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23/2/2019 Mise en question, mise en forme, mise en scène : l’aventure d’une traduction

Cahiers d’études romanes


Revue du CAER

7 | 2002 :
Traduction et Plurilinguisme

Mise en question, mise en forme,


mise en scène : l’aventure d’une
traduction
À propos de la traduction des Paralipomènes de Leopardi de
l’italien au français

PERLE ABBRUGIATI
p. 21-47

Abstracts
Français Italiano
L’article examine la traduction en français, que l’auteur a réalisée, des Paralipomènes à la
Batrachomyomachie de Leopardi, première traduction du texte dans cette langue, effectuée en
alexandrins. Rappelant que le texte naît lui-même d’une triple traduction de Leopardi, celle de la
Batrachomyomachie antique, l’auteur interroge ses motivations pour une traduction en vers, et ses
tentatives pour rendre l’ironie dont le texte est pénétré, prenant aussi en compte l’influence exercée
sur elle la théorie léopardienne de la traduction. Enfin, à travers l’analyse de quelques exemples clés,
elle reconstruit la “chirurgie” de cette opération. La traduction apparaît en pareil cas comme une
anamorphose du texte, proche d’une mise en scène théâtrale : le mot ’interprétation’ prend ici tous
ses sens. Le cas limite d’une traduction en vers contribue ainsi à une réflexion sur la traduction elle-
même, en une visée épistémologique qui part d’un cas concret et de l’analyse de ses nécessaires
limites.

L’articolo esamina l’operazione di traduzione in francese fatta dall’autrice dei Paralipomeni della
Batracomiomachia di Leopardi, prima traduzione del testo in questa lingua, realizzata in
alessandrini. Ricordando che il testo scaturisce da una triplice traduzione di Leopardi, quella della
Batracomiomachia antica, l’autrice interroga le sue motivazioni per una traduzione in versi ed i suoi
tentativi per rendere l’ironia di cui il testo è compenetrato, prendendo anche in esame l’influenza
della teoria leopardiana della traduzione. Infine, attraverso l’analisi di alcuni esempi chiave,
ricostruisce la “chirurgia” di tale operazione. La traduzione risulta nello specifico un’anamorfosi del
testo, vicina a una messa in scena teatrale : la parola ’interpretazione’ prende qui tutti i suoi

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significati. Il caso limite di una traduzione in versi contribuisce pertanto a una riflessione sulla
traduzione stessa, in un intento epistemologico che parte da un caso concreto e dall’analisi dei suoi
necessari limiti.

Index terms
Keywords : Leopardi (Giacomo), Paralipomènes (titre), traduction
Parole chiave : Leopardi (Giacomo), Paralipomeni (titolo), traduzione
Geographical index : Italie
Chronological index : XIXe

Full text
1 Il sera ici question d’un texte qui a longtemps occupé ma recherche, un poème satirique
de 3000 vers de Leopardi intitulé Paralipomeni della Batracomiomachia, écrit entre 1831
et 1836 et publié pour la première fois à titre posthume en 1842, à Paris mais en italien,
dans sa version originale. Les multiples articles que j’ai publiés sur ce texte1 témoignent
d’une longue attention portée au poème, dont la genèse et le sens sont particulièrement
dignes d’intérêt. Cette recherche trouve un aboutissement dans une édition bilingue, à ce
jour inédite, mais qui a retenu l’attention des spécialistes dans le cadre d’une Habilitation
à diriger des recherches2. Cette édition comporte une réflexion analytique dans son
introduction générale, suivie de la traduction intégrale du texte en alexandrins, avec texte
en regard, accompagnée d’introductions chant par chant et suivie d’une bibliographie
critique. La traduction peut ainsi apparaître comme l’ultime étape d’une recherche
longuement mûrie. Il serait en fait plus juste de considérer la traduction comme une phase
de cette recherche, phase décisive dans l’élucidation d’un poème d’une écriture difficile par
son tissu linguistique comme par sa symbolique et par sa structure. Je tiens à souligner ce
double statut de la traduction telle que je l’ai pratiquée : à la fois outil de la réflexion (la
traduction comme démarche de la pensée) et résultat de la réflexion aboutie proposé au
lecteur français (la traduction comme texte élaboré à partir d’un autre). Je m’expliquerai
donc dans les pages qui suivent sur la place de la traduction dans ma démarche de
conquête du texte, ainsi que sur ma version française, témoin de cette approche.
2 Mais cet article tient aussi à signaler l’intérêt qu’a ce texte leopardien, indépendamment
de ma propre pratique, pour tous ceux qui s’intéressent aux problèmes de la traduction.
En effet son écriture elle-même entretient un rapport avec la traduction, puisque Leopardi
greffe sa rédaction sur une pratique de traducteur qu’il a lui-même eue et longuement
peaufinée. Ses Paralipomènes à la Batrachomyomachie, c’est-à-dire Suite de ou
Supplément à la Batrachomyomachie, font référence dans leur titre à un texte grec, la
Batrachomyomachie ou Combat des rats et des grenouilles, que Leopardi a traduit du
grec à l’italien, et qu’il a traduit non pas une mais trois fois, ce qui donna lieu à trois
publications différentes. Aussi est-il légitime d’affirmer que la traduction, et le retour sur
la traduction, ont un rôle déterminant dans le processus menant à l’écriture. C’est donc
dans le contexte du rapport entre traduction et écriture que je voudrais situer ma propre
réflexion sur ma traduction.
3 Il faut pour cela donner une claire idée du texte de départ et de ses composantes, non
seulement pour donner au lecteur de cette étude un élément de référence, mais pour lui
permettre d’apprécier dans quel état d’esprit j’ai abordé mon travail et de quels
présupposés naissent certaines des options que j’ai adoptées pour la mise en français. Je
partirai donc de ce descriptif du texte italien et de sa genèse, avant de me pencher sur ma
traduction. De cette traduction, je donnerai les caractéristiques générales, avant
d’examiner quelques brefs passages précis, permettant d’illustrer ma tentative de mise en
français, que le lecteur pourra mieux apprécier en se reportant au long extrait proposé
dans la deuxième partie de ce volume. On retiendra sans doute de cet examen que cette

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mise en français, la première du texte à ce jour, naît d’une mise en question du poème, et
aboutit à la fois à une mise en forme et à une mise en scène du texte, par lesquelles il
n’échappe pas à une interprétation, au sens à la fois linguistique, sémantique et théâtral
du terme.

I. Les Paralipomènes. Supplément à un


texte traduit

1- Trois traductions plus une


4 Les Paralipomènes leopardiens sont le résultat d’un emboîtement de textes et de
traductions. Remonter jusqu’à la source de cet emboîtement nous ferait aller jusqu’à
L’Iliade. Du texte homérique fut tirée une parodie en grec dont on discute encore la
datation : d’abord attribuée à Homère lui-même, la Batrachomyomachie ou Combat des
rats et des grenouilles fut successivement datée de la période VIème-IVème siècle avant
J.-C. puis d’époques plus tardives, jusqu’à être située au Ier siècle avant J.-C. Leopardi,
pour sa part, avait pris parti dans ce débat dans son Discorso sopra la Batracomiomachia
paru en 1816 dans « Lo Spettatore italiano » : il argumentait contre l’attribution à Homère
et en faveur d’une rédaction non antérieure au IIIe siècle. L’anonymat du texte, écrivait-il,
et la renonciation à l’idée d’une paternité homérique, n’enlevaient rien à la valeur du texte,
plaisant et brillant. Il reprenait à son compte, en cela, l’engouement général pour ce court
texte héroï-comique, engouement particulièrement sensible en Italie aux XVIIIe et XIXe
siècles si l’on en juge par le nombre de traductions existantes3. Le Discours de Leopardi
était lui-même fait pour accompagner et justifier une nouvelle traduction en vers qu’il
publia en 1816 – et qui en l’occurrence fut la première d’une série de trois traductions qu’il
produisit du texte, respectivement rédigées en 1815 (parue dans « Lo spettatore italiano »
en 1816), en 1821-22 (parue dans « Il Caffè di Petronio » en 1826) et en 1826 (parue dans
l’édition bolonaise des Versi en 1826).
5 On peut juger, d’après ces retours récurrents sur le texte, de la familiarité particulière
que Leopardi entretint avec lui, s’inscrivant dans une familiarité ambiante partagée par
tout honnête homme du XIXe siècle ayant fait ses humanités. Il faut dire que le texte grec
est séduisant. Il narre le combat épique des rats contre les grenouilles, né d’un fâcheux
épisode entre le fils du roi des rats et le roi des grenouilles : ce dernier, se proposant
d’aider le prince rat à traverser son étang pour visiter son palais, le prend sur son dos
mais, effrayé par un serpent d’eau au milieu du lac, il plonge et provoque ainsi la noyade
du rat. Le casus belli déclenche les hostilités et le texte nous fait assister d’abord aux
préparatifs des deux camps qui revêtent de burlesques armures en feuilles de chou ou en
coquilles de noix, puis au combat titanesque des héroïques animaux. Les dieux assistent à
la bataille comme dans L’Iliade mais restent neutres, jusqu’au moment où les rats ont le
dessus et entendent extirper les grenouilles de l’étang : Zeus intervient alors en suscitant
l’intervention des crabes. Ces derniers, grâce à leur invincible carapace, mettent les rats en
fuite, ce qui termine le récit par un revirement de situation inattendu. Aucune morale ne
clôt la fable ; libre au lecteur de méditer sur la victoire qui n’est jamais acquise, sur
l’insuffisance du courage face à la force brute, sur la futilité des motifs à l’origine des
guerres, ou sur le ridicule de ceux qui croient contrôler leur destin.
6 Tel est le texte-source à l’origine des Paralipomènes, source elle-même au second degré
dont on peut dire qu’elle est la « traduction » parodique de l’Iliade dans le registre
grotesque, aboutissant aux trois réécritures de Leopardi par traductions successives.
Jusqu’à ce que Leopardi s’empare non plus seulement du matériau textuel du texte-source,
mais de ses ingrédients narratifs – personnages, situation, atmosphère – pour créer un

