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La crise
du personnage
dans le théâtre
moderne
Gallimard
Cct ouv ragc a été publié pour Ia prrmière fois
aux Editions Bcrnard Grassct en 1978.
LA CRISE DE LA REPRÉSENTATION:
LE PERSONNAGE, LE MONDE ET LE MOI
Le débat qui s’ouvre dans le dernier quart du xixe siècle
met en cause 1'ensemble de la tradition dramatique de
1’Europe, en jetant le soupçon à la fois sur ses présupposés
esthétiques, sur ses modes d’exercice et sur ses finalités.
Si le naturalisme sert de cible commune à la quasi-totalité
des novateurs, c’est parce que le doute atteint désormais
la fonction imitative du théâtre, la nature du langage
scénique, le statut du personnage, voire l’ordre général de
la représentation. Pour la première fois, en 1872, Nietzsche
prend sous le feu d'une critique radicale la problématique
d'Aristote tout entière et jette le discrédit sur la mimésis,
son príncipe fondateur. II tient pour une véritable aberra-
tion collective l ’usage européen du théâtre depuis Euripide
et, en particulier, 1’habitude prise par le spectateur de voir
et entendre « son double sur la scène1», d’y chercher
prioritairement « la dialectique des personnages et leur
mélodie individuelle2 » et d’en attendre une connaissance
discursive du monde et de lui-même. Aucun article de la
Poétique ne sort indemne de cette mise en question: ni
le primat de la fable, ni la suprématie du dialogue, ni la
nécessité du rapport au réel, ni la prétention de la raison
à comprendre, ni la catharsis, ni la recherche du bonheur
par la construction d’un ordre intellectuel. Sans connaítre
les analyses de Nietzsche, beaucoup de gens de théâtre
les rejoignent sur plusieurs points et font du moins un
relevé de problèmes analogue au sien.
D'autre part, le progrès des Sciences et des techniques,
à mesure qu’elles affirment leur prétention à dominer
176 La crise du personnage dans le théâtre moderne
LE PERSONNAGE DÉSINCARNÉ
1
Le refus du réel au théâtre, poussé à son plus haut degré
d'abso!utisme, conduit à suspecter globalement toute la
matérialité de la scène : espace, décor, mouvement, acteur.
Ou, par un raisonnement inverse, à la libérer de toute
relation au monde et à affirmer son autonomie complète.
Si, comme le veulent les poètes du symbolisme français,
le personnage est un être venu d'ailleurs, taillé dans
letolfe des songeset soustrait auxcontingences pratiques,
il ne saurait se prêter à la plus minime caractérisation:
1’individualiser, c’est peu ou prou le rendre à la psycholo-
gie, à la société, à l’histoire, et le placer dans un décor
figuratif revient à signaler son appartenance à la vie quoti-
dienne. En toute rigueur, il faudrait lui interdire de pren-
dre figure et corps, qui sont les premiers linéaments de lá
ressemblance à l'homme familier, expurger sa voix de
toutes les résonances connues ou, à tout le moins, réduire
sa démarche à une série abstrai te d’épures: pour resti-
luer au personnage sa pureté intégrale, le plus sür est
alors de le protéger de 1'acteur. Redevenu fantôme parmi
les fantômes, il se réduirait ainsi à la parole, qui seule
peut le faire surgir dans un jeu inépuisable de virtualités,
sur la scène immatérielle de 1’esprit, laissant son lecteur
maitre de le susciter à partir des pages d’un livre. Hamlet,
dans ces conditions, retrouverait la totalité de ses signi-
fications à la fois, « juvénile ombre de tous, ainsi tenant
du m ythe5 », puisque l'image est plus vraie que la chose
et le mot plus fort que l’image, dont il contient toutes les
variantes. Axêl, de ne pas se commettre sous les feux de
Le personnage désincarné 181
2
Désincarner le personnage, cela veut dire pour l’écri-
vain effacer toutes ses liaisons avec les contingences du
monde et 1'affronter à des forces quintessenciées, dans un
espace débarrassé de 1’histoire. D’une part, une âme déli-
vrée de tout ce qui 1’individualise et la soumet aux acci-
dents de l'actualité : état civil, caractère, physiologie,
métier, appartenance à un lieu ou à un siècle; toutes les
traces du réel éliminées, reste un être tissé de mots, qui
peut vivre métaphoriquement les passions primordiales
et explorer les parcours immémoriaux de l’humanité.
