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CHRISTIANISME ORTHODOXE ET PSYCHO-SPIRITUALITÉ

ENTRETIEN AVEC LE PÈRE ALPHONSE GOETTMANN

mardi 10 décembre 2002, proposé par Jean-Marc Mantel

Net-Journal Essence - A l'attention des lecteurs du Net-Journal Essence, pourriez-vous expliquer


simplement ce qu'est le christianisme orthodoxe ?

Durant le premier millénaire il n'y a eu qu'un christianisme : l'Eglise indivise. Une première division est
survenue au 11° siècle avec la naissance du catholicisme, puis une seconde au 16° siècle avec le
protestantisme. Il y a donc maintenant 3 grandes branches du christianisme qui ont en commun la
même Bible et durant 10 siècles la même Tradition. Nous avons tous des racines identiques et sommes
fondamentalement d'une seule et même famille. Il n'y a qu'une Eglise, car elle est "le Corps" du Christ,
mais, dans un corps, chaque partie, chaque membre et organe complète et enrichit l'autre pour un
ensemble harmonieux. Ce "Corps" cependant est toujours en croissance, c'est un devenir constant, et
pour trouver cette harmonie encore si imparfaite, il passe par des étapes de conscience, des crises de
croissance ou des querelles familiales, toutes choses dont l'histoire est remplie.

Ce qu'on appelle aujourd'hui "l'Orthodoxie" est la branche restée indivise et dont la Tradition remonte
donc jusqu'aux Apôtres, en continuité ininterrompue de l'Eglise primitive. La marque profonde du
Christianisme orthodoxe, c'est la joie pascale de la Résurrection, la victoire sur la mort et l'enfer. Pour un
orthodoxe, ceci n'est pas une croyance intellectuelle, car sa foi est expérimentale, elle le met sur un
chemin de transformation qui peu à peu le divinise. Dieu s'est fait homme pour que l'homme devienne
dieu, disent les Anciens.

Le haut-lieu de cette mutation incessante est l'Eucharistie. Celle-ci est au cour de la vie de tout
orthodoxe comme une expérience fondatrice, l'expérience même du Christ mort et ressuscité dans la
puissance de l'Esprit. C'est pourquoi la pédagogie liturgique est basée sur les cinq sens, fenêtres
ouvertes sur l'Invisible, exercée à travers les icônes, le chant polyphonique, l'encens, la splendeur de la
célébration et le saisissement par le mystère lui-même. Il se produit lentement un éveil intérieur et une
"ambiance" indéfinissable qui ne quitte plus celui qui sort de l'église. Peu à peu tout son être se
"liturgise", la vie devient une célébration, dont il est le prêtre au coeur du monde. C'est la visée ...
Elle s'incarne à la maison, au travail, dans les multiples déplacements et moments creux par la "Prière de
Jésus", répétition du saint Nom qui est le noyau de la spiritualité orthodoxe. Elle fait d'abord un énorme
travail de purification, unifie l'homme et lui donne un axe. Posée sur son propre coeur, sur tout visage,
toutes choses ou événements, cette "prière" est la clef du sens qui ouvre tout sur son Au-delà
mystérieux. Celui qui la pratique sait que pour lui vivre c'est le Christ et qu'il n'y a pas d'autre bonheur ...

Cette prière dite "du coeur" a pour terreau les sacrements, qui sont la lumière jaillissante et la
nourriture que le Christ, resté dans l'histoire des hommes, continue à leur donner. Le tout est
accompagné quotidiennement par la fréquentation des Ecritures Saintes, moins une lecture qu'un
contact avec Quelqu'un. La Bible est une "Présence", elle repose sur la table du "coin de prière" à la
maison. On la rumine pour l'assimiler afin que le Verbe devienne chair. C'est là qu'on acquiert l'Esprit du
Christ, sa manière de penser, de parler, d'aimer, ses moeurs en somme. Il s'agit d'un style de vie qui
n'est plus celui de ce monde ...

Net-Journal Essence - Selon vous, où se situe la source de la division, du sens de séparation, qui est
souvent à la base des conflits humains ?

Lors de la conception d'un enfant dans le ventre d'une mère, il y a une intervention immédiate de Dieu
pour disposer dans cet être un " germe ". En langage biblique : "Dieu crée l'homme à son Image ". On
peut comparer cette " Image" à un germe, c'est-à-dire un "programme" qui doit se réaliser : le
programme du germe est de devenir un épi de blé, le programme de l'Image dans l'homme est de
devenir Ressemblance à Dieu. L'unique sens de la vie, son seul but, c'est la déification de l'homme.
L'homme n'est homme qu'en devenant Dieu. Tout devrait donc concourir à cela. C'est une histoire
d'amour entre Dieu et l'homme, bien résumée dans cet aphorisme des Pères : "Dieu devient homme
pour que l'homme devienne Dieu". Il s'agit d'une Alliance nuptiale, thème de toute la Bible. Tout ce qui
rapproche l'homme de cette Réalité est juste et ajuste l'homme à son devenir profond, tout ce qui
l'éloigne de cette Réalité le coupe de sa Source de vie et le devise tragiquement, il est jeté dans le
multiple, l'atomisation de son être, ce qui fausse tous les rapports : à soi, à l'autre, à Dieu...

