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Jacques Sédat
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Tout événement historique génère un décalage entre les faits eux-mêmes (res
gestae) et le récit qu’on en donne (historia rerum gestarum). Décalage entre la
lecture immédiate de ceux qui participent à un moment d’histoire collective dont
ils sont les acteurs, et l’interprétation ultérieure ou la tentative de lisibilité des
Même s’il n’est pas encore très connu du grand public, faisant ses séminaires
dans la salle Dussane, à l’ENS, devant un groupe restreint de psychanalystes, son
sens de la formule, son goût du jeu avec le signifiant, ses pirouettes linguistiques
ne sont pas sans rappeler l’inventivité des slogans et inscriptions qui font dire que
« les murs ont la parole ».
Quant au pavé, dit Lacan, dans son intervention du 15 mai, il remplit la fonc-
tion de « l’objet a », l’objet cause du désir. « Le pavé est un objet a qui répond à un
autre vraiment alors, lui, capital pour toute idéologie future du dialogue quand
elle part d’un certain niveau : c’est ce qu’on appelle la bombe lacrymogène. »
dans la rue » fut d’ailleurs, en février 1969, à l’origine d’une vive polémique entre
Lacan et le philosophe Lucien Goldmann, pour qui « ce ne sont jamais les struc-
tures qui font l’histoire, mais les hommes, bien que l’action de ces derniers ait
toujours un caractère structuré et significatif ». Ce à quoi répond Lacan : « Je ne
considère pas qu’il soit d’aucune façon légitime d’avoir écrit que les structures ne
descendent pas dans la rue, parce que, s’il y a quelque chose que démontrent les
événements de Mai, c’est précisément la descente dans la rue des structures. Le
fait qu’on l’écrive à la place même où s’est opérée cette descente dans la rue ne
prouve rien d’autre que, simplement, ce qui est très souvent, et même le plus
souvent, interne à ce qu’on appelle l’acte, c’est qu’il méconnaît lui-même.2 »
l’esprit de Hegel (en compagnie de Raymond Aron, Éric Weil, Raymond Queneau,
Georges Bataille et quelques autres), dont beaucoup ont retenu la réflexion
sur 68 : « Le sang n’a pas coulé, il ne s’est rien passé » ou cette autre version : « Le
sang n’a pas coulé, ce n’est pas une révolution. »
Durant les événements et les mois suivants, c’est avec une certaine irritation
mêlée de déception que Lacan observe la montée du courant maoïste qui attire
nombre de ses proches. Dans son séminaire inédit du 19 juin 1968, il épingle les
psychanalystes qui ont remis en question l’avenir de leur métier au lieu de perce-
voir qu’on leur posait une tout autre question : « Enfin, on ne peut pas dire que
la cote de la psychanalyse a monté ! »
À l’automne 1968, Lacan revient plusieurs fois, avec un regard plus distancié
et une analyse plus incisive, sur « l’émoi de mai », en particulier le 20 novembre
En juin 1970, dans un entretien sur une radio belge, Lacan dénonce claire-
ment « l’infatuation universitaire » qui conduit à « une bourde comme de dire
que l’inconscient est la condition du langage : là, il s’agit de se faire auteur aux
dépens de ce que j’ai dit, voire seriné, aux intéressés ; à savoir que le langage est
la condition de l’inconscient »… « Freud, incompris, fût-ce de lui-même, d’avoir
voulu se faire entendre, est moins servi par ses disciples que par cette propaga-
tion : celle sans quoi les convulsions de l’histoire restent une énigme, comme les
mois de mai dont se déroutent ceux qui s’emploient à les rendre serfs d’un sens,
dont la dialectique se présente comme dérision. » Il s’en prend également avec
un ton de « père sévère » à l’idéologie communiste : « J’en rends compte du fait
que les communistes, à se constituer dans l’ordre bourgeois en contre-société,
seulement vont à contrefaire tout ce dont le premier fait honneur : travail,
famille, patrie, y font trafic d’influence, et syndicat contre quiconque de leur
Ces propos font écho à son séminaire du 19 juin 1968, lorsqu’il évoquait sa
rencontre avec quelqu’un « qui cherchait la théorie marxiste et était inondé par
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Dans son Séminaire XIX, en 1971-1972, Lacan revient à plusieurs reprises sur
Mai 68, et le 3 février 1972 il s’arrête sur la parole et le « mur » : « Ça devrait inté-
resser, ici, un certain nombre de gens qui, il n’y a pas tellement longtemps, se
sont beaucoup occupés d’écrire des choses, des lettres d’amour, sur les murs.
