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Robert Abirached

La crise
du personnage
dans le théâtre
moderne

Gallimard
Cct ouv ragc a été publié pour Ia prrmière fois
aux Editions Bcrnard Grassct en 1978.

© Editions Gallimard, 1994.


CHAPITRE III

LA CRISE DE LA REPRÉSENTATION:
LE PERSONNAGE, LE MONDE ET LE MOI
Le débat qui s’ouvre dans le dernier quart du xixe siècle
met en cause 1'ensemble de la tradition dramatique de
1’Europe, en jetant le soupçon à la fois sur ses présupposés
esthétiques, sur ses modes d’exercice et sur ses finalités.
Si le naturalisme sert de cible commune à la quasi-totalité
des novateurs, c’est parce que le doute atteint désormais
la fonction imitative du théâtre, la nature du langage
scénique, le statut du personnage, voire l’ordre général de
la représentation. Pour la première fois, en 1872, Nietzsche
prend sous le feu d'une critique radicale la problématique
d'Aristote tout entière et jette le discrédit sur la mimésis,
son príncipe fondateur. II tient pour une véritable aberra-
tion collective l ’usage européen du théâtre depuis Euripide
et, en particulier, 1’habitude prise par le spectateur de voir
et entendre « son double sur la scène1», d’y chercher
prioritairement « la dialectique des personnages et leur
mélodie individuelle2 » et d’en attendre une connaissance
discursive du monde et de lui-même. Aucun article de la
Poétique ne sort indemne de cette mise en question: ni
le primat de la fable, ni la suprématie du dialogue, ni la
nécessité du rapport au réel, ni la prétention de la raison
à comprendre, ni la catharsis, ni la recherche du bonheur
par la construction d’un ordre intellectuel. Sans connaítre
les analyses de Nietzsche, beaucoup de gens de théâtre
les rejoignent sur plusieurs points et font du moins un
relevé de problèmes analogue au sien.
D'autre part, le progrès des Sciences et des techniques,
à mesure qu’elles affirment leur prétention à dominer
176 La crise du personnage dans le théâtre moderne

1’univers, éveille des déceptions de plus en plus profondes


et suscite des contre-feux de plus en plus efficaces. On voit
s’articuler des conceptions de la causalité qui disqualifient
1’univers des apparences et récusent tous les modèles
reçus de rationalisation, avec leurs enchainements
logiques ; des philosophies qui montrent la fragmentation
du temps, la fluidité mouvante du réel, les difficultés de
la communication entre les consciences, 1’atomisation des
objets dans 1'espace; des théories de 1'inconscient qui
bouleversent peu à peu toutes les notions reçues sur la vie
du moi et ses rapports à l’art. Ces idées cheminent
ensemble et, avant de tomber dans le domaine public,
trouvent au théâtre des échos divers et contradictoires:
elles y soulèvent, à défaut d'un consensus susceptible de
fonder une poétique acceptable par tous, une multitude
d’interrogations et de propositions, tantôt complémen-
taires et tantôt contradictoires, qui font désormais de la
scène un champ d'investigation permanente.
Le plus remarquable, en effet, dans cette crise, c'est
qu’il ne s’en dégage pas une dramaturgie dominante pour
les temps modernes : elle ouvre plutôt la voie à une effer-
vescence qui va dautant moins s’apaiser qu’elle coincide
avec 1'éclatement du public. En marge du théâtre tradi-
tionnel, tel q u il s’est pervertí et fait accepter par la
société bourgeoise, de nombreux écrivains et metteurs en
scène s’expriment désormais dans des « théâtres à cô té3 »,
voués à la recherche, éphémères, qui rassemblent des
spectateurs vivement conscients de s’opposer à Ia foule
paresseuse des consommateurs culturels. Sans qu’on
puisse dire quelles aboutissent ou avortent vraiment, la
plupart de ces tentatives ont la particularité d’engendrer
des idées qui demeurent suspendues dans l’air du temps et
de resurgir à intervalles irréguliers, tout comme si elles
étaient inédites, devant de nouveaux publics : de 1880 à
nos jours, on peut ainsi percevoir une sorte deffet de
ressassement dans la recherche théâtrale, comme s’il fal-
lait que chacune des voies tracées soit parcourue plusieurs
fois, à des allures et selon des perspectives variables, pour
s’assurer définitivement qu’elle n’ouvre pas sur le théâtre
de 1'avenir.
D’oü la difficulté de tracer ici des filières parfaitement
nettes, de sérier l’enchevêtrement des discours, voire de
La crise de la représentation 177

s’attacher à un fil chronologique un peu significatif : mieux


vaut, pour s’y retrouver, considérer comme un tout le
questionnement qui surgit sans relâche, sous des formes
multiples, entre 1880 et 1925 (frontières, bien sür, appro-
ximatives et chiffres arrondis, qui séparent de Brecht et
d'Artaud les initiateurs de la mise en question du théâtre).
11 aura bien faliu ces quarante années, au demeurant, pour
que se diífusent les arguments et que circulent les images
d’un point à l’autre de 1’Europe, en s’ajiistant vaille que
vaille à la marche de 1'histoire : car le décalage est de plus
en plus marqué entre le théâtre et une société qui s'est
violemment fragmentée et oü coexistent, en s'affrontant
parfois, des modes de sensibilité divergents. La scène
européenne témoigne dorénavant de ces contradictions:
partagée entre la célébration de son passé et 1’inquiétude
de son avenir, tentée de juxtaposer ses acquis les plus
récents et les trophées de sa mémoire, elle a perdu les
insignes de la légitimité au milieu dun monde de moins
en moins assuré de la sienne.
La controverse, si l'on veut la réduire à ses grandes
lignes, porte sur quelques points essentiels de la mimésis,
qui n’ont cessé d’être soumis à réajustement depuis le
xvie siècle: les rapports du théâtre et de la réalité, du
personnage et de la personne, de la représentation et du
public. La réalité ? Personne ne va bientôt plus prétendre
quelle soit exclusivement identifiable à 1’univers de la
perception, nature, matière ou société. Mais, s’il y a des
pans entiers du monde qui échappent à une observation à
1’ceil nu et dont ne peut rendre compte aucune Science
physique, il suffit de convenir que des forces obscures
sont au travail derrière 1'écorce des choses et derrière
1’activité apparente du moi, pour en déduire la nécessité
d’étendre considérablement les frontières de la notion de
r é e l: Stanislavski lui-même, tout réaliste qu’il est, ne le
conteste nullement, mais d’autres tirent de là, plus auda-
cieusement, la conclusion que le théâtre doit explorer le
versant invisible de 1’univers, quelque nom qu’on lui
donne.
La personne ? On découvre simultanément que l ’indi-
vidu n’est pas une catégorie universelle et génériquement
descriptible, mais une entité qui ne se réduit pas plus au
moi psychologique qu’au moi social. Si « je est un autre »,
178 La crise du personnage dans le théâtre moderne

si 1’ « âme » ou Ia « vie » sont inaccessibles au scalpel des


anatomistes et échappent à toute mise en ordre logique
inspirée de 1’extérieur, il va de soi que le personnage ne
saurait dire sur le réel et sur lui-même que ce qu’il tire de
l’expérience la plus intime de son auteur, qui lui est abso-
lument particulière : il est le témoin insolite et irrempla-
çable, chaque fois, dune aventure à la lettre indicible.
D’autant plus que la découverte de 1'inconscient met pro-
gressivement au jour des liaisons et des correspondances
jusqu’ici insoupçonnées entre le rêvé, le parlé, l’imaginé
et le vécu.
En conséquence de quoi, la théâtralité risque fort de
ne plus pouvoir se définir par son pouvoir de ressem-
blance, mais par sa capacité à imposer un univers original
et inconnu, construit par convention et animé d’une vérité
qui lui est propre. L ’illusion scénique, selon une telle pers­
pective, ne saurait plus consister à faire oublier le théâtre
derríère de pseudo-duplicata du monde extérieur, mais à
exhiber sa nature d’art et à donner créance à des fictions
singulières, reconnues pour telles et dont l’artifice garantit
la vérité profonde.
. Quant au spectateur, enfin, il devient malaisé de le
fondre dans une masse qu’il s’agirait d’instruire ou de
m oraliser: tout porte à s’adresser à lui individuellement
pour 1emouvoir poétiquement, en lui donnant accès à une
région de la vie dont il a été expatrié. Plutôt qu'à son
intelligence, il faut alors faire appel à sa sensibilité et à
son pouvoir de rêver, pour le sortir de son ghetto psycho-
logique et briser le carcan social qui l'enserre. A 1'instar du
lecteur de poèmes ou du contemplateur de tableaux, il
apprendra peut-être devant la scène à mettre en cause son
être le plus intime.
Voilà, très généralement exprimées, les principales
idées sous-jacentes à toutes les recherches nouvelles sur
le personnage théâtral: qu'ils les acceptent, les nuancent
ou les réfutent, c'est par rapport à elles que doivent désor-
mais se déterminer tous les gens de théâtre. On sait l ’in-
fluence qu'elles ont exercée, avec des fortunes diverses,
dans les domaines du roman, de la poésie, de la peinture
et de la musique, de Proust à Joyce et à Musil, de Cézanne
aux nabis, aux fauves et aux cubistes, de Rimbaud et
Mallarmé aux surréalistes, de Franck à Debussy et à Alban
La crise de la représeníation 179

Berg : Ia crise de Ia représentation ébranle tous les arts,


d'autant plus profondément qu’ils sont par tradition figu-
ratifs et narratifs4, mais cest sur Ia scène qu'elle sou-
lève le plus de difficultés et de contradictions, en ce qu’elle
invite à modifier une pratique collective, étroítement ins­
eri te dans la société et soumise à l’acquiescement de ses
membres. Le théâtre n'a rien à gagner à être confiné dans
un laboratoire, dans 1’attente de jours meilleurs, mais
comment, sous ses formes modernes, échapperait-il tout à
fait à cette mise en quarantaine, quand, pour la première
fois dans son histoire, il doit pour se rénover s’affirmer
à contre-courant de l’ordre établi social et culturel ?
I

LE PERSONNAGE DÉSINCARNÉ

1
Le refus du réel au théâtre, poussé à son plus haut degré
d'abso!utisme, conduit à suspecter globalement toute la
matérialité de la scène : espace, décor, mouvement, acteur.
Ou, par un raisonnement inverse, à la libérer de toute
relation au monde et à affirmer son autonomie complète.
Si, comme le veulent les poètes du symbolisme français,
le personnage est un être venu d'ailleurs, taillé dans
letolfe des songeset soustrait auxcontingences pratiques,
il ne saurait se prêter à la plus minime caractérisation:
1’individualiser, c’est peu ou prou le rendre à la psycholo-
gie, à la société, à l’histoire, et le placer dans un décor
figuratif revient à signaler son appartenance à la vie quoti-
dienne. En toute rigueur, il faudrait lui interdire de pren-
dre figure et corps, qui sont les premiers linéaments de lá
ressemblance à l'homme familier, expurger sa voix de
toutes les résonances connues ou, à tout le moins, réduire
sa démarche à une série abstrai te d’épures: pour resti-
luer au personnage sa pureté intégrale, le plus sür est
alors de le protéger de 1'acteur. Redevenu fantôme parmi
les fantômes, il se réduirait ainsi à la parole, qui seule
peut le faire surgir dans un jeu inépuisable de virtualités,
sur la scène immatérielle de 1’esprit, laissant son lecteur
maitre de le susciter à partir des pages d’un livre. Hamlet,
dans ces conditions, retrouverait la totalité de ses signi-
fications à la fois, « juvénile ombre de tous, ainsi tenant
du m ythe5 », puisque l'image est plus vraie que la chose
et le mot plus fort que l’image, dont il contient toutes les
variantes. Axêl, de ne pas se commettre sous les feux de
Le personnage désincarné 181

la rampe, garderait intacte une virginité infinie, porteuse


d'un infini pouvoir de fascination.
S’il est impossible de prendre au pied de la lettre une
telle revendication, qui veut supprimer le théâtre pour
mieux le préserver et désintégrer le personnage pour ren-
forcer son efficacité, il faut compter avec la nostalgie
qu'elle révèle d’un art absolu, livré sans partage à 1’empire
de 1’imagination: en dessinant les contours d'un drame
idéal, qui excède les possibilités de tout théâtre, elle sug-
gère à tout le moins de réviser les modalités de l ’incar-
nation du personnage sur la scène. S’il récuse tout « simu-
lacre approprié au besoin immédiat6 » et soutient volon-
tiers qu’ « à la rigueur un papier suffit à évoquer toute
pièce : aidé de sa personnalité multiple, chacun pouvant
la jouer en dedans7 », Mallarmé n'en soupçonne pas moins
dans la danse, en regardant Loie Fuller, les prémices
dune écriture corporelle capable d’incarner l’idéalité. En
proposant de redécouvrir la marionnette, chez Signoret,
Anatole France indique un autre moyen d’atteindre à la
pureté de la représentation dans 1'espace : « quand elles
représentent un drame de Shakespeare ou d’Aristophane,
je crois voir la pensée du poète se dérouler en caractères
sacrés sur les murailles d’un tem ple8». Sans aller aussi
loin, Maeterlinck renonce à soutenir comme à ses débuts
que* Je « spectre de 1’acteur » détériore le personnage et
que « le symbole ne supporte jamais la présence active
de 1’hom m e9» : il cherche avec Lugné-Poe un style de
jeu et des príncipes de décoration qui ne trahissent pas
intégralement ses drames à la scène.
Contradiction ? Pas exactement, ou pas celle que l’on
serait tenté de supposer à prime abord. N i Mallarmé ni
Anatole France n’imaginent que 1’acteur puisse se déper-
sonnaliser au point d'user de son corps comme simple-
ment d’un signe, à 1’instar de ce que peut faire le danseur
ou de ce que le montreur obtient de sa poupée. Pour aller
jusqu'au bout de leurs raisonnements, il faudrait traiter
le comédien lui-même en marionnette ou en hiéroglyphe.
Et, alors, de deux choses l'u n e: ou bien l'on introduit
1'acteur chosifié dans 1'univers de la mimésis, en provo-
quant une énorme distorsion entre le rôle et lui, et l'on
ébranle de ce fait toutes les structures à la fois du théâtre
traditionnel, ou bien, à 1'inverse de cette volonté pertur-
182 La crise du personnage dans le théâtre moderne

batrice, on extrait définitivement 1’acteur du champ de la


représentation, en 1’incorporant à un langage global, et
l’on invente de ce fait une autre pratique du théâtre,
indépendante de la littérature et ne cherchant point de
référence en dehors d’elle-même. Alfred Jarry a tenté la
première expérience, qui fait de la désintégration du per­
sonnage le thème du jeu théâtral, et Edward Gordon Craig
va bientôt proposer la seconde, qui évacue plus décisive-
ment le personnage de la scène. Le théâtre des poètes sym-
bolistes, lui, reste entre deux eau x: rêvant de désincar-
ner le personnage pour mieux 1’accomplir et de constituer
1’expression scénique en accompagnement de la parole, il
ne parvient ni à faire surgir matériellement la vie mysté-
rieuse qu’il invoque, ni à s’ériger en poème autarcique, à
l’égal des autres arts. II faut décrire cette double insuffi-
sance, qui est la marque d'une double hésitation entre
1'ancien et le nouveau, dans l'attente de la révolution.

2
Désincarner le personnage, cela veut dire pour l’écri-
vain effacer toutes ses liaisons avec les contingences du
monde et 1'affronter à des forces quintessenciées, dans un
espace débarrassé de 1’histoire. D’une part, une âme déli-
vrée de tout ce qui 1’individualise et la soumet aux acci-
dents de l'actualité : état civil, caractère, physiologie,
métier, appartenance à un lieu ou à un siècle; toutes les
traces du réel éliminées, reste un être tissé de mots, qui
peut vivre métaphoriquement les passions primordiales
et explorer les parcours immémoriaux de l’humanité.
D’autre part, un monde oü sont lisibles à nu les lignes du
destin et les « Idées » directrices de 1’univers, à l’abri du
travail du temps : aucun pittoresque local ou historique,
aucune caractérisation sociale, aucune concession à l ’anec-
dote ne doivent brouiller ce champ de forces exemplaires.
Telle est la tentation d’un certain symbolisme, qui fait
théâtre de tout poème et qui émacie tout théâtre en
poèm e: on porte à la scène Le Cantique des Cantiques,
Le Bateau ivre, le premier chant de L ’Iliade, Le Concile
féerique, de Laforgue; on déchiífre les pièces de Shakes-
peare et de Marlowe comme des rêves éveillés et de vastes
Le personnage désincarné 183

chants mythiques, dont 1'esprit est la véritable scène;


Lugné-Poe, entrainé par 1'esprit du temps, prête à Ibsen
des résonances étranges et des prolongements indicibles
qui, en gommant son réalisme, cernent de brouillard ses
personnages ; Edouard Dujardin, Henri de Régnier, Ra-
childe, Remy de Gourmont fournissent au Théâtre d’Art
des ceuvres dédiées à cette anti-dramaturgie 10.
Voici, par exemple, Axêl d'Auersperg, enfermé dans un
château de la Forêt-Noire, à lecart du monde : il vit au
xixe siècle, certes, mais le monde moderne s'arrête aux
portes de son domaine. Soumis à la triple tentation de la
société, du pouvoir et du désir, à travers les figures de la
Cour, de l'Or et de la Femme, il traverse les quatre mondes
historique, tragique, occulte et passionnel: dans cet itiné-
raire, il rencontre 1'amour, mais cest pour choisir de le
réaliser, sous sa forme la plus parfaite, dans la mort
partagée avec Sarah de Maupers. La victoire d’Axèl est
d’avoir réussi à se détacher de la terre, productrice de
mirages dont le plus fallacieux s’appelle le bonheur, pour
s’abímer dans l'idéal désigné par le rêve. Le personnage,
ici, esi le fondateur et le héros de sa propre légende, sus-
citée par les grandes houles du langage: son univérs, il
le crée à mesure, par les images du rêve et par les cons-
tructions du désir, et il lerige en un flamboyant théâtre
mental, suffisant à lui-même, n’exhibant que lui-même,
et brassant le verbe pour unique matière u.
Maeterlinck ne voit pas autrement son Pellóas, qu’il
essaie dabord de protéger des atteintes de la scène. II l ’a
dressé dans un cadre pictural, qui désigne la nature de
partout et de nulle p a r t: forêt, grotte, fontaine, palais,
sont le contraire d’un milieu ; ils servent aux personnages
daccompagnement et de reflet, entrelaçant des branches
de saule aux cheveux de Mélisande, traversant d’envols de
colombes la nuit mystérieuse, offrant le m iroir de l’eau
aux visages penchés. L’époque ? On ne s a it: quand il
faudra monter la pièce, Maeterlinck suggère à Lugné-Poe
des costumes « xi -x iic siècles, ou bien selon Memling (xve),
comme vous voudrez et selon les circonstances12». Ce
qu’il voit de ses personnages, c’est plutôt une couleur
générale, mauve de Liberty pour Mélisande, vert pour
Pelléas. Sa pièce, au demeurant, présente une fable simple,
composée sur le patron des vieux contes, mais aux
184 La crise du personnage dans le théâtre moderne

contours subtilement effacés : des figures presque indé-


terminées s’y rencontrent, « des destinées innocentes,
mais involontairement ennemies, s’y nouent, et s’y
dénouent, pour la ruine de tous, sous les regards attristés
des plus sages, qui prévoient 1’avenir, mais ne peuvent
rien changer aux jeux cruels et inflexibles que l'amour et
la mort promènent parmi les vivants 13 ». Des personnages
héraldiques, entourés de silence, au langage dépouillé et
uniforme : l’essentiel de ce qui leur advient échappe à la
description ; venue d’ailleurs, cette force les emporte ail-
leurs dans un bruit à peine perceptible.
Que de tels poèmes dramatiques méconnaissent à
dessein le protocole de la mimésis, c’est ce qui apparait à
première vue, puisqu’ils se veulent en eux-mêmes suspen-
dus, sans nulle organisation pour trouver une issue maté-
rielle. Mais, outre le fait qu’ils mettent en représentation
verbale la geste des hommes et, que, même à 1'expurger
des scories de 1'accidentel, ils en déduisent une vision
organisée, aucun d'entre eux n’échappe à ce paradoxe de
s’être laissé contaminer a contrario par 1’idéologie natu-
raliste de la représentation: identifier 1’univers des
planches à la réalité sociale et psychologique, concevoir
le matériau scénique comme un instrument de malfaçon,
chercher l'homme sous 1'acteur et 1'opposer à 1'idéalité
du personnage, suspecter le simulacre théâtral d’entraver
la libre rêverie du spectateur, tout cela revient à accepter
pour définitif le règne de la scène à 1’italienne. Et, ce qui
est plus grave, tout cela interdit d’imaginer le surgisse-
ment d’une autre dramaturgie, capable de résoudre ou de
réduire 1’antinomie entre le corps et la parole. Allons
encore plus loin : si le théâtre mental malmène la mimésis,
c'est beaucoup moins parce qu'il la subvertit que parce
qu’il 1’imite elle-même, en confiant à l’imagination du spec­
tateur le soin d’accomplir le verbe en figures construites
dans 1’espace du rêve, ce qui revient à lui donner les pré-
rogatives de 1’acteur, sans les pouvoirs qui y sont attachés.
Voilà pourquoi Axel, La Tentation de saint Antoine, Pelléas
appartierment surtout à 1'ordre de la littérature: si l ’on
veut les mettre en activité théâtrale, il est nécessaire de
les traiter par les moyens d’une régie qui leur fasse d’une
certaine manière violence, en les pliant aux rigueurs d’une
grammaire corporelle qu'ils n'ont pas soupçonnée. Quoi
Le personnage désincarné 185

de plus incertain, en effet, que les príncipes de la mise en


scène « symboliste », qui ne s'est jamais tout à fait rési-
gnée à convenir de 1’utilité du théâtre au théâtre ?

