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LE PEUPLE, LA PLÈBE ET LA PÈGRE

Alain Brossat

Editions Hazan | « Lignes »

1994/1 n° 21 | pages 35 à 44
ISSN 0988-5226
ISBN 9782850253614
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Alain Brossat, « Le peuple, la plèbe et la pègre », Lignes 1994/1 (n° 21), p. 35-44.
DOI 10.3917/lignes0.021.0035
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ALAIN BROSSAT

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LE PEUPLE, LA PLÈBE ET LA PÈGRE
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Dans une interview accordée conjointement, en 1972, par


l'historien Pierre Vidal-Naquet et Michel Foucault au journal
d'extrême-gauche Politique hebdo 1, à propos du groupe
d'information sur les prisons, on peut lire cette réflexion :
« Une chose nous a frappés si on évoque l'histoire politique
récente. Personne ou presque ne parle plus de la manifestation
des Algériens du 17 octobre 1961. Ce jour-là et les jours
suivants, des policiers ont tué dans la rue, et jeté dans la Seine
pour les noyer, environ 200 Algériens. En revanche, on parle
tous les jours des neuf morts de Charonne où se termina, le 8
février 1962, une manifestation contre l'O.A.S.
« A notre avis, cela signifie qu'il y a toujours un groupe
humain, dont les limites varient, à la merci des autres. Au X/Xe
siècle, on appelait ce groupe "les classes dangereuses".
Aujourd'hui, c'est encore la même chose.
« Il y a la "population" des bidonvilles, celle des banlieues
surpeuplées, les immigrés et tous les marginaux, jeunes et
adultes. Rien d'étonnant si on retrouve surtout ceux-là devant

1. Politique hebdo du 18/03/1972. «Enquête sur les prisons- Brisons les


barreaux du silence,, entretien de Michel Foucault et Pierre Vidal-Naquet
avec Claude Angeli.

35
les cours de justice ou derrière les barreaux ».
Derrière le « nous » solidaire des deux fondateurs du
G.I.P., on fera aisément le partage entre ce qui revient à
l'auteur de La torture dans la République et celui de Surveiller
et punir. Mais là n'est pas l'essentiel : même si ici le mot
« plèbe » n'est pas prononcé, remplacé par son équivalent
approximatif« classes dangereuses >>, ou encore spécifié comme
« population des bidonvilles >>, des << banlieues surpeuplées >>,

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c'est bien, néanmoins, dans cette remarque, la question de la
plèbe qui est posée.
Que signifie ce contraste, relevé par nos deux auteurs, entre
une manifestation contre la guerre d'Algérie qui est devenue
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un symbole fort dans la mémoire collective des Français -


Charonne et ses neuf morts - et cette autre, demeurée
invisible et oubliée jusqu'à son trentième anniversaire (octobre
1991) en dépit des dizaines, peut-être des centaines de morts
algériens qui en fut le prix ? Il signifie, précisément, que ces
Algériens - les morts et les autres - O.S. de l'industrie auto-
mobile de la région parisienne et leurs familles, habitants de
bidonvilles de Nanterre et d'ailleurs, chômeurs, militants du
F.L.N ou du M.N.A., etc. formaient alors ce qu'on peut
appeler une plèbe, qu'ils en faisaient du moins fonction. Ce qui
les caractérise comme telle, c'est ce très paradoxal état d'invisi-
bilité (ils sont des centaines de milliers en métropole,
hyperpolitisés, hyperactifs et l'actualité quotidienne témoigne
de ce que la guerre d'Algérie a bien lieu en métropole aussi) au
regard des représentations dominantes qui a pour effet stupé-
fiant qu'un gigantesque pogrome déchaîné contre eux par le
pouvoir politique et ses forces de police, avec l'active compli-
cité des médias, peut s'accomplir sans susciter de réaction
particulière parmi la population française (dont une partie est
pourtant gagnée à l'idée de l'indépendance de l'Algérie,
quelques mois avant le cessez-le-feu), sans que se forme une
mémoire, victimiste ou héroïque, sans que s'y attachent des
symboles forts porteurs de mouvements de protestation, de
luttes ...