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autre récit : une suite. Ce seront les Paralipomènes à la Batrachomyomachie qui


décrivent les suites de la guerre des rats et des grenouilles.
7 Par un heureux esprit de récupération qui devient paradoxe littéraire, la fuite des rats
qui fournissait une conclusion au texte antique revêt a posteriori un effet de suspension
dont Leopardi se saisit. Le début de son poème décrit cette fuite et rebondit sur elle, sur
ses causes, sur ses conséquences, sur ses risques. Et tout dans le poème sera à l’enseigne
de la fuite : le texte leopardien est à la fois suite et fuite du texte pseudo-homérique. Celui-
ci n’est en fait que le tremplin d’une narration qui n’a plus grand rapport avec lui.
Leopardi s’approprie les éléments les plus dynamiques du texte existant, pour édifier un
récit autonome qui n’a plus en commun avec l’Antiquité que le ridicule jeté sur les
personnages et les situations.
8 Le premier but des Paralipomènes est en effet de greffer une satire de l’actualité du
XIXe siècle italien sur les animaux grecs connotés de parodie. Chaque catégorie de
personnages est par Leopardi connotée d’éléments qui renvoient à des personnages
actuels. L’intrigue que Leopardi met en place échappe totalement au récit grec mais la
charge comique que celui-ci comporte est instrumentalisée par l’auteur pour des fins
nouvelles. On peut dire que Leopardi « traduit » une parodie en satire. Il « traduit », sur
un terrain contemporain, des éléments antiques, pour en tirer un sens. Un sens
« infidèle » au texte d’origine, mais s’enracinant en lui. Autrement dit, Leopardi poursuit
sur le terrain du sens l’opération de traduction qu’il définit dans le Discorso sulla
Batracomiomachia pour la sphère linguistique. Il y développe en effet de très
intéressantes considérations sur les qualités que doit comporter un texte traduit, qui doit à
son avis comporter une crédibilité dans la langue d’arrivée, garder l’esprit du texte-source
mais dans une écriture qui se plie à des exigences de réception (nous y reviendrons plus
bas). Dire que les Paralipomènes poursuivent sur le terrain du sens l’opération de
traduction linguistique, c’est donc insister sur le fait que la création littéraire a elle-même
une nature de « paralipomènes » par rapport à la traduction. Le terme ne vaudrait pas que
pour l’intrigue, « suite » d’une autre, mais comme auto-définition d’une pratique
d’écriture comme « suite » logique d’une position de traducteur.

2- Fonctionnement prétextuel
9 Prétendant écrire une suite, Leopardi commence donc en fait une autre histoire ;
prétendant se référer à la guerre des rats et des grenouilles, il y décrit le conflit des rats et
des crabes. Et surtout, prétendant continuer une fable héroï-comique, il en fait une satire.
Le lecteur contemporain n’aura en effet aucun mal à percevoir le glissement selon lequel
les rats ne parodient plus les Grecs d’Agamemnon mais les Italiens libéraux, tandis que les
crabes sont la caricature des Autrichiens. Que la problématique soit au départ politique,
on peut sans doute en trouver un indice dans le titre choisi : pour désigner son
“supplément” au texte-source, Leopardi opte pour le terme rare de Paralipomènes, que
l’on trouve dans la Bible, en référence aux Chroniques qui suivent le Livre des rois. Voilà
un autre pré-texte possible, car c’est bien de monarchie qu’il s’agira dans l’intrigue, des
différentes formes de monarchie et de l’affrontement entre deux rois de natures
différentes. La visée parodique s’est, en tout état de cause, connotée politiquement pour
devenir, ludiquement ou férocement selon le cas, satirique.
10 Encore la satire n’est-elle elle-même qu’un prétexte de plus. Certes, Leopardi s’en donne
à cœur joie pour ridiculiser chacune des idéologies en présence, utilisant le décalage
homme/animal comme source de multiples railleries, comme l’avait fait avant lui l’abbé
Giambattista Casti dans Gli animali parlanti (1802), autre pré-texte auquel Leopardi se
réfère dans son Discorso sopra la Batracomiomachia. Mais le déséquilibre de la structure
du poème laisse penser que la portée satirique cache à son tour une autre strate de sens.
Les Paralipomènes sont distribués en huit chants de longueur à peu près égale, mais une
césure sépare les six premiers, à connotation fortement politique, des deux derniers, où le

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fantastique intervient et se met au service d’une réflexion d’ordre métaphysique. Ceux qui
connaissent Leopardi n’en seront pas surpris : on retrouve dans la fin du poème la
thématique du Néant chère à la poésie leopardienne, et une dérision exercée sur l’Histoire
qui relativise toute problématique politique précédemment évoquée dans les chant I à VI.
Le pessimisme de plus en plus manifeste – et de plus en plus sérieux, jusqu’à donner lieu à
des représentations angoissantes, bien que burlesques – envahit la fable, et l’étouffe
puisqu’il motive l’interruption de la narration. Le texte se présente en effet comme
inachevé ; mais là aussi, il faut n’y voir qu’un inachèvement prétendu : Leopardi n’a pas
laissé tomber sa plume, comme l’ont laissé entendre maints commentateurs (ou maints
critiques qui n’ont pas commenté le texte du fait de son inachèvement) – cette plume, il l’a
consciemment posée, faisant du non-dit final son principal message.
11 Les Paralipomènes, nous l’avons dit, furent publiés à titre posthume en 1842 et leur
auteur y travailla de 1831 à 1836, année de sa mort. Mais qu’on ne s’y trompe pas : cette
mort survenue n’accrédite pas tant l’inachèvement du texte que l’importance de son
contenu qui au contraire parachève l’œuvre leopardienne.
12 Aussi peut-on résumer notre approche en définissant la genèse et l’élaboration des
Paralipomènes comme un parcours constitutivement prétextuel : L’Iliade est le pré-texte
de la Batrachomyomachie, qui est bien sûr le pré-texte de ses traductions italiennes,
lesquelles sont un pré-texte aux traductions de Leopardi (chacune étant le pré-texte de la
suivante), la dernière fournissant le pré-texte aux Paralipomènes ; en leur sein, la
Batrachomyomachie est le prétexte à l’élaboration de leur suite, qui est un prétexte à une
satire politique laquelle est le prétexte à une réflexion fondamentalement philosophique.
Cette dernière étape est bien sûr éminemment leopardienne et rejoint la thématique
pessimiste des Chants.
13 Il faut donc prendre en compte à sa juste valeur le rôle de la traduction dans un
processus créatif complexe. Compte tenu des dates des trois traductions, que l’on mettra
en relation avec ce que Leopardi lui-même a appelé sa “conversion” esthétique par laquelle
il passe de l’érudition philologique à une création esthétique originale, tout se passe
comme si la traduction était le viatique d’une telle conversion, importante au point qu’au
bout du processus créatif, la dernière œuvre de l’auteur se réfère à la source de cette
traduction, même si c’est pour s’en émanciper aussitôt par une revisitation personnelle de
toutes ses composantes. La traduction, « passage » d’un état du texte à l’autre, a de toute
évidence un rôle de « passage » d’un état de l’auteur à un autre degré de maturation
littéraire, sa dernière création rendant d’une certaine façon hommage à ce phénomène,
puisqu’elle s’élabore de façon manifeste comme une consécution de passages d’un degré
d’écriture à un autre.

