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Autres mondes, autres figures, autres fictions, mêmes impostures.

L’œuvre romanesque de Cyrano


s’inscrit d’emblée dans une tradition polémique de par sa polysémie équivoque. Tout d’abord, son
ambiguïté consiste en l’expression par une même périphrase de deux réalités contradictoires : « l’autre
monde », c’est celui de la Lune (dont notre Terre est peut-être une Lune) voire –  au pluriel – l’infinité
possible de l’univers ; mais c’est aussi – avec l’utilisation des majuscules – une expression singulière et
figée qui désigne le monde d’après la mort, soit le Paradis (ou l’Enfer), selon la religion chrétienne. Or ces
deux conceptions ne peuvent coexister, car le dogme chrétien nie l’existence d’une pluralité de lieux
habités hors de l’orbe terrestre et refuse encore plus l’idée que le Terre ne soit pas le centre de l’univers et
l’unique domaine de vie. En mettant en parallèle le monde lunaire et le Paradis terrestre, il est clair que
Cyrano remet en question le principe d’une vie après la mort et l’existence d’un monde originel, fondements
dogmatiques du christianisme. Les habitants de la Terre (et notamment les amis de Cyrano dans l’incipit)
récusent la possibilité d’une existence ailleurs, même sur la Lune ; l’auteur fait de même en refusant de
croire au Paradis, ou à l’Enfer. En fait, tous les « autres mondes » que visitent Dyrcona renvoient à notre
monde, à la Terre, et la description du Paradis terrestre sonne comme la description d’un lieu de
campagne. Ils ne représentent qu’une facette plus ou moins défigurée de notre réalité et de notre humanité.

« L’autre monde » est toujours le monde d’après, toujours à portée de voyage. C’est tout d’abord le
« Nouveau monde » du Canada dans lequel Dyrcona rencontre des hommes sauvages ; puis le Paradis
terrestre où l’homme d’un livre fait la connaissance de quelques « hommes » du Livre ; et le monde de la
Lune entre les cages autoritaires des Séléniens (des « hommes-bêtes ») et les libres pensées d’une
espèce de cabinet libertin ; et, après un bref retour dans les prisons terrestres (ne serait-ce que pour
montrer que l’homme vit sans cesse emprisonné – aliéné – physiquement, moralement ou mentalement),
une macule isolée avant de parcourir les routes solaires sous le règne des Oiseaux, sous une forêt de
chênes parlants et en quête du domaine des philosophes – lorsque le récit n’est pas troublé par l’apparition
d’un habitant d’un « autre monde » encore. De monde en monde, d’autre en autre, de prison en libre
pensée, ce récit, en suggérant l’infini, fait appel à la relativité. « L’autre monde » n’est pas à rejeter
uniquement parce qu’il est autre, de même que l’autre homme n’est pas à condamner parce qu’il est
différent, par son opinion ou par son apparence. Il faut faire preuve d’altruisme, ici comme ailleurs.

L’auteur semble prendre ses distances avec l’Homme comme pour mieux l'observer, plus objectivement. Il
l’analyse de l’extérieur comme s’il était étranger à lui-même en étudiant les différentes caractéristiques
humaines sous des points de vue différents. Par conséquent, « l’autre monde », c’est aussi le microcosme
humain : ses sociétés, ses pensées, ses croyances, ses désirs, ses moyens de communication, son corps,
etc. C’est pourquoi cette œuvre romanesque est placée sous le sceau de l’étrangeté : parce qu’elle offre
une nouvelle perspective, plus surprenante, de l’Homme. L’altérité – la monstruosité parfois comme dans le
cas des Séléniens mi-homme mi-bête – est naturellement étrange, car elle interroge, elle remet en
question, et permet de confronter une pluralité de considérations. « L’Autre », sous le microscope de
l’écriture cyranienne, renvoie à l’Homme : il le met en scène en reflet (inversion physique chez les
Séléniens, ou reflet psychologique chez les Oiseaux, par exemple), il l’expose aux regards, comme en
témoigne toutes les scènes dans lesquelles Dyrcona est donné en spectacle, et l’explique au travers des
confrontations avec ce dernier. La banalité humaine, rendue par les correspondances avec ces autres
(correspondance de langages, de société, de mode de pensée [cf. ornythocentrisme], de croyance, etc.), le
replace dans un contexte naturel, animal, dans lequel l’homme n’est plus le centre ni le référent essentiel.

Le « monde » par métonymie concerne aussi les habitants de la Terre et leurs diverses sociétés, soit
« leurs manières de vivre et de converser » (cf. Furetière) : « l’autre monde » représente donc cette
possible société habitant une possible autre Terre. Et dans ce cas, ce nouveau peuple – monde – serait
forcément différent, moralement, religieusement ou politiquement : c’est ce que Cyrano nous propose
d’expérimenter et de mettre en récit. Furetière cite dans son article sur le « monde » l’exemple suivant :
« Les trois ennemis de l’homme sont le diable, la chair et le monde » ; par ses voyages, le narrateur tend à
réhabiliter par l’expérience ces trois corruptions « contraires à la pureté chrétienne » en faisant à plusieurs
reprises l’éloge du sexe, en mettant en scène « d’autres mondes » dans leur défaut et dans leur indéniable
qualité et en niant – plus ou moins ostensiblement [négation de l’hôte, assimilation à la Nature] – le principe
divin (équivalent contraire du Diable, réduit à une simple superstition). Finalement, Cyrano, en narrant le
voyage ascensionnel d’un individu dans l’espace des « autres mondes », ne cherche qu’à élever sa voix
vers les autres hommes.