Comment faire apparaitre le personnage sans offusquer


son idéaliíé ? Voilà la gageure. 11 s’agirait, pour traduire
fidèlement l'esthétique symboliste, de le confier à un acteur
sans 1’enfermer dans un corps, de le situer dans 1'espace
sans 1'inscrire dans une matière, de libérer sa parole sans
le fixer dans un sens : impossible, pour y parvenir, de se
borner à récuser le naturalisme illusionniste et à procla-
mer, avec Pierre Quillard, « 1'inutilité absolue de la mise
en scène exacte 14 ». Comme le montre Denis B abletI5, le
Théâtre d'Art est partagé entre deux projets contradic-
toires : le recours à un spectacle qui associe les ressources
de plusieurs arts (musique, peinture, poésie, danse), loin-
tainement inspiré de Wagner ; et la conception d’une mise
en scène d’accompagnement, oü les moyens matériels
du théâtre feraient une sorte d'écho, le plus feutré pos-
sible, à la parole du personnage. Dans le premier cas, on
aboutit à une dilution de 1’acteur dans un ensemble sonore
et visuel, oü il joue le rôle d’un signe parmi d'autres : on
ne peut dire que cette voie ait été sérieusement explorée,
hors de quelques spectacles de Paul Fort (dont le plus
retentissant est resté Le Cantique des Cantiques, mis en
scène selon la théorie des correspondances baudelairien-
nes). Dans le second cas, en n’attachant quune « impor-
tance médiocre au côté matériel dénommé théâtre16 », on
lui assigne la mission de composer une atmosphère sug-
gestive autour des acteurs : ceux-ci cherchent alors, dans
une extrême stylisation, à trouver un jeu fantasmagorique
oü sefface leur individualité et qui les éloigne du public.
Inscrits en porte à faux dans Tenvironnement scénique, ils
sont conviés à composer des silhouettes emblématiques,
avec une diction et une gestuelle calculées, sans se laisser
entrafner activement dans le mouvement du poème
dramatique.
Autour d’eux, en effet, ils trouvent un espace synthétisé,
oü Jignes et couleurs ont la primauté absolue sur les
186 La crise du personnage dans le théâtre moderne

volumes : Maurice Denis, Vuillard, Bonnard, Sérusier,


Toulouse-Lautrec, Steinlen dessinent ces décors. Le mini-
mum d’accessoires, pas d’objets, pas de formes concrètes,
rien qui fasse allusion à la réalité perçue quotidienne-
ment par les sens. Des costumes conçus d’après les mêmes
príncipes picturaux et qui s’intègrent à la vision d’ensem-
ble ainsi composée, comme si 1’acteur était appelé à se
fondre totalement dans le tableau. Ce qui est certain, c’est
qu’une telle organisation contribue à déplacer sa parole et
à décaler ses mouvements : qu'on le veuille ou non,
1'acteur introduit une troisième dimension, imprévue
dans l’économie générale de la scène symboliste, dans
cet espace délibérément bi-dimensionnel. D’oú un flotte-
ment inévitable, qui fausse l'ensemble du fonctionnement
du spectacle et qui s’accentue à rnesure qu’il afFecte des
personnages plus antinomiques à un tel mode d'écriture.
Lugné-Poe a beau multiplier les innovations (suppression
de la rampe, dédoublement du personnage entre un acteur
qui joue et un autre qui récite, plateau en plan incliné,
rideau de gaze pour isoler la scène), il ne vient pas à bout
de la contradiction essentielle de la dramaturgie symbo­
liste, qui cherche un impossible moyen terme entre le
visible et 1'invisible : pour les concilier, tous les compro-
mis sont insoutenables. II n’a manqué à cet infatigable
découvreur de textes que d'oser devenir un metteur en
scène et de comprendre que le théâtre ne s’accommode pas
plus d’un irréalisme exacerbé que d’un réalisme impé-
rialiste : sa véritable nature est de conjuguer fiction et
vérité. II a laissé à Appia, Craig et Meyerhold le soin de
redécouvrir cette définition de la théâtralité, que toute sa
recherche n’a cessé de frôler. Malgré son incontestable
richesse et le rôle fécondant qu’elle a joué, 1'entreprise
symboliste n'a pas apporté de réponse satisfaisante au
problème qu’elle a posé à propos de 1’incarnation du
personnage, à une exception près, qui tient du plus savou-
reux paradoxe: le principal titre de gloire de Lugné-Poe
reste d’avoir accordé son parrainage, un soir de décembre
1896, à 1’irruption sur la scène d’un héros collégien, qui
a soumis à la plus époustouflante des torsions les vieux
mythes du théâtre figuratif.
II

« UNE ABSTRACTION QUI MARCHE »

Sur le personnage, 1’acteur et leurs rapports au réel


dans la représentation, Alfred Jarry propose les éléments
d’une théorie cohérente et qui ne vaut pas seulement pour
Ubu Roi, bien quelle s'applique d'abord à la mise en scène
de cette pièce. Son príncipe essentiel est de remettre le
théâtre sous 1’empire de 1’imaginaire, « comme ce m iroir
des contes de Madame Leprince de Beaumont, oü le
vicíeux se voit avec des cornes de taureau et un corps de
dragon, selon 1’exagération de ses vices17», et de réaffir-
mer, ce faisant, le caractère spécifique de la forme drama-
tique en face des autres arts et, plus particulièrement, de
1'écriture romanesque : revenant aux sources de la mimé-
sis, Jarry assigne au théâtre pour objet de créer de la vie
par abstraction et synthèse, à partir d’images imperson-
nelles. Le personnage est ainsi un être neuf et singulier,
comme un double du spectateur inaperçu dans la vie quo-
tidienne, mais, tel Hamlet, « plus vivant qu’un homme
qui passe 18 » et plus ardu à créer qu’un corps m atériel: il
n'a pas à refléter des émotions et des événements visibles
à tout un chacun, comme une maquette faite sur mesure,
mais à mettre en action ce qui est inaccessible à l’ceil nu
dans le monde comme il va.
Rien de neuf, dira-t-on, dans ces prolégomènes, sinon le
renversement des idées reçues depuis le xviii' siècle par
le public bourgeois et la réactivation de príncipes tombés
en désuétude. En fait, Jarry ne défend pas seulement la
primauté de la fiction face au naturalisme, mais, en s’ap-
puyant sur les mêmes prémisses que la plupart des poètes
188 La crise clu personnage dans le théâtre moderne

symbolistes, il réhabilite contre eux 1’univers de la scène :


en soulignant « 1'inutilité du théâtre au théâtre 19», il
exalte la théâtralité à letat pur, dégagée des vernis succes-
sifs qui se sont surajoutés pour la dissimuler ; loin de jeter
la suspicion sur le phénomène de la représentation, il
souhaite le retrouver tel qu’en lui-même il fonctionnait
primordialement, avant qu’il ne füt contaminé par le
récit, avec ses séquelles psychologiques et sociales, sur la
scène européenne ; s’il se réfère parfois à 1'histoire du
théâtre, c’est toujours à un passé antérieur au classicisme
français, pour remonter à des poètes qui, comme Eschyle
ou Shakespeare, ont usé des artífices de l ’art dramatique
avec une naiveté calculée. On discerne chez Jarry, sur la
question du personnage en particulier, une sorte de pri-
mitivisme délibéré, un peu comme chez le douanier Rous-
seau, qui vise à se servir des mécanismes fondamentaux
du théâtre en les mettant à nu et rebrousse chernin pour
mieux retrouver 1’enfance de l’art.
La première conséquence en est qu'il traite le person­
nage comme un masque autonome, débarrassé de toute
prétention immédiatement figurative, en exigeant que soit
préservée à la scène son étrangeté radicale. L ’acteur, du
seul fait qu’il prête au rôle ses traits et ses intonations,
1’apprivoise en le constituant à sa ressemblance et brouille
ainsi son effigie idéale : « si génial soit-il, et dautant plus
qu’il est génial — ou personnel », il « trahit davantage la
pensée du poète20». II importe donc avant toute chose
de le dépouiller des caractères repérables de son indivi-
dualité, en 1’obligeant à se composer la tête, le corps et la
voix d’un personnage autre. Pour y parvenir, un seul
moyen : user du comédien comme d’une marionnette, non
point pour lui faire parler « un langage mimé convention-
nel, fatigant et incompréhensible21 », mais pour lui impo-
ser un comportement scénique conforme, dans tous ses
détails, à 1’effigie qu'il doit figurer (et non incarner, par
une improbable osmose). On dissimulera donc son visage
sous des fards et des reliefs artificieis, ou mieux, « parce
que les muscles subsistent les mêmes sous la face feinte
et peinte » et qu’après tout « Mounet et Hamlet n'ont pas
semblables zygomatiques22», on lui imposera le port
d’un masque, moins expressif que significatif du r ô le ; on
remodèlera son corps en le hamachant de particulière
Une abstraction qui marche 189

façon ; on lui demandera de prendre une voix spéciale et


dadopter une gestuelle universellement compréhensible,
qui fasse jouer les ombres sur ses traits de carton et
confère à ses déplacements une force d’ « expression sub-
stantielle ».
Cet acteur pour ainsi dire minéralisé recevra un vête-
ment arbitraire, qui ne fasse aucune allusion historique
ou locale, et il aura pour champ d’action un décor le plus
abstrait possible, oü nul spectateur ne soit tenté par le
trompe-1'ceil de déchiffrer une copie de la nature, mais oü
nul, non plus, ne soit obligé de se conformer à une image
préfabriquée sur une toile peinte. La solution adoptée
pour Ubu du décor « héraldique (c’est-à-dire désignant
d'une teinte unie et uniforme toute une scène ou un
a cte)23 » ne vaut peut-être pas pour tout théâtre, mais
elle indique bien le but poursuivi, qui est de donner du
décor une idée. Une fois cette note prédominante livrée,
tous les autres éléments peuvent être traités comme autant
d’accessoires et livrés aux caprices du jeu : il suffira d'un
geste pour désigner une porte qui s’oüvre et d'un cadre
vide pour marquer la présence d'une fenêtre. Un écriteau
plantera le lieu et, pour suggérer une foule, on n’aura
besoin que dun seul figurant. Et ainsi de suite pour
1’éclairage, les sons, la musique, qui doivent se dénoncer
pour ce qu'ils sont, en toute puérilité, sans évoquer ni
imiter, pour donner au public « le plaisir actif de créer
aussi un peu à mesure et de prévoir24».
Jairy, qui définit le personnage comme « une abstrac­
tion qui marche », retrouve le paradoxe essentiel de la
mimésis, qui fabrique du réel avec le fictif et de la vie à
partir d'une action animée par sa propre logique, mais
c'est pour ramener la mimésis aux forces élémentaires qui
gouvernent son fonctionnement et débarrasser les signes
qu’elle trace de toute référence à un objet sous-entendu,
qui serait la nature : impuissant à faire reconnaitre un
ordre qui n’existe pas, le théâtre ne peut prétendre, pour
toute imitation, qu’à faire jeu de 1’anarchie et de la dérai-
son du monde. La mimésis est ainsi appelée à se retourner
contre elle-même et à produire, au lieu d’une libération
par les larmes ou par le rire, un effet de dérision et de
grimace qui, de la scène, se répercute sur les hommes, les
choses et les événements.
190 La crise du personnage dans le théâtre moderne

Voilà pourquoi le personnage, dans cette dramaturgie,


n’est pas une forme vide, mais une forme déshabillée : au
dépouillement qu'il inflige à 1'appareil théâtral, Alfred
Jarry fait correspondre une aussi violente réduction à
1’essentiel des données cpnstitutives de 1’individu. Carac-
tère, personnalité, état civil, biographie, milieu, nationa-
Iité sont autant de bagages encombrants et inutiles : à en
charger le personnage, on risque daltérer sa démarche
et de fausser son geste; sous la chamarrure du vêtement,
il ne sagit pas de dissimuler le squelette. Aussi Jarry
enlève-t-il le plus d’éléments possible à la scène pour en
montrer 1'essence, et ses personnages, allégés de tous
accessoires psychologiques, historiques et sociaux, résul-
tent d'une troisième et dernière mise à n u : celle des pul-
sions, des sentiments et des appétits, ramenés à leur
expression la plus abstraite et la plus crue, puis, en un
second temps, recomposés et mis en mouvement dans un
nouvel assemblage et selon une logique nouvelle.
Place donc au père Ubu et à ses acolytes : personnages
sans feu ni lieu, issus de nulle part, ballottés aux aires du
vent, dotés d'un nom improbable ou, ce qui revient au
même, affublés d’un patronyme historique nettoyé de
toute signification, ils sont littéralement vides de person­
nalité. S'ils ont un caractère, c'est à la manière d'un
masque abruptement sculpté, qui ne reflète aucune nuance
de sentiment et ne laisse place à aucun commentaire
psychologique, un peu comme les totems primitifs. Ubu
crée, au fur et à mesure qu’il parle, événements, péripé-
ties, intrigues, qui surgissent et se défont au gré de son
caprice: inventeur de sa propre histoire, dans Ubu Roi,
Ubu cocu et Ubu enchainé, il y entraíne un petit peuple
de fantoches à sa ressemblance, privés de passé et d’ave-
nir. Affranchi des limites du temps et de 1'espace, qu’il
parcourt en tous sens, il ne se heurte pas à la résistance
des choses : aussi bien est-il bardé d’instruments qui lui
sont propres, comme le balai, le croc et le ciseau à
merdre, le bâton à physique, le croc à phynance, le petit
bout de bois, la machine à décerveler, etc. Pour monter
Une abstraction qui marche 191

à cheval, il lui suffit de se pendre au cou une tête de cet


animal figurée en carton bouilli. Pour affronter 1’armée
polonaise, passer ses troupes en revue, susciter une
énorme bousculade, traverser la Slavonie avec une colonne
de forçats, il se contente d’un seul complice. Pour dialo-
guer avec sa conscience, il la transporte dans une valise,
et ainsi de suite.
Etrangers à la réalité de tous les jours, telle que l ’on
constate communément ses Iois et que l'on repère ses
contours, Ubu et ses comparses y échappent aussi physi-
quement: par leurs silhouettes, stylisées, intemporelles,
disparates ; par leurs intonations, exagérées et monotones;
par leurs mouvements, stéréotypés comme à Guignol.
Joués ou non par des marionnettes, ces personnages se
comportem comme des poupées dirigées par une main
invisible, qui les tient au bout d’un f i l : de ces pantins, ils
ont 1’allure saccadée, le ton mirlitonesque et la féerique
insensibilité.
Pour motiver leurs agissements, il y a la gamme des
besoins primaires de l’humanité, rendus à 1’anarchie et
portes à leur extrême degré de brutalité : la faim, le désir,
la peur, le sommeil, 1’instinct de conservation aisément
dévoyé en cruauté et en volonté de puissance, tels sont
leurs mobiles. « Si j ’étais roi », dit Uubu, puis <■Je veux
m ’enrichir », « Je veux faire des lois », « Ho ! ho ! J’ai
p e u r! », « Décervelez, tudez, coupez les oneilles, arrachez
ía phynance et tudez jusqu'à la m ort25 » : ce que Jarry
ramène à « trois choses toujours parallèles dans son
esprit26», la physique, la phynance et la Merdre. Le pro-
saisme, le délire de la vanité et la scatologie servent ici à
effeuiller les oripeaux de la civilisation l’un après l’autre
et, le monde une fois pelé, à le brandir dans sa terrible
nudité. Pour la première fois, sans doute, il est ainsi fait
usage du rire pour effrayer et pour offenser les specta-
teurs, au lieu d’en appeler à leur complicité contre un
personnage aberrant. Ubu assume son état avec une flam-
boyante insolence poúr étaler crüment ses instincts et
disqualifier à 1’avance tout blâme qui pourrait lui être
adressé. Impossible de 1’apprivoiser en le comparant à un
être de la vie et en le mesurant à 1’aune dune m orale: il
est la vie elle-même, déchainée, décapée et reconstituée
dans une glace déformante, pour renvoyer au public son
192 La crise du personnage dans le théâtre moderne

double monstrueux et répugnant. La raimésis, en un mot,


telle que Jarry la remanie, fonde sur la parodie la relation
du théâtre avec le m onde: dans le cycle d'Ubu, elle est
constituée en une machine à disloquer les apparences,
irrémédiablement.

Le premier objet du détoumement parodique opéré


par Alfred Jarry, c'est le théâtre lui-même : tout se passe,
chez lui, comme si la scène était soumise à dédoublement,
par tout un système d’allusions, de citations, d’altérations,
de gauchissements et de jeux optiques. Entre le monde
et le théâtre, s’interpose une mémoire culturelle qui, se
moquant d’elle-même, chahute avec désinvolture les
images qu’elle a emmagasinées, les simplifie jusqu’à
1'absurde et les dévalorise une à une comme autant de
formes vides. Dès le titre et 1'épigraphe de sa pièce, Jarry
dévoile son jeu : le premier évoque Sophocle et la seconde
rattache par fantaisie étymologique Ubu à Shakespeare.
Réduit à son ossature, le thème d 'Ubu R oi reproduit l'un
des schémas les plus fréquents de la tragédie européenne :
1’assaut donné au pouvoir légitime par un prétendant, l’ex-
posé de cette machination et son triomphe par la ruse et
la force ; plus précisément, il renvoie peut-être à Macbeth,
et il fait écho, sans nul doute, au bruit et à la fureur qui
remplissent le théâtre élisabéthain. La structure de la
pièce, enfin, imite avec désinvolture des techniques d’ex-
position et de développement et des procédés de rhétori-
que dramatique que tous les spectateurs cultivés connais-
sent familièrement: action engagée au plus près du
moment décisif, péripéties assurant une progression cons­
tante, catastrophe et résolution de la crise, assorties d’un
rebondissement final plus proche du mélodrame ; songes,
apparitions, messagers ; délibérations, complots, combats;
monologues, envolées lyriques, tirades oratoi.res, sen-
tences, tout y est. Et, en prime, des plaisanteries collé-
giennes sur les Voraces et les Coriaces, des clins d’ceil au
vaudeville et à l’opéra-bouffe, des malices érudites, etc.27.
Tout y est, mais il ne faut pas s’y méprendre: la paro­
die, dans Ubu Roi, est dune tout autre portée que les jeux
Une abstraction qui marche 193