La méthode pour réaliser ce Chemin est inscrite en l'homme lui même dans sa structure la plus intime.
Selon l'anthropologie biblique, l'homme est corps-âme-esprit. L'esprit est le cordon ombilical qui
abouche l'homme à Dieu. L'acte conscient pour s'éveiller à son esprit et renaître à sa dimension céleste,
non conditionnée, s'appelle prière. Mais la prière ponctuelle vise un état permanent, car l'esprit de
l'homme, comme l'Esprit de Dieu, est un absolu, il est totalitaire. Cela veut dire qu'il veut occuper tout
l'espace et le temps. C'est pourquoi le Christ dit : " Priez sans cesse".
Quand l'homme prie vraiment, son esprit est illuminé par l'Esprit Divin, alors il nourrit et illumine l'âme
(le psychisme), et l'âme, à son tour, transfigure le corps, qui, lui, restaure le cosmos tout entier.
L'homme est un microcosme, il contient l'univers, le macrocosme : les deux sont dans un rapport intime
de réciprocité.

Par contre, si l'homme ne prie pas, il cesse d'être "branché" à sa Source nourricière qui est Dieu. L'esprit
va donc se retourner vers l'âme et la parasiter ; c'est alors l'hypertrophie de l'égocentration qui fait
tourner les autres et le monde autour de soi. La division intérieure plonge toute relation avec l'extérieur
dans un rapport de force et de violence. Ici se trouve la raison première et dernière de tous nos conflits,
entre individus et entre peuples.

Mais la nature elle-même n'est pas épargnée, car l'âme étant la forme du corps va, à son tour, parasiter
celui-ci : c'est la naissance des passions charnelles et de toutes nos dépendances. Comme nous l'avons
dit, le corps qui est en continuité avec le cosmos va, lui aussi, parasiter ce dernier. Si la nature se
désagrège, la cause en est dans le cour de l'homme.

Le seul problème, c'est notre unification intérieure, car " l'homme normal" est un être qui prie sans
cesse.

Net-Journal Essence - Quelle distinction faites-vous entre la prière et la méditation ?

La prière, sous ses multiples formes, est toujours une union à Dieu, alors que la méditation ne l'est pas
forcément. Un moine bouddhiste, par exemple, médite 12 heures par jour sans s'adresser à qui que ce
soit. Il cherche à faire table-rase, demeurant dans sa conscience sans objet et le silence de l'être. Ainsi
en est-il de bien d'autre types de méditation.

Dans la Tradition chrétienne au contraire, prier et méditer ont la même visée : s'unir à Dieu. La
différence est au niveau des moyens : la prière utilisera davantage la parole, soit spontanée, soit écrite,
surtout la Bible et en particulier les Psaumes ou encore le chant des Offices et de la Liturgie, alors que la
méditation se servira du silence. Pour y parvenir, le corps va être une aide importante. Dès les premiers
écrits des Pères du Désert, est proposée une assise dans l'immobilité, la détente et le ralentissement du
souffle, ce qui conduit d'abord au silence du mental puis à la contemplation de la Présence divine.
Comme cela est très difficile, on a suggéré dès les origines du christianisme, la répétition incessante de
formules courtes, appelées "prières jaculatoires" par saint Augustin (Ve siècle), par exemple : "Oh Dieu,
viens à mon aide, Seigneur hâte-toi de me secourir !"

Ce procédé très efficace, et pour cette raison bien connu aussi dans les autres Traditions spirituelles,
culminera dans ce qu'on appellera plus tard "La Prière de Jésus" ou "Prière du coeur". Elle consiste à
répéter : "Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur". Peu à peu cette Prière se greffe
sur le souffle, se fraye un chemin vers le coeur et saisit tout l'homme, ainsi que la totalité de son espace-
temps. Toute sa vie alors devient une prière-méditation, c'est-à-dire union à Dieu à travers tout ce qu'il
fait. Les Pères appellent cette attitude méditation "la Vie de la vie". Le but de ce Chemin est la
déification de l'homme. Nous sommes au coeur de la Tradition orthodoxe dite "hésychaste", ce qui
signifie "silence".

Net-Journal Essence - Quelle est votre compréhension de la culpabilité ?