C’était un vachement beau temps. Y en a qui s’en sont jamais consolé. Du temps
où on pouvait écrire sur les murs et où d’imprudents publicistes en déduisaient
que les murs avaient la parole. Comme si ça pouvait arriver ! Je voudrais simple-
ment faire remarquer qu’il vaudrait mieux qu’il n’y ait jamais rien d’écrit sur les
murs. Ce qui est déjà écrit, faudrait même le retirer. Liberté, égalité, fraternité,
par exemple, c’est indécent ! Défense de fumer, enfin quoi, ce n’est pas possible,
d’autant que tout le monde fume. Y a là une erreur de tactique. Je l’ai dit tout à
l’heure pour la lettre d’a-mur, tout ce qui s’écrit renforce le mur » (32-72).
Lacan – dont le nom vient de calmis, haut plateau déserté – s’est de fait
retrouvé isolé des anciens psychanalystes, dont certains le quittent en janvier
1969 pour fonder le Quatrième groupe, et séparé de la jeune garde des Cahiers
pour l’analyse qui passent au politique dans la mouvance marxiste-léniniste et
désertent la psychanalyse.
L ACAN ET MAI 68 225
Nous ne sommes pas loin ici du pessimisme freudien dans Malaise dans la
culture (1930) pour lequel le bonheur n’est pas une valeur culturelle. Ce pessi-
misme est déjà très prégnant dans son séminaire du 20 novembre 1968, où il s’at-
taquait au discours et à la vérité : « quand la vérité collective sort, on sait que
tout le discours peut foutre le camp. […] tout discours ne peut dire vérité. Le
discours qui tient, c’est celui qui peut tenir assez longtemps sans que vous ayez
raison de lui demander raison de sa vérité. Attendez là au pied du mur ceux qui
pourront se présenter devant nous en vous disant “La psychanalyse ? vous savez,
un discours de vanité.5 »
Alors, Mai 68, un événement ? Pour Lacan, « il n’y en a pas le moindre, d’évé-
nement, dans cette affaire »6. Pas d’événement, mais un « émoi », sur lequel il
revient trois ans plus tard, en prononçant les paroles de clôture du Congrès de
l’École freudienne :
« Non que l’émoi de mai, puisqu’on sait que j’aime à l’évoquer sous ce nom, je
ne l’aie pas en quelque sorte vu venir, tentant de serrer le malaise montant d’y
dénoncer un effet de marché. La preuve est patente aujourd’hui que les « et
moi ? » à s’esmayer en l’occasion, font bon marché de ces effets, mais que le
discours que je qualifie de l’université en sort triomphant. N’est-ce pas à dire,
pour nous en tenir à nos pentes interprétatives, que c’était là le désir dont
témoignait l’émoi-symptôme ? […] Dans sa défense, la jeunesse recourra à ce
qui désarme le savoir d’être mis, par un autre discours, en fonction de semblant.
[…] Qu’on me pardonne de réduire la révolte à la révolution dont se restaure
toujours l’ordre.7 »
5. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, 20 novembre 1968 : « Marché
du savoir, grève de la vérité », Paris, Le Seuil, 2006, p. 43.
6. Ibid.
7. J. Lacan, Discours de conclusion, Congrès d’Aix-en-Provence (20-23 mai 1971), dans
Lettres de l’École freudienne, n° 9, décembre 1972, p. 512-513.
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Bibliographie
RÉSUMÉ
Jacques Lacan a suivi de très près tout ce qui a éclaté au printemps 68, partagé entre une
curiosité sympathisante et une irritation devant les aspirations maoïstes. Avec quelques
mois de recul, il fait un bilan plus mitigé et sévère, voyant moins dans ce mouvement un
« événement » qu’un « émoi », une forme de désarroi qui a abouti au triomphe de dérives
idéologiques et du discours universitaire, où la vanité, selon lui, l’emporte sur la vérité.
MOTS-CLÉS
Lacan, Mai 1968, événement, émoi, vanité du discours universitaire.
turmoil“ than an “event”. He labelled it a form of disarray that let to the triumph of ideo-
logical extremes and the academic discourse and, in his opinion, allowed vanity to over-
come truth.
KEY-WORDS
Lacan, May 1968, event, turmoil, vanity of academic discourse.