de travesti de La Belle Hélène ou d'Orphée aux Enfers,


qui tournent à divertissante joyeuseté les noblesses et les
pompes de l ’héritage antique, pour la plus grande jubila-
tion du public bourgeois. Si la pièce de Jarry porte incon-
testablement les traces de Ia mascarade écolière qui l'a
inspirée, elle ne sen tient pas aux facilités railleuses de
1'irrespect et aux galipettes innocentes de la fantaisie. En
même temps qu’elle dérange de l’intérieur la forme théâ-
trale, elle met à mal l'image du monde quelle represente :
cest la logique de l’une et de 1’autre quelle ébranle, en
minant ensemble les langages de la scène et de la société.
Ubu fait littéralement exploser la notion de rationalité :
son monde est rendu à une liberté proliférante, oü sont
détruits pêle-mêle les príncipes de causalité et de non-
contradiction, les structures du temps et de 1’espace, les
impératifs de la conscience morale, les données immémo-
riales de la vie en société. D’une scène à 1’autre, aucun
enchainement plausible, mais une technique de juxtapo-
sition et de collage, apte à faire ressortir 1’absurdité de la
démarche des personnages au regard dè la plus élémen-
taire logique du comportement, qui en sort tout entière
discréditée avec ses tenants et ses aboutissants: en la
privant de toutes les enjolivures de la civilisation, Jarry
souligne avec crudité la force irrépressible de 1’instinct,
telle qu’elle pourrait procéder dans 1’espace incontrôlable
du rêve. L'avidité d'Ubu n'a dautre justification que les
besoins de sa gidouille. Et ses décisions, ses retourne-
ments d’attitude, ses sautés d'humeur, ses discours sont
exclusivement dictés par les obscurs et imprévisibles
caprices d’une énergie delirante. Son histoire, au demeu-
rant, n’a ni commencement ni fin : doté d’une panse incre-
vable, il traverse 1’histoire et la géographie, d’un point à
1’autre du temps, d’un bout à l'autre de l'Europe ; vaincu
et détrôné, il revient voguer sur la Baltique, prêt à de
nouvelles aventures qui défient 1’entendement.
Cependant, le principal moteur de la provocation
ubuesque est 1’usage très particulier qu'il fait des mots.
Jarry porte sur le langage une agression qui n’a pas beau-
coup de précédents ; fort loin, quoi qu’on en ait dit, de la
gourmandise jubilante d’un Rabelais, il fait de 1’incon-
gruité son arme principale : calembours, affectations du
vieux style, maximes absurdes, mutations déformantes,
194 La crise du personnage dans le théâtre moderne

ruptures syntaxiques, créations de vocables, tous ces pro-


cédés, pris ensemble, démantibulent le réseau de rela-
tions qu'on a coutume de supposer entre langage et
pensée, confèrent aux mots une autonomie voyante et leur
restituent un pouvoir corrosif qu’ils avaient depuis long-
temps perdu. Le mot de merde est une trivialité sans
conséquence, qui a sa place dans la conversation courante:
la déformation en merdre accentue la portée scatologique
du terme et force à entendre ce qu’il veut dire. Bouzine,
gidouille, bouffre, voiturins, salopins apportent moins de
truculence comique qu’ils ne désignent monstruosités,
appétits, manies, protocoles arbitraires. Familiarités et
tournures argotiques, enfin, n’entrainent aucun réalisme,
mais, à 1’inverse, contribuent à mettre en place un code
langagier insolite, qui introduit dans le domaine de la
parole daussi violentes distorsions que dans le monde
des images le m iroir déformant dont parle Jarry. « Les
bougres qui veulent changer 1’orthographe ne savent pas
et moi je sais, dit Ubu. Us bousculent toute la structure
des mots et sous prétexte de simplification les estropient.
Moi je les perfectionne et embellis à mon image et à ma
ressemblance. Jecris phynance et oneille parce que je
prononce phynance et oneille et surtout pour bien mar-
quer qu’il s’agit de phynance et d’oneilles, spéciales, per-
sonnelles, en quantité et en qualité telles que personne
n'en a, sinon m o i28. »
De 1’ensemble des dispositifs mis en oeuvre dans Ubu,
il résulte ainsi un grippage de 1’ordinaire exercice de la
mimésis, bien plutôt quune suppression de la fonction
représentative du théâtre: le personnage à la gidouille,
dans son univers guignolesque, est constamment perçu
comme la résultante goguenarde et ignoble de forces qui
s’exercent dans la réalité du monde, d’autant plus effi-
caces qu’elles sont dérivées de leur cours et abstraites en
vue de la scène. Jarry montre bien, en première et der-
nière analyse, que la mimésis ne peut plus s appliquer
dans son ordre ancien, à un moment de 1’histoire oü les
valeurs vacillent toutes ensemble : aussi l'utilise-t-il pour
manifester les grincements du vieil appareil théâtral, qui
amplifie dans sa caisse de résonance les bruits annoncia-
teurs de la déroute dune civilisation encore süre d’elle-
même. De la critique de la scène européenne, Edward
Une abstraction qui marche 195

Gordon Craig va tirer, lui, des conclusions tout à fait


différentes : il ne propose rien de moins que de consom-
mer le divorce du théâtre et de la mimésis, de 1’afFranchir
de t.oute collusion avec le réel et de le doter d’une gram-
maire autonome, à 1egal de la peinture, de 1’architecture
ou de la musique.
III

POUR UN THÉATRE SANS PERSONNAGES

Le théâtre, te] qu’il existe, n’est pas un art, et « c’est à


tort qu’on donne à 1’acteur le nom d’artiste 29 » : ce n’est
pas un écrivain symboliste qui parle, mais un enfant de la
baile, fils d’une comédienne et d’un critique célèbres,
nourri dans le sérail dès sa plus tendre enfance et parfait
connaisseur de ses moindres détours. C’est que le théâtre,
aux yeux de Craig, souffre d’abord d etre inféodé à la
littérature: serviteur d'une parole étrangère, qu'il a à
reproduire et à incarner, il mobilise à son bénéfice des
moyens disparates et des langages multiples (décor,
musique, lumière, mouvement), sans pouvoir les unifier
en un seul discours. Voilà qui suffit à le condamner à
l’insuffisance, dans le meilleur des cas, et, presque tou-
jours, à une nullité brouillonne. Si l’on trouve Shakes-
peare admirable, c’est bien parce que Shakespeare est un
poète, injouable tel q u e l: ce qui, dans Hamlet, est « utile »
théâtralement porte la marque de 1’improvisation scé-
nique, recueillie par 1’écrivain et disséminée dans son
ceuvre, mais la lecture de la tragédie procure une joie
impossible à retrouver à sa représentation, parce que sa
beauté est subordonnée à 1’ordre de 1’écriture. Que dire
alors du tout-venant des écrivains, hommes d’encre et de
papier, qui inventent des fantômes arbitraires pour un
public formé à se délecter de toutes les mômeries ?
Car le théâtre, depuis des siècles, s'est soumis sans
condition au caprice des spectateurs, qui se sont accou-
tumés à le tenir pour leur jo u e t: avec la bénédiction des
pouvoirs publics, 1’appui des financiers et la complicité
Pour un théâtre sans personnages 197

des comédiens, il s’est réduit en Occident à servir de déri-


vatif et d’objet de distraction, ce qui a mené à privilégier
exclusivement une seule de ses composantes et à 1'affecter
d’un indice indélébile de futilité. Enfin et surtout, ce n’est
pas impunément qu'on assigne à un art la mission d’imi-
ter la nature : on le prive du même coup de ses pouvoirs
essentiels et on le condamne à la fausseté, à l’à-peu-près
et à la répétition.
Quant au comédien, il ne produit constitutivement que
de 1’accidentel, quand « l'Art est 1’antithèse même du
Chãos, qui n’est autre chose qu’une avalanche d’acci-
dents30». Tout ce qu’il fait est par définition imprécis et
approximatif, parce qu’il est entièrement tributaire de
son émotion et de son tempérament: ni son corps, ni son
visage, ni sa voix ne peuvent être considérés comme des
matériaux fermes, et dautant moins qu'ils prétendent tra-
duire la vie en la copiant dans ses manifestations les plus
superficielles. Entrer dans un rôle, comme on dit, c’est
doublement faire acte de ventriloque : on reproduit la voix
d’un autre et on singe la mécanique du réel. Alors que le
peintre choisit librement la matière de son tableau et
controle jusquau bout 1’usage qu’en fait sa main, le comé­
dien est livré au hasard, par la raison qu' « il n’y a jamais
eu d’acteur capable d’asservir son corps à son esprit31 »
et de traiter, à la lettre, le premier en instrument du
second. Tout, dans l'art, est pour Craig préméditation et
calcu l: s’il regarde vers la nature, ce n’est pas pour imi-
ter ses produits, mais pour rivaliser avec elle en tant que
créatrice et reprendre à son compte sa démarche origi-
nelle. En somme, c’est donc bien toute la dramaturgie de
Tillusion qu’Edward Gordon Craig veut remettre en
cause. Et, prioritairement, le premier de ses corollaires,
qui concerne Tacteur: la nécessité de personnifier un
caractère.
Pour restaurer le théâtre au rang des arts, il importe-
rait, par conséquent, de faire table rase de toute la pra­
tique qui règne en Europe et, en remontant aux origines,
de récuser en bloc tous les articles de la poétique même
qui, de glissement en glissement, a permis 1’actuelle déca-
dence: selon Craig, le théâtre de Tavenir se constituera
entièrement à 1’encontre de la mimésis aristotélicienne.
En attendant son avènement, il est nécessaire et possible
198 La crise du personnage dans le théâtre moderne

de remédier aux insuífisances les plus criantes qu’elle a


engendrées, en confiant le pouvoir sur la scène à un
responsable unique, que Craig appelle le régisseur. Ainsi
ferait-on du moins passer le théâtre du stade de la figu-
ration à celui de 1’interprétation, tout en travaillant à
définir les moyens qui lui restitueraient la faculté de créer

« L'art du théâtre nest ni le jeu des acteurs, ni la pièce,


ni la mise en scène, ni la danse ; il est formé des éléments
qui les composent: du geste qui est l’âme du je u ; des
mots qui sont le corps de la p ièce; des lignes et des cou-
leurs qui sont 1'existence même du décor; du rythme qui
est 1'essence de la danse32» : on se tromperait fort en
déduisant de cette définition que Craig attend la renais-
sance du théâtre d’un conglómérat d’arts divers, qui
seraient rassemblés à la scène. 11 tient, au contraire, que
le langage du théâtre est unique, qu'il a besoin d etre
énoncé par un seul locuteur, maitre de toutes les parties
de sa grammaire, et que ce locuteur doit recevoir 1’entière
responsabilité du spectacle: une fois formé aux diverses
techniques de la scène, il faudra qu'il les gouverne toutes
ènsemble à sa guise, en même temps qu'il se subordon-
nera étroitement 1'acteur, jusqu'à ce qu’il puisse un jour
s'en passer. Le régisseur, toutes ces conditions remplies,
détiendra les moyens d’interpréter en profonde indépen-
dance les ceuvres du dramaturge et commencera à rega-
gner ainsi le terrain perdu. Cette revendication va beau-
coup plus loin que les exigences d'Antoine ou de Stanis-
lavsk i: bien plus qu’à assurer la prééminence sur la
scène d’un maitre d’ceuvre, elle vise à préparer les voies
d'un affranchissement total du régisseur et à fonder le
théâtre en scénocratie.
Interpréter, pour Craig, c'est, au pied de la lettre, trans-
férer en un autre langage: ni redoubler visuellement et
plastiquement la parole, ni expliquer le sens qu'elle est
supposée livrer. Inutile, dès lors, de tenir compte des indi-
cations scéniques de l'écrivain, qui n’a point à se mêler
d'une écriture dont il ne connait pas le premicr hiéro-
glyphe. Le régisseur ne doit laisser à personne d’autre le
Pour un théâtre sans personnages 199

soin de concevoir le décor, puis de composer les costumes


et les mouvements des personnages, avant toute inter-
vention des comédiens : interdiction absolue leur est faite
de « régler eux-mêmes leur jeu, c’est-à-dire leurs paroles
et leurs gestes 33 ». Comme le commandant d’un navire, le
metteur en scène est en droit d'exiger de tous ses colla-
borateurs une totale discipline, qui est « soumission
entière et volontaire aux règles et aux príncipes, dont le
premier est 1'obéissance34». A lui d'assurer au théâtre le
triomphe du théâtral, « ce qui implique un artífice très
fort et très expressif35 ».
Le théâtral, dans sa spécificité, n’a rien à voir avec les
caractères que lui attribue 1'opinion commune : ni empha-
tique ni clinquant ni imitatif, il est d'une nature essentiel-
lement visuelle. A l’idée, il substitue 1’image en mouve-
ment, dans un espace en lui-même architecturé; à la
parole, il préfère 1’impression produite par le jeu des
formes. Ainsi, pour interpréter Macbeth, Hamlet ou Jules
César, le régisseur cherchera essentiellement à les faire
vo.ir, en lignes, en volumes et en couleurs, en utilisant
1’acteur comme le fragment d’une totalité et la lumière
comme un moyen de suggestion : sa faculté principale est
l'imagination, « la plus précieuse que possède I’humanité»,
« chose mystérieuse, éternelle, qui se crée elle-même, qui
entretient la révolution de la terre, qui jamais ne se
lasse36», et dont le mode d’exprèssion majeur est le
symbole.
Rien de plus absurde, pour montrer Othello, qu’un
acteur qui roulerait des yeux et se tordrait les mains sous
prétexte de rendre la jalousie : s’il voulait découvrir un
processus d'expression proprement théâtrale, le comé-
dien « descendrait au plus profond de son âme, et tâche-
rait d'y découvrir tout ce qu’elle recèle, puis retournant
à d’autres régions de son esprit, il y forgerait certains
symboles qui, sans mettre sous nos yeux les passions
nues, nous les feraient cependant comprendre claire-
m ent37». Il fournirait, ce faisant, des images qui s'inté-
greraient à I’économie générale du spectacle, lui-même
ordonné par le régisseur en un cosmos cohérent. Craig,
projetant de monter Macbeth, se laisse déterminer par les
deux structures directrices que la pièce lui suggère : « une
haute roche escarpée et un nuage humide qui en estompe
200 La crise clu personnage dans le théâtre moderne

le sommet38», par les couleurs fondamentales associées


à cette vision (brun de Ia roche, gris de la nuée), et par la
nécessité, matériellement reconnue, d’établir une ligne de
séparation entre les esprits et les hommes. A partir de là,
le décor et Ia mise en scène. Pour Hamlet, Craig oppose
le prince tout de noir vêtu au monde de la cour, habillé
dor, et il modèle un espace abstrait, en cubes, demi-
cercles, surfaces réfléchissantes, pans coupés, oü se
répondent volumes et plans, scandés par des tentures39.
II en va de même pour toutes ses mises en scène, de Didon
et Enáe aux Vikings et à Rosmersholm : de maquette en
maquette et dexpérience en expérience, Craig a cherché à
découvrir — ou à redécouvrir — des lois d’une haute
rigueur pour régir le théâtre, puisqu’il ne saurait exister
dart, à son sens, sans référence à un ordre intérieur qui
soumette à sa tyrannie la distribution et le forictionne-
ment des images. Reste à dissocier le théâtre de 1’interpré-
tation elle-même et à le rêver affranchi de toutes les
tutelles, rendu à un statut autarcique et mis enfin en pos-
session de la plénitude de son langage.

Pour conférer au langage scénique un pouvoir créateur,


au sens propre du terme, Edward Gordon Craig sait bien
qu'il faudra en finir avec les compromissions, les demi-
mesures et les tolérances tactiques que la notion d'inter-
prétation suppose encore, puisqu’elle n'est rien d’autre
que le résultat d’une transaction entre 1’absolu d'un
théâtre autonome et les aléas de la dramaturgie régnante,
qui impose un texte à proférer, des personnages à incar-
ner, un sens à expliciter: autant d'intercesseurs entre la
scène et le monde, qu’il ne suffit pas de neutraliser dans
la mesure du possible, mais qu’il s’agit d'éliminer enfin.
Une fois le régisseur nommé auteur unique de Toeuvre
théâtrale et maitre absolu de tout 1’appareil scénique,
1'acteur y compris, la réforme de Craig ne laisse place qu’à
une seule alternative. Ou bien on évacue la scène de tous
les personnages vivants susceptibles de « confondre en
notre esprit 1’art et la réalité » et « oü les faiblesses et les.
frissons de la chair soient visibles40» ; le régisseur
Pour un théâtre sans personnages 201

recourra alors à des figures de bois, de pierre ou d’ivoire,


comme les sculpteurs d’Afrique ou d’Asie, sur-marion-
nettes aussi pures que les idoles de toute accointance avec
le monde des apparences : ni pantins de chez Guignol, ni
pupazzi constitués à la ressemblance de 1’homme et dégra-
dés en postures histrioniques, mais images symboliques
de ce qu’il y a de divin chez l’homme. Ou bien on utilise
1’acteur lui-même à la manière d’une de ces sur-marion-
nettes, en transformant son corps en automate asexué et
parfaitement docile, en lui interdisant toute velléité
expressive et en le privant de tout texte préétabli qui lui
suggère de délivrer des signiíications immédiates. Dans
les deux cas, le parti pris incite à supprimer toute réfó
rence à un auteur, et, pius globalement, à un ailleurs de
la représentation.
Au lieu de ces éléments préexistants, le régisseur aura
à ordonner des figures et des paroles inscrites dans 1’actua-
lité du spectacle et conjuguées aux autres matériaux
visuels et sonores qui le composent. Aucun commentaire,
ici, sur 1'homme et sur le monde par les caractères et par
1'intrigue, mais, par le mouvement, une vision originale
des choses, qu'il s’agisse de croquer une scène fugitive41
ou, plus ambitieusement, de donner à voir des images
mystérieuses et productrices de beauté. Désormais, c'est
la scène elle-même qui doit agir, tout simulacre a boli42.
Aussi, pour en finir avec 1’imitation et les diverses drama-
turgies qu’elle a engendrées, est-il nécessaire d’éliminer
le théâtre à 1’italienne tout entier, avec 1’ensemble de ses
dispositifs illusionnistes : d’oú l’idée d’ « une scène archi-
tecturale, qui, grâce à sa mobilité, devient capable
d’expressions multiples et possède une vie propre43 », et
que Craig fonde, pour sa part, sur 1’usage d’un jeu de
paravents mobiles (les screens), producteurs de configu-
rations spatiales entièrement autonomes.
Beaucoup plus précisément que Nietzsche, Craig démon-
tre donc la possibilité de soustraire la scène occidentale
au joug de la mimésis aristotélicienne. Bien plus : en
prévoyant dans ses détails concrets la scène de 1’avenir, il
se démarque, pour ainsi dire, de la nostalgie passéiste qui
se répand de plus en plus à son époque. Son vrai souci
n’est pas de trouver à son entreprise des antécédents dans
le lointain du temps ou de la géographie, mais de 1’établir
202 La crise du personnage dans le théâtre moderne

ici et maintenant, en accord avec un public nouveau et en


compatibilité avec la société moderne. Longtemps encore,
cependant, sa théorie va rester au stade du prémonitoire
et du potentiel: après Appia, en qui il a reconnu un parent,
Meyerhold, Reinhardt et plusieurs autres la recoupe-
ront en plusieurs points, sans la faire aboutir à 1’invention
dune autre scène. Les idées de Craig ne vont pas cesser
de cheminer jusqidà nous, en empruntant divers détours,
mais on ne peut dire qu'elles accèdent vraiment à l’ordre
du jour dans le premier quart de notre siècle. L ’heüre
n'est pas encore venue, à ce moment-là, du règne des
scénocrates : pour chercher et dire les rapports nouveaux
à établir entre le théâtre et le monde, ce sont les écrivains
et leurs personnages qui ont toujours la parole.

