyon
I - Auteure de l’ouvrage le mouvement 68. une histoire contestée,
Seuil 2008.
VIII. Un pays en croissance : la France des « trente glorieuses »
(1945-1973) • Manuel d’histoire critique, 2014
Chantage au chômage
« Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs en France, ça sera la révolution »,
prédisait Georges Pompidou en 1967. Dix ans plus tard, la barre du million de
demandeurs d’emploi est franchie, les fermetures d’usines s’enchaînent et
aucun soulèvement populaire ne voit le jour. Car le chômage de masse installe
chez les salariés une « peur sociale » peu propice aux mobilisations.
Les « trente glorieuses » n’ont jamais aussi bien porté leur nom qu’entre 1968 et
1973 : la France est alors la quatrième puissance économique mondiale, sa balance
commerciale est largement excédentaire et la croissance annuelle de son produit
intérieur brut (PIB) dépasse les 5 %. Le contexte de quasi-plein-emploi favorise les
mobilisations de travailleurs, et les syndicats enchaînent les conquêtes sociales : la
section syndicale d’entreprise en 1968, les quatre semaines de congés payés en
1969, la création du salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) et
les indemnités journalières de maternité en 1970, la durée maximale du travail en
1971, le droit pour les travailleurs immigrés de participer aux élections
professionnelles et la généralisation des retraites complémentaires en 1972.
Austérité et précarité
En janvier 1973, la France compte 360 000 demandeurs d’emploi. Quatre ans plus
tard, ils sont plus de 1 million – des ouvriers, des jeunes, des non- diplômés.
Convaincu que le phénomène sera de courte durée, le gouvernement Chirac (1974-
1976) s’attaque aux symptômes plutôt qu’aux causes. Il fait voter un régime
d’indemnisation très avantageux pour les chômeurs, mais, en l’absence de reprise
économique, la mesure a pour effet de creuser le déficit. Avec la nomination de
Raymond Barre au poste de premier ministre, la réduction de la dette publique
devient la première priorité, au détriment de la lutte contre le chômage. Cette
politique d’austérité, qui privilégie la lutte contre l’inflation et la stabilité
budgétaire, gouvernera les orientations économiques de la France pendant les trois
décennies suivantes. Seuls les premiers mois du septennat de François Mitterrand
échappent à la règle : en 1981-1982, le gouvernement socialiste opte pour la relance
et le partage de l’emploi (augmentation du SMIC, instauration de la semaine de
39 heures et de la retraite à 60 ans), mais la balance commerciale se dégrade et il
en revient à l’austérité en 1983. L’année suivante, la barre des 2 millions de
chômeurs est franchie.
Le studio de la radio Lorraine cœur d’acier à Longwy. Photographies d’André Lejarre, 1979.
Entre 1974 et 1980, la sidérurgie lorraine est amputée de 41 000 emplois. Ouvriers et syndicats se mobilisent et, en
1979, sous l’impulsion de la CGT, une radio pirate voit le jour pour porter leurs revendications : Lorraine cœur d’acier se
fait notamment l’écho de la grande manifestation des sidérurgistes organisée à Paris en mars 1979.
© André Lejarre/Le Bar Floréal.
Le chômage de masse déplace la « peur sociale » dans le camp des salariés. Sous la
menace permanente d’un licenciement, ces derniers se mobilisent moins pour
obtenir de meilleures conditions de travail que pour protéger leur emploi. Dans
l’impossibilité de faire jouer la concurrence entre entreprises, ils doivent se plier
aux conditions d’employeurs qui n’hésitent pas à manier le chantage à l’embauche
pour obtenir, avec succès, des « assouplissements » au code du travail. En 1979,
Barre fait voter la première loi sur les contrats à durée déterminée. En 1985,
Laurent Fabius encourage le recours à l’intérim. En 1986, Jacques Chirac favorise
le travail à temps partiel. La banalisation de la précarité ne déclenche ni grève ni
mouvement social, car, ainsi que l’observe le syndicaliste Henri Krasucki dans un
film réalisé par Gilles Balbastre (Le chômage a une histoire), « il n’y a pas de
moyen de coercition plus violent des employeurs contre les employés que le
chômage ».
BÊTISIER
Nonobstant leur rôle de chefs d’orchestre dans les politiques d’austérité, dans la
dérégulation de la finance et dans la libéralisation du commerce mondial, les institutions
financières internationales sont présentées sous un jour très favorable dans le manuel
de première publié par Belin en 2011. « Les mouvements de capitaux et les différences
de croissance entre zones entraînent des crises régulières, que des organismes
internationaux (FMI, OMC) s’efforcent d’atténuer », écrivent les auteurs, qui, quelques
pages plus loin, associent xénophobie et protectionnisme : « Lors des crises
économiques, l’affirmation de la xénophobie se traduit par des émeutes, des lois
protectionnistes (…), des manifestations racistes et des expulsions massives. »
Benoît Bréville
Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique.
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel
d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
Alors que l’économie mondiale est en crise et que le chômage décolle, Reagan aux
Etats-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni adoptent, sous l’influence d’un
courant intellectuel en gestation depuis plusieurs décennies (lire p. 150), une
politique économique dite « de l’offre » (supply-side), dont la logique pourrait se
résumer ainsi : on ne vient pas en aide aux chômeurs ou aux démunis en leur
versant des indemnités, mais en facilitant l’activité des entreprises (baisse de leur
fiscalité, réduction du « coût du travail », accès au crédit, etc.). S’impose alors un
peu partout dans le monde l’idée que seules les entreprises créent l’emploi et que
défendre l’intérêt général commande de satisfaire les exigences patronales.