36
C'est ce radical excentrement de l'événement et l'amnésie
consécutive, c'est ce silence retentissant à propos de ce
massacre, y compris parmi la gauche en principe anticolonialiste
de l'époque, qui désignent très exactement ces Algériens comme
plèbe. Par contraste, la façon dont Charonne va devenir dans
l'instant, pour les « gens de gauche >> (communistes, anticolo-
nialistes, antifascistes ... ) un lieu de mémoire sacré, désigne les
Français qui se sentent politiquement, émotionnellement, impli-

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qués par le souvenir de cette charge de police qui tourne mal
comme le peuple, le peuple organique et organisé, légitimé et
porteur d'une mémoire d'événements, de dates et de lieux, dans
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le cortège desquels Charonne va, tout naturellement, trouver sa


place. Ils sont, par contraste avec cette « masse >> indistincte et
louche que ratonne à cœur joie la police en cette nuit d'octobre
1961, le peuple visible et dicible à travers ses organisations, ses
chefs, ses traditions, ses héros d'antan, ses lieux d'inscription
dans l'espace urbain, etc.
Depuis le XIXe siècle au moins, nous suggère Foucault,
semble exister et se perpétuer « quelque chose >> qui se
distingue plus ou moins distinctement selon les lieux et les
moments du peuple ainsi défini. Ce « quelque chose >> que,
faute de mieux, on appellera << plèbe >> se présente en premier
lieu comme une fonction, un personnage variable, un rôle,
peut-être - davantage à coup sûr que comme une catégorie
fixe, déterminée : ici nous évoquons les Algériens de métropole
à la veille de l'indépendance, ailleurs nous verrons se profiler
de jeunes chômeurs, des déclassés, des délinquants ... Sur le plan
sociologique, la notion demeure floue, suspecte donc, mais,
politiquement, elle se dessine comme opératoire : il semblerait
bien que, dans les sociétés modernes, il y ait << quelque chose >>
qui << fasse >> plèbe, occupe la << place » de la plèbe.
Dans une autre interview sur la prison, accordée au
Magazine littérairel, Foucault évoque l'échec, dès ses origines,

2. Le Magazine Littéraire Quin 1975), Entretien avec Jean-Jacques


Brochier.

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c'est-à-dire dès le début du XIXe siècle, de l'utopie péniten-
tiaire de réinsertion, resocialisation, réhumanisation des
détenus ; dès 1820, dit-il en substance, il était acquis que les
prisons, loin de transformer les criminels en honnêtes citoyens,
ne servaient qu'à fabriquer de nouveaux criminels, à enfoncer
les criminels déjà existants plus profondément encore dans la
criminalité. Mais le paradoxe est que cet échec complet de

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l'utopie pénitentiaire se révèle à l'usage politiquement utile : la
prison devient la fabrique d'une sorte de plèbe, nécessaire à la
production des nouvelles figures de l'ordre: la prison fabrique
des souteneurs et des maquereaux qui vont organiser le busi-
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ness de la prostitution et l'industrie du sexe conformément aux


canons de la recherche du profit maximum ; ou bien encore :
Louis-Napoléon Bonaparte va s'appuyer, pour accéder au
pouvoir, sur cette plèbe, celle-ci va jouer un rôle d'ordre para-
doxal en fournissant, contre le mouvement ouvrier naissant,
l'armée de réserve des jaunes, des provocateurs, des
mouchards ... Bref, peu ou prou, cette « fonction » que Marx
désigne alors sous le label de Lumpenproletariat.
Dans le même sens, cette plèbe se voit assigner, au XIXe
siècle, une tâche précise, en rapport avec les nouvelles formes
de la production : celle de rendre visible le crime, de l'incarner,
de le séparer des classes laborieuses dont on entreprend la
« moralisation» en même temps qu'on les met au travail. Aux
yeux des classes laborieuses, le crime (et ses cousins que sont la
paresse, l'oisiveté, l'intempérance et l'absence de sédentarité)
est représenté par la plèbe comme cet ailleurs menaçant qui
constituerait pour elles un danger non moins que pour le bour-
geois, ses propriétés et ses richesses : naît alors une littérature
populaire du crime, du fait divers crapuleux où se mettent
inlassablement en scène les désordres et les excès fatals de la
plèbe. Désigner la plèbe et déployer le récit de ses désordres,
c'est aussi, bien sûr, s'attacher à rendre visible et pratique le
peuple laborieux et vertueux qui en est l'antagonique. Dans la
seconde moitié du XIXe siècle se produit un processus d'inté-
riorisation par le mouvement ouvrier de cette représentation

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antagonique de la pègre-plèbe, de l'altérité absolue de ses
motifs et de ses pratiques ; cet antagonisme ne se sépare pas de
l'image de soi, du tableau de ses propres vertus (franchise,
honnêteté, labeur, sérieux, ascétisme... ) que produit le mouve-
ment ouvrier. Au bout du chemin, il y a cette anecdote,
rapportée par Jean Genet: lorsque, à l'occasion d'un transfert,
un policier s'apprête à l'enchaîner à un résistant communiste,
celui-ci a ce cri du cœur: «Ah non ! Pas un voleur ! >>.

