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LACAN ET MAI 68

Jacques Sédat

ERES | « Figures de la psychanalyse »

2009/2 n° 18 | pages 221 à 226


ISSN 1623-3883
ISBN 9782749210773
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Jacques Sédat, « Lacan et Mai 68 », Figures de la psychanalyse 2009/2 (n° 18),
p. 221-226.
DOI 10.3917/fp.018.0221
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Lacan et Mai 68
• Jacques Sédat •

Tout événement historique génère un décalage entre les faits eux-mêmes (res
gestae) et le récit qu’on en donne (historia rerum gestarum). Décalage entre la
lecture immédiate de ceux qui participent à un moment d’histoire collective dont
ils sont les acteurs, et l’interprétation ultérieure ou la tentative de lisibilité des

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témoins des événements et des récits qui en sont faits. Ce décalage se vérifie dans
la lecture des événements de Mai 1968 par Jacques Lacan, entre sa réaction
immédiate à ce moment d’histoire collective, et sa propre tentative de lisibilité
des faits et des répercussions dans le champ psychanalytique.
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Déjà, dans sa « Proposition du 9 octobre 1967 » 1, Lacan provoque une révo-


lution interne dans l’École freudienne de Paris, en prônant la procédure de la
« passe », pour abolir les hiérarchies dans l’École, innovation qui a « préfiguré les
barricades », disait-il volontiers. Elle a abouti à une scission, en 1969, qui est à
l’origine du Quatrième groupe, fondé par Piera Aulagnier, François Perrier et
Jean-Paul Valabrega.

Même s’il n’est pas encore très connu du grand public, faisant ses séminaires
dans la salle Dussane, à l’ENS, devant un groupe restreint de psychanalystes, son
sens de la formule, son goût du jeu avec le signifiant, ses pirouettes linguistiques
ne sont pas sans rappeler l’inventivité des slogans et inscriptions qui font dire que
« les murs ont la parole ».

Durant tout le printemps 1968, Lacan manifeste de la curiosité et de l’intérêt


pour ce qui lui paraît être un phénomène de « nature sismique ». Il demande à
rencontrer Cohn-Bendit et d’autres leaders du mouvement étudiant, il signe des
pétitions et apporte une aide financière, effective et discrète, à certaines actions.
Il est tenu au courant par sa fille Judith et son gendre, Jacques-Alain Miller, avant
qu’ils ne rejoignent la gauche prolétarienne.

1. J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans


Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
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La prise de parole de Lacan, le 15 mai, témoigne de ses réactions à chaud aux


événements. Pour respecter le mot d’ordre de grève du SNESup, il a annulé ses
séminaires des 8 et 15 mai, mais il les remplace par un dialogue improvisé avec
son auditoire, dont on a gardé l’enregistrement. Le 15 mai, il attire l’attention
des quelques psychanalystes présents pour qu’ils soient « à la hauteur des événe-
ments » et salue le courage de ceux qui s’exposent au-dehors, « portés par un
sentiment de communauté absolue » et « une énergétique authentique » qui ne
sont d’ailleurs pas sans poser question.

Quant au pavé, dit Lacan, dans son intervention du 15 mai, il remplit la fonc-
tion de « l’objet a », l’objet cause du désir. « Le pavé est un objet a qui répond à un
autre vraiment alors, lui, capital pour toute idéologie future du dialogue quand
elle part d’un certain niveau : c’est ce qu’on appelle la bombe lacrymogène. »