3- L’ironie : faire comme si, faire du genre


14 Le but étant ici de réfléchir à la traduction et non de nous attarder sur l’analyse
littéraire, nous ne donnerons que les éléments du texte indispensables à la compréhension
de sa nature particulière qui conditionne son traducteur, et à la contextualisation des
passages dont nous analyserons plus bas la version française. La particulière ironie du
texte et son rapport aux genres littéraires est en effet non seulement une gageure imposée
au traducteur, mais aussi une composante qui détermine des choix de forme préalables à
l’opération de traduction.
15 Le texte se divise en huit chants d’une cinquantaine de strophes, modelées sur l’épopée
de la Renaissance : des octaves d’hendécasyllabes rimées, comme le Roland furieux par
exemple, sur le schéma abababcc. Ce modèle ajoute un pré-texte supplémentaire que le
traducteur ne peut ignorer.
16 Le récit débute lors de la débandade des rats après l’intervention des crabes venus au
secours des grenouilles. Le roi des rats étant mort au combat, les rats doivent réorganiser
leur gouvernement. Tandis que le plus idéaliste d’entre eux entreprend une ambassade

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auprès des crabes, les rats se donnent une monarchie constitutionnelle et progressiste. Les
crabes absolutistes et réactionnaires y réagissent en déclarant une nouvelle guerre, que les
rats perdent en raison de leur couardise et de leur impuissance. Le rat protagoniste, le
comte Lèchefonds, celui-là même qui avait accompli l’ambassade et qui était ensuite
devenu premier ministre, est exilé. Après une errance de cour en cour, il se perd dans une
forêt lors d’un cataclysme, et fait enfin la rencontre d’un humain, Dédale, qui veut l’aider.
Ensemble, ils vont jusqu’en enfer pour obtenir un oracle des rats morts. Mais ces derniers
se rient de l’effort du démocrate Lèchefonds, leur regard sur l’humanité vivante la
ramenant à une dimension dérisoire. Leur seul conseil, celui de consulter le général
Tastesaveur, n’aboutit à rien puisque celui-ci ne veut pas s’engager politiquement. Le refus
de ce personnage consolide la dérision visant l’expérience humaine, surtout dans sa
dimension politico-historique. Le moment où est imminente la prise de parole de ce
personnage-clé est aussi celui où le narrateur, soi-disant à cours d’archives, clôt le récit sur
une impression d’inachèvement.
17 De ce résumé de l’intrigue on peut déduire que les Paralipomènes portent à son comble
une tendance à l’hybridisme : bien qu’apparemment catalogables dans la catégorie du
pastiche épique, ce qu’induisent le rapport explicite avec la Batrachomyomachie exprimé
par le titre et le modèle métrique de la tradition épique italienne, ils frôlent en fait
plusieurs genres différents et ne se réduisent à aucun.
18 Dans la généalogie des Paralipomènes, il est une référence qui est pour le moment
restée implicite, c’est la fable ésopique. On trouve en effet chez Esope une Fable de la
grenouille et du rat noyé (244) que La Fontaine exploite aussi (La grenouille et le rat,
Fables, IV, 11). Le texte de Leopardi, par sa nature affichée de “paralipomènes”, se place
donc entre fable zoomorphe et parodie d’épopée.
19 Mais, nous l’avons dit, le texte est satire d’une société autant et plus que parodie d’un
genre. Les animaux sont donc représentatifs non seulement de défauts humains, comme
c’est le propre de la fable, mais de travers collectifs. Les protagonistes sont les caricatures
de types sociaux contemporains et à travers eux des idéologies qu’ils incarnent. Leopardi
renvoie dos à dos libéraux et réactionnaires dans le seul texte où il fait mine de s’intéresser
au débat politique de son temps – ce qui n’en fait pas pour autant un texte engagé ; ou en
tout cas pas seulement cela.
20 L’ironie du texte est en effet encore plus au service d’un conte philosophique que d’une
satire politique. La satire dépasse la ridiculisation partisane pour jeter le même regard de
dérision sur tous les acteurs de l’Histoire. Quant à la fable, elle est bel et bien autonome
par rapport au pastiche d’épopée et à la parodie satirique : les personnages prennent corps
et évoluent dans une fiction attachante, comme un dessin animé où tout est
conventionnellement feint mais où on s’identifie néanmoins aux protagonistes. Cette fable
qui, malgré tous les présupposés, prétextes et pré-requis, parvient à vivre de sa propre vie,
enfreint rapidement les limites de l’apologue et prend l’allure d’un parcours quasi-
initiatique, d’où le caractère de plus en plus appuyé de conte philosophique.
21 Particulièrement flagrante est cette dérive dans les deux derniers chants, où le
fantastique prend le relais de la caricature de vie civique. Le protagoniste quitte la cité et
on le trouve successivement tâtonnant dans une forêt, survolant la terre, descendant aux
enfers, dans une représentation aux claires implications symboliques qui, tout en faisant
implicitement référence à la racine antique (Homère, Virgile), rompt de plus en plus avec
elle pour anticiper des images et des thèmes angoissants qui seront chers aux auteurs du
XXe siècle : on peut sans mal évoquer Sartre, Camus ou Kafka. Le malaise qui s’en dégage
connote l’interruption calculée du récit à la fin du chant VIII d’une valeur d’aporie, qui n’a
plus de lien avec la parodie autre que l’utilisation du stratagème éculé de l’impossibilité à
poursuivre le récit faute d’archives, stratagème ironiquement utilisé au second degré et
dont on s’étonne qu’il ait pu laisser croire à une partie de la critique que Leopardi aurait eu
l’intention d’apporter un complément à ses Paralipomènes.
22 Il est vrai que fable, épopée, satire, récit initiatique, poème symbolique, fresque
fantastique, parodie, aporie... on s’y perd, de même que ne nous atteignent pas d’emblée

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toutes les références à l’Antique, à la Renaissance, au XVIIIe siècle, dont Leopardi joue.
Cette imbrication de genres, qui mêle les modèles jusqu’à en dégager l’originalité, déroute
le lecteur, impression redoublée par la structure fort tourmentée du poème. L’équilibre
des huit chants de longueur égale masque une écriture toute en digressions, déviations et
ruptures, dont l’interruption finale n’est que l’ultime péripétie. Le patchwork des genres
est aussi leur éclatement ; l’écriture digressive est aussi ostensiblement transgressive,
comme si Leopardi jouait tous azimuts avec le matériau de son érudition dans un cadre
référentiel faussement surdéterminé (le référent qu’est la Batrachomyomachie).