Conséquence immédiate, ceux que Rand identifiait hier – avec un sens prononcé
du dramatique – comme une « minorité persécutée » se hissent au rang de héros
modernes. Les chefs d’entreprise – bientôt rebaptisés « créateurs de richesse » –
sont désormais à l’honneur dans les médias.
En France, Bernard Tapie incarne très vite le self-made man patronal dynamique,
sportif et audacieux. Entre 1986 et 1987, il anime l’émission « Ambitions » sur
TF1 (alors en cours de privatisation). Le concept ? Aider un jeune à monter son
entreprise, en direct. D’anciens journaux anticapitalistes chantent à leur tour les
louanges de l’entreprise, seule capable de pulvériser les « conservatismes » –
entendre : le système d’organisation sociale antérieur à la révolution néolibérale.
« Comme ces vieilles forteresses reléguées dans un rôle secondaire par l’évolution de
l’art militaire, la masse grisâtre de l’Etat français ressemble de plus en plus à un
château fort inutile. La vie est ailleurs, elle sourd de la crise, par l’entreprise, par
l’initiative, par la communication », écrivent ainsi Serge July et Laurent Joffrin
dans Libération en 1984.
A gauche : le livre Do it ! de Jerry Rubin, paru en 1970, s’est imposé comme un manifeste de la génération hippie aux
Etats-Unis. A droite : Jerry Rubin en 1980 à Wall Street, dans les bureaux de son nouvel employeur, le fonds
d’investissement John Muir Company. Apôtre de la contre-culture américaine des « sixties », Jerry Rubin participe en
1967 à la fondation du Youth International Party – une formation politique qui se caractérise par ses idées radicales et
son antimilitarisme affirmé. Après la guerre du Vietnam, Rubin se convertit au monde des affaires ; il œuvre à la
promotion de l’idéologie entrepreneuriale aux Etats-Unis et devient un fidèle soutien de Ronald Reagan.
© DR ; © Bettmann/Corbis.
Sous l’effet des politiques que ces discours justifient en France (désindexation des
salaires sur l’inflation en 1983, suppression de l’autorisation administrative de
licenciement en 1986, etc.), la part de la richesse produite chaque année revenant
aux salaires décroît (de 72 % à 69 % entre 1986 et 2009), cependant que celle
revenant aux dividendes bondit (de 3,2 % à 8,5 % entre 1982 et 2007).
La priorité accordée aux actionnaires perdure aujourd’hui encore. Elle repose sur
l’idée que la robustesse du secteur privé garantit la croissance et la réduction du
chômage : « Ce sont les entreprises qui créent les emplois », proclame un
communiqué du Mouvement des entreprises de France (Medef) du 13 mars 2013.
Or rien n’indique que ce soit le cas. Comme l’écrit l’économiste Frédéric Lordon,
« les entreprises n’ont aucun moyen de créer par elles-mêmes les emplois qu’elles
offrent : ces emplois ne résultent que de l’observation du mouvement de leurs
commandes dont, évidemment, elles ne sauraient décider elles-mêmes, puisqu’elles leur
viennent du dehors – c’est-à-dire du bon vouloir dépensier de leurs clients ». Autrement
dit, ce ne sont pas les entreprises, mais la demande des consommateurs qui dope
l’activité économique et conduit à la création d’emplois. Pour lutter contre le
chômage, mieux vaudrait donc relancer le marché intérieur en augmentant les
salaires que se soumettre à l’idée que ces derniers représentent un « coût » grevant
l’activité économique.
Renaud Lambert
Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique.
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel
d’histoire critique, 2014
« Chicago boys »
Alors que depuis la seconde guerre mondiale l’intervention publique stimulait la
croissance économique, les gouvernements se tournent désormais vers le libre jeu
du marché : « Il n’y a pas d’alternative », proclame Thatcher. Le néolibéralisme
conquiert les principales capitales européennes et les organisations internationales
(Banque mondiale, Fonds monétaire international, Commission européenne).
Dans le sillage des « révolutions conservatrices », les même recettes s’appliquent
partout. Les Etats réduisent leurs dépenses, privatisent les entreprises publiques et
déréglementent de larges pans de l’économie nationale. C’est ce que fait, par
exemple, le gouvernement de Jacques Chirac entre 1986 et 1988.
Socialement, le néolibéralisme n’a bien sûr rien de neutre. Il accroît les inégalités
sociales et les légitime. Sa force réside sans doute dans le fait de s’être doté
d’institutions, l’Organisation mondiale du commerce par exemple, qui l’ont
pérennisé. Faute de concurrence à gauche, il s’est, en outre, petit à petit imposé
comme idéologie dominante.
MANUEL SCOLAIRE BOLIVIEN
Au cours des quatre dernières décennies, le PIB des 20 pays les plus riches s’est accru
de 300 %, quand celui des 20 pays les plus pauvres n’augmentait que de 26 %. Les
20 pays les plus riches utilisent 74 % des lignes téléphoniques mondiales, contre 1,5 %
pour les 20 pays les plus pauvres. Ils consomment 58 % de l’énergie mondiale, contre
4 % pour les plus pauvres. Ainsi, les principaux bénéficiaires de la mondialisation sont
les Etats développés. Ils contrôlent les grandes institutions économiques internationales
(FMI, OMC, Banque mondiale). Ils ont bâti un système de régulation qui sert leurs
intérêts. Grâce à la disparition des barrières douanières, favorisée par les politiques de
libéralisation, ils ont pu accéder à de nouveaux marchés et y diffuser leurs produits. (…)
Nombre d’Etats ont aujourd’hui moins de pouvoir que les entreprises multinationales.