Dans le dialogue imaginaire oü je reunis ici, au chevet


du théâtre, des metteurs en scène et des dramaturges de
toutes parts convoqués, il ne manquerait pas d’interlo-
cuteurs pour affirmer 1’existence, derrière le rideau des
apparences, d’un autre moi dont la connaissance est
encore balbutiante, et d’un autre monde dont 1'exploration
est à peine commencée : comment se détourner, dès lors,
de cette découverte en cours, qui dévoile à 1’homme une
dimension insoupçonnée de son être ? « Si la fin de la
mécanique newtonnienne signifie la fin du drame aristo-
télicien44», il est pour le moins prématuré d'en conclure
à la mort du théâtre en tant que pouvoir de signifier : à la
tragédie, issue de 1'ancienne mimésis, et aux produits
bâtards du réalisme bourgeois, fournis par une esthétique
de la ressemblance gravement dévoyée, ne pourrait-il se
substituer une forme dramatique moderne, qui tienne
compte des bouleversements survenus dans la conception
de la matière et du psychisme, et qui soumette à une
transformation décisive les données de la mimésis théâ-
trale ? Cest encore et toujours de l’homme et du monde
qu’il faut faire théâtre, mais en s'aventurant désormais
dans la nuit que des siècles de tradition ont voulu ignorer
et fait mine de dissiper. L'expérience capitale, qu'il
importe de traduire à la scène, serait alors celle d’une
coupure entre le moi et le réel, corporellement et spiri-
Pour un théâíre sans personnages 203

tuellement ressentie: au personnage, par sa parole, et


par son action dans 1'espace fabuleux du théâtre, il revien-
drait de cristalliser ce sentiment diffus de séparation et
d etrangeté, qu’il le subisse comme un signe de dérélic-
tion, ou quil montre les moyens de le surmonter. Dans les
deux cas, le personnage serait restauré dans son statut
de héros : délégué par tous pour affronter la mort de tous,
autour de lui sorganiseraient les images, les figures et les
mots. Du monde de 1’accidentel, oü 1'aurait fourvoyé le
drame bourgeois, il reviendrait vers les régions de
] ’absolu.
IV

DES OMBRES DANS LA NUIT

Du naturalisme de ses débuts à 1’expressionnisme du


Songe, la dramaturgie de Strindberg a certes évolué, mais
ce qu’il écrit en 1901 vaut pour tout son théâtre: « Une
conscience suprême domine (tous les personnages), celle
du rêveur : pour lui, il n'existe pas de secrets, pas d'incon-
séquences, pas de scrupules, pas de lo is45. » Des Créan-
ciers au Chemin de Damas, c’est la même enquête que
Strindberg développe pour percer à jour la réalité, avec
les moyens d’un réalisme onirique qui procède au rebours
de 1’analyse discursive et au mépris des fausses clartés de
la psychologie.
A la notion de caractère, qui fige autour d’un trait
dominant 1’inépuisable mobilité du moi et qui introduit
un ordre artificiei dans son énergie anarchique, Strind­
berg substitue un autre système de références pour cons-
tituer le personnage: la réalité intérieure de 1'homme,
c'est une conscience émiettée, irradiée par les courants
alternatifs de 1'influx nerveux, incertaine de la légitimité
de ses mouvements et de ses décisions, partagée entre des
impulsions contradictoires, incapable de se décliner dans
une parole claire ; 1’histoire du moi, c'est une archéologie
indiscernable à première vue, faite de strates obscures,
de traces brouillées et d'un tuf prim itif qui affleure par-
fois avec brutalité et brouille le relevé provisoire des
pistes ; 1’activité de l’âme, enfin, c'est un combat aux armes
douteuses, qui tantôt se tourne contre elle pour la tortu-
rer, et tantôt 1’affronte à autrui, dans un duel inexpiable
d’énergie à énergie. Tout le reste — défauts et qualités,
Des ombres dans la nuit 205

déterminations physiques et sociales, traits de la person-


nalité — est un ensemble d'alibis, qui servent à dissimuler
à chacun la vérité sur lui-même.
L ’important, pour qui veut dégager la vérité d’un être et,
a fortiori, définir les coordonnées d’un personnage capable
dexprimer cette vérité, c’est d’aller à la découverte du
noyau premier de sa conscience et de déceler le moment
crucial ou son destin a pris le tournant décisif. Ce qui
revient à dire que le théâtre exige de donner un commen-
cement de formulation à ce qui est enfoui dans le silence
et un commencement de figurat.ion à ce qui se dissi­
mule sous un magma informei : d’oü une complexe
stratégie, qui, par tout un jeu de parallélismes, de con-
frontations et de sondages, vise à projeter en images
les ombres chaotiques de 1’inconscient, sans pour autant
prélendre à en reconstituer le puzzle, et à donner le sceau
de 1’exemplarité à des itinéraires singuliers, sans pour
autant entamer leur inexplicable mystère. Aussi 1’auteur
trouvera-t-il dans sa propre histoire les schémas primitifs
du drame de tous les hommes et nourrira-t-il de son auto-
biographie la biographie de ses personnages : ce qu'il peut
montrer, c’est le monde saisi à travers son regard et
reconstitué dans le miroir ordonnateur de ses phantas-
mes ; pour ériger 1’univers objectif que réclame la scène,
il ne peut faire autrement que de plonger au plus pro-
fond de sa subjectivité.
Au centre de tout, chez Strindberg, le double thème de
la culpabilité (réelle-fictive, assumée-déniée) et de la dette
(créance tirée sur autrui, débit à apurer, comptabilité
inextricable de l’être et de 1’avoir) : tout se passe comme
si, dans ce théâtre, la vie du couple et, plus généralement,
les rapports avec autrui constituaient un système de vases
communicants oü la pression serait dans l ’un inverse-
ment proportionnelle à sa force dans l'autre, chacun se
nourrissant de 1'énergie qu’il dérobe à son interlocuteur
et chacun se ruinant de voir s ecouler la sienne propre,
chacun essayant sans relâche de faire porter à l’autre le
poids de sa propre faute et chacun renforçant ainsi
1’oppression de sa culpabilité première. Créanciers, La
Danse de mort, Mademoiselle Julie, La Sonate des spectres
sont hantés par le même vampirisme moral, par la même
obsession du meurtre psychique, par le même vertige de
206 La crise du personnage dans le théâtre moderne

la dépossession de soi. L ’écrivain se projette dans des


doubles somnambuliques, sortis des fragments du miroir
qu’il a brisé, mais c’est à une action enracinée dans le
quotidien qu'il commence par les confronter: hôtels,
maisons, salons, chambres, forteresses, qui sont autant de
lieux meublés d’accessoires familiers. De proche en proche
cependant, ces objets d’usage courant perdent leur neu-
tralité et deviennent menaçants: pendule, téléphone, ri-
deaux, fauteuil à bascule, bouquet de fleurs se mettent à
fonctionner anarchiquement, comme des signes détachés
de leurs liaisons ordinaires et soudain investis d'un inquié-
tant symbolisme. Parallèlement, chaque démarche trouve
un écho déformant ou prémonitoire dans un événement
parallèle à 1’action — rêves de Mademoiselle Julie, partie
dechecs d'Orage — , ou bien seclaire allégoriquement
dans un geste, un mot, une image surgis des souterrains
de letre, ou bien encore tire une coloration insolite du
cadre oü elle se déroule, en lui-même transformé, comme
la maison de La Sonate des spectres.
Le monde se met ainsi à ressembler par degrés à une
« colonie pénitentiaire46», peuplée de rêveurs éveillés et
reliée à l ’univers social par d etranges correspondances,
sous le soleil noir du péché et de la mort. A mesure qu’il
avance dans son oeuvre, Strindberg gagne en audace et
multiplie les images directement oniriques, les effets de
surréel les plus déroutants, les interventions incompré-
hensibles de 1'inconscient, pour aboutir au jeu d'un ima-
ginaire sans entraves dans Le Chemin de Damas et dans
Le Songe, oü « les personnages se dédoublent et se multi-
plient, s’évanouissent et se condensent, se dissolvent et se
reconstituent », et oü, temps et espaces abolis, « tout peut
arriver, tout est possible et vraisemblable47». Sur les
tréteaux du « théâtre intime », c’est l’âme elle-même, aux
prises avec un monde de toutes parts truqué, qui est en
représentation. La mimésis, chez Strindberg, a pris acte
du mouvement erratique de l’une et de 1’instabilité de
l’autre pour présider à 1’élaboration du personnage: ce
sont les données immédiates de l’inconscient et les objets
d’un continent inconnu dont elle enregistre les rapports
et les interactions.
Des ombres dans la nuit 207

Que Ia dramaturgie de Strindberg rencontre en plus


d’un point la recherche de Freud, qui lui est partiellement
contemporaine, c'est à peu près évident48. Tel est, d’une
autre manière, le cas du théâtre de Wedekind, qui, plutôt
que 1’odyssée multiple d'un inconscient privé, met en
scène les instances premières qui gouvernent la psyché.
Ce qu’il montre, c’est en effet le jeu de l’Eros et de la Mort,
à travers des personnages tirés de la vieille imagerie de
1’inconscient collectif et jetés au milieu du monde moderne
à Berlin, Londres et Paris. « Que regardez-vous dans vos
comédies, dans vos tragédies ? dit le Dompteur du Pro-
logue à'Esprit de la terre. Des bêtes domestiques montrant
de belles manières/ Qui se guérissent de leur bile par le
regime végétarien, ou font les goinfres avec/ les criailleries
de gens bien portants/ comme ceux-là, tenez justement
au parterre. La véritable bête, la folie, et belle bête,/ Celle-
là, mes bien chères dames, vous ne la verrez que chez
m o i49! »
Cette bête, c'est l’Eros incarné dans Lulu, qui réunit
en elle les immémoriales figures d’Eve et de Pandore, de
1’épouse et de la prostituée, du corps désirable et de la
mort qu’il recèle, donne et reçoit. Autour de ce personnage
central, tout le castelet de la comédie humaine : vieux et
jeunes amants, détenteurs de Por et du pouvoir, artistes
et médecins, voyageurs et gens du monde, silhouettes inter-
lopes du cirque, de la pègre et du demi-monde, comme
autant de figurines en carton préposées au jeu de mas­
sacre. Seul compte, en effet, le processus dévastateur du
Désir, et seule pèse un poids de réalité 1’énorme masse
de forces informulées qu’il charrie, irrésistiblement, en se
jouant de toutes les barrières et de toutes les vraisem-
blances : d’un atelier de peintre berlinois au sordide meu-
blé de Londres oü elle mourra assassinée par un sosie de
Jack 1’Eventreur, la trajectoire de Lulu est tout entière
métaphorique, comme ces chemins balisés de stations qui
figurent le parcours de la destinée. Le personnage est
devenu Pemblème dune réalité formidable : il plie
tout — à commencer par ses comparses — aux besoins de
sa réalisation, et il fait fièche de tout bois pour incar-
208 La crise du personnage daris le íhéâtre moderne

ner la démesure du monde. Lulu, comme Eve, est 1’instru-


ment d’une puissance qui lui est infiniment transcen-
dante et dont les mobiles essentiels sont inconnus : elle
est le signe ambivalent de toute 1’activité souterraine de
1’esprit et de tout le mouvement occulte du corps, quand
la vie est l’autre nom de la mort et que le désir davoir est
en même temps un désir de se perdre.
Wedekind utilise le théâtre dans 1'intention de dévoiler
les structures fondamentales de 1’univers humain: ce
que le personnage perd chez lui dans 1’ordre de la quoti-
dienne vraisemblance, il le regagne en signification exem-
plaire, en s'offrant comme le lieu oü se déploient les puis-
sances de la psyché. Dépersonnalisé, beaucoup plus que
chez Strindberg, il s’offre à nous comme le support dune
histoire qui le dépasse et qui nous concerne tous : Lulu
agit et parle beaucoup moins qu’elle n’accueille les sou-
bresauts d'une action qui 1’entraine et les méandres d’une
parole qui irradie à travers son corps. Autour d'elle, la
société acquiert un statut fantomatique, du fait même
qu'elle s’avère composée de pantins exsangues et frivoles,
qui sagitent en vain pour faire obstacle à la vie. Comme l’a
admirablement exprime Pierre Jean Jouve, le dialogue de
Wedekind « nous montre la parole la plus vraie, la plus
ordinaire pour avoir l’écho le plus général, placée sous
üne situation dramatique qui représente, elle, la poésie,
dans la mesure oü elle est extrême, hors de proportion,
délirante50».
Voilà donc, par deux fois et dans des dramaturgies diffé-
rentes, le personnage privé de substance psychologique,
dépouillé de ses matricules d’identité, tiré vers 1’anony-
mat, mü par des puissances obscures, comme une ombre
aux prises avec les ombres de la nuit. Et voilà le monde
méthodiquement déconstruit, livré à la perception mor-
celée du héros qui le considère et investi par des forces
mystérieuses qui le font éclater en morceaux, renvoyé à
1'inconsistance ou chargé d’une consistance insolite, qui
ne lui appartient nullement en propre. Ces derniers ava-
tars du personnage, qui doivent quelque chose au symbo-
lisme, vont être pris en charge par une nouvelle généra-
tion de poètes de la scène et intégrés à une théorie géné-
rale de la représentation: avec la vive conscience qu'ils
peuvent le faire servir à 1’exercice du théâtre dans le
Des ombres dans la nuit 209

monde moderne, les expressionnistes acceptent le tout


récent héritage de Strindberg et de Wedekind.

« Ce nest pas l'homme en particulier qui a un destin,


c’est le destin de tous qui est le destin de 1’hom m e51 » :
le sentiment qu’il existe une liaison intime entre 1’indivi-
duel et le collectif est sans doute à la base de 1’attitude
expressionniste. L ’individuel: c’est le Je, irréductible à
ses apparences corporelles, à ses attributs psychologiques,
à son entendement, à ses humeurs ; masqué par les enve-
loppes qui 1’emmitouílent; distrait de sa nature propre
par 1’existence. Le collectif: c’est le monde, irréductible
aux catégories de 1’espace et du temps, à ses attributs
matériels, à ses apparences logiques; occulté par les
choses qui 1’encombrent; mal apprivoisé par la percep-
tion qui 1’organise. II s'agit de libérer les énergies de l'un
et de l ’autre, pour situer leur affrontement dans sa juste
lumière ; dans un vertige d’absolu, il faut éliminer l ’acci-
dent pour dégager 1'essence et réduire les intermittences
de la subjectivité pour 1'ériger en totalité autonome. « Le
dramaturge nouveau, écrit Ivan Goll, sent qu’il doit livrer
un combat, et affronter, en tant qu’homme, tout ce qui, en
lui comme autour de lui, est animal ou chose. C’est une
pénétration dans le royaume des ombres, lesquelles s’ac-
crochent à tout et se tapissent derrière toute réalité. Après
qu’elles auront été vaincues, la libération sera peut-être
possible. Le poète doit réapprendre qu’il existe d’autres
mondes bien différents de celui des cinq sens : le monde
surréel52. »
La premièrè conséquence d’une telle position est l'abs-
traction imposée au personnage, à la suite de Strindberg :
rebelle à toute rationalisation et soigneusement épuré de
tous les indices qui pourraient le caractériser, le person­
nage expressionniste échappe à 1’actualité; anonyme, la
plupart du temps, toujours inconnu à lui-même et étran-
ger aux choses, il avance dans un monde rendu à 1'inmtel-
ligib ilité; fragmenté, dédoublé, il est souvent condamné
au monologue, en face de cet univers dont il est séparé.
Seul contre tous, il mène un combat impossible: celui
210 La crise du personnage dans le théâtre moderne

des fils contre les pères, des amoureux contre les puis-
sances de la mort, des individus contre la jungle des villes,
des hommes libres contre la double violence de la guerre
et de loppression sociale, des êtres mortels contre le
temps. Combat embrumé et truqué, qui voudrait déses-
pérément aboutir à transformer un homme et à convertir
un monde ensemble réduits à des images fantasmatiques,
et si bien désossés l'un et 1'autre quils échappent à toute
prise : la mimésis expressionniste est impuissante à reve-
nir au réel et à boucler la trajectoire décrite par Aristote.
Tel est bien le paradoxe des personnages de Hasenclaver,
Kaiser ou Toller : leur odyssée débouche sur le vide, leur
parole sur un cri impuissant, leur procès sur un constat
de nullité; prisonniers de leur abstraction même, ils ne
donnent le branle à aucune métamorphose, comme leurs
auteurs affirment le souhaiter. Seuls parviennent à briser
le cercle oü s'enferme le héros expressionniste les per­
sonnages qui font jeu de leur défi et tirent de leur alo-
gisme désincarné matière à grotesque: ainsi Ivan Goll,
aux frontières du surréalisme, dont le Mathusalem, mar-
chand de chaussures et bourgeois excessif, renait de ses
cendres capitalistes comme un phénix bouffon53; ainsi
Sternheim, plus violemment, qui propulse des anti-héros
comme le bourgeois Schippel, pour démasquer des rap-
ports de force objectifs et décaper, par une chame de
renversements ironiques, les images du monde du vernis
qui les en jolive54.
Pour toutes ces raisons, et dans la mesure oü il est
menacé de s’enliser dans son propre pathos, le person­
nage expressionniste a impérieusement besoin de se pro-
jeter dans un acteur. Dans la mesure, aussi, oü il apparait
comme le centre d'un univers construit par son regard, il
lui est nécessaire de prendre place dans un cadre qui expri­
me 1’investissement de 1’espace par sa subjectivité. D’oü
des décors visionnaires, aux lignes et aux volumes inso-
lites, livrés aux ressources dépaysantes de 1’éclairage, qui
rythment plastiquement le drame, dans une explosion de
couleurs55. D'oü, surtout, la primauté accordée au comé-
dien, autour de qui s’organise toute la mise en scène. « Que
1'acteur, réclame Kornfeld, pense à 1’opéra oü le chan-
teur en mourant lance encore un contre-ut et en dit plus
sur la mort par la douceur de sa mélodie que s’il se tor-
Des ombres dans la nuit 211

dait et se contorsionnait; car le malheur de la mort est


plus important que sa laideur w » : le comédien expres-
sionniste doit se libérer du naturel quotidien, en se défiant
de ce que 1ui soufflé sa mémoire, et ne pas craindre
d’avouer dans son jeu tout le conventionnel de la théâ-
tralité ; « s’il doit mourir sur scène, qu’il n’aille pas aupa-
rávant à 1'hôpital pour apprendre à mourir, ni au cabaret
pour voir comment on fait, quand on est ivre. Qu’il ose
ouvrir grand ses bras et parler comme il ne le ferait
jamais dans la vie, quand il arrive à un passage exaltant;
qu’il ne soit pas un imitateur et ne cherche pas ses exem­
ples dans un monde étranger aux acteurs57». L ’acteur
ainsi décrit n’incarne pas un individu, mais il prête son
corps pour aider au dévoilement d’une âme.
Que ce dévoilement soit en dernière analyse une pré-
tention narcissique, qui remplace une iliusion par une
autre et conduit le personnage à s’empêtrer dans « les
puissances obscures de l’ego », comme le dit Philippe
Ivern el5S, on peut légitimement le croire. Le subjectivisme
de Strindberg, qui savoue dans sa particularité et ne pré-
tend à rien d’autre qu’à déchiffrer une aventure person-
nelle, est à différencier fortement du subjectivisme expres-
sionniste, qui s’érige en modèle et prétend assumer le
destin de tous, en montant la garde aux frontières de
I'être. Comme Philippe Ivernel, nous aurons recours à
Nietzsche pour rendre compte de 1’enlisement en lui-
même du personnage expressionniste : « La causa sui est
la plus belle contradiction interne qui ait été inventée,
une sorte de viol et d’attentat à la logique [...]. Le désir
du libre arbitre, entendu au sens superlatif et métaphy-
sique qui règne encore, malheureusement, dans les cer-
veaux à demi cultivés, le besoin de porter 1’entière et
1’ultime responsabilité de ses actes et d'en décharger Dieu,
le monde, 1'hérédité, le hasard, la société, n'est autre que
le besoin d etre soi-même cette causa sui. Plus bardi que
le baron de Crac, on tente de se saisir soi-même aux
cheveux pour se tirer du marécage du néant et se hisser
enfin dans 1’existences9. » C’est à la lumière du jour qu’il
faut conduire la théorie des ombres et prendre le monde
à bras-le-corps, si l ’on veut arracher le théâtre à la clôture
de 1’angoisse et à la confusion informe d’une subjectivité
irréaliste et condamnée à se ressasser: Bertolt Brecht,
212 La crise du personnage dans le théâtre moderne

dont le théâtre a jeté ses premières racines dans 1’expres-


sionnisme, le comprendra très vite. Différemment, et dès
avant 1914, des poètes proposent une conception active
du verbe et voient dans le monde un univers à conquérir :
issus du mouvement symboliste, ils résolvent la plupart
des contradictions qui 1’empêchaient d’avoir prise sur la
scène et ils tiennent dans notre débat une place qu'on
aurait tort de sous-estimer.
V