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Dans l'esprit de Foucault, il faut entendre dans un sens
positif, c'est-à-dire productif, le fait que la prison moderne se
présente avant tout comme fabrique du crime. Son « échec >>
vient consolider les nouveaux dispositifs de l'ordre : s'il n'y
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avait pas de crime, tout simplement, il n'y aurait pas besoin de


police. « Si nous acceptons la présence au milieu de nous de ces
hommes en uniforme, qui ont le droit exclusif de porter des
armes, d'exiger nos papiers (... ) - comment cela serait-il
possible s'il n'y avait pas de criminels ? Et s'il n'y avait pas
chaque jour dans les journaux ces articles nous racontant
combien nombreux et dangereux sont ces criminels ? >> 3
Avec cette remarque d'une rugosité toute nietzschéenne,
Foucault explicite la façon dont se produit, dans les sociétés
modernes, le discours homogénéisant de la plèbe, c'est-à-dire
le récit monotone du désordre et du crime. C'est bien dans ce
registre et selon cette pente que la grande presse << raconte >>,
en octobre 1961, la manifestation des Algériens : comme
l'invasion de l'espace urbain civilisé par des hordes surgies de
territoires obscurs, comme une nouvelle bataille de Poitiers où
« nos >> vaillants gardiens de la paix l'emportent une fois
encore sur les barbares. Oubliés, dans le récit de la plèbe, le
bain de sang et l'enjeu historique - la toute proche indépen-
dance de l'Algérie. Mais c'est dans le même sens, et en faisant
fond sur des matériaux tantôt différents (le jeune sans perspec-
tive), tantôt identiques (l'Arabe, encore et toujours, mais
comme « beur >>, « immigré >> et non plus « fellagha »)

3./bidem.

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qu'aujourd'hui les envahissants discours sur la « sécurité >>
produisent des effets de pègre dont sont attendus les plus
grands bénéfices politiques. Les discours de l'« insécurité >>, de
la violence toujours « croissante >> et du crime exponentiel
visent bien moins à faire face à des dangers réels qu'à opti-
miser et exciter des représentations (un imaginaire et une
symbolique) du désordre et du chaos et à canaliser l'anxiété
sociale ainsi produite autour de la plèbe au profit des

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nouvelles technologies de l'ordre. De la même façon qu'il faut
de tout pour faire un monde, on peut produire des effets de
pègre avec toutes sortes de matériaux, et des plus hétérogènes :
le procès d'un militant d'Action directe, une émeute de
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banlieue, une baston dans le quartier des Halles, une échauf-


fourée dans un stade, le démantèlement d'un réseau de
vendeurs de drogue - mais certainement pas avec le procès
du sang contaminé ou ceux se rapportant aux financements
illégaux des partis politiques.
Innombrables sont donc, dans la perspective de Foucault,
les occurrences où, dans les sociétés modernes, viennent
confluer le récit de la plèbe et le discours de l'ordre. Mais il ne
s'agit pas que de cela. Il y a aussi cette remarquable réversibilité
de la plèbe, son caractère fondamentalement protoplasmique,
volatil et inassignable à des lieux ou à des rôles stables, cette
instabilité qui la rend disponible pour toutes les échappées
hors des rapports de pouvoir institués. À travers la plèbe,
Foucault va tenter de penser ce mouvement par lequel une atti-
tude de résistance, un geste de révolte, une insurrection
- d'une façon générale, la lutte sociale et politique contre les
pouvoirs institués - pourraient échapper à leur inéluctable
reprise par des rapports de pouvoir. Si, en effet, comme y
insiste Foucault, le pouvoir n'est pas un bloc mais une infinité
de réseaux capillaires, si le pouvoir circule sans relâche, se
reconstituant inlassablement là où il vient d'être défait, enve-
loppant d'avance toute alternative ou opposition aux pouvoirs
« établis >>, dans la dynamique du pouvoir, si la circulation du
pouvoir se détecte aussi bien dans les sphères intimes de la vie

40
amoureuse que dans celles du savoir et de la connaissance - si
le désir du vrai ne se découple pas aisément de celui du
pouvoir - alors se pose avec insistance la question : comment
produire un geste, un mouvement de refus, de rébellion,
d'émancipation qui ne s'épuise pas d'emblée dans la promotion
d'une nouvelle figure du pouvoir, qui ne soit pas l'amorce ou le
rouage d'une constellation de pouvoir ?
Foucault est bien conscient que ce type de question peut

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constituer le point d'achoppement de son analytique du
pouvoir : on ne s'est pas privé, dans les années où ces débats
ont eu cours, de l'accuser de néo-conservatisme- à quoi bon,
si le pouvoir est partout, se battre pour renverser un pouvoir
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injuste, pour s'emparer du pouvoir ou le redistribuer ?


