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FÉMINISATION DE L'ARMÉE DE TERRE ET VIRILITÉ DU MÉTIER

DES ARMES
Emmanuelle Prévot

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L'Harmattan | « Cahiers du Genre »

2010/1 n° 48 | pages 81 à 101


ISSN 1298-6046
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ISBN 9782296118959
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Cahiers du Genre, n° 48/2010

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Féminisation de l’armée de terre
et virilité du métier des armes

Emmanuelle Prévot

Résumé
Une enquête par observation participante dans l’armée de terre a permis
d’analyser l’intégration des femmes dans une unité combattante, en France
et en Bosnie. La féminisation des effectifs est problématique car contradic-
toire avec les représentations du statut de militaire comme fonction né-
cessairement virile ; d’où une double ségrégation, horizontale et verticale,
des militaires féminins et une évaluation de leur qualité professionnelle à
l’aune de qualités masculines. Ceci influence les stratégies d’intégration
des femmes qui, intériorisant l’idée de leur intrusion dans un monde
d’hommes, s’alignent sur le groupe masculin de référence et reprennent à
leur compte la distinction entre « mauvaise » militaire (« trop »
virile/féminine) et « bonne » professionnelle, mettant ainsi en péril leur
cohésion.

ARMÉE DE TERRE — FÉMINISATION DES PROFESSIONS — RÔLES SEXUÉS


— VIRILITÉ — PLAFOND DE VERRE — PAROIS DE VERRE

La professionnalisation des armées a engendré un recours plus


important aux femmes pour accroître les ressources potentielles
de recrutement, même si elles avaient commencé à en intégrer
les rangs 1. Elle s’est traduite, en 1998, par la suppression des
1
En 1996, au moment où la professionnalisation est annoncée, elles re-
présentent moins de 8 % des personnels militaires, puis 9,5 % en 2000. En
France, les femmes peuvent s’enrôler dans l’armée avec un statut militaire
depuis la seconde guerre mondiale. Le décret du 15 octobre 1951 institue un
82 Emmanuelle Prévot

quotas et l’assouplissement des règles de restriction relatives à

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leur emploi 2. Dans ce contexte, nous avons mis en exergue la
construction de la différence des femmes militaires par leurs
homologues masculins, lors d’une enquête par observation
participante 3.

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En effet, malgré les décisions et les règlements destinés
à soutenir la féminisation, pas un jour ne s’est passé sans qu’on
nous dise que « les femmes sont un problème à l’armée ». Le
phénomène n’est pas étranger aux conditions d’enquête dans la
mesure où elle s’est déroulée pendant un an dans un bataillon de
combat de l’armée de terre, dont cinq mois passés en mission de
pacification en Bosnie. Dans ce type d’unité, l’arrivée des femmes
a particulièrement bouleversé les repères professionnels car, à
l’inverse d’autres unités techniques ou administratives, elles
étaient très peu nombreuses avant la professionnalisation, ce qui
a exacerbé stéréotypes et pratiques discriminatoires 4.
La compréhension des processus d’intégration des femmes
militaires s’appuiera ici sur l’étude des regards croisés des hommes
et des femmes (les hommes étant fortement majoritaires) en
questionnant le rôle de ces dernières, leur socialisation à ce rôle
et sa construction dans les interactions quotidiennes au sein du
groupe professionnel. En premier lieu, l’attention portera sur les

statut militaire pour les femmes qui souhaitent s’engager en temps de paix. Le
corps des personnels féminins se distingue alors par un ensemble de règles
spécifiques (situation familiale, domaine d’emploi, formation, carrière, etc.).
Au début des années 1970, lors de la révision du statut général des militaires,
le ministre d’État chargé de la Défense nationale, Michel Debré, souhaite
augmenter les effectifs militaires féminins et établir un statut équivalent entre
hommes et femmes. Les décrets du 22 décembre 1975 et du 18 février 1977
mettront fin au ‘particularisme statutaire’ des femmes. La période 1980-1997
marquera l’accès des femmes aux divers emplois dans les armées (notamment
combattants). Pour une présentation détaillée de ces différentes étapes de la
féminisation des armées, voir Katia Sorin (2003, p. 35-64).
2
Décret n° 98-86 du 16 février 1998.
3
Menée en 2001-2002 dans le cadre d’un doctorat sur les transformations du
métier militaire, cette recherche a pu être conduite à la condition expresse de
s’engager au rang d’officier. Cette expérience inédite a permis de mener 128
entretiens avec des militaires de tous grades, dont 117 avec des hommes et 11
avec des femmes.
4
Ainsi, sur les 1 100 militaires qui composent le bataillon, 57 sont des
femmes, soit 5 %.
Féminisation de l’armée de terre... 83

représentations du statut de militaire et des attributs qu’il

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suppose en ce qu’ils entravent la reconnaissance des femmes,
non seulement comme professionnelles, mais surtout comme
militaires. En deuxième lieu, nous montrerons que les représen-
tations concernant les femmes militaires s’inscrivent dans une

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valorisation de la sexualité masculine comme preuve de la
virilité, ce qui rend leur présence problématique. Enfin, nous
aborderons les stratégies d’intégration dans cette configuration,
les femmes intériorisant l’image qu’on leur renvoie, celle de
leur intrusion dans un monde d’hommes.