La culpabilité est sans doute une des réalités psychologiques les plus complexes qui soient... Tant que
l'on reste sur le plan de l'âme (psyché), on ne peut que se prendre dans le dédale des analyses
interminables et ne jamais traiter le mal qu'au niveau du symptôme. Nous l'avons déjà dit
précédemment : l'homme est un tout inséparable corps-âme-esprit. Si on comparait l'homme à un
océan, l'âme, c'est-à-dire le psychisme, en serait la surface, tandis que l'esprit en serait la profondeur, là
où se trouve une paix immuable.

L'homme s'est arraché à sa profondeur depuis les origines ; il vit maintenant hors de lui, " dans l'errance
des terres étrangères", comme dit la Bible, "extra-déterminé" disent les sociologues. C'est l'horizontalité
animale qui l'emprisonne dans un hyper-conditionnement, où il prend les choses comme unefin en soi
en y cherchant une réponse à sa soif d'Absolu. Mais rien ne répond et la nostalgie demeure... Nostalgie
précisément de cette profondeur perdue, appelée par la tradition chrétienne "le paradis", mais qui n'est
autre que l'Au-delà au fond de nous-mêmes.

La racine dernière de toute culpabilité se trouve dans ce détournement de l'homme de sa propre


profondeur ; il a perdue "par sa faute", ce qui fait qu'un homme soit un homme : son identité, l'esprit.
Cet état permanent se traduit alors dans les symptômes multiples de la surface (psychisme), agitée
comme les vagues de l'océan.
C'est sur ce déracinement ontologique que viennent se greffer les fautes commises à l'extérieur qui
donnent ponctuellement un sentiment de culpabilité. Mais ce n'est là que l'ombre d'une autre Réalité.
Qu'il s'agisse de la souffrance d'avoir perdu l'estime et l'amour de l'autre ou de la souffrance narcissique
d'avoir perdu l'estime de soi et l'amour qu'on se porte à soi-même, cet espèce de remords subjectif
d'avoir porté atteinte à son image de marque et qui vous met devant un tribunal intérieur exigeant
réparation et amende..., c'est le serpent qui se mord la queue, on tourne en rond dans un labyrinthe
sans issue, et tous les mécanismes de déculpabilisation sont voués à l'échec tant qu'on a pas vu l'origine
et le sens de cette épreuve.

Seul le chemin spirituel qui fait passer de l'âme à l'esprit, du psychologique à l'ontologique, des vagues
de l'océan vers sa profondeur guérit l'homme. Seule la lumière de l'esprit de l'homme et de l'Esprit Saint
qui l'habite, peut illuminer les ténèbres de l'âme défaire les noeuds, panser les blessures, mais surtout,
ce qui est bien plus important, trouver la grâce caché derrière ces défaillances, prendre appui sur elles et
en sortir transformée.

Net-Journal Essence - Nous venons d'organiser un congrès sur le thème "Suicide et Spiritualité".
Qu'auriez-vous à dire sur cette question ?

Tout d'abord je n'ai rien à dire sur le tragique d'un destin et la souffrance qui ne sont pas les miens ...
Qui suis-je pour savoir quoi que ce soit sur le mystère d'un être humain ? C'est pourquoi j'approche
toujours avec quelque méfiance ce qu'on appelle une "biographie" ! Par ailleurs, je ne suis pas
psychiatre et n'ai pas à prendre son rôle pour analyser avec compétence les motifs qui peuvent susciter
un suicide.

Je ne peux donc parler que de moi. Mon expérience, appuyée sur la Parole de Dieu et celle de ma
Tradition, c'est que ma vie est une émanation de l'Amour Divin. Je vis et ne vis pleinement que parce
que je me sens aimé ! Plus je me vide de moi-même et de mes adhérences, plus cet Amour me remplit :
il devient ma Joie et l'unique sens de ma vie. Il n'y a pour moi pas d'autre bonheur que d'accueillir de
mieux en mieux l'Amour de Dieu et ensuite d'en devenir un canal pour les autres. Aimer, c'est accueillir
et donner, sans le moindre repli sur soi.

Ce chemin de pénétration de l'Amour et sa lente imprégnation par un exercice constant, fait qu'on est
progressivement libéré de la possession de soi par soi-même. On est alors de plus en plus visité par la
Vie Divine, c'est-à-dire un état non-conditionné où peu à peu plus rien ne nous détermine ou nous porte
une atteinte quelconque, ni les situations extérieures, ni les émotions intérieures. C'est un état de
liberté et d'égalité d'âme qui nous font ressembler à Dieu. Tous les mystiques et les saints témoignent
de cette réalité à laquelle tout homme est appelé. Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi,
dit et répète saint Paul, vivre, c'est le Christ.