D’autre part, un monde oü sont lisibles à nu les lignes du
destin et les « Idées » directrices de 1’univers, à l’abri du
travail du temps : aucun pittoresque local ou historique,
aucune caractérisation sociale, aucune concession à l ’anec-
dote ne doivent brouiller ce champ de forces exemplaires.
Telle est la tentation d’un certain symbolisme, qui fait
théâtre de tout poème et qui émacie tout théâtre en
poèm e: on porte à la scène Le Cantique des Cantiques,
Le Bateau ivre, le premier chant de L ’Iliade, Le Concile
féerique, de Laforgue; on déchiífre les pièces de Shakes-
peare et de Marlowe comme des rêves éveillés et de vastes
Le personnage désincarné 183
des fils contre les pères, des amoureux contre les puis-
sances de la mort, des individus contre la jungle des villes,
des hommes libres contre la double violence de la guerre
et de loppression sociale, des êtres mortels contre le
temps. Combat embrumé et truqué, qui voudrait déses-
pérément aboutir à transformer un homme et à convertir
un monde ensemble réduits à des images fantasmatiques,
et si bien désossés l'un et 1'autre quils échappent à toute
prise : la mimésis expressionniste est impuissante à reve-
nir au réel et à boucler la trajectoire décrite par Aristote.
Tel est bien le paradoxe des personnages de Hasenclaver,
Kaiser ou Toller : leur odyssée débouche sur le vide, leur
parole sur un cri impuissant, leur procès sur un constat
de nullité; prisonniers de leur abstraction même, ils ne
donnent le branle à aucune métamorphose, comme leurs
auteurs affirment le souhaiter. Seuls parviennent à briser
le cercle oü s'enferme le héros expressionniste les per
sonnages qui font jeu de leur défi et tirent de leur alo-
gisme désincarné matière à grotesque: ainsi Ivan Goll,
aux frontières du surréalisme, dont le Mathusalem, mar-
chand de chaussures et bourgeois excessif, renait de ses
cendres capitalistes comme un phénix bouffon53; ainsi
Sternheim, plus violemment, qui propulse des anti-héros
comme le bourgeois Schippel, pour démasquer des rap-
ports de force objectifs et décaper, par une chame de
renversements ironiques, les images du monde du vernis
qui les en jolive54.
Pour toutes ces raisons, et dans la mesure oü il est
menacé de s’enliser dans son propre pathos, le person
nage expressionniste a impérieusement besoin de se pro-
jeter dans un acteur. Dans la mesure, aussi, oü il apparait
comme le centre d'un univers construit par son regard, il
lui est nécessaire de prendre place dans un cadre qui expri
me 1’investissement de 1’espace par sa subjectivité. D’oü
des décors visionnaires, aux lignes et aux volumes inso-
lites, livrés aux ressources dépaysantes de 1’éclairage, qui
rythment plastiquement le drame, dans une explosion de
couleurs55. D'oü, surtout, la primauté accordée au comé-
dien, autour de qui s’organise toute la mise en scène. « Que
1'acteur, réclame Kornfeld, pense à 1’opéra oü le chan-
teur en mourant lance encore un contre-ut et en dit plus
sur la mort par la douceur de sa mélodie que s’il se tor-
Des ombres dans la nuit 211
LE MONDE A DÉCHIFFRER
***
UN TROUBLE GÉNÉRALISÉ
Chapitre III
1. La Naissance de la tragédie, trad. Geneviève Bianquis,
Gallimard ( « Idées »), p. 78. Nietzsche rend Euripide respon-
sable de 1’invasion du théâtre par la « médiocrité bourgeoise ».
2. Le Drame musical grec (1870), in La Naissance de la tra
gédie, op. cit., p. 203.
3. Ainsi appelle-t-on les dizaines de petits théâtres d’essai.
la plupart fort éphémères, qui s’ouvrent à Paris dans les
années 1890. « Ils sont, dit Jarry, les théâtres réguliers du
petit nombre » (Douze arguments sur le théâtre, in Tout Ubu,
p. 150).
4. Sur la crise du personnage romanesque ouverte depuis
le début de notre siècle, voir Personne et personnage, de
Michel Zeraffa, Klincksieck, Paris, 1969.
5. Mallarmé, Crayonné au théâtre, in CEuvres completes,
Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 1956, p. 300.
6. Ibid., p. 298.
7. Ibid., p. 315. Et encore, en parlant de Lear, Hamlet,
Cordélie et Ophélie: « Lus, ils froissent la page, pour surgir,
corporels» (ibid., p. 329).