La présence féminine comme « contradiction de statut »

L’accession accrue des femmes à la profession militaire et à


ses différentes spécialités est loin d’annihiler les stéréotypes pro-
fessionnels, notamment celui d’un militaire forcément masculin.
La stigmatisation des femmes militaires est fondée sur la
« contradiction de statut » (Hughes 1996, p. 190) qu’elles
représentent, une contradiction sexuée qui s’appuie sur une
naturalisation de la masculinité et de la féminité.
Fonction guerrière et rôle masculin
Dans le cas du métier militaire, le sexe apparaît comme une
caractéristique principale plutôt qu’auxiliaire, objet de stéréo-
types professionnels aussi bien que sociaux, et il agit comme un
handicap pour les femmes.
Si « la guerre est, en fait, l’activité la plus rigoureusement
‘sexuée’ que connaisse l’humanité en raison de l’interdépendance
entre la guerre, la virilité et l’homme » (Ehrenreich 1999,
p. 142), le militaire est un homme dans la mesure où chaque
homme est potentiellement un guerrier 5. En ce sens, la fémi-
nisation des armées et plus tard la ‘féminisation de la guerre’

5
En référence à Françoise Héritier (1996), selon laquelle il est d’usage pour
un homme de montrer qu’il peut être un vrai guerrier, en tant que cette dispo-
sition témoigne de sa virilité.
84 Emmanuelle Prévot

déstabilisent l’identité masculine dans ce qu’elle a de plus ancré

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d’un point de vue social, historique et intime 6.
De plus, à travers le service national (en temps de paix),
l’armée a pendant longtemps été en charge du ‘devenir adulte’
au sens du ‘devenir homme’ — en lien avec la conception

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française de la citoyenneté dans sa dimension militaire, dans
laquelle « l’expérience de la violence est liée à l’expérience
politique » (Porteret 2005, p. 194). Or ce processus instaure une
division sexuelle dans l’exercice de la fonction militaire. La
période d’incorporation visait également à éloigner les jeunes
gens du foyer maternel et, plus largement, du monde des
femmes. Le principe de la séparation était alors considéré comme
« un acte initial et initiatique » permettant d’écarter tout risque
de confusion avec l’autre sexe ainsi « tenu à distance » (Rauch
2000, p. 13).
Les stéréotypes professionnels attachés au métier militaire
s’enracinent dans une représentation de la distinction des sexes,
où investir le bastion militaire consiste à accéder à un rôle
masculin. La présence des femmes, appréhendée comme
‘naturellement’ contradictoire avec le statut de militaire, engen-
dre ainsi des incertitudes identitaires : menace pour la pré-
servation d’une identité professionnelle fondée sur un
ethos masculin, elle est également une menace pour l’identité
masculine.
Une division sexuée du travail militaire
Malgré le dispositif réglementaire, qui laisse d’ailleurs un
large pouvoir discrétionnaire aux instances de commandement,
la professionnalisation n’entraîne qu’une ouverture modérée des
postes aux femmes. L’augmentation de leur effectif est
‘contenue’ par une ségrégation horizontale et verticale, qui tend
à renforcer la sexuation des activités.
Dans l’enceinte régimentaire, la marginalisation des femmes à
l’égard du statut militaire se joue tout d’abord dans leur canton-
nement dans des tâches éloignées de la fonction institutionnelle.
Même affectées à des unités combattantes, elles occupent

6
Sur la captation par les hommes des fonctions sociales à forte valeur ajoutée,
parmi lesquelles la fonction militaire, voir Danièle Kergoat (2000).
Féminisation de l’armée de terre... 85

principalement des emplois de soutien (auxiliaire sanitaire,

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secrétaire, fourrier, etc.). Ce cantonnement justifie d’ailleurs leur
limitation numérique puisqu’il n’y aurait alors plus de postes
disponibles « pour elles » — sans compter que, de surcroît, ces
postes étaient traditionnellement réservés aux plus anciens des

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soldats pour leur seconde partie de carrière. La présence des
femmes gêne donc, quel qu’en soit le ‘lieu’, car elles accèdent
non seulement à un milieu masculin, mais elles prennent surtout
la place des hommes. De plus, leur ségrégation horizontale est
renforcée par des remarques ou des pratiques qui tendent à
exprimer leur ‘indésirabilité’ dans la profession militaire en leur
rappelant leur ‘nature’ ou en les assignant à des rôles sociaux
dits féminins 7. Les femmes sont donc tolérées à des conditions
qui contredisent souvent leurs motivations à s’engager dans
l’armée de terre pour avoir, comme les hommes, « un métier
différent ».
Enfin, la ségrégation verticale s’observe dans la quasi-
absence des femmes au rang d’officier 8, particulièrement dans les
spécialités combattantes. Les femmes gradées semblent déran-
ger encore plus puisqu’elles disposent d’une ressource sociale
(l’autorité hiérarchique), même si celle-ci est mise en cause par
des comportements non réglementaires, comme l’absence de
salut, qui ne seraient pas excusés par leurs homologues
masculins.
Cette distribution des rôles professionnels freine l’intégration
des femmes puisqu’elle les exclut du modèle professionnel domi-
nant et valorisé dans les unités de combat : à l’instar des tâches
qu’elles remplissent, les femmes ne sont ainsi ‘pas vraiment
militaires’.