II. Traduction. Translation. Transposition.


Transgressions

1- Fidélités, finalités
23 Les considérations qui précèdent, bien que succinctes, laissent entrevoir l’intérêt et la
complexité d’un texte qui se prête à des recherches thématiques croisées, à une
interrogation sur l’instrumentalisation des genres, sur la filiation culturelle et ses avatars,
sur les niveaux d’intervention de l’ironie qui s’inscrit dans le discours mais aussi dans
l’utilisation, la récupération, la déviation de ses formes. Dans l’effort d’interroger ce texte,
ma traduction m’apparaît à plein titre comme une recherche. D’une part parce que c’est sa
première traduction en français, et que sa nature de première main en constitue l’intérêt
culturel et en corse la difficulté. D’autre part parce qu’il s’agit d’une langue très dense et de
compréhension ardue, par endroits comparable à la difficulté d’un Dante ou d’un Parini,
très différente de la langue des Canti, beaucoup plus opaque que le texte de La Ginestra
ou de la Palinodia, qui réclame donc une compétence linguistique de bon niveau. Mais
surtout parce que ce travail a été l’instrument de mon interrogation critique.
24 Il faut savoir que, bien que les Paralipomeni aient été publiés pour la première fois à
Paris, jamais ils n’avaient été traduits en français. L’édition parue chez Baudry en 1842 à
l’initiative de Ranieri est en italien et ne comporte aucun commentaire. Le lecteur français
n’avait donc à ce jour pas accès au texte. À cela, plusieurs explications peuvent être
données : les nombreuses allusions historiques à la situation italienne pouvaient faire
obstacle à sa réception ; la difficulté de son tissu linguistique était dissuasive pour tout
traducteur ; le caractère peu homogène du récit pouvait sembler ingrat et donc déterminer
une mauvaise opération éditoriale ; enfin le malentendu sur l’inachèvement du texte
détournaient traducteurs et éditeurs de l’entreprise. Faut-il ajouter que Leopardi n’a
jamais connu en France la fortune qu’il mérite, même par ses textes majeurs ? Comment
s’étonner alors qu’un texte mineur et apparemment inachevé ait été négligé par l’édition
française ? Cette lacune à elle seule pouvait justifier ma traduction, dont la difficulté
constituait par ailleurs une intéressante gageure : le texte apparaît de compréhension
difficile aux Italiens eux-mêmes et promettait d’être un chantier stimulant.
25 Ce n’est pourtant aucune de ces deux raisons qui a déterminé mon engagement de
traductrice au départ : ni la promotion du texte, ni le défi de la difficulté – que je ne
revendique qu’après-coup. Je me suis mise à traduire les Paralipomeni sans idée d’en faire
une traduction intégrale, simplement parce que je sentais que le texte résistait à ma
compréhension et que la traduction m’est apparue comme le meilleur moyen pour les
comprendre. Ainsi ai-je entrepris de traduire en prose quelques-uns des passages-clés du
texte : le portrait de Lèchefonds, le discours de Duretenaille, le rire des rats morts en
enfer. J’en étais alors à mes premiers projets de communication, et ces traductions
devaient servir d’approche plus fine pour atteindre un sens complexe. Ces expériences se
sont révélées à la fois très fructueuses dans leur fonction, m’ouvrant en effet des horizons
de compréhension jusque là interdits, la densité du texte m’obligeant à une analyse de plus
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en plus subtile, et en même temps très frustrants dans leur résultat, ces traductions se
révélant précieuses quant au sens mais pauvres quant au souffle et au brillant du texte,
aussi rigoureuses fussent-elles. Elles me semblaient perdre toute saveur satirique, ce qui a
cinglé mon amour-propre de traductrice. C’est alors que je me suis essayée à les refaire en
vers, dans l’idée que la métrique avait une efficacité satirique que l’on pouvait peut-être
transposer. J’ai donc repris à zéro ces textes : je n’ai pas mis en vers mes traductions en
prose mais je suis repartie de l’italien avec un parti pris différent, choisissant l’alexandrin.
Sur ce choix, qu’il est certes possible de discuter, je m’expliquerai ci-dessous. Aussi bien, le
résultat se révéla nettement plus satisfaisant que les traductions en prose des extraits
choisis. Tellement même, que le désir naquit de poursuivre l’expérience et de traduire
intégralement le texte. Ce fut une passionnante conquête de sens et une difficile pratique.
26 Je vois donc dans cet exercice de traduction non seulement la mise en œuvre d’une
rigueur linguistique renforcée par le parti pris métrique, mais surtout le moment de
l’élucidation de la conceptualité du texte par la traversée de son tissu textuel. Au terme de
ce travail, ma conviction est plus que jamais entière sur le fait que la traduction lorsqu’elle
est rigoureuse, malgré ses problèmes et ses limites, ou plutôt grâce à eux, est un
remarquable outil d’approfondissement, les insatisfactions qu’elle provoque étant une des
meilleures garantie d’intellection, la meilleure des sensibilisations aux connotations du
texte, à ses strates, à ses convergences. Indépendamment du résultat qu’elle propose, la
démarche qui y conduit est une imprégnation textuelle qui en fait une très complète et très
interrogeante lecture.
27 Concernant les options de traduction que j’ai essayé de maintenir, il faut d’abord que je
définisse mes visées pour espérer les justifier, ou pour le moins les éclaircir.
28 Ma position de traductrice est habituellement ce qu’il est convenu d’appeler
« fidéliste » : je cherche en général à rester au plus proche du texte-source, m’abstenant de
le réécrire dans une optique de meilleur style dans la langue d’arrivée. De même, chaque
fois que cela est compatible avec la correction du français, je tends à respecter l’ordre des
termes et la syntaxe, dans un même souci de respect et d’effacement vis-à-vis de l’auteur4.
Comment le faire cependant, dans un texte en vers, où la syntaxe particulièrement
torturée et la métrique s’opposent à un tel respect ? La visée devient alors plus modeste : la
transmission de toutes les nuances de sens, sans égard à la forme. Aussi mes premiers
essais de traduction furent-ils, en prose, vouées à la clarification du sens. L’élucidation, je
l’ai rappelé, était difficile, mais le résultat me semblait une restitution honnête de ce sens.
29 Hélas, la traduction n’était devenue que cela, une espèce de sous-titre sans intonation,
sans animation, sans vie. Mon insatisfaction devant ce résultat pourtant convenable du
point de vue du contenu m’a amenée à m’interroger sur les ingrédients manquant à ma
traduction. Ils tenaient à la forme, mais force me fut de constater que cette forme était
sens, en l’espèce. Sans doute est-ce toujours vrai d’un texte littéraire, à fortiori poétique.
Mais ici ce truisme se doublait d’une valence liée à l’ironie. Le sens du poème jouait aussi
sur l’emploi détourné de formes connues, de cet entrelacs de genres dont il a été question
plus haut. Ma traduction, qui ignorait totalement cet aspect du texte, ne faisait plus sens,
par perte d’une ironie fondamentale qui le sous-tend, le porte, l’oriente. Il m’a donc fallu
reconnaître que la fidélité au texte comportait une prise en considération de cet aspect
sans lequel le texte non seulement s’appauvrissait mais se trahissait en perdant son
terreau de dérision. Si le texte a un sens, il réside en effet dans la dérision, une dérision
philosophique vers laquelle convergent l’ironie satirique des six premiers chants et l’ironie
dédaigneuse confinant au malaise des deux derniers. Une ironie qui dans les deux cas
s’appuie sur l’ironie de l’emploi de modèles, fausse filiation qui filtre la lecture et, déjouée
par le lecteur averti, constitue la complicité humoristique nécessaire à la compréhension
du sens profond du poème.
30 Pour recréer cette complicité avec le lecteur français il me fallait donc trouver une
solution formelle qui transpose un même rapport amusé à la forme. Cela ne supposait pas
nécessairement l’emploi de la même forme. La fidélité se décalait donc de fidélité à la

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lettre à fidélité à l’effet produit. La solution adoptée fut, une solution parmi d’autres
possibles sans doute, celle d’une traduction en vers.

2- L’alexandrin. Tentation, tentative, tendances


31 Une traduction en vers. Mais quel vers ? À quel prix ?
32 On l’a compris, le choix de traduire en vers n’est pas un caprice mais répond à l’intuition
que l’ironie du texte entretient un rapport à la forme. La forme joue ici un double rôle :
celui de conférer un rythme au récit, ce qui lui donne un souffle, un souffle épique décalé
par rapport au propos satirique, mais aussi celui de créer un lien facétieux par rapport à
une tradition (toute une tradition littéraire, d’Homère aux romantiques en passant par
l’Arioste). Leopardi se moque de ceux qu’il caricature en les plaçant dans un cadre
emphatique, celui de l’épopée, façon de se jouer de leur prétention, et cela passe aussi par
le fait de se moquer de la tradition littéraire en l’utilisant au maximum. Aussi ne suffisait-il
pas de traduire en vers, mais encore fallait-il que le vers choisi joue ce rôle de tourner en
dérision la tradition en la surexploitant. Il m’a semblé que seul l’alexandrin avait en
France cette capacité à être à la fois le meilleur représentant d’une tradition formelle, et la
possibilité d’être utilisé à des fins parodiques et auto-parodiques. L’alexandrin, vers
pouvant se parodier lui-même. Encore cette décision ne fut-elle prise qu’avec réticence, et
en vertu d’arguments techniques, qui ont conforté cette raison de fond.
33 La réticence vient d’abord du fait que l’option pour une traduction en vers réclame une
compétence particulière. L’équilibre garantissant l’alliance entre fidélité et métrique
constitue en soi une recherche exigeante. C’est motivant, mais aussi exigeant que l’on
puisse être, on pouvait cependant s’attendre à ce que fidélité et métrique entrent parfois
en conflit, conduisant à d’inévitables chevilles, ajout ou abandons. La « fidéliste » que je
suis a donc eu un certain mal à surmonter le scrupule qui se ramène à une crainte de
tomber dans la réécriture, surtout en m’inscrivant dans une histoire du texte qui semble
comporter la réécriture comme sortilège.
34 La réticence vient ensuite d’une hésitation sur le parti pris métrique à adopter. Leopardi
se conforme à une tradition formelle pour mieux la détourner de son sens, soit. La
tradition formelle, en Italie, c’est l’hendécasyllabe. Et pour l’épopée et ses avatars, c’est
l’octave. L’octave pouvait être conservée sans difficulté. Mais le vers posait plus de
problèmes. Fallait-il privilégier une fidélité rythmique ou une équivalence culturelle ?
35 On sait que le choix de l’alexandrin pour traduire l’hendécasyllabe italien est,
« métriquement parlant », très contestable, puisque du point de vue rythmique ce dernier
correspondrait au décasyllabe français. En effet, l’hendécasyllabe italien comporte
toujours un accent fort sur sa dixième syllabe, ce qui le rapproche du décasyllabe français.
Choisir une traduction en vers, c’est rendre compte du rythme du texte, donc il
conviendrait d’adopter la forme rythmiquement la plus proche du texte-source5. J’ai
cependant opté pour l’alexandrin pour plusieurs raisons, entre autres techniques.
36 L’une est une raison de moindre contrainte, en vue de réaliser une traduction aussi
rigoureuse que possible et non une adaptation : la longueur de l’alexandrin garantissait
plus d’espace au service du parti pris de fidélité. Les traducteurs de l’italien sont en général
frappés par le fait que la langue française se développe davantage alors que l’italien a une
capacité à être synthétique, tout particulièrement en poésie. Le décasyllabe semblait très
court pour le souffle français, surtout si l’on tenait à respecter l’espace de la strophe sans
rien sacrifier du sens. Un problème est en particulier celui de l’onomastique. Les noms des
personnages du texte leopardien sont très longs, puisqu’ils sont en général imagés et
construits sur le principe verbe+substantif ou verbe+adjectif. Ainsi trouve-t-on nombre de
noms de cinq syllabes – Camminatorto, Mangiaprosciutti, etc. – que l’on ne parvient pas
toujours à raccourcir en français : si Camminatorto peut devenir Vadebiais et
Mangiaprosciutti Croquejambon, Brancaforte passe au contraire de quatre à cinq syllabes
en devenant Duretenaille, de même que Rubatocchi s’étend en devenant Volechâtaignes.