LE MONDE A DÉCHIFFRER

Lesprit, engagé dans une action à 1echelle de 1’univers,


qui dépasse et englobe sa personne, mais qui s’offre aussi
aux entreprises de sa volonté et aux soufflés de son d ésir;
le monde, tout entier structuré par un ordre souverain et
tendu vers un devenir oü il ne finit pas de se réaliser;
entre les deux, le verbe médiateur, qui énonce la subs-
tance des choses, rassemble le multiple et dévoile l’inconnu
parce qu’il est seul capable de montrer 1’identité du natu-
rel et du surnaturel: voilà les príncipes cardinaux d'une
poétique issue du symbolisme, comme les dramaturgies
précédentes, et qui fait du théâtre le lieu privilégié de la
connaissance du réel. Pourquoi le théâtre, aux yeux de
Yeats, Claudel ou Synge ? Pour la raison première qu’il
offre les moyens de rétablir la transparence entre la paille
du quotidien et le grain de 1’éternel, de réunir en un signe
unique 1’envers et 1’endroit de l’objet qu’il montre, de
donner à 1'indicible une évidence concrète : il dispose à la
fois du masque et de la plume, du geste et de la couleur,
du mouvement et de l'image, si bien qu’il donne à ce qu’il
saisit de plus évanescent une matérialité irréfutable. Si
l ’on convient en effet que la poésie est un instrument de
décryptage, on découvre bien vite c e e i: le Jour qu'elle
désigne est fait de chacun de nos jours, rien n'est insi-
gnifiant dans la trame qu’elle dévoile, et les choses « sont
réellement une partie au moins de ce qu'elles signifient60»;
entre elles et la parole qui les exprime, c’est peu de dire
qu’il n’y a aucune antinomie ; elles sont elles-mêmes déjà,
pour qui sait regarder, structurées en images, et les images,
214 La crise du personnage dans le théâtre moderne

inversement, loin de dissoudre les choses comme hon-


teuses, les exaltent et retiennent 1’essentiel de leur subs-
tance. L'être apparait ainsi comme fait dune superposition
de masques, dont chacun signifie 1’une de ses réfractions.
Parler de letre, cest jouer avec ces masques, du plus
humble au plus solennel. Montrer 1’être, c’est les effeuiller,
indéfiniment, jusqu’à 1’inaccessible visage.
De toutes parts, donc, le réel ainsi défini déborde le réel
proposé à la perception, comme une promesse sans cesse
reculée et qui, à mesure qu’elle comble une attente, en
suscite une autre: écartant la psychologie et ses clartés
provisoires, la connaissance discursive et ses constructions
prétentieuses, les phantasmes de l’ego et le narcissisme
qu’ils engendrent, le poète sait qu’il ne peut séparer le
tout et ses parties, et que, pour s’approcher de la connais­
sance du monde, il faut attentivement le rassembler dans
tous ses membres épars. D’oü, depuis Baudelaire et Rim-
baud, 1’aspiration oecuménique de la poésie et la visée
totalitaire de la voyance qu’elle réclam e: si Je est un
autre, cest parce qu’il n'est contenu dans aucune des
frontières du moi. Rebelle infiniment à tous les compro-
mis, il est à la fois un témoin du monde, dont il s’attache
à repérer les structures cachées, et un fragment métony-
mique de ce to u t: à la lettre, Je Je est personnage d’un
drame global qu’il n'est pas maitre de gouverner ; il parti­
cipe à une action dont il ne connait ni le début ni la fin,
mais qu’il a le pouvoir d epeler et de figurer. A sa ressem-
blance seront constitués les acteurs du théâtre, dans une
mimésis qui vise à capter les signes que le monde émet et
à les porter au jour par la parole et, plus généralement,
par le langage scénique tout entier. 11 va de soi, dès lors,
que 1’auteur dramatique ne saurait méconnaitre les res-
sources de ce langage et que, loin d'ériger ses tréteaux
dans un espace mental, il doit investir concrètement l'uni-
vers des planches. Tels est le cas de Yeats, cofondateur du
Théâtre de 1'Abbaye, attentif spectateur et lecteur de Craig,
dont il a utilisé le système de paravents. Tel est, encore
plus, le cas de Claudel, observateur passionné du théâtre
d’Extrême-Orient, qui a mené, en marge de son ceuvre
dramatique, une incessante réflexion sur les moyens scé-
niques à mettre à son Service, et directement collaboré
à ses plus notoires réalisations.
Le monde à déchiffrer 215

Déchiffrer le monde par le théâtre, c’est, pour Yeats,


matérialiser son Irlande intérieure et faire surgir des pay-
sages oü cohabitent héros, ombres et hommes d’aujour-
d 'h u i: des personnages montes du fond des âges, lancés à
la poursuite d’un bonheur toujours promis et refusé, bal-
lottés sur les océans de la mémoire, éveillés comme des
guetteurs pour démêler les voix secrètes qu’ils entendent
et pour attendre le jour qu'ils espèrent, tels Forgael sur
son bateau ivre, Cuchulainn à qui parlent les morts et les
fées, Mary enlevée par un enfant vers la terre improba-
ble que désire son cceur61. Ici, point d’intrigue, mais les
traces dune action énigmatique, dansée, chantée et parlée
tour à tour, oü s’affrontent des êtres qui sont les doubles
de nous-mêmes, affranchis de 1’ordinaire pesanteur et
projetes dans un espace inconnu. Point de mobiles psycho-
logiques, mais les impératifs d ’un vouloir-vivre et d’un
vouloir-mourir rendus à leur primordiale violence. Point
de caractères, mais des empreintes de blessures, des
épures de désir, des appétences de gloire, des vertiges et
des cris. L univers de Ia mythologie est incarné dans le
monde quotidien, par la médiation d'une scène livrée à
des figures masquées, à des corps hiératiques et à des
formes en mouvement.
Pour Synge, déchiffrer le monde, c’est le saisir dabord
au plus près de sa vie la plus humble, comme dans cet
estaminet de la côte de Mayo oü apparait le baladin du
monde Occidental62, et rassembler les échos d’existences
populaires, telles que les rapportent mendiants, conteurs
et chanteurs de ballades. Mais, surtout, c'est renverser
insidieusement les données de cet univers et les faire
toutes ensemble déraper, pour les frapper de dépaysement
comme si une folie secrète travaillait en secret par der-
rière les apparences les plus rassurantes: nait alors une
cacophonie extrêmement réjouissante, oü les arguments
les plus insensés viennent détraquer les conduites coutu-
mières, dévoyer le sens des gestes les plus innocents et
renverser cul par-dessus tête tout 1’arsenal des lois et des
habitudes. Le réalisme de la scène et des personnages
apparait alors comme un moyen de trucage et de provo-
cation; quant au comique, il est détourné de son ordi-
naire fonction pour servir à révéler, avec la plus abrupte
216 La crise du personnage dans le théâtre moderne

des soudainetés, 1’étrangeté fantastique de la terre oü nous


vivons.
Déchiffrer le monde, enfin, pour Claudel, c’est le mettre
tout entier en « opéra de paroles », pour en restituer
1enorme géographie secrète et la respiration cosmique.
Laissant 1’esprit solitaire se morfondre dans son coin, le
poète libère Anima au milieu des éléments et, à travers
d’innombrables figures, met en scène ses désirs, ses fou-
cades, ses errances et, par-dessus tout, son incompres-
sible besoin de savoir un peu d’oü elle vient et oü elle va.
La visée du théâtre s’élargit ici à la dimension de 1’univers,
avec une ampleur oubliée sur la scène occidentale depuis
les tragédies de Shakespeare : en rompant d’un seul coup,
et sans le moindre esprit de compromission, avec toutes
les philosophies et idéologies inspirées par le moi depuis
Descartes, Claudel fait comme si le verbe pouvait sus-
pendre le cours de 1'histoire et, recouvrant le tumulte intel-
lectuel désormais établi dans 1’Europe, fonder une drama-
turgie sur la vision glorieuse d’un ordre qui gouverne les
choses et les gens dans 1'univers.

II est insuffisant de dire que la vie, aux yeux de Claudel,


est théâtralisable: elle est elle-même théâtre, structurée
comme une parabole, tendue sur la scène de 1’univers
entre des forces contradictoires qui, potentiellement, de
l ’entrée à la sortie, sont en état de guerre. « Le drame ne
fait que détacher, dessiner, compléter, illustrer, imposer,
installer dans le domaine du général et du paradigme,
1’événement, la péripétie, le conflit essentiel et central qui
fait le fond de toute vie humaine63. » L'auteur du Soulier
de satin déclare également qu’il n’a jamais considéré
1’action dramatique « autrement que comme un engin
multiple destiné à faire sortir du personnage ce qu’il a
de plus essentiel, 1’image de Dieu ou de quelqu’un à contre-
Dieu, cette vocation personnelle à laquelle il répond par
un nom propre, le sien “ ! »
Agoniste d'un combat immémorial, le personnage clau-
délien est, d'une part, le héros représentatif d’une cause
qui est celle de toute lliumanité depuis qu’elle existe : en
Le monde à déchiffrer 217

quoi on peut le considérer comme une figure embléma-


tique ou un archétype, qui ne retient dans ses traits
aucun pittoresque particulier et qui prend la parole
comme on s’empare d'un flambeau transmis de relais
en relais ; son discours s’inscrit dans un immense poème,
depuis toujours ouvert, de bouche en bouche repris,
póur énumérer le monde, rassembler ses images et cana-
liser dans 1’iambe fondamental la respiration de lenergie
collective. Héraut d'un verbe qui ne lui appartient pas et
qui ne sert ni à 1’information ni à lechange, ni à la confi-
dence ni à 1’analyse, il agit de pièce en pièce dans le
même champ, et c'est dans une histoire toujours sembla-
ble à elle-même, quant à la signification de ses péripéties,
qu’il inscrit sa démarche: de Tête d’or à Rodrigue, de
Violaine à Ysé, de Louis Laine à Christophe Colomb, il y
a plus qu’une continuité et un échange ; les mêmes forces
gouvernent leurs destins, saffrontent à travers eux, sou-
lèvent leurs passions. Partout, c’est le désir à 1'ceuvre,
brèche essentielle et lentement écartée, qui ne s’ouvre
jamais sur l'objet qu'elle prom et: piège et déchirure de
la possession éludée, du dénuement reconnu, de la vio-
lence de l’âme contre elle-même retournée. Partout, la
turbulence du monde et la nécessité de lire ses signes,
de découvrir son ordre, d’acquiescer à ses lois, de faire
servir à sa finalité les volontés particulières.
Mais, d'autre part, la liaison de l'âme et du corps,
impossible à briser, fonde 1’identité du personnage: non
point au regard de 1'état civil ou de la caractérologie, mais
en fonction de sa substance la plus intime et la moins
décelable dans son comportement. Cette marque person*
nelle, qui établit les êtres à 1’image de Dieu et fonde leur
vérité propre, c’est le nom de chacun qui la désigne en un
baptême décisif; d'oü à la fois, chez Claudel, 1’étrangeté
des patronymes qu'il donne et leur importance cruciale
dans 1’aventure du personnage, comme s'ils dévoilaient le
plus secret et le plus irréductible de l’être. « Mésa, je
suis Ysé, c’est moi », « C’est moi, Ysé. Je suis M ésa65 »,
« C'est moi, Violaine, Mara, ta sceur. — Chère sceur,
salut66» : rien de plus constant, chez Claudel, que ces
présentations et ces déclinaisons aux moments oü les
personnages parviennent à l’heure du partage essentiel,
quand ils ont conscience que leur visage peut enfin appa-
218 La crise du personnage dans le íhéâtre moderne

raítre dans la splendeur de sa nudité, en lui-même trans-


figuré.
C'est ce double statut — archétypal et personnel — que
1’acteur est invité à traduire en incarnant les personnages
de Claudel : il ne peut le faire qu'en se situant dans les
perspectives ouvertes depuis le symbolisme, dont il est
inutile de souligner une fois de plus Ia convergence. Si
Lugné-Poe, Jarry, Appia, Craig, Yeats, et les expression-
nistes s'accordent sur un príncipe, c’est bien sur cette idée
que 1'acteur est un instrument de théâtralité pure, sous-
trait aux accidents de la psychologie et aux complaisances
de 1'illusionnisme, fait pour être utilisé comme un hiéro-
glyphe dans un enserable cohérent de signes. Claudel n'ac-
cepte pas seulement cette définition du rôle et de l'acteur,
mais il est l’un des premiers écrivains à prévoir dans le
détail les moyens de la mettre en ceuvre avec efficacité:
d’oíi son langage rigoureusement prosodié, soumis à des
normes très précises d'énonciation, traité comme un maté-
riau sonore tout autant qu’un producteur d’images. « On
peut dire, écrit Jean-Louis Barrault, que le verset de
Claudel est la partie buccale et respiratoire de 1'expres-
sion corporelle67» : que la parole soit ici éminemment
physique, le poète est le premier à l’affirmer Iorsqu'il
sadresse à ses comédiens. Quoi d’étonnant qu’elle trouve
dans le geste mieux quun prolongement ou un accom-
pagnement: un contrepoint indépendant, dont la vraie
force est de s'écarter de la vraisemblance et de la rhéto-
rique narrative ?
« On blâmait, écrit-il, cette espèce de psalmodie que je
voulais obtenir des acteurs comme dans le plain-chant et
que j ’ai retrouvée avec tant de joie dans le nô. Comme
si l'art n'était pas la négation de la v ie ! Comme si la
poésie n’était pas la négation de la vie ! ou plutôt l’art et
la poésie sont la vraie vie expressive et douée de sens, tan-
dis que ce qu’on appelle la vie quotidienne n’en est que le
rudiment et souvent la caricature6S. » Claudel déplore
quaucun acteur moderne ne sache dominer l’art du moi*
vement et déclencher « cet éclair de sens et de vérité par
lequel le corps répond à une situation donnée69 » : quand
Barrault se prépare à mettre en scène Le Soulier de satin,
Claudel prévoit dans la graphie même du texte les modu-
lations rythmiques à demander aux comédiens; il s’inté-
Le monde à déchiffrer 219

resse aux masques, au théâtre d’ombres, aux techniques


du nô, du kabuki et du bunraku ; il sattache enfin à éla-
borer un langage scénique global, oü puisse s'intégrer
1'acteur et qui, à 1’illusion scénique, substitue des images
qui se suffisent à elles-mêmes pour délivrer leur sens, car
« 1’homme veut voir des yeux et connaitre des oreilles/ Ce
qü'il porte dans son esprit — l'en ayant fait sortir70 ».

La visée catholique — c’est-à-dire, au sens premier,


universelle — de Paul Claudel 1'amène, en effet à repren-
dre à son compte 1'ambition assignée au drame par
Wagner, qui voulait que 1’ceuvre d’art suprême contienne
en elle « tous les arts [...] dans leur plus grande perfec-
tion 71 ». Cette proposition, depuis Goethe annoncée et
jusqu’à Craig remaniée, il la corrige cependant sur un
point capital: « L ’erreur de Wagner, dit-il, a été de ne
pas créer de gradations entre la réalité et l’état lyrique,
de placer d'emblée le drame par 1’enchantement des
timbres amalgamés au sein dune espèce d’atmosphère
narcotique oü tout se passe comme en rêve72. » Or il
s’agit, dans la dramaturgie claudélienne, de maintenir le
spectateur éveillé et de 1’amener à suivre activement,
palier par palier, la montée du sentiment: au lieu de
suivre le procès du déchiffrement conduit par le poète,
il doit y prendre part.
D'oü 1'idée, non point d'une synthèse des arts donnée
sur la scène comme un produit achevé, mais d’un théâtre
offert « à l’état naissant », dans la turbulence de son
jaillissement prem ier: il faut rendre perceptible 1'éclo-
sion de la phrase à partir du rythme, de 1'image à partir
de l’objet, de l’idée à partir de la sensation, de la musique
à partir des sonorités, du personnage même à partir du
jeu mobile de 1’imaginaire. Dès Tête d'Or, le personnage
claudélien affiche son propre théâtre, interrompt son
discours pour laisser place à l’acteur et se réfracte en son
ombre jumelle, comme en cette scène oü la Princesse
« rentre en costume de scène » et « savance en une sorte
de danse rythmique et très lente, toujours les yeux fer-
més », soudain métamorphosée en une sorte d’idole « avec
220 La crise clu personnage dans le théâtre moderne

le visage des choses passées et du remords/ hélas, et des


choses qui auraient pu être et ne furent pas ! 73 ».
C’est peu de dire que le personnage échappe ainsi à
la vraisemblance: il s'installe aux lisières du théâtre, du
rêve, de la mémoire et de la vie, dans une région mal
répertoriée, et on le voit éclater en figures multiples,
saisies sous des angles différents, qui libèrent successive-
ment les divers éléments qui le constituent; il est rendu,
lui aussi, à Ia mobilité de l'effervescence. Théâtre dans
le théâtre, sans doute, mais non point dans un système
de miroirs emboités et de mirages répercutés : Claudel ne
se contente pas de faire surgir le double lyrique de ses
protagonistes, mais il les inscrit — gestes, costumes,
paroles, toutes ficelles dehors — dans le mouvement
densemble des signes qui occupent la scène; il ne les
décompose pas, mais il les empêche de s’articuler en
structures fallacieuses. Plus décisivement en core: dans
Le Soulier de satin, pour mieux préserver leur nature
particulière, il les soumet à de multiples confrontations
à tous les rôles connus, du vérisme engoncé dans son
sérieux aux schémas de Ia commedia delTarte, du hiéra-
tisme des nôs aux galipettes du cirque.
Àutour de Rodrigue et de Prouhèze, s’agite tout un
peupJe de commentateurs, de machinistes, d'électriciens :
c’est 1’appareil de la scène directement intégré à Taction ;
de marionnettes, d'ombres chinoises, de clowns, d'arle-
quins, de figures de tarots : c’est le personnel bigarré de
la convention théâtrale; de personnages raisonnables et
cohérents: c’est Tillusionnisme cher au pu blic; de
Blancs, de Jaunes, de Noirs, de Maures et de Chrétiens:
c'est lecho de la foule sur la terre extérieure; de figures
allégoriques (La Lune, la Terre, la Mer, I’Ange Gardien,
les Saints intercesseurs) : ce sont enfin les délégués du
grand cérémonial cosmique et du merveilleux qui travaille
Ia réalité. En même temps, dans le registre de la parole,
se succèdent et s'entrelacent cantates lyriques et calem-
bours, métaphores et boniments, mélodies et couacs
difformes. Puis voici la musique, intimement mêlée au
remue-ménage de la fable, qui substitue des notes aux
mots, le cinéma qui mêle ses fantômes au mouvement des
corps sur le plateau, la danse, qui prend le relais des
gestes. Le tout, ponctué d'interruptions, soumis au com-
Le monde à dóchiffrer 221

mentaire, haché par des retours à la salle. Comme l’a


très bien remarqué Hubert Gignoux, « la phrase de
l'Annoncier: ” la scène de ce drame est le monde ” doit
aussi s'entendre inversée: le monde de ce drame est la
scène74 ».
II y a bien homologie entre le théâtre et le monde entre
l ’objet scénique et l’image réelle, entre le verbe et les
choses. Et cette homologie tient le personnage à mi-che-
min de la réalité, dont il se dégage comme une statue du
marbre oü elle puise son corps, et de 1’imaginaire, oü il
prend son élan et trace ses parcours. A mi-chemin: cela
veut dire aussi en situation dynamique d echange, ce qui
nous renvoie aux príncipes fondateurs de la mimésis
aristotélicienne, sinon à la lettre de sa définition. Chez
Claudel, aussi, la fable constitue 1’essentiel du drame et
tient les personnages sous son empire. Que cette fable,
à son tour, tire la légitimité de son organisation de l’ordre
divin qu’elle reflète, c’est une autre question, qui ne
saurait nous occuper ici, mais voilà qui explique peut-
être qu’à 1'encontre du mouvement général des idées et
des tendances de la dramaturgie moderne, cette ceuvre
ait spontanément renoué une chaine interrompue dans
1’histoire du théâtre et réactivé, avec une prodigieuse
vigueur, des protocoles scéniques apparemment tombés
en désuétude.