7
Elles sont ainsi l’objet d’une double dévalorisation puisque ces tâches in-
grates sont également celles dont la délégation permet d’instaurer une division
verticale informelle entre militaires appartenant au même corps de grades,
souvent entre les anciens et les nouveaux.
8
En décembre 2005, l’armée de terre comprenait 9 % de femmes, dont 7,5 %
parmi les officiers, 11,9 % parmi les sous-officiers, 11 % parmi les militaires
du rang (Observatoire de la féminisation 2006).
86 Emmanuelle Prévot

La hiérarchisation dans la représentation du ‘féminin militaire’

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Les représentations sur les femmes militaires procèdent
d’effets de ‘distorsion’ de la conception sexuée du militaire.
Elles découlent d’une vision hiérarchisée des propriétés définies
comme masculines et féminines, construite sur une dialectique

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de la différence et de la ressemblance 9.
D’une part, la ségrégation horizontale est justifiée par une
représentation du féminin fondée sur ce que Françoise Héritier
nomme la « valence différentielle des sexes » (2002, p. 127-
128). Les compétences des femmes sont rarement mises en
cause. Mais, envisagées comme spécifiquement féminines (sens
de l’organisation, rigueur, compassion, souci des autres, etc.),
elles sont mobilisées dans l’assignation à un rôle lui aussi
spécifique dans l’organisation militaire : elles font de « bonnes
secrétaires », de « bonnes infirmières ». De plus, elles sont contre-
balancées par des attitudes considérées comme typiquement
féminines, à l’instar de la faiblesse morale, par opposition à la
dureté masculine. Les propriétés définissant le militaire corres-
pondent ainsi étroitement à celles attribuées aux hommes (la
force physique et morale, le courage, l’autorité, la fermeté, la
maîtrise de soi, etc.).
D’autre part, les critères physiques sont majoritairement
utilisés pour discriminer les femmes. Ceux-ci mettent en jeu
l’association de la force à l’homme, cette force étant centrale
dans le métier militaire. La différence des barèmes concernant
les épreuves physiques est ainsi un leitmotiv dans toutes les
catégories hiérarchiques, d’autant plus chez les chasseurs alpins

9
Ainsi Marie-José Chombart de Lauwe (1984) montre que la représentation
sociale des catégories sociales dominées (comme les femmes) s’élabore en
référence à une catégorie dominante (les hommes). Les dominés ont des traits
semblables à ceux des dominants mais s’en différencient de deux manières
dans la représentation : soit par un mécanisme de ‘réduction’ ; soit par un
mécanisme ‘d’inversion’. En ce sens, les représentations qu’ont les hommes
militaires de leurs collègues féminines se distinguent peu de celles qui règnent
dans les autres professions et les lignes de convergence sont nombreuses — le
statut de militaire présentant la différence de ne pouvoir être considéré comme
mixte et d’être particulièrement soutenu par des représentations sociales histo-
riquement ancrées.
Féminisation de l’armée de terre... 87

qui ont des brevets spécifiques 10. Toute une série d’arguments

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peut alors être puisée dans le registre opérationnel : en situation
de combat, la présence d’une femme est problématique
— rémanence de la représentation sexuée des rôles masculins et
féminins, l’homme devant par nature protéger la femme.

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Directement liée à la fonction militaire, cette conception de la
nuisance des femmes vis-à-vis de l’efficacité opérationnelle est
particulièrement prégnante à leur encontre.
L’absence, la faiblesse ou l’inversion sexuées de certains traits,
qualités ou capacités chez les femmes militaires les évincent
d’une profession fondée sur des propriétés censées leur faire
défaut. Celles qui se distinguent de leur appartenance sexuelle
par la manifestation de caractères masculins, seules susceptibles
d’être de vraies militaires, sont considérées comme des exceptions
et ne sont donc ‘pas vraiment des femmes’. Dans l’exercice de
leur métier, elles semblent en conséquence devoir choisir entre
‘être une femme’ ou ‘être un militaire’, comme si ces deux
identités étaient exclusives l’une de l’autre, ‘être une militaire’
supposant précisément de concilier l’inconciliable. Comme les
sportives ayant choisi des sports ‘masculins’, étudiées par
Christine Mennesson (2005), les femmes doivent faire preuve
de compétences ‘masculines’ tout en se distinguant du masculin
pour éviter toute stigmatisation, la difficulté consistant à trouver
un compromis entre le ‘trop masculin’ et le ‘trop féminin’.

La virilité dans la construction


des identités professionnelles

À côté de ces attributs conférés au masculin, la virilité revêt


également un second sens, celui de « la forme érectile et péné-
trante de la sexualité masculine » (Molinier, Welzer-Lang 2000,
p. 77). Les représentations sur les femmes militaires s’ins-
crivent pour une grande part dans cette dimension sexuelle, à

10
À l’instar de ce que montre Geneviève Pruvost dans la police, la naturali-
sation des attributs du corps sexué constitue pour les femmes une barrière à
l’entrée dans la profession et légitime la prévalence d’une conception
différentialiste du recrutement et de l’exercice du métier (Pruvost 2007).
88 Emmanuelle Prévot

partir d’une valorisation de la sexualité masculine comme preuve

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de la virilité.
Virilité et sexualisation des femmes militaires
Les pulsions sexuelles et leur satisfaction sont appréhendées

