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Alain Brossat
1994/1 n° 21 | pages 35 à 44
ISSN 0988-5226
ISBN 9782850253614
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Alain Brossat, « Le peuple, la plèbe et la pègre », Lignes 1994/1 (n° 21), p. 35-44.
DOI 10.3917/lignes0.021.0035
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les cours de justice ou derrière les barreaux ».
Derrière le « nous » solidaire des deux fondateurs du
G.I.P., on fera aisément le partage entre ce qui revient à
l'auteur de La torture dans la République et celui de Surveiller
et punir. Mais là n'est pas l'essentiel : même si ici le mot
« plèbe » n'est pas prononcé, remplacé par son équivalent
approximatif« classes dangereuses >>, ou encore spécifié comme
« population des bidonvilles >>, des << banlieues surpeuplées >>,
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C'est ce radical excentrement de l'événement et l'amnésie
consécutive, c'est ce silence retentissant à propos de ce
massacre, y compris parmi la gauche en principe anticolonialiste
de l'époque, qui désignent très exactement ces Algériens comme
plèbe. Par contraste, la façon dont Charonne va devenir dans
l'instant, pour les « gens de gauche >> (communistes, anticolo-
nialistes, antifascistes ... ) un lieu de mémoire sacré, désigne les
Français qui se sentent politiquement, émotionnellement, impli-
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c'est-à-dire dès le début du XIXe siècle, de l'utopie péniten-
tiaire de réinsertion, resocialisation, réhumanisation des
détenus ; dès 1820, dit-il en substance, il était acquis que les
prisons, loin de transformer les criminels en honnêtes citoyens,
ne servaient qu'à fabriquer de nouveaux criminels, à enfoncer
les criminels déjà existants plus profondément encore dans la
criminalité. Mais le paradoxe est que cet échec complet de
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antagonique de la pègre-plèbe, de l'altérité absolue de ses
motifs et de ses pratiques ; cet antagonisme ne se sépare pas de
l'image de soi, du tableau de ses propres vertus (franchise,
honnêteté, labeur, sérieux, ascétisme... ) que produit le mouve-
ment ouvrier. Au bout du chemin, il y a cette anecdote,
rapportée par Jean Genet: lorsque, à l'occasion d'un transfert,
un policier s'apprête à l'enchaîner à un résistant communiste,
celui-ci a ce cri du cœur: «Ah non ! Pas un voleur ! >>.
3./bidem.
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qu'aujourd'hui les envahissants discours sur la « sécurité >>
produisent des effets de pègre dont sont attendus les plus
grands bénéfices politiques. Les discours de l'« insécurité >>, de
la violence toujours « croissante >> et du crime exponentiel
visent bien moins à faire face à des dangers réels qu'à opti-
miser et exciter des représentations (un imaginaire et une
symbolique) du désordre et du chaos et à canaliser l'anxiété
sociale ainsi produite autour de la plèbe au profit des
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amoureuse que dans celles du savoir et de la connaissance - si
le désir du vrai ne se découple pas aisément de celui du
pouvoir - alors se pose avec insistance la question : comment
produire un geste, un mouvement de refus, de rébellion,
d'émancipation qui ne s'épuise pas d'emblée dans la promotion
d'une nouvelle figure du pouvoir, qui ne soit pas l'amorce ou le
rouage d'une constellation de pouvoir ?
Foucault est bien conscient que ce type de question peut
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soit par son utilisation comme plèbe (cf l'exemple de la délin-
quance au XI Xe siècle), soit encore lorsqu'elle se fixe elle-même
selon une stratégie de résistance. Prendre ce point de vue de la
plèbe, qui est celui de l'envers et de la limite par rapport au
pouvoir, est donc indispensable pour faire l'analyse de ses dispo-
sitifs ; à partir de là peuvent se comprendre son fonctionnement
et ses développements. je ne pense pas que cela puisse se
confondre en aucune manière avec un néo-populisme qui
4. << Pouvoirs et stratégies >>, entretien avec Jacques Rancière in Les révoltes
logiques, n°4, hiver 1977.
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désaisissement ou d'arrachement aux rapports de pouvoir
viennent s'incarner dans le plèbe, la mettre en mouvement et
la rendre visible, c'est pour cela qu'elle est toujours davantage
« de la >> plèbe qu'une substance plébéienne clairement déter-
minée, davantage« quelque chose>> que« quelqu'un>>.
À ce titre une éventuelle histoire de la plèbe ne pourrait se
tramer que sur un tout autre ton que l'histoire du peuple ou
celle du prolétariat ; autant cette dernière est nécessairement
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à eux-mêmes, les « noms du ... >> constituent la garantie du sens,
de la conti-nuité, de l'intelligibilité.Dans la philosophie de
l'histoire (par antiphrase, si l'on veut) « plébéienne >> que
propose Foucault dans les années soixante-dix, au contraire, se
produit un mouvement d'effacement ou de désassignation du
cours des choses politiques et historiques à des noms de
personnes, de lieux lourdement chargés de symboles.
L'émeute, la baston, la révolte dans une prison n'ont pas de