Professional Documents
Culture Documents
soviétique
Résumé
Jutta Scherrer, Du marxisme à l'idéalisme : une nouvelle lecture de Bulgakov.
Avant d'arriver à sa propre philosophie religieuse, voire sa théologie, Bulgakov en abandonnant graduellement le
marxisme, se consacre pendant une brève époque à l'élaboration d'un projet social chrétien dont les grandes lignes sont
évoquées ici. A ses yeux, il s'agissait pour la Russie de l'époque de la révolution de 1905 de concevoir une «politique
chrétienne» s 'appuyant sur les revendications démocratiques et socialistes du mouvement de libération. Les articles de
Bulgakov écrits à cette fin se proposent de dissocier le socialisme du marxisme pour souligner le message éminemment
chrétien inhérent au socialisme.
Abstract
Jutta Scherrer, From Marxism to idealism : a new interpretation of Bulgakov.
Before formulating his own religious philosophy - one might even speak in this respect of theology - Bulgakov, gradually
forsaking Marxism, devoted for a time his efforts to the elaboration of a Christian social project outlined herewith. He
considered that, at the time of the 1905 Revolution, Russia was faced with the task of defining a "Christian policy" based
on democratic and socialist claims of the liberation movement. Bulgakov's articles written with this object in view purport to
dissociate Socialism from Marxism and to stress the eminently Christian message pertaining to Socialism.
Scherrer Jutta. Du marxisme à l'idéalisme : Une nouvelle lecture de Boulgakov. In: Cahiers du monde russe et
soviétique, vol. 29, n°3-4, Juillet-Décembre 1988. Le christianisme russe entre millénarisme d'hier et soif spirituelle
d'aujourd'hui. pp. 481-486.
doi : 10.3406/cmr.1988.2164
http://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1988_num_29_3_2164
DU MARXISME A L'IDEALISME :
UNE NOUVELLE LECTURE DE BULGAKOV
Cahiers du Monde russe et soviétique, XXIX (3-4), juillet-décembre 1988. pp. 481 -486.
482 JUTTA SCI ERRER
ainsi que les facteurs qui l'ont conduit de là à une vision thčologique, ou
même à une véritable théologie (Svet neveCernyj I Une lumière qui n'est pas
du soir, Moscou, 1917) d'où procède la décision, prise en 1917, et réalisée en
1918, de se faire ordonner prêtre de l'Église orthodoxe russe - une voie suivie
également par Pavel Florenskij : tous deux ont ainsi subi l'influence de Solov'ev
et puisent leur inspiration dans la doctrine de la Sophia.
Il est inutile d'insister ici sur le fait que Bulgakov s'inscrit étroitement dans
le cadre du renouveau religieux russe, caractéristique du début du XXe siècle. Il
est inutile aussi de décrire le cadre de l'intelligentsia russe, sa psychologie, son
code moral, son utopisme, sa sociologie, voire ses origines sociales qui lui
conféraient toute sa spécificité : fils d'un prêtre, Bulgakov se trouve dans la
lignée de bien d'autres représentants de cette catégorie sociale (je ne citerai que
CernyScvskij et Dobroljubov) ; ce fait à lui seul rend son cheminement
remarquable.
Parmi les marxistes légaux, il peut être considéré comme l'un des meilleurs
théoriciens de l'économie politique. Son étude О rynkah pri kapitalistiCeskom
proizvodstve (Le rôle des marchés dans la production capitaliste, 1897) et surtout
sa thèse de doctorat Kapitalizm i zemledelie (Capitalisme et agriculture, 2 vols,
1900) - l'analyse de base, à son époque, des positions marxistes concernant
l'agriculture - ont fait autorité dans les milieux concernés, dès leur parution.
Je n'ai pas le temps d'indiquer ici les différents éléments du soi-disant
marxisme légal qui laissent présager, dès le départ, la possibilité d'un tournant
vers une pensée allant dans la direction du criticisme philosophique de Kant1.
Bien avant d'avoir reconnu dans la théorie de la connaissance de Kant un
élément constitutif de sa pensée, dès son article «O zakonomernosti social 'nyh
javlcnij » (Sur les lois des phénomènes sociaux, 1896)\ une certaine affinité
avec cette pensée apparaissait chez Bulgakov. En 1903, dans la préface à son
recueil d'articles Ot marksizma к idealizmu, Bulgakov se prononça clairement
à ce sujet : « Pour moi, Kant a toujours éveillé moins de doutes que Marx, et
j'ai toujours jugé indispensable de vérifier Marx à travers Kant et non l'inverse »5.
Bulgakov se proposa d'« analyser la dogmatique du marxisme en recourant à
Kant et au criticisme kantien ». Avec Kant et sa méthode critic istc il lui était
possible de découvrir l'incapacité de la sociologie marxiste d'établir des prognoses
scientifiques et d'affirmer des « lois » historiques, bref, à l'aide de la méthodologie
de Kant il s'agissait pour Bulgakov de démontrer la précarité des fondements
du marxisme, avant tout de l'idée de la Zusammenbruchstneorie, et de l'«
eschatologie positiviste » du marxisme.
Faute de temps je ne décrirai pas ici la voie suivie par Bulgakov, en passant
par le néo-kantisme, pour aboutir à l'idéalisme religieux. Schémaliqucment
parlant, à partir de la reconnaissance de l'éthique et de la valeur accordée à la
personnalité, Bulgakov - ainsi que les autres ex-marxistes légaux, qui avaient
collaboré au recueil Problémy idealizma (Problèmes de l'idéalisme, 1903) -
revendiquait un ordre moral dans le monde auquel il conférait l'importance d'une
idée religieuse. L'idéal social, la politique économique et sociale, argumentaient-
ils, ne sauraient être réalisés par la sociologie marxiste ; cet idéal serait d'ordre
religieux et métaphysique. Mais « l'idéal social du marxisme », déclare Bulgakov,
« peut être préservé sans réserve dans l'idéalisme »\ Quant au matérialisme
économique il devrait être éliminé en tant qu'« appendice préjudiciable aux idées
DU MARXISME A L'IDÉALISME 483