Or c'est la plèbe, précisément, qui va être le recours de
l'auteur de la Volonté de savoir engagé dans cette passe aporé-
tique. Voici le passage-clé où il dessine l'issue « plébéienne »
hors de ce détroit : « II ne faut sans doute pas concevoir "la
plèbe" comme le fond permanent de l'histoire, l'objectif final de
tous les assujettissements, le foyer jamais tout à fait éteint de
toutes les révoltes. Il n'y a sans doute pas de réalité sociologique
de "la plèbe". Mais il y a bien toujours quelque chose, dans le
corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus
eux-mêmes, qui échappe d'une certaine façon aux relations de
pouvoir ; quelque chose qui est non point la matière première
plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centri-
fuge, l'énergie inverse, l'échappée. "La" plèbe n'existe sans
doute pas, mais il y a "de la" plèbe. Il y a de la plèbe dans les
corps et dans les âmes, il y en a dans les individus, dans le prolé-
tariat, il y en a dans la bourgeoisie, mais avec une extension, des
formes, des énergies, des irréductibilités diverses. Cette part de
plèbe, c'est moins l'extérieur par rapport aux relations de
pouvoir, que leur limite, leur envers, leur contrecoup ... c'est ce
qui répond à toute avancée du pouvoir par un mouvement pour
s'en dégager; c'est donc ce qui motive tout nouveau développe-
ment des réseaux de pouvoir. La réduction de la plèbe peut
s'effectuer de trois façons : soit par son assujettissement effectif,

41
soit par son utilisation comme plèbe (cf l'exemple de la délin-
quance au XI Xe siècle), soit encore lorsqu'elle se fixe elle-même
selon une stratégie de résistance. Prendre ce point de vue de la
plèbe, qui est celui de l'envers et de la limite par rapport au
pouvoir, est donc indispensable pour faire l'analyse de ses dispo-
sitifs ; à partir de là peuvent se comprendre son fonctionnement
et ses développements. je ne pense pas que cela puisse se
confondre en aucune manière avec un néo-populisme qui

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substantifierait la plèbe ou un néolibéralisme qui en chanterait
les droits primitifs•.,,
Autour de ce « quelque chose >>, ce « on >> nommé d'une
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façon plus ou moins conventionnelle « la plèbe >>, Foucault


s'efforce de penser le << mouvement centrifuge >>, l'« énergie
inverse >>, l'« échappée >> possible hors des rapports de
pouvoir : non plus leur constante reproduction, reconduction,
reconstitution, mais le toujours possible dé-gagement, la
possible dé-faite, dé-prise de leur étreinte ... Ici surgit le
soupçon : Foucault n'est-il pas en train de nous proposer en
contrebande une simple contrefaçon de la théorie sartrienne
de la liberté ? Mais non : nous ne trouvons pas trace ici d'un
sujet qui, au cœur de la contingence ou de la tyrannie de
l'histoire réaffirmerait spectaculairement ses droits et préroga-
tives, posant en forme de coup de théâtre le diktat de sa
souveraineté contre les oukases du destin. Pas de tels
« résidus >> de la philosophie du sujet chez Foucault, ce dont il
est question ici autour de la plèbe, ce n'est que des mouve-
ments contraires de l'énergétique du pouvoir. Demeure
radicalement absente dans cette perspective, la constitution
d'un sujet historique ou politique, conscience réflexive et
agent praxique du cours des choses. Il n'y a, autour de la
plèbe, que des jeux de forces - c'est l'énergétisme social et
historique de Foucault, voire son physicisme. C'est toujours
d'une manière aléatoire et fragile que les mouvements de

4. << Pouvoirs et stratégies >>, entretien avec Jacques Rancière in Les révoltes
logiques, n°4, hiver 1977.