Celles-ci ont de puissants moyens d’influer sur les décisions des gouvernements dans les
pays faibles ou petits.
José Manuel Fernández Ros, Jesús Gonzáles Salcedo et Germán Ramírez Aledón, Historia
del mundo contemporáneo, Santillana, 2008.
François Denord
Préfacier de David Harvey,Brève Histoire du néoliberalisme, Les
Prairies ordinaires, 2014
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel
d’histoire critique, 2014
Tout bascule le 15 août 1971. 53 milliards de dollars circulent alors dans le monde,
soit cinq fois plus que les stocks d’or des Etats-Unis. La confiance dans le billet vert
s’effrite. En réaction, le président américain Richard Nixon met fin à la libre
convertibilité du dollar en or, ce qui débouche sur la variation des monnaies les
unes par rapport aux autres. Le FMI perd de sa superbe…
Le FMI revient alors sur le devant de la scène pour « venir en aide » aux pays
endettés. En échange, il leur impose des plans d’ajustement structurel :
privatisations massives, dévaluations, promotion des exportations au détriment des
besoins locaux, coupes budgétaires, etc. Le nœud coulant de la dette se resserre et
le FMI impose ses choix à la plupart des pays du Sud. Selon Jean Ziegler, l’ancien
rapporteur spécial auprès de l’Organisation des Nations unies sur la question du
droit à l’alimentation dans le monde, « le service de la dette est le geste visible de
l’allégeance ». Sur le plan social, le résultat s’avère dramatique.
Le robinet du crédit
Contestées au Sud, les recettes du FMI trouvent une nouvelle vie au Nord, dans la
foulée de la crise financière de 2007-2008. En Europe, il s’allie avec la Commission
européenne et la Banque centrale européenne (BCE) pour former une « troïka »
qui impose l’austérité aux pays en difficulté (Grèce, Irlande, Portugal, Chypre,
Espagne…).
Même si elle veut se présenter sous un jour plus humain, la Banque mondiale
fonctionne selon des principes comparables. Dès sa création, elle finance des
puissances coloniales comme la France ou les Pays-Bas, alors en guerre contre des
peuples en lutte pour leur émancipation. Lors des indépendances, elle organise le
transfert de la dette de certaines métropoles vers leurs anciennes colonies.
BÊTISIER
● C’est en des termes fort peu critiques que le manuel franco-allemand (Nathan/Klett,
tome 2, 2012) décrit l’impérialisme européen du XIXe siècle : « L’Europe est le centre
du monde. Ses navires sillonnent les mers du globe. Ses entrepreneurs dominent le
marché mondial. Des millions d’émigrants européens répandent aux quatre coins du
monde leur langue, leur culture, leurs croyances », écrivent les auteurs, qui ne se
préoccupent guère de distinguer les émigrants (vers les Etats-Unis, l’Argentine...) des
colons.
● En 2004, le génocide des Tutsis, massacrés par les Hutus au Rwanda, est vieux de dix
ans. Cette année-là, Nathan publie un manuel de terminale décrivant ainsi cette
tragédie qui fit plusieurs centaines de milliers de morts : « Le Rwanda a connu un
génocide entre Hutus et Tutsis. » Imagine-t-on de lire que « la Pologne a connu un
génocide entre nazis et juifs » ?
Eric Toussaint
Maître de conférence à l’université de Liège et président du
CADTM Belgique.
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel
d’histoire critique, 2014
Sur la carte des câbles télégraphiques sous-marins, la tête du réseau est située à
Londres, capitale d’un empire victorien qui a inauguré le premier câble, entre
Douvres et Calais, en 1851 et achevé de ceinturer le globe avec le transpacifique, en
1902. L’Eastern Telegraph Company possède sur les communications un monopole
commercial qui en fait l’intermédiaire obligé des grandes puissances pour leur
envoi de communiqués. Le Foreign Office en tire un avantage stratégique et
diplomatique de poids.
Les attaques du World Trade Center comptent parmi les événements les plus photographiés de l’histoire. Pourtant, les
télévisions et les journaux français, américains, britanniques, etc., ont tous diffusé les quelques mêmes images. Ce
paradoxe témoigne de la globalisation des représentations médiatiques ainsi que du contrôle croissant des images par
les grands groupes de diffusion. Avec pour conséquence un appauvrissement de l’offre visuelle.
Libération, USA Today, The New York Times, Le Monde, CNN, TF1, LCI.
Pourtant, à la même époque, sous la pression du mouvement des pays non alignés,
le débat sur l’accès inégal aux flux et technologies de l’information fait irruption
dans les instances internationales. Environ 85 % des informations mondiales sont
alors produites par quatre agences de presse (AP, UPI, Reuters, AFP). Le tiers-
monde propose des politiques publiques de régulation. En vain.
A la bulle discursive sur le « village mondial » répond la
bulle spéculative sur les valeurs boursières.
A la bulle discursive sur le « village global » répond la bulle spéculative sur les
valeurs boursières. La première est en porte-à-faux avec les réalités des « fractures
num ériques », reflets de fractures sociales ; la seconde, avec l’économie réelle. En
2007, les pays industrialisés comptaient 62 internautes pour 100 habitants ; les
pays en développement, où l’accès est globalement plus cher, 17. Le prix moyen
pour vingt heures de connexion y variait de 50 à 170 dollars, contre 2 à 15 dollars
dans les pays favorisés.