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Or c’est un truisme de rappeler que le décasyllabe, s’il respecte le schéma rythmique de


l’hendécasyllabe italien, comporte une syllabe de moins.
37 Une autre raison, culturelle, fut l’idée que l’alexandrin correspondait au choix qu’aurait
fait un auteur français de l’époque de Leopardi pour réaliser une fable satirique. Cela
garantissait une certaine spontanéité et faisait de la métrique un souffle et non un obstacle
à la lecture, ce qu’un autre mètre aurait peut-être induit. On pouvait s’attendre à ce que le
lecteur français, habitué à l’alexandrin, soit sensible à l’orientation qu’il donne mais finisse
par « oublier » la forme.
38 Enfin, une raison culturelle renvoyant non au contexte de Leopardi mais à notre époque
contemporaine, est le rapport que peut entretenir un lecteur d’aujourd’hui par rapport à
l’alexandrin classique, lorsqu’il lit un texte qui n’est pas d’époque classique : un certain
esprit de persiflage qui (à condition bien sûr qu’il ne se retourne pas contre moi,
traductrice...) allait précisément dans le sens sarcastique que suppose le rapport de
Leopardi avec les modèles formels empruntés. C’était précisément la complicité
humoristique recherchée, qu’un vers moins pratiqué en français n’aurait sans doute pas
immédiatement induite.
39 Toutes ces raisons, et sans doute faut-il ajouter aussi par honnêteté un rapport ludique à
mon travail, m’ont amenée à l’option suivante : une traduction en alexandrins, mais en
alexandrins non rimés pour éviter une contrainte supplémentaire ; le respect de l’octave
avec l’effort de traduire si possible vers par vers mais au moins, quand la syntaxe ne le
permettait pas, l’impératif de traduire strophe par strophe ; la règle de maintenir en
position forte les termes mis en exergue par l’auteur, si possible en respectant l’ordre de
rédaction mais au besoin en faisant glisser un terme de la position initiale à l’hémistiche
ou à la fin d’un vers par exemple ; le respect de règles de métrique classique en français,
telles que refus du hiatus et du rapprochement du mot « et » avec une voyelle, etc., par
souci de cohérence avec la forme adoptée (à l’exception cependant de l’alternance des
terminaisons de vers féminines et masculines, ma traduction n’étant pas rimée).
40 Il va de soi que la forme choisie comporte des corollaires malencontreux. Ainsi,
l’alexandrin, retenu entre autres pour son espace, peut parfois en comporter trop, ce qui
conduit à l’emploi de chevilles telles que « donc », « alors », à la redondance par répétition
de certains adjectifs, au déploiement non indispensable de formes synthétiques, mais c’est
beaucoup plus souvent le contraire qui se produit. Un autre corollaire plus incontrôlable et
plus pernicieux est la fameuse tentation de réécriture qui, inhérente sans doute à tout
exercice de traduction, s’extrêmise par la pratique du vers : il n’y a pas loin de la recherche
du vers juste à celle de la recherche du beau vers, et il arrive que l’on ne s’efface pas
toujours devant les images de l’auteur, mais qu’on soit tenté d’ajouter quelque chose à la
traduction. Que les traducteurs en prose me lancent la première pierre s’ils ne l’ont jamais
fait hors de toute préoccupation métrique...
41 La traduction qui résulte de mon travail est certainement attaquable puisqu’elle court le
risque d’emprunter des options fortes. Imparfaite comme toute traduction, elle
demanderait certainement d’infinies révisions, et je ne suis pas loin de penser que, comme
Leopardi avec la Batrachomyomachie, je reviendrai sur elle, trois fois ou plus, avec les
mêmes options affinées, ou avec d’autres options substitutives. Telle qu’elle est, elle me
semble cependant rejoindre plusieurs buts que je m’étais fixés : 1/ comprendre le texte
dans ses replis les plus dissimulés ; 2/ offrir un texte accessible aux lecteurs français qui se
présente dans le même esprit que l’original par le biais d’une esthétique qui n’est pas
gratuite 3/ proposer aux italianistes français un outil de recherche qui, rendant intelligible
un texte dense, en permet l’élucidation en italien, par une démarche rétroactive qui fait de
la traduction un véritable outil interprétatif.
42 Ce qui est plus surprenant pour moi, et constitue donc une avancée, c’est que cette
traduction me conduit à des buts que je ne m’étais pas explicitement fixés, à savoir la
réflexion sur la traduction elle-même et mon évolution par rapport aux questions de
traduction. En effet, « l’interprétation » que ma traduction constitue ne se réduit pas à une
élucidation de sens. Elle est aussi « interprétation » au sens théâtral du terme, ce qu’il me

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semble intéressant de mettre en rapport avec le discours que Leopardi tient sur la
traduction en général, qui m’a forcément directement ou indirectement influencée.

3- L’influence de la théorie leopardienne de la


traduction
43 Il est bon de savoir que Leopardi, traducteur de nombreux textes grecs et pratiquant
plusieurs langues, tient dans son « journal intellectuel » intitulé le Zibaldone, entre autres
réflexions sur tous les domaines de la pensée, un discours sur la traduction, qui s’inscrit
dans une réflexion plus large sur le langage et qu’il enracine dans la pensée sensualiste6.
Le souci de la réception caractérise cette méditation sur la traduction, envisagée comme
capacité à produire un texte qui n’est réussi que lorsqu’il n’a pas l’air traduit. Loin de la
préservation de l’étrangeté qui caractérise d’autres théories de la traduction, Leopardi
bannit les traductions qui « sentent » trop la subordination au texte-source.
44 Un développement sur la théorie de la langue selon Leopardi serait trop long et digne de
l’intégralité d’un autre article. Ce n’est pas ici le lieu de synthétiser cette réflexion
circonstanciée. Je me contenterai donc de mentionner ce qui semble directement lié à la
genèse de mon texte, à savoir la réflexion que Leopardi explicite à propos de sa propre
traduction de la Batrachomyomachie. Dans le Discours sur la Batrachomyomachie il
s’exprime sur ses options de traduction, en les confrontant avec celles d’autres traducteurs
du texte grec. Je propose ci-dessous la traduction de cet important passage, ultime
emboîtement qui me fait traduire dans mon auto-analyse de traductrice un texte où
Leopardi analyse sa position de traducteur du texte qui devait être à l’origine de celui que
j’ai fini par traduire...

Estimant donc qu’une nouvelle traduction de la Batrachomyomachie pouvait ne pas


être inutile à l’Italie, et ayant résolu de m’essayer moi-même à y travailler, je
commençai par choisir le mètre. Marsupini avait adopté l’hexamètre italien, peut-être
pour que le plus grand ridicule du poème consistât dans son mètre ; Ricci les sixains
anachréontiques, comme si la Batrachomyomachie était une ode, ou une chanson ;
Summariva et Lavagnoli les tercets, qui donnent à la Batrachomyomachie l’aspect
d’un chapitre de Fagiuoli ou de Berni. Dolce et Giovanni da Falgano optèrent pour le
huitain de forme abababcc, mais du fait des difficultés que comporte ce mètre, qui
m’auraient probablement obligé à composer plutôt que traduire, ou à me servir de
rimes affectées que j’abhorre parce qu’elles sont ennemies capitales de la beauté de la
poésie et du plaisir du lecteur, je l’abandonnai ; et je choisis les sixains
d’hendécasyllabes, dont les mérites, après l’emploi particulièrement heureux qu’en
ont fait de nombreux poètes, et singulièrement l’Abbé Casti, ne sont plus à
démontrer. Je traduisis non littéralement, mais enfin je traduisis, et fus bien loin de
produire un nouveau poème, comme Andrea del Sarto. Je cherchai à m’imprégner
des pensées du poète grec, à me les approprier, et à proposer ainsi une traduction qui
eût quelque semblant d’œuvre originale, et n’obligeât pas le lecteur à se rappeler à
tout moment que le poème qu’il lit a été écrit en grec de nombreux siècles
auparavant. Je voulus que les expressions de mon auteur, avant de passer de
l’original à mes tablettes, s’attardent un moment dans mon esprit, et, tout en
conservant toute la saveur grecque, reçoivent une allure italienne, et s’inscrivent dans
des vers sans dureté et dans des rimes qui puissent sembler spontanées.7

45 Il va de soi que l’idée qu’un lecteur puisse oublier la contextualisation du texte traduit
qu’il lit m’est problématique, puisque je persiste à me définir comme « sourcière », si tant
est qu’une définition figée ait un sens en matière de traduction. Mais force m’est de
constater que j’ai involontairement reproduit en m’apprêtant à la traduction des
Paralipomènes les préoccupations de Leopardi traducteur de la Batrachomyomachie :
préoccupation formelle du mètre (« je commençai par choisir le mètre ») ; élimination des
contraintes conduisant au risque de réécriture (« du fait des difficultés que comporte ce
mètre, qui m’auraient probablement obligé à composer plutôt que traduire, [...], je
l’abandonnai ») ; souci de fidélité, refus d’une trop grande originalité (« Je [...] fus bien
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loin de produire un nouveau poème ») ; recherche d’un lien appropriation/spontanéité


(« Je cherchai à m’imprégner des pensées du poète grec, de me les approprier, et de
proposer ainsi une traduction qui eût quelque semblant d’œuvre originale »).
46 Il est donc probable que dans mon effort de mimétisme vis-à-vis de Leopardi, j’aie fini
par calquer en partie son attitude de traducteur. Ce qui me semble intéressant, c’est que je
ne crois pas l’avoir fait consciemment, comme si cette attitude leopardienne était devenue
une composante invisible de sa création littéraire, si imbriquée avec la traduction comme
j’ai essayé de le suggérer plus haut ; une composante tellement essentielle qu’elle a fini par
transpirer jusqu’au traducteur du traducteur devenu auteur traduit.
47 Mais c’est là peut-être aller un peu loin dans la supposition et mieux vaut se pencher sur
des réalités plus concrètes et plus analysables. Je donnerai donc ci-dessous quelques
exemples de ma pratique de traduction susceptibles d’en éclaircir les critères et les
problèmes, résolus ou non.

