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La lumière indirecte
In: Communications, 48, 1988. pp. 45-52.
Virilio Paul. La lumière indirecte. In: Communications, 48, 1988. pp. 45-52.
doi : 10.3406/comm.1988.1719
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1988_num_48_1_1719
Paul Virilio
La lumière indirecte
voyant
Je melessouviens
écrans vidéo
encoreremplacer
de mon étonnement,
les miroirs sur
il ylesa quais
environ
du dix
métro...
ans, en
Peu après 1968, il est vrai, on avait vu apparaître des caméras de sur
veillance à l'entrée des grandes écoles, des universités ; le contrôle des
boulevards et des carrefours de la capitale utilisant, lui aussi, ce nouveau
matériel l.
Aujourd'hui, mon étonnement se renouvelle en voyant surgir, au-dessus
du clavier du code d'accès du portier automatique des immeubles, l'objectif
d'une micro-caméra, l'interphone ne suffisant manifestement plus à rem
placer les concierges...
Matériel de substitution électro-optique, la vidéoscopie me semble trou
verici son rôle principal : celui de l'éclairage ; éclairement indirect d'un
environnement domestique qui ne se satisfait plus de la seule lumière
électrique, lumière directe analogique à la lumière du jour. D'ailleurs, la
miniaturisation accélérée de ce genre d'équipements apparente de plus en
plus la caméra vidéo et son moniteur de contrôle à une lampe témoin qui
s'allume et éclaire pour donner à voir ce qui se tient, ici ou là.
Jusqu'à la caméra d'enregistrement cinématographique de 35 mm, dont
l'ancien viseur, l'œilleton optique, est désormais avantageusement rem
placé par un moniteur d'affichage des images enregistrées...
Comment ne pas apercevoir ici le caractère essentiel de la vidéo : non plus
la « représentation » plus ou moins actualisée d'un fait, mais la présentation
en direct d'un lieu, d'un milieu électro-optique, résultat apparent d'une mise
en onde du réel dont la physique électromagnétique offrait la possibil
ité ?
Logique, donc, de ne trouver ici aucun espace de représentation, « aucune
salle de projection », mais seulement une régie.
La vidéographie, donnant lieu à l'image d'un lieu, ne nécessite final
ement aucun autre « espace » que celui de son support, d'une caméra et d'un
moniteur eux-mêmes intégrés, pour ainsi dire dissous dans d'autres appar
eils, d'autres équipements, sans aucun rapport avec la représentation artis
tique télévisuelle ou cinématographique.
Pas plus que l'on ne s'inquiète des cadrans et des lampes d'un tableau de
bord ou de l'éclairage d'une vitrine, l'on ne s'inquiète vraiment du « lieu de
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taille, son ampleur, n'a plus d'existence objective que dans et par l'interface
d'une observation qui n'est plus le résultat apparent du seul éclairage direct
du soleil ou de l'électricité, mais, désormais, de l'éclairage indirect du
champ radioélectrique d'un réseau hertzien ou d'un câble à fibre opti
que.
Ce que nous constatons pour la surface maximale du globe soumise à
l'examen, à l'inspection permanente des satellites d'observation (militaires,
météorologiques...), est également valable pour les surfaces minimales des
objets et des lieux soumises à l'éclairage intense de la vidéoscopie. Un
mystérieux télépont s'établit, en effet, entre un nombre toujours croissant
de superficies, des plus vastes aux plus infimes, «feed-back de l'image et du
son » qui déclenche, pour les observateurs que nous sommes, une telepre
sence,une « téléréalité » (vidéo-géographique ou vidéo-géométrique) dont la
notion de temps réel est l'expression essentielle.
Ce que la « théorie du point de vue » d'Albert Einstein nous apprenait,
en 1905, sur la relativité de l'étendue et de la durée, l'existence d'un vis-à-
vis, d'un face-à-face inséparable des surfaces observées et de l'observateur
(interface relativiste sans laquelle l'étendue ne possède aucune dimension
objective), le feed-back instantané de la vidéo le confirme visiblement :
l'environnement électro-optique l'emporte désormais sur l'environnement
écologique classique, une « météorologie électronique » s'impose ainsi, sans
laquelle celle de l'atmosphère terrestre deviendrait bientôt incompréhensi
ble.
Au moment où les grandes chaînes de télévision américaines, ABC, CBS,
NBC (télévisions unilatérales, remarquons-le), se portent de plus en plus
mal, CNN, la chaîne d'information en direct de Ted Turner envisage de
mettre en œuvre NEWS HOUND, faisant appel au million de téléspectateurs
abonnés possédant un équipement d'enregistrement vidéo. « C'est un mil
lion de chances pour nous, a affirmé récemment Earl Casey, le responsable
de ce futur dispositif interactif, un million de témoins qui pourront nous
fournir des images, nous n'aurons à faire que la sélection. »
II en est de même, au niveau militaire cette fois, avec la recherche émi
nemment stratégique de la furtivité des avions de combat. Au moment où se
met en place un environnement de détection électromagnétique complexe à
l'échelle du globe, on recherche activement les moyens d'échapper aux
« vues radioélectriques » par l'innovation de matériaux spéciaux comme le
super-polymère PBZ, capable, dit-on, d'éviter la détection des ondes radar...
Dans le même temps, cependant, on propose aux fabricants de matériel
aéronautique de noyer dans ces mêmes matériaux des fibres optiques sus
ceptibles d'ausculter, d'éclairer en permanence l'épaisseur des cellules et
des organes moteurs de l'appareil de combat...
Si pour le philosophe Schopenhauer le monde était sa représentation,
pour le vidéaste, l'électronicien, la matière devient sa présentation, une
« présentation » externe directe et, simultanément, une présentation
interne et indirecte, l'objet, l'instrument, devenant non seulement présent
à l'œil nu, mais téléprésent.
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Pour Albert Einstein, ce qui distinguait une théorie juste d'une théorie
fausse, c'était seulement sa durée de validité : quelques années, quelques
décennies pour la première, quelques instants, quelques jours pour la
seconde...
N'en serait-il pas de même des images, avec cette question de la durée de la
validité de l'image, cette différence de nature entre l'image en « temps réel »
et en « temps différé » ?
Finalement, tout le problème de la « téléréalité » (ou, si l'on préfère, de la
téléprésence) repose sur cette même question de la validité de la courte
durée, la valeur réelle de Vobjet ou du sujet instantanément présents à
distance dépendant exclusivement du trajet, c'est-à-dire de la vitesse de son
image, vitesse de la lumière de l 'électro-optique contemporaine. Quant à la
« téléaction », il en est de même, grâce aux capacités d'interaction instan
tanéede la télémétrie, Voptoactivité de l'image en temps réel étant similaire
aux effets de la radioactivité de la télécommande manipulatrice d'objets plus
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