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comme ‘naturelles’ par et pour les militaires. Assimilées à un
modèle viril, elles sont légitimées dans les représentations des
militaires, en tant que preuve qu’ils sont de ‘vrais hommes’. À
maintes reprises, on nous rappelle d’ailleurs combien il est
« difficile pour un homme de rester tant de mois sans contacts
physiques ».
En Bosnie, l’activité sexuelle des militaires n’a pu être
‘arrangée’, mais d’autres théâtres d’opérations extérieures, no-
tamment africains, connaissent une organisation qui accrédite
cette représentation en tolérant des pratiques visant la satisfac-
tion sexuelle des hommes. L’époque des ‘bordels militaires de
campagne’ est révolue, mais la prostitution tend à se développer
aux abords des implantations militaires, les ‘quartiers libres’
représentant une manne financière non négligeable dans les pays
pauvres. Les endroits sont connus et répertoriés par l’armée et
les ‘filles’ parfois contrôlées par le service de santé. Il ne s’agit
donc pas d’interdire la sexualité mais de l’encadrer, le risque
principal étant celui de la contamination par le VIH. La virilité
sexuelle est naturalisée et rend problématique la présence de
femmes militaires dans la mesure où elles en sont l’objet
potentiel. Ce n’est pas tant la sexualité qui est prohibée que les
relations sexuelles avec ces dernières.
Dans l’armée de terre, la virilité semble ainsi échapper à sa
définition sociohistorique, fondée sur le contrôle de soi (Mosse
1997). La tolérance à l’égard de la sexualité y symbolise une forme
particulière de virilité, où la sexualité se doit, au contraire,
d’être exprimée si ce n’est affichée.
Virilité et relation de surveillance
L’opération extérieure de cinq mois en Bosnie a permis de
faire émerger la nature de la relation entre hommes et femmes,
fondée sur cette conception de la virilité. En effet, dans ce
contexte particulier, l’organisation militaire peut en partie être
caractérisée comme ‘totale’, facilitée qu’elle est par l’isolement
Féminisation de l’armée de terre... 89

du monde extérieur. À l’unité de lieu (on dort, on travaille et on

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se détend sur le camp ; les sorties sont interdites ; un couvre-feu
est instauré) 11 est associée une autorité unique. La promiscuité
est permanente et le règlement édicte chaque aspect du quoti-
dien (Goffman 1994, p. 48). De l’analyse de la vie dans cette

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enceinte militaire ressort la vigilance manifestée vis-à-vis de la
maîtrise du temps extraprofessionnel puisque c’est en dehors des
horaires de travail que les comportements déviants (sexualité,
consommation d’alcool ou de drogue, violence, etc.) sont craints
(Prévot 2006, p. 391-396). Pourtant, bien que tous les militaires
soient soumis aux mêmes règles, celles-ci masquent la distri-
bution des rôles qui s’effectue dans l’exercice du contrôle : la
dimension de ‘totalité’ permet la surveillance, dernier critère
goffmanien, qui distingue ceux qui surveillent de ceux qui sont
surveillés, précisément les femmes 12.
L’attention portée aux « féminines » 13 se manifeste tout
d’abord collectivement dans les mesures qui les concernent et
les désignent comme une catégorie spécifique de militaires dont
l’unité est l’appartenance sexuelle. Ainsi, leur surveillance est
organisée avant même le début du déploiement en Bosnie. Un
« briefing féminin », c’est-à-dire à destination des femmes qui
participeront à l’opération, est assuré par le service médical.
Une femme caporal est chargée de prévenir ses consœurs des
comportements des hommes en opération, et d’y « faire
attention, car les mecs ne sont pas pareils en OPEX [opération
extérieure] ». À travers la protection des femmes, les attitudes
masculines sont donc incriminées. En Bosnie, cette forme de
contrôle se concrétise dans l’ ‘isolement géographique’ des femmes
11
Les possibilités de sortie ont été largement contraintes par le contexte. En
effet, les attentats du 11 septembre 2001 s’étant produits quelques jours après
l’arrivée en Bosnie, les mesures de sécurité ont été renforcées, limitant les
contacts avec l’extérieur. Certains militaires, généralement ceux exerçant des
fonctions de soutien logistique ou administratif, sont ainsi sortis du camp
seulement trois fois en cinq mois (le cas des sections de combat étant différent
puisqu’elles se relayaient pour tenir des postes hors du camp, sans que cela
n’empêche de longs séjours sur le camp).
12
Sur les 705 personnes du bataillon séjournant en Bosnie, 25 étaient des
femmes.
13
Expression utilisée dans les armées pour désigner les femmes militaires, à
l’instar du terme miss.
90 Emmanuelle Prévot

et leur logement séparé. De même, la mixité étant proscrite,

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elles disposent de blocs sanitaires réservés. On notera ici que
ces aménagements sont appréhendés comme un « traitement de
faveur » par leurs collègues et soulèvent des protestations. Elles
sont alors souvent à l’initiative d’aménagements pour neutra-