Surveillance généralisée
Trois phénomènes malmènent le paradigme de la communication libre-échangiste
au seuil du XXIe siècle. Sur fond de lutte contre le terrorisme, les politiques
sécuritaires précipitent le resserrement de la surveillance du mode de
communication des personnes, des biens et des messages, avec toute une panoplie
de technologies de la traçabilité (fichage, empreintes génétiques, vidéosurveillance,
puces RFID [Radio Frequency Identification], écoutes, drones, etc.).
Parallèlement, l’ébranlement de la croyance en la capacité du tout-marché à créer
un autre monde fait vaciller le dogme de la faculté du tout-technologique à
dissoudre les fractures numériques. Enfin, le mouvement social oppose, aux
logiques productivistes qui structurent le projet technocratique de « société globale
de l’information », la reconnaissance de l’information, de la culture et du savoir
comme biens publics communs, afin que les citoyens puissent se les approprier
dans des conditions d’équité et de liberté.
Armand Mattelart
Auteur de l’ouvrage Le profilage des populations. Du livret ouvrier
au cybercontrôle, La découverte, 2014.
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel
d’histoire critique, 2014
Logo de la mission Sucre, qui favorise l’accès à l’enseignement supérieur des classes populaires.
Entre 1980 et 2010, le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté bondit
de 120 millions à plus de 210 millions dans la région. En 2001, Buenos Aires fait
défaut sur sa dette, plongeant l’A rgentine dans une profonde crise. Un an
auparavant, des manifestations massives empêchent la privatisation du système de
gestion de l’eau à Cochabamba (Bolivie). A cette « guerre de l’eau » succède un
conflit similaire autour du gaz, en 2003, qui conduit à la chute du président
Gonzalo Sánchez de Lozada. Un peu partout dans la région, d’immenses
mobilisations populaires exigent une rupture avec le néolibéralisme.
« Démocratiser la démocratie »
A cette époque, les mouvements progressistes rompent avec la stratégie théorisée
par le philosophe d’origine irlandaise John Holloway : « changer le monde sans
prendre le pouvoir ». Orientant leur action vers la voie électorale, ils œuvrent à
l’arrivée au sommet de l’Etat de dirigeants politiques marqués à gauche : Hugo
Chávez au Venezuela (1998), Luiz Inácio Lula da Silva (« Lula ») au Brésil (2002
et 2006), Nestor Kirchner en Argentine (2003), Evo Morales en Bolivie (2005 et
2009), Rafael Correa en Equateur (2006 et 2009), etc. Soucieux de « démocratiser
la démocratie » et d’œuvrer au progrès social, ces dirigeants réhabilitent le rôle de
la puissance publique (que le néolibéralisme souhaitait voir fondre) et renforcent la
souveraineté nationale (que l’impérialisme entendait entamer).
Photographie de Pietro Paolini, 2004.
L’un des mille médecins cubains travaillant pour la mission Barrio Adentro au Venezuela. Cette mission fournit des soins
médicaux gratuits aux habitants des quartiers pauvres (les barrios).
© Pietro Paolini / TerraProject/Picturetank
Dans le cadre du programme « El Sistema », des enfants étudient la musique à Caracas. Photographie de Meredith
Kohut, 2012.
En 1975, l’économiste et pianiste José Antonio Abreu fonde « El Sistema », un programme d’éducation musicale
destiné aux jeunes des quartiers pauvres du Venezuela. Les meilleurs intègrent l’un des orchestres supervisés par le
programme, dont le plus célèbre est l’ensemble Simón Bolívar. « El Sistema » est aujourd’hui imité partout en Amérique
latine, et 500 000 enfants vénézuéliens y participent chaque année.
© Meridith Kohut.
Alors que l’Europe cède au lobby financier et accepte de rembourser le fardeau
d’une dette issue du sauvetage des banques, l’Equateur organise un audit de ses
créances en 2007. Le montant de la dette reconnue par Quito fond de 3,2 milliards
à 900 millions de dollars. Sur le plan diplomatique, la défense de la souveraineté
nationale passe par la promotion d’une autonomie régionale avec la création de
nouvelles institutions interétatiques : Union des nations sud-américaines (Unasur)
en 2008, par exemple, ou Communauté d’Etats latino-américains et caraïbes
(Celac, qui regroupe l’ensemble des pays du continent, à l’exception des Etats-Unis
et du Canada), en 2010.
Difficultés économiques
Tirés par la très forte croissance économique chinoise au cours des années 2000, la
plupart des pays latino-américains rencontrent d’importantes difficultés
économiques à la suite de la crise de 2008. Celles-ci réduisent leurs marges de
manœuvre sociales et diplomatiques ; elles pourraient remettre en cause
l’approfondissement de ces expériences singulières.
BÊTISIER
Souvent considéré comme l’un des plus rigoureux manuels d’histoire utilisés aux Etats-
Unis, The American Pageant (Cengage Learning, 2010, 14e édition) propose un
tableau faisant apparaître « le coût financier et le nombre de morts des principales
guerres américaines ». Louable intention, si ce n’est que seules les pertes américaines
sont comptabilisées et que les guerres contre les Indiens sont passées sous silence.
Ainsi, aucune mention n’est faite de la guerre amérindienne du Nord-Ouest (1785-
1795), pourtant bien plus meurtrière que la guerre hispano-américaine (1898) qui,
elle, est évoquée.