III. Reconstruction d’une chirurgie

1- Analyses
48 Le premier extrait proposé à l’attention du lecteur est tiré du dialogue entre le comte
Lèchefonds, rat démocrate, et le général Duretenaille, représentant de la réaction. Ce
dernier vient de définir la politique d’interventionnisme des crabes. On vérifie dans le
passage que le principe d’équilibre international ne fait que masquer la force brutale :

Ora al parlar del granchio ritornando,


In nostra guardia, aggiunse, è la costanza
Degli animai nell’esser primo, e quando
Di novità s’accorge o discrepanza
Dove che sia, là corre il granchio armato
E ritorna le cose al primo stato.

Chi tal carco vi dié ? richiese il conte :


La crosta, disse, di che siam vestiti,
E l’esser senza nè cervel nè fronte,
Sicuri, invariabili, impietriti
Quanto il corallo ed il cristal di monte
Per durezza famosi in tutti i liti :
Questo ci fa colonne e fondamenti
Della stabilità dell’altre genti. (II, 38-39).

Traduction :

Mais pour en revenir aux paroles du crabe,


Nous sommes les gardiens, ajouta-t-il, du fait
Que tous les animaux restent tels qu’ils étaient.
Au moindre fait nouveau, au moindre antagonisme
Qu’il voit, où que ce soit, le crabe accourt armé
Et remet toute chose en l’état d’origine.

Qui vous en a chargés ? interrogea le comte.


Le crabe répondit : C’est notre carapace
Et le fait de n’avoir ni tête ni cerveau,
D’être sûrs, obstinés, tout aussi endurcis
Que le corail peut l’être et le cristal de roche ;
Notre réputation de cœurs durs est mondiale :
Voilà ce qui nous rend colonnes, fondations
De la stabilité de toutes les nations.

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49 Cet extrait est un bon exemple de l’aspect synthétique que présente l’italien par rapport
au français, dans des expressions telles que « al parlar del granchio ritornando », « la
costanza degli animai nell’esser primo », « ritorna le cose al primo stato » (sens actif de
« ritorna » : « il remet »), « per durezza famosi », ou tout simplement une incise telle que
« aggiunse » ou des infinitifs comme « l’esser » : « le fait d’être » (« l’esser primo »,
« l’esser senza cervel né fronte »). Des expressions que l’on est amené à développer en
français, et pour lesquelles la longueur de l’alexandrin n’est pas mal venue. Le gérondif
« ritornando » devient « pour en revenir » ; « la costanza degli animai nell’esser primo »
est entièrement refondue, etc.
50 En revanche on voit des cas où cette longueur est source d’ajouts. Ainsi, la répétition de
« moindre » (« Au moindre fait nouveau, au moindre antagonisme ») qui semble ne pas
être illégitime du fait de la disjonction déjà existante de « novità » et « discrepanza ».
Autre exemple : l’ajout de « peut l’être » entre « le corail » et « le cristal de roche », qui ne
s’impose pas du point de vue syntaxique et n’a d’autre justification que métrique. On
essaie alors de ne pas ajouter de sens dans ce qui n’est qu’une cheville.
51 Un autre phénomène ici illustré est la modification légère de la phrase lorsque prévaut
un principe métrique. Ainsi on élimine la conjonction de coordination de l’expression
« colonne e fondamenti » au profit d’une virgule, car la synalèphe « colonne e » ne peut se
vérifier en français dès lors que « colonnes » prend un s.
52 On voit aussi comment l’on a procédé lors des glissements de termes induits par la
correction du français. Ainsi dans le premier vers cité, le mot « granchio » est à l’ictus du
vers. Il passe en position finale, position forte, pour conserver une mise en relief. Dans le
deuxième vers de la deuxième strophe, « La crosta » est en position initiale, ce qui ne
pouvait être conservé pour des raisons de rythme. On essaie de reproduire le côté abrupt
de cette réponse en mettant « carapace » en position finale, quitte à sacrifier une précision
qui ajoute peu de sens puisqu’on ne traduit pas « di che siam vestiti » autrement que par le
possessif « notre »..
53 Enfin on voit que, tout en ne choisissant pas un vers rimé, on ne boude pas la rime
quand elle se présente, ce dont témoigne le dernier vers cité, puisque « genti » donne
« nations » : on cède ainsi à la tentation de la rime, surtout en fin de strophe, lorsque ce
n’est pas faire violence au texte. « Gens » semblait en effet peu pertinent, tandis que
« nations » correspond à la nature du discours du personnage, en train de définir une
politique internationale.
54 On vérifie la même tentation dans le deuxième exemple proposé, qui est une
digression méditative sur le savoir. En effet le mot « tout » du dernier vers ne figure pas
dans le texte, mais il semble que son ajout aille dans le sens du texte, puisqu’il renforce
l’idée de présomption qui est dénoncée par l’auteur :

Ed imparar cred’io che le più volte


Altro non sia, se ben vi si guardasse,
Che un avvedersi di credenze stolte
Che per lungo portar l’alma contrasse
E del fanciullo racquistar con molte
Cure il saper ch’a noi l’età sottrasse ;
Il qual già più di noi non sa nè vede,
Ma di veder nè di saper non crede. (IV, 19)

Traduction :

Apprendre, moi je crois que la plupart du temps


Ce n’est pas autre chose, à bien y regarder,
Que de prendre conscience de sottes croyances
Que notre âme embrassa longtemps et supporta,
Ce n’est que retrouver par de nombreux efforts
Le savoir de l’enfant, dont l’âge nous priva ;
L’enfant n’en sait pas plus, n’y voit pas mieux que nous,
Mais il ne prétend pas qu’il voit ni qu’il sait tout.

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23/2/2019 Mise en question, mise en forme, mise en scène : l’aventure d’une traduction
55 On voit dans cet exemple qu’on s’efforce de conserver l’ordre des termes (cf. vers 1) mais
que lorsque c’est impossible on est forcé de réagir « en chaîne » : au vers 2 en effet, on est
obligé de faire passer le verbe en tête et de transformer « altro » en « autre chose » (encore
un exemple de dilatation nécessaire) – mais ce « chose » se terminant par un e muet ne
permet par de poursuivre par une consonne dans une hypothétique commençant par « si »
qui traduirait « se » ; on adopte donc la solution « à bien y regarder » qui a valeur
hypothétique.
56 Le troisième exemple présenté est le début du discours de Bouchedefer
(Boccaferrata) qui essaie de persuader le roi constitutionnel des rats de se rallier à la cause
légitimiste.

Degno quant’altro alcun di regio trono


T’estima il signor mio per ogni punto,
Ma il sentiero, a dir ver, crede non buono
Per cui lo scettro ad impugnar sei giunto.
Tai che a poter ben darlo atti non sono,
T’hanno ai ben meritati onori assunto.
Ma re fare o disfar, come ben sai,
Altro ch’a’ re non s’appartenne mai. (V, 2)

Traduction :

Mon maître est d’opinion que ta personne est digne,


Autant que l’on peut l’être, d’accéder au trône
Mais, pour être sincère, il ne trouve pas bon
Le chemin emprunté pour te mener au sceptre.
Ceux qui t’ont dévolu cet honneur mérité
Ne sont en rien fondés à désigner quiconque.
Tu sais bien que sacrer ou massacrer un roi
Ne fut jamais permis qu’à d’autres qui sont rois.