Si donc j'étais tenté par le suicide, je suis convaincu que l'unique motif en serait la disparition de cette
raison fondamentale de vivre. Croire qu'on n'est pas aimé et que l'on ne peut pas aimer est une
souffrance alors intolérable, il n'y a plus d'espérance, l'existence est un enfer : on choisit donc de la
supprimer en se jetant dans le néant ou en espérant que, peut-être, l'au-delà en offrira une autre, plus
belle.

Me suicider signifierait pour moi que le Christ n'aurait eu aucune place dans ma vie, qu'Il est un
imposteur et que son oeuvre de libération n'est qu'un échec. Que donc je reste englué dans le
conditionnement du Système, victime de mes dépendances et sur une voie sans issue, sinon la mort de
toutes façons au bout ... Mais à cause du Christ, qui m'a donné la Vie en plénitude, je suis trop heureux
pour me suicider !

Que vais-je dire alors à ces milliers qui se sont donné la mort ? - La vie vous a blessés profondément,
vous n'avez sans doute pas expérimenté l'amour, ni rencontré le Christ. Mais personne, pas même
l'Eglise, n'a le droit de vous condamner ou de vous reprocher votre désespoir et l'acte fatal que vous
avez commis. Maintenant le Christ lui-même vous accueille et vous prend dans son étreinte d'amour
fou, vous couvre de baisers et, si vous le voulez, va faire de votre nouvelle vie une fête (Luc 15, 11-24),
entrez dans la joie de votre Maître, vous dit-il (Matthieu 25, 21), je suis la Résurrection et la Vie,
quiconque croit en moi, même s'il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais (Jean
11, 26), venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous soulagerai (Matthieu
11, 28), réjouissez-vous, je le répète, réjouissez-vous ! (Philippiens 4, 4).

Net-Journal Essence - Les religions semblent souvent négliger la dimension d'amour, et la plupart des
guerres sur la planète sont sous-tendues par des mouvements issus de courants religieux. Quelle est,
selon vous, la raison de ce glissement ?

N'ayant pas l'expérience personnelle des autres religions, il me paraîtrait hasardeux et peu honnête d'y
porter un jugement quelconque...
En ce qui concerne le christianisme, son histoire est en effet remplie de rapports de forces entre
individus ou autres obédiences : condamnations, exclusions, inquisitions, bûchers, prisons, index,
guerres, croisades...

Il n'y a qu'un problème : c'est de croire que le christianisme est une religion, un système au milieu des
autres, où forcément cela fonctionne par inclusion ou exclusion, ce qui fausse tous les rapports et n'a
strictement rien à faire avec l'Evangile ! C'est la religion et ses fonctionnaires qui ont tué le Christ...

Le Christ est venu abolir la religion, c'est son "Grand-Oeuvre". La religion est nécessaire quand il y a un
mur qui sépare Dieu de l'homme. Je suis ici, Dieu est ailleurs, il me faut alors une religion pour me relier
à Lui. Mais le Christ, qui est à la fois Dieu et homme, a renversé le mur qui les séparait. Il a apporté une
vie nouvelle, pas une nouvelle religion. En s'incarnant, Dieu est entré dans ma chair et dans mon sang ;
maintenant j'ai Dieu "sous ma peau", il n'y a donc plus rien à "relier", mais à prendre conscience de sa
Présence en moi, à la sentir et à l'expérimenter pour en être transformé de fond en comble ! Comme
disait Saint Augustin : "Dieu est plus intime à moi que moi-même". Cela est vraiment le centre de la foi
chrétienne et sa vraie nourriture sur le Chemin de vie, car à l'Eucharistie "on devient ce que l'on mange",
c'est-à-dire le corps et le sang du Christ.

L'autre est donc réellement mon frère de sang. Ce qui permet d'ailleurs au Christ de dire : "Ce que vous
faites au moindre des miens, c'est à moi que vous le faites". L'identification du Christ à l'homme, c'est la
déradication ontologique, c'est-à-dire à la racine même de l'être, de toute possibilité de faire du mal à
qui que ce soit ! Le Christ non seulement habite chaque homme dans son intimité la plus profonde, mais
Il est mort pour que chacun vive. Que l'homme le sache ou non, le Christ a versé son sang pour lui afin
de le libérer et de lui rouvrir le ciel.

Voir le Christ dans l'autre est le fond de notre foi et l'essence de l'amour. Amour sans conditions et sans
limites, car le Christ demande même l'amour des ennemis, et de faire du bien à ceux qui nous font du
mal !