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Lacan écarte l’hypothèse qu’il s’agisse d’un « phénomène beaucoup plus
structural », à savoir la mise en question des rapports du désir et du savoir. La
question des « structures » était alors au cœur des débats intellectuels et psycha-
nalytiques. Une inscription à la Sorbonne : « Les structures ne descendent pas
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dans la rue » fut d’ailleurs, en février 1969, à l’origine d’une vive polémique entre
Lacan et le philosophe Lucien Goldmann, pour qui « ce ne sont jamais les struc-
tures qui font l’histoire, mais les hommes, bien que l’action de ces derniers ait
toujours un caractère structuré et significatif ». Ce à quoi répond Lacan : « Je ne
considère pas qu’il soit d’aucune façon légitime d’avoir écrit que les structures ne
descendent pas dans la rue, parce que, s’il y a quelque chose que démontrent les
événements de Mai, c’est précisément la descente dans la rue des structures. Le
fait qu’on l’écrive à la place même où s’est opérée cette descente dans la rue ne
prouve rien d’autre que, simplement, ce qui est très souvent, et même le plus
souvent, interne à ce qu’on appelle l’acte, c’est qu’il méconnaît lui-même.2 »

Dans cette même intervention, Lacan se démarque des prises de position de


son ami, Raymond Aron, qui déclarait : « Nous sommes en présence d’un phéno-
mène biologique autant que social. » Lacan se sent plus proche d’Alexandre
Kojève 3, dont il avait suivi avant-guerre les séminaires sur la Phénoménologie de

2. Débat qui a suivi la Conférence de Michel Foucault, le 22 février 1969, à la Société


française de philosophie, sur le thème : « Qu’est-ce qu’un auteur », reprise dans la
revue Littoral, n° 9, juin 1983, Toulouse, érès, p. 3-32.
3. La théorie du désir développée par Kojève à partir de sa lecture de Hegel a marqué
G. Bataille dans L’expérience intérieure (1942), et Lacan dans sa conception du désir
dans la reconnaissance de l’autre.
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l’esprit de Hegel (en compagnie de Raymond Aron, Éric Weil, Raymond Queneau,
Georges Bataille et quelques autres), dont beaucoup ont retenu la réflexion
sur 68 : « Le sang n’a pas coulé, il ne s’est rien passé » ou cette autre version : « Le
sang n’a pas coulé, ce n’est pas une révolution. »

Durant les événements et les mois suivants, c’est avec une certaine irritation
mêlée de déception que Lacan observe la montée du courant maoïste qui attire
nombre de ses proches. Dans son séminaire inédit du 19 juin 1968, il épingle les
psychanalystes qui ont remis en question l’avenir de leur métier au lieu de perce-
voir qu’on leur posait une tout autre question : « Enfin, on ne peut pas dire que
la cote de la psychanalyse a monté ! »

À l’automne 1968, Lacan revient plusieurs fois, avec un regard plus distancié
et une analyse plus incisive, sur « l’émoi de mai », en particulier le 20 novembre

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1968, lors de son séminaire intitulé D’un Autre à l’autre. Il démarre sur la place
de l’Autre, le lieu de l’Autre comme instance du symbolique dans sa confronta-
tion avec l’autre, l’objet a, cause du désir. Lacan fait référence à la « plus-value »
(Mehrwert) de Marx pour introduire le fait que le savoir, payé à son vrai prix,
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comporte une fonction de « plus de jouir », la Mehrlust. Et il poursuit : « En mai,


ça a bardé. Ce fut une grande prise de parole, s’est exprimé quelqu’un qui n’a pas
dans mon champ une place négligeable. » Allusion à la célèbre formule de
Michel de Certeau dans un article paru dans Études en juin-juillet 68 : « En mai,
on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789. » Lacan poursuit : « Je crois
qu’on aurait tort de donner à cette prise homologie avec la prise d’une bastille
quelconque. Une prise de tabac ou de came, j’aimerais mieux. » De son point de
vue, « ce que nous avons vu en mai, c’était la grève de la vérité »… « Dans cette
vérité collective, tout le discours peut foutre le camp. » Et il ajoute : « Ne croyez
pas que ça arrête le processus. » Ce processus relève, pour lui, de la marchandi-
sation du savoir universitaire. Alors que nul discours ne tient qui puisse s’adres-
ser à la vérité, la vérité du sujet en deçà ou au-delà du collectif.