Janette Habel
Politiste à l’institut des relations internationales et stratégiques
(IRIS).
IX. Le temps des souverainetés amputées (1980-2008) • Manuel
d’histoire critique, 2014
Maison mise sous saisie et abandonnée à la suite de la crise des subprime à Daytona Beach (Floride), Etats-Unis.
Photographie de Mike Berube, 2009.
© Mike Berube/Laif-REA.
La « dictature des 15 % »
Tandis que la plupart des multinationales passent sous le contrôle d’institutions
financières privées ayant pris des participations dans leur capital coté en Bourse,
l’économie change d’objectif : pour une grande entreprise, il s’agit moins d’accroître
les ventes que de privilégier la rentabilité financière, c’est-à-dire les profits. Les
actionnaires majoritaires ont désormais le pouvoir de dicter le taux de rendement a
priori : c’est la « dictature des 15 % de retour sur fonds propres » des années 1990
et 2000.
Document
Le chanteur et guitariste Woody Guthrie a donné voix à l’Amérique de la Grande Dépression. Sa chanson The Jolly
Banker témoigne du fait que le monde de la banque n’a pas tellement changé depuis 1939…
Je m’appelle Tom-toujours-mieux,
Et je suis un banquier joyeux,
Le banquier joyeux, c’est moi…
Arnaud Zacharie
Auteur de Mondialisation : qui gagne et qui perd. Essai sur
l’économie politique du développement, Le bord de l’eau - La
muette, 2013.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014
IDÉE REÇUE
« Rien ne pourra se faire de crédible sans une coupe dans les dépenses publiques »,
écrivait en 2011 un éditorialiste du Figaro. Deux ans plus tard, sur Europe 1, un
autre commentateur abondait dans ce sens, prônant « la baisse des dépenses de
santé, le recul des crédits aux collectivités locales et, surtout, plus de réformes
structurelles pour la compétitivité ». Depuis le début de la « grande récession » (lire
Naissance de l’économie de spéculation), nombre de journalistes, dirigeants
politiques, économistes s’emploient à présenter l’austérité – c’est-à-dire la
diminution des dépenses publiques – comme la condition nécessaire du retour à la
croissance. La rengaine est connue : le fardeau que la dette ferait peser sur les
générations futures obligerait au sacrifice de tous et à l’effort de chacun.
Pourtant, partout où elle est mise en œuvre, l’austérité produit l’inverse des effets
annoncés. Elle perpétue la récession, accroît le niveau de dette publique et creuse
les déficits. Entre 2008 et la fin de l’année 2013, le produit intérieur brut (PIB) de
l’Italie a chuté de 8,3 % ; celui du Portugal, de 7,8 % ; celui de l’Espagne, de 6,1 %.
Quant à la dette publique, depuis 2007, elle est passée de 25 % du PIB à 117 % en
Irlande ; de 64 % à 103 % en France ; de 105 % à 175 % en Grèce. Tous ces pays
sont des adeptes de la rigueur.
Jadis imposée par des dictatures, comme dans le Portugal d’A ntónio de Oliveira
Salazar (1932-1968) ou dans le Chili d’A ugusto Pinochet (1973-1990), l’austérité
est aujourd’hui orchestrée par le « talon de fer » d’organismes supranationaux non
élus. En Grèce et au Portugal, la « troïka » (Commission européenne, Banque
centrale européenne et Fonds monétaire international [FMI]) a envoyé ses agents
dans chaque ministère pour contrôler les dépenses publiques.
En réalité, la cure d’austérité financière imposée par le traité de Maastricht n’a fait que
révéler (contribuant ainsi à les corriger) quelques caractéristiques qui pénalisent les
économies du Vieux Continent depuis longtemps (…) et le rendent peu compétitif par
rapport aux marchés asiatiques et nord-américains : l’excès de dépenses publiques (…) ;
le caractère non durable, sur le plan financier, des systèmes de sécurité sociale (…) ; la
rigidité du marché du travail, davantage guidé par la préservation des acquis que par la
volonté de créer de nouvelles possibilités pour les jeunes et les chômeurs.
Images glanées sur Google Street View par l’artiste Jon Rafman, depuis 2009.
© Courtesy of Jon Rafman.
Le rôle de l’état
Ce cadrage historique permet de mieux saisir les débats intellectuels d’après-
guerre froide sur les effets de la mondialisation. Un premier argument, défendu
pour des raisons différentes par des auteurs libéraux (Francis Fukuyama) et
néomarxistes (Jürgen Habermas), soutient que la mondialisation aurait créé les
conditions d’un dépassement de l’Etat-nation. Du fait de l’internationalisation du
capital, celui-ci aurait cédé sa place à des autorités supraétatiques, privées et
publiques (multinationales, organisations non gouvernementales, clubs,
institutions internationales). La mondialisation aurait ainsi conduit à une
dissémination de la puissance. Selon les néomarxistes, on assisterait à la
constitution d’une classe capitaliste transnationale devenue entièrement autonome
de la nation et de l’Etat.
Ces différentes perspectives théoriques comportent des failles, des angles morts.
Peu sensibles aux dynamiques sociales et politiques des nations, les tenants du
réalisme voient la conflictualité comme une permanence historique, inscrite dans
une logique de compétition pour la survie des Etats. Quant aux libéraux, ils se
focalisent essentiellement sur les seules techniques de régulation du capitalisme
mondialisé.
Dans ce manuel d’histoire édité en 2007 et destiné aux lycéens chinois, l’empire du Milieu
apparaît comme un acteur diplomatique majeur, qui contribue à garantir la paix mondiale.