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liser une distinction néfaste à leur intégration professionnelle,
comme demander à être logée avec sa section ou à se regrouper
pour que les « garçons soient moins serrés ».
Néanmoins, cette écologie censée protéger les femmes per-
met aussi leur surveillance. Le commandement redoute en effet
les relations sentimentales entre militaires en arguant de leur
nuisance par rapport à l’exécution de la mission : la jalousie
supposée entre hommes empêcherait la camaraderie, une
« petite amie » détournerait le cadre de ses hommes, etc. Les
comportements des femmes sont donc observés, détaillés et
interprétés. Par exemple, lorsque l’une d’entre elles est vue trop
souvent avec le même homme, sa hiérarchie la rappelle à
l’ordre. Si les soupçons persistent, on n’hésite pas à tenter de
démasquer le couple supposé en flagrant délit, l’organisation de
l’espace permettant des ‘rondes’ ciblées le soir. Le registre utili-
taire est mobilisé puisqu’une mauvaise cohésion a des répercus-
sions sur la « capacité opérationnelle » 14. Là encore, bien que
ces dispositifs mettent essentiellement en cause des attitudes
masculines, ils véhiculent des doutes sur la ‘fiabilité’ des
femmes et tendent à les présenter comme source d’ennuis.
De plus, ‘l’observation’ des femmes est réalisée par chacun.
À la fois individuelle et individualisée, elle outrepasse la pro-
tection dans la mesure où elle se transforme en un droit de
regard que s’arroge une partie des militaires sur leurs collègues
féminines. Ils s’autorisent ainsi des jugements sur leur
‘moralité’, c’est-à-dire sur leur capacité à se conformer aux normes
comportementales du groupe, pour en déduire leur légitimité
professionnelle. Les attitudes des femmes sont commentées par
14
Dans les institutions militaires, en France et à l’étranger, on mesure
l’efficacité d’une armée dans la perspective et lors de l’utilisation de ses
forces, à partir de l’évaluation de la « capacité opérationnelle » de ses unités,
comprenant les capacités tactique, technique, logistique et psycho-
sociologique. Voir Centre de relations humaines de l’armée de terre (CRH),
(1982 et 1986), Les facteurs psychosociologiques au combat, Paris.
Féminisation de l’armée de terre... 91

les hommes de tous grades et font l’objet de très nombreuses

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discussions et évaluations. Les verres d’alcool bus par chacune
sont par exemple comptabilisés, dénombrement utilisé ensuite
pour attester de leur mauvais comportement : celle-ci « lève
trop le coude », cette autre est un « vrai pilier de bar », etc. Au

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regard de la multitude de ‘pots’ et des loisirs privilégiés, qui
plus est en opération extérieure (Prévot 2007), les prescriptions
en matière d’alcoolisation les excluent des rites de la sociabilité
militaire. Néanmoins, les femmes qui se comportent « comme
des hommes » et celles qui se comportent « trop comme des
femmes » subissent une stigmatisation identique. Les propos sur
les femmes vont bon train et révèlent en effet leurs contradic-
tions : celle-ci « se maquille trop », elle est donc dans l’armée
« pour trouver quelqu’un », et non pour être militaire. À
l’inverse, cette autre « n’est pas du tout féminine », elle pourrait
« y mettre un peu du sien » : c’est quand même une femme.
La vigilance est justifiée collectivement par des considé-
rations utilitaires, mais son dédoublement dans une surveillance
individuelle repose sur une conception particulière de l’homme
et, par extension, voire par essence, du militaire. Les « deux
figures archétypales du féminin et du masculin au travail », celle
de « l’homme agent et facteur de régulation sociale » et celle de
la femme « agent de déstructuration du collectif de travail
masculin », décrites par Sabine Fortino (1999, p. 376), sont
donc mises en relief. Cette relation, exacerbée dans un contexte
opérationnel, divise le groupe professionnel : collective autant
qu’individuelle, elle apparaît comme une « sur-surveillance ».
La virilité comme étalon de ‘moralité’
La mise à distance des femmes apparaît nettement lorsqu’on
établit le parallèle entre les traits de leur ‘exemplarité’ et ceux qui
caractérisent les attentes en matière de conduites masculines.
La définition de ce que signifie être ‘irréprochable’ pour une
femme militaire (en dehors de toute considération quant à ses
compétences) se décline en ces termes : ne pas boire (ou seulement
par politesse) ; savoir laisser les hommes entre eux à certains
moments ; être féminine sans chercher à en tirer d’avantages (le
virilisme étant proscrit, il s’agit de se comporter comme une
femme dans le langage et la mise en scène de soi) ; accepter les
92 Emmanuelle Prévot

manifestations diverses de la virilité sans s’en offusquer

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(plaisanteries et remarques à caractère sexiste ou sexuel, jeux de
séduction, récits des aventures sexuelles, critiques des autres
femmes militaires, etc.) ; ne pas divulguer une éventuelle relation
avec un militaire du régiment ou, mieux encore, s’en abstenir.

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À l’inverse, un militaire doit « savoir boire » (de temps en
temps) ; rechercher la compagnie de ses collègues et participer
aux libations ; être un homme (fort, digne, qui sait se faire res-
pecter, etc.) ; manifester son attrait pour la sexualité (plaisan-
teries, lecture ou visionnage de supports pornographiques, etc.) ;
exprimer sa désapprobation sur la présence de femmes dans les
armées. Ainsi, ce sous-officier se dit peu surpris par les nom-
breuses bagarres qui ont lieu dès l’arrivée en Bosnie :
C’est normal. Vous avez une compagnie avec cent vingt mecs,
tout le monde ne peut pas s’entendre. Et même sans alcool, il y
aurait des bagarres, parce que quand on est militaire, on vous
inculque que vous êtes des hommes forts et quelque part on est
obligé de prouver sa valeur constamment : ça passe par les
poings...
Être irréprochable pour une femme militaire ne peut être
équivalent à ce qui est présenté comme le comportement d’un
militaire : un comportement viril (ou ce serait synonyme
d’ ‘anomalie’). La virilité est en effet au cœur de la représentation
du militaire au sens du « caractère qui confère à l’identité sexuelle
mâle la capacité d’expression de la puissance (identifiée à
l’exercice de la force, de l’agressivité, de la violence et de la domi-
nation sur autrui) » (Dejours 1998, p. 104). Comme le montre
l’exemple des ‘bagarreurs’, le risque, pour ceux qui refusent de
se soumettre à ce modèle, est de se voir dénier leur statut
d’homme. Nombre de militaires sont modérés quand il s’agit de
s’y référer, mais les rites et pratiques l’instaurent comme
dominant, que l’on y adhère ou pas, avec l’exacerbation de la
« camaraderie virile » comme mode relationnel, prolongeant la
socialisation masculine « entre copains » (Falconnet, Lefaucheur
1975, p. 160). La reconnaissance et l’intégration à la commu-
nauté militaire enjoignent, de la part des hommes comme des
Féminisation de l’armée de terre... 93