"Le Christ est la fin de la religion", dit le Père Alexander Schmemann, grand théologien orthodoxe de
notre temps, "et penser le christianisme en termes de religion est toujours un blasphème". Le vrai
"travail" du chrétien, c'est de quitter la religion, où la prière et les rites sont en marge de l'existence
comme une rallonge inutile. Il s'agit de rencontrer le Christ vivant, de l'expérimenter à chaque instant
comme la Vie de la vie. "Je suis la Vie", a dit le Christ, donc Il est le contenu de l'instant même que je vis !
Et cette Joie extraordinaire, loin de faire la guerre aux autres, transforme le monde...
Net-Journal Essence - Le nom de Christ n'est pas reconnu par l'ensemble des religions, et éveille même
parfois des réactions. Il a d'ailleurs été utilisé par le passé pour justifier des actions violentes, éloignées
de ce vers quoi la religion tend. N'est-il pas possible d'utiliser une formulation qui ait une valeur
universelle, pouvant relier l'ensemble des êtres humains dans ce qu'ils ont de commun, et permettant
ainsi de dépasser le concept pour approcher l'essence ?

Ce que vous dites est vrai : le Christ n'a pas été reconnu par sa propre religion ! Il n'a pas seulement
"éveillé des réactions", mais de telles violences qu'il a été mis à mort par ceux-là même qui l'attendaient
depuis des millénaires !

Son nom, "Jésus", veut dire en français le "Libérateur" : Il vient annoncer et promettre au peuple cette
liberté dont il est littéralement possédé lui-même.

Son horizon est à ce point dégagé et libre qu'il désoriente tous les ordres établis, bouscule les logiques
prudentes... Que ce soit face à l'oppression des petits et à leur mise à l'écart, depuis l'impérialisme
romain jusqu'au patronat agraire, que ce soit même l'hypocrisie et le mensonge des responsables
religieux, il dénonce avec vigueur les esclavages et toutes les formes d'enchaînements de l'individu et de
la société. Mais le comble de la liberté, c'est l'amour des ennemis : "Aimez vos ennemis et priez pour
ceux qui vous persécutent", insiste-t-il tout au long de son message.

Et cela jusqu'à l'amour de la mort elle-même, qui est l'Ennemi par excellence de l'homme. Jésus, par sa
propre résurrection, dépose dans le coeur et les mains de chaque être ce pouvoir extraordinaire sur la
mort.

Depuis la mort et la résurrection du Christ, tout être humain, qu'il le sache ou non, est sauvé,
fondamentalement libre de tout conditionnement. Par Jésus Christ, la mort est non seulement vaincue,
mais transformée. Elle est devenue le grand remède à tous nos maux et l'entrée définitive dans la
plénitude de vie et de bonheur.

Par ce renversement radical, Jésus inaugure une nouvelle manière d'être et une toute autre conception
de l'homme. Puisque vivre le temps qui passe c'est mourir, non à la fin de sa vie, mais à chaque instant,
le Christ-Dieu, en entrant dans le temps, inverse toutes les données : Il m'apprend à habiter le temps
autrement, dans une relation vivante avec Lui, et ainsi, non à mourir, mais à ressusciter d'instant en
instant. Je peux, avec Lui, expérimenter l'éternité libératrice dés maintenant !

Comme on le voit, l'anticonformisme de Jésus est absolu. Son attitude de liberté jamais vue et la totale
nouveauté de son être au sein de l'histoire est une menace pour les principes et tous les systèmes, y
compris pour la religion, mais aussi pour l'individu qui est mis au pied du mur. Jésus, homme parfait et
Dieu parfait, est venu nous révéler ce à quoi nous sommes destinés. Il a une trop grande idée sur
l'homme, appelé à devenir dieu par grâce, pour tolérer tout ce qui le diminue ou pétrifie sa vie dans des
lois ou des institutions ; il a horreur de tout ce qui musèle l'Esprit...

Tout cela est l'essence même de l'Evangile et suffit pour comprendre d'une part pourquoi Jésus Christ
ne laissera jamais qui que ce soit indifférent et, d'autre part, pourquoi il est incontournable. Chaque
homme aura à se prononcer pour ou contre le Christ, est-ce sur cette terre ou dans l'au-delà, dans une
totale liberté, dans le total respect de la part de Dieu, tel que les Ecritures l'expriment.

Devant tout cela l'homme et les sociétés sont évidemment secoués. L'histoire a connu toutes les prises
de positions, depuis les plus grands mystiques jusqu'aux athées en passant par les pires violences et les
crimes sans nombre. Dieu est Amour et par son surgissement inouï dans l'histoire, le Christ a mis le feu
aux poudres, comme Il le dit lui-même. Or l'homme aime ni le feu ni l'amour. Il a réduit le Feu en
cendres et l'Amour à ses "petites éternités de jouissance". Mais Dieu, qui est maintenant derrière les
apparences de l'histoire au coeur de tout évènement, au coeur même de l'homme, continue à frapper à
notre porte, à faire appel au meilleur de nous-mêmes pour un avenir tout autre...