***

Les cinq tentatives que nous venons de décrire sont


toutes inspirées par une méfiance absolue à 1'égard du
naturalisme et, plus généralement, des poétiques qui
accordent une part trop belle à la représentation de la
réalité mesurable, pour l’expliquer et la soumettre à
1'emprise des hommes : elles sont idéalistes en ce sens
qu’elles passent outre aux contradictions du monde tel
q u il est, pour chercher à établir une transparence entre
1’esprit et les choses; mais il faut voir qu’elles justifient
presque toutes aussi — surtout dans le cas de Craig et
de Claudel, si attentifs à la scène — une sorte de matéria-
lisme dramatique, qui rapporte tout le théâtre aux dimen-
sions concrètes d’un espace objectif et au fonctionne-
ment énergique des signes.
222 La crise du personnage dans le théâtre moderne

Curieusement, sur l’autre bord, les hommes de théâtre


réalistes ont accompli un chemin parallèle, sans parvenir
à débarrasser la matière scénique de ses références à
1’esprit. En élargissant les frontières assignées au réel
psychologique et au réel social, ils ont renoncé aux chi-
mères scientistes et cherché à reproduire, au-delà des
apparences brutes, les données insaisissables du moi et
des organismes sociaux: non plus en les anatomisant,
mais en mettant en lumière leurs dynamismes constitutifs
et en allant à la source de leur formation. Si bien que le
naturalisme, si violemment stigmatisé par tous les nova-
teurs, a été réduit à quia beaucoup plus vite qu’on ne l’a
dit pour ne plus guère subsister, très affadi, que sur la
scène bourgeoise: très tôt, Antoine et Stanislavski —
pour ne citer que des metteurs en scène — ont assoupli
leur méthode, multiplié leurs centres d’intérêt, appliqué
leur curiosité à des terres inconnues; une simple étude
de leur répertoire suffirait à en convaincre. Stanislavski,
surtout, s'est préoccupé de consigner dans des livres les
progrès de sa réflexion sur la formation de 1’acteur et
la construction du personnage: son ceuvre, sur le triple
plan de la mise en scène, de la pédagogie et de la réflexion
théorique, a contribué plus que toute autre à tirer le
réalisme des omières oü il s’était enlisé, à le dégager de
son appartenance bourgeoise et à définir les conditions
nouvelles de son usage au théâtre.
VI

UN RÉALISME AUX NOUVELLES FRONTIÈRES

« Le théâtre, voilà mon ennemi », déclarait volontiers


Constantin Stanislavski: c’est-à-dire 1’ensemble des
conventions, des stéréotypes et des clichês qui s’interpo-
sent entre la scène et la réalité, ou, plus exactement, qui
donnent du réel des images exsangues et parcellaires. On
se tromperait fort en déduisant de cette méfiance un
refus de la théâtralité elle-même, en tant que langage
spécifique, au profit dune utopique Identification avec
la vie. Mais, cette théâtralité, Stanislavski ne croit pas
comme Craig qu’on puisse la fonder sur une algèbre
scénique autonome et dénuée de toute référence au monde
tel qu'il e s t: elle ne peut être selon lui que réaliste, si
l’on veut bien admettre que le réalisme ne consiste pas à
reproduire les apparences des choses et des gens, mais
qu’il procède toujours d’une reconstruction à partir de
1’observation de ces éléments premiers. En d’autres mots,
l'authenticité dune image réaliste tient moins àsa fidélité
à la vie qu a son pouvoir de créer une autre vie, en
s’appuyant sur les enregistrements de la perception, et
d’imposer la légitimité de cette image nouvelle: contrai-
rement à ce qu’on a souvent dit et, peut-être, à ce que
certains aspects de la démarche stanislavskienne donnent
à croire, il n'y a ici aucune prétention scientiste. C’est
caricaturer le système de Stanislavski que le réduire
aux enquêtes ethnographiques ou archéologiques qu'il
requiert et aux effets de ressemblance qu’il produit:
essentiellement centré sur la présence de 1’acteur et sur
une analyse de ses rapports avec le personnage, il s’appuie
224 La crise du personnage dans le théâtre moderne

sur une définition de la réalité qui la ferait ressembler à


un iceberg, dont la surface visible serait 1’indice d’une
masse infiniment plus importante, soustraite au regard
et que nul ne saurait méconnaítre sous peine de se briser
contre elle.
II est certes arrivé à Stanislavski, pour mieux explici-
ter sa démarche, de juxtaposer des métaphores contra-
dictoires : laissons de côté celles qui montrent le person­
nage comme un contenant oü 1’acteur s'immergerait ou
comme une essence dont il lui appartiendrait de restituer
les attributs essentiels. A ces façons de dire approxima-
tives, qui ont toutefois le mérite de souligner déjà la
dualité inscrite dans le jeu dramatique, nous préférons
1’image, plus rigoureuse, du masque, qui retient du per­
sonnage une nébuleuse de reliefs, de creux et de contours
en plein dynamisme, à la fois précis et vagues, parce
qu'ils sont à la fois physiques et potentiels. Le personnage
impose dune part à l'acteur un certain nombre de repères
concrets, qu’il doit corporellement accepter: ce sont les
indices de la réalité, qui lui offrent un rempart derrière
quoi s’abriter. Mais, en même temps, 1’acteur est requis
de. donner une uni té à ces éléments mouvants et une vie
individuelle à cette forme lacunaire : sous la surface scari-
fiée, il s'agit alors de libérer le dangereux mouvement de
l’être, dont le personnage ne fait que suggérer les tour-
billons. Ici, le véritable travail commence.
Le tra va il: processus daccouchement et de production
au jour, que 1’acteur subit et controle simultanément. Ce
qu’il peut délivrer, ce n’est certainement pas le person­
nage lui-même, mais les énergies qu’il retient en formules
et qui demandent à se réaliser dans un double corporel.
A 1’acteur, il revient de devenir ce double et, sous le mas­
que protecteur, de « dénuder son âme jusqu’au détail le
plus intim e75 » : plutôt que de s’identifier au personnage,
il se substitue à lui sur la scène, à cette réserve près que,
tenté de vivre pour son compte ce que son rôle indique,
il est en même temps invité à gouverner de bout en bout
cette nécessaire interversion et à lui donner cohérence,
clarté et intelligibilité. Car ce nest pas pour son profit
q u il joue, mais pour le bénéfice du spectateur; ce n'est
pas son moi qu'il doit montrer sous le couvert du théâtre,
mais un conflit dont 1’enjeu est le même pour tous et qu’il
Un réàlisme aux nouvelles frontières 225

sagit justement de porter à la lumière. Pour sortir de ce


cercle vicieux, il reste à l’acteur la possibilité d' « éprou-
ver des sentiments analogues à ceux du personnage et
non des sentiments personnels76 » : autant dire qu'il doit
apprendre à mener de pair engagement et mise à distance,
sensation intérieure et plasticité corporelle, sincérité et
éláboration des images. Nous retrouvons ici le paradoxe
même de la mimésis, tel que nous l'avons analysé, et le
mouvement dialectique entre le réel et 1'imaginaire qui
règle son exercice. Mais, ne se contentant pas de décrire
une fois de plus le processus de 1'appropriation du rôle
par le comédien, Stanislavski entre dans le détail de la
construction du personnage, dont il discerne une à une
les étapes et dont il propose un apprentissage rigoureux :
sa théorie du théâtre débouche sur une pédagogie de
1'acteur, qui permet de saisir en retour la portée concrète
de 1'ambition réaliste sur la scène modeme.

La réalité, selon Stanislavski, englobe une partie de ce


qu'on appelle communément l'imaginaire, et en particu-
lier le non-dit du sentiment, le fonctionnement ambigu
de la mémoire affective, les constructions de 1'inconscient
et le retentissement corporel de toute la vie souterraine
du m o i: s’il ne prétend pas connaitre les lois qui peuvent
régir cette efíervescence continue et s’il ne cherche pas
davantage à soumettre à dissection ses manifestations
visibles, Stanislavski n'en affirme pas moins son impor-
tance capitale dans tous les comportements humains. Si
bien que, pour donner son envergure réelle à un person­
nage, il prescrit de découvrir ce qui se dissimule sous les
paroles et les actes que nous livre de lui 1'auteur et de
reconstituer son histoire occulte, sans pour autant mettre
en scène cette reconstitution elle-même: telle est, exacte-
ment, 1’enquête dévolue à 1'acteur, dont nous avons déjà
remarqué 1’activité romancière, mais qui, aux yeux de
Stanislavski, ne peut trouver ailleurs qu’en lui-même les
clés qu'il cherche. Si 1'acteur a bien opéré, en partant de
son corps, le transfert du rôle sur sa personne et qu’il
226 La crise du personnage dans le théâtre moderne

reste maítre de cette conduite analogique, il sera en


mesure de faire courir, sous le texte qui lui est livré, un
« courant imaginaire qui doit s’écouler constamment,
parallèlement aux lignes parlées d’une pièce écrite77».
Ce « sous-texte », qui fait mieux que préfigurer la notion
récente de « sous-conversation », Stanislavski le définit
avec une grande précision : « C’est 1’expression manifeste,
dit-il, du contenu humain du rôle, expression ressentie
directement par 1'acteur, et circulant sans intcrruption
sous les mots, leur donnant une existence réelle. (C'est)
un réseau de schémas divers et innombrables, existant
dans chaque pièce et dans chaque rôle, réseau tissé de
" si magiques ", de " circonstances données ” , de toutes
sortes de créations imaginaires, d’impulsions internes,
d'attention concentrée, de vérités plus ou moins exactes
et plus ou moins chargées de réalité, dadaptations, de
mises au point, et d’une foule d’autres éléments ana-
logues78. »
Ainsi, du personnage écrit au personnage joué, le che-
min passe par 1’imaginaire de 1’acteur, mais cet imagi­
naire n'est autre que la dimension « humaine » du rôle,
qui 1’authentifie aux yeux des hommes qui le considèrent.
En résumé, parti d'un certain nombre d’indices physiques
d’identification (taille, voix, costume, démarche) et de
données sociales ou historiques de caractérisation (milieu,
éducation, métier, fortune, moeurs), le comédien doit sou-
mettre ces éléments observables au travail de la fiction,
dont il a acquis comme tout un chacun l'expérience par
lui-même, mais qu’il a appris, à la différence de tout un
chacun, à réactiver, à objectiver et à diriger: en contrô-
lant cette opération, il ne fait rien dautre qu’élargir les
frontières attribuées au réel, ou, pour reprendre l’image
de 1'iceberg, que de désigner la réalité tapie sous letendue
de glace apparente au regard.
A 1’activité psychique désignée par le sous-texte, corres-
pond, dans l’ordre matériel, ce que Stanislavski appelle
íe « tempo-rythme » : défini par « la vitesse et la mesure
de 1'élocution, du mouvement, de l'expérience afFective du
rô le 79», il permet à l'acteur de se mettre physiquement
dans une situation donnée, qui affecte en retour sa vie
intérieure. C’est dire clairement qu’il existe aussi un ima­
ginaire corporel, dont l'acteur doit savoir favoriser le
Un réalisme aux nouvelles frontières 227

déclenchement et maítriser 1’activité: pour incarner le


personnage, il ne sufíit pas de lui prêter une enveloppe
charnelle, mais il importe de le matérialiser, avant toute
caractérisation, en influx nerveux et en énergie physique.
Préalablement à son usage sémantique — nous 1’avons vu,
et Stanislavski en convient — , le langage peut être consi-
déré à cet égard comme un matériau sonore, mis en
ceuvre par 1’appareil respiratoire et par la bouche de
1’acteur, si bien que lettres, syllabes et mots sont utilisa-
bles comme des notes de musique ou des bruits : aussi le
dialogue le plus banal peut-il être chargé d’une intensité
motrice susceptible de mettre en branle les profondeurs
de la sensibilité; et c’est pourquoi, d'un autre côté, le
spectateur peut être violemment impressionné par un
spectacle monté dans une langue qu’il ne comprend pas.
II faut souligner, enfin, que la construction du person­
nage ne saurait sachever, selon Stanislavski, avant d'avoir
reçu une sorte de certificat d’intelligibilité : « insuffler la
vie dune âme humaine àun personnage et à une pièce80 »
n’est à aucun degré une opération magique, livrée à l'in-
conscient et conduite dans la transe. Le recours à l'imagi-
naire, pour échapper à 1’anarchie, doit être constamment
accompagné par un travail d'analyse, qui dégage de chaque
rôle sa perspective et sa ligne directrice, qui accorde en
un rapport harmonieux les multiples composantes de
1'action et qui établisse des liens de causalité dans la
succession des comportements et des épisodes.
Comme on le voit, le réalisme de Stanislavski, parvenu
à sa maturité théorique, intègre dans un système global
toute la matérialité de la scène et met à profit nombre
d’expériences contemporaines, dont le moins qu’on puisse
dire est quelles sont inspirées par des visées difíérentes.
Mais, une fois reconnu que la réalité déborde les limites
de la perception immédiate, il demeure que le théâtre, à
défaut de pouvoir toujours 1’expliquer, doit se soucier de
la donner à comprendre: c'est la finalité dernière de la
mimésis que cette prise de possession du monde, par
1’intelligence et la sensibilité appariées dans un même
attelage. L ’attitude réaliste ainsi définie se donne la ma-
tière pour champ d’investigation et 1'acquisition d’un
savoir pour but ultime. La trace de 1’esprit, elle la trouve
dans les choses mêmes, et elle ne fait le relevé des appa-
228 La crise du personnage dans le théâtre moderne

rences que pour discerner leur príncipe organisateur,


voire, en dernière instance, pour les soumettre à trans­
forma tion.

« Tchekhov a joué pour nous un rôle décisif... Tchekhov


est notre auteur pour letern ité81 » : ouvert à toutes les
expériences, prêt à favoriser les tentatives nouvelles, les
plus éloignées de son propre tempérament (de Meyerhold
à Craig, qui monta chez lui Ham lei), allant jusqu'à mettre
en scène lui-même Maeterlinck et Andréiev par curiòsité
du symbolisme, Stanislavski n’a certes pas confiné l'em-
ploi de sa méthode à un seul style théâtral; parce qu’elle
saccorde profondément aux exigences de Ia mimésis, dont
elle rajeunit la tradition sans mettre en cause la légitimité,
sa pédagogie de 1’acteur s'applique à tous les personnages
de la scène européenne, de Sophocle à Tolstoi, et permet
à tout le moins de les actualiser avec force en les propo-
sant comme matière à construction, ici et maintenant.
Mais, pour aller jusquau bout d’une théorie du jeu qui
définit le personnage comme une forme à remplir et une
structure à animer, d'une idée du réalisme qui voudrait
moins s’attacher aux faits qu’aux façons les plus intimes
de les percevoir et de les vivre, d’une conception de Ia
vie psychique qui met en relation chaque sentiment avec
les données du monde sensible et chaque sensation en réac-
tion avec les images de la mémoire affective, il fallait à
Stanislavski des ceuvres organisées jusque dans le détail
selon une telle perspective et méditées phrase à phrase
pour libérer autour des mots les vagues d’un sous-texte,
qui lui-même s’appuierait sur les sons, les gestes et les
objets. Malgré les hésitations et les réticences de Tchekhov
vis-à-vis du Théâtre d'art, son oeuvre rencontre les intui-
tions les plus personnelles de Stanislavski, et il n’est pas
hasardeux de penser qu’elle a contribué à les cristalliser
sous la forme que nous connaissons.
Voici un théâtre construit à partir des manifestations
les plus insignifiantes de 1’existence, telles qu’on les repère
dans une société aux contours spécifiques, à un moment
de 1’histoire parfaitement situé, dans des lieux évoqués
avec un souci minutieux de la ressemblance, « oü les gens
Un réalisme aux nouvelles frontières 229

vont, viennent, dínent, parlent de la pluie et du beau


temps, jouent au whist, non de par la volonté de 1’auteur,
mais parce que c’est comme ça dans la vie réelle82». A
première vue, on croirait un enregistrement pur et simple
des choses comme elles sont et des gens comme ils parlent,
sans aucune volonté de relier les faits entre eux ou dexpli-
quer leur déroulement. Aucune péripétie spectaculaire,
mais un mouvement d'une extrême Ienteur, à peine percep-
tible, qui apporte des modifications. Des coqs-à-l’âne, des
ruptures, des dissonances, des chocs légers, des bruits, des
crispations tênues, des pauses, des silences. Et aussi, la
couleur du temps, la consistance subtile des objets, le
poids exact des atmosphères.
Peu à peu, de décalage en glissement, il advient que les
personnages — chacun particularisé dans sa démarche,
son ton et son costume, chacun dessiné selon des índices
biographiques et psychologiques qui n’appartiennent qu’à
lui, chacun cerné d’après son comportement et ses propos
— se dégagent de la brume oú ils se meuvent, parce qu’il
s’établit entre eux tout un échange d'échos, d'images,
d’allusions et de pressentiments: ils se dévoilent dans
leur identité Ia plus secrète, dont aucun état civil ne sau-
rait rendre compte, et, simultanément, dans leur exem-
plarité, parce qu’ils sont tributaires d’une histoire qui les
dépasse et oriente leurs destins. A la musique simple et
subtile des phrases dites, on devine de mieux en mieux
les rêves qui les inspirent, les aspirations qui les soulèvent
et le poids des choses qui contredit et annule sans relâche
leurs actions. Ils « disent une chose, mais en vivent et en
sentent une autre83 », parce qu’ils sont à la fois enracinés
dans une existence privée et dans un ordre général et,
surtout, parce que cette double réalité a une activité sous-
marine incessante, faite de mouvements infinitésimaux,
dont le texte écrit ne fait que signaler les points d'affleu-
rement et les traces intermittentes d’explosion.
Impossible, ici, pour 1’acteur, de réciter un texte et de
faire comme si les mots étaient des objets autonomes:
ce théâtre n’est pas une machine à jouer, mais, à partir
d’une captation du réel, une fabrique d'images à vivre.
Stanislavski a raison : « Tchekhov a besoin d’un acteur-
collaborateur qui le com plèteM. » Si cette dramaturgie
dresse le procès-verbal du monde comme il est — en quoi
230 La crise du personnage dans le théâtre moderne

elle procède du réalisme Ie plus objectif — , elle y consigne


1'existence de zones d'ombre concentriques autour du
noyau des apparences et elle y montre la réalité d’un
courant d’échanges ininterrompu entre le dit et le non-
dit, le conscient et l ’inconscient, le clairement pensé et
1’obscurément vécu. Le personnage, placé dans cet entre-
deux, se propose à 1’acteur comme une somme de signes
traversés de blancs et de creux inégalement intenses, qui
demandent littéralement à être orchestrés en lignes mélo-
diques cohérentes, oü le tempo l'emporte sur la maté-
rialité du son : avec de 1’intelligence, il faut à cette mise
en ceuvre une sensibilité qui s’implique directement dans
la représentation et qui sache intégrer ses phénomènes à
un flux vital perpétuel, seul capable de les justifier et de
les authentifier.
« Mène le jeu, écrit Tchekov à Olga Knipper à propos
des Trois Soeurs, avec nervosité, mais sans désespoir, ne
crie pas, souris, ne serait-ce que de temps en temps, et,
surtout, fais que l'on sente la fatigue de la n u it85 » : il ne
s’agit pas tant, on le voit, de prêter au personnage une
psychologie fouillée et. une logique irréfutable que de le
metfre en communication avec les pulsations profondes
du monde et de 1’esprit. Ce que 1’ensemble des rôles repre­
sente, c’est une multiplicité de points de vue sur une his-
toire qui leur est commune à tous : seul 1’acteur, en s'enga-
geant corps et âme dans le jeu, peut trouver 1'indice de
réfraction exact qui rende compte à chaque fois de la
qualité de ce rapport. Pour exprimer 1’altérité du person­
nage, 1’acteur doit se servir de lui-même à la manière d’un
filtre ; il s’incarne dans le rôle et il incame le rôle en lui
simultanément, en une série de trajets parallèles qui le
font aller de 1’observation au lyrisme, de 1'aveu à 1'enquête
et de 1’opacité de son propre corps à la compréHension
d ’une sensation venue d’ailleurs et en elle-même organisée.