42
désaisissement ou d'arrachement aux rapports de pouvoir
viennent s'incarner dans le plèbe, la mettre en mouvement et
la rendre visible, c'est pour cela qu'elle est toujours davantage
« de la >> plèbe qu'une substance plébéienne clairement déter-
minée, davantage« quelque chose>> que« quelqu'un>>.
À ce titre une éventuelle histoire de la plèbe ne pourrait se
tramer que sur un tout autre ton que l'histoire du peuple ou
celle du prolétariat ; autant cette dernière est nécessairement

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sacralisante, héroïsante et nominaliste, autant la première est
portée par un grand mouvement d'anonymisation, de triviali-
sation du cours de l'histoire (de la politique). On retrouve ici
ce que Foucault a dit de la radicale différence entre ce que la
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doxa moderne entend par l'auteur (du livre, du coup d'État, du


crime) et ce que la pensée critique doit entendre par la fonc-
tion-auteur : que le texte doive, selon nos conventions, avoir
un nom propre (porter un nom d'auteur)- voilà qui pose plus
de problèmes qu'il n'en résout'. De la même façon, que la plèbe
soit avant tout une << fonction >> signifie qu'elle est, dans
l'histoire ou en politique, un << auteur >> d'une tout autre nature
que le prolétariat dont la doxa marxiste entend qu'il soit le
sujet de la Révolution russe. Pour le récit progressiste du
peuple, comme dans le Bildungsroman du prolétariat raconté
par l'historiographie marxiste, le cours de l'histoire - ses
progrès et ses régrès -peuvent toujours être nommés, mémo-
risés comme héritage, symbolisés, commémorés autour du
nom de ses fondateurs, des héros et martyrs, des chefs, mais
aussi des lieux, des événements fatidiques, des dates, des sigles,
etc. Hors de ces actes de désignation, de ce balisage du passé (et
du présent) par ces repères nominatifs, le cours des choses et
l'identité du groupe seraient littéralement imprononçables -
une mêlée confuse, un agglutinement anomique. Dans
l'histoire du peuple et du prolétariat, tels qu'ils se la racontent

5. Voir à ce propos la conférence de Foucault devant la Société française de


philosophie << Qu'est-ce qu'un auteur ? ,, séance du 22/02/1969, in
Bulletin de la Société française de philosophie, juillet-septembre 1969.

43
à eux-mêmes, les « noms du ... >> constituent la garantie du sens,
de la conti-nuité, de l'intelligibilité.Dans la philosophie de
l'histoire (par antiphrase, si l'on veut) « plébéienne >> que
propose Foucault dans les années soixante-dix, au contraire, se
produit un mouvement d'effacement ou de désassignation du
cours des choses politiques et historiques à des noms de
personnes, de lieux lourdement chargés de symboles.
L'émeute, la baston, la révolte dans une prison n'ont pas de

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nom (s) devant lesquels la postérité sera (it) conviée à se pros-
terner. Les neuf morts de Charonne ont leur noms de martyrs
apposés sur une plaque, inscrits dans des livres - les innom-
brés Algériens massacrés en octobre demeurent, eux, aussi, les
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innommés - tel est leur lot de plèbe. En un sens, l'histoire


progressiste, comme spécialement sa variante marxiste,
« progresse >> au rythme même où ses croyants et fidèles scan-
dent - « Marx-Engels-Lénine-Staline >> ( « Trotsky >> ) •••
L'histoire anonyme de la plèbe, elle, ne progresse pas, elle va
tout simplement, dit Foucault, de l'avant.
À cet égard, la réflexion de Foucault sur la plèbe est une
invitation à méditer jusqu'au bout le contraste entre la face
iconisée du Chef prolétarien et celle, masquée, du « casseur >>
plébéien, du loulou de banlieue sur un bon ou un mauvais
coup. Une éventuelle « politique >> plébéienne ne pourrait se
territorialiser et se dire qu'autour de pratiques concrètes et
intransitives, non pas la manif de la C.G.T. ou la barricade des
trotskistes, mais bien plutôt l'éclat praxique d'une initiative
sans patience ni stratégie qui fait brèche dans le cours réglé des
choses, rendant brutalement visible non pas le nom du Parti ou
le nombre (plus important que l'année précédente) des mani-
festants, mais bien le pur scandale des choses. C'est cette
utopie politique qu'agitait Foucault lorsque autour du G.I.P.,
de la contestation des tribunaux militaires ou de l'ordre
asilaire, il invitait ses pairs intellectuels à se faire- fût-ce fuga-
cement - plèbe, à trouver goût au couplage de la politique et
du scandale public.

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