Alors, oui, il y a "une valeur universelle", comme vous dîtes, qui peut "relier l'ensemble des êtres
humains dans ce qu'ils ont de commun" : c'est l'Amour. Nous sommes tous créés par et dans l'Amour, et
là est le seul sens de la vie de tout un chacun. Aucun homme ne peut vivre sans aimer et être aimé. Seul
l'amour donne la joie. Mais cela suppose que l'homme y croit, qu'il en fasse son Chemin de vie et s'y
investisse totalement, en allant jusqu'au bout de son amour. Cet homme-là, même s'il est athée et ne
connaît pas le Christ, est vraiment habité par le Christ et sauvé par Lui. Cela est clairement exprimé par
l'Evangile de saint Matthieu à la fin du chapitre 25.

Il y a donc des saints qui n'ont peut-être jamais entendu parler du Christ, mais qui l'expérimentent dans
chacun de leurs gestes !
Il reste évidemment que l'être qui aime veut connaître le visage de son amour. Si l'homme a une face,
c'est pour un face à face... Mais je suis sûr qu'un être plongé dans l'amour sans connaître le Christ, verra
sa Face tôt ou tard...

Net-Journal Essence - Les trois religions abrahamiques monothéïstes montrent des signes manifestes
d'essouflement. Beaucoup de jeunes ne se reconnaissent pas dans les enseignements proposés par le
christianisme et le judaïsme, notamment dans leurs aspects ritualisés, et une crise profonde émerge
dans l'islam, comme nous le voyons actuellement. Pensez-vous qu'il soit possible de faire du neuf avec
du vieux, c'est à dire que les structures existantes puissent se renouveler par l'intérieur, ou bien qu'il
faille favoriser l'abandon des structures actuelles et la naissance de nouvelles formes de pensée et
pratique religieuses, reposant plus sur l'expérience intérieure que sur le rituel et le savoir induit, savoir
qui n'est pas issu de l'expérience, mais de la répétition mécanique ?

Selon le spécialiste bien connu de l'histoire des religions Mircéa Eliade, toutes les grandes religions ont
disparu après 2000 ans d'existence. C'est donc le tour du Christianisme ! Et, comme vous le dites, le
constat est clair : les églises se vident, les jeunes en particulier désertent, une énorme destructuration
est en cours, les cadres vacillent sur un pouvoir exténué, et ceux qui restent n'ont pas grand chose à
dire, le disent mal ou parlent à des murs ... En d'autres mots : la religion s'écroule ! Mais voilà justement
ce qui peut arriver de mieux au christianisme ; tous ceux qui ont encore la foi évangélique s'en
réjouissent et n'attendent que cela : la fin du Système et de l'appareil socio-politique avec son ronron
ritualiste ...

Nous l'avons déjà dit précédemment, le christianisme, dont le "isme" est de trop, n'est pas une religion !
Chaque fois qu'il s'est interprété dans l'histoire comme "religion" cela a été un blasphème... La religion
relie à un Dieu extérieur et lointain ; dans la tradition chrétienne, Dieu s'est incarné en Jésus Christ : Il
est désormais plus intime à moi que moi-même selon l'expression de nos Pères. La vraie nourriture de
notre vie de foi, c'est l'eucharistie, où, par la communion au corps et au sang du Christ, celui-ci devient
ma propre chair, mon sang et mon souffle... Cela, on le devine, pour une transformation profonde de
l'homme. Dans cette intimité s'opère une véritable osmose : l'homme est divinisé au contact de Dieu.
C'est pourquoi les Anciens appelaient l'Eglise : la race des dieux.

Nous sommes là sur un chemin d'expérience mystique. Celle-ci concerne l'intériorité la plus profonde de
chaque chrétien, mais ne trouve son épanouissement total et réel que dans l'amour de l'autre et la
célébration commune. Le geste extérieur exprime ("presse dehors") ce qui est dedans. Les liturgies sont
des haut-lieux d'apprentissage pour que toute la vie se liturgise et devienne célébration du matin au
soir, et non plus des rites en marge de l'existence comme une rallonge inutile. La base de tout est donc
l'expérience intérieure. Cela est vrai à tel point que les Pères disaient qu'on n'est pas chrétien tant qu'on
n'a pas l'expérience du Christ.

On ne fait pas du neuf avec du vieux, Jésus l'a dit lui-même (Marc 2, 21), de surcroît, après tout ce que
l'on vient de dire, c'est vraiment une fausse question. Jésus est vivant, aujourd'hui comme hier ; Il est le
centre de l'Histoire, par son être même, Il lui donne existence et sens. Une célébration ne fait que
rendre manifeste cette Réalité expérimentale et, par là, renouvelle l'humanité toute entière. Il ne s'agit
pas de remplacer des structures par d'autres, mais d'entrer dans la joie de notre Maître (Matthieu 25,
21) et de permettre à cette joie de danser dans notre vie. Les églises sont pleines là où l'on ouvre à ce
Chemin, celui de l'Evangile. Le Christ est la fin de la religion (cf Rom. 10, 4), Il vient pour faire toutes
choses nouvelles (Ap. 21, 5), Il est lui-même la nouveauté radicale ...