Dans son « Impromptu » de Vincennes, le 3 décembre 1969, Lacan s’écrie :


« L’aspiration révolutionnaire, ça n’a qu’une chance, d’aboutir, toujours au
discours du maître. C’est ce dont l’expérience a fait la preuve. Ce à quoi vous aspi-
rez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez.4 »

4. J. Lacan, Annexes au Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil,


1991, p. 239.
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En juin 1970, dans un entretien sur une radio belge, Lacan dénonce claire-
ment « l’infatuation universitaire » qui conduit à « une bourde comme de dire
que l’inconscient est la condition du langage : là, il s’agit de se faire auteur aux
dépens de ce que j’ai dit, voire seriné, aux intéressés ; à savoir que le langage est
la condition de l’inconscient »… « Freud, incompris, fût-ce de lui-même, d’avoir
voulu se faire entendre, est moins servi par ses disciples que par cette propaga-
tion : celle sans quoi les convulsions de l’histoire restent une énigme, comme les
mois de mai dont se déroutent ceux qui s’emploient à les rendre serfs d’un sens,
dont la dialectique se présente comme dérision. » Il s’en prend également avec
un ton de « père sévère » à l’idéologie communiste : « J’en rends compte du fait
que les communistes, à se constituer dans l’ordre bourgeois en contre-société,
seulement vont à contrefaire tout ce dont le premier fait honneur : travail,
famille, patrie, y font trafic d’influence, et syndicat contre quiconque de leur

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discours éviderait les paradoxes. »

Ces propos font écho à son séminaire du 19 juin 1968, lorsqu’il évoquait sa
rencontre avec quelqu’un « qui cherchait la théorie marxiste et était inondé par
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le bonheur que tout cela respirait ». Mais le bonheur ne peut provenir de la


« grève de la vérité », le bonheur ne proviendrait pas d’un rapport collectif à la
vérité.

Dans son Séminaire XIX, en 1971-1972, Lacan revient à plusieurs reprises sur
Mai 68, et le 3 février 1972 il s’arrête sur la parole et le « mur » : « Ça devrait inté-
resser, ici, un certain nombre de gens qui, il n’y a pas tellement longtemps, se
sont beaucoup occupés d’écrire des choses, des lettres d’amour, sur les murs.
C’était un vachement beau temps. Y en a qui s’en sont jamais consolé. Du temps
où on pouvait écrire sur les murs et où d’imprudents publicistes en déduisaient
que les murs avaient la parole. Comme si ça pouvait arriver ! Je voudrais simple-
ment faire remarquer qu’il vaudrait mieux qu’il n’y ait jamais rien d’écrit sur les
murs. Ce qui est déjà écrit, faudrait même le retirer. Liberté, égalité, fraternité,
par exemple, c’est indécent ! Défense de fumer, enfin quoi, ce n’est pas possible,
d’autant que tout le monde fume. Y a là une erreur de tactique. Je l’ai dit tout à
l’heure pour la lettre d’a-mur, tout ce qui s’écrit renforce le mur » (32-72).

Lacan – dont le nom vient de calmis, haut plateau déserté – s’est de fait
retrouvé isolé des anciens psychanalystes, dont certains le quittent en janvier
1969 pour fonder le Quatrième groupe, et séparé de la jeune garde des Cahiers
pour l’analyse qui passent au politique dans la mouvance marxiste-léniniste et
désertent la psychanalyse.
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Déplorant cette débandade et ce désarroi, il s’exclamait, en juin 1969 : « J’en


veux au général. Il m’a chopé un mot que depuis longtemps j’avais – et ce n’était
pas pour l’usage bien sûr qu’il en a fait : la chienlit psychanalytique. Vous ne
savez pas depuis combien d’années j’ai envie de donner ça comme titre à mon
séminaire. C’est foutu maintenant ! »