femmes, de se conformer à ces normes — ou en tout cas de ne

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pas les critiquer 15.
Une femme ‘virile’ semble ainsi engendrer un bouleversement
plus important de l’identité sexuée et sexuelle des hommes
puisqu’elle produit de l’indifférenciation, alors que cette dis-

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tinction est précisément attachée à une ‘nature’ indépassable.

Vers l’intégration des femmes militaires ?

La « contradiction de statut » représentée par les femmes


rend problématique leur intégration professionnelle et, comme
le souligne Everett Hughes, tend à créer un « dilemme de statut
pour l’individu concerné et pour ceux qui ont à faire à lui »
(1996, p. 194). Les discours masculins, notamment lorsqu’ils sont
ceux de militaires occupant des fonctions de commandement,
laissent présager de leur difficile adaptation à cette ‘nouvelle
donne’ et des limites des stratégies que les femmes peuvent
envisager pour se faire reconnaître comme militaires dans les
unités combattantes.
Les hommes : de l’altération à l’adaptation relationnelle
La féminisation est appréhendée par une large partie des
militaires masculins sous l’aspect de la transformation des
caractéristiques du métier induite par l’entrée des femmes. La
crainte de voir le métier militaire devenir féminin, et donc de
‘féminiser’ le militaire, est en jeu.
Ainsi, les femmes seraient la cause de modes de sociabilité
différents. Les relations professionnelles, caractérisées par une
attention soutenue à leur égard, seraient moins autoritaires et la
hiérarchie s’en trouverait atteinte alors qu’elle est au principe de
l’organisation militaire. Le processus d’adaptation est alors
envisagé comme une altération. Si ces comportements sont ceux
des hommes, ils sont imputés à la présence féminine. Que les
cadres modifient leur comportement dans un sens ou dans
l’autre, en renforçant ou en amenuisant la distance relationnelle

15
Les femmes n’expriment généralement pas leur désapprobation envers ces
pratiques viriles, car cela risquerait de renforcer le processus d’exclusion dont
elles sont l’objet.
94 Emmanuelle Prévot

avec les femmes militaires, la différence est génératrice de margi-

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nalisation, notamment pour les moins gradées. Ces ‘soldates’
disposent en effet de peu de ressources pour contester des
comportements qui génèrent un sentiment d’injustice, voire de
rancœur, chez leurs homologues masculins. Considéré comme

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nécessaire par les hommes, le traitement différencié devient un
argument pour incriminer leur présence, voire limiter leur accès
à certains emplois.
Néanmoins, le point de vue des hommes qui travaillent direc-
tement avec des femmes est moins radical que celui de leurs
pairs. Quand elles ont su faire la preuve de leurs compétences
professionnelles, ces hommes se distinguent par leur propension
à les reconnaître comme des « militaires à part entière ». Ils
pensent que la forme des relations doit être modifiée, ce qui
n’implique pas pour autant une remise en cause de l’autorité ou
de la coopération. Malgré l’obligation qu’ils éprouvent de se
comporter différemment, de manière « moins virile », « moins
macho », cette nouvelle attitude n’est pas problématique.
L’adaptation est alors entendue comme un facteur de réussite
pour l’intégration des femmes 16.
Les femmes militaires face à la ‘virilité’
et aux stéréotypes professionnels
Dans ce système de représentations, on peut se demander
comment les femmes se font une place. Leur appartenance
genrée, affirmée par l’expression légitimée de la virilité de leurs
collègues, leur interdit toute identification au modèle profes-
sionnel dominant.
L’exacerbation de la virilité dans les comportements quoti-
diens se rapproche, en effet, d’une définition du harcèlement
sexuel, non pas sous la forme de ‘sollicitations sexuelles’, mais
sous celle de ‘connotations sexistes’, manifestées verbalement
dans un but d’humiliation plutôt que physiquement dans

16
Cela se vérifie particulièrement dans les spécialités techniques où les femmes
réussissent à gagner l’estime de leurs collègues grâce à leurs compétences. La
recherche menée par Katia Sorin dans différents types d’unité le confirme
largement (2003).
Féminisation de l’armée de terre... 95

l’objectif d’un chantage sexuel 17. Cette conception de la virilité

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militaire, valorisante pour les hommes, est dégradante pour les
femmes, car elle remet en cause leur valeur professionnelle. En
ce sens, le harcèlement sexuel, dans son acception sexiste et
verbale, consiste au « maintien des femmes dans l’inégalité,