57 On voit fort bien dans l’exemple ci-dessus la tendance, quand on ne peut traduire vers
par vers, à le faire au moins distique par distique. La syntaxe est redistribuée selon des
unités de deux vers. L’effort consiste ici à conserver tous les syntagmes, même si leur ordre
et leur expression diffèrent nécessairement.
58 On vérifie aussi un autre risque, qui demande à être calculé et utilisé avec parcimonie,
celui de la sur-traduction lorsque s’impose une notion d’assonance poétique. Ainsi dans le
dernier distique il est évident que « re fare o disfar » (littéralement « faire ou défaire un
roi ») a une valeur sémantique mais aussi sonore. On trouve un équivalent dans un jeu de
mots qui ne figure pas dans le texte, « sacrer ou massacrer un roi », où le terme
« massacrer » apparaît excessif par rapport à « disfar » qui ne signifie que « destituer ». Le
jeu poétique prévaut ici, dans la mesure où le personnage est de toute façon menaçant.
59 Dans le quatrième exemple, ci-dessous, on constate un autre phénomène, celui qui
se produit quand la distribution par vers ou par distique est rendue impossible par la
différence de longueur des vers français et italien. Il s’agit de la description de la
décadence de Ratopolis après que les crabes l’ont occupée :

Il popolo avvilito e pien di spie


Di costumi ogni dì farsi peggiore,
Ricorrere agl’inganni, alle bugie,
Sfrontato divenendo e traditore,
Mal sicure da’ ladri esser le vie
Per tutta la città non che di fuore ;
L’or fuggendo e la fede entrar le liti,
Ed ir grassi i forensi ed infiniti. (VI, 13)

Traduction :

Le peuple s’avilit et fut plein de mouchards,


Et ses mœurs chaque jour devinrent plus pendables,

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23/2/2019 Mise en question, mise en forme, mise en scène : l’aventure d’une traduction
Chacun devint rusé, sans scrupules, menteur,
On ne voyait partout que traitres et voleurs,
Et du centre aux faubourgs les rues étaient peu sûres.
L’or fuyait le pays et la confiance aussi ;
Le nombre des procès allait en augmentant,
Les magistrats étaient gras, nombreux et contents.

60 Les infinitives sont ici développées en phrases verbales, mais ce n’est pas sur quoi l’on
veut attirer l’attention. On constate que la syntaxe est non seulement remodelée pour des
raisons de correction, mais que l’équilibre des vers conduit à faire glisser des termes d’un
syntagme à l’autre. Le sens n’en est pas affecté, mais le phénomène mérite d’être souligné.
Les deux premiers vers respectent l’ordre des idées. Ce n’est pas le cas des suivants. En
effet, le membre de phrase « sfrontato divenendo e traditore » est dissocié ; « sfrontato »
devient « sans scrupules » et rejoint « rusé » et « menteur » au vers 3 tandis que
« traditore » est associé à « ladri » qui n’apparaît qu’au vers 5. L’insécurité des rues qui
occupe deux vers dans la version italienne n’en occupe plus qu’un dans la version
française, du fait que l’alexandrin est plus long et que la référence aux voleurs a déjà été
donnée au vers 4. La fuite de l’or et de la confiance est donc anticipée au vers 6 alors
qu’elle ne figure qu’au vers 7 en italien. Par contrecoup l’expression synthétique « entrar le
liti » peut être développée sur tout un vers en français. On termine dans le dernier vers sur
le même contenu que le dernier vers italien, si ce n’est que là encore, la tentation de la
rime et la longueur du vers nous conduisent à un ajout, l’adjectif « contents », qui va
cependant dans le sens de la satire des magistrats et semble impliqué dans l’adjectif
« grassi » qui n’est certes pas seulement dénotatif du physique des personnages concernés.
61 On a donc dans cet exemple plus qu’ailleurs une manipulation du texte, par
dilatation/contraction/redistribution, qui fait que l’équivalence ne joue plus qu’au niveau
de la strophe et non plus du vers et du distique. Le sens ne semble pas pour autant trahi,
les quelques effets de réécriture ou plutôt de compensation semblant au contraire
souligner la charge sarcastique du texte. Mais l’exemple est propre à interroger sur ce
qu’est en fait la fidélité, dans une traduction en vers.
62 Dans le cinquième exemple, on touche aux limites de la fidélité. Il s’agit d’un
passage qui clôt la description lyrique du vol de Lèchefonds et de Dédale lorsqu’ils arrivent
en vue de l’enfer.

Nel mezzo della lucida pianura


Videro un segno d’una macchia bruna,
Qual pare a riguardar, ma meno oscura
Questa o quell’ombra in su l’argentea luna.
E là drizzando il vol nell’aria pura
Che percotea del mar l’ampia laguna,
Videro immota e, come dir, confitta
Una nebbia stagnar putrida e fitta. (VII, 38)

Traduction :

Au beau milieu de la scintillante surface,


Ils virent un semblant de tache brun foncé,
Semblable, mais plus sombre, à celles qu’on observe,
Quand on regarde bien notre lune argentée.
En dirigeant par là leur vol dans cet air pur
Qui cinglait les flots bleus des courants du grand large,
Ils virent, immobile, on aurait dit figé,
Un brouillard qui stagnait, nauséabond, épais.

63 La strophe est globalement fidèle. Il n’est pas inutile de rappeler pour en convaincre le
lecteur que « bruna » évoque une couleur plus sombre que « brun » en français, ce qui
justifie l’ajout de « foncé » et que le « meno oscura » s’applique dans le texte aux ombres
de la lune, ce qui justifie que par un renversement l’île de l’enfer soit dite en français « plus
sombre ». Les deux derniers vers sont presque du mot à mot, si l’on exclut l’omission de

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« e » au profit d’une virgule, à cause de l’adjectif très long « nauséabond », du reste ainsi
bien mis en valeur.
64 En revanche, le vers 6, « Che percotea del mar l’ampia laguna » est entièrement réécrit,
et avec une grande liberté. Si « cinglait » apparaît comme une bonne solution pour
« percotea », la mer devient « les flots bleus », « l’ampia laguna » se retrouve dans « les
courants du grand large ». Si le vers sert bien ainsi le contraste entre « l’air pur » et le
« brouillard nauséabond », force est de reconnaître que le résultat s’éloigne
considérablement de l’original. La traductrice fait donc ici amende honorable et admet
qu’elle s’est adonnée à la joie d’une écriture qui n’est plus au sens strict traduction. On ne
traduit plus qu’une impression, avec des instruments qui ne sont pas ceux de l’auteur lui-
même.
65 La nature versifiée du texte, d’un texte qui cependant est autre chose qu’une poésie
lyrique, est sans doute pour quelque chose dans ce libre cours donné à une inspiration plus
personnelle que jamais on n’aurait laissé surgir à l’occasion de la traduction d’un texte en
prose. On met donc ici le doigt sur un risque inhérent à la nature du texte proposé, qui
exerce une influence sur le traducteur lui-même.

2- Anamorphoses
66 Pour résumer les principales transformations récurrentes dans la pratique de la
traduction en vers, j’aurai recours à un dernier exemple. Il concerne les morts que le
protagoniste rencontre en enfer. La strophe caractérise la voix d’outre-tombe des
personnages défunts, voix qui n’en est pas une, puisqu’elle sort du néant.

Come un liuto rugginoso e duro


Che sia molt’anni già muto rimaso,
Risponde con un suon fioco ed oscuro
A chi lo tenta o lo percota a caso,
Tal con un profferir torbo ed impuro
Che fean mezzo le labbra e mezzo il naso,
Rompendo del tacer l’abito antico
Risposer l’ombre a quel del mondo aprico. (VIII, 28)

Traduction :

Comme un luth endurci par une épaisse rouille,


Après être resté bien des années muet,
Répond d’un son éteint et plein d’obscurité
A celui qui l’essaie ou par hasard le touche,
De même, articulant des sons troubles, impurs,
Proférés tour à tour par leur lèvre et leur nez,
Le chœur des ombres, transgressant son long silence,
Répondit à celui du monde ensoleillé.

67 On retrouve, sans surprise, des phénomènes déjà rencontrés. Explicitation : « rugginoso


e duro » devient « endurci par une épaisse rouille », le « par » étant une explication de la
dureté, de même que l’ajout de « épaisse ». Dilatation : « oscuro » devient « plein
d’obscurité », ce qui ne vise pas seulement à compléter le vers, mais à préserver le double-
sens du mot « oscuro », obscur pouvant signifier en même temps « difficilement
intelligible » et « mystérieux ». Omission d’un mot-lien, « torbo ed impuro » devenant
« troubles, impurs ». Changement de nombre : « le labbra » devenant « leur lèvre ». Ajout
justifié par le contexte : « l’ombre » devenant « le chœur des ombres ».
68 On ne peut s’empêcher de penser que cette prise de parole laborieuse constitue une
parfaite métaphore de l’effort du traducteur, auteur « mort » qui doit délivrer le message
vivant qu’est le texte de départ. Ses mots « troubles, impurs », qu’il profère « mezzo le
labbra e mezzo il naso » sont bel et bien un compromis permanent, insatisfaisant, une
parole qui trouve son origine dans un organe non-naturel de la voix. Comme si les mots à
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formuler devaient trouver un élan provenant pour chacun d’eux d’un lieu différent de
l’élocution. Traduire en vers ajoute une contrainte qui rend plus forcé encore cet exercice
et risque à tout moment de donner à la traduction le timbre d’un luth rouillé. Parfois,
pourtant, il donne lieu à une sorte de rencontre « obscure » entre l’auteur et le traducteur
pour aller à l’encontre du plaisir du lecteur, « celui du monde ensoleillé ».