Le « monde » est aussi le lieu où l’homme se retire et s’isole afin de vivre pleinement sa foi loin du…
monde. Ainsi, pour jouir de son retour sur Terre avec ses amis, Dyrcona s’écarte-t-il du monde, à l’abri des
murs d’un château, dans une espèce de lieu clos dans lequel il est, au moins, libre de penser. Cet «  autre
monde », où l’homme évolue caché dans le bonheur « de l’étude et de la conversation », de « la lecture à
l’entretien... », et savoure sa liberté en harmonie avec la Nature, n’est que le reflet du monde libertin.
Monde de lumière, monde d’amitié, monde de plaisir, tout en contraste avec l’unique Terre des hommes
ignorants, cruels et aliénés. Le milieu libertin est logiquement en retrait, hors de l’espace public, en repli
dans un espace de relations privées, dissimulées. Le libertin emploie les références connues de tout le
monde et se distingue par la distance qu’il maintient entre le discours et ce qu’il sous-entend implicitement.
D’un côté, il y a ce monde référentiel connu, explicite ; et de l’autre, il y a ce monde caché, différent, qui
altère l’énoncé.

En fait, « l’autre monde » évoque le monde de l’inconnu, de l’indéfini, que l’homme se doit d’explorer pour
y – peut-être – découvrir cette vérité qu’il cherche tant. Cet « autre monde » peut se trouver dans l’univers
scientifique, illimité depuis des penseurs comme Giordano Bruno ; ou alors, dans l’univers philosophique,
absolument varié et strictement incertain ; ou encore dans l’univers romanesque, fictif, aussi bien celui des
mythologies païennes et chrétiennes que celui des fables modernes. Il peut se révéler dans la
concentration, dans l’évasion, dans l’écriture, dans la pensée d’autrui. Il faut voyager à la conquête de la
Vérité, qu’importe les moyens d’évasion : machine technologique ou machinerie romanesque. Il est
doublement nécessaire pour l’Homme, et notamment pour le libertin, de s’envoler vers un « autre monde »
pour explorer des contrées inconnues, pour découvrir d’autres existences et d’autres moyens d’existence,
mais aussi pour fuir son propre monde. S’évader, par la littérature, par la fiction, mais aussi s’évader
physiquement, vers un ailleurs de liberté et de raison, où l’homme ne risque pas d’être aliéné par son
humaine perception du Monde. Ce roman du / de voyage est un roman de l’alternance ; entre discussion
philosophique et renversement burlesque, le narrateur va de cage en cage, de prison en prison, d’hôte en
hôte, et voyage de récit en récit, ainsi que la voyageur va de gare en gare. Et cette alternance, comme une
respiration, donne vie à l’imaginaire de l’auteur qui, par la création (ou re-création puisque Cyrano s’attache
à parodier la Genèse) d’autres mondes nous invite à réévaluer notre monde. Son premier envol, qui le fait
échouer dans le « Nouveau Monde », justifie les ascensions suivantes en les rendant probables : en effet,
comment les hommes, lesquels ignoraient l’existence d’un continent tel que l’Amérique sur leur propre
planète, pourraient nier péremptoirement l’existence d’autres « Nouveaux Mondes » ? Ainsi Cyrano inscrit-il
son voyage fictif dans une réalité altérée dans laquelle il cherche à « révéler » à l’homme cet « autre
monde » possible « où les esprits et les corps seraient mis en liberté ».

« [Un vrai poète] veut que l’imagination soit un voyage. Chaque poète nous doit donc son invitation au
voyage », explique Bachelard dans l’introduction de L’Air et les songes. L’Autre monde de Cyrano est « son
invitation au voyage », non seulement épistémologique et anthropologique, mais aussi langagier. Le monde
du langage peut être autre, ou altéré. Le langage peut revêtir différentes formes : musical ou corporel chez
les Séléniens, originel et universel sur la macule, censuré au Paradis ou libre chez le fils de l’hôte. Dans
l’œuvre de Cyrano, le langage est universellement partagé, par les hommes, par les animaux, par les
végétaux ; il est un principe de vie, d’où peut-être les métaphores de l’Imagination ou de la mémoire
comme « fleuves » – l’eau étant symbole de vie. Le langage, comme principe moteur de la fiction, insuffle
vie à la matière romanesque : Dyrcona ne voyage-t-il pas autant de monde en monde que de récit en
récit ? D’ailleurs, ne pouvons-nous pas analyser ce voyage comme une initiation à l’Imagination ? D’une
course de l’aliénation terrestre jusqu’à la libération, métaphorique, allégorique, dans le Soleil ?
Originellement en quête du Vrai, de la Vérité, Dyrcona finit par pénétrer dans les états et empires de
l’Imaginaire et du merveilleux, tissés d’illusion, de fable et de digression mythique. Et, de là, le monde
devient poétique, à tel point qu’il est judicieux de se demander si cet « autre monde », à la fois réaliste et
fantaisiste, revers du nôtre, n’est pas tout simplement un rêve, songe du vol et aspiration à un ailleurs.
« L’Autre monde » n’est-il pas ce monde des rêves, incertain, extraordinaire et merveilleux ?

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