* *

Ce qui s'esquisse en filigrane derrière une telle concep-


tion du personnage et de 1’acteur, c'est peut-être l'idée
double qui, de Bergson à Proust et aux surréalistes, s’est
imposée progressivement, sous des avatars différents, à
l ’Europe du xxe siècle naissant: à savoir que la vie est
Un réalisme aux nouvelles frontières 231

mouvement ininterrompu, durée inépuisable, fluidité indi-


visible, qu’il est vain de chercher à représenter intellectuel-
lem ent; et que ]a mémoire maintient immobiles, dans
« le sous-sol de la conscience86 », une troupe d’images et
de souvenirs qui ne demandent qu’à affleurer au jour,
pour peu qu'on leur entrouvre la porte, et à nous apporter
les linéaments d’un savoir que l’intelligence est impuis-
sante à tirer du réel. Mais comment trouver un point fixe
oü s'ancrer dans le flux évanescent qui emporte l ’homme,
sa personnalité, sa vie, ses rêves ? Faut-il s'abandonner à
cette violente et anarchique activité du temps, ou chercher
à lui opposer des digues, des monuments, des formes vic-
torieuses ? De là à se demander si le personnage de théâtre
n’offre pas une vérité plus süre que la réalité qu’il repré-
sente par mimésis, ou, inversement, s’il nest pas une
construction artificielle qui doit éclater au bénéfice de la
vie innombrable, il n’y a qu’un pas à franchir, dans deux
directions opposées oü se sont engagés respectivement
Luigi Pirandello et les surréalistes La démarche de ceux-
ci, nous le verrons le moment venu, prépare 1’interven-
tion d’Antonin Artaud dans le débat qui nous occupe.
L'ceuvre de Pirandello, elle, trouve son impact au Iende-
.main de la première guerre mondiale : beaucoup pensent
alors quelle offre la solution la plus séduisante aux pro-
blèmes posés par la société moderne au sujet du per­
sonnage.
VII

LE JEU DES ROLES

« Un personnage a vraiment une vie propre, marquée


de caractères particuliers, cest toujours quelqu'un. Tan-
dis qu’un homme, en général, peut n etre personne87 » : on
reconnait ici la tension même qui est à la base de la mimé-
sis, mais exactement et terme à terme renversée. D’un
côté, le monde décrit comme un chãos d’apparences à
quoi il est impossible de se référer: jeu d’ombres vides,
ballet de masques en vain remués, lieu d’illusion. De
l ’autre, le théâtre défini comme 1’univers de la seule
authenticité accessible, oü les choses et les êtres portent
vraiment un nom : là, on peut du moins saisir une vérité
des visages et trouver une sécurité dans le contour des
formes. Toute 1’ceuvre de Pirandello, on le sait, est fondée
sur ce paradoxe, qui pose le personnage comme 1'unique
détenteur d'une substance et fait ressembler 1'état civil à
un registre douteux, porteur d’identités falsifiées. Qu’une
telle thématique, annoncée d’une certame manière par la
philosophie contemporaine, fasse écho à une interrogation
sur le moi qui s’est généralisée au xxe siècle au point d'ap-
partenir à l’air du temps, voilà qui ne fait pas de doute.
Elle nous intéresse d’autant plus ici qu'elle a marqué le
théâtre moderne tout entier et engendré de nombreuses
familles de personnages, qui se sont succédé sur les scènes
pendant près d'un demi-siècle88.
Une attention minutieuse portée au réel et un achame-
ment entêté à le discréditer; une mobilité intellectuelle
qui exprime à la fois un vouloir-vivre exaspéré et une fasci-
nation mortelle pour les abimes ; une sensualité prise de
Le jeu des rôles 233

court devant la chair et une rhétorique influencée par une


méliance profonde pour 1'esprit; un goüt effréné pour le
discours qui, à mesure q u il procède, nie la vérité qu'il
est en train d etablir, et un égal amour pour les fastes de
la parade : tout cela, qui caractérise la démarche propre
de Pirandello, reflète aussi les tendances contradictoires
de la conscience européenne entre les deux guerres. Idéa-
lisme ? Oui, si l’on considère qu’une telle attitude disquali-
fie le monde extérieur, qu’elle identifie à la caverne de
Platon. Peut-être pas exactement si l ’on remarque que ce
subjectivisme tire ses prémisses d’une objectivité provo­
cante : héritier infidèle du vérisme, il croit si fortement
à la réalité des choses qu’elle lui semble abolir 1’identité
du sujet qui les perçoit et qu’il érige la fiction en vérité
par le plus arbitraire des coups d’Etat, pour donner un
dérivatif à l'angoisse d'exister. Une fois projetée cette
construction qui annule le temps et 1’espace, il reste à se
persuader, sans relâche, de sa validité et de ses chances
de succès : c'est à cela que sert à Pirandello, en demière
analyse, le théâtre.
Cest au théâtre,eneffet, q u e l’hommepeut dessiner son
image comme il 1'entend et la faire légitimer au vu de
tous, mais encore faut-il que le public donne son adhésion
à cet échange des masques et à ce retoumement de la
mimésis, dont le but demeure de conjurer le doute et de
procurer une force nouvelle en face de la vie : il importe,
pour y parvenir, de dissoudre les phantasmes de la théâ-
tralité à mesure qu'on les lève et de débarrasser la scène
successivement des simulacres qu’on y a installés. Parce
quelle joue du théâtre non seulement dans le théâtre,
mais contre lui, 1’entreprise pirandellienne requiert une
virtuosité sans précédent: ce qu’elle postule, ce n'est rien
de moins que la dissolution Progressive du personnage
en lui-même, à travers le .progrès de 1’action oü il est
engagé. Si le personnage a besoin, pour « se trouver »,
d’une incarnation qui le fasse émerger des limbes, il ne
peut se contenter, à peine constitué de « jouer à jouer
pour de v r a i89» et de tirer son existence du regard du
public qui le considère; entrainé par sa configuration et
par 1’ambition qui lui a donné naisance, il doit se sous-
traire à la théâtralité sans retomber dans la vie et proté-
ger son caractère fictif sans renoncer à recevoir une estam-
234 La crise du personnage dans le théâtre moderne

pille de réalité : de cette gageure, le moins qu’on puisse


dire est qu’elle est difficile à tenir.
De proche en proche, le personnage se fait ainsi l ’agent
de sa propre destruction, en tant que rôle théâtral, soit
qu'il retourne à la vie du dehors et à 1’inconsistance qui la
caractérise, soit qu’il s’emmure en une figure de lui-même
soustraite aux aléas du spectacle. La question qui se pose
alors est bien celle que formule Georges Piroué dans son
essai sur Pirandello : est-il possible d’échapper à 1’histoire
pour inventer « ex nihilo une autre société plus souple et
plus transparente » et « une forme pure qui ne tire sa
fécondité que delle-m êm e90» ? En d’autres termes, com-
ment faire d’un signe de contradiction le ciment d'une
vérité et fonder sur un jeu de reflets renversés la cohésion
d’une structure permanente ? Et Pirandello tente-t-il autre
chose que de tromper une mélancolie désespérée, particu-
lièrement familière sur les rivages de la Méditerranée, en
maniant les ressources ambigués de 1'ironie ? 11 inaugure
une façon de concevoir le théâtre comme une architecture
élevée sur le vide, pour défier le néant quelle dénonce
et pour offrir contre lui le seul recours, peut-être, qui
permette de ne pas perdre la face. A 1’intelligence, il
revient ici de dénigrer le monde, d’humilier le moi, de
disqualifier le langage, puis de se retourner ensuite contre
elle-même et de mettre en scène sa déconfiture, dans un
ultime feu d’artifice: rien n’est plus significatif d’une
époque partagée entre la rhétorique et Ia violence, tribu-
taire encore de son vieux style, mais séduite déjà par
les forces inconnues qu’elle a déchainées; le théâtre oü
elle se reconnait est déjà célébration de sa mort attendue.

Pour parvenir à ses fins, Pirandello use simultanément


de deux registres de la théâtralité, qui nous sont l’un et
l ’autre familiers, mais que nous percevons d’ordinaire
comme antinomiques: la reproduction illusionniste du
réel et le libre jeu, comme tel affiché, des conventions de
la scène. En présentant ses personnages, les accessoires
dont ils se servent et le décor oü ils agissent, Pirandello
fait montre, d’abord, d’une minutie que ne renierait pas
Le jeu des rôles 235

le plus exigeant des naturalistes : qu’on ouvre au hasard


n’importe laquelle de ses pièces, et l’on y verra, décrits
dans le moindre détail, avec un souci vigilant de la confor-
mité, traits physiques, comportements, costumes, dépla-
cements, intonations de tous les rôles, mais aussi lieu,
moment, meubles, objets, bruits. Au lever du rideau de
Chacun sa vérité, par exemple, Landisi « se promène avec
animation à travers le salon. Svelte, élégant sans
recherche, quarante ans environ, il revêt un pyjama violet
à parements et brandebourgs noirs. Esprit aigu, il s’irrite
facilement, mais ne tarde pas à rire et à laisser les gens
parler et agir à leur guise; le spectacle de la sottise
humaine le divertit91. » L ’Autre Fils se passe « en Sicile,
quelques années après 1900 ». Le d écor: « les dernières
petites maisons du village de Sarnia, au détour d’une
ruelle sinistre qui se perd dans la campagne ; les maisons
de plâtre, toutes à un seul étage, séparées l’une de l’autre,
avec leur potager derrière, reçoivent le jour par les vieilles
portes déteintes et vermoulues, un vieil escalier d'accueil
devant chacune92». Six personnages en quête d’auteur
commencent par restituer le déroulement d’une vraie répé-
tition dans un théâtre, et ainsi de suite. II y a partout,
chez Pirandello, le souci d'un réalisme qui transcrive
exactement les choses de la vie et portraiture les hommes
avec la plus attentive des précisions.
Mais, aussitôt obtenue une telle copie, 1'objectivité qui a
présidé à son élaboration se démasque elle-même comme
dérisoire : à vouloir prendre à la lettre les apparences et
les enregistrer telles quelles, elle s’est abstenue méthodi-
quement de leur supposer un príncipe organisateur,
qu’on ne saurait introduire que du point de vue de 1’esprit,
et voici que 1’écrivain fait mine de confondre sa méthode
et l’objet auquel il l’a appliquée. Si le réalisme ainsi com-
pris finit par émietter le réel en une poussière d’éléments
incohérents, on nous demande d’en conclure à l'insigni-
fiance de la réalité même et d’attribuer la futile inconsis-
tance des images produites aux modèles dont elles éma-
nent. Les personnages, identifiés aux individus qu'ils sont
censés représenter, sont tous ensemble, par ce tour de
passe-passe, mis au bane des accusés et désignés à la
méfiance publique.
On nous les montre ballottés de défaite en défaite,
236 La crise da personnage dans le théâtre moderne

décomposés par le temps qui s’en va, envahis par le


dehors, fragmentés jusqu a l'infini en projections contra-
dictoires, pétriíiés en autant de statues exangues qu'il y
a de regards pour les percevoir. Nul d’entre eux ne peut
dire ego sum, mais chacun se délinit tel que le font les
autres, avec 1’approbation de la société qui achève de
donner force de persuasion à ces figures mensongères.
Aimer, hair, croire au juste et à 1’injuste, prétendre agir
sur le monde, ou simplement se considérer avec sérieux
comme un être pourvu d’une conscience libre, c'est dupe-
rie, imposture ou faiblesse d’esprit. Tout est maquillage
et mascarade, à çommencer par la physionomie qu'on
arbore et jusqu'aux pensées enfouies au fond de nous, qui,
à mesure qu’elles viennent au jour, sont incorporées aux
couleurs de notre fard. Est-ce la faute du théâtre si, ten-
dant au monde un miroir, il n’y recueille que des ombres
divagantes et si, enregistrant ses voix, il n’en retient qu’un
caquetage absurde ?
A ce degré-ci de théâtralité, les personnages pirandel-
liens demeurent donc à l’état de fantoches étourdis et
inaptes à seulement déceler leur m isère: il faut ajouter
immédiatement que, s'ils prennent conscience de la comé-
die qu'ils jouent et consentent à répudier leur personna-
Iité comme on se défait d'une peau inutile, le théâtre
leur donne une chance d'accéder à un statut plus hono-
rable. Mais il s'agit alors d’un autre théâtre, qui reven-
dique son irréalisme et son artificialité : point par point,
il contredit le premier, dont il inverse les signes et sou-
ligne les compromissions. Tout, à partir de là, peut
s’ordonner dans une perspective nouvelle: ce qui était
informe se rassemble en structures résistantes et ce qui
était instable accède à une sorte de permanence; le jeu
devient une sorte d’ascèse oü qui perd gagne, et le tra-
vestissement oeuvre de vérité oü 1'être réussit à se trouver.
Le temps de Ia représentation se dédouble en deux chro-
nologies opposées, et le personnel dramatique en deux
classes antagonistes: aux rôles que nous avons décrits,
sont en effet confrontés des personnages de personnages,
si Ton peut dire, qui se présentent comme des « masques
nus », parce qu’ils ont accepté de n’avoir d’autre visage
que celui de la pure fiction.
En se choisissant comme des monades fermées sur elles-
Le jeu des rôles 237

mêmes, ils se soustraient à rintervention hasardeuse d’au-


Irui, dépouillent leur défroque sociale, dénouent leurs
liens avec la réalité. Et, surtout, ils échappent au change-
ment universel, sans laisser à personne dautre qu’à eux-
mêmes le soin d’élaborer leur image : parce qu'ils s’affran-
chissent du temps, ils peuvent désormais devenir quel-
qu’un, porter en toute légitimité le nom qu'ils ont élu,
avoir un destin qui leur appartienne. Se théâtraliser,
cest pour eux mettre fin au « conflit tragique immanent
entre la vie qui, continuellement, coule et change, et la
forme qui la fixe, immuable93 » : embaumés dans une
figure parfaitement rigoureuse, ils construisent une fois
pour toutes leur vérité.
Mais, si l’on regarde d’un peu près Six personnages en
quête d’auteur et Henri IV , oü Pirandello a ménagé le face
à face le plus impressionnant entre ces deux catégories
de rôles, on ne tarde pas à constater qu'il a délibérément
enfermé sa dramaturgie dans un cercle vicieux. Car, une
fois qu’il a réussi à dévaloriser le processus de la repre­
senta tion et à jeter le soupçon sur 1’activité de 1’acteur,
coupable de la figer en stéréotype, le personnage au
second degré a besoin de faire reconnaitre sa victoire. S'il
est taillé dans une matière onirique, comme le Père ou la
Belle-Fille, il découvre lui-même qu'il lui faut une écriture
pour se constituer, un corps pour se montrer, une logique
pour s’accréditer, sans compter la bienveillance du public
qu’il doit capter à tout prix sous peine de retourner à ses
limbes : il ne lui reste alors d’autre issue que de consentir
à la théâtralité triviale dont on l ’a vu se dégager, en reve-
nant hanter les planches et en réclamant de se soumettre
aux conditions aléatoires de la scène. Si, d'autrc part, il
s’est retiré du monde comme Henri IV, pour se construire
un rôle et s’y emmurer corps et âme, il ne peut pas
davantage se passer de témoins pour donner consistance
à la figure qu’il a choisie, mais il suffit que ces témoins
violent la règle implicite du jeu et fassent mine à leur
tour de confondre 1’imaginaire et le réel pour que la fic-
tion s'effondre et retourne à la vie dans un effroyable
désastre: là aussi, par le même effet de boomerang, le
théâtre finit par détruire le théâtre, comme les géants de
la montagne massacrent Ilse et ses acteurs dans la der-
nière pièce de Pirandello : « Nous qui sommes du métier,
238 La crise du personnage dans le théâtre moderne

prenez exemple chez les enfants, je vous dis, qui inventent


leur jeu, puis y croient et le vivent comme s’il était vrai »,
dit un comédien; à quoi il est apporté une double
réponse : « Mais nous ne sommes pas des enfants », e t :
« Si nous avons été des enfants, nous devons le rester tou-
jou rs94». Dans les deux cas, c’est une fin de non-recevoir
définitive qui est opposée au jeu des rôles, tel que Piran-
dello en a, toute sa vie durant, dirigé le décevant et subtil
cérémonial.

Cette défaite, idéologiquement, affecte 1'exereice du


théâtre dans une société terrorisée par la perspective de
sa décomposition, dans la mesure oü elle renvoie au maga-
sin des illusions le rêve d’opposer une digue au flot qui la
dévaste et de trouver une structure oü se reconstituer. II
n’empêche, cependant, que 1’entreprise de Pirandello a
réussi à adapter l’usage de la mimésis au monde moderne,
en la prenant elle-même pour objet théâtral dans toutes
ses phases successives et en adoptant pour fable de ses
drames la crise de la représentation qui minait le théâtre
européen depuis la fin du xixe siècle: ce qui est remar-
quable ici, ce n'est point tant, en effet, davoir opposé la
forme et la vie dans une saisissante confrontation que
d’avoir constitué ce conflit inextricable en moteur princi­
pal de la théâtralisation. Après Pirandello, il va devenir
difficile de dissocier 1’analyse du monde de la conscience
qui le perçoit et la description du moi du réel qui l’inves-
t i t : ce qu’il nous renvoie, dit Bernard Dort, « c'est, radi-
calisée, l’image même de notre situation historique ; celle
d’hommes bloqués95 » ; soit, mais ce qu’il a proposé à ce
moment de l’histoire, c’est aussi, prodigieusement habile,
le moyen de traduire en termes de théâtre la situation de
notre société.
D’oü 1’influence du pirandellisme sur tant de drama-
turgies en Europe, surtout entre les années trente et
soixante. On en a retenu à la fois une thématique qui, à
travers de multiples variations, a incité à redéfinir le
rapport entretenu par le personnage théâtral avec le
monde et avec le moi, et un certain nombre de techniques
pour porter à la scène ce jeu de relations ambiguês. Les
Le jeu des rôles 239

thèmes ? Ce sont les structures psychologiques éclatées,


1'analyse rationnelle humiliée, le langage démis de son
pouvoir d'exprimer, la conscience de l’identité brouillée,
1'intervention d’autrui montrée comme destructrice de la
personnalité: si, dans ces conditions, le personnage
porte toujours le sceau du réel, il n’y trouve plus que la
garantie du paraitre, mensongère, instable et, de bout en
bout, dérisoire. Sa seule qualification, c’est d’être sans
qualités et son seul enracinement de savoir qu’il est privé
de racines. Mais, à partir de là, il peut se constituer dans
un échange renouvelé avec la fiction : 1’estampille que lui
donne 1’imaginaire est même désormais considérée comme
la seule vérité sur laquelle il puisse parier. De Salacrou à
Genet, d’Anouilh à Sartre, de Camus à Ionesco, pour ne
rien dire de Marcei Achard ou de Sacha Guitry, le théâtre
français, particulièrement, a assimilé la problématique
pirandellienne du personnage, soit pour 1’intégrer à la
dramaturgie traditionnelle en 1’approfondissant intellec-
tuellement, soit, en la radicalisant et en la nettoyant de
toute psychologie, pour disloquer le jeu des rôles sous la
dérision ou pour tirer un rituel calculé de leurs images
incertaines.
Dans le premier cas, 1’héritage de Pirandello a contribué
à enrichir le théâtre bourgeois et à lui donner un soufflé
nouveau, sans transformer son mode de fonctionnement
ni son insertion dans la société ; plus indüment peut-être,
il a permis de rajeunir le théâtre à thèse épuisé, en l'ac-
cordant aux préoccupations du public, et de donner, par
exemple, un brillant successeur à Dumas fils dans la per-
sonne de Sartre. Dans le second cas, le pirandellisme aura
servi de ferment à une révolution théâtrale moins radicale
qu’on ne l ’a dit, mais qui, sans s’affranchir des lois de la
représentation, n’en a pas moins consommé 1’éclatement
des vieilles conceptions de la scène: ainsi du « nouveau
théâtre » des années cinquante.
De la même manière, la technique dramatique de Piran­
dello a d’une part aidé au renouvellement de 1’écriture
issue de la tradition, comme dans le théâtre de Salacrou,
et d’autre part à 1’instauration d’un style théâtral en
rupture violente avec 1’ordonnance de la dramaturgie
illusionniste, comme dans 1’ceuvre de Genet. Des maschere
nude, en effet, sont issues la plupart des techniques
240 La crise du personnage dans le théâtre moderne

modernes qui jouent de la réfraction du personnage en un


ou plusieurs miroirs, obliques ou parallèles, et qui, plus
généralement, instaurent un va-et-vient entre la vie et une
théâtralité pure, comme telle assumée: ainsi les traves-
tissements du rôle en lui-même, les décalages qui le mor-
cellent entre des séries temporelles divergentes, l'enva-
hissement de la réalité par la fiction et vice versa, les
explosions aberrantes de la mémoire, etc. Comme il va
de soi, aucun des successeurs de Pirandello n’a utilisé
1'ensemble de sa méthode, en acceptant toutes ses impli-
cations: elle a plutôt offert des images clés et des
procédés pratiques, mis en branle des rêveries et des
réflexions, suggéré des chemins à explorer. Mais, à per-
sonne, elle n'est apparue comme une incitation à sortir de
1'espace de la mimésis : comme nous avons eu 1’occasion
de le souligner déjà, il est même permis daffirm er qu’en
renversant le courant des échanges que la mimésis ins­
taure, sans entraver le cours de sòn fonctionnement, Piran­
dello a proposé l’un des traitements les plus efficaces pour
lui rendre quelques-uns de ses pouvoirs dans un monde
qui l'a reçue dans son héritage culturel, sans être bien
assuré de la validité de sa démarche.
VIII

UN TROUBLE GÉNÉRALISÉ

Des analyses précédentes, on peut dabord retenir la


confirmation qu'une méfiance générale porte désormais
sur la matière, l ’objet et les procédures de la représen-
tation : ce qui est soumis au doute, à partir des dernières
années du xix“ siècle, cest bien la définition du rapport
qui, en droit et en fait, lie la scène au monde. Si l’on nie
rarement la légitimité de cette liaison, on s’interroge de
toutes parts sur la nature exacte du théâtral et du réel,
sur la pertinence de la mimésis, sur le statut du per-
sonnage, sans que 1'observateur puisse faire autrement
que de juxtaposer les réponses foumies et les Solutions
proposées: comment espérer trouver un consensus sur
ces points dans une société partagée entre des postula-
tions contradictoires et ébranlée de place en place par des
secousses incohérentes ? 11 n'en reste pas moins qu'il y a,
à travers cette dispersion, un certain nombre de cons­
tantes : des refus communs, des partis pris convergents,
des lignes de partage clairement dessinées. Essayons, pour
conclure ce chapitre en forme de kaléidoscope, de les
récapituler brièvement.
1. Tous les réformateurs du théâtre, au moment qui nous
intéresse, luttent contre un adversaire unique: le réalisme
abâtardi du théâtre bourgeois et, plus globalement, l'idéo-
logie tout entière de l'illusionnisme théâtral. Seuls Antoine
et Stanislavski s’assignent la mission d'une recherche réa-
liste, mais le second ne tarde pas à approfondir considé-
rablement sa visée et à mettre en connivence le vécu et
242 La crise du personnage dans le théâtre moderne