Net-Journal Essence - Pouvez-vous commenter cette phrase de Maître Eckhart : "Dieu est quand je ne
suis pas" ?

L'un des grands maîtres à penser de notre temps, Simone Weil, a écrit dans « La pesanteur et la grâce » :
« Dieu s'est vidé de sa divinité. Nous devons nous vider de la fausse divinité avec laquelle nous sommes
nés. Une fois qu'on a compris qu'on n'est rien, le but de tous les efforts est de devenir rien. C'est à cette
fin qu'on souffre avec acceptation, c'est à cette fin qu'on agit, c'est à cette fin qu'on prie… A mesure que
je deviens rien, Dieu s'aime à travers moi ».

En disant cela, le philosophe rejoint ici tous les grands mystiques de toutes les Traditions spirituelles de
l'humanité. N'être rien est tout simplement la Loi fondamentale de l'Amour. Dieu est Amour, et les trois
Personnes divines n'existent que parce que l'une dit à l'autre « Toi » en entrant dans l'abnégation, en se
vidant d'elle même. Le couple, créé « à l'image de Dieu », ne vit pleinement l'Amour que si l'un dit à
l'autre « toi », c'est-à-dire essaye de le rendre heureux. Mais en ce faisant, il meurt à lui-même pour
renaître sur un tout autre plan. Et on devrait pouvoir dire cela de toute relation, même les plus
fonctionnelles. L'autre est un mystère abyssal, et si mon regard est assez transparent pour le
reconnaître, il va magnifier l'autre au lieu de le juger. Connaître c'est naître à l'autre et, par ce fait, à soi-
même.

Quand Maître Eckhart dit « Dieu est quand je ne suis pas », le « je » est l'ego, le mental. L'ego est
l'obstacle à la vie même, pas seulement celle de Dieu, aussi la mienne ; il empêche l'éclosion de mon
identité profonde, du mystère de mon être.
L'ego est toujours en état de jugement, il maintient donc tout à distance et ne rencontre rien ni
personne. Il y a moi et le reste. C'est une solitude sans expérience. Au contraire, quand l'ego disparaît, le
Réel surgit, Dieu est Dieu et peut se manifester sans obstacle ; mais avec Lui, car Il en est la Source, se
manifeste aussi ma vraie nature, mon « Je » profond au delà des psychiques.

Tous les Chemins spirituels, l'ascèse et la prière, ont pour but cette mort et cette résurrection. « Il faut
que le vieil homme meurt et que naisse l'homme nouveau » dit et redit saint Paul. C'est le grand thème
des Ecritures, dont le centre est la Pâque du Christ, mort et résurrection. « La passion du Christ, c'est
une exaltation écrit le Père Peyriguère. La mort c'est la vie… Il n'y a pas la vie et la mort : il n'y a que la
mort qui est la vie… Savourer de se savoir rien, de se sentir rien, savourer que seul Dieu est… Voilà la
vraie humilité ». (« Laissez-vous saisir par le Christ », Centurion). C'est le leitmotiv qui parcourt le
christianisme depuis Origène (IIe siècle). Mais on retrouve la même exclamation chez un maître hindou
contemporain, Krishnamurti : « quel bonheur de n'être rien ! »

Quand l'ego n'est pas, il cède toute la place à Dieu ; quand l'adversaire de la vie et de Dieu a disparu, la
Vie se déploie… « Ce n'est plus moi qui vit, mais le Christ qui vit en moi…Pour moi, vivre c'est le Christ »,
voilà les accents majeurs chez saint Paul et chez saint Jean. Mais le Christ l'affirme aussi : « Celui qui veut
me suivre, qu'il se renie lui-même (Marc 8, 34). La base de tout : Dieu créé à partir de rien. Nous
naissons de Dieu comme le ruisseau naît de la source.