8. Les Marionnettes de M. Signoret, in La Vie littéraire, t.
II, p.148, Paris, 1899. Craig cite cette phrase dans le Théâtre
en marche, p. 158.
9. La jeune Belgique, 1890. Cité par Jacques Robichez dans
Le Symbolisme au théâtre. Lugné-Poe et les débuts de VCEuvre,
L’Arche, Paris, 1957, p. 83.
10. Voir Robichez, op. cit.
11. Villiers de l’Isle-Adam, Axêl (1890), Paris, La Colombe,
1960.
12. Lettre de Maeterlinck à Lugné-Poe, cité par Lugné-Poe
dans Le Sot du tremplin, Paris, Gallimard, 1931, p. 237.
13. Préface au Théâtre, Paris, Fasquèlle, 1901.
14. C’est le titre d’uii article de Pierre Quillard, Revue d’art
âramatique, 1® mai 1891, pp. 180-183.
15. Bablet, op. cit., p. 155.
16. Jacques Robichez, Lugné-Poe, p. 66, Paris, L’Arche, 1955.
Cette citation est empruntée à un article de Lugné-Poe dans
UEclair (17 novembre 1896).
17. Jarry, Questions de théâtre, in Tout Ubu, Paris, 1962,
p. 153.
18. Jàrry, Douze arguments sur le théâtre, ibid., p. 149.
462 La crise du personnage dans le théâtre moderne
cou, Editions d’Etat, 1948), cité par Elsa Triolet, iri CEuvres de
Tchekhov, t. VI, p. 16, Paris, Editeurs français réunis, 1954.
82. Tchekhov, Carnets, cité in Tchekhov par lui-même, de
Sophie Laffite, p. 96, Paris, Le Seuil, 1955.
83. Stanislavski, in CEuvres de Tchekhov, op. cit., p. 16.
84. Ibiâ., p. 14.
85. Lettre à Olga Knipper (21/1/1901), ibid., p. 232.
86. UEnergie spirituelle, Paris, Alcan, 1919, p. 35.
87. Six personnages en quête â’auteur, in Théâtre, t. I, p.
63, Paris, Gallimard, 1950.
88. Sur la présence du pirandellisme dans le théâtre fran
çais, voir Sons le signe de Pirandéllo, pp. 105-144, in Théâtre
public de Bemard Dort.
89. Six personnages, p. 63.
90. Georges Piroué, Pirandéllo, Paris, Denoél, 1967.
91. Chacun sa vérité, in Théâtre I, p. 78.
92. L ’Autre fils, in Théâtre V, p. 197.
93. «Comment et pourquoi j ’ai écrit Six personnages en
quête d'auteur », Revue de Paris, 15 juillet 1925.
94. Les Géants de la montagne, in Théâtre V, p. 128.
95. Dort, op. cit., p. 128.
Chapitre IV
1. Romain Rolland, Le Théâtre du peuple (Paris, 1903), p. 3.
2. Ibid., pp. 168-169.
3. Ibid., p. 116.
4. Ibid., p. 133. Romain Rolland reprend ici un article de
Georges Jubin, Le Théâtre populaire et le mélodrame ( Revue
d’art dramatique, nov. 1897).
5. Maiakovski, 150 000000, cité par A.M. Ripellino, dans
Mdiakovski et le théâtre russe d’avant-garde (Paris, 1965).
Nous avons emprunté plusieurs renseignements à cet ouvrage
solidement documenté.
6. C’est le nom du mouvement lancé en 1920 par Meyerhold.
7. Lounatcharski, Théâtre et révolution (Paris, 1971), p. 63.
8. Ibid., p. 64.
9. Eisenstein, Au-delà des étoiles (Paris, 1974), p. 117.
10. D. Vertov, Articles, journaux, projets (Paris, 1972), p. 31.
11. Cité par Ripellino, op. cit., p. 239.
12. Voir, de Meyerhold, Le Théâtre théâtral (Paris, 1963).
13. E. Piscator, Le Théâtre politique (Paris, 1962), p. 136.
14. Ibid., p. 138.
15. « Le régisseur, écrit Piscator, ne peut être uniquement
"au Service de 1’ceuvre", car 1’ceuvre n'a rien de figé ni de
définitif; elle a été mise un jour au monde, elle a grandi avec
le temps, elle a pris de la patine et assimilé de nouveaux
contenus psychologiques. Ainsi nait pour le régisseur le devoir
de trouver le point de vue d’oü il pourra dévoiler les fon-
dements de la création dramatique [...] Ce n'est que dans la