3- Anatomie
69 L’impression d’ensemble qu’on peut retirer d’une traduction comme la mienne est
double. D’une part une satisfaction de lecture, même avec texte en regard, due à une
fidélité globale et à la réception d’un rythme qui, pour être différent du rythme italien,
peut revêtir la même fonction. D’autre part, si l’on entreprend une analyse de détail,
comme j’ai tenté d’en donner un aperçu au moyen de quelques exemples, l’impression
d’un texte manipulé.
70 Peu importe ici qu’on blâme où qu’on accepte le principe de la manipulation : elle est
blâmable en tant qu’écart par rapport à la source ; elle peut avoir pour avantage de
nécessiter, justement, une analyse. Reste l’impression de manipulation, sans connoter
autrement ce terme de nuances péjoratives : l’impression que le traducteur a mis les mains
dans la pâte et a pétri. Puis moulé, bien sûr. Le but étant non seulement de « mettre en
mots » mais de « mettre en forme ».
71 L’impression est donc que le rôle du traducteur a été dans ce cas non seulement de
« communiquer » un langage, mais de le « présenter ». Voire de le « représenter ».
Exactement comme le metteur en scène tire parti d’un texte pour en créer une forme qui
s’anime devant le spectateur. Le texte théâtral doit être respecté, exposé, exhibé, exprimé,
mais pour le faire le metteur en scène doit bien ajouter quelque chose, quelque chose lui
appartenant, donc de créatif, mais qui trouve une syntonie avec le texte de départ de façon
à l’exalter. Aussi bien peut-on imaginer des traductions différentes, comme on peut varier
infiniment les mises en scène d’un texte théâtral.
72 Le résultat auquel j’aboutis par le choix d’une traduction en vers est donc que j’ai « mis
en scène » le texte de Leopardi. Si bien que la gradation de mon travail comporte cette
surprenante avancée. De mise en question du texte, qui me fait me pencher sur la
traduction pour appréhender son sens, je passe à une mise en forme, selon l’intuition que
le jeu ironique sur les formes appartient pleinement au sens du poème, pour aboutir
finalement à une mise en scène, une forme parmi d’autres possibles qui porte le sens et
peut-être le déporte. En cela, je crois que l’exercice difficile d’une traduction en vers ne fait
qu’extrêmiser le paradoxe de toute traduction, de toute transmission de sens peut-être :
créer du sens pour ne pas en perdre, théâtraliser le discours pour le donner. On ne
« donne » un texte à un lecteur que comme on « donne » une pièce – sens éphémère d’une
représentation qui se complète par d’autres représentations. Comme la multiplicité des
mises en scène théâtrales fait finalement apparaître la complexité du sens d’une pièce, la
multiplicité des traductions, seule, fait finalement émerger le sens d’un texte toujours à
redécouvrir, à retraduire, à rejouer.

Notes
1 Cf. Perle ABBRUGIATI, Fuite, impasse, inachèvement dans les Paralipomeni de Leopardi : le dessin
animé de l’inaccomplissement de l’Histoire, Communication au colloque de St-Étienne « L’Histoire
mise en œuvres. Fresque, collage, trompe l’œil : des modalités de “fictionnalisation” de l’Histoire
dans les arts et la littérature italienne », 2-3 mai 2000, Publications de l’Université de St-Étienne,
2001 ; Id., « Il pelo ardir promette » : Une caricature des révolutionnaires dans la poésie satirique
de Leopardi, Communication au colloque de Nancy, 4-5 décembre 1997 : « Soulèvements et
ruptures : l’Italie en quête de sa révolution », Actes in « P.R.I.S.M.I. », n° 2, 1998, pp. 139-162 ; Id.,
Quêtes, enquêtes et conquêtes : les voyages des Paralipomeni de Leopardi, Communication au
colloque d’Aix-en-Provence « Voyager à la découverte de l’identité et/ou de l’altérité », novembre

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1995, Actes in « Italies », n° 1, 1996, pp. 27-45 ; Id., Leopardi d’un naufrage à un déluge, in
« Cahiers d’Études Romanes », nouvelle série, n° 1, 1998, pp. 109-121.
2 Paralipomènes à la Batrachomyomachie, traduction jointe au dossier intitulé Disincanti.
Leopardi et autres figures de la lucidité, présenté pour l’Habilitation à diriger des recherches.
Soutenance le 17 novembre 2001, Université de Paris III.
3 Citons entre autres, après les traductions de la Renaissance de Giorgio SUMMARIVA (Verone, 1470),
Carlo MARSUPINI (Parme, 1492), Andrea DEL SARTO (Florence, 1519), Lodovico DOLCE (Venise, 1543),
Federico MALIPIERO (Venise, 1642), celles, plus récentes, de Anton Maria SALVINI (Florence, 1723),
Angelo Maria RICCI (Florence, 1741), Giovanni RICOLVI, (Turin, 1772), Antonio LAVAGNOLI (Venise, 1744
– rééditée cinq fois entre 1744 et1888), Antonio MIGLIARESE (Naples, 1763), Cristoforo RIDOLFI,
(Venise, 1776), Camillo ACQUACOTTA (Matelica, 1802), Antonio PORTA, (Vicence, 1810), Francesco
ANTOLINI (Milan, 1817), Antonio PAZZI (Florence, 1820), Paolo COSTA (Bologne, 1822), Leopoldo BOLDI
(Milan, 1823), Carlo GROSSI (Turin, 1841), Claudio LETTIMI, (Modène, 1876), Fabio CANINI (Pistoia,
1879), Federico GARLANDA (Turin, 1881), Ettore ROMAGNOLI (Bologne, 1925). Sans oublier les
traductions dialectales : en napolitain par Nunziante PAGANO (Naples, 1747) ; en milanais par
Alessandro GARIONI (Milan, 1793) ; en bolonais par un anonyme (Bologne, 1838) ; en sicilien par Cajo
Domenico GALLO (Messine, 1844). Le phénomène, bien que moins important, a quelque écho dans
les autres pays d’Europe : cf. les traductions françaises d’un anonyme (Paris, 1540), d’Elisius
CALENTIUS de 1534 attribuée à RABELAIS (Lyon, 1559), de Junius Biberius MERO [M. BOIVIN] (Paris, 1717),
de M. MENTELLE, (Paris, 1784), de J. PLANCHE (Paris, 1823), de Jules BERGER DE GIVREY (Paris, 1823)
traduite de l’italien d’après Leopardi justement, et qui reproduit la dissertation de Leopardi dans sa
deuxième édition, de F. LECLUSE (Toulouse, 1829), de l’abbé Vincent BOURDILLON (Lyon, 1835),
d’Alexandre BENOÎT (Joigny, 1843) de Mme Dacier (Paris, 1850), de Y.O. THOURON (Paris, 1871), d’A.
LOUBIGNAC (Paris, 1888). Mentionnons aussi pour mémoire la traduction en anglais de G. CHAPMAN
(Londres, 1888), celle en allemand de Arthur LUDWICH, (Leipzig, 1896) ; celle en espagnol de Luis
SEGALÀ Y ESTALELLA (Barcelone, 1929) et celle en catalan de Ramon TARRATS (Barcelone, 1918).
4 Ce fut ma pratique dans mes traductions précédentes : Campanella, La cité du soleil, in La cité
heureuse, Paris, L’Harmattan, 2001 ; Guichardin, Histoire d’Italie (livres VI, XVII, XX), Paris,
Robert Laffont (Bouquins), 1996 ; Pietro Verri, Le café, Fontenay-aux-roses, ENS Editions, 1997.
5 L’exemple le plus connu de transposition de l’hendécasyllabe au décasyllabe français est la
traduction de la Divine comédie par André Pézard (Paris, Gallimard, Pléiade, 1965).
6 Leopardi s’inscrit dans la lignée d’une réflexion qui remonte au XVIIIe siècle. Cf. à ce sujet Paola
RANZINI, Sensualisme et théories de la traduction, in La philosophie italienne, Rennes, LURPI, 2001.
7 Giacomo LEOPARDI, Discorso sulla Batracomiomachia, in Batracomiomachia e Paralipomeni, a
cura di Pierpaolo FORNARO, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1999, p. 144. [C’est nous qui traduisons].

References
Bibliographical reference
Perle Abbrugiati, « Mise en question, mise en forme, mise en scène : l’aventure d’une traduction »,
Cahiers d’études romanes, 7 | 2002, 21-47.

Electronic reference
Perle Abbrugiati, « Mise en question, mise en forme, mise en scène : l’aventure d’une traduction »,
Cahiers d’études romanes [Online], 7 | 2002, Online since 15 January 2013, connection on 24
February 2019. URL : http://journals.openedition.org/etudesromanes/3092 ; DOI :
10.4000/etudesromanes.3092

About the author


Perle Abbrugiati
Aix Marseille Université, CAER (Centre Aixois d’Études Romanes), EA 854, 13090, Aix-en-
Provence, France.

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