1’imaginaire, le matériel et le spirituel, le repérable et l’in-


visible: Tchekhov, son auteur favori, est loin d’accepter
telles quelles les définitions courantes du monde et du
moi, avec les méthodes traditionnelles qui servent à leur
reproduction. En fait, de Jarry à Yeats et de Strindberg à
Pirandello, est unanimement dénoncée la démarche qui
consiste à supposer une harmonie rationnelle entre
1'homme et 1’univers, à attribuer à la réalité la logique que
1’esprit y introduit et à créditer 1’esprit du pouvoir sur les
choses qu'il prétend s’arroger. Contre le monde, livré à
1’absurdité ou ordonné par un sens cachê, mais dans les
deux cas inconnaissable par les voies de la raison, le moi
use darmes fallacieuses : dispersé à tous vents par le
temps destructeur ou cherchant son unité en mourant à
lui-même, il se ment dans les deux cas, tant qu'il persiste
à se définir comme le pivot de 1’univers et à sagripper
aux fausses certitudes de cet anthropocentrisme. Impos­
sible, donc, de prendre au sérieux les normes psycholo-
giques et sociales, de croire aux modèles de la tribu, de
s'abriter derrière les constructions de la culture. Et im­
possible, aussi bien, de fonder sur ces présupposés l'écri-
ture dramatique et 1’exercice du théâtre.
2. A partir de ce constat commun, trois tendances dif-
férentes se dessinent, qui se recoupent parfois Time
l’autre, mais qu'on peut nettement distinguer. La pre-
mière, inaugurée par Jarry, nous montre le personnage
ramené à ses constituants minimaux : disloqué, dépouillé
de tous ses fards psychologiques et culturels, rendu à des
pulsions primitives, incapable de communiquer avec
autrui, condamné à proférer une parole aberrante ou gro-
tesque, il est exhibé sur la scène dans cet appareil cruel-
lement simplifié : Jarry le livre aux torsions d’un comique
dérisoire, Strindberg en fait une tragique effigie de lui-
inême et de la condi tion humaine, Pirandello le met en
contact avec 1'existence quotidienne pour révéler sa men-
songère inconsistance, etc. Atomisé et réduit au minimum
vital, il est voué à la dénonciation du monde ou à la
dépioration du moi.
Puis voici le personnage restauré dans sa théâtralité
et promu au statut d’un masque fascinant: saisi par un
verbe souverain qui s’exprime à travers lui et se substitue
à sa parole infirme (Claudel), mêlé aux puissances mysté-
Un írouble généralisé 243

rieuses de la terre et du ciei (Yeats), devenu 1’inventeur de


sa propre vérité et mis en posture de triompher de la mort
(Pirandello encore), il rompt avec la réalité pour user à
Tinfini des ressources du jeu, se réfracter en images super-
posées, etc. Que cette théâtralité soit consciente et montre
ses ficelles ou quelle préside à 1’élaboration d’un cérémo-
nial et renoue avec les puissances du mythe, elle s’impose
avec éclat au théâtre moderne, qui, de plus en plus fré-
quemment, se prend lui-même pour objet de représenta-
tion.
Le personnage, enfin, est remis au monde par Stanis-
lavski, Tchekhov et, en un sens, Pirandello, dans un éclai-
rage critique qui ne donne pas de la vie un reflet, mais
une construction lucide et dynamique : un nouveau mode
de rapports entre le théâtre et la société s’ébauche ici, qui
est au demeurant conforme à la finalité de la mimésis
aristotélicienne, telle que nous l’avons décrite dans son
application à la comédie. Le monde et le moi sont ainsi
considérés comme des réalités inachevées, qui ne peuvent
trouver de plénitude que l’un à travers 1’autre, dans un
équilibre toujours provisoire et toujours soumis à recon-
quête.
3. II faut convenir que, dans tout ce qui précède, nous
n'avons vu nulle part récuser le concept même de la repré-
sentation : la crise porte plutôt sur les modalités nouvelles
à lui donner, et 1’incertitude sur la définition des modèles
à im ite r; les dramaturgies que nous avons étudiées s'at-
tachent, sauf dans le cas de Craig, beaucoup plus à adapter
Ia mimésis qu'à la mettre en liquidation. Certes, il n’y a
guère que Claudel à pouvoir 1’assumer avec toutes ses
conséquences, puisqu’il est le seul à pouvoir la rapporter
à un ensemble de valeurs qui la justifient et 1’intégrer dans
une vision du monde cohérente: encore avons-vu avec
quelle liberté il remanie ses protocoles. Mais, si Jariy fait
grincer les rouages de la mimésis, si Pirandello la ren-
verse, si Wedekind et Strindberg lui assignent de nou-
veaux objets à représenter, personne ne 1’évacue. Per-
sonne, sauf Edward Gordon Craig, mais encore celui-ci
renvoie-t-il à 1’avenir le divorce définitif, dont il montre la
nécessité, entre théâtre et représentation du r é e l: il sou-
haite cette rupture tout aussi ardemment que Nietzsche,
et plus pratiquement que lui il la prépare, mais on ne sau-
244 La crise du personnage dans le théâtre moderne

rait dire en toute rigueur qu’il l'ait accomplie autrement


quen projet.
4. On peut dès lors se demander si la crise endémique
oü est entré le théâtre n'est pas liée à l’hésitation même
que partagent en commun, devant le problème de la repré-
sentation, auteurs, metteurs en scène, acteurs et specta-
teurs : tout se passe comme s'ils s’étaient résignés ensem-
ble à gérer cette crise, au lieu de la conduire à un point
de rupture irrémédiable. C'est ce que décident de faire, à
peu près simultanément, chacun de son côté et chacun à
sa manière, Bertolt Brecht et Antonin A rtaud: ils tirent
l’un et 1’autre toutes les conséquences du malaise du
théâtre européen, en sortant délibérément des cadres déli-
mités par Aristote. Brecht amorce cette rupture en redéfi-
nissant scientifiquement la notion de réa lité; Artaud la
consomme en réévaluant métaphysiquement le concept
du Je et son rapport à l'être.
CHAPITRE IV

LA SCÈNE ENTRE DEUX MONDES


LE PERSONNAGE EN TRAVAIL
460 La crise du personnage dans le théâtre moderne

90. Ainsi de Scribe lui-même avec Dix ans de la vie d’une


femme (1832) et, entre cent exemples, de la résistance mani-
festée par le public aux Corbeaux de Becque, cinquante ans
plus tard.
91. Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française de
1789 à nos jours, Stock, Paris, 1936, p. 393. C’est le même cri­
tique qui constate, à propos de Paul Hervieu, 1’existence d’une
littérature dramatique « de classe, au sens social du m ot»
(p. 503).
92. Le Temps, article du 23 juillet 1860.
93. Les titres cités dans ce paragraphe sont respectivement
d’Henry Monnier, Duvert et Lauzanne, Victor Ducange et
Théodore Barrière.
94. Le Roman chez la portière, in La Comédie dans la pre-
mière moitié du xixe siècle (recueil de pièces), p. 341, Genève,
1969.
95. Pattes de mouche, in La Comédie et le Vaudeville de
1850 à 1900 (recueil de pièces), p. 262, Genève, 1970.
96. Soixante ans de souvenirs, t. II, pp. 86-87, cité d’après
Descotes, op. cit., p. 301.
97. D’après le calcul de Gilbert Sigaux, dans sa préface au
Théâtre de Labiche, 5 vol. Genève, 1970, t. I, p. 11.
98. Emile Zola, CEuvres complètes, Cercle du Livre précieux,
Paris, 1969, t. X II, La Scène dramatique à Paris (déc. 1875),
p. 19.
99. Ibid., pp. 18-19.
100. Ibid., p. 20.
101. Zola, CEuvres complètes, t. XI, Nos auteurs dramati-
ques, p. 583.
102. Le Naturalisme au théâtre, Les décors et les acces-
soires, t. X I des O.C., p. 338.
103. Ibid., p. 338.
104. Ibid., p. 338.
105. II a toujours existé, sous une forme ou une autre, un
régisseur chargé de la bonne ordonnance des répétitions et
des représentations: le metteur en scène, doté des pouvoirs
que nous lui connaissons, n'apparait au bout d’une longue
évolution qu’autour des années 1880, et ce sera pour réclamer
bientôt un empire sans partage sur le plateau. Voir là-dessus
M.A. Allévy, La Mise en scène en France dans la première
moitié du xixe siècle, Paris, 1938 et André Veinstein, La Mise
en scène théâtrale et sa condition esthétique, Paris, 1955.
106. Cela se sait pour Stanislavski, beaucoup moins poür
Antoine. Voir à ce sujet Antoine le patron, in Théâtre public,
de Bemard Dort, pp. 299-303, Paris, 1967.
107. Voir Bablet, op. cit., à qui nous empruntons plusieurs
renseignements.
108. André Antoine, Mes souvenirs sur le Théâtre-Libre, p.
199, Paris, 1921.
109. André Antoine, « Causerie sur Ia mise en scène », p. 604,
in Revue de Paris, 1” avril 1903, pp. 596-612.
Notes 461

110. Victor Hugo, préface de Cromwell, p. 70.


111. Ibid., p. 70.
112. Préface d'Emile Augier au Théâtre complet de Labiche;
cité par G. Sigaux, op. cit., p. 16.
113. A Labiche et à Meilhac et Halévy, Emile Zola a plu-
sieurs fois rendu hommage, tout en marquant leurs limites.
Voir CEuvres completes, t. XI, pp. 705-730.

Chapitre III
1. La Naissance de la tragédie, trad. Geneviève Bianquis,
Gallimard ( « Idées »), p. 78. Nietzsche rend Euripide respon-
sable de 1’invasion du théâtre par la « médiocrité bourgeoise ».
2. Le Drame musical grec (1870), in La Naissance de la tra­
gédie, op. cit., p. 203.
3. Ainsi appelle-t-on les dizaines de petits théâtres d’essai.
la plupart fort éphémères, qui s’ouvrent à Paris dans les
années 1890. « Ils sont, dit Jarry, les théâtres réguliers du
petit nombre » (Douze arguments sur le théâtre, in Tout Ubu,
p. 150).
4. Sur la crise du personnage romanesque ouverte depuis
le début de notre siècle, voir Personne et personnage, de
Michel Zeraffa, Klincksieck, Paris, 1969.
5. Mallarmé, Crayonné au théâtre, in CEuvres completes,
Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 1956, p. 300.
6. Ibid., p. 298.
7. Ibid., p. 315. Et encore, en parlant de Lear, Hamlet,
Cordélie et Ophélie: « Lus, ils froissent la page, pour surgir,
corporels» (ibid., p. 329).
8. Les Marionnettes de M. Signoret, in La Vie littéraire, t.
II, p.148, Paris, 1899. Craig cite cette phrase dans le Théâtre
en marche, p. 158.
9. La jeune Belgique, 1890. Cité par Jacques Robichez dans
Le Symbolisme au théâtre. Lugné-Poe et les débuts de VCEuvre,
L’Arche, Paris, 1957, p. 83.
10. Voir Robichez, op. cit.
11. Villiers de l’Isle-Adam, Axêl (1890), Paris, La Colombe,
1960.
12. Lettre de Maeterlinck à Lugné-Poe, cité par Lugné-Poe
dans Le Sot du tremplin, Paris, Gallimard, 1931, p. 237.
13. Préface au Théâtre, Paris, Fasquèlle, 1901.
14. C’est le titre d’uii article de Pierre Quillard, Revue d’art
âramatique, 1® mai 1891, pp. 180-183.
15. Bablet, op. cit., p. 155.
16. Jacques Robichez, Lugné-Poe, p. 66, Paris, L’Arche, 1955.
Cette citation est empruntée à un article de Lugné-Poe dans
UEclair (17 novembre 1896).
17. Jarry, Questions de théâtre, in Tout Ubu, Paris, 1962,
p. 153.
18. Jàrry, Douze arguments sur le théâtre, ibid., p. 149.
462 La crise du personnage dans le théâtre moderne

19. C’est le titre d’un article cTAlfred Jarry (Mercure de


France, septembre, 1896). Ibid., pp. 139-145.
20. Conférence sur les paníins (1902), ibid., p. 495.
21. De VInutilité du théâtre..., ibid., p. 143.
22. ld., ibid., 142.
23. íd„ ibid., p. 141.
24. ld., ibid., p. 140.
25. Ubu Roi, respectivement pp. 35, 61, 72, 84, 112.
26. Brochure-programme d’Ubu Roi, ibid., p. 23.
27. Sur la structure d’Ubu, on consultera avec profit 1'étude
d’Henri Béhar, Jarry, le monstre et la marionnette, Paris,
Larousse, 1973.
28. Almanachs du Père Ubu, Confession d’un enfant du
siècle, op. cit., p. 407.
29. Edward Gordon Craig, De 1’Art du théâtre, Paris, Odette
Lieutier, 1943, p. 51.
30. Ibid., p . 51.
31. Ibid., p . 58.
32. Ibid., p. 104.
33. Ibid., p . 117.
34. Ibid., p. 120.
35. Ma vie d'homme de théâtre, Paris, Arthaud, 1962, p. 278.
36. Le Théâtre en marche, p . 121.
37. De VArt du théâtre, p. 20.
38. Ibid., p. 28.
39. Sur les réalisations de Craig, voir Bablet, op. cit., pp.
279-237.
40. De VArt du théâtre, p. 66.
41. Par exemple Au restaurant, in Le Théâtre en marche,
pp. 247-251.
42. Voir The Steps, analysé par D. Bablet, op. cit., p. 322.
43. Bablet, op. cit., 322.
44. Walter Hasenclaver, préface des Hommes, oitée sous le
titre Le Devoir du Drame in UExpressionnisme dans le théâtre
européen, Paris, C.N.R.S., 1971, p. 348.
45. Avertissement placé en tête du Songe, in Théâtre en six
volumes, t. V, Paris, L ’Arche, 1961.
46. « La terre est une colonie pénitentiaire oü nous avons à
subir la peine de crimes commis dans une existence anté-
rieure » (Inferno, Paris, Le Griffon d’or, 1947).
47. Avertissement du Songe.
48. Voir à ce sujet Strindberg et Freud, par Guy Vogelweith,
in Obliques, n° 1, s.d., pp. 32-39.
49. Prologue d'Esprit de la terre, version française de Pierre
Jean Jouve, qui a réuni cette pièce avec La Boite de Pandore
sous le titre de Lulu, Lausanne, l’Age d’homme, 1969, p.17.
50. PJ. Jouve, Avant-propos de Lulu, op. cit., p.8.
51. Hasenclaver, op. cit., p. 348 .
52. Ivan Goll, Mathusalem et Les Immortels, Paris, L’Arche,
1963. Préface des Immortels, p. 100.
Notes 463

53. Ecrit en 1919, Mathusalem a paru pour la première fois


en 1923.
54. Carl Sternheim, Schippel ou le Prolétaire bourgeois et
Tabula rasa, Paris, Mercure de France, 1975.
55. Sur les mises en scène expressionnistes, voir VExpres-
sionnisme à la scène, par Denis Bablet, in UExpressionnisme
dans le théâtre européen, op. cit., pp. 191-211.
56. Paul Kornfeld, UHomme spirituel et Thomme psycho-
logique, ibid., pp. 350-358. La phrase citée est p. 357.
57. Id., ibid., p. 357.
58. Philippe Ivernel, UAbstraction et Vinflation tragique
dans le théâtre expressionniste, ibid., pp. 77-91.
59. Par delà le Bien et le Mal, cité par Ph. Ivernel, op. cit.,
p. 91.
60. P. Claudel, Positions et propositions, Paris, Gallimard,
1928, p. 173.
61. Dans, respectivement, Les Ombres sur la mer, La Mort
de Cuchulainn et La Terre du désir du cceur, in Théâtre de
Yeats, Paris, Denoêl, 1954.
62. Le Baladin du monde Occidental, Paris, La Délirante,
1974.
63. A propos de la première représentation du « Soulier de
satin » au Théâtre-Français, in Mes idées sur le théâtre, p. 186,
Paris, Gallimard, 1966.
64. « Le Soulier de satin et le public », ibid., p. 191.
65. Partage de midi, pp. 970 et 980, in Théâtre I, Gallimard
(Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 1947.
66. L ’Annonce faite à Marie, p. 71, in Théâtre II, Gallimard
(Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 1948.
67. Revue des Beaux-Arts, déc. 1943, p. 87.
68. Déclaration faite en 1925 à Frédéric Lefèvre, cité in La
Quatrième journée du « Soulier de satin», introduction de
M. Autrand et J.N. Segrestaa, Paris, Bordas, 1972, p. 15.
69. Théâtre II, Nouvelle édition (J. Madaule et J. Petit),
Gallimard, (Pléiade), Paris, 1969, p. 1509.
70. UEchange, in Théâtre I, p. 677.
71. L’CEuvre d’art de Vavenir, in CEuvres en prose, III, p. 216,
Paris, Delagrave, 1907.
72. Note sur « Christophe Colomb », in Mes Idées sur le
théâtre, p. 116.
73. Tête d’Or ( l ere version), in Théâtre I, pp. 61, 62 et 63.
74. Propos du metteur en scène, Bulletin de la société Paul-
Claudel, n° 21, Paris, Gallimard, 1966.
75. La Construction du personnage, p. 28.
76. Ibid., pp. 77-78.
77. Ibid., p. 126.
78. Ibid., p. 117.
79. Ibid., p. 195.
80. Ibid., p. 172.
81. Stanislavski, Articles, discours, entretiens, lettres (Mos­
464 La crise du personnage dans le théâtre moderne

cou, Editions d’Etat, 1948), cité par Elsa Triolet, iri CEuvres de
Tchekhov, t. VI, p. 16, Paris, Editeurs français réunis, 1954.
82. Tchekhov, Carnets, cité in Tchekhov par lui-même, de
Sophie Laffite, p. 96, Paris, Le Seuil, 1955.
83. Stanislavski, in CEuvres de Tchekhov, op. cit., p. 16.
84. Ibiâ., p. 14.
85. Lettre à Olga Knipper (21/1/1901), ibid., p. 232.
86. UEnergie spirituelle, Paris, Alcan, 1919, p. 35.
87. Six personnages en quête â’auteur, in Théâtre, t. I, p.
63, Paris, Gallimard, 1950.
88. Sur la présence du pirandellisme dans le théâtre fran­
çais, voir Sons le signe de Pirandéllo, pp. 105-144, in Théâtre
public de Bemard Dort.
89. Six personnages, p. 63.
90. Georges Piroué, Pirandéllo, Paris, Denoél, 1967.
91. Chacun sa vérité, in Théâtre I, p. 78.
92. L ’Autre fils, in Théâtre V, p. 197.
93. «Comment et pourquoi j ’ai écrit Six personnages en
quête d'auteur », Revue de Paris, 15 juillet 1925.
94. Les Géants de la montagne, in Théâtre V, p. 128.
95. Dort, op. cit., p. 128.

Chapitre IV
1. Romain Rolland, Le Théâtre du peuple (Paris, 1903), p. 3.
2. Ibid., pp. 168-169.
3. Ibid., p. 116.
4. Ibid., p. 133. Romain Rolland reprend ici un article de
Georges Jubin, Le Théâtre populaire et le mélodrame ( Revue
d’art dramatique, nov. 1897).
5. Maiakovski, 150 000000, cité par A.M. Ripellino, dans
Mdiakovski et le théâtre russe d’avant-garde (Paris, 1965).
Nous avons emprunté plusieurs renseignements à cet ouvrage
solidement documenté.
6. C’est le nom du mouvement lancé en 1920 par Meyerhold.
7. Lounatcharski, Théâtre et révolution (Paris, 1971), p. 63.
8. Ibid., p. 64.
9. Eisenstein, Au-delà des étoiles (Paris, 1974), p. 117.
10. D. Vertov, Articles, journaux, projets (Paris, 1972), p. 31.
11. Cité par Ripellino, op. cit., p. 239.
12. Voir, de Meyerhold, Le Théâtre théâtral (Paris, 1963).
13. E. Piscator, Le Théâtre politique (Paris, 1962), p. 136.
14. Ibid., p. 138.
15. « Le régisseur, écrit Piscator, ne peut être uniquement
"au Service de 1’ceuvre", car 1’ceuvre n'a rien de figé ni de
définitif; elle a été mise un jour au monde, elle a grandi avec
le temps, elle a pris de la patine et assimilé de nouveaux
contenus psychologiques. Ainsi nait pour le régisseur le devoir
de trouver le point de vue d’oü il pourra dévoiler les fon-
dements de la création dramatique [...] Ce n'est que dans la

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