Le centre commercial Forum Mall de Bangalore, en Inde. Photographie d’Ed Kashi, 2007.
Dans les pays du Sud, l’industrialisation et le développement économique ont favorisé l’émergence d’une nouvelle classe
moyenne. Jeune et désireuse de consommer, elle réside principalement dans les grandes villes, où d’immenses centres
commerciaux ont été construits ces quinze dernières années.
© Ed Kashi/VII.
Au cours des dix dernières années, alors que la production industrielle mondiale
augmentait de 65 %, la part des grands pays développés chutait de 60 % à 46 %,
alors que celle des quatre grands émergents – Brésil, Russie, Inde, Chine – passait
de 11 % à 27 %. La crise économique et financière qui a débuté en 2007 ne fait
qu’accélérer un processus historique dont les bases sont en place depuis au moins
une vingtaine d’années. En devenant « l’atelier du monde » à la suite des réformes
menées entre 1978 et 1992, la Chine s’est hissée au premier rang ; elle réalise 41 %
de la croissance industrielle mondiale.
Informaticiens indiens
Mais la grande nouveauté, c’est l’émergence et l’affirmation de nouvelles puissances
industrielles cherchant à assurer leur autonomie stratégique en développant de
puissantes politiques industrielles et technologiques, de formation et d’innovation.
Grâce à leur forte mobilisation et aux transferts de technologies négociés
d’arrache-pied dans le cadre d’importants contrats d’équipement, les grands pays du
Sud, en particulier la Chine, sont en train de remonter peu à peu les principales
filières technologiques (aéronautique et spatial, électronique, télécommunications,
transports, chimie…).
Alors que le nombre de chercheurs dont dispose la Chine est déjà presque
équivalent à celui des Etats-Unis, supérieur à celui de l’Union européenne et deux
fois plus élevé que celui du Japon, leur proportion par rapport à l’ensemble des
chercheurs de la planète devrait passer de 20 % à 30 % d’ici à cinq ans.
Les grands pays émergents pourraient être capables d’ici à environ une génération
de concurrencer les principaux pays développés dans des secteurs industriels, des
fonctions productives et des catégories socioprofessionnelles (ingénieurs,
techniciens et cadres) jusque-là épargnés. L’Inde est ainsi devenue le deuxième
exportateur mondial de services informatiques et logiciels (22 % du total), derrière
l’Union européenne, grâce au développement de puissantes firmes comme Tata
Consultancy, Wipro Technologies ou Infosys, et de pôles spécialisés comme la ville
de Bangalore.
Le pari des services
Ces nouvelles hiérarchies s’accompagnent d’autres processus de délocalisation. Du
fait de la hausse des salaires dans les provinces littorales du centre et du sud de la
Chine, certains segments du textile ou de l’électronique devenus non compétitifs se
déplacent à présent soit vers les provinces intérieures du pays, soit dans d’autres
pays du Sud ou du Sud-Est asiatique. Le Pakistan, le Bangladesh, la Turquie, la
Tunisie ou le Maroc se sont ainsi spécialisés dans le textile-habillement, malgré la
forte concurrence chinoise ; la Thaïlande, la Malaisie ou les Philippines, dans
l’électronique ; en Europe, la Slovaquie, la Slovénie ou la Hongrie, dans
l’automobile.
Laurent Carroué
Géographe. Coauteur de Canada, Etats-unis, Mexique. Un ancien
Nouveau Monde, Bréal, 2012.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014
Dans la société chinoise des années 1970, hormis le cercle étroit des dirigeants, la
population était confrontée à la pauvreté, au mieux à la frugalité. Aujourd’hui, le
pays est entré dans l’ère de la consommation de masse. Si les inégalités se sont
considérablement accrues, même les plus défavorisés ont vu leur pouvoir d’achat
progresser. Les paysans migrent vers les villes, tandis que les ouvriers et les
employés de l’époque socialiste et leurs descendants occupent dorénavant des
emplois qualifiés et souvent très qualifiés. En 1978, 1,5 % d’une classe d’âge
accédait à l’enseignement supérieur ; à l’heure actuelle, 30 %. Un quart, voire un
tiers des Chinois ont désormais un niveau de vie comparable à celui de la classe
moyenne européenne : ils sont propriétaires d’un ou de plusieurs appartements,
possèdent une voiture, voyagent à l’étranger et envoient leurs enfants étudier dans
les universités occidentales. La globalisation de la classe moyenne a tendance à
renforcer plutôt qu’à émousser le sentiment national, et elle est aujourd’hui un des
vecteurs du nationalisme chinois.
Les conflits sociaux sont nombreux : la corruption des dirigeants et l’arbitraire des
bureaucraties locales sont dénoncés, davantage de protection légale est demandé.
Mais, depuis les événements de Tiananmen en 1989, la non-agrégation de ces
mouvements de protestation ainsi que les craintes de voir une démocratisation
basée sur le suffrage universel remettre en cause la stabilité conduisent une grande
partie de la population à considérer comme un moindre mal le maintien du régime
de parti unique.
Dépendance américaine
Dans ce contexte, outre l’investissement étranger, la formation de grands groupes
multinationaux chinois et l’essor de l’immobilier concourent à faire de la Chine la
deuxième économie mondiale, non en PIB par habitant mais dans l’absolu, et le
premier exportateur de la planète. A travers l’achat de bons du Trésor américains,
Pékin détient des moyens de pression sur Washington, mais dépend par là même
de la stabilité de l’économie américaine.