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voire [à] une tentative d’exclusion du monde du travail : le
féminin est neutralisé » de manière symbolique (Ehrenberg
1993, p. 95).
Les relations entre hommes et femmes militaires liées à cette
version sexualisée de la virilité sont amplifiées en opération
extérieure. Il est considéré comme naturel que les militaires
désirent leurs collègues féminines, le ‘passage à l’acte’ restant
proscrit. Il revient donc à ces dernières de contrecarrer les
tentatives de séduction. C’est à elles de s’en accommoder et non
pas aux hommes de modifier leurs ‘habitudes’, comme le
remarque ce sous-officier :
À partir du moment où les filles militaires ont un comportement
qui ne prête pas à confusion, il ne peut pas y avoir d’ambiguïté
et de problème. Ça ne les empêche pas de boire un coup avec les
gens, de chanter, de rigoler et même de danser avec les gens,
mais il y a des limites qu’elles ne peuvent pas se permettre de
dépasser, pour qu’il n’y ait pas de confusion, de confusion dans
l’esprit du mec surtout, parce qu’avec trois ou quatre verres
dans le nez, il est moins apte à comprendre certaines
choses…[…] On nous enlève nos femmes pendant quatre mois et
on nous met des filles en OPEX, donc au bout d’un moment, on
les regarde. Et moins elles sont grosses, plus on les regarde…
D’ailleurs, comme le relève Katia Sorin (2001) à partir de
l’exemple de la ‘prévention’ réalisée par les cadres à l’endroit
des femmes au cours de leur formation militaire, elles sont
prévenues des relations de séduction auxquelles elles seront
confrontées durant leur carrière, sans que les moyens de s’en
défendre (refuser des avances ou porter plainte en cas de
harcèlement) ne soient évoqués. Il s’agit de les préparer à ces
usages, qu’elles se « fassent à l’idée ». Tout en n’étant pas

17
Comme le souligne Sylvie Cromer, les manifestations du harcèlement
sexuel « oscillent entre deux pôles, celui de la séduction et celui de la
violence. La sexualité en est le fil conducteur. Est interrogée la séduction, qui
jouxte la violence » (Cromer 1995, p. 36).
96 Emmanuelle Prévot

appréciées, les attitudes masculines ne sont pas remises en

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cause, les femmes intériorisant l’image qu’on leur renvoie, celle
de leur intrusion dans un monde d’hommes qu’elles se doivent
d’accepter tel qu’il est. Face à cette érotisation, on assiste donc à
un autocontrôle des comportements de genre afin d’éviter toute

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sexualisation dans les relations de travail 18. Elles considèrent
ainsi qu’il leur incombe de modeler leurs comportements, sorte
de « stratégie de survie » pour faire partie du groupe (Sorin
2001, p. 12).
Le désir de s’intégrer, qui les pousse à se conformer à leur
place d’ ‘intruses’, s’accompagne parfois d’un regard ‘viril’ sur
les autres femmes. Elles distinguent en effet les « bonnes »
militaires des « mauvaises », c’est-à-dire celles dont l’attitude
contribue à leur stigmatisation dans la communauté militaire et
rend leur intégration problématique. Ce faisant, elles s’alignent
sur le groupe de référence, le groupe militaire, et refusent le
groupe auquel on les assigne 19 :
Il y a beaucoup d’hommes qui pensent qu’on n’a pas notre place
dans l’institution. […] Mais il y a des bons éléments, il y a des
filles qui sont très bien, il y a des filles qui sont vachement
militaires. Mais ce qui est dommage, c’est que pour les gars, si
une fille est mauvaise, toutes les filles sont mauvaises, si une
fille se fait remarquer, toutes les filles se font remarquer. Et ça,
c’est dommage, parce que pour les gars, on ne fait pas cette
différence-là, mais dès qu’une fille fait une connerie, on est
toutes mises dans le même sac, tout le temps.

18
On retrouve ces comportements dans le milieu des ouvrières étudiées par
Sylvie Cromer et Dominique Lemaire, où le regard érotisant des hommes
contraint l’usage que les femmes font de leur corps. Ces femmes tentent à la
fois de se conformer au modèle masculin d’activité (compétence, efficacité),
de ne pas céder sur la ‘féminité’ et de contrecarrer les sollicitations sexuelles,
ce qui constitue une forme de mise à l’épreuve avec laquelle elles doivent
composer (2007).
19
À l’instar de ce que relève Erving Goffman sur les stratégies d’intégration, à
partir d’un « alignement hors du groupe » auquel on est assigné du fait d’un
stigmate partagé. Ces stratégies ont également à voir avec la contrainte
exercée par le groupe sur lequel on veut s’aligner : celui-ci attend en effet de
l’individu stigmatisé qu’il fasse la preuve de son détachement vis-à-vis de ses
congénères (Goffman 2003, p. 136-146).
Féminisation de l’armée de terre... 97

L’essentialisation s’appuie donc sur une équation où

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l’individu sexué (femme) équivaut au groupe de sexe. Si
l’individualisation du comportement est présentée comme un
moyen de contredire les représentations et attitudes à leur égard,
elle élude également le fait qu’il s’agit d’un problème de groupe