C'est pourquoi Dieu lui-même nous donne la méthode : « Ecoute, Israël » (Deut. 6,4). L'écoute est un
état de réceptivité et d'ouverture totale, une attention sans but ou une conscience pure, sans objet.
Dans cette attitude, il n'y a plus d'interférence psychologique, l'ego cesse d'être un centre, le mental se
dissout, les émotions se calment ou disparaissent. La vigilance est absolue, sans analyse ; accueil et
acceptation sans aucune intervention d'un « moi » : alors on sent l'éternité venir à fleur de tout, de
nous-mêmes et de tout ce qui nous entoure, une sorte d'implosion est possible. Au-delà de toute
réflexion ou réaction, il n'y a plus qu'émerveillement. Dieu est là où l'on s'émerveille…

Net-Journal Essence - Bien que vous n'êtes probablement pas spécialiste des religions juive et
musulmane, pourriez vous nous livrer votre point de vue synthétique sur ces deux courants religieux, ce
qu'ils ont, selon vous, apporté et apportent à l'humanité, et les limites éventuelles que vous pourriez
percevoir dans leur démarche ?
Ce que le Judaïsme a apporté à l'humanité c'est le Messie : Jésus Christ. Pour moi il n'y aura jamais rien
de plus grand dans l'Histoire et pas d'autre bonheur que Lui. "Le Christ est le Juif par excellence", disait
Martin Buber, illustre philosophe juif de notre temps. Le chrétien en tant que tel a donc ses vraies
racines dans le Judaïsme et ne pourra jamais comprendre Jésus dans sa totalité sans recours à ce qui a
façonné son être : l'Ancien Testament. C'est pourquoi le pape Pie XI a déjà pu dire : "Spirituellement
nous sommes tous des sémites". Et Georges Bernanos : "L'antisémitisme est une gifle dans la figure de
Jésus et de Marie".

Le Messie est l'aboutissement de toute l'attente et de l'héritage séculaire d'Israël. L'apport central de
cet héritage est la foi farouche en un seul Dieu face au polythéisme ambiant ; la vision de l'univers
comme création divine, donc vécue comme lieu d'une alliance permanente entre Dieu et l'homme ; la
compréhension du mystère de l'homme en tant qu' "image" de Dieu avec la capacité inhérente de Lui
ressembler ; la sagesse de Dieu pratiquée comme style de Vie par les Commandements ; le fabuleux
trésor de prière ; l'appel constant au retournement intérieur et à la sainteté ; la louange incessante et la
bénédiction "même si" rien ne va plus ; la résurrection des morts et la vie éternelle, fondements de
toute joie dès maintenant. Tout cela le Christ non seulement l'assume, mais le motive d'une façon
nouvelle, le porte à son plein accomplissement, et le résume dans la toute-puissance de l'amour.

Quant à l'Islam, le mot lui-même est déjà lourd de sens, il signifie : soumission, remise de soi, abandon à
Dieu. Le musulman est celui qui vit cette soumission dans la foi confiante au Dieu unique. Il l'exprime
dans un certain nombre de pratiques dont les plus importantes forment les "cinq piliers de l'Islam" : la
profession de foi "Il n'y a de divinité que Dieu, et Mahomet est son Envoyé", la prière canonique cinq
fois par jour, l'aumône rituelle, le jeûne du Ramadan et le pèlerinage à la Mecque.

Mahomet relie le monothéisme à Abraham, le "Père de tous les croyants" et pose donc une profonde
parenté entre le Judaïsme et l'Islam. Ce qui caractérise ce dernier, c'est sa simplicité populaire, à
laquelle les masses adhèrent sans difficulté. Mais il y a aussi les grands mystiques, appelés "soufis", dont
l'un des plus connus est Al-Hallaj (IXe siècle). L'essentiel de leur message se résume également dans la
possibilité d'une réciprocité d'amour entre Dieu et l'homme, "l'union consommée en Dieu" qui divinise
la personnalité de celui qui aime. On voit là aussi la proximité du message avec celui du Christ. On
cultive d'ailleurs chez les Soufis un amour fou pour Jésus en tant que prophète. Ce qui a valu à Al-Hallaj
d'être crucifié ? L'important, pensent-ils, c'est la pensée constante de Dieu conservée dans un coeur
embrasé de son amour et rempli du désir divin.

On voit ainsi que le premier et de dernier mot du Judaïsme et de l'Islam est l'Amour sans limites. Si
"limites" il y a, ce n'est dû qu'à la faiblesse de l'homme. L'Amour est une mystique qui ne s'acquiert que
par l'engagement absolu de l'homme : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton
âme et de toutes tes forces" (Dt 6, 5) est un verset que tout juif pieux récite plusieurs fois par jour.
L'accent est mis sur le mot "tout". Si l'homme n'investit pas avec "violence" toutes ses facultés dans un
seul axe qui consiste à aimer, il ne peut conquérir son coeur, le noyau de son être. Sa foi se réduit alors à
une religion extérieure mentale qui se résume, non à l'amour, mais à des lois et des rites. L'expérience
transformante a disparu, la violence que l'on devrait s'appliquer à soi-même pour se convertir est jetée
à la tête de l'autre. A la place de l'amour, il y a le rapport de force et d'exclusion, la naissance de tous les
intégrismes qui sont à l'origine des petites et grandes guerres. On fait de la religion une idéologie, ce qui
a toujours été la manière la plus efficace de servir le système.

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