Nous ne sommes pas loin ici du pessimisme freudien dans Malaise dans la
culture (1930) pour lequel le bonheur n’est pas une valeur culturelle. Ce pessi-
misme est déjà très prégnant dans son séminaire du 20 novembre 1968, où il s’at-
taquait au discours et à la vérité : « quand la vérité collective sort, on sait que
tout le discours peut foutre le camp. […] tout discours ne peut dire vérité. Le
discours qui tient, c’est celui qui peut tenir assez longtemps sans que vous ayez
raison de lui demander raison de sa vérité. Attendez là au pied du mur ceux qui
pourront se présenter devant nous en vous disant “La psychanalyse ? vous savez,

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hein, nous, on n’en peut rien dire.” Ce n’est pas le ton de ce que vous devez
exiger si vous voulez maîtriser ce monde d’une valeur qui s’appelle le savoir. Si un
discours se dérobe, vous n’avez qu’une chose à faire : lui demander raison pour-
quoi. Autrement dit un discours qui ne s’articule pas de dire quelque chose est
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un discours de vanité.5 »

Alors, Mai 68, un événement ? Pour Lacan, « il n’y en a pas le moindre, d’évé-
nement, dans cette affaire »6. Pas d’événement, mais un « émoi », sur lequel il
revient trois ans plus tard, en prononçant les paroles de clôture du Congrès de
l’École freudienne :

« Non que l’émoi de mai, puisqu’on sait que j’aime à l’évoquer sous ce nom, je
ne l’aie pas en quelque sorte vu venir, tentant de serrer le malaise montant d’y
dénoncer un effet de marché. La preuve est patente aujourd’hui que les « et
moi ? » à s’esmayer en l’occasion, font bon marché de ces effets, mais que le
discours que je qualifie de l’université en sort triomphant. N’est-ce pas à dire,
pour nous en tenir à nos pentes interprétatives, que c’était là le désir dont
témoignait l’émoi-symptôme ? […] Dans sa défense, la jeunesse recourra à ce
qui désarme le savoir d’être mis, par un autre discours, en fonction de semblant.
[…] Qu’on me pardonne de réduire la révolte à la révolution dont se restaure
toujours l’ordre.7 »

5. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, 20 novembre 1968 : « Marché
du savoir, grève de la vérité », Paris, Le Seuil, 2006, p. 43.
6. Ibid.
7. J. Lacan, Discours de conclusion, Congrès d’Aix-en-Provence (20-23 mai 1971), dans
Lettres de l’École freudienne, n° 9, décembre 1972, p. 512-513.
226 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 18 •

Bibliographie

SÉDAT, J. (sous la direction de). 1981. Retour à Lacan ? Paris, Fayard.


SICHÈRE, B. 1983. Le moment lacanien, Paris, Grasset.
ROUDINESCO, É. 1993. Jacques Lacan, Paris, Fayard.

RÉSUMÉ
Jacques Lacan a suivi de très près tout ce qui a éclaté au printemps 68, partagé entre une
curiosité sympathisante et une irritation devant les aspirations maoïstes. Avec quelques
mois de recul, il fait un bilan plus mitigé et sévère, voyant moins dans ce mouvement un
« événement » qu’un « émoi », une forme de désarroi qui a abouti au triomphe de dérives
idéologiques et du discours universitaire, où la vanité, selon lui, l’emporte sur la vérité.
MOTS-CLÉS
Lacan, Mai 1968, événement, émoi, vanité du discours universitaire.

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SUMMARY
As he closely followed the events of spring, 1968, Jacques Lacan was torn between sympa-
thetic curiosity and irritation at Maoist aspirations. A few months later, however, he issued
a harsher, more critical opinion, declaring that the movement was more a “moment of
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turmoil“ than an “event”. He labelled it a form of disarray that let to the triumph of ideo-
logical extremes and the academic discourse and, in his opinion, allowed vanity to over-
come truth.
KEY-WORDS
Lacan, May 1968, event, turmoil, vanity of academic discourse.

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