A l’ONU, Pékin défend le principe de l’intégrité
territoriale et celui de la non-ingérence dans les affaires
intérieures des Etats.
La politique extérieure chinoise joue désormais sur tous les registres. L’outil
militaire fait l’objet d’une modernisation constante, principalement conçue autour
de la question de Taïwan. Si Pékin compte sur l’intégration économique pour
réunifier formellement Taïwan à la Chine, l’option d’un conflit armé demeure.
Surtout, la politique de réunification sert utilement de prétexte à la diversification
des objectifs assignés à l’armée, tel le règlement de différends frontaliers, terrestres
et maritimes, comme l’atteste la récente escalade en mer de Chine orientale autour
des îles Diaoyu/Senkaku.
BÊTISIER
Révisés après l’élection de Vladimir Poutine à la présidence du pays, les manuels russes
ne tarissent pas d’éloges sur l’action du chef de l’Etat. A partir de 2000, affirme un livre
de 11e (Histoire nationale XXe – début du XXIe siècle, Prosvechtchenie, 2006), « le
pays s’oriente vers le renforcement du pouvoir fédéral, l’ordre légal, la construction d’un
Etat de droit, le relèvement de la production nationale et une attention accrue aux
problèmes sociaux. (…) La collaboration du président et du Parlement a permis
d’accomplir des réformes juridiques essentielles, telle l’adoption de codes administratifs
et fiscaux ainsi que d’un code du travail. » La dépendance de l’économie russe à l’égard
des hydrocarbures, l’inflation galopante ou encore l’autoritarisme du pouvoir ne sont
pas évoqués.
Jean-Louis Rocca
Professeur à Sciences Po, Centre d’études et de recherches
internationales (CERI), CNRS, Paris. Auteur d’Une sociologie de la
Chine, La Découverte, Paris, 2010.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014
Le 5 décembre 1992, au nord de Mogadiscio, le ministre de la santé et de l’action humanitaire Bernard Kouchner porte
l’un des sacs de riz « offerts » par les enfants français aux populations somaliennes menacées de famine. Certains
dénoncent alors un « coup médiatique » : l’image était savamment mise en scène et le ministre dut refaire plusieurs fois
la prise avant de parvenir à un résultat satisfaisant.
Eric Feferberg/AFP.
Minilatéralisme
Dans le cadre d’une mission de maintien de la paix des Nations unies, un soldat australien patrouille dans le port de Dili,
la capitale du Timor-Leste, le 20 septembre 1999.
© Reuters.
Bertrand Badie
Professeur des universités à Sciences Po Paris. Auteur de l’ouvrage
Le Temps des humiliés. Pathologie des relations internationales,
Odile Jacob, Paris, 2014.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014
La guerre froide a parfois été présentée, a posteriori, comme une période de paix
relative : la bipolarité et la dissuasion nucléaire auraient assuré, pendant un demi-
siècle, la stabilité du monde. C’est évidemment oublier les nombreux conflits
« périphériques » qu’elle a générés (Corée, Vietnam, Afghanistan) et les
répressions à grande échelle menées par certains Etats sous les encouragements de
leurs « patrons » – soviétique en Europe de l’Est et en Ethiopie ; américain en
Indonésie, en Iran et au Chili ; chinois au Cambodge ; et français en Afrique
subsaharienne.
D’une manière générale, à l’échelle planétaire, les conflits entre Etats sont de
moins en moins nombreux. Cela s’explique, entre autres, par l’augmentation du
nombre de régimes démocratiques dans le monde, l’interdépendance économique
croissante des Etats et l’action des institutions internationales. Pour autant, des
rivalités profondes perdurent – entre Israël et plusieurs de ses voisins, entre l’Inde
et le Pakistan, entre le Japon, la Chine et leurs voisins.
Milices privées
Les conflits internes aux Etats ou « internationalisés » (avec l’intrusion d’Etats
voisins), fréquents dans l’A frique des années 1990, sont devenus plus rares la
décennie suivante. La guerre civile syrienne, débutée en 2011, mais aussi les
affrontements au Mali, en Centrafrique, en Irak ou au Nigeria témoi-gnent d’une
résurgence de ce type de conflit, qui permet à une « culture de guerre » de
s’installer, à des « seigneurs de guerre » de profiter des troubles pour amasser
richesse et pouvoir.
D’une guerre à l’autre
Puissance hégémonique dont les dépenses militaires égalaient, au début du
XXIe siècle, celles de tous les autres pays réunis, les Etats-Unis se sont longtemps
présentés comme le « shérif » du monde. Si leur diplomatie a parfois garanti
certains équilibres régionaux, leurs interventions militaires ont également nourri
des conflits durables, comme en Afghanistan et en Irak dans les années 2000. Ces
deux échecs ont d’ailleurs conduit les Etats-Unis à changer de stratégie :
depuis 2010, le budget de l’armée américaine diminue légèrement, et le périmètre
de ses interventions dans le monde se restreint.
Les sociétés démocratiques acceptent de plus en plus mal la mort de leurs soldats.