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de sexe.
La présence minoritaire des femmes et les attitudes discrimi-
natoires à leur égard ne créent donc pas de solidarité féminine,
mais tendent plutôt à les diviser. Leurs stratégies d’intégration
sont individuelles et passent notamment par la volonté de se
distinguer des « mauvaises filles » en se conformant au modèle
féminin prescrit (‘l’exemplarité féminine’). Il s’agit de faire ‘sa’
place dans ‘son’ groupe professionnel d’appartenance (section,
compagnie, cellule), puis, plus largement, au sein du corps
régimentaire, pour tenter de briser les stéréotypes construits
autour de sa présence.
De l’intériorisation à l’atomisation : un ‘métier d’hommes’
Naturalisée, la représentation professionnelle d’un féminin
perturbateur concourt à son intériorisation par les femmes. La
négociation d’une place dans l’organisation militaire est d’autant
plus difficile qu’elles ont choisi une profession masculine et,
empreintes de la culpabilité qui leur est rappelée quotidienne-
ment, elles tendent à respecter les usages masculins.
Cette attitude se traduit tout d’abord dans la propension à
reprendre à leur compte les préjugés sur les femmes et à tenter
de s’en distinguer en adoptant des modes relationnels définis
comme masculins. On comprend alors mieux que, pour les
activités, problèmes ou sujets ne relevant pas d’une certaine
forme de ‘nécessité’ (et pour lesquels il existe une
« représentante des féminines »), les femmes militaires évitent
généralement de se distinguer des hommes, en refusant, par
exemple, de participer aux repas de cohésion des « féminines ».
De la sorte, elles peuvent échapper à la stigmatisation dont le
genre est porteur. L’intériorisation de la dimension sexuée de la
profession et la recherche d’intégration, abordée comme une
démarcation du féminin et donc des autres femmes, aboutissent
à leur atomisation plutôt qu’à leur cohésion. Cette absence de
solidarité est d’ailleurs considérée par les hommes comme un
98 Emmanuelle Prévot

signe de la différence du féminin avec une image des femmes

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qui « font des histoires » et perturbent l’harmonie de l’ambiance
franche et virile caractéristique des milieux masculins. La
« contrainte de mimétisme » (Duret 1999, p. 1), si elle apparaît
comme une issue pour les femmes se retourne donc contre elles

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puisqu’elle accrédite les stéréotypes dominants.
Plus largement, les stratégies féminines pour s’intégrer
procèdent par l’adoption de conduites qui articulent attributs
militaires (masculins) et attributs féminins. Il s’agit, selon la
situation, de faire des choses comme un homme ou comme une
femme, la résolution du « dilemme de statut » passant par leur
dosage subtil. L’enquête ayant été conduite dans l’armée de
terre, qui plus est dans l’infanterie de montagne et en corps de
troupe, l’attitude la plus fréquente consiste à se déclarer être, en
priorité, militaire 20. Les femmes rencontrées ont tendance à se
défaire de leur féminitude et à se référer aux normes genrées
masculines. Elles rejettent le discours global sur les femmes,
revendicatrices d’une égalité professionnelle entre les sexes :
leur objectif est avant tout de s’adapter à la culture militaire sans
rien en bouleverser. Leur désir d’intégration est à l’origine de
nombreux efforts pour se conformer aux codes collectifs, dans
les activités quotidiennes (« être carré ») et notamment les acti-
vités physiques, qui sont les plus valorisées. Il s’agit non seule-
ment de « faire ses preuves » à l’instar des autres militaires,
mais aussi d’« en faire plus » en tant que femme. À ce propos,
il faut remarquer que, dans la mesure où la plupart des femmes
rencontrées sont militaires du rang, il leur est difficile d’introduire
de nouveaux modèles, l’estime professionnelle étant plus acces-
sible aux femmes qui peuvent faire valoir des qualifications
particulières.
Les femmes veulent donc être effectivement reconnues comme
militaires : pour elles, si l’armée est un univers masculin, cela
ne signifie pas qu’elles n’y aient pas leur place. À leurs yeux, la
féminisation prend le sens de l’égalitarisation des conditions :

20
À noter que les attitudes diffèrent selon les corps d’armée et les postes ou
grades occupés, comme le montre l’enquête de Katia Sorin dans les trois corps
d’armée (Sorin 2003).
Féminisation de l’armée de terre... 99

elles tentent d’acquérir une « légitimité de statut » en la fondant

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sur leur légitimité professionnelle.
* *
*

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Bien que les stéréotypes attachés au métier militaire
demeurent centraux dans les relations entre hommes et femmes
militaires, l’arrivée de ces ‘nouvelles professionnelles’ induit une
redéfinition au moins partielle des positions. Ainsi, la présence
accrue des femmes signale pour les hommes un changement
qui, jusque-là, avait été tenu à l’écart, était resté ‘rampant’. Pour
ces dernières, il s’agit donc de ‘trouver leur place’ alors que
leurs rôles professionnels et les relations qui les soutiennent les
renvoient à une absence de légitimité.
De plus, la représentation de la virilité du militaire, fondée
sur la force et la sexualité, est au fondement de la division
morale du travail qui s’instaure dans la relation de surveillance
des femmes par les hommes. Ne pouvant modifier l’attribut qui
les stigmatise — leur sexe —, les femmes s’ajustent donc à
cette conception par un alignement sur les représentations. Elles
ne peuvent, ni ne doivent être viriles, mais surtout elles sont
tenues de ne pas s’opposer à cette virilité.
Dans les unités combattantes, le processus de socialisation
professionnelle au métier des armes consiste donc pour les
femmes à composer avec le décalage entre les normes apprises
— un modèle professionnel fondé sur une socialisation commu-
nautaire au statut militaire —, et une réalité professionnelle où
elles sont marginalisées.

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