C’est pourquoi les « casques bleus » des opérations de paix de l’ONU, nombreuses
en Afrique, sont majoritairement originaires des pays du Sud. Cela explique
également le recours, par les pays du Nord, à des sociétés militaires privées, qui
recrutent des combattants locaux (en Irak par exemple). Les démocraties
s’efforcent enfin de limiter les violences disproportionnées contre leurs adversaires,
notamment contre les populations civiles. D’où les notions de « frappes
chirurgicales » et d’« opérations ciblées » : en plus d’être médiatisée, la guerre est
judiciarisée…
Dans le cadre d’une « guerre contre le terrorisme » mondialisée depuis les attentats
du 11 septembre 2001, l’usage des drones pour éliminer des terroristes est de plus
en plus fréquent. Tout comme les « opérations spéciales » destinées à les capturer
ou les assassiner (comme pour Oussama Ben Laden en 2011). Demain, ces
opérations seront peut-être menées par des robots. Les ingénieurs et scientifiques
de l’armée américaine y travaillent.
Pierre Grosser
Chercheur au centre d’histoire de Science Po Paris. Auteur de
Traiter avec le diable ? Les vrais enjeux de la diplomatie aux
XXIe siecle, Odile Jacob, 2013.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014
Fondé en 1877, The Washington Post a révélé deux des plus grands scandales de l’histoire politique américaine :
l’affaire du Watergate en 1972 et celle des écoutes secrètes de la National Security Agency (NSA) en 2013. Cette
même année, le journal est racheté par le fondateur et président d’Amazon Jeff Bezos.
Par ailleurs, chaque blog, commentaire ou interrogation numérique est devenu une
ressource que les services de police et les moteurs de recherche utilisent pour leur
propre compte. Google use ainsi de sa position de quasi-monopole pour manipuler
les informations et demandes qui lui sont transmises afin de promouvoir ses
services ou ceux de ses clients. Et minorer ceux de ses concurrents. La
concentration de la presse a déjà livré celle-ci aux plus grosses fortunes : en France,
Bernard Arnault (groupe Les Echos, Radio Classique), Serge Dassault (Le Figaro,
Sport24, La Chaîne météo, Presse Océan, Le Progrès…), François Pinault (Le
Point), Vincent Bolloré (Direct matin, institut de sondage CSA…), Xavier Niel (Le
Monde, Le Nouvel Observateur, Télérama…) possèdent à la fois d’importants
médias et entre 6 et 24 milliards d’euros chacun. Même phénomène sur Internet,
puisque les propriétaires de Microsoft, Amazon, Google et Facebook comptent au
nombre des vingt plus grosses fortunes du monde.
Serge Halimi
Directeur du Monde diplomatique. Auteur de l’ouvrage Le Grand
Bond en arrière, Agone, 2012.
X. Ce monde qui vient • Manuel d’histoire critique, 2014
Les origines de cette nouvelle phase géologique s’ancrent dans des projets de
domination. Le Royaume-Uni et les Etats-Unis – les deux puissances
hégémoniques des XIXe et XXe siècles – sont ainsi à l’origine de 55 % des
émissions de CO2 cumulées en 1900, 65 % en 1950 et toujours 50 % en 1980. Les
guerres ont favorisé le déploiement de technologies énergivores. Marquant une
rupture, la seconde guerre mondiale transforme la logistique du pétrole : pipelines
et capacités de raffinage augmentent brutalement pour répondre aux besoins
militaires.
Pourtant, le recours croissant aux énergies fossiles n’avait rien d’inexorable. Vers
1870, l’hydraulique fournit encore 75 % de l’énergie industrielle aux Etats-Unis, et
92 % du tonnage de la marine marchande britannique est encore à voile. A cette
époque, six millions d’éoliennes activant autant de puits participent au
développement agricole des plaines du Midwest américain. En Californie et en
Floride, du fait de l’ensoleillement et de l’éloignement des gisements de houille,
80 % des habitations étaient équipés de chauffe-eau solaires en 1950. Plus onéreux
que le charbon tout au long du XXe siècle, le pétrole est néanmoins passé de 5 % de
l’énergie mondiale en 1910 à plus de 60 % en 1970. Comment expliquer cette
croissance ?
Certains prétendent que les voitures ne rouleraient pas si bien avec de l’essence sans
plomb, ou que cela userait les moteurs. Ces affirmations ne sont pas fondées. Il ne serait
ni difficile ni onéreux de trouver des alternatives à l’essence au plomb. Si nous étions
prêts à en payer le prix nécessaire, la plupart des formes de pollution pourraient être
évitées. Eliminer le dioxyde de soufre des gaz dégagés par nos centrales augmenterait les
factures d’électricité de 5 %. L’essence sans plomb coûterait sans doute un peu plus cher
que celle avec plomb. Mais il est nécessaire d’assumer ces coûts supplémentaires si on
veut préserver notre environnement. De plus, quand on compare le montant de ces
mesures écologiques avec celui des ravages environnementaux et sanitaires, le prix à
payer n’est peut-être pas si grand.
D.G. McKean, Biology, John Murray, 1986. Cité dans Pierre Boutan, Bruno Maurer et
Hassan Remaoun (sous la dir. de), La Méditerranée des Méditerranéens à travers leurs
manuels scolaires, L’Harmattan, coll. « Manuels scolaires et sociétés », 2012.
Jean-Baptiste Fressoz
Historien, chargé de recherche au CNRS. Auteur de L’Apocalypse
joyeuse. Une histoire du risque technologique, Seuil, 2012.
Manuel d’histoire critique
L’Ours
Ce livre électronique est la version numérique du Manuel d’histoire
critique édité par le « Monde diplomatique ».
Les livres électroniques du Monde diplomatique ont été mis au point à l’aide de
logiciels libres par Philippe Rivière (conception), Guillaume Barou
(graphisme) et Vincent Caron. Les polices de caractères utilisées dans ces
pages sont les Walbaum Sans